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Alexandre Grothendieck, le génial disparu

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ILS ONT DIT

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HORI / ZONS

(AFP)

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LE GÉNIAL DISPARU

par Étienne Klein, philosophe des sciences et physicien

En 1991, Alexandre Grothendieck choisit de se retirer d’un monde dans lequel il ne se reconnaissait plus. Les Éditions Gallimard publient les carnets posthumes de l’un des plus grands mathématiciens du XXe siècle devenu ermite.

Certains êtres refusent toute forme d’incarcération, qu’elle soit sociale, professionnelle ou institutionnelle. Ils ressentent déjà comme un emprisonnement le seul fait de se voir imposer des codes ou attribuer une fonction officielle, un titre, un statut. Ils ont donc besoin, en toutes circonstances, de ressentir qu’ils sont libres. Si ce n’est pas le cas, ils préfèrent se retirer, disparaître plus ou moins nettement du regard des autres. Nous pourrions parler là d’extravagance ou de pathologie, mais soyons plutôt sincères : lequel d’entre nous peut prétendre qu’il ne comprend pas, au moins un peu, pareils personnages ? Car qui n’a jamais senti poindre en lui-même, ici ou là, l’angoisse d’un exilé chez les araignées et, en conséquence, un désir fou d’errance définitive ?

GÉNIE ENVOLÉ Veut-on des exemples de telles comètes ? Voyez Ettore Majorana, ce jeune physicien maigre, aux yeux sombres et incandescents, qui était considéré par ses pairs comme un génie de la trempe de Galilée ou Newton. Il fut, dans les années 1930, un théoricien fulgurant, dont certains travaux furent prophétiques. Mais on le sait, de tels dons ont souvent leur contrepartie : Ettore Majorana ne savait pas vraiment vivre parmi les humains, et c’est la pente tourmentée de son âme qui finit par l’emporter. À l’âge de 31 ans, il décida de disparaître et le fit savoir : une nuit de mars 1938, il embarqua sur un navire qui effectuait la liaison Naples-Palerme et se volatilisa. Personne n’a jamais pu retrouver sa trace. Personne n’a même été capable de reconstituer les dernières étapes de l’enchaînement causal qui l’a conduit à choisir de disparaître. Dans un genre moins radical, voyez Alexandre Grothendieck, ce mathématicien génial qui, un beau jour, a lui aussi choisi de prendre la tangente de la société. Pour respecter sa volonté d’effacement, on ne devrait même pas prononcer son nom, ni même parler de son œuvre. Il a en effet réussi l’exploit d’avoir été l’un des plus grands mathématiciens du XXe siècle et d’être finalement devenu le plus discret de tous. Chercheur incandescent, puis écologiste radical au début des années 1970, enfin ermite retiré du monde pendant vingt-trois ans, il a eu trois ou quatre vies successives entre sa naissance, le 28 mars 1928 à Berlin, et sa mort, en 2014, dans un village reculé de l’Ariège.

NOUVELLE GÉOMÉTRIE Enfant d’une famille de révolutionnaires d’Europe centrale, il est arrivé en France en 1939 et a connu les camps d’internement. Mais il trouva là un refuge intérieur qui deviendra son royaume : les mathématiques. Le monde des mathématiques, lui, l’a découvert en 1958, au congrès mondial d’Édimbourg, où il présenta une refondation de la « géométrie algébrique » qui sera sa grande œuvre, une sorte de cathédrale conceptuelle construite en collaboration avec deux autres mathématiciens, Jean Dieudonné et Jean-Pierre Serre. En quoi cela consiste-t-il ? Difficile à expliquer de façon simple, mais rappelons qu’en gros, si vous tracez un cercle avec un compas, vous faites de la géométrie. Si vous écrivez x 2 + y2 = 1, c’est-à-dire l’équation d’un cercle, vous devenez un algébriste. Grothendieck, lui, a voulu fusionner ces deux approches en fondant une géométrie radicalement nouvelle à partir de deux concepts clés, les « schémas » et les « topos » (les schémas sont une métamorphose de l’ancienne notion de variété algébrique, tandis que les topos sont une métamorphose de la notion d’espace). Je n’en dirai pas plus pour ne pas perdre mes lecteurs et ne pas me perdre moi-même. En vertu de ce même argument, je me garderai également d’évoquer les produits tensoriels topologiques, la théorie de Galois-Teichmüller ou la cohomologie cristalline… Le point crucial à retenir tient en ce que, pour Grothendieck, l’important, ce ne sont pas les formules mathématiques, mais la création de concepts qui ouvrent à de nouvelles façons de regarder les choses. Son credo est que plus on monte en abstraction, mieux on arrive à surmonter les problèmes.

Un diagramme de Grothendieck. Le mathématicien favorisait une approche abstraite dans la résolution des problèmes.

(Illustration : Lucas Selhane)

Misha Gromov, autre grand mathématicien (Prix Abel 2009), a ainsi défini le génie particulier de celui qui se faisait surnommer « Shourik » : « Il a introduit une nouvelle manière de penser, importante non seulement pour les mathématiciens, mais pour toute la pensée humaine. C’est une manière de penser où l’on commence par rassembler les choses simples, les choses absolument évidentes. Pour lui, le plus important était toujours quelque chose que l’on a sous les yeux. Et son génie consistait en partie à saisir le potentiel créatif de ces choses absolument évidentes, que n’importe qui d’autre aurait négligé. Alors que lui s’arrêtait à cela, le formalisait et en faisait quelque chose d’extraordinaire. » De 1950 à 1965, Grothendieck fit des mathématiques, et seulement des mathématiques, de façon acharnée et monomaniaque. Mais un beau jour, il finit par découvrir la politique, qui l’absorba presque autant. En 1966, il refusa d’aller chercher sa médaille Fields à Moscou, où deux intellectuels venaient d’être condamnés à plusieurs années de camp pour avoir publié des textes en Occident sans autorisation. L’année suivante, il passa trois semaines au Vietnam pour protester contre la guerre lancée par les États-Unis. À partir de 1971, inquiet pour l’avenir de l’humanité, il consacra l’essentiel de son temps à l’écologie radicale au sein du groupe Survivre et vivre. En août 1991, il choisit de disparaître dans un village tenu secret après avoir confié 20’000 pages de notes à l’un de ses anciens élèves, Pierre Deligne. Dès lors, il ne parlera plus qu’aux plantes, qu’il considérait comme ses seules amies.

POÉTIQUE DES CHIFFRES Mais les génies ne meurent jamais totalement, car leurs travaux et leurs idées ne cessent jamais d’inspirer. C’est encore plus vrai pour Grothendieck, dont les Éditions Gallimard viennent de publier Récoltes et semailles, son œuvre posthume. On y trouve des textes sur les mathématiques et leur poésie particulière, des réflexions sur l’écologie et des méditations de nature spirituelle. Le nom d’Alexandre Grothendieck sonne comme la promotion de l’évanescence dans l’ontologie radicale. Son retrait donne à croire qu’il le résume et le raconte davantage que tout le reste. Le choix qu’il a fait de s’évader rétroprojette son ombre sur tous les événements antérieurs de sa vie. Comme s’il n’avait jamais eu d’autre intention que celle d’échapper un jour au commerce des hommes. Mais raisonner ainsi serait injuste, car ce serait oublier l’homme, ses vies successives et son œuvre, qui est monumentale et demeure en partie inexplorée. Pirandello, le grand écrivain sicilien, souligna à maintes reprises les périls de la réflexion lorsqu’elle est poussée à l’excès : la passion du raisonnement, vécue de façon exclusive, peut avoir pour revers le soliloque absolu ; l’activité intellectuelle, lorsqu’elle s’applique à corroder l’univers réel, incline à l’ironie, fait rire jaune, et finalement conduit à rejeter le monde tel qu’il est, à se distancier des humains et des choses, à se réfugier dans l’abstraction. Or, comme l’écrivait Louis-Ferdinand Céline, « il peut y avoir beaucoup de folie à s’occuper d’autre chose que de ce qu’on voit »… Mais peut-être serait-ce être encore plus fou de ne s’occuper que de ce que l’on voit ?

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