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bruno vit avec son art. et toi, qu’est-ce que tu fais ?
*
converse.fr *c’est toi
Numéro 28
Table des matières Matière brute
Matière grise
Interviews
DOSSIER
cinéma & mode
reportage à la ferme
p. 18
« Ce qui est moral me soûle. »
Roxane Mesquida cinéma
p. 26
« Pas facile de rester ambigu »
Romain Gavras & Kim Chapiron musique
p. 30
« Je suis inutile à l’industrie »
M.I.A.
Matière vivante
Lifestyle Bref
p. 34
Consommons pendant qu’il est encore temps Voyage
p. 42
Au Mozambique Environnement
p. 50
Le magazine Le Sauvage Antif**ing
p. 52
La carpe cajou-coco page
10
p. 58
terroir
p. 124
Mode Tendre cousine Visite Les agriculteurs laitiers Humour Les papis de Piace Emploi Bûcheron solitaire Médias Tv agri Aventure La bière Standard
Politique Tracteurs en colère Gastronomie Les chefs local food Marteking Camembert
Portfolio dessin
Matthieu Lavanchy
p. 88
Marie-Laure Cruschi musique & danse
p. 92
Inséminer le maïs CocoRosie Nus dans les bois MGMT Pollens The Divine Comedy Soirées moelleuses Tindersticks Mode Sève mode
p. 100
Look Belle des champs Cabane Jean-Paul Lespagnard Griffe grimpante Thomsen Herbier Modelas Basketus Beauté Grand air Accessoires Dans mon cageot Mode La Dame blanche
de campagne gens du cru
Diététique Les
Portfolio photographie
p. 140
livres
p. 146
Philosophie Rousseau en Roumanie Edition Au Diable Vauvert BD Jeff Lemire et les poulets Littérature Petites annonces rurales Cinéma Pascal Rabaté au village Portfolio collage
p. 160
Jean-Paul Cuir featuring
p. 164
Nouvelle Axl
Cendres
Numéro 28
Table des matières (suite) Matière première
Matière recyclable
CE QUI SORT
Vieux génie
p. 172 Norteado, Gentlemen Broncos, Une chinoise, Bertrand Tavernier, ATP + DVD Carte blanche à Gustave Kervern Pellicules – Cinéma
p. 180 Jim Shaw, MAC/VAL, La chronique d’Eric Troncy, Beaubourg Metz, Unto This Last Carte blanche à Olivier Babin Palettes – Art
p. 190 Cosmétique, Ora-ïto, Filep Motwary Carte blanche à Vincent Schoepfer Paillettes – Mode & design
p. 198 Fanny Salmeron, Richard Asplin, Fabien Vehlmann, Ryszard Kapuscinski, Tony O’Neill, J. B. Morton, Dan Fante, Trevanian Carte blanche à Tristan Garcia Papiers – Littérature
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p. 208 Jean-François Julliard, Treme Carte blanche à Mélissa Theuriau Paraboles – Médias
p. 216 Red Dead Redemption, Blur, Alan Wake, Wario-Ware DIY, Alpha Protocol, Splinter Cell, Super Mario Galaxy 2 Carte blanche à Fabien Delpiano Players – Jeux vidéo
p. 222 Chiens de Navarre, Sandrine, Cindy Van Acker, Sujets à Vif Carte blanche à Stanislas Nordey Planches – Théâtre
p. 226 Aloe Blacc, Hjaltalin, Onra, The Keys, Arandel, Hunx And His Punx, Carte blanche à Flairs Platines – Musique
pixels – photographie
Leah Gordon
p. 234
p. 238 Lydia Lunch littérature
“Je suis rude et obscène avec les hommes” abonnement
p. 237
Editorial
Le bourdonnement des guêpes – Il y a des écrivains qui se retirent à la campagne pour travailler, alors là je ne comprends pas du tout. Tu pourrais vivre à la campagne, toi ? – Vivre, non. Enfin je peux pas dire que j’aime pas la nature. Ca m’angoisse, c’est vrai. – Oh le matin surtout, c’est terrifiant. Le matin ensoleillé avec les brumes évanescentes sur les prairies… – … et le silence de midi avec le bourdonnement des guêpes ? – Et le calme des soirs… Ici ça m’angoisse pas. L’air est mauvais, mais je respire. Là-bas l’air est bon mais j’étouffe. J’ai besoin de me sentir au centre, au centre d’un pays, au centre d’une ville qui serait presque le centre du monde. Tu sais qu’à un moment, j’enseignais à Orléans. J’aurais pu très bien y trouver une chambre, et tout, bon. Mais je préférais me taper une heure de train pour rentrer à Paris tous les soirs. Et pourquoi faire ? Bin souvent je lisais ou j’écoutais la radio. Je rentrais à Paris pour écouter la radio. Mais je savais que la rue existait, qu’il y avait les cinémas, les
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restaurants, les rencontres avec des femmes sublimes, les milliers de possibilités qu’exprimaient la rue étaient là, possibles, en bas, j’avais qu’à descendre. Tiré des Nuits de la pleine lune (1984), ce dialogue magnifiquement snob entre Fabrice Luchini et Pascale Ogier a l’excellente idée de résumer, via le style impeccable d’Eric Rohmer, ce que nous souhaitions éviter avec ce numéro sur le monde rural : des citadins qui se pincent le nez à la vue d’un cochon ou des intellos s’extasiant face à un troupeau de charolaises. Pour évoquer la campagne, nous avons voulu, comme toujours, sonder les nuances, traduire nos naïvetés sur ce « juste milieu » cher à ce fieffé promeneur de Rousseau. Et peut-être, timidement, rendre hommage à nos racines. — Magali Aubert & Richard Gaitet Photographie Carmendevos
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Blaise Arnold, Pauline Beaudemont, Richard Bellia, Romain Bernardie James, Carmendevos, Thomas Corgnet, Pascal Fellonneau, Thomas Geffrier, Caroline de Greef, Ioulex, Matthieu Lavanchy, Christophe Meireis, Renaud Monfourny, Clément Pascal, Philip Provily, Maroussia Rebecq, Jean-Marc Ruellan, Tom van Schelven, Cyrille Weiner illustration
Sylvain Cabot, Elsa Caux, Marie-Laure Cruschi, Jean-Paul Cuir, Simon de la Porte, Thomas Dircks, Hélène Georget, Guillaume Geynet, Adeline GraisCernea, Roxane Lagache, Juliette Maï Typographie "TWICE" développée par
Simon Renaud pour Atelier Aquarium remerciements
Fany Rognone (à vie), Noémie Rosset
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Photographie : Ioulex
Directrice de la publication Magali Aubert. Standard est édité par Faites le zéro, SARL au capital de 10 000 euros, 17 rue Godefroy Cavaignac 75011 Paris et imprimé par Imprimerie de Champagne, rue de l'Etoile de Langres, 52200 Langres Trimestriel. CP1112K83033. N°ISSN 1636-4511. Dépôt légal à parution. Standard magazine décline toute responsabilité quant aux manuscrits et photos qui lui sont envoyés. Les articles publiés n’engagent que la responsabilité de leurs auteurs. Tous droits de reproduction réservés. ©2010 Standard. page
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Coup de cœur
M.I.A.
“MAYA” Nouvel album sortie le 13 juillet. Inclus : Xxxo, Born Free et Steppin' Up...
Produit par Diplo, Rusko et Switch. distribution
Egalement disponible en téléchargement sur
cinéma & mode
Photographie Romain Bernardie James Stylisme Elin Bjursell Assistée de Linnea Härlin Coiffure Hugo Raiah Atelier 68 Maquillage Hugo Villard Remerciements Restaurant Chez Allard 41 rue Saint-André des Arts Paris 5e page
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standard 28
Roxane Mesquida Après la croisette, l'actrice française ensorcellera la rentrée, une fille et un pneu dans Kaboom de Gregg Araki et Rubber de Quentin Dupieux. Deux ovnis tournés en Amérique, son nouveau pays. Entretien Magali Aubert & Alex Masson
Puisque le temps ne suspend jamais son vol, l’entretien commence dans la voiture, voyage aller, se poursuit au maquillage et se termine dans la voiture, voyage retour. Dans Kaboom, vous jouez une obsédée sexuelle, psychopathe, tendance sorcière lesbienne. Pas trop déstabilisant ? Roxane Mesquida : C’est vrai qu’elle aime le sexe. Le sujet, c’est la découverte de la sexualité par des jeunes sur un campus. Tous ont des personnalités spéciales et moi j’ai des pouvoirs dont je me sers contre ma co-
que tu interprètes Lorelei. » J’avais envie de travailler avec lui sans le lire ! On s’était vu à un dîner trois ans avant, on s’était tout de suite entendu : on dînait ensemble à chaque fois que j’allais à Los Angeles. Il adore le cinéma de Catherine Breillat. Et vous, qu’adorez-vous dans le sien ? Kaboom est un retour à ses premiers films, très pop : The Doom Generation [1994] et Splendor [1999], dont je suis fan et qui n’est jamais sorti en France, je crois. Une meuf flashe sur deux mecs le même soir. Elle sort avec les deux et décide de leur dire qu’elle a quelqu’un
« Ce qui est moral me soûle. »
A gauche : Robe en jersey crêpe chair empiècement effet corset Jean Paul Gaultier
pine qui m’a quittée. De toute façon, je ne joue que ça, des rôles barrés. C’est excitant. J’ai envie d’être déstabilisée. Qu’est-ce qui vous fait accepter un rôle ? D’abord un rapport avec un réalisateur, l’envie de faire partie d’un univers. Ceux de Kim Chapiron [avec qui elle tourne Sheïtan, 2006], Catherine Breillat [A ma sœur, 2001, Une vieille maîtresse, 2007], Quentin Dupieux [Rubber, 2010] me plaisent. Comment avez-vous rencontré Gregg Araki ? Il m’a envoyé un mail avec son scénario : « J’adorerais
mais aucun des deux ne veut la quitter. Ils finissent par emménager chez elle. C’est dingue ! Et ça pourrait vraiment arriver. Ça vous est arrivé, on dirait ! Oui. C’est la vie, quoi ! Tout n’est pas noir ou blanc. Entre Seul contre tous [Gaspar Noé, 1998] et Amélie Poulain [Jean-Pierre Jeunet, 2001], j’ai choisi : chez moi, j’ai le DVD de Seul contre tous. Ce qui est moral, ça me soûle. Pourquoi vivez-vous à L.A. ? Etrangement, dès la première fois, je m’y suis sentie page
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cinéma & mode
« Je pensais que les actrices étaient suicidaires. » chez moi. Ça me rappelle le sud de la France, où j’ai grandi. J’aime l’ambiance et ils respectent le cinéma indépendant. Pour eux, les meilleurs réalisateurs français, c’est Catherine Breillat, Claire Denis, Bruno Dumont, Gaspar Noé… Je n’ai pas envie d’être franco -française. A Los Angeles, on peut rencontrer des réalisateurs du monde entier. J’aimerais d’ailleurs beaucoup tourner avec la Suissesse Ursula Meier [Home, 2008]. Vous êtes devenue anglophone ? Presque. J’ai toujours adoré cette langue facile. Je pensais devenir traductrice. J’ai un accent mais on n’arrive pas à le reconnaître. Souvent les Français me parlent d’abord en anglais et les gens dans la rue me parlent russe. Russe ? J’habite dans le quartier russe, dans la maison de Charlie Chaplin, divisée en appartements. J’ai une coach d’anglais, mais Gregg Araki me l’a interdite. Kaboom a un aspect ultra hédoniste là où vos films page
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français sont plus dans la frustration. La culture américaine, moins coincée que la nôtre ? C’est un quiz ? Une thèse ? [rire] Les Américains sont prudes, mais je ne suis pas la mieux placée pour faire la différence, puisque je bosse avec des gens pas coincés. Mais la pauvre Lorelei est quand même frustrée. La peinture vous influence. Comment ? J’ai étudié l’histoire de l’art et j’ai toujours dessiné. J’aurais voulu faire les Beaux-Arts, mais c’était incompatible avec les tournages. J’aime le mouvement expressionniste, Edvard Munch, Soutine. La peinture est une inspiration générale. Filmée par une femme ou un homme, la plupart de vos personnages sont érotisés. A quoi c’est dû ? Ah bon ? C’est vrai que je suis nue dans tous les films. Le corps c’est beau et pas vulgaire. Romy Schneider voulait se dénuder contre l’avis du réalisateur pour une scène où elle se lavait à un robinet, dans un train. Elle est parvenue à ses fins en éclaboussant son chemisier jusqu’à ce qu’il soit entièrement transparent
Ci-dessus : Robe plissée en soie Chloé Page de droite : Robe en drap de laine et chaussures en cuir vernis Miu Miu
Roxane Mesquida suite
Les films
Un pneu, beaucoup, à la folie… Tout le monde jurait que Léa Seydoux serait la sensation de Cannes 2010 avec ses trois films (Robin des Bois, Belle Epine Petit Tailleur), mais c’est Roxane Mesquida qui enflamma la Croisette. Dans Rubber, l’ovni de Quentin Dupieux – imaginez le Vincent Gallo de Brown Bunny faisant du méta-cinéma autour d’un pneu tueur… –, elle fait fondre d’amour un serial killer made in Michelin. Tandis que Gregg Araki l’imagine en sorcière ultra-possessive de sa copine dans Kaboom, explosion hormonale et hédoniste. Deux rôles faisant de Roxane, plus que la nouvelle égérie du cinéma qui décape, une icône de la féminité au cinéma, entre lolita qui carbure au girl power et vamp fatale jusqu’au bout des ongles. A. M. Kaboom et Rubber sorties prévues cet automne.
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cinéma & mode
Robe en agneau plongé avec plastron en fourrure Gucci Bracelet en étain or Martin Grant Chaussures en cuir marron façon croco Gucci
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Roxane Mesquida suite
[Le Train de Pierre Granier-Deferre, 1973]. Vous avez tourné des films grand public (Sexes très opposés, Le Grand voyage…). Quelle est votre définition d’un cinéma mainstream ? Grand public ? Qui a vu ces films ? Pour moi, main stream veut dire qui peut être vu par des enfants. Je n’en ai fait aucun qui puisse être vu par les moins de 12 ans. Je suis hyper égoïste, je fais des films juste pour moi [rire]. Vous avez gardé contact avec Catherine Breillat ?
13 ans) : « Est-ce que tu veux jouer dans mon film ? », moi qui ne voulais pas du tout être actrice… Je pensais qu’elles étaient suicidaires ! Vous n’avez jamais pris de cours d’ailleurs… C’est ce qui rend votre jeu et vos choix instinctifs ? Le plus important, c’est la magie de l’émotion pure. Les « trucs » genre « parler dans un souffle pour avoir l’air plus intense », ça m’ennuie. Les réalisateurs qui me plaisent le plus sont ceux qui ne prennent pas de comédiens professionnels, Bruno Dumont, Carlos Reygadas
« J’ai envie d’être déstabilisée. » Un avis sur sa mésaventure avec Christophe Rocancourt ? Bien sûr, j’ai fait trois films avec elle ! En France, il faudrait s’apercevoir que les gens sont géniaux avant que ce soit prouvé ailleurs… A ma sœur a remporté plein de prix aux Etats-Unis, dont le Hugo d’Or [grand prix du festival de Chicago], et est sorti en édition creterium, c’est énorme, c’est un film culte. La France a commencé à en être fière quand Une vieille maîtresse a été sélectionné à Cannes [2007]. Bon, pour le reste, on dirait une question Voici… On dirait un scénario plutôt ! Quelle est la meilleure anecdote du film de votre vie ? Qu’un réalisateur [Manuel Pradal pour Marie Baie des anges, 1997] vienne me dire dans la rue (j’avais
Les fringues
Egérie ?
[Batalla en el cielo, 2005]… Vous réalisez un documentaire sur l’adolescence. On peut en savoir plus ? J’ai commencé, mais ça va me prendre des années. C’est le plus beau moment de la vie quand on perd l’innocence. Je n’ai pas l’impression d’être adulte. Enfin, si c’est avoir des responsabilités, genre donner à manger à son chat, j’en ai. En fait, je suis frustrée de mon adolescence parce que j’étais hyper timide. J’ai loupé plein de trucs. Je n’avais pas beaucoup de copains et copines et me suis intéressée aux garçons super tard ! Vous vous êtes rattrapée : dans Rubber, un pneu tombe amoureux de vous. Flattée ? Attends ! Il y a de quoi quand même ! —
« J’aime l’idée d’être l’égérie d’un réalisateur comme je pourrais l’être d’une marque. Jean Paul Gaultier, Karl Lagerfeld ou John Galliano sont des artistes et aller à leurs défilés c’est comme regarder des sculptures vivantes… J’ai une préférence pour les Italiens : Fendi, Miu Miu… j’ai complètement flashé sur un sac Miu Miu avec un petit chat. Je suis obsédée par les chats. J’aime les grandes maisons mais aussi les designers
plus confidentiels comme le créateur de chaussures Jérôme C. Rousseau, un Québécois vivant à Los Angeles, ou Roland Mouret, styliste français basé à Londres. Au Festival de Cannes, je portais une robe Margiela composée de nœuds papillons cousus les uns aux autres : une œuvre d’art. Tout ce qui est en rapport avec l’art m’intéresse. D’ailleurs, je préfère aller dans un musée que dans un magasin. »
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cinéma & mode
Les prévisions
The Hole In The Wall de Frédéric Da « Je l’ai tourné en janvier. Ce premier long-métrage d’un jeune réalisateur qui sort de NYU [l’université de New York] et qui a vu A ma sœur cinquante fois, est le portrait d’une fille qui se sent extrêmement seule et peu importe avec qui elle est et ce qu’elle fait, elle n’arrive pas à sortir de cet état. En plus, son appartement est entièrement infesté de souris. »
Sennentuntschi de Michael Steiner « Celui-là, je l’ai tourné il y a presque deux ans. Un film suisse, allemand, autrichien, italien, français, tiré de la légende de Marie Poupette. Mais je ne sais pas si les gens qui n’ont pas grandi dans le Sud connaissent Marie Poupette. Elle a été enfermée dans le soussol d’une église par son père qui est prêtre. Au bout de vingt ans, elle s’échappe. Comme elle n’a eu aucune relation avec les humains, elle est sauvage. Mes inspirations pour le rôle ont été Kaspar Hauser et le mythe de l’enfant sauvage. »
En haut : Pull en laine et soie Maison Martin Margiela Short en laine et mohair Kenzo Collier en métal doré et nacre noire Moye & Da Lunettes Céline Ci-contre : Manteau en cachemire double face et ceinture en cuir Dior page
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Roxane Mesquida suite
Combinaison pantalon en soie grise Anne ValÊrie Hash Chemise en satin et foulard en voile Cacharel Chapeau en laine Kenzo page
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cinéma
De l’uppercut Dog Pound de Kim Chapiron à l’énigmatique Notre jour viendra de Romain Gavras, deux cinéastes inséparables font le point sur leur amour, la morale, la prison, les roux, leurs filles et le clip Born Free pour M.I.A.
kim chapiron & romain gavras
Entretien richard gaitet & alex masson Photographie tom van schelven
Romain, peux-tu présenter Dog Pound ? Romain Gavras : Quand Kim m’en a parlé, j’avais peur. Le sujet, les jeunes en prison, est casse-gueule, car déjà beaucoup traité. Mais il a réussi un film d’auteur super classe, très sobre, et pas moralisateur. Je le reconnais notamment dans cette scène où l’un des petits raconte son plan avec la MILF. J’étais dix jours sur le tournage pour diriger la seconde équipe lors de la séquence d’émeute avec cent gamins en furie, chacun sa caméra. Je dansais le rap, aussi, pour le détendre. Kim Chapiron : Et la rumba. Romain : Tu peux pas trop déconner, là, hein ? Kim : Vu le sujet, je ne fais aucune blague. Mais d’habitude, nous deux, c’est Tom & Jerry.
portrait du flou artistique de notre génération, obsédée par la possession, qui se fout du passé, des parents, des grands-parents, de la guerre et des bouquins. Et du futur, encore plus. Dans les deux, les mentors [le gardien de prison, l’étrange psy que joue Vincent Cassel] sont aussi perdus que leur(s) disciple(s). Romain : La génération d’avant avait les mots pour décrire son malaise. La nôtre est dans l’action. Les manifs d’aujourd’hui sont parfois violentes – ont toutes les raisons de l’être –, mais sont dénuées d’idéal et sans prise de parole. Le personnage de Barth, les mots que celui de Cassel lui met dans la tête lui donnent un but et il relève la tête. C’est peut-être différent pour
« Pas facile de rester ambigu » Romain Gavras Kim, peux-tu présenter Notre jour viendra ? Kim : C’est le parcours initiatique à l’absurdité de deux héros, reflets buñuelesques de notre époque. Et une incroyable histoire d’amour. Romain : Le pitch stupide autour d’une « fédération des roux » aurait pu donner une comédie cool réalisée par Ben Stiller. Sauf qu’avec mon coscénariste [Karim Boukercha], on est parti sur un drame romantique avec deux héros en couple, mais pas vraiment, qui s’identifient à une communauté qui n’existe pas, à laquelle ils appartiennent à peine. Comme des métis. Kim : Comme nous. J’ai joué sur l’émeute ambiante, l’envie de tout péter sans savoir pourquoi, Romain sur la surdité des conflits existentiels des minorités, représentée par deux rouquins à la dérive, dans un film extrêmement planant. Le jeune paumé de son film, interprété par Olivier Barthélémy [dit « Barth »], c’est le page
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Kim, maintenant que c’est un réalisateur « conscient ». Kim : « Responsabilité » et « message » sont des mots trop énormes. Dog Pound n’est ni moralisateur ni dénonciateur, même si le centre de détention du film correspond à la réalité, puisque la moitié du casting a déjà fait de la taule. J’ai passé ensuite un an aux EtatsUnis avec ces mecs, que je retranscris en une heure et demi. La prison, tout le monde s’en fout et moi le premier : mais j’ai présenté Sheïtan [son précédent, 2006] à Fleury-Mérogis et à la centrale de Châteaudun, et ça m’a amené sur le sujet. Plutôt qu’être responsable, je préfère être sincère. Romain : En même temps, ils projettent aussi LOL, en prison. Moi, je ne me sens aucune responsabilité vis-à-vis du public. Le clip de Born Free pour M.I.A. [voir. p. 30], c’est pour foutre le bordel ? Une bande-annonce détour-
interview
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cinéma
née quatre mois avant ton film ? Romain : Ça peut être perçu comme un truc machiavélique pour créer du buzz – ça l’est, aussi –, mais c’est plus sincère que ça. Je suis pote avec elle, je lui parlais de mon film qui me frustrait parce que je n’avais aucune scène avec plein de roux, c’était l’occasion. J’ai même trouvé le titre sur le tournage du clip [on voit sur un mur le slogan de l’IRA : Our Day Will Come]. Ne pas être explicatif ou moral, proposer quelque chose de radical, au sens radicalement différent, énerve, déroute, ou attise la curiosité. Ce qui est gênant, ce n’est pas de montrer une société fasciste [Born Free] ou des Noirs qui cassent tout [Stress pour Justice], c’est de rester ambigu. Ne pas parler et observer les réactions sur le rapport à l’image et à la violence fait partie de l’œuvre. Tu ne sais pas quoi penser. Le lien entre Born Free et Notre jour viendra, c’est l’emplacement du curseur. L’ambiguïté, ça m’intéresse. Kim : Dans la vie en général, non ? Romain : Et même dans ma sexualité. Kim, quelles leçons as-tu tirées de Sheïtan ? Kim : Je ne peux en pas dire du mal. Ce film m’a permis de voyager trois ans dans quarante-deux pays. En Russie, c’était dingue, absurde : affiches dans les rues et le métro, spots télé, radio, et dans leurs multiplexes, n’importe quoi. Cinq salles en même temps, des fausses femmes enceintes qui accouchent pendant la projection, des têtes d’enfants qui sortent des tables pendant les banquets pour faire comme dans le film. J’en suis super fier. Après, on adapte sa mise en scène par rapport à son sujet. Dog Pound m’impose une sobriété. Sheïtan et Notre jour viendra débordent de points communs : producteurs, monteur, duo d’acteurs, Barth jouant un post-ado martyrisé, en survet’, à la sexualité contrariée. Et la présence d’une rousse dégénérée ! Romain : J’ai pompé Sheïtan, en fait. C’est même un remake. Kim : Vu qu’on se connaît depuis qu’on est petits, on a plein de références communes. Romain : Ce qui m’a le plus marqué dans Sheïtan, c’est la relation entre Barth et Vincent. C’est rare, les duos qui marchent comme – sans comparer – Dewaere et Depardieu. Pendant le tournage, Vincent entrait la nuit dans la chambre de Barth pour le tripoter. Ils sont copains dans la vie avec en permanence un jeu bizarre entre eux. Pendant six semaines, ils étaient un peu perdus dans leurs persos. Kim : Vincent s’était acheté une sarbacane qui peut transpercer une porte et faisait flipper tout le monde. Vos trois longs-métrages sont liés à l’adolescence. Vous avez fait le tour de la question ? Kim : C’est un thème inépuisable et j’y retournerai,
c’est sûr. Romain : Traiter de la crise de la quarantaine, c’est dur, faut de la documentation. Kim : C’est le sujet de mon prochain film ! Romain : Kim traîne avec des vieux, souvent. Kim : Je le coécris avec Vincent Cassel, qui m’a entraîné dans la folie du Brésil. Huit voyages en cinq ans. C’est une histoire d’amour dans le tourbillon du carnaval de Rio, on commence à tourner en février. Romain : Moi, après Born Free, on m’a proposé Aliens Vs Predators Vs Robots et des clips pour 50 Cent ou Bob Dylan. C’est flatteur, mais prestataire de service, c’est pas très excitant. Question Mireille Dumas : les trois moments clés de votre relation ? Romain : La première fois qu’on s’est embrassé ? Kim : Dans Paradoxe Perdu [leur premier court-métrage, 1995]. C’est aussi la première fois qu’on a fait l’amour. Romain : Ouais. Tu suces un gode que j’ai à la ceinture. A 14 ans. Kim : La scène existe vraiment. On l’a montré à mon père [Kiki Picasso, voir Standard no 24], tu te souviens ? Sans juger, il a dit : « C’est bien. Vous êtes sûrs que vous voulez la garder ? » Romain : Il y a notre premier LSD… à Mantes-laJolie, dans le pavillon d’un pote. A 21 ans. Kim : Totalement déconnectés de la réalité. Je ne lui faisais plus confiance. Romain : Moi, je croyais que t’étais un maîtrechien et j’avais oublié qui j’étais. Kim : Le troisième, ce sont nos discussions sur l’avenir sexuel de nos filles. Romain : Je pensais avoir un garçon, il aurait baisé la fille de Kim. Dégoûté. La paternité, ça ramollit ? Romain : Pour Born Free, on avait le budget minimum, ça donne envie de se défoncer pour rendre ta fille fière de son papa. Mais la responsabilité envers les enfants, rien à foutre. J’étais seul avec ma fille quand j’ai reçu les effets spéciaux avec le gamin qui se prend une balle dans la tête, je regardais ça sur l’ordi avec elle sur les genoux. Bizarrement, elle préfère les spectacles de Pierre Palmade. Bon, elle a 1 an. Kim : Moi, j’ai découvert la puissance atomique des Télétubbies, les rayons de soleil, les lapins : hallucinant. Comme cet entretien, Kourtrajmé, c’est fini ? Kim : C’était une meute, des loups, et quand les loups se baladent avec une louve et des louveteaux, c’est compliqué. Romain : Quelle métaphore ! Kim : Attends, c’est naturel. Ça rassure d’avancer en groupe, c’est le bordel, on assume tout. Romain : L’enseigne correspond à une époque révo-
« Plutôt qu’être responsable, je préfère être sincère. » Kim Chapiron
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kim chapiron & romain gavras suite
Le film de Kim
Grandir A l’origine il y a Scum, film culte sur les maisons de correction qui secoua l’Angleterre en 1979. A l’arrivée il y a Dog Pound, second Chapiron, à qui fut confiée par un producteur français (celui de Michel Gondry) la drôle d’idée de revisiter ce brûlot d’Alan Clarke, et qui s’en empare comme Gus Van Sant s’était réapproprié Elephant, du même réalisateur. Si le principe demeure – des mômes, un centre pénitentiaire –, Chapiron l’habille d’un regard compassionnel sur des ados violents mais pas si méchants. Si on ne les voit pas grandir hors du centre, le cinéma de Chapiron fait, lui, une spectaculaire crise de croissance, le plaisant bordel juvénile de Sheïtan faisant place à un mature portrait de groupe d’une génération sans rêves ni héros. — A. M. Dog Pound, en salles.
Le film de Romain
Son jour viendra Deux rouquins décident qu’il est temps d’en finir avec l’ancestrale stigmatisation due à la couleur de leur système pileux. Une comédie décérébrée à la Thomas Langmann ? Non. Un road movie faisant le tour d’un autre Nord que celui des Ch’tis. Pour élaborer une théorie du chaos, collision d’une exceptionnelle première demi-heure combinant l’ADN des cinémas de Bruno Dumont et Bertrand Blier, et d’une fuite en avant vers des zones anarco-surréalistes beaucoup moins convaincantes. A moins que cette déflagration de bruit et de fureur ne soit que le reflet d’une incompréhension du monde actuel « flou », dit-il. Deux choses très nettes : Gavras est un réalisateur de premier ordre et son jour finira par venir ; celui d’Olivier Barthélémy, incroyable Dewaere en puissance, pourrait arriver grâce à ce film bancal, mais passionnant. — A. M. Notre jour viendra, le 15 septembre.
lue, mais qui vit à travers les œuvres de ses membres. A 30 ans, un nom en verlan, ça fait groupe de rap trop vieux. Quand t’as un gosse, te balader à dix en gueulant, ça n’a plus aucun sens. On était vraiment tout le temps ensemble, on faisait l’amour aux filles ensemble, les pâtes ensemble, tout. Kim : … les détails étranges que tu balances ! Romain : C’est comme le communisme : ça marche un temps mais ça ne peut pas durer toujours. L’interview est terminée, mais le bidule tourne toujours. Romain : Je suis plus calme quand t’es là. La dernière fois [voir Standard no 22], je leur ai raconté des blagues sur les Twin Towers. Avec ton film et ton costard, ça donne pas du tout envie de plaisanter.
Kim : J’ai une avant-première ce soir ! Une belle projo, avec débat après. Romain [soupir] : Putain, je vais devoir débattre, moi aussi. Ça va m’éclater, mais je sais pas du tout comment… Kim : Tu flippes ! Fais pas ta victime ! Tu veux un câlin ? Romain : Arrête ! Je te vois en train de dire des trucs précis, nets et structurés, mais pour moi c’est plus compliqué. C’est une de mes premières interviews sur un premier film où je me permets de prendre la liberté d’être ambigu, quitte à perdre les gens. Comment parler du flou ? Mon père [Costa-Gavras] faisait des films sur sa vision d’un monde qu’il comprenait. Moi, pareil, sauf que ce monde, je ne le comprends pas. —
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musique
Posée à Los Angeles, devenue maman et un tantinet paranoïaque, M.I.A., 35 ans, muezzin aux yeux noirs de l’internationale du cool, raconte MAYA, troisième album fracassé par Blaqstarr, Rusko, Switch et Diplo.
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interview
entretien Richard Gaitet photographie caroline de greef
Dans un hôtel chic du quartier République, Mathangi « Maya » Arulpragasam est un peu fatiguée. Maman d’un petit garçon depuis février 2009, elle confie s’être « levée à 7 heures et couchée très, très tard. » Pour Kala [2007], vous avez voyagé [Inde, Libéria, Beverly Hills] pour réunir des talents du monde entier. Pour Maya, non. Vous en avez marre des vols longue distance ? M.I.A. : C’est un peu la mission avec un bébé. En plus, mon visa était périmé depuis dix mois et il a fallu un an pour le renouveler. J’aurais pu quitter les EtatsUnis plus tôt, mais ils ne m’auraient jamais laissé rentrer. J’étais coincée, coincée en Amérique. J’avais donc le temps de travailler mes sons ; enfin, pas tant que ça à cause du bébé. Mais je n’avais plus à courir de ville en ville ou de passer trois heures dans un camion indien pour trouver un câble neuf. Sur Kala, tout était plus laborieux, mais c’était marrant. Sur Maya, mes
des Philippines, je tournais en rond chez moi et je me suis mise à chanter des trucs dans le combiné. Et soudain j’ai pensé que toute la maison était sur écoute, en raison de mes prises de position contre le gouvernement sri-lankais qui, parce que je suis Tamoule, me traite comme une terroriste [née à Londres, fille d’un dissident proche des Tigres Tamouls indépendantistes, elle quitte le Sri Lanka à 11 ans avec mère, frère et sœur, et se déclare aujourd’hui « voix des réfu giés »]. J’ai toujours eu l’impression que nous étions surveillés. Au téléphone, on parle parfois ouvertement aux mecs de la CIA : « Salut les gars ! Alors, il fait beau chez vous ? » [elle éclate de rire]. D’après Wikipedia, le thème de Maya serait la « schizophrénie, la conspiration Internet ». C’est un hoax ? Ce n’est pas exactement la « conspiration ». Si vous tapez mon nom dans Google, vous tombez sur des entrées où mon travail est assimilé à du terrorisme,
« Je suis inutile à l’industrie » problèmes étaient personnels. Ma famille ne pouvait pas venir voir mon fils, ça me faisait vraiment chier. Le disque s’ouvre sur Born Free, longue rafale électro noise. Envie de radicalité ? Yeah. a permet de rester honnête. Le son y est un peu… bipolaire. Le matériel est chaotique, comme l’approche de la musique de la jeune génération, tiraillée entre analogique et digital. Depuis mon premier album [Arular, 2005], les choses ont dramatiquement changé. La façon de sortir la musique, dont les gens se connectent entre eux, dont nous sommes liés à toutes sortes de gadgets. Il s’agissait de réassembler toutes les pièces du puzzle [un serveur fait son entrée : « C’est ici le parmentier d’agneau ? »]. Bon appétit. Comment naît une chanson comme Internet Connection [retirée du disque au dernier moment, zut] ? Par un beat imaginé par Blaqstarr et moi. Pour les paroles, je n’avais plus de connexion Internet, ça allait et venait, j’ai passé deux heures avec la hotline en direct
comme si j’avais envie de me faire exploser au milieu d’un marché. Je n’aurais plus le droit de faire référence à l’actualité depuis qu’ils m’ont mis sur la liste ? Si la stupidité du monde politique et financier s’immisce dans le monde créatif, ça m’emmerde. Un artiste ne devrait jamais être censuré. Vous vous sentez réellement censurée, malgré votre audience internationale ? Oui. Non. Les artistes devraient pouvoir se servir de l’actualité digérée de façon ouvertement métaphorique ou réaliste, mais il y a beaucoup de censure « entre les lignes » en Amérique. Si vous prenez les cent meilleures chansons selon Billboard, elles n’évoquent rien. Vous voulez avoir du succès ? Ne revendiquez rien et faites la promotion du consumérisme. C’est de la propagande. Et pas de l’autocensure de la part d’artistes creux ? Ce n’est pas la faute de l’artiste s’il est né dans cet environnement. Si vous voulez devenir Britney Spears, vous apprenez à danser, il y a dix mille sujets à aborder mais vos paroles n’évoquent que des choses vagues, page
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musique
vides, vous n’êtes bonne qu’à vendre des voitures, de la bière. Vous êtes élevée, entraînée selon l’idée de l’artiste en tant que bien consommable. Vous ne vendrez jamais des voitures avec moi, je suis inutile à l’industrie, vous ne me verrez pas en prime time à la télévision parce qu’il n’y a aucune pub avec moi posant pour du parfum. En 2008, vous avez pourtant posé pour Marc Jacobs sous l’objectif de Juergen Teller… Oui, mais je ne crois pas qu’il avait besoin de ma musique [elle rit]. J’ai aussi porté la collection Jimmy Choo pour H&M [West Hollywood, novembre 2009]. C’était le plus couru de tous les défilés, je voulais vraiment en être. Je devais chanter trois titres, dont Paper Planes, pour lequel j’avais demandé un gros paperboard, derrière moi, avec certaines paroles imprimées dessus [« Pirate skulls and bones / Sticks and stones and weed and bombs / Running when we hit ’em / A lethal poi son through their system »] et des images de bombes, de feuilles de cannabis. On m’a signifié que je ne pouvais pas utiliser mes visuels alors que c’est exactement ce que je chante ! C’était très agaçant, bien qu’instructif. Jimmy Choo ne m’a plus jamais rappelée. Et quand je
voulait tourner au Mexique, entre deux concerts et le shooting pour Marc Jacobs. J’étais à Brooklyn, impossible de prendre l’avion à temps, alors on a tourné sans lui dans les restos et les supermarchés près de chez moi. Ça m’a gonflé parce que je voulais que la vidéo soit mieux. On aurait pu faire quelque chose de fou, ce que m’a confirmé la vision de Stress, que j’ai d’abord détesté. J’aurais préféré l’inverse : dix types en costume corporate en train de tout péter, cogner et voler, au lieu de gamins des rues, ça aurait été plus réaliste. C’est ce qu’ils font chaque jour, en Amérique, ce qui cause la récession actuelle. Puis j’ai trouvé ça beau, techniquement génial. Non, je retire « génial » : c’est un garçon très bien [elle rit]. Avez-vous vu Notre jour viendra, son film qui met aussi en scène des roux maltraités ? Oui, j’adore. Il m’a beaucoup parlé de cette histoire de roux. Il avait peur qu’il y en ait trop dans le clip. Vos projets ? Une seconde collection de mode, suite à celle de 2008 ? Peut-être quelque chose de minimal pour la sortie du disque. C’est cool pour mes fans, mais je ne veux pas devenir une entrepreneuse. Après plus d’un an de
« Dans Google, vous tombez sur des entrées où mon travail est assimilé à du terrorisme. » l’ai croisé au Met Ball [le gala du Metropolitan Museum de New York], il m’a snobé. Putain ! Le titre I’m A Singer [réponse aux attaques d’une journaliste du New York Times sur son train de vie incohérent avec ses déclarations politiques] sera-til sur l’album ? Non. C’est un remix d’une chanson ancienne intitulée Haters. Je la mettrai sur une mixtape. Il y aura aussi une édition spéciale de Maya pour le marché japonais, avec plusieurs inédits, dont Internet Connection, Believer, l’une de mes chansons les plus honnêtes, très simple, que j’adore, ou Caps Lock, qui sonne comme du R’n’B des années 90 – un morceau de fin de concert, quand vous ne voulez plus quitter le dancefloor et que les gens s’échangent leurs numéros de téléphone. Question de Romain Gavras [voir p. 26] : quel est votre clip ragga préféré des années 90 ? Probablement celui de Murder She Wrote Chaka Demus & Pliers [1992], avec ces filles géniales qui dansent dans les rues de Kingston. Pour l’aspect mode. Tout ce que les gens portent aujourd’hui est dedans : leggings dorés, énormes boucles d’oreilles dorées, des tenues très structurées, super sexy avec plein d’accessoires dorés, dorés, dorés. Pourquoi l’avoir choisi pour celui de Born Free ? Je l’ai rencontré en 2007 – avant Stress [pour Justice] – et il devait réaliser celui de Paper Planes. Romain page
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boulot, j’ai terminé cet album et l’artwork, et maintenant je vais imaginer les visuels de la tournée qui commence cet été, je les veux très geeks, informatiques. Lors de notre entretien il y a trois ans [cf. Standard no 17], vous déclariez : « Je ne vois aucun avantage à devenir une popstar. » Vous confirmez ? [Silence] Oui. C’est bizarre ! Je continue de n’y rien comprendre. Si vous regardez les derniers articles à mon sujet, les conneries que j’ai dites sur Justin Bieber [selon elle, le clip de Baby, où l’on voit l’ado canadien dans une fête proprette avec ses fans, serait « plus offensif pour les yeux et les sens » que celui de Born Free] ont fait les gros titres. Voilà ce qu’on récolte à être une pop star ! Vient le moment de la séance photo. M.I.A. sort de sa poche des lunettes avec feuilles de cannabis imprimées sur les verres, « spécialement conçues » par un ami de signer. Une semaine plus tard, deux nouvelles : tout d’abord, la paire de lorgnons fumés a disparu le jour même, nous sommes les seuls à l’avoir parée de cet accessoire « unique » et la chanteuse nous fait suivre ce message : « UTILISEZ CES IMAGES !!! » ; ensuite, les portraits furent achetés par son management à notre épatante photographe, pour terminer début juin en couverture de l’hebdomadaire américain Billboard. All I wanna do BANG BANG BANG BANG is take your money… —
M.I.A.
Le disque (enfin presque) Nous n’avons pu écouter Maya qu’une fois, dans une version non définitive, directement dans les locaux du label. Résumé d’après notes manuscrites rapides. Sur l’intro, il y a des beats lourds et des sirènes indiennes. Puis Born Free, caisse claire tempo gubber voix filtrée qui murmure « stay undercover », peut-être pas agréable à écouter chez soi, mais en concert, ça doit déboîter. Teqkilla, chanson alcoolisée, groove chancelant, un peu facile. Le refrain du single, XXXO,
dégouline de sucre. La suivante, c’est du hip hop salopard sur bruits de tronçonneuse. Celle d’après démarre sur d’énormes basses, un hymne positif limite Disney avec chorale samplée. Celle d’après, c’est guitares saturées et talk over, techno, rave, voix en boucle. Sur la huit, il y a ce vers marrant qui dit « now I feel in a chicken factory » sur flow vicelard d’une rapidité bluffante. Après, love ballade sur électro sèche douce-amère.
Puis du gros hip hop avec chœurs féminins et crashes de connexion Internet. Et encore après, des borborygmes d’enfants qui chantent Frère Jacques dans un micro à cinq roupies, muezzin lancinant. Et ça se boucle par une sirène, une voix très douce, des synthés un peu idiots à la Air. Et des beats lourds. R. G. Maya
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1 bref
consommons pendant qu'il est encore temps
Un 45 T
Avec ce magnifique 45-tours sérigraphié en tirage limité, Born Bad excite la convoitise des vinyles freaks de la planète. L’objet est illustré par Winshluss, auteur du très remarqué Pinocchio (meilleur album d’Angoulême 2009). Et la musique dont ce collector est l’écrin me direz-vous ? Yussuf Jerusalem, Jack Of Heart, Feeling of Love et JC Satan : les transmetteurs de cet esprit rock authentique qui ne s’achète pas mais se gagne. J.-E. D. bornbad.fr
Un appareil photo
Des lunettes Lunette France, ce sont des lunettes déstockées. Que du neuf, que du vintage (large : des 60’s aux 90’s). En 2007, Rémi Ferrante, quittant Montpellier pour Paris après un CAP d’arts appliqués, estime que les nouveautés en solaires « n’étaient pas assorties au look de monoskieurs des fluos kids » et dégote ce qu’il leur faut dans le passé. Il annonce pour bientôt la production de son premier modèle. En photo, le modèle French : épuisé. Pour vous faire enrager. M. A. lunettesfrance.com page
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Un vernis
Un bijou
Ecoute-moi bien Rosine, même si tu n’as pas l’âme d’une cheerleader, pense à la collection pompoms de Murmure Paris. Grâce aux doigts de fée de la créatrice Clémence Vallot, tu deviendras celle dont les accessoires murmurent à l’oreille, aux cheveux… Des brins de laine, une petite chaînette et quelques zigouigouis en plus à ta parure et t’es la plus stylée de la troupe. A.-S. M. murmure-paris.com
Le rouge sang c’était très joli cet hiver, mais là vos collègues commencent à se demander si vous n’êtes pas gothique sur le retour… Il est temps de leur montrer qu’une pin-up caliente sommeillait sous le chemisier boutonné jusqu’en haut (températures frigorifiques obligent). Lolita sans soutif qui bouillonne depuis le passage à l’heure d’été, ne tremblez plus : les trois Pop Up été de Chanel viennent d’arriver : Rivera, Nouvelle Vague et Mistral. Que du souffle chaud, vous êtes une femme Chanel. C. C. chanel.com
Un nœud pap’
La version Joker du nœud papillon par Alexis Mabille a été conçue pour un anniversaire (75 ans) cité sur l’une des pages d’à côté. Saurez-vous reconstituer la paire de brèves ? M. D. alexismabille.com
© DR
Plus fort que la perception humaine, le Spinner 360° est la dernière curiosité lomographique. On tire sur la gachette, l’appareil tourne sur lui-même, pour un panorama à 360° agrémenté de toute la fidèle densité colorimétrique de la plus productive des marques d’argentiques. Pas besoin d’avoir des yeux dans le dos (attention, un lion !) ni – il est entièrement manuel – de chercher un dépôt de piles usagées en plein safari. M. A. lomography.com
Kurt Cobain
Ouïfm dans toute la France. Retrouvez les fréquences sur ouifm.fr et l’application sur votre iPhone.
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consommons pendant qu'il est encore temps
Un t-shirt
Après le docu de Susan Dynner, pour les t-shirts Is Not Dead (lancés par Victor Carril, Laurence Charbit et Virginie Mazel – issus de L’Atelier Chardon Savard), tu craqueras. La tête d’idoles décédées, sur ta poitrine, tu arboreras. Et à leur mort, tu te refuseras. Pour les beaux yeux barrés de Betty Page, Elvis, Marlene Dietrich et Frankenstein, tu te damneras. Ainsi soit-il vraiment. A.-S. M. isnotdeadparis.com
Un CD
Un verre
Puisque les destinations estivales s’annoncent en majorité françaises cette année, relisons Alcool de Guillaume Apollinaire : « Mon verre s’est brisé comme un éclat de rire. » Ce n’est pas grave, Ricard propose sa bouteille de Pastis avec un verre ballon au logo revival. M. A. ricard.fr page
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Un DVD
Eté 1971, harcelés par le fisc anglais et exilés à Villefranche-sur-Mer, Mick, Keith, Bill, Charlie & Co se laissent photographier par Dominique Tarlé, Français qui passa six mois avec eux dans la villa Nellcôte. Ces clichés, qui immortalisèrent l’élaboration de l’album Exile On Main Street (1972), constituent la matière première du documentaire Stones in exile de Stephen Kijak. Elles sont agrémentées des images vidéo de la tournée américaine qui suivit et du témoignage de quelques VIP (Benicio Del Toro, Jack White, Sheryl Crow…). Un album-souvenir rare où pèse une gueule de bois post-Altamont. J.-E. D. eaglerockent.com
© DR
Dans les années 90, pendant que tintinnabulaient les parangons de la britpop, Blueboy (Keith Girdler et Paul Stewart) enregistrait discrètement The Bank Of England, chant du signe d’un groupe abandonné par son label. Cet album oublié et aujourd’hui réédité par la grâce de Mike Alway, patron de él records, mérite sa place au sein des plus belles réussites jamais sorties de cerveaux de rats de bibliothèque qu’on imaginait cloîtrés dans leur chambrette occupés à collectionner les 45-tours. J.-E. D. elrecords.com
du 9 juin au 1 août er
d’infos sur www.forumdesimages.fr
Paysages, ciels, mers et déserts se déploient en majesté sur les écrans de cinéma.
Forum des images
Paris
Ile-de-France
Un cinéma pas comme les autres au cœur de Paris Forum des Halles - 01 44 76 63 00
★ Bronx (Paris) - www.bronx.fr - photo : Gerry / Collection Christophel.
Évasion et grands espaces en 100 films
3 bref
consommons pendant qu'il est encore temps
Une collab’
Ed Banger n’en finit plus de faire des petits. Cet hiver, on les retrouvera en collaboration avec la marque de skate américaine Etnies sous l’appellation contractée de Ednies pour une paire de baskets imaginée par le graphiste So Me et le boss Busy P qui s’envoient des vannes sous vos pieds. La beauté inférieure, ça compte aussi. M. D. coolcats.fr
Un gadget
Un collier
Un autre t-shirt
Vous pourriez écrire une thèse en la matière tellement vous avez bûché : comment mettre votre geek de mec à la mode ? Vous êtes si gênée quand il arrive chez vos amis avec son vieux tshirt Batman préféré. Heureusement, cet été, Colette a pensé au nouveau t-shirt Batman préféré. Pour fêter les 75 ans de DC Comics, onze créateurs français (dont Balmain, Lanvin, Repetto ou Alexis Mabille) se sont inspirés des super-héros. Ainsi, vous pourrez dépenser 375 euros pour votre chéri. L’amour (de la mode) n’a aucun prix. C. C. colette.fr
© DR
Bon, sur la photo, il n’y en a pas, de collier. Mais c’est parce qu’avec ses bijoux, la créatrice de Shade, Sarah Chikar, a décidé de nous emmener vers la mythologie à dos de serpent. Par égard pour les gens qui ont des frayeurs paniques à la vue d’un reptile, nous optons pour la description écrite : il s’agit d’une longue chaîne en laiton doré à l’or fin qui s’enroule (au sens passif) autour du cou. M. A. schadejewellery.com
Tiny Winds est un bidon d’air chargé en émotion. Il sera présenté au NADiff store de Tokyo en septembre, puis à la design week en octobre. On l’annonce aussi à Paris. Vivant au Japon, l’artiste français Julien Levy l’a créé autour de l’idée pessimiste « d’une misère sentimentale et de la dernière substance qu’il reste à mettre en vente sur le marché : une émotion pure. Que devient-elle une fois en vente ? » Fumeux ou fameux, c’est tout l’objet de cet objet. M. A. tinywinds.com
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consommons pendant qu'il est encore temps
Un porte-vinyles Ces filles ont tout. Et de bon goût. Et si elles n’ont pas, vous demandez, elles trouvent. Vous voulez voir à quoi ressemble, et peut-être même acquérir une affiche pédagogique russe des années 80 ? Des plaques emmaillées ? Un porte-serviettes suédois, une perforeuse allemande ? Les deux jeunes Françaises d’Overhaul Vintage, basées à Berlin, sillonnent l’Europe pour vous servir. M. A. overhaul-vintage.com
Une basket
Malgré son nom, Dorade n’est pas le genre de magazine à lire sur la plage. Saluons l’effort de Philippe Jarrigeon et Sylvain Menétrey qui ont lancé une revue – dont la base line est « galante, photographie et formes critiques » – plus proche de ce qu’on pourrait appeler une plurographie (en opposition à une monographie) d’artistes que du magazine (avec tout ce que ça comporte d’editing, sujets ouverts et de sourires marketing). Ce premier numéro comporte tous les petits défauts (une maquette aussi dure à avaler qu’une arête de poisson) et les grosses qualités (des visuels aussi soufflant qu’une fraîcheur côtière) des magazines indépendants. Longue vie. M. A. dorademagazine.com
Une expo Portraitiste accompli du milieu littéraire, notre collaborateur Jean-Luc Bertini expose 23 figurations tirées de ses nombreux voyages au pays de Norman Mailer lors du festival Un rêve américain – entre fiction et documentaire. Il dit : « Quiconque s’est déjà rendu aux Etats-Unis a probablement eu la même impression que moi : celle d’entrer dans une fiction. D’être un personnage aspiré dans une réalité en carton-pâte où tout paraît provisoire. » Du 15 juillet au 3 octobre au Pavillon Populaire de Montpellier. Rock on. R. G. montpellier.fr
Une ambiance Collaboratrice régulière de Standard, Vava Dudu, styliste habitée et chanteuse de La Chatte (dont l'album Bastet est dans tous les bons bacs) expose pour la première fois son petit monde à 12 Mail, la galerie surexcitée de Red Bull. D. G. 12mail.fr
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Pour les parties de pétanque avec Fernand, peuchère, généralement y’a dégun. Mais aujourd’hui, Fernand est in, puisqu’il a découvert la Provençale Mid Lea. Mi-espadrille, mi-basket montante, c’est la Vespa de la terre battue, une vraie attrape-Marcelle en puissance. Fernand est content, vé, y’a plein de charmantes pour lancer les boules avec lui. Allez, vous avez des yeux, non ? En vrai, c’est pour les jeunes et plutôt urbains : Le Coq Sportif annonce l’ouverture de son premier flagship en plein cœur de Paris. A.-S. M. lecoqsportif.com
Un magazine
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là-bas
Mozambique
Des éléphants et des hommes
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reportage
L’école ou la surveillance des pachydermes ne durent qu’un temps à Nhica, village du Mozambique oublié au fond de la brousse. Ensuite ce sera la vie aux champs. Ainsi se déroule le cycle d’une stagnation dans l'un des pays les plus pauvres du monde. texte & photographie Julien Blanc-Gras (à Nhica de Rovuma)
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là-bas Mozambique
T
out le village accourt. Les gens se frottent les yeux, pour se réveiller et pour dissiper la stupéfaction. Des Blancs ont débarqué juste avant l’aube. Ça n’arrive pas souvent. Ils s’activent à sortir une énorme quantité de toile d’une remorque. Puis des bonbonnes de gaz et une machinerie compliquée. Personne n’a jamais vu de montgolfière par ici. Pour gonfler la toile, le pilote déclenche un premier coup de brûleur. Du bruit et des flammes. Quelques secondes de panique. Des femmes et des enfants courent se cacher derrière les maisons en hurlant. Cinq minutes plus tard, l’aérostat s’envole. Les enfants n’en croient pas leurs yeux écarquillés, les hommes applaudissent, s’esclaffent et chantent. Rencontre du troisième type entre les ha-
que c’est leur métier, d’autres qui sautent dans les flaques d’eau parce que c’est rigolo. RC Lens Je suis venu pour tenir le blog de l’expédition scientifique (voir encadré). Des naturalistes qui sillonnent la région pour répertorier sa biodiversité. Le campement est installé à quelques kilomètres de Nhica. Deux mondes qui se croisent, l’un qui travaille par satellite et l’autre qui marche pieds nus. C’est toujours compliqué de parler de cette Afrique. On tombe facilement dans les travers de la compassion stérile, du paternalisme post-colonial ou du cliché à deux francs CFA. On entend souvent la voix des ONG ou des institutions
De toute façon, les dieux, à l’instar du gouvernement, ne font visiblement pas très bien leur travail. bitants d’un village de brousse africain et une équipe de scientifiques venus explorer la forêt depuis les airs. Nous sommes à Nhica de Rovuma, province du Cabo Delgado, Mozambique. Ce qu’il est convenu d’appeler le bout du monde. Nous sommes à des milliers de kilomètres de la capitale, Maputo. Nous sommes à dix heures de la première ville électrifiée. Nous sommes dans les profondeurs d’un pays qui n’intéresse pas grand-monde. Même quand Bob Dylan écrit une chanson intitulée Mozambique, personne ne la connaît. Pour y arriver, il faut d’abord atterrir à Pemba, la grande ville du Nord. Puis rouler pendant une journée sur des pistes de poussière desquelles surgissent parfois des portions de goudron cabossé. Traverser une terre aride, des paysages jaunis par la saison sèche, des forêts endommagées. Sur la route, les bourgades défilent à l’image de l’Afrique rurale. Des femmes qui portent des bassines sur leur tête et des bébés sur leur dos. Des gamins de 7 ans qui cassent des cailloux parce page
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internationales. Rarement celle des premiers concernés, les habitants. Je me rends au village à pied, accompagné par Hermenegildo Metimele. Un botaniste de l’expédition, Mozambicain, de la capitale. Sur un promontoire, au milieu de la savane arborée, se dressent quelques dizaines de maisons en torchis. Se promener seuls et discrètement, il faut oublier. Les touristes ne passent pas par ici ; j’attire toute l’attention avec ma peau blanche. Nous sommes noyés sous une nuée d’enfants ivres de curiosité. C’est mignon. Ce n’est pas complètement
Mozambique
express Le Mozambique est un grand pays (une fois et demie la France) en bas à droite sur la carte de l’Afrique. Une ancienne colonie portugaise indépendante depuis 1975, ravagée par une guerre civile entre 1976 et 1992 : un million de morts. Le pays compte 21 millions d’habitants, dont la moitié vit sous le seuil de pauvreté. 172e au classement de l’indice de développement humain de l’ONU, sur 182. Espérance de vie, 46 ans. Timide éclaircie : le PIB connaît une croissance de 7 % par an.
reportage
Ci-dessus : les maisons du village, en torchis. Ci-dessous : dans la mosquée, pas loin de l’église catholique.
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Mollusques
inconnus « La Planète revisitée » : c’est le nom d’un cycle de missions scientifiques, montées par le muséum national d’Histoire naturelle et l’ONG Pro-natura international. Elles visent à inventorier la biodiversité sur différents sites du globe (Mozambique et Madagascar pour 2009/2010). Un « renouveau des grandes expéditions naturalistes » orienté vers l’étude des espèces négligées (insectes, végétaux, mollusques). On estime qu’il existe encore des millions d’espèces inconnues pour la science. Dont certaines qui disparaissent au moment où vous lisez ces lignes. laplaneterevisitee.org
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Ci-dessus : la seule échoppe du village. Ci-dessous : l’église catholique, pas loin de la mosquée.
reportage Mozambique
mignon, car ils sont parfois en haillons, souvent sans chaussures et pas toujours en très bonne santé. Un bambin revêt un maillot du RC Lens. Des adolescents essayent de capter le signal d’une radio avec un petit poste déglingué. Des hommes jouent aux dames sous un arbre. Albert II en baskets Nous demandons à rencontrer le chef, pour suivre la procédure diplomatique. On nous emmène dans ce qui tient lieu de mairie. Un bâtiment en dur, le bâtiment en dur. Une pièce, trois bancs, un bureau. Une heure plus tard, un concile s’est réuni. Une dizaine de personnes. Les anciens, bien sûr, mais aussi les anciennes, et quelques jeunes. Derrière le bureau trône Alfonso Dali. Le chef, massif et ombrageux. Je pose mes questions en anglais à Hermenegildo. Il les traduit en portugais à Alfonso, qui les traduit en dialecte local. La réponse suit le trajet linguistique inverse. Ce qui induit une certaine déperdition du signal. Hermenegildo se frotte parfois la tête, reformule les questions, n’obtient pas de réponse compréhensible. Le fossé culturel est bien plus large entre les villageois et le scientifique qui partagent la même nationalité, qu’entre le scientifique et le journaliste qu’un continent sépare.
proche. On échange quelques paroles, on se serre la main. L’homme repart. Les villageois ne savent pas qu’ils viennent de saluer un chef d’Etat. Son Altesse Sérénissime le prince Albert II de Monaco, mécène de l’expédition scientifique, est venu faire un saut en brousse. En baskets, intéressé par ce qui l’entoure et content d’être là. A Nhica, une famille (nombreuse) consomme environ vingt litres d’eau par jour. En France, c’est cent-trente sept litres par habitant. La pénurie d’eau a évidemment des répercussions sur la santé. Selon les Nations Unies, vingt mille personnes meurent chaque année des conséquences des maladies hydriques (dysenterie, choléra) au Mozambique. A Nhica, on a rapporté des cas de peste. Les problèmes sanitaires sont accentués par l’isolement. Aucun véhicule motorisé. Quelques vélos, qui sont les produits manufacturés les plus aboutis qu’on puisse trouver. « Pour se faire soigner, il faut aller à Palma. C’est à trente kilomètres, soit une journée de marche. Nous demandons la restauration de la vieille route. Le gouvernement promet, mais rien n’arrive ja mais », continue le chef.
« On doit aller chercher notre eau avec des seaux au lac, deux kilomètres plus bas. » C’est une bonne partie du quotidien des femmes. « Nhica compte environ un millier d’habitants, expose Alfonso Dali. Une communauté s’est regroupée ici pendant la guerre d’indépendance. C’était plus facile pour s’entraider et survivre. C’est un lieu en hauteur. Et il y avait de l’eau. Maintenant, il n’y en a plus. On ne sait pas pourquoi. L’eau, c’est notre gros problème. Avec la santé, l’éducation et les transports. » L’an dernier, la compagnie pétrolière Artumas est passée dans la région pour prospecter les sols, potentiellement riches en hydrocarbures. L’entreprise a fait construire un puits. « Il ne fonctionne pas. Il descend à cinquante mètres, ce n’est pas assez. » Pas grave pour Artumas, qui peut montrer la photo du puits attestant de sa générosité. On n’a pas trouvé de pétrole, pour l’instant. « On doit aller chercher notre eau avec des seaux au lac, deux kilomètres plus bas. » Ça, c’est le travail des femmes. Une bonne partie de leur quotidien. Des trous ont également été creusés dans la prairie avoisinante pour collecter la pluie. Quelques jours après l’épisode du ballon, un convoi de 4x4 s’arrête devant l’un de ces trous d’eau. Un homme descend de voiture, s’ap-
Un poulet de temps en temps Au quotidien, Nhica se débrouille donc toute seule. Pas de marché, pratiquement pas de circulation monétaire. L’unique échoppe vend des piles et des cigarettes. Les villageois pratiquent une agriculture de subsistance. Du manioc, du maïs, du sorgho, du riz. Pas d’élevage. Un poulet de temps en temps. Un peu de chasse et de pêche dans le lac. « Nous avons de gros soucis avec les animaux sauvages. Il y a eu des ac cidents avec les lions. Le plus gênant, ce sont les élé phants qui cassent tout dans les champs. Nous avons construit des tours de garde. Des veilleurs y passent toutes les nuits jusqu’à la moisson, pour les surveiller et les faire fuir. » Il arrive aussi que des pachydermes furieux viennent piétiner les gens dans les villages. Non loin se trouve une réserve où l’éléphant est chassé, légalement. Les animaux sont parfois blessés. Quand ils ont des balles dans la peau, ils se mettent en colère contre les bipèdes. Il y a un autre problème, qui n’est pas identifié comme tel par la population. « On coupe des arbres pour faire page
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là-bas Mozambique
des champs, puis on brûle les restes pour fertiliser. Mais le feu s’échappe parfois. » Les cultures sur brûlis et la consommation domestique de bois réduisent les surfaces à grande vitesse. Fuite en avant, les villageois détruisent leur propre environnement. Mais il faut bien du bois pour pouvoir cuisiner. Les forêts étaient relativement préservées par la présence de mines datant de la guerre civile. Le déminage récent a permis un accès plus large au bois. Et donc favorisé la déforestation. Prière simulée Après avoir fait le tour des problèmes, je fais le tour du village. On m’ouvre les portes de la mosquée. Sur la terre battue, des nattes tressées, quelques chapelets, un mégaphone pour l’appel à la prière. On me montre le côté des hommes, puis celui des femmes. Sans que je leur demande, des habitant(e)s simulent des prières pour mon appareil photo. « Nous sommes majoritairement musulmans, mais il y a aussi six fa milles catholiques. Nous n’avons aucun problème entre les confessions. » Je découvre ensuite ce qui doit être la plus petite église du monde. Une case surmontée d’une croix. Je passe à peine par l’ouverture de la porte. Une planche plus ou moins dressée fait office d’autel. On ne fait pas rentrer plus de dix personnes dans cet édifice. De toute façon, les dieux, à l’instar du gouvernement, ne font visiblement pas très bien leur travail. Comme la mosquée et l’église, l’école est une construction en torchis. A l’intérieur, un tableau et quelques bouts de bois liés qui forment des bancs. Rien d’autre. Deux cent cinquante élèves de primaire, de 6 à 15 ans, y apprennent la lecture, le calcul et le portugais. Alfonso Focas, le directeur, est assisté par cinq instituteurs. Ces enseignants ne sont pas originaires de Nhica. Ils page
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y vivent pendant la semaine, dans une maison qu’ils louent. Un champ est mis à leur disposition pour qu’ils puissent se nourrir. Alfonso ne veut pas divulguer le montant de leur salaire. On peut toutefois imaginer qu’ils ne disposent pas de golden parachutes. « Nous manquons de moyens. Il faudrait une salle d’eau, des bureaux, un toit qui ne laisse pas tomber la pluie en classe. Les élèves sont intéressés, mais il y a de gros problèmes d’assiduité. Les filles restent souvent chez elles pour s’occuper des plus jeunes. Et les enfants doivent aller aux champs pour aider leur famille à sur veiller les éléphants. » Pour les adolescents, pas d’espoir de scolarité secondaire. Le collège se trouve à Palma. Trop loin. « Aucun enfant d’ici n’est jamais devenu instituteur », insiste le directeur. C’est ainsi que Nhica, comme tant d’autres endroits oubliés, subit le cycle de sa stagnation. En s’accommodant de ses douleurs et de son dénuement, loin du monde. Bien sûr, les gens de passage donnent parfois un coup de pouce. L’expédition a fait construire un four à pain. Mais les scientifiques finissent par repartir, les pétroliers, les princes et les journalistes aussi. Dans ce contexte, qu’attendre du monde extérieur pour l’avenir ? — On aimerait de l’aide, répond le chef lors de notre réunion. — Mais sous quelle forme ? Le concile s’engage alors dans une vive discussion, qui accouche de cette réponse quinze minutes plus tard : — On voudrait un tracteur. — Quelqu’un sait conduire ? — Non. Silence. — Mais on apprendrait. —
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environnement
Wild Wild Press Retour sur l’aventure éditoriale du Sauvage, magazine écolo (1974-1981) en avance sur ses militants.
par Estelle Cintas & Richard Gaitet illustration Elsa Caux
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« Chaque numéro était construit autour d’un grand thème : “le retour à la terre”, “le jeu», “la paresse”, “les voyages”, “l’amour” ». Formulé ainsi, Le Sauvage, bourgeon du Nouvel Observateur de 1974 à 1981, apparaît comme un lointain parent de Standard – « On attaquait le nucléaire, la natalité, les pesticides. Nous y étions to talement libres » – a fortiori de cette rubrique. Pour son fondateur, tout commence au début des années 70. La trentaine, Alain Hervé parcourt le monde à la voile pendant trois ans, fréquente le milieu hippie américain et prend conscience de la destruction de l’environnement. Il rencontre l’association Friends Of The Earth, dont il créera l’équivalent français, Les Amis de la Terre, aujourd’hui présents dans soixante-douze pays. Mais Alain passe rapidement la main à Brice Lalonde, plus médiatique. Car ce jeune reporter rêve d’un journal vert et populaire. Claude Perdriel, propriétaire de l’Obs, le soutient. Le premier hors-série sort sous l’intitulé Dernière chance pour la Terre (déjà !). C’est un triomphe : 120 000 exemplaires vendus. Sept permanents sont embauchés, renforcés d’une centaine de collaborateurs : des pointures comme l’écrivain Bertrand de Jouvenel ou l’agronome René Dumont, mais aussi Salvador Dalí (« Il nous a offert une couver ture inédite, mais elle était tellement laide qu’on l’a pas sée à l’intérieur ! »), Franz-Olivier Giesbert ou Antoine de Caunes (« Il terminait ses études ; on lui doit un long papier sur les poêles à bois »).
« Territoire méprisé » La pagination (parfois vingt-cinq pages, parfois cent), comme la périodicité (parfois mensuelle, parfois trimestrielle) varient. « On était imprimé sur du papier “rustique” de basse qualité. La maquette ne comp tait aucun psychédélisme à la Actuel. C’était propre, avec 25 % de dessins, mais sans le formalisme raide de l’Obs. La fantaisie venait plutôt de la titraille et du ton. » Meilleur exemple ? « Notre Une sur “l’excrément humain”, avec la reproduction d’un tableau de Bacon mettant en scène son amant, mort d’un infarctus sur la cuvette des waters. » Militante, la revue végète hélas autour des 45 000 ventes par mois, jusqu’en 1981, date à laquelle la direction lui envoie une note pour qu’elle soutienne le candidat Mitterrand. Alain Hervé refuse, connaissant le manque d’intérêt du présidentiable pour l’écologie. Le magazine est fermé le jour même, cédé un franc symbolique à l’équipe. Il le fera renaître deux fois : en 1990-91, via une « lettre d’une vingtaine de pages sur papier recyclé, élégamment imprimée », et en septembre dernier, sur le Net, avec toujours l’ambition de secouer l’opinion. « L’écologie demeure un territoire méprisé par les intellectuels français, mis à part, et ils sont rares, Hervé Kempf du Monde ou Yves Calvi sur France 5. » Et nous ! — lesauvage.org
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antif**ding Recette
La carpe cajoucoco façon Ravi Shankar
Coco Island En direct d’un archipel paradisiaque, contrepoint succulent aux noix de coco meurtrières.
par Eléonore Colin (à Havelock) illustration Guillaume Geynet
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Saviez-vous que la première cause de mortalité dans les îles tropicales était due à la chute de noix de coco sur le crâne ? OK, moi non plus. Jusqu’à ce que j’atterrisse sur les îles Andaman : un archipel digne du Lagon Bleu, perdu entre jungle d’émeraudes et eaux turquoises, dans l’océan Indien, à deux mille kilomètres de Madras. Au beau milieu de la nuit, un énorme poum-patatras m’extrait de ma torpeur. L’un de ces fruits maléfiques vient de dégommer le toit de ma hutte et de rouler au pied de mon lit. Plus peur que de mal… D’après l’éminent George Burgess, spécialiste des requins au muséum d’Histoire naturelle de Floride, elles feraient chaque année près de cent cinquante victimes, soient quinze fois plus que les dents de la mer. C’est pas un problème à la noix !
Ingrédients 6 filets de carpe rouge (au pire, de la dorade rose) – 1 gros oignon – 300 ml de lait de noix de coco – 150 g de noix de cajou – 2 cuillères de curcuma – 1 cuillère à café de cannelle – 1 cuillère à café de piment doux Sept étapes avant d’inviter Shahrukh Khan à dîner 1. Passer au mixer les noix de cajou avec un peu d’huile pour obtenir une pâte homogène. 2. Transformer les filets de carpe rouge en gros dés. Faire saisir le poisson dans un wok imbibé d’huile d’olive, ajouter les épices, puis sortir les dés de poisson pour les mettre de côté dans un plat. 3. Faire brûler un encens en écoutant un bon vieux Amjad Ali Khan, le maestro du sarod indien (un luth en peau de chèvre utilisé dans la musique hindoustani). 4. Couper l’oignon en fines lamelles, le faire revenir à feu vif dans le wok avec le restant d’huile. 5. Baisser le feu et ajouter la pâte de noix de cajou, le lait de noix de coco et les morceaux de poissons avec leur jus. Laisser mijoter pour obtenir une sauce onctueuse. 6. Servir avec du riz. 7. « Magizhnthu Unnungal ! » (Guten appetit en tamil).
Bien que dangereux, ce fruit s’avère délicieux. Les Occidentaux n’en ont qu’une vision vulgaire : l’équivalent d’une balle de rugby marronnasse, poilue comme Demis Roussos et aussi avare en jus qu’un mâle en pleine crise d’andropause. Or, la noix de coco, la vraie, la pure, est verte, imberbe et si généreuse en lait que sa culture intensive pourrait contribuer à réduire la soif dans le monde. Alors voilà, tu es en Inde, il fait 45 °C et tu transpires grave. Sirote-donc une noix de coco… Ça coûte dix roupies (vingt centimes d’euro) pour un litre de liquide ultra-nutritif (potassium, fer, magnésium, phosphore, cuivre et zinc à l’appui). Tu vivras le fantasme absolu de planter ta paille à l’intérieur d’un truc exotique, comme dans les vieux films érotiques. Cette étonnante denrée s’adapte en outre à merveille à la cuisine indienne, pour mieux la sublimer. —
les mentalgassi font de l’art de rue qui vous ouvre les yeux. et toi, qu’est-ce que tu fais ?
*
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converse.fr *tu peux le faire
Dossier
114 pages de bon air, de vaches qui paissent, de b没cherons qui b没chent, de cabanes dans les arbres, et un type enti猫rement habill茅 en buisson.
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Tendre cousine Mode
Photographie Pauline Beaudemont Stylisme Jean-Marc Rabemila Assisté de Sayaka Wada Modèle Anouchka Merle Remerciements Agnès Beaudemont et la maison d’hôtes Ganta Nila à Limanville, Alexandra et le haras du Cèdre à Saint-Vaast Dieppedalle, Philippe et Kevin et la ferme de Sainte-Colombe, Brigitte, les voisins et les animaux.
Robe Cacharel Chaussettes Falke Chaussures Aigle
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Combi-bustier sarouel, étole portée en ceinture et chaussettes Zucca Ma vie à la campagne page 60
A droite Robe Cacharel Canotier CA4LA Broche Les Bijoux de Sophie
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Soutien-gorge Eres Top Agnès b. Jean Uniqlo Foulard Roseanna Ma vie à la campagne page 62
T-shirt manches longues Petit Bateau Robe Zucca Gilet long Cacharel Foulard Epice Collier Ginette NY Chaussettes Gaspard Yurkievich Bottes Aigle Ma vie Ă la campagne page 63
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Robe bustier Le Mont Saint-Michel Chemisier Gaspard Yurkievich Sandales compensées Minelli Ma vie à la campagne page 64
A droite, en haut Robe Lacoste Culotte Cacharel Bague portée dans les cheveux Les Bijoux de Sophie Echarpe Epice A droite, en bas Robe Agnès b. Chaussures Robert Clergerie
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Robe Agnès b. Chapeau APC Chaussures Robert Clergerie Ma vie à la campagne page 66
A droite, en haut Soutien-gorge Eres Polo Lacoste Chapeau CA4LA A droite, en bas Bermuda Lacoste Chaussettes Falke Chaussures Dsquared
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Combi-pantalon Ba&sh Chaussettes Falke Chaussures Aigle Ma vie Ă la campagne page 68
T-shirt Petit Bateau Combi-pantalon Ba&sh Etole Zucca Ma vie Ă la campagne page 69
Dur labour Reportage
texte & photographie François Perrin (à Champagneen-Valromey)
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Sept heures (du matin), hameau de Chassonod. Après trois heures de trajet de Paris à Culoz et une courte nuit dans l’assourdissant silence des chauves-souris et du blé qui pousse, découverte d’un immense hangar aux finitions encore sommaires, cerné d’une pile impressionnante de pneus usagés. Une casse auto clandestine ? Tout le contraire. Un tracteur en maraude vient jeter un œil suspicieux sur mon petit manège – en descend Brice, le seul des quatre agriculteurs de l’exploitation avec lequel je ne partage aucun lien de sang. Souriant sans s’abandonner à la causerie, il m’informe qu’il n’était pas au courant de ma venue. Je balbutie : « Mais si, j’ai vu ça avec Nicolas. » Il fait un geste vers le hangar, remonte dans son vaisseau et met les gaz – je ne le verrai plus. La lumière est vive et fraîche en ces heures matinales qu’on qualifierait « d’aube » dans la capitale, mais qui charrient déjà, dans cette zone agricole de l’Ain située à l’intersection des lignes Nantua-Chambéry et Lyon-Genève, leur lot d’aboiements, de pétarades et de meuglements. Je me glisse à l’intérieur du bâtiment, accueilli par Enzo, un
Accueilli par une centaine de vaches, notre reporter a rendu visite à ses cousins, agriculteurs laitiers dans l’Ain. Des trentenaires solides qui se lèvent aux aurores pour 500 euros par mois.
clébard borgne surexcité qui tire sur sa chaîne en renversant le seau disproportionné qui lui sert d’infernale gamelle. Des cousins Bolon, je n’entends que les cris – décalage surprenant entre automatisation des lieux (« manège » de traite, réfrigérateurs high-tech, racleur à bouse), placidité de la foule de bêtes déjà passées entre leurs mains, attitude variable des veaux entre torpeur et suractivité, et ces deux frangins qui braillent, hors du temps, pour tancer les bêtes les moins disciplinées : « Allez… Woooo… Aaaah ! … Vas-y, vas-y ! »
Mes deux bottes plantées dans la merde, je n’en mène pas large.
culaire accueillant 24 bêtes, leur podomètre chevillé à la patte, branchées par les pis dès leur arrivée, et après application d’un antiseptique, par Jérémie et Nicolas. Le premier, 33 ans, d’un an mon aîné, est le militant syndicaliste du groupe, affilié aux Jeunes Agriculteurs – ceux-là mêmes qui transformèrent fin mai les Champs-Elysées en un gigantesque jardin. Son frère, mon âge, paraît plus discret – il occupe avec sa femme et ses deux enfants le premier étage de la maison de son père, qui fut celle de mon grand-père.
Nouveau-Né Abandonné à mon sort tandis qu’ils entament la deuxième heure de leur activité, mines concentrées et tabliers intégraux, je musarde, appareil photo à la main, comme le crétin de touriste que je suis. Je dépasse les boxes individuels dédiés aux veaux jusqu’à leur premier mois – l’un d’eux, né la nuit précédente, gît encore souillé sous une couverture de foin. Puis les collectifs, qui les accueillent jusqu’à leur sevrage, à trois mois – la parturiente du jour, le bassin déboîté par l’effort, les accompagne, couchée sur le flanc, les pattes arrière ligotées pour éviter qu’elle ne se la joue convalescente trop rapidement pour son poids. Le reste de l’impressionnante bâtisse, d’une aire paillée à l’autre, est tout entier consacré à l’accueil et à l’exploitation des quelque 120 bestioles en âge de vêler – les génisses restantes étant disséminées, presque autonomes, sur les autres terres de la région, en attendant que la nature les rendent enfin utiles. J’entre dans le manège, la « roto » : plateforme mobile cir-
Piscine olympique Entre la fin de nos jeux de gamins – concours de cabanes et batailles rangées de pommes de pin – et le retour de mon père retraité au pays l’année dernière, je n’avais plus revu Jérémie, qui ne manquait jamais, à l’époque, de railler mon urbanité précieuse – souliers vernis, nez pincé, quasicondescendance – tandis que j’observais d’un œil dégoûté le cirque fumeux des troupeaux qui paissent en se faisant dessus. Aujourd’hui, en son domaine, mes deux bottes plantées dans la merde, je n’en mène pas large. Sentiment exacerbé quand, bientôt, posté au centre de la roto, 24 croupes titanesques pointées vers le visage, je ressens ce mal de mer qu’ils m’avaient prédit comme inévitable chez les newbies. Je déboule fissa au grand air, et prend prétexte de mon tabagisme pour découvrir les installations et cultures qui nous cernent, sur une trentaine d’hectares parmi les 295 qu’ils possèdent désormais, dont une bonne partie classée « zone de montagne » : remise baignée de soleil (comme il se doit), énormes balles de maïs, mélangeuse à aliments, et surtout, intrigant, un bassin de piscine olympique rempli presque à ras bord de six mois de déjections – engrais naturel, riche en éléments fertilisants, auquel ils n’auront plus qu’à ajouter de l’azote pour l’épandage de leurs champs de cultures. Trois heures plus tard, après nettoyage du manège, stocka ge du lait, alimentation, isolement pour insémination des bêtes en chaleur (deux repérées à l’œil nu, deux autres pointées par l’ordinateur), puis guidage du troupeau au pré, les gars m’offrent un café en leur ferme initiale, à Passin. Avant de partir, Nicolas m’apprend que la viande de « bœuf » vendue en boucherie provient en réalité de « n’importe quelle bête, mâle ou femelle, de plus de 2 ans », ou que « la poudre d’os de vache est utilisée dans les produits de beauté ». Plus petit, le site de Passin est aussi plus vétuste (« à l’époque, on faisait tout au tracteur et à la fourche à Ma vie à la campagne page 71
« Heureusement que nos femmes travaillent à l’extérieur. Ce sont elles qui ramènent de quoi vivre. » Jérémie Bolon, agriculteur laitier
bras »), ne leur permettant de traire que dix bêtes à la fois. Jérémie, assis sur un plan de travail, parle clair et moult. Nicolas se surprend parfois à prendre la parole pour préciser un point. « De zéro » « Depardon, c’est bien, mais il va voir des vieux… dans la cuisine de la maison, t’as l’impression de revenir dans les années cinquante. » Les deux cousins, après leurs études au lycée agricole, ont enchaîné les expériences : l’un à Moulin Guénard, un fabricant d’aliments pour bétail, puis dans la mise sur pied de bâtiments agricoles, avant de s’envoler vers la Côte d’Ivoire « pour s’occuper d’animaux » ; l’autre dans la vente de produits alimentaires sur l’avantpays savoyard pour le compte d’une coopérative. De quoi mettre un peu d’argent de côté et racheter à un couple en instance de divorce, en juillet 2004, leur première exploitation : 60 vaches laitières, 167 hectares. Première tuile, une hécatombe : toutes les génisses de renouvellement meurent dans un incendie, qui détruit aussi une bonne partie du matériel de fenaison. Les voisins, amis et concessionnaires leur prêtent ou louent leurs outils. « On a retapé le bâtiment avec des tôles un peu branlantes, essayant d’en faire une cabane correcte pour les vaches. » L’année suivante, une autre ferme des environs est emportée par les flammes – décidément –, leur permettant de prendre en pension quelques bêtes supplémentaires. Jeunes agriculteurs hors cadre familial, leur père ayant œuvré comme salarié agricole sans disposer de son propre établissement – ils partent « de zéro. On avait une attirance pour le métier, par notre père notamment, mais on savait que c’était compliqué. On voulait travailler sur du vivant… et puis à l’extérieur, aussi ». Ils augmentent la production de 400 000 à 440 000 litres, et le cheptel de 60 à 80 têtes. « Plus pointu » En 2006, leur cousin Arnaud les rejoint, les mains vides de terres comme de bétail, mais riche de ses économies et des 207 000 litres fournis par la coopérative et le département en guise d’aide à l’installation. Docteur vétérinaire pour le laboratoire Mérial, Arnaud opte pour la vie rurale au moment même où un quatrième, Brice – camarade du lycée agro –, rachète sa ferme à un voisin parti à la retraite. Ma vie à la campagne page 72
Aidés par un système de prêts bonifiés, le quatuor est formé, se constitue en Groupement agricole d’exploitation en commun (GAEC), monte un lourd dossier et lance en juillet 2008 des travaux pour construire le bâtiment actuel, opérationnel depuis janvier 2010. A eux quatre, ils disposent désormais d’un troupeau de 150 têtes. Pour quels résultats ? Les conditions de travail se modernisent, et s’améliorent : « Aujourd’hui, j’appuie sur un bouton et il y a un racleur qui ramène la merde. » Paradoxe, pourtant : « On est montré du doigt. On me demande pourquoi il y a des podomètres aux pieds des vaches alors qu’aujourd’hui, chacun utilise un ordinateur et une webcam pour voir son fils à l’autre bout du monde. Les gens ont l’air de trouver louche qu’on fasse aussi appel à la technologie. Pourtant, beaucoup de jeunes ne rentreraient pas dans le métier s’ils n’avaient pas la capacité d’investir sur des outils modernes. » Nicolas lui emboîte le pas : « Quand on compare avec les méthodes des anciens, qui triplaient ou quadruplaient les doses d’engrais… Nous, on fait des analyses de sol, de pluviométrie, pour l’azote : nettement plus pointu. » « L’écologie, un choix économique » Mais du fait d’une forte nécessité d’autofinancement, liée au poids rédhibitoire des investissements, les quatre touchaient un salaire de 300 euros par mois l’an dernier (2009, sinistrose de l’industrie laitière). Ils en sont maintenant à 500 euros mensuels. « Pour les jeunes, c’est le plus dur. Certains ont des rémunérations proches de zéro. Nous, heureusement que nos femmes travaillent à l’extérieur [respectivement directrice d’école et responsable des rayons frais dans un supermarché]. Ce sont elles qui ramènent de quoi vivre. » Les aides de toutes sortes, dont celles de l’Union Européenne, ne sont pas un luxe, et déterminent même les choix et comportements des agriculteurs – comme celui, pour les Bolon, de construire bientôt un filtre planté de roseaux pour recycler leurs eaux : « L’écologie, c’est important pour nous, mais quand on en fait, c’est un choix économique. » Autre signe de la rigueur des temps : le matériel « lourd » utilisé par les exploitants de la région est régi par une Coopérative d’utilisation du matériel agricole (CUMA), « tournant » donc d’une ferme à l’autre. « En 2010, il y a des virages à prendre sur ce qu’on veut faire de l’agriculture demain, en France, en Europe… Par exemple, maintenir à prix fixes des valeurs refuges comme la poudre de lait ou le beurre en cas de mauvaise année », au lieu de les saborder. Alors, ça veut dire quoi être un agriculteur de 30 ans en 2010 ? Jérémie se lance avant que son portable ne le renvoie à ses impératifs du jour. « Au niveau local, on n’est pas perçu comme des marginaux. » Et ailleurs ? « Tout le
La recette de Jérémie Bolon
Sauvez la France rurale, mangez « McMarcel » « L’autre jour, à Lyon, pour une opération de sensibilisation à la nourriture du terroir, on vendait des “McMarcel”, du pain cuit dans un four à bois, une tranche de viande et du fromage fondu de Savoie. Une femme arrive et lance qu’elle ne mange plus de viande parce que les animaux sont maltraités. J’ai dû lui expliquer que trois quarts de la viande qu’on consomme ici proviennent de nos pâturages : si on arrête d’en manger, tous ceux qui font de la production extensive dans des secteurs de montagne comme les nôtres seront condamnés. » monde est plutôt attaché à ce monde-là, mais sans bien en connaître les réalités. » Un sacerdoce, alors ? « Si demain je m’en vais, je ne suis pas sûr de trouver quelqu’un pour récupérer ma structure. Mais tu ne peux pas avoir une vision négative du métier, comme les vieux qui dissuadent leurs enfants de reprendre l’exploitation. Si tu broies du noir à 30 ans, il faut changer de branche professionnelle. » Nicolas sourit. « Enfin, essayer, parce qu’il n’est pas très facile, non plus, de raccrocher du jour au lendemain. » Serrage de paluches, et je rentre m’effondrer de sommeil, satisfait du contact et mes bottes à la remise : eux recommenceront demain, et les jours qui suivront, encore. — Ma vie à la campagne page 73
portfolio Maroussia Rebecq
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Aux
champs
Photographie Maroussia Rebecq Les paysans du village de Piace-leRadieux ont posé pour notre objectif par un après-midi radieux, en préambule à l'exposition La quinzaine radieuse II qui aura lieu cet été dans la Sarthe, autour du projet de Ferme radieuse de Le Corbusier. Avec notamment Pierre Huyghe, Anita Molinero ou Constance Guisset.
Robe à fleurs, chemisier, jupe et robe de chambre, le tout Emmaüs Ma vie à la campagne page 75
portfolio Maroussia Rebecq
Robe à fleurs, corsage, chemisier à fleurs, et jupe, le tout Emmaüs Chaussures, chaussettes et pantalons, Models' own
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Lame des bois EMPLOI
texte & photographie Myriam Détruy (au Breuil)
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Découpage attentif du labeur quotidien d’un bûcheron , tronçonneur solitaire.
D’abord dégager le pourtour de l’arbre. Sur l’entaille directionnelle, deux coups de tronçonde l’Allier neuse, l’un en biais, l’autre à l’horizontale, et le petit morceau de bois tombe. Terminer le tour du tronc en enfonçant la lame dentée dedans. Poser la machine. Puis prendre le coin, l’insérer progressivement dans l’estafilade à coups de merlin. Parfois, il en faut un second pour faire vaciller l’arbre jusqu’à ce qu’il perde son centre de gravité. Gilles ne crie pas « timber ! » parce qu’il travaille seul. Le douglas, un conifère dont les aiguilles sentent la citronnelle, s’écroule dans un craquement sourd, là où le bûcheron l’a décidé. Encore quelques coups de tronçonneuse pour embellir la base, à laquelle est accrochée un mètre, d’une extrémité à l’autre. Lame en main, couper les branches. Arrivé à l’autre bout, calculer. La longueur, le volume, les consigner dans un carnet. Courte pause. Remplir d’essence
le réservoir, aiguiser rapidement la chaîne. Dans ce bout septentrional du Massif Central, la forêt est en grande partie composée de résineux, plantés pour être récoltés cinquante à quatre-vingts ans plus tard. Ici, pas de tapis de mousse. Le sous-bois est envahi par les ronciers et les fougères. Quand le moteur s’arrête, place au vent dans les branches, aux troncs qui grincent, aux oiseaux. Et Gilles qui passe à l’arbre suivant. Pas de chemise à carreaux « Dans une parcelle comme celle-ci, je peux en couper une vingtaine par jour, pour de la charpente ou de la menuiserie. » Gilles a 49 ans. Il est bûcheron depuis trente ans. « Un
peu monotone, pas facile, mais ça me plaît toujours. Si je peux, je le ferai jusqu’à la retraite. Quand elle arrivera, qui peut le dire. Mais ça peut être dur physiquement. » Pour l’instant, il tient bien le coup. Une douleur au dos l’a obligé à s’arrêter il y a trois, quatre ans puis il a repris. L’homme n’est pas un colosse. Plutôt du genre musclé sec, à manier une machine de dix kilos, chaque jour, à bout de son bras. Pas de chemise à carreaux non plus. La tenue s’est adaptée aux dangers du métier : pantalon et chaussures de sécurité pour se protéger de la lame qui peut riper, des gants pour ne pas accentuer les callosités, et un casque antibruit pour garder une bonne ouïe. « Au début, je n’avais pas tous ces équipements. Aujourd’hui, je ne peux pas m’en passer. » Gilles a commencé à 18 ans. « En Haute-Savoie, tout le monde savait faire ça. C’était une activité en complément par rapport à l’agriculture. » Son grand-père et son père étaient bûcherons. Eux aussi avaient appris sur le tas. Eux aussi ont vu le métier changer. Les abatteuses mécaniques ont réduit leur terrain d’activité. Leur restent les beaux arbres, les parcelles pentues, auxquelles les machines ne peuvent accéder, et les amoureux du travail bien fait. « Ce type de bois nous sauve. » Même si leurs commandes ont tendance à devenir plus sporadiques et parfois trop pressantes. Bois noirs Gilles tronçonne par tous les temps. Dégaine vers huit heures, casse-croûte à midi, repart vers dix-sept. Il n’aime pas la pluie, qui le ralentit, le fait glisser. Comme il est pru-
Quand le moteur s’arrête, place au vent dans les branches, aux troncs qui grincent, aux oiseaux. Et Gilles qui passe à l’arbre suivant. dent, rien de grave ne lui est arrivé. Mais il a perdu des copains, assommés par une branche ou écrasés par un tronc. Lui, sa pause maladie lui a permis d’aider sa femme, Thérèse, à s’occuper de gîtes réaménagés en Corrèze. Il y a deux ans que le couple et leurs trois enfants se sont posés à Lavoine, dans l’Allier, en bordure du massif des Bois noirs. Ils ont retapé ce chalet, devenu douillet et chaleureux. « Dans toutes les maisons que nous avons eues, il y avait du bois », dit Thérèse, en souriant. Gilles bûche auprès des scieries du coin et des gestionnaires forestiers. Si les temps sont parfois durs, il savoure la liberté d’être à son compte. Payé au mètre cube, il gagne entre 1 000 et 1 500 euros par mois. « Avant, je faisais partie d’un syndicat. C’était bien de se voir entre bûcherons, mais il y a un tabou : le prix du bois qui stagne depuis des années. » Pourtant, impossible d’envisager de faire sienne la phrase de Roland Topor : « C’est un bûcheron qui a réussi, à présent il abat des colonnes de marbre », Gilles n’envisage aucune reconversion. Libre. Comme un oiseau sous la branche. — Ma vie à la campagne page 79
L'autre chaîne de la culture médias
Peuplée d’agriculteurs lucides et de machines surpuissantes, Tv agri s’impose sur le Net comme le refuge d’une certaine éthique cathodique. par Marjorie Philibert
Villefranche d’Allier, au Salon de l’Herbe. Après un travelling effréné mené le long d’épis de blé sur fond de guitare électrique version Easy Rider, apparaît à l’image, à côté du journaliste, la star du programme : la faucheuse Krone. Bienvenue chez Powerboost, l’émission des passionnés du machinisme. Une sorte de Turbo bucolique (en partenariat avec le magazine Machinisme Actualités), où défilent sous leur meilleur jour une débrousailleuse à parallélogrammes, le tout dernier pneu de tracteur susceptible de révolutionner le marché (explication du constructeur : « c’est sa progressivité qui évite une rupture au niveau de la sculpture ») ou un tracteur télescopique au design mûrement étudié (« alors que nos concurrents ont adopté un bras décalé, nous avons fait le choix d’avoir un bras au centre »). Pour le téléspectateur non averti qui tombe sur Tvagri, webtélé dont le JT est diffusé quotidiennement à horaire non fixe sur la chaîne Demain (TNT), l’exotisme fonctionne à plein, avec sa poésie du dépaysement et son hermétisme involontairement comique, ressort popularisé par Chris Esquerre dans sa mémorable « revue de presse des journaux que personne ne lit ». Mais au-delà, quelle est donc l’histoire secrète de TVagri ? Char d’assaut D’abord, c’est tout sauf une chaîne que personne ne
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regarde. Le JT de l’Agriculture est téléchargé plus de cinquante mille fois ! A l’heure où certains sont scotchés devant Elise Lucet, d’autres se suspendent aux lèvres d’une autre Elise : Elise Moreau, qui n’hésite pas à se déplacer micro en main sur les Champs-Elysées, fin mai, quand salades et maraîchers les envahissent, ou au Sénat lorsqu’une loi agraire est votée. Mais cette grand-messe généraliste ne coupe en rien TVagri de son sens aigu de la spécialisation. Il y a également Cultures News, le journal des passionnés de cultures, ou Tout le solaire, dédié à l’actualité de l’énergie photovoltaïque. Pour être complets, n’oublions pas Radioagri, le « France Info de l’agriculture », selon le directeur de la rédaction de TVagri, Jean-Paul Hébrard. Justement, nous lui avons posé la question : comment, en six ans d’existence, fait-on pour trouver sans cesse des sujets nouveaux ? « Le monde agricole, c’est comme le foot, il se passe toujours quelque chose. » En effet, TVagri témoigne d’une diversité insoupçonnée. Les reporters de Powerboost sont allés jusqu’en Floride filmer un tracteur neuf. En mai, l’étape française de la Coupe d’Europe de tracteurpulling à Bernay (Eure) a rassemblé plus de vingt mille personnes, et Jean-Pierre Pernaut, sur TF1, a lui aussi consacré de longues minutes à l’événement. Car la discipline est pour le moins télégénique : tout l’art de ce tuning musclé consiste à booster son tracteur en l’équipant
Les débrousailleuses à parallélogrammes, le dernier pneu progressif et le nouveau tracteur télescopique !
d’un moteur d’hélicoptère ou de char d’assaut. On découvre alors l’existence d’un calendrier rural inconnu mais déroutant d’imagination : toute l’année, des bourses d’échange de miniatures agricoles exposent des modèles réduits représentant des scènes de ferme. « Souvent, ce sont des gens qui n’ont pas pu devenir des agriculteurs, et qui se rattrapent », affirme JeanPaul Hébrard. Moderne et complexe Loin d’émettre uniquement pour les fétichistes des moissonneuses-batteuses ou des poulaillers, TVagri soumet nos élus aux réalités de la campagne dans Politiques à la ferme. L’émission décrypte la communication de Jean-Paul Huchon ou de Valérie Pécresse, reprenant allégrement des valeurs d’authenticité un rien surjouées ; par exemple lorsque Dominique de Villepin s’empare avec amour d’un porcelet et lance aux journalistes : « Regardez, il est sympathique ! », ou Nicolas Sarkozy tentant de reconquérir les ruraux qui le boudent en serrant des mains au Salon de l’Agriculture. TVagri est donc le seul média qui se tienne loin des préjugés citadins sur la campagne. « L’image du monde agricole véhiculée par les médias est très simpliste, estime JeanPaul Hébrard. Soit ils portent aux nues des valeurs authentiques comme le bio, soit ils restent prisonniers d’une vision passéiste et figée à la Depardon. Ce monde est plus
moderne qu’on ne pense. Et plus complexe. » Preuve de cette complexité, quand la téléréalité sauce M6 s’empare du sujet, elle fait un carton. L’Amour dans le pré est revenu début juin pour une cinquième saison. « Ce qui fait le succès du programme, selon Jean-Paul Hébrard, c’est que, malgré les caméras, les agriculteurs restent assez authentiques. Et puis le public a un attachement profond pour le monde agricole. Lorsque les tracteurs arrivent à Paris [voir p. 124], ils sont applaudis ! » Pour autant, le dating champêtre n’est pas au programme de TVagri, qui s’en tient à sa vocation de parler avec exactitude de son domaine, par-delà les ricanements et les effets de mode des politiques. Une télé qui tiendrait ses promesses, en somme. Incrédules ? Demain, regardez Demain ! — tvagri.com
Le TrĂŠsor de Rackham le Rouche aventure
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par Richard Gaitet photographie Thomas Corgnet (à Messitert)
Comment une virée chez
D’un tempérament doux, célébré pour sa laine plus chaude et plus les brasseurs de bière du Standard résistante que celle du mouton, l’alde Liège paga est un mammifère proche du lama, mâchonnant généralement son herbe dans la cordillère des Andes. La vision de trois spécimens – baptisés Ramsès, Lola et Flight sur le plateau de l’Herve, dans rouge, prononcé à la liégeoise. » Et nous voilà justement l’arrière-pays liégeois – procure une ivresse légère, comme au Stade. lorsqu’avec le capitaine Haddock, on sirote un whisky, l’été, en plein soleil, dans les jardins de Moulinsart. Nous étions Brocks en stock venus pour cela : tremper nos barbes dans la bière officielle « On l’appelle le “Chaudron” parce que pour tous ceux du Standard de Liège, ce légendaire club de football, dix qui viennent jouer contre nous, c’est l’enfer. » On le défois victorieux du championnat national et qui partage, par couvre vide, mais pourtant, d’une capacité de vingt-sept un joyeux hasard, le même nom que notre pétillant maga- mille spectateurs, le méphistophélique sanctuaire impreszine. Nous voulions rencontrer les brasseurs, nous avons sionne. « J’étais de la plupart des voyages européens de vu des alpagas… ainsi qu’un lapin-berger superstar, des l’équipe depuis deux ans, et l’ambiance d’ici, on ne l’a pas vaches bleues, des clichés inédits de Gérard Depardieu et, beaucoup vu ailleurs. C’est très chaud. A Liverpool, pour tout de même, des brasseurs planqués dans une abbaye la Champions League, il y avait deux mille Rouches face cistercienne. à quarante mille Anglais, on n’entendait que nous. » SupLe journalisme est un sacerdoce. porter de cœur et de sang (« mon père était abonné, mais il ne me l’a jamais dit »), Marc ne se doutait pas que cette « Marée rouge » ferveur qui l’anime depuis l’enfance lui profiterait dans de Notre guide dans cette étonnante aventure surgit en gare telles proportions : en quatorze mois se sont écoulées plus de Guillemins. Marc Stassen, 42 ans, possède une vaste de trois cent mille bouteilles de 33 cl (à 1,5 euro pièce), boutique de vins à Aubel, village « assez prospère » de mille magnums (à 20 euros) et vingt mille verres (à 4 euros). quatre mille âmes, accessible en vingt-cinq minutes de voi- Mille sabords ! « Le succès a été fort médiatisé, il y a eu ture au nord-est de Liège. C’est un blond chaleureux affi- rupture de stock. Les gens avaient peur de ne pas en avoir, chant deux fameuses similitudes avec le comédien François ça a créé des rushes. » Des rushes pour les Rouches. Damiens : la voix, la taille haute, et dont le polo, comme les « On se serait cru dans une épicerie : on ne vendait plus nôtres, cache à peine une brioche qui traduit mieux que tout que de la bière ! » La moitié de la production est vendue là, discours sa passion pour la mousse. à La Planète Rouge, centre névralgique d’un merchandis Glorieux fruit d’une lignée de cidriers présents dans la ing inspiré et sous-traité par l’Olympique Lyonnais, le région « depuis quatre cents ans », Marc se souvient des reste étant disponible dans une centaine d’enseignes du circonstances qui présidèrent à cette idée fructueuse : royaume. Tout en rangeant les cartons de sa nouvelle colpourvoir le Standard, fondé en 1898* et fort de vingt-deux lection de « vareuses » (maillots), la responsable de la boumille abonnés transis, d’une bière officielle « de terroir ». « En tique s’étonne qu’on ait pu lui servir, l’autre soir, une Stan2008, le club est sacré champion de Belgique pour la pre- dard dans un restaurant « chic ». « Ça marche parce qu’il mière fois depuis vingt-cinq ans. Deux cent mille personnes s’agit d’une bière de terroir. Si on l’importait au lieu de la défilent dans le centre de Liège derrière les joueurs, une fabriquer dans une brasserie bien de chez nous, elle n’auvraie marée rouge. J’en parle avec un ami, considérant que rait pas tant fonctionné. » dans mon magasin j’ai deux produits phare, les articles du Standard – dont, déjà, une cuvée spéciale “démocratique”, le bon petit rouge, 5 euros la bouteille – et la bière de l’abbaye du Val-Dieu. Mon ami, qui n’est même pas un gros buveur ! me souffle d’allier les deux. Comment n’y avait-on pas pensé plus tôt ? Après le second titre, l’année suivante, tout s’est enchaîné. » Surfant sur ce doublé historique, Marc Marc Stassen lance en mars 2009, avec la bénédiction du club, la bière des Rouches. « Du nom des supporters, toujours vêtus de
se transforme en ode aux bonheurs bucoliques du Pays d’Aubel. En route, Milou !
« Le lapin se sert du poney comme d’un tremplin pour aller embêter les chèvres. »
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Welcome, lapin kamikaze C’est bientôt l’heure du déjeuner. Jusqu’au restaurant de « l’Académie » – second meilleur centre d’entraînement européen derrière celui du Milan AC –, Marc nous conte une amusante anecdote. La veille, son lapin a remporté la finale de l’émission Y a pas pire animal ! sur la RTBF devant trente-cinq mille téléspectateurs, comme le prouve La Meuse, le canard local, dans lequel Marc et sa femme occupent une demi-page. « Parmi quatorze “animaux à problèmes” (des chiens turbulents, un perroquet qui chante l’hymne du Standard), les gens ont voté par SMS pour notre lapin dominateur-kamikaze, Welcome. » Tu entends ça, Milou ? « Il fait le berger. Il prend des coups, vole à trois mètres mais revient toujours. Il y a trois ans, une amie l’a trouvé dans un cimetière. On l’a placé dans un enclos près d’un poney dont il se sert comme d’un tremplin pour embêter les chèvres, surtout les femelles, pour les sauter. C’est un coriace. Elles l’éjectent avec leurs cornes, mais comme Rocky, Welcome n’a peur de rien. » C’est à cet instant que Marc révèle l’existence de ses alpagas originaires de Bolivie. « On les élève pour le plaisir, mais aussi pour filer leur laine afin de faire des pulls ou des écharpes. » On songe à peine à des vareuses en toison Ma vie à la campagne page 84
véritable d’alpaga latino-américain que nous voilà enfin devant cette petite bouteille en verre sombre à l’étiquette blanche et rouge. « De la rondeur » Nos chopines s’entrechoquent face à de vertes pelouses, désertes. « A servir très frais. Là, ça va. » Désaltérante et douce comme la fourrure d’un lama. « Je voulais de la rondeur, d’une bière qui plaise à tous, y compris aux dames. Pas trop amère. » Cet arôme végétal, d’où vient-il ? « Ce sont des essences naturelles de baies de genévrier, typique de notre province. » Apres et robustes, ces baies parfument l’eau de vie locale, le « peket », chantée lors des festivités folkloriques. A consommer modérément, comme la bibine Standard. « 6 % d’alcool, c’est le minimum pour une bière spéciale, et le maximum pour ne pas soûler les supporters. Elle se boit facilement, donc il s’en faut de peu pour qu’elle tape un peu sur le casque. » Exact. Car pendant que Marc évoque avec notre photographe, et non sans tristesse, la récente défaite de ses héros en quart de finale de l’Europa League contre Hambourg, et la non-sélection de la Belgique pour le Mondial, je me demande ce qu’en penserait ce zouave de Tournesol.
« A servir très frais. » Désaltérante, et douce comme la fourrure d’un lama. Il est temps de s’enfoncer dans la campagne, de quitter ces paysages de hauts fourneaux en direction de l’abbaye, en longeant la Meuse sur la route de Maastricht. L’écusson « Standard Champion » virevolte sous le rétro. Le ciel est d’un bleu confondant, sans le moindre nuage, et le terrain vallonné, alternance de prairies verdoyantes et de mansardes dispersées à briques rouges. Au bord du fleuve, ce graffiti surréaliste : quelqu’un a tagué « anticonstitutionnellement » sur des dizaines de mètres, en blanc. Le 4x4 de Marc oblique sans retenue vers de larges vergers de pommiers et de poiriers dont sont tirés des jus savoureux et des sirops à tartiner. De paisibles vaches, racées « bleu-blancbelge » et « pis noirs », paissent avec flegme. « Les sols sont riches, humides, et l’herbe grasse, ce qui permet d’obtenir du très bon lait. » Marc indique une bicoque. « C’est là que je suis né. Je suis peut-être le dernier à être né ici, pas à l’hôpital. » Nous traversons un bois, dense (paraît-il hanté par une sorcière), lorsqu’apparaît le domaine du Val-Dieu. De l’or en bulles Sosie grisonnant de Didier Deschamps, l’administrateurdélégué de la brasserie, l’aimable Alain Pinckaers, nous accueille dans l’enceinte de ce lieu spirituel inauguré en 1216, propriété de l’Ordre de Cîteaux, parcouru chaque année par quelque mille cinq cents personnes, majoritairement néerlandophones. « Les moines produisaient leur bière au fond du jardin jusqu’à leur départ en 2001. » Une communauté chrétienne prend le relais et laisse à Alain et sa team le soin de fabriquer de l’or en bulles, de quatre à cinq variétés, sans compter celle des Rouches. « Nous avons brassé sept cent mille litres en 2009. Une superbe année, et le succès de la bière du Standard y est évidemment pour beaucoup : le hourrah du début, c’était presque trop ! Et contribue fameusement à la renommée de ValDieu. » Sur l’aile gauche, une étable a été reconvertie en jolie cantine self-service, le Casse-croûte, tenu par Léon Stassen, cousin de Marc, qui sort soudain pour le chambrer sur son passage télé de la veille. « Alors, lapin champion ? » L’aile droite est dévolue aux chambres chaudes. « Cette bière à haute fermentation est obtenue à partir de quatre ingrédients : eau, houblon, malt, levure. L’eau vient de Charneux, une source stable et profonde à proximité. Le houblon est principalement importé de Tchéquie et un peu de Popefing, au nord de la Belgique, qui ne sert qu’à aromatiser le tout. La levure, ces petites bestioles qui se propagent, vient d’une université régionale. Et le malt, on l’achète ici, aussi. » Cette boisson patrimoniale naît d’un
Cinéma
Le tour du monde en 50 ans Décidément surprenant, Marc Stassen n’est autre que le frère de Ben Stassen, pionnier européen du cinéma 3D et réalisateur-producteur de Fly Me To The Moon (2008), pérégrinations rigolotes de trois mouches embarquées sur le vol Apollo 11. Ben publie cet été son second long-métrage, Le Voyage extraordinaire de Samy, cette fois focalisé sur une petite tortue qui met 50 ans (« c’est l’âge de mon frère ») à faire le tour du monde, découvrant la pollution des océans. — Le Voyage extraordinaire de Samy en salles le 11 août. Ma vie à la campagne page 85
« 30 % des buveurs de Standard sont flamands, comme les supporters. » Marc Stassen processus complexe de six semaines, au cours duquel intervient le genièvre. « Après, il faut la laisser vieillir un mois. Elle s’arrondit, le soufre disparaît. »
Presse
L’autre magazine Standard Maquette colorée, papier glacé, informations exclusives : chaque mois, en cinquante-deux pages sobres et sans chichi, Standard Magazine révèle rigoureusement toute l’actualité des Rouches, avec l’intégralité des résultats, les secrets d’un centre réussi (« première chose à savoir : lever la tête. Comment voulez-vous servir votre équipier si vous ne savez pas où il est positionné dans le rectangle ? »), un poster détachable et des portraits de « passionnés » hors du commun. En mai, Sébastien, 1 288 matches au compteur : « Tout est organisé en fonction du Standard : nous nous sommes mariés un vendredi car il y avait match le lendemain. On a attendu pour le voyage de noces afin de n’en rater aucun. Et j’ai demandé à faire provoquer la naissance d’un de mes fils pour éviter que cela tombe en même temps qu’une rencontre. » Standard magazine, 3,5 euros, en kiosques.
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« Garder l’Etat uni » Dans la cour, à l’abri des touristes, Alain nous offre une rasade de sa blonde. La dégustation se poursuit avec un bel échantillon de la brune, puis de la « triple », lauréate d’un European Fine Food Award en 2006, la préférée d’Alain : « plus de caractère, peu saturée, peu de sédiments, onctueuse ». Les oiseaux piaillent, les breuvages scintillent comme un métal précieux. La « grand cru » s’invite sur la table. En terrasse du Casse-croûte, encerclés d’une nuée de retraités bienheureux, nous tentons de maintenir le cap face à l’hospitalité liégeoise – cinq bières, dont une à 10°, à 16 h 30 – en grappillant du gouda. Alain évoque alors certaines modifications comportementales entre nos deux nations : « Le Belge boit de plus en plus de vin. Avant, cela restait exceptionnel (mariages, communions), mais maintenant, chaque cafetier en propose. Ce n’est pas beaucoup, comparativement à vous, mais ça augmente. A l’inverse, on doit faire très attention à la bière française : vous construisez des micro-brasseries qui pourraient nous poser problème dans dix ou vingt ans. » Tandis que croasse un corbeau, on aborde un sujet épineux : la récente démission du gouvernement, alors que la Belgique doit prendre la présidence de l’Union Européenne le 1er juillet. Marc : « Il faut garder l’Etat uni. Pas la peine de se diviser, c’est la même culture. 30 % des buveurs de
Thalys, sept liaisons quotidiennes Paris-Liège en 2 h 10
Aller simple entre Paris-Nord à Liège-Guillemins à partir de 25 euros en Comfort 2 (tarif Smoove) et à partir de 59 euros en Comfort 1 (tarif Smoove). D’autres tarifs avec réduction sont également disponibles (tarifs Jeune, Senior, Kid&Co et Kid). Services supplémentaires en Comfort 1 : attentions du personnel de bord, repas servis à la place, large choix de journaux gratuits et accès Internet wifi dans tous les Thalys. Informations et/ ou réservations : centre tél. Thalys : 08 92 35 35 36 (0,34 € la minute) de 7 h à 22 h, gares, boutiques SNCF et agences de voyages agréés. thalys.com
Standard sont flamands, comme les supporters. Des gens qui aiment discuter autour d’un verre, sans se prendre au sérieux jamais. » Et de prouver directement son propos en s’adressant à notre photographe : « Tu vas voir quand tu vas te lever. Au bureau, ils vont se demander d’où viennent les effets spéciaux de tes images. » Effectivement, pas la peine de frimer, nous sommes un peu bourrés. Les Compères à Aubel Nous rejoignons Aubel et, lorsqu’il se gare devant son magasin, j’ai l’impression que Marc me dit que son bled a la forme « d’un jambon », tandis que le nouveau responsable des effets spéciaux de la rédaction, admirant les beautés de la cité, se fend d’une formule que n’aurait pas renié Philippe Noiret : « C’est assez cossu comme bourgade. » En son absence, la boutique de Marc est gérée par sa maman, 77 ans, « qui portait des cruches de lait dans la ferme familiale ». Sur les étagères, on identifie deux visages connus. « Je distribue le vin de Pierre Richard depuis plus de dix ans. Il est venu en mai, j’ai des photos de lui avec l’écharpe du club en train de déguster la bière des Rouches. Mais il oublie la moitié de ses cadeaux ! Il est vraiment distrait. » Et son compère… « Je distribue aussi ceux de Gérard Depardieu. Nous sommes rentrés en contact quand il tournait Les Enfants de Timpelbach [Nicolas Bary, 2008] dans un vieux château à dix kilomètres. J’ai eu son numéro de GSM, je l’ai appelé, il est venu deux heures pour des dédicaces devant cinq cents personnes. Les médias étaient fous, montaient
sur les caisses, renversaient les bouteilles, tiraient sur son pull, il devenait tout rouge. D’un charisme exceptionnel, il a donné un vrai cours d’œnologie, très technique. » Cigognes Notre épopée se boucle à Messitert, où Marc vit avec sa compagne et son fils depuis huit ans. Une spacieuse bâtisse avec derrière, de la prairie, à perte de vue, sur un hectare et demi. Cinq bichons et un chihuahua jappent à l’arrivée de leur maître. On aperçoit des poules et leur coq. Des chèvres et leur bouc. Un cheval aux yeux turquoise. Et Welcome qui, dans son box privatisé, écoute Les Grosses Têtes « bien que ce soit la musique classique qui le détende le plus ». Marc prend la vedette sur ses épaules et grimpe avec lui sur son Wheel Horse C-125. Puis nous accompagne au nid des alpagas, deux mâles et une femelle, récemment tondus, coiffés comme des défenseurs espagnols. Des cigognes survolent parfois sa maison et inspirent à Marc des poèmes ; Marc, dont le prénom-anagramme est contenu dans celui d’un célèbre pirate en bisbille avec Tintin ; Marc, corsaire de la bière, qui nous a ouvert les portes de son bucolique empire animalier ; à Messitert, nous avons retrouvé le Trésor de Rackham le Rouche. — * Le Standard de Liège doit son nom au Standard Athletic Club, association privée de footballeurs anglais fondée en 1890 à… Paris.
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portfolio Marie-Laure Cruschi Marie-Laure Cruschi pose un regard digital et synthétique sur la vie aux champs, contradiction entre une vision idyllique et nos aspirations d’urbains ayant perdu le contact avec la nature. Tournez la page pour voir la réalité. Ma vie à la campagne page 89
portfolio Marie-Laure Cruschi
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« Inséminer le maïs » pop agriculture
propos recueillis par Timothée Barrière photographie Jean-Marc Ruellan
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« Bianca et moi, on a toujours grandi dans de petits bleds un peu pourris. J’ai vécu avec notre mère dans des villages du Nouveau-Mexique, où il n’y avait rien à faire à part se rendre en cachette au catéchisme – c’est là qu’on trouvait les plus belles filles. Bianca a surtout été élevée par notre père, un agriculteur originaire de l’Iowa, dans la banlieue de Joseph City, Arizona. Elle passait son temps à chasser les lapins autour d’une épave de train et à brûler les fourmis, tu vois le genre. » « Petites, on passait souvent l’été dans une ferme de l’Arizona, chez notre oncle producteur de maïs. Avec les neuf enfants de la famille, on travaillait aux champs, sous une chaleur littéralement à crever. Notre boulot, c’était d’inséminer les plants de maïs, comme des abeilles ; on nous faisait déjà faire des trucs un peu sexuels… Bianca étant la plus petite, elle était en charge
Fertiles en folk incantatoire, CocoRosie fut dès l’enfance la serre des sœurs Bianca et Sierra Casady. de l’eau, c’était notre water boy : avec sa gourde sur le dos, elle allait rafraîchir les gamins qui essayaient de survivre au soleil. L’esprit d’équipe s’est développé très tôt, chez nous. » Chamanisme champêtre « De notre père, on a hérité d’une forme de chamanisme champêtre. Nous l’avons encore pratiqué cet hiver, sur les plateaux désertiques de l’Arizona, à la fois rouges et enneigés, ou dans les bois du Nouveau-Mexique : partir en randonnée pour chercher de vieux fossiles, des dents de requins préhistoriques ou même des traces de fées. Cet hiver, la « récolte » a été plutôt bonne, et j’ai récupéré un fragment
de mâchoire, de lynx je crois, avec des dents très impressionnantes. On utilise ces trouvailles lors de rituels chamaniques expérimentaux la nuit en plein désert, autour d’un feu. On chante et on invoque les esprits grâce à des amulettes fabriquées à partir d’ossements ou de fossiles. J’aime penser qu’on entre en contact avec des esprits, mais il faut plutôt envisager ces rituels comme des exercices créatifs… » — Grey Oceans PIAS Live! Les frangines montrent leurs dents (de lion) le 17 juillet au festival de Montreux.
« Courir nu dans les bois » pop agriculture
Amoureux des grands espaces, les deux kids psychédéliques de MGMT ont su retrouver les forêts de leur enfance. Congratulations ! propos recueillis par Antoine Couder mise en images par Sylvain Cabot
Congratulations Columbia Live! Le duo batifole le 7, 8 et 9 octobre à Paris Ma vie à la campagne page 93
Bang Goes The Knighthood The Divine Comedy Records/ PIAS Live! Le country boy au nez pris tente le piano solo le 8 juillet, Salle Pleyel à Paris
pop agriculture (suite)
« La vie au grand air me rase. » propos recueillis par Richard Gaitet photographie Richard Bellia (Belfort, juillet 1998)
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« Le tout petit village d’Enniskillen, au cœur du comté de Fermanagh, c’est le cadre très humide de mes années de formation, où j’ai vécu de 10 à 20 ans. Ce comté n’est qu’un gros lac. Ce qui peut s’avérer fâcheux, car je n’étais pas un bon nageur – à la différence de tous mes amis qui, eux, adoraient le ski nautique, la pêche et le jet-ski. C’est une terre d’élevage, riche en bétail, sur laquelle rien ne peut pousser – trop d’eau. Ma mère a élevé et monté des chevaux toute sa vie et déteste la ville. Certains de mes amis, eux, avaient des parents agriculteurs et le sont sûrement devenus. Pourtant, le monde rural ne les intéressait pas plus que moi. Je n’ai même jamais aimé jouer dehors, car j’ai toujours souffert [il renifle] de vicieux rhumes des foins [évoqués dans The Pop Singer’s Fear of The Pollen Count, 1993]. Dans ces régions, vous n’avez qu’une envie : partir. »
Allergique au pollen, le Dublinois Neil Hannon, crooner de The Divine Comedy, revient sur son adolescence enrhumée, quoiqu’inspirante. « On jouait au croquet » « Je me suis toujours profondément ennuyé à la campagne, tout en restant ce country boy effrayé par les villes. Il y a néanmoins cette face B de Casanova [1996], Birds of Paradise Farm, à propos d’une ferme du comté de Wexford, au sud-est, qui appartenait à des amis de la famille. Ils avaient des oiseaux en cage et je trouvais ça un peu méchant. Nous nous y rendions certains étés, on jouait au croquet – un sport merveilleux… je regrette que les Français n’y comprennent rien ; avec mon complice Thomas Walsh, nous avons composé un album très joyeux à ce sujet [The Duckworth Lewis Method, 2009] – devant cette grosse maison, mais je devais souvent rester à l’intérieur à cause de mes problèmes de santé. Sur Liberation [1993], Your
Daddy’s Car est aussi tirée de ces années rurales : les jeunes du coin conduisent comme des malades sur des routes très venteuses et nombreux sont ceux qui meurent l’année d’obtention de leur permis… » « La nature ne m’a jamais poussé à la méditation. L’une de mes vieilles chansons, Bleak Landscape, s’inspire de ces paysages maussades, gris, infinis, où rien ne se passe – l’idée est romantique, mais la vie au grand air me rase : je m’assois, c’est joli, mais après, on fait quoi ? J’attends l’inspiration poétique ? Je ne suis pas vraiment un poète : si vous lisez mes paroles à voix haute, sans musique, elles sont juste maladroites, cessent instantanément d’être belles, comme des poissons hors de l’eau. » —
« Soirées moelleuses » pop agriculture
Planté dans un bled français top secret, l’Anglais Stuart A. Staples, discret tronc des Tindersticks, compose des ballades merveilleuses au fond de son jardin du Limousin. propos recueillis par Nicolas Roux photographie Philip Provily
« Je sais que la Creuse est considérée comme une sorte de trou noir. Mais après dix-sept ans à Londres, j’avais besoin d’espace, le groupe aussi. J’ai fait trop de chansons sur la ville [comme City Sickness sur Tindersticks [1993]. En 2003, Say Goodbye To The City [sur Waiting For The Moon] annonçait déjà ce départ. Installer notre studio à la campagne en Angleterre nous aurait donné l’impression de partir à la retraite, alors qu’ici, il s’agit d’un challenge. On a hésité entre la Grèce et la France. Le choix s’est fait [en 2006] par pragmatisme, la Grèce est trop loin de Paris ou de Londres. On a choisi un endroit au hasard sur la carte. Je vous assure. En
partant, on ne savait presque rien du village où on allait. » Chien Chanceux « Composer à la campagne s’est avéré fantastique. A Londres, ma créativité était perméable à la pression extérieure. Ici, seul dans mon studio [baptisé « Le Chien Chanceux »], il n’y a que moi pour lui donner une direction. J’ai plus de liberté pour explorer, plus d’espace, de temps et d’énergie. Même s’il m’arrive d’avoir des idées quand je marche, les balades en forêt à la recherche de l’inspiration sont vraiment secondaires. J’ai surtout trouvé une forme de simplicité dans ma vie. C’est un excellent point de départ pour
construire ma musique. Au plus près de mes désirs. » « Nous ne sommes pas là de façon définitive, il y aura d’autres déménagements. Après ce premier pas, le suivant sera facile. En attendant, je vais passer une partie de l’été à profiter de la Creuse sans composer. Vous savez, les soirées sont somptueuses. Très douces. Suaves, moelleuses, sereines. » —
Falling Down A Mountain 4AD / Beggars Banquet Ma vie à la campagne page 95
portfolio
Photographie Cyrille Weiner Costumes Harald Lunde Helgessen Direction artistique Christophe Haleb Modèles/danseurs Séverine Bauvais et Christophe Le Blay
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sève
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portfolio Harald Lunde Helgessen par Cyrille Weiner
La rencontre singulière d’un photographe, d’un styliste et d’un chorégraphe nourrissant l’intérêt commun pour les corps dans l’espace naturel et mental. Les costumes mis en scène ont été réalisés pour la création chorégraphique Liquide de Christophe Haleb, une oeuvre charnelle sur les question de l’amour, qui sera présentée au Festival de Marseille le 3 Juillet et à La Scène Nationale d'Orléans les 20, 21 et 22 octobre. lazouze.com
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Colchiques dans les villes mode
par Fanny Menceur illustration Roxane Lagache
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Chapeaux de paille, coton et petites fleurs : le look
Une embellie rustique inonde les paysages ensoleillés de la mode. Ces rayons célébrant la Belle des Champs néo-fermière à la sensualité hamiltonienne darderont-ils encore après l’été ? En octobre dernier, sous la verrière du Grand Palais investi par Chanel, des bergères coiffées d’épis de blé ar- foulent d’un pas léger le macadam. Les pièces estivales aux gentés et chaussées de sabots fleuris se promenaient dans motifs floraux, déclinés en bouquets de roses sauvages ou une gigantesque ferme en bois inspirée du hameau ver- en liberty plus sage (voir encadré), sont aussi nombreuses saillais de Marie-Antoinette. Ce défilé printemps-été aura que des pétales de marguerite dans un bocage. le mieux exprimé cette tournure arcadienne. Louis Vuitton Le luxe aura donné le la bucolique à bon nombre de créapare les sabots de talons vertigineux, la paille est tissée en teurs. Pour vous dire, notre punkette préférée, Vivienne panier de luxe chez Dolce & Gabbana, les écussons frui- Westwood, a cédé à la tentation agreste pour sa ligne tiers quittent les toiles cirées pour égayer les longs jupons Red Label : « L’inspiration de cette saison était “ very british d’Yves Saint Laurent, et les espadrilles de Robert Clergerie Chelsea cup of tea”… nous répond la communication de
survivra-t-il à l’été ?
De gauche à droite Bretelles Fred Perry Sandale Castaner Collier Nina Ricci Chapeau CA4LA Lunettes Waiting for the sun Sac Paule Ka Espadrille Castaner Défilés Dior Eley Kishimoto Vivienne Westwood
la maison. « Eh oui, Vivienne aime aussi les douces aprèsmidis passées à cueillir des fleurs ! » Même si le but n’est pas de nous abreuver d’un énième revival baba-cool, les silhouettes en crochet de coton délicatement garni d’imprimés ingénus poussent parfois la pastorale un peu loin dans la caricature. La raison ? La mort du faste et du bling-bling (1999-2009, RIP) redirige notre attention sur les valeurs fondamentales que sont la nature et la tradition. Utopies paysannes Fashion conséquence de la crise : par l’idéalisation du folklore rural et une certaine moralité dans le rapport à la terre, l’esthétisme champêtre s’oppose à l’artifice et à l’ostentation. Ainsi, le retour du sabot, symbole de la paysannerie laborieuse promu it-shoe de l’été, nous est imposé comme contrepoids au contexte économique. « Le recours aux
Le sabot, symbole de la paysannerie laborieuse, promu it-shoe de l’été. clichés rustiques permet de conjurer le malaise collectif actuel », expliquent Sylvie Thévenet, chargée de recherche, et Elisabeth Dard, directrice de la mode au bureau de tendance Peclers. Mais cette mode gorgée de romantisme rousseauiste amorce-t-elle sérieusement un retour aux sources ? Ces codes vestimentaires s’apparentent à une entreprise de séduction, qui repose sur la croyance en un fermier « authentique » qui n’existe plus en dehors de sa portée symbolique : « Le thème “campagne” dans lequel nous baignons est fantasmé. Il ne correspond aucunement aux Ma vie à la campagne page 101
De gauche à droite Sabot Miu Miu Escarpins Viktor & Rolf Défilés Chanel Vivienne Westwood Wunderkind Dries Van Noten Wunderkind habitudes vestimentaires du monde rural d’aujourd’hui, observe Elisabeth Dard. Ce qui nous inspire, c’est la richesse des utopies paysannes, et l’idée de valeurs d’antan où l’homme vivait en harmonie avec la nature. » La parure Belle des Champs vise à nous éloigner, du moins pour un temps, de l’image de la consommation irraisonnée ; c’est un refuge, le long des sentiers battus, sur un territoire aux repères fauchés. Napoléon à la conquête de l’Amérique Cette rassurante floraison devrait continuer l’été prochain poursuit Elisabeth Dard : « Nous travaillons à partir des codes vestimentaires ruraux des immigrés européens s’installant en Amérique à la fin du xixe siècle. Ceux qui sont à l’origine de l’American Folk Art. Cette inspiration a des chances de durer plusieurs saisons. Elle sera réinterMa vie à la campagne page 102
prétée avec plus de twist et de décalage, avec toujours la poésie et la légèreté comme éléments fédérateurs de cette tendance. » Les germes de ce qui constituera notre champ automnal, inspiré de l’art populaire américain rural et naïf, ont donc été semés il y a cent ans. D’accord sur le fait que ces valeurs, « ADN de notre patrimoine », ne perdront pas pour les saisons à venir « cet impact floral et poétique », Corinne Denis, DA du bureau de conseil en mode Martine Leherpeur et professeur à l’Institut français de la mode, pense qu’elles seront « travaillées sur un mode plus boudoir avec des fleurs esprit Napoléon ». Napoléon mêlé à la conquête de l’Amérique ? Laissons la mode de l’été 2011 réinventer l’Histoire puisque « la vérité historique est souvent une fable convenue », selon l’homme au bicorne. —
De gauche à droite Blouson APC Chemise Fred Perry Chaussures Dr. Martens Cravattes et vélo London Target
Le point sur
Liberty belle Alexa, betsy, bourton, bridlington, caesar, camille, capel, chapman, chirya, chives… par ordre alphabétique ou pas, on peut en trouver plus de trois cents variétés. Stop : c’est quoi le liberty exactement ? Ces vêtements qui fleurirent chez les hippies purs des seventies et les hippies chics des 00’s ? Ces platebandes vivaces, réservées ces dernières années à Cacharel (qui a fêté ses 50 ans avec une réédition de sa Liberty Collection été 2009), aux coussins des cottages anglais et aux robes à smocks des petites filles
modèles ? Ces semis qui poussent jusque sur les polos Fred Perry (qui n’a jamais osé aller tellement plus loin que l’uni et deux rayures) ? Oui. Mais avant d’être cet imprimé multiple, le liberty est un tissu. Un coton qui peut tenir trente ans sans voir faner ses pétales et rétrécir sa coupe. Nous le devons à Arthur Lasenby Liberty, vendeur de briques et de broques, dont l’étoffe « tana lawn » décolla dans les années 20. Fort de cette soudaine prospérité, il crée sa compagnie, Liberty of London Prints,
et produit sa propre ligne inspirée des tenues traditionnelles indiennes. Pourquoi l’Inde ? Il aurait fallu le demander à ce monsieur dont le très beau patronyme devint celui de son tissu. La qualité se vérifie au motif, qui apparaît à l’endroit comme à l’envers. Le magasin existe toujours, 214-220 Regent Street, au cœur de Londres, magnifique à l’extérieur comme à l’intérieur. M. A.
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« Un escargot et sa coquille » Mode
Sur commande du festival de Hyères et en collaboration avec l’Américain Ethan Hayes-Chute, le styliste belge JeanPaul Lespagnard
s’est bâti une cabane. par David Herman photographie Cyrille Weiner
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Pourquoi cette petite maison ? Jean-Paul Lespagnard : A cause de la crise. Ma dernière collection a dû être annulée, alors je me suis inventé l’histoire d’une sorcière qui m’offre des graines qui deviennent des arbres humains qui m’aident pour mes projets. Un de ces habitants feuillus vit dans cette cabane. Qu’est-elle devenue depuis le festival ? On m’a proposé de l’utiliser pour une fashion week en Espagne, ou comme outil de promo dans des boutiques italiennes. Une marque de chaussures souhaite dessiner une collection à partir de ça. Cette démarche exprime-t-elle un besoin de retour à la vie rustique ? C’est plutôt l’affirmation d’un mode de vie que je transporte avec moi depuis toujours, comme un escargot,
sa coquille. C’est moins une vision qu’une lutte contre la disparition de certaines valeurs. Comme garder les pieds sur terre ? Grandir à la campagne n’est pas vraiment un cadeau, on a moins d’avance sur le plan culturel. Je savais que si je restais, je n’avancerais jamais. Cela devient ensuite une force, car notre œil est plus frais. On apprécie le simple fait d’aller au théâtre. En quoi cette distance est-elle poétique ? Le côté naïf… mais attention, ce n’est
pas péjoratif. C’est une innocence, une découverte permanente, pleine d’émerveillement. On a accès à tout mais l’environnement et l’entourage dictent les manières de s’informer. Je parle de campagne, mais on peut le ramener aux cultures d’autres pays. As-tu gardé des liens avec les gens de ton village, près de Liège ? Cela fait dix ans que je suis parti. Ils vivent dans un autre monde. Travailler dans la mode et raconter mes voyages les fascinent complètement, je trouve ça beau. —
un peu le nouveau t-shirt, le basique unisexe qu’on met sans réfléchir, avec un petit côté bourgeois en plus. »
La chemiseraie du Marais Mode
par Magali Aubert
Cactus, bouquet séché, banc de jardin, moquette à fleurs, papier peint à petits oiseaux : au cœur du Marais, une nouvelle petite boutique sent bon la campagne. « Ah bon ? s’étonne Alix, qui l’a ouverte en octobre dernier, je dirais plutôt que c’est “sophistiqué négligé”. » Tout de même ! Ces chemises aux motifs liberty [voir p. 103], carreaux, plumeti, ça rappelle les vacances à la ferme, non ? Et ces visuels de week-end entre potes sur les murs : Yarol Poupaud et Léa Seydoux, cheesy cooly sur des canapés entourés d’enfants ? « C’est peut-être le choix du photographe : un reporter découvert dans Géo. » Géo, tiens donc ! « OK, il y a quelque chose de frais, de nature. Mais ce n’est pas ré-
« L’ailleurs c’est la campagne » Alix continue dans notre sens : « Si vous voulez faire un raccourci, on peut dire “bourgeois à la campagne”. J’ai passé mon enfance dans un jardin en Bourgogne, certes, mais surtout dans des papiers peints, des tapis, des rideaux, souvent floraux. Ces motifs m’ont nourrie. », mais pas que. « Le tartan me fait penser aux tribus africaines qui mélangent les carreaux, la fleur aux robes du xviiie siècle, la rayure à un dandy anglais. Avant l’ailleurs c’était l’Inde, maintenant, c’est la campagne. » Chaque nouvelle collection s’agrémente d’une pièce : vestes, sacs, robes, et cet été, des pantalons. Tous en tissus de chemise, avec des poches de chemise, puisque tout découle de cette obsession : « Il faut que ça ait l’air emprunté à la garde-robe de l’homme. » L’été 2011 verra naître des chemisettes et, oups un écart : des jupes. Les visuels de l’hiver prochain ont été shootés pendant une vraie-fausse soirée parisienne. « Là, vous ne pourrez plus dire que ça fait campagne ! » Ben si. L’esprit conserve ce côté « prairie »… « En ville, on a besoin de naturel. De plus en plus. J’aimerais prendre mon café dans un jardin à deux heures de Paris, m’extraire de ce rapport au temps proche de l’hystérie. » Pour l’instant, pas le permis et… pas le temps. « Ah si ! Je sais pourquoi vous trouvez mon univers nature ! » Ah ? « Je veux voir la beauté non pas dans sa perfection mais dans sa vérité. » —
Grimpante, la griffe casual Thomsen se défend de son côté Pays de Cocagne. fléchi. » Ah. Alix Thomsen, jolie blonde de 25 ans, a terminé le Studio Berçot en 2006, a assisté Yvan Mispelaer chez Chloé, puis Christophe Lemaire chez Lacoste, où elle continue en freelance (alors qu’il vient d’intégrer la maison Hermès) de créer « des spécifiques Japon ». En lançant son aventure perso il y a deux ans, Alix voulait « un habillement à la fois cool le jour et chic le soir, sans qu’on ait à se changer ». Elle travaille donc la dégaine confortable de la chemise : « En pleine période preppy c’est
Thomsen 98 rue de Turenne Paris, 3e Ma vie à la campagne page 105
L'herbier d'Adeline, classe de 6e B, collège Saint-Exupéry
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illustration Adeline Grais-Cernea
Adidas Originals Stan Smith, Feiyue Delta Mid, New Balance 576 English Pub Pack, Puma Mid Worker, Converse Chuck Taylor All Star Slim, Reebok Bellington, Clae Khan, Le Coq Sportif Deauville Deluxe
Fraîcheur de vivre Beauté
Marre d’être enfermé dans nos villes surpolluées ? Alors, on pose ses valises et on prend une grande respiration. réalisation Lucille Gauthier illustration Hélène Georget
Gel fraîcheur Visage Rosa Centifolia de REN, 150 ml, 29 euros Gel jambes fraîcheur Relax M Leg de Buta’i, 200 ml, 21 euros Eau parfumée Bergamote Blue Mediterraneo d’Acqua Di Parma, 60 ml, 46 euros Soin contour des yeux AquaSource Eye Perfection de Biotherm, 15 ml, 30 euros Soin apaisant Après-Soleil fondant fraîcheur de Esthederm, 150 ml, 36 euros
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Crème sorbet Hydra Life Pro-Jeunesse de Dior, 50 ml, 50 euros Emulsion hydratante Depsea Hydrability de Shu Uemura, 50 ml, 55 euros Eau de parfum Vivara édition Turquoise de Emilio Pucci, 50 ml, 66, 50 euros chez Sephora Eau de toilette Fraîche Eau de Rochas, 50 ml, 42 euros Eau de parfum Acqua Di Gioia de Giorgio Armani, 50 ml, 53 euros Eau de toilette L’Eau D’Issey édition Summer Homme de Issey Miyake, 125 ml, 51 euros Sel liquide de la Mer Morte de Ahava, 200 ml, 19 euros chez Sephora
De gauche à droite Chaussure Dr. Martens Sneaker Gola Sandale Cocktail Charles Jourdan Montre Casio G-Shock Banane Eastpak Sous-vêtements Soleil Sucré Top de maillot de bain Pull In Venice Cream
Dans mon cageot conso
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illustration Juliette Maï
De gauche Ă droite Bottine Vivienne Westwood Soulier Heschung Tong Havaianas Gilet Fenchurch Montre WIZE&OPE Slip Pull In Basket Converse
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Mode
La dame blanche Photographie Thomas Geffrier Stylisme Olivier Mulin Maquillage Anthony Preel Coiffure Kazue Deki Modèle Caroline Borel Remerciements Monsieur & Madame Gay
Tunique Pierre Cardin pour Paul & Joe Jupe Guilty Brotherhood Sautoirs et pendentif David Yurman Sandales Casadei
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Veste Adidas Originals by Jeremy Scott Jupe Guilty Brotherhood Chaussures & collier Paul & Joe Lunettes Spy
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Robe Eymele Burgaud Broches Cacharel Manchettes David Yurman Collier et boucles d’oreilles Hélène Zubeldia Chaussures Vivienne Westwood pour Melissa
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Veste Guilty Brotherhood Pantalons DDP by Double One Foulard porté à la ceinture Falierao Sarti Lunettes Spy Sautoirs Isabelle Michel Bracelets Hélène Zubeldia Sandales Casadei
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Top Stella Forest Pantalon Guilty Brotherhood Manchettes et boucles d’oreilles Philippe Ferrandis au viaduc des arts Lunettes Lacoste Ma vie à la campagne page 120
Top Patrizia Pepe Pantalon Paul & Joe Sister Foulard Falierao Sarti Bagues Scooter
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(De gauche Ă droite) Robe Cacharel Bandeau Anne Fontaine Sneakers Palladium et Adidas Robe Vivienne Westwood Bandeau Anne Fontaine Botte Mesdemoiselles Sneaker Palladium Combishort Le Grenier de little Marcel Bandeau Anne Fontaine Botte Mesdemoiselles Sneaker Adidas
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Robe Claudie Pierlot Bandeau Anne Fontaine Sneakers Keds et Adidas Nuisette La Perla Bandeau Anne Fontaine Botte Mesdemoiselles Sneaker Palladium Robe Vivienne Westwood Bandeau Anne Fontaine Botte Mesdemoiselles Sneaker Keds
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« Fauchés comme leur blé » Politique
par Sébastien d’Ornano photographie Clément Pascal
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Plus d’un millier de tracteurs à Paris : fin avril, pour l’amélioration de leurs conditions de vie. Sur un air de déjà-vu.
Ils ont dû s’adapter, s’endetter, se moderniser, se former, s’équiles céréaliers manifestaient per, se développer, s’ouvrir et se regrouper – plus qu’aucune autre catégorie socioprofessionnelle. Et doivent désormais gérer les cours des matières premières décidés au ni- gouvernementales, onze mille céréaliers, juchés sur pas veau mondial, les circuits de distribution incontournables moins de mille cinq cents tracteurs de la place de la Naet les défenseurs de l’environnement qui les regardent de tion à celle de la République, sont venus rappeler aux Patravers. Touchés de plein fouet par la crise (selon le mi- risiens qu’ils étaient « fauchés comme leur blé ». La colère nistère de l’Agriculture, le cours des céréales a reculé de couve depuis des siècles. Pour l’illustrer, cette moisson de 24 % en 2009), acculés à la faillite (leurs revenus ont chuté déclarations – dont celles de tous les présidents de la Ve de 51 % par rapport à 2008) et dépendants des aides République – comme autant de promesses non tenues. —
« Je veux qu’il n’y ait si pauvre paysan en mon royaume qu’il n’ait tous les dimanches sa poule au pot. » Henri IV
1600
1871
« De la révolution, les paysans n’ont retiré que des bénéfices matériels, précieux assurément, dignes de tous nos respects et de toute notre sollicitude, mais insuffisants toutefois à en faire de libres et complets citoyens. » Léon Gambetta
« Mais comment, étant ce que je suis, ne serais-je pas ému et soucieux en voyant s’estomper cette société campagnarde qui demeurait la source de vie, la mère de la population, la base des institutions, le recours de la patrie ? » Charles de Gaulle
1962
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« La France est riche de son agriculture, mais laisse dépérir ses agriculteurs. »» François Mitterrand
1981 « Il y a par conséquent nécessité pour les agriculteurs de pouvoir vendre des quantités de produits chaque jour plus importantes vers la ville ou vers les marchés étrangers proprement dits. » Georges Pompidou
1967 « Les agriculteurs travaillent comme les autres Français, parfois davantage que d’autres. Le fruit de ce travail doit leur permettre de vivre comme eux. » Valéry Giscard d’Estaing
1980 Ma vie à la campagne page 126
2000 « Nous devons être ambitieux pour notre agriculture. Il en va de notre place en Europe, mais aussi de notre place dans le monde, de notre prospérité économique, du maintien de nos équilibres territoriaux. Mais il en va aussi de la préservation de l’environnement, de la qualité des produits et de la sécurité de nos concitoyens. » Jacques Chirac
« Mais vous devez entendre le véritable SOS que vous lancent aujourd’hui les paysans. Sur le plan économique, nous vivons un désastre. Sur le plan financier, nous vivons une faillite. Sur le plan social, nous vivons en citoyens de seconde zone. Sur le plan environnemental, nous vivons en accusés permanents. » Jean-Michel Lemétayer, président de la FNSEA
2010
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« Je manifeste aussi aujourd’hui pour casser l’image de marque de la profession auprès du public. Nous ne sommes pas que des percepteurs de subventions, nous nourrissons le pays. » Michel Foucault, syndiqué à la FNSEA et maire de Crouy-sur-Ourcq (Seine-et-Marne)
2010 Ma vie à la campagne page 128
« On prend les cadeaux, on embrasse les petites filles, on se fait photographier devant les plus belles bêtes – tant mieux – on fait la publicité de la nouvelle pomme, on encourage les producteurs de fraises, on n’oublie pas les éleveurs de brebis. Mais ce n’est pas cela qui va sauver l’agriculture française. Je ne suis pas là pour cela. Tous peuvent faire cela. Pas moi, je suis président de la République. De moi, on attend des décisions, des actes et du concret. » Nicolas Sarkozy, Salon de l’Agriculture
« Je comprends parfaitement leur attitude, je comprends parfaitement leur désarroi, mais ils ne doivent pas perdre espoir. » Bruno Le Maire, ministre de l’Alimentation, de l’Agriculture et de la Pêche
La nique à Rungis Gastronomie
par Antoine Couder
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Asperges d’Argenteuil, poulets du Gâtinais : des maraîchers confidentiels alimentent en « terroir »
C’était le monde d’avant. Mamie en cuisine, Papi au jardin, cultivant des fruits et légumes si les nouveaux chefs peu représentatifs des normes européennes qu’ils avaient disde la local food. paru des marchés des villes. Le monde a encore changé. Aujourd’hui, des hordes de ma- jusqu’aux cuisines des chefs les plus créatifs. Celle d’un raîchers font la nique à Rungis, écoulant à pleins cageots Yannick Alleno, officiant au Meurice, qui se pique de leur production goûteuse et pas si coûteuse, pour le bon- concocter un menu terroir « parisien » avec poulets du heur d’un panier d’aficionados. D’accord, il faut chercher, Gâtinais et choux de Pontoise – obtenus auprès de « vrais » jauger les produits, supporter de réserver parfois un mois petits producteurs planqués dans l’arrière-salle d’une à l’avance, mais la campagne des terroirs a de nouveau agriculture fitness, au travers des fourches caudines des rendez-vous avec la cité. normes européennes, qui vendent dans des périmètres restreints et en quantité modeste. Tout débute en 1971 Chez Panisse, à Berkeley, où Alice Pour réactiver les asperges d’Argenteuil ou les pissenlits de Waters commence à marier gastronomie française et ingré- Montmagny, Alleno s’est adjoint les services d’un duo de dients cultivés localement, pour se retrouver trente-cinq ans « chasseurs de produits », fondateurs de la société Terroirs plus tard classée parmi les vingt meilleurs restaurants du d’avenir, Samuel Nahon et Alexandre Drouard, partis monde. Depuis, le modèle agricole productiviste a perdu de écumer, en roulant deux mille kilomètres, la campagne d’Ilesa superbe et l’idée de local food est prise très au sérieux. de-France, déterrant des vieux documents du conservatoire Veillant sur trois potagers et douze jardiniers à plein temps national des arts culinaires (millésime 1993). « Ces produits entre Eure et Sarthe, Alain Passard, le super étoilé du très goûteux et adaptés à leur milieu ne sont pas forcérestaurant parisien L’Arpège, a ouvert la voie française au ment chers », insiste Alexandre Drouart, qui analyse avec début des années 2000, entraînant avec lui une cuisine aux une pointe de regret ce rapt du terroir par la cuisine de luxe, produits locaux pas forcément nobles et, en cela, originaux qui lui permet toutefois de vivre sa passion. Ce qui fait la par leur forme, leur goût et leur saisonnalité. Car le cita- cote de l’asperge d’Argenteuil, c’est sa rareté. « En 1960, din veut du « vrai ». Il applaudit les allumés de la guerilla cinq cents kilos par jour. Aujourd’hui, c’est cinq cents kilos gardening qui plantent des arbres et des fleurs sur le bi- en soixante jours », poursuit le fils de l’historien de la cuisine tume, quand ils ne créent pas des potagers illégaux sur des Alain Drouart (qui jubile et coache en sous-main). terrains en construction. Il se jette sur la production des Amap, ces associations qui préfinancent une production Petits pois ancestraux locale par souscriptions de consommateurs. Le petit producteur est aussi rare qu’une truffe sous le noisetier. « Une fois que l’on a trouvé les gens, il faut enChasseurs d’asperges core les motiver… », constate le jeune prodige de la cuiCette néo-culture agro remonte au classement du chic sine belge, Kobe Desramaults, star du local food installé
Yannick Alleno Le Meurice, 228 rue de Rivoli, Paris 1er Alain Passard L’Arpège, 84 rue de Varenne, Paris 7e Kobe Desramaults In de Wulf, Wulvestraat 1, 8950, Heuvelland, Belgique Franck Martinez halimione.com
« Là, je travaille du petit pois non pelé ou à la tige. » Kobe Desramaults
pois font l’objet d’un colloque permanent. « On les cuisine à différents stades de leur maturation, ce qui fait varier leur goût et leur forme. Là, je travaille du petit pois non pelé ou à la tige, au cœur de la culture du pays. »
en Flandre à l’hôtel restaurant In de Wulf (« dans la gueule du loup »), à la croisée des cultures franco-belge et néerlandaise. A 26 ans, Kobe est – avec le Californien David Kinch – l’un de ceux qui ont poussé le plus loin la cuisine de terroir biodynamique. « Avant, je ne réfléchissais pas trop, je commandais à Rungis et puis voilà… » explique-t-il en faisant cuire des pelures de topinambours dont il extrait un sirop pour agrémenter ses coquillages et créer cet effet terreux qu’il dit si typique de son pays. Au départ, c’est sa mère qui tenait In de Wulf et qui l’a jeté (un peu brutalement) dans le métier. La suite, retravailler les plats flamands de manière tout fou tout moderne grâce à produits locaux, est venue vite. Au festival Omnivore de Deauville, en février dernier, il a scotché tout le monde par sa simplicité et sa détermination. « Sans cette nature environnante et les fermes alentour, Kobe Desramaults ne pourrait pas faire sa cuisine », insiste la jeune critique Sophie Cornibert, encore sous le charme de sa seiche de mer du Nord, cuisinée avec badiane et herbes anisées. « J’ai dû me battre, mais on a réussi à relancer des cultures et des élevages ancestraux », relancet-il. Avec lui, le pigeon est redevenu un plat, et ses petits
Potager avenue Hoche Revenons en ville. On savait que l’Opéra de Paris produisait son propre miel (les ruches sont sur le toit). Mais qui aurait imaginé qu’un chef original, Franck Martinez, la quarantaine, a installé un potager de 100 m2 au deuxième étage du directoire de la banque Neuflize OBC, avenue Hoche, « bien au chaud entre les murs des immeubles » ? Il dit avoir créé « le restaurant gastronomique le moins cher de Paris » (entrée, plat, dessert pour 17 euros, dont un suprême de volaille aux coques et palourdes servi avec un fenouil confit du jardin). Tomates et salades poussent dans 50 cm de terre et offrent une vue remarquable, dont seuls les invités de marque de la banque qui l’emploie peuvent profiter (y viennent Luc Besson, Frédéric Mitterrand ou Dominique de Villepin). C’est très sympa mais paradoxal car, si le terroir est revenu en ville, il se réserve au circuit du luxe et aux nouveaux mousquetaires de la gastronomie. C’est peut-être pour réparer cette erreur que Franck Martinez, petit gars de Pantin, cherche à ouvrir une table au public. — Carnet de route omnivore 2010 : 200 tables 100 % jeune cuisine Hachette Ma vie à la campagne page 131
Pas de quoi en faire un fromage Marketing
par Bertrand Guillot illustration Simon de la Porte
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Mes enfants, quoi de rustique dans ? le Analyse marketing autour d’un buffet tradition.
Vendredi soir dans un jardinet de banlieue. Les moineaux rempla« Camembert de Campagne » cent peu à peu les klaxons. Sur la table en plastique, nos provisions venues de l’hyper du coin : pâté à 1,60 euro, jambon sous vide, saucisse d’Auvergne, le lait cru et l’appellation d’origine contrôlée en 2007. beurre de Bretagne. Corinne* apparaît avec un sac rempli — Président a osé le premier camembert 100 % marketing ! des fromages que son entreprise a récemment lancés sur confirme Isabel Gutierrez, de Marketing Magazine. L’enjeu le marché. n’est pas négligeable : un Français mange en moyenne — Avec le Coulommiers de campagne Président, savourez près de deux kilos de camembert par an. le goût généreux de la campagne ! Elle en sort un autre à la croûte ambrée, irrégulière. « Nostalgie » — Le Camembert de campagne Président, toujours fait à Dans nos assiettes, le camembert du cœur coule un peu. cœur ! La « saveur de l’année 2005 » est plutôt agréable d’attaque. Je me rappelle cette pub avec son vrai faux paysan qui cla- — Un peu relevé mais pas trop, résume Lylice**. mait : « Si vous en trouvez un pas fait à cœur, je mange — C’est ça, reprend Isabel. Il ne pue pas, il ne coule pas, il mon chapeau. » fait semblant. Un camembert consensuel. — Quel rapport avec la campagne ? je demande. Tout le monde se tourne alors vers Frank Tapiro, patron de — Aucun ! tranche Florence Humbert, journaliste à l’asso- l’agence Hémisphère Droit, à qui Nicolas Sarkozy doit le ciation UFC Que Choisir. Pour réduire leurs coûts de pro- slogan « Ensemble tout devient possible » et auteur d’un duction, les multinationales ont définitivement abandonné essai sur la « génétique des marques »***. Frank ?
— On joue sur un fantasme. Ces marques revendiquent l’appellation « terroir », mais leurs produits sont fabriqués, comme les autres, dans des zones industrielles. — C’est pareil avec l’huile d’olive Puget, note Florence Humbert. Des pubs pleines de grillons, mais tout provient d’usines en Espagne. — Lorsque le réel n’est plus ce qu’il était, la nostalgie prend tout son sens, déclare Jean Baudrillard, en coupant une baguette tradition. — Les gens ne sont pas dupes, quand même ? m’inquiété-je soudain. — Eh si, soupire Frank. — Le lancement du Camembert de campagne, en 2002, nous a fait gagner six points de parts de marché, rappelle Corinne. Une bonne campagne de pub, voilà le secret. « Plus besoin de ruralité » On passe alors en revue les produits nés de terroirs frelatés, du « Délice de Saint Agaûne » – un village inventé par Bordeau Chesnel pour vendre de la saucisse sèche et des tranches de porc – à la charcuterie corse cuisinée avec du cochon hollandais. Frank s’enflamme. — Mais notre image de la campagne est elle-même frelatée ! Regardez ces pubs [voir encadré], écoutez l’accent rustique des paysans : tout est faux. La campagne est désertée par la publicité comme elle l’est par ses habitants. C’est peut-être d’ailleurs le début d’une renaissance. La ruralité n’a plus de valeur économique, mais reste un refuge de valeurs humaines avec une autre vision du temps et du rapport aux autres, pour fuir l’enfer des villes. — Quelle marque a su capter cet esprit-là ? interrogeais-je. — Aucune. Ce fantasme est plus individuel que collectif. Plus symbolique que géographique. A la limite, il n’a presque pas besoin de ruralité. Une pause. Je propose du pain de campagne. — Tiens, pourquoi dit-on « de campagne » ? — C’est une question de couleur de mie. Et surtout de durée. Un vrai bon pain se conserve plusieurs jours. Frank lève un sourcil et sourit. — Quand la pub met en scène la campagne, elle montre toujours le passé. Mais dans un monde où tout va trop vite, les valeurs rurales sont celles qui durent le plus longtemps. La voilà, notre renaissance : la campagne, ce n’est pas le passé. C’est l’éternité ! — * Les propos de Corinne sont tirés de la communication du groupe Lactalis / Président, qui n’a pas souhaité répondre à nos questions. ** Témoignage relevé sur le site Ciao.fr *** Frank Tapiro, Pourquoi la vache qui rit ne pleure jamais, Albin Michel, 2009.
« Le premier camembert qui ne pue pas, qui ne coule pas, qui fait semblant. » Isabel Gutierrez, Marketing Magazine.
Campagne de pubs
Pubs de campagne « Bon comme la campagne, Epi d’Or. » « Herta, ne passons pas à côté des choses simples. » Dans les années 80-90, la publicité alimentaire n’a pas encore choisi entre ville et campagne. Témoin cette pub Bresse Bleu de 1991 (« C’moelleux ! Et c’goût d’bleu ! ») où un fermier moustachu et sa femme (Anne Roumanoff) se laissent convaincre par des citadins en pique-nique. Vers 2000, les valeurs rurales triomphent. « C’est bon d’avoir des amis à la campagne », clame le beurre Paysan Breton. « Mon gendre de la ville m’a apporté un camembert même pas moulé à la louche ! » s’étrangle le paysan Lanquetot. Puis la campagne s’efface au profit d’une sémantique floue autour de la « nature » : « Le beurre naturellement tendre » (Elle&Vire) ; « Frais, fort, nature » (Tartare). Sans oublier la valeur magique : l’authenticité. Grand concurrent de Président, Le Rustique affichait ce printemps, quasiment sous les fenêtres de la rédaction, le cliché d’un champ labouré au crépuscule avec pépé casquette les mains dans les poches, au slogan détonant : « Le Rustique, le goût de l’Authentique. » On doit cette idée et sa déclinaison télé (« la générosité de la nature, la richesse de nos terres, l’amour du travail bien fait, un camembert franc, intense, généreux comme la campagne », avec gros plans sur les mimines de l’affineur, papillons, foin, ruisseaux et nappes à carreaux) au tandem Fred & Farid, 38 et 43 ans. Des créatifs « insoumis » selon Le Point, « les putschistes de la pub » connus pour le clip Rock DJ de Robbie Williams et le spot avec Nicole Kidman qui glousse en buvant du Schweppes. Etre original avec un camembert ? Hey! What did you expect? B. G. & R. G. Ma vie à la campagne page 133
Les gens du cru Diététique
Chaque année, les affamés du mouvement raw food sillonnent l’Amérique pour soigner leur ligne et leur spiritualité en cultivant le concombre. Récit de quatre mois chez les « végétariens de l’amour ».
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texte & photographie Eva Anastasiu (à Patagonia)
Dans un écrin désertique de montagnes de terre rouge, à quelques heures de Tucson, Arizona, se situe The Tree of Life, un centre de « rajeunissement » crudivore. Depuis deux mois, j’y apprends à cuisiner cru. Ce matin, nous ne sommes que quatre à courir pour préparer le déjeuner de soixante personnes, et la salade, cœur de la raw food, n’est toujours pas cueillie. C’est à ce moment qu’éclot dans mon existence « Fleur de Vie » avec, sous le bras, un panier rempli de laitues. Dans le civil, elle se nomme Myriam, a 29 ans et se présente comme une « ex-graphiste et chanteuse de jazz new-yorkaise », arrivée au Tree trois mois plus tôt « à la suite d’une dépression ». Silencieuse et éthérée, Fleur marche lentement, pieds nus, et paraît constamment couverte de terre. Je lui dérobe le panier avec un remerciement rapide. C’est alors qu’elle me saisit avec une poigne insoupçonnée, m’enlace et dit : « Ne me remercie pas, remercions ensemble Mère Nature. » « Sang vert » Vivre d’amour et d’eau fraîche n’est pas une métaphore. Mon premier contact avec ce courant diététique complexe eut lieu en plein hiver, au Canada, cinq mois auparavant, chez Toronto Sprouts, une ferme urbaine de graines germées. Un panneau dehors annonçait une dégustation gratuite de « jus d’herbe ». J’entrai dans un vaste loft lumineux aux étagères garnies de bacs et de pousses. Notre hôte, Jason, a 25 ans et des dreadlocks jusqu’à la taille. En pressant les jus, il explique leurs bienfaits : « Le jus d’herbe est le sang vert des plantes. Il nous transfère l’énergie du soleil. Il oxygène les cellules, purifie le foie, draine les métaux lourds et favorise l’élimination des toxines. » En novembre, sous un ciel gris et par 0 °C, cette promesse d’énergie solaire m’aurait fait carrément brouter l’herbe à même les bacs. Je me suis jetée sur le jus en oubliant de demander d’où venait l’énergie solaire si l’herbe a grandi dans un loft… Surprises : le goût sucré/amer et une violente nausée. Jason m’a regardée avec pitié. « Oui, lorsque l’organisme est très toxique, une détoxification si puissante peut être douloureuse. » Il m’a tendu des biscottes déshydratées au pâté de graines germées qui, elles, étaient très bonnes et, encouragé par mon appétit, il poursuivit : « L’idée des jeûnes et de la diète végétarienne n’est pas nouvelle. Toutes les religions monothéistes prônent un jeûne annuel (Pâques, Pessah, Ramadân). Bouddhistes et hindouistes ne mangent jamais de viande ! Dans l’alimentation « vivante », on consomme des produits d’origine végétale qui n’ont pas été transformés par la cuisson, pour guérir le corps, l’esprit et la planète. » Convaincant. « Savez-vous que 18 % des émissions de gaz carbonique viennent de la production animalière ? Ma vie à la campagne page 135
Qu’élevage et alimentation pour le bétail utilisent 78 % des terres agricoles mondiales ? » Ouh la la, non, je culpabilisais. Et si je m’inscrivais à un cours de cuisine vivante ? Sudations mensuelles C’est ainsi que j’atterris à l’aéroport de Tucson. J’hésite un instant en voyant Dan, l’intendant du Tree of Life, la cinquantaine tannée par le soleil, dans son vieux pick-up poussiéreux. Dan m’offre aussitôt deux, trois pêches biologiques. « Elles viennent de notre jardin. » On roule. Un jour, Dan s’est pointé au Tree pour soigner son diabète et n’est jamais reparti. J’apprends que le fondateur du lieu, le docteur Gabriel Cousens, est une figure clé du mouvement raw food. Il prône une diète végétalienne crue à faible index glycémique et des jeûnes aux jus de légumes frais. Dan admet quelques écarts : « Je mange 80 % de nourriture crue, mais de temps en temps on vient se faire une pizza et boire un verre à Tucson. Il ne s’agit pas d’être parfait. L’important, c’est le développement spirituel. » Car en plus de sa fonction de toubib, Gabriel Cousens est aussi rabbin, prêtre essénien, maître yogi et initié à la danse du soleil par la tribu indienne Lakota. Il a développé sa propre interprétation spirituelle qu’il enseigne lors de méditations quotidiennes, d’un Shabbat hebdomadaire, et d’une cérémonie de « sudation mensuelle » dans une hutte lors de la nouvelle lune. Le site ne déçoit pas. Montagnes à perte de vue, oasis de Ma vie à la campagne page 136
cabanons blancs, labyrinthe « sacré », serres et immense jardin circulaire. Le logement des apprentis dont je fais partie est modeste : c’est un bâtiment en ciment exposé, meublé de récup. Les premières semaines sont un tourbillon de leçons. Notre guide est Philip Madeley, le manager du restaurant (ouvert aux clients et gratuit pour notre staff), 27 ans, originaire de Manchester, qui se déplace en bondissant. Pour Philip, chaque jour doit être « le meilleur de ta vie, everyday », qu’il démarre lui, everyday, par trente minutes de méditation. Hyperactif, il gère notre équipe, les clients en « crise de détoxification », son blog ilovekale.com, où il parle de nutrition, et sa nouvelle épouse de treize ans son aînée. Dans les moments de stress, il calme les gens en les prenant dans ses bras (parfois plusieurs à la fois : c’est son « group hug ») en disant qu’il les aime. Ça surprend au début. Colonel Compost Dans notre petit groupe, chacun trouve sa spécialité : Thim, Suédois, 22 ans, est le chef de la découpe de légumes ; Viola, Australienne, 30 ans, concocte les meilleurs « laits et pâtés végétaux » à base de noix ; Kim, Anglaise, 28 ans, est la reine des desserts [lire encadré] ; Yohav, Israélien, 34 ans, est venu pour l’aspect spirituel et ne s’intéresse que très moyennement à la cuisine ; Barbara, 43 ans, from Chicago, soi-disant en crise de détoxification depuis trois
Savoir-vivre
Que faire si un crudivore vient dîner chez vous ?
ans (elle est surtout hypocondriaque), préfère le nettoyage et ne se fait pas aux réveils à cinq heures du matin. Moi, je suis fascinée par le jardin. Un hectare de terres cultivées par trois personnes, en plein désert, où pousse presque la moitié de notre nourriture. Tomates, concombres, poivrons, carottes, fraises, quatre variétés de courges, six variétés de salades et plusieurs arbres fruitiers (pommiers, grenadiers, figuiers) sont plantés selon une logique biodynamique pour maximiser la production sans utiliser de pesticides. John Phillips, jardinier en chef de 55 ans, a un petit air du Colonel Sanders, l’icône KFC. Et un CV impressionnant : après avoir passé la fin des années 60 à travailler avec des adolescents en difficulté dans les quartiers défavorisés de New York, il obtient sa maîtrise en agriculture à l’université d’Arizona et développe le concept « d’agriculture pour la paix » à base de micro-organismes efficaces (« EM ») qui enrichit la terre à grande échelle sans engrais chimiques ni bouse de vache. Pour comprendre, je lui file un coup de main sur le compost végétal. On récupère les bacs d’engrais produits par les déchets du café qu’on charge à l’arrière du camion. John raconte que « la paix n’est pas possible tant qu’il y aura de la faim dans le monde, de la faim physique et de la faim spirituelle. Notre programme permet de nourrir ces deux aspects par un travail humble et puissant. » Je me sens super humble en mélangeant le compost végétal à du foin et aux EM. John semble content de mon
« Ne me remercie pas, remercions ensemble Mère Nature. » Fleur, adepte du raw food
A l’intérieur d’une grande loge en bois en pleine montagne au Colorado, un groupe de trente hommes et femmes entre 20 et 64 ans venus des quatre coins des Etats-Unis assistent à une séance de questions/ réponses avec le Dr Doug Graham. On vient de finir la Health and Fitness Week, une semaine de sport intensif avec fruits et salades pour seule nourriture. Tout le monde est ravi, débordant d’énergie et surpris de ne pas avoir eu faim de la semaine ! Outre le fait d’avoir été le coach de Demi Moore et Martina Navratilova, Dr Graham est un entraîneur sportif de haut niveau qui prône une diète frutivore. Sont permis tomates, concombres, avocats, ainsi que des feuilles vertes. La première question vient de Jenny, 37 ans, agent de police à San Diego: — Que faites-vous quand vous êtes invité à un dîner ? — Très bonne question, Jenny. Nous avons vu la semaine dernière les effets dévastateurs de la nourriture cuite sur l’organisme. Etesvous prêt à vous empoisonner pour faire plaisir à vos hôtes ? Je vais aux dîners non crudivores avec une cagette de fruits frais : la moitié est un cadeau pour mon hôte, l’autre moitié me sert de dîner. La majorité des participants prennent des notes en hochant de la tête, l’autre moitié, dont Jenny, a l’air sceptique. Ils imaginent sans doute la tête de leurs amis. Dr Doug Graham foodnsport.com
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« Dès que je sens que je tombe malade, je me mets au cru, et c’est comme ça que j’ai élevé mes enfants. » Woody Harrelson
travail. « Contrairement au compost animal prêt immédiatement, il faut laisser reposer le mélange six semaines avant de planter. » John recommande à tous de passer du temps dans le jardin, pour planter, récolter, mais aussi pour se promener, méditer, chanter, absorber et donner de l’énergie aux plantes. Depuis mon séjour, un nouveau jardinier a pris la relève de John, qui continue sa mission à travers un centre de formation*. Salade coquine pour Woody Harrelson La vie au Tree est également rythmée, naturellement, par ses clients, venus de Californie comme de Copenhague. Lenny, 53 ans, est un banquier new-yorkais bedonnant et énergique. Il parle à tout le monde et on l’entend rire de loin. « Je suis venu la première fois il y a cinq ans avec ma deuxième femme pour perdre quelques kilos. On a jeûné quatorze jours et je dois la remercier. Le reste de l’année, je fais souvent n’importe quoi… mais je viens au moins une fois par an. C’est ma cure, ça remet le compteur à zéro. » On raconte que Lenny a failli se faire renvoyer par le Mahatma-fondateur Gabriel Cousens (« Maintenant c’est lui mon docteur. ») qui l’a surpris à fumer un cigare en cachette. Aucune drogue, alcool ou nourriture cuite ne sont autorisées. Sharon, Californienne de Santa Barbara dans la quarantaine, est arrivée avec son fils de 12 ans, un garçon plutôt rond qui souffre du trouble du déficit de l’attention (TDA), pour éviter de le mettre sous Ritaline. En quelques semaines, le garçon s’ouvre aux autres, perd du poids et semble plus calme. Quelques mois après son retour à Santa Barbara, Sharon n’a pas réussi à continuer le programme à la maison, son fils a dû prendre de la Ritaline. Plus cool, l’acteur Woody Harrelson (Tueurs-nés, 2012, Zombieland) est également fan du Dr Cousens. Sur la page d’accueil du site du Tree, Woody boulotte goulûment une salade en lançant des regards coquins à la caméra : « Dès que je sens que je suis en train de tomber malade, je me mets au cru, et c’est comme ça que j’ai élevé mes enfants. Hippocrate disait : “Que ton aliment soit ta seule médecine.” Les docteurs ont tendance à intervenir lorsqu’une maladie s’est déjà déclarée. Le Dr Cousens, lui, la prévient en étudiant la nutrition depuis plus de trente ans. Pour moi c’est le plus grand guérisseur de notre époque. »
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Chocolat cru A la fin de notre séjour, Viola et moi décidons d’accompagner Philip Madeley au Raw Food Festival, qui se tient sous des tentes dans un terrain vague entre deux malls, en périphérie de Portland, Oregon. Nous arrivons trois jours plus tôt pour aider Chad Sarno à préparer le dîner d’ouverture. Chad, grand brun cerné de 32 ans, est le Joël Robuchon de la cuisine vivante. Il dirige deux établissements végétaliens haut de gamme à Londres et Istanbul sous l’enseigne Saf, se déplace d’Hawaii à Bangkok pour créer des menus crus dans des spas et restaurants de luxe. Pendant trois jours, on germe, on déshydrate (avec un déshydratateur, machine de la taille de six boîtes à chaussures), on fermente pour donner à la nourriture « le goût et la texture de la cuisine cuite sans rien perdre de sa valeur nutritive ». Ses « fromages vivants » (à base de pâtés de noix assaisonnés) sont bluffants. Chad s’intéresse aussi aux mariages de vins naturels (« car le vin est un produit cru », alléluia !) avec ses plats. Toute la communauté « crue » internationale se retrouve au festival, unie par l’envie de « retrouver l’alimentation naturelle de l’être humain ». Mais même dans cette branche très étroite, des divergences apparaissent. Théorie centrale unanimement partagée : l’être humain est un animal végétarien, il suffit d’étudier sa dentition, son système digestif et la forme de ses mains et de ses pieds. Au-delà, les variations sont nombreuses. Certains ne cessent d’évoquer le « chocolat cru » (cacao séché au soleil et broyé à basse température qui a la même texture et le même goût que du chocolat noir classique de qualité), proche des suppléments alimentaires, d’autres ne jurent que par les smoothies aux feuilles vertes. Respirianisme Au festival, nos cours de cuisine et de nutrition sont ponctués par des séances de yoga. Au bout de six mois sur la planète Raw Food, je ne m’étonne plus de grand-chose (j’ai rencontré des adeptes de « l’urinothérapie » qui se soignent
Bonnes adresses
Le cru sur le Net et dans la vraie vie Depuis 2003, Pousse Pousse (pousse pousse.eu/fr) s’est plantée rue des Martyrs à Paris pour faire découvrir jus d’herbe et graines germées. On peut suivre des ateliers auprès de Claudine Richard et Marie-Christine Lhermitte (algotonic.com), ou de Dany
Culaud (danyculaud.fr) et déguster la gastronomie crue au Tan Club (tanclub.org) à Bruxelles. La cuisine vivante a aussi son blog, (veganbio.typepad.com), tenu par Colette et Nadège, un duo mère et fille gourmandes et bien informées.
Recette crue
Tarte vivante aux fruits rouges
en buvant chaque matin un grand verre de leur pipi) jusqu’à ma rencontre avec Shiva – Steve pour les intimes – à la sortie d’un cours de méditation. Un surfeur séduisant, la trentaine, qui vit dans son van, déménage au gré de petits boulots, médite trois heures par jour et me suggère d’aller « sungazer » (bronzer en faisant des exercices de respiration). Sur la route, dans ce vieux Volkswagen décoré d’images de gourous indiens, je demande à Shiva ce qu’il pense du festival. — C’est une étape importante. — Vers quoi ? » — Le lovarianisme. » — Le quoi ? » — Enfin, le respirianisme. » — Shiva, de quoi parles-tu ? » — C’est se nourrir directement du « prana », de l’énergie de la vie, d’amour, sans manger de nourriture solide ni boire
aucun autre liquide que sa propre salive. Il faut juste ouvrir son esprit et accepter que ce soit une voie possible. Peutêtre la seule solution lorsque l’agriculture ne pourra plus nourrir la planète. Aujourd’hui, je ne fais plus qu’un repas de fruits par jour. Je marche pieds nus dans la nature pour me recharger en prana. Je médite, je reste dans des climats chauds qui sont l’environnement naturel de l’homme. — Cool. Au bord de l’océan, on marche pieds nus et mon taux de prana atteint des records. C’est beau et apaisant. Je n’ose pas lui avouer que j’ai un petit creux. — * Living Earth Training Center, gardeningforpeace.org
Pâte : 2 tasses de noix ou de noix de pecan – passer au mixeur jusqu’à obtention d’une poudre fine. Remuer dans un bol jusqu’à obtenir une pâte épaisse : 1 cuillère à thé de sel, le zest d’une orange, 2 cuillères à soupe de sirop d’agave. Presser le mélange dans le fond d’un moule à charnière ou d’un moule à tarte. Crème : dans un mixeur, mélanger jusqu’à l’obtention d’une crème épaisse : 3 tasses de noix de macadamia, 6 grosses figues séchées ayant trempé dans ½ tasse d’eau pendant au moins une heure + la ½ tasse d’eau de trempage, 1 ½ tasse de jus d’orange pressé, 2 cuillères à soupe de sirop d’agave, 1 pincée de sel. Disposer la crème sur la tarte.
treeoflife.nu rawspirit.com Ma vie à la campagne page 139
A greener green portfolio Matthieu Lavanchy
Lauréat du Grand Prix de la Photographie au Festival de Hyères 2010, Matthieu Lavanchy vit en Suisse. Les Alpages, la vie au grand air, la vraie. Et un ami habillé en buisson.
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portfolio Matthieu Lavanchy
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portfolio Matthieu Lavanchy
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Rousseau en Roumanie Philosophie
par Gaspard Koenig (à Varatec) illustration Thomas Dircks
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« Je parcourais les bois, les co« juste milieu » teaux, j’errais dans les vallons, entre sauvagerie je lisais, j’étais oisif, je travaillais et civilisation au jardin, je cueillais les fruits, j’aidais au ménage, et le bonheur me suivait partout ; il n’était dans aucune chose assignable, il était tout en moi-même, il ne pouvait me quitter un seul instant. »* Le bonheur champêtre que Rousseau goûte aux Charmettes, près de Chambéry, qui les tiraient au petit trot étaient protégés du mauvais sort serait aujourd’hui inévitablement gâché par un scooter, par des pompons rouges dansant autour de leurs oreilles. une éolienne, un bruit de tondeuse ou le reflet d’une télé De chaque côté du chemin, des maisons basses, vertes, à la fenêtre. Alors, il faut aller plus loin. En Roumanie, par jaunes, roses, avec des frises de bois travaillées comme de exemple. la dentelle. Dans les jardins, des éteules de foin arrangées à la fourche. Un arrêt pour laisser passer les poules et leur Cahin-caha coq, puis un autre en attendant qu’un âne effrayé finisse La première fois que j’ai découvert Varatec, je revenais de ses ruades. Enfin, on ouvre les portières. Après six heures New York, après une escale à Londres. J’avais en tête les de mauvaise route depuis Bucarest, c’est comme toucher golden girls, les taxis insomniaques, les ballerines efflan- terre. La tête tourne. Les cloches du monastère se mettent quées du New York City Ballet, les cosmopolitan bus au à sonner. Bienvenue dans les Rêveries du promeneur sosommet des tours – tous les plaisirs d’un Occident insou- litaire, dans ce songe préindustriel qu’on ne trouve plus ciant, rassemblé sur le rocher de Manhattan comme les fils guère en France, où le moindre hameau est encerclé de décadents de Sodome. J’arrivai fatigué, jet-lagué, avec mes grandes surfaces et quadrillé par la fibre optique. chemises DKNY et mes lunettes aviateurs, dans ce village du Nord-Est, sur les contreforts des Carpates orientales. La Un baiser à la slave route s’arrêtait devant le panneau d’entrée, laissant la place C’était les Pâques orthodoxes, à la rupture du jeûne. Les à un chemin de terre défoncé qui montait jusqu’à la forêt. paysans aspergeaient leurs champs de l’eau bénite par Nous poursuivîmes cahin-caha, au ralenti. La voiture croisa le pope. Les enfants entrechoquaient des œufs rouges des carrioles transportant du bois ou du foin ; les chevaux jusqu’à la première écaille. Les adultes banquetaient en
empoignant la viande à pleines mains et en buvant de la tsuika, l’alcool de prune local, dans des bouteilles de Fanta. Ils avaient mis leurs habits de fête : une chemise au col noir de vieille crasse, un chapeau en feutre. L’agneau tournait sur sa broche comme les sangliers d’Astérix. Seule du village à résister à la folie du printemps, « l’ermite », nourrie par les religieuses, lavée une fois par an par une poignée de femmes décidées, et réfugiée depuis une vingtaine d’années dans une cabane, avec pour tout meubles un lit et un poêle en céramique, et pour toute distraction l’adoration des icônes. En tant qu’étranger, je suis allé recevoir la bénédiction de l’ermite. La cabane était sombre et sentait l’étable. La vieille tenait à peine sur ses jambes et ne devait pas peser bien plus lourd que ses os. Aussi fus-je surpris de la force avec laquelle elle m’a embrassé – un vrai baiser slave dans ce pays latin, sur la bouche, les mains accrochées à ma nuque. Voilà, j’étais béni. Lavé de ma vie newyorkaise et de ses péchés quotidiens. Revenu à la terre et à ses valeurs éternelles, par-delà les frontières et les siècles.
Illusions citadines Je suis retourné à Varatec bien souvent. Je m’y suis même marié. Chaque fois, j’éprouve la même joie enfantine à boire du lait droit sorti du pis de la vache, à aller chercher l’eau au puits, à faire cuire la viande sur le feu. Je pense à Rousseau : il aurait trouvé dans cette paix villageoise, dans ce rythme régulier et paisible des journées, dans ce troc permanent qui se substitue à l’échange monétaire, le meilleur de l’humanité, décrit dans le Second Discours (1754) comme ce « juste milieu » entre la sauvagerie et la civilisation, quand les hommes devenus sédentaires cessèrent de s’entretuer sans commencer à s’entre-exploiter. Suivant l’idéal de Rousseau, les jeunes filles et les jeunes gens de Varatec se
Les jeunes gens de Varatec reproduisent sans état d’âme la vie qu’eurent leurs ancêtres. rassemblent le soir sur la place du village, boivent, chantent, aiment, et reproduisent sans état d’âme la vie qu’eurent leurs ancêtres. Naturellement, derrière le bon sourire de Rousseau, j’entends aussi le ricanement de Voltaire. Illusions du citadin devant le monde rural, fantasmes du bourgeois découvrant la vie simple, ignorance de l’intellectuel aux mains blanches ! Oui, les paysans de Varatec vivraient mieux, et sans doute plus longtemps, s’ils disposaient d’une meilleure éducation, d’une hygiène décente, d’un accès aux soins régulier. Oui, les traditions véhiculent l’obscurantisme et la haine de
l’autre. Oui, le village serait plus riche s’il était mieux desservi et que les tracteurs remplaçaient les charrues. Oui, il faut être un enfant gâté par l’Occident pour se réjouir qu’il existe, en 2010, à la frontière de l’Union Européenne, un village sans télé, sans voiture, sans Nike (ou si peu). « Ce bonheur était tout en moi-même »… Ce sursaut de l’âme moderne devant son miroir passé, les anthropologues l’expliqueraient par la permanence des structures sociales, les psychanalystes par le refoulé de la petite enfance, les marxistes par l’idéal lointain de la communauté. Je préfère lui laisser ses mystères. Le cœur contre la raison, dirait Rousseau. — * Les Confessions, 1782. Ma vie à la campagne page 147
Le démon du Midi édition
texte & photographie Guillaume Jan (à Vauvert)
A 741 kilomètres du Café de Flore, les éditions Au Diable Vauvert creusent depuis dix ans les sillons d’une littérature d’avant-garde.
C’est une bâtisse jaune aux volets bleus, une ancienne école primaire isolée au milieu des vignes et des prés camarguais – par la fenêtre, on voit gambader chevaux blancs et taureaux noirs. A l’horizon, des étangs peuplés de flamants roses et d’oiseaux rares. A part ça, le silence, troublé parfois par le mistral ou la tramontane. Bienvenue au Diable Vauvert, dynamique maison d’édition devenue une référence.
4 000 manuscrits par an Nous sommes dans la commune de Vauvert (11 008 habitants), à 741 kilomètres au sud de Paris. Quand la pétillante Marion Mazauric a choisi de s’établir ici, en 2000, ce n’était pas pour sortir des romans régionaux à la gloire des gardians et de leurs taureaux sauvages : « Je m’étais fait cette promesse d’avoir un catalogue d’auteurs qui racontent la vie d’aujourd’hui avec les mots d’aujourd’hui. » Tenue. Dix ans plus tard, « le Diable » se distingue par son fonds moderne et exigeant : deux cents titres qui dynamitent les frontières de l’édition, publiés sous des couvertures colorées avec des méthodes marketing anglo-saxonnes. Il se distingue aussi par sa patronne au look manga, fan de comics et de punk qu’elle lisait et écoutait pendant ses études de lettres classiques : « Les jeunes auteurs ont grandi dans un paysage culturel radicalement différent de ceux de la génération précédente. Leurs influences passent par les séries télé, la BD, la SF, le ciné, le rock, le rap. Tout ça modifie la langue, la façon de raconter les histoires, la structure du récit. » Contrairement à beaucoup de confrères frileux, Marion Mazauric défend à fond la pop culture. Elle accueille des écrivains (Pierre Bordage, Irvine Welsh ou Nicolas Rey) en manque de crédibilité et qui, aujourd’hui, vendent chacun plus de 10 000 exemplaires (et même 80 000 pour Un léger passage à vide, de Nicolas Rey). « En France, le Ma vie à la campagne page 148
milieu éditorial n’a pas pris conscience de ce basculement culturel. Il y avait un créneau à prendre, je l’ai investi. » Aujourd’hui, l’attractivité du Diable ne cesse de se renforcer : l’an dernier, plus de 4 000 manuscrits y ont été envoyés – pour une trentaine de publications annuelles. À cheval Cette petite maison perdue au fond du Gard est devenue un dénicheur de talents français (Régis de Sá Moreira, Thomas Gunzig, Alex D. Jestaire, Coralie Trinh Thi, notre collaborateur Julien Blanc-Gras…) et étrangers (Douglas Coupland, Poppy Z. Brite, David Foster Wallace…). Dès la première année, Nicolas Rey obtient le prix de Flore avec Mémoire courte, signe que cette génération d’écrivains avait trouvé ses lecteurs. L’éloignement du milieu parisien constitue-t-il un handicap ? « On a des contraintes de déplacement, on doit souvent monter à Paris, on est moins visible dans le milieu littéraire, remarque Charles Recoursé, 28 ans, responsable éditorial. Mais c’est aussi un avantage. On est éloigné du centre névralgique de l’édition, on n’est pas pris dans ce bruit, on en est libéré. » De toute façon, Marion Mazauric n’a pas vraiment eu le choix : attachée à sa région, elle ne se voyait pas « imposer de vivre à Paris » à son mari et son fils. Et puis, elle a son cheval ici (un Jolly Jumper à la crinière poivre et sel) et sa passion pour la tauromachie. De 1987 à 1999, elle a essayé de concilier l’édition parisienne et le calme de la Camargue : la semaine, elle œuvrait à J’ai Lu, la branche poche de Flammarion (à publier Michel Houellebecq ou Virginie Despentes dans la collection « Nouvelle Génération »), et le week-end, elle rentrait à Vauvert. Un ma-
« Dire “je”, c’était une culture qu’on n’avait pas dans notre famille. » Marion Mazauric, fondatrice des éditions Au Diable Vauvert
tin de 1999, elle s’écroule sur le sol de sa cuisine. Syndrome du cadre stressé. Il faut changer de rythme. Baignée dans la culture communiste de ses parents profs, elle n’avait jamais envisagé de diriger une PME – « Entreprendre, posséder, dire “je”, c’était une culture qu’on n’avait pas dans notre famille », confie-t-elle dans Les Conversations*. Elle découvre les journées de vingt heures et les bilans comptables, elle forme quelques collaborateurs (six salariés), elle cravache dur, elle tient le coup. Aujourd’hui, son chiffre d’affaires dépasse le million d’euros, ses livres sont traduits en russe, en italien, en anglais ou en chinois. Sa maison d’édition est aussi réputée pour le prix Hemingway (qui récompense chaque année une nouvelle sur l’univers de la tauromachie) et pour son idyllique résidence d’auteurs en ses murs. Marion Mazauric a la reconnaissance qu’elle mérite et n’a pas peur du tournant numérique – en février dernier, elle fut la première dans le milieu littéraire à lancer une application iPhone qui permettait de télécharger deux romans. Elle vit dans ce pays toujours sauvage pour un jour accomplir ce rêve d’enfant : aller au travail à cheval. * Les Conversations, entretiens avec Agnès Olive Editions La Belle Bleue, mai 2010 92 pages, 14,90 euros
La rentrée
du Diable Romain Monnery
Warren Ellis
Libre, seul et assoupi « Un premier roman, celui de la génération précaire, entre stages et colocation, raconté par un anti-Rastignac. »
Artères souterraines « Un privé à la dérive doit retrouver l’original de la Constitution des Etats-Unis, dont certains amendements sont écrits à l’encre “alien” invisible. Le premier roman d’un scénariste américain de comics. »
David Foster Wallace C’est de l’eau & La Fille aux cheveux étranges « Une leçon de philo tirée d’une allocution de l’auteur datée de 2005, et son premier recueil de nouvelles, avec Lyndon Johnson, un pastiche de roman postmoderne et la rencontre entre des punks nihilistes et de jeunes républicains. »
Pierre Bordage Les Derniers Hommes « La réédition d’un conte fantastique dans une Europe dévastée par les pollutions, pré-publié en feuilleton sur iPhone cet été. » — audiable.com
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BD entretien Richard Gaitet illustrations © Futuropolis
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« Je prenais soin des poulets » Bouleversante illustration de la solitude en milieu rural, la trilogie Essex County de l’Américain Jeff Lemire, 34 ans, bénéficie d’une splendide édition intégrale. En attendant sa version de Superboy !
Retournez-vous à Woodslee, le village qui inspire Essex County ? Jeff Lemire : Ma famille habite toujours là-bas, dans la ferme où j’ai été élevé. J’y reviens deux ou trois fois par an. Je vis à Toronto, j’ai un fils maintenant, et j’aimerais qu’il voit la beauté de ces paysages, qu’il fasse l’expérience du monde paysan, du matériel agricole, qu’il ait une meilleure idée de l’endroit d’où je viens. Comme Lester [le jeune héros d’Essex County], quand j’étais gosse, je prenais soin des poulets, j’aidais aux champs. Je détestais ça. Pourquoi ? Je me sentais très seul et isolé. Seuls le dessin et les comics – notamment Teen Titans et La Légion des Super-Héros – me permettaient de m’évader. Je n’attendais qu’une chose : grandir, pour pouvoir déménager en ville. Ce n’est que plus tard, avec la distance de l’âge adulte, que j’ai compris la valeur de cette enfance agricole. A quoi ressemble un jour ordinaire dans le comté d’Essex, Ontario ? Très lent et tranquille. Les gens se lèvent tôt, travaillent très dur toute la journée puis passent du temps avec leur famille avant de s’y remettre encore et encore. Une vie simple, ce qui ne veut pas dire des gens simplets. Comme nous tous, ils sont compliqués et intéressants. J’essaie de traduire
cette quiétude par une narration ralentie. Au début, le personnage de Jimmy, présenté comme « lent » et « différent », fait écho à celui de Lennie dans Des souris et des hommes de Steinbeck. Référence consciente ? Pas vraiment. Je me suis mis à Steinbeck après l’écriture du tome 2. De lui, j’adore Rue de la sardine [1945] et Tendre Jeudi [1954], qui dessinent un portrait excentrique et extraordinairement précis d’une communauté rurale de Caroline du Nord. Chaque page est bourrée de détails et de personnages, au point que le lecteur a le sentiment de déjà connaître l’endroit et de le revisiter à chaque relecture ; c’est ce que je visais avec ma version fictionnelle du comté de l’Essex. Mais mes représentations favorites du monde rural sont plutôt cinématographiques : Les Moissons du ciel de Terrence Malick [1979], Paris, Texas de Wim Wenders [1984]. Vous êtes aussi influencé par Seth, dont les bandes dessinées traitent également de l’Ontario agricole.
Ses nouvelles BDs
Ruralité monstrueuse A travers champs, ceux d’Essex County (2008), Jeff Lemire faisait déjà preuve d’une belle maîtrise du récit à rebours : en trois tomes déployés sur quarante ans, il exposait les déceptions de deux frères, champions de hockey, d’un bled perdu de l’Ontario. Décors panoramiques, dialogues réduits à l’essentiel, émotion maximum. Le revoilà dans un Nebraska post-apocalyptique, au cœur d’un bestiaire à moitié humain. Sweet Tooth (2009) conte la quête initiatique de Gus, orphelin de 9 ans coiffé de cornes de caribou et travaillé par sa foi. Capable de voir dans le futur, Gus est protégé par un vieux chasseur, Tommy Jepperd, colosse grisonnant qui ressemble au Punisher de Marvel. Depuis douze épisodes (au moins quarante sont prévus), tous deux sont plongés dans un univers sylvestre cauchemardesque, peuplé de chasseurs haineux et de monstres qui ne dénoteraient pas sur l’île du Docteur Moreau. Tandis que Gus et Tommy cherchent la « réserve » où se cachent d’autres « hybrides », la série dévoile un vaste monde dans lequel la monstruosité est l’allégorie de la marginalité. Le regard sur l’enfance s’avère dépourvu de mièvrerie. Jean-Emmanuel Deluxe — Sweet Tooth volumes 1 à 12 Vertigo / DC Comics
« Une vie simple ne veut pas dire des gens simplets. » Jeff Lemire Ma vie à la campagne page 151
« Trop d’histoires se déroulent dans de grosses villes bruyantes. » Jeff Lemire
Essex County Futuropolis
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Nous avons poussé dans le même coin, donc, quand jeune dessinateur j’ai lu La Vie est belle malgré tout [1996], dont l’histoire se déroulait dans ces endroits que je connaissais par cœur, une ampoule est apparue au-dessus de ma tête : je pouvais me servir des lieux où j’avais vécu pour mes fictions. Seth sait aussi parfaitement retranscrire le regard et l’humeur pittoresque, cependant triste et solitaire, d’une petite ville de l’Ontario. Ces bourgades sont pleines de vestiges de petites boutiques, de petites affaires autrefois vitales et en expansion, qu’on laisse aujourd’hui pourrir puisque que tout le monde se tire vers les grandes villes et que de grosses franchises s’installent sur place. En France, les paysans manifestent pour améliorer leurs conditions de vie. Etes-vous sensible à ces questions ? A ce niveau, j’ai plutôt décroché. Mon père a pris sa retraite et je ne m’intéresse pas assez à ces choses, pas autant que je devrais le faire. Ça pourrait être un bon début pour une histoire, qui sait ! Vos œuvres suivantes, Monsieur Personne et Sweet Tooth (voir encadrés), se passent aussi à la campagne. Obsédé ? Les deux partent d’un thème de science-fiction classique ou d’un concept de film d’horreur. Mais ce qui est habituellement représenté comme de grosses idées bruyantes (le monde après l’apocalypse, des monstres, des hommes invisibles), je le reproduis dans un paysage champêtre et clairsemé, qui m’aide à refléter une approche personnelle. Trop d’histoires, en BD comme au cinéma, se déroulent dans de grosses villes bruyantes. Je préfère dessiner les grands espaces. A ce titre, votre pochette pour le
troisième album d’Art Brut (2009) est éloquente : à l’endroit, deux arbres et une maison paumée dans un champ légendés « Art Brut » ; à l’envers, des gratteciel tordus et des immeubles désolés légendés « Vs. Satan ». La ville, c’est l’enfer ? Cette pochette est une puissante métaphore du bien contre le mal. C’est une blague, aussi. Le jeune Superman, élevé dans une ferme du Kansas, est-il un vrai country boy ? Superman est un vrai gars de la campagne. Dans les comics, on voit le jeune Clark Kent bosser aux champs et filer un coup de main à ses parents adoptifs. Ce qui accentue l’aspect métaphorique de son côté « alien » lorsqu’il s’installe à Metropolis : son origine paysanne le rend différent des gens de la ville, de même que son héritage kryptonien le rend différent du reste de l’humanité. On vient de vous confier, à vous et à l’Italien Pier Gallo, la nouvelle version de Superboy, pas vrai ? Le premier numéro sera publié en août. Superboy est en fait cloné à partir de Superman et de l’AND de Lex Luthor. Ce n’est donc pas Clark Kent, mais un nouveau super-héros adolescent nommé Connor Kent. Il n’a jamais eu de véritable famille. Mais tout va changer. De retour à Smallville, il emménage chez Ma Kent et commence enfin à se sentir chez lui, au sein d’une communauté. Il se trouve de nouvelles responsabilités en gérant la ferme Kent et, bien sûr, en protégeant le village. Il y a aussi Krypto, son loyal supertoutou. Son super-toutou ! Eh oui. Je combinerai narration classique et sensibilité moderne, les pierres angulaires de la mythologie Superboy avec de nombreux personnages secondaires, de nouveaux méchants et de nouvelles idées, qui bâtiront une fondation solide afin de soutenir le Garçon d’Acier pour les années à venir. Le sol s’ouvrira quand il se mettra à courir. Je veux défricher ce que signifie être un super-héros teenaged au cœur de l’Amérique rurale. D’autres super-projets, maintenant que vous ne courez plus après les poulets ? Je viens de finir le script de mon prochain livre top secret mettant en scène un super-héros DC, The Atom. Je prépare aussi un roman graphique intitulé The Underwater Welder, à paraître chez Top Shelf en 2011. Et je suis excité, car ce soir, c’est la soirée de lancement de la première saison de Sweet Tooth ! Bye ! —
Ses nouvelles BDs
Frankenstein
agricole Publié en début d’année, Monsieur Personne est un one shot qui reprend le thème de l’homme invisible cher à H.G. Wells relocalisé dans un imaginaire village de pêcheurs de 754 habitants, Large Mouth, dont la population semble hostile aux asociaux considérés comme des monstres. Peur de la différence, silence des âmes taiseuses et pesanteurs existentielles creusent une ruralité peu idyllique. Pourtant, derrière les mauvaises vibrations, on sent l’amour de la campagne, propice à une mythologie fantastique. Un fou mystérieusement couvert de bandages développe une amitié avec Vickie l’adolescente, au grand désespoir des villageois qui, dans la tradition de Frankenstein, veulent exterminer « l’anormal ». « J’ai toujours voulu quitter Large Mouth, dit Vickie. Mais la vérité est que le seul crime de ce village fut l’ennui. […] Je suppose que John Griffen [l’homme invisible] m’a aidé à voir à travers les choses et les gens. » Le merveilleux, ce peut être une rencontre atypique qui rompt la monotonie. J.-E. D. — Monsieur Personne Panini Comics Ma vie à la campagne page 153
Un homme, un vrai Littérature
par MarieHélène Lafon photographie Pascal Fellonneau
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A l’origine du beau roman L’Annonce , il y en a trois, de petites, découpées dans Le Chasseur Français, qui racontent mieux qu’à la télé la recherche de l’amour dans le pré.
Doux. Ça commence comme ça. Doux, jeune homme désire Marie-Hélène Lafon bonheur avec jolie femme ayant belle forme, belle poitrine, pour vivre une histoire d’amour à deux. Dans Le Chasseur Français, rubrique Mariages et rencontres. Hommes de 30 à 50 ans. Doux. Ça commence. ces écrasés de famille qui ont ruminé longtemps l’annonce, Je démarre. A fond. J’en ferais dix volumes. On nagerait en et osent enfin et l’envoient et attendent et espèrent. Espèplein sirop. Il s’agirait de consoler les quadragénaires lais- rent en secret la belle poitrine, l’histoire d’amour, le lit garni, sés pour compte dans les cuisines jaunes au bord de la té- la maison habitée, les soirs et les dimanches ragaillardis, la lévision. Les filles sont parties, elles ont voulu autre chose, vie élargie. autrement ailleurs, ils n’ont pas su les garder. Parfois ils ont des mères, ou des sœurs, ou des aides à la personne, D’autres, ça les mord du côté de la trace, de l’enfant, de pour la soupe chaude, le linge et le ménage. Reste la com- la descendance, de la suite. Ne pas classer l’affaire sans pagnie, ils y tiennent à la compagnie qui console dans la suite, c’est le sujet, dedans et dessous, dans et sous les douceur. Il faut se tenir chaud entre les draps et dans le mots, enkysté, incrusté. Ça sent l’abcès. Célibataire, monde. Il faut ça. A la quarantaine trépassée. On en pleu- 44 ans, 1m67/69, sans enfant, chauffeur agriculteur, rerait ; moi en tout cas. Je les sais de naissance, ces doux, cherche jeune femme aimant campagne, voulant fonder un
Espèrent en secret la belle poitrine, l’histoire d’amour, le lit garni, la maison habitée, les soirs et les dimanches ragaillardis, la vie élargie.
Bientôt le film Réalisé par Julie Lopes-Curval (Mères et Filles, Le Rôle de ta vie), un longmétrage adapté de L’Annonce est en cours d’écriture. Sortie en 2012.
foyer heureux, désirant enfants. 1m67. Chauffeur agriculteur. Ça fait beaucoup à traîner pour un seul petit homme écartelé entre les deux métiers. 1m67, ça se voit, autant l’annoncer tout de suite, hisser le pavillon, boire la coupe jusqu’à la lie. 1m67/69, un petit sec qui court partout entre le camion et la ferme, le patron, les clients, et les vaches. Il aurait des vaches celui-là, des terres louées et des terres à lui, pas tout à fait à lui encore, l’arrangement ne serait pas fait, avec les deux sœurs et le frère partis gagner leur vie ailleurs. Il veut des enfants, c’est au pluriel, il en voudrait au moins deux pour grandir dans le foyer heureux, à la campagne, il voudrait. Il voudrait tellement, et il a peur, ça sue la peur du petit homme qui s’évertue depuis toute sa vie. Je vois ça d’ici, sur le papier jaune et lisse des pages de petites annonces, je sens je suppute et subodore, pour un peu je romancerais. Halte-là ! Je ne mange pas de ce pain-là, le pain rose de la romance sucrée me reste sur l’estomac. Tournons la page, justement, aux antipodes, un grand, un qui porterait beau. Homme quarantaine, grand, yeux bleu, cherche J.F 22/32 ans, sans enfant, préférence européenne, anglosaxonne, pour fonder foyer, la souhaite fortement bustée,
fidèle, motivée. Annonce sérieuse. Yeux bleu, comme ça, à sec, bleu sans s, l’homme grand n’aurait qu’un œil et serait une sorte de cyclope à tête chercheuse orientée du côté blond blanc bleu du monde. On veut de la gazelle jeune, dix ou quinze ans de moins que l’impétrant à l’œil bleu. Ni slave ni méditerranéenne ; à bien y réfléchir, un profil se dessine. Aux carnassiers les mains pleines. L’homme grand, et blanc et bleu, est en action de chasse dans Le Chasseur Français. Il veut de la matière, du buste, du généreux du cossu du lourd, du bonnet D, au moins. Il veut en avoir plein les mains, et la bouche, et la vue, et rien que pour lui, le bonnet D ne se partage pas, et il faudra que la gazelle y mette du sien, qu’elle en veuille, que la vaillante Saxonne sans enfant ait du cœur à l’ouvrage. C’est sérieux, l’heure est grave, c’est du boulot à plein temps, on appelle ça un foyer, avec un homme, un vrai, un mâle, entier. On est en avril ou mai 2005, je découpe la page du Chasseur Français, je la plie et je la garde dans mon carnet d’adresses, j’ai encore un carnet d’adresses recopié à la main en mai 2005, et en mai 2010 ; je la garde avec des timbres, des tickets de cinéma et une coquette citation de François Mauriac sur les bons à rien qui ne sont bons qu’à devenir écrivains, elle y est encore. Du temps passe et je rumine, une année passe. Quand je commence décidément à écrire le roman en juillet 2006, il a un titre, L’Annonce, c’est déjà ça, et le pli est pris de la douceur ; la douceur de Paul sera têtue, et la poitrine d’Annette, faste ; ça s’impose, c’est là, la piste s’ouvre et je la suis et je n’invente rien. — L’Annonce Buchet-Chastel Ma vie à la campagne page 155
« La vie de village, c’est mon ciment » cinéma
entretien Richard Gaitet & Nicolas Roux illustration & autoportrait Pascal Rabaté
Diplômé en ruralité joviale, le dessinateur Pascal Rabaté, 49 ans, adapte à l’écran ses Petits Ruisseaux, chronique du retour à la sexualité d’un horticulteur retraité des Pays de la Loire.
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Lors de notre premier contact, vous disiez être « quelqu’un d’agricole, bottes en caoutchouc ». Cette origine rurale, ça se cultive ? Pascal Rabaté : Je suis issu du « terroir » même si je déteste ces expressions à la con, comme « les gens de peu ». « La France profonde », passe encore, il y a le mot « profond ». Mes parents viennent d’un milieu ouvrier pour moitié agricole. Un crétin de ma famille a eu la mauvaise idée de retracer notre arbre généalogique : en trois cents ans, ils ont fait quinze kilomètres, ça fout le bourdon. Les Petits Ruisseaux, un hommage à vos parents, proprios d’une boutique d’articles de pêche ? Oui. Mon père a réussi à nous en dégoûter, ma sœur et moi : le dimanche, il étendait une couverture sur un carré d’orties, Maman tricotait et les enfants s’emmerdaient. J’ai redécouvert ça il y a quelques années, mais je ne peux pas y aller seul : je suis plus touché par la bouteille à refroidir dans la flotte. Je comprends que ça peut vider l’esprit, hypnotiser, mais il me faut un gars pour causer. Je ne peux pas m’ôter de la tête cette phrase terrible de Jean Carmet dans Dupont Lajoie [Yves Boisset, 1975] : « C’est joli ici, mais on doit s’y emmerder, l’hiver. » C’est pour ça que vous vivez dans le centre d’Angers ? J’aime l’anonymat de la ville, mais j’y habite pour de mauvaises raisons : il me faut un cinéma tout près. J’y suis plus à l’aise qu’à Paris. J’ai aussi besoin de revenir à Langeais, où j’ai vécu jusqu’à 14 ans. Ma mère ne quittera jamais cet endroit, elle a son réseau, son clan. Le village, c’est l’extension de la famille, avec ses bons et ses mauvais camarades. Dans mes histoires, même les chieurs font partie des meubles. Môme, ça me fascinait, les cafés pleins les jours de marché, les comices. Cette vie de village, je n’en ai pas honte, c’est mon ciment. Au début du film, la truculence des personnages – sauf celui de Daniel Prévost – paraît un peu fabriquée. Comme si, « pour faire vrai », les gars de la
campagne utilisaient tout le temps des expressions « pas piquées des hannetons ». Comment gérer le réalisme du langage ? Je ne voulais pas d’un film naturaliste. Mais je vous rejoins là-dessus : le personnage de Philippe Nahon a un côté théâtral, ce n’est pas son jeu, c’est mon texte. Par peur du vide, je me suis laissé aller à une musicalité un peu pompière. Chaque mot tuait l’autre, c’était lourd. Je suis dans une quête de ces expressions jouissives, je les note dans un carnet, comme « il a pas inventé l’échelle à poser les plinthes », ou cette jolie formule de mon père : « elle a vite fait de mettre une pine à l’agonie ». A la lecture, c’est drôle, à l’écran, ça pollue. Le mot d’auteur est un poison. Il fallait revenir à l’os, enlever le gras. J’ai énormément taillé au montage pour laisser la part aux silences. Le parler rural, il faut le retranscrire sans tomber dans le grossier. Par exemple ? Moi, j’aime les personnages qui parlent à la troisième personne : « Le Rabaté, il est content ? Oui, il a bien mangé ! » Je trouvais ça si extraordinaire que je m’y suis mis, pour
Rabaté à la campagne
le meilleur de Les Cerisiers (1992) Un agriculteur têtu tente de déloger à coups d’épouvantail, de canon à gaz, de variété française et de chien méchant une bande d’étourneaux qui menace ses arbres fruitiers. Humour... noir. Un ver dans le fruit (1997) Polar rural rythmé de coups de fusil, de rouge et d’Ave Maria dans lequel le nouveau curé du bourg tente de concilier les trois. Angoissant. La Marie en plastique (2006-2007) Une bigote en pèlerinage ramène une statuette divine qui pleure des larmes de sang et sème la panique dans une petite commune du Pays de la Loire. Miracle ou attrape-dévot ? Deux tomes, et le dessin de David Prudhomme. Brillant. N. R.
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« Je ne voulais pas montrer l’agriculteur célibataire et sa salle à manger crade, les chaussettes qui traînent dans un vieil évier, ce pathos. » Pascal Rabaté
rigoler, puis c’est devenu un tic catastrophique. En rendezvous chez Casterman, je me retrouve seul face à un éditeur à qui je demande : « Bin qu’est-ce qu’il en pense ? » Le type répond : « Qui ça, il ? » « Lui. » « Pascal, de qui parlez-vous ? » « Bin, il lui montre ce qu’il a fait et il aimerait bien savoir ce qu’il en pense. » Je ne m’en rendais plus compte, j’ai mis quelques mois à m’en départir. De la BD au film, votre héros récolte un passé d’horticulteur pépiniériste. Pourquoi ? Je connaissais les points faibles de la BD [vendue à 50 000 exemplaires], notamment les scènes d’approche entre Emile et la première femme. Ça allait trop vite, il ne parlait ni de ses passions ni de son passé. J’avais besoin de l’installer dans un métier pas spécialement ambitieux, mais qu’on peut exécuter toute sa vie consciencieusement. Une existence simple, sans briller dehors. Il dit : « Je m’occupe de bonzaïs parce que ça prend pas de place, je n’ai jamais passé le permis parce que je déteste la vitesse, je fais des ronds dans l’eau parce que ça ne laisse pas de traces. » Pour représenter la campagne au cinéma, quels écueils teniez-vous à éviter ? J’en ai marre des poutres apparentes et des tracteurs. Je ne voulais pas montrer l’agriculteur célibataire et sa salle à manger crade, les chaussettes qui traînent dans un vieil évier, tout ce pathos. J’ai l’impression qu’on perpétue l’image du mec en cotte de travail devant sa télé. Je préfère les deux documentaires de Georges Rouquier, Farrebique [1947] et Biquefarre [1983] : à trente-six ans d’écart, on voit la même famille de paysans aveyronnais, pendant une année entière, qui vit comme elle peut. Vous terminez vous-même un documentaire, La Cinquième Roue du tracteur. Ça crève ? C’est un reportage de quarante minutes dans les Pays de la Loire, que je n’ai pas fini de mixer. Ça part d’une pièce de théâtre qui donne son nom au film, écrite par une association, pour et sur des ouvriers agricoles, afin de les sensibiliser à leurs conditions de travail, voire les informer sur leurs couvertures sociales. Toute la troupe est constituée de bénévoles issus du milieu et tourne dans les comices. Je ne montre jamais la pièce, plutôt le public, les coulisses, le souffleur, les répétitions. Je pose ma caméra chez un Ma vie à la campagne page 158
syndiqué des vendanges et on cause. C’est la quête du mot juste, sans couper dans les silences. Je cadre sur une tête de cerf, des dessins d’enfants un peu mortifères, les coupes cyclistes des gamins. Sans les tourner en ridicule, les figer dans la naphtaline. Le docu se baladera dans les festivals, comme mon précédent, Le Bon pour les filles [2000, coréalisé avec Angelo Zamparutti], sur les derniers conscrits de Vendée. Pourquoi filmer ce terroir ? Pour rentrer chez les gens. Pour les conscrits vendéens, j’avais envie d’archiver ce cérémonial initiatique disparu avec la fin du service militaire : des gosses sur le point de partir à l’armée qui vont de ferme en ferme avec une carriole et leur cocarde et qui demandent la pièce pour faire la fête le soir. Chaque verre bu, c’est une coche de plus sur leur canne, avec des records à battre et des conscrits à faire tomber. On servait quelquefois de voiture-balai. En 2001, Etienne Davodeau publie Rural !, une BD documentaire engagée sur le passage au bio d’une exploitation agricole. Le sujet vous tenterait ? Cet environnement m’a construit. C’est un emballage, une couleur, mais jamais le cœur de mes bouquins [voir encadré]. Etienne aime les gens malgré leurs défauts, moi je les aime avec. Je refuse la position de morale. Mon thème récurrent, c’est la survie, l’adaptation. Le malaise du monde paysan, la manifestation des céréaliers et leurs tracteurs à Paris [voir p. 124] ? C’est dramatique. Je suis proche des mouvements militants, j’ai toujours voté communiste, de tradition familiale. Ça m’interpelle parce que descendre dans la rue ne fait pas partie de leur culture, et le verbe n’est pas forcément leur arme : c’est le corps qui parle.
Les Petits Ruisseaux © Futuropolis
Le monde rural en littérature, plutôt Giono ou Pagnol ? Giono est plus pudique. Il a une écriture sèche, sans emphase, très belle. J’adore Le Hussard sur le toit [1951] ou Le Moulin de Pologne [1953]. Un peu comme l’agriculteur qui pèse ses mots, Giono va au cœur des choses. Pagnol, c’est très démonstratif. Sinon, je me sens proche de l’écriture fangeuse du Mauriac de Nœud de vipères [1932], ou de Bernanos et sa vision très sombre de la province. Et Simenon. Je dois avoir deux cent cinquante bouquins de lui à la baraque et il ne se répète jamais. Et ce projet de BD sur les « jardins ouvriers » avec David Prudhomme ? C’est mis de côté parce que je travaille sur un long-métrage burlesque, Ni à vendre, ni à louer, dont le tournage commence en septembre. Un film choral sur des couples et des non-couples qui se croisent la veille d’une tempête. Un hommage aux Vacances de Monsieur Hulot [Jacques Tati, 1953], en version punk. Et sans dialogue. Laissons parler les corps. Je vais essayer d’être en retrait, plus choisi, pour éviter de refourguer tout mon dictionnaire d’expressions populaires. J’en ai des kyrielles. Encore une ? « Elle tient mieux sur le dos qu’un bouc sur ses cornes. » — Les Petits Ruisseaux en salles.
Le film
Affluents de douceur Choqué par le décès de son compagnon de pêche, Emile, pépiniériste veuf et morose du pays d’Anjou, décide de « réapprendre à être heureux ». Passé une demi-heure un tantinet caricaturale parce que trop bavarde, ces Petits Ruisseaux s’écoulent paisiblement, au rythme lent (50 km/h) d’une voiturette sans permis qui ramène ce retraité tristoune à la maison de ses « premiers souvenirs », en Corrèze, squattée par des teufeurs naturistes – dont Julie-Marie Parmentier, pure babacool à dreadlocks – plus crédibles que les habitants du village. Premier long-métrage, ce mini road-movie doux-amer rappelle par instants le Monsieur Schmidt d’Alexander Payne (2002), dans lequel un autre pépé veuf et déprimé, Jack Nicholson, revisitait son existence et l’Amérique rurale en camping-car. La réussite du film tient en une seule scène, lumineuse, sur laquelle repose son enjeu, qui était déjà celui de la BD : capter pudiquement, presque en silence, le retour à la sexualité d’un septuagénaire. Si bien que devant les ombres d’une bête à deux dos, lorsque Daniel Prévost, « les mains pleines de taches de vieillesse », pianote sur le corps ridé mais radieux d’Hélène Vincent, les larmes montent, on ne sait plus pourquoi. R. G.
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portfolio Jean-Paul Cuir
salle des fĂŞtes et stationnement gĂŞnant
une aimable fin de semaine au moulin du Colonel Un cadre de vie rUstiqUe à la fois poétiqUe et rigoUreUx « quand on est militaire on est un homme rude par principe et par définition. à plus forte raison quand on est colonel ! » Pour méditer le Colonel a choisi un cadre de vie rustique à la fois poétique et rigoureux. Il se dégage de l’ensemble une atmosphère prenante qui provient sans doute de la justesse de ton et de la sûreté avec laquelle a été choisi et placé chaque objet.
1. L’atelier du Colonel ouvre directement sur la rivière. C’est, comme il se doit, une pièce largement éclairée qui ne diffère toutefois guère dans sa décoration des autres pièces : « qu’un curé de campagne ait un jour habité ces lieux, rien ne le laisse pressentir… » 2. Une vue générale de cette construction typiquement régionale: « ce n’est pas l’hiver, il ne neige pas, il ne fait pas froid et pourtant derrière les carreaux tout s’arrête !»
Mémoire précaire
3. « on dit que je suis un homme passionné… c’est vrai ! ». Le porche d’entrée s’ouvre dans un vieux mur de pierre par une porte à double battant composée de deux roues de voiture fourragère.
C’était au Sunset Bar
Tempo polyvalent
Nouba Prestige & guide de charme
4. « Tout ici, semble calme et silence ! » Très sobre de conception, s’harmonisant avec un mobilier contemporain, ce jeu de lumière effet flamme métal offre une projection sensationnelle de flammes sur le mur et procure une ambiance ouatée au ton de miel qui enveloppe meubles et bibelots et participe au confort en réduisant la taille des pièces : « l’ensemble nous invite à la détente et au repos…»
Sono en mi bémol
Drague solennelle
27 x Lamp250/24EDGE (incl.) alimentation : 230 VCA / 50 Hz consommation : 280W dimensions : 240 x 245 x 120 mm poids : 12 kg
Avec la participation de la D.F.A.M. (Demeures de France Anciennes et Modernes), de La Revue Nationale de L’Astronef et de Faire L’Amour Magazine. 5. « Dix centimètres carrés, cela suffit au déroulement du piquenique le plus délicat et raffiné du monde ! » La cuisine est probablement l’une des pièces qui a conservé le plus son cachet d’antan. Elle est exclusivement composée d’objets rustiques que l’on trouve encore chez les artisans du pays.
Cuir cafard Départementale Kilomètre douze
Chérie se met au vert Featuring
Peaufinant son troisième roman, la citadine Axl Cendres récolte une nouvelle tordant l’encolure aux clichés sur la cambrousse.
Ma vie à la campagne page 164
par Axl Cendres* photographie Pascal Fellonneau
Chérie était une Parigote pur jus, qui fait du yoga à la maison mais qui crie connard ! sur le périph’, qui dit adorer les animaux alors qu’elle n’en a jamais eu ; et même qu’un jour, pourquoi pas, elle irait vivre à la campagne.
vide ; et de fait, Chérie avait insisté pour qu’on n’emmène pas nos portables.
Un matin, assis à la table de la cuisine, alors que je prenais mon petit déjeuner composé de deux Alka Seltzer effervescents dans un verre d’eau glacée, Chérie est arrivée par derrière et a posé devant moi une annonce découpée dans un magazine.
« Ces gens ont peut-être des portables », j’avais hasardé.
Et ma vision encore floue s’est lentement accommodée à la photo d’un couple de retraités souriants posant devant une petite maison en pierre… Gisèle et Raymond, heureux grands-parents, échangent leur maison, calme et confortable, pour une semaine, contre appartement dans la capitale. J’ai senti Chérie m’enlacer les épaules. « Oh, mon amour, ce serait tellement bien… tellement, tellement bien », elle a gloussé dans mon oreille, qui, sous l’effet de la gueule de bois, amplifiait les sons comme une enceinte. J’ai attrapé mon verre et avalé une longue gorgée. « Tu te souviens, elle a dit d’une voix doucereuse, je t’avais parlé d’aller peut-être un jour s’installer à la campagne… ce serait l’occasion d’essayer… En plus, elle a ajouté sur un ton de reproche, tu me dois bien ça après ce que tu as fait hier soir ! » Comme je n’avais aucun souvenir de ce que j’avais bien pu faire la veille, je me suis dit que si ça se trouvait, je ne m’en sortais pas si mal.
« Je veux qu’on vive comme ces gens », elle avait justifié.
« Ne dis pas de bêtises, mon amour. » Et après un peu plus de trois heures de route, on y était ; la campagne. La maison était en effet aussi petite que calme, on avait beau regarder aussi loin qu’on pouvait, il n’y avait que des champs. « Oh ! mon amour ! a crié Chérie, il y a un poulailler ! » Et elle a couru dire bonjour aux poules. Pour le dîner, Gisèle et Raymond nous avaient laissé, sur la table en bois de la cuisine, un jambon entier, une miche de pain, un camembert, une bouteille de vin… et on se sentait un peu cons, Chérie et moi, de leur avoir laissé un frigo presque vide, où traînaient un pot de mayonnaise et quelques yaourts Taillefine. Mais bon, on s’était consolé en se disant que si, eux, ils avaient envie d’un truc à manger tard dans la nuit, ils avaient l’Arabe d’en face qu’était ouvert jusqu’à 3 heures. Après notre copieux repas, Chérie a proposé d’un ton ferme qu’on aille se coucher. Allongés côte à côte dans le petit lit qui craquait, Chérie et moi, on fixait le mur d’en face en silence. Pas le câble, pas d’Internet, pas de portable et nulle part où aller, je ne voyais qu’une seule chose à faire pour s’occuper. Je me suis collé à Chérie et j’ai commencé à lui peloter les seins.
« D’accord », j’ai dit. « Qu’est-ce que tu fais ? » elle m’a demandé. Et elle m’a envoyé un baiser sonore en plein dans l’oreille. « A ton avis ? » *** « Pas ici. » Un mois plus tard, Chérie et moi, on quittait la ville. « Et pourquoi ça ? » Comme mon permis m’avait été retiré pour des raisons que je n’évoquerais pas ici – et que Chérie n’était pas au courant –, je prétextais une douleur à la jambe depuis quelques semaines avec laquelle il aurait été imprudent de conduire. Et c’était donc Chérie, au volant de sa Smart Fortwo, qui nous menait vers notre nouvelle demeure. Dans la poche avant de mon jean, je sentais comme un
« Ces gens nous font confiance ! On est dans leur lit ! Un peu de respect ! » « Ben, si ça s’trouve, Raymond est en ce moment-même en train de culbuter Gisèle sur ton tapis de yoga ! » Puisque c’était comme ça, je me suis retourné et je me suis Ma vie à la campagne page 165
Featuring
mis à me raconter une histoire dans ma tête pour essayer de m’endormir ; mais à peine j’y arrivais, que j’ai senti un mouvement répété derrière moi. J’ai tourné la tête vers elle, Chérie se grattait les bras, le ventre et les genoux.
fière, un panier où se trouvaient trois œufs. J’ai été les chercher moi-même au poulailler ! »
« Qu’est-ce qui t’arrive ? »
« Et t’avais besoin de t’habiller comme Caroline Ingalls pour faire ça ? »
Je me suis lentement redressé.
« Je sais pas, elle a répondu. Ça me gratte. » Elle a souri en me caressant la joue. « Qu’est-ce qui te gratte ? » « Je sais pas. Ça me gratte, c’est tout. » A force de la regarder se gratter comme ça, ça s’est mis à me gratter moi aussi.
« Ce n’est pas la peine de te fatiguer, mon amour, tu ne réussiras pas à gâcher ma bonne humeur. » « Quelle heure il est ? » j’ai demandé. « Sept heures. »
« Pourquoi tu te grattes ? » elle m’a demandé en se grattant. « Quoi ?! j’ai hurlé, mais on est en vacances ! » « J’en sais rien. » « Mon amour, les gens de la campagne se lèvent très tôt. » « Gratte-moi le dos », elle a dit en me le donnant. « Mais pour quoi faire ?! » Et on a fini par s’endormir en se grattant mutuellement. ***
« Je ne sais pas. Regarde, les œufs d’ici ne sont pas du tout comme ceux du Monoprix. »
Au petit matin, j’ai été réveillé par une Chérie pleine d’entrain qui portait une robe ample et un petit foulard noué autour de la tête.
« C’est vrai, j’ai dit en jetant un œil dessus, sur ceux-là, il reste un peu de merde. »
« Regarde, mon amour, elle a dit en me présentant, toute
Elle s’est penchée sur moi et m’a tendrement embrassé
Ma vie à la campagne page 166
« Ces gens ont peut-être des portables », j’avais hasardé. « Ne dis pas de bêtises, mon amour. » le front. « Je t’ai dit que ce n’était pas la peine, mon amour. » Pendant que Chérie me préparait une omelette, je suis allé prendre une douche, mais j’avais beau laisser couler l’eau, elle restait froide.
« Et si on se posait là, j’ai dit comme ça. Ma douleur à la jambe me relance un peu… » Aussitôt assis, je me suis mis à embrasser Chérie dans le cou. « Qu’est-ce que tu fais ? » elle m’a demandé.
« Chérie ! j’ai crié, y a pas d’eau chaude ! » « A ton avis ? » « Ne sois pas stupide, mon amour, elle a crié, ces gens n’ont pas l’eau chaude. » Après le petit déjeuner, il a bien fallu se rendre à l’évidence : Chérie et moi, on n’avait absolument rien à faire. Et comme elle semblait réfractaire à toute copulation au sein de la maison, je me suis dit que j’aurais peut-être plus de chances en extérieur. « Et si on allait se balader dans les champs », j’ai proposé. Et Chérie a semblé ravie par ma prise d’initiative. Après avoir marché un bon moment, pendant lequel Chérie vantait les mérites de l’air pur, j’ai repéré un endroit tranquille qui semblait faire l’affaire.
« Pas ici. » « Mais pourquoi ?! » « Un voyeur pourrait nous espionner. » « Chérie, un voyeur qui se respecte ne viendrait pas traîner dans le coin. » Et je me suis remis à l’ouvrage. « Aïe ! » elle a crié. « Quesse y a ? » Ma vie à la campagne page 167
Featuring
« Quelque chose m’a piquée ! »
ne tapent pas à la porte. »
« Quoi ?! »
Toc toc toc.
« Regarde, c’est plein de bêtes ici ! Rentrons. »
« Tu as entendu ?! » elle a chuchoté plus fort.
Après avoir passé la journée à rien foutre, Chérie et moi, on s’est mis au lit à 20 heures, et j’ai même pas essayé de la toucher. Je lui ai donné le dos, et j’ai commencé à me raconter une histoire pour m’endormir ; mais à peine j’y suis arrivé, que je me suis senti secoué.
« Ouais… »
« Mon amour, a chuchoté Chérie, j’ai entendu taper à la porte. »
« Va voir qui c’est ! » Je me suis donc levé pour y aller, suivi par Chérie qui marchait derrière moi à pas inquiets. « N’ouvre pas encore », elle a murmuré en se dirigeant vers la fenêtre.
J’ai pas bougé. « C’est peut-être un psychopathe ! » elle a ajouté. « Chérie, j’ai bredouillé dans mon oreiller, les psychopathes
Puis, avec beaucoup de précaution, Chérie a légèrement écarté le rideau et jeté un œil dehors ; elle a ensuite tourné la tête vers moi, les yeux exorbités comme des balles de ping pong, et elle a posé la main sur la bouche pour s’empêcher de crier. Je me suis approché, j’ai regardé, et j’ai découvert, debout devant la porte, un gars immense qui tenait une pince immense à la main. Et j’avais beau essayer de chercher une explication logique à ça, la seule que je trouvais était que nous étions en présence d’un psychopathe qui tape à la porte. « Y a quelqu’un ?! » il a grondé avec sa voix de psychopathe. Chérie, pâle comme la lune, a décollé la main de la bouche. « Va chercher un couteau dans la cuisine », elle m’a ordonné. La perspective de me battre avec ce colosse m’a rendu un peu nerveux, sauf que j’ai pas eu à le faire : notre psychopathe a brusquement fait demi-tour, on l’a vu s’éloigner vers
Gisèle et Raymond nous avaient laissé, sur la table en bois de la cuisine, un jambon entier, une miche de pain, un camembert, une bouteille de vin… Ma vie à la campagne page 168
Je ne voyais qu’une seule chose à faire pour s’occuper. Je me suis collé à Chérie et j’ai commencé à lui peloter les seins. « FOOONCE ! » *** Le lendemain, Chérie et moi, on était attablé à la terrasse d’une brasserie. Autour de nous, les gens fumaient des clopes, les voitures faisaient du bruit, et les serveurs faisaient la gueule. Je regardais Chérie siroter son café crème, elle semblait trouver cette atmosphère terriblement rassurante. Et c’est comme ça qu’elle et moi, on a finalement passé nos vacances à Paris. Le matin où nous devions récupérer l’appart, Chérie et moi, on a eu la surprise d’y trouver encore Gisèle et Raymond, qui se préparaient à partir. « On devait s’en aller plus tôt, a expliqué Gisèle un peu gênée, mais on s’est pas réveillé… »
les champs. Une fois qu’il a été assez loin pour ne plus nous entendre, Chérie a braillé : « Vite ! Je sors les affaires ! Vas démarrer la voiture ! Si jamais il revient, fonce-lui dedans ! » Evidemment, c’était moi qu’étais chargé du sale boulot. Quelques instants plus tard, on décampait à toute allure. « Et Gisèle et Raymond ? j’ai demandé, on va quand même pas habiter avec eux ? » « On ira à l’hôtel ! Fonce ! » « Chérie, j’ai avoué, on m’a retiré mon permis. »
« Et pour l’eau froide ? s’est enquis Raymond, ç’a pas été trop gênant ? Un joint a lâché le jour de not’ départ. J’ai dit à Gaspard, le plombier, de passer vous voir quand il pourrait, mais il m’a appelé pour dire que y avait personne. J’ai pas réussi à vous joindre sur vot’ portable… C’est bien ce numéro ? » il a demandé en sortant le sien de sa poche. Face à la mine déconfite de Chérie, j’avais un mal de chien à ravaler mon sourire. Finalement, la campagne, c’est plus ce que c’était. —
* Le 3 novembre, après Aimez-moi maintenant et Mes idées folles, Axl Cendres publiera Echecs et But ! aux éditions Sarbacane (collection eXprim’). L’histoire d’un surdoué des échecs qui découvre sa passion en devenant… supporter de foot. —
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W ELCOM E TO OUR WOR LD NEW YORK 2010
WORKS BY ROBERt MapplEthORpE LE BOOK t h E D E f i N i t i v E R E f E R E N c E f O R faS h i O N , ph OtO g R a ph Y, iMagE MaKiNg, aDvERtiSiNg, pRODuctiON, aND EvENtS
TiM sCOT T, 1 9 8 0 © RObER T MappLE ThORpE FOUnDaTiOn. UsED by pERMis siOn.
W W W.lEBOOK.cOM
LE BOOK F E S T I V A L W E E K
CONNECTIONS + PRODUCTIONS 4 D A Y S , 2 E V E N T S : J U N E 1 5 / 1 6 / 1 7/ 1 8 2 0 1 0 C ONNEC T I ONS The cusTom-made Tradeshow for all Those who commission creaTive TalenT f o r c a m pa i g n s , e d i To r i a l s , c aTa lo g s a n d oT h e r v i s ua l p r o d u c T i o n s
T U E S D A Y, J U N E 1 5 Th & W E D N E S D A Y, J U N E 1 6
Th
P RODUC T I ONS a new show dedicaTed To The producTion needs of The creaTive communiT y T h U R S D A Y, J U N E 1 7 Th & F R I D A Y, J U N E 1 8 Th By i n v i TaT i o n o n ly - r e g i s T e r aT w w w. l e B o o k .co m /co n n e c T i o n s
chroniques ce qui sort
« En général, nos jugements nous jugent nousmêmes bien plus qu’ils ne jugent les choses. » Sainte-Beuve, in Correspondance, 1845 page
171
critiques
maécin selucillep
par Alex Masson
Portrait contrarié d’un clandé mexicain, Norteado redéfinit les frontières du film de frontières.
Si on organisait un recensement des personnages les plus vus sur grand écran depuis le début du xxie siècle, l’immigré clandestin se retrouverait dans le trio de tête. Le ciné mondial s’est entiché de cette figure symbolique de notre monde où les frontières physiques, géographiques, ont pris plus d’importance que celles de la morale. Pour, généralement, des cours théoriques réussis (La Promesse des frères Dardenne, 1996), ou moins (Babel, d’Iñarritu, 2006). Un modèle d’autant plus déposé que l’immigration est devenue un point névralgique dans la gestion politique de la plupart des pays. Au moment où l’immigré clandestin – ou sa variante, le sans-papier – vire à l’image d’Epinal de la bonne conscience (Welcome, Philippe Lioret, 2009), Norteado sauve la mise en renversant le problème. Le film démarre au Mexique. Andrès, un gars d’Oaxaca, est prêt à tout pour passer de l’autre côté du Rio Grande. Il y fera long feu : les douanes le chopent et le parquent à Tijuana, petite ville limitrophe de la Californie. Il sympathise avec deux femmes dont les maris ont foutu le camp en Amérique, et qui s’efforceront de le dissuader de partir. La voilà la grande idée de Norteado : le
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clandestin qui fait du surplace. Plus Andrès tente d’aller voir ailleurs si l’herbe est plus verte, plus son réalisateur Rigoberto Perezcano en fait un Sisyphe latino. Loufoquerie placide Perezcano n’en a pas grand-chose à cirer du rêve américain, et n’en montre d’ailleurs quasiment rien, il lui tourne le dos, comme aux codes du genre. En n’hésitant pas à se diriger vers la comédie, absurde ou romantique, ou en gardant, en toutes circonstances, son calme. Norteado est une œuvre stoïque refusant tout stress et tout suspense. Pour un peu, elle pratique une autre fuite vers un pays inédit, entre Kitano – pour le placide ou la loufoquerie – et Kaurismäki – pour le rythme en succession de tableaux, la résistance à l’aquoibonisme et une jolie sentimentalité – délocalisés sous le cagnard mexicain. Une terre d’accueil pour un film entêté qui refuse de se prendre la tête, y sacrifiant parfois sa subtilité politique ; placarder des images de Bush et Schwarzenegger sur les murs des bureaux de la douane, une fois ça va, deux, c’est lourd. Cette stupéfiante réinvention des rapports Nord-Sud s’avère néanmoins un cas unique de feel good movie mélancolique. — Norteado
De Rigoberto Perezcano Le 21 juillet ©DR
critiques
pellicules cinéma
Après Napoleon Dynamite et Super Nacho, Jared Hess plonge dans le bac à sable de l’Amérique.
Benjamin n’a pas d’amis mais un imaginaire nourri. Et un héros absolu : Roland C h e v a l i e r , a u teur de romans de science-fiction qu’il idéalise au point de lui envoyer ses écrits. Mais Chevalier porte mal son nom, il vole les scénarios de l’ado introverti pour son propre livre. Le pitch de Gentlemen Broncos ne donne pas très envie, sauf quand on sait que Jared Hess est aux commandes. Ce metteur en scène ne dit presque rien au public français, qui n’a probablement pas vu passer Napoleon Dynamite (2004), épopée au quotidien d’un collégien demeuré, jamais distribué en salles ou en DVD, ni Super Nacho (2006), avec Jack Black en curé le jour, catcheur
mexicain la nuit, sorti chez nous en ultra-catimini. Pour comprendre pourquoi Hess bénéficie dans de nombreux pays d’un fervent culte, prière de télécharger ces deux comédies – ou d’aller voir Gentlemen Broncos. South Park, en vrai Jared Hess = Wes Anderson + Todd Solondz + Spike Jonze. Ajoutez à ce tweet une pincée de frères Coen, de John Waters ou de Larry Clark. Mais le portrait de son cinéma demeure incomplet. Il faut chercher du côté de certains auteurs de BD existentialiste, l’Amérique du gars se reconnaîssant dans les Peanuts de Charles Schulz ou les recoins du Ghost World de Daniel Clowes. Elle est peuplée de gens excentriques et d’anti-héros attachants qui resteront des losers. Ceux de Gentlemen Broncos sont flamboyants. En fait, il faut se contrefoutre du pitch, le laisser se dissoudre pour voir apparaître une peinture acerbe d’une american
way of life loin des standards serinés par Hollywood. Bienvenue dans ce qui, au quotidien, ressemble à une version réaliste de South Park, vomi et pets compris. Les adultes ne dépassent jamais le Q.I. d’un enfant de 8 ans. Particulièrement Chevalier – génialement interprété par Jemaine Clement de Flight Of The Conchords – soudure improbable entre Stephen King et JeanMarie Bigard. La cerise empêchant le gâteau d’être écœurant reste l’absence absolue de condescendance ou de mépris de Hess envers ses personnages. Sans aucun cynisme, juste le portrait d’une nation banlieusarde qui persiste à confondre rêve et innocence, percevant l’existence comme un énorme bac à sable. Sous les gags aussi downtempo que poilants, Gentlemen Broncos ne fait que l’accompagner, avec délicatesse, vers la désillusion, quand viendra l’heure de ranger les jouets et d’entrer dans la vraie vie. —
Gentlemen Broncos
De Jared Hess Le 25 août
©DR
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critiques (suite)
Qui avance le plus vite, le monde ou la Chine ?
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174
maécin selucillep
Avant d’être réalisatrice, Xiaolu Guo écrit des romans (Petit Dictionnaire amoureux anglais-chinois pour amants, La Ville de Pierre). Pas la peine de les lire pour s’en apercevoir. Une Chinoise se découpe en une dizaine de chapitres, épousant une structure feuilletonnesque pour suivre le parcours d’une jeune femme, d’un bled perdu du fond de la Chine rurale à une banlieue non moins anonyme de Londres. Le périple de Li Mei n’est cependant pas celui que l’on croit. Dans le village global, Guo se concentre sur une clandestine en quête d’identité qui tente de se libérer de traditions séculaires orientales pour celles, tout aussi lourdes, de la société occidentale. Mei est une étonnante héroïne contemporaine, sur qui tout glisse. Rien ne l’empêche d’avancer, ni les filières d’immigration, ni les mariages blancs, pas plus une relation tumultueuse avec un mafioso. A l’image d’un film qui ne statue jamais et reste en phase d’observation. On n’est pas à la tribune comme chez Ken Loach, ou chez Zhang Yimou première période (Qiu Jiu, Vivre). Mais bien dans un carnet de voyages, recueil d’impressions d’une vie bohème.
Chaos intime A se détourner sans cesse des attentes ou des préconceptions, Une Chinoise surprend toujours. Mei Li est un roc que peu de choses ébranlent, et certainement pas le fait que la planète se rétrécisse toujours plus sous ses pas. Elle regarde devant, quitte à ne rien trouver d’autre que ce qu’elle savait dès le départ : où qu’elle aille, elle demeure, dans le regard des autres, une Chinoise moderne. Le reflet d’un pays qui ne sait plus trop où il en est, perdu entre la nécessité d’une ouverture et son incapacité à faire éclater la bulle de valeurs ancestrales – dualité insoluble qui nourrit cette saga de l’intime. Chaque chapitre est un pas de plus pour se débarasser de tout réflexe culturel, pour s’affirmer plus prosaïquement en individu se démerdant dans son propre chaos. —
Une chinoise
De Xiaolu Guo Le 8 septembre
©DR
under underground
pellicules cinéma
All Tomorrow’s Parties, portrait hypnotique des chercheurs d’or de la scène indé. par Eléonore Colin
A gauche de l’écran, des images sixties des familles anglaises, raies de communiant pour les hommes, robes Jackie Kennedy pour les femmes, en villégiature à Camber Sands, camp de vacances propret du Sussex. A droite, des vidéos du même lieu dans le cadre du festival All Tomorrow’s Parties, où communient chaque année minets méchés et filles à franges devant l’underground des musiques émergentes. Montées en split-screen, les premières séquences d’All Tomorrow’s Parties opposent avec malice deux époques, deux générations, deux cultures : contraste saisissant. Initié par le mythique label anglais Warp, ce documentaire approche d’on ne peut plus près l’essence du festival. Pointu de chez pointu mais très libertaire, ATP propose depuis onze ans à des musiciens de tous poils une totale carte blanche pour inviter à la coule leurs potes dans les petits chalets kitsch de Camber Sands. Trois jours de lives, d’amour, de fête et de vomi, avec Sonic Youth, Battles, GZA, Grinderman ou Animal Collective. Bains de minuit A la base, c’est le cinéaste new-yorkais Jonathan Caouette – auteur de l’immense autofiction Tarnation en 2004 – qui devait réaliser le film. « Je l’ai rencontré en 2006 à ATP. Il est super mais n’y connaît rien en musique. Il a même confondu Mogwai avec un groupe
© Sophie Urquart
de copines… », rigole Vincent Moon, réalisateur des « concerts à emporter » sur la Blogothèque. « J’ai appris que Warp cherchait des vidéos de fans et leur ai envoyé un film en noir et blanc de trente minutes tourné à l’époque où Sonic Youth était curator. » Le jeune homme signe au final les deux tiers du documentaire. Ebouriffante collection d’images : sessions acoustiques à la plage, bains de minuit, bœufs à l’arrache dans la cuisine, pique-niques au soleil, danses de la pluie, kilomètres de pintes à l’appui… Et des impros de Grizzly Bear face à la mer, du folkeux fou Daniel Johnston sur une pelouse et des très noise Lightning Bolt devant la porte de leur chambre restent anthologiques. Pardelà son exigence musicale et son sympathique aspect communautaire, le documentaire revêt une singulière dimension sociologique et esquisse en creux le portrait d’une certaine jeunesse dorée. Le public d’ATP appartient en effet à l’élite : des trentenaires éduqués, capables de débourser 200 £ – le prix pas très flower power du ticket d’entrée. Depuis quelques années, victime de son succès, le festival a lieu deux fois par an et fait des petits de New York à Sydney. L’esprit originel d’ATP vivrait-il ses dernières heures ? — DVD All Tomorrow’s Parties
Warp Films page
175
director's cut
maécin selucillep
La Princesse de Montpensier de Bertrand Tavernier : l’inscription d’une sincérité.
par Camille Charton
La Princesse de Montpensier
le 10 novembre
page
176
« Il y a ce mot fabuleux de Jacques Prévert : “Quand vous citez un texte con, n’oubliez jamais le contexte.” Ça me donne une approche plus profonde des personnages de connaître le monde qui les entoure. J’ai fait plein de découvertes pour La Princesse de Montpensier [adapté de la nouvelle de Madame de La Fayette, 1662]. Dans cette médecine très bizarre qui est celle du xvie siècle, on pensait qu’il ne fallait pas prendre de bains, car l’eau contenait des germes. Le duc d’Anjou, futur Henri III, a inventé le grattoir à langue très à la mode. Il faut veiller à ce que ces petits faits ne deviennent pas pittoresques, touristiques. Si le metteur en scène s’étonne d’un comportement, pour les personnages c’est quelque chose de normal. Par exemple, on se rinçait la bouche avec son urine, bon. Comment le montrer ? Tout de suite, ça va dégoûter, faire rire, comment filmer que c’était leur quotidien ? Je n’y suis pas arrivé. » Savoureuse anguille « Ce travail sur le détail nourrit l’acteur. Pour L.627 [1992], Didier Bezace avait demandé à Michel Alexandre [coscénariste et ancien flic] : “Quelle est ta plus grande peur quand tu quittes
le service et que tu rentres chez toi ?” Michel a eu une phrase magnifique : “Savoir où je vais ranger mon arme dans l’appartement. Par rapport aux enfants.” C’est en réfléchissant à cette intimité, que je n’avais jamais vue évoquée dans aucun film, que Didier a trouvé le regard du personnage. » « Sur La Princesse, il y a cette scène de dîner où il fallait que je montre la solitude de deux jeunes gens mariés de force, côte à côte sans savoir comment se parler. Je voulais que les deux pères qui ont arrangé cette épouvantable comédie soient les seuls à régner lors de ce repas et je devais leur écrire un texte que l’on n’entendrait pas, en trouvant un moyen de le cacher, peutêtre avec de la musique. Mais les comédiens, Michel Vuillermoz et Philippe Magnan, ont été tellement sensationnels dans cette discussion autour d’une recette d’anguille à l’huile d’olive, assez savoureuse, empruntée à Alexandre Dumas, que j’ai tout gardé. Un moment, je crois, très réjouissant. J’essaie toujours de fouiller ce qu’on me donne. » —
Propos recueillis lors d’une Master Class au Forum des Images, Paris, 2 mai 2010. © DR
Carte blanche à Gustave Kervern
pellicules cinéma
Si l’amour ça fait pleurer alors le ciné c’est pas pour les andouilles. Hélas, Gwendolé doit se marier avec Astrid de Serponton, héritière du leader mondial des centres de bronzage. Quant à Renaudine, elle aussi – comme quoi la vie est incroyable – doit prendre pour époux Maximilien Pizzarelli, un Italien de 65 ans qui possède un empire industriel en Toscane, dont la fameuse marque de saucisson d’âne Il cornuto. Impossible dilemme. Deux jours avant leurs mariages respectifs, Gwendolé et Renaudine se donnent rendez-vous dans un hôtel Ibis près de la porte de Versailles. Dans une très belle scène de cul, Gwendolé avouera à Renaudine qu’il n’a qu’un testicule, suite à un accident de tricycle. Qu’importe ! L’amour est bien plus fort. Pour ma dernière chronique, je voudrais vous faire part d’un de mes coups de cœur de l’année – un petit film passé, hélas, totalement inaperçu lors de sa sortie en salles en février dernier. Ça s’appelle Si seulement tu voulais le bonheur. Ce premier long-métrage a été réalisé par Jean-Renan Demarescaux, le premier assistant de Christophe Honoré sur Dans Paris (2006). Jean-Renan avait déjà signé un court-métrage extraordinaire, Pourvu que le soleil cesse, récompensé, entre autres, au Festival international du film franco-français de Montélimar. L’histoire de Si seulement tu voulais le bonheur (tagline : « Il l’aimait, elle l’aimait mais... ») est simple. Gwendolé (joué magnifiquement par Grégoire Leprince-Ringuet) fait du cheval dans la forêt de Rambouillet. Soudain, le cheval (qui s’appelle Gonzague, en référence au personnage de Michel Piccoli dans Le Mépris) trébuche sur une racine. Gwendolé tombe et s’évanouit malgré le port d’une bombe. Heureusement, une promeneuse, Renaudine, botaniste étudiant le rôle des fougères dans les sous-bois d’Ile-de-France, passe par là. Elle lui donne un peu d’eau fraîche de sa gourde et le ramène sur son dos au haras. Gwendolé se réveille et tombe sous le charme de celle qui l’a sauvé d’une mort certaine. © DR
Tragique ascenseur Mais alors que les deux tourtereaux sortent de leur chambre, ils tombent nez à nez avec Maximilien Pizzarelli, venu au Parc des expositions de Versailles pour le Salon international du cholestérol. Maximilien se jette sur Gwendolé pour le rosser, mais il est terrassé par des crampes. Le couple illégitime s’enfuit. Les portes de l’ascenseur, comme toutes les portes d’ascenseur, mettent énormément de temps à se fermer. Scène sublime où Maximilien, « il cornuto », (hasard de la vie) rampe, furieux, vers cet ascenseur qui emporte à jamais celle qu’il aime et qui lui faisait de si bonnes pipes. Sans dévoiler la fin tragique, disons que Gwendolé et Renaudine prendront le jet privé du père du jeune homme pour se rendre à Courchevel. Dernière image pleine de poésie où tous les deux, ayant renoncé à tout, font de l’accro-branches. Autre manière de dire qu’ils « s’accrochent » à la vie comme deux enfants à une Playstation. Voilà. Ce film est à redécouvrir au plus vite sur eBay. Bonnes vacances. — DVD Si seulement tu voulais le bonheur
Les Films du patrimoine
Début juin, après cinq semaines d’exploitation, Mammuth, quatrième long-métrage de Gustave Kervern et Benoît Delépine, a atteint les 705 000 entrées. De quoi barrir de plaisir. page
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pas ce soir, j'ai la migraine
maécin selucillep
Mother Bong Joon-ho, 2009 TF1 Vidéo
dvd par éric le bot
Hi Mom! Brian De Palma, 1970 Carlotta
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Remonter aux sources d’un réalisateur pour retrouver les germes d’une cinématographie, étudier le brouillon pour comprendre la suite ? Hi Mom!, cinquième De Palma, contient la plupart de ses matériaux favoris : voyeurisme, manipulation, statut de l’image, Vietnam. A l’intérieur, il y a deux films. Un premier dans lequel De Niro reprend son rôle d’artiste voyeur initié dans Greetings deux ans plus tôt. Adepte du peep-art, il persuade un producteur de X de financer sa lubie : filmer l’immeuble d’en face. Et s’immisce chez une fille superflue pour la sauter devant son zoom. C’est infiniment drôle, idéalement dialogué. Mais le pied de la caméra est fragile et elle s’affaisse au moment du coït pour s’arrêter sur la fenêtre d’en dessous, où se trame le deuxième film. Après ce jouissif travelling descendant, une troupe de théâtre prépare une pièce intitulée Be Black Baby, à l’intérieur de laquelle des spectateurs blancs sont « invités » à vivre comme des Noirs. Cette partie est plus violente, plus terrestre, plus revendicative, en noir et blanc évidemment, efficace. Magistralement traversé par l’usurpation d’identité, le film en sonde presque tous les recoins. Et l’on pense bizarrement plus à Sophie Calle qu’aux fenêtres sur cour d’Hitchcock. Malgré ses allures arty, Hi Mom!, moins foutraque et plus tripant que ses précédents, n’a pas grand-chose à envier à certaines brillantes séries B du maître telles que Pulsions (1980), Blow Out (1981) ou Body Double (1984). Un bon moment que ce Bonjour Maman ! —
Après l’incontournable Memories of Murder (2003) et le bluffant The Host (2006), plus gros succès ever dans son pays, le cadet des réalisateurs sud-coréens, Bong Joon-ho, était attendu comme le messie. A tel point que dans la petite salle cannoise où nous avons découvert Mother, Quentin Tarantino piaffait et riait à gorge déployée toutes les deux scènes. Pourtant, ce récit de la foi d’une mère en l’innocence de son fils retardé et accusé de meurtre est assez décevant, comme le laissait présager son éviction de la sélection officielle. Malgré une ambiance charmante, dont la scène d’ouverture est le zénith, on ne retrouve jamais la mixité des genres qui faisait la force des précédents (où la comédie rencontrait le thriller, et le film d’auteur celui de monstres). Le jeu, comme souvent dans le cinéma asiatique, y est plus outré, le scénario plus cloisonné et la folie des personnages sonne creux. Cela ne nous empêche pas de piaffer d’impatience devant son adaptation prochaine du Transperceneige, BD française de 1983 où les survivants de l’espèce humaine sont enfermés dans un train qui tourne sur luimême… En espérant que la salle sera moins dissipée. Quentine, shut the fuck up! —
BONUS
Anvil Sacha Gevarsi, 2010 Riff Movies Fan anglais et roadie fidèle du groupe de losers heavy metal canadien Anvil, Sacha Gervasi a mis plus de deux ans à tourner ce rockumentaire doux et émouvant, projeté à Sundance, et dont le succès critique permit au band de reprendre la route. « Peut-être le meilleur documentaire que j’ai vu depuis longtemps », Michael Moore. On parie qu’il éructait de vifs gargouillis de plaisir pendant la projection. —
©DR
DVD
pellicules cinéma
Les Noces rouges Claude Chabrol, 1973 Opening
La Reine des pommes Valérie Donzelli, 2009 MK2
©DR
Parfois, il est de petits films français tournés en vidéo qui émergent du brouhaha en rencontrant (un peu) leur public et surtout la presse (presque unanime). Parfois, la qualité d’une comédie romantique ne dépend pas de ses moyens mais de la simplicité d’un scénario (plutôt que de se suicider, elle couche avec des hommes pour oublier celui qui l’a plaquée). Parfois, il est inutile d’avoir un casting prestigieux – les deux acteurs principaux, dont la réalisatrice, se sont croisés sur le tournage de Clara Sheller. Parfois, certains cinéastes ont parfaitement digéré Rohmer et Truffaut. Parfois, on pardonne une mise scène un peu chaotique parce qu’on rit et qu’on est ému. Mais bon aussi, parfois, on ne comprend pas du tout l’engouement autour d’un petit film, on cherche désespérément les idées, on refuse de se laisser bercer par ces histoires d’amour « qui sont la chose la plus importante au monde ». OK, parfois, on avoue un peu gêné qu’on a bien aimé L’Arnacœur. —
Des six nouvelles rééditions chabroliennes, impossible de passer à côté du sulfureux et intense Les Biches (1968). Cependant, nous préférons vous convier aux Noces rouges : alors qu’il devient bras droit du député-maire du coin (Claude Piéplu), Pierre (Michel Piccoli) lui vole sa femme (Stéphane Audran, superbe, toujours). Plus ténu que La Femme infidèle (1969), plus abouti que La Rupture (1970), ces Noces prolongent non seulement le cycle adultérin, mais, pour la première fois, dissèque à la perfection son fond de commerce : la province française. Par un art du montage mêlant nervosité (ruptures de cadres) et étouffement (pas moins de vingt lents zooms), le malaise lancinant va crescendo jusqu’à l’inéluctable : que serait un Chabrol sans meurtre ? Si les dialogues semblent affectés, ils participent à l’extrême densité d’une charge appuyée contre la France pompidolienne, engoncée dans ses us. Librement inspiré d’un fait divers survenu trois ans plutôt dans la Creuse, le film vit d’ailleurs sa sortie suspendue pour cause d’élections, Chabrol allant jusqu’à zoomer sur la photo du président qu’il fait même « intervenir » au téléphone. « Le plus beau, c’est de montrer l’épine », disait-il. Elle est ici merveilleusement luisante et pointue, excellemment servie par l’orchestration de Pierre Jansen. —
« Il y a des moments où je me demande si tout le monde n’est pas sur Terre pour nous emmerder. » Michel Piccoli, dans Les Noces rouges
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art monstre
art settelap
Portrait monstrueux de l’Amérique. Jim Shaw interroge l’influence de l’art sur la politique. par Timothée Chaillou
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En quoi le point de départ de votre exposition Left Behind au CAPC à Bordeaux a un lien direct avec la politique américaine ? Jim Shaw : Left Behind fait référence à une série de livres américains très populaires : Les Survivants de l’Apocalypse, coécrite par des membres actifs de la droite [feuilleton en onze volumes, depuis 1995]. Des propos sur la post-extase de la fin des temps ainsi que sur l’état du mouvement travailliste ; on y trouve notamment l’idée que les vieux outils de travail ne peuvent influer sur le capital, alors que de la main-d’œuvre moins chère pouvait être employée de l’étranger. Il n’y a eu aucune volonté politique de créer une quelconque réglementation industrielle, laissant des endroits comme Detroit ressembler à l’Europe d’après-guerre. Une convergence s’est formée entre les chrétiens fondamentalistes et les politiques d’extrêmedroite, dont l’apogée fut l’élection de George W. Bush et l’invasion de l’Irak. L’élection d’Obama rend-elle caduque l’exposition ? Non. Car après une pause d’environ un mois, ils sont de retour avec un désir de vengeance, clamant, cette
fois-ci, la conspiration pour justifier les échecs d’une politique dont ils ne veulent pas se sentir responsables. Lorsque j’ai trouvé ces vieux fonds de décor abîmés, en solde chez un fournisseur de théâtre, j’ai senti que leur apparence vieille-Amérique-en-ruine combiné à leur échelle démesurée les rendaient parfaits pour un travail politique. Leur format souligne un aspect cartoon tout en me faisant ressentir de la nostalgie pour ces images d’un passé qui s’efface – dans lequel j’ai grandi. L’idée qu’avec un dur labeur et un minimum de justice vous pouviez réussir – qui durant l’ère Reagan-Thatcher fut remplacée par l’idée que tout un chacun devait être un investisseur avisé et un parieur chanceux – était contenue dans ces peintures. Pour l’inauguration, vous avez fait un concert avec vos propres instruments. L’idée m’est venue dès ma première visite du lieu. Je voulais produire un album concept et un concert prog-rock, réalisés lors d’une performance dont les décors auraient été des fonds de scène aux symboliques et références Oist [religion dont la mythologie et les membres sont inventés par Jim Shaw]. La crise ne m’a © F. Deva - Mairie de Bordeaux
agenda
palettes art
Et aussi Jason Dodge Je me suis réveillé. Il y avait dans ma poche une note expliquant ce qu’il s’était passé. La Galerie, Centre d’art contemporain, Noisy-le-Sec Jusqu’au 24 juillet
Charles Avery Onomatopoeia, part 1 Le Plateau, Paris Jusqu’au 8 août
jim shaw Left Behind
CAPC, Bordeaux Jusqu’au 19 septembre
pas permis de financer ce projet, mais comme certains fonds de scène avaient déjà été fabriqués, je les ai utilisés, car le CAPC est un lieu unique pour de l’art à très grande échelle. J’ai joué des reprises de chansons de travailleurs américains : 16 Tons de Tennessee Ernie Ford, Sacco and Vanzetti de Scott Walker, Pie in the Sky de Joe Hill et Fight for Liberation de Patrick Sky, ainsi qu’une chanson que j’ai écrite pour une compilation de poèmes d’artiste intitulée Mayday Celebration. Des souvenirs de vos années dans le groupe Destroy All Monsters ? Quand je suis sorti de l’université en 1974, je savais que l’art tel que je le pratiquais (peinture et dessin) était, d’une certaine manière, mort. J’ai alors, pour pas cher, acheté une guitare et un vieil ampli pour rejoindre mon colocataire Mike Kelley [artiste californien également proche de Paul McCarthy], et ses amis Cary Loren et Niagara, en créant un groupe de noise qui vidait les salles de toutes les soirées où l’on jouait. Le groupe fut dissous lorsque Mike et moi sommes allés à Cal Arts [California Institute of the Arts], puis pour se reformer quand Ron Asheton, une de nos idoles des Stooges, a rejoint Cary et Niagara. Ils sont alors devenus plus un groupe de rock Midwest. J’ai arrêté, car je ne pouvais plus m’entendre jouer de la guitare au milieu du groupe, et puis j’avais le trac. Vingt ans plus tard, Mike a fait une compilation des bœufs que j’avais gardés, ce qui nous a permis d’entrer dans l’Histoire. Vous avez dit : « Je fais des rêves terrifiants, mais la plupart des choses grotesques dont je rêve sont, de façon perverse, plaisantes parce qu’elles sont plus divertissantes que celles d’un simple rêve banal et ennuyeux. » Et aussi, à propos de vos travaux, « ils ne sont pas des concepts sublimes mais des concepts terrifiants ». Quel est ce plaisir à utiliser une imagerie de la terreur ? Je suppose que mon intérêt pour la terreur et l’horreur remonte à mon enfance, où ma masculinité ne pouvait s’exprimer, se libérer dans le sport ou par une attitude masculine traditionnellement agressive puisque j’ai été élevé par des filles. J’ai alors été rapidement attiré par les films de monstres et les bandes dessinées d’horreur. D’avoir été raillé à ce propos m’a rendu introverti tout en développant une certaine haine de moi-même pouvant expliquer mon plaisir pervers pour ce genre de choses. —
© Robert F. Hammerstiel. Courtesy Galerie Michèle Chomette, Paris.
Richard Deacon The Missing Part Musée d’art moderne et contemporain, Strasbourg Jusqu’au 19 septembre
Jan Vercruysse, Betrand Lavier, Xavier Gautier… Rewind La Maison de La vache qui rit, Lons-le-Saunier Jusqu’au 5 septembre
Carsten Höller L’Exposition amanite tue-mouche Ecole supérieure d’arts plastiques, Monaco Jusqu’au 30 août
Pierrick Sorin Rétrospective/Prospective ! Lieu Unique, Nantes Jusqu’au 30 juillet
Odile Decq/Camille Henrot Perspectives Espace culturel Louis-Vuitton, Paris Jusqu’au 5 septembre
Shannon Bool et Julien Bismuth Mind The Gap Crac Alsace, Altkirch Jusqu’au 12 septembre page
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art groupé
art settelap
Féminine et soignée, Unto This Last expose les rapports poreux entre art et artisanat. par Gilles Baume
Dans le classieux centre Raven Row, à l’est de Londres, une fragile collection de fleurs séchées et encadrées, le tissage précis de centaines de fragments de motifs urbains, dont la trame révèle de loin le dessin d’une voiture sur près de six mètres de long, une composition asymétrique de motifs abstraits produite par l’agencement recto verso de dizaines de boutons-pression… Des travaux d’amateurs ? d’artistes ? d’artisans d’art ? Hippopotames qui craquent Tout oppose art et artisanat : théorie, concept, innovation versus savoir-faire, métier, tradition et usage. Il y a comme une ambiguïté dans les œuvres des neuf artistes rassemblés dans l’exposition Unto This Last. En effet, ils n’hésitent pas à puiser dans le domaine de l’artisanat un vocabulaire de gestes, de procédés vernaculaires et de techniques laborieuses,
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tout en les inscrivant dans des démarches actuelles, se jouant notamment de tout utilitarisme et plus encore de toute prouesse technique. Il y a des spécialistes : l’Irlandaise Sarah Browne développe son herbier à la manière rigoureuse d’une série conceptuelle. Avec humour (anglais), Dewar & Gicquel explorent les qualités sculpturales de l’argile, un matériau d’ordinaire considéré comme « pauvre ». Présenté en tas brut, comme sur un site de production mais travaillé comme matériau artistique, il se met à figurer d’incroyables hippopotames menaçant de craquer in situ. Les Moulages sur le vif (videpoches) de la jeune Française Isabelle Cornaro dialoguent avec les compositions de Bèla Koláèová, une artiste tchèque active dès la fin des années 50 et très récemment disparue. Leurs œuvres : pour l’une, des collectes hétéroclites d’objets divers, via le truchement d’un puissant scanner photographique et en apparent désordre ; pour l’autre, des assemblages soigneusement ordonnancés et composés. Codes culturels secrets Comment un objet révèle-t-il une part de notre histoire sociale ? Si l’on veut bien regarder, les motifs
De gauche à droite : Pernille Kapper Williams, An Homage to Marcel Broodthaers, 2006/10, © L’artiste Dewar & Gicquel, Untitled, 2010, © Les artistes et galerie Loevenbruck, Paris Isabelle Cornaro, Savannah Surrounding Bangui, and the River Utubangui, 2003/07, © L’artiste et galerie de multiples, Paris © Marcus J. Leith
art groupé
palettes art
De gauche à droite : Thomas Bayrle, Auto, 1985, © Galerie Barbara Weiss, Berlin Alice Channer, Silk Cut, Le Smoking, 2010, © l’artiste et The Approach, Londres
© Marcus J. Leith
ornementés d’une tasse en porcelaine, la recréation en papier de pans de tissu seersucker (gaufré) cachent des codes culturels secrets, complexes – voire racontent les liens sociopolitiques. On note ainsi beaucoup de femmes parmi la sélection. Est-ce parce qu’elles se sont affirmées historiquement comme artistes en ayant recours à des procédés artisanaux, pour mieux déminer les conventions liées au genre féminin ? Les postures et pratiques au travail ambitionnent de déplacer les hiérarchies et les statuts circonscrits de l’artiste, du travailleur et du consommateur, tout en procurant de vives joies esthétiques. La démonstration est modulée par la variation d’échelle de la cinquantaine d’œuvres présentées. Monumentales au rez-de-chaussée, dans les vastes espaces très white cube de Raven Row ; délicates et discrètes aux étages, dans les enfilades de petites salles d’allure domestique, avec cheminées, moulures et parquets bourgeois. Sans que ne soit jamais perdu un certain rapport intimiste, qui sied particulièrement au thème de l’exposition. Au final, intellectuel sensible, chercheur obsessionnel, l’artiste contemporain, dont il est ici fait le portrait, est aussi amateur, bricoleur, collectionneur… et essentiellement féminin. —
Unto This Last
Raven Row, Londres Jusqu’au 25 juillet Isabelle Cornaro
Exposition personnelle Le Centre d’art contemporain/Passages, Troyes Jusqu’au 23 juillet Dewar & Gicquel Dynasty
Exposition collective au Palais de Tokyo et au musée d’Art moderne de la Ville de Paris/ARC Jusqu’au 5 septembre
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Emportement
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L’amour rend-il fou ? Heureusement.
par Patricia Maincent
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Quelques feuilles froissées posées sur une étagère, titrées Déclaration, d’Anne Brégeaut (1971), nous projettent dans une ambiance somme toute banale, fragile mais aussi source intense de création. Quelque chose de frénétique se glisse dans ces pages blanches, dans lesquelles on devine une émotion pudique et trouble. Un disque fondu, titré Slow (2006), un peu plus loin La Dispute (2006), tasse brisée et recollée – à l’image de toute histoire d’amour à laquelle on s’accroche malgré les coups –, les objets de cette jeune Française parsèment l’exposition Emporte-moi au Mac/Val, permettant de recomposer des bribes d’histoire, entre souvenir et fantasme. L’enchaînement des œuvres crée des liens fins et poétiques, loin de tout didactisme, dans la trame conçue par Nathalie de Blois, conservatrice au musée national des Beaux-Arts du Québec, et Frank Lamy, conservateur au Mac/Val. De l’humour, à la sensualité, les genres et les niveaux de lecture se mêlent. « Je t’aime », trois petits mots simples qui, lorsqu’il s’agit de les prononcer, sont presque de l’ordre du tabou. C’est cette
difficulté à surmonter que Rebecca Bournigault demande à toute une palette de gens dans Portraits je t’aime (1999). Seul face à la caméra, chacun fait sa déclaration. Sourires de gêne, explications inutiles, ton grave, tous les registres… même hors contexte, ces mots gardent une intensité telle que chacun peine à les prononcer. Intime et impudique Aspect fort de l’exposition, la volonté d’évacuer le regard traditionnel, hétérosexuel. Non pas que l’exposition revendique une quelconque position identitaire, mais elle déplace les codes. Prinz Gholam – Michel Gholam et Wolfgang Prinz, couple d’artistes d’origine allemande et libanaise – se photographient dans des poses classiques de couple en vêtements de ville. Rien d’ostentatoire, mais une appropriation de l’imagerie picturale amoureuse. Dans Requiem (2002), K.R. Buxey se filme alors que son partenaire la fait jouir. Pendant féminin de Blow Job (1964) d’Andy Warhol (également présenté dans les salles), où l’on voit le visage d’un homme
machin machine
palettes art
Mona Hatoum, Suspendu, 2010. Vue de l’installation au Mac/Val. Photo Jacques Faujour. © Adagp, Paris 2010
Bonus Puisque vous y êtes, au Mac/Val, ne ratez pas la dernière installation de Mona Hatoum.
François-Xavier Courrèges, Another Paradise, 2005
durant trente-cinq minutes de fellation, cet autoportrait de la jouissance est aussi la représentation inhabituelle d’une sexualité féminine pour une fois non tournée vers le plaisir masculin. Un visage en train de jouir ne contrôle pas son apparence. Intime et impudique, il souligne l’abandon dans la sphère amoureuse, hors de toutes conventions. Ces images de l’amour, si elles transportent un aspect politique, gardent cependant tout l’indicible de ce sentiment fort, agissant comme une drogue. C’est d’ailleurs la démarche de l’Allemand Carsten Höller, qui présente dans une fiole de la phényléthylamine, la substance produite par le cerveau lorsqu’on est amoureux, Love Drug (PEA), (1993-2006). Le filtre d’amour existe-t-il ? L’amour qui rend fou, mythe ou réalité ? L’exposition fait gentiment tourner la tête ! —
Emporte-moi / Sweep me off my feet
Mac/Val, Vitry-sur-Seine Jusqu’au 19 septembre © J.Faujour
Suspendu(es) entre terre et ciel, entre deux eaux, entre deux pays, deux situations, les balançoires de Mona Hatoum créent une aire de jeux inhospitalière à l’entrée de l’accrochage des collections consacrées au voyage et à l’exil. Les balançoires dans une proximité telle que leur utilisation fait craindre quelques fracas. Des parcelles de plan des villes d’origine de la population du Val-de-Marne sont gravées sur les élégantes assises en laque rouge. Cette suspension est la position prônée par cette Palestinienne née à Beyrouth en 1952, ayant fui la guerre pour l’Angleterre en 1975. Résidente nomade, elle accepte les invitations hors des sentiers battus institutionnels pour redessiner une carte du monde à sa manière et selon son histoire. Sa situation familiale et politique est au cœur de ses premières performances et vidéos. Par la suite, son questionnement s’élargit sur la problématique du corps sur la terre, la cartographie et la notion de séparation. Sa première carte date de 1996, et depuis ce thème récurrent, traite de la vulnérabilité et l’instabilité des frontières. Dans Map (1998), une mappemonde est dessinée au sol avec des billes. Au moindre pas, les billes en verre transparent bougent, le sol tremble et sa forme devient de plus en plus approximative au passage des spectateurs. Un territoire mouvant que rejoint le balancement des cartes de Suspendu, terrain de jeu aux allures de territoire de guerre. page
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chronique
Retrouvailles avec Sylvie Fleury lors de son exposition bruxelloise. par Eric Troncy
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Il y a un film dans lequel Bernard Blier, qui doit faire face à diverses menaces, est assis à l’arrière d’une voiture avec sa femme, et lui dit soudain : « On va partir vivre au Japon ». Celle-ci le regarde horrifiée et lui fait remarquer : « Le Japon ? Mais c’est très loin ! » Et Blier rétorque : « Loin, loin, mais loin de quoi ? » Tout ça pour dire que je songeais à aller à Bruxelles me convainquant que ce n’était « pas loin » – mais loin de quoi en vérité ? Pas loin de Paris (où je n’habite pas), comme si c’était un repère. C’est un peu idiot parce que depuis Dijon (où j’habite) c’est finalement assez loin. Mais il se trouve qu’il y avait à Bruxelles, dans la nouvelle galerie ouverte par Almine Rech, une exposition de Sylvie Fleury. Et pour le coup elle était loin la dernière fois où j’avais vu Sylvie, j’étais même bien incapable de dire quand c’était. La première fois, en revanche, je m’en souvenais parfaitement. Elle venait de réaliser sa première œuvre d’art dans une galerie suisse (Rivolta je crois), et s’y était résolue après que Christian Floquet, qui devait y exposer avec John Armleder et Olivier Mosset, s’est désisté. L’exposition s’intitulait AMF (de leurs initiales), or il fallait un nouveau F, celui de Floquet venant à faire défaut. Bref, Sylvie F. (qui n’était pas artiste mais donnait volontiers son avis à John pour ses œuvres) céda à la provocation, et exposa ses Shopping Bags. L’œuvre fut photographiée, l’image transformée en carte de vœux, et atterrit en plein mois de décembre 1990 sur mon bureau de Nice, où je préparais l’exposition No Man’s Time.
Il y a peu d’artistes dont j’aime la compagnie, je préfère en général leurs œuvres… C’est bien normal, en tout cas c’est pour cela que j’ai étudié l’histoire de l’art à l’école du Louvre avant, mais pour d’autres raisons, moins avouables, de développer une passion sereine pour les manuels de savoir-vivre de Nadine de Rotschild et les conseils multiples et toujours avisés de Martha Stewart en matière de relations sociales comme de housekeeping. Bref, je voulais surprendre Sylvie et me faire plaisir en m’offrant sa compagnie, pour peu que la surprise en soit une bonne. Elle le fut. Et mon plaisir fut augmenté de manière inattendue tandis que je constatais la présence d’Olivier Mosset – ici manifestement pour les mêmes raisons que moi, très exactement. Nous passâmes tous les trois beaucoup de temps au café, près de la galerie, il faisait vraiment très beau. (Pour ceux que ça intéresse encore : dans la galerie, Sylvie faisait une fois de plus la preuve manifeste de sa grande science de l’exposition, disposant pile au bon endroit un ensemble fourni de pièces anciennes, toutes or ou argent, à l’exception notoire d’un tableau de Mondrian dont la petite surface rouge avait été remplacée par un carré de fourrure synthétique de la même couleur. Une œuvre semblait nouvelle, une paire de jambes fichées à l’envers sur un podium tournant, l’ensemble sobrement baptisé Marcel et Robert, en hommage à Duchamp et Gober.)
© DR
chronique
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Page de gauche : Sylvie FLEURY
Composition dans le carré avec coin rouge, peinture n° 3, 1992 Peinture sur bois, fausse fourrure Marcel et Robert, 2000/2001 Bois, acier, aluminium, moteur électrique, jambes, minijupe or Courtesy Almine Rech Gallery, Bruxelles Ci-dessus : Jan Vercruysse
Places [Lost] - 7, 2010 Bronze patiné Courtesy Xavier Hufkens, Brussels
© DR
Tandis que défilaient aussi, au café du coin de la rue, Bob Nickas, Lysa Ruyter… et tout un tas d’autres commissaires et artistes franchement unexpected, j’apprenais assister à un ensemble de vernissages conjoints, chose dont je n’avais évidemment aucune idée, ce qu’un galeriste eut la fâcheuse idée de noter en me signifiant sur un ton badin mais agacé que c’était parce que je « ne faisais pas mon travail ». Mon travail ? doucement coco, « je ne travaille pas, je rends juste service », eus-je la bonne fortune de lui répondre. Le café étant à une distance d’environ trente mètres de la galerie de Xavier Hufkens, ne pas y aller eut été un acte délibérément hostile en plein milieu d’une fin d’aprèsmidi qui ne l’était pas du tout. Mais Jan Vercruysse… ouch ! c’était tout ce dont je ne voulais pas me souvenir des années 90 ! Mosset m’encouragea (politesse impeccable du Suisse de Tucson) et me dit, comme nous entrions dans la galerie et avisions la première sculpture : « Ah ! c’est moderne ! » Ça l’était en effet, mais aussi bien plus que cela, et je me pris à aimer vraiment ces cagettes, palettes et queues de billard en bronze peint en blanc, à l’agencement minutieusement désordonné, qui m’ont semblé figées dans une forme rare de perfection. Mosset nota très justement la tradition surréaliste locale, puis nous nous perdîmes dans la contemplation béate d’un détail de l’architecture de la galerie qui eut à lui seul justifié que l’espace fut exposé parfaitement vide.
Tandis que nous arrivions au Chalet de la forêt où devait avoir lieu le dîner, nous dûmes conclure que décidément les Belges savaient recevoir – et pas uniquement l’impressionnant team de la galerie Almine Rech, dont les filles étaient toutes juchées sur des talons vertigineux et se comportaient là-dessus comme sur des sandales de mousse. Sylvie Fleury se fit attendre et on la soupçonna d’un énième changement de tenue. Il n’en était rien. Le taxi les avaient conduit, elle et Bernard Picasso, à une adresse erronée où se tenait justement une autre réception. Ils durent prendre un bac, arriver sur une île où leurs noms furent méthodiquement checkés sur une liste où ils n’y figuraient pas. Tandis qu’on invitait Sylvie à entrer, et Bernard à rester dehors, les banderoles « Alex et Chloé » (en vérité, les mariés) leurs firent réaliser leur erreur : ils arrivèrent au Chalet de la forêt juste à temps pour passer à table. Le lendemain, dans le Thalys qui revenait à Paris, je rencontrais à nouveau Mosset. Il semblait convaincu que les Homme qui marche de Giacometti étaient directement inspirés du personnage figurant sur les bouteilles de Johnnie Walker, et proposa que nous organisions une exposition d’artistes âgés et magnifiques dans une maison de retraite ; j’esquissais une comparaison de l’exposition Buren-Giacometti et de l’exposition Kawara-Giacometti (en la très nette défaveur de la première), lui appris que Bernard Buffet s’était suicidé en se fourrant la tête dans un sac à son propre monogramme. page
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art consensus
art settelap
Beaubourg à Metz, trop beau, trop propre, trop lisse ? par Patricia Maincent (à Metz)
Chefsd’œuvre ?
Centre Pompidou, Metz Jusqu’au 25 octobre page
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Une belle architecture, une belle exposition, une inauguration ultra médiatisée, tout semble réussir au Centre Pompidou Metz. A l’origine, un désir : celui de dynamiser la création par l’échange interdisciplinaire. Le bâtiment de Rogers Piano permettait cette souplesse d’accueil, en présentant, dès 1977, danses, concerts, expositions à la pointe… Cet étrange cargo, très décrié à son ouverture, s’imposa en offrant à un large public l’accès à une création dynamique, loin du consensus, notamment grâce au caractère innovant et singulier du laboratoire de l’Ircam, du festival Vidéodanse, créé en 1982, et des espaces dédiés à l’art contemporain… Bien que ces dernières années, la politique préoccupée de rentabilité au détriment d’un soutien aux artistes vivants ait pu faire sentir un essoufflement. Avec des expositions historiques comme Dada ou la Révolution surréaliste, les mauvaises langues ont pu dire que Beaubourg est devenu le musée du siècle dernier. Et en Lorraine ?
exposition sur le thème du chef-d’œuvre. Et déplace à Metz les pièces les plus importantes de la collection parisienne. Cynisme ? Prétention ? Sincère curiosité intellectuelle ? L’ensemble est habile : après un parcours historique de la thématique, la place de l’artiste, du public et du musée est questionnée dans l’accès au titre suprême de chef-d’œuvre. La médiatisation, le consensus et le rôle des institutions contribuent à cette accession et chaque aspect est détaillé. Mais finalement, cette recherche de l’excellence propose un parcours sans débat, très consensuel : où est la quête du chef-d’œuvre inconnu ? Le choix des œuvres est sans faille, accepté par tous. Certes, par le biais de ces pièces maîtresses, l’institution valide son travail de garant du goût et de la culture, mais est-ce seulement ce qu’on attend d’une scène culturelle contemporaine dynamique et remuante, remettant en question idées reçues, normes, canons, sensibilités... Le point de départ du CGP Metz est bien pensé mais bien-pensant. —
Où est la quête ? Face au scepticisme d’un public de province peu habitué à voir des pièces d’importance dans leur ville, Laurent Le Bon, le directeur, rétorque avec une vue de la grande galerie des cartels © Rémi Villagi
Carte blanche à Olivier Babin
palettes art
de près comme de loin, olivier babin
Olivier Babin expose Lush Life/Wolf Tickets en collaboration avec Harold Ancart, jusqu'au 6 août à la galerie Salon 94 de New York. No fucking way you miss it! © OLIVIER BABIN/harold ancart
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design
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Directif, éparpillé, moqueur, le designer Ora-ïto crée l'entretien avec accident intégré.
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par Magali Aubert photographie Caroline de Greef
Ce printemps, vous avez remporté le concours pour les nouveaux kiosques à journaux des centres commerciaux. Grand lecteur de presse ? Ora-ïto : Je lis Le Monde et Libé sur mon iPhone. Quand je prends l’avion j’achète une connerie et un truc, mais sinon je vais très peu dans les kiosques. Même en travaillant sur le sujet ? Pff. Ben non, parce que si à chaque fois je devais être utilisateur de ce que je dessine, je devrais savoir piloter des avions, des trains, être jardinier, cuisinier… Le numérique va remplacer le support papier ? C’est évident. Peut-être pas les beaux magazines. Peut-être aussi qu’on aura la nostalgie du journal le matin avec son café… Mais on n’a plus le temps. L’amélioration des kiosques peut-elle ralentir la chute des ventes ? [Soupir] Je n’en sais rien. En tout cas, j’ai créé un lieu modulable qui s’adapte à tout type d’emplacement. Très bien implanté au niveau des accès, une grande transparence dans l’espace, proche de l’esthétique arrondie d’un iPhone. L’extérieur est digital, les écrans ont remplacé les affichettes. Excusez-moi j’ai une otite, c’est horrible. Des espaces sont prévus pour la lecture, les kiosquiers n’aiment pas trop ça… Oulala ces questions ! C’est quoi votre magazine ? Parce que j’ai fait sept concours depuis celui-ci, dont certains sur des bâtiments de 95 000 m2 et huit lancements en trois mois, donc c’est un peu loin… Huit lancements ? Steiner, Christofle, Guerlain, Dunlopillo… Alors parlons de Dunlopillo… Ah, enfin ! On est assis sur un canapé Dunlopillo et je suis monomaniaque. Le but est de développer cette marque populaire dans le domaine du mobilier… tout en faisant entrer le design dans la grande distribution – à part Ikea, il y a très peu de design démocratique. Et qu’on puisse reconnaître que c’est un Dunlopillo ! Et comment reconnaît-on que c’est du Ora-ïto ? C’est une caméra cachée ? Parce que ce n’est pas comme ça que je poserais la question, je dirais plutôt : « C’est quoi ton style ? » Vous ne voulez pas qu’on aille fumer une cigarette ? [Dehors] C’est quoi votre style ? La « simplexité ». Ça veut dire que c’est plus compliqué de faire un objet simple qui exprime ce qu’il a à exprimer sans avoir à empiler les idées les unes sur les autres – ce qui masque une faiblesse ou une nonmaîtrise du sujet. On invente rien… il faut pourtant trouver sa place ; essayer de faire simple est une manière de réinventer. Aïe aïe aïe aïe aïe ! [Le panneau de présentation de la collection de canapés vient de lui tomber sur la tête, le blessant derrière l’oreille. Pause.] Ça va mieux ? Merci de poursuivre. Sur votre site on lit : « plus jeune designer-star de l’Histoire » et « un des créateurs les plus influents du xxie siècle ». Ça va l’ego ? C’est pas moi qui ai écrit ma bio… Il n’y a pas de guillemets mais ce sont des citations. Quand on fait plein de choses, on dit que vous n’êtes pas humble, mais il faut bien communiquer, avoir des retombées ! L’humilité
est la base de tout. Le pire, c’est la fausse modestie. Vous avez créé votre label à 19 ans. Le réseau et les sorties nocturnes apportent-ils beaucoup ? Ah non. Sortir le soir ne sert à rien du tout. Ce qui sert c’est le travail. Le travail et le talent. Ça s’attrape où l’inspiration ? Je peux trouver de l’inspiration dans tous les domaines, la musique, un film, ou dans ce petit arbre-là, en face. Je m’inspire énormément de la nature, en la rationalisant. J’appelle ça le « rationalisme organique » : puisqu’on est encore dans un monde à 90°, il faut faire en sorte que le canapé ait un angle. Mais bientôt notre environnement sera complètement biomorphique. Je n’avais pas senti cette influence de la nature dans vos créations… Si si, j’ai tout piqué à Dieu, quoi. Vous allez dire que je suis mégalo [rire]. Tout créateur l’est un peu, non ? Ce qui est intéressant dans l’écosystème, c’est que tout est en interaction. Comme iPod et iTunes. Un iPod sans iTunes, c’est comme un singe dans la banquise et un pingouin dans la forêt amazonienne. Forte conscience écologique, donc ? Non, c’est moins pour faire écologique que pour rejoindre mon idée de simplexité. Je fais attention évidemment, je diminue au maximum les empiècements de matières qui viennent de loin pour éviter le transport, mais je déteste cette tendance écolo « yes, on met tout en bois, en vert ». C’est une illusion. Aujourd’hui, les industries complètement éco, ça n’existe pas, c’est en train d’arriver. Il faudrait déjà une charte mondiale. Distributeur de savon, porte-goupillon, fourchette… qu’est-ce que vous n’avez pas designé ? Plein de choses, dont le premier objet en face de moi : une voiture. Avant, je disais que je ne ferai jamais d’armes, mais si on venait me voir pour un gun, j’aimerais bien le faire. En architecture, aucun de vos prototypes n’a vu le jour. Vous rêvez de quitter le virtuel ? Je viens de gagner de gros projets, majeurs, mais je ne peux pas en parler. Ça rigole plus. Les vêtements ça vous tente ? Pas plus que ça. C’est un peu l’antinomie de mes formes intemporelles rejoignant l’idée de l’écologie. Une belle forme reste une belle forme, il n’y a pas de mode là-dedans. Mais tout dépend du contexte. Je vais prendre la direction artistique d’une grosse marque, je ne peux pas non plus en dire plus pour l’instant. Avec toutes ces commandes, avez-vous le temps pour les recherches personnelles ? Mes clients me permettent d’avancer dans mes recherches. Les transpositions d’un univers à un autre renforcent mon expérience au niveau des matières, des technologies. Je manque de temps, mais j’ai un cahier de croquis de recherche par soir. Qu’est-ce qui vous fait perdre du temps ? Ce que je suis en train de faire avec vous [rire]. On a commencé l’interview comme ça, il faut être radical ! Et puis ça va bien dans le ton du magazine, non ? —
95 kiosques à journaux dans les centres commerciaux. Sofas et canapé Ora-ïto pour Dunlopillo chez Conforama
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Grec maillot
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AthĂŠnien de 33 ans, Filep Motwary est le premier couteau suisse de la mode.
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Švassilis karidis
filep motwary
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entretien Elisa Tudor
©John Mitropoulos
C’est la crise en Grèce mais tu ne baisses pas les bras : créateur, blogueur, illustrateur, photographe et journaliste ! Filep Motwary : Ma mère est couturière, j’ai été bercé par la mode et je l’aime trop pour me contenter d’une seule discipline : je veux toute la panoplie ! Ce n’est pas une passion mais un art de vivre. Après t’être fait les griffes à Paris chez Galliano, Dior et Chloé, tu es retourné à Athènes. C’est dur ? J’ai l’impression d’étouffer, l’ambiance de travail est médiocre. La ville a un grand potentiel, il faut juste qu’elle cicatrise ses blessures ! Paris me manque. Croisez les doigts pour qu’un Karl Lagerfeld lise cet entretien et m’embauche ! Les accros à la mode le sont à ton blog Un nouveau idéal. Internet, la nouvelle arme des aspirants créateurs ? C’est un jeu dont il faut profiter avec modération si l’on veut être pris au sérieux. Et sans créativité, une fanpage sur Facebook ne sert à rien. Je reste assez solitaire, en faisant attention à mon entourage. C’est inutile de connaître le monde entier. Il faut toucher les gens avec tes idées. Rick Owens m’a dit récemment : « Il n’y a que l’auto-publicité qui compte. » La soie s’adapte aux corps, les couleurs restent chair et pastel, parfois noir : ta simplicité contraste avec le glamour ambiant (Céline, Giles Deacon). Créer des looks flamboyants, ce serait purement hy-
pocrite ! La Grèce est en train de mourir. Je déteste la politique, je ne vote pas, je crois en une résurrection. Ma collection est un retour à la case départ, le reflet de notre chair, notre âme mise à nue. Les bijoux pour seule petite extravagance ? Le style est épuré, soit, et la sophistication se trouve effectivement dans les détails, notamment les bijoux de Maria Mastori. Maria et moi sommes le yin et le yang. Elle apporte une touche dont je ne pourrais pas me passer. Que fais-tu en ce moment ? J’édite jour et nuit en guest le prochain numéro du magazine chypriote Isterografo. On y retrouvera mes favoris : Maison Martin Margiela, Hannelore Knuts, Bruno Pieters, Boudicca… C’est un travail énorme, mais une très belle expérience. — unnouveauideal.typepad.com page
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beauté
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Nouveaux
standards Chaque trimestre Standard vous livre de la beauté les incontournables secrets. réalisation Lucille Gauthier illustration Hélène Georget
Tou ch ed Les fl eur e fleu été s r une ont to s cen ujo tral urs insp e p son Chl our l iration lux o a é ueu mai ses . Les not es troi pur cologn qué s e e s e s a e t u coll s de ecti leur sophis x on ticar n o nen p t la ar fum uvelle cet ée c e inmod sprit r ontinu ité oma ern de e. Eau ntiq ue 100 de Fle et urs ml , 10 de C 5 eu ros. hloé,
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beauté
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Bizz Bizz que lèbre mar La très cé ees B e Burt’s américain ce. n ra F fin en arrive en its u d ro p e, m Au program s lé u rm urels fo 100 % nat e ll ei b ’a d e e gelé à partir d i. in m à prix très et de miel s ro eu 5 de 3,9 A partir ora. chez Seph
Pa u Un se d e car ouc cor eu e p sen s de sse r l fra suell subt égère es iles ng inc tab ipa no enve a n l Nu e dél ier e rnées tes s loppe ola i t l a le e n par ir Am ge d ce es tiv el éro la fl es et ou a a eu r, 1 l. it p li. Un r de 50 o m ur le vér l, 4 c io 0 e uro rps K en s. zo
Cou Enr p de c h ic riss hie en aud ant ama e le s nde apa ol i Hui eil san se et s douce, le s s la ubl ime cette h is è 200 uile ml che a ser de les , 12 p s é ,93 rès-so sensat piderm èche u eur i l l os. eil So on gra es ma tra-no sse ltra lar ur it s Exp erti ur la p és par eau se de . L’O réa l,
Roug e Lovée de Luxe dans un su la no blime uvelle écrin gamm Ford ivoire e de habil , le r ouge incro n o s lèv yable Tom res d , du b ultra ’un c eige n glamo hic ude ur si ess entiell , les teinte au rouge s e Roug s que s e sensu ont auselles. de To à lèvres m Fo P rivat rd Galer ies La , 45 euros e Blend , aux fayett e. page
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Carte Blanche à Vincent Schoepfer
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Genre Bambi
Matthieu Dortomb est un photographe de mode avec qui j'ai eu l’occasion de collaborer. Ses portraits simples et fragiles sont toujours porteurs du détail qui nous interpelle. Un travail éclectique, mais un univers bien à lui, à la fois poétique et incarné. Une grande fraîcheur se dégage de ses photos, il nous ramène souvent au monde de l’enfance et a une passion pour les petits faons, genre Bambi, qu’il met en situation dans ses prises de vue. — matthieudortomb.com
© MATTHIEU DORTOMB
Good morning Upper East siders! Vincent Schoepfer a lancé cette année la collection Gossip Boy, ligne casual très chic de sa marque. Autre programme pour l'été 2011 avec Heavy Weight. page
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Le pari fantastique du scénariste Fabien Vehlmann, prof ès suspense pour les petits.
entretien Richard Gaitet & Tristan Garcia illustration Bruno Gazzotti tirées de Seuls (Dupuis)
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Des enfants Seuls dans une ville maléfique. Comment naît cette BD, commencée en 2005 avec le dessinateur Bruno Gazzotti ? Fabien Vehlmann : De voyages en train, en regardant des friches industrielles. De l’envie d’une robinsonnade urbaine. En gros, d’écrire Je suis une légende [Richard Matheson, 1954, et son héros abandonné sur une Terre dévastée par un virus] vécu par des enfants, mais sans trop de réalisme ni d’explication post-apocalyptique évidente. Le modèle, c’est Sa Majesté des mouches de William Golding (1954) ? C’est l’un des romans les plus frappants de mon enfance, plutôt destiné aux adultes, sans excès de cruauté. L’ADN de Seuls, c’est l’angoisse mais aussi le ludique : mes gosses n’arrêtent pas de déconner, avec un rapport au dramatique assez distant, d’abord très tristes, d’un coup tout est oublié, ils sont joyeux. Comment gérer, progressivement, le mystère de la disparition des autres ? En ne confondant pas mystère premier et mystères secondaires. Mon mystère premier, c’est que les gens ont disparu, si je n’y réponds pas, je déçois. Quand je disais à Bruno Gazzotti qu’il fallait impérativement qu’on sache où on va, il répondait : « Dans ma série Soda, le personnage a trois doigts, on ne sait pas pour-
quoi et les lecteurs adorent ça. » Il n’a pas tort, mais c’est un mystère secondaire, qui sert à montrer au lecteur qu’il n’a pas toutes les clés, que l’univers est plus grand qu’on ne croit. De manière perverse, j’ai joué avec de micro-indices. Comme le lecteur, le personnage d’Yvan échafaude des hypothèses-gags sur ce qui leur arrive. Postmoderne ? Gamin, j’étais comme lui : lâche, imaginatif, rigolo. Enoncer les hypothèses, c’est aussi un outil de manipulation, un jeu. La narration, c’est un art martial : il faut utiliser la force de l’adversaire, ici l’attente du lecteur. Quelles leçons tirez-vous de Lost, à laquelle Seuls fait penser ? J’ai abandonné en cours de deuxième saison. Ils balançaient des pistes comme un collage surréaliste, les flashbacks étaient convenus. Quand je creuse le passé d’un personnage, je vise un peu plus transgressif. Meurtres, sang, le tout pré-publié dans Spirou. Dupuis ne dit rien ? La question s’est posée sur les gros mots : sur le tome 2, il fallait remplacer « chiant » par « monotone »… étonnant. Car quand j’imagine un gamin fasciné par Hitler ou qui aborde la sexualité, ça passe. Le côté sanglant marche très bien sur les gosses, ils ont besoin d’un exutoire. Moi, ça me rassurait de lire Le Chien ©DR
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Papiers livres
des Baskerville [Conan Doyle, 1901], Ravage [Barjavel, 1943] ou Malevil [Merle, 1972]. Certains ont fait des cauchemars avec Seuls, mais l’illustrateur Tomi Ungerer [Les Trois brigands, 1961] disait qu’on doit traumatiser les enfants au sens positif sur des questions qu’il faudra un jour aborder avec eux. J’ai été traumatisé positivement par la momie des Sept Boules de cristal [Hergé, 1943] qui pénètre dans la chambre par une nuit d’orage. Cette scène m’a hanté, mais c’est mon Tintin préféré. Confiant pour la suite ? J’ai les jetons mais je suis assez sûr de moi. Le n°6 est à peu près écrit, il s’appellera La Quatrième dimension et demi. Je connais la structure des n° 7 et 8 et après j’ai de grands jalons. On prévoit en tout trois cycles de cinq tomes. Je m’adapterai aux réactions des lecteurs, même si, à raison d’un album par an, en 2020, ils n’en auront plus rien à foutre... ou l’achèteront à leurs enfants. Je veux créer de la ferveur. Petit, je rejouais Star Wars sur mon lit. C’est comme ça que se crée une mythologie. Pourquoi reprendre, en septembre avec Yoann, une série aussi balisée que Spirou et Fantasio ? C’est affectif. J’ai tout lu, même les moins bons. Ceux qui m’ont fait vibrer, qui sont aussi les plus grosses ventes, sont ceux de Tome & Janry, Virus [1984], Aventure en Australie [1985], Spirou à New York [1987], à Moscou [1990], La Frousse aux trousses [1988] et La Vallée des bannis [1989]. Je ne voulais pas d’un truc vintage. Mais refaire de Fantasio le directeur de la rédaction et jouer avec ce costume de groom pas du tout contemporain. Avec encore le méchant Zorglub, et pour seule péripétie, le village de Champignac envahi par la jungle ? Je comprends que ça désarçonne. Je veux renouer avec le très jeune public via des scènes spectaculaires de jungle exubérante, des monstres, des dinosaures et un récit très linéaire. Comme dans le diptyque Z comme Zorglub / L’Ombre du Z [Franquin, 1961-62], le plan machiavélique de Zorglub apparaîtra dans le prochain, vous verrez. J’assume ce côté couillon, régressif. Animer des personnages du patrimoine, c’est jongler avec des assiettes chinoises. En détruisant Champignac, on reconstruit quelque chose. Il me manque peut-être une intrigue, ceci dit. J’espère une attente bienveillante. — ©DR
L’autre album Outre Seuls et Spirou, Vehlmann signe avec Gwen de Bonneval le très beau Les Derniers jours d’un immortel. « Pour cette enquête philosophicopolicière sur des meurtres commis par des espèces extraterrestres, j’aurais pu écrire un pitch de film SF très grand public, mais on a essayé d’être radicaux. Avec un récit très complexe, des « échos » et des clones en veux-tu en voilà. Ça va faire le tri dans mon public, mais des fois, plus tu es précis, plus le spectre des lecteurs s’élargit. » Les Derniers jours d’un immortel
Futuropolis
Intégrale Seuls
Cinq premiers tomes
Spirou & Fantasio : Alerte aux Zorkons
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chroniques
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D'autres
livres Les Divins mondains Ottiero Ottieri Autrement 90 pages, 10 €
« Comme je fabrique aussi des bidets et que je trouve absurde de ne pas envahir le marché anglo-saxon, j’ai proposé à mes directeurs généraux de mettre, sur le fond des bidets, le portrait de Rudolph Valentino écarquillant les yeux. » Dès la scène initiale qui nous projette au cœur d’un cocktail de parasites mondains, difficile de ne pas comprendre à quel point Orazio n’a pas grand-chose à faire de ses journées. Ce rentier de profession, coureur de sorties et de jupons comme on en fait à toute époque, « déteste cette Afrique, ces tiers-mondes flagorneurs » et préfère une vie menée à grand train, de soirées happy few à des parties de ball-trap. L’auteur, plus connu outre-Alpes pour ses ouvrages consacrés au monde du travail ou sa participation au scénario de L’Eclipse de Michelangelo Antonioni, ne se prive pas de le charger d’un bout à l’autre du roman. Ses techniques agressives de drague, ses opinions toutes faites, son dandysme en étendard, sa vacuité, son cynisme, ses lubies sorties du dictionnaire des clichés… On se prend à détester Orazio dès son apparition, et à ne pas même essayer de lui trouver un possible terrain de rédemption. Il nous en rappelle d’autres, que les convenances nous imposent de temps à autre. Une exécution jubilatoire, à laquelle on ne s’en veut aucunement de participer. — François Perrin
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Ce qui est arrivé l’an dernier à Tony O’Neill est un drame : son premier roman traduit en français, Notre Dame du Vide, tout simplement génial, n’a pas obtenu le succès mérité. Ce qui vous est arrivé, si vous ne l’avez pas lu, est un drame dont vous vous ressentirez longtemps : Tony O’Neill vous êtes passé à côté de quelque 13e Note chose de grand. Heureusement, 255 pages, 19 € avec cette Dernière descente à Murder Mile, vous avez désormais deux chances de vous rattraper. On y lit la suite des aventures de Tony et Susan, un couple aussi chaotique que dépendant aux drogues dures, qui s’installe à Londres pour une affreuse lune de miel dans une zone des plus cauchemardesques. C’est frais comme une cure de désintoxication perdue d’avance, aussi brutal que lucide et, cerise sur le gâteau, ce recueil-ci est le petit chouchou de son auteur, qui rappelle que « écrire un livre revient un peu […] à gratter machinalement des croûtes. » Il parvient pourtant à faire de ce tas de croûtes-ci une machine encore plus puissante que son précédent. On en excuse Tony de nous proposer en conclusion la « bandeson » du livre, nouvelle mode un peu pénible chez les écrivains – bien qu’après tout, lui est vraiment un musicien, à la base, aux claviers pour Brian Jonestown Massacre ou Marc Almond. Tout est pardonné. —
Dernière descente à Murder Mile
F. P.
©DR
chroniques
Papiers livres
New message from: Dan Fante Object: graphomania Limousines blanches & blondes platine
« J’ai quitté Los Angeles il y a quatre ans avec ma femme et mon jeune 320 pages, 19 € fils. Nous vivons à Sedona, Arizona, dans ce qui s’appelle le désert proDe l’alcool dur fond. La folie de L.A. est au-delà et du génie de toute description. Souvenez192 pages, 19 € vous qu’en 2010, presque tous les Dan Fante Américains sont très gros – et à 13e Note Los Angeles, ils sont aussi très en colère. La plupart des automobilistes y sont armés en ce moment. Quand je serai mort, j’ai demandé à mon épouse que mes cendres soient mélangées à de la merde de porc et répandues sur L.A. par avion. » Ces mots ne proviennent pas des deux derniers livres de Dan Fante, mais d’un mail que nous a envoyé le génial Californien maniaco-dépressif. Fante l’avoue : il est atteint de « graphomanie galopante ». Pour le meilleur, ça donne le roman de l’autodestruction attachante, Limousines blanches et blondes platine, condensé de son expérience de chauffeur de limo pour actrice aguicheuse, producteur-escroc ou mamie à chat, sous le masque de son alter ego Bruno Dante, alcoolique hardcore et poète vicieux du bitume en fusion, peint sans ménagement et avec nerfs, dinguerie et un bidon d’humour noir. « L’intime et la virulence » Pour le pire, ça donne De l’alcool dur et du génie, second recueil de « poèmes narratifs » après le fulgurant Bons Baisers de la grosse barmaid (2009), ne dépassant jamais d’expéditifs fonds de tiroirs griffonnés depuis vingt piges, ressassant ses obsessions (son père, la biture, la rédemption par l’écriture, Dieu, l’amour, son père, les femmes, la mort de son frère, la reconnaissance, son père) sans la maturité qu’une vie d’écrivain procure à Limousines ou à ses vers les plus récents. Le traducteur de Bons Baisers, Patrice Carrer, synthétise le dilemme : « Sa
© jean-luc bertini
dénonciation des conventions […] s’accompagne, outre une mégalomanie assumée, d’un souci éthique de transparence pas toujours clairement distinct de l’exhibitionnisme […]. La virulence serait gratuite sans l’intime ; l’intime racoleur sans la virulence. Fante n’échappe pas toujours à la banalité, prix de sa spontanéité ; mais dans ses bons moments, il fait mouche et atteint son cœur de cible : le nôtre. » S’il lit ce papier, Fante pourrait parfaitement sonner au journal pour me péter la gueule, d’autant plus rapido qu’il est invité au festival America de Vincennes, les 24, 25, 26 septembre. Allez Dan, ramène-toi : « Ma famille est originaire d’Abruzzo, en Italie. Je m’y rends au moins une fois par an. C’était mon idée d’emmener mon fils dans un pays où les gens sont encore civilisés. Mais Paris, franchement, est aussi une option. Ma femme adore cette ville et comme vous le savez, puisque votre pays fut le premier à me publier, je suis jusqu’au trognon un écrivain français. » — Richard Gaitet page
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chroniques (suite)
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Mr. Thake, ou les tribulations, les infortunes et les déboires d’un gentleman anglais J. B. Morton Le Dilettante 284 pages, 20 €
J. B. Morton s’est illustré de 1924 à 1975 sous le pseudonyme de Beachcomber. Il faisait paraître dans le Daily Express de faux échos mondains, tournant en dérision la fatuité des aristocrates et grands bourgeois britanniques. Parmi ses textes, ceux qui composent cet hilarant Mr. Thake, publié pour la première fois sous forme de volumes en 1934. Creusant cette veine des rois du gag absurde comme Perelman (influence revendiquée de Woody Allen) voire Gideon Defoe (Les Pirates), Le Dilettante propose aujourd’hui l’édifiante correspondance de cette stupide baderne d’Oswald Thake, globe-trotter assez peu avare de son époustouflante naïveté ni de ses affligeantes considérations. Si l’humour a parfois moins passé l’épreuve du temps que dans le cas du suscité Perelman, on comprend aisément pourquoi son auteur s’est attiré l’admiration d’Evelyn Waugh, John Lennon, Terry Pratchett ou… les Monty Pythons. On assiste médusé à ces péripéties gonflées au non-sense : Oswald affiche une absence totale de méfiance face aux plus mauvais chapardeurs, comme de tout sens critique, en imposant les écrits ridicules de quelques donzelles rencontrées sur la route… Le tout rehaussé de post-scriptum aussi sensés que celui-ci : « Saunders agit parfois comme un dément. Par exemple, pourquoi m’envoie-t-il un diapason quand je lui demande une carte de la Seine ? » Bonne question. —
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C’est un huis clos. Une prise d’otage. Sauf que Tattoo et Castor, deux braqueurs à la manque, n’avaient évidemment aucune envie de se retrouver dans cet hypermarché de banlieue, cernés par la police à la tombée de la nuit. Il y a le directeur de l’hyper, son vigile Kevin et sa caissière Dany, la régulière de Tattoo ; Leïla, une ex-chanteuse de téléréalité en promo avec son agent ; Oriane, goth de riche qui squattait dans le coin. Devant la maladresse des deux malfrats, les otages prennent en main la situation. Ils ne savent pas que Robby, schizophrène amoureux de Leïla, s’est glissé dans le magasin et qu’il est prêt à tout pour conquérir la starlette. Tout est en place pour que le huis clos vire au carnage. On pourrait craindre le scénario déguisé en roman. Il n’en est rien. La mise en place est parfaite, les clichés sont là comme des têtes de gondole, mais les auteurs tirent les fils avec une maestria légère et baladent lecteur et personnages avec un plaisir manifeste. Un polar noir au rayon frais, on achète. — Bertrand Guillot
Siècle
bleu Jean-Pierre Goux JBZ & Cie 437 pages, 21 €
Discount Denis Bretin & Laurent Bonzon Editions du Masque 256 pages, 16 €
Au
premier abord, Siècle bleu fait un peu peur. L’objetlivre est beau, certes, l’éditeur, Jacques Binsztock, est un type de confiance, mais la perspective de se plonger dans un thriller écologique – qui plus est le premier tome d’une saga – est susceptible, a priori, d’en refroidir plus d’un. On craint le surf adroit sur une thématique omniprésente autant que nécessaire, un manichéisme opportuniste entre méchants Américains cupides et visionnaires à la main verte – mais à bien y regarder et à s’y laisser totalement prendre, no way. Certes, les écolos de l’énigmatique Gaïa luttent effectivement contre de cyniques industriels américains désireux de mettre la patte avant les Chinois sur les ressources énergétiques de la Lune. Pourtant, au fur et à mesure que le récit avance, servi par une plume pour le moins élégante, on peine à dénicher une quelconque vacuité du propos – par ailleurs très bien documenté – sous les multiples lignes de fond qui le traversent. C’est diablement emballant, assez terrifiant en termes de perspectives d’avenir, et surtout, parfaitement fagoté. — F. P.
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chroniques (suite)
Papiers livres
En bref
Dans ma
poche La Sanction Trevanian Gallmeister 340 pages, 9,50 €
A l’approche de l’été, les catalogues Poches sentent bon le sac de plage et le best-seller préfabriqué. Gallmeister ressort dans sa collection « Totem » un pur roman de guerre froide – le premier de Trevanian, cet Américain étrange qui vivait dans les Pyrénées et « serait mort » en 2005. Jonathan Hemlock est professeur d’art et alpiniste de renom. Il est surtout espion pour le compte de la CII [agence encore plus secrète que la CIA], chargé d’exécuter des agents ennemis. Cette fois, sa cible fait partie d’une équipe d’alpinistes partie à l’assaut de l’une des plus dangereuses montagnes des Alpes – l’Eiger. Problème : Hemlock ignore lequel de ses trois compagnons de cordée est l’homme à abattre. Vous connaissez peut-être le film d’Eastwood du même nom ? Oubliez-le. Ces 340 pages ont de quoi remplir dix films holly woodiens de dialogues savoureux et de pépées généreuses aux répliques tranchantes. Le roman est noir et profond comme sa couverture, le style brillant, et il évite l’écueil du suspense factice. Sa recette ? Se concentrer sur autre chose, et rendre cette autre chose passionnante. Et ce n’est que le premier d’une série. —
B. G.
Les Années Actuel Perrine Kervran & Anaïs Kien Le Mot et le Reste 288 pages, 23 €
OK, je n’en suis qu’à la moitié, mais cet essai ultra-précis de deux historiennes sur la psychédélique épopée éditoriale de la bande à Bizot est tout à fait captivant. Dans son bureau, celui qui s’était surnommé « Onc’ Underground » m’avait délivré ce conseil de reporter : « Quand t’as compris, tu te tires. » Tant de choses à apprendre, je reste. — R. G. ©DR
D’ici à la fin de l’été, les romans de deux mastodontes anglo-saxons. A ma gauche, le prometteur Livre de Dave (l’Olivier) de Will Self, dont l’œuvre est aussi foisonnante qu’inégale (je vous échange La Théorie quantitative de la démence contre dix Les Grands singes), qui nous balade sur les traces d’un chauffeur de taxi dont les écrits seront à l’origine d’une future religion. A ma droite, Suite(s) impériale(s) (Robert Laffont) de Bret Easton Ellis, « suite » de Moins que zéro, son premier roman paru en 1985. — F. P.
10/18 n’a pas lésiné sur la promo du dernier Nick Hornby : « Son meilleur depuis Haute Fidélité ». C’est faux : avec Juliet, Naked (triangle musico-sentimental entre une ex-gloire du rock et deux fans en pleine crise de la quarantaine), Hornby vient de publier son meilleur roman tout court. — B. G.
Fred Bronstein est amoureux de Popeline, rousse flamboyante aux appétits sauvages, au verbe haut et très peu casher. Le jour du Grand Pardon, il l’invite à la table familiale… et tout dérape. Vous voulez partir en vacances avec une comédie US et toute l’ironie du théâtre populaire français, mais vous manquez de place dans la valise ? Pas grave. Vous n’avez qu’à y glisser La Guerre du Kippour de Frédéric Chouraki (Le Dilettante). — B. G.
Extraits
de l’édifiant travail hagiographique réalisé par Ian Spector et quelques internautes pour La Vérité sur Chuck Norris (Sonatine) : « Certaines personnes portent un pyjama Superman. Superman porte un pyjama Chuck Norris. » « Quand Chuck Norris couche avec ta femme, c’est le plus beau jour de ta vie. » « Tout ce que touche Chuck Norris ne se change pas en or. Mais une barbe y pousse. » — F. P. page
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relecture
servil sreipPa
Acides et documentés, deux portraits de dictateurs du journaliste polonais Ryszard Kapuscinski sont réédités. « À travers les détails » Même destin pour Mohammed Reza, Shah d’Iran viré en 1979 par la révolution islamique. Le souverain s’enrichit avec les revenus du pétrole, rêve d’une « grande civilisation » et fait venir par bateau des usines en pièces détachées. Seulement, le pays n’a pas de port, pas d’électricité, pas d’entrepôt pour stocker ces imports et tout finit par rouiller. Pendant ce temps, la Savak, tentaculaire police politique aux trois millions d’informateurs, peaufine ses tortures (« L’instrument le plus utilisé était une table en fer chauffée électriquement, appelée “la poêle à frire”, sur laquelle on attachait la victime […] On enfermait les gens dans de grands sacs où grouillaient des chats rendus fous par la faim. »)… et la corruption prend des proportions époustouflantes. Dans ce Shah (1982), Kapuscinski décrit l’ascension puis la chute de Reza à partir de documents amassés dans sa chambre d’hôtel à Téhéran. Des photos, des notes, des bouts de conversations… « C’est à travers les détails qu’on peut tout montrer », écrit-il. L’immense auteur d’Ebène (1998) revendiquait un journalisme très subjectif, où la petite histoire devait éclairer la grande. Il mettait en scène ses galères d’argent, ses angoisses et ses combines pour se frotter aux événements mondiaux. Ou pour traîner dans les palais impériaux, les oreilles grandes ouvertes. —
par Guillaume Jan
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Voilà deux portraits de despotes pas vraiment éclairés sous la plume légère et ironique du Polonais Ryszard Kapuscinski (1932-2007). Ce maître du grand reportage, doublé d’un pur écrivain, savait démêler la complexité du monde dans des récits limpides, sensibles, drôles. On rit beaucoup en lisant ces livres rares enfin réédités. On s’inquiète, aussi, de la terreur engendrée par ces dictatures. Le Négus (1978) croque le régime baroque de Hailé Sélassié, dernier empereur d’Ethiopie, destitué en 1974. Quasi illettré, complexé par sa petite taille, radin, il est contraint « de dépenser de plus en plus d’argent pour payer la loyauté de ses sujets ». Au fil des témoignages, son empire s’effiloche. « Au lieu de prendre la barre et de régler les voiles – car il était clair que le navire était en train de couler –, les grands magnats ne pensaient plus qu’à bourrer leur sac et dégotter une chaloupe de sauvetage. » Tandis que le peuple crève de faim, le monarque sénile continue de servir des côtes de bœuf à ses panthères.
Le Négus
231 pages, 17 €. Le Shah
243 pages, 17 €, Flammarion
© DR
plouf
Papiers livres
Fanny Salmeron, 28 ans, croit au pouvoir des fontaines. « Paris est tellement grand qu’on croit que c’est une ville où on peut commencer quelque chose. Recommencer quelque chose. Mais je crois qu’on se trompe, Paris c’est juste assez grand pour se perdre. » Il y a Hannah, qui erre avec son cœur pissenlit en écrivant à la fille qu’elle aime et qui est partie. Il y a Joss, garçon étrange aux cheveux bleus, débarqué dans cette ville inconnue pour oublier son passé. Un jour, ils se rencontrent et partagent leurs solitudes, tandis qu’Hannah grave partout sa phrase fétiche qui, bientôt, sera reprise par une foule d’anonymes. « J’écris “ Il y a si peu d’endroits confortables” dans son cou et Paris me répond. » Fanny Salmeron, dont les amours contrariées illuminaient les derniers numéros de la revue Bordel, crée en quelques lignes des atmosphères éthérées comme les personnages de ce premier roman. Elle peint la capitale en nuances de gris et invente des images pour mettre de la couleur, puisant dans l’enfance la légèreté qui transforme la tristesse en été. — par Bertrand Guillot
Si peu d’endroits confortables
Stéphane Million Editeur 150 pages, 15 € © Maëlle Henaff
Toute première interview
« C’est très facile de tomber amoureuse. »
Il y a donc « si peu d’endroits confortables » ? Fanny Salmeron : Je pense, oui. Un endroit confortable, c’est une métaphore : cet état si rare où l’on se sent à l’abri, où l’on sait que, quoi qu’on fasse, le monde se pliera à nous. Joss est peintre, l’histoire progresse par touches. Seriez-vous un écrivain pointilliste ? Voilà ! J’écris pour exprimer ce que je ressens, pas parce que j’ai quelque chose à dire. J’ai toujours déposé mes tristesses dans des carnets, un peu comme on jette une pièce dans une fontaine. L’écriture a fini par devenir naturelle. Vous évoquez des gens « trop jeunes pour être tristes ». Qu’entendez-vous par là ? Il y a plein de pièces, dans les fontaines. On ne devrait pas pouvoir être triste avant 13 ans et demi. Mais les enfants le sont souvent. « Son travail à plein temps, c’est de tomber amoureuse », lit-on à votre sujet. Est-ce un job difficile et quelles sont les perspectives d’évolution de carrière ? C’est très facile de tomber amoureuse. Ensuite, on tourne autour du mot pour tenter de lui donner un sens, pour que ça fasse moins mal en tombant. On progresse : on sait par avance comment vont se passer les choses… Ce qui ne nous empêche pas de faire les mêmes erreurs. C’est souvent comme ça que me viennent les images, que naissent les histoires. page
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Le Questionnaire de Bergson
servil sreipPa
Arnaqueur de nerds, Richard Asplin taquine notre rituel questionnaire. entrettien François Perrin
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Comment vous représentez-vous l’avenir de la littérature ? Richard Asplin : Rien de nouveau sous le soleil, toutes les histoires constituent une variation autour du thème de la lutte. A mon avis, seule la technologie change. Les progrès naissent presque toujours de la paresse : comment atteindre le même résultat au prix d’un moindre effort ? D’où la montée des l’e-books, qui affole les sots, alors qu’il faudra attendre vingt-cinq ans avant qu’ils ne s’installent sur le marché. Cet avenir possède-t-il une quelconque réalité, ou représente-t-il une pure hypothèse ? La littérature se tient là, devant nous, immobile. Les styles iront et viendront avec la mode, bien sûr, mais je ne pense pas qu’un quelconque mouvement dans les deux cents dernières années ait redéfini en profondeur ce qu’est la littérature : une collection d’histoires au coin du feu pour illuminer la pénombre. Vous-même, où vous situez-vous dans cette littérature possible ? Ecrire pour préparer ce futur, c’est jouer sur un terrain glissant. Les romanciers ne sont pas les meilleurs quand ils essaient à tout prix de faire quelque chose de différent. Mon seul rôle est de décrire notre monde d’une façon à la fois familière et surprenante. Si vous pressentez l’œuvre à venir, pourquoi ne la faites-vous pas vous-même ? Ecrire pour repousser une limite ne m’intéresse pas. Je n’ai aucun désir de réinventer la roue : une roue ordinaire et fonctionnelle constitue en soi un challenge existentiel. Question subsidiaire : pourquoi cette fascination des Anglais pour les arnaques ? L’attraction pour la malhonnêteté et la fourberie est inhérente à l’âme anglaise. Voyez-y le fruit de nos réels ou supposés calme, réserve, ironie, politesse. Considérés partout comme des gens tranquilles, grisâtres, coincés, refoulés, nous rêvons tous que nous vivons, en secret, des vies plus excitantes, celles de citoyens ordinaires soudain révélés comme meurtriers, barons de la drogue, violeurs ou super-méchants. —
Richard Asplin L’Arnaqueur
Le Serpent à Plumes 526 pages, 26 €
Le livre
super pigeon Neil Martin tient à Londres une boutique de comics et de figurines. Ridicule avec ses poupées et ses tshirts d’adolescent, incapable de payer ses factures – père de famille, pourtant, et marié à la descendante iconoclaste d’une grande famille rance –, il fonce dans le mur en klaxonnant. Heureusement, un escroc le prend sous son aile. Malheureusement, Neil est le dindon de la farce. Heureusement, un allié inespéré débarque. Malheureusement, Neil est le pigeon du mois. Etc. Jouissif comme un cartoon bien ficelé, L’Arnaqueur est le premier roman (sur trois) traduit en français du Britannique de 38 ans. On en roucoule. —
©DR
Carte blanche à Tristan Garcia
Papiers livres
De la nécessité d’aller au café pour un timide contrarié.
Benoît Caudoux Sur quatorze façons d’aller dans le même café
Léo Scheer 170 pages, 17 € © DR
Voici un bréviaire pour l’homme des villes « de notre temps » qui ne croit plus vraiment à ses semblables – mais qui le voudrait. Benoit Caudoux, auteur de La Migration des gnous (2004), a écrit un livre à égale distance de Michaux, Chevillard, Novarina et Rousseau, à la fois roman ludique, prose poétique et métaphysique à l’usage du gentilhomme urbain, celui qui se sent toujours étranger en terre familière et familier en terre étrangère. Les paroles que l’auteur-narrateur-héros échange à l’occasion avec les autres sonnent comme une monnaie contrefaite et, seul dans sa pensée comme dans l’appartement du livre précédent de l’auteur, Géographie (2008), cet étrange ethnologue de lui-même tente ici à quatorze reprises de sortir de lui, de chez lui, pour rencontrer les hommes, essayer de croire à leur existence et leur appartenir un peu. Il va donc, innocemment, au café. Solitude et civilité Nulle mythologie du PMU à la Dard ou Blondin, aucune sensiblerie des petits riens
à la Delerm ou Bobin, ce sont ici les rêveries très contemporaines d’un promeneur solitaire citadin qui essaie d’échapper aux pièges de l’existence pour parvenir à vivre un brin. Le langage lui colle aux doigts tel un vieux sparadrap, l’espace, le sol conspirent contre son corps, la bêtise le hante, lui fait honte et envie à la fois, l’habitude lui plaît et l’amollit aussi. Surtout, il lutte contre le pittoresque, qu’il transforme comme par magie en idiotie, puisque le livre est très drôle : le football y est particulièrement belge, les bonnets péruviens, le slip authentique bulgare, la morgue de tous les winners de la Terre, elle, est australienne, comme les surfeurs blonds. Et dès qu’il y a du pathos, il se mue avec pudeur en incongruité. Dans une géniale digression de comptoir, le narrateur synthétise la pensée tragique et belle d’Ibn al-Vassalî, un hérétique imaginaire, selon lequel Dieu est le Très-Petit, le Beaucoup-Moins-Que-Rien. Car Dieu est partie infime de tout, tandis que l’homme, trop gros, n’appartient à rien. Isolé, insulaire, monde en soi et monade, il écoute de la musique au casque, danse, invoque l’esprit du funk au terme de ces méditations métaphysiques pour l’homme cultivé, conscient et discret d’aujourd’hui. Cet homme, dont les mots et les idées propres sont de plomb, espère se donner un corps plus léger, se libérer et croiser enfin au café d’autres êtres à l’existence desquels il croirait sans retenue ni ironie, en franc camarade, qu’il comprendrait et qui le comprendraient. Un grand livre de solitude et de civilité, un livre de timide contrarié, d’une époque coincée entre l’individu et la communauté, entre le libéral et le communiste, singulier au milieu du gué. —
Après son second roman Mémoires de la jungle, Tristan Garcia sortira à l’automne un traité de métaphysique « qui raconte l’histoire des choses que nous sommes et qui nous entourent » intitulé Forme et objet – un traité des choses (PUF). page
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les meilleurs d’entre nous (episode Xi)
Secrétaire général de Reporters Sans Frontières, Jean-François Julliard, 37 ans, entend « moderniser » l’ONG en « renouant avec la profession. »
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Jean-françois Julliard
Paraboles médias
entretien Richard Gaitet & Guillaume Jan photographie Christophe Meireis
Pour les 25 ans de RSF, en mai, vous écriviez : « Nous sommes en mesure d’agir rapidement, n’importe où sur la planète. » Ça fait un peu Jack Bauer, non ? Jean-François Julliard : Oui, mais c’est un peu vrai. Notre force, c’est notre présence sur le terrain, via un réseau de 140 correspondants y compris dans les pires coins de la planète : Gaza, la Somalie, au fin fond de l’Afghanistan… Sauf rare exception, on a toujours quelqu’un pour rencontrer les autorités. Ces correspondants, ce sont des journalistes ? A 90 %. Les autres, ce sont des juristes, des professeurs d’université. Surtout : ce sont des locaux. Ce qui leur donne un accès à l’information que n’aurait pas un étranger sur place, mais les expose aussi davantage : au Turkménistan, en Syrie ou en Birmanie, ils ne disent pas qu’ils travaillent pour nous. Comment sont-ils rémunérés ? A la pige, sur le modèle de l’AFP. Ça ne tient pas à la taille de l’article : au Sri Lanka, un journaliste [Lasantha Wickrematunge] a été assassiné [en janvier] et notre correspondant a dû traverser la moitié du pays pour porter de l’argent à sa famille. Son compte rendu ne dépassait pas un feuillet, mais on paie le travail fourni. Tous ont un job à côté et le font par engagement. Ce sont des vigies. Ils sont très rarement cités, sauf s’ils assument. En Grèce, par exemple, notre correspondant est peu sollicité, alors que pour celui du Zimbabwe, ce qu’il nous envoyait tous les jours lui assurait, à un moment, un deuxième salaire. Au Cameroun, tout le monde le connaît. Son homologue birman, non. Pouvez-vous les protéger ? Notre soutien peut dissuader. Ce qui n’empêche pas notre collaborateur cubain [Ricardo González Alfonso] d’être actuellement en prison [depuis 2003]. Ses liens avec RSF ne l’ont pas aidé. Comment évolue la liberté de la presse ? De moins en moins d’Etats envoient au cachot pour quinze ans leurs journalistes, qui ne sont plus tant condamnés pour « délit de presse » (très mauvais pour l’image du pays) que pour « trouble de l’ordre public », « atteinte à la souveraineté de l’Etat » ou au « moral des
armées ». Jusqu’au début des années 2000, nos ennemis, c’était des dictatures.
Les menaces sont moins
nombreuses mais proviennent d’entités privées :
trafiquants de drogues au Mexique, milices aux Philippines, groupes islamistes armés en Irak, mafias en Italie ou en Bulgarie… Ce qui modifie nos méthodes : à qui adresser un courrier officiel ? RSF n’a que 25 ans. C’est tard, 1985. Amnesty International le faisait avant nous, ainsi que d’autres organisations basées à Londres, à Bruxelles ou à Vienne. Quand Robert Ménard crée RSF avec trois copains à Montpellier, c’est d’abord une agence de « contre-reportages » qui envoie des pointures (Jean Lacouture, Sebastião Salgado, Raymond Depardon) sur des guerres oubliées, désertées par la presse traditionnelle, à laquelle étaient fournies gratuitement ces enquêtes subventionnées par des collectivités locales. Mais les journaux ne les publiaient pas de peur d’être devancés par leurs concurrents à qui ces récits étaient également proposés ! Comment débarquez-vous à RSF ? J’ai d’abord étudié le cinéma à Paris puis, pour faire du documentaire, intégré l’Institut français de presse, où Robert Ménard est venu donner une conférence. Il avait beaucoup parlé de la Turquie et avait dit que RSF cherchait des objecteurs de conscience. Je venais de boucler pour l’école une grosse enquête sur les réfugiés kurdes à Paris, il m’a dit « bon, venez ». Je me suis retrouvé six mois après – à 25 ans – coordinateur des correspondants de la zone Afrique, pendant six ans. Puis je suis devenu « coordinateur des recherches » : si on compare avec un journal, j’étais rédacteur en chef, celui qui manage, qui s’assure que tout est fait et que nos prises de position sont homogènes. Parce que le secrétaire général n’a pas le temps de lire tout ce qu’on publie. C’est le coordinateur et le responsable de la zone en question qui décident s’il faut « s’indigner », « s’inquiéter ». Enfin, Robert me nomme secré-
« Pierre est l’un des deux seuls photo-
graphes français embauchés à Life. Il Le livre était très branché people. Le lien avec L’album RSF de septembre sa fille, c’est Yves Saint Laurent. Pierre met à l’honneur a pris les premières photos du créateur, Pierre & Alexandra et Alexandra les dernières. Il y a aussi Boulat, photographes de du grand reportage (pour Pierre : guerre guerre et de mode d’Algérie, bidonvilles de Nanterre, entre de père en fille. autres) et des photos de guerre (pour
Alexandra : la Yougoslavie, quasiment du début à la fin). Ils sont morts tous les deux, lui d’un cancer, elle d’une rup-
ture d’anévrisme. Il a photographié les Américaines en minijupe dans les années 60, elle les Afghanes en burqa. Ces photos seront fréquemment placées en miroir. » Cent photos pour la liberté de la presse,
Pierre et Alexandra Boulat En kiosques le 9 septembre Exposition du 9 septembre au 27 février au Petit Palais, 5 av. Dutuit Paris 8e page
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Jean-François julliard
taire général adjoint, sept mois avant son départ en septembre 2008. Il est parti un an monter un centre pour la liberté de l’information au Qatar. C’est votre mentor ? Oui. On a toujours travaillé en confiance, sans être forcément d’accord : il allait jusqu’à défendre Al-Manar, la télé du Hezbollah libanais – dont je ne suis pas hyper fan – qui appelle clairement à éliminer les juifs de la surface de la Terre.
La frontière entre un média et un organe de propagande
est parfois floue ; nous en sommes arrivés à porter plainte contre des médias, comme ceux de la haine au Rwanda. Je suis admiratif de la capacité d’indignation permanente de Robert, pendant vingt-trois ans, alors que ce sont toujours les mêmes affaires. Une colère utile, dans ses convictions comme dans sa force de mobilisation. Pendant son mandat, en 2007, un livre, La Face cachée de Reporters Sans Frontières, supposait que vous étiez financés… par la CIA. Je l’ai lu, on a failli porter plainte. J’ai parlé à l’auteur, Maxime Vivas. Très proche du PC, il critique principalement notre position sur Cuba : on dit que c’est une dictature sans liberté d’informer, avec vingt-trois journalistes en prison, sans nier les bienfaits du régime concernant l’éducation, la santé. Je n’ai jamais porté de t-shirt Che Guevara. Il m’a demandé nos salaires – je gagne 3 500 euros par mois, nets – et nos comptes – que tout le monde peut consulter sur demande – en pointant du doigt le Center for a Free Cuba, organisation de réfugiés cubains anticastristes qui nous versait de l’argent pour monter des actions sur l’île. En termes d’éthique, c’est contestable. D’ailleurs ce don était très critiqué, y compris en interne. Nous ne recevons plus de dons d’eux aujourd’hui. Mais ce n’était pas de l’argent sale, encore moins une officine cachée de la CIA. Quels sont vos objectifs de secrétaire général ? Revenir aux fondamentaux : la liberté de la presse. Avoir au moins un correspondant dans chaque pays (c’est déjà le cas en Amérique latine, même dans des îles improbables des Caraïbes). Nous moderniser. Communiquer autrement. On a longtemps été sur le mode « on part à dix avec trois banderoles et on fait du raffut devant l’Assemblée en prévenant les médias ». Ça marchait, avec ses limites. C’était la marque de fabrique de Robert, il ne fallait pas que je l’imite. Après la spectaculaire campagne chinoise [autour des J. O. de Pékin 2008], certains ne s’y retrouvaient plus ; défendre la cause tibétaine, c’est important, mais ce n’est pas notre mandat. J’ai fait un gros travail pour renouer avec la profession. Et ça fonctionne, parce que j’ai passé du temps sur le terrain, symboliquement dans les pays difficiles, à Gaza et en Tchétchénie. Pas pour jouer au reporter de guerre, mais pour rencontrer les journalistes menacés et me sentir plus légitime. Vous souhaitez aussi vous « recentrer sur l’Europe » ? page
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On nous a reproché de taper sans arrêt sur les autorités birmanes et de ne pas assez s’occuper des problèmes français. Il s’agit aussi d’être vigilant sur ce qui se passe chez nous. On est en train de perdre notre valeur d’exemplarité. Comment cela ? Certains régimes africains nous disent : « Vous voulez qu’on libère nos journalistes, mais en France, de temps en temps, vous en mettez un en prison. » Les peines sont incomparables, mais quand Vittorio de Filippis, journaliste à Libération, est interpellé chez lui et fouillé au corps au petit matin [en novembre 2008], c’est grave. Dans le classement des atteintes à la liberté de la presse d’octobre 2009, la France est 43e sur 175, entre le Surinam et le Cap-Vert ! Ça reste une bonne place, mais ce n’est pas les quinze premiers – et ça ne risque pas d’arriver. Pour plusieurs raisons : d’abord, la faiblesse de la protection des sources. En France, les journalistes peuvent être convoqués devant un juge ou la police pour révéler leurs sources. Dans les dix dernières années,
la France a le record européen
du nombre de journalistes perquisitionnés chez eux
ou sur le lieu de travail
et mis en examen.
Plus qu’en Roumanie ou en Bulgarie ! Et ça s’est renforcé avec l’élection de Nicolas Sarkozy : quand il porte plainte lui-même au pénal contre le site du Nouvel Obs qui publie l’affaire du faux SMS, aucun chef d’Etat ne l’avait fait depuis Pompidou. C’est un geste fort. Parmi les signaux peu rassurants, il y a aussi la nomination du président de France Télévisions et de Radio France par le gouvernement. Tout à fait. Sans dire que Jean-Luc Hees est à la botte de Sarkozy, cela reste inacceptable. On est le seul pays démocratique à fonctionner ainsi, à l’exception de l’Italie. Quand on en parle à des journalistes d’Europe du Nord, ils hallucinent. En Grande-Bretagne, c’est invraisemblable que l’exécutif ait ne serait-ce que son mot à dire sur le choix des dirigeants des médias publics. Certains pays d’Afrique, encore, à qui on réclame plus d’indépendance pour les médias depuis des années, se demandent pourquoi la France fait machine arrière. Comment les médias hexagonaux réagissent-ils ? Comme vous. Sans crier au loup, on sent qu’il se passe un truc pas sain, insidieux, entre l’autocensure, les pressions, les sujets qui ne passent plus, ceux qui manquent de mordant. Que Nicolas Sarkozy mette en avant ses liens avec les principaux patrons de presse ne crée pas non plus un climat de confiance. Quand Serge Dassault, en 2009, signe un édito dans Le Figaro, dont il est propriétaire, pour vanter le bilan du président, ce n’est pas La Pravda, mais quand même ! Quand Le Figaro, toujours, obtient un entretien avec
interview
Paraboles médias
Poutine [en septembre 2008], c’est Etienne Mougeotte, rédacteur en chef, qui s’en charge. Mais il y va dans un avion prêté par Dassault, qui l’accompagne et qui, lors d’un dîner, parle business avec Poutine. Comment poser les questions qui fâchent après ça ? En s’excusant ? A chaque fois, la société des journalistes du Figaro a protesté. Que répond Sarkozy ? Pas de réaction. Mais ces problèmes ne datent pas de son élection. A sa décharge, la loi sur la protection des sources a été renforcée en janvier. Les journalistes freelance sont dorénavant protégés. Ce qui est arrivé à Guillaume Dasquié, du Monde, gardé à vue pendant quarante heures [en décembre 2007] par la DST après saisie de son ordinateur parce qu’il enquêtait sur le terrorisme, peut se reproduire, mais il pourrait le contester en présence d’un magistrat : l’ordi serait placé sous scellés et c’est un juge qui trancherait. Combien de reporters français sont prisonniers pour le simple exercice de leur métier ? Deux : Hervé Ghesquière et Stéphane Taponier, de France 3, otages en Afghanistan [enlevés en décembre dernier en compagnie de leur fixeur, de leur traducteur et de leur chauffeur]. Après, il y a du matériel confisqué, des reporters expulsés ou à qui on empêche d’entrer dans un pays. Sauf erreur, il y a aujourd’hui 168 journalistes en prison dans le monde et ce sont tous des locaux. Quelle est votre expérience de journaliste ? © Christophe Meireis
Je n’en ai quasiment aucune. Quelques mois pour France 3 sur les tournages d’une mini série pédagogique sur la sécurité routière, puis pendant six mois j’ai participé à la mise en place du site Web de la Chaîne parlementaire. Je n’ai jamais travaillé pour les médias traditionnels. C’est un regret ? De temps en temps. Quand je signe dans le Nouvel Obs un papier récapitulatif sur Guy-André Kieffer [Franco-Canadien disparu en avril 2004 à Abidjan], qui nécessite des entretiens avec sa famille et ses avocats, ça m’éclate. Ce n’est pas paradoxal ? Non. Il n’est pas nécessaire d’être journaliste pour les défendre. C’est passionnant de jongler entre presse et militantisme. Ne faire que des articles me frustrerait. Parce qu’avec RSF, on va voir Laurent Gbagbo [président de la Côte d’Ivoire], pour essayer de le faire changer, on bosse avec les juges d’instruction. Là, je vais me rendre au Cameroun pour poser des questions sur Bibi Ngota, emprisonné pour avoir voulu interviewer Laurent Esso, le secrétaire national de la présidence, sur la base, hélas, d’un document bidon. Il est mort quelques semaines plus tard [en avril]. Mauvais traitements ? Nous pouvons poser la question. Pour bosser à RSF, il vaut mieux être militant ? Oui. Sachant écrire, c’est mieux. J’ai toujours été politisé, de mère encartée au PS (moi, je m’y refuse). Ceux qui sont passés ici avec un profil « terrain » sont gênés page
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Jean-François julliard
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© Christophe Meireis
interview
Paraboles médias
par l’aspect lobbying, manifestations… Sur vingt-deux salariés, il y a à peine 30 % de journalistes de formation – qui ont, en moyenne, moins de 30 ans, sans compter les stagiaires. Meilleur souvenir d’intervention ? Le plus récent : la libération [en mai] de Roxana Saberi, Irano-Américaine emprisonnée cent jours en Iran parce qu’elle réalisait un documentaire. On a été jusqu’à faire comme elle une grève de la faim – j’ai tenu quatre jours. Les autorités nous ont accusés d’ingérence, mais ça lui a évité entre trois et cinq ans de prison. Pire souvenir ? L’exécution d’un journaliste italien otage en Irak, Enzo Baldoni, à l’été 2004. Kidnappé par un groupe armé qui avait lancé quarante-huit heures d’ultimatum au gouvernement italien pour le retrait de leurs troupes sur place. Personne n’y a vraiment cru. Robert m’appelle à deux heures du matin, Baldoni venait d’être égorgé. Gros coup de bambou sur la tête : est-ce qu’on a fait tout ce qu’on pouvait ? Quelles sont vos règles ? La transparence.
Une vigilance extrême avec tout
ce qui pourrait ressembler
à une compromission
dans mes rapports avec les autorités. L’indépendance, y compris vis-à-vis de nos bailleurs de fonds et de nos partenaires. Ça se passe bien avec Bernard Kouchner, mais ça n’empêche pas de le critiquer quand il n’en fait pas assez sur les otages français, ni de penser que le gouvernement est en
Concours Cap d’écrire le meilleur reportage sur les droits de l’Homme ?
Avec RFI et l’Organisation internationale de la francophonie, RSF a lancé en mai l’appel à candidatures pour la dixième édition du Prix francophone de la liberté de la presse, ouvert aux journalistes de quarante-quatre pays francophones, qui récompense « le meilleur reportage d’actualité traitant des droits de l’Homme » dans trois catégories : presse écrite et électronique, radio et dessin de presse. Le concours est ouvert jusqu’au 15 septembre. A gagner : 2 500 euros et un ordinateur portable. — prix-rfi-rsf-oif.org
dessous de tout concernant la Tunisie. Notre indépendance nous a parfois coûté cher : après la campagne chinoise, les laboratoires Sanofi Aventis (représentant, à une époque, 20 % de notre budget !) ont arrêté de nous sponsoriser. Un mois après, ils recevaient un prix du ministère du Commerce chinois. Vous éditez trois albums photo par an [voir encadré]. Combien en vendez-vous ? Environ 60 000 exemplaires par numéro, à 9,90 euros, dont on récupère l’intégralité des bénéfices. C’est la moitié de notre budget. Le reste est varié : 30 % de fondations privées (la Fondation de France, Ford aux Etats-Unis, Sigrid Rausing Trust à Londres, etc.), 10 %-15 % de fonds publics (l’UE, l’Unesco, la Francophonie, subventions du Premier ministre et des Affaires étrangères), et des donateurs particuliers dont on vérifie l’identité quand il s’agit de grosses sommes. Quels médias consultez-vous ? Quotidiennement Libé, Le Monde. La Une du Herald Tribune. Mediapart, Rue89, Slate sur lequel on a une chronique hebdomadaire. France Inter. Télé, peu ; si, le Soir 3, pour sa dimension internationale. Et la revue Médias, dirigée par Robert Ménard ? Si, je la lis. J’ai moi-même écrit dedans, sur la censure militaire en Israël, sur les journalistes qui enquêtent sur les mafias en Sicile. Envisagez-vous d’intégrer une rédaction ? Quand je partirai – un jour viendra, forcément –, j’ai deux envies : soit réaliser ou produire des documentaires télé (je me verrais bien travailler chez Capa, par exemple), soit une autre ONG : Amnesty, Greenpeace… Une carrière politique ? Pourquoi pas. On collabore beaucoup avec les Affaires étrangères, et travailler avec eux doit être génial. Je perdrais en capacité de parole, mais je gagnerais en levier d’action. Tu représentes un Etat, ça pèse. L’avenir de RSF ? On aimerait mettre en place un second réseau de correspondants spécifiques à Internet. Pas pour défendre tous les internautes, mais les émetteurs d’informations, au cas par cas. Dans un an ou deux, il y aura plus de « Net-citoyens » emprisonnés que de journalistes emprisonnés, de sites censurés que de médias traditionnels censurés. Fin juin, l’ancien bureau de Robert va devenir un espace de formation aux techniques de détournement de la censure pour les journalistes et des blogueurs du monde entier. J’aimerais aussi qu’on passe d’une ONG internationale à une ONG mondiale, c’est-àdire aussi influente dans tous les pays du monde. Enfin, ça crée des quiproquos d’avoir un homonyme au Canard Enchaîné ? Pas beaucoup, mais ça arrive. Il bosse aussi sur l’Afrique, et quand j’étais responsable de cette zone, je recevais parfois des coups de fil étranges : « J’ai des informations pour vous. Sur le Gabon. Sur Total. » Je répondais : « Ça m’intéresse, mais je crois que vous faites erreur… » — page
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série
diasém seloabrPa
Treme, immersion jazz dans la NouvelleOrléans post-Katrina par le créateur de The Wire.
l’écrivain George Pelecanos, les acteurs Wendell « Bunk » Price et Clarke « Lester » Peters), la série retrace la destinée croisée de musiciens et de citoyens ordinaires – Noirs ou Blancs, on s’en branle – qui tentent désespérément de reconstruire leur existence, leurs maisons, leur culture.
par Eléonore Colin
Treme
Saison 1 En streaming page
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La scène d’ouverture laisse pantois. Filmé à l’épaule, sur quinze bonnes minutes, un ballet frénétique de cuivres érectiles et de tambours battants défile en plein cœur d’une fanfare new-orleans. A moins d’être suicidaire (un quart d’heure de jazz ?) ou de s’appeler David Simon – père de l’immense The Wire (2002-2008), dont le prélude déjà hardi tenait en une conversation interminable entre dealers minables de Baltimore –, il fallait oser. Cortège désolé d’images d’inondations, de murs pourris, le générique claustrophobe en dit long sur la portée documentaire de Treme, son nouveau bébé, prod’ HBO de dix épisodes, qui foudroie par l’exigence de son scénario, le raffinement de sa réalisation et un casting exemplaire. Du nom d’un quartier noir de la Nouvelle-Orléans, l’action de Treme démarre à l’automne 2005, trois mois après l’ouragan Katrina qui engloutit 80 % de la ville et près de deux mille victimes. Orchestrée par la dream team de The Wire (le producteur Eric Overmyer,
« Que quelqu’un fasse quelque chose, bordel ! » Il y a le tromboniste fauché Antoine Baptiste, contraint de jouer dans des clubs minables ; son ex LaDonna sans nouvelles d’un frère disparu ; le DJ radio rebelle Davis ; sa copine Janette dont le restaurant menace de fermer ; le vieil Albert Lambreaux bien décidé à ressusciter l’esprit du quartier ; les artistes de rue en galère Annie et Sonny ; mais aussi l’avocate des démunis Toni Bernette et son époux Creighton (John Goodman, incroyable) qui gueule sa rage sur YouTube. « Je veux juste dire à tous ceux qui essayent de trouver quoi faire pour notre ville : sucez-moi. Vous dîtes pourquoi reconstruire ?, je dis léchez mes couilles poilues […] Nos côtes ont été détruites et nous attendons toujours que quelqu’un fasse quelque chose, bordel ! » La crudité de Treme n’a d’égale que sa justesse de ton. Tout passe au Kärcher : l’attentisme du gouvernement Bush, la corruption locale (assurances sourdes, politiciens véreux, spéculateurs immobiliers), le racisme social, le racisme tout court… Plaidoyer en faveur de l’Amérique des laissés-pour-compte, la série évite l’écueil du misérabilisme et préfère exalter la solidarité locale, pointant des actes de résistance judiciaire, médiatique ou artistique. Elvis Costello, Dr. John ou Steve Earle themselves se succèdent à l’écran, comme un fucking gage de soutien. David Simon livre en filigrane une fascinante hagiographie de la culture nouvelle-orléanaise. Ses enterrements, sa gastronomie, ses carnavals… Sa capacité inouïe, surtout, à panser le mal par la fête. — © DR
CARTE BLANCHE À MELISSA THEURIAU
Paraboles médias
« Il n’y a pas de problème humanitaire à Gaza »
A la différence des médias anglo-saxons, nos grands médias français nous ont donné à lire, à voir ou à entendre début juin que la situation humanitaire à Gaza n’avait rien d’exceptionnel. Qu’elle était « stable ». Un constat qui entrait en écho avec le discours officiel israélien, lequel discours était pourtant souvent contesté par la presse israélienne, le quotidien libéral Haaretz au premier chef. Même constat médiatique outre-Atlantique, hormis le prestigieux New York Times, qui n’a pas manqué de dénoncer le blocus comme un châtiment collectif d’un autre âge. Si la prospérité est telle, alors en quoi, au juste, la politique de fermeture fait-elle avancer l’objectif d’Israël d’affaiblir le gouvernement du Hamas ? Si la situation de Gaza est si « stable », pourquoi plusieurs communiqués officiels de l’Etat d’Israël déclarent-ils fièrement 738 000 tonnes d’aide humanitaire transférées à la bande de Gaza l’an dernier ? Comment ces constats de prospérité sontils compatibles avec l’information contraire fréquemment publiée par les organisations internationales ? Quelles enquêtes ? 80 % des habitants de Gaza dépendent des organisations humanitaires. Le taux de chômage à Gaza avoisine 35 %. « Israël affirme avoir pris des mesures pour soutenir le commerce et les échanges », mais cet « effort » estil bien cohérent avec le blocus de grande envergure imposé depuis trois ans à l’entrée des matières premières pour les usines et © DG
les entreprises industrielles dans la bande de Gaza ? Certes, l’interdiction ne fait que perpétuer une situation où plus de 90 % des établissements industriels sont fermés. Près de la moitié des terres agricoles sont devenues inutilisables du fait des destructions de l’opération « plomb durci » entre décembre 2008 et janvier 2009. Les pêches sont paralysées par l’interdiction d’aller en haute mer (les Gazaouis se procurent le poisson en contrebande par les tunnels). D’où l’effondrement du secteur agricole. J’aimerais rappeler par l’intermédiaire de cette carte blanche (merci Standard) que les principales chaînes de télévision françaises ne disposent d’aucun correspondant permanent à Gaza, à l’exception d’un journaliste reporter d’images palestinien qui travaille avec Charles Enderlin pour France 2, de Radjaa Abou Dagga, correspondant de France 24 et intervenant occasionnel sur France 3. Jusqu’à ce jour, la quasi-totalité des envoyés spéciaux des chaînes françaises ne peut pas accéder à Gaza via Israël. Dans ces conditions, quelles enquêtes les télévisions peuvent-elles effectuer, si l’on excepte les reportages balisés par l’armée israélienne ? Quelques heures après l’assaut sanglant par des commandos israéliens de la flottille d’aide à Gaza, j’écoute un correspondant du Figaro, Adrien Jaulmes, préciser « qu’il n’y a pas de crise humanitaire à Gaza et que le blocus israélien concerne seulement quelques produits, comme le Nescafé ou la coriandre… » —
MELISSA THEURIAU animera-t-elle une nouvelle saison de Zone interdite sur M6 à la rentrée ? Suspense. page
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L’autre monde
oévid jeux sreyalp
Red Dead Redemption : le nouvel Eldorado des jeux « Open World ».
pages coordonnées par François Grelet et Benjamin Rozovas
Le cinéma s’esquinte depuis Tron (1982) à offrir des mondes virtuels une vision sensitive et totale dans laquelle « l’utilisateur » serait physiquement projeté dans l’image pour y vivre des émotions polygonales. Représenté ainsi, l’univers du jeu a toujours semblé ringard, désuet, et surtout terriblement mensonger pour le joueur qui sait, lui, que la petite fenêtre ouverte au milieu de sa chambre ne cache pas les paquets de chips et les bouteilles de bière alentours. Bref, qu’elle est loin de se substituer au réel. Second Life ou World of Warcraft sont souvent cités pour illustrer l’addiction aux jeux et l’absence de repères de ses utilisateurs, qui y trouveraient le moyen d’éprouver les limites du monde physique. Mais Second Life ou Wow, c’est moche, ça ne rivalise pas une seconde avec une balade en forêt de Rambouillet. Saletés de polygones. Pour dépasser son état terrestre et entrer dans la matrice ? Les jeux restent à la traîne derrière les drogues. Ce fantasme d’un monde alternatif plus attractif que le vrai restait donc du domaine de la science-fiction. Red Dead Redemption, nouvelle incarnation du jeu « Open World », assemblé à partir des pièces du modèle GTA 4, ne nécessite pas le port de lunettes spéciales. Mais il fait un pas de géant dans l’immersion virtuelle. Pistolero écolo Il existe une autre appellation pour les jeux « Open World » qui donne une idée précise de ce qu’on y trouvait jusqu’à maintenant : les « Sandbox Games » (bacs à sable). Tu y entres pour t’amuser, tu fous le souk et tu
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laisses tout en bordel en partant (dernièrement, Just Cause 2). Et comme ça, en changeant de contexte (ça ne tiendrait donc qu’à ça ?), Rockstar donne un nouveau relief au genre qu’il a inventé. De la parodie de société moderne que constituait la métropole grouillante et corrompue de GTA 4, on passe au Far West (on devrait dire au western et à son iconographie). Et ça fait TOUTE la différence. Vous ne slalomez pas entre les buildings, vous chevauchez des plaines désertiques ; vous ne chargez pas des motos volées dans un camion, vous chassez des animaux sauvages en respectant l’écosystème ; vous ne jouez pas une petite frappe au sens moral douteux mais un ancien pistolero travaillé par sa conscience ; vous ne vous arrêtez pas pour shooter un passant mais pour contempler l’horizon. Bref, vous habitez le monde en profondeur, vous en aspirez l’air à pleins poumons, au point d’envisager une chevauchée vers le soleil couchant plutôt qu’une promenade dans le parc en bas de chez vous. Genre noble par essence, qui interroge directement le rapport de l’homme à son environnement, le western est à la base du contrat esthétique que Red Dead Redemption passe avec le joueur : cette contrée mythologique, cette parenthèse trouble et libertaire de l’Histoire de l’humanité, si vous daignez la regarder, vous attend de l’autre côté. —
Red Dead Redemption
(Rockstar Games) © DR
Do it yourself
players jeux vidéo
Wario-Ware DIY
(Nintendo /DSi)
Dans Wario-Ware DIY, on confectionne, soigneusement, des mini-jeux injouables. Série « B-side » de la cosmogonie Mario, Wario-Ware reste la plus parfaite des métaphores lorsqu’il s’agit d’évoquer la puissance de frappe de la méthode Nintendo depuis quelques années : préférer un gameplay à la précision délirante tout en revendiquant son désintérêt pour les technologies de pointe.
La contradiction est ici portée à son point de non retour (graphismes crades, musique Bontempi) puisque l’essence même de la série consiste à inverser le sens habituel d’un jeu. Pour les profanes, il s’agit dans WW de deviner rapidement la règle des mini-jeux auxquels vous êtes soumis. Peu importe que vous soyez un as dans la maniabilité du stylet, puisque que l’essentiel se fait avant que vous ne le dégainiez. Avec WW: Do It Yourself, c’est une boîte de Pandore virtuelle que Nintendo agite sous nos yeux, mettant à la disposition des joueurs la plupart des outils (graphique, musicaux, de programmation) uti-
Pure si vous Football avez (Ubisoft) 5 minutes... Tout le monde s’est moqué de ses
graphismes kitsch, de son online qui traîne ou de ses joueurs aux courses raides. Impardonnable, oui, si le jeu ne bénéficiait pas de cette sauvagerie purement arcade qui en fait toute la beauté primaire. Appuyer sur des touches à toute blinde et de manière complètement anarchique
© DR
lisés chez eux, en interne. Au début, on croit à l’erreur d’appréciation, comme celle d’un magicien en quête d’un second souffle qui se met à dévoiler ses meilleurs trucs. Mais au fur et à mesure des échecs cinglants et des heures passées à confectionner, soigneusement, des mini-jeux injouables, on comprend que WWDIY est surtout un tordant exercice de fanfaronnade de la part de la firme japonaise. Un message impitoyable à l’adresse de la concurrence qui rappelle leur suprématie en termes d’imagerie, d’amusement et de limpidité. Un manifeste anti-technologique à l’intention du post-humain. —
pour singer le Joga Bonito des Auriverdes, lancer des jauges de tir qui virent instantanément au rouge… Loin du moule gavant à la Fifa Street, Pure Football part braconner du côté de Mario Smash Football et de ses pointes de vitesse grisantes. —
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Gonzo Live
oévid jeux sreyalp
Avec Blur, présupposés et pare-chocs en prennent un coup. Vous avez déjà joué à Blur ? Si oui, vous savez qu’en plus d’être totalement ouf, ce rival solide de Mario Kart se met en quatre pour vous couvrir de gratifications diverses. Tendance forte dans les jeux de course actuels, c’est vrai… mais Blur, fidèle à ses racines arcade, est littéralement en pâmoison devant votre génie de la conduite : il remet des awards – décernés à chaque fin de course au joueur détenant le record de vitesse sur un tour – à celui ayant esquivé le plus de projectiles
Blur
(Bizarre / Activision)
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ou au meilleur artiste du dérapage (il en existe une multitude, distribués assez mystérieusement par l’ordinateur). C’est réussi : les présupposés de la course de bagnoles en prennent un coup. L’important ce n’est plus d’arriver numéro un mais de décrocher le Prix du meilleur défonceur de pare-chocs. Si bien que le tableau des awards, si vous n’y êtes pas, vous craignez un peu. Allez, il existe même des awards pour les nuls. Ça devrait en motiver quelques-uns. —
si vous avez 1 heure...
Sin and Punishment 2 : Successor of the skies (Nintendo / Treasure – Wii) Compromis très japonais entre le rail shooter (jeu de tir sur rails) et le shoot’em up (jeu d’éradication massive à base de projectiles dans tous les sens), Sin and Punishment premier du nom était resté cantonné à l’archipel nippon lors de sa sortie sur N64. Vengeance ! L’opus 2 rend la bête accessible à toutes les Wii (et il y en a). Rien compris à l’histoire mais vous envoyez votre poupée manga (fille ou mec) aux quatre coins de l’écran en « nettoyant » les tableaux à la Wiimote. Beau, précis, rapide, exténuant, un peu comme avoir une borne d’arcade à la maison. —
© DR
Pulp mission
players jeux vidéo
Alan Wake, psychanalyse vidéoludique pétrie des angoisses de son créateur. Les pseudos, ça sert à dire d’où on vient (Bob Dylan), là où on aimerait aller (Elvis Costello) et ce que l’on vise (Marilyn Manson). Sam Lake, à l’international et pour un créateur de jeu, ça sonne mieux que Sämi Järvi, mais d’un autre côté, comme Dick Rivers ou Eddy Mitchell, c’est presque trop. Trop ricain, trop roman noir, trop connoté 50’s… et trop évident, comme si on avait passé le patronyme finnois originel dans un outil de traduction online. Le sceau de l’évidence, c’est fort logiquement celui qui frappe le nom des deux créatures vidéoludiques conçues par Lake. D’un côté Max Payne, un Mad-Max urbain maso et meurtri, trempé dans un alliage pulp. De l’autre Alan Wake, l’écrivain en crise d’inspiration dont la réalité a fini par s’altérer et que le monde entier (lecteurs, manager, flics) exhorte à se réveiller. Avec le premier, Lake partage une tronche (son corps a été utilisé pour façonner en mo’cap [motion capture] celui de Payne). Avec le second, ses angoisses d’artiste et trois lettres (sur quatre) de son pseudo. On comprend vite qu’Alan Wake, celui qui met une éternité à accoucher de sa nouvelle œuvre, qui doit trouver un second souffle après avoir été propulsé trop vite au rang de rockstar, qui se débat dans un cauchemar éveillé au milieu de ses anciennes créations, c’est lui. Coup de maître : s’offrir une psychanalyse super auteurisante au sein d’un énorme blockbuster programmé pour faire vendre des Xbox, sans qu’aucune dimension narrative ne vienne pirater l’autre. Les deux sont là, cohabitent clairement au sein d’un univers qui ne vire méta que lors d’une incroyable séquence finale où l’on éclaire des « mots » qui deviennent des décors. Tout est dit sur l’écran, noir sur blanc. Comme une évidence. — © DR
Alan Wake
(Remedy / Microsoft – X Box 360)
si vous avez 1 mois...
Super Mario Galaxy 2 (Nintendo / Wii)
Un niveau vous entraîne d’un terrain de jeu à 360°, via un « coin de rue » du décor, jusque dans les profondeurs d’un labyrinthe 2D où l’on retrouve le Mario side-scroller « d’autrefois ». Le plombier se frotte aux limites du genre qui l’a vu naître autant qu’à celles de l’Univers. Il saute toujours d’une planète à une comète, comme il y a deux ans, mais ces mondes incroyables résonnent désormais de l’écho des premiers Mario. Nintendo compile et rend hommage à trente ans d’ennemis, de mécaniques de jeu et de ritournelles au synthé, et trouve quand même le moyen d’expérimenter. Toujours. Dans les airs, sur terre, audelà. Admirez les pièces, mais appréciez l’ensemble. Ce n’est pas un jeu qui redéfinit la plate-forme, mais qui la consume tout entière et l’enferme dans une boîte. Qu’on gardera à vie. —
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Ça tourne
oévid jeux sreyalp
Dans un souci d’ouverture, les jeux augmentent la dose d’action. Révolution ? Plus qu’un coup d’éclat isolé dans l’univers impitoyable du RPG, la micro-polémique entourant le recentrage « action » de Mass Effect 2 concerne visiblement l’industrie tout entière. Au-delà de l’éternel clivage gamers/casuals, les développeurs semblent œuvrer, chaque jour un peu plus, pour une simplification globale de leurs licences, où la lisibilité primerait sur le reste – l’interface, le scénario, la mécanique du jeu. Plus proche d’un dégraissage classieux que de la trahison pure et simple d’un genre (infiltration, jeu de rôles, jeu de caisses), cette refonte en bonne et due forme passe par l’injection d’une grosse dose d’action. Planque ou shotguns ? Auparavant, pour mettre en évidence ses qualités dramatiques, le sympathique Alpha Protocol aurait tout misé sur de longues scènes ultra dialoguées tel un bon RPG old school. Aujourd’hui, entre deux tableaux de répartition de points XP, il vise la pyrotechnie, quitte à mettre en relief l’étroitesse de son budget. Pas grave : le 2 sera un chef-d’œuvre !… Le jeu de voitures Split/Second propose quant à lui de détruire, en pleine course, la moitié de la piste, en actionnant l’écroulement d’une tour ou le rase-motte d’une grue géante. La sensation d’hystérie, entre les films de Michael Bay et Mario Kart, est totale. Encore plus dingue : la franchise Splinter Cell – grâce à laquelle on pouvait passer une demi-heure de mission camouflé sous un tapis – vire de bord et ne jure plus que par les shotguns à bout portant et l’élimination qui tache. La générosité de ces titres fait office de main tendue et semble prôner un hédonisme vidéoludique. Mauvaise nouvelle pour les masos du pad : l’ère du fun semble bel et bien devant nous. Kaboum ! —
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Alpha Protocol
(Obsidian/Sega) Splinter Cell
(Ubisoft) - photo Split/Second
(Blackrock/Disney)
© DR
Carte blanche à Fabien Delpiano
players jeux vidéo
Triste et trompeuse gratuité
Il y a dix ans encore, les choses étaient simples, on achetait une boîte, il y avait un jeu vidéo dedans, on payait ça 50 euros, on jouait. Et l’orage de la dématérialisation a frappé. La machine qui ronronnait s’est détraquée, tout le monde s’est mis à courir dans tous les sens pour trouver d’autres façons de vendre les contenus. Les prix ont valsé, la confusion s’est installée, les modèles économiques se sont multipliés. Le premier consiste à vendre un jeu dématérialisé comme on le vendait en boîte : on paye, on télécharge, on a le jeu entier une fois pour toute. Distributeur et vendeur ont fusionné dans le magasin en ligne, les prix ont baissé… parfait. Les boîtes continuent à être utilisées pour les superproductions (Red Dead Redemption, Super Mario Galaxy 2) – entre 50 et 70 euros –, les jeux plus modestes sont vendus en ligne entre 5 et 15 euros (Pixeljunk Shooter, Flower). Ça, c’est sur les magasins en ligne des constructeurs historiques de consoles... Hobbyistes et prix tous petits Non loin de là, une bande de joyeux a décidé de jouer à « tout le monde peut fabriquer son jeu vidéo et le vendre ». L’AppStore a ouvert grand ses portes à tous les contenus. Une fois le jeu fait, en quelques jours, pour quelques dizaines d’euros, il est en ligne, au prix décidé par le créateur. Jeux de hobbyistes, prix tous petits, youpi pour Doodle Jump (Canabalt) par exemple. Le succès a été foudroyant. Les joueurs se sont dit que c’était une affaire © DR
tous ces jeux pas chers, et puis très rapidement ils ont commencé à trouver ça tout à fait normal de payer moins d’un euro. Parfois même ils trouvent que, franchement, gratuit ça serait mieux. Qu’à cela ne tienne, les jeux gratuits ont fait leur apparition. Alors, gratuits ? pas complètement... Une idée consiste à dire que le jeu ne vaut rien, mais le temps qu’on passe à y jouer, oui. Dans Farmville, pour construire votre ferme, il faut jouer pendant des heures. Et le temps, c’est de l’argent. Au lieu de le perdre à planter les carottes vous-même, vous pouvez acheter des outils enchantés qui font ça pour vous en quelques minutes. Tricher ? Non, vous économisez votre sueur virtuelle en échange d’argent réel. Une autre idée veut que le jeu ne vaut rien, mais que ce que vous y avez fabriqué par votre labeur vaut cher. Et qu’il faut payer régulièrement pour garder cette valeur au chaud, d’une partie sur l’autre. Celui qui stocke sur ses serveurs votre compte, et la valeur qui y est associée, devient en quelque sorte votre banquier. Et il ne manquera pas, comme pour World of Warcraft et ses consors MMORPG, de vous faire payer… un abonnement pour « tenue de compte » ! Une troisième idée dit que le jeu ne vaut rien, mais que la quantité de publicité que vous ingurgitez pendant que vous y jouez, elle, en a beaucoup. Vendeurs de temps de cerveau disponible, ici aussi. Alors voilà. Un jeu ça semble bien ne plus rien valoir du tout. Je dois être vieux, mais je trouve ça triste. —
Fabien Delpiano est final boss chez Pastagames, qui vient de sortir Pix’n Love Rush sur iPhone/iPod. page
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côté cour
treâéth sehcnalp
Entre joie du fitness et Seconde Guerre mondiale, le collectif Chiens de Navarre affiche un bon pedigree. par Mélanie Alves de Sousa
Peu d’infos à leur sujet, on vous dit ce qu’on sait : créé en 2005, Chiens de Navarre est un club des sept dirigé par Jean-Christophe Meurisse, 35 ans. N’appartenant à aucune école ou institution théâtrale – un seul est issu d’une formation d’acteur –, cette meute « nouvelle vague » prend le maquis, bouleverse les codes et impose sa langue. Le réel est sur le plateau, à bas l’interprétation et, entre paroles libres et improvisations, on ne démêle plus le vrai du faux. « Qui dit famille dit clan, qui dit clan dit camp, et qui dit camp dit guerre », prévient Jean-Christophe Meurisse. Signe particulier : toujours une table est dressée, eux assis autour, il y a des verres, du vin, et la réunion peut commencer. Dans une précédente création, c’était une crise de nerfs autour d’un gigot dominical. Cette fois, c’est de l’amitié entre les peuples dont on vient causer. Enfin, est annoncé : « Le collectif Chiens de Navarre proposera un travail inédit axé sur les joies du fitness en salle, des rencontres œnologiques et de la philosophie présocratique. » A table ! Everybody dance now Ils ont la dégaine les six qui entrent en scène, en survêt’ acrylique et t-shirt skinny, à chacun son step, et c’est Jean-Luc qui manage le cours de fitness, le volume à fond : Everybody dance now. Petite mise en
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forme avant l’énoncé de ce qui nous rassemble : « Nous avons décidé de trinquer à la paix, de célébrer les vingtcinq ans de la fin de la Seconde Guerre mondiale. » Et ça tombe bien, nous avons ici Robert qui est allemand et Manu qui est juif. Mais la commémoration va vite dégénérer en règlement de compte, crise d’hystérie et réconciliation. Le sujet est sérieux et le ton impitoyable. La discussion engagée a la même spontanéité que celles des bistrots ou réunions de famille, pleine de banalité, de bons sentiments, de mesquinerie, et on jubile de cette satire d’une certaine France à laquelle on n’ose croire. Les acteurs/auteurs ont leurs mots bien en bouche et, décorsetés de la rigueur d’un texte, rien n’est récité, les corps sont sans posture, immersion en temps réel. La moitié de la pièce ne se raconte pas, mais Karl Marx la résume bien : « L’Histoire ne se répète pas, elle bégaie. » Allez, sympa, on vous dit encore cela : il y aura un champignon géant. — L’Autruche peut mourir d’une crise cardiaque en entendant le bruit d’une tondeuse à gazon qui se met en marche Les Chiens de Navarre
Mise en scène Jean-Christophe Meurisse Toutes les dates sur chiensdenavarre.com © Frédéric-Guillaume Lefebvre
Trié pour vous
planche théâtre
Sandrine retrace le destin bouleversant d’une trieuse de verre. Théâtre, documentaire ? Lise Maussion et Damien Mongin, jeunes acteurs bien diplômés – ex de la troupe d’Ores et déjà qui fit grand et beau bruit lors du dernier Festival d’Automne – ont un jour quitté Paris pour l’Ardèche. Besoin d’air peutêtre, d’imaginer leur métier autrement certainement, ils créent en 2009 la compagnie Pôle Nord et, en parallèle des ateliers donnés dans des écoles, lui trouve un job de pion, elle de trieuse de verre. Une seule journée pour cause de nausées, mais l’usine, l’odeur, les femmes rencontrées entêtent. Leur premier spectacle vient de trouver son héroïne : Sandrine ou la destinée tragique d’une trieuse de verre. Déclinée en « saga » – Sandrine à la Saint-Valentin, Sandrine dans la cuisine… –, la pièce fait, pendant un an, le tour des salles polyvalentes ardéchoises avant d’arriver à Paris. Mixte entre Strip-tease et Depardon, Sandrine bouleverse Sandrine et témoigne sans cliché d’une vie Création collective Cie Pôle Nord éloignée des grandes cités et des Du 5 au 8 octobre au Havre solitudes humaines. Du 7 au 9 février 2011 à la Scène nationale d’Aubusson Son corps défaille + du 8 au 13 novembre, Sandrine mène une vie ordinaire leur prochaine création régie par son travail à l’usine, où Chacal elle extrait tous les corps étrangers au théâtre-studio d’Alfortville par Mélanie Alves de Sousa
© Martin Tronquart
au verre. « Les gens, ils comprennent pas que la porcelaine c’est pas comme du verre, c’est pas transparent. » Dans son uniforme, elle raconte et fait son job devant nous comme si un journaliste l’interviewait. Aucun accessoire, juste le bruit des machines, alors sa voix parle fort. Ça fait dix ans et « c’est comme si j’étais faite pour [l’usine] U-PAK », elle poursuit. Sa copine Laetitia trouve des trucs d’enfer sur le tapis roulant, elle, jamais, juste une fois une grenade. Il y a les crises d’urticaire et parfois de petits bouts de verre qui traversent les gants, mais cela dit, ça n’est pas une plainte, elle ne revendique rien, accepte. Fin des trois-huit, chez elle, Sandrine attend, assise sur un tabouret à côté de la table en formica et d’un bidet – seuls décors. Elle appelle sa mère trop absente, il y a bien ce nouveau voisin, Jean-François, un gentil forban qui vient lui parler de ses cuisines Mobalpa, de son ex-femme et de ses enfants, mais quoi d’autre ? Elle attend parce qu’elle ne sait pas, comme si rien n’existait que le travail et la famille, envie de lui tendre un livre. Il y a un truc qui ne tourne pas rond chez Sandrine, parfois son corps défaille, des boîtes de cassoulet explosent la tête des gamins dans les supermarchés, et le changement climatique la plonge dans d’étranges délires. « J’ai l’impression que tout est en train de fondre, moi avec. » Nous avec. — page
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J. F. 30a ch. spect. haute qualité pour été bouillant
treâéth sehcnalp
Juillet-août, on vous accorde la sieste mais pas la déshydratation culturelle : be festivaliers !
Ebranlé(e) par Mélanie Alves de Sousa
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T’es du quartier ? Touché !
Certains noms, on n’y peut rien, emballent direct l’imaginaire. Cindy Van Acker, on l’avait fantasmée star du X ou mutante intergalactique. Bon, c’est une danseuse et chorégraphe suisse. Mais à peine est-on déçu tellement son univers expérimental envoûte. Avec ces quatre soli, Lanx/Obvie et Obtus/Nixe, bienvenue dans les antres de Cindy Van Acker, qui explore les interactions entre corps, espace, temps et son. Noir sur le plateau, pour seule lumière des néons épars en ligne de fuite, le corps est imposé au sol et monte la musique électronique. Une atmosphère entêtante qui nous place en huis clos avec le danseur dans une tension presque inquiète. —
Accros aux spectacles vivants, que restet-il quand les Centres dramatiques, chorégraphiques et autres scènes nationales sont en vacances et que tout le monde gigote sur le pont d’Avignon ? Paris Quartier d’été. Le ciné en plein air c’est sympa, mais un peu de chair humaine on ne dit pas non. On ira chercher la musique, le théâtre, la danse et le cirque dans les cours, jardins et usines de Paris et proche périphérie. La pop-rock baroque de The Irrepressibles (photo), les acrobatiques Chouf Ouchouf, une chorégraphie « ornithologique », Bagouet au croisement de Bach et des Doors, quelques spectacles en entrée libre et pas besoin de payer son transat. Summertime! —
La SACD (Société des auteurs et compositeurs dramatiques), outre son activité première de Robin des Bois des droits d’auteurs, s’engage dans les actions culturelles. A l’initiative de la manifestation Sujets à Vif, elle collabore pour la troisième année avec le Festival d’Avignon et propose, au jardin de la Vierge du lycée Saint-Joseph, des rencontres incongrues. Des artistes, toutes disciplines confondues, s’élisent binôme pour une courte création inédite. Les programmes nommés A, B, C et D – deux couples par lettre – rendent nostalgique du TouchéCoulé, on cible : en B1 le poète AnneJames Chaton Vs l’artiste transgenre Philippe Ménard, en C2 l’écrivain Marie Desplechin Vs l’actrice Ariane Ascaride. Et en D8, Christophe Fiat, en carte blanche page suivante.
Lanx / Obvie et Obtus/Nixe
Paris Quartier d’été
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Cindy Van Acker Festival d’Avignon Du 14 au 18 juillet
Paris, Essonne, Hauts-de-Seine et Seine-Saint-Denis Du 14 juillet au 15 août
Sujets à Vif
Festival d’Avignon Du 8 au 14, et du 19 au 25 juillet ©DR
Carte blanche à Christophe Fiat
planche théâtre
En adaptant Les Justes, Stanislas Nordey rappelle l’impératif du passage à l’action.
© DR
Ce qui me déçoit dans le théâtre en France, au début du xxie siècle, c’est le peu de considération pour l’action. On s’agite beaucoup, on parle beaucoup, mais les effets produits se limitent le plus souvent à un jeu dialectique entre illusion et réel. On peut toujours remplacer l’illusion par le faux, et le réel par le documentaire, et souhaiter de toutes ses forces que la culture de l’art-performance viennent nous sortir de là, c’est peine perdue. Tant que les metteurs en scène privi-
Simplicité provocante Ainsi, Les Justes n’est pas seulement pour Nordey une pièce sur la responsabilité individuelle ou sur la justification de l’engagement des révolutionnaires, mais c’est aussi un moment où des individus s’interpellent. Cela signifie que tous les personnages de Camus n’existent qu’à se positionner comme locuteurs, c’est-à-dire comme individus par lesquels la parole tient sa promesse d’être entendue.
légieront l’esprit du régisseur sur l’art de la scène – ou scénographie –, ce théâtre se résumera à quelques trouvailles plastiques, au mieux parodiques, au pire kitsch. La crise politique et idéologique qui saisit aujourd’hui la culture française ne fera qu’attiser cet état qui s’accommode déjà du cynisme ambiant et du fascisme soft. Nordey, dans son adaptation des Justes de Camus, est ailleurs. Sa force tient au fait qu’il a toujours voulu saisir dans les œuvres qu’il mettait en scène le dispositif littéraire de l’auteur. Bref, il aime la littérature autant que la scène. Ce n’est pas donné à tout le monde. La plupart ont un rapport disproportionné aux auteurs, fait d’admiration béate ou de mépris à peine dissimulé. Nordey préfère à cela le bras de fer avec Camus, dont ni l’un ni l’autre ne sort vainqueur, mais seulement la pensée. Il a raison. La littérature est pour le théâtre le lieu de l’émergence de l’acteur comme agissant par la parole. D’autant plus, quand l’œuvre en question pose le problème du passage à l’acte par l’homicide (attentat).
Mais comme une promesse consiste souvent à ne pas être tenue, il se joue entre la présence des acteurs et le jeu de leurs personnages un écart où la pensée vient s’immiscer. C’est une pensée sans cesse soutenue par une mise en scène fluide dont la simplicité est provocante à force d’évidence. Nordey résorbe ainsi trois difficultés : 1) ce qui apparaît didactique chez Camus devient ici épique ; 2) ce qui apparaît dans le théâtre comme relevant du récital ou de la mise en espace devient ici forms of talk, en référence à Goffman ; 3) ce qui apparaît comme une fable inspirée de la Russie du début du siècle précédent devient une réflexion sur le terrorisme contemporain. Force est de constater que le discours dominant des médias des pays capitalistes est celui que nous tient Skouratov, homme banal et insensible, directeur du département de police. — Les Justes
Mise en scène Stanislas Nordey Du 8 au 16 octobre au TNP de Villeurbanne
Christophe Fiat est écrivain, metteur en scène et performeur. Dernier livre paru : Stephen King Forever (Le Seuil, 2008). A venir : Laurent Sauvage n’est pas une Walkyrie du 19 au 25 juillet aux Sujets à Vif du Festival d’Avignon [cf. page précédente], et une pièce radiophonique, Les Disques de la mort, diffusée le 24 juillet à 20 h sur France Culture. page
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soul
Chassé-croisé groove entre le nouveau crooner Aloe Blacc et son aînée Meshell Ndegeocello.
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musique seniatlp
aloe blacc
platines musique
par Alexis Tain photographie Blaise Arnold
Aloe Blacc Good Things
Stone Throw / Discograph Meshell Devil’s Halo
Mercer Street / Cooperative Music Live ! Le 31 août à la Cité de la Musique (avec Marc Ribot)
Elle fêtera cet été ses 42 ans, il entame sereinement la trentaine. En commun, une couleur de peau, une nationalité, un héritage musical et, début juin, l’exil parisien. Le temps d’un concert (court : 1 h 15) à la Cigale pour Meshell Ndegeocello, venue présenter son huitième album, Devil’s Halo (2009), enfin distribué en France par Cooperative Music. Meshell, bassiste exceptionnelle, « l’une des voix les plus fortes et les plus importantes de la musique d’aujourd’hui » selon le nouveau prodige de la soul, Aloe Blacc, qui déplore le déficit de popularité de son aînée, illustrant encore, si besoin était, les rapports incertains de la création avec le succès. Courants apaisés Rutilant dans son brown costume seventies col pelle à tarte, Aloe accepte « l’idée de ne pas pouvoir vivre de la musique ». De quoi n’en savourer que mieux sa notoriété grandissante, résultat d’un premier effort, Shine Through (2006), kaléidoscope soul, reggae, folk et hip hop, publié sur l’excellent label Stone Throw et amplifié par le buzz du très attendu Good Things. Porté par I Need A Dollar, single entêtant, ce disque de soul à l’ancienne marche sur les traces de What’s Going On de Marvin Gaye (1971) par son traitement des problèmes sociaux. « A l’époque, Berry Gordy [fondateur de la Motown] avait refusé cet album, qu’il trouvait trop engagé. J’ai d’abord vécu un refus similaire avec Stone Throw. Ils attendaient quelque chose de différent. Je me serais pourtant damné pour le sortir », confie-t-il, fier. Sa musique navigue dans les courants apaisés de cette Great Black Music, incarnée par Marvin Gaye, Curtis Mayfield, Sly Stone, Stevie Wonder et – grosse influence de l’album, bien que moins connu – Donny Hathaway. Ces références assumées et digérées ne se laissent pas un instant perturber par la reprise crooner de Femme Fatale du Velvet Underground. Des basses voluptueuses croisent les cordes de guitares rythmiques qu’on croirait grattées par Wah Wah Watson. Boîtes à rythmes analogiques, pianos et orgues à la pompe, pêches de cuivres, touches parcimonieuses de violons… peu de fautes de goût. Tout au plus quelques maniérismes vocaux qui trahissent çà et là le caractère contemporain de l’affaire. Sans égaler Voodoo de D’Angelo (2000), manifeste (indépassable ?) de rétrofuturisme soul, Aloe Blacc signe un projet homogène et enthousiasmant. Se sent-il appartenir à ce revival soul qui, de Sharon Jones & The Dap Kings à Amy Winehouse en passant par Jamie Lidell, déferle sur les ondes ? « J’appartiens à une génération capable de faire en sorte que la musique moderne soit aussi bonne que la vintage. Si ce revival permet aux gens d’affiner leurs goûts, alors tant mieux. »
Envie de white pop Meshell partage avec Aloe Blacc ce goût pour « la musique jouée par de vrais musiciens avec de vrais instruments », moins par souci de fun que pour traduire l’inadéquation entre le live et les technologies ultramodernes d’enregistrement. D’une voix masculine, cette Américaine née à Berlin explique par téléphone, depuis Amsterdam où elle continue sa tournée, que « le live étant devenu la seule possibilité de gagner sa vie, quel intérêt de composer via des machines une musique hyper sophistiquée impossible à reproduire sur scène ? » Surprenant de la part d’une telle peaufineuse de sons ? Pas si sûr à l’écoute des territoires explorés depuis The World Has Made Me The Man Of My Dreams (2007). Ses influences, elle affirme les puiser aujourd’hui dans la Great White Pop Music : chez Bowie, Human League ou Police. « Je ne veux plus simplement jammer sur scène, mais trouver d’autres modes d’expression plutôt que de reproduire sans fin le même R’n’B. » Crossover, Meshell reste connectée à son patrimoine musical. « Une chanson comme The Revolution Will Not Be Televised de Gil Scott-Heron me semble plus que jamais appropriée et pleine de sens. » Aussi continue-t-elle d’écouter inlassablement Gene McDaniels ou Tony Williams Lifetime. « Ce passé me donne plus d’inspiration que le R’n’B moderne. » Karaoké soulful L’air de récession que traverse le monde occidental, Meshell l’a joué à la Cigale en intégrant à son répertoire les titres doux-amers de son album de folk en apesanteur, Bitter (1999). Sa manière de transmettre son inquiétude ? « Exactement ! » s’enthousiasme-telle, remerciant chaleureusement pour ce décryptage. Résolument optimiste – « de good things restent à venir » –, Aloe Blacc, à l’instar de ses glorieux prédécesseurs, prône tout au long de notre entretien la nécessité de s’émanciper des diktats du « toujours plus » de la société capitaliste. Ce message, il l’a délivré la veille de sa voix soulful à l’occasion d’une soirée karaoké aussi chic que la Favela du même nom. Pendant quarante-cinq minutes, le beau Black fit s’ébrouer la salle très Nova style sur des titres d’Al Green et Sly Stone, avant de chanter sur les bandes d’une sélection des titres de Good Things. Une atmosphère de kermesse que contrasta aux antipodes la virtuosité du trio qui accompagnait Meshell quelques jours plus tard. Ou comment, en deux soirs, synthétiser les multiples facettes d’une musique Black qui, dans l’ombre de Diddy, Beyoncé, Rihanna et autres machines à fric, continue de tracer le sillon de ses racines. —
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Hvað heitir þú?
musique seniatlp
Hjaltalin, pop orchestrale islandaise sans nuage.
Hjaltalin Terminal
Hjaltalin/ Discograph
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©DR
Gaman að kynnast þér
platines musique
par Timothée Barrière
Quand les banques d’Islande se mordaient les doigts d’avoir refourgué des prêts à des retraités écossais ayant entraîné la quasi-faillite de l’île, ils imaginaient l’album le plus riche de l’année. Quand les entrailles de la Terre se sont mises à toussoter, ils convoquaient début juin la presse internationale à Reykjavik pour un concert accompagné d’un orchestre symphonique de quatre-vingt-dix musiciens. Alors qu’on aurait pu s’attendre à du live majestueux mais propret, ils font les sales gosses et proposent de l’électro barrée sous influence berlinoise : « Du Gérard Grisey, un pionnier de l’Ircam, vu par Modeselektor. » Voici Hjaltalin, dont le nom est un patronyme local équivalent au premier Durand venu. L’une des nouvelles tribus cool du coin, composée d’une dizaine de surdoués de conservatoire d’à peine 20 ans, de la diva Sigríður Thorlacius (prononcer « Sigga »), « qui préfère rester chez elle à boire du whisky en écoutant une chronique sur l’agriculture nationale à la radio », et d’un génie : Högni (« Hakni ») Egilsson a 23 ans. Il correspond à tous les clichés raisonnablement admis sur les physiques scandinaves, se fait payer des bières par Jonsì de Sigur Rós et collabore avec Mùm. Ce type, l’une des vingt personnes qui s’intéressent de près à la musique contemporaine en Islande, est le compositeur pop le plus doué de sa génération. « Ne pas s’interdire Tina Turner » Il faut parfois se méfier des premiers prix de composition de conservatoire se lançant dans la pop orchestrale. On ne devient pas Van Dyke Parks en cinq minutes, et comme le foie de Johnny, ça finit mal en général : arrangeur blasé pour popstar premier degré voulant se racheter une crédibilité à coup de symphonies pour les nuls (Stanislas, de l’Opéra Garnier, meilleur pote de Calogero), chanteur limité masquant leur angoisse derrière des violoncelles boursouflés (Get Well Soon) ou compositeur-tâcheron de musiques de film chiantes (la liste est trop longue). Dans le genre, on ne compte guère que l’Américain Sufjan Stevens, mais son dernier, The BQE (très recommandable), n’a plus grand-chose de pop. Pour Högni, qui nous parle sur Skype avec le superbe accent éraillé des Islandais, il est temps de décloisonner tout ça : « Bien sûr, la musique contemporaine n’est pas à écouter quand on fait la cuisine, mais elle ouvre
Retour de live
Primavera #10 Condensé tweeté de la dixième édition du festival barcelonais.
©DR
@ Matt & Kim, duo synthé-batterie fluo qui donne envie de slammer sur une reprise d’Europe. Make a Girl Dance a pompé leur clip « femme à poil ». #gaudriole @ The Drums conseille le surf mais ressemble à des crâneurs new-yorkais qui n’ont jamais vu le bout d’une planche. #Let’s Go Surfing #soupir @ Robe blanche pour Flo de Florence and The Machine. Pas la
des pistes incroyables pour la pop. Et ce serait dommage de s’interdire Debussy et James Holden, Aaron Copland ou Tina Turner. » A propos de Copland, l’un des compositeurs américains majeurs du xxe siècle, le critique Guy Sacre disait avec la pudeur du siècle dernier : « L’éclectisme peut agacer quand il n’est que le fruit d’une esthétique hésitante ; s’il est congénital, qu’il soit le bienvenu. » Disco wagnérienne Difficile de trouver mieux pour décrire le deuxième album de Hjaltalin, Terminal. Alors que son prédécesseur Sleepdrunk Seasons avait tout de l’Arcade Fire de province, voici un truc complètement contrenature. Qui commence comme une chasse à courre filmée par Gaspar Noé, un basson stroboscopique. S’attendre au pire ? Même pas : on attaque direct sur une sorte de comédie musicale off Broadway s’embarquant sur les lignes mélodiques primesautières que Prokofiev avait dessinées pour Pierre et le Loup, avant de s’embarquer dans une sorte de guimauve poilante qui rappellera The Great Gig on the Sky de Pink Floyd. Au milieu se glisse avec une cohérence congénitale un bout de guitare claire façon Fleetwood Mac, « parce que le groupe avait beaucoup écouté Rumours dans le tour bus ». Le tout en décrescendos faussement mélancoliques suivis d’envolées étourdissantes, chantées à pleins poumons et à deux voix, féminine et masculine. Mais le rollercoaster n’est pas encore arrivé au guichet : en conclusion, deux pirouettes Abbalike infiltrées dans un opéra de Wagner. De la disco wagnérienne ? « Nous voulions donner un air pompeux à cet album », explique Högni, qui malgré les grésillements de la connexion, perçoit une once de perplexité à l’autre bout du fil. « C’est un peu comme Lady Gaga : riche et vaguement postmoderne. Sauf qu’on ne se dit pas pourquoi pas un clip lesbien [allusion à celui de Telephone] ?, mais plutôt : pourquoi pas essayer de construire des ponts entre des genres qui n’ont rien à voir ? » C’est ici que Hjaltalin se démarque des symphopoussifs : son exubérance formelle fonctionne en contrepoint parfait au désordre islandais des deux dernières années. D’ailleurs, après une bonne cure de Hjaltalin, même cet emmerdeur universel d’Eyjafjöll s’est décidé à rester tranquille. —
peine de crier aussi fort pour s’attirer le qualificatif de « vestale pop » dans Libé. #SégolèneRoyal @ Révélations : Ganglians et Thee Oh Sees secouent la pop et le garage psychédélique version lo-fi. On aurait pu les voir à Villette Sonique. #EasyJet @ Merci d’avoir prévu ce double vernissage du Rock and Roll Hall of Fame et du Musée Grévin. #Pixies #Charlatans
@ Parfois, le revival eighties, c’est plus rigolo que le revival indé nineties. #Liquid Liquid #rythmiquesdedingues @ La légende reggae Lee Scratch Perry et sa barbe rose sous la tente Pitchfork, c’était pour barber les rastas ou pour rameuter les plus jolies filles du festival ? #chocdescivilisations — T. B. page
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that's gay
musique seniatlp
Hunx And His Punx and his « pop démodée » swingue entre twist et girls band.
entretien JeanEmmanuel Deluxe
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Contrairement aux autres chanteurs, vous avez fait votre coming out avant d’être célèbre. Marketing ? Seth Bogart : Non, ça vient du cœur. Tu penses que je suis facilement marketable ?! Toujours est-il que ça m’a bien servi, figurez-vous qu’il y a pas mal de gays dans le punk ! Le plus sexy : Bob l’Eponge ou Freddie Mercury ? J’aimerais bien tester les deux, sinon comment choisir, ils sont si sexys ! Je suis sûr qu’il y a plein de trucs incroyable à découvrir avec Bob. Mon premier coup de foudre a été Mickey Mouse à 2 ans. On est moins coincés en France ? Ça dépend, on ne peut pas comparer le Tennessee avec San Francisco ou New York. Mais l’Amérique ne me manque pas. La France, c’est le seul pays où on peut porter des chaussures sexys. Si je pouvais être célèbre ici, je
mourrai heureux. Donnez-nous une raison de croire à votre succès ? Je crois énormément en la destinée. Qu’est-ce qui vous rend différents des autres groupes ? 1) On n’essaie pas de grossir dans l’industrie musicale. 2) Je peux faire l’amour à des dessins animés. 3) J’adore la mode. 4) J’ai un énorme appétit pour manger des gens, mais suis cannibale de garçons seulement. Les potes de Lady Gaga, Semi Precious Weapon, c’est Hunx & His Punx version mass media ? C’est vraiment une insulte ! Je les ai vus en première partie de Juliette Lewis, ce groupe est dégueu. Mais le chanteur est cool. Qu’est-ce que tu fais pour les vacances ? Je vais glander à la plage et faire l’amour avec des vieux messieurs. —
Hunx And His Punx Gay Singles
Born Bad © David Garchey
Les temps dansent
platines musique
Et aussi Après Thom Yorke et Jonny Greenwood, Phil Selway se lance en solo. Surprise : le batteur de Radiohead grossit avec ce Familial (Cooperative Music, le 30 août) les rangs de la folk superbement ouvragée.
L’horrible expression « wannagain »,
que les beaufs utilisent pour faire semblant de parler anglais, a enfin servi à quelque chose : inspirer un morceau énorme de disco mancunienne murmurée par un sosie vocal de Nick Cave sur le troisième album des tarés de Chk Chk Chk. Strange Weather, Isn’t It arrive le 30 août chez Warp / Discograph.
L’avenir de l’électro vu par Onra ? La house hip hop déglingo. par Timothée Barrière
© DR
Vieux sage, le cofondateur de Ninja Tune, Matt Black (Coldcut), nous le confiait : « Le drôle de hip hop instrumental et rétrofuturiste qui nous avait poussé à créer Ninja Tune est en train d’être réinventé partout, après avoir un peu disparu de la circulation pendant des années – mais avec de nouveaux twists [idées de production]. » En France, les producteurs qui cherchent à pimenter le beat tordu se sont regroupés sous une étiquette aussi XXL que confidentielle, le label parisien Musique Large. Dans cette coopérative se développe une drôle d’esthétique transversale, à mi-chemin entre electronica lo-fi, house déglingo et hip hop old school, sous les alias bizarres de Fulgeance, DeBruit ou Onra. Ce dernier avait déjà sorti de cet atelier clandestin d’extravagantes Chinoiseries (2007), mix timbré de
pop vietnamienne et de hip hop abstract. La dernière livraison, Long Distance, s’avère aussi clinquante qu’un magasin d’imports made in Belleville. Onra puise dans le P-Funk et le rap eighties pour une disco hip hop aussi dégoulinante que jubilatoire. Synthés psychés, beats cinglants et guests soul permettent à une certaine forme de romance kitsch et graisseuse de réinvestir les dance-floors. Cette démarche, qui rappelle les maxis gigantesques de Breakbot, nouveau meilleur pote de Pedro Winter, c’était le twist qu’on attendait depuis longtemps. — Onra Long Distance
Musique Large / Almost Musique Live ! Le 3 juillet aux Siestes Electroniques de Toulouse.
Après
plusieurs Ep’s complètement weird, ça fait des années qu’on attend de vrais albums de Kavinski, Danger ou Breakbot. Ces flemmasses surdouées sont enfin au boulot. Prévoir de bouger les fesses proprement début 2011.
Syd Matters s’est mis à lire des livres
pour son prochain Brotherocean (fin août, Because), dont le titre est tiré du Frère Océan de Romain Gary (1965-68). L’amusant, c’est qu’il s’est trouvé un coach littéraire parfait : Dominique A.
La West Country Girl est la crêperie
la plus cool de la capitale (6 passage Saint-Ambroise Paris 11e). Depuis que le barbu céleste de Lift to Experience, Josh T. Pearson, est logé gratuitement au premier étage, des concerts impromptus de pointures folk y sont organisés, avec Pearson, mais aussi H-Burns ou M. Ward. Ces sessions sauvages sont immortalisées : disque à l’automne. T. B.
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chroniques
musique seniatlp
Coming out! par Jean-Emmanuel Deluxe
cinq disques léchés pour l'été
The Keys
Lawrence Arabia
Fire inside
Chant Darling
See Monkey Do Monkey
Avec Gorky Zygotic Mynci et Super Furry Animals, l’amateur de néo-psychédélisme a pris l’habitude de considérer le Pays de Galles with all due respect. Produit par Charlie Francis (R.E.M., High Llamas), Fire inside, premier effort d’un quinquet pop/rock de Cardiff, est un mini-album rempli de perles de nacre catchy. Un pied dans les années 60 pour les mélodies imparables et les harmonies, l’autre dans son temps pour la sensibilité et les instruments électroniques. Entre Can, le Velvet, Strawberry Alarm Clock, les Yarbirds, les Zombies et Spiritualized. Instant classic! —
Toog Goto
Karaoke kalk/La Baleine
« Goto donne l’impression d’être la bande-son d’un film d’exploitation psychédélique, ce qui doit être approprié pour un album qui est lui-même exploitant de et par lui-même. » Asia Argento a l’air d’adorer le dernier album du Frenchy Toog, ex-sidekick de Momus, échalas quadra aux manières de séminariste allumé. Sur ce suave cinquième album, on entend David Fenech et Michel Gondry (pour les featuring musicaux) et la géniale plasticienne Florence Manlik (pour la pochette). Des parrainages qui donnent du relief à ce disque d’introspectif, chuchoté, aux rythmes lents. Du folk électronique méditatif pour trouver le bout de votre tunnel mental. — page
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Bella Union
Arandel In D
In fine/Discograph
Zéro chance de croiser Arandel (« hirondelle » en provençal) à la prochaine soirée de David Guetta. Né artistiquement dans les milieux électros lyonnais, il se fait très discret sur son identité. De son attirance pour le krautrock et les musiques expérimentales, Arandel a conservé le goût du secret pour ce concept presque anonyme. Tel Lars Von Trier, il s’est imposé des contraintes formelles. In D est un album où tout est enregistré en direct, sans sons synthétiques, samples ou tricheries de studio. Sans plomber, ce parti pris insuffle une vitalité ludique à une musique minimale dans la filiation de Terry Riley, Steve Reich et Philip Glass, avec originalité. La porte ouverte aux hasards et aux accidents heureux. Rafraîchissant. — C’est cadeau ! Connectez-vous sur standardmagazine. com pour gagner des disques de l’homme sans visage.
Un Néo-Zélandais du nom de James Mine a sévi dans les Ruby Suns et Okkervil River. Outre Flight of The Concords, Peter Jackson et les moutons, la Nouvelle-Zélande a produit des joyaux pop : Chris Knox, les Chills, les Bats, les labels Flying Nun et Xpressway et… Lawrence Arabia, qui charme par ses mélodies très Beatles mâtinées d’un humour nonsense dans la lignée des Rutles et des Monty Python. « Ils s’aiment l’un l’autre, ils se détestent l’un l’autre, ils ont peur de l’autre parce qu’ils veulent chacun se baiser », chante le déconnant barde barbu. Un alliage de la comédie et songwriting qui redonne le sourire à un Amish dépressif. —
Yani Martinelli Nonna In The Garden
Autoproduit / Myspace.com
Jeune Vénézuélienne exilée à Madrid, Yani est la correspondante espagnole que l’on aurait aimé avoir au lycée. Douée, elle se réapproprie avec sensualité l’héritage des Byrds, de Vasthy Buyan et des High Llamas. Et prouve qu’avec une guitare acoustique et beaucoup de talent, le bonheur est au coin de votre iPod. Sur son site, elle reprend de manière suave et arrondie les Beach Boys et Scott Brookman. Yani, por favor, viens jouer en France ! —
©DR
Carte blanche à Lionel Flairs
platines musique
Béotiens, rappelezvous les miracles de la MPC, boîte noire de l’électro-hip hop.
La légende raconte que Dr. Dre en possède dix, alignées dans son studio de L.A. Ce que je vais vous raconter est une histoire d’amour singulière, puisqu’il s’agit de mon étroite relation avec un instrument mythique : la MPC 2000XL. De nos jours, 97 % des musiciens fabriquent leur son sur ordinateur, stockent tout sur disque dur... et moi aussi. Pratique d’avoir l’équivalent d’un studio dans son sac à dos, de se la péter dans l’avion avec son Mac et de jouer du synthé virtuel. Mais ce qui m’émeut bien plus, c’est de brancher mon antique lecteur Zip sur ma MPC, d’attendre cinq minutes que les sons se chargent.... Friser l’accident Cette boîte noire du groove, c’est un sampler et un séquenceur, aussi fabuleusement pratique pour les non-professionnels que pour DJ Shadow, qui composa grâce à elle l’intégralité de son premier album, Endtroducing (1996), révolutionnant l’art du sampling. Un truc sensuel, intuitif. Lancée en 1988 par les Japonais d’Akai et conceptualisée par le © DR
prince de la boîte à rythmes Roger Linn, la MPC (pour Midi Protection Center) permet de numériser les vinyles, au son déjà chaud, en leur donnant un grain aussi moelleux qu’une motte de beurre. Mais elle permet surtout de jouer du drums en direct, via seize pads en caoutchouc sur lesquels on tape comme en se prenant pour un matador du hip hop west coast. C’est la magie de cet instrument : sans être batteur, on arrive à créer des beats incroyables, puissants, humains. On frise l’accident, super. J’en ai deux modèles : ma vieille MPC 2000 chopée à Pigalle en 2000, et une plus récente, numérique, la 1000, qui sonne moins bien. 95 % des beats de mon premier album, Sweat Symphony, ont été réalisés avec elles. Pour la suite, dont le squelette se construit petit à petit, j’aimerais tout composer comme ça, y compris les synthés (totalement analogiques et pilotés par la MPC). Ne plus utiliser d’ordinateur. Qu’il n’y ait plus d’écran entre moi et ma musique. Vivre loin de ma souris. —
D’ici le nouvel EP et son clip prévus en novembre, Flairs règle ses machines le 28 juillet au Batofar (Paris) en compagnie de Château-Marmont et le 10 septembre à Charleroi (Belgique). page
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Quinze ans d’histoire(s) du carnaval haïtien par l’Anglaise Leah Gordon.
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« C’est Haïti qui m’a amenée au vaudou, raconte Leah Gordon. J’y suis allée pour la première fois en 1991, intriguée par le passé révolutionnaire du pays et les luttes contre la dictature Duvalier dans les années 80. J’avais une petite idée de la présence du vaudou, mais une fois sur place, difficile de l’éviter tant il est connecté avec le quotidien, les arts, la culture. » La photographe londonienne, 51 ans, a depuis tissé des liens profonds avec les habitants, particulièrement à Jacmel – ville côtière du Sud comptant moins de 30 000 habitants, détruite à 70 % par le tremblement de terre de janvier dernier et où se déroulait chaque hiver deux jours de festivités baroques réunissant des milliers de personnes –, au centre de l’ouvrage, fascinant, aujourd’hui publié chez Soul Jazz. par Sébastien Broquet photographie Leah Gordon
Pas de couleurs… « J’ai d’abord été enchantée par le surréalisme ambiant, par les costumes, uniques, et par le théâtre de rue. J’ai collecté les histoires orales pour comprendre le signifiant derrière ces masques. C’est aussi un hommage à People of the 20th Century, l’incroyable travail documentaire d’August Sander. » Dès 1928, ce photographe allemand multiplia autour de Cologne les portraits de ses contemporains, près de cinq cents, les classant en sept catégories répertoriées selon les classes et les groupes sociaux. Loin des habituels clichés pris lors d’un carnaval – public, parade, couleurs chatoyantes (« les couleurs et le mouvement du carnaval ne m’intéressent pas du tout ») –, la majeure partie du travail de Leah Gordon page
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est composée de portraits. Du noir et blanc soigné, au service de personnages récurrents, comme Chaloska, vêtu d’un uniforme militaire factice et affublé d’énormes dents de bœuf achetées au marché, inspiré d’un chef de la police cruel et sanguinaire mort en 1912. … Mais de la terreur « Mon premier carnaval remonte à 1995. J’y ai fait l’une des photos clés du projet, celle du Juge. » C’est l’image de couverture, exposée à la National Portrait Gallery de Londres. Certaines histoires captivent : Salnave Raphaël, aka Nabot Power, est le chef de l’une des troupes de « Lanceurs de Corde », des hommes musclés au corps recouvert d’un mélange de charbon écrasé et de sirop de canne, le crâne porteur de longues cornes. Terrifiant. « Au carnaval, les gens aiment avoir peur. Nous, on est les plus effrayants », dit-il dans le livre. Le vaudou, miroir de l’histoire d’Haïti ? Leah reprend : « Chaque esprit représente des aspects de la vie. Papa Zaka est l’esprit des paysans, Agwe, celui des marins, Ezili Danto, celui des mères et des lesbiennes… Ce qui différencie celui de Jacmel des autres carnavals, c’est qu’il n’y a pas de réelle parade. Plutôt des groupes indépendants qui sortent où et quand ils veulent, toute la journée. » Autant de surprises, des rues de Jacmel aux pages d’un livre, d’apparitions de crapauds ou de travestis, d’histoires petites ou grandes contant Haïti, ses habitants. Vaudou ! — page
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photographie slexip
« Vêtus de noir » Postearthquake, Jacmel commémore ses morts.
Kanaval – Vodou, politique et révolution dans les rues d’Haïti
Soul Jazz Publishing
« Plusieurs des magnifiques bâtiments anciens en arrière-plan de mes photographies sont détruits. La majeure partie de la ville historique est perdue. Le carnaval n’a pas été organisé cette année pour la toute première fois. Les habitants ont traversé solennellement la ville vêtus de noir, jusqu’au cimetière, pour commémorer les morts. Je suis heureuse de dire qu’aucun de ceux ayant contribué aux histoires de ce livre n’est décédé dans ce tremblement de terre. »
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this is the end
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abécédaire
Papesse de la no wave, poétesse aux cent bras, Lydia Lunch ne fait jamais semblant d’être là. entretien François Perrin photographie Renaud Monfourny
Elle est assise dans la petite salle de l’Hôtel Odéon, toute en formes et noirceur, souriante, la voix puissante et rauque, le rire tonitruant. Après sa jeunesse hardcore entre incestes, drogues et squats, son groupe Teenage Jesus and the Jerks s’était fait une place l’année de ma naissance, en 1977, sur l’album No New York de Brian Eno. En 2010, elle sort un disque, Big Sexy Noise, et un recueil, Déséquilibres synthétiques, tout en continuant, à 51 ans, de produire, de se
A pour Amour
Pour un mois de passion sincère et profonde, j’accepte volontiers deux ans de tortures. Sincèrement, à quelle fréquence rencontre-t-on le vrai amour ? La torture, elle disparaît avec le temps, on n’éprouve jamais de douleur si grande qu’on ne puisse s’en remettre. Et puis je suis solide, j’ai assez d’endurance pour me lancer dans des relations calamiteuses avec les gens, en toute connaissance de cause. Je suis très patiente, et je ne me sens jamais offensée, ni insultée.
B pour Breast-feeding
Les hommes sont fascinés et moi aussi : c’est fantastique, la poitrine, et tout ce qu’on peut faire avec ! Qui n’aime pas une belle paire de seins, sincèrement ? Si je sortais mes seins, là, dans ce hall
Extrait « Avec les hommes au moins, je sais qu’aucun ne va grandir et me haïr un jour parce que, quel que soit le mal que je me serais donné, je ne pourrais jamais satisfaire tous les besoins de leurs petits cœurs. Les hommes sont peutêtre des bébés mais, contrairement aux sangsues miniatures, ils survivent très bien à la négligence, à l’abus et à l’abandon. » In La maternité : ce n’est pas obligatoire.
produire et de propager dans le monde entier sa furieuse pulsion d’existence. Grand écart conceptuel, notre entretien s’intercale entre une rencontre du troisième type avec un journaliste du Monde et l’arrivée d’une plume de Têtu, étonnée d’assister au hug matriarcal – tapes dans le dos et mots gentils – que m’offre Lydia en guise d’adieu. Abécédaire où l’on cause écrivains, déprogrammation, psychopathes et « balls » talquées.
d’hôtel, j’aurais moins de problèmes, à coup sûr, que si vous, vous baissiez votre pantalon.
C pour Contre-culture
J’aime Hubert Selby Jr., parce qu’il ne parle que de la noirceur des émotions, de la saleté de l’expérience américaine. L’Amérique est une terre de mensonges et d’hypocrisie : Jennifer Aniston, le bonheur, Hollywood, le soleil, toutes ces conneries... Lui, il disséquait à fond les symptômes d’une Amérique malade. En plus, survivant de la tuberculose, il n’est question pour lui que de rédemption, de s’accrocher à la vie pour continuer à écrire. A 20-23 ans, quand je l’ai rencontré pour la première fois, je faisais déjà du spoken word – il riait beaucoup, j’étais rude et obscène comme je le suis toujours avec les hommes, et il me disait : « You’re rotten, kid ! » Son surnom, c’était « Cubby », tu l’imagines, ça, appeler « Cubby » l’auteur de Last Exit to Brooklyn ?
D pour Drogues
J’adore Jerry Stahl, parce qu’il a écrit [dans Mémoires des ténèbres] sur ses expériences personnelles
des détails que beaucoup préféreraient cacher. J’essaie de faire la même chose. Tony O’Neill ? J’adore ce qu’il écrit, mais je ne connais pas bien sa position sur la question. Moi, je n’ai jamais été accro, donc je n’ai jamais eu de problème. Pourquoi ? Parce que je ne me déteste pas, tout simplement. C’est la seule vraie raison : ça a toujours été « moi contre le monde ». Et depuis le plus jeune âge, je n’ai jamais retourné le couteau contre moi-même. Je ne sais même pas ce que c’est, la culpabilité, ni le remord, ni l’envie – toutes ces malédictions. Gamine, je n’avais pas d’émotions du tout, pour me protéger – ensuite, comme quand tu choisis ce que tu vas mettre dans ton ordinateur, j’ai intégralement choisi quelles émotions pourraient me traverser.
E pour Environnement
Il vaut largement mieux créer son propre environnement, son propre cadre de vie, plutôt que d’être soumis à un schéma établi, d’être l’esclave des circonstances ou de ses habitudes. Mais pour le faire, il ne suffit pas d’en être intellectuellement persuadé, il faut atteindre un certain niveau de maturité émotionnelle. Ce qui m’a empêché de commencer à me page
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Abécédaire
Même si j’y pense surtout en termes de recyclage, elle me fascine autant que je la crains. Mais, vous autres, Français, vous n’allez pas me la faire : bien sûr qu’elle vous fascine aussi. Si vous vous trouvez dans une situation nulle en émotion, vous allez rechercher quelque chose de plus extrême, en allant défier la mort.
me rendent folle. Si j’avais un enfant, je craindrais surtout d’être complètement paniquée, étant donné ce qui m’est arrivé, à moi, gamine. Et puis la surpopulation constitue un problème urgent, alors, par pitié, adoptez. Ou bien faites comme moi, maternez les gens autour de vous. J’ai les épaules pour être la mère que je ne serai jamais pour mes amis, mes amants. Vous, par exemple, je pourrais vous considérer comme mon bébé – ne me demandez juste pas de vous donner le sein.
G pour Galères
P pour « Physicalité »
déprogrammer, de m’écarter d’un rail d’habitudes dès l’âge de 18 ou 19 ans.
F pour Faucheuse
Toutes les fois que tu parviens à te dépêtrer d’un piège, tu tombes dans le suivant. Il est évident qu’il y en a même des tas qu’on se tend à soi-même, certains dans lesquels on doit lutter pour ne pas retomber encore et encore. Pour moi, ça consiste à me jeter consciemment dans le cratère d’un volcan, ou dans les bras d’un psychopathe, simplement parce que je détecte en lui la beauté et le génie.
Je suis une personne très physique. Pardelà la chair, il y a des points d’énergie qui tournent à grande vitesse. Cette « physicalité » transparaît évidemment pendant mes performances – mais si ça vous saute aussi aux yeux quand vous me lisez, c’est merveilleux.
R pour Représentation
Je te ferai un « hug » avant que tu t’en ailles. Le fait que ce soit presque obligatoire, je trouve ça génial.
Je déteste poser pour les photographes, c’est pour ça que j’ai commencé à proposer des autoportraits à la presse. Pour garder le contrôle sur mon image, et pour favoriser la parole directe à la prise de vue, qui fausse les échanges.
I pour Incarcération
S pour Sécurité
H pour Hug
Je parle souvent des prisonniers, il y en a tellement aux Etats-Unis – 2,9 millions, au moins. Dans ma nouvelle La Piste du diable : Ray Trailer, le fait que le personnage soit incarcéré lui donne la liberté de se souvenir, de rêver à ce qu’il a eu, de sa relation avec une fille. De toute façon, on est toujours emprisonné par ses émotions, par ses passions ou par les circonstances.
A choisir, je ne veux pas être en sécurité, je veux être vivante. Le sentiment de sécurité tue l’émotion.
T pour Thérapie
Beaucoup de gens s’étonnent que je n’y aie jamais eu recours. Or, j’ai toujours opté pour une « psychothérapie publique ». A 12 ou 13 ans, je me suis
demandée si je ne pourrais pas devenir analyste – mais j’ai rapidement compris qu’étant donné mon degré de corruption, si je m’étais lancée dans cette carrière, je serais rapidement devenue maître-chanteuse. Alors j’ai préféré devenir une artiste mystificatrice.
U pour Urgence
J’ai été confrontée à tellement de problèmes, à tant de choses profondes et sombres – surtout politiquement, depuis Ronald Reagan –, qu’aujourd’hui, je ne cherche pas le fun à tout prix, mais à faire la seule chose que je puisse faire, pour préserver mon intégrité mentale : me lever et faire du rock’n’roll, c’est ça, my balls in my pocket, in your face.
V pour Voisinage
Ma traductrice française, Virgine Despentes, est aussi ma voisine, à Barcelone. Je la connais très bien, et c’est d’ailleurs elle qu’il faudrait blâmer pour la parution de mon dernier livre. Elle était assise à ma table, je lui préparais un bon plat, et elle me lance : « Pourquoi tu ne sors pas plus de livres ? » Je lui renvoie : « Pourquoi tu ne sors pas plus d’albums de rock ? J’ai fait 250 chansons, des centaines de performances, de spoken words shows, de vidéos ! » Je me suis calmée, puis ai émis une seule condition : « D’accord, mais c’est toi qui me traduis. Tu veux que je bosse ? Alors tu bosses toi aussi. »
X pour X-périence
Les meilleures balls que j’ai pu sentir, elles sentaient le talc pour bébés. —
L pour Liberté
Qui peut se croire réellement libre dans la mesure où personne ne peut distancer sa propre ombre, se débarrasser de ses illusions amères, de la brutalité de ses fantasmes ?
M pour Maternité
J’adore les enfants, et ils me le rendent bien, mais comme je l’écris, [dans la nouvelle du même nom] La Maternité : ce n’est pas obligatoire. En réalité, ce ne sont pas les enfants, mais les mères qui page
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Extrait « Johnny n’emploie pas la violence au début, mais je sais que c’est comme ça qu’il me finira. Se finira. Il sait que je veux qu’il me fasse mal. J’ai besoin d’être brutalisée. Qu’il me rappelle qu’il m’aime. Assez pour me faire mal, même s’il me déteste d’avoir envie de ça. Me déteste de l’effet que je lui fais, de ce que je lui fais me faire. Il me déteste parce qu’il a besoin de se faire mal, lui aussi, et que je suis l’outil disponible à cet instant. » in Johnny, derrière le démon.
lydia lunch
Le livre
Vivre est un boulot comme les autres Will work for drugs, Déséquilibres synthétiques, remarquablement traduit par Virginie Despentes et Wendy Delorme, nous plonge dans l’univers réflexif étonnamment stable d’une femme qui parle de vieux pervers, de petits copains junkies à souhait, de tueurs fascinants et de foisonnante sexualité. Comprenez : entre auto-fiction et rêveries sombres, Lydia Lunch propose quelques leçons de vie, parmi lesquelles celle de ne pas la donner : « L’accouchement me donne la chair de poule. C’est l’acte le moins naturel qu’une femme puisse consciemment décider de s’infliger. » Mais plus que ses histoires à proprement parler, immanquablement éprouvantes, aussi violentes que pleinement assumées au demeurant, elle nous dépeint un nouveau rapport à l’environnement. Son recueil de nouvelles invite à la visite d’un univers parallèle, où les remords n’ont pas droit de cité, où les hommes ne se cachent pas d’être des gamins dépendants, où l’intelligence est sensorielle, et où le corps, avec tout son cortège de défauts et de sécrétions, dégoûte autant qu’il séduit – éveille autant qu’il soûle. Je doute qu’on sorte d’un dîner chez Lydia Lunch identique à ce qu’on était en y entrant. Son livre en constitue une preuve indéniable. On peine même à tenter de faire abstraction de la presque étouffante démonstration d’amour qui exsude de chacune de ses lignes, par-delà les coups et les errances.— F. P. Déséquilibres synthétiques
Au Diable Vauvert 208 pages, 18 euros
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numéros lecteurs
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Adidas 08 00 01 10 01 Agnès b. 01 40 03 45 00 Aigle aigle.com Anne Fontaine 01 44 84 49 49 Anne Valérie Hash 01 48 87 97 41 APC 01 47 63 72 85
•B•
Ba&sh 01 45 08 14 15
•C•
CA4LA 01 48 87 10 22 Cacharel 01 42 68 41 78 Casadei 01 40 13 06 76 Casio 08 25 88 44 77 Céline lunettes derigo.com Charles Jourdan 02 99 94 82 87 Chloé 01 47 23 00 08 Christian Dior 01 40 73 73 73 Converse 02 99 94 82 94
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Dr. Martens 01 48 11 26 33 Dsquared 01 47 03 16 70
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Eastpak 01 47 07 08 98 Epice 01 44 54 01 50 Eres 01 55 90 52 90
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Falke 01 40 13 80 90 Fenchurch fenchurch.com page
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•G•
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•H•
Havaianas 01 44 84 91 12 Hélène Zubeldia 01 44 88 25 25 Heschung heschung.com
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Jean Paul Gaultier 01 42 86 05 05
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Keds keds.com Kenzo 01 40 39 72 03
•L•
La Perla laperla.com Lacoste 01 44 82 69 02 Le Mont Saint-Michel 01 53 40 80 44 Les Bijoux de Sophie 01 40 09 71 71
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« Number One » 3d in a series of 10 ©D. G.