La médicostratégie : La place du domaine de santé dans la stratégie militaire Médecin en chef Valérie DENUX
THEATRUM BELLI Éditions
Responsable éditorial : Stéphane Gaudin Site : www.theatrum-belli.org Contact : stephane.gaudin@theatrum-belli.org Mémoire publié par TB en juin 2013 Photo couverture (haut) : Hôpital de campagne lors de l’opération Daguet en 1990-1991. Crédit : Yves Cudennec. Photo provenant du fond d’images du site consacré à la Division Daguet : www.site-daguet.fr
Ecole Pratique des Hautes Etudes Année universitaire 2008-2009 Master de sciences historiques, philologiques et religieuses
LA MEDICOSTRATEGIE La place du domaine santé dans la pensée militaire
Mémoire préparé sous la direction de monsieur le professeur Hervé Coutau-Bégarie
Médecin en chef Valérie DENUX
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REMERCIEMENTS
Je souhaite adresser tous mes remerciements à
Monsieur le professeur Hervé Coutau-Bégarie, pour m’avoir donné l’opportunité de traiter ce sujet passionnant ; Monsieur le médecin chef des services Patrick Godart, pour m’avoir consacré du temps et m’avoir prodigué ses conseils éclairés ; Monsieur le docteur Jean-François Lemaire, pour avoir accepté de juger ce travail ; Monsieur Frédéric Queguineur, pour m’avoir permis d’accéder aux archives du service de santé des armées, récemment récupérées par le service historique de la défense.
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FICHE DOCUMENTAIRE
1. La médicostratégie : place du domaine santé dans la pensée militaire. 2. 2009_mémoire_EPHE_médicostratégie_Denux. 3. Médecin en chef, service de santé des armées, DENUX Valérie, France. 4. 1er octobre 2009. 5. Mémoire de sciences historiques, philologiques et religieuses. 6. Le domaine santé dispose d’un potentiel stratégique que l’on retrouve de manière constante à travers l’histoire, de l’Antiquité à nos jours. Il a été exploité de façon très variable, mais en règle générale assez peu jusqu’à la Première guerre mondiale. Les ouvrages traitant de la pensée militaire, puis de la stratégie, n’abordent que très rarement cet aspect. Pourtant les chefs militaires se sont peu à peu ouverts au domaine santé et ont intégré l’intérêt qu’il pouvait leur procurer dans la manœuvre. Le partenariat santé / armées a un passif important, avec des relations parfois difficiles, influencées par l’environnement culturel, les choix stratégiques, la technique, les connaissances scientifiques ou encore l’éthique. Aujourd’hui, une grande partie des limites, qui s’opposaient à l’exploitation de ce potentiel, sont levées. Par ailleurs, les sociétés tendent de plus en plus vers la prise en compte du facteur humain, dans ses dimensions physique et psychologique, afin de réduire au maximum ce qu’il représente d’hasardeux. Le moment est donc venu de donner toute sa place au domaine santé dans la théorisation de la pensée militaire et dans son exploitation pratique, en intégrant la médicostratégie à la stratégie générale. 7. Mots clés : médicostratégie – pensée militaire – domaine santé – service de santé des armées - stratégie - économie des moyens – liberté d’action – sûreté – stratégie d’action – stratégie indirecte – diplomatie médicale.
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La MEDICOSTRATEGIE Place du domaine santé dans la pensée militaire
SOMMAIRE
PREMIERE PARTIE : Le soutien santé : véritable acteur stratégique Générateur de puissance Outil de liberté d’action Elément de sûreté
DEUXIEME PARTIE : Les limites d’utilisation du domaine santé en tant qu’acteur stratégique L’environnement culturel Les décisions de commandement Les limites propres au domaine santé
TROISIEME PARTIE : La place du domaine santé dans la pensée militaire moderne Acteur de la stratégie d’action Acteur de la stratégie indirecte Levier politique
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Table des matières
PREAMBULE .......................................................................................................................7 INTRODUCTION .................................................................................................................9
PREMIERE PARTIE : Le soutien santé : véritable acteur stratégique ...............................18 I- Générateur de puissance ...............................................................................................20 A. L’économie des vies humaines ........................................................................20 B. Le maintien du moral .......................................................................................31 C. L’économie des animaux militaires .................................................................36 II Outil de liberté d’action................................................................................................40 A. La maîtrise de l’environnement .......................................................................41 B. La gestion de la population ..............................................................................46 C. La liberté de manœuvre....................................................................................49 D. Les innovations techniques ..............................................................................55 III Elément de sûreté ........................................................................................................59 A. L’évaluation de la menace ...............................................................................60 B. Les contre mesures médicales..........................................................................62
DEUXIEME PARTIE : Les limites d’utilisation du domaine santé en tant qu’acteur stratégique. ...........................................................................................................................66 I.
L’environnement culturel.........................................................................................67 A. L’homme uniquement comme moyen propre ..................................................68 B. L’homme sujet de Dieu ou d’une idéologie.....................................................69 C. L’homme au service de la machine..................................................................72 D. L’homme comme finalité.................................................................................74
II.
Les décisions de commandement.............................................................................77 A. La non prise en compte puis le mépris.............................................................77 B. L’aspect contraignant du domaine santé ..........................................................81 C. La nécessité de la reconnaissance mutuelle .....................................................83 D. Les choix stratégiques ......................................................................................86
III. Les limites propres au domaine santé ......................................................................89 A. L’insuffisance technique ..................................................................................89 B. Les questions organisationnelles......................................................................94 C. L’éthique médicale.........................................................................................100
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TROISIEME PARTIE : Place des aspects « santé » dans la pensée militaire moderne....106 I.
Stratégie d’action ...................................................................................................110 A- L’espace .........................................................................................................111 B- Le temps .........................................................................................................114 C- La force ..........................................................................................................117 D- L’environnement ............................................................................................121
II. Stratégie indirecte......................................................................................................126 A- L’aide médicale aux populations ...................................................................127 B. La reconstruction du maillage santé...............................................................129 III. Levier politique ........................................................................................................132 A. Participation aux catastrophes........................................................................133 B. Gestion de l’opinion publique........................................................................135 C. La diplomatie médicale ..................................................................................139 CONCLUSION ..................................................................................................................142 BIBLIOGRAPHIE .............................................................................................................146
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PREAMBULE Le service de santé des armées français a fêté ses trois cents ans en 2008. C'est l'un des plus anciens parmi les services de santé des armées du monde, consacré par l'édit royal de 1708 qui a « porté création de médecins et chirurgiens inspecteurs généraux, chirurgiens majors des camps et armées, médecins et chirurgiens majors des hôpitaux des villes et places de guerre, et des armées de terre1 ». Cet acte a été symboliquement désigné comme l'acte fondateur du Service car il représente la reconnaissance officielle des devoirs de l'Etat envers ses soldats. Pour atteindre cette consécration, le soutien santé des forces armées s’est construit progressivement, de manière souvent chaotique, depuis l'Antiquité. Ainsi, les millénaires qui ont précédé la formalisation d’une organisation santé des forces sont aussi extrêmement riches en enseignements pour les acteurs militaires confrontés aux conflits modernes. De nombreux ouvrages ont été consacrés à l'histoire du soutien santé des armées et à celle du service de santé des armées français en particulier. Ces approches historiques ont abordé les aspects techniques2 ou organisationnels du soutien, à travers les grandes batailles, offrant aux lecteurs actuels de très précieux retours d'expériences. Ces deux angles d'approche sont essentiels et c'est naturellement sur eux que reposent l'efficacité, la cohérence et l'efficience des services de santé des armées dans le monde. Cependant, il reste un point qui a été peu exploré, il s'agit de la place que le domaine santé a tenue, et tient aujourd'hui, dans la pensée des chefs militaires. On peut s'interroger sur la raison de cette absence, est-ce un oubli, une omission ou bien un désintérêt pour le partenariat santé/armées? L'histoire témoigne d'un fait d'évidence qui est que la guerre et la médecine ont coexisté, à travers les siècles, dans des rapports ambigus et cycliques. Pourtant, tout était réuni, dés le début des guerres « civilisées » pour que l’appariement guerre-médecine s'installe durablement. En effet, comme l'a écrit le Médecin Général des Armées Bernard Lafont3: « la pérennité de la guerre dans l'histoire de l'humanité engendre un lien particulier entre les nations et leurs soldats. L'attention que la communauté porte à leur protection, à leur soutien, à la qualité des soins qui leurs sont prodigués, et, le cas
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Edit du ROY, donné à Versailles au mois de janvier 1708, enregistré au parlement le 22 mars 1708. Les aspects techniques concernent tous les éléments se rapportant à la pratique médicale. 3 Directeur central du service de santé des armées du 1er octobre 2005 au 1er octobre 2009. 2
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échéant à leur retour en son sein, traduit le niveau de reconnaissance qu'elle accorde à leurs sacrifices4 ». Dans ces conditions, la place du domaine médical, dans la pratique guerrière et dans l'art du commandement, a été fortement influencée par les techniques de chaque époque et le prix attaché à la vie des autres ou en substance la place de l'homme dans la société qu'il défend. La démarche tentée, ici, est donc de comprendre pourquoi il y a eu tant de variations dans les relations du duo santé/armées et de démontrer toute la complémentarité potentielle des deux domaines. La nouvelle typologie des conflits, corrélée à l’évolution globale, exige que la stratégie militaire évolue, notamment dans le domaine du facteur humain. C’est pourquoi, la place du domaine médical dans la pensée militaire, appelée ici « médicostratégie », doit être définie. Cette appellation a été choisie par analogie avec le terme de Géostratégie, et dans une moindre mesure avec ceux de topostratégie, morphostratégie, physiostratégie, ou encore météostratégie, même si ce sont des facteurs statiques alors que la médecine ne l’est pas, employés par Hervé Coutau-Bégarie dans son Traité de stratégie. La médicostratégie signifie donc que le domaine santé militaire a une dimension stratégique, de valeur constante dans l’histoire. Cette dernière n’a pas toujours été exploitée mais trouve son élan dans l’époque moderne. L'objectif de cette étude est que les décideurs militaires intègrent la médicostratégie dans la théorisation de la pensée militaire, et que les dirigeants des services de santé donnent au domaine santé la dimension militaire nécessaire pour son exploitation dans la stratégie générale. Le partenariat est, à présent, parvenu à maturité, il est donc apparu nécessaire d'étudier son passé pour mieux conduire son avenir.
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Bernard Lafont, Editorial : Hier, aujourd’hui, demain…, Médecine et armées, 2008, 36,5, cité p 389.
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INTRODUCTION Le Livre Blanc de juin 2008, relatif à la défense et à la sécurité nationale, indique que la « primauté du facteur humain doit être réaffirmée5 ». Cette volonté affichée est récente dans l'approche de la défense, car le Maréchal Foch disait, encore en 1914, que « lorsqu’on est commandant en chef, on a pas le temps de penser aux hommes, si on le fait, on perd la guerre ». Or, la valeur humaine s’est accrue progressivement depuis la première guerre mondiale. L’étude de l’homme et du facteur humain, à travers les sciences ou les pseudosciences humaines, s’est fortement développée. Les populations sont à présent au cœur des problématiques, tel que le confirme la forte orientation de la construction de la défense européenne tournée, depuis 2004, sur une « stratégie de sécurité humaine6». Cette nouvelle préoccupation a naturellement un retentissement sur l’attention portée à la protection de la vie des combattants. Les services de santé des armées ont donc un rôle majeur à jouer car cela sous-entend pour eux la participation aux grandes fonctions stratégiques telles que, pour la France, la « connaissance et l'anticipation » en participant à l'évaluation des menaces, notamment le risque biologique provoqué; la « prévention » en participant au système de veille et d'alerte précoce des risques naturels; la « protection » en développant des mesures de préservation et des contre-mesures médicales; « l'intervention » en favorisant la mise en condition opérationnelle, le soutien des forces mais aussi en participant aux actions civilo-militaires. Le spectre du domaine santé s'est donc considérablement élargi depuis sa création, n'étant plus uniquement confiné au traitement des blessés de guerre. Il est à présent une capacité opérationnelle à part entière que le commandement considère comme un élément dimensionnant et fondamental. La meilleure preuve est la place attribuée aux conseillers « santé », en France mais aussi dans les armées des pays membres de l'Organisation du traité de l'atlantique nord (OTAN) et de l'Union européenne (UE), directement auprès du commandant en chef, au même titre que les conseillers politique et juridique, au niveau stratégique, mais aussi par le biais des médecins-chefs des forces aux niveaux opératifs et tactiques. Ce positionnement est l'aboutissement d'un long cheminement, marquant véritablement un tournant dans la relation entre le domaine santé et le commandement 5 6
Livre Blanc, défense et sécurité nationale, 2008, cité p 203. La stratégie européenne de sécurité (SES) intègre le concept neuf de « sécurité humaine ».
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militaire, consacré par la reconnaissance de « la capacité médicale de très haute technicité 7» que représente le service de santé pour les armées. De nombreux aspects sont encore perfectibles, tels que la compréhension mutuelle et l'optimisation de l'outil santé à travers une meilleure intégration dans la pensée militaire. Pour bien comprendre les enjeux de cette intégration, il est indispensable d'analyser l'histoire de la relation entre l'art médical et l'art guerrier. Celle-ci s'étend sur une période de plusieurs millénaires qui a vu, à la fois, la naissance de la médecine et celle des premières grandes armées organisées. Or la compréhension réside dans le fait qu'en dépit de cette conjonction, le résultat n'a pas été immédiatement la mise en place d'une organisation pérenne du soutien santé des troupes. Cette étude a donc balayé la période de l'Antiquité à nos jours, en se concentrant sur les grandes périodes de l'histoire et les batailles significatives de l'évolution de la typologie des conflits armés. Ainsi, au cours de cette « analyse extensive », « une impression se forma et se fortifia peu à peu8 »: celle que l'importance du domaine santé dans la pratique guerrière est fortement corrélée au prix que les hommes, appartenant aux sociétés qui se sont succédées, attachent à la vie de ceux qui la défendent. En effet, très longtemps, les hommes se sont souciés davantage de leur devenir dans l’éternité que de la mort, elle même. La vie, émaillée de tant de maux, telles que les maladies, les famines, la mortalité infantile, la violence, était uniquement considérée comme un passage qu'il fallait accomplir dignement afin de gagner la vie éternelle après la mort. Cette fatalité ne favorisait pas la prise en compte du facteur humain. Par ailleurs, le développement en parallèle des techniques guerrières de protection et de celles de destruction ne se développaient pas au même rythme, avec un avantage très prononcé pour les secondes. La progression lente des techniques de soins a longtemps été freinée par tout un quorum de superstitions, appliquées aux maladies dont les causes échappaient à la compréhension humaine, puis par la religion qui n’entendait pas remettre en cause ses fondements basés sur des explications divines.
Pourtant, en même temps que ces limites au développement harmonieux du duo médecine/armées, il a existé dés l’Antiquité une évolution significative de l’emploi des médecins sur les champs de bataille. Ce fut, dans un premier temps, le rattachement de praticiens aux personnalités clés des armées. Cette approche était logique dans un temps où les armées étaient peu nombreuses et où l’efficacité était fondée essentiellement sur la 7 8
Livre Blanc, défense et sécurité nationale, 2008, cité p 217. Jomini qui exalte, tout comme Lindell Hart les vertus pédagogiques de l'histoire.
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valeur individuelle des chefs de guerre. L’assistance médicale des médecins égyptiens ou mésopotamiens était réservée au roi et à ses grands subordonnés. Dans l’Iliade, Machaon, réputé le plus compétent dans le traitement des plaies, est appelé au chevet du roi Ménélas blessé.
C’est la vision grecque de la démocratie qui permettra l’extension des soins aux soldats, voyant en eux des citoyens qui ont droit à la sollicitude de la cité. La conscience de l’Etat s’éveilla sur sa responsabilité de rendre aux hommes qui le protègent un juste retour de leur sacrifice. L’apparition d’armées nombreuses et structurées dans les civilisations antiques, tout d’abord composées de mercenaires grecs puis de légionnaires romains, vint apporter une motivation supplémentaire aux soins des soldats. Le souci n’était pas, à cette époque, une préoccupation, à proprement dite, inhérente à l’humain mais plutôt un besoin d’efficience grâce à la conservation des effectifs des troupes expérimentées. L’aspect santé faisait donc partie véritablement de la stratégie romaine, non seulement en ce qui concerne les soins aux blessés, mais aussi l’alimentation et la préparation physique qui donnaient leur élan guerrier aux légionnaires. C’est pourquoi, en dépit de la présence de médecins dans les légions et de la mise en place d’hôpitaux militaires (les valetudinaria), l’absence d’un véritable service de santé structuré reste curieuse. Le commandement souhaitait ménager le sang de ses soldats afin d’être en mesure de remplir sa mission, mais ne semblait pas prêt à donner une véritable place militaire à la médecine. L’armée Byzantine aura le même type d’approche.
La période suivante, représentée par le Moyen Age verra l’apogée de la relation de l’homme à Dieu. Dans ce contexte tout apparaissait comme un jugement divin, il devenait donc inutile de lutter contre la volonté suprême, l’homme devant accepter son destin. L’expression la plus achevée de cette vision sera bien sûr l’idéal de la chevalerie où la gloire passe par la souffrance et la mort au service de Dieu. Face aux progrès des techniques guerrières, seuls les moyens de protection passive étaient développés. Lorsque l’homme était touché, cela avait été voulu par Dieu. La stagnation et l’efficacité toute relative des soins médicaux (les progrès de la médecine étant freinés par les croyances religieuses qui interdisaient notamment la dissection) ne favorisaient pas, non plus, la prise en compte du domaine santé. Pourtant, cette période connaîtra aussi la préoccupation médicale des chefs militaires, les Croisades demandant de disposer d’armées nombreuses, dont la source se tarissait vite. Les effectifs des combattants entraînés devant être conservés, l’émergence d’une organisation médicale était devenue indispensable. C’est ainsi que les ordres hospitaliers militaires sont apparus, opposant à la religion la nécessité 11
militaire. Le monde chrétien s’adaptera donc en prenant la main sur ces établissements. Cela permit à l’Eglise catholique de contrôler les pratiques médicales hospitalières, tout en montrant sa bonne volonté vis à vis des combattants.
Les siècles suivants vont s’ouvrir lentement à la science. La Renaissance en sera la première expression, permettant à la médecine de réaliser des progrès significatifs. Les armes vont, elles aussi, se perfectionner, donnant à l’homme la possibilité de se dégager du combat singulier, pour permettre la blessure à distance et ainsi la multiplication des victimes dans les rangs des combattants. La conscience de l’homme s’éveilla face à son propre pouvoir de destruction, le poussant à mettre en place un soutien santé de plus en plus structuré. Les rois vont alors exprimer une véritable volonté d’assurer des secours médicaux aux blessés. Ce sera la lente ascension vers une structuration du soutien santé jusqu’à l’Edit Royal de 1708.
Cependant, la reconnaissance de la nécessité d’une organisation étatique, assurant la cohérence du système de prise en charge des blessés militaires, ne fut que le début d’une longue évolution, où de nombreux obstacles se sont dressés avant de connaître une véritable maturité.
Les guerres napoléoniennes témoignent de l’ambivalence des chefs face au soutien santé. Napoléon, conscient que ses campagnes sont dévastatrices au sein de son armée, pas tant par les combats eux-mêmes que par les épidémies et les infections qui s’y développent, est très attentif aux zones de cantonnement et à l’hygiène de ses troupes. Cependant, en dépit de l’estime qu’il a pour Desgenettes9, il prendra une décision qui montre toute l’ambiguïté de la relation entre le commandement et le monde médical : il décrètera, face au peu d’efficacité médicale, que « le médecin major dans un corps d’armée est un être absurde et inutile10 » et qu’il n’y a plus sa place.
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René-Nicolas Dufriche baron Desgenettes sera nommé, en 1793, par Napoléon Bonaparte médecin en chef de l’expédition d’Egypte, puis en 1807, médecin de la Grande Armée. Il participera à ce titre aux principales campagnes napoléoniennes. 10 Propos prêtés à Napoléon lors de la campagne de Russie.
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La Restauration n’améliorera pas la situation, laissant aux médecins l’initiative (Percy11, Larrey12 et Coste13 notamment), mais sans réels moyens, des soins d’urgence et des évacuations des blessés.
La bataille de Solferino, le 24 juin 1859, a été déterminante car elle a rompu le huis clos santé/commandement en soumettant la problématique des soins aux soldats au jugement de l’opinion publique. La guerre de Crimée (1853-1855) avait déjà initié un mouvement de refus, en particulier dans la population britannique, sensibilisée par l’apparition des premiers grands médias, à propos des pertes humaines en masse faute de secours adaptés. Henri Dunant14, homme d’affaires suisse, s’est fait l’écho de cette évolution après avoir assisté à l’effroyable spectacle des combattants blessés, qui mouraient sur le champ de bataille sans aucun secours, faute de moyens et d’organisation. Il créera, en 1863, le futur Comité international de la Croix Rouge qui a été l’initiateur, un an plus tard, de la première Convention de Genève dont le but était la protection du soldat blessé. Cela prouve, d’une part, que les peuples issus du siècle des Lumières n’étaient plus prêts à accepter le sacrifice des leurs sans qu’aucune considération ne leur soit portée et, d’autre part, que les services de santé militaires n’étaient pas à la hauteur des attentes des sociétés de l’époque, puisqu’il était devenu nécessaire de mettre en place des organisations de secours privées.
Cette inaptitude à répondre aux besoins grandissants des armées dans le domaine médical était, en grande partie, provoqué par le manque de considération de la part du commandement, qui estimait que les officiers de santé et les chirurgiens étaient au même niveau que les gens des troupes, n’écoutant pas leurs conseils et ne répondant que très partiellement à leur demande. Cet état de fait était caractérisé, notamment, par la subordination, en France, du service de santé à l’Intendance dont la toute-puissante incompétence, imprévoyance et parfois même malhonnêteté en matière de médecine, ne permettait pas aux initiatives destinées à améliorer le sort des soldats et des victimes de guerre de se développer. Le service de santé des armées français finira, tout de même, par 11
Percy (1754-1813) fut un médecin militaire à la fois grand organisateur et proche de la troupe, consacrant toute sa vie à améliorer le secours et la condition des soldats. 12 Larrey (1766-1842), véritable chirurgien de guerre est surnommé sur les champs de bataille « la providence du soldat ». Napoléon dira à son propos : « c’est l’homme le plus vertueux que j’ai connu ». Wellington, à Waterloo, fera cesser le feu à son passage et se découvrira en disant : « je salue un courage et un dévouement qui sont d’une autre époque ». 13 Coste (1741-1819) médecin hygiéniste combattant le scorbut, la dysenterie et la variole. Il débutera la variolisation des troupes dés 1803. 14 Pendant un voyage d’affaires en juin 1859, Henri Dunant se trouve à proximité de la ville italienne de Solferino et découvre les dégâts humains de la bataille. A partir de cette expérience, il a publié un livre, en 1862, intitulé « un souvenir de Solferino ». Un an plus tard, il participe à Genève à la création du comité international de secours aux militaires blessés, rebaptisé comité international de la croix rouge en 1876. La première convention de Genève date de 1864 et se réfère largement à ses propositions. Il obtint le prix Nobel de la paix en 1901.
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obtenir son autonomie en 188915, sans totalement se dédouaner des décisions du commandement. Il faudra attendre la moitié de la première guerre mondiale pour que le Service ait réellement la liberté d’organiser le soutien santé des forces.
La Grande Guerre sera la preuve malheureuse de l’inadaptation du soutien santé, tant du côté français qu’allemand, par absence de dialogue et de considération de la part du commandement pour la fonction santé, encore non envisagée comme une véritable fonction opérationnelle. En France, le décret du 11 mai 1917 sera le premier pas vers « une prise de contact directe avec le haut commandement, et, d’autre part, l’obtention d’une autorité plus absolue sur le personnel et le matériel dont le Service dispose en propre ou temporairement, le plaçant ainsi à la suite immédiate des armées combattantes16 ». Cette approche sera consolidée dans les esprits dés 1922, mais les projets de lois itératifs17, relatifs à l’organisation du service de santé des armées, ne seront jamais votés.
L’entre-deux-guerres verra ainsi une réorganisation du soutien santé des armées mais à l’image des forces, le service de santé ne saura pas s’adapter à la guerre de mouvement et se verra confrontée à une désillusion majeure. La seconde guerre mondiale, notamment en raison des atrocités et des crimes contre l’humanité, sera pourtant un tournant pour le domaine santé car elle ouvrira le monde à la prise en compte du facteur humain dans la guerre. A travers, tout d'abord, la jurisprudence de Nuremberg, la déclaration universelle des droits de l'homme par l'Organisation des Nations Unies en 1948, puis par la formalisation du droit international humanitaire dans les conflits armés, sous la forme des quatre Conventions de Genève en 194918. Les armées ne verront plus le soutien santé, à partir de 1945, uniquement comme un moyen de conserver les effectifs ou un simple devoir d’Etat, mais aussi et surtout comme un devoir envers l’humanité.
Les guerres coloniales de conquêtes et de décolonisation ouvriront la voie à l’extension de l’action des services de santé militaires vers l’aide médicale aux populations. Le commandement, à l’image de Lyautey, estimait que cela concourait « à la pacification des pays dont la France avait la responsabilité19 ». Les aspects « santé » commenceront, alors, à être considérés comme un véritable atout stratégique et ne cesseront d’être intégrés dans
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Loi de 1882 modifiée en 1889. Projet de loi sur le SSA, 1922. Classement provisoire côte 9NN631, DAT, SHD. 17 3 projets de lois se succèderont, en 1922, 1927 et 1928. 18 Conventions de Genève, 12 août 1949 et protocoles additionnels PI, PII,1977 et PIII, 2005. 19 R. Forissier, Crise du soutien sanitaire du corps de bataille français au cours de la retraite de mai-juin 1940, Médecine et armées, 1999, 27, 8 cité p 609. 16
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la réflexion militaire, notamment grâce à la montée en puissance de la « stratégie indirecte ».
Aujourd’hui, le domaine santé a atteint sa maturité sur les plans technique et organisationnel. Le commandement considère la fonction santé comme dimensionnante pour les opérations mais il reste encore une marge de progrès quant à la prise en compte systématique de cet aspect dans la pensée militaire. Celle-ci correspondant à une intellectualisation des pratiques militaires, afin d’être en mesure d’alimenter la réflexion et d’instruire aisément les nouvelles générations. La stratégie en est naturellement l’expression. Elle « est, à la fois, un art, en tant que pratique du stratège, et une science (au sens très large), en tant que savoir du stratégiste20 ». Par la théorisation de l’art de la guerre, essentiellement à partir du XIXème siècle pour les occidentaux, la stratégie est passée d’instinctive21 à scientifique. Ainsi, chaque secteur du domaine militaire doit y trouver sa place afin de donner à la théorie une correspondance pratique opérationnelle. En lisant les théoriciens de Sun Zi (stratégie chinoise au VIème siècle avant notre ère), en passant par Clausewitz, Jomini, Lindell Hart, Foch, jusqu’à nos jours, on s’aperçoit que les aspects « santé » n’y sont souvent qu’extrêmement peu développés, voire parfois inexistants. Etait-ce parce qu’ils estimaient réellement inutile ce domaine ou seulement parce que les chefs militaires n’intégraient pas, par manque de preuves de l’utilité réelle, les données « santé » dans leur appréhension de la chose guerrière ? La seconde option semble la plus plausible car en sondant l’esprit du chef dans le passé, la recherche montre, à travers « l’expérience universelle22 », que la relation a été tumultueuse, cyclique et parfois même en opposition, mais que le besoin a toujours été avéré. Le temps traditionnel est révolu, il est donc le moment d’intégrer les aspects « santé » dans la théorisation de l’art militaire, par le biais de la médicostratégie. La stratégie, elle-même, a bien évolué car elle est subordonnée aux évolutions du temps. « L’art de la guerre ne se laisse pas réduire à un catalogue fixé une fois pour toutes, il s’adapte en permanence aux changements dans les moyens ou dans les cultures23 ». Il existe donc une véritable opportunité pour que le domaine santé soit intégré dans la réflexion stratégique et soit considéré comme un véritable facteur pouvant avoir un impact avéré sur les grands principes stratégiques.
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Hervé Coutau-Bégarie, Traité de stratégie, 6ème édition, Economica, 2008, cité p 27. Herbert Rosinski, La structure de la stratégie, Paris, ISC-Economica, Bibliothèque stratégique, 2009. 22 B.H. Lindell Hart, Stratégie, Perrin, cité p 53 23 Hervé Coutau-Bégarie, Bréviaire stratégique, ISC, cité p 33. 21
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L’objectif de cette étude est de montrer, dans un premier temps, en utilisant les enseignements de l’histoire, en quoi les aspects « santé » peuvent s’intégrer dans la vision stratégique. Puis, dans un deuxième temps, elle s’attachera à interroger les limites qui ont pu expliquer l’utilisation parcimonieuse de ce réservoir stratégique, pourtant pourvu d’un véritable potentiel à exploiter dans la pensée militaire. Enfin, la réflexion débouchera sur la mise en application actuelle du domaine santé, dans le sens de la médicostratégie, c’est à dire de son intégration par le commandement dans la théorie stratégique et dans l’action. Tout ceci dans le but d’optimiser la théorie et la pratique dans les opérations menées selon la nouvelle typologie des conflits du XXIème siècle. Comme le disait déjà Sun Zi dans le premier article de son traité24 : « La guerre est une affaire grave pour le pays, c’est le terrain de la vie et de la mort ». Le domaine santé y a donc toute sa place, il reste simplement à bien la cadrer.
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Sun ZI,L’art de la guerre, Traduction Valérie Niquet-Cabestan, cité p 90.
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PREMIERE PARTIE : Le soutien santé : véritable acteur stratégique
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PREMIERE PARTIE : Le soutien santé : véritable acteur stratégique
La stratégie (de stratos- armée et agein- conduire) « désigne originellement l’art de faire évoluer une armée sur un théâtre d’opération jusqu’au moment où elle entre en contact avec l’ennemi25 ». Cette définition, quelque peu réduite, s’est ensuite généralisée à la conduite globale de la guerre et à l’organisation de la défense de la nation.
La recherche de la formalisation des pratiques guerrières est très ancienne puisque Sun Zi a écrit « L’art de la guerre » au VIème siècle avant notre ère et que Végèce a été le premier, dés l’Antiquité, à avoir posé des principes de la guerre dans le « De Re Militari ». Cependant, la quête des principes militaires sera véritablement une réalité à partir du XVIIème siècle.
Ces principes, d’abord élaborés au niveau tactique, seront ensuite transposés au niveau stratégique. Le spectre s’est aujourd’hui élargi puisque trois niveaux d’action militaire sont à présent considérés. Le niveau stratégique « va fixer, par spirales successives, les grandes étapes, le rythme des actions principales, l’organisation des grands systèmes de forces et cerner ainsi une certaine « physionomie de la lutte26 » » ; le niveau opératif correspond à l’art des opérations ou la manœuvre de grandes unités sur la totalité du théâtre d’opération ; la tactique ou art des combats représente la vision de la lutte sur le terrain à l’échelle des unités élémentaires.
Le niveau de la réflexion n’a finalement qu’une importance relative, tout comme les principes qui seront retenus, ce qui est important, c’est d’identifier les clés du succès qui témoignent d’une pensée militaire mature. En effet, il existe des listes plus ou moins importantes de principes. Le Maréchal Foch en retient trois : l’économie des moyens, la liberté d’action et la concentration des efforts ; Fuller en retient beaucoup plus afin de tenter d’être exhaustif. De toute façon, même si la stratégie a une dimension universelle, elle nécessite une adaptation permanente pour répondre aux changements des sociétés. Ainsi, toute action qui vise la supériorité sur l’ennemi « au point et au moment décisif27 » peut être considérée comme essentielle à l’élaboration des principes qui régissent l’art de la 25
André Collet, histoire de la stratégie militaire depuis 1945, Presses universitaires de France, 1994, cité p 3. Sun ZI,L’art de la guerre, Traduction Valérie Niquet-Cabestan, cité p 8. 27 Hervé Coutau-Bégarie, Bréviaire stratégique, ISC, cité p 33. 26
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guerre. Cela, avec une force d’autant plus vive que l’histoire montre que cette action a un impact sur un facteur stratégique constant, à travers l’histoire. Castex écrit que « les principes de la stratégie forment une réunion de vérités, d’ailleurs assez évidentes, issues de l’expérience du passé… ». Or, l’expérience de l’histoire montre que le domaine santé est un acteur stratégique par le pouvoir qu’il a sur des facteurs stratégiques, tels que le temps, l’environnement, la puissance, la psychologie, etc.
L’étude des grands conflits met en évidence un fort potentiel d’influence sur le processus stratégique des aspects « santé », selon trois axes stratégiques (avec forcément des répercussions opératives et tactiques). Le domaine médical est tout d’abord générateur de puissance en assurant le maintien des effectifs, l’économie des moyens et en protégeant le moral des troupes. Il contribue ensuite à la liberté d’action par la maîtrise de l’environnement et l’évacuation des blessés. Enfin, il participe fortement à la sûreté dynamique en évaluant la menace sanitaire et en établissant des contre-mesures médicales.
En conséquence, le domaine « santé » participe, plus ou moins directement, aux principes classiques de concentration, d’initiative, d’activité, de direction, de liberté, d’économie des forces, de sûreté, de manœuvre…Mais aussi aux principes générés par les opérations actuelles tels que l’adaptabilité, la légitimité…(ces aspects seront développés dans le dernier chapitre).
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I- Générateur de puissance
La définition de la puissance correspond au pouvoir de commander, de dominer, d’imposer son autorité28. Pour cela, il est nécessaire de disposer d’outils qui donnent la capacité de convaincre que l’on est le plus fort. L’objectif de la stratégie est de transformer la force en puissance. « il n’y a plus de puissance sans force, mais la puissance ajoute aux moyens matériels et mesurables, l’intelligence, l’autorité29 ». De plus, la baisse de puissance est un des principaux soucis du stratège. Clausewitz estime que parmi sept causes de diminution de la puissance, la troisième est « les pertes subies au combat et les maladies30 ».
Le domaine santé est non seulement capable de donner de la force en permettant la conservation des moyens humains et animaux, mais aussi en préservant le moral des troupes, par le soutien psychologique, l’anticipation et la protection qu’il confère. Clausewitz estime que « le facteur moral peut acquérir une telle prédominance qu’il emporte tout sur son passage avec une force irrésistible31 ».
Une armée puissante est une armée qui se porte bien, or « une armée qui se porte bien est une armée dont on s’occupe32 ». Le « bulletin de santé » favorable qui lui est concédé sousentend du même coup la somme des efforts dépensés autour d’elle et porte en soi la plus haute récompense morale que puisse connaître à tous les échelons, ceux qui ont ainsi maintenu son intégrité physique et psychologique.
A. L’économie des vies humaines
L’idée des stratèges d’économiser les moyens revient à éviter le gaspillage des moyens disponibles afin d’atteindre les objectifs poursuivis. Même si cela correspond à une vision pragmatique basée sur la recherche de l’efficience qui paraît dénuée de toute humanité, le simple fait d’économiser des vies, même en tant que moyens, est satisfaisant. Les services 28
Le petit Larousse, 2003. Julien Freund, Qu’est-ce que la politique ?, Paris, Seuil, Politique, 1967, cité p 117. 30 Clausewitz, De la guerre, édition abrégée et présentée par Gérard Chaliand, Pérrin, Traduction Laurent Murawiec, cité p 276. 31 Clausewitz, De la guerre, édition abrégée et présentée par Gérard Chaliand, Perrin, Traduction Laurent Murawiec. 32 Médecin colonel Costedoat, direction du service de santé au ministère de la Défense Nationale, auditeur du CHEDN, La défense sanitaire, 1917. Classement provisoire côte 9NN656, DAT, SHD. 29
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de santé des armées peuvent dans ce cas y trouver un équilibre en répondant, d’une part, aux préoccupations du commandement et en favorisant, d’autre part dans le même temps, le principe d’humanité. La conjugaison des deux volontés est un atout stratégique majeur.
Le Maréchal Foch avait érigé le principe d’économie des forces en « principe supérieur »33. On ne cherche plus, aujourd’hui, seulement à économiser les forces mais aussi les moyens, afin de rationaliser les coûts. Pour le domaine santé, il s’agit tout d’abord de préserver la masse des effectifs tout en maintenant l’efficacité opérationnelle. Le général Desportes écrit que « Nous avons vu que la puissance de feu était indispensable, mais qu’elle ne saurait compenser la rareté des hommes34 ». Au delà du nombre absolu des effectifs, cela signifie, aujourd’hui, non seulement sauver des vies mais aussi garantir la présence effective des combattants sur le champ de bataille. Le Service, en mettant à disposition du commandement les moyens adaptés dans le but d’économie, répond donc à la définition de la stratégie selon Moltke : « adaptation pratique des moyens mis à la disposition du général pour atteindre l’objet visé ». De nos jours, ce principe d’économie persiste mais il est complété par le souci d’humanité en évitant au maximum les séquelles fonctionnelles.
Même si elle est beaucoup plus complexe à notre époque, cette préoccupation de ne pas gaspiller n’est pas nouvelle. La levée d’armées nombreuses est un souci du souverain chez les égyptiens et les mésopotamiens. Ils ont peu de considération pour la vie humaine mais le nombre de combattants, identifié d’emblée comme un facteur décisif, engendra la recherche de l’économie. Cet aspect sera formalisé avec l’apparition des armées constituées de mercenaires grecs puis de légionnaires romains.
L’objectif est non seulement de conserver la supériorité numérique, mais aussi l’aspect qualitatif de l’armée en disposant de soldats expérimentés. La guerre du Péloponnèse est une excellente illustration de la modification du cours de la guerre provoquée par la perte d’une grande partie de ses effectifs. L’armée athénienne, destinée à dévaster la Mégaride, comptait au départ dans ses rangs seize mille hommes, elle en alignait moins de la moitié sept ans plus tard pour la bataille de Délion. Ce fut décisif, car pour qu’Athènes soit en mesure de vaincre les armées du Péloponnèse ou de Thèbes, il était fondamental, étant donné le type de combat « corps à corps » de l’époque, qu’elle disposa de la supériorité numérique. La bataille de Mantinée, en 418, se solda aussi par un échec car Athènes ne put 33 34
Ferdinand Foch, Des principes de la guerre, Economica, 2007. Général Vincent Desportes, La guerre probable, 2ème édition, Economica, 2008, cité p 5.
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envoyer que mille hoplites, soit plusieurs milliers de moins qu’à Marathon, en 490. Dans le domaine des opérations maritimes, la problématique fut identique, sur vingt mille rameurs, il y eu six ou sept mille morts, soit potentiellement de quoi équiper trente ou trente cinq trières. Il est estimé que le taux de mortalité élevé limita les opérations militaires athéniennes pendant dix ans.
On constate la même importance des effectifs lors des guerres byzantines. Les pertes des Goths, lors de leur tentative de s’emparer de Rome en 546, furent si lourdes qu’ils perdirent confiance et, lors d’un nouvel assaut, alors qu’ils étaient en sous effectif, Bélisaire leur infligea une contre-attaque qui les rejeta dans le plus grand désordre. Le lendemain, le siège fut levé et un repli se fit sur Tivoli. A travers l’histoire, le même constat est souvent fait. En faisant un bond important en avant, en 1760, les forces de Frédéric, face aux Russes, ont été paralysées par les pertes subies, ne disposant plus que de soixante mille hommes au total, il n’était plus en mesure de risquer une nouvelle bataille. Ce ne fut que la mort de la tsarine qui permit à Frédéric de signer la paix avec son successeur. Pendant la guerre de 1870, le déséquilibre numérique fut tel qu’il emporta la décision finale : « contre nos deux cent dix mille hommes de l’Armée du Rhin, la disproportion est terrible, puisque les allemands mettent sur pied en première ligne quatre cent soixante mille prussiens, bavarois, saxons, wurtembergeois et badois en trois armées, complétées par une armée de réserve qui se forme à Mayence. Leurs effectifs totaux atteindront le nombre énorme de un million deux cent mille hommes ».
Pourtant, curieusement, les effectifs des armées n’ont pas été considérés, par les théoriciens, jusqu’au XVIIème siècle comme le facteur prépondérant. Clausewitz rectifiera cela en affirmant que « la règle première sera donc d’entrer en campagne avec l’armée la plus nombreuse possible35 ».Il existe naturellement des contre-exemples tels que la victoire retentissante remportée en 1700 par le jeune roi de Suède sur des troupes russes quatre fois plus nombreuses. C’est pourquoi, Clausewitz ajoute qu’il est possible de remporter une victoire sans le facteur numérique, car de nombreux autres facteurs sont en jeu. Cependant, la supériorité numérique est un atout majeur qui pardonne plus facilement l’absence des autres. Il estime que le surnombre « doit être considéré comme fondamental, et recherché en priorité et dans tous les cas ».
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Clausewitz, De la guerre, édition abrégée et présentée par Gérard Chaliand, Perrin, Traduction Laurent Murawiec, cité p 160.
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Les services de santé des armées en ont ainsi fait leur raison d’être. Le médecin-major de première classe Coudray écrira en 192336 qu’ « aussi bien, à chaque page de son histoire, riche aujourd’hui, à ce titre, d’un imposant passé, la médecine d’armée a-t-elle marqué d’une ineffaçable empreinte l’effort sans cesse renouvelé, accompli par elle pour tenter de « protéger les effectifs » confiés à ses soins ». C’est la raison pour laquelle les médecins militaires ont mis en place, lors d’un grand nombre de blessés, le système de classification et de triage des blessés en fonction de leur gravité, afin d’être en mesure de traiter rapidement les plus légers. Le plus grand nombre possible de victimes est ainsi traité, permettant notamment de renvoyer sur le terrain le maximum de combattants. Cette méthode peut apparaître, en première approche, contradictoire avec le serment d’Hippocrate, qui demande de porter attention à chaque patient avec le même dévouement, sans aucune discrimination. Cependant, face à un afflux massif de blessés, c’est le seul moyen de garantir des soins efficaces au plus grand nombre. La médecine de catastrophe contemporaine en a fait un de ses principes.
Le commandement considère cet aspect comme la mission principale des services de santé. Certains manuels d’états-majors (en Europe et aux Etats-Unis) estiment que « la mission du service médical des armées est de conserver les effectifs au combat ou de préserver le potentiel des forces37 ». Les chefs militaires réalisent, même s’ils ne l’écrivent pas dans leurs manuels de stratégie, que le soutien santé est un véritable facteur de puissance. Pétain a écrit à ce sujet qu’« il est certain que toute mesure propre à diminuer nos pertes facilitera le maintien intégral de notre puissance militaire38 ». Lors des guerres coloniales, Lyautey adressera un télégramme à Gallieni qui dira : « si vous pouvez m’envoyer quatre médecins de plus, je vous renvoie quatre compagnies39 ».
La première guerre mondiale a renforcé l’idée du rôle prépondérant du domaine santé en ce qui concerne la conservation des effectifs. « L’étude des motifs » en 192240, dans le cadre d’un projet de loi relatif à l’organisation du service de santé des armées, a montré qu’« au cours de la dernière guerre, [le Service] a eu à résoudre des questions de plus en plus complexes de nature à entraîner des répercussions les plus sérieuses dans la vie du pays et dans la marche des opérations militaires, notamment au point de vue de la conservation des effectifs ». Ainsi, au cours de la guerre, les questions relevant du domaine santé sont 36
Correspondance, classement provisoire côte 9NN670, DAT, SHD. G.Gillyboeuf, Le service de santé des armées en guerre :ses règles d’or, médecine et armées, 1972,1,6. 38 CQG, EM, 1er bureau, n°24025. 39 P.Doury, Lyautey et la médecine, Médecine et armées, 27, 8, 1999. 40 Projet de loi relatif à l’organisation du service de santé des armées, « Etude des motifs », 1922. Classement provisoire côte 9NN631, DAT, SHD. 37
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devenues particulièrement importantes car le commandement avait pris conscience de l’importance de la récupération des effectifs. Il y eu effectivement une véritable crise à partir de 191641. Dés le 20 août 1916, le Maréchal Joffre a annoncé que les effectifs de l’armée française diminueraient au moins de quatre cent mille hommes en 1917. A l’automne 1916, en raison des pertes subies pendant la bataille de la Somme, il avait fallu réduire les divisions de 12 à 9 bataillons, mesure devenue indispensable afin de conserver la souplesse dans le jeu des réserves et assurer les relèves. Il ne faut pas oublier que la Grande Guerre fut une des plus meurtrières de l’histoire. Le Général de Gaulle dira, en parlant de la première guerre mondiale, « il peut paraître incroyable que de pareilles hécatombes n’aient pas eu pour conséquence la dislocation de l’armée42 ». Un rapport établi le 1er avril 191943 par l’état-major de l’armée française fera état d’un bilan arrêté au 11 novembre 1918 de 1 365 735 morts ou disparus44. Le service de santé des armées français en aura épargné une petite partie mais son efficacité, comme nous le décrirons plus tard, a été entamée pour différentes raisons. Le taux de mortalité restait encore élevé puisqu’en 1917, suite à 357 729 entrés dans les formations sanitaires, il y eu 18 335 morts, soit 5,12%45.
L’efficacité du soutien médical montera cependant rapidement en puissance au cours du XXème siècle. Les révolutions dans la médecine militaire concernent deux aspects : le traitement des blessures dues au combat et la lutte contre les maladies. Les progrès techniques et organisationnels du domaine santé, à travers les siècles, permettront d’améliorer sans cesse le ratio des survivants.
Les services de santé des armées, par leur impact indiscutable et de plus en plus efficace sur l’économie des vies humaines, offrent aux forces une puissance véritablement stratégique. Les deux leviers d’action sont tout d’abord le traitement des blessés au combat puis la prise en charge des malades. Si le premier est apparu rapidement (dés l’antiquité) naturel aux chefs de guerre, car ils acceptaient facilement le principe de réparer les dégâts dont ils étaient eux-même à l’origine, la seconde démarche est restée longtemps ignorée. En effet, la reconnaissance de la maladie apparaissait comme une lâcheté : un véritable guerrier ne se préoccupe pas de sa santé.
41
Guy Pedroncini, Pétain : le soldat 1914-1940, Perrin, p 125. Guy Pedroncini, Pétain : le soldat 1914-1940, Perrin, p 299. 43 Rapport de l’Etat-major de l’Armée, 1919. Classement provisoire côte 9NN670, DAT, SHD. 44 Répartis en 1 355 00 pour l’armée de terre, soit 16,2% des ses effectifs mobilisés, et 10 735 pour la marine, soit 4,9% des ses effectifs. 45 Bilan du service de santé, Classement provisoire côte 9NN670, DAT, SHD. 42
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Les blessés au combat
La première préoccupation des chefs de guerre fut de conserver leurs effectifs en tentant de remettre sur pied les combattants encore potentiellement opérationnels. Soigner les blessés au combat semblait légitime et noble, tandis que les maladies étaient délaissées car elles étaient le résultat de la fatalité. Déjà César s’intéressait à ses blessés, constatant lors d’une revue de la légion « qu’il n’était pas un soldat sur dix qui soit sans blessure46 ». Dans le même temps, il valorisait leur bravoure car, même blessés, ils avaient travaillé jour et nuit pour construire les retranchements qui finalement les avaient sauvés. On était encore loin des soins attentifs aux blessés, mais en ces temps, l’intérêt porté à ces combattants amoindris, témoignait de la relation forte entre le chef et ses troupes, marque de l’armée impériale.
Au Moyen Age, les ordres hospitaliers seront mis en place par compassion pour les invalides de guerre. Les progrès de la chirurgie, en dépit des interdictions religieuses (en ce qui concerne la dissection des cadavres notamment), seront alors motivés par le devoir envers les blessés, même si en arrière pensée la conservation des effectifs était constamment présente. Le concept de soins aux blessés fit donc son apparition dés que celui d’une armée, dans toute la valeur du terme, pris la suite des « bandes hirsutes des gens de guerre ».
Parvenir à sauver le maximum de vies devint alors un des principes des services médicaux des armées. Un énorme potentiel a pu être identifié tout au long de l’histoire, mais ce n’est réellement qu’à partir du XVIIème siècle que cela devient réaliste, étant donné les progrès techniques de la chirurgie de guerre et de la médecine en général. Larrey parvint, par exemple, à imposer des infirmeries à bord des navires de combat. Il fallait faire en sorte que les blessés ne gênent pas la manœuvre, ils étaient donc traités au niveau du faux-pont, dans lequel l’infirmerie se trouvait. En dépit des conditions exécrables, c’était un progrès énorme, permettant des interventions infiniment plus précoces que sur les champs de bataille, sauvant ainsi plus de vies.
Lors de la guerre de 1870-1871, les allemands, sur un effectif total de 913 967 mobilisés, ont perdu 28 596 militaires des suites de leurs blessures. On y voit ici un potentiel important d’effectif à sauver. Les données françaises ne permettent pas d’évaluer le
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César, Guerre des Gaules, VI, 38. Traduction L.-A. Constans.
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nombre de morts des suites de blessures mais on sait que 131 000 blessés sont passés dans les formations du service de santé47. Encore une fois, un potentiel énorme de soins.
Pendant la Première Guerre mondiale, 73% des décès parmi les combattants français ont été provoqués par les combats, soit 996 986. La gestion des blessés, pour la première fois dans l’histoire, a été un défi supérieur à celle des malades.
Plus prés de nous, lors de la guerre du Kippour, en 1973, les israéliens ont eu 2522 militaires tués et 7000 blessés pour 18 jours de combat. Les données concernant les morts des suites de blessures n’ont pas été publiées mais, en revanche, il est précisé que « l’efficacité de leur service de santé a été remarquable »48.
Enfin, lors de la guerre des Malouines, en 1982, aucun des blessés ramassés vivants sur le terrain, du côté anglais, n’est, par la suite, décédé. Ce sont les enseignements des guerres passées, et notamment de la première guerre mondiale, qui ont amené le service de santé britannique à mettre en œuvre certaines vérités chirurgicales efficaces. Les Malouines ont donc été la confirmation qu’il est indispensable de pouvoir disposer d’unités chirurgicales aussi rapprochées que possible du front. Le commandement ne peut avoir de meilleure preuve de l’efficacité des services de santé des armées modernes. Cela aura un effet pervers, dans les années 90, chez les chefs militaires américains qui prôneront alors le concept du « zéro mort ».
Les malades
« La balle est mille fois moins meurtrière que le microbe, et certains épisodes de l’histoire militaire illustrent douloureusement cette indiscutable vérité (qu’il suffise de se rappeler Sébastopol, l’Egypte, Madagascar)49 ». Les maladies ont, en effet, causé, à travers les siècles, plus de morts que toutes les blessures au combat réunies. Pourtant, longtemps, cet aspect a été négligé, d’une part parce que la médecine était très peu efficace face aux épidémies, et d’autre part parce que c’était un véritable aveu de faiblesse que de se préoccuper des maladies, dont d’ailleurs on ne comprenait pas l’origine. Toutes les douleurs et autres symptômes étaient occultés par la bravoure, il était veule de s’écouter.
47
Sous la direction de Pierre Lefebvre, Histoire de la médecine aux armées, Lavauzelle, 1982. R.Forissier, M.Damandieu, La guerre du Grand Pardon, Médecine et armées, 4, 7, 1976, cité p 636. 49 Médecin colonel Costedoat, direction du service de santé au ministère de la Défense Nationale, auditeur du CHEDN, La défense sanitaire, 1917. Classement provisoire côte 9NN656, DAT, SHD. 48
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Sun Zi avait déjà identifié l’importance de la lutte contre les maladies : « Lorsqu’une armée ne souffre pas de cent maladies, on dit qu’elle doit remporter la victoire50 ».
A l’heure actuelle, la situation a naturellement changé, le ratio « morts au combat/morts de maladie » n’a pas cessé de s’inverser depuis le début de l’ère de la pasteurisation. Deux raisons expliquent cela : les progrès de la prophylaxie et de la thérapeutique tendant à atténuer la morbidité médicale et, par ailleurs, l’accroissement du pouvoir vulnérant des armes tendant à augmenter la morbidité chirurgicale. Il est nécessaire, cependant, de rester vigilant, à tout moment les maladies peuvent s’engouffrer dans le relâchement préventif et de nouvelles pathologies peuvent apparaître. Les épidémies sont, non seulement une catastrophe sanitaire, mais aussi une véritable paralysie pour les forces armées. Il est essentiel de retenir les enseignements de l’histoire afin de préserver la capacité opérationnelle militaire. La lutte contre les épidémies est sans conteste un véritable enjeu stratégique.
Pendant la guerre du Péloponnèse, la peste (ou nommée comme telle) se déchaîna en 426427. Thucydide conclut que « rien ne fit autant de mal aux athéniens que ce fléau ; rien n’entama à ce point leur puissance militaire51 ». L’épidémie détourna les spartiates de l’Attique et les amena à concentrer leurs efforts sur Platées en 429. Elle diminua, d’autre part, de façon très significative le nombre d’hommes dont pouvait disposer Athènes au cours des années suivantes. Les conséquences réelles ne sont pas connues, mais il est certain que si Athènes n’avait pas perdu subitement plusieurs dizaine de milliers de citoyens (dont un grand nombre de soldats potentiels), son comportement tactique aurait été différent. Thucydide a fait le bilan des pertes dans les rangs militaires (l’atteinte du reste de la population n’est pas connue) : 4400 hoplites des « troupes d’actives » et 300 cavaliers moururent de la peste. Les athéniens ont considéré qu’il y avait un « avant » et un « après » l’épidémie dans l’histoire de leur armée et de leur flotte.
La peste noire à Londres, au Moyen Age, fit moins de morts proportionnellement que la peste à Athènes. Dans le second cas le contexte était conflictuel, la dissémination de la maladie ayant été favorisée par les conditions de vie de la garnison militaire. Il existe réellement une étroite relation entre la guerre et la maladie, car la proximité humaine et animale, les conditions de bivouac, la mauvaise qualité de la nourriture et de l’eau, et enfin la fatigue et la tension psychologique sont autant de facteurs favorisants. Ainsi, un des
50 51
Sun ZI,L’art de la guerre, Traduction Valérie Niquet-Cabestan, cité p 125. Victor Davis Hanson, La guerre du Péloponnèse, Flammarion, 2008.
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principes stratégique, la « concentration des forces » peut être mis en péril par le risque épidémique. L’action du service de santé par la prévention et l’hygiène favorise donc ce principe, que le Maréchal Foch considérait comme fondamental.
Au cours de l’histoire, les exemples de catastrophes sanitaires lors des grandes batailles foisonnent. Après avoir pris Damiette en juin 1249, l’armée de Saint Louis fit le siège de Mansourah. Une épidémie de scorbut, provoquée par le manque de ravitaillement en vivres frais, fut la cause d’une fonte exceptionnelle des effectifs, passant en quelques mois de 30000 à 12 000 hommes.
La guerre de cent ans fut le cadre d’une épidémie de dysenterie bacillaire dans les rangs de l’armée britannique, débarquée à Honfleur en 1415. En un temps réduit, il resta uniquement un quart de l’effectif initial. Après la bataille d’Azincourt, cette affection contraindra les anglais à repasser la Manche, même si les français furent touchés, pour ce qui les concernait, par la peste et la variole.
En 1478, une épidémie de peste éclata au siège de Malaga ; en 1489, le typhus exanthématique décima les troupes au siège de Baza ; en 1552, au siège de Metz, le typhus oblige Charles Quint à lever le siège de la ville.
De ces évènements funestes, un prémisse du service de santé vit le jour : les hôpitaux de campagne. Le commandement ne pouvait plus tolérer d’être handicapé, dans les affaires militaires, par des fléaux qui ravageaient les rangs de leurs armées. La guerre de siège, qui privait les assaillants de secours suite à leurs blessures, et les épidémies furent donc à l’origine des premiers hôpitaux militaires déployés sur le terrain.
La marine fut aussi particulièrement touchée lors des expéditions lointaines qui favorisaient la promiscuité et le manque d’hygiène. Vasco de Gama connu le scorbut, pendant son expédition aux Indes de 1497. Pigafetta qui vogua aux côtés de Magellan en 1520 fit la première description précise de la maladie, car lors de l’expédition « bien peu furent ceux qui par la grâce de Dieu n’eurent aucune atteinte52 ».
Les hivernages forcés, lors des expéditions septentrionales, ont été des champs d’observation tristement privilégiés. En 1535, Jacques Cartier, lors de sa deuxième expédition au Canada, dut hiverner avec ses navires à l’embouchure de la rivière Sainte52
Pigafetta, Il viaggio fatto da gli Spagnivoli a torno a’l mondo. Traduction G.Bolliet.
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Croix. Ses équipages furent atteints gravement par le scorbut. Les indigènes lui enseignèrent une décoction de l’écorce et des feuilles de l’épinette blanche qui permit d’enrayer totalement la maladie.
Les grandes campagnes qui suivront seront, tout au long des siècles, les théâtres d’épidémies dévastatrices. La campagne d’Egypte (1798-1801) verra 1 700 de ses soldats mourir de la peste et 2 410 de dysenterie. La campagne de Russie (1812-1814) sera une catastrophe car elle verra 23 000 décès du Typhus sur les 30 000 prisonniers des russes, le siège de Dantzig aura 13 000 morts du Typhus sur les 36 000 présents. La guerre de sécession (1861-1865), sur un effectif moyen de 430 000 hommes, sera affectée par un million de cas de paludisme, 137 000 cas de typhoïde et 234 000 cas de dysenterie. La liste est encore longue, et on se demande comment les armées ont pu poursuivre la guerre. A ces époques, les soldats avaient réellement « rendez-vous » avec la mort. Le paroxysme du désastre sanitaire, fut atteint avec la guerre de Crimée (1853-1855). Sur un effectif de 309 000 soldats français, il y eu 75 000 décès par maladie contre 20 000 morts sous le feu de l’ennemi. Cette surmortalité épidémique fut la conséquence de l’absence d’une véritable politique de prévention. Les britanniques, qui étaient plus attentifs à l’hygiène collective, firent un peu mieux mais auront tout de même un ratio toujours supérieur de morts par maladies (17 500 contre 4 700 par blessures). Pour les russes, ce fut encore plus terrible car 600 000 des leurs périrent d’affections médicales contre 30 000 au combat.
Malheureusement, cet hécatombe sanitaire va encore durer jusqu’à la première guerre mondiale. Les raisons se trouvent naturellement dans l’incapacité technique de soigner les maladies, mais aussi en grande partie par le déni du microbe, notamment de la part du commandement. C’est presque incompréhensible, car les grands chefs militaires avaient conscience de la perte immense que cela engendrait pour leurs armées. Le général Montecuccoli considérait pourtant, au XVIIème siècle, que l’aspect sanitaire était primordial. Il déclarait que le commandement « sait que seule une bonne logistique peut permettre l’entretien d’une armée, car si on meurt peu dans les batailles, on meurt beaucoup de maladies, d’épuisement rapide dû à la faim53 ». Que s’est-il donc passé pour que des commandants en chefs, tels que Napoléon bien sûr, ne mettent pas en place une véritable politique de prévention. A quoi pensaient les grands stratèges ?
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Sous la direction de Bruno Colson et Hervé Coutau-Bégarie, Pensée stratégique et humanisme, Economica.
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Pourtant, dans le même temps, la médecine progresse, notamment avec la vaccination contre la variole. Le décret du 29 mars 1811 a rendu obligatoire dans l’armée française la vaccination antivariolique54, devançant ainsi de quelques quatre vingt dix ans la loi sur la santé publique du 15 février 1902 qui l’imposera à la nation entière. Aux Etats-Unis, la vaccination contre la variole sera instituée à partir de 1818. En pratique, la vaccination ne se fera pas sérieusement dans les armées avant de nombreuses années, le commandement n’étant pas ferme sur cet aspect de la préparation opérationnelle. En France, la vaccination n’a pas été sérieusement pratiquée avant la loi du 1er avril 1897. La guerre de 1870, sera le parfait exemple du non respect de la première loi, car l’armée française aura 125 000 cas de variole dans ses rangs, dont 23 000 décès.
Les catastrophes sanitaires vont encore persister au cours du XIXème siècle. Les guerres indiennes contre les tribus Séminoles entre 1835 et 1842, vont faire 1200 morts parmi les soldats américains, dont 75% sont attribués à la maladie. L’expédition de Tunisie, en 1881, sur 20 000 hommes, aura 4 200 cas de fièvre typhoïde et 4 000 cas de dysenterie bacillaire. L’expédition de Madagascar fera 6 000 morts par le paludisme, soit le quart de l’effectif. La guerre turco-russe de 1877 présentera un ratio de 5 décès par maladie pour 1 décès par le feu.
Enfin, la guerre de 1914-1918, verra encore une mortalité élevée par maladies, avec en Serbie 135 000 morts par le Typhus et 30 000 morts de la grippe entre avril et décembre 1918. Cette période est en revanche un semi succès pour le domaine médical car le service de santé a limité la catastrophe. Les pertes de la grande guerre ont été terribles mais, pour la première fois, grâce à l’action des services de santé, les pertes pour maladies furent loin derrière celles des blessures. Hyacinthe Vincent55, qui a imposé la vaccination contre la typhoïde, a pratiquement éradiqué cette fièvre parmi les troupes françaises. Les maréchaux Joffre et Foch lui rendront hommage, le considérant comme un des meilleurs artisans de la victoire. De plus, la situation sanitaire aurait pu être bien pire pour les armées, étant donné l’hécatombe grippale mondiale qui a eu lieu, touchant le monde entier, avec 20 millions de morts entre 1918 et 1919. De même que sa grande sœur du front occidental, l’Armée d’Orient a conduit, elle aussi, la lutte avec un succès égal et d’autant plus méritoire qu’elle évoluait dans un milieu riche en affections exotiques. Le paludisme ne cessera d’être son ennemi durant toute la guerre.
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Décret du 29 mars 1811. Classement provisoire côte 9NN631, DAT, SHD. Hyacinthe Vincent (1862-1950), médecin militaire français, est surtout connu pour ses travaux sur la fièvre typhoïde et la gangrène gazeuse. 55
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Ainsi, les services de santé des armées mènent-ils un combat sans répit pour préserver les vies humaines. Les progrès, dans cette bataille contre la mort, ont été considérables à travers les siècles, permettant aujourd’hui une limitation des pertes humaines en opérations. Cependant, cette lutte pour l’intégrité physique à peine maîtrisée, un nouveau défi est apparu pour le domaine santé : la préservation du moral des troupes. Cet aspect, même si il a été reconnu dés l’antiquité, pour ce qui concerne sa dimension collective, la psychologie individuelle du soldat est, quant à elle, une notion récente.
B. Le maintien du moral Clausewitz fait le lien entre les effectifs et le moral des troupes. Il estime que la supériorité numérique peut donner une supériorité psychologique, à condition que le rapport de force soit connu. Pour lui, le moral est une condition de la victoire car la bataille « vise à détruire le courage de l’ennemi plus que le guerrier ennemi ». Il évalue le rapport des forces morales en fonction des réserves en effectifs consommées. La perte de moral est donc un élément central de la stratégie. Sun Zi avait énoncé, avant lui, l’importance de la démoralisation de l’ennemi qu’il considérait comme un des deux piliers, aux côtés de « la liberté d’action et de la stratégie indirecte exécutée préalablement à la stratégie directe victorieuse. »
Sun Zi expliquait que pour imposer sa volonté à l’ennemi, on peut envisager d’attaquer directement le psychisme collectif et individuel par des méthodes appropriées. Tout ce qui touche au moral de l’adversaire est donc utile. C’est là que le domaine santé entre en jeu, car il a toute sa place dans le déséquilibre moral de l’adversaire par un effet en miroir : l’équilibre moral des troupes amies. En effet, par le maintien des effectifs à travers les soins des blessés ou des malades, il participe à la supériorité psychologique liée à la supériorité numérique. Il n’a pas d’action directe sur l’ennemi, car le corps médical, par définition éthique, n’est pas en contact avec lui, ou lorsqu’il l’est, c’est pour le soigner sans le discriminer. L’action se fait donc de façon indirecte en favorisant la puissance de l’armée amie, en maintenant en condition les chefs et en soutenant psychologiquement ses propres troupes. En cela, il est un acteur stratégique d’importance dans le domaine du moral.
De tout temps, l’ennemi a cherché à atteindre le chef. En étêtant le commandement de son leader, lorsqu’il est charismatique, on démoralise les troupes. Cela était d’autant plus vrai au temps où la victoire reposait sur la personnalité d’un seul homme. On constate 31
effectivement que les médecins ont été, au début de l’histoire, placés auprès des grands hommes politiques ou des généraux, afin de protéger, au delà de la personne, l’image qu’ils représentaient. Tous les premiers noms célèbres de la médecine militaire étaient attachés à des hommes clés : Henri de Mondeville56 à Philippe Le Bel, Ambroise Paré à trois rois de France57, Desgenettes et Larrey à Napoléon Bonaparte.
Le positionnement médical était donc stratégique car l’histoire ne manque pas d’exemples où la concentration des efforts de l’ennemi se faisait sur le chef. Au printemps de 334 avant Jésus-Christ, les Perses furent emportés par la cavalerie macédonienne armée de javelots, mais ils avaient très justement estimé que s’ils avaient pu atteindre Alexandre en personne, ils auraient pu stopper net le projet d’invasion. Tout reposait sur un seul homme, il était la clé du succès.
Au Moyen Age, l’implication du roi était indispensable pour galvaniser les troupes, aussi sa capture ou sa mort était-elle une catastrophe. Elle signifiait la fin de la guerre et la déroute, comme ce fut le cas après Poitiers en 1356. Cependant, le roi avait le plus souvent le rôle de soutien moral en se montrant et en faisant quelques actions pendant que le commandement effectif était exercé par un général. Ce fut le cas à Bouvines avec Philippe Auguste ou à Marignan avec François Ier. Dans tous les cas la valeur symbolique persistait et la mort du roi aurait été une catastrophe. Il en est de même avec les chefs militaires charismatiques, leur perte atteint le moral du combattant au point d’être vaincu. En 1806, la bataille d’Auerstedt voit l’armée prussienne, pourtant largement supérieure en nombre, s’effondrer dés l’instant où le duc de Brunswick est tué.
Le chef a une place essentielle pour l’entretien du moral des troupes et la motivation de ses hommes. Lawrence58 a écrit que « le chef de l’armée arabe devait mettre l’esprit de ses hommes en ordre de bataille, tout juste avec autant de soin et de forme que les autres officiers les mettaient physiquement en place59 ». Les ouvrages destinés à l’enseignement de l’art militaire abordent cet aspect. « Le Rosier des guerres », ouvrage collectif demandé par Louis XI, en 1482, évoque la question du maintien du moral et de la cohésion. La Marine fut aussi particulièrement exposée car les équipages, souvent mal nourris, mal 56
Henri de Mondeville fut un des chirurgiens les plus célèbres de France du XIIème au XIVème siècle. Ambroise Paré (1510-1590) sera tour à tour au service du duc René de Montjean, de René de Rohan, Antoine de Bourbon, roi de Navarre, Henri II de France, Charles IX puis Henri III de France. 58 Thomas Lawrence (1888-1935), dit « Lauwrence d’Arabie », conçut le projet d’un empire arabe sous influence britannique et anima la révolte des arabes contre les turcs (1917-1918). 59 T.E.Lawrence, Guérilla, Encyclopedia Britannica, Vol.X, Londres, 14ème édition, 1926. Traduction Catherine Ter Sarkissian. 57
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habillés, mal logés, présentaient assez fréquemment des troubles mentaux. Les plus fréquents étant les troubles dépressifs, désignés par le terme de « nostalgie » et provoqués par les longues absences et les aléas des retours. Benoît de la Grandière a rédigé un mémoire sur le sujet, qui lui vaudra un prix de l’académie de médecine en 1873. C’est la raison pour laquelle, le commandement, sensibilisé depuis longtemps à la problématique du moral des hommes, y attache un intérêt où le service de santé lui apparaît naturellement comme un des leviers à actionner. Le Maréchal Pétain considérait, en 1917, que le moral était devenu « un des facteurs essentiels de la lutte60 ». C’est à partir de la première guerre mondiale que le commandement s’est intéressé non seulement au moral collectif mais aussi, et cela était nouveau, au moral individuel.
L’armée est analysée comme un milieu social dont le fonctionnement est particulier, engendrant des pathologies psychiatriques aux aspects cliniques spécifiques. Henri Barbusse, en parlant des poilus, a écrit : « Ils sont des hommes, des bonshommes quelconques arrachés brusquement à la vie. […] Ce sont des simples hommes que l’on a simplifié encore, et dont, par la force des choses, les seuls instincts primordiaux s’accentuent : instinct de la conservation, égoïsme, espoir tenace de survivre toujours, joie de manger, de boire et de dormir. Par intermittence, des cris d’humanité, des frissons profonds, sortent du noir et du silence de leurs grandes âmes humaines61 ».
Le docteur Martin-Sisteron écrit, en 1936, au ministère de la guerre, à propos d’un article intitulé « l’hygiène mentale et nerveuse individuelle » : « ce titre ne peut manquer d’intéresser tout particulièrement les médecins de l’armée, car les occasions sont fréquentes, pour eux, d’avoir à connaître des problèmes que pose des réactions que provoque l’adaptation brutale à la vie militaire chez nos jeunes gens arrivant au service à un âge qui marque une étape importante de leur formation intellectuelle et affective62 ».
Le commandement a parfaitement intégré cet aspect, faisant appel au service de santé pour l’aider dans l’appréhension des atteintes psychologiques, voire psychiatriques. Le général Huntziger, commandant supérieur des troupes du Levant, écrit au Service, en 1936, ses préoccupations dans ce domaine : « il y a intérêt à ce que les officiers et sous-officiers ne fassent pas trop de longs séjours hors de France. De nouvelles dispositions prises depuis le début de l’année nous oblige à limiter la durée des séjours et je crois que ces 60
Lettre au général Pershing du 27 décembre 1917. Henri Barbusse, Le feu, in ; les grands romans de la guerre de 14-18, Paris, Ed. Armand Colin, 1983. 62 Lettre du Dr Martin-Sisteron au ministère de la guerre, 24 janvier 1936. Classement provisoire côte 9NN621, DAT, SHD. 61
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dispositions sont très justifiées63 ». Ce qui, autrefois, était qualifié « d’ivrognerie » ou de « lâcheté », sont maintenant identifiées comme des réactions psychologiques pouvant être liées à un stress important. Il existe des pathologies du temps de paix et des pathologies du temps de guerre. Dans le cadre d’un engagement militaire, le service de santé des armées parle de « réaction de combat ».
Provost, entre 1938 et 1939, et de Quero initient les premiers services de « sélectionorientation », en se dirigeant vers une psychologie appliquée visant une orientation optimale des personnels professionnels ou militaires. La détermination d’un profil psychiatrique montera en puissance progressivement.
La prévalence des états de stress liés au combat chez les vétérans du Vietnam a été évaluée à 15,2%, allant jusqu’à 30% chez les blessés64. La guerre israélo-arabe de 1973 aura jusqu’à 30% de pertes psychiques. Le bilan des engagements des années 80 et 90 lors des conflits des Malouines, des deux guerres du Golfe, de la Somalie et de l’ex-Yougoslavie viennent corroborer le fait que les pertes psychiatriques sont une véritable menace pour la capacité opérationnelle, puisqu’elles ont représenté la première cause de rapatriement sanitaire vers les nations d’origine. Lors de la première guerre du Golfe, deux études réalisées entre six mois et un an après la fin des hostilités, rapporte une prévalence des états de stress post-traumatique entre 8 et 9% chez les militaires américains65. Au Rwanda, Raingeard66 indique que 60% des militaires ayant participé aux travaux d’enfouissement de Goma ont présenté des difficultés psychologiques à la fin de leur séjour ou dés leur retour.
Les causes de ces troubles psychiatriques ont variés dans le temps, mais il semble que la société actuelle ait tendance à les accroître. En effet, le citoyen, en majorité citadin, de notre civilisation moderne, habitué au confort, n’est plus adapté aux rudes conditions de la vie en campagne. De plus, les formations de combat contemporaines, constituées d’une proportion plus forte qu’autrefois d’unités entièrement mécanisées, sont exposées, lors de la destruction, d’emblée et collectivement à des blessures. Enfin, K.Schimd, en 1960, 63
Général Huntziger, commandant supérieur des troupes du Levant, Lettre au service de santé des armées, en 1936. Classification provisoire côte 9NN621, DAT, SHD. 64 D.Esquivié, P.Arvers, D.Leifflen, soutien médico- psychologique des personnels en opérations, Médecine et armées, 2006, 34,1 65 D.Esquivié, P.Arvers, D.Leifflen, soutien médico- psychologique des personnels en opérations, Médecine et armées, 2006, 34,1 66 Raingeard, Regard d’un médecin d’unité sur sa fonction d’hygiéniste mental, médecine et armées, 25,5,1997.
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décrit la mise à mal du patriotisme par la disparition de la notion de « guerre nationale ». Il estime67 que « l’homme risquera de ne plus se battre pour sa propre nation mais pour une coalition…Les conceptions réalistes et prosaïques qui caractérisent l’occidental moderne rendent bien moins évident l’acceptation du sacrifice de la vie…Ce sera le moral, concrétisé par la résistance psychique de chacun, qui deviendra le facteur essentiel dans l’issu d’un conflit ».
L’histoire a donc montré « qu’il est évident que le potentiel moral joue souvent un rôle décisif 68». Pour être en mesure de disposer d’une « armée durable », il est nécessaire de disposer de soldats expérimentés, sélectionnés pour leur profil psychologique fiable, préparés psychologiquement et pris en charge rapidement en cas de stress posttraumatique. Les services médicaux des armées ont un rôle essentiel à jouer pour favoriser la supériorité psychologique des troupes. La dimension psychologique du soutien santé des forces s’est largement développé depuis 20 ans, sous l’impulsion conjuguée des psychiatres et du commandement. Cela constitue un progrès immense, non seulement dans l’intégration du moral des troupes en tant qu’enjeu stratégique, mais aussi dans l’évolution de la relation santé/armées. En effet, des structures complémentaires ont été développées, travaillant dans la même direction. L’activité psychiatrique des services de santé sur les théâtres d’opérations, ainsi que sur le territoire national, s’articule aujourd’hui avec des structures d’intervention psychosociales développées par le commandement dans chacune des armées. L’efficacité de la prise en charge s’en trouve largement accrue car les conseils du domaine santé trouvent un écho favorable auprès des chefs restés longtemps sourds à cet aspect.
Finalement, l’économie des moyens humains revêt deux aspects : la préservation du physique et la préservation du moral. La fonction santé est capable, par ailleurs, de préserver d’autres moyens tels que les moyens animaux. Paradoxalement, le duo santé/armées a rapidement fonctionné dés qu’il s’est agi de porter de l’attention aux animaux. Les soins prodigués à ces derniers ont été, pendant longtemps, plus importants que ceux prodigués aux combattants. Il faut reconnaître que l’importance stratégique des moyens de transport, que représentaient notamment les chevaux, ne pouvait pas être ignorée.
67 68
P.Juillet, P.Moutin, Psychiatrie militaire, Masson et cie, 1969. A.Corvisier, Hervé Coutau-Bégarie, La guerre, Perrin, 2005, cité p 200.
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C. L’économie des animaux militaires Les animaux ont une grande importance pour les armées, ils ont longtemps, avec les chevaux, été des moyens stratégiques, décisifs des victoires. A partir du XXème siècle, suite à l’arrivée de la mécanisation, leur présence est devenue moins importante, mais ils trouvent toujours une place intéressante dans la manœuvre militaire. Des pigeons voyageurs ont été utilisés comme intermédiaires pendant la première guerre mondiale, des mulets ont été employés pendant la guerre du Rif ou la guerre d’Algérie, et les chiens ont pris une part importante dans la contre-guerilla pendant les guerres coloniales. Aujourd’hui, la cynotechnie trouve pleinement sa place dans le cadre des guerres asymétriques et de la lutte contre le terrorisme.
Les services de santé des armées jouent, à ce niveau, un rôle majeur car, à présent, dans la plupart des pays, les services vétérinaires militaires leur sont rattachés. En France, ce n’est que depuis le 1er janvier 197869 que le corps des vétérinaires des armées a été intégré au service de santé. Les conventions de Genève, rédigées en 1949, ne considèrent d’ailleurs pas les vétérinaires comme du personnel sanitaire auxquels la protection s’applique. L’article 22, relatif aux faits ne privant pas de protection, dit que « ne seront pas considérés comme étant de nature à priver une formation ou un établissement sanitaire de la protection assurée par l’article 19 […] le fait que du personnel et du matériel du service vétérinaire se trouve dans la formation ou l’établissement, sans en faire partie intégrante70 ». Cette phrase signifie, par la négative, que le service vétérinaire ne bénéficiant pas de la protection, ne l’enlève cependant pas par sa présence. Par ailleurs, les soigneurs des animaux n’ont pas toujours été vétérinaires, et plus encore pas toujours vétérinaires militaires. Ils ont longtemps été considérés comme « des mécaniciens » capables de réparer « les moyens de locomotion ». Les soins aux chevaux étaient prodigués par le maréchal-ferrant estimé le plus compétent, il portait le titre de « maréchal expert ». L’apparition des vétérinaires militaires français a, cependant, suivi d’assez prés la création des écoles de vétérinaires par Claude Bourgelat, à Lyon en 1761, puis à Alfort en 1765. Le corps militaire sera effectivement créé en 1769.
La préoccupation de la santé des chevaux vient de l’Antiquité où la place de la cavalerie était capitale. Leurs soins étaient d’ailleurs plus développés que ceux dispensés aux 69
E.Dumas, M.Freulon, D.Davis, J-Y.Kervella, Le rôle des vétérinaires des armées dans l’évolution de la médecine vétérinaire, Médecine et armées, 2008, 36,2. 70 CG I, art 22, alinéa 4.
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hommes. Une tablette phénicienne, datant du milieu du deuxième millénaire, retrouvée à Ras-Shamra, l’antique Ugarit, comporte de véritables recettes thérapeutiques : « quand [le cheval] a la tête et les naseaux enflés, un amalgame de figues et de raisins secs et de farine de gruau, on introduira, tout ensemble, dans les naseaux71 ». Les traités d’Hygin et de Végèce attestent de la présence de l’équivalent d’un service vétérinaire militaire romain. Il existait une distinction entre ceux qui s’occupaient des chevaux et ceux qui traitaient des autres animaux d’accompagnement, tel que le bétail. Ils portaient les titres différents de « medicus veterinarius », « medicus pecuorus », ou « miles pecuorus ».
Au Moyen Age, en dépit d’un certain déclin de la cavalerie, Juan Alvarez de Salamielle rédigera un traité, à la demande de Sénéchal de Bigorre, résumant les connaissances du XVème siècle. Ce manuel d’hippiatrique semble avoir été influencé par les pratiques arabes, témoignant de la méticulosité des soins apportés par un corps de spécialistes72. Au XIXème siècle, les progrès des sciences vétérinaires permettront l’obtention de résultats remarquables quant à la conservation des effectifs équins. Le commandement, et notamment le Maréchal de Saint-Arnaud73, reconnaîtra les services rendus, en particulier lors de la conquête de l’Algérie, en attribuant aux vétérinaires le statut d’officiers en 1852.
Les services vétérinaires ont représenté un véritable acteur stratégique pendant les conquêtes coloniales (Algérie 1830, Afrique occidentale et équatoriale, Tunisie 1881, Madagascar 1896, Maroc 1907). Ils ont, non seulement, concouru à l’acceptation de la présence française par des populations rurales dont l’agriculture et l’élevage étaient la seule richesse, mais aussi assuré le maintien en condition des moyens de transport, à savoir les chevaux et les mulets des colonnes. Ils ont même participé aux soins des soldats blessés. A titre d’anecdote, l’aide vétérinaire Hue a sauvé la vie du sous-lieutenant Marchand, futur héros de Fachoda, au combat de Koundian, en 1889.
Au début du XXème siècle, la création de haras, de jumenteries et d’établissements hippiques où servent des vétérinaires militaires, permettra d’améliorer et d’adapter aux besoins militaires le cheval barbe, résistant et rustique. Cette race, permettra aux cavaliers d’Afrique, spahis marocains et chasseurs d’Afrique, de traverser en quatre jours et quatre nuits, dans des conditions très difficiles, le massif de Jakoupitza Planina par d’étroits 71
Tablette traduite par C.Virolleaud. Manuscrit espagnol n°214, Fol.31r° et v°-Bibliothèque Nationale. 73 E.Dumas, M.Freulon, D.Davis, J-Y.Kervella, Le rôle des vétérinaires des armées dans l’évolution de la médecine vétérinaire, Médecine et armées, 2008, 36,2. 72
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sentiers de montagne. Cet exploit leur permettra de s’emparer et d’occuper Uskub (actuellement Skopje) par surprise, le 29 septembre 1918, coupant ainsi la retraite de la XIème Armée allemande forte de 77 000 hommes, mais contrainte à la capitulation. L’adaptation de chevaux, par amélioration des performances de leur race (sélection des individus et reproduction contrôlée), à des conditions extrêmes a donc été un facteur déterminant de l’effondrement des empires centraux dans les Balkans.
La première guerre mondiale représente, par ailleurs, le premier conflit où les chiens ont été significativement employés dans les forces armées. Ils étaient utilisés comme chiens sanitaires, recherchant les blessés, chiens porteurs, estafettes ou sentinelles. La cynotechnie tombera pourtant en désuétude dans l’entre-deux guerres et la défaite de 1940 empêchera un nouvel essor des chiens militaires. Les guerres de décolonisation mettront, quant à elles, en exergue l’intérêt des chiens dans les opérations de contre-guérilla. Les vétérinaires militaires se verront confier, à partir de 1948, la sélection, le dressage et l’emploi des chiens de guerre. En 1951, ils seront chargés de la formation de commandos cynophiles opérationnels, composés de 9 hommes armés de pistolets mitrailleurs, un gradé cynophile et 8 militaires du rang avec leurs chiens. Ces commandos, au nombre de 10 en Janvier 1954, seront utilisés en Indochine, en appui de compagnies d’infanterie. Ils ont obtenu d’excellents résultats dans le cadre de la détection des embuscades lors des ouvertures de routes ou de pistes, de la recherche et de la poursuite de l’ennemi, et enfin dans les fouilles d’agglomérations. Les résultats ont, en revanche, été plus mitigés dans le cadre du déminage. La longueur des pistes à ouvrir et la faible densité des mines et pièges associés à des conditions climatiques difficiles ont souvent découragé les chiens. C’est la guerre d’Algérie qui sera à l’origine du développement très important de l’emploi des chiens militaires. Les effectifs canins sont passés de 160 en 1955, à 900 en 1957 pour atteindre 2000 en 1958. Ils étaient employés au sein de 90 à 100 pelotons cynophiles qui étaient composés de quinze à vingt chiens. Plusieurs fonctions avaient été identifiées : les chiens éclaireurs qui assuraient les patrouilles, le ratissage et le bouclage ; les chiens pisteurs qui étaient chargés de la détection du sabotage, des évasions, des embuscades, des infiltrations ; les chiens de grotte qui débusquaient l’adversaire dans les cavernes ; les chiens de déminage qui ont obtenus des résultats meilleurs qu’en Indochine, notamment sur les voies ferrées.
Les vétérinaires, traditionnellement hippiatres, se sont orientés vers la médecine vétérinaire canine. Depuis leur rattachement au service de santé, ils ont abandonné, en France, la responsabilité des groupes cynophiles. C’est le 132ème groupe cynophile de l’armée de terre 38
qui a pris le relais. Cependant, ils continuent à assurer les soins, l’expertise, la recherche et le conseil au commandement qui sont fondamentaux pour le maintien des effectifs, l’efficacité des animaux et le développement de nouvelles techniques militaires. Par ailleurs, les vétérinaires contemporains ont élargi le spectre de leurs activités dans les domaines de l’hygiène alimentaire, de l’eau et de la maîtrise de l’environnement biologique.
L’analyse du retour d’expérience montre que la fonction santé a potentiellement un fort pouvoir démultiplicateur de puissance. On peut imaginer que l’histoire aurait été bien différente si tous les morts par maladies avaient été sauvés, si les blessés avaient, pour beaucoup, survécu et si ce qui était donné pour de la faiblesse morale avait été pris en charge correctement. Certaines victoires auraient pu être inversées. Pour plusieurs raisons, cela n’a pas été possible, mais aujourd’hui, la médecine militaire a le pouvoir d’éviter les pertes inutiles, elle assure efficacement l’économie des moyens humains et animaux. La supériorité appartient à celui qui dispose de la puissance ; l’atout que représente le domaine santé ne peut donc pas être négligé.
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II Outil de liberté d’action La liberté correspond à un affranchissement des contraintes. Celles-ci peuvent être de nature humaine, sociale, politique, technique, géographique, climatique, etc. L’objectif est de tenter de les faire disparaître ou, tout au moins, d’en diminuer l’impact sur la capacité à agir. Toute action favorisant le libre choix de la manœuvre et l’éradication des facteurs stratégiques contraignants tend, dans ce sens, vers la liberté d’action.
Traditionnellement, les théoriciens de la stratégie militaire centrent la liberté sur l’ennemi car ils estiment que « le principe de liberté d’action commande de ne pas subir la loi de l’ennemi74 ». Le Maréchal Foch en avait fait « un principe absolu », à égalité avec l’économie des moyens. Il le voyait sous l’angle de l’offensive, considérant qu’en défensive on se voit imposer la volonté de l’attaquant. Le débat est ouvert sur ce point, mais ce n’est pas le propos ici. Il est plus intéressant, dans le cadre de l’étude, d’évaluer tous les moyens qui donnent l’opportunité d’agir librement contre l’ennemi. L’idée, dans ce cas, est d’aller plus loin en offrant au commandement la possibilité de s’affranchir de toutes les contraintes, afin de disposer du choix total de la stratégie qu’il conduira contre son ennemi.
On peut, ainsi, étendre la définition du principe de liberté d’action, à priori restrictive à l’ennemi lui-même, au fait de ne pas subir la loi de tout élément pouvant contribuer à la victoire de l’ennemi. Cela signifie ne pas subir la loi du terrain, de l’environnement, de la population ou encore de contraintes du type espace / temps, ce qui revient à acquérir une puissance accrue.
Si l’on admet que l’on peut étendre ce principe, tel que défini précédemment, la place du domaine santé se situe dans l’aide qu’il peut apporter au chef pour maîtriser l’environnement biologique, pour maintenir en condition les combattants, pour gagner le cœur de la population (ouvrant au commandement la possibilité d’obtenir d’elle des renseignements, de l’aide et du soutien), afin de ne pas entraver la manœuvre ou encore pour favoriser, par l’innovation technologique et physiologique, le développement de techniques militaires toujours plus performantes. L’objectif est de donner un temps 74
Hervé Coutau-Bégarie, Traité de stratégie, 6ème édition, Economica, 2008, cité p 331.
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d’avance à la force amie, afin que dégagé de toute contrainte extérieure, le chef se concentre sur l’ennemi.
A. La maîtrise de l’environnement L’environnement ne doit pas être un obstacle opérationnel. Pour cela, il est nécessaire de gommer au maximum son impact en le connaissant et le gérant le mieux possible. La maîtrise doit s’appliquer à la fois dans le domaine de la connaissance du terrain, de sa topographie, de sa végétation, de son climat mais aussi dans la compréhension de sa population, de ses pathologies, de sa culture. Par une excellente appréhension des risques spécifiques, le choix de la manœuvre est facilité, l’utilisation du terrain peut devenir un atout et la force est protégée. Cela, d’autant plus que la protection des troupes est devenue une dimension fondamentale de l’efficacité. Le général Desportes estime que « Paradoxalement, lorsque la guerre n’était pensée que dans l’optique de l’affrontement paroxystique des blocs, la protection de la force présentait un caractère moins sensible. Pour deux raisons. La première est que notre vision de la guerre était d’abord celle de la guerre absolue pour des intérêts vitaux dont nous sentions, sous l’emprise prégnante de la pensée clauswitzienne, qu’elle justifiait et supposait inexorablement des pertes massives. La seconde est que l’insuffisance de la protection n’altérait que la dimension la moins importante de l’action militaire, son efficacité opérationnelle.75 » Aujourd’hui, l’efficacité militaire à été transférée au premier plan, par un jeu d’économie des vies humaines et d’un souci financier. Le domaine santé est un des acteurs principaux dans ce domaine à plusieurs titres: la lutte contre le risque biologique, l’hygiène permettant une meilleure adaptation, la qualité de l’eau et de l’alimentation.
L’hygiène Sun Zi préconisait déjà le bon choix du cantonnement : « il faut se placer au bon endroit pour préserver leur santé [des troupes] 76 ». Les conditions de logement sont très souvent responsables des épidémies, encore aujourd’hui, notamment pour le paludisme lorsque les armées s’installent prés des marais ou d’autres réservoirs d’eau stagnante. L’hygiène au sein du campement est tout aussi essentielle, en particulier en ce qui concerne le Typhus lorsque les poux prolifèrent. On a vu précédemment les catastrophes sanitaires lors des grandes batailles à travers l’histoire. Les hébreux, au cours du deuxième millénaire, recommandaient déjà la purification des camps. Les malades contagieux étaient éliminés, 75 76
Général Vincent Desportes, La guerre probable, 2ème édition, Ed.Economica, 2008, cité p 194. Sun ZI,L’art de la guerre, Traduction Valérie Niquet-Cabestan, cité p 125.
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lépreux ou dysentériques, et les déjections étaient enterrées77. Il s’agissait autant de mesures religieuses, en rapport avec l’exigence de pureté du peuple élu, que de mesures de prévention enseignées par des nomades coutumiers de la vie des camps. Une des plus grandes réussites de l’armée romaine tient dans son organisation, en particulier des campements, qui permettait aux hommes de partir au combat dans de bonnes conditions. La Marine royale, par son espace confiné durant de longues traversées océaniques, a aussi très vite été sensibilisée à l’importance de l’hygiène des locaux et des hommes.
Aujourd’hui, les services de santé des armées sont en charge de conseiller le commandement dans le domaine de l’hygiène et de la sécurité en opérations, ainsi que dans celui de la protection de l’environnement. L’objectif est de diminuer au maximum par l’adaptation des locaux, la maîtrise des comportements du personnel, la gestion des déchets ou encore l’établissement de contre-mesures médicales, les risques d’accidents, d’intoxications ou de maladies directement liés au métier de militaire. Dans cette optique, il est nécessaire de conjuguer à la fois les recommandations techniques, le droit du travail et la mission opérationnelle afin de diminuer au maximum les entraves à la manœuvre. Par leur connaissance du milieu militaire, leur participation directe aux opérations et leurs compétences médicales, chimiques, biologiques, environnementales, les praticiens du domaine santé ont une place privilégiée dans cette action d’hygiène et de sécurité en opérations. Leur expertise est tout autant importante en ce qui concerne l’hygiène de l’eau et de l’alimentation car la protection de la santé des combattants passe directement par cette démarche.
L’eau et l’alimentation
L’hygiène de l’eau est un facteur tout aussi indispensable car l’eau véhicule de nombreuses pathologies, en particulier la dysenterie bacillaire et le choléra. L’emplacement des latrines n’était pas anodin, le général Sherman78 leur portait une attention toute particulière, sachant parfaitement qu’une armée entière pouvait être mise hors d’état de nuire par une diarrhée. Il est donc apparu très vite essentiel de préserver l’environnement des champs de bataille afin de pouvoir prélever l’eau et l’alimentation indispensables à la vie. Très longtemps les armées ont vécu en prélevant leur subsistance sur le terrain qu’elles avaient conquis. Elles pratiquaient ensuite la politique de la « terre brûlée », empêchant toute autre armée d’y séjourner pendant un laps de temps significatif. 77
Deutéronome, XXIII, 12. Traduction du rabbinat français. William Sherman (1820-1891)général de l’Union auprès du général Grant pendant la guerre de Sécession, qui prit Atlanta en Géorgie et réalisa la célèbre marche vers la mer, permettant d’emporter la décision. 78
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L’absence de ravitaillement des armées a eu à plusieurs reprises des conséquences en termes d’épuisement physique mais aussi de maladies telles que le scorbut. Le Deutéronome conseillait déjà « si tu es arrêté longtemps au siège d’une ville que tu attaques pour t’en rendre maître, tu ne dois cependant pas en détruire les arbres en portant sur eux la cognée : ce sont eux qui te nourrissent, tu ne dois pas les abattre79 ». Cela rejoint, aujourd’hui, la préoccupation de la protection de l’environnement. De plus, la connaissance des végétaux et des animaux locaux est indispensable. Pendant la campagne de Russie, l’armée de Napoléon a employé du bois de laurier rose pour embrocher ses aliments, de nombreux soldats en sont morts.
La qualité du régime alimentaire est tout aussi primordiale. Pendant la guerre de Sécession, les médecins militaires américains essayeront de souligner l’importance de la ration alimentaire du combattant dans la prévention des maladies, mais le commandement, pour qui les résultats n’étaient pas évidents, a préféré privilégier la mobilité des troupes plutôt que de les alourdir avec des vivres variés et en quantité suffisante. A la fin du XIXème siècle, plusieurs accidents observés dans les corps de troupe, attribués à la consommation de conserves, ont conduit le ministre de la Guerre à mettre en place, le 1er février 1899, une commission d’étude sur les critères de qualités minimum pour les marchés militaires. Lors du premier conflit mondial, le régime alimentaire des soldats était désastreux et basé principalement sur le porc salé et l’alcool. Le chirurgien général Joseph Lovell tentera de faire diminuer la ration de viande et d’augmenter celle du pain et des légumes mais il ne sera pas écouté. Il a été le précurseur de la diététique moderne, qui appliquée aux militaires tend vers la performance et la résistance des soldats. Parmentier, pharmacien militaire et célèbre importateur de la pomme de terre, était persuadé que le meilleur moyen de lutter contre les maladies était « une bonne nourriture et une bonne hygiène 80». La fonction santé est chargée, à l’heure actuelle, de contrôler la qualité de l’eau et de l’alimentation, mission confiée à ses vétérinaires et pharmaciens. La complémentarité entre le service de santé et le commandement est dans ce cas moins présente que pour l’hygiène et la sécurité qui a des implications judiciaires. En effet, si l’intérêt d’une alimentation saine est comprise, le commandement a souvent tendance a tenter de réaliser des économies sur la qualité de la ration alimentaire, n’en voyant pas les effets à court terme. La lutte contre les épidémies suscite beaucoup plus facilement leur adhésion car la non prise en compte de cet aspect est rapidement spectaculaire. 79
Deutéronome, XX, 10-20. Traduction du rabbinat français. D.Vidal, R.Deloince, Trois siècles de recherche et de découvertes au sein du service de santé des armées, Médecine et Armées, 2008, 36, 5.
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La prévention
Les épidémies ne naissent et ne s’étendent que si elles rencontrent des conditions favorisantes et des individus réceptifs. La réceptivité dépend de nombreux facteurs, les uns extérieurs tels que la promiscuité, l’encombrement, la température, la pression barométrique, l’hygrométrie, les autres intrinsèques au personnel tels que la fatigue, la déchéance physique, la mauvaise hygiène de vie.
Au Moyen Age, le commandement considérait que les hommes n’étaient utilisables que pour un temps très bref, car la fatigue au combat avec les armures était extrême. Ils estimaient qu’un homme n’était pas utilisable plus d’une heure, en comptant les pauses. Le repos avait été identifié comme indispensable.
Mais la réceptivité dépend surtout du degré d’immunité spécifique et cette immunité résulte soit d’une atteinte antérieure ayant débouché sur une guérison, soit d’une vaccination. Dés le XIème siècle, les Chinois pratiquaient déjà la variolisation, en inoculant une forme peu virulente (ou souhaitée comme telle) de la variole. L’efficacité était relative et le taux de mortalité pouvait atteindre 1 à 2%. Cependant, la pratique s’est progressivement répandue le long de la route de la soie. Voltaire écrivit à propos de l’inoculation81 : « Un évêque de Worcester a depuis peu prêché à Londres l’inoculation, il a démontré en citoyen combien cette pratique avait conservé de sujets à l’Etat ». Daniel Bernoulli démontra, quelques années plus tard, en 1760, que la généralisation de cette pratique permettait de gagner un peu plus de trois ans d’espérance de vie. Dans les armées, Jean-François Coste, grand hygiéniste, introduit la variolisation82 des troupes envoyées au secours des insurgés américains. Elle sera rendue obligatoire en 1818 aux Etats-Unis.
Le grand tournant de la vaccination et de l’hygiène sera abordé avec l’œuvre de Pasteur au XIXème siècle. Son explication, et surtout sa diffusion dans l’opinion, des principes de la bactériologie, de l’étiologie des maladies infectieuses, et du rôle de la prévention auront pour conséquence de bouleverser la relation à l’environnement. Les armées y ont vu une 81
Voltaire, XIème lettre philosophique, 1734. Le mot « vaccination » vient donc du latin vacca signifiant vache, en honneur à la toute première maladie inoculée : la variole.
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opportunité immense, résumée par le professeur Jacob : « Enoncer les travaux de Pasteur : c’est lire des bulletins de victoire. » Le service de santé des armées travaillera, désormais, en étroite collaboration avec l’Institut Pasteur, et en particulier au sein des instituts d’outre-mer. La liste est longue des figures célèbres de praticiens militaires, tels que Yersin ou Calmette, qui ont participé à l’épopée pasteurienne au-delà des mers. « La lutte contre les maladies épidémiques et contagieuses s’est de tout temps imposée, en impérieux devoir, au service de santé militaire83 », cette ère nouvelle a totalement bouleversé l’approche des soins dans les armées mais aussi celle de la prévention. Il ne s’agissait plus de lutter contre des inconnus mais bien contre des entités concrètes : les microbes84. De nombreux praticiens militaires seront détachés dans les instituts Pasteur, en particulier outre-mer. Camille Pesas, premier vétérinaire militaire collaborateur de Yersin, travaillera sur la recherche relative à la peste bovine et la peste humaine, à l’institut Nhatrang, en 1896. Edmond Plantureux, chef du service de microbiologie de l’institut Pasteur d’Alger, était aussi vétérinaire militaire. Il a réalisé de nombreux travaux sur la rage. Lucien Balozet, praticien militaire, était directeur de l’institut Pasteur de Tunis.
D’autres mesures de prévention seront développées en particulier la chimioprophylaxie. En 1830, Maillot avait obtenu une bonne protection contre le paludisme du corps expéditionnaire en Algérie avec le sulfate de quinine. En 1892, le service vétérinaire des armées a préconisé l’emploi de la malléine comme moyen diagnostic de la morve latente. La maladie fut ainsi éradiquée au sein des effectifs équins militaires puis civils. En 19141916, Carle Guessard, pharmacien des armées mit en place des préparations contre les poux des tranchées.
Tous ces progrès techniques et la montée en puissance de l’efficacité de la prévention feront reconnaître au commandement l’importance de l’action médicale dans la maîtrise de l’environnement biologique. La première guerre mondiale développera le concept de « défense sanitaire85 ». Son objectif correspondait à la mise en application des mesures qui étaient susceptibles d’entraver l’éclosion ou d’arrêter le développement des maladies, surtout des maladies contagieuses. Une circulaire mettra en place, en 1924, « des équipes sanitaires chargées de l’application des mesures techniques d’hygiène et de désinfection,
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Médecin Major de première classe Coudray, 1923. Classement provisoire, côte 9NN670, DAT, SHD. Le mot « microbe » a été introduit par Sédillot en 1878. 85 Médecin colonel Costedoat, direction du service de santé au ministère de la Défense Nationale, auditeur du CHEDN, La défense sanitaire, 1917. Classement provisoire côte 9NN656, DAT, SHD. 84
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qui pourraient être spécialement motivées par l’apparition d’épidémies survenant dans les camps86 ». « Faire de la protection de ses propres forces la motivation principale87 » était déjà pour Sun Zi un moyen indirect de détruire les forces ennemies. Nos chefs militaires, motivés par l’efficacité de la médecine dans le domaine de la prévention, ont bien compris cet enseignement et ont mis en place plusieurs systèmes de protection sanitaire de la force. En France, l’état-major des armées a augmenté la part sanitaire dans son appréciation opérationnelle. Pour cela, il s’est doté, en 2003, de la section « prévention, sécurité, environnement » (PSE), chargée des questions relatives à l’hygiène et à la sécurité des militaires en opérations (HSO)88, et de la cellule d'aide à la décision dans les domaines radiologiques, biologiques et chimiques (CARBC), chargée du recueil d’informations et de leur analyse, en vue de fournir une aide à la décision de niveau stratégique ou opératif. L’OTAN a eu la même approche, en créant une branche « Force Health Protection » et l’Union européenne suit actuellement dans le sillage. La maîtrise de l’environnement est devenue une véritable préoccupation car elle diminue les entraves physiques à la liberté d’action des chefs militaires. En effet, disposer de toutes ses forces, et pouvoir les faire évoluer sur le terrain avec le moins possible de risques ou de menaces, offre une plus grande marge de manœuvre. Dans le prolongement de cette recherche de liberté, la maîtrise de l’environnement humain où se déroule les combats procède de la même démarche.
B. La gestion de la population « Qui aura les éléments et le terrain pour lui ?89 », on peut ajouter aujourd’hui : qui possèdera le cœur de la population ? Ce point est essentiel, dans notre époque moderne, pour disposer de la liberté d’action, susciter l’adhésion de la population permet une meilleure acceptation de la force. « Nous avons perçu que les sociétés et les hommes constituaient le nouveau milieu de l’action90 ». Cet aspect était peu développé avant le XIXème siècle, c’était plutôt l’inverse, les armées faisaient, en général régner la terreur et réquisitionnaient des vivres, des locaux ou même des femmes par la force.
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Circulaire n°1921 B du 20 mars 1924. Classement provisoire, côte 9NN624, DAT, SHD. Sun ZI,L’art de la guerre, Traduction Valérie Niquet-Cabestan, cité p 278. 88 Instruction n°1826/DEF/EMA/SLI/PSE du 13 septembre 2005. 89 Sun ZI,L’art de la guerre, Traduction Valérie Niquet-Cabestan, cité p 100. 90 Général Vincent Desportes, La guerre probable, 2ème édition, Economica, 2008. 87
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Les guerres de colonisation furent un véritable tournant dans l’approche militaire des populations. La phase initiale, phase exploratoire et de conquête, ne prenait pas immédiatement en compte la dimension de « l’habitant qui est au centre du conflit91 ». En revanche, la phase de pacification des territoires donnait une place particulière à l’assistance médicale aux populations. Des dispositifs fixes de soins étaient complétés par une action médicale mobile, qui fut à la base de la lutte contre les grandes endémies tropicales. Pour Lyautey, « …s’il comprend son rôle, [le médecin] est le premier et le plus efficace de nos agents de pénétration et de pacification92 ». Par ce biais, il répandait la connaissance et la confiance mutuelle, se basant sur la méthode de la « tâche d’huile ». Au Maroc, par exemple, les médecins militaires ont occupé une place importante dans sa politique, par l’intermédiaire des soins aux « indigènes » et des services de lutte contre la trypanosomiase, la lèpre et la tuberculose. Lors de la conquête d’Algérie, l’efficacité du médecin dans les colonnes volantes de Bugeaud, a fortement contribué à la réussite des opérations. Les médecins militaires avaient une aura importante auprès de la population, concrétisée par le terme de « toubib93 » qui portait une véritable tonalité sympathique et amicale. Les services de santé français94 et britannique ont, ainsi, eu un rôle majeur à jouer dans la constitution des empires coloniaux de leur nation respective. En 1924, un hommage leur sera rendu : « le rôle de premier plan joué par les officiers du Corps de santé des troupes coloniales dans le fonctionnement et le développement des services d’assistance médicale indigène aux colonies, en soulignant que la surveillance sanitaire, la conservation et la fructification du capital humain indigène pourra seule compenser l’effroyable diminution de la natalité en France, et assurer dans l’éventualité d’une guerre future les effectifs numériquement suffisants pour assurer la défense du territoire95 ».
Après la seconde guerre mondiale, lors des guerres de décolonisation ou des luttes pour l’indépendance nationale, l’objectif de l’aide médicale aux populations fut radicalement différent. L’action menée cherchait, au début, à gagner la population afin d’éviter qu’elle ne prenne parti pour l’ennemi et ne lui apporte son soutien. Au Vietnam, par exemple, les médecins américains des hôpitaux des forces spéciales assuraient les soins médicaux des
91
R.Trinquier, La guerre moderne, Economica, 2008. J.L.Rey, Service de santé des armées et actions civilo-militaires au Kosovo : de la théorie à la pratique, Médecine et armées, 2001, 29,2. 93 Savant habile en langue arabe. 94 A cette époque, le service de santé français colonial administrait et animait alors plus de 3000 formations telles que 41 hôpitaux, 593 centres médicaux, 2000 dispensaires et 600 maternités, dispersés à travers la France d’outre-mer. 95 Direction des troupes coloniales, 1er bureau, bureau technique, n°2.354-1/8-1er octobre 1924. Classement provisoire côte 9NN637, DAT, SHD. 92
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troupes du groupe de défense indigène civil, de leurs familles et de nombreux civils. Ce volet médical faisait partie intégrante des opérations spécifiques de l’organisation des forces spéciales américaines aéroportées dans un but anti-insurrectionnel assurée au sud. Lors de la phase suivante, correspondant à l’accession à l’indépendance de nouveaux états, le but à atteindre était de mettre en place une coopération. Les services de santé ont joué un rôle essentiel dans la mise en place de cette coopération.
Après la guerre froide, « l’enjeu de la guerre moderne est [devenue] la conquête de la population96 ». C’est l’expérience de l’ex-Yougoslavie qui a ouvert l’ère actuelle des actions civilo-militaires (ACM), telles que nous les connaissons. « On entend par ACM toutes les actions entreprises par les forces engagées sur le théâtre permettant de prendre en compte l’interaction entre ces forces et leur environnement civil et de faciliter ainsi la réalisation des objectifs civils et militaires poursuivis97 ».
En France, l’action du service de santé des armées s’intègre dans cette directive, selon les grandes lignes suivantes : la primauté du soutien santé au profit de la force engagée est essentielle (la conduite de l’aide médicale aux populations ne devant pas compromettre la mission première, en particulier ne pas obérer ni la rapidité ni la capacité d’accueil au profit des forces. L’objectif est de conserver à tout instant l’aptitude du domaine santé à soutenir la force en posture coercitive), le niveau de réalisation de l’aide médicale aux populations doit être maîtrisé (c’est-à-dire acceptable et supportable pour les forces), elle doit aussi être réversible sans difficulté majeure (ce fût le cas lors des évènements de Bouaké en novembre 2004). Cette réversibilité doit pouvoir être mise en œuvre sur très court préavis et valoriser l’action des forces. « La vraie guerre est parmi les gens et non parmi les montagnes98 ». Il ne faut pas oublier qu’une partie de la survie et des renseignements provient de la population. C’est pourquoi, la fonction « aide médicale aux populations » ( qui occupe une place majeure dans les actions civilo-militaires des armées) a pris une grande importance dans les conflits modernes. Même si cette fonction n’avait pas été identifiée comme un véritable facteur stratégique par Clausewitz et ses contemporains, ou encore par le Maréchal Foch lors de la détermination de ses principes, elle représente un levier essentiel de l’action des armées. C’est devenu un véritable principe de la stratégie d’action moderne, comme nous le verrons plus loin. L’action sur la population offre donc une liberté au commandement dans 96
R.Trinquier, La guerre moderne, Economica, 2008. Directive de 1997, relative aux ACM au Kosovo. 98 Général (USMC) Victor Krulak. 97
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le domaine opérationnel en diminuant le soutien de l’ennemi, mais aussi au niveau politique en donnant une légitimité à la présence des forces armées.
Ainsi, lorsque la maîtrise de l’environnement dans ses dimensions physiques et humaines est acquise, la liberté d’action du commandement peut encore être augmentée en lui assurant une liberté de manœuvre. Le domaine santé, là encore, a la capacité de favoriser cette dernière, notamment par le biais des évacuations sanitaires. L’histoire de ces évacuations a été longue et chaotique à l’image du soutien santé dans sa globalité. Il est intéressant de l’étudier pour comprendre la relation du duo santé/armées, car elle caractérise parfaitement toute l’ambiguïté de la relation.
C. La liberté de manœuvre Les évacuations sanitaires ont un intérêt stratégique, non seulement par le fait qu’elles permettent de sauver plus de vies et donc d’améliorer le moral des troupes, mais aussi parce qu’elles permettent de dégager les champs de bataille. Les progrès techniques ont libéré le commandement, lui permettant de combattre, tout en sachant que ses hommes seront pris en charge, avec une mobilité accrue et dans des conditions parfois extrêmes. Des évacuations de blessés efficaces offrent une certaine sérénité au commandement et favorisent ainsi sa liberté de manœuvre. En effet, si les combattants se préoccupent des victimes, cette activité constitue une entrave à l’action. Le général de La Motte écrit que pendant la guerre d’Indochine99 « toutes les évacuations sanitaires imposent la retraite de tout le monde. Si je renvoyais une section seule, elle aurait quelque chance de disparaître corps et biens. Un jour un éclaireur prend un éclat si lent qu’il est à peine fiché dans son ventre. […] On fabrique un brancard de fortune, deux perches, deux vestes de combat et on rentre, à ma grande déception : voilà un renseignement perdu. Il faut dix heures pour l’évacuer jusqu’à l’hôpital 415. Il a le péritoine ouvert mais se remettra très bien, avec une énorme cicatrice. » Pourtant le commandement n’a pas toujours vu ou ne voit pas toujours l’intérêt majeur de consacrer des moyens spécifiques aux évacuations. A court terme, cela peut effectivement être perçu comme une entrave mais sur la durée d’une opération, des capacités en nombre suffisants et efficaces peuvent faire la différence.
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Dominique de La Motte, De l’autre côté de l’eau – Indochine 1950-1952, Tallandier, 2009, cité p 144.
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Les balbutiements des évacuations sanitaires
« Mettre en contact le plus rapidement possible le blessé et le médecin est la base de la médecine de guerre100 ». Les byzantins disposaient des « dépotats » et la Gaule romaine des « valets d’armée » chargés de recueillir les blessés avec des brancards de fortune. Pline le Jeune raconte que Cnéius Pompée mourut faute de brancard pour l’évacuer.
Les armées royales, en Europe, ne disposaient pas, en revanche, de personnel pour jouer le rôle de brancardiers. Le concept d’évacuations sanitaires est apparu, pour la première fois en France, en 1694101. Il ne sera pas mis en application immédiatement, car même après l’édit de 1708, le blessé pansé rejoint l’hôpital ambulant le plus proche par ses propres moyens, comptant sur un frère d’armes ou un habitant local. Quelques mauvais chariots réquisitionnés sur place étaient parfois utilisés pour leur transport. Jourdan Le Cointe102 dénonce la barbarie de « ces chariots de transport où les hommes blessés sont entassés, cahotés, sans secours, pour être douloureusement transportés103 ».
La Convention en prendra conscience, en 1792, demandant aux « charrons et artistes » de concourir pour présenter un modèle de « voitures légères et bien suspendues pour transporter des blessés ». Cette idée ne rencontrera pas de succès, mais elle aura eu le mérite de favoriser la mise en œuvre de nouvelles méthodes (immobilisation des fractures par exemple) pour ménager la souffrance des blessés. C’est Larrey, sous le premier Empire, qui mettra en place des « ambulances volantes » adaptées au transport spécifique des victimes des combats. Cependant, à l’avant, le transport se faisait toujours de bric et de broc à l’aide de branches d’arbres, de fusils entrecroisés, de pièces de toile, d’échelles, etc. Percy proposa, en 1813, de créer des unités spéciales de brancardiers équipés de matériels pour monter un brancard improvisé suffisamment confortable. Cette proposition resta lettre morte.
La première guerre mondiale s’avèrera un véritable tournant dans l’utilisation de vrais brancards par des « brancardiers de régiment ». A cette époque, se généralise l’emploi de 100
J-N.Giroux, Evacuations sanitaires héliportées au cours du conflit vietnamien, médecine et armées, 2001, 29, 3. 101 Catinat, Mémoire contenant les moyens de faire la guerre offensivement dans le piémont en 1694 adressé au roi. 102 Médecin parisien du XVIIIème siècle, ayant rédigé le célèbre Traité de cuisine sous l’Ancien Régime, qui traitait de l’hygiène alimentaire comme élément essentiel de la santé, et se penchera, par ailleurs, sur le sort médical des combattants. 103 Jourdan Le Cointe, La santé de Mars, 1790.
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la brouette porte-brancard, des brancards montés sur luge ou sur ski, des cacolets ou des cacolets litières montés sur mulets. Cependant, « l’afflux des blessés ne permet plus aux brancardiers des régiments trop peu nombreux, d’assurer correctement leur transport vers l’arrière. Les médecins peuvent alors faire une demande auprès du service de santé, afin que les musiciens de la fanfare de leur bataillon leur soient ponctuellement envoyés en renfort, comme brancardiers104 ». Louis Maufrais, médecin dans les tranchées, témoigne : « C’est dans ces sapes où [je] partais donner les premiers soins aux blessés entassés avec les morts, avant d’être transportés souvent trop tard au poste de secours de bois Vauban par les brancardiers débordés ». Cette pénurie de brancardiers sera en partie compensée par la venue, en 1915, de volontaires américains pour conduire les ambulances105. C’est à cette époque que les trains sanitaires vont faire leur apparition dans les deux camps. Certains trains sont de véritables hôpitaux roulants, approchant du front jusqu’à 15 à 20 kilomètres106. Les brancards et véhicules sanitaires s’amélioreront entre les deux guerres, devenant plus légers et plus maniables. Ils seront utilisés pendant la campagne de 1939-1940. Dans cette période, des navires seront utilisés pour des évacuations sanitaires107. Le concept des navires hôpitaux ne cessera de progresser, lui aussi, les américains en mettront en place pour les opérations fluviales, en 1967 au Vietnam, l’USS Colleton puis l’USS Nueces.
Mais la véritable révolution des évacuations sanitaires est la voie aérienne qui a pu réaliser le miracle de réduire le facteur temps, de montrer qu’il est parfois possible de prendre en charge un blessé à l’endroit même où il tombe et finalement de réduire très fortement le facteur évacuation.
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Louis Maufrais, présenté par Martine Veillet, J’étais médecin dans les tranchée, Robert Laffont, 2008, note 1 cité p 74-75. 105 La France dispose de 450 véhicules sanitaires en septembre 1914 et 5 427 au moment de l’armistice. Du côté allemand, le ministère de la guerre fait réaliser par l’industrie un parc de véritables véhicules sanitaires tactiques, dont la capacité de transport sera augmentée par des remorques. A la fin de 1914, l’armée allemande dispose de 226 véhicules sanitaires neufs, renforcés de 239 autres véhicules divers. En 1916, elle en aura 1 815, et 2 961 au début de l’année 1918. 106 Au début de la guerre les allemands auraient disposé de 40 trains sanitaires et en auraient utilisé, au cours du conflit, 232 de différentes catégories pour le transport des blessés. En France, une instruction du 25 avril 1916 sera rédigée par le grand quartier général des armées pour organiser les évacuations sanitaires par trains- EM Général / direction de l’arrière 1663 DA. Classification provisoire, côte 9NN670, DAT, SHD. 107 Entre le 21 et le 29 mai 1940, 789 blessés seront évacués par des navires français. La Royal Navy mit en œuvre 3 navires hôpitaux pour évacuer les militaires britanniques et français blessés de l’hôpital de Zuydcoote.
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L’apparition des avions comme vecteurs d’évacuation Les premières évacuations sanitaires par voie aérienne furent réalisées par les français en 1877, en utilisant des ballons à air chaud pour évacuer des blessés de Paris assiégé. En 1912, le sénateur Reymond, médecin et aviateur, prévoit que « l’avenir permettra de construire des avions avec lesquels se fera l’évacuation des blessés ». Ce fut chose faite, par le lieutenant Paulhan et le capitaine Dangelzer, en 1915, au cours de la retraite de Serbie. Le docteur Chassaing, en 1917, transporta dans le fuselage de son avion quelques blessés de Moulin de Laffaux 80 kilomètres plus loin108. C’est au Maroc que l’aviation sanitaire prendra un essor formidable, de 1921 à 1923. En octobre 1921, le Médecin Major Epaulard et le commandant Pennes, appartenant à la subdivision de Mekhnès, ramènent 18 blessés graves par six avions groupés en escadrille. Ils franchiront ainsi les 80 km en 35 minutes, alors que par la voie terrestre 3 jours auraient été nécessaires. En 1922, tant au Maroc qu’au Levant, 1 200 blessés ont été évacués. Lors de la guerre du Rif (1921-1926), 1 000 blessés seront évacués par air, mais 4 409 le seront par cacolets à dos de mulets, ne pouvant pas bénéficier de cette avancée technologique extraordinaire à cause du terrain très peu propice à l’atterrissage des avions. Entre 1918 et 1936, 6 981 malades ou blessés seront évacués par avion en Afrique du Nord et au Proche Orient. En France, le médecin principal Robert Picqué deviendra l’apôtre de l’aviation sanitaire mais malheureusement, il mourut le 1er juin 1927, en ramenant de Cazaux à Bordeaux une malade qui devait être opérée d’urgence. Il faut toutefois attendre la seconde guerre mondiale pour assister réellement à l’essor de ce mode d’évacuation. Les américains, en particulier, en feront un usage intense pour l’époque109.
Cependant, l’avion présentait la limite d’une zone d’atterrissage adaptée et de conditions météorologiques compatibles, qu’il était nécessaire de dépasser afin d’améliorer encore le taux de survie des patients. Il s’agissait d’une véritable course contre la montre, d’une guerre déclarée au temps. La survie du blessé dépend totalement de la vitesse de la prise en charge. Le médecin principal de deuxième classe Mellies dira, en juin 1917 : « n’est ce pas
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Il obtint, en 1918, l’aménagement de 60 appareils Breguet 14 A-2, en remplaçant dans le fuselage l’appareil mitrailleur par deux brancards. En 1920, 80 avions Breguet seront construits, aboutissant au type de Breguet « limousine » 14 T-Bis. 109 173 500 blessés seront évacués en 1943, 545 000 en 1944 et 454 000 en 1945. La conséquence directe de l’emploi massif de l’avion fait chuter le taux de mortalité de 6 pour 100 000 en 1942 à 1,5 pour 100 000 en 1945.
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à l’occasion des évacuations sanitaires que le service de santé perd en quelques instants la bonne réputation acquise par de longs mois de travail et de dévouement ?110 ». Cela signifie que le service de santé doit mettre tout en œuvre pour remplir sa mission, consistant à sauver le maximum de vies, mais que malheureusement les moyens pour réaliser les évacuations sanitaires ne sont pas dans sa main. Les vecteurs venant souvent à manquer, le temps perdu est alors irrémédiable. La complémentarité entre le commandement et le domaine santé nécessite d’être pleinement présente à ce niveau afin d’assurer l’efficacité des évacuations.
La révolution de l’hélicoptère sanitaire
L’hélicoptère sera donc la seconde révolution, par la liberté de posé qu’il offre par rapport à l’avion. Il a ouvert une nouvelle ère en ce qui concerne la médecine militaire, mais aussi la médecine d’urgence en général, les minutes ainsi gagnées font la différence entre la vie et la mort. L’emploi de ce mode de transport fut envisagé, en France, dés 1946 mais réellement employé et dédié à cette tâche en Indochine, en 1950, où Valérie André, médecin et pilote, s’illustra tout particulièrement. L’utilisation de ce type d’aéronefs, pour le ramassage des blessés au plus prés de la zone de combats et les évacuations vers les hôpitaux de campagne de proximité, permit de sauver un nombre incalculable de vies humaines et de faire évoluer les matériels médicaux et les techniques de soins en vol. Les retours d’expérience des américains en Corée, des britanniques en Malaisie et des français en Indochine sont unanimes sur la grande utilité des hélicoptères dans le domaine de la prise en charge des blessés111.
Au Vietnam, dés la fin 1961 et jusqu’en 1973, les américains soumis à la nature du terrain et aux techniques de contre-guérilla des Viêt Cong utiliseront fortement ce moyen d’évacuation. L’hélicoptère fut un formidable atout dans ce pays de montagnes, de jungles et de plaines marécageuses, disposant de peu de voies ferrées et de chemins carrossables. Le commandant Kelly fut la figure emblématique du détachement médical aéroporté. Il est devenu, en quelques mois, l’incarnation du dévouement et du sacrifice des pilotes des unités aéro-médicales au Vietnam. En 1964, 16 000 militaires américains étaient déployés au Vietnam, les demandes d’évacuations étaient immenses, les pilotes effectuaient plus de
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Médecin Principal de 2ème classe Mellies, juin 1917. Classement provisoire, côte 9NN670, DAT, SHD. Les français disposaient de 18 appareils et 5 000 blessés ont été transportés par ces aéronefs à voilure tournante entre 1950 et 1954. En deux mois, 1 400 missions d’évacuations sanitaires, soient 4 200 patients, eurent lieu au Laos. Les américains, en Corée, ont héliporté 17 700 blessés. 111
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100 heures de vol par mois. C’est lors de ce conflit que le concept d’emploi de l’hélicoptère de transport sanitaire a été validé.
L’efficacité de ce mode d’évacuation est certain car le délai moyen entre la blessure et le traitement consolidé était de dix heures pendant la deuxième guerre mondiale, il fut porté à cinq heures en Corée et un peu plus d’une heure au Vietnam. Ces chiffres sont confirmés par l’évaluation des taux de mortalités corrélés au temps d’évacuation, quel que soit le vecteur112.
A l’heure actuelle, l’hélicoptère est devenu le moyen idéal pour les évacuations tactiques intra-théâtre, tandis que pour les longues distances, dites stratégiques, l’avion est le moyen privilégié. Le service de santé des armées français a fait des évacuations sanitaires précoces un des trois piliers du soutien santé des forces en opérations. Cependant, faute d’appareils en nombre suffisant, ce mode d’évacuation ne peut pas être utilisé à sa juste suffisance. Un dialogue est indispensable entre les services de santé des différentes nations et le commandement, afin d’évaluer le besoin, pour tenter de le satisfaire autant que possible.
La gestion des parcs de vecteurs d’évacuation sanitaire est variable selon les pays. Il n’existe pas dans l’armée française une flotte aérienne exclusivement affectée aux transports sanitaires alors que le service de santé américain est doté d’unités d’hélicoptères sanitaires. Pourtant, initialement, les règlements de l’aviation française stipulaient : « les avions sanitaires ne doivent pas être employés à d’autres usages que les évacuations sanitaires, de façon à ce qu’ils soient maintenus en parfait état d’entretien et constamment disponibles »…Le principe reste cependant le même : donner les moyens au soutien santé d’être réalisé dans les meilleures conditions possibles afin de libérer le commandement de cette contrainte. En effet, les évacuations médicalisées garantissent une liberté d’action en désengorgeant le terrain, en allégeant la manœuvre, en libérant les combattants et en agissant sur leur psychologie, car leur chance de survie sans séquelle fonctionnelle s’en trouve fortement améliorée.
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Pendant la première guerre mondiale, il fallait entre 9 et 18 heures pour atteindre une structure chirurgicale, le taux de mortalité était de 8% ; pendant la seconde guerre mondiale, 8 à 12 heures et 4,5% ; en Corée, 2 à 4 heures et 2,5% ; au Vietnam, 1,5 à 2 heures, 2,5% ; pendant la guerre israélo-arabe, 1 à 10 heures du côté israélien et 1,3% et 24 à 48 heures du côté arabe et 3,1% ; pendant la guerre des russes en Afghanistan, 1 à 6 heures et 3,5% ; pendant la guerre des Malouines, 2 à 12 heures et 1,3% et enfin en exYougoslavie 1 à 6 heures et 1,75% - Dejan Bajcetic, Stojan jovelic, Danilo Krstic, Nebojsa Jovic et Milovan Novovic, Experience in evacuation wounded and sick on the territory of the former Yugoslavia in the war time 1991-1995, F.Y.R.O.Macedonia, revue internationale des services de santé des forces armées.
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Le domaine santé se renforce en tant qu’acteur stratégique par sa capacité à intégrer les nouvelles technologies pour soulager les chefs militaires des contingences pratiques qui les détournent de leurs préoccupations purement opérationnelles.
Une attention particulière doit être portée aux évacuations sanitaires, qu’elles soient terrestres, maritimes ou aériennes, car elles sauvent un nombre important de vies. Elles sont d’ailleurs devenues une véritable étape de la chaîne de soins aux blessés. D. Les innovations techniques Les services de santé des armées, par leurs recherches et leurs innovations technologiques, ont pour but d’améliorer le soutien médical des forces et de repousser les limites du combattant dans des conditions extrêmes. Ils offrent, ainsi, au commandement la possibilité de franchir des barrières humaines et physiologiques qui modifient les capacités militaires, et en conséquence, la vision stratégique.
Diminution des limites humaines Cet aspect est particulièrement remarquable dans le domaine aéronautique, qui n’aurait pas pu avoir le développement actuel sans les recherches médicales inhérentes à la physiologie aéronautique. Des aéronefs, aux performances toujours plus élevées, n’auraient pas pu exister sans la protection de l’aviateur, soumis à des contraintes extrêmes. L’hypobarie et l’hyperbarie ont été les premiers défis à résoudre. Les médecins ont commencé à s’y intéresser il y a déjà plus de 200 ans dans le cadre du mal des montagnes. Cette pathologie est connue depuis l’Antiquité, car Aristote l’avait décrite après l’ascension du mont Olympe. C’est en 1590 que le missionnaire espagnol Joseph d’Acosta en fait une description scientifique lors de son séjour dans les Andes. Les recherches physiologiques dans ce domaine auront des conséquences sur la mise en condition des troupes de montagne et, naturellement, sur le développement des vols. La médecine a contribué au formidable essor de l’aéronautique, de l’ascension du premier ballon à air chaud, jusqu’aux vols spatiaux en microgravité. Plusieurs disciplines participent à la création de vecteurs et de moyens de combat toujours plus efficaces : la physiologie, la médecine climatique, la psychologie, l’habitabilité de la cabine, l’ergonomie et la sélection des pilotes. En repoussant toujours les limites humaines, le domaine médical donne au commandement la capacité de participer à la course à la performance et d’obtenir une supériorité stratégique.
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Pendant la première guerre mondiale, la guerre chimique fait son apparition, les gaz sont utilisés alors que les deux armées n’étaient pas préparées à ce type d’agression. Immédiatement après l’attaque d’Ypres, le 22 avril 1915, l’Etat-major s’adressait au service de santé pour réunir toutes les informations sur les gaz. Il est jugé qu’une « étroite collaboration entre [la direction du service de santé et celle du matériel chimique] apparaît comme indispensable113 ». Les pharmaciens, experts en chimie et en toxicologie sont rapidement mis à contribution. Le premier masque à gaz français, en 1915, formé d’une gaze imbibée d’huile de ricin est de production pharmaceutique. Une notice sur la thérapeutique des intoxications par les gaz est diffusée le 04 mars 1916. Viendra ensuite la cartouche pour les masques à gaz, mise au point notamment par Paul Lebeau, professeur en pharmacie chimique et toxicologique à la faculté de pharmacie de Paris. Durant la guerre 1939-1940, il fit partie de l’Etat-major de la défense contre les gaz. Des survivants, durant la guerre des gaz de 1915, appartenant au 155e régiment d’infanterie, témoignent : « les allemands employèrent les gaz pour la première fois, le front s’effondra. Mais c’était un essai technique et il n’y avait rien derrière pour l’exploiter. Au deuxième essai ce fut tout différent. Nos troupes avaient été averties et dotées de masques à gaz, encore bien sommaires. A l’alerte aux gaz, les poilus mirent leur masque en place et prirent leurs fusils, l’ennemi tomba sur un bec114 ».
Cependant, et cela doit être un enseignement dans le domaine éthique, les pharmaciens militaires ont aussi été les instigateurs de la fabrication de certains toxiques. Gabriel Bertrand, propose l’utilisation de chloracétone, un lacrymogène, dans une grenade mis au point par ses soins en 1915. Les pharmaciens, attachés au service chimique durant la Grande Guerre, ont joué un rôle dans les moyens d’agression mais aussi un rôle essentiel dans la protection au profit des armées ; ils eurent ainsi un rôle non négligeable dans la victoire.
Amélioration du soutien médical des forces Par ailleurs, le domaine santé cherche sans cesse des voies d’améliorations afin d’être en mesure de soutenir les armées en toutes circonstances, en s’adaptant aux différents types de manœuvre. L’objectif est de diminuer les contraintes pour le commandement et de lui
113
Courrier du cabinet du sous-secrétaire d’état artillerie et munitions au service de santé militaire, 21 août 1915. Classement provisoire côte 9NN691, DAT, SHD. 114 Histoire du 155ème RI de Commercy pendant la guerre de 1914-1918 évoquée par les survivants, en mémoire des 115 officiers et 3985 sous-officiers, caporaux et soldats tués ou disparus, La Sainte Biffe, Ecole Don Bosco, 1976, cité le témoignage du Médecin major Benoît.
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offrir une liberté d’action supérieure en rendant possible le soutien santé d’opérations militaires très contraignantes au niveau logistique. Les antennes chirurgicales parachutistes mobiles en sont un exemple concret. Elles ont ouvert la voie au soutien santé d’opérations aéroportées dans la profondeur. La première antenne a été créée en Indochine en 1947 pour répondre au besoin des opérations aéroportées. L’opération « Castor », engagée fin novembre 1953 pour s’emparer de la cuvette de Dien Bien Phu a été un modèle de l’efficacité du soutien santé avec ce type de structure. Quatre vingt blessés de l’échelon d’assaut et des premiers accrochages furent sauvés dans les premiers jours grâce à l’antenne chirurgicale. En Algérie, la première utilisation opérationnelle d’une antenne parachutiste fut réalisée en novembre 1956 à Chypre, sur la rive du canal de Suez, à Port Fouad en face de Port Saïd. Deux heures après son largage, elle était en mesure de soutenir l’action du 2ème RPC115 et du 11ème choc116. L’antenne chirurgicale parachutiste sera à nouveau aux côtés des forces lors de l’opération du 2ème R.E.P117 sur Kolwezi au Zaïre en 1978. D’autres capacités ont été développées afin de s’adapter aux différentes situations auxquelles sont confrontées les forces. Les éléments techniques modulaires, par exemple, ont été mis en place dans les années 90 avec pour objectif de disposer de structures santé sur n’importe quel terrain, tout en respectant toujours les mêmes standards et tout en conservant le même niveau de soin, y compris en ambiance NRBC. Les recherches s’orientent aujourd’hui vers la miniaturisation des matériels afin de permettre une performance toujours plus grande pour une contrainte d’emport la plus petite possible. Les forces spéciales cherchent à bénéficier de ce type de technologie, notamment lors de leurs infiltrations dans la profondeur en territoire ennemi.
En gommant les contraintes, en favorisant les avancées technologiques et en améliorant sans cesse la qualité du soutien, les services de santé offrent au commandement une certaine sérénité, une puissance accrue et la conservation de l’initiative. Hervé Coutau-Bégarie estime que « la saisie de l’initiative s’obtient par l’imagination créatrice dans la conception, la rapidité et la souplesse dans l’exécution118 ». La fonction santé participe à ces trois qualités par sa capacité à concevoir de nouveaux systèmes destinés à optimiser le soutien des forces, par son aptitude à 115
RPC : Régiment de parachutistes coloniaux. 11ème choc : 11ème régiment parachutiste de choc. 117 REP : Régiment étranger parachutiste. 118 Hervé Coutau-Bégarie, Traité de stratégie, 6ème édition, Economica, 2008, cité p 330. 116
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augmenter la rapidité de l’action militaire, notamment par le biais des évacuations sanitaires, et enfin par l’opportunité qu’elle offre au commandement de libérer sa manœuvre des contraintes. Ce dernier point est largement favorisé par la maîtrise de l’environnement, l’anticipation des risques, la protection de la force et la gestion de la population. Ces avantages stratégiques ont très longtemps été méconnus ou ignorés.
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III Elément de sûreté La sûreté est un préalable indispensable à l’affrontement. Il ne s’agit plus de prévention face aux risques liés à l’environnement, mais bien d’anticiper les réponses aux menaces que pourrait faire peser l’ennemi sur les armées. L’objectif est d’éviter la surprise afin de conserver la maîtrise de la situation. Le Maréchal Foch a écrit que « Là où il n’y a pas de sûreté stratégique, il y a surprise stratégique, c’est à dire possibilité pour l’ennemi de nous attaquer quand nous ne sommes pas en état de bien le recevoir119 ».
Il existe un point particulièrement sensible contre lequel les armées doivent se prémunir au maximum, l’attaque nucléaire, bactériologique et chimique. Le domaine santé a un rôle particulier à jouer dans ces domaines, mais c’est surtout dans le domaine biologique (où il participe à la prévention, la détection et le traitement) qu’il est le plus naturellement impliqué. Les armées ont élaboré toutes sortes de stratagèmes ou de substances pouvant servir d’armes de destruction massive. Ces armes, parfois artisanales, sont capables de réduire à néant les effets des armes conventionnelles et de rendre inefficace le principe de la supériorité numérique. Leur utilisation inspire la terreur par leur capacité de destruction sans équivalent.
La menace biologique est la plus ancienne n’étant pas l’apanage des armées modernes. A travers l’histoire, de nombreux exemples d’utilisation de ce type d’arme existent. Cependant, même si elles remontent à l’Antiquité, ce n’est qu’à partir du XXème siècle que l’absolue nécessité d’un consensus concernant l’interdiction de l’utilisation des agents biologiques à des fins guerrière s’est imposée120. En effet, les moyens techniques pour la diffusion des maladies ont tellement évolué que l’attaque pourrait être un désastre à l’échelle de l’humanité. En conséquence, même si l’emploi de ces armes est en théorie interdit, il est essentiel de rester vigilant et d’être capables de s’en prémunir. Les services de santé jouent, dans ce cadre, un rôle d’évaluation de la menace biologique agressive et de pourvoyeur de contremesures préventives et curatives.
119 120
Ferdinand Foch, Des principes de la guerre, Economica, 2007, cité p 216. D’abord en 1925 puis en 1972.
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A. L’évaluation de la menace L’évaluation sanitaire des menaces fait partie des éléments de décision stratégique. Les services de santé des armées participent à l’évaluation sanitaire des risques environnementaux, qu’ils délivrent ensuite à la fonction interarmées du renseignement. Par ce biais, le renseignement à caractère médical sera alors produit, afin de déterminer la probabilité d’une éventuelle menace sanitaire. Concrètement, cela signifie que le domaine santé effectue le recueil d’informations médicales par un système de veille épidémiologique et de santé publique. Il en réalise ensuite l’analyse technique, alimentant les bases de données que le commandement peut utiliser pour mettre en place sa politique de prévention et effectuer une analyse d’anticipation stratégique. Les services de santé participent à l’évaluation de l’impact des toxiques chimiques sur l’organisme humain, qu’ils soient d’origine industrielle (comme dans le cas des intoxications au plomb provoquées par l’usine de Mitrovica, au Kosovo en 1999) ou qu’ils soient de véritables toxiques de guerre. Mais c’est surtout dans la détection concernant les épidémies, naturelles ou provoquées, que le domaine santé devient un élément capital de la défense biologique.
Au cours de l’histoire de l’humanité, l’arme biologique a été souvent utilisée et de nombreuses tentatives ont été faites pour rendre son emploi plus efficace. Pendant la guerre du Péloponnèse, pour de nombreux athéniens le peste n’était pas un accident, elle avait été provoquée par les Spartiates, désireux de contaminer leurs ennemis en temps de guerre. L’empoisonnement de puits par l’ergot de seigle au VIème siècle avant notre ère par les Assyriens ou bien le bombardement de jattes de terre pleines de serpents sur le pont des navires ennemis par Hannibal, en 184 av JC, sont encore des exemples anciens de cette pratique. Cette guerre biologique artisanale dura jusqu’au XXème siècle, les chefs de guerre imaginatifs utilisant les victimes de maladies comme de véritables armes. Lors du siège de Kaffa tenu par les Génois, les Tatars atteints de la peste catapultèrent leurs cadavres contaminés dans la ville, ce qui permit la victoire, mais au prix de la diffusion de la maladie dans toute l’Europe. La même pratique a été utilisée, en 1710, par les russes pour s’emparer de la ville de Reval tenue par les suédois.
Le virus de la variole a aussi été très utilisé, comme, par exemple, pour le génocide au XVIIème siècle des indigènes d’Amérique du sud, par la distribution de vêtements 60
contaminés, cette même stratégie fut utilisée par les anglais pour atteindre les indiens d’Amérique du nord et par les colons américains pendant la guerre d’indépendance. En 1763, le général Amherst, gouverneur de la nouvelle Ecosse, écrit au colonel Bouquet, de l’armée britannique : « ne pourrions-nous pas tenter de répandre la petite vérole parmi les tribus indiennes rebelles ? Il faut en cette occasion user de tous les moyens pour les réduire ». Le colonel répondit : « je vais essayer de répandre la petite vérole, grâce à des couvertures que nous trouverons toujours le moyen de leur faire parvenir121 ».
La première guerre mondiale vit l’apparition de techniques plus sophistiquées. Les allemands ont été accusés d’avoir tenté de répandre l’épidémie de Morve parmi les chevaux. Un agent allemand avait été trouvé, porteur d’un tube de bouillon, d’un pinceau fixé à un fil de fer et d’une instruction conseillant d’employer le bouillon en le versant sur le fourrage ou en le déposant sur les naseaux122. Ils ont été accusés, de plus, d’expédier du bétail contaminé avec les germes du charbon vers les Etats-Unis, de tenter de propager le choléra en Italie et la peste en Russie. Ces accusations ne furent, toutefois, jamais prouvées.
En revanche, l’utilisation des gaz chimiques, en 1915, fut une réalité. En avançant vers les tranchées, les soldats témoignent : « Les relents de gaz nous piquent les yeux » et lorsqu’ils les ont rejointes, ils se trouvent pris sous un bombardement de gaz asphyxiants. Ces attaques sont perfides et terrorisantes : « Nous ne les avons pas entendus venir, car ces obus là ne font pas de bruit ». Elles ont des effets immédiats, paralysant la capacité de combat des soldats : « On est comme submergés. J’ai des nausées, des vertiges, larmoiements, éternuements à répétition. Complètement abruti, je m’assois sous un tas d’obus entreposés contre un pan de l’église de la Harazée. Mes infirmiers sont éparpillées dans les ruines, la plupart occupés à vomir123 ».
Le 17 juin 1925, le protocole de Genève fut signé, interdisant l’emploi de l’arme chimique et biologique au cours des conflits armés, il sera complété par la convention de 1972 pour les armées biologiques et celle de 1993 pour les armes chimiques. Pourtant, la course aux armements toujours plus performants va se poursuivre. En 1937, les japonais ouvriront « l’unité 731 », en Mandchourie, destinée à la recherche sur les armes biologiques. Les épidémies de peste survenues en Chine et en Mandchourie, en 1940, ont été attribuées au 121
Médecin colonel Costedoat, direction du service de santé au ministère de la Défense Nationale, auditeur du CHEDN, La défense sanitaire, 1917. Classement provisoire côte 9NN656, DAT, SHD. 122 Note 4367 du 06 mars 1917 et note 7871 du 06 juin 1917, C.Q.G français. 123 Louis Maufrais, présenté par Martine Veillet, J’étais médecin dans les tranchée, Robert Laffont, 2008, cité p 127-128.
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largage de puces infestées au dessus de ces régions. En 1945, 400 kilos de germes de charbon destinés à être diffusés au moyen de bombes à fragmentation avaient été produits. C’est ainsi, que le rapport Baldwin, en 1948, recommanda, au commandement américain, le développement de moyens de détection et d’identification, la réalisation de méthodes de décontamination, de protection, de prophylaxie et de traitement, et enfin l’évaluation de techniques de dissémination d’agents biologiques.
Le domaine santé a naturellement une place importante dans la mise en œuvre de ces recommandations. Autrefois, les performances des techniques médicales étaient bien trop faibles pour être significativement efficaces dans la protection contre ces menaces, mais aujourd’hui, la recherche a permis d’élaborer des systèmes de veille en temps réel, afin de donner la possibilité aux armées d’être réactives, et de mettre en place des contre-mesures performantes. En revanche, il est bien entendu absolument exclu pour les services de santé militaires, tenus de respecter le code de déontologie médicale, de participer à l’élaboration de ces armes.
B. Les contre mesures médicales Une commission d’étude de la Société des Nations, en 1924, a conclu que « le véritable danger, danger de mort pour une nation serait de s’endormir confiante en des conventions internationales pour se réveiller sans protection devant une arme nouvelle ». Cette conclusion pousse de fait à la vigilance et au développement de techniques de protection. C’est là que le domaine santé peut apporter un avantage stratégique précieux, afin de donner au commandement les outils pour contrer l’intention de l’ennemi.
Ainsi, « de même que la cuirasse s’oppose au canon, de même le vaccin ou le sérum s’oppose au microbe124 ». En effet, la plupart des maladies, qui constituent l’arsenal de guerre possible, peuvent être évitées. La médecine, et très souvent la médecine militaire, a élaboré de véritables contre-mesures telles que les vaccins (fièvre typhoïde, choléra, peste bubonique, variole, typhus exanthématique, fièvre jaune, tétanos, diphtérie, etc), les sérums thérapeutiques (choléra, peste, diphtérie, tétanos, venins, etc), les médicaments chimiques (antibiotiques, antipaludiques, antiviraux, etc). Pendant la première guerre du Golfe, en 1991, en raison de la méconnaissance des possibilités réelles de l’armée irakienne, le commandement français, sur conseil du service
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Médecin colonel Costedoat, direction du service de santé au ministère de la Défense Nationale, auditeur du CHEDN, La défense sanitaire, 1917. Classement provisoire côte 9NN656, DAT, SHD.
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de santé des armées, a élargi la protection vaccinale des soldats français et a réalisé une surveillance accrue de l’environnement sur le site de Rhafa.
Dans le domaine des armes chimiques, une collaboration étroite, entre le commandement et le service de santé des armées, débutera à partir de la Première guerre mondiale. Le sous-secrétaire d’Etat de la guerre « Artillerie et Munitions » écrit à cette époque au soussecrétaire d’Etat du service de santé militaire pour l’appeler à travailler en commun : « La recherche des moyens de protection contre les gaz asphyxiants et produits nocifs susceptibles d’être employés par l’ennemi est actuellement poursuivie par la Commission des Etudes Chimiques de Guerre, adjointe au Service du Matériel chimique (3ème direction) [en relation] avec les travaux faits dans les laboratoires, tant pour l’identification des produits recueillis sur le front que la recherche de produits agressifs pouvant être employés par nous même ». Il ajoute : « Le service de santé, appelé à distribuer le matériel de protection, à en surveiller l’emploi, ne peut se désintéresser de la question. Lui seul d’ailleurs, peut recueillir et apporter certains éléments d’information qui sont indispensables : observations et études cliniques faites par les médecins du front, manière dont se comportent les appareils mis en service, etc.125 » Il est important de noter au passage qu’il existe dans ce courrier une ambiguïté concernant la participation du domaine santé à l’élaboration de toxiques. Peu d’éléments peuvent corroborer cette implication, on sait cependant que des délégués du service de santé ont été envoyés à la Commission permanente des Hautes Etudes Chimiques et d’autres étaient affectés à la section technique et industrielle du matériel chimique de guerre. Il est certain, en revanche, que le service de santé a participé à l’élaboration de mesures de protection, à la conception et la fabrication des masques à gaz et au traitement spécifiques des gazés. Les médecins détachés participeront à l’élaboration de la notice thérapeutique des intoxications par les gaz, émanant du ministère de l’armement, parue le 04 mars 1916. De plus, une montée en puissance des laboratoires du service de santé français va s’amorcer, jusqu’à disposer en 1917 de 230 laboratoires d’analyse de l’eau et des aliments126, en mesure de détecter la présence de toxiques. Cette collaboration, dans le sens de la protection de la force, n’a plus jamais cessé comme c’est le cas, à l’heure actuelle, entre le centre de recherche du service de santé des armées et celui de la délégation générale de l’armement. Des traitements ou des systèmes innovants, brevetés par le service de santé des armées, ont été réalisés dans le domaine des
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Lettre du sous-secrétaire d’Etat de la guerre « Artillerie et Munitions » au sous-secrétaire d’Etat du service de santé militaire, 21 août 1915. Classement provisoire côte 9NN691, DAT, SHD. 126 Classement provisoire côte 9NN691, DAT, SHD.
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toxiques chimiques, tels que l’auto injecteur ou l’HI6127. Enfin, en France, le service de santé assure la réserve stratégique des traitements destinés à traiter, en cas d’accident ou d’acte de terrorisme radiologique et d’attaque chimique ou biologique, les armées, mais aussi pour une partie, la population civile.
Ne pas se laisser surprendre par l’ennemi, en particulier par une attaque au moyen d’armes non conventionnelles, est une condition préalable pour obtenir la victoire. Les services de santé contemporains ont acquis un niveau technique suffisant pour anticiper et contrer au mieux ces situations, notamment dans les domaines chimique et surtout biologique. Par ce biais, le domaine santé représente un acteur stratégique, en mesure, à présent (même s’il a toujours eu ce potentiel sans pourvoir l’exploiter), de participer à l’accomplissement du principe stratégique que représente la sûreté.
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HI6 : nouvelle génération d’antidote contre les neurotoxiques de la famille des oximes qui inhibe l’acéthylcholinestérase érythrocytaire humaine afin de bloquer l’action des organophosphorés.
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DEUXIEME PARTIE : Les limites d’utilisation du domaine santé en tant qu’acteur stratégique
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DEUXIEME PARTIE : Les limites d’utilisation du domaine santé en tant qu’acteur stratégique.
Une limite est définie comme un obstacle qui ne permet pas d’agir, elle est soit instituée soit imposée par le choix que l’on fait. L’idée est d’appliquer cette définition aux éléments qui, à travers les siècles, ont pu empêcher l’utilisation du domaine santé comme acteur stratégique. En effet, il a été vu, dans le chapitre précédent, que les aspects santé avaient un fort potentiel exploitable par le commandement.
Pourtant une utilisation mineure en a été faite par la passé ; trois raisons à cela peuvent être dégagées les impératifs des sociétés, les décisions de commandement et enfin les limites médicales, elles-mêmes. L’approche de la guerre ne fut pas la même selon les périodes de l’histoire. Les comportements sociétaux influençaient très fortement la considération pour le combattant, les pratiques guerrières ou encore la relation avec les populations civiles. Par ailleurs, le style de commandement a été, lui aussi, modifié de façon majeure par l’époque à laquelle il évoluait, mais au delà de ces variations, des priorités circonstancielles établies par les chefs ont dû parfois être déterminées au détriment du domaine santé. Les principes stratégiques s’avèrent, dans certains cas, incompatibles, tels que la concentration et la sûreté par exemple128, impliquant des choix dans le sens de l’un ou de l’autre. Enfin, ces choix de commandement, dans les temps passés, ont très souvent été provoqués, il faut bien le reconnaître, par le manque d’efficacité technique du domaine médical. Ce n’est réellement que depuis le XIXème siècle, suite à la révolution pasteurienne, que la médecine a fait des progrès, de telle sorte qu’aujourd’hui il est possible d’obtenir des résultats significatifs pour les armées.
Les trois grands types de limites vont être étudiées afin d’évaluer dans quelle mesure elles peuvent être encore des obstacles dans le monde moderne. La stratégie, elle même, n’est pas figée, et même si elle est régie par quelques principes universels, sa nature varie en fonction des mutations de la typologie des conflits. La stratégie contemporaine fait subir un profond bouleversement à la théorie militaire, générant de nouvelles forces telles que les forces scientifiques et techniques où le domaine médical trouve plus facilement sa place. 128
Plan Schlieffen en 1914.
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Le champ et la nature des limites relatives à la considération du domaine médical par le commandement suit donc ce mouvement et une réelle tendance à la diminution des obstacles se fait sentir.
L’objectif est, ainsi, de comprendre les obstacles qui se sont élevés contre l’utilisation du domaine santé en tant qu’acteur stratégique. Certains ont disparu, mais d’autres persistent, il est essentiel de les connaître.
I. L’environnement culturel Les époques, les sociétés et l’environnement culturel ont naturellement un impact sur la relation des hommes avec la guerre et donc avec la vie. Certaines civilisations accordent de l’importance à l’individu, d’autres estiment que seule la collectivité est importante. La relation à la mort est aussi très différente, tantôt glorifiée, tantôt niée, tantôt fatalement acceptée. L’homme cherche toujours une réponse à sa condition, mais il trouve des explications variées qui doivent être prises en compte pour comprendre sa façon de combattre et la considération qu’il porte à ses soldats. « La place de celui qui fait la guerre n’est d’évidence pas la même selon les temps et les sociétés129 ». L’attention portée aux soldats est donc corrélée à la vision entretenue par la société à laquelle il appartient.
Par ailleurs, l’organisation même de l’armée dépend des mentalités et des méthodes de combat développées par la société qui l’entretient. Cela se répercute évidemment sur les conditions d’emploi opérationnel des forces, y incluant le soutien qui leur est apporté. Clausewitz émet l’idée que « chaque époque tend à créer sa propre doctrine stratégique et que les guerres sont le reflet des sociétés qui les mènent130 ».
Une approche thématique et non chronologique, sera choisie car l’histoire a montré que les organisations sociales et la pensée militaire n’ont pas eu une progression linéaire mais bien au contraire une évolution cyclique. Même si chaque époque a des spécificités qui lui sont propres et que des progrès techniques sont réalisés, des comportements peuvent se retrouver à des siècles d’intervalle, abandonnés puis retrouvés. Ainsi, l’attitude des sociétés vis à vis du facteur humain est caractéristique, souvent corrélée à la place que le combattant occupe et à l’attention qu’il lui est portée, en particulier dans le domaine médical. Cette place est alors fondamentale pour expliquer la relation entre le 129
Claude Nières, Faire la guerre, 2001, éd Privat, cité p173. Clausewitz, De la guerre, édition abrégée et présentée par Gérard Chaliand, Perrin, Traduction Laurent Murawiec. 130
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commandement et le domaine santé. Ce dernier est, en effet, l’expression de l’intérêt que porte l’Etat à ses soldats. Quatre grandes tendances peuvent être identifiées, même si parfois elles s’interpénètrent. La première consiste à considérer l’homme uniquement comme un moyen propre, que l’on cherche à protéger en fonction du rendement que l’on attend de lui ; la seconde considère que l’homme est tout entier au service de Dieu ou d’une idéologie, qui seuls décident ou non de la vie et de la mort ; la troisième utilise l’homme au service de la machine, développant un culte de la puissance mécanique ; la quatrième estime que l’homme est une finalité qu’il est nécessaire de protéger.
A. L’homme uniquement comme moyen propre Dans l’Antiquité, au temps des barbares, le respect de la force physique était grand et se faisait au détriment des considérations morales. L’individu ne méritait de vivre que s’il était suffisamment fort pour survivre. L’histoire de l’humanité en était encore à l’instinct de conservation. L’homme à cette époque avait une utilité pratique, il servait à grossir les hordes de guerriers et à défendre le clan. La mort survenait comme une fatalité dans une période où tant de maux s’abattaient au quotidien sur l’humanité.
Les romains qui ont fait face aux barbares, ont porté au plus haut point de perfection, pour l’époque, le système militaire. Cependant, le légionnaire n’était aussi qu’un moyen pour imposer la Grandeur de Rome. Individuellement, le soldat romain était considéré, car son expérience, acquise par une formation dispensée patiemment et des combats menés courageusement, était précieuse. Le guerrier bénéficiait de la reconnaissance de ceux qu’il protégeait à proportion de la valeur de son engagement. Sur le plan collectif, la nécessité de la conservation des effectifs, devant le flot grandissant des barbares et les revendications d’une armée consciente de son importance, motivait la prise en charge des soldats blessés. C’est donc la nécessité vitale d’une efficacité militaire, qui favorisera l’introduction de médecins dans les légions, la motivation profonde n’étant pas le souci humain mais la conservation de troupes expérimentées. Cette vision de rentabilité fit son apparition avec les mercenaires, d’abord grecs puis insérés dans les légions romaines, pour la défense des frontières de l’empire au Ier et IIème siècles de notre ère. La valeur marchande d’un combattant était corrélée à son état physique. Les légionnaires de l’Empire devinrent progressivement des soldats de métier aux engagements très longs, de seize à vingt ans, il fallait alors rentabiliser leur formation. Les conflits se multipliant pour protéger les frontières, les besoins en hommes se firent très prégnants. 68
Cependant, même si l’homme n’était qu’un moyen, l’apparition des armées nombreuses et structurées a favorisé le principe de l’économie des moyens, développant une conscience de la valeur de la vie humaine en tant qu’atout stratégique.
Le Moyen Age verra disparaître cette préoccupation de la conservation des effectifs, au moins jusqu’aux Croisades, voyant la fin des grandes invasions à partir du IXème siècle. Un nouveau système sera mis en place en Europe : la féodalité, développant des relations d’homme à homme et non plus de citoyen à Etat. Cela provoquera la disparition des systèmes de soins collectifs qui avaient pu être établis jusqu’à l’apparition des ordres hospitaliers créés lors des croisades.
La Renaissance modifiera fondamentalement les approches artistique et médicale, mais aussi, comme l’invoque Machiavel dans la préface des « Discours », les approches politique et militaire. En 1445, l’armée devint permanente en France, ou tout au moins le roi se donna les moyens de lever des troupes selon ses besoins. Les armes étant devenues plus perfectionnées, les victimes des combats se multipliaient. Ambroise Paré écrivit que « la foudre en tombant ne frappe qu’un homme à la fois, tandis que l’artillerie d’un seul coup peut accabler une centaine d’hommes131 ». Dans ce contexte, les soins se développeront à nouveau, mais peu fondés sur la conviction de l’efficacité médicale pour la conservation des effectifs, car la chirurgie avait été abandonnée jusqu’à la fin du XVIème siècle à la classe ignorante des barbiers, des baigneurs et autres rebouteux tristement inefficaces, mais plutôt par charité chrétienne. C’est donc au siège de Metz, en 1552, que le Duc de Guise établit, pour la première fois depuis les légions romaines, deux hôpitaux destinés à ses troupes.
B. L’homme sujet de Dieu ou d’une idéologie Le Moyen Age a représenté l’apogée de cette vision dans les sociétés chrétiennes. L’organisation sociale était fondée sur le système féodal qui obligeait le vassal à suivre son suzerain et à l’accompagner dans ses expéditions militaires. A ce moment, pour des besoins de sécurité, se mit en place le système de la Seigneurie « qui maintient la paix et la justice dans un certain territoire et qui a pour centre un château fort ». Les manants avaient le devoir de participer à la défense de la seigneurie par un temps de service de 40 jours par an. A cette époque, il existait une totale insouciance pour les blessés, de la Noue écrivit « leur lit d’honneur est un fossé où une arquebuse les a jetés ». Certains, plus riches 131
Préface du XIème livre d’Ambroise Paré sur les plaies par arquebuses et bastons à feu.
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que d’autres se procurèrent des chevaux, faisant monter en puissance l’importance du guerrier à cheval à partir de l’an mille. C’est ainsi que la chevalerie vit le jour. Les chevaliers développèrent une aristocratie militaire, vivant aux dépens de ceux qu’ils protégeaient. En contre partie, ils cultivaient un véritable sens de l’honneur et un courage à la limite de l’inconscience. Lors de la bataille de Crécy, en 1346, ils refusèrent de se servir de l’arc et de la flèche employés par les anglais, sous prétexte que le seul combat loyal admissible était le corps à corps. Dans ces conditions, les préoccupations d’ordre médical, ou tout au moins ce que les connaissances de l’époque pouvaient offrir, étaient un intolérable aveu de faiblesse.
Dans cette période, le roi étant devenu le représentant de Dieu sur Terre, certains de ces chevaliers se vouèrent particulièrement à Dieu et constituèrent des ordres militaires extrêmement puissants. Mourir était alors devenu un acte de bravoure, le sacrifice suprême qui permettait de rejoindre le Créateur. Le chevalier, porteur de valeurs militaires et morales, jouissait d’un prestige incontestable. Ainsi, même s’il transgressait le commandement de Dieu « tu ne tueras point », le clergé s’empressa d’inscrire dans le droit canon la notion de « guerre juste ». Cela mena tout droit aux Croisades. Ces dernières auront pourtant le mérite de remettre en place des systèmes de soins pour les combattants car la première période du Moyen Age avait oublié toute forme d’organisation sanitaire militaire. Les ordres hospitaliers militaires fonderont, au profit des « soldats de Dieu », des structures de soins élaborées sur des valeurs de charité et de dévouement complétées par des règles religieuses rigoureuses. Cette intrication étroite entre la médecine et la religion ne sera pas très féconde en terme de progrès cliniques, d’une part parce que cela poussa l’Eglise à séparer la médecine et la chirurgie au XIIème siècle, et d’autre part parce qu’elle abaissa la chirurgie au rang le plus bas, interdisant la dissection et la marquant pour longtemps au fer rouge de l’hérésie. Par ailleurs, cette période avait totalement oublié le serment d’Hippocrate, qui prônait la non discrimination des malades et des blessés, en estimant que seuls les enfants du Dieu chrétien méritaient d’être charitablement secourus. En parlant des hérétiques, Simon de Montfort132 dira « tuez les tous, Dieu reconnaîtra les siens ».
L’homme au service exclusif de Dieu, n’a que très peu de considération pour la vie humaine. Cela relève d’une logique implacable, pour obtenir le salut éternel, il est nécessaire de se sacrifier pour le Dieu que l’on sert. De nombreux sacrifices mais aussi massacres ont été réalisés au nom de la religion, dépassant la notion même de guerre telle 132
Simon de Montfort (1165-1218) principale figure de la croisade des Albigeois.
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que l’entend sa définition propre. En 1099, les juifs et les musulmans de Jérusalem furent tous tués par les croisés sous les ordres de Godefroy de Bouillon et la Saint-Barthélemy, en 1572, fut un autre exemple parmi une liste tristement longue.
Cette approche se retrouve d’ailleurs pour toutes les guerres idéologiques, l’idée étant exaltée au point de devenir supérieure à la vie elle-même. Le marxisme a généré le même type de comportement, alors que paradoxalement il se voulait l’antithèse de la religion. La destruction de la vie humaine trouvait sa justification dans l’accomplissement de l’idéologie. Clausewitz estime que ce sont les enjeux symboliques qui aboutissent à la « guerre totale ». Le fanatique n’a plus de limite, son comportement se radicalise, toute tentative d’encadrement de la violence devient impossible face au ressentiment généré par la frustration idéologique. Aussi, la vie des autres devient-elle un objet de chantage et le sacrifice prend-il une valeur d’exemple.
Les guerres de décolonisation, qui ont souvent servi de théâtre au choc des idées communistes et libérales, ont vu des combattants prêts à dépasser toutes les limites du sacrifice de la vie des autres et de leur propre vie. « Les Nord vietnamiens, sous Ho Chi Minh et Giap, étaient préparés à dépasser toutes les limites en termes de sacrifice, de lieu et de temps133 ». Il est aisé de comprendre que dans ces conditions, les préoccupations sanitaires peuvent être laissées loin derrière, car ne s’appuyant ni sur la notion d’économie des moyens, puisqu’un fanatique se forme très rapidement sur le terreau de la misère, ni sur celle de la charité, car ce stade a été dépassé par la haine, ni sur celle de la considération de la vie humaine, puisque celle-ci est devenue un enjeu.
Les conflits contemporains prennent malheureusement ce type de visage, mêlant à la fois les idéologies religieuses, économiques et politiques. Il en résulte une complexité majeure pour la résolution de ce que l’on n’appelle plus des guerres mais des crises. Michel Goya134 évoque le nouveau paradigme de « guerre totale localisée » où les rebelles utilisent des « moyens totaux » comme le combat suicide. Il en résulte un face à face dissymétrique entre des forces occidentales qui ont des limites fixées par le droit des conflits armés et des forces irrégulières qui emploient tous les moyens à leur disposition, même les pires. Le domaine santé, dans ce contexte, subit le même paradoxe. Il défend d’un côté les valeurs de la vie humaine et de la non discrimination, se croyant protégé par les conventions de Genève, mais se trouve confronté de l’autre côté au mépris total de la vie et à
133 134
Carver, Paret, cité p 787. Michel Goya, Dix millions de dollars le milicien, Politique étrangère, 1/2007.
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l’instrumentalisation de la mort. La victoire pourra, peut-être, être acquise en inculquant le bien fondé de la première option aux populations locales non encore fanatisées.
C. L’homme au service de la machine Au commencement, la guerre opposait des communautés humaines, sans escalade inutile de la violence. Le règlement des différents se faisait directement par des corps à corps d’homme à homme. Puis, des armées se sont constituées et les armes se sont développées mais tout reposait encore sur le choc entre soldats des camps opposés.
Dans l’Antiquité, les combattants de la phalange méprisaient les troupes auxiliaires armés d’arcs (les toxotes), de frondes (les sphendonètes) ou de javelots (les acontistes)135. Strabon cite une inscription du VIIIème siècle avant J.C, interdisant l’usage des armes de trait dans la guerre Lélantine136.
Au Moyen Age, les chevaliers français prônaient le combat régulier, au nom de l’honneur, dénonçant la lâcheté des anglais qui employaient des arcs capables de tuer à distance, sans que la rencontre entre les opposants ait eu lieu. L’arme à feu fera son apparition, en Europe, lors de la bataille de La Réole, en 1324137. Les gens de guerre considéraient cette arme comme une grande lâcheté, favorisant la destruction de l’ennemi sans s’être exposé soi-même. L’homme se cache derrière la machine, qui lui permet d’éviter le rude contact de la souffrance physique et de la mort individuellement donnée et reçue. La puissance de feu ne va, alors, pas cesser de grandir à travers les siècles, donnant à l’artillerie une importance majeure. Le feu va prendre une telle prééminence qu’il deviendra à partir du XIXème siècle l’élément majeur de la stratégie. Le général Lewal disait, après la guerre de 1870, que « le feu a une supériorité immense sur le choc ; le feu est donc l’essentiel et le choc l’accessoire ». Cette vision persistante sera l’erreur fondamentale des généraux de la première guerre mondiale.
Cette approche a naturellement des conséquences dans le domaine santé. Celles-ci se situent à plusieurs niveaux : le nombre de blessés, le type de blessures et l’importance accordée au facteur humain. Les médecins doivent faire face à un nombre croissant de blessés, dû non seulement à l’augmentation des effectifs mais aussi au pouvoir vulnérant 135
Hervé Coutau-Bégarie, Traité de Stratégie, 6ème édition, Economica, cité p 409. Victor Hanson, Le modèle occidental de la guerre, p 41. 137 Hervé Coutau-Bégarie, Traité de Stratégie, 6ème édition, Economica, cité p 409. 136
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des armes. De plus, les technologies de l’armement ont fortement augmenté les distances des champs de bataille, d’un champ clos au Moyen Age, en passant par cinq hectares à Nerwinden en 1693, puis aux tranchées sur des kilomètres pendant la Première Guerre mondiale pour aboutir aujourd’hui, avec l’aviation, à des pays entiers. La notion de ramassage des blessés est devenue, de fait, très différente.
L’évolution de l’armement a aussi joué un rôle considérable dans la typologie des blessures. Les plaies par armes blanches des premiers combattants, maniant lances et arcs, seront suivies par les traumatismes provoqués par les boulets en 1326, puis par les blessures des arquebuses en 1524 et des canons apparus dans cette même période. Les balles seront ensuite suivies par les obus explosifs en 1886, puis les bombes de toutes sortes lancées par les avions et enfin l’arme atomique en 1945.
Pour Fuller, l’histoire des armées se découpe en une succession « d’âges » technologiques : « ceux de la poudre à canon, de la vapeur, du pétrole et de l’énergie atomique ». L’homme n’utilise plus sa propre énergie pour atteindre l’ennemi mais, à présent, une énergie démultipliée par la technologie. Pourtant, les progrès techniques augmentent les moyens de protection et de traitement des soldats, ce qui ouvre un vaste champ au domaine santé. Il semble cependant que les capacités vulnérantes croissent, elles, de façon exponentielle, comme ce fut le cas avec l’arme atomique. Cela peut apparaître à certains chefs comme une course sans fin. Par ailleurs, la fascination de la puissance de la machine conduit à lui accorder plus d’importance qu’à l’homme qui la manipule. Ainsi, pendant la guerre de Corée, une division entière a battu en retraite dans des conditions extrêmement difficiles mais pas sans ses blindés, véhicules et autres armements, au prix de nombreuses vies humaines.
Pourtant, les guerres asymétriques, menées pendant la décolonisation ou les conflits actuels, montrent que la supériorité technologique ne suffit pas pour obtenir la victoire. Le principe de la guérilla est de contourner cette supériorité par des méthodes où l’homme est à nouveau placé au cœur de la problématique. Les stratèges ne doivent pas se tromper et tout miser sur la puissance mécanique et énergétique. Il s’agit de ne pas oublier que « l’histoire de la guerre n’est pas l’histoire de la technologie : elle est l’histoire des hommes138 ».
138
Général Vincent Desportes, La guerre probable, 2ème édition, Economica, cité p 173.
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D. L’homme comme finalité Certaines sociétés ont prôné ou prônent de « prendre l’homme comme fin et non comme moyen139 ». La conception confucianiste ou taoïste de la guerre, envisagée par la Chine ancienne, ne voyait pas la guerre comme une conquête ou un anéantissement mais comme un moyen de rétablissement de l’ordre normal des choses. L’homme et la civilisation étaient au centre de cette vision. Sun Zi recommandait « d’être bon avec les soldats ennemis et de les nourrir140 ». Byzance aura aussi cette approche de conduire humainement la guerre, formalisée dans le traité sur la guérilla de l’empereur Nicéphore Phocas.
Mais c’est réellement la pensée grecque qui valorisera l’individu en tant qu’être humain et citoyen. L’humanisme de cette société s’exprima, non seulement à travers le traitement des ennemis, mais aussi et surtout de ses propres soldats. Xénophon écrit que le roi Agésilas recommandait souvent à ses soldats de ne pas maltraiter les prisonniers comme des criminels, mais de les garder comme des hommes. De plus, les médecins grecs, d’une grande renommée, seront employés au traitement non plus uniquement des chefs, comme ce fut le cas chez les égyptiens et les mésopotamiens, mais de tous les soldats blessés. L’idéal démocratique grec s’appliquait aux soins des soldats citoyens.
Il faudra attendre le siècle des Lumières, en Occident, pour que surgisse à nouveau une véritable préoccupation humaniste. Cependant au cours des siècles précédents, ponctuellement des chefs militaires ou certains rois ont pris en compte la dimension humaine de la guerre. Louis XIV instituera le service de santé français, en 1708, poussé par un sentiment d’humanité et de réelle bonté d’âme à l’égard de ses soldats. Il déclara à Coligny : « Il faut assister les blessés avec des soins extraordinaires, les voir de ma part et leur témoigner que je les compatis fort ». Mais c’est incontestablement le XVIIIème siècle qui a marqué la fin de l’hégémonie de l’âme sur le corps. Le commandant Le Vassor de la Touche, en 1780, s’exprime ainsi à propos des hôpitaux militaires : « la question serait de savoir si un asile de plus à l’humanité ne serait pas plus agréable à Dieu que des vêpres chantées en musique dans un hôpital militaire ». L’opinion publique s’ouvrit, sous l’influence de la philosophie, qui se développa dans cette période, aux réalités sociales, à la liberté, à l’égalité et à la fraternité. La foi en l’homme devint forte, le pouvoir ne venant plus du Roi représentant de Dieu, mais de la Nation constituée de citoyens. La Révolution Française s’en fera l'écho dans la déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 139 140
Fernand Robert, op.cit., p 10. Sun ZI,L’art de la guerre, Traduction Valérie Niquet-Cabestan, cité article 11 p 104.
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août 1789, inspirée, d’une part, par le « droit des gens » énoncé par Grotius en 1625 et, d’autre part, par la nouvelle pensée humaniste.
La politique de charité des siècles précédents fit place à une politique d’assistance en tant que devoir d’Etat. Ce fut un tournant essentiel pour le domaine santé et les armées en général, cependant, l’évolution sera progressive, les hôpitaux garderont leur appellation « d’établissements de bienfaisance » jusqu’à la IIIème République et les services de santé ne bénéficieront pas immédiatement de cette évolution des mentalités. Peu de moyens seront mis à sa disposition et ses demandes seront peu écoutées. Les désastres sanitaires émailleront les guerres napoléoniennes puis celles de la monarchie de juillet et enfin de la Restauration. Des cris d'alarme seront pourtant poussés comme celui du médecin en chef Scrive qui dira « Ne pas profiter des enseignements que donne la guerre de Crimée, ce serait un crime de lèse-humanité141 ». Il faudra attendre la bataille de Solferino, en 1859, pour que l’éveil de la conscience universelle ait réellement lieu. L’opinion publique mondiale fut émue par le spectacle décrit par Henri Dunant et un véritable mouvement se dessina pour « internationaliser » les conventions humanitaires et leur donner une audience universelle.
Le droit international humanitaire fera, ainsi, son entrée dans les conflits par la première Convention de Genève en 1864, complétée en 1929. Mais ce n'est qu'après la seconde guerre mondiale qu’il a véritablement été amélioré et précisé par la déclaration universelle des droits de l'homme du 10 décembre 1948, d'une part, et par les quatre conventions de Genève du 12 août 1949, complétées par les protocoles additionnels de 1977 et 2005, d'autre part. La déclaration universelle des droits de l'homme a été définie par l'assemblée générale de l'Organisation des Nations Unies (ONU) comme étant « l'idéal commun à atteindre par tous les peuples et toutes les nations ». C'est au départ une déclaration d'intention mais elle a inspiré un corpus abondant de traités internationaux légalement contraignants, relatifs aux droits de l'homme, quelles que soient les circonstances. L'article premier proclame ainsi la liberté, l'égalité et la fraternité de tous les êtres humains.
141
Le médecin en Chef Scrive fut le médecin chef de l’armée d’Orient pendant la guerre de Crimée (18541856).
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L’Eglise catholique, de son côté, qui avait très longtemps fait régner en Europe l’esprit de sacrifice et de soumission à la volonté de Dieu, a prôné, lors du Concile Vatican II142, la non violence, avec cependant le droit des états à la légitime défense collective, sans plus jamais parler de « guerre juste ». Elle appuie, de plus, sur le fait que le pouvoir politique doit garantir assistance et sécurité à ses citoyens, notamment ses soldats.
Dans ces conditions, l’homme est devenu une véritable finalité pour les sociétés occidentales, suscitant un important élan humaniste à l’égard des défenseurs de la Patrie et exigeant des autorités militaires la prise en compte systématique du domaine santé.
Les différentes approches identifiées à travers l’histoire des sociétés ont une très forte influence sur l’importance accordée aux aspects médicaux dans le domaine militaire. Ces variations de culture expliquent encore aujourd’hui les comportements des peuples vis à vis de leurs combattants. Le monde occidental a clairement évolué vers l’humanisme mais parfois, des restes tels que l’esprit de sacrifice cultivé par la chevalerie, ou le culte de la technique supérieur à celui de l’homme, persistent dans les comportements individuels. Pour ce qui concerne d’autres sociétés, la croyance religieuse ou l’idéologie régissent encore leurs réactions, comme c’est la cas pour les combattants de « l’Intifada », par exemple.
142
IIème Concile œcuménique du Vatican, plus communément appelé Vatican II, fut le XXième Concile de l’Eglise catholique romaine. Il a été ouvert par le pape Jean XXIII en 1962 et clos sous le pontificat de Paul VI en 1965.
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II. Les décisions de commandement Conduire des hommes au combat nécessite intelligence, courage et capacité. C’est la raison pour laquelle, le commandement des armées a été confié, à l’origine, à des chefs possédant ces qualités. Naturellement, ils tenaient totalement dans leurs mains les rênes de tout ce qui concernait les forces, devenant responsables des choses de la guerre. C’est encore le cas aujourd’hui, même si les pouvoirs militaire et politique ont été séparés. En France, le chef d’état-major des armées est responsable devant le gouvernement de la bonne marche des affaires militaires143.
Ainsi, le domaine santé, concernant les forces armées, est entièrement soumis aux décisions du commandement militaire. Cependant, la relation a fortement évolué à travers l’histoire, tenant compte des progrès techniques de la médecine et des retours d’expérience des grands conflits qui ont marqué les siècles. Au départ, le domaine santé n’était pas réellement une préoccupation des chefs militaires, qui, soit ne le prenait pas en compte, soit le reléguait au rang de rouage utile mais accessoire. Ce manque de considération relevait de l’ignorance, du mépris, mais aussi de l’aspect contraignant et peu rentable du domaine santé ou enfin de réels choix stratégiques. Ce qui est sûr, pourtant, c’est que les dures réalités de la guerre ne devaient pas tarder à mettre en évidence que le soutien santé allait devenir une des conditions essentielles de la victoire.
A. La non prise en compte puis le mépris Aucun chef de guerre n’a réellement pu, dans la bataille, ignorer totalement le sort des blessés, mais il lui a accordé une importance plus ou moins grande selon la vision de la société à laquelle il appartenait. Durant des siècles, les secours sanitaires au combat sont demeurés embryonnaires, sans charte et presque sans moyens. Le domaine santé n’appartenait pas au monde militaire, c’était un satellite, les chefs n’avaient pas réellement à s’en préoccuper. La tactique, puis la stratégie, apparue dans la suite, ne font, pendant très longtemps, pas, ou presque pas, référence à ce domaine.
Au temps des pharaons ou des rois de Mésopotamie, la caractéristique militaire essentielle était la destruction du plus grand nombre d’ennemis. Comment dans ces conditions porter 143
Décret 2005-520 du 21 mai 2005 fixant les attributions des chefs d’état-major.
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beaucoup d’attention à la vie humaine ? Les chefs, sur lesquels tout reposait, étaient cependant entourés de médecins personnels, mais pas les troupes. Le contexte religieux, fondé sur les superstitions et les fatalités étrangères aux hommes, s’y opposait, expliquant les causes profondes de ce qui peut apparaître comme un désintérêt total. Chez les celtes, le concept du soutien santé était inconnu, car ils faisaient peu de cas de la vie humaine, la leur comme celle de leurs adversaires. La pratique de sacrifices humains avant le départ en campagne entrait dans la préparation du succès des armes. Ainsi, le « Galate mourant144 » est seul et résigné, n’attendant aucun secours dans une acceptation du combat qui en exclut même l’idée. Chez les peuples de guerriers arabes, on pouvait s’attendre, étant donné la qualité des soins médicaux prodigués aux populations des califats, à une organisation sanitaire militaire, mais là encore, le sens attaché à la guerre sainte et au sacrifice des combattants est une conception qui s’opposa longtemps à l’émergence d’un système de soins militaire.
Pour les grecs, le sens civique les poussa à prendre en charge le « soldat citoyen » et pour les romains, le souci de l’efficience des armées les contraignit à rechercher la conservation des effectifs. Cependant, même si leurs blessés n’étaient pas abandonnés, les soins étaient souvent délégués aux civils, les soins n’étant pas considérés comme une action directement militaire. Les médecins publics grecs étaient chargés de cette tâche et les romains confiaient leurs blessés aux cités amies ou vaincues. Au cours d’une campagne menée en Espagne contre les Celtibères au IIème siècle, les blessés romains sont soignés dans la ville d’Ebura vaincue la veille145. Sur le champ de bataille, c’est la camaraderie et l’expérience des vétérans qui suppléaient l’absence de service de santé organisé. Tant que cela fonctionnait ainsi, le commandement ne ressentait pas le besoin de le prendre en compte de manière plus complète. Quelques médecins furent pourtant intégrés dans les légions romaines lorsqu’elles se trouvaient en situation isolée et les « valetudinaria146 » firent leur apparition mais sans jamais aller jusqu’à la structuration d’un système de soins militaire pérenne.
Pendant, le Moyen Age, aucune organisation militaire officielle ne s’occupe des blessés, ce sont les ordres religieux qui assument cette charge. Les chevaliers, qui fondaient leurs actes sur la bravoure et le courage, avaient une âme charitable mais refusaient la préoccupation, qu’ils considéraient comme exagérée, de la santé. Cette antinomie, entre le 144
Le « Galate mourant », copie romaine d’une statue ornant le monument élevé à Pergame après la victoire d’Attalos Ier en 270 avant J.C. Musée du capitole. 145 Tite-Live, Histoire romaine, Livre XL, chapitres XXXII et XXXIII. Traduction V.Verger. 146 Hôpitaux militaires romains.
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courage du guerrier et la faiblesse du corps humain, pèsera longtemps (et encore parfois aujourd’hui) sur l’émergence d’un service de santé militaire organisé. Il existe, effectivement, une véritable confrontation schizophrénique entre le souci d’épargner au maximum le sang du soldat et la nécessité du sacrifice des combattants. Il était bien plus confortable de ne pas s’en préoccuper et de sous-traiter cet aspect aux civils ou aux religieux.
Cette vision aurait pu persister, à condition que les chefs appliquent cette organisation à eux-mêmes. Or la Renaissance a été, en cela, un véritable tournant en Europe, car les grands chefs militaires emmenèrent avec eux un ou plusieurs chirurgiens qui leur étaient personnellement attachés. Des personnalités comme Ambroise Paré feront déborder le système car ils se mettront à soigner tous les combattants sans distinction avec dévouement et modestie. Sa réputation était grande auprès des hommes de guerre. Ainsi, au cours du XVIème siècle, la place des chirurgiens militaires s’installa progressivement. Pourtant, leur réputation est inégale et ils subissent le manque de considération général de la médecine de cette époque, qui, réellement, avait une efficacité thérapeutique modeste. On peut noter, à titre d’anecdote, que le terme de « carabin », qui désigne les médecins dés cette période, signifie « un soldat de cavalerie légère qui fait rapidement passer ses adversaires de vie à trépas, comme le « scarabin », ensevelisseur de pestiférés, terme dérivé du scarabée qui fouille la terre et le fumier147 ».
Lorsqu’au siècle suivant, en France, Louvois réorganise les armées et que Vauban installe des hôpitaux militaires dans les places fortes de la frontière du royaume, le besoin de praticiens militaires se fait sentir. Cependant, ils ne sont pas assimilés à des officiers, ne portent pas d’uniforme et sont seulement commissionnés pour une durée qui ne peut excéder une campagne. La création par Louis XIV du service de santé de la Marine et vingt ans après de celui de l’Armée de Terre, donnera un statut permanent au personnel santé mais ne leur apportera pas plus de considération dans le milieu militaire. Même s’il devenait de plus en plus évident que le domaine santé devait être prévu et pris en charge dans l’organisation même des armées, cela restait corrélé aux visions spécifiques de chaque société et à la difficulté des chefs militaires d’assimiler ce domaine au milieu militaire. Percy a beau présenter son projet de « chirurgie de bataille », pour remédier au drame sanglant de l’épopée impériale, il n’est pas écouté. Napoléon avait d’autres soucis en tête et s’occupait plutôt de trouver de nouveaux effectifs à conduire sur les champs de carnage. 147
P. Cristau, Le visage social du médecin militaire, Médecine et armées, 2008, 36,5, cité p 536.
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Dans l’armée américaine, on a pu constater la même problématique. Créé en 1818, le service de santé a mis très longtemps avant de bénéficier des prérogatives militaires. Les médecins n’avaient aucun grade au sein de l’armée et avaient un statut très différent. Le service de santé des armées britannique, quant à lui, ne date réellement que de 1855, car « on estimait, en effet, qu’il coûtait davantage de soigner un soldat que d’enrégimenter une recrue destinée à le remplacer.148 » Ponctuellement Marlborough utilisa, pourtant, les premiers hôpitaux de campagne et Wellington, lors de la campagne d’Espagne, demanda à Sir J.Mac Gregor d’organiser un système sanitaire un peu mieux organisé,
Les services de santé des armées, sans être réellement assimilés au monde militaire, étaient, en revanche, sous la surveillance étroite du commandement. Estimés incapables d’envisager les choses sous un angle militaire, les praticiens des armées furent placés sous tutelle. En France, le service de santé sera placé sous celle de l’Intendance jusqu’en 1889 mais n’obtiendra réellement son autonomie de conception du soutien qu’après la Première Guerre mondiale. Les médecins britanniques avaient obtenu leur place parmi les officiers en 1891, alors qu’en France il faudra encore plaider après la guerre : « ce serait, en effet, faire injure au Corps de santé, après les pertes qu’il a subies au cours de la Guerre, que d’établir à son détriment une distinction d’avec les autres officiers149 ». C’est à cette même période qu’aux Etats-Unis, les médecins militaires auront pleinement « tous les droits et privilèges d’un officier et l’autorité de commandement dans son propre service150 », en Pologne aussi, alors qu’en Russie et en Autriche ils resteront encore quelques années « employés militaires non assimilés ».
Pendant le premier conflit mondial, de nombreuses vexations seront issues de cette absence de liberté de conception et d’organisation. Le témoignage de Louis Maufrais, médecin dans les tranchées est caractéristique : « Le rôle du médecin n’est pas toujours pris en considération et l’emplacement des postes de secours et souvent négligé151 » ou encore « Au tout début de la guerre, il était dans les habitudes des cadres de l’armée de désigner 148
Le général Voruz, attaché militaire à l’ambassade de France à Londres a envoyé un rapport, relatif à l’historique sommaire du service de santé britannique, au 2ème bureau de l’état-major de l’Armée, le 14 septembre 1932. Classement provisoire côte 9NN704, DAT, SHD. 149 Projet de loi relatif à l’organisation du service de santé des armées, « Etude des motifs », 1922. Classement provisoire côte 9NN631, DAT, SHD. 150 Rapport de mission des médecins principaux de 1ère classe Visbecq et Duguet, 1923. Classement provisoire côte 9NN704, DAT, SHD. 151 A Verdun, en 1916, Louis Maufrais se verra assigné un poste de secours à côté du ravin de la mort et constatera à son arrivée qu’il n’existe pas. Quelque temps plus tard, il demande au commandement de déplacer un autre poste particulièrement exposé. Il se verra refuser sèchement le déplacement. Il prendra alors l’initiative d’installer les blessés en contrebas. Heureusement car le poste désigné sera pris pour cible et explosera.
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comme brancardier des hommes incapables de se battre ; mais ils comprirent rapidement que c’est l’inverse qu’il fallait faire. » La considération du domaine santé reste faible pendant la Grande Guerre, même si les progrès médicaux étaient indéniables et que beaucoup de ses praticiens avaient déjà donné leur vie aux côtés de leurs camarades combattants. Le commandant Chênelot152 dira « Le colonel n’aime pas beaucoup le service de santé, je le sais. […] la campagne de Verdun est terminée, eh bien, sachez qu’elle n’a donné lieu à aucune citation d’un quelconque membre du service médical ». Cela aurait été un aveu de faiblesse pour les chefs que de prendre en compte ouvertement le domaine santé. Ils ne niaient pas son utilité mais ils ne voulaient pas en parler, car, pensaient-ils, cela pourrait affaiblir l’esprit guerrier des armées. Sur la Somme, en 1916, le général Debeney n’aura pas un mot de compassion pour les soldats tombés sur le front et exhortera ses troupes à retourner au combat pour s’emparer de l’objectif non atteint lors de l’attaque du 25 septembre. Louis Maufrais dira « On peut dire que les chefs sortis de l’Ecole de guerre, ne pêchent pas par excès de psychologie. Ce bref discours nous coupe les jambes… ».
Suite à cette période funeste, le commandement saura tirer les enseignements en donnant aux services de santé les moyens de travailler, en leur accordant une autonomie technique et enfin en leur apportant sa considération. Le XXème siècle sera nécessaire pour atteindre la maturité actuelle dans la relation commandement / santé, mais si celle-ci est consolidée, elle n’est pas, pour autant, totalement indemne de cicatrices.
B. L’aspect contraignant du domaine santé Napoléon, qui connaissait toute l’importance de l’hygiène militaire et de la prise en charge des blessés, se plaignait de la lourdeur de l’organisation du domaine santé pour des résultats qui, parfois, n’étaient pas à la hauteur de ses attentes. Il estimait qu’une mauvaise organisation sanitaire était plus dangereuse que les Cosaques « Ils m’ont perdu ma chirurgie à force de la tourmenter et de la livrer à de faux projets », écrivait-il en 1806. Il préféra alors, dans certain cas, ne pas intégrer de médecins à ses divisions pour ne pas risquer de les pénaliser en les alourdissant inutilement. Les propositions du Corps médical ne manquent pas au sein de la Grande Armée mais seront souvent négligées car trop contraignantes. A Friedland, les caissons sanitaires sont arrêtés à douze kilomètres des combats, sans autre moyen pour les rejoindre que le brancardage ou le portage. Lors de la 152
Médecin militaire d’active pendant la guerre de 1914-1918.
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campagne de Russie, les réserves de matériels sanitaires rassemblées sur les bases de départ étaient largement suffisantes pour la stratégie envisagée, mais il n’y avait aucun véhicule pour les transporter. Le Maréchal Soult, irrité des initiatives de Larrey auprès de l’Empereur, lui vouera une inimitié définitive, tant il est vrai que le geste guerrier et le geste médical s’opposaient dans leur réalisation.
Assurément, l’obligation pour le commandement de tenir compte des nécessités du soutien santé constitue pour lui une entrave à la réalisation de ses projets. « A ce titre, la défense sanitaire appartient à la catégorie des servitudes, plus précisément des servitudes d’exécution, et son problème se place, dans le problème de la Défense Nationale à côté de celle des servitudes juridiques et financières153 ».
Le commandement a, en effet, à faire face, non seulement à des difficultés d’ordre militaire mais aussi d’ordre matériel. Par exemple, faire suivre le ravitaillement sanitaire dans des conditions extrêmes ou faire appliquer les consignes de prévention alors que l’on demande à la troupe des efforts à la limite de l’épuisement, sont largement contradictoires. Ce n’est que lorsque le danger militaire s’estompe, qu’il devient plus facile de diminuer la dispersion des forces et de rassembler les moyens matériels nécessaires au soutien santé. Lors du premier conflit mondial, en particulier en 1915 au moment de la guerre des gaz, les difficultés militaires étaient telles que le soutien santé classique était laissé au second plan : « Mon cher, nous n’avons rien. Cela ne regarde pas, paraît-il, le service de santé, mais le matériel tout simplement. Enfin, je vais faire au mieux154 ».
Au Vietnam, le constat fut identique, le commandement voyait le domaine santé comme un poids pesant sur l’efficacité opérationnelle des troupes en raison de ses exigences propres. L’armée sud-vietnamienne refusa de réserver des appareils à la seule mission sanitaire, et il fallut deux ans de négociations, de 1969 à 1971, avant de pouvoir mettre en place un programme d’entraînement aux techniques d’évacuation sanitaire. En ce qui concerne l’armée américaine, l’idée de consacrer des vecteurs aériens exclusivement pour le domaine santé n’était pas mieux accueillie. Les autorités militaires suggérèrent de ne pas réserver l’usage des appareils à l’unique mission d’évacuation sanitaire et de faire placer des croix rouges amovibles afin d’affecter tout hélicoptère sanitaire inoccupé à des tâches annexes. Le commandant Kelly, chef du 57ème détachement d’hélicoptères médicaux refusa 153
Médecin colonel Costedoat, direction du service de santé au ministère de la Défense Nationale, auditeur du CHEDN, La défense sanitaire, 1917. Classement provisoire côte 9NN656, DAT, SHD. 154 Le médecin-chef s’adressant à Louis Maufrais. Louis Maufrais, présenté par Martine Veillet, J’étais médecin dans les tranchée, Robert Laffont, 2008, cité p 102.
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et augmenta encore son activité opérationnelle. Un véritable bras de fer s’était engagé. Aujourd’hui, les américains disposent de vecteurs d’évacuation sanitaire dédiés, ce n’est pas le cas en Europe.
Pendant, la guerre du Kippour, le service de santé bénéficia d’une partie importante du parc relativement réduit d’hélicoptères de « Tsahal155 », permettant de sauver de nombreuses vies en traitant des blessés graves, qui n’auraient pas pu autrement être soignés dans les délais voulus. Ceci résulte de deux explications : d’une part, la très faible utilisation tactique de ces moyens et, d’autre part, une détermination suffisante à tous les échelons de la hiérarchie des forces, comme aux échelons de direction du service de santé, pour consacrer en permanence et en priorité aux besoins « santé » une partie importante de ce potentiel rare.
Les services de santé contemporains offrent aux armées une qualité technique très élevée mais le prix à payer, plus encore qu’autrefois, correspond à des contraintes de mise en condition opérationnelle (vaccinations, visites médicales, etc), des contraintes sanitaires (alimentation, eau, hygiène et sécurité), et enfin des contraintes logistiques lourdes. Les formations sanitaires de campagne demandent des poids/volumes d’emports non négligeables. Ceux-ci sont en partie compensés par la modularité des structures et les prouesses technologiques telles que la miniaturisation, mais il reste important que le commandement prenne en compte cette dimension dans ses travaux de planification. Cela est d’autant plus vrai qu’à présent, les conflits sont très souvent loin des métropoles et que les contraintes d’acheminement sont très importantes.
Le commandement commence à prendre en compte systématiquement les besoins en soutien santé, mais il les a souvent ignoré, en raison d’un certain mépris, mais aussi par méconnaissance des spécificités du domaine santé.
C. La nécessité de la reconnaissance mutuelle Pendant longtemps, les chefs militaires ne cherchèrent pas à connaître réellement leurs services de santé. Ils ne les regardaient que pour se désoler ou bien se féliciter des résultats obtenus après la bataille. La dépendance du domaine santé à des chefs désintéressés de la problématique médicale, laissait souvent les services de santé en arrière plan. Jusqu’au XVIIIème siècle, c’étaient les « maîtres de camp », les colonels, qui choisissaient et 155
Armée israélienne.
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payaient eux-même les médecins de leur régiment, estimant à ce titre qu’ils devaient leur obéir en tout, même dans le domaine technique. La tutelle de l’Intendance, imposée en 1708, lors de la création du service de santé en France, ou celle du commandement sous d’autres formes pour les services de santés occidentaux, sera une entrave totale au développement de projets ou d’initiatives. Deux arguments étaient avancés pour que cela perdure : « le premier serait que les médecins seraient de médiocres administrateurs ; le second que l’administration leur prendrait beaucoup de temps et qu’il ne leur en resterait plus pour la visite des malades et l’étude de la science156. » Les demandes ne parvenaient souvent pas jusqu’aux autorités militaires et cela dura jusqu’à la Première Guerre mondiale. De grandes figures médicales élèveront leurs voix pour améliorer le sort des blessés et des malades, mais elles seront trop rarement entendues. Malgré les prouesses réalisées sur les champs de bataille par les médecins et chirurgiens, de très nombreux décès par blessures ou maladies ont été à déplorer. En juin 1917, le médecin principal de 2ème classe Mellies disait encore : « jusqu’à ces derniers temps, [le service de santé] se voyait refuser initiatives et moyens157 ». Le résultat sera des lacunes et des dysfonctionnements du service de santé par manque d’effectifs et insuffisance des supports logistiques ou des moyens médicaux. Cela n’a pas facilité les relations entre le commandement et le domaine santé. Aucun enseignement n’a été immédiatement tiré des désastres sanitaires des campagnes napoléoniennes. Sous le Consulat, les effectifs « santé » seront réduits et les hôpitaux terrestres fermés, pour des raisons uniquement économiques et politiques.
Une analyse de la situation en 1922, estimera que pendant la guerre « les directions du service de santé dans chaque grande unité, particulièrement à l’échelon de l’Armée, étaient trop éloignées du commandement et leurs propositions que ce dernier devait transformer en ordres, se ressentaient trop souvent de l’ignorance où se trouvaient les directeurs de la situation militaire158 ». Les allemands avaient su, pour leur part, suite à la guerre de 1870, se réorganiser pour obtenir une véritable interface entre le commandement et le service de santé. La répartition systématique des médecins aux différents niveaux des formations et des états-majors permettra une meilleure adaptation du soutien santé allemand dés le début de la guerre ; il s’effondrera, comme le reste de l’armée à partir de 1917. En France, après les opérations d’avril 1917, pour remédier à « des défectuosités qui furent la conséquence d’une participation insuffisante du personnel du Corps de santé à la préparation de l’organisation militaire, le Gouvernement a été conduit, en attendant que la 156
Bulletin officiel des médecins en réserve, juillet 1912, p 1102. Classement provisoire côte 9NN634, DAT, SHD. 157 Classement provisoire côte 9NN670, DAT, SHD. 158 Rapport sur les progrès accomplis dans le fonctionnement du service de santé pendant la guerre, 1922. Classement provisoire côte 9NN670, DAT, SHD.
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situation fût régularisée par une loi, à décider par décret du 11 mai 1917 que la personnel du service de santé […] ferait partie des états-majors159 ».
C’est à partir de cette période, que les médecins seront réellement associés à la conception des engagements. La création d’une direction du service de santé au sein de l’état-major de l’Armée sera une avancée majeure, ainsi que la présence de médecins dans les bureaux chargés d’organiser les opérations et d’en assurer la conduite. Les impératifs sanitaires seront désormais pris en considération dés la planification, permettant l’anticipation des besoins. La connaissance mutuelle pourra alors se développer et permettre aux décideurs d’intégrer les données « santé » dans leurs doctrines d’emploi et, à l’inverse, permettre au service de santé de s’adapter, en amont, aux nécessités militaires. Un rapport160, établi en 1922, mettra en avant cette évolution : « une action médicale plus effective devait se manifester à partir de mai 1917 dans les divers ordres d’exécution concernant le service de santé, parce que, à partir de ce moment, des médecins furent affectés au CQG [grand quartier général] pour fournir tous les renseignements et élaborer toutes les prévisions se rapportant à l’exécution de ce service, et qu’ils furent eux-même chargés de préparer tous les ordres relatifs au fonctionnement du service de santé, envoyés par le général commandant en chef aux généraux commandant les armées ».
En dépit de cette véritable « révolution » qu’a représentée la Première Guerre mondiale pour les services de santé, son long passé de subordination administrative allait être encore longtemps un poids important, « inhibant chez les dirigeants et les exécutants, à quelques exceptions prés, tout esprit d’initiative étranger au rôle purement technique des médecins militaires161 ». C’est cependant l’intégration de médecins à l’Ecole de guerre, en France mais aussi dans d’autres pays occidentaux, qui ouvrira une véritable réflexion commune et une reconnaissance, en tant que « frères d’armes », du commandement et du service de santé des armées. En 1934, le Médecin général Lanne écrira « De plus en plus, cette union intime entre le commandement et le service de santé militaire est allé en se développant pendant la dernière guerre pour aboutir à une collaboration de tous les instants, et je ne crains pas d’affirmer que le bon fonctionnement du service de santé est à ce prix162 ». Les relations entre le commandement et les services de santé des armées vont aller en 159
Projet de loi relatif à l’organisation du service de santé des armées, « Etude des motifs », 1922. Classement provisoire côte 9NN631, DAT, SHD. 160 Rapport sur les progrès accomplis dans le fonctionnement du service de santé pendant la guerre, 1922. Classement provisoire côte 9NN670, DAT, SHD. 161 Le service de santé en temps de guerre, France militaire 24.4.25. Classement provisoire Côte 9NN671, DAT, SHD. 162 Général Lanne, Bases et principes de tactique sanitaire, 9 novembre 1934. Classement provisoire côte 9NN704, DAT, SHD.
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s’améliorant, et ce n’est pas la défaite de 1940 qui changera les choses car les problèmes organisationnels du service de santé des armées français ne seront que le reflet d’un manque d’adaptation globale du commandement à la guerre de mouvement. Les guerres de décolonisation, seront, quand à elles, des vecteurs favorables au domaine santé car les « services de santé des colonies » s’y illustreront par leur efficacité et leur utilité pour la force auprès des populations. La relation, de manière générale est aujourd’hui plutôt harmonieuse, cependant, le commandement est parfois amené à faire des choix stratégiques ou tactiques qui ne sont pas toujours en faveur du domaine santé.
D. Les choix stratégiques S’adressant au peuple anglais resté seul devant l’Allemagne, Churchill lui promettait « du sang et des larmes163 ». Tout chef, qu’il soit politique ou militaire a conscience qu’il devra consentir à des pertes humaines et matérielles pour obtenir la victoire. Tout l’art du commandement est d’évaluer jusqu’où ses pertes pourront être acceptables et d’éviter les pertes inutiles. César s’efforça « d’éviter les pertes en vies humaines et manœuvra constamment, mais dans des limites assez étroites, afin d’acculer ses adversaires sur un terrain où il put livrer bataille avec tous les atouts en main164 ». Turenne, grand capitaine dont le génie s’accru avec l’âge, a toujours recherché des combinaisons stratégiques qui lui permettaient de ne pas gaspiller les soldats possédant une haute instruction militaire, car cela coûtait trop cher, au sens propre comme au sens figuré. Il utilisa la combinaison de la surprise et de la mobilité, non seulement pour emporter la décision mais aussi pour garantir la sûreté de sa manœuvre. Louis XV, parcourant le champ de bataille le 11 mai 1745, dit à son fils « voyez ce qu’il coûte de remporter des victoires. Le sang de nos ennemis est toujours le sang des hommes. La vraie gloire c’est de l’épargner165 ».
Il existe donc, très souvent, chez les autorités militaires une réelle volonté de ne pas verser le sang inutilement. Leurs motivations sont diverses, s’agissant d’économiser les moyens ou de préoccupations humanistes, mais, dans tous les cas, les pertes humaines sont pour eux un véritable enjeu stratégique. En revanche, le chef est confronté, justement, à des choix stratégiques qui lui demandent de trouver un « équilibre entre la mission, qui commande d’agir, et la situation, qui commande d’évaluer les risques 166». Les pertes humaines sont considérées comme un risque qu’il faut parfois prendre tout en se fixant des 163
Claude Nières, Faire la guerre, Privat, 2001, cité p 165. B.H.Lindell Hart, Stratégie, Perrin. 165 P.Burnat, J-F.Chaulet, F.Chambonnet, F.Ceppa, C.Renard, De l’appthicaire au pharmacien des armées, médecine te armées, 2008, 36, 5. 166 Hervé Coutau-Bégarie, Conférences de stratégie, Institut de stratégie comparée, 2009. 164
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limites acceptables. Le concept de « zéro » mort qui a prévalu dans les années 90 aux Etats-Unis n’est définitivement pas réaliste et surtout dangereux car il peut paralyser la décision stratégique en ne laissant aucune alternative. Le domaine santé, tout en sachant que les pertes sont inéluctables, a pour rôle de les diminuer autant que possible, afin de permettre au commandement de rester dans les limites qu’il s’ait fixées, tout en réalisant la manœuvre qu’il a choisie.
Tout l’art du stratège est de combiner l’action des divers acteurs stratégiques, qui, dans certains cas, peuvent être en opposition. Le domaine santé s’oppose parfois fondamentalement à la manœuvre qui va engendrer des difficultés d’acheminement logistique, le non respect des règles de prévention, ou encore la mise en péril accrue des combattants. Les chefs sont alors confrontés à des décisions difficiles où délibérément ils font passer les aspects humains au second plan. Pendant la Première Guerre mondiale, « la nécessité vitale de résister et de vaincre à tout prix en 1914 avait conduit le commandement, faute de munitions en quantité suffisantes, à connaître des pertes considérables en hommes. Certes, une meilleure tactique, l’abandon du « coûte que coûte » ou du maintien des positions « à tout prix » eurent diminué quelque peu les pertes167. Mais aux yeux du général Joffre, elles ne pouvaient pas entrer en ligne de compte avec la nécessité de vaincre dans la guerre de mouvement168 ». Dans cette période, « à aucun moment, sauf quelques exceptions notamment avec le général Pétain, n’apparaît l’idée de monnayer le terrain pour épargner les hommes169 ».
Dans ces conditions, où les besoins médicaux et les décisions stratégiques sont difficilement conciliables, comme par exemple la concentration des forces et une bonne hygiène et sécurité, les conseillers « santé » ont un rôle primordial pour tenter de rétablir un certain équilibre. Le dialogue entre le commandement et le domaine santé est alors indispensable si l’on veut accomplir, malgré tout, la tâche formidable qui incombe aux services de santé : maintenir en condition « un organisme aussi vaste [que les troupes], portant déjà le poids des fatigues de la guerre et sollicité plus que tout autre collectivité par les influences morbides du milieu où il opère170 ». De octobre 1915 à septembre 1916, l’Armée d’Orient a été mise à rude épreuve, exigeant d’elle de mener des opérations alors que les hommes étaient affaiblis par la dysenterie, le paludisme, ou encore le typhus. Le médecin inspecteur Ruotte alertera le commandement pour tenter de trouver un consensus 167
Août / Septembre 1914 : 329 000 morts. Guy Pédroncini, Pétain : le soldat 1914-1940, Perrin, cité p 123. 169 Guy Pédroncini, Pétain : le soldat 1914-1940, Perrin, cité p 124. 170 Médecin colonel Costedoat, direction du service de santé au ministère de la Défense Nationale, auditeur du CHEDN, La défense sanitaire, 1917. Classement provisoire côte 9NN656, DAT, SHD. 168
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entre les deux exigences. Il écrira « la morbidité est toujours élevée […] résultant de la fatigue imposée par les opérations militaires à des hommes ayant passé l’été en Macédoine171 ».
C’est un véritable devoir pour le service de santé d’alerter le commandement car, même s’il est totalement maître de ses choix, il faut lui fournir les outils pour qu’il puisse apprécier la situation à sa juste valeur. Des erreurs de jugements sont toujours possibles et peuvent éventuellement aller jusqu’à coûter la victoire. En 1915, « les pertes furent excessives au cours d’attaques sanglantes, entraînant une grave usure parmi les troupes et l’apparition de phénomènes d’épuisement, mal compris et assimilés à tord à des refus d’obéissance172 ». Il faudra presque deux ans pour le comprendre, mais à partir de 1917 le commandement, et le général Pétain en particulier, considèreront le moral des troupes comme l’une de leurs priorités.
Le commandement a un rapport ambigu au domaine santé, car ce dernier peut être un véritable acteur stratégique mais peut aussi, par ses aspects contraignants ou par son opposition à des choix stratégiques, être considéré comme une entrave à la manœuvre. A travers l’histoire, les réactions furent d’abord la non prise en compte ou le mépris, d’autant plus aisées que les performances techniques du monde médical étaient limitées. La Première Guerre mondiale a été, en cela, une révolution pour le domaine santé puisqu’elle a prouvé son efficacité (en particulier avec la « guerre des gaz ») et a ouvert les portes des états-majors aux praticiens des armées. La connaissance mutuelle a largement progressée au XXème siècle et la confiance dans l’efficacité technique du domaine santé est acquise, mais ce ne fut pas toujours le cas. Par ailleurs, il subsiste des limites propres au monde médical, qui sont d’ordre parfois technique, organisationnel ou encore éthique.
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Rapport mensuel du mois de septembre 1916 du médecin inspecteur Ruotte, chef supérieur du service de santé des armées alliées en Orient. Classement provisoire côte 9NN671, DAT, SHD. 172 Guy Pédroncini, Pétain : le soldat 1914-1940, Perrin, cité p 124.
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III. Les limites propres au domaine santé Le potentiel stratégique du domaine santé n’a pas été exploité à sa juste mesure, à travers les siècles, en raison, nous l’avons vu, de l’environnement culturel, de décisions de commandement, mais aussi, il faut le souligner, de limites propres au domaine médical. Certaines, telles que la prise en charge des blessés et des malades, ont été quasiment levées par les progrès extraordinaires de la médecine réalisés au XXème siècle. D’autres, telles que les questions organisationnelles ont été bien améliorées, mais peuvent potentiellement ressurgir à chaque nouveau conflit, car aucun ne ressemble au précédent. En effet, si la pensée militaire doit intégrer le domaine santé, à l’inverse, les services de santé des armées doivent, à leur tour, concevoir leur métier technique dans le contexte spécifique de la défense et de la typologie des conflits modernes. Enfin, certaines limites, telles que les limites éthiques sont invariables depuis Hippocrate, mais d’application parfois différente selon les approches culturelles.
A. L’insuffisance technique
Les sciences médicales sont parmi celles qui ont fait des progrès immenses au cours de ces deux derniers siècles, changeant totalement la relation de la médecine militaire et des armées. Son efficacité est, à présent, indéniable, offrant aux forces une meilleure garantie de survie. Cependant, cela ne signifie pas qu’au cours de l’histoire des conflits, les techniques de soins n’ont pas eu une certaine efficacité, en particulier en ce qui concerne les blessures de guerre. En revanche, il est certain que sur le plan de la prévention, du diagnostic et du traitement des maladies ce domaine était fortement restreint, jusqu’à l’ère de la pasteurisation.
Dans l’Iliade, le (Homère) ou les poètes (cela fait encore débat) ont bien décrit la participation de médecins, forts au fait des blessures de guerre et de leur traitement pour l’époque. Il est surprenant de constater la précision anatomique de la description des blessures, qui remplissait d’admiration un chirurgien aussi distingué que Malgaigne173. Pas de blessures surnaturelles, pas plus que de guérisons miraculeuses ne sont évoquées, mais un inventaire précis qui s’adressait, semble-t-il, à des connaisseurs. Pour les maladies, 173
Malgaigne (1806-1865) chirurgien et anatomiste.
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c’était tout autre chose, elles représentaient des fléaux collectifs considérées à cette époque comme des châtiments divers dont les hommes ne pourraient s’affranchir par eux-mêmes. Il existait bien une certaine connaissance des propriétés des plantes médicinales, originaire de Mésopotamie à la base de la pratique médicale, mais elles étaient toujours associée aux prescriptions magiques. Les pratiques divinatoires, héritées des égyptiens et des babyloniens, prédominaient. Pour les blessures, ce fut immédiatement différent car le raisonnement voulait que « ce que la main de l’homme détruit, la main de l’homme peut le réparer ». Cependant, même si le sage Nestor dit que « le médecin vaut beaucoup d’hommes pour extraire les flèches et sur la blessure répandre des remèdes adoucissants », la chirurgie était bien limitée par les moyens techniques et surtout par les problèmes d’asepsie.
Une certaine vision rationnelle de la médecine verra le jour avec les médecins grecs, en particulier Hippocrate, à la charnière du IVème et du Vème siècles. D’innombrables écrits témoignent du large spectre de la médecine praticienne, abordant le traitement des fractures, des luxations, la diététique, la climatothérapie, l’hydrothérapie et ce que l’on appelle de nos jours la médecine du travail. Rome accordera à ses médecins grecs une certaine considération en les affranchissant, geste caractérisé par le décret de César qui leur accordera le droit de cité. L’enseignement médical sera développé, notamment avec l’établissement de la « schola medicorum » créée par Auguste.
Le Moyen Age représente une éclipse médicale où la religion catholique, en occident, a pris le relais pour considérer que les maladies, voire même les blessures au combat, relevaient de la volonté divine. L’action des médecins, comme leur crédit, étaient forts réduits durant tout le haut Moyen Age. Lorsque Clovis fut malade, le médecin à son chevet, avouant son impuissance, lui conseilla le pouvoir guérisseur de Saint Maurice. L’organisation des soins et les connaissances médicales régressèrent fortement dans cette période, et le poids en fut particulièrement lourd pour les combattants blessés. Dans le même temps, les arabes avaient développé, au XIème et XIIème siècle, une certaine connaissance dans les sciences biologiques, mais cela ne fut que très peu exploité en occident et ce développement se tarit aux XIIIème et XIVème siècles. Cette période verra cependant la création des premiers établissements hospitaliers, basés à l’origine sur le principe de charité et les premières universités de médecine, en Europe, à Salerne, Montpellier et Paris. Pourtant, la motivation religieuse originelle, qui, par ailleurs, était souvent une entrave au progrès scientifique en interdisant les gestes thérapeutiques sanglants et la dissection, se transforma progressivement en intérêt vénal. Le concile de 90
Vienne, en 1311, mettra l’accent sur le fait que les hôpitaux ne devaient pas devenir des entités de profit. Par ailleurs, la guerre de cent ans et ses cohortes d’épidémies portèrent atteinte aux institutions hospitalières. Aussi, lorsque la peste noire de 1348 survint, les capacités de lutte étaient forts minces et ce fut l’un des fléaux les plus meurtriers pour l’humanité. La France passa en quelques années de 17 à 9 millions d’habitants.
La Renaissance, en appelant à l’audace intellectuelle, remit en cause l’autorité temporelle de l’Eglise et favorisa, ainsi, les expériences scientifiques et la laïcisation de l’administration hospitalière. La médecine va alors connaître, partout en Europe, des progrès ininterrompus : l’anatomie atteignit, dés le XVIème siècle, une grande précision avec la généralisation de la dissection de cadavres, le microscope sera mis au point au XVIIème siècle, les globules rouges découverts en 1660, la physiologie et l’anatomopathologie firent leur apparition dans le même temps. L’étude clinique des maladies et leur thérapeutique suivront naturellement, mais il faudra attendre le XIXème siècle pour que l’efficacité commence à être au rendez-vous.
Dans les armées, la médecine suivit le mouvement global et s’avéra longtemps peu convaincante, ne poussant pas le commandement à s’en préoccuper. Ce sont des chirurgiens, confrontés quotidiennement aux réalités des champs de bataille qui permettront de progresser. Hans von Gersdorf, attaché au duc Sigismond d’Autriche, dans son ouvrage « Feldbuch der Wund Arztney » publié en 1517, remettra en cause les pratiques de l’époque, notamment pour les plaies par arme à feu. Ambroise Paré, quelques années plus tard, sera le véritable fondateur de la chirurgie de guerre. L’amputation, dont il était un expert, deviendra alors la base des connaissances du chirurgien. Pichault de la Martinière, le fondateur du « parage » ou Dominique Larrey affineront ces théories et concevront le principe de la chirurgie de l’avant. Celle-ci sera pratiquée dans des conditions difficiles pour les blessés, l’utilisation de l’éther, rapidement suivie par le chloroforme, pour les anesthésies n’a débuté qu’en 1846. Toutefois, l’emploi de ses produits n’a pas entraîné un taux de survie plus important car le rôle joué par les germes dans l’infection des plaies ne sera pas reconnu avant 1860. Les maladies, quant à elles, restèrent un véritable fléau jusqu’au début du XXème siècle174. 174
La première grande étape fut la variolisation, procédé efficace de protection contre la variole découverte par Edward Jenner174 au XVIIIème siècle. La chimie, et par là même des thérapeutiques plus efficaces que les plantes seules, verra le jour à la fin de ce siècle aussi, en se détachant de l’alchimie plus mystique que scientifique. La pharmacie sera enseignée dans un collège créé en 1777. Enfin, c’est l’ère de la pasteurisation, au XIXème siècle, qui bouleversera l’approche médicale par la compréhension des mécanismes infectieux et la vaccination. Les découvertes révolutionnaires s’enchaîneront ensuite, tout au long du XXème siècle, comme celle des antibiotiques par Sir Alexander Flemming en 1945.
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De plus, les praticiens militaires, très longtemps, n’ont fait qu’apprendre « sur le tas », ne disposant pas d’un enseignement adapté à leur environnement. Ils étaient souvent peu considérés, ce qui ne facilitait pas la reconnaissance du besoin par les chefs militaires. Certains disaient que « la médecine militaire est à la médecine civile ce que la musique militaire est à la musique classique ». Ce n’est effectivement qu’au XVIIIème siècle que les cours de médecine seront rendus obligatoires175 pour les médecins militaires dans les « hôpitaux amphithéâtres176 », alors que les universités civiles existaient depuis le Moyen Age. C’est à cette époque que les écoles de chirurgie des ports seront créées, à Rochefort, à Toulon puis à Brest. La tempête révolutionnaire, en France, sera la cause de la fermeture des facultés civiles sur l’ensemble du pays, provoquant un déficit important pour le recrutement sanitaire de l’armée de terre. Une période de flottement et de difficultés suivit. Ce n’est que le 12 juin 1856 que l’école impériale du service de santé de Strasbourg sera créée pour l’armée de terre, mais elle fermera ses portes en 1870 lorsque les allemands occupèrent la ville. Les écoles de Lyon et de Bordeaux lui succèderont respectivement en 1888 et 1889, et récupèreront progressivement l’activité des écoles des ports. Par ailleurs, les services de santé militaires développèrent l’esprit de recherche « savoir plus pour mieux soigner », afin d’être en mesure de répondre à leurs besoins spécifiques sur les champs de bataille ou sur les navires de la Marine. Lowell, directeur du service de santé américain lors de sa création en 1818, estimait que le domaine santé devait aller plus loin que les simples soins aux soldats, considérant « qu’il avait une position unique pour pouvoir faire avancer la science médicale177 ». Les médecins militaires ont mis en lumière l’intérêt d’utiliser des doses importantes de quinine dans les cas de paludisme ou les effets intéressants de la bromine dans la lutte contre l’infection. La chirurgie de guerre sera, par ailleurs, un véritable vecteur de progrès pour la chirurgie civile, lui offrant des techniques novatrices telles que le fixateur externe du service de santé des armées français. Enfin, certains chercheurs militaires ont contribué à d’importants progrès scientifiques et ont obtenu d’éminentes distinctions, tels qu’Alphonse Laveran178 ou Henri Laborit179.
175
Ordonnance éditée en 1747 après la bataille de Fontenoy, portant sur le règlement général des hôpitaux militaires et le 20 décembre 1748 apparaissent les premières prescriptions concernant la formation : « les chirurgiens majors des hôpitaux et des régiments doivent organiser des cours annuels de chirurgie et d’anatomie en faveur des aides et garçons chirurgiens ». 176 L’ordonnance royale du 04 août 1772 créé les « hôpitaux amphithéâtres » qui constituaient de véritables écoles destinées à former, en médecine, en chirurgie et en pharmacie, des officiers de santé pour le service des hôpitaux du royaume et des armées. 177 G.B.Clark, La médecine dans les forces spéciales américaines, au Vietnam de 1969 à 1970, Médecine et armées, 1982, 10, 3. 178 Prix Nobel de médecine pour sa découverte de l’agent du paludisme. 179 Prix Lasker pour la mise en évidence du premier neuroleptique.
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Cependant, même si la médecine en général, et les services de santé des armées en particulier, avait fait d’importants progrès, la Première Guerre mondiale révèlera qu’il existait encore des lacunes techniques importantes. Des transfusions sanguines ont été réalisées avec l’appareil de Jeanbrau180, mais elles restaient d’un maniement difficile et la connaissance des groupes sanguins en était à ses débuts, ne disposant pas d’éléments sur les groupes rhésus. Dans cette période où la médecine militaire a été mise à rude épreuve, le problème n’était pas seulement un problème de technique médicale mais aussi une question d’organisation. Louis Maufrais témoigne encore en disant « Nous n’avions rien pour nettoyer [les blessures]. Nous avons à peine assez d’eau pour laver nos mains pleines de boue. On passe les plaies à la teinture d’iode qui fixe le sang. Les blessés sont très choqués, mais en 1915, en première ligne de bataille, nous n’avons rien comme antichoc181 ».
L’insuffisance de résultats de la médecine, et de la médecine militaire en particulier, a longtemps été une justification de l’absence d’intérêt ou de confiance de la part du commandement. Cela a abouti naturellement à une subordination du domaine médical, que l’on considérait, en plus, comme incapable de gérer ses affaires. Même lorsqu’ils obtinrent leur autonomie concrètement, dans les années qui suivirent la Grande Guerre, les services de santé eurent du mal à ne pas se focaliser uniquement sur leur progression technique, parfois au détriment de l’organisation du soutien des forces. En 1927, en France, le service de santé militaire vivra une crise importante vis à vis du soutien des troupes. Les jeunes médecins militaires ne juraient plus que par la « spécialisation de n’importe quelle branche de la médecine pourvu que l’on se sorte du corps de troupe182 ». Un véritable culte de la technique médicale allait se développer tout au long du XXème siècle. Le général Bonnal déclara déjà au début du siècle que « la biologie a fait de tels progrès depuis cinquante ans qu’elle est devenue un guide sûr pour les hommes d’Etat soucieux de développer la grandeur de leur pays. C’est donc sur la biologie que sera édifié le haut commandement, si l’on veut qu’il remplisse son objet ». Les guerres de décolonisation continueront à donner une impulsion au soutien santé des troupes mais ce fut véritablement la première guerre du Golfe, en 1991, qui réveilla la conscience que « l’obligation de résultats », à présent demandée par le commandement, exigeait la combinaison de la technique et de l’organisation du domaine santé. 180
Le professeur Emile Jeanbrau réalisa la première transfusion sanguine le 16 octobre 1914 sur un soldat agonisant et en état de choc, grâce au don de sang d’un autre blessé. 181 Louis Maufrais, présenté par Martine Veillet, J’étais médecin dans les tranchée, Robert Laffont, 2008. Cité p 153. 182 La crise de la médecine militaire, France militaire, 02 février 1927. Classement provisoire côte 9NN638, DAT, SHD.
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B. Les questions organisationnelles L’organisation du soutien santé correspond à « l’action d’organiser, de structurer, d’arranger183 » le dispositif médical des forces armées, afin d’être en mesure « de sauver le maximum de vies et de garantir le minimum de séquelles184 ». L’étude de l’histoire montre qu’il existe deux grands types de problèmes organisationnels : le manque de moyens attribués aux services de santé et l’inadaptation de la conception du soutien par rapport à la manœuvre envisagée par le commandement.
Le manque de moyens Avant la création officielle des services de santé, à partir du XVIIIème siècle, l’absence de pérennité et de structuration de la prise en charge des malades et des combattants blessés impliquait une remise en question de l’organisation du soutien à chaque bataille. Même dans la Rome antique, où les guerres aux frontières étaient permanentes, il n’existait pas de réelle doctrine du soutien santé et les capacités correspondantes. L’attribution des moyens au domaine santé était donc très aléatoire. Cela dépendait du bon vouloir du chef militaire ou du roi auquel les médecins étaient rattachés.
La constitution effective des services de santé apporta un léger mieux mais leur subordination aux Commissaires des guerres prolongea les difficultés capacitaires éprouvées par le domaine santé. L’ordonnance de 1747, en France, précise que « les officiers de santé sont les employés d’un service administratif qui, en temps de paix comme en temps de guerre, préside à l’installation des hôpitaux, contrôle leur fonctionnement et pourvoit au ravitaillement sanitaire et aux évacuations des malades et des blessés ». De plus, Louis XVI, confronté à des difficultés économiques majeures, réduira en 1781, parmi les premiers, les hôpitaux militaires sédentaires et les effectifs des praticiens des armées. Les campagnes de 1792 contre la Maison d’Autriche et la Prusse seront révélatrices de l’insuffisance des moyens « santé » de l’armée française. Les hôpitaux « ambulants » destinés à suivre les troupes en territoire étranger apparaissent organisés de façon beaucoup trop précaire. Percy et Larrey se battront pour obtenir le rapprochement au plus prés des combats, d’une part, et la mise en place de structures plus conséquentes à l’arrière, d’autre part. Ils se heurteront à l’incompétence doublée souvent de malhonnêteté des gestionnaires.
183 184
Le petit Larousse 2003. IM 12 du 05 Janvier 1999 relative au concept interarmées du soutien sanitaire des forces en opération.
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Les secours aux blessés des campagnes qui vont se succéder, dans les années suivantes et jusqu’à la fin du premier Empire, seront généralement improvisés en fonction des circonstances. Les manques d’effectifs et de moyens seront récurrents et la reconnaissance de Napoléon, le soir de la bataille d’Eylau, qui pourtant fera don à Larrey d’une de ses épées pour l’activité des ses ambulances, n’augmentera pas l’intérêt porté au domaine santé. Quand les opérations militaires prenaient de l’ampleur, il arrivait que l’Administration ne prévoit ni les stocks de matériel sanitaire suffisants, ni les véhicules supplémentaires pour les acheminer ou quelquefois même, n’utilise pas à bon escient les moyens encore disponibles. Lors de la guerre de Sécession, le service de santé américain allait se rendre à l’évidence de la nécessité d’un changement dans la direction, l’organisation et les opérations du service de santé. En France, ce fut plus long. Larrey évoqua, dans ses « Mémoires », l’obligation d’abandonner certains blessés par manque de véhicules d’évacuation non prévus par les Commissaires de guerre. Au cours de la retraite de Russie, les chirurgiens ne disposaient plus que de leurs trousses individuelles pour les soins aux blessés et à leur arrivée à Mayence, ils n’avaient plus ni vivres, ni linge, ni médicaments. Lors de la campagne d’Italie, Delorme185 écrira « les enseignements épouvantables de la guerre d’Italie doivent rester toujours présents à nos esprits. Cette campagne a servi à démontrer avec une évidence frappante la pernicieuse influence que peut exercer sur la pratique de la chirurgie aux armées une organisation sanitaire défectueuse ». Malheureusement, les leçons seront vite oubliées et la guerre de 1870 débutera dans le même désordre. A l’issue, le Ministre de la Guerre exigea la constitution d’un comité de réflexion186 qui aboutira à la conclusion suivante : « l’organisation actuelle du service de santé militaire ne répond pas aux besoins et aux intérêts de l’armée. Il est nécessaire que ce service soit placé sous la direction d’un chef pris dans son sein, appartenant à la profession médicale et ayant dans ses attributions tout ce qui concerne le service de santé187 ».
Ce seront les « Sociétés de secours aux blessés militaires », créées quelques années plus tôt sous l’influence d’Henri Dunant et réunies sous l’insigne de « la croix rouge sur fond blanc », qui apporteront une aide majeure aux services de santé, incapables de faire face à l’ampleur de leur mission. Lors du premier conflit mondial, le personnel médical du comité international de la croix rouge, en particulier les infirmières, viendra compléter 185
Médecin militaire du premier empire. Discussions du 3 juin au 5 août 1873. 187 Docteur Brice et Capitaine Bottet. Corps de santé militaire en France, son évolution – ses campagnes (1708-1882), Berger-Levrault & Cie, Editeurs, 1907, cité p 417. 186
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efficacement le dispositif de soutien santé en sous effectif chronique. Le Médecin major de première classe Robert Picqué188 dira « si la qualité du personnel s’est vite adaptée par le dressage et le dévouement à la mission qui lui était dévolue, la quantité en est restée longtemps insuffisante189 ». La collaboration avec la Croix Rouge sera donc indispensable, elle persistera encore longtemps et entre les deux guerres une véritable formalisation des relations verra le jour.
La Première guerre mondiale sera, pour la plupart des services de santé européens, un tournant essentiel car elle mettra fin en réalité à la subordination du domaine santé à l’Administration. En France, le sous-secrétaire du service de santé, Justin Godart190, nommé en 1915, tirera le Service de « l’ornière administrative où l’état-major l’avait enlisé ». Cependant, l’entre-deux-guerres ne sera pas mis à profit pour réellement améliorer l’organisation des formations sanitaires de campagne et leur ravitaillement. La campagne de 1939-1940 mettra en évidence le manque de préparation du domaine santé au même titre que l’armée française en général. Elles manquaient de capacités telles que les liaisons radio-phoniques pour les sections automobiles sanitaires, qui éprouvaient ainsi d’importantes difficultés à rejoindre leur destination en cas de bombardements. Lorsque les forces françaises vont reprendre le combat, leur Service de santé sera restructuré et équipé par les Etats-Unis. A partir de 1943, les moyens mis en œuvre seront issus de l’impressionnante logistique de l’armée américaine, qui avait compris dés 1933 l’enjeu du soutien.
Pourtant, lors de la guerre du Vietnam, les américains seront, eux aussi confrontés à une problématique organisationnelle face à l’afflux de victimes, non prévu initialement. Des problèmes de coordination des évacuations sanitaires apparurent, nécessitant rapidement la création d’un centre de régulation pour optimiser les moyens insuffisants.
Le monde moderne, comprenant l’enjeu d’un soutien santé efficace, va progressivement se doter des capacités nécessaires, jusqu’à aboutir à cette fameuse « obligation de moyens », consacrée à présent par des règles juridiques. Lors de la guerre du Kippour, les forces israéliennes consacreront un grand nombre de leurs vecteurs et de leurs finances pour 188
Robert Picqué, médecin militaire, organisa dans le Sud-Ouest un réseau d’évacuations sanitaires aériennes convergeant sur l’hôpital de Bordeaux. Sa mort accidentelle lors du transport aérien d’une malade en 1927, l’empêche de mener à bien son projet d’étendre le même dispositif à l’ensemble du pays. 189 Rapport du Médecin major de 1ère classe Robert Picqué, affecté du 02 août 1914 au 20 janvier 1919 à l’A.3/18 comme médecin chef et chirurgien consultant du 18ème Corps d’Armée. Classement provisoire côte 9NN671, DAT, SHD. 190 Justin Godart était avocat de métier, il plaida la cause du service de santé pendant pratiquement 15 ans, proposant plusieurs projets de lois pour entériner le décret de 1917.
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garantir une organisation irréprochable du soutien. « Tsahal » mettra l’accent sur la médicalisation des secours et la rapidité des évacuations vers les formations hospitalières. La volonté stratégique était de minimiser au maximum les pertes, en apportant aux troupes engagées le soutien médical le plus efficace possible, afin de gommer quelque peu les revers tactiques initiaux.
La première guerre du Golfe sera un véritable test pour les services de santé occidentaux, d’autant plus que la menace d’une guerre chimique et/ou biologique planait. Le nombre de victimes a été certes faible mais le déploiement santé a fait preuve d’un grand professionnalisme, même s’il a été constaté, à cette occasion, que les formations sanitaires de campagne nécessitaient une certaine modernisation. Ainsi, même lorsque les moyens sont au rendez-vous, il est nécessaire que la conception de la manœuvre santé soit adapté au besoin réel des forces armées sur le terrain.
Adaptation du concept santé Malgré l’autonomie fonctionnelle, sur laquelle repose l’efficacité du soutien santé, « la manœuvre médicale est, sur le terrain, le résultat d’une adaptation constante des ressources et des procédés191 ». Cette adaptation doit, non seulement se faire au niveau stratégique, en intégrant la typologie du conflit et les buts à atteindre par le commandement, mais aussi au niveau tactique par une conduite réactive du soutien en fonction des décisions des autorités militaires. On pourrait, par extension et pour faire un lien direct avec le monde militaire, parler de stratégie santé pour ce qui relève du concept et de la doctrine, et de tactique santé pour ce qui concerne la mise en œuvre sur le terrain, à partir du moment où celle-ci devient une composante de la manœuvre tactique dans son ensemble.
Cela signifie donc que pour bien se concevoir, le soutien santé doit se concevoir en liaison étroite avec le commandement et en s’adaptant à ses besoins. Plusieurs éléments sont déterminants pour la planification de la manœuvre santé : les effectifs, la dispersion des unités engagées, la mobilité du combat, l’insécurité de la zone des armées, le type d’armement (destruction massive ou non), les fluctuations de la bataille, le climat, etc. Il est donc « indispensable de placer la technique dans le cadre [stratégique et] tactique où elle doit fonctionner. Il est indispensable que le commandement fournisse ce cadre192 ».
191 192
G.Gillyboeuf, Le soutien santé en opération : règles d’or, Médecine et armées, 1 ,6, 1973, cité p 14. Médecin général Lanne, 24 avril 1930. Classement provisoire côte 9NN704, DAT, SHD.
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Au cours de l’histoire, la guerre a changé de visage maintes fois et même s’il existe des principes universels, la stratégie subit une adaptation permanente. Par ailleurs, le contexte est chaque fois différent, nécessitant l’adaptation, cette fois, de la tactique, à l’environnement climatologique, géographique ou encore humain. Il serait illusoire de penser que le domaine santé ne subit pas les conséquences de ces modifications, ses chefs se doivent donc d’être à l’affût permanent de l’évolution du milieu dans lequel ils se trouvent et d’apprécier la situation à sa juste valeur. Ils ne doivent pas se laisser surprendre par la nouveauté des situations afin de garantir l’efficacité du soutien.
L’expédition d’Egypte et de Syrie, débutée en 1798, fut pour le service de santé une nouveauté, car pour la première fois, l’armée française était engagée dans des pays au climat moins hospitalier et aux infrastructures n’épousant pas les standards de l’époque. Larrey, pour pouvoir compter sur de bonnes conditions d’évacuation (dans un pays hostile où les hôpitaux, considérés comme corrects, sont assez éloignés les uns des autres) adapte son « ambulance volante » aux conditions locales. Il remplace les voitures par des chameaux
transportant
des
cacolets
litières,
mais
les
services
administratifs
réquisitionneront assez rapidement les animaux pour leurs propres besoins. Le service de santé n’aura de cesse, tout au long du XIXème siècle de tenter de s’adapter, mais sans moyens, à ces nouveaux besoins des expéditions lointaines. Les services de santé des colonies seront institués officiellement, en France, et dotés de moyens spécifiques par un décret193 datant seulement de 1903.
Les guerres de tranchées, surprendront en 1914, les services de santé, aussi bien allemand que français qui n’étaient pas préparés à ce type de combat. Au début du conflit, les médecins militaires allemands qui bénéficiaient déjà d’une écoute auprès des états-majors, s’en sortirent mieux que leurs homologues. En France, la rigidité du règlement d’emploi du soutien sanitaire de 1910, fut d’emblée un obstacle à l’adaptation du Service aux conditions de la guerre qui s’engageait. Après la retraite de Charleroi, en 1914, les dirigeants du service de santé manqueront de pugnacité et d’initiative. Cela perdurera jusqu’en 1917, où la pensée unique qui régnait dans le Service, a eu du mal à intégrer les conclusions des commissions d’enquête, qui conduiront au décret du 11 mai, relatif à la place des « conseillers santé », et les débats parlementaires consacrés, en juillet 1917, aux disfonctionnements du soutien santé de l’offensive Nivelle du printemps.
193
Décret du 04 novembre 1903 relatif à l’organisation des services de santé coloniaux, BO p 1627. Classement provisoire côte 9NN637, DAT, SHD.
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Entre les deux guerres, certains officiers médecins seront envoyés à l’école d’Etat-major ou à l’Ecole supérieure de guerre, afin d’être en mesure de mieux appréhender les problématiques militaires. Cependant, les dirigeants, issus de la vieille école, auront du mal à intégrer leurs propositions et ne prendront pas conscience des lacunes de règlement d’emploi opérationnel du domaine santé. Les formations sanitaires des corps de bataille ne seront pas motorisées, par exemple, afin de pouvoir s’adapter à une guerre de mouvement ou de pouvoir réaliser les évacuations vers l’arrière plus facilement. En 1939, le soutien santé était adapté à l’instruction d’emploi tactique des grandes unités de 1921, n’ayant pas été remanié pour prendre en compte la nouvelle instruction de 1936, qui envisageait la création des divisions légères mécaniques et des divisions cuirassées. Ce désintérêt se traduisit par l’absence de véhicules sanitaires blindés pour les régiments de chars de ces divisions.
La guerre d’Indochine fut très différente de celle qui venait de s’achever en Europe. Les troupes françaises furent confrontées à la guérilla dans des conditions climatiques et environnementales très éloignées de celles de la métropole. Un nouveau concept santé fut indispensable afin d’intégrer à la fois la mise en condition opérationnelle, l’hygiène et la prophylaxie adaptées au climat tropical, la médecine de l’avant et les évacuations sanitaires dans la jungle, avec dans le même temps la mission de développer la santé publique des Etats associés (Vietnam, Laos, Camboge), de prodiguer une aide médicale aux populations et enfin dans la dernière phase du conflit de faire face à la libération massive des prisonniers du Viêt-Minh. Cette œuvre gigantesque, le service de santé, dirigé par des chefs dynamiques et libérés de leurs complexes, réussit à l’accomplir. Le service de santé américain éprouva le même type de difficultés au Vietnam où, en particulier, il éprouva une extrême difficulté à établir une chaîne d’évacuation médicale traditionnelle, étant données les caractéristiques géographiques du terrain, de l’infrastructure routière et de la nature des combats menés par les unités Viêt-Cong.
La guerre d’Algérie sera aussi une guerre de guérilla mais dans un contexte politique et géographique très différent. Les combats menés par les troupes se déroulaient dans des djebels escarpés, d’accès difficile, isolés et loin de secours hospitaliers. La difficulté était surtout pour les évacuations sanitaires. Par ailleurs, le service de santé s’est attaché à adapter son dispositif en fonction du quadrillage de la pacification et les médecins furent engagés dans des opérations dites de « nomadisation », réalisées pour convaincre les populations du bien-fondé de la présence française.
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Le service de santé s’adapta donc à chaque type de conflit mais ces modifications eurent pour corollaire d’élever des difficultés pour définir précisément le concept de soutien santé des forces. Les règlements d’emploi, l’organisation du soutien, les formations sanitaires de campagne seront donc repensées de manière itérative à chaque nouveau conflit. Même si cette adaptation permanente apparaissait comme un progrès important, il subsistait le problème de la réactivité. Ce sont les années 90 qui apporteront la réponse en instaurant des principes pérennes du soutien santé (médicalisation/réanimation/chirurgicalisation de l’avant et évacuations précoces) tout en créant des structures totalement modulables afin de s’adapter au terrain et à la manœuvre. Des adaptations nouvelles seront demandées au Service, avec, tout d’abord, la féminisation progressive des armées et, en 1996, avec la professionnalisation des armées françaises, qui auront encore des exigences nouvelles, telles qu’une prise en charge psychiatrique spécifique.
La règle exprimée en 1934 doit toujours présider à la réflexion des dirigeants des services de santé : « pour bien accomplir sa mission dans une guerre future, [le domaine santé] évitera de se cristalliser en des formules rigides. Tout en établissant son organisation de guerre sur les facteurs immuables qu’il tient du passé, il devra sans cesse se modeler sur la forme des hostilités 194[et des contextes sociaux] ».
Un de ces facteurs immuables doit naturellement être l’éthique médicale, dont le domaine santé ne peut jamais se départir et qu’il doit prendre systématiquement en compte dans la conception du soutien. Cet aspect créé une limite parfois difficilement conciliable avec les conditions de la mission ou les exigences du commandement.
C. L’éthique médicale Hippocrate, médecin grec, avait compris, trois siècles avant Jésus Christ, que l’éthique était indispensable à la pratique médicale et au bien être de l’humanité. L’éthique médicale fut ainsi fortement en avance sur tous les autres domaines.
Pour ce qui concerne la guerre, Clausewitz la définit « comme un acte de violence dont l’objet est de contraindre l’adversaire à se plier à notre volonté195 ». Dans ces conditions, il estime que le droit des gens de Grotius196 est peu compatible et qu’il n’impose que 194
Bases et principes de tactique sanitaire, 09 novembre 1934. Classement provisoire côte 9NN704, DAT, SHD. 195 Clausewitz, De la guerre, édition abrégée et présentée par Gérard Chaliand, Perrin, Traduction Laurent Murawiec, cité p 31. 196 Grotius a énoncé, en 1625, le « droit des gens » qui est la source du droit international humanitaire.
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d’insignifiantes restrictions qui valent à peine d’être mentionnées, car elles n’en atténuent pas sérieusement la force. Pourtant, les atrocités de la Shoah, lors de la seconde guerre mondiale, seront à l’origine d’une prise de conscience collective que l’escalade de la violence ne doit pas être illimitée, même dans la guerre. La déclaration universelle des droits de l’homme et les conventions de Genève, qui sont l’expression de la considération internationale et militaire pour l’éthique datent respectivement de 1948 et 1949. Tous les états doivent travailler à ce que ces déclarations ne soient pas seulement d’intention et soient réellement appliquées. Cependant, Clausewitz a raison, la volonté de destruction de l’ennemi peut parfois conduire à des extrêmes où la raison n’a plus de pouvoir sur la folie meurtrière. Il explique que « si les guerres entre nations civilisées sont bien moins cruelles et destructrices que les guerres entre nations incultes, cela tient à l’état de la société à l’intérieur et dans ses relations extérieures. C’est cet état qui engendre, conditionne, conscrit et tempère la guerre, et n’en sont que des variables extrinsèques au point qu’on ne pourra jamais sans proférer d’absurdité importer un principe de modération dans la philosophie de la guerre197 ».
Dans ces conditions, il est légitime de s’interroger sur le degré de compatibilité de l’éthique médicale, fort ancienne et éprouvée, et de l’état de militaire qui a été si souvent en opposition avec la morale et qui peut à nouveau basculer très rapidement, notamment pour des raisons idéologiques. Même si la déontologie, qui correspond à l’ensemble des règles et des devoirs d’une profession198 établis selon l’éthique, a investi maintenant le monde médico-militaire199, la contradiction semble persistante.
Le médecin s’engage à respecter les principes suivants : le bien de l’humanité, le respect de la vie humaine, la santé du patient comme premier souci, le secret médical, l’absence de discrimination, la confraternité, et enfin le respect des maîtres. Cet engagement n’est pourtant qu’un engagement moral et il a malheureusement été bafoué lors de la seconde guerre mondiale, notamment vis à vis des prisonniers de guerre et des médecins juifs. Ces 197
Clausewitz, De la guerre, édition abrégée et présentée par Gérard Chaliand, Perrin, Traduction Laurent Murawiec, cité p 32. 198 Les médecins français ont ressenti le besoin de régir la morale par des règles en 1947, en créant le code de déontologie médicale. L’objectif est de guider les actions des médecins de l’ordre national en définissant leurs devoirs et leurs obligations dérivés des principes traditionnels de la médecine. Seuls les médecins militaires, n’adhérant pas à l’Ordre, ne sont pas tenus de respecter ce code. La communauté internationale a, à son tour, ressenti l’importance de réglementer la philosophie trop soumise aux interprétions culturelles, en créant le code d’éthique médicale international en 1980. 199 En France, le décret 81-60 du 16 janvier 1981, établit le code de déontologie médico-militaire qui précise que le médecin militaire, même s’il a des obligations spécifiques, doit se conformer aux principes généraux de sa profession et aux dispositions internationales. Par ailleurs, en 1987, le conseil de déontologie médicale a été créé afin d’être le garant de la permanence médicale au sein des armées.
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principes basés sur le bien individuel du patient et le respect de la profession peuvent parfois être en contradiction avec les exigences du monde militaire. En effet, dés que les spécificités militaires, en particulier opérationnelles, rentrent en compte, des difficultés de cohérence entre les deux exigences apparaissent. Le recours à la force implique l’inversion momentanée de valeurs et de normes centrales de toute socialisation civile. L’idéal patriotique peut être confronté à l’éthique. Le médecin n’en est pas exempt. De plus, le sentiment d’appartenance à un camp est très fort, et d’autant plus développé que le règlement de discipline général dans les armées précise que « le personnel médical doit être solidaire et soutenir l’action de ses camarades au combat ». Cette règle peut s’opposer à l’obligation de non discrimination. Par ailleurs, un des fondements principaux de la médecine militaire est la conservation des effectifs, pouvant être assimilé par certains à un acte « multiplicateur de forces ». Ce point implique de pratiquer la médecine en y intégrant la notion de choix. Lors d’un afflux massifs de blessés, en particulier en ambiance NRBC, seuls les individus qui disposent d’un potentiel de guérison seront traités. Le monde civil avec la médecine de catastrophe rencontre aussi cette difficulté face à l’éthique d’Hippocrate. Dans ce cas, le monde militaire n’est pas isolé, toute la communauté médicale est confrontée à la problématique du respect de la vie humaine. Pourtant, en dépit de ces contradictions, le monde médico-militaire international et français a tenté, tout comme la communauté militaire en général, d’intégrer des règles éthiques aux conflits armés. Le droit des conflits armés intègre le droit de la guerre ou droit de La Haye200, qui fixe les droits et devoirs des belligérants, et le droit humanitaire ou droit de Genève qui tend à sauvegarder les militaires mis hors de combat, ainsi que les personnes qui ne participent pas aux hostilités. Les quatre conventions de Genève de 1949, s’intéressent aux blessés et malades dans les forces armées en campagne , aux blessés, malades et naufragés dans les forces armées sur mer , aux prisonniers de guerre et à la protection des personnes civiles en temps de guerre. Le personnel des services de santé des armées est protégé par ces conventions de Genève, en échange de quoi, il doit apporter des soins de façon indifférente aux soldats de son camp ou à l’ennemi. Ainsi, le droit des conflits armés est un compromis entre les nécessités militaires et les exigences humanitaires. Cependant, l’exigence éthique ne peut pas être mise totalement dans un cadre par les règles déontologiques et le droit international humanitaire, aussi l’apparition de questions est 200
Le droit de La Haye date de 1899, révisé à plusieurs reprises, et correspond au droit de recours à la guerre (jus ad bellum) et aux règles d’engagement dans les conflits armés.
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souvent à la merci de la conscience de
chaque individu. Le médecin militaire peut
ressentir son devoir dans l’aide qu’il doit apporter au commandement qu’il sert. Cela peut conduire éventuellement à bafouer l’éthique, sans forcément s’en rendre compte, notamment en mettant en évidence les vulnérabilités sanitaires de l’ennemi. C’est la raison pour laquelle, très longtemps les dirigeants du service de santé français ne concevaient pas que des officiers, appartenant à un Corps protégé par les Conventions de Genève, puissent servir dans des états-majors opérationnels. Pourtant, les officiers médecins britanniques et américains servirent très tôt, après la création de leurs services de santé respectifs, dans des états-majors de leurs armées et corps d’armée en campagne. L’éthique étant d’ordre philosophique, l’interprétation des uns et des autres est parfois différente, la difficulté réside en cela.
S’il y a des nuances qui sont acceptables, il y a tout de même des fondamentaux qui ne doivent pas être transgressés. Le commandement doit savoir que la limite formelle du domaine santé est de ne jamais infliger de souffrance inutile ou de donner la mort délibérément. Ce principe interdit aux médecins, tels les médecins nazis, de torturer, d’effectuer des expériences, d’empoisonner ou tout autre atteinte directe à l’être humain. Ce sujet est sensible et peut être manipulé, comme ce fut le cas par le secrétaire d’état Von Jacow qui adressa, le 03 août 1914, une note à diffuser, aux ambassades d’Allemagne à Londres et à Rome, disant qu’un médecin militaire français avait tenté d’empoisonner les eaux de Metz. Un démenti sera réalisé par télégramme disant « après information de l’Etat-Major Général, cette nouvelle est purement fantaisiste et on prie instamment de ne pas publier ou utiliser de pareilles nouvelles201 ». La décision devient moins évidente lorsqu’il s’agit d’une manière indirecte d’atteindre l’adversaire et que chaque médecin est confronté à sa propre conscience. Son vécu, son degré de connaissance de ses chefs, de la situation, ses convictions, etc, ont une influence sur la décision d’utiliser son expertise à des fins militaires. Par exemple, donner des renseignements au commandement lors d’une tournée d’aide médicale aux populations peut être problématique si le secret médical doit être trahi à cette fin ; évaluer les faiblesses sanitaires de l’ennemi peut favoriser une attaque biologique ; participer à l’élaboration de chimiques de guerre peut sembler évident pour les autorités militaires, qui le voient comme un avantage stratégique, mais est en contradiction avec le respect de la vie humaine ; être présent aux interrogatoires peut sembler un gage de ne pas dépasser les limites prescrites, mais peut aussi être perçu comme l’acceptation, au moins, de la torture psychologique.
201
Médecin colonel Costedoat, direction du service de santé au ministère de la Défense Nationale, auditeur du CHEDN, La défense sanitaire, 1917. Classement provisoire côte 9NN656, DAT, SHD
103
Beaucoup de questions se posent à l’intelligence de situation des médecins, qui parfois sont littéralement écartelés entre leur mission, le service de leur Patrie et le respect de l’éthique médicale. Une chose est sûre, le commandement doit intégrer cette limite et ne pas exiger du domaine santé de transgresser un fondement vieux de milliers d’années. Clausewitz disait que « afin d’affronter la violence, la violence s’arme des découvertes des arts et sciences202 », il ne faudrait pas considérer les progrès techniques extraordinaires de la médecine comme une arme potentielle, sa nature en serait pervertie à jamais.
Le domaine santé est, comme nous l’avons vu dans la première partie, un acteur stratégique. Il contient, cependant, en lui même des limites qui ont été pour la plupart levées à travers l’histoire, mais il est à noter que certaines restent irrémédiablement intrinsèques. Le combat de l’insuffisance technique a été gagné, même si des progrès sont encore possibles. Les questions organisationnelles, par manque de moyens, sont de moins en moins prégnantes, puisqu’il existe désormais une véritable obligation dans ce domaine. Pour ce qui concerne les problèmes organisationnels relevant de l’adaptation aux besoins des forces, une marge de progrès existe encore, soit du côté de la composante santé qui se doit de mieux intégrer la pensée militaire dans sa propre réflexion, soit du côté du commandement qui doit impliquer plus souvent le service de santé dans ses décisions. Enfin, l’éthique médicale restera pour toujours la base de l’action du domaine santé au profit des forces armées, la frontière est parfois difficile à cerner mais il est essentiel que le commandement garde en tête cette limite fondamentale.
202
Clausewitz, De la guerre, édition abrégée et présentée par Gérard Chaliand, Perrin, Traduction Laurent Murawiec, cité p 31.
104
TROISIEME PARTIE : Place des aspects « santé » dans la pensée militaire moderne
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TROISIEME PARTIE : Place des aspects « santé » dans la pensée militaire moderne
Depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, une nouvelle forme de guerre est née. Elle diffère des guerres du passé, sur le plan de la forme, mais aussi « en ce sens que la victoire n’est pas attendue uniquement du choc de deux armées sur un champ de bataille203 ». La guerre (il s’agit, d’ailleurs, plus souvent de conflits qui ne portent plus le nom de « guerre » tels que les opérations d’imposition, de restauration, de maintien de la paix, etc) est devenue plus complexe, mêlant des actions de différentes natures. Les armées voient leurs prérogatives élargies et leurs chefs ne se concentrent plus uniquement sur l’art militaire au sens strict du terme, mais tout autant sur des approches politiques, humaines, ou psychologiques de résolution des crises. Le non combat204 et les stratégies indirectes ont pris une importance considérable, car il s’agit, afin d’éviter le choc frontal, de priver l’adversaire
des
atouts
(ressources
énergétiques,
matières
premières,
produits
agroalimentaires, opinion publique, etc) qui lui donnent les capacités et le sentiment qu’il est en mesure de gagner. Sun Zi préconisait déjà cette approche, mais pour les occidentaux c’est la menace nucléaire qui a été le moteur de cette transformation. L’arme atomique a, en effet, transformé l’idéal-type clausewitzien de la guerre absolue en menace concrète d’anéantissement205. Le stratège a endossé le rôle de celui qui cherche des réponses à cette menace, devenue inacceptable à l’échelle de l’humanité. Cela ne signifie pas que l’action militaire n’a plus sa place, elle a subi des transformations et doit s’inscrire dans une action plus globale, mais elle reste toujours pertinente. Une véritable coordination des forces de toutes natures est indispensable pour parvenir à résoudre les conflits modernes, mêlant les capacités militaires, politiques, économiques, sociales, scientifiques et techniques. Clausewitz, voyant les prémices de la transformation, a écrit « il saute aux yeux qu’une guerre où les énergies nationales s’affrontent avec toute leur puissance sera conduite avec d’autres méthodes que les guerres anciennes206 ». L’objectif est avant tout d’exploiter des situations, autant que possible aménagées au préalable, afin d’éviter au maximum le choc et de préserver sa liberté d’action tout en diminuant celle de l’autre.
203
R.Trinquier, La guerre moderne, Economica, 2008. Guy Brossolet, La non bataille, Belin, 1975. 205 Hervé Coutau-Bégarie, Bréviaire stratégique, ISC, cité p 33. 206 Clausewitz, De la guerre, édition abrégée et présentée par Gérard Chaliand, Perrin, Traduction Laurent Murawiec, cité p185. 204
106
Par ailleurs, les sociétés ont été fortement modifiées, il existe à présent une véritable exigence d’efficience, c’est à dire d’efficacité au moindre coût. Le coût est non seulement financier mais aussi et surtout humain. La vie humaine a un prix tel, dans le monde occidental et de plus en plus dans le reste du monde (hors fanatiques), qu’il créé une exigence de prise en compte systématique du facteur humain. Les forces armées, à l’image des sociétés, n’échappent plus à une obligation de précaution et de prévention, créant un besoin nouveau à intégrer dans leurs réflexions.
C’est pourquoi, le domaine médical, qui, lui, a atteint sa maturité technique au cours des siècles, trouve une nouvelle place dans la pensée militaire et au-delà (diplomatie, politique générale). Cette nouvelle place est d’autant plus marquée que les limites culturelles de la société, et du monde militaire en particulier, ont largement été réduites. Les aspects santé ont, à présent, une position essentielle dans la décision stratégique qui nécessite la prise en compte de quatre types de facteurs : l’enjeu, les moyens, les risques et enfin les circonstances. Les pertes humaines prennent une dimension majeure dans l’enjeu global de la manœuvre, c’est la raison pour laquelle le soutien santé est dimensionnant pour l’opération ; les limites capacitaires sont, quant à elles, sans cesse repoussées par les recherches médicales ; les risques sanitaires appartiennent, à présent, au pré-requis indispensable et enfin le domaine santé participe à la maîtrise de l’environnement, influençant ainsi les circonstances. D’un niveau purement exécutif, l’acteur santé est passé au statut de force de proposition, de contributeur décisif. La médicostratégie est devenue un volet incontournable de toute décision de commandement, elle est souvent dimensionnante. En France, la mise en perspective du spectre de celle-ci et des cinq fonctions stratégiques207 décrites dans le Livre Blanc de 2008, montre une corrélation entre les domaines militaires et santé, car pour chacune des fonctions un rôle médical peut-être dégagé208.
La conduite et la préparation des opérations militaires à l’échelon le plus élevé du commandement, inclut désormais systématiquement les aspects santé. L’action des services de santé des armées se situe à deux niveaux : dans la stratégie d’action et dans la stratégie indirecte. Le premier offre l’opportunité d’économiser les forces et les moyens, de maintenir un rapport favorable de force morale, de maîtriser l’environnement, de faciliter la manœuvre ou encore d’assurer la sécurité des troupes. Il trouve sa place dans les quatre dimensions de la stratégie militaire : le temps, l’espace, la force et l’environnement. En 207
Les cinq fonctions stratégiques sont : « connaissance et anticipation », « prévention », « protection », « dissuasion » et « intervention ». 208 Cette corrélation sera montrée par le développement qui suit.
107
conséquence, la tactique dirigée vers des objectifs militaires immédiats, est influencée de la même manière par les aspects santé.
En complément de cette participation à l’action, le domaine santé recherche les moyens de répondre à la stratégie indirecte, telle que l’aide médicale aux populations ou encore la reconstruction des maillages santé des pays faillis. La connaissance de l’homme est un pilier central des services de santé. Ardant du Picq avait déjà perçu toute l’importance de l’humain : « L’étude du combat doit être basée sur la connaissance de l’homme ; ce n’est pas l’arme, c’est le cœur humain qui doit être le départ de toute chose à la guerre. » Les services de santé participent, ainsi, à la maîtrise des populations, à la gestion de l’opinion publique internationale, lors des conflits, et enfin à la reconstruction des pays faillis.
Par ailleurs, il peut être envisagé, même si ce n’est pas prévu par le contrat opérationnel, de pouvoir répondre à des demandes exceptionnelles telles que les catastrophes naturelles, les désastres humanitaires, etc. L’implication des services de santé des armées dans de tels contextes appartient à une véritable manœuvre politique, car au delà des secours qui sont apportés, il existe un véritable affichage de moyens réactifs dans des contextes sécuritaires parfois difficiles. « Le véritable stratège saisit la double dimension, militaire et politique des problèmes auxquels il est confronté », c’est pourquoi il est essentiel de mesurer l’impact politique de chaque acteur militaire. Etre conscient de posséder des leviers politiques permet au commandement militaire de participer à la résolution de crises sans déployer de forces, d’obtenir une opinion publique favorable à son égard ou enfin de justifier les moyens nécessaires à son contrat opérationnel. La composante santé des armées contribue fortement à ce volet d’importance pour la défense. A l’inverse, disposer, pour le pouvoir politique, d’outils militaires utilisables au service de sa vision diplomatique procède d’une souplesse d’emploi. Les armées ont les qualités d’être réactives, d’être capables de fournir des capacités pertinentes, et de pouvoir évoluer dans des contextes sécuritaires difficiles.
Que ce soit en tant que faire valoir pour les armées (stratégie indirecte, relations avec le monde politique) ou en tant qu’outil politique, la fonction santé appartient à une nouvelle dimension du monde contemporain : la diplomatie médicale. Cette dernière se distingue de la médicostratégie par la destination qui en est faite. L’une est destinée à servir la stratégie militaire pour conduire la résolution d’un conflit, l’autre contribue à l’obtention d’avantages politiques aptes à favoriser les négociations internes ou diplomatiques. Un espace commun aux deux notions existe, et tendra d’ailleurs à s’élargir à l’image de celui 108
compris entre la stratégie et la diplomatie. L’interpénétration est réalisée au niveau de la stratégie d’influence exercée par le monde militaire sur le monde civil et vice et versa. La médicostratégie bien maîtrisée, le défi pour les services de santé des armées sera, dans les années à venir, de s’ouvrir à la dimension diplomatique aux niveaux national et international. En interne, au sein de la nation, la position du domaine santé militaire à l’ occasion d’être affirmée, en tant qu’outil de subsidiarité mais aussi en tant qu’expert dans des domaines spécifiques. En France, la stratégie de sécurité nationale appelle à la mutualisation des outils de gestion des crises. La justification d’une fonction santé étatique se situe à ce niveau. A l’international, seule une interopérabilité multinationale est aujourd’hui acceptable et seule une dimension internationale est susceptible de conférer une capacité de stratégie d’influence à la composante santé d’une armée.
109
I.
Stratégie d’action
« Dans une stratégie d’action, la dimension opérationnelle prédomine209 ». Monsieur Coutau-Bégarie explique dans son traité de stratégie que, jusqu’au XXème siècle, les armées européennes étaient organisées selon un modèle à peu prés standard. La supériorité opérationnelle matérielle était alors quantitative et très peu basée sur des performances qui étaient quasiment identiques. Les progrès technologiques et la généralisation des conflits asymétriques a remis en avant la supériorité capacitaire. C’est en cela que les services de santé des armées occidentales offrent un avantage. En effet, ils ouvrent, en repoussant toujours les limites humaines et scientifiques des fenêtres d’opportunité opérationnelles et garantit « en tous temps et en tous lieux » la disponibilité de moyens efficaces.
Les chefs militaires entendent que le domaine santé mette tout en œuvre pour atteindre leur objectif stratégique. Le soutien santé des forces en opérations est en ce sens la mission prioritaire des services de santé des armées210. Le commandement exige donc qu’ils fournissent les capacités médicales adaptées à leurs besoins. Pour cela un véritable contrat opérationnel211 entre l’état-major français du niveau stratégique et le service de santé, a été passé (il existe des contrats opérationnels sous des formes variables dans d’autres pays). Cette approche contemporaine de la réflexion capacitaire reflète l’expression de la véritable volonté de se donner les moyens de réussir la stratégie choisie. Le domaine santé, pour s’inscrire dans cette dynamique, doit placer tout d’abord sa réflexion capacitaire dans les quatre dimensions (Espace, Temps, Force et Environnement) où se situe la stratégie d’action. La responsabilité de l’action appartient aux stratèges mais aussi aux exécutants, c’est pourquoi les experts santé sont présent au niveau stratégique mais aussi aux niveaux opératifs et tactiques. Cette participation à tous les niveaux et dans toutes les dimensions de l’action donne au domaine santé une place totalement opérationnelle, bien au delà de la place logistique réductrice qui lui a longtemps été prêtée.
209
Hervé Coutau-Bégarie, Traité de stratégie, 6ème édition, Economica, 2008. Décret n°91-685 du 14 juillet 1991 fixant les attributions du service de santé des armées. 211 PIA 00-300 du 1er août 2008. 210
110
A- L’espace La maîtrise de l’espace est atteinte lorsque la force peut non seulement s’y déplacer librement mais aussi ne pas subir les contraintes dues aux obstacles, aux distances ou à la nature du terrain. Le Maréchal Foch estimait que « tous les terrains sont franchissables, si on ne les défend à coup de fusils, c’est à dire avec des hommes212 ». Cette maxime met en avant l’importance de l’humain dans la maîtrise du terrain. Autrement dit, si la capacité humaine est limitée pour se mouvoir dans un espace donné, la capacité opérationnelle en est d’autant plus amputée.
Le domaine santé favorise donc la liberté de manœuvre, dans l’espace considéré, à partir du moment où il est capable d’assurer le soutien en tout lieu. En effet, à l’heure actuelle, un chef militaire ne prendra pas le risque, ou de façon totalement exceptionnelle, de projeter des forces sans un soutien santé adapté. Dés lors que cet axiome est acquis, il devient décisif pour l’opération que le service de santé soit capable de dépasser ses propres limites. Les progrès technologiques adaptés aux besoins du monde médical ont permis d’augmenter notablement la maîtrise de l’espace par les forces et les recherches se poursuivent afin de garantir au commandement la continuité de la chaîne santé, en tous lieux. Cette garantie lui donne la possibilité d’acquérir la supériorité sur l’ennemi au point décisif.
La maîtrise des distances par le domaine santé offre au commandement la possibilité de travailler sur des élongations très supérieures, ne le limitant pas dans ses évolutions. L’apparition de moyens d’évacuation rapides, tels que les aéronefs, a représenté une véritable révolution pour le soutien santé des forces. Seule la médicalisation d’avions stratégiques et de moyens aériens tactiques (avions et hélicoptères) a permis au domaine santé de garantir au commandement la sauvegarde du maximum de vies en dépit des distances imposées par la manœuvre. Le problème des distances concerne en premier lieu l’éloignement du théâtre par rapport à la métropole. Depuis la seconde guerre mondiale, l’engagement dans une intervention extérieure pose la question de la projection de force. Pour les services de santé il s’agit alors, non seulement d’acheminer les moyens du soutien mais aussi d’organiser un flux inverse de patients afin de les évacuer vers les lieux de traitement définitif. L’opération 212
Ferdinand Foch, Des principes de la guerre, p 30.
111
Daguet, en 1991 lors de la première guerre du Golfe, a non seulement eu à faire face à l’éloignement par rapport aux pays de la coalition mais aussi à l’importance inhabituelle des portées logistiques intra théâtre. La zone de conflit se situait à prés de 6 000 kilomètres de la France et l’engagement de la division Daguet se faisait au nord à plus de 700 kilomètres de Riyad, alors que Yambu, le port d’attache sur la mer Rouge est à 950 kilomètres à l’ouest. Dans ces conditions, la chaîne des évacuations a dû nécessairement être adaptée afin de respecter les délais préopératoires indispensables à la survie des blessés.
A l’issue de ce conflit, le système des évacuations aériennes précoces vers les pays d’origine a été adopté afin de diminuer l’emprunte du dispositif santé sur le théâtre et de libérer ainsi la force. De véritables ponts aériens ont alors été mis en place comme ce fut le cas lors de la guerre des Balkans. En un an, de 1993 à 1994, la chaîne santé française a réalisé le rapatriement médical de 251 patients parmi lesquels un nombre relativement important de blessés graves. Aucun décès ne fut à déplorer. Progressivement, les services de santé se sont dotés de moyens de plus en plus efficaces d’évacuation avec de véritables avions sanitaires, exclusivement consacrés à cette tâche, pour les américains et les allemands, et des kits de plus en plus performants et adaptés pour les autres. Le service de santé des armées français s’est lui aussi doté en 2008 d’un moyen aérien213 en mesure d’évacuer rapidement simultanément plusieurs blessés. Ce nouveau moyen permet de répondre immédiatement à une menace pesant sur les forces armées en opérations extérieures en cas d’afflux massif de blessés. A l’intérieur du théâtre, les aéronefs tactiques médicalisés permettent de faire face aux élongations souvent importantes mais aussi de franchir les difficultés géographiques, structurelles ou sécuritaires. Dans les pays où se déroulent les hostilités, les infrastructures routières sont souvent inexistantes ou détruites, il est nécessaire de franchir des déserts, des montagnes ou des forêts, aussi seuls les moyens aériens permettent-ils de s’amender de ces obstacles. Le commandement a pris conscience de ce besoin vital et a inscrit la mission d’évacuation sanitaire dans les missions assignées à ses unités, que ce soit pour l’armée de l’air ou l’aviation légère de l’armée de terre (ALAT). En 1993, par exemple, le 1er régiment d’hélicoptères de combat a formé d’août à décembre un détachement au profit de la brigade française participant à l’opération de l’organisation des Nations Unies en Somalie (ONUSOM II). L’un de ses PUMA était en permanence réservé à la mission d’évacuation par voie aérienne.
213
Module de Réanimation pour Patient à Haute Elongation d’Evacuation (MORPHEE) qui peut être monté très rapidement dans les aéronefs stratégiques.
112
D’autres capacités donnent au soutien santé la possibilité de diminuer l’impact des difficultés géographiques afin de garantir une prise en charge d’un niveau médical optimum. C’est le cas par exemple de l’équipement des bâtiments de la marine avec de véritables hôpitaux, permettant ainsi la prise en charge des patients au large des zones de conflits. Si certaines nations comme les Etats-Unis ou dernièrement la Chine disposent de véritables navires hôpitaux exclusivement consacrés à la fonction santé, la France a choisi d’intégrer des structures de soins au sein de navires « état-major ». Les bâtiments de projection et de commandement (BPC), mis en service en 2005, ont notamment été conçus pour qu’un véritable hôpital se déploie à leur bord. Par ailleurs, les bâtiments modernes de la marine disposent d’hélicoptères embarqués (qui en cas de nécessité peuvent être médicalisés) et de plateformes d’appontage. Les britanniques ont, pendant la guerre des Malouines, réalisé ce type de soutien médical à partir de la mer. L’opération Acanthe a utilisé, en 1989, la Rance, un bâtiment spécialisé dans le soutien santé pour remplir une mission militaro-humanitaire au Liban afin de venir en aide aux populations civiles. L’opération Baliste d’évacuation des ressortissants français du Liban, en 2005, s’est appuyée sur ce schéma de soutien à partir de la mer en utilisant au large de Beyrouth des bâtiments avec une capacité hospitalière. La maîtrise de l’espace maritime passe évidemment par la capacité de soutien sur et à partir de la mer.
La composante santé participe, de plus, au développement de la maîtrise de l’espace en travaillant sur des capacités modernes de gestion de cette dimension. Le développement de la télé médecine est en cours, permettant au praticien en situation isolée de bénéficier de l’appui des structures médico-chirurgicales par l’intermédiaire du réseau internet, diminuant par là même l’inconvénient de la distance et favorisant une meilleure prise en charge des patients quel que soit l’endroit où ils se trouvent. Les systèmes d’information et de communication sont devenus le véritable enjeu des prochaines années pour la fonction santé. En effet, la traçabilité des patients, la gestion centralisée des évacuations sanitaires, la maîtrise de la logistique santé sont les prochaines étapes de progression du soutien santé en opérations. Ces nouvelles fonctionnalités participeront à l’économie des moyens, la diminution de l’empreinte logistique sur les théâtres ou encore l’augmentation des performances de soins. Le commandement sera d’autant plus libéré pour conduire sa manœuvre. On peut imaginer une marge de progrès encore plus importante dans l’avenir avec le diagnostic à distance par le biais du monitoring des soldats (les équipements du combattant français Félin le prévoient), ou encore la miniaturisation des équipements permettant le transport de moyens techniques médicaux dans n’importe quelle 113
circonstances (infiltration par les forces spéciales, allègement des dispositifs parachutables, etc.).
Le domaine santé est, en conséquence, un acteur stratégique de la maîtrise de l’espace dans le sens où il garantit au commandement la continuité des soins malgré la dispersion des unités, malgré les obstacles ou encore malgré les distances de projection. L’importance de l’absence de rupture de la chaîne santé depuis le terrain jusqu’à la prise en charge des séquelles, avec dans l’intervalle tous les maillons nécessaires, ne doit pas être sous estimée dans la réflexion stratégique. De plus, les opérations étant réalisées de plus en plus fréquemment, et bientôt probablement exclusivement, par des coalitions, le défi actuel est d’envisager la gestion de l’espace en multinational. Dans ce cadre, l’interopérabilité des systèmes évoqués précédemment va devenir une des conditions majeures de succès. Les services de santé des pays alliés vont devoir travailler ensemble afin d’optimiser encore leur prise en charge et gagner ainsi un temps précieux.
B- Le temps
« L’espace est à combiner avec un autre facteur au moins aussi décisif : le temps. Il ne suffit pas d’être le plus fort sur le théâtre d’opérations, il faut encore l’être au moment opportun214 ». La maîtrise du temps représente donc pour les stratèges la capacité à obtenir la supériorité au moment décisif. La vitesse d’exécution et de déplacement répond aux principes d’initiative, de flexibilité et de surprise.
La fonction santé a une très forte relation au temps dans le sens où la vie des patients en dépend. Il doit sans cesse réaliser une course contre la montre pour être performant. C’est en ce sens que s’il parvient au maximum à se libérer de cette contrainte, il assurera au commandement une plus grande liberté de manœuvre. Naturellement, lorsque l’espace est maîtrisé, le temps est optimisé car « le temps est une fonction croissante de la distance215 », mais d’autres facteurs permettent aussi sa maîtrise, tels que l’anticipation par la planification ou encore l’optimisation de l’organisation du soutien. Le domaine santé, en étant impliqué dés la phase initiale de planification, peut concevoir selon la manœuvre envisagée un dispositif reposant sur le principe d’une autosuffisance de moyens pendant la durée nécessaire. Une chaîne complète d’emblée,
214 215
Hervé Coutau-Bégarie, Traité de stratégie, 6ème édition, Economica, 2008. P.Godart, Peut-on parler de stratégie opérationnelle du soutien santé ?, Médecine et armées, 2007, 35, 5.
114
offrant une autonomie logistique initiale permet d’éviter une rupture de la continuité des soins pendant la phase d’entrée sur un théâtre par exemple. Les délais de mise en place d’un dispositif santé adapté sont essentiels pour le commandement, qui a besoin de cet élément de décision pour déterminer le moment du véritable engagement suite au débarquement des premières troupes. De plus, le calcul de l’autonomie nécessaire au départ ou au cours de l’opération offre aux chefs militaires la possibilité d’assurer pour un temps déterminé une prise en charge médicale de ses combattants, même en cas d’enclave opérationnelle.
Par ailleurs, la planification du soutien santé permet de prévoir des moyens de réaction rapide lors de situations exceptionnelles. C’est notamment le cas des afflux saturants de blessés. L’expérience des conflits actuels prouve « qu’il convient aujourd’hui de rechercher le déploiement d’un soutien sanitaire calibré non plus sur un taux journalier de pertes mais sur la capacité à prendre en charge un afflux simultané de blessés216 ». Les forces font face dans la nouvelle typologie des conflits à des attaques de type attentat, comme ce fut le cas contre un car militaire allemand à Kaboul en juin 2003 ou en Irak ces dernières années. Les services de santé doivent être prêts à faire face en permanence à la prise en charge simultanée d’environ une vingtaine de blessés. En Afghanistan, en 2006, un tir fratricide a fait 16 blessés et un engin explosif improvisé a, quant à lui, nécessité la prise en charge de 33 soldats. La France n’a pas été épargnée, en août 2008 dans la vallée d’Ouzbine, où elle a eu à déplorer 8 morts et 12 blessés lors d’un accrochage avec les talibans. Dans ces cas, plus encore que dans les situations plus classiques, non seulement le bon calibrage capacitaire est déterminant mais aussi la bonne répartition des moyens mis à disposition.
L’urgence chirurgicale est extrêmement importante car le respect des délais pré-opératoires est indispensable. L’OTAN parle de « Golden Hour217 », l’heure pendant laquelle un geste salvateur doit être réalisé par un médecin. Toute l’organisation du dispositif santé va donc tourner autour de ce principe fondamental du délai chirurgical. Il existe des variations selon les cultures mais la prise en charge à l’avant est un leit-motiv systématique. Il est soit réalisé par des paramédicaux formés spécialement chez les anglo-saxons, soit par des médecins chez les français et les allemands, mais dans tous les cas, le patient doit être pris en charge le plus rapidement possible. La doctrine française préconise la médicalisation /
216
J.Vlaminck, E.Darré, G.Laurent, Soutien sanitaire des opérations extérieures, évolutions récentes, Médecine et armées, 2005, 33, 1. 217 AJP 4.10 : Allied Joint Publication relative à la doctrine de soutien médical allié interarmées.
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réanimation / chirurgicalisation de l’avant et les évacuations sanitaires précoces218. Les différences culturelles de prise en charge actuellement s’interpénètrent dans la recherche incessante de l’optimisation du soutien médical. Les américains parlent de mettre en place des « Forward Surgical Team » (équipes chirurgicales de l’avant) et les français réfléchissent sur la place des paramédicaux à l’avant. Un des moyens organisationnels de gagner du temps pour le traitement chirurgical est de réaliser un triage des blessés. Ce principe fut utilisé par les médecins militaires dés la première guerre mondiale, il peut choquer à priori mais cette méthode permet de sauver le maximum de soldats dans le temps le plus réduit possible. La tactique sanitaire correspond à l’apport de soins les plus précoces possibles au plus grand nombre de blessés, tout en s’adaptant aux impératifs de chaque unité. Mignon219 dira à propos de la guerre 14-18 : « Tant de triages pourraient sembler un abus. Ils ont été plutôt la raison du bon ordre qui a existé et ils ont évité de faux aiguillages aux blessés ». En 1917, le triage devint le pivot de l’organisation du service de santé des alliés. « Le triage est la base d’une bonne évacuation220 ».
Les évacuations sanitaires adaptées au terrain, notamment par des moyens aériens sont un facteur clé de réussite pour tenir les délais de traitement. Durant les opérations de combat dans le sud de l’Afghanistan en octobre et novembre 2006, trois hélicoptères médicalisés volaient tous les jours. Grâce à eux, 93% des patients ont atteint une formation chirurgicale d’urgence dans un délai maximal de deux heures. Les évacuations qui n’ont pas tenu les délais ont été réalisées dans des conditions opérationnelles difficiles telles que la non sécurisation de la zone de poser de l’hélicoptère ou la difficile extraction d’un champ de mines. En Afghanistan, la plupart des évacuations sanitaires doivent être accompagnées par des moyens de protection. Une étroite collaboration entre le domaine santé et le commandement est là encore une condition indispensable de réussite. Le dialogue est d’autant plus indispensable que les facteurs intangibles qui s’opposent au traitement idéal sont d’origine opérationnelle. La maîtrise du temps ne peut être effective que si le commandement donne les moyens à la composante santé de diminuer au maximum l’impact des conditions tactiques, notamment l’insécurité sous le feu de l’ennemi ou le guidage précis jusqu’aux blessés. Par ailleurs, l’implication du domaine santé dans l’échange d’informations, notamment par l’intégration de ses besoins dans la numérisation de l’espace de bataille lui permet de développer un temps d’avance dans son 218
Instruction n° 12 du 05 Janvier 1999 relative au concept interarmées du soutien sanitaire des forces en opération. 219 Mignon : Médecin Inspecteur Général pendant la première guerre mondiale. 220 A.Lacan, Historique du triage militaire, Médecine et armées, 1994, 22, 8, cité p 676.
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appréhension de la situation opérationnelle. Encore une fois, on s’aperçoit de toute l’interpénétration nécessaire des domaines militaires et santé. Le gain de temps est un acte « gagnant / gagnant ». Le commandement par l’allocation de moyens au soutien santé lui permet d’optimiser sa lutte contre le temps, qui à son tour en évacuant les blessés et en sauvant le maximum de vies libère la manœuvre, maintien les effectifs et favorise le moral de la force.
C- La force
La force armée est le vecteur de puissance indispensable à la réalisation de la stratégie militaire. Les moyens matériels et humains qui la composent doivent faire l’objet de toute l’attention des chefs, s’ils veulent à tout instant bénéficier du maximum de leur capacité opérationnelle. Le livre Blanc français de 2008 indique que « protéger les forces est donc non seulement un impératif humain mais aussi une nécessité stratégique – pour préserver l’adhésion – et tactique – pour assurer le succès ».
Le domaine santé joue pour cette composante un rôle essentiel car il est le garant de l’aptitude des individus à combattre. Il assure non seulement le maintien en condition de l’état physique et moral des soldats, mais il optimise aussi leur capacité à remplir leurs missions. Il est générateur de puissance non seulement par la protection qu’il confère aux individus mais aussi par la protection collective contre les risques naturels qu’il envisage et enfin par son anticipation des menaces sanitaires.
La prise en charge médicale des atteintes physiques des militaires fut la première fonction, à travers l’histoire, attribuée au domaine santé. Comme il a été décrit dans les chapitres précédents, les résultats furent longtemps assez décevants mais aujourd’hui, les connaissances cliniques et la maturité technique de la médecine lui confèrent un excellent niveau d’efficacité. Non seulement les maladies ne sont plus vécues comme des fatalités et les blessures bien souvent traitées sans séquelles fonctionnelles, mais les services de santé sont capables, en plus, d’éviter que ces pathologies ne surviennent, grâce à leurs actes de prévention et à leurs conseils d’hygiène en campagne. En opérations, les modifications des conditions de vie et d’hygiène favorisent le développement des maladies infectieuses. Tout au long de l’histoire des guerres, les épidémies ont fait des ravages. Des mesures de mise en condition opérationnelle et de prévention ont permis de faire considérablement baisser les risques liés aux maladies transmissibles. La morbidité par maladies infectieuses a été réduite mais existe toujours. 117
Les services de santé mettent en place des traitements prophylactiques tels que la vaccination ou les médications, organise des informations pour diminuer les comportements à risque et conseille le commandement sur l’hygiène en opération. L’adhésion des chefs est indispensable car il est nécessaire qu’ils mettent en oeuvre les avis médicaux, qu’ils imposent des règles et éventuellement qu’ils sanctionnent. Tout relâchement de la prévention peut conduire à des situations épidémiques graves comme ce fut le cas pour une épidémie de leishmaniose en Guyane en 1986 ou une atteinte de 113 soldats par la bilharziose au sein d’une compagnie tournante en République centrafricaine dans les années 90 ou encore l’atteinte de la moitié d’une compagnie par le paludisme en Côte d’Ivoire en 2002. Les services de santé sont en charge d’indiquer les mesures de prévention qu’ils évaluent grâce à la surveillance épidémiologique. Dans les armées cette surveillance a une grande importance afin de conserver la disponibilité opérationnelle des troupes. Le service de santé des armées français dispose désormais d’un système de surveillance épidémiologique en temps réel221, permettant de déceler l’émergence d’une situation épidémiologique nouvelle dés son apparition, d’évaluer l’efficacité des stratégies adoptées dans la prévention des maladies et enfin d’ajuster les mesures en fonction des données acquises.
La prise en charge médicale, lorsque la pathologie survient est réalisée à partir de structures de campagne de plus en plus performantes et pour lesquelles le ravitaillement sanitaire est en permanence assuré. Les postes de secours ont les moyens de faire de la médecine d’urgence au même niveau que les services dédiés en métropole. Le domaine santé contemporain est, à présent, loin du docteur Louis Maufrais222 qui ne disposait pendant la Première guerre mondiale que d’un peu de teinture d’iode pour désinfecter, mais aucun anesthésiant ni moyen de transfusion. Les hôpitaux de campagne vont, aujourd’hui, jusqu’à détenir des scanners (comme c’est le cas actuellement en Afghanistan), des laboratoires d’examens complémentaires, des blocs opératoires identiques aux standards occidentaux et même des banques de sang. Ce dernier, produit extrêmement sensible, vient des pays d’origine des forces ou est « constitué » sur place grâce aux dons des contingents. La chaîne de ravitaillement en sang est extrêmement délicate en raison de la fragilité du produit et des conditions de conservation. En un siècle, un véritable bon en avant a été réalisé dans le domaine des soins médicaux. En effet, en tous lieux et en toutes circonstances, très peu de blessés pris en charge ces dernières années au niveau des antennes chirurgicales françaises, et ceci dans les conditions les plus
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Système géré par le logiciel ASTER (Alerte et Surveillance en TEmps Réel). Louis Maufrais, présenté par Martine Veillet, J’étais médecin dans les tranchée, Robert Laffont, 2008.
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difficiles, n’ont succombé. Ces excellents résultats s’expliquent par une prise en charge efficace à l’avant. Les postes de secours disposent de moyens mais le commandement s’est aussi fortement impliqué. En effet, il exige que tous les combattants aient une formation de premiers secours, qu’ils soient équipés en trousses de premiers soins et qu’ils portent sur eux des auto-médications, tels que les traitements anti-douleurs mais aussi les traitements de contre-mesures médicales en cas d’attaque NRBC (comprimés de pyridostigmine, autoinjecteurs à trois compartiments, autres antidotes). Les soins, de plus en plus pointus, ont vus par ailleurs leur spectre s’étendre. Dans les années 90, les opérations Daguet, Libage et Yankee FORPRONU ont mis en évidence le caractère indispensable des soins buccodentaires au cours des opérations extérieures, malgré toute l’attention portée à la sélection. Des chirurgiens dentistes sont désormais présents sur les théâtres. De véritables ruptures technologiques, avec surement des conséquences stratégiques dans le domaine du soutien santé, sont attendues. La thérapie cellulaire par nano biotechnologie, vraisemblablement disponible vers 2025, permettra la réparation des tissus endommagés par brûlure, par irradiation ou agression mécanique et la guérison du combattant. La composante santé confirme, par toutes ces actions, son potentiel d’acteur stratégique en économisant sans aucun doute, et de plus en plus, le potentiel humain mis à disposition des forces.
Il maintien ainsi le ratio numérique mais participe aussi à rendre favorable le rapport entre les forces morales. Le simple fait de savoir qu’il est possible d’avoir confiance en la qualité des soins qui seront prodigués renforce la psychologie des combattants. La simple présence d’un médecin aux côtés des soldats sur le terrain a un impact majeur sur leur moral. Par ailleurs, les services de santé sélectionnent les individus sur leur profil psychologique et prennent en charge les troubles générés par les situations dans lesquelles la violence plonge les combattants. La conservation du potentiel humain des armées passe par la prise en compte de la dimension psychiatrique et l’acceptation du fait que l’action militaire vient ébranler, parfois profondément, la stabilité psychique des hommes, même en dehors de véritables actions de guerre. Ce n’est réellement que depuis une quarantaine d’années que cet aspect est réellement intégré dans la réflexion militaire. Pour diminuer l’impact des circonstances opérationnelles qui exposent par nature les personnels à des situations potentiellement traumatiques au plan psychique, les individus font l’objet d’une sélection afin de déterminer leur aptitude. Les médecins d’unités et les psychiatres ont un rôle majeur à jouer dans ce cadre. Lorsqu’un évènement particulier provoque un traumatisme aigu, l’équilibre psychologique initial peut cependant être déstabilisé. Dans ce cas une prise en charge précoce est nécessaire. Le principe d’une prise en charge psychologique brève à l’avant devient alors 119
essentiel pour que les blessés psychiques soient en mesure de retourner rapidement au combat et être capables de poursuivre, au-delà de la mission mise en cause, leur carrière dans les forces. Durant les deux guerres mondiales, un très faible taux de soldats évacués à l’arrière pour des troubles psychiatriques est retourné au combat. Dans les premiers mois de la guerre de Corée, un taux très élevé (250/1000) de pertes psychiatriques a été enregistré par les forces américaines. Ces soldats rapatriés vers le Japon et les Etats-Unis ne revinrent jamais sur le théâtre. C’est à partir de la guerre du Vietnam que la prise en charge à l’avant sera systématisée. Un taux beaucoup plus faible de blessés psychiatriques sera constaté (environ 11%). En France, les psychiatres seront véritablement impliqués dans les opérations à partir des années 90. Lors de la première guerre du Golfe, sous l’impulsion du médecin en chef (à l’époque) Bernard Lafont223 une doctrine relative à la place et au rôle du psychiatre en opération est rédigée. Au Rwanda, en 1994, et en exYougoslavie, en 1995, un psychiatre sera intégré aux structures médico-chirurgicales projetées sur les théâtres d’opérations extérieures. La fonction du psychiatre sur le théâtre consiste à dépister, traiter ou évacuer les sujets présentant des troubles du comportement ou à risques. Il peut, par ailleurs, intervenir au titre de l’hygiène mentale collective par le biais de conseils au commandement. La place du psychiatre militaire est aujourd’hui reconnue dans le domaine opérationnel. L’action psychologique peut enfin se situer au retour d’une opération. En effet, au Vietnam, l’action précoce a prouvé son efficacité sur les troubles aigus mais une forte incidence des troubles du comportement au retour a pu être constatée. Le diagnostic « d’état de stress post-traumatique (ESPT) » a alors été posé. La première guerre du Golfe confirmera l’apparition de troubles différés au retour de mission. Ils seront dénommés sous le vocable de « syndrome de la guerre du Golfe ». Au début des années 90, faire valoir le traumatisme psychique comme une véritable blessure relevait d’une démarche complexe. Aujourd’hui, cette pathologie est reconnue non seulement par la communauté médicale civile224 et militaire, mais aussi par les chefs des forces armées. C’est la raison pour laquelle, en complément d’un soutien psychologique à l’avant, il est devenu incontournable d’associer un dépistage des troubles au retour et un suivi si nécessaire. Le commandement est aujourd’hui convaincu par la maxime de Napoléon selon laquelle dans la guerre « le moral est au physique dans le rapport de trois à un ». Même si ce rapport arithmétique peut être discuté, l’idée que le moral est indispensable à la puissance
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Directeur central du service de santé des armées du 1er octobre 2005 au 1er octobre 2009. Le professeur Louis Crocq, psychiatre des névroses de guerre et des réactions des populations bombardées, est l’initiateur des cellules d’urgence médico-psychologiques prenant en charge les victimes d’attentats, d’accidents et de catastrophes naturelles.
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d’une armée est, à présent, fortement ancrée dans la pensée militaire225. L’action des services de santé est ainsi complétée par chacune des armées qui ont créé des cellules d’urgence médico-psychologiques et des structures de suivi. En France, la gendarmerie nationale dispose de la cellule de soutien en stress psycho-traumatique, l’armée de terre de la CISPAT226, la marine de SLPA227 et très récemment l’armée de l’air d’une cellule de soutien psychologique. Les américains, ont mis en place des « Combat Stress team , correspondant à des équipes d’intervention et de soutien psychologique au niveau de chaque brigades. Elles sont composées d’un psychiatre, d’un ou plusieurs psychologues, d’un travailleur social, d’infirmiers psychiatriques, d’un aumônier et de plusieurs personnels des armées spécialement formés. Si le personnel médical demeure le référent pour sélectionner, dépister et traiter les atteintes psychiques des militaires, le rôle du commandement est complémentaire. Ce travail commun fonctionne désormais bien car tous ont compris qu’éviter ou gérer les réactions de combat constitue un véritable atout humain et opérationnel.
Lorsque l’espace, le temps et la force sont bien maîtrisés, il reste un dernier volet qui ouvre le champ à la plus value stratégique : la maîtrise de l’environnement. La fonction santé a, là encore, une place privilégiée.
D- L’environnement
La maîtrise de l’environnement répond au principe de liberté d’action dans le sens où il libère la force des contraintes extérieures à l’ennemi et permet d’acquérir une supériorité qui peut conduire à la victoire. Sun Zi estimait que « l’on doit se rendre inattaquable », le domaine santé, même s’il n’a pas complètement cette capacité, peut diminuer fortement la vulnérabilité.
Le déploiement des forces dans des régions aux risques sanitaires parfois mal connus et dans des conditions d’hygiène précaire nécessite la maîtrise de l’environnement climatique et biologique. Prolongement de la classique hygiène en campagne, il s’agit de définir un ensemble de mesures indispensables au contrôle et à la prévention des affections médicales dues aux conditions climatiques, à l’eau, l’air, la nourriture, les animaux ou les insectes
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L’état-major des armées français a rédigé, en 1997, une directive concernant le soutien psychologique d’une force en opération extérieure. 226 CISPAT : Cellule d’intervention et de soutien psychologique de l’armée de terre. 227 SLPA : Services locaux de psychologie appliquée.
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vecteurs. Cette maîtrise passe par l’action coordonnée du médecin d’unité, du médecin épidémiologiste et du vétérinaire biologiste.
Les maladies et les accidents dus aux conditions climatiques peuvent être responsables d’une attrition supérieure à celles observées lors des combats. L’histoire en a été le témoin avec la campagne de Russie de Napoléon, en 1812, ou plus récemment la bataille de Stalingrad qui s’est déroulée de 1942 à 1943. Lors de la première guerre du Golfe, le théâtre était situé dans un désert plat fait de sable et de cailloux où il fait très chaud le jour et froid la nuit. Le milieu physique était donc très agressif, imposant de rigoureuses mesures d’adaptation individuelles et collectives. Actuellement, en Afghanistan, les troupes sont soumises à un ensemble de risques liés à la chaleur, au froid, à la poussière et à l’altitude. Le domaine santé joue un rôle majeur dans l’adaptation des combattants aux conditions extrêmes. Par ses recherches, il repousse les limites physiologiques des combattants.
La maîtrise de l’environnement biologique est devenue, de nos jours, indispensable car les forces armées, à l’image de la société, n’échappent pas à une exigence de précaution et de prévention, aussi bien au plan collectif qu’individuel. Le général Bonnal déclara au début du XXème siècle que « la biologie a fait de tels progrès depuis cinquante ans qu’elle est devenue un guide sûr pour les hommes d’Etat soucieux de développer la grandeur de leur pays. C’est donc sur la biologie que sera édifié le haut commandement, si l’ont veut qu’il remplisse son objet. » Cette maîtrise passe par l’action coordonnée du domaine santé, à travers un binôme médecin épidémiologiste / vétérinaire biologiste, et du commandement. La complémentarité s’est affirmée récemment, notamment avec la demande de l’état-major français, en 2004, d’impliquer les vétérinaires des armées dés la phase de planification des opérations. Ils participent, non seulement à l’évaluation des risques liés à l’environnement animal, tels que les envenimations ou les zoonoses, mais aussi à la planification et à la conduite de l’hébergement, de la restauration et de l’approvisionnement en eau potable. Pour ce dernier point, l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord a confirmé l’importance de l’eau en situation opérationnelle en fixant les objectifs qualitatifs à atteindre. Cela s’intègre dans une démarche globale visant à garantir plus efficacement la sécurité sanitaire opérationnelle cruciale pour les armées. Les services de santé des pays membres, aux côtés des autres acteurs (génie, commissariat), ont reçu les missions de contrôle, d’expertise et de conseil technique.
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Dans le périmètre de la surveillance épidémiologique, de très importants progrès ont été réalisés par les services de santé. En effet, il existe à présent des suivis réguliers, des informations en temps réel228 et l’élaboration de bases de données très complètes. Le domaine santé va même au delà de la simple surveillance épidémiologique par la mise en place récente de cellules d’analyse des risques et des menaces d’origine sanitaire. Ces analyses sont devenues le préalable à tout déploiement de personnel sur un théâtre d’opérations. Des besoins d’information nouveaux, de veille et d’analyse vis-à-vis des risques sanitaires et de l’apparition de nouvelles menaces, en particulier en ambiance nucléaire, radiologique, biologique et chimique (NRBC), sont apparus. L’évaluation sanitaire des risques fait appel à l’expertise des spécialistes santé, en particulier en épidémiologie, mais aussi à d’autres disciplines permettant l’analyse des informations sur l’environnement de la force (population, écosystème, infrastructures industrielles, etc…). Elle permet de décider de la politique de prévention et d’adopter des contre-mesures médicales. Dans un contexte de risques NRBC, les services de santé des armées auront ainsi à jouer un rôle majeur dans l’expertise et le processus décisionnel. Dans le contexte stratégique actuel, les données d’évaluation sanitaire des risques font désormais partie des éléments de décision, à tous les niveaux.
Outre la maîtrise des risques naturels et l’évaluation des menaces, les experts santé participent aussi très fortement à la maîtrise des risques induits par l’activité humaine sans intention de nuire. La gestion des déchets fait partie de l’action indispensable à la salubrité des zones de stationnement des forces. Dans ce contexte, les vétérinaires biologistes participent à la mise en œuvre des règles de conduite pour assurer et maintenir la sécurité sanitaire en opérations, notamment en ce qui concerne l’élimination des déchets. Le commandement est aussi fortement impliqué, en particulier en France, car une section baptisée « prévention-sécurité-environnement » a été constituée en 2003. Elle est en charge des risques d’accidents, d’intoxications ou de maladies directement ou indirectement liés à l’exercice du métier de militaire. C’est à ce niveau qu’est pris en charge la gestion des déchets, en particulier médicaux. Les déchets des munitions d’artillerie, au Kosovo à la fin des années 90, ont déclenché une polémique sur les conséquences de la présence d’uranium appauvri sur la santé des populations et de la force. Un travail coordonné entre les services de santé participant à l’opération et le commandement a été initié afin d’évaluer le risque d’intoxication. Par ailleurs, les risques industriels, conséquence de l’activité humaine, ne sont pas négligeables non plus. Lors de l’opération Trident de
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Notamment avec le logiciel ASTER (Alerte et Surveillance en Temps réel) en France et maintenant à l’OTAN.
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nombreux problèmes liés à l’environnement industriel et au risque technologique ont été soulevés. Il a été nécessaire d’intégrer les dangers liés à la pollution par le plomb.
Enfin, le dernier volet de l’environnement, trop longtemps oublié, correspond à l’environnement humain. Aujourd’hui, « l’idée selon laquelle il est possible de contrôler scientifiquement le comportement humain commence à naître229 ». L’analyse sociale du théâtre d’opération fait partie, à part entière, des critères de décision stratégique et d’adaptation pratique de la tactique. La relation entre la population et la troupe est importante à comprendre afin de canaliser les comportements individuels et collectifs dans le sens de la force. Les mouvements de foule peuvent devenir de véritables armes, ils doivent donc être évités autant que possible. Le Bon230 dans « La psychologie des foules » analyse le danger qu’elle représente, en particulier du point de vue militaire. C’est pourquoi, la gestion de la population des théâtres est devenue une véritable priorité du commandement afin de s’attirer une opinion positive et acquérir un avantage sur l’ennemi. Les services de santé des armées disposent d’un fort potentiel pour « gagner les cœurs » car ils prodiguent des soins auxquels la population n’a pas toujours accès. De plus, cette pénétration du milieu local permet aux professionnels de santé de sentir l’ambiance et d’alerter éventuellement le commandement. L’objectif n’étant pas de faire du renseignement individuel, formellement interdit par le secret médical, mais plutôt de percevoir le frémissement environnemental et de se faire l’avocat des récriminations possibles de la population. Pour ce qui concerne l’aide médicale aux populations, son efficacité l’a véritablement transformé, aujourd’hui, en acteur de la stratégie indirecte.
Les quatre dimensions stratégiques sont étroitement intriquées, s’influençant les unes les autres. Le temps est dépendant de l’espace, l’espace « n’a d’intérêt qu’en fonction des moyens disponibles et de la manière dont on s’en sert231 », l’environnement est lié au terrain et la force subit l’influence des trois premiers. De la combinaison de ces quatre facteurs résulte le succès de la stratégie d’action. C’est pourquoi, le domaine santé en favorisant la réalisation des principes stratégiques à travers ces quatre dimensions, devient un véritable acteur de la pensée militaire. « Le soutien santé est donc devenu déterminant pour l’efficacité opérationnelle232. »
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R.Trinquier, La guerre moderne, Economica, 2008. Gustave Le Bon (1841-1931) : anthropologue, psychologue social, sociologue et scientifique amateur français. 231 Hervé Coutau-Bégarie, Traité de stratégie, 6ème édition, Economica, 2008. 232 Livre Blanc relatif à la Défense et la Sécurité nationale de juin 2008. 230
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En effet, l’analyse des retours d’expérience des opérations récentes montre que la fonction santé favorise une stratégie d’action optimisée à travers la « connaissance et l’anticipation » des risques et des menaces sanitaires ; la « prévention », par la mise en condition opérationnelle des combattants ; la « protection », grâce à ses contremesures, à ses innovations technologiques ; la « dissuasion », par sa capacité à diminuer la vulnérabilité des forces armées à une attaque NRBC ; et enfin « l’intervention » dans la mesure où elle offre une capacité opérationnelle accrue en garantissant une réactivité du soutien santé233, une médicalisation adaptée aux circonstances et à l’environnement et en repoussant les limites physiologiques des combattants. Il est donc indispensable de placer les aspects santé en amont de la réflexion stratégique afin, non pas de tenter d’adapter tant bien que mal le soutien santé au dispositif militaire arrêté, mais de construire ensemble une stratégie efficace et au moindre coût humain. En pratique, le concept d’opération devrait intégrer la problématique du soutien santé et contenir un paragraphe spécifique. Des experts santé devraient être associés à l’évaluation initiale du théâtre afin d’intégrer ces aspects dès la directive initiale de planification. Enfin, un conseiller santé doit être présent au sein du groupe opérationnel de planification, à chaque étape de planification, pour la conduite et pour la planification adaptative. Une certaine difficulté existe, encore aujourd’hui, pour la phase initiale. Un véritable changement de mentalité sera nécessaire pour parvenir à ce mode de travail de façon systématique.
233
En France, il existe un dispositif santé de veille opérationnelle (DSVO), permettant de déployer un soutien santé initial dés la 24ème heure.
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II. Stratégie indirecte La stratégie indirecte, connue depuis des millénaires par les asiatiques, commence à être mieux identifiée par les pays occidentaux. Aujourd’hui, étant donnée la nouvelle typologie des conflits où l’irrégularité supplante souvent le combat classique, la guerre n’est plus qu’un aspect particulier de la stratégie militaire. Cette dernière répondant au projet politique, qui souvent souhaite ignorer le choc, utilise de plus en plus des modes d’action non militaires. L’objectif est « de déséquilibrer ou d’affaiblir l’ennemi avant de lui porter le coup décisif et de durer pour fatiguer l’adversaire234 ». Autrefois, ce type de stratégie était considérée comme une marque de faiblesse car le fort n’avait aucune raison, semblaitil, de l’utiliser. Cependant, Clausewitz avait compris « qu’une guerre où les énergies nationales s’affrontent avec toutes leur puissance sera conduite avec d’autres méthodes que les guerres anciennes ». Effectivement, l’ère nucléaire aura fondamentalement modifié cette approche car l’idée est d’éviter le combat autant que possible. C’est autant en raison de la peur de l’irréparable que de la philosophie humaniste entretenue dans l’opinion publique.
Un des leviers de la stratégie indirecte est représenté par la maîtrise de la population. Clausewitz avait déjà identifié le peuple comme un élément décisif appartenant à l’étendue des moyens de la défense. « Pour imperceptible que soit l’influence d’un habitant normal du théâtre d’opérations sur le cours de la guerre, il faut la comparer à celle de la goutte d’eau dans le courant ; même là où il n’est pas question d’insurrection populaire, l’influence collective des habitants d’un pays sur une guerre est loin d’être imperceptible235 ». Lors des conflits actuels, « l’ennemi » des pays occidentaux se bat sur son propre territoire, or tout est plus facile quand on se bat dans son pays où l’opinion publique est souvent acquise, ou tout au moins facilement manipulable. L’entente (soit par adhésion, soit par pression) avec les habitants donne une supériorité considérable à la force opposée. Cela d’autant plus que la population est parfois amenée à prendre les armes, partagent tout un peuple en partisans et en ennemis. Le Vietnam vécu ce drame car le commandement français confronté à une crise chronique des effectifs fit massivement appel, dés l’origine, aux autochtones. La guerre d’Algérie en sera aussi un exemple 234
Hervé Coutau-Bégarie, Traité de stratégie, 6ème édition, Economica, 2008. Clausewitz, De la guerre, édition abrégée et présentée par Gérard Chaliand, Perrin, Traduction Laurent Murawiec. 235
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flagrant. C’est pourquoi, la dimension représentée par la population devint un véritable enjeu à compter des guerres de décolonisations. Aujourd’hui, en Afghanistan, la stratégie ANACONDA du général Petreus est basée sur « l’étouffement » des talibans en leur coupant leurs voies d’approvisionnement réparties au sein des villages. L’importance de la population est donc largement acquise par les chefs militaires. Ils utilisent deux modes pour maîtriser cette dimension : les actions civilo-militaires et l’aide à la reconstruction. « Ces actions sont devenues indissociables de l’action militaire stricto sensu236 ». Le domaine santé, par sa fonction éminemment humaniste, a un rôle considérable à jouer. Lyautey l’exprime parfaitement en estimant « qu’il n’est pas de fait plus solidement établi que l’efficacité du rôle du médecin comme agent d’attirance et de pacification ». Les américains estiment, à propos de l’Afghanistan, que « American Medicine is a powerful “weapon of freedom” in our Nation’s arsenal against terrorists and the forces of oppression237.
A- L’aide médicale aux populations
Les conflits contemporains provoquent des conséquences graves pour les civils. Au XXème siècle, la première guerre mondiale verra 80% de victimes militaires, mais à partir de la seconde guerre mondiale, puis pendant les guerres de décolonisation, et enfin depuis les années 90, lors des conflits d’imposition ou de rétablissement de la paix, la proportion de victimes civiles est devenue majoritaire. La population est au cœur des zones de combat et représente souvent un enjeu pour une partie des belligérants, usant contre eux de méthodes violentes, de terreur morale et physique. La médiatisation des souffrances infligées aux civils est, par ailleurs, devenu un facteur d’influence sur la conduite d’un conflit. De nos jours, l’objectif des forces est de limiter au strict minimum les conséquences des combats. Le souci est certes humaniste, mais présente aussi un intérêt stratégique et politique. Epargner et aider autant que possible la population donne à la force une certaine reconnaissance et permet une proximité positive et fructueuse. Ce comportement évite d’être condamné sur la scène internationale, et d’être ainsi désavoué par l’opinion.
Dans cette optique, les armées réalisent des actions civilo-militaires qui contribuent aux relations avec les acteurs civils, afin de préserver la légitimité de l’action, et renforcer par là même la protection de la force. Durant la guerre du Vietnam, les militaires américains 236
Livre Blanc relatif à la Défense et la Sécurité nationale de juin 2008. Jay B.Baker, La médecine américaine est une “arme de la paix” puissante dans l’arsenal national contre les terroristes et les forces d’oppression, Military Review, Sept-Oct, 2007. 237
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ont investi entre 500 et 750 millions de dollars dans le « programme d’action civil médical238 » et ont traité plus de 40 millions de civils vietnamiens. Actuellement, l’exigence des mandats d’interposition, de maintien, de rétablissement ou de renforcement de la paix, renforcent cette exigence de soins aux populations, d’autant plus que les réseaux tissés entre les armées, les organisations internationales et les populations civiles sont importants. Cet ensemble d’actions dirigées vers l’environnement extérieur possède un véritable rôle d’insertion et de légitimation des forces armées. Le concept a récemment gagné en ampleur porté par ses résultats positifs en termes de protection des intérêts français tant au niveau diplomatique, culturel que commercial.
La fonction santé dispose d’une place particulière dans ce dispositif. L’aide médicale aux populations est un pilier important de la coopération civilo-militaire qui s’impose naturellement lorsque les forces armées sont les seules sur le théâtre à pouvoir agir de manière coordonnée, étant donné le contexte sécuritaire dégradé. La définition française de l’aide médicale apportée aux populations est la suivante : « l’aide médicale aux populations désigne l’ensemble des activités conduites par le personnel du service de santé d’une force armée projetée, en complément de la coopération civilo-militaire afin d’améliorer l’environnement médical des populations civiles où opère cette force239 ». Les activités médicales conduites par les services de santé des armées font partie intégrante du plan d’opération, meilleure preuve de l’intérêt stratégique du domaine santé dans ce cadre. Cependant, cette aide doit être réalisée en respectant la priorité qu’est le soutien de la force. Cette limite étant acquise, l’objectif est « de répondre à des besoins vitaux de la population afin d’éviter l’accentuation de la situation sanitaire liée à la crise, donc par effet d’entraînement, l’aggravation de la crise ou son extension avec des effets négatifs potentiels sur la mission des forces armées ». L’acceptation de la présence de la force s’en trouve ainsi accrue. Son exécution doit cependant répondre à des principes importants pour ne pas paradoxalement avoir un effet délétère. Le principe de dualité appuie sur le fait que le soutien santé des forces doit être prioritaire même s’il peut être utilisé au profit des civils ; le principe de la maîtrise des contributions indique qu’il est essentiel de ne pas porter préjudice à la qualité du soutien des combattants ; le principe de la pertinence indique que l’aide médicale aux populations doit se faire en cohérence avec les actions civilo-militaires dans leur globalité ; le principe de l’exemplarité signifie qu’il est essentiel de respecter les valeurs humanistes ; le principe de la non ingérence indique que les services de santé militaires ne doivent pas entrer en concurrence avec les systèmes santé
238 239
MEDCAP : Medical Civic Action Program. PIA 09.101 du 15 mai 2009.
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locaux. Ainsi, « Il convient de définir en adéquation avec le contexte et en accord avec la politique sanitaire locale, les pathologies médicales ou chirurgicales les plus fréquentes qui peuvent être prises en charge de façon durable dans le respect de la déontologie et de l’éthique médicale. » Toutes les opérations de ces vingt dernières années, auxquelles la France a participé, ont bénéficié d’actions d’aide médicale aux populations. Au Kosovo, au Liban, à Djibouti, en Côte d’Ivoire, au Tchad ou en Afghanistan, les praticiens (médecins, chirurgiens dentistes mais aussi vétérinaires) et les paramédicaux apportent leur aide aux civils. Le succès réel de cette activité a convaincu le commandement de son caractère indispensable. Cependant cette activité n’est possible que lorsque le niveau de risque global ou local est acceptable pour la force et qu’il existe un véritable contact avec la population. La première guerre du Golfe a, en effet, été l’exception, étant donné le stationnement des troupes en plein désert et que le niveau de menace. Le domaine santé trouve donc dans cette activité l’occasion de confirmer à la fois sa position d’acteur stratégique et de répondre à son exigence d’éthique médicale, à condition de garder à l’esprit où sont ses priorités.
B. La reconstruction du maillage santé Le concept d’aide aux populations va aujourd’hui plus loin encore que l’action pendant la période d’engagement de la force. En effet, pour faciliter la sortie de crise et éviter un réveil du conflit quelques temps plus tard, la stratégie globale est, à présent, de favoriser la reconstruction du pays failli ou affaibli par la guerre.
Les guerres coloniales ont fortement contribué à cette sensibilisation. Déjà Gallieni avait perçu la nécessité d’envisager l’aide à la construction ou à la modernisation des pays colonisés. Cet aspect sera consacré à la fin du XIXème siècle par une instruction dans laquelle il est précisé que « détruire n’est rien, reconstruire est plus difficile240 ». Cependant, ce sont les guerres de décolonisation qui consacreront la reconstruction comme moyen de stabiliser un pays. Le domaine santé sera d’ailleurs utilisé comme vecteur à cette occasion. De nombreux médecins ont longtemps continué à être affectés dans les anciennes colonies afin de gérer les dispensaires et d’apporter les soins, en attendant que les pays acquièrent leur autonomie dans le domaine médical. L’expérience des médecins militaires pour ce qui relève des pathologies tropicales était fondamentale. Le détachement de plusieurs centaines d’officiers du service de santé des armées français auprès du ministère de la Coopération a été une illustration forte de leur utilisation à des fins politiques. 240
Instruction du 22 mai 1898.
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Mais ce n’est qu’à l’époque moderne que la reconstruction a été érigée en véritable stratégie de sortie de crise. C’est dans la phase de sortie de conflit que les premiers programmes de reconstruction, visant à la remise sur pied des infrastructures et au développement social, commencent à être lancés. Le volet matériel de la reconstruction est en général un défi économique, car l’influence internationale des Etats se reflète dans leur capacité à assurer l’obtention des marchés de la reconstruction par leurs entreprises nationales. L’autre aspect de l’intervention des états, post-crise, concerne le développement social. Cela suppose l’apport d’un soutien structurel de long terme à des groupes sociaux fragilisés par le conflit. La mise en place de programmes à vocation sociale, sanitaire, professionnelle ou éducative est alors indispensable. Les armées initient en général cette coopération car les caractéristiques majeures d’un environnement de sortie de crise sont l’insécurité latente et l’importance du facteur risque pour les entreprises. L’Alliance atlantique est à l’origine du concept « d’équipes de reconstruction241 », chargées de favoriser la sortie de crise.
Le mandat de l’OTAN en Afghanistan inclut la sécurisation du territoire permettant de faciliter le développement de structures gouvernementales afghanes dans la totalité du pays, l’assistance à la reconstruction du pays en facilitant l’aide internationale humanitaire et enfin la formation de nouvelles forces afghanes de défense et de sécurité. Dans ce cadre, les américains, en charge du pilier reconstruction et développement de l’Afghanistan, aident les autorités à développer leur service de santé. C’est une action à long terme qui est incluse dans la stratégie globale de sortie de crise. Les américains tentent d’appliquer la même politique en Irak. En 2005, la « stratégie nationale pour la victoire en Irak » citait « the value of building and rehabilitating health care facilities242 ».
Lorsque la situation est stabilisée, le relai est pris par les industries, les organismes de développement243 ou les organisations non gouvernementales. La sortie de crise et la cessation de l’aide médicale aux populations sont des périodes critiques. La diminution puis la cessation de la prestation doivent être scrupuleusement planifiées et étudiées avant leur mise en œuvre. L’intervention des services de santé des armées s’arrêtent là où un risque d’ingérence existe pour des raisons opérationnelles ou humanitaires, vis-à-vis des organisations internationales ou des organisations non gouvernementales autorisées par les autorités locales dans les programmes de reconstruction du système de santé. Dans le 241
Provincial Reconstruction Teams (PRTs). « La valeur de la construction et de la réhabilitation des infrastructures médicales ». 243 Tels que le Programme des Nations Unies pour le développement-PNUD. 242
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domaine médical, des organisations telles que Médecins du Monde, le Comité médical d’Action contre la Faim ou encore de l’Aide Médicale internationale poursuivent le travail de reconstruction à long terme.
Dans la reconstruction, le rôle des services de santé militaires est majeur car ils permettent à la fois de maintenir un niveau satisfaisant de soins pendant la période charnière et d’initier une autonomisation des structures sanitaires locales, grâce à des projets de formation et d’échanges. La branche médicale de l’OTAN tente actuellement de formaliser cette action dans un document de référence et de formaliser ses liens avec les acteurs humanitaires.
Le domaine santé de par sa dimension éminemment humaniste peut être utilisé par les armées comme une preuve de bonne volonté envers la population. Les actions médicales ont une visibilité immédiate et fortement sensible dans l’opinion publique. Certains, non majoritaire parmi les humanitaires, peuvent y voir une manipulation ou un détournement au profit d’intérêts étatiques compromettant la neutralité nécessaire à l’action humanitaire. Pourtant, l’éthique médicale n’est absolument pas compromise dans ce contexte car, si ces actions d’aide médicale aux populations et de reconstruction sont efficaces pour l’acceptation de la force et la résolution des crises, elles sont tout aussi satisfaisantes pour les populations qui se trouvent dans des situations sanitaires catastrophiques. Par ailleurs, une véritable complémentarité peut s’installer entre les services de santé des armées et les organisations non gouvernementales, à condition de bien délimiter le périmètre de chacun. Certains environnements non sécurisés ou certaines faiblesses capacitaires appellent à la coopération qui s’oriente vers des appuis en terme d’information, de logistique ou de sécurité, et en terme de passage progressif de relai, de telle sorte que se constitue un rapport « gagnant-gagnant ». Cette complémentarité peut être exploitée encore au-delà pour des raisons politiques, notamment dans le cadre de catastrophes naturelles ou de gestion des opinions publiques. A ce titre, certaines nations pourraient être appelées à devenir de véritables « nations médicales » où la fourniture de moyens médicaux étatiques pourraient faire partie de la « Medical Diplomacy244 ».
244
« Diplomatie médicale », concept développé par les américains en 2007.
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III. Levier politique
L’art de la guerre cherche à promouvoir, depuis l’antiquité, le projet politique d’une collectivité, en général d’une nation, censé exprimer la volonté commune d’atteindre un certain niveau d’ambition. « La grande nouveauté de notre époque est l’utilisation ouverte de l’instrument militaire pour des démonstrations de forces sans recours effectif ou avec un recours limité à la force.245 » La fusion entre la politique et l’armée va aujourd’hui encore plus loin car elle tend à confondre la stratégie et la diplomatie. Raymond Aron parle de « conduite politico-stratégique ». Le pouvoir politique considère donc que l’outil militaire peut s’inscrire dans une logique d’influence. C’est pourquoi, le détournement des capacités des forces de leur fonction opérationnelle initiale pour conduire des actions humanitaires, pour satisfaire l’opinion publique ou pour réaliser une stratégie globale est désormais accepté et même préconisé.
Le Livre Blanc français de 2008 consacre cette globalisation de la sécurité nationale et l’implication combinée de tous les acteurs étatiques. « La stratégie de sécurité nationale embrasse aussi bien la sécurité extérieure que la sécurité intérieure , les moyens militaires comme les moyens civils, économiques ou diplomatiques. Elle doit prendre en compte tous les phénomènes, risques et menaces susceptibles de porter atteinte à la vie de la nation246 ». Dans cette définition, le champ d’application s’est élargi pour l’utilisation des ressources militaires. En effet, la sécurité peut être mise en péril par des attaques d’états ou de groupes mais aussi par des catastrophes naturelles ou sanitaires.
Dans cette optique, les services de santé militaires sont, au même titre que les armées en général, un moyen de répondre favorablement à la demande politique. Depuis une quinzaine d’années, il apparaît que l’espace humanitaire est devenu un enjeu politique et stratégique. La volonté des acteurs politiques de faire de l’humanitaire un instrument de résolution des crises ouvre un champ d’action nouveau pour le domaine santé militaire : l’aide médicale humanitaire. Par ailleurs, la préoccupation grandissante des états pour les crises sanitaires confère pour les services de santé des armées (français et américain surtout), une place d’outil institutionnel complémentaire de réponse aux crises nationales et
245 246
Hervé Coutau-Bégarie, Conférences de stratégie, Institut de stratégie comparée, 2009, p 81. Livre Blanc relatif à la Défense et la Sécurité nationale de juin 2008.
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de gestion de l’opinion publique. En devenant un véritable levier politique, le domaine santé devient un outil diplomatique à part entière. A. Participation aux catastrophes
L’emploi de capacités militaires pour le secours immédiat d’une population victime d’un événement calamiteux relève d’une décision politique. Il est indispensable de garantir la pertinence de l’utilisation des forces armées dans un contexte où l’utilisation de la violence n’est pas recherchée. La perception de la présence militaire peut parfois être délicate, notamment de la part des humanitaires qui ont tendance à souligner les dangers portés en germe par la militarisation de l’action humanitaire. Ce type d’intervention a, par ailleurs, des implications diplomatiques qui sont souvent, au delà de la volonté d’assurer au maximum les possibilités de survie d’êtres humains placés en situation de péril immédiat, la motivation des états. Ces « interventions extérieures de secours d’urgence247 » représentent une composante importante de l’action de l’Etat en dehors du territoire national et tout naturellement, les forces armées en tant qu’outil étatique, sont amenées à y participer. Il s’agit, en effet, d’une véritable action de sécurité car les catastrophes naturelles, technologiques ou sanitaires sont de nature à fragiliser durablement des régions entières.
Les états, atteints par la catastrophe, sont soit dépourvus de moyens, soit dépassés par les événements et c’est sur leur demande de concours que les états contributeurs envoient des moyens. La souveraineté étatique est respectée. Pourtant, l’envoi de forces armées peut être perçue dans certains cas comme une tentative d’ingérence dans les affaires du pays. Ce fut le cas, en 2005 lors du tremblement de terre au Pakistan, où l’envoi de moyens appartenant à la NATO Response Force248 n’a pas été bien perçu par les autorités du pays. Le symbole était fort : l’OTAN était au Pakistan. Le cas s’est à nouveau présenté, en Birmanie en 2008 lors des inondations, où la junte en place refusait une grande partie de l’aide en fonction des états fournisseurs et s’opposait de manière absolue à l’entrée sur leur territoire de forces armées. Cependant pour répondre à l’exigence de réactivité et de moyens, les forces armées sont bien souvent les seuls acteurs efficaces. Force est de constater que face à l’ampleur de certaines catastrophes, seuls les militaires disposent de moyens d’intervention adaptés à l’urgence et au contexte sécuritaire souvent dégradé.
247 248
PIA n°03-154 du 10 janvier 2008. NRF : élément de réponse rapide de l’OTAN créé en 2003.
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Pour les services de santé des armées, la remise en cause de leur intervention est un peu moins marquée car intrinsèquement le domaine santé est à but humanitaire. Cela ne signifie pas qu’il n’existe pas de voix pour s’élever contre leur présence mais ce sont souvent celles d’autres organisations médicales. Les autorités et les civils sont moins réfractaires à la participation des formations médicales militaires que pour les autres capacités des armées. Le pouvoir politique dispose donc, à travers l’outil santé, d’un levier d’intervention efficace et moins difficile à manipuler. Le service de santé des armées français, s’était doté dés la fin des années 60 d’un élément médical militaire d’intervention rapide (EMMIR) dont l’objectif était de réaliser des missions d’intervention militarohumanitaires. Nombreux sont les exemples de ses interventions : il sera déployé de 1968 à 1970 pour venir en aide aux enfants du Biafra, en 1972 au Pérou lors du tremblement de terre à Anta, au Mexique en 1975 et en Colombie en novembre 1985, et enfin en Arménie lors du terrible séisme survenu en 1988. D’autres moyens ont été mis en œuvre, telles que les hospitalisations sur les bâtiments de la marine nationale, sur la Jeanne d’Arc en 1988 pour les « boat people » par exemple. Les hôpitaux militaires de campagne ont aussi été utilisés au profit des populations dans le cadre humanitaire, comme ce fut le cas en 1992 lors de l’opération Libage249 au Kurdistan, destinée à « protéger, nourrir et soigner » les réfugiés kurdes menacés par les forces armées irakiennes. Dans les pays en situation de crise, les services de santé jouent également un rôle important dans le domaine de l’aide technique biologique et technologique. En France, ce qui s’appelait, à l’époque la Bioforce, a mené des campagnes contre le choléra en 1991 au Pérou et 1992 en Argentine, des campagnes de vaccination et d’évaluation épidémiologique au Tchad et en République Centre Africaine en 1992.
Face à la multiplication des organisations non gouvernementales spécialisées dans l’urgence humanitaire, les années 2000 vont apporter un nouveau concept qui est de « placer
la
contribution
militaire
dans
une
logique
de
plus-value
et
de
complémentarité250 ». Cela signifie que les forces armées n’ont pas à entretenir de capacités spécifiquement dédiées aux actions extérieures humanitaires. Elles mettent simplement à disposition des autorités leurs capacités propres selon la pertinence d’emploi. Il faut noter que cette absence de spécificité n’obère pas pour autant, étant donné leurs atouts opérationnels, la capacité de porter la réponse initiale à un événement calamiteux. Ainsi, les services de santé, en particulier des pays de l’OTAN, ne détiennent plus de moyens dédiés à l’humanitaire. En France, la force d’action humanitaire militaire d’intervention 249
Libage s’intègre à l’opération « Provide Comfort » mise sur pied par les Etats-Unis en liaison avec la Grande-Bretagne et entre dans le cadre de la résolution 688 des Nations Unies. 250 PIA n°03-154 du 10 janvier 2008.
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rapide (FAHMIR) à laquelle appartenait l’EMMIR, a été abandonnée. Les armées ont désormais un objectif de subsidiarité251. Cette évolution correspond, en fait, à un affichage politique qui cherche à rassurer les professionnels de l’humanitaire et des catastrophes. Pourtant, les expériences récentes montrent que les moyens militaires restent très sollicités, comme ce fut le cas lors du Tsunami en décembre 2004 ou lors du tremblement de terre au Pakistan en 2005. Le domaine santé militaire qui est en première ligne dans les interventions humanitaires des forces armées, est cependant obligé d’intégrer cette dimension dans sa préparation opérationnelle. Notamment, il est indispensable de disposer de compétences et de moyens d’urgence pour traiter les enfants et les personnes âgées. Sans développer réellement des capacités spécifiques, le minimum requis doit être disponible, cela relève de l’assistance aux personnes en danger.
L’aide médicale humanitaire est un levier politique où les services de santé des armées ont parfois à mettre leurs capacités à disposition d’une population en détresse, de concert avec plusieurs de leurs homologues, des organisations gouvernementales et des organisations de solidarité internationale. Cette participation aux secours d’urgence, au delà des aspects diplomatiques envers les pays secourus, est un excellent moyen de gérer l’opinion publique de son propre pays mais aussi internationale.
B. Gestion de l’opinion publique
L’opinion publique est une arme redoutable autant dans le cadre d’un conflit armé qu’en politique en général. Elle est d’autant plus importante à maîtriser qu’elle est facilement manipulable. « Un bombardement sera transformé par la propagande adverse en raid terroriste que la presse mondiale ennemie exploitera contre nous252 ». Le pouvoir des médias est extrêmement important, il favorise l’action psychologique en direction des populations qu’il faut ensuite rassurer, convaincre, fidéliser.
Le pouvoir de l’opinion publique est tel que la vindicte populaire est capable d’influencer l’arrêt d’un conflit. L’année 1968 fut une période charnière pour le conflit au Vietnam, car lorsqu’en février le peuple américain prit connaissance d’une vaste offensive ennemie au Sud Vietnam, l’engagement américain, déjà chancelant, fut vivement condamné. La guerre en Irak est un conflit qui dure. C’est un conflit qui est de moins en moins populaire au sein
251
Cela correspond à la règle des 4i : action en cas de moyens Indisponibles, Inadaptés, Insuffisants ou Inexistants. 252 R.Trinquier, La guerre moderne, Economica, 2008.
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de la population civile américaine. L’estimation des médias, début août 2006, a montré qu’environ 60% des américains ne souhaitaient pas que cet engagement soit prolongé. Par ailleurs, le niveau d’acceptation des pertes humaines par l’opinion, qui tolère de moins en moins le sacrifice de ses enfants pour la guerre, est largement diminué en comparaison des siècles précédents. La tendance sociologique globale, exacerbée par la mondialisation, favorise l’individualisme, le refus de la mort, le droit à la santé, le principe de précaution et le droit à réparation. L’homme est devenu une finalité, la médecine prend alors toute son importance dans un monde où la recherche du « zéro mort » est incessante, même au combat. Cette évolution des mentalités au sein des sociétés impose aux responsables politiques et militaires d’intégrer dans l’analyse qui motive leurs décisions d’engager la nation et les armées dans une action qui semble légitime aux yeux de l’opinion publique et dont les risques sont minutieusement mesurés. Il existe une véritable nécessité de garantir des pertes humaines minimales et donc de créer des conditions permettant à la population ou au soldat, pourtant soumis aux risques inéluctables du combat, de bénéficier de l’ensemble des techniques médicales de notre temps. Il faut donc sans cesse rechercher les adaptations utiles pour répondre à cette exigence. Le Général d’armée Monchal, chef d’état-major de l’armée de terre disait en 1995253: « une évolution me semble indispensable dans un domaine auquel nous étions toujours attachés, celui de l’économie de la vie humaine ». Cette évolution est perceptible au niveau des combats mais aussi dans la perception que le public a des situations humanitaires devenues intolérables car étalées aux yeux du monde par l’intermédiaire des médias et enfin au cœur même des sociétés où le principe de précaution face aux risques sanitaires est devenu indispensable.
Au combat, « si le haut commandement a la lourde responsabilité du succès offensif et défensif, la direction sanitaire n’est-elle pas doublement responsable d’abord à l’égard de ce même commandement dont elle doit conserver les effectifs pour l’œuvre tactique et ensuite devant l’opinion qui si elle s’incline devant les inévitables sacrifices, réclame à juste titre que la maladie n’atteigne pas ce que le feu a épargné254 ». Cette phrase prononcée entre les deux premières guerres mondiales, montre qu’il commençait a y avoir une véritable exigence de la part de l’opinion publique vis à vis du combat. Cependant, cette appréciation a bien évolué car aujourd’hui, non seulement la responsabilité santé existe mais aussi celle du commandement et du politique. D’autre part, l’opinion publique s’incline de moins en moins devant les « inévitables sacrifices ». En Côte d’Ivoire, au mois 253
Général d’Armée Marc Monchal, chef d’état-major de l’armée de terre d’avril 1991 à août 1996. Médecin colonel Costedoat, direction du service de santé au ministère de la Défense Nationale, auditeur du CHEDN, La défense sanitaire, 1917. Classement provisoire côte 9NN656, DAT, SHD. 254
136
d’août 2003, la mort de deux jeunes militaires français a créé un émoi important. La presse s’en est largement fait l’écho, rappelant brusquement à la société tous les risques encourus en opération extérieure. En août 2008, l’embuscade d’Ouzbine en Afghanistan où 8 français trouveront la mort et 12 autres seront blessés fut à nouveau un choc pour un peuple entier. Le domaine santé a donc le rôle majeur de limiter les pertes dans ces circonstances et de prévenir les atteintes supplémentaires par maladie. Il est au cœur du concept de « protection » ou l’éclat d’obus, tout comme le plasmodium du paludisme, devient perçu comme des aléas pouvant ouvrir droit à réparation. La réparation va bien plus loin que les soins eux même, elle va jusqu’à la prise en charge des vétérans. Les sociétés actuelles n’acceptent pas que leurs anciens combattants ne bénéficient pas de la reconnaissance de la nation. En 2006, le soldat américain a été élu « personnalité de l’année » par le magazine Times. Aussi, les américains, très marqués par les vétérans du Vietnam, n’ont-ils pas supporté, en 2007, le scandale du Walter Reed révélé par The Washington Post255. Sans un soutien santé présent et efficace (avant, pendant et après le conflit), l’état se verra opposer l’opinion publique dont la vague exerce une puissance phénoménale. « Une armée, en effet, ne peut se mettre en campagne qu’avec le support moral de la nation256 ».
Un autre aspect des sociétés contemporaines est en prendre en compte pour comprendre toute l’importance que le domaine santé a pris de nos jours. Il s’agit de la notion très poussée d’humanisme, développé à partir des horreurs de la guerre. Des règles ont été édictées pour limiter les souffrances et permettre l’accès des secours aux blessés et malades. C’est après la seconde guerre mondiale que le droit humanitaire a véritablement été amélioré et précisé par la déclaration universelle des droits de l'homme (DUDH) du 10 décembre 1948, d'une part, et par les quatre conventions de Genève du 12 août 1949, complétées par les protocoles additionnels de 1977 et 2005, d'autre part. La DUDH a été définie par l'assemblée générale de l'Organisation des Nations Unies comme étant « l'idéal commun à atteindre par tous les peuples et toutes les nations ». C'est au départ une déclaration d'intention mais elle a inspiré un corpus abondant de traités internationaux légalement contraignants, relatifs aux droits de l'homme, quelles que soient les circonstances. L'article premier proclame ainsi la liberté, l'égalité et la fraternité de tous les êtres humains.
255
Deux articles décrivaient que des anciens combattants avaient été négligés au sein de l’Hôpital militaire, le Walter Reed. Le ministre de la Défense, Robert Gates, avait alors relevé de son commandement le Major General George W. Weightman, commandant l’hôpital. Ce scandale avait, par ailleurs, lancé une véritable analyse du système de prise en charge des vétérans aux Etats-Unis. 256 R.Trinquier, La guerre moderne, Economica, 2008.
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Certains257 défendent l’idée du « droit d’ingérence258 » pour intervenir dans les pays qui sont la cause de catastrophes humanitaires. Depuis les années 1990, de plus en plus souvent les Etats interviennent, à l’aide de leurs moyens militaires, pour mettre en place des couloirs humanitaires. Deux opérations sont les illustrations de ce type d’interventions : l’opération « Restore Hope259 » en Somalie de décembre 1992 à fin 1993 visant à sauver les populations menacées et sinistrées, et l’opération « Turquoise » au Rwanda en juillet et août 1994 au profit des populations réfugiées. Ce type d’opération, bien qu’illégale sous l’angle du droit public international260, trouvent leur légitimité aux yeux de l’opinion publique par son caractère humaniste. Les services de santé des armées sont un des outils fondamentaux de ce genre d’action, puisqu’ils prodiguent les soins médicaux aux populations. Sans ce volet médical, la justification de ces interventions s’en trouverait atteinte.
Enfin, l’opinion publique entend que les services de santé militaires soient solidaires de la communauté médicale dans son ensemble. C’est pourquoi, le service de santé des armées français a depuis 2005 une mission duale : le soutien des forces et la participation au service public. Le Livre Blanc de 2008, dans son approche globale de la sécurité nationale, réaffirme la complémentarité des acteurs civils et militaires. Ceci découle notamment de la pression de l’opinion publique qui n’entend pas que tout moyen étatique ne soit pas mis à sa disposition en cas de crise nationale. Cette action combinée concerne les catastrophes naturelles où le service de santé des armées vient en complément des plans de secours civils et, en cas de pandémie, où il lui revient une place importante dans la préparation et la gestion de la crise. Il est inséré dans les réseaux d’alerte, il participe à la production, au stockage et à la distribution des contre-mesures, et contribue aux soins. C’est le cas actuellement dans le cadre de la pandémie de grippe A apparue au printemps 20009. Cette solidarité médicale a pour but d’empêcher que la crise sanitaire ne dégénère en crise humanitaire, économique, sécuritaire, voire institutionnelle. Les pouvoirs publics ne 257
Cette notion trouve d'ardents défenseurs257 dont Bernard Kouchner, docteur en médecine, et Mario Bettati, docteur en droit, qui l'ont formulée en 1987 lors d'une conférence sur le thème « droit et morale humanitaire », mais elle effraie les juristes compte tenu des dérives éventuelles vers des interventions unilatérales partiales que cela pourrait engendrer. 258 Ce dernier correspond au droit qu’auraient des Etats de bafouer la souveraineté nationale d'un autre Etat, en cas de violation massive des droits de la personne. A cela s'ajoute la notion de devoir d'ingérence qui est l'obligation morale faite à un Etat de fournir son assistance en cas d'urgence humanitaire. Cependant, l'ingérence n'est pas un concept juridiquement consacré et de plus, l'article 2, paragraphe 7, de la Charte de l'ONU pose le principe de non-ingérence dans les affaires intérieures d'un Etat comme principe pacificateur des relations internationales. Actuellement, l'Assemblée générale de l'ONU invite les Etats à faciliter l'acheminement de l'aide humanitaire mais ne permet en aucun cas de l'imposer. Cependant, l'article 70 du protocole I des conventions de Genève précise que « les offres de secours qui ont un caractère humanitaire impartial ne doivent pas être considérées comme une ingérence ou un acte hostile ». 259 Le nom étant particulièrement significatif : « Restaurer l’espoir ». 260 Violation du principe fondamental de souveraineté des Etats.
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peuvent pas ne pas utiliser tout le personnel soignant compétent ainsi que les infrastructures hospitalières du territoire national. De plus, le citoyen exige d’être informé, c’est donc là aussi que le domaine santé prend toute sa place de conseiller auprès des autorités : « le citoyen est aveugle sans les lunettes de l’expert261 ».
L’opinion publique est finalement un vecteur de transformation de l’approche du domaine santé par les autorités, qu’elles soient politiques ou militaires. On voit bien aujourd’hui que la majorité des limites qui se sont opposées par le passé à l’utilisation pleine et entière de la fonction santé dans la stratégie sont tombées sous son impulsion. L’environnement culturel est fondamentalement tourné vers l’homme, les décisions de commandement sont influencées par la vision populaire du résultat et enfin, la stratégie devient globale étant donné la fusion de la stratégie militaire, de la diplomatie et de la politique publique.
C. La diplomatie médicale « Medical Diplomacy » est un concept américain qui envisage le domaine médical comme un vecteur des relations entre les états et les peuples. L’idée est de développer des relations de confiance basées sur l’aide médicale. Cette approche s’applique aussi bien dans les domaines militaires que civils et procède d’une stratégie globale de l’approche des relations internationales. L’objectif est de développer des coopérations, des échanges ou des aides dans le cadre médical, qui est relativement facile à mettre en œuvre et très marquant. En effet, les pays en voie de développement ont souvent un tissu sanitaire extrêmement pauvre et l’aide au développement et aux soins de la population sont réellement bien perçus. Pour cela, les Etats-Unis participent à des programmes pour la lutte contre le SIDA, contre le paludisme, à des campagnes de vaccination partout dans le monde, et plus particulièrement en Afrique où ils cherchent à s’ancrer plus fortement. L’intervention médicale est donc une composante importante de la stratégie diplomatique pour acquérir ou regagner l’autorité morale des actions américaines.
Dans le domaine militaire qui nous préoccupe, la « diplomatie médicale » correspond à peu de choses prés au pan santé de la stratégie indirecte pour réaliser des actions de contre-
261
Michel Godet, Démocratie ou démagogie, Le monde 2007 ; janvier 1924, p 18.
139
insurrection. Mao Tse-tung décrivait les insurgés « comme des poissons nageant dans l’eau de la population262 ». L’objectif est donc de séparer le poisson de l’eau.
On peut étendre ce concept, d’utilisation du domaine santé militaire, aux relations entre les états, au delà de la relation du fort au faible. En effet, l’aide médicale est perçue comme un levier politique pour les pays occidentaux vis à vis des nations où se déroulent les combats asymétriques ou vis à vis de nations faillies, mais le domaine médical peut aussi devenir un enjeu politique entre nations occidentales. Nous avons vu que les opérations ne peuvent pas, aujourd’hui, se dérouler sans soutien santé et que les aspects médicaux font directement partie de la stratégie d’action. Or les opérations sont, à présent, réalisées la majorité du temps au sein de coalitions ad hoc ou sous l’égide d’organisations internationales. C’est pourquoi, disposer d’un service de santé des armées fort, capable de mettre en place sur le terrain une chaîne santé complète est un atout diplomatique important. A l’heure actuelle, trois services de santé des armées disposent de tous les maillons de la chaîne : les Etats-Unis, l’Allemagne et la France. Il existe donc une véritable opportunité de devenir des « nations médicales ». Des faiblesses capacitaires se font cruellement sentir pour le soutien médical des opérations actuelles, notamment celles de l’OTAN. L’Alliance atlantique cherche des solutions pour combler son manque de moyens. En devenant un contributeur majeur de capacités de soins, les nations gagnent une influence importante auprès de l’OTAN et des autres nations soutenues. Détenir un niveau médical élevé confère aux forces armées autonomie et influence sur les autres nations. De petits pays ont choisi, à la mesure de leurs moyens, de développer des niches d’expertise médicale, tels que les capacités de soins de niveau 1 ou 2 et des moyens NRBC, ce qui leur permet d’afficher une participation aux opérations.
La diplomatie médicale est la capacité pour une nation d’utiliser ses moyens médicaux pour gérer ses relations internationales. L’hôpital Bouffard, géré par le service de santé des armées français à Djibouti, est un exemple de structure à vocation politique. 80% de son activité est réalisée au profit des forces armées djiboutiennes, de leurs familles et de la population en général. Ce service sert donc majoritairement le ministère des affaires étrangères et la politique d’aide publique au développement. La différence entre la médicostratégie et la diplomatie médicale se situe dans l’utilisation que l’on fait du domaine médical. Ces deux notions sont naturellement intriquées et complémentaires. La médicostratégie s’occupe de fournir des avantages stratégiques au
262
Donald. F.Thompson, The role of Medical Diplomacy in Stabilizing Afghanistan, Defense Horizons, N°63, May 2008, cite p 3.
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commandement militaire, la diplomatie médicale se hisse au niveau politique. Cependant, à l’image de la conduite politico-stratégique de Aron, les deux se confondent lorsqu’il s’agit d’utiliser le domaine santé dans le cadre de la stratégie indirecte ou des leviers politiques.
Les services de santé des armées sont, aujourd’hui, parfois utilisés en dehors de leur vocation opérationnelle, dans le cadre de grandes catastrophes naturelles ou humanitaires, pour gérer les opinions publiques nationales et internationales et enfin pour obtenir des avantages diplomatiques conséquents. Ils sont actuellement instrumentalisés par les pouvoirs publics mais à l’inverse, cela leur ouvre des opportunités de transformation. Après avoir gagné les combats de la reconnaissance, de l’autonomie, de la technologie, de l’efficacité ou encore de l’organisation, les services de santé des armées sont à présent face au défi d’acquérir les dimensions interministérielles et internationales, qui assureront leur pérennité dans le nouvel ordre mondial. En effet, il est devenu indispensable, au delà du fait d’assurer au blessé « qu’il n’ait aucune perte de chance », de rentabiliser l’outil étatique. Les services de santé des armées sont, à présent, face au challenge du retour sur investissement. Ce dernier passera surement par la complémentarité des moyens des services publics nationaux, l’interopérabilité des capacités de soutien santé lors des opérations multinationales et l’acquisition d’une valorisation financière de certaines niches d’expertises263.
263
Remboursement des prestations de soins, production et vente de certains médicaments stratégiques, rentabilisation internationale des HIA, etc…
141
CONCLUSION
Le titre du livre de Michel Goya, « La chair et l’acier », illustre bien toute la différence qui caractérise le domaine santé, d’un côté, et la guerre de l’autre. Le premier terme représente la fragilité et la vie, l’autre le choc et la froideur de la mort. Rien ne les lie à priori, et pourtant le combat ne peut pas se mener sans les hommes. Même si dans un avenir lointain, on peut imaginer la déshumanisation de la guerre, qui serait alors menée par des machines, il y aura forcément un impact humain. Cela fait donc de nombreux siècles que la médecine et les armées cohabitent, mais elles ne se regardent vraiment en face que depuis peu. Très longtemps, le facteur humain n’était pas la motivation des sociétés et des commandements militaires qu’elles avaient engendrés.
Ce n’est que depuis la fin des guerres napoléoniennes que ce facteur est considéré comme stratégique. « Les tenants de la prépondérance du feu privilégient les troupes légères combattant en ordre dispersée, mais, pour cela, ces troupes doivent être formées à l’initiative et au courage individuel. Les partisans du choc par les masses, croient de leur côté, à la nécessité d’un moral élevé pour surmonter le feu adverse264 ». L’homme apparaît enfin au centre du dispositif. Son bien-être devient une condition de succès.
Cette révolution ne peut pas avoir lieu sans le domaine santé. Il est le garant de l’intégrité physique et morale du combattant. Il se doit pour cela de « prévoir, savoir et vouloir, tel est le maître mot d’ordre de celui qui a assumé la tâche de garder intacte la belle moisson de jeunesse confiée à sa vigilance265». Les progrès techniques extraordinaires des sciences médicales offrent, à présent, la possibilité au domaine santé militaire de donner sa pleine capacité. Il fut très longtemps handicapé par son manque d’efficacité et il est compréhensible qu’il ait subi, en conséquence, le doute et le manque de confiance des autorités militaires. Il dispose, par ailleurs, d’un autre atout dans son jeu, il s’agit de « l’obligation de résultats », qui lui permet de convaincre du bien fondé de ses demandes capacitaires, lui évitant ainsi les déconvenues du temps où les services de santé étaient sous
264
Michel Goya, La chair et l’acier, L’armée française et l’invention de la guerre moderne (1914-1918), Tallander, cité p 50. 265 Médecin colonel Costedoat, direction du service de santé au ministère de la Défense Nationale, auditeur du CHEDN, La défense sanitaire, 1917. Classement provisoire côte 9NN656, DAT, SHD.
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la coupe de l’administration. Le dernier point de progrès fondamental, que les enseignements du passé ont permis de réaliser, correspond à l’ouverture des états-majors aux conseillers « santé ». Le dialogue, par ce biais, a pu s’instituer et la prise en compte des besoins de chacun a été réalisée. La compréhension des cultures respectives n’est pas encore parfaite, d’autant plus qu’intrinsèquement les intérêts parfois divergent. L’évolution de la connaissance mutuelle est constante mais il n’est pas encore naturel de considérer le domaine santé comme un domaine militaire à part entière. Sa participation opérationnelle est indéniable, le niveau tactique le comprend bien et cherche souvent à l’intégrer mais c’est encore difficile dans le domaine de la théorie stratégique. Le chef militaire ne pense pas « santé », l’aspect médical reste encore un élément abordé en fin de réflexion, à qui il est accordé quelques secondes seulement dans un briefing. Il ne s’agit naturellement pas de lui offrir la place de choix, au détriment de la manœuvre militaire, mais bien plus d’intégrer d’emblée cet aspect dans la réflexion, qui de l’aveu de beaucoup de chefs est de plus en plus dimensionnant.
Au cours de cette étude, il a été montré que le domaine santé a un véritable potentiel stratégique, qui a toujours existé à travers les siècles mais qui était difficilement exploitable en raison de limites conjoncturelles. Il s’avère, aujourd’hui, être un acteur qui est en mesure d’offrir au commandement une puissance accrue, une liberté d’action et une certaine garantie de sûreté dans sa manœuvre. Il dispose d’autres atouts, notamment ceux favorisant la stratégie indirecte. A ce titre, il est un excellent levier pour isoler l’adversaire de sa population et l’affaiblir moralement, ouvrant la voie à la victoire « sans combattre ». Ce type de stratégie devient prépondérant face aux conflits asymétriques où l’humain a pris le pas sur les « armées techniciennes266 ».
Face à tous ces changements, la médicostratégie trouve désormais sa place pleine et entière. Ardant du Picq l’avait pressenti en 1870 en écrivant qu’« une organisation militaire doit être construite non pas seulement pour maximiser l’efficacité des armes, mais aussi – ou d’abord – dans le but de minimiser l’effet des faiblesses humaines267 ». Par cet énoncé, il se penchait surtout sur les réactions humaines mais lorsqu’on y réfléchit tout est lié, l’esprit ne peut être efficace et serein que si le physique le lui permet. De plus, au delà de la réaction du combattant, les civilisations actuelles se focalisent sur les réactions de l’opinion publique qui ont un pouvoir immense sur le monde politique et par voie de conséquence le monde militaire. Ces deux milieux se sont séparés, pour la grosse majorité
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Hervé Coutau-Bégarie, Bréviaire stratégique, ISC, cité p 52. Charles Ardant du Picq, Etudes sur le combat – combat antique et combat moderne, Economica, 2004.
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des pays, dans l’exercice de leurs fonctions mais un lien étroit persiste. L’art de la guerre est là pour promouvoir le projet politique d’une communauté. C’est la raison pour laquelle, les armées représentent un outil à la disposition du politique. Il est de plus en plus utilisé comme tel. Pour ce faire, les militaires sont employés à des tâches qui ne sont plus de mener des guerres mais de résoudre des crises complexes en gérant des aspects politiques, économiques, environnementaux, etc. Le domaine santé trouve ici une place privilégiée en tant que levier politique. Il peut être facilement utilisé, non plus pour affirmer le « hard power » traditionnellement militaire mais plutôt pour jouer avec le « soft power268 », pan entier que les armées développent par l’intermédiaire du concept civilo-militaire. Le domaine santé est, par ailleurs, un outil de valorisation pour les armées vis à vis du pouvoir politique. Par sa participation aux catastrophes humanitaires, par son affichage de capacités militaires envoyées dans une coalition ou enfin par sa capacité à apaiser l’opinion publique.
La médicostratégie existe maintenant dans les faits, il reste à l’intégrer systématiquement dans le raisonnement et la pensée des autorités militaires. Le domaine santé est parvenu à maturité, son combat n’est plus technique, il s’agit, à présent d’un enjeu de positionnement pour se faire accepter pleinement et trouver sa juste place au sein des états-majors et des forces armées. Dans cette optique, l’acquisition du raisonnement militaire pour bien concevoir les manœuvres santé et apprécier finement le besoin est indispensable, tout autant que son intégration par le commandement. La progression fut lente mais le domaine santé est aujourd’hui au faîte de sa capacité dans la mesure des connaissances scientifiques, il serait regrettable de ne pas l’utiliser. Un jour peut-être l’homme ne sera plus au cœur de la problématique militaire, il n’est pas alors exclu de penser que c’est parce que la guerre n’existera plus.
En attendant ce jour, les services de santé des armées doivent poursuivre leur transformation afin d’être en mesure de répondre aux exigences de leurs nations et de leurs alliés. Le rythme des évolutions s’est fortement accéléré, comparé aux siècles précédents, et la médicostratégie, non encore réellement intégrée dans la pensée militaire, doit envisager régulièrement des adaptations. Notamment, le concept récent de diplomatie médicale, issu des crises sanitaires, des catastrophes humanitaires et des problématiques santé des guerres en Irak et en Afghanistan, doit être assimilé. Ce point est essentiel pour acquérir une dimension d’influence, tant sur le plan national qu’international.
268
Joseph Nye, né en 1937, est un géopoliticien spécialisé en relations internationales. Professeur à la Kennedy School of Government de l’université de Harvard.
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Le domaine santé a mis prés de vingt siècles à acquérir une reconnaissance stratégique et même, à l’heure actuelle, politique. Cette évolution fut très progressive et suivit celle de nos sociétés. La guerre n’est pas encore morte mais le facteur humain a pénétré l’espace de la violence absolue. L’ère médicale est ouverte, car il est peut-être « une vertu supérieure à l’amour de la Patrie, et cette vertu, c’est l’amour de l’humanité269 ».
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Abbé Gabriel Bonnot de Mably (1709-1789) : philosophe français.
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14. Jay B.Baker, La médecine américaine est une “arme de la paix” puissante dans l’arsenal national contre les terroristes et les forces d’oppression, Military Review, Sept-Oct, 2007.
III- Les documents historiques et les archives Les documents historiques 79. 80. 81. 82. 83. 84. 85.
Edit du ROY, donné à Versailles au mois de janvier 1708, enregistré au parlement le 22 mars 1708. XIème livre d’Ambroise Paré sur les plaies par arquebuses et bastons à feu, XVIème siècle. Pigafetta, Il viaggio fatto da gli Spagnivoli a torno a’l mondo. Traduction G.Bolliet. Manuscrit espagnol n°214, Fol.31r° et v°-Bibliothèque Nationale. Deutéronome, XXIII, 12. et XX, 10-20. Traduction du rabbinat français. Voltaire, XIème lettre philosophique, 1734. Catinat, Mémoire contenant les moyens de faire la guerre offensivement dans le piémont en 1694 adressé au roi. 86. Tite-Live, Histoire romaine, Livre XL, chapitres XXXII et XXXIII. Traduction V.Verger. 87. Ordonnance portant sur le règlement général des hôpitaux militaires, éditée en 1747 après la bataille de Fontenoy, 88. Ordonnance royale créant les « hôpitaux amphithéâtres », du 04 août 1772. Archives du service historique de la défense, direction de l’armée de terre Côte provisoire 9NN621 1. Lettre du Dr Martin-Sisteron au ministère de la guerre, 24 janvier 1936. 2. Général Huntziger, commandant supérieur des troupes du Levant, Lettre au service de santé des armées, en 1936. Côte provisoire 9NN624 1. Circulaire n°1921 B du 20 mars 1924. Côte provisoire 9NN631 1. Projet de loi sur le SSA, 1922. 2. Projet de loi sur le SSA, 1927. 3. Décret du 29 mars 1811. Côte provisoire 9NN634 1. Bulletin officiel des médecins en réserve, juillet 1912, p 1102. Côte provisoire 9NN637 1. Correspondance de la direction des troupes coloniales, 1er bureau, bureau technique, n°2.354-1/8-1er octobre 1924. 2. Décret du 04 novembre 1903 relatif à l’organisation des services de santé coloniaux, BO p 1627. Côte provisoire 9NN656 1. La défense sanitaire, 1917. Côte provisoire 9NN670 1. Correspondance officielle. 2. Rapport de l’Etat-major de l’Armée, 1919. 3. Bilan du service de santé. 4. Document écrit par le Médecin Major de première classe Coudray, 1923. 5. Document de l’Etat-major Général / direction de l’arrière 1663 DA. 6. Correspondance du Médecin Principal de 2ème classe Mellies, juin 1917. 7. Rapport sur les progrès accomplis dans le fonctionnement du service de santé pendant la guerre, 1922. Côte provisoire 9NN671 1. Rapport mensuel du mois de septembre 1916 du médecin inspecteur Ruotte, chef supérieur du service de santé des armées alliées en Orient. 2. Rapport du Médecin major de 1ère classe Robert Picqué, affecté du 02 août 1914 au 20 janvier 1919 à l’A.3/18 comme médecin chef et chirurgien consultant du 18ème Corps d’Armée.
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Côte provisoire 9NN691 1. Lettre du sous-secrétaire d’Etat de la guerre « Artillerie et Munitions » au sous-secrétaire d’Etat du service de santé militaire, 21 août 1915.
Côte provisoire 9NN704 1. Rapport du général Voruz, attaché militaire à l’ambassade de France à Londres, relatif à l’historique sommaire du service de santé britannique, au 2ème bureau de l’état-major de l’Armée, le 14 septembre 1932. 2. Rapport de mission des médecins principaux de 1ère classe Visbecq et Duguet, 1923. 3. Général Lanne, Bases et principes de tactique sanitaire, 9 novembre 1934.
IV. Textes réglementaires 1. Instruction n°1826/DEF/EMA/SLI/PSE du 13 septembre 2005, relative à l’hygiène et la sécurité en opération. 2. Directive de 1997, relative aux ACM au Kosovo. 3. Décret 2005-520 du 21 mai 2005 fixant les attributions des chefs d’état-major. 4. Instruction n° 12 du 05 Janvier 1999 relative au concept interarmées du soutien sanitaire des forces en opération. 5. Décret n°91-685 du 14 juillet 1991 fixant les attributions du service de santé des armées. 6. Décret n° 81-60 du 16 janvier 1981, relatif au code de déontologie médico-militaire. 7. PIA-03.154, relative au concept interarmées d’intervention extérieure de secours d’urgence (IESU), 10 janvier 2008. 8. PIA-04.101, relative au concept interarmées d’évaluation sanitaire des risques, juin 2008. 9. PIA-09.101, relative à la doctrine interarmées de l’aide médicale aux populations, 15 mai 2009. 10. AJP4.10, relative à la doctrine du soutien médical allié interarmées. 11. PIA-00-300, relative au contrat opérationnel, du 1er août 2008.
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THEATRUM BELLI