UNIVERSITE DE PARIS IV - SORBONNE
CELSA Ecole des hautes études en sciences de l‟information et de la communication
Master 2ère année Mention : Information et Communication Spécialité : Marketing, Publicité et Communication
Les limites du concept de gamification appliqué au marketing, pour une proposition de real-gamification. La Règle du jeu.
Préparé sous la direction du Professeur Véronique RICHARD
Paley, Sylvain Promotion 2011 - 2012 Option Communication et Stratégie de Marque Soutenu le 16 novembre 2012 Note du mémoire : Mention :
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REMERCIEMENTS Je tenais à remercier quelques personnes qui m‟ont été d‟une aide précieuse durant l„élaboration de ce travail de recherche. Je tiens tout d‟abord à remercier mon rapporteur universitaire, Camille Zehenne, pour son temps, ses remarques constructives et sa compréhension. Je voudrais remercier Maud Serpin pour sa réactivité et ses suggestions toujours justes. Remerciements
groupés
pour
Isadora
C.
et
sa
relecture
aussi
attentive
qu‟intransigeante, Neil T. et Renaud A. pour m‟avoir supporté dans les moments inconfortables. Je remercie également tous les auteurs qui ont pris le temps d‟échanger avec moi sur Twitter ou par mail, je pense à Mathieu Triclot ou Philippe Gargov. Merci également à Nicolas D. pour sa documentation. Enfin, je tiens à remercier tout le personnel du Celsa, Caroline de Montety et Caroline Berthelot-Guiet pour m‟avoir donné la chance de passer trois années studieuses sans lesquelles j‟aurais été incapable de rendre ce travail.
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TABLE DES MATIERES Remerciements .............................................................................................................. 3 Introduction .................................................................................................................. 6 I. Les limites du concept : la gamification conçue comme une couche superficielle peu efficace .................................................................................................................. 14 1.
L’application de la gamification aujourd’hui : un modèle systématique, répliquant et
procédural .................................................................................................................... 17
2.
3.
1.1
Le calque du sytème de points et des mécaniques de jeu ................................. 17
1.2
Gamification, pointification et sportification ..................................................... 23
Le jeu en psychologie : le postulat de la motivation ................................................ 30 2.1
Le jeu et l’enfant, une histoire de l’éducation.................................................... 30
2.2
Motivation intrinsèque, extrinsèque, et récompenses externes ....................... 33
Utiliser la gamification à de sombres desseins : pour une éthique de la théorie du
fun .............................................................................................................................. 36 3.1
Le fun comme méthode « Huxleyienne »........................................................... 36
3.2
Le jeu abus de confiance .................................................................................... 44
II. Le jeu profondément inscrit dans la nature humaine ........................................ 48 1.
2.
3.
La relation entre l’homme, le jeu et la société ........................................................ 49 1.1
Les vertus universelles du jeu ............................................................................. 49
1.2
Ce que nous voyons dans le miroir des jeux ...................................................... 55
De la nécessité d’une classification des jeux ........................................................... 59 2.1
Pour une classification de l’expérience .............................................................. 59
2.2
Limites de la classification de caillois ................................................................. 64
Le changement de paradigme du jeu vidéo ............................................................. 68 3.1
Le principe du glissement d’espace .................................................................... 68
3.2
Le jeu versus les jeux .......................................................................................... 76
III. Discours pour une real-gamification .................................................................. 80 1.
2.
La place de l’expérience de jeu dans la société post-moderne ................................ 81 1.1
Renégociation de l’interface : l’outil – console .................................................. 81
1.2
La marchandise idéale de notre époque ............................................................ 84
La mise en nombre, couche nécessaire à une total-gamification ............................. 88 2.1
Le vieux rêve métaphysique de Leibniz .............................................................. 88
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2.2 3.
Le capitalisme sans friction................................................................................. 90
La Règle du jeu ....................................................................................................... 93 3.1
Qu’est-ce qu’un jeu ?.......................................................................................... 93
3.2
Appliquer la Règle ............................................................................................... 96
Conclusion ................................................................................................................. 101 Bibliographie ............................................................................................................. 104 Annexes ...................................................................................................................... 108 Annexe 1 : Google Trends ............................................................................................ 108 Annexe 2 : Entreprise de gamification ......................................................................... 109 Bunchball ....................................................................................................................... 109 SCVGNR .......................................................................................................................... 110 BadgeVille ...................................................................................................................... 110 Bigdoor ........................................................................................................................... 111 Annexe 3 : Home de Nike+ .......................................................................................... 111 Annexe 4 : Jeu d’arcade ............................................................................................... 112 Missile command ........................................................................................................... 112 Space invaders ............................................................................................................... 112 Pacman .......................................................................................................................... 113 Annexe 5 : La Règle du jeu ........................................................................................... 114
Résume....................................................................................................................... 115 Mots-clefs................................................................................................................... 116
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Le temps dans lequel on s’amuse ne peut être appelé perdu. Le mauvais est celui qu’on passe dans l’ennui.
Casanova.
INTRODUCTION Les domaines que couvrent le monde du marketing, de la communication ou de la publicité - ainsi que les professionnels qui travaillent dans ces secteurs - se nourrissent de ce que nous appelons des tendances, des concepts à la mode ou encore des éléments de langage. Ces "mots qui bourdonnent" - ou buzzwords comme les nomment les anglo-saxons -, souvent néologismes, ont d'autant plus de poids qu'ils servent de prétexte discursif. Nous savons comme les mots sont importants. Nous savons comme le choix du bon mot, le choix du mot juste est primordial pour communiquer efficacement et exprimer le bon message. Voilà même la première chose que l'étudiant en théorie de l'information et de la communication apprendra à l'école : le schéma basique de Shannon et Weaver. En effet tout l'enjeu de la communication réside dans le fait que le récepteur doit comprendre exactement ce que l'émetteur a voulu exprimer. Seulement il y a des parasites, du bruit (des bourdonnements dira-t-on) et surtout une culture propre à l'individu, une façon de percevoir le monde et les signes qui dépendra des antécédents et référents de notre récepteur ou encore un contexte, un environnement particulier. A une époque où les idées et les mots se propagent instantanément, où l‟on n‟a pas besoin de faire presser le pas au facteur pour délivrer un message, connaitre et comprendre sont des habiletés nécessaires. Comprendre, connaitre, mais surtout être d'accord : les mots sont des signes complexes et polysémiques. Eviter les malentendus, les contresens et les quiproquos semble être plus que jamais une priorité dans un monde où la fracture technique se creuse entre générations et compétences à mesure que la technologie innove, à mesure que se créent ces néologismes. On dit parfois du monde des affaires qu‟il est un jeu de dupes, car détenir l'information est plus que jamais un avantage décisif, et les mauvaises pratiques sont légions : profitez de l‟ignorance de l‟un, se terrer derrière des concepts mal définis avec l„autre. C'est peut-être la
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raison pour laquelle le terme de buzzword est connoté si négativement. Qu'un mot soit à la mode, pourquoi non ? L'on fait bien une nouvelle collection textile tous les deux mois, et personne n'y trouve à se plaindre. Le problème est à chercher du côté de la polysémie de nos buzzwords : les mots ne sont pas les robes de prêt-à-porter, mais les tiroirs dans lesquelles nous les rangeons. Ces mots à la mode sont conçus de telle manière qu‟ils sont assez précis pour exprimer une idée claire, et assez abstraits pour englober plusieurs définitions. Et cela dans un seul objectif : le buzzword est un outil de vente, il est négociable. Il permet de légitimer une campagne, une stratégie, un discours, un site internet etc. puisque par nature "il est tendance". Ainsi il n'est pas rare qu‟une agence de communication abandonne une idée car elle s'inscrit dans une tendance qui est trop vielle d'un an. On passe alors du mot-prétexte au mot-sanction : le danger est l'obsolescence, il faut prendre la vague au bon moment. Nous pourrions discuter longtemps de ce système, de la valeur du mot, de son poids dans les décisions, de son efficacité pourquoi pas, ou même tenter de remonter à la source, d'essayer de savoir comment naissent les tendances, qui décide du "mot à la mode" ? Mais nous choisissons une autre voie. Nous décidons d'inscrire ce travail de recherche au sommet d'une vague justement, de fournir un travail qui d'emblée pourrait sembler éphémère, voire vain : nous tentons d'étudier une tendance, un buzzword, un de ces néologismes dont seul le marketing a le secret sachant que - par définition - il doit finir par être obsolète. Mais, qui sait, peut-être qu'une tendance continue à vivre en tant qu'acquis dans la culture collective, peutêtre également que la mode est cyclique1, mais ceci est un autre sujet. La question à se poser lorsqu‟on veut étudier ce genre de concept est de savoir si derrière ce sujet peut se cacher un intérêt universitaire. Ce questionnement, nous allons le croiser tout au long de ce travail, à toutes les époques car il est inscrit profondément dans la dynamique de la recherche et cela dans toutes les disciplines. « Qu‟est-ce qui fait que ce sujet mérite mon attention de savant, de chercheur, de philosophe ? Qu‟est-ce qui justifie que je m‟y intéresse ? Qu‟y ai-je vu ? » Pour faire démonstration, partons d'un terrain d'observation que l‟on connaît bien, celui du marketing et des agences de communication, ainsi que des différents territoires où les professionnels de ce secteur interviennent. Nous pensons notamment au web, aux réseaux sociaux, aux blogs et autres lieux d'expression publics ou semi-privés.
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Gabriel Chanel, « La mode est un éternel recommencement »
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Nous l'avons évoqué, ce terreau est propice à la naissance, à l'invention ou à la création de tendances, de modes, de concepts plus ou moins éphémères. Lorsqu'un concept émerge assez, pour se voir approprier par une grande partie des acteurs du secteur, il est débattu, défini, défendu, attaqué, amélioré, réapproprié. Toute sorte de contenu est créée à partir d'une simple idée : article, billet d‟humeur, brève puis discours, conférence, vidéo, podcast etc. Cette mécanique est très répandue, et tient du fait que nous évoluons dans une économie de la visibilité, de l'attention. L'important à cette échelle n'est plus de posséder des parts de marché, mais des nombres de vue, des parts de visibilité. Les objectifs sont différents (satisfaire une audience, s'imposer en tant qu'expert, établir sa légitimité, donner son avis, défendre une conviction, ou tout simplement informer) mais le résultat est global et aggloméré : une masse d'informations et d'avis, à des degrés divers dont la profondeur de réflexion varie du tweet en 140 caractères à l‟article universitaire. Voilà ce qui va nous intéresser : ce moment de basculement, cet instant dans la vie du concept qui va le faire glisser d'un état de sujet à l'intérêt limité à un véritable terrain d'étude pour l‟érudit. Toutes les tendances ne méritent pas ce traitement scientifique, mais il arrive parfois que les chercheurs jugent digne d'intérêt le fait d'observer, d'analyser et de comprendre un sujet avec toute la distance, l'objectivité et la profondeur de rigueur. Le concept acquière alors une valeur eidétique et on le découvre porteur d'un sens philosophique, ou alors il se révèle être un catalyseur sociologique, on peut même le voir revêtir une forme métaphysique. Il devient alors digne d'être un objet de recherche. De nombreux sujets considérés depuis toujours comme futiles et indignes de l'attention des scientifiques ont vécu ce cycle de vie, et cela bien avant le marketing et les pourvoyeurs de tendances. C'est le cas notamment, lorsque Leibniz au 17e siècle, pose un regard de mathématicien sur les jeux d'argent, ce qui l'amènera, nous le verrons, à considérer le jeu en général comme un formidable laboratoire pour observer l'exercice de l'entendement humain, libéré de contrainte. C'est également le cas avec l'histoire plus récente du jeu vidéo qui a donné naissance à un nouveau mouvement de recherche : les game studies. Il nous semble avoir observé cette dynamique avec un concept émergé très récemment dans la sphère des professionnels du marketing et de la communication, mais également du design, de l'expérience utilisateur ou encore des jeux vidéo. Plus récemment, les chercheurs et universitaires, spécialisés ou non dans les domaines précités, ont commencé à publier des réflexions sur le sujet, lui conférant ainsi ce tout nouveau statut d'objet digne d‟un intérêt
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universitaire. Ce sujet, que les francophiles nomment "ludification" - et "gamification" chez les anglo-saxons - nous apparaît en effet comme revêtant un caractère beaucoup plus profond et transcendant que ce vers quoi les professionnels de la communication l'ont destiné. Nous estimons que le concept qui se cache derrière l‟idée de gamification est bien plus fort qu‟il ne le laisse paraître, réveillant les connaissances du jeu et du lien quasi-existentiel qu‟il entretient avec l‟homme, mais également du jeu vidéo, dont il s‟inspire, et de sa place au sein de l‟industrie culturelle. Définir le jeu est un travail de longue haleine et nombre de philosophes s‟y sont cassés les dents. On doit à Johan Huizinga puis à Roger Caillois la définition la plus moderne du jeu, communément admise :
Sous l‟angle de la forme, on peut donc, en bref, définir le jeu comme une action libre, sentie comme fictive et située en dehors de la vie courante, capable néanmoins d‟absorber le joueur ; une action dénuée de tout intérêt matériel et de toute utilité ; qui s‟accomplit en un temps et dans un espace expressément circonscrits, se déroule avec ordre selon des règles données et suscite dans la vie des relations de groupe s‟entourant volontiers de mystère ou accentuant par le déguisement leur étrangeté vis-à-vis du monde habituel.2
Un jeu est donc une activité libre, séparée, incertaine, improductive, réglée et fictive3. Ce qui est fondamentale ici, et qui prendra toute son ampleur dans la suite, c‟est que cette définition moderne prend en compte le jeu comme activité, comme expérience, comme « état », ce qui l‟oppose en quelque sorte à l‟étude des jeux comme dispositif, comme objet. C‟est une dualité qu‟on retrouvera dans le jeu vidéo, avec le courant des game studies. Le jeu donc, puis le jeu vidéo, et entre les deux, une révolution technologique. Nous vivons dans une époque où l‟outil informatique a pris le pas sur le reste des instruments créés par l‟homme. A la fois outil de travail et de loisirs, du foyer à la poche de pantalon, la technologie de l‟information et de la communication a fait de notre monde un monde de la donnée, de l‟information brute, sur lequel, on le verra, la gamification s‟appuie largement.
2 3
J. Huizinga, Homo Ludens, (Gallimard, 1951) R. Caillois, Les Jeux et les Hommes, (Gallimard, 1958)
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Transfert des mécanismes du jeu et du game design à des domaines non-ludiques.4
Voici en substance la définition du terme de gamification que l'on trouve auprès de nombreuses sources. C'est en partant du postulat que l'homme possède une prédisposition toute naturelle au jeu, qu'il a été établi qu'utiliser les mécaniques du jeu dans des domaines tel que l'éducation, le management, le travail en entreprise ou la publicité, pouvait permettre d'obtenir un engagement des utilisateurs plus efficace, et même de les "influencer à adopter certains comportements"5. Vaste sujet qui semble être traversé par de nombreuses disciplines : le game design, le design d'interface, celui des expériences utilisateurs ou du webdesign, mais également, nous l‟avons vu, le marketing, la publicité ou la communication. Mais surtout, les sciences humaines et sociales : philosophie, sociologie, anthropologie, mais également psychologie tant les sujets de la motivation et des modifications du comportement sont largement abordés. Pourtant on se rend compte rapidement que la rationalisation de ce concept est quasi-inexistante. Le terme commence à être largement diffusé à partir de septembre 2010, notamment au cours d'une intervention de Jesse Schell (professeur de game design à l'université de Carnegie Melon) à la conférence DICE (Design, Innovate, Communication, Entertainement) où il partage une vision d'un futur où toutes les activités de la vie quotidienne seraient soumises à un système de points, de classement et de récompenses externes.
Dans le futur il y aura des capteurs partout. Imaginez, vous vous levez le matin et vous vous brossez les dents. La brosse à dent repère que vous vous brossez les dents : Hey ! Bien joué ! 10 points pour avoir brosser vos dents ! En plus, la brosse peut mesurer pendant combien de temps vous vous êtes brossez les dents, vous êtes supposés le faire pendant 3 minutes, et vous l'avez fait, 10 points de plus pour vous ! Regardez, vous vous êtes brossez les dents tous les jours cette semaine, encore un bonus !6
4
Oxford Dictionnary Ibid. 6 Jesse Schell, Dice 2010 5
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C'est ce discours, qui pose les bases d‟un système de points que pourraient exploiter les entreprises, le marketing et la publicité, qui va précipiter les débats, les efforts et les créations autour de la gamification, à la manière d'une prophétie auto-réalisatrice. Tout buzzword génère de l'attention, et avec elle des opportunités financières. Il est donc logique d'assister à l'émergence d'entreprise, d'organisation ou d'association qui se spécialisent, s'autoproclament expertes du sujet et proposent des offres commerciales. C'est le cas avec la gamification. A la vue d‟un marché lucratif, de nombreuses startups se lancent dans l'aventure et promettent des outils pour gamifier les sites internet ou les applications de leurs futurs clients. Mais une offre commerciale doit être claire et être tout de même conçue en s'appuyant sur les forces du concept dont elle est issue. C'est pourquoi nous assistons à une première rationalisation de la gamification : une proposition concrète, née de l'observation des pratiques, une proposition qui se doit de tenir les promesses du concept qui la porte. Car dans l‟étymologie même de gamification, il y a l'idée de la transformation, il y a la promesse qu'il existe une recette, une méthode que l'on peut appliquer systématiquement à n'importe quel dispositif pour le transformer en jeu. Et c'est cela qui fait toute la force de cette idée : la gamification incarne, dans son propre nom, dans son signe le plus évident, le sens de cette promesse. Comme l'histoire de la communication nous l'a appris, le travail scientifique, l'apport de la recherche et des études sont nécessaires à la rationalisation objective et distanciée de sujets. Cette approche est primordiale afin d'avoir la vision holistique qui manque souvent faute de temps, de moyens, de ressources - aux professionnels du secteur. Afin de prendre les bonnes décisions il convient non seulement de posséder l'information juste, mais surtout de posséder l‟information complète. Ainsi on se rend compte que l'ensemble est plus important que la somme des parties. C'est en partant de cette démarche et de cette approche que nous fonderons notre problématique et nos hypothèses. En effet nous pensons qu'un concept si jeune - en tout cas dans sa détermination - ayant fait l'objet de peu d'attention au-delà de débats entre professionnels et qui fait l'objet de nombreuses controverses, a besoin d'être analysé en profondeur à la lumière des différentes facettes scientifiques qui interviennent dans sa constitution. De son lointain ancêtre le jeu, à son plus proche parent le jeu-vidéo, en passant par les différentes strates disciplinaires qu'il traverse, nous nous attacherons à montrer que la portée du concept et son héritage sont souvent mis de côté au profit d‟une exécution simpliste et facile, et nous proposerons grâce aux connaissances sollicitées une nouvelle méthode Master 2 CSM CELSA
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d‟application. Ainsi nous établissons la problématique suivante, qui guidera la réflexion de ce travail de recherche universitaire : Dans quelles mesures le concept de gamification ne satisfait pas les objectifs pour lesquels il a été créé, et quelles sont les propositions que l'on peut formuler pour rendre son application réellement juste, efficace et opérationnelle. Car nous avons l‟intime conviction que ce concept, quel que soit son nom, peut être efficace si formulé correctement. Nous sommes également convaincus de sa nécessité dans un monde mis en nombre par l‟informatique, dans une époque post-moderne traversée par un besoin d‟euphorie et de célébration de la joie7, une théorie du fun. Nous émettons en effet l'hypothèse que la gamification, dans son état et sa définition commune et admise actuelle, est très limitée et ne représente qu'une couche superficielle appliquant des mécaniques très rudimentaires, qui altère son efficacité. Nous guiderons cette validation grâce à deux sous hypothèses : nous tenterons d'abord de prouver que les mécaniques du jeu qu'applique la gamification induisent des effets comportementaux qui vont à l'encontre de ses objectifs (sous hypothèse 1). Puis nous démontrerons de la nécessité d'imposer une éthique de la gamification en mettant en avant l'aspect manipulateur que peut revêtir le concept (sous-hypothèse 2). Nous interrogerons pour cela les connaissances relatives aux bonnes pratiques du game design, à l'efficacité du concept de gamification tel qu'il est pratiqué aujourd'hui ainsi qu'aux vertus du jeu en psychologie comportementale. La seconde hypothèse que nous poserons nous permettra d'étudier le concept de jeu plus en avant en partant du principe que la gamification, pour être efficace, doit modifier les structures des dispositifs en profondeur. Nous mettrons de côté le game design pour montrer la relation métaphysique et existentielle que l'homme entretient avec le jeu (sous hypothèse 1) puis nous démontrerons qu'il est nécessaire de repenser le concept par une approche centrée sur l'expérience et le comportement - le jeu - plutôt que sur les objets et les dispositifs - les jeux (sous hypothèse 2). Pour
cela,
nous
développerons
une
étude
approfondie
et
une
approche
épistémologique du concept de jeu d‟un point de vue philosophique, sociologique et anthropologique ainsi que des connaissances des courants plus récent des game studies. 7
Maffesoli Michel, Le monde comme jeu, le jeu du monde, (Sociétés, 2010)
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Dans une troisième hypothèse, nous montrerons qu'une real-gamification est nécessaire et possible. Nécessaire car l'injection du jeu dans la vie sociale est inévitable (sous hypothèse 1). Et possible car on peut effectivement appliquer une "recette" modulable afin de transformer des situations en jeu (sous hypothèse 2). Nous questionnerons pour cela les modèles de systèmes travail/loisirs à l'aune d'une société occidentale post-moderne ainsi que le modèle des industries culturelles au sein de l'ère mondialisée. Nous nous inspirerons également des différentes réflexions sur les jeux afin de créer une matrice d'analyse, de validation et de conception des jeux inspirée de la regula : à la fois maître et étalon. Nous questionnerons donc les limites du concept de gamification tel qu‟il est appliqué actuellement en étudiant la façon dont les plateformes le mettent en œuvre, puis nous explorerons les différentes corrélations entre le jeu et la motivation pour ensuite discuter de l‟utilisation du « fun » à des fins manipulatoires. Notre réflexion nous amènera ensuite à étudier la profonde relation entre l‟homme et le jeu, en nous intéressant à la place de cette relation dans la société au fil de l‟histoire, pour faire place à une revue des différentes classifications du jeu, qui nous conduira à penser l‟émergence du jeu vidéo comme un changement de paradigme majeur. Enfin, notre ultime réflexion concerne la proposition théorique d‟une real-gamification, en observant d‟abord la place de l‟expérience ludique dans la société moderne, puis en établissant les bases nécessaires à la société pour la mise en place d‟une total-gamification à titre exploratoire pour ensuite aboutir sur la Règle du jeu, matrice d‟identification et de conception de la situation ludique.
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I. LES LIMITES DU CONCEPT : LA GAMIFICATION CONÇUE COMME UNE COUCHE SUPERFICIELLE PEU EFFICACE Comme évoqué en introduction, tout phénomène identifié de près ou de loin comme étant négociable commercialement est susceptible de générer un marché. Quand un de ces phénomènes est fortement lié à la technologie et aux nouveaux médias, il ne faut parfois attendre que quelques mois avant de voir apparaître les premiers modèles économiques exploitant le concept émergent. Les conditions propices au développement rapide d‟une entreprise se retrouvent effectivement souvent sur le World Wide Web, car la dématérialisation des marchandises et services (musique, sites internet, logiciels, …) permet une fabrication beaucoup plus rapide qu‟un produit manufacturé « physique ». Il permet également de produire en série de façon quasi immédiate, même si l‟entreprise doit apporter quelques modifications. Il en va de même avec la gamification. Le terme commence à être recherché en tant que mot-clef dans le moteur de recherche de Google aux alentours du mois d‟août 201089. Cela correspond à l‟époque à la sortie de l‟ouvrage co-écrit par Gabe Zichermann intitulé Game-Based Marketing. On peut lire dans la biographie de Zichermann :
Gabe Zichermann […] est entrepreneur, auteur, conférencier très adulé et leader d‟opinion de la gamification. Il est le président du “Sommet de la Gamification” et des ateliers du même nom, et a coécrit le livre “Game-Based Marketing” (Wiley, 2010) où il construit une argumentation efficace en faveur de l‟utilisation des jeux et des mécaniques de jeu dans la vie de tous les jours, dans le web et dans les affaires.10
8
Voir Annexe 1 On considère l‟outil Google Trends comme étant un miroir assez fidèle de la popularité d‟un terme auprès du public puisqu‟il nous permet de visualiser le volume de recherche d‟un mot-clef en particulier en fonction du temps 10 Gabe Zichermann sur Gamification.co - http://www.gamification.co/gabe-zichermann/ 9
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Cette (auto11)biographie révèle entre autre le lien fort que le concept de gamification entretient avec le marketing. On en apprend d‟autant plus dans la promesse du livre susnommé :
Game-Based Marketing dévoile les secrets de conception des jeux à mega-succès tels que Farmville de l‟éditeur Zynga, World of Warcraft, Bejeweled et Project Runway afin de vous donner le pouvoir de créer des expériences similaires à ces jeux célèbres sur votre site ou vos applications. Evitez les pièges évidents et apprenez des maîtres avec des informations clefs.12
Le terme n‟est pas encore utilisé, mais on voit apparaître les tournures linguistiques de ce qui donnera un nom au concept. Ainsi, dans le résumé :
“Top 5 Ways to Gameify Your Business”
Le verbe « gamifier » fait son apparition pour démontrer la transformation d‟un dispositif « sérieux » ou « ennuyeux » en jeu. On s‟y réfèrera par la suite à travers le terme de gamification, popularisé par Gabe Zichermann lui-même au cours des nombreuses conférences où il prêche la bonne parole du concept.13 Le mouvement prend de l‟ampleur dès lors que la presse spécialisée et grand public s‟empare du sujet. La première occurrence populaire à voir le concept comme une tendance forte est un article de Advertising Age intitulé Pourquoi les Marketers devraient faire attention à l‟explosion de la tendance au jeu14. Reuben Steiger nous y apprend notamment :
Bien qu‟il ne soit fait nulle part mention du caractère autobiographique de ce paragraphe, le site internet sur lequel est hébergée la biographie appartient à Gabe Zichermann. 12 Gabe Zichermann et Joselin Linder, Game-Based Marketing (Wiley, 2010) 13 Voir toutes les conférences de Gabe Zichermann - http://www.gamification.co/videoaudio/ 14 Reuben Steiger, Why Marketers Should Pay Attention to Booming Gaming Trend (Advertising Age, Juin 2010) 11
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Un bon exemple de [gamification] est Bunchball, une startup de San Jose dont la technologie permet aux marques d‟intégrer des défis, des leaderboards 15 et des récompenses virtuelles au sein de leur site internet.
On commence donc à voir se dessiner un écosystème économique. Bunchball16 a saisi l‟opportunité et par le même mouvement, a créé un marché. Il sera bientôt suivi par de nombreux concurrents, appliquant tous un modèle systématique hérité de Gabe Zichermann et des autres consultants et entrepreneurs, responsables de la popularité du concept17.
Aucun équivalent français. Il s‟agit d‟un tableau des scores où les joueurs sont classés en fonction de leurs points. Les premiers leaderboards font leur apparition sur les machines d‟arcade et permettent de se mesurer aux autres joueurs sur une période très longue. 16 The Leader in Gamification - http://www.bunchball.com/ 17 On pense notamment à Jesse Schell, RajatPaharia, Joselin Linder, Jane McGonigal, Amy Jo Kim ou Seth Priebatsch. 15
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1. L’APPLICATION DE LA GAMIFICATION AUJOURD’HUI : UN MODELE SYSTEMATIQUE, REPLIQUANT ET PROCEDURAL 1.1 LE CALQUE DU SYTEME DE POINTS ET DES MECANIQUES DE JEU
Les entreprises et plus particulièrement le secteur du marketing ont utilisé des mécaniques du jeu depuis très longtemps dans leur stratégie. Une des plus anciennes pratiques de ce dispositif est le principe de fidélisation du client. L‟apparition de la « marque » aux Etats-Unis est fortement liée au principe de libre concurrence du système capitaliste. Deux entreprises qui se fournissent en matière première auprès du même fournisseur et qui la transforme en une marchandise finale quasi-identique doivent par définition trouver une valeur qui les différencie l‟un de l‟autre. Cette valeur « ajoutée » s‟insère dans le système de la marque : on y trouve une valeur tangible, celle du ou des bénéfices du produit, et une valeur perçue, véhiculée par l‟image de marque. Les marques qui vendent des biens à moindre coup font face à un constat évident : les plus gros volumes de vente se réalisent grâce aux clients qui reviennent souvent, aux habitués. De ce constat sont nés les premiers programmes de fidélisation, très basiques, qui consistaient en une offre de X quantité offerte pour Y quantité achetée. Il faudra attendre la fin du 19ème siècle pour voir aux Etats-Unis le premier programme évolué fondé sur les « tradingstamps »18 , ces coupons à collectionner et échanger contre des cadeaux. Mais c‟est en 1981, lorsqu‟American Airlines lance le « AAdvantage Frequent Flyer Program » que les programmes de fidélisation prennent leur envol. Sans le savoir, la compagnie aérienne a conçu le système de points à gagner et dépenser contre des vols qui servira de base à la majorité des programmes de fidélisation, et qui inspirera les prêcheurs de la gamification. Pour Gabe Zichermann, la création du « AAdvantage Frequent Flyer Program » est un changement de paradigme majeur.
Et ce qu‟American Airlines a compris, et ce que TWA et l‟United Airlines ont compris, c'est qu'en réalité, il ne s'agit pas de récompenses du tout. Il s'agit de statut. Le statut est ce qui motive la fidélité. Et si quelqu'un d'entre vous a essayé d'échanger ses points du programme de grands voyageurs cet été pour un voyage en Europe, vous saurez que la récompense n'est pas du tout la proposition de 18
The Trading Stamp Story - http://www.studioz7.com/stamps2.shtml
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base d'un programme de fidélisation de compagnie aérienne ou d'ailleurs, d‟un programme de fidélité tout court. Et ce fut le modèle dominant jusqu'à il y a quelques années, avec les programmes de fidélisation qui émergent comme Foursquare dans lequel vous ne pouvez échanger contre rien dans le monde réel. Il n‟y a même pas la notion du concept de la récompense, n‟est-ce pas ? [...] Tandis que le coût [...] de l'unité supplémentaire de loyauté (1 offert pour 10 acheté) est en baisse vertigineuse [...] les programmes de fidélité virtuels commencent à sortir des fourrés (figure 1).19
Figure 1 Ŕ la fidélisation par le prix versus la fidélisation par le statut20 Selon Gabe Zichermann, la force d‟un système comme Foursquare21 est justement de rendre le choix de l‟enseigne, le statut de fidélité, public. Il cite alors l‟époque du Word of “And what American Airlines figured out, and what TWA and United aped, is that actually, it‟s not about rewards at all. It‟s about status. Status is what drives loyalty. And if any of you tried to redeem your frequent flier program points this summer for a trip to Europe, you‟ll know that redemption is not the core value proposition of a frequent flyer program, or for that matter, a loyalty program. And that‟s today‟s dominant model until just a few years ago in which loyalty programs emerge like Foursquare in which you cannot redeem for anything in the real world. There‟s not even the notional concept of redemption, right?[…] While the cost […] of delivering the incremental unit of loyalty is dropping precipitously […]virtual loyalty programs start to cropping out of the weeds.” Gabe Zichermann, Fun is the Future : Mastering Gamification (Youtube) http://www.youtube.com/watch?v=6O1gNVeaE4g - trad. S. Paley 20 ibid 19
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Mouth (bouche à oreille) comme technique marketing (nous pensons aux réunions Tupperware) où pour montrer à un pair sa fidélité à une marque, il fallait organiser une rencontre, des réunions. Mais, toujours selon Zichermann, rien de tout cela n‟était rationalisable, contrôlable.
Il n‟y avait aucune procédure de marketing de bouche à oreille. Personne n‟a jamais compris comment cela fonctionnait. On ne le sait toujours pas. Zynga 22 sait comment ça marche, n‟est-ce pas ? Dorénavant il y a une procédure pour le marketing de bouche à oreille. C‟est sur le social graph 23 . C‟est procédural. Ce fut du hasard, désormais il y a une structure.24
Zichermann fait donc allusion à la mise en nombre des relations sociales permise par Facebook et son Open Graph. Dorénavant des applications peuvent contrôler quoi dire à ses pairs et comment le dire, pour maximiser la « viralité ». L‟auteur propose donc, en s‟inspirant des jeux à succès tel que Farmville 25 ou des réseaux sociaux comme Foursquare, une procédure de gamification, intitulée la « gamification loop » (figure 2). Il est à noter que d‟autres évangélisateurs de la gamification ont proposé leur propre modèle, mais le moteur central est toujours le même. Voir à ce propos la conférence de Seth Priebatsch, fondateur de SCVNGR26.
Foursquare est un réseau social basé sur la géolocalisation. Il permet de s‟enregistrer dans des lieux, et ainsi de gagner des points, des badges et de concurrencer ses amis. Les commerces peuvent utiliser le système pour récompenser l‟utilisateur fréquent. 22 Zynga est l‟éditeur du jeu social Farmville qui utilise la plateforme Facebook et son Open Graph. 23 Le social graph, parfois appelé sociogramme, est une carte des individus et de la façon dont ils sont reliés entre eux. Le terme a été popularisé par Facebook qui met à la disposition des créateurs d‟application sa propre version du social graph : l‟Open Graph. 24 “There was no process to word of mouth marketing. No one ever understood how it worked. No one still understands how it works. Zynga knows how it works, right? Now, there‟s a process for word of mouth marketing. It‟s on the social graph. It‟s processized. It used to be random, now it‟s structured.”Gabe Zichermann, Fun is the Future: Mastering Gamification (Youtube) http://www.youtube.com/watch?v=6O1gNVeaE4g - trad.S. Paley 25 Farmville est un jeu Facebook mis en place par l‟éditeur Zynga. Il s‟agit d‟une simulation de ferme où les joueurs doivent inviter leurs amis et se connecter très souvent pour maximiser leurs résultats. 26 S. Priebatsch, The Game Layer On The Top Of The World, Ted.com 21
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Figure 2 - la boucle de gamification27 Encore aujourd‟hui, toutes les initiatives commerciales fondées sur le concept de gamification s‟inspirent de ce modèle, en y ajoutant plus ou moins de mécaniques 28 . Entendons-nous bien ici sur la démarche de Gabe Zichermann : l‟auteur a tiré de l‟observation de dispositifs à succès, des conclusions sur la manière dont ces mécaniques agissent sur le comportement des individus, puis les a reliées à des observations faites sur les programmes de fidélisation, afin de créer une procédure rationnelle qui permettrait d‟appliquer la gamification à n‟importe quelle situation non-ludique. Explorons plus en avant les différentes étapes de la gamification loop. Au cœur de la boucle de gamification se trouve le système de points. C‟est la base du dispositif : pour chaque action qu‟il réalise, le joueur doit gagner un certain nombre de point. On retrouve en effet cette méthode dans de nombreux jeux : les jeux institutionnels comme la belote, mais surtout dans les jeux vidéo, sous forme de points d‟expérience. Notons que tous les jeux vidéo ne proposent pas de point d‟expérience, c‟est en réalité l‟apanage des jeux de rôle, ou des jeux d‟arcade. Autour de ce système de points, poursuit Zichermann, se mettent 27
Gabe Zichermann, Fun is the Future : Mastering Gamification (Youtube) http://www.youtube.com/watch?v=6O1gNVeaE4g 28 Voir Annexe 2
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en place les mécaniques de jeu, ces même mécaniques que l‟on a évoquées dans la définition de la gamification29. On remarque qu‟il n‟y a pas vraiment d‟ordre en particulier à respecter, nous ne nous trouvons pas face à un parcours-utilisateur tel qu‟on pourrait l‟utiliser pour concevoir un jeu en game design. Il s‟agit surtout ici de rappeler que l‟objectif à avoir en tête lorsqu‟on agence toutes ces mécaniques, est le besoin pour l‟utilisateur de montrer son statut à ses pairs. Et c‟est bien là tout l‟intérêt du système de points :
Les systèmes de points son extrêmement important vous savez ? Nous en utilisons dans la vraie vie. L‟argent est un exemple d‟un bon système de points. Mais toutes ces choses autour du système de points (les mécaniques de jeu, ndt) sont également très importantes, car bien souvent il est difficile de communiquer à quelqu‟un combien de points vous avez. C‟est très dur pour moi, en pleine conversation, de vous dire combien j‟ai d‟argent à la banque. Donc au lieu de faire cela, j‟achète tout un tas de choses qui vont vous dire combien d‟argent j‟ai à la banque. Je vous signale à travers une série de choix statutaires, à combien est mon solde de points30.
On illustre bien avec cette citation la démarche de Zichermann, qui invoque le modèle de l‟achat statutaire pour démontrer combien le système de points et des mécaniques de jeu sont primordiales dans notre société. Cela permet à l‟individu de montrer publiquement son statut, sa supériorité, son habileté etc. Toutes les mécaniques proposées par Zichermann justifient cette vision : les challenges permettent à l‟utilisateur de gagner des points, les win conditions (conditions de gain) lui expliquent comment gagner le jeu, les leaderboards (tableaux de classement) permettent de comparer ses points avec les autres joueurs, d‟établir un classement, les badges sont des décorations, des récompenses publiques pour avoir réalisé tel ou tel défi et le social networking (réseautage social) permet de se comparer, non plus avec des inconnus, mais avec des amis proches. Tout cela guidé par la recherche de statut social.
29
Voir Introduction “Points systems are super important, right? We use them in real life. Money is an example of a good point system. But these things around the point system are incredibly important because often, it‟s hard to communicate to somebody exactly how many points you have. It‟s really hard for me in conversation to tell you how much money I have in the bank. So instead of doing that, I buy a whole bunch of stuff which tells you how much money I have in the bank. It signals to you through a series of status choices how big my point balance is.” Gabe Zichermann, Fun is the Future: Mastering Gamification (Youtube) http://www.youtube.com/watch?v=6O1gNVeaE4g - trad. S. Paley 30
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On voit poindre ici une des critiques principales de la gamification, critiques souvent faites par les professionnels du jeu-vidéo eux-mêmes. Le Dr Ian Bogost est un concepteur primé et philosophe des médias dont le travail se concentre sur les jeux vidéo et les médias informatiques. Il est également titulaire de la chaire d‟honneur en étude des médias de l‟université Ivan Allen et professeur d'informatique interactive à l'Institut de Technologie de Géorgie. Mais il est surtout connu sur le web et dans le domaine du marketing pour sa charge virulente à l‟encontre du concept de gamification : Gamification is Bullshit.
Les développeurs de jeux et les joueurs ont critiqué la gamification au motif que ce concept a saisi les jeux de la mauvaise manière, confondant les propriétés accessoires comme les points et les niveaux, et les caractéristiques primaires comme les interactions avec complexité comportementale. Cela est peut-être vrai, mais la vérité n‟a pas d‟importance pour les bullshiters31. En effet, l‟existence même de la gamification est de rendre la vente la plus facile possible.32
Ce signal d‟alarme de Ian Bogost vaudra aux professionnels et chercheurs de toutes disciplines confondues de se confronter au sujet avec plus d‟attention, afin de construire un argumentaire anti-gamification que nous allons maintenant explorer.
Selon la definition de Bogost, le bullshitters est loin d‟être un menteur, il s‟inspire de la définition du philosophe Harry Frankfurt dans son traité On Bullshit : « tout ce qui compte pour eux, c‟est cacher la vérité et faire du bénéfice » 32 “Game developers and players have critiqued gamification on the grounds that it gets games wrong, mistaking incidental properties like points and levels for primary features like interactions with behavioral complexity. That may be true, but truth doesn't matter for bullshitters. Indeed, the very point of gamification is to make the sale as easy as possible.” Ian Bogost, Gamification is Bullshit (Bogost.com) http://www.bogost.com/blog/gamification_is_bullshit.shtml 31
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1.2 GAMIFICATION, POINTIFICATION ET SPORTIFICATION
Au tableau de la critique, ce ne sont ni les effets, ni les causes qui sont remis en question, mais bien la conception elle-même, la structure de la gamification avec en son cœur, le système de points. Comme Ian Bogost nous l‟expliquait précédemment, la gamification dans son application actuelle a la fâcheuse tendance à prélever les paramètres qui sont le moins importants à un jeu – ce que Gabe Zichermann appelle « les mécaniques de jeu », Ian Bogost lui préfère « les propriétés accessoires » – et d‟en faire l‟expérience centrale du jeu. Pourtant, la démarche de Zichermann est séduisante : le jeu et la vie sont confondus l‟un dans l‟autre depuis les programmes de fidélisation, en passant par les décorations militaires ou les bons points dans l‟éducation. Mais si l‟on prend le temps de réfléchir en inversant l‟approche, on peut également dire qu‟effectivement, il y a des systèmes de notes à l‟école, des grades à l‟armée et des récompenses dans les programmes de fidélité, et oui, on retrouve également ce genre de mécanisme dans certains jeux. On peut donc déclarer qu‟il y a, entre ces mécaniques universelles et le jeu, au mieux corrélation, au pire simple coïncidence ; mais en aucun cas une relation de cause à effet, ni une démonstration que ce sont bien ces mécaniques qui font le jeu. C‟est le point de vue que semble adopter Margaret Robertson, game designer et consultante qui a travaillé sur des jeux primés pour les secteurs commercial, culturel et éducatif. Celle-ci donne également des conférences sur les principes et la philosophie derrière la conception des jeux. Pour elle, les points et les badges ont toujours existé dans pléthore d‟institutions. Ainsi – comme pour les cafés, les professeurs d‟école primaire ou les hiérarchies militaires – les jeux utilisent ces mécaniques, et dans un but bien précis : aider les élèves, clients, soldats, utilisateurs ou joueurs à visualiser des notions (statut, niveau, avancement etc.) dont ils pourraient perdre la trace autrement.
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[Les badges et points] sont le morceau le moins important d‟un jeu, le morceau qui a le moins de rapport avec tous les leviers cognitif, émotionnel et social avec lesquels les « gamifiers » tentent de se connecter.33
Il est intéressant de remarquer que Margaret Robertson ne condamne pas la gamification. Pour étayer son argumentation, l‟auteur cite le dispositif Nike+, souvent donné en exemple lorsqu‟on en vient à parler gamification34. Nike+ est un dispositif qui, grâce à une petite puce embarquée dans ses chaussures, permet de calculer distance, vitesse, nombre de foulées, calories et autres paramètres relatifs à la course à pied. Ces données se synchronisent ensuite sur un site web pour mettre à jour le profil de l‟utilisateur, lui montrer sa progression, les points récoltés, les performances de ses amis etc. Robertson nous explique brièvement qu‟en aucun cas ce dispositif n‟est un jeu. Son argument principal réside dans la difficulté. Selon elle, un jeu doit instituer un but, et doit faire en sorte que le périple jusqu‟à ce but soit intéressant dans la difficulté (interestingly hard), et pas seulement juste difficile (just hard). Nike+ institue bien un objectif, celui de courir une certaine distance (en réalité c‟est l‟utilisateur qui choisit cet objectif, mais les barres de progression sont là pour matérialiser « visuellement » cet objectif à atteindre), par contre il ne propose rien dans l‟expérience, dans le périple pour atteindre ce but, de concrètement intéressant : courir 10 kilomètres, avec ou sans Nike+, c‟est juste difficile. Cet argument rejoint une théorie en psychologie entre la relation qu‟entretiennent les compétences d‟un individu et le défi qu‟il est en train de relever. Cette théorie de l‟état de « Flow » (figure 3), démontrée par le psychologue Mihaly Csikszentmihalyi35 est très prisée par les game designers lors de la conception d‟un jeu36.
“They are the least important bit of a game, the bit that has the least to do with all of the rich cognitive, emotional and social drivers which gamifiers are intending to connect with.” M. Robertson, Can‟t play, won‟t play, Hide&Seek – trad S. Paley 34 VoirAnnexe 3 35 Csikszentmihalyi, M., Flow: The Psychology of Optimal Experience (New York: Harper and Row, 1990) 36 Voir Chen, J.,Flow in Games, (2008). 33
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Figure3 Ŕ Schéma simplifié de l‟état de Flow37 Entre anxiété et ennui, le game designer doit donc trouver le bon équilibre pour que le joueur reste dans le canal de « Flow » et peut pour cela agir sur deux leviers : les compétences (ou les moyens mis à disposition) et/ou la difficulté. La théorie du Flow est une matérialisation de ce que Margaret Robertson appelle un périple « intéressant dans la difficulté ». Un argument secondaire – mais tout aussi important selon nous – est avancé par Robertson : celui des conditions de victoire mais aussi d‟échec. Comme nous le montre le philosophe Stéphane Chauvier dans Qu‟est-ce qu‟un jeu :
On peut donc avancer en premier lieu que pour qu‟un but quelconque soit un but de jeu, il doit, au minimum, pouvoir être manqué. 38
Le jeu se gagne, mais doit aussi pouvoir se perdre, et c‟est ce qui distingue les Echecs d‟une situation non ludique, comme un enregistrement à l‟état-civil. Dans le premier cas, la perte de la partie sera due à de mauvais choix tactiques et stratégiques, un mauvais emploi des 37 38
Jared Lorince, The Origins of Flow, (MotivatePlay.com, 2012) Stéphane Chauvier, Qu‟est-ce qu‟un jeu (Librairie Philosophique, 2007)
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moyens institués par les règles elles-mêmes. Dans le second cas, l‟échec de l‟enregistrement sera dû à une erreur dans un cheminement très précis, une procédure, nous explique Chauvier.
L‟accès au but est « vivant » s‟il requiert une initiative de l‟agent quant aux moyens mobilisables pour l‟atteindre […].39
Sans rentrer dans ces considérations philosophiques, lorsque Margaret Robertson écrit qu‟ « un monde de badges et de points n‟offre qu‟une escalade vers le haut […] »40, elle exprime également le point de vue de Chauvier sur la différence entre accès « vivant » et procédural. Pour illustrer cette idée, on peut citer le dispositif satirique Progresswars41 qui propose un « jeu » constitué uniquement d‟une barre de progression qui se remplie lorsqu‟on appuie sur un bouton. Par cette parodie, le jeu se fait alors critique d‟un biais behavioriste de satisfaction primaire de voir une tâche s‟accomplir, suivant un protocole similaire au principe de conditionnement opérant dont nous discutons plus loin42. Roberston met donc à mal la démarche actuelle de la gamification mais ne fustige pas le concept, l‟idée générale pour autant. La gamification a sa raison d‟être, tout comme le système de points, mais c‟est une erreur de confondre les deux notions, de mettre derrière un même terme deux concepts si différents :
Gamification est le mauvais mot pour la bonne idée. Le bon mot pour ce qui se passe actuellement est pointification. Il y a des choses qui devraient être pointifiés. Il y a des choses qui devraient être gamifiés. Il y a des choses qui devraient être les deux. Il y a beaucoup, beaucoup de choses qui ne devraient être ni l‟un, ni l‟autre.43
39
Ibid. “A world of badges and points only offers upwards escalation, and without the pain of loss and failure, these mean far less.”M. Robertson, Can‟t play, won‟t play, Hide&Seek – trad S. Paley 41 Jakob Skjerning, progresswars.com 42 Voir I. 2.2 43 “Gamification is the wrong word for the right idea. The word for what‟s happening at the moment is pointsification. There are things that should be pointsified. There are things that should be gamified. There are things that should be both. There are many, many things that should be neither.” M. Robertson, Can‟t play, won‟t play, Hide&Seek – trad S. Paley 40
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Si l‟on prend un peu de distance par rapport à l‟approche que l‟on a du jeu en luimême, pour avoir une vision plus globale du divertissement – ou des produits culturels – on se rend compte d‟une similitude intéressante entre les « jeux » qui ont inspirés Gabe Zichermann (notamment Foursquare) et la réflexion de Theodor Adorno et Max Horkheimer sur l‟industrie culturelle. Si l‟on part du principe que Foursquare, au-delà d‟être un formidable outil de fidélisation amélioré, tient sa popularité de sa forme de réseau social et de la mise en valeur de soi, du statut de l‟individu, on arrive assez logiquement à la conclusion que le dispositif pousse les utilisateurs à la compétition. Le système de points, les messages d‟encouragement, le leaderboard (figure 4) : les mécaniques mises en place incitent à se mesurer à l‟autre.
Figure 4 Ŕ l‟incitation à la compétition sur Foursquare44
44
Capture d‟écran de l‟application Foursquare après avoir réalisé un check-in dans un lieu.
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Dans Le Schéma de la Culture de Masse, Theodor Adorno nous parle de la façon dont la société de l‟entreprise, et par extension celle de la consommation, tend inexorablement à ressembler à un sport – terme chargé de négativité pour l‟auteur :
La culture d‟entreprise en vient à ressembler à ces concours, à ces tests d‟aptitude qui vérifient votre conformité et votre performance, à du sport finalement. Alors que les consommateurs sont encouragés à concourir sans relâche, soit de la manière dont les produits sont offerts à eux, soit à travers les techniques de la publicité. Les produits eux-mêmes jusque dans les détails de la procédure technique commencent à présenter des caractéristiques similaires au sport. Ils ont besoin de faits de haut vol qui doivent être mesurables.45
De ce point de vue, difficile de ne pas percevoir une certaine ironie dans le statut d‟héritage de l‟Ecole de Francfort que revêt l‟objet Foursquare. Adorno poursuit justement en expliquant pourquoi cette notion de sport n‟a rien d‟un jeu :
Le sport n‟est pas un jeu mais un rituel par lequel les assujettis célèbrent leur assujettissement.46
On retrouve chez le sociologue cette dialectique de l‟esclave et du maitre sans cesse joué et rejoué, en inversant les rôles. Adorno introduit ici un concept qui n‟est pas sans rappeler celui de la gamification, puisqu‟en simulant la compétition, ce rituel est celui de la vie elle-même :
45
Adorno, T., ed. Bernstein.The Schema of Mass Culture in The Culture Industry. (Routledge: New York, 1991.) 46 Ibid.
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Dans la mesure où la culture de masse reproduit Ŕ ouvertement ou sous couvert de sport Ŕ la totalité de la vie comme un système complet de compétitions, elle intronise le sport comme la vie elle-même et réduit en outre la tension entre le sport du dimanche et la triste semaine, tension dans laquelle consistait jusqu‟alors le meilleur du véritable sport. Voilà ce qui se passe lorsqu‟elle liquide l‟apparence esthétique. La culture de masse neutralise même cette pseudopratique : elle en fait une image qu‟on abjure en même temps qu‟on sportivise les produits.47
Non content d‟introduire la notion d‟éclatement de frontière entre travail et loisirs – que l‟on abordera plus loin – Adorno nous parle ici de la « sportivisation »48, concept qui transformerait la vie en système de compétition, tout en en effaçant l‟apparence esthétique. Si l‟on appréhende le système de points, les mécaniques de badges et de challenges, le tout dans un objectif statutaire, à travers ce nouveau prisme de la compétition, on se rend compte que la définition de la sportivisation présente beaucoup de similarité avec celle de la gamification. Que l‟on remette en cause la démarche au cœur de la gamification, son système de points, ses mécaniques, ou son système de compétition, le constat est que la gamification ne semble pas être le terme le plus approprié. Pointification, sportivisation ou exploitationware49, et si finalement tout cela n‟était qu‟une bataille de linguistes, si le concept – quel que soit son nom – fonctionnait de manière efficace ?
47
Ibid De l‟allemand Sportifizierung – Ibid. 49 Proposé ironiquement par Ian Bogost, littéralement « équipement d‟exploitation », pour caractériser l‟objectif centrale de la gamification comme outil marketing : exploiter la bonne volonté des individus. 48
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2. LE JEU EN PSYCHOLOGIE : LE POSTULAT DE LA MOTIVATION 2.1 LE JEU ET L‟ENFANT, UNE HISTOIRE DE L‟EDUCATION
Mettons de côté quelques instants la démarche de Zichermann et son modèle basé sur la recherche de statut pour se concentrer sur les bienfaits de la gamification – et du jeu en général – tels qu‟ils sont souvent énoncés. En effet que l‟on soit dans la sphère de la croyance populaire ou dans celle de la science, jeu et éducation ont toujours fait bon ménage. Peut-on dire de nos ancêtres qu‟ils « gamifiaient » l‟apprentissage ? Le jeu et l‟enfant ont toujours été intimement liés, pour la bonne raison que le jeu a longtemps été considéré comme une activité puérile qui n‟a que tardivement –au XVIIIème siècle – commencé à attirer l‟attention du sage. Mais les précepteurs s‟y sont intéressés dès l‟antiquité, dès le moment où l‟on a commencé à se pencher sur l‟enfant et son éducation. Certains traités avaient ainsi ouvert la voie. Le De Pueris instituendis d‟Érasme50 nous montre que le jeu peut avoir une fonction éducative. Le précepteur privilégie alors la connaissance de la psychologie de l‟enfant plutôt que des méthodes coercitives et des punitions.
De ce stratagème, il résulta que l‟enfant, tout en s‟amusant, posséda correctement dans l‟espace de quelques jours la forme et le son de toutes les lettres, ce qu‟ont du mal à réaliser en trois ans la majorité des maîtres d‟école, avec leurs fouets, leurs menaces et leurs injures.51
Pour Érasme, l‟éducation réussie est celle qui fait passer insensiblement du lusus (amusement) au ludus literarius (l‟école) en passant par le ludus (jeu) : « le rôle du précepteur sera […] de faire porter à l‟étude le masque du jeu. »52 Rousseau saura développer les leçons d‟Érasme tout en les nuançant, voir en les pervertissant. Pour Rousseau le jeu est chargé de négativité, il le condamne d‟ailleurs chez 50
Érasme, Declamatio de pueris statimac liberaliter instituendis, présentation et trad. J.-C. Margolin, Genève, Droz, 1966. 51 Ibid. 52 Ibid.
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l‟adulte53 et le tolère chez l‟enfant, à condition qu‟il serve une finalité secrète, cachée de lui : l‟enfant peut apprendre à travailler en jouant, mais il n‟est pas question qu‟il joue pour une autre raison qu‟apprendre à travailler. Le jeu « si plaisant » doit être aussi « utile »54, il s‟agit de profiter de la dynamique ludique pour faire assimiler à l‟enfant ce que l‟on veut qu‟il assimile, en effaçant – au profit du travail – la différence entre ce dernier et le jeu. Plus tard ces pensées seront reprises par Kant qui en développera la réflexion, s‟opposant en bien des points à L‟Émile de Rousseau. Kant condamne en effet la confusion du jeu et du travail proposée par Rousseau, car le jeu et le travail sont deux notions opposées en bien des points. Leur confusion mène alors l‟enfant à une indifférenciation, un mélange des deux notions. Le jeu doit être pratiqué, le travail, lui, doit être appris, car si le premier est « une activité en elle-même agréable », le second est « une activité, qui est en elle-même désagréable et pénible et qui n‟est attirante que par son effet et qui par conséquent peut-être imposée de manière contraignante » 55 . Kant livre alors une maxime anthropologique fondamentale sur la pédagogie, le travail et la liberté :
Il est de la plus haute importance que les enfants apprennent à travailler. L‟homme est le seul animal qui doit travailler. 56
C‟est bien parce que l‟homme est libre qu‟il doit être cet animal laborieux, et c‟est pour apprendre ce labeur qu‟il doit accepter la contrainte au sein même de son apprentissage. Contrairement à ce qu‟ont pu penser Rousseau ou Érasme avant lui, le travail ne peut être un jeu, l‟apprentissage ne peut être ludique ou amusant, l‟enfant doit apprendre la contrainte et la pénibilité du travail imposé. Pour Kant donc, ce qui manquera toujours à une éducation n‟ayant que le plaisir de l‟enfant en vue, c‟est l‟assimilation de la structure coercitive du réel :
« Le jeu est la ressource d‟un désœuvré [..] Le goût du jeu, fruit de l‟avarice et l‟ennui, ne prend que dans un esprit et dans un cœur vide » Ibid. 54 « Je n‟imagine rien de si plaisant et de si utile que de pareils jeux[…]. » Ibid. 55 Kant, Critique de la faculté de juger, (Vrin, 1965) 56 Kant, Réflexions sur l‟éducation, (Vrin, 1965) 53
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L‟école est une culture par contrainte. Il est extrêmement mauvais d‟habituer l‟enfant à tout regarder comme un jeu. Il doit avoir du temps pour ses récréations, mais il doit aussi y avoir pour lui un temps où il travaille. Et si l‟enfant ne voit pas d‟abord à quoi sert cette contrainte, il s‟avisera plus tard de sa grande utilité.57
Bien que les points de vue des philosophes divergent, ils ont en commun l‟acceptation du jeu comme celle d‟une activité plaisante et agréable qui, lorsqu‟elle est associée à d‟autres activités, les rendent moins coercitives. Que cette démarche soit recommandée par Érasme, nuancée par Rousseau ou condamnée par Kant, il semble que le jeu, injecté dans d‟autres activités, libère des contraintes intrinsèques à cette activité, rend la tâche plus agréable. C‟est également l‟avis de Jane McGonigal, célèbre game designer connue pour son attachement au concept de jeu pour « réparer la réalité ». Pour McGonigal en effet, la réalité est cassée58 et le jeu va permettre de la réparer. Le joueur l‟a très bien compris, c‟est pourquoi nous assistons à une « exode des compétences » vers le jeu vidéo, la réalité ne donnant aucun espoir, aucun feedback immédiat, aucune récompense là où on en attendrait une. Le jeu pourrait donc venir au secours de la réalité, pourrait le réparer et la rendre meilleur. Nous avons une illustration intéressante de cette idée dans le jeu Day in the Cloud proposé par Virgin sur sa flotte d‟avion : ce jeu est un puzzle collaboratif dont il faut trouver la solution en moins de temps que les passagers de l‟avion qui fait le même trajet en sens inverse. Le but caché de ce jeu : détourner l‟attention des passagers qui ont peur en avion. De nos jours c‟est en psychologie et en psychanalyse que les chercheurs discutent des vertus du jeu dans l‟éducation ou dans la thérapie. Pour Donald W. Winicott, dont nous discuterons la théorie plus loin59, le jeu permet à l‟enfant de prendre du plaisir, d‟exprimer la violence qu‟il réprime, de maitriser son angoisse, d‟accroitre son expérience et de créer le lien social. On passera également rapidement sur les conclusions de Jean Piaget, pour qui le jeu est un moyen d‟aborder le monde, permettant au Moi d‟assimiler la réalité, c‟est une méthode d‟apprentissage de la vie60.
57
Ibid. J. McGonigal, Reality is Broken, (Jonathan Cape, 2011) 59 Voir II.1.1 sur la théorie de l‟espace transitionnel 60 Piaget, J., La formation du symbole chez l‟enfant. Imitation, jeu et rêve, image et représentation. (Neuchâtel : Delachaux et Niestlé, 1972) 58
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Sylvain Paley 2.2 MOTIVATION EXTERNES
La Règle du jeu INTRINSEQUE,
EXTRINSEQUE,
ET
RECOMPENSES
Il est donc démontré, scientifiquement et philosophiquement, que le jeu apporte bienfaits et vertus lorsqu‟il est mélangé au travail ou d‟autres activités laborieuses. Et c‟est une des promesses principales de la gamification en marketing : transformer un message publicitaire qui par définition est interruptif et invasif en une situation plus plaisante. Transformer une assimilation douloureuse par l‟utilisateur en une acceptation volontaire et agréable. C‟est le principe même du sucre qui enrobe le médicament pour en dissimuler l‟amertume. Seulement ce qui distingue les « gamificaters » 61 des game designers est affaire d‟objectif. Dans le cadre marketing, l‟objectif est institué par la marque (puis redéfini par l‟agence de communication) et – s‟il invite à utiliser un dispositif gamifié – se résume bien souvent à : augmenter l‟engagement de l‟utilisateur, fidéliser le consommateur ou faire passer un message publicitaire. C‟est en tout cas la promesse qui est faite aux clients (donc aux marques) des structures qui proposent des services de gamification62. Pour cela, et on l‟a vu avec Zichermann, la gamification propose toutes sortes de mécaniques, fondées sur un système de récompenses (des points, des badges, des niveaux) externes dans le but de motiver l‟utilisateur, afin d‟augmenter le temps passé sur le dispositif. La motivation est la clef de voûte de tout dispositif gamifié. En psychologie, on se réfère à la motivation comme étant l‟ensemble des causes, conscientes ou inconscientes, qui sont à l‟origine du comportement individuel. L‟objectif de la gamification va donc être d‟agir sur cette motivation pour modifier le comportement de l‟individu. La psychologie distingue deux types de motivation : la motivation intrinsèque et la motivation extrinsèque. La première signifie que l‟on pratique une activité pour le plaisir et la satisfaction que l‟on en retire. Une personne est intrinsèquement motivée lorsqu‟elle effectue des activités volontairement et par intérêt pour l‟activité elle-même sans attendre de récompense ni chercher à éviter un quelconque sentiment de culpabilité63.Dans sa définition du jeu, Roger Caillois64 – s‟inspirant
61
On fait la différence ici entre ceux qui font la gamification et ceux qui font les jeux, car ce sont rarement les mêmes personnes. “The gamification process rarely involves any of the current game designers” M. Robertson, Can‟t play, won‟t play, Hide&Seek (2010). 62 “Gamification improves user engagement, employee productivity and customer loyalty” Voir Bunchball.com 63 Mark R. Lepper, David Greene and Richard Nisbet, Undermining Children‟s Intrinsic Interest with Extrinsic Reward; A Test of „Overjustification‟ Hypothesis, (Journal of Personality and Social Psychology 28, 1973)
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des écrits de J. Huizinga –présente 6 qualités formelles à respecter pour qu‟une situation soit un jeu, parmi elles :
Libre : à laquelle le joueur ne saurait être obligé sans que le jeu perde aussitôt sa nature de divertissement attirant et joyeux.65
Si la condition pour une motivation intrinsèque est la liberté de choix de l‟activité et que la qualité principale d‟un jeu est de ne pas obliger le joueur à jouer, alors on peut établir sans prendre de risque que le joueur en situation de jeu est en proie à une motivation intrinsèque. En regard de la motivation intrinsèque, la motivation extrinsèque se définit comme suit : le sujet agit dans l‟intention d‟obtenir une conséquence qui se trouve en dehors de l‟activité même. Par exemple, recevoir une récompense, éviter de se sentir coupable, gagner l‟approbation sont des motivations extrinsèques.66 La gamification, en instaurant un système de récompenses externes, fait donc appelle à cette motivation extrinsèque chez l‟individu. Il est assez difficile de déterminer laquelle de la motivation intrinsèque ou de la motivation extrinsèque est la plus efficace en termes d‟affectation du comportement du joueur. Toujours est-il que dans la pratique, les deux types de motivations sont sollicités durant les activités. Cependant l‟une prend le pas sur l‟autre en général. Dans l‟optique d‟étudier l‟altération de la motivation intrinsèque (jugée plus « saine » à juste titre) au cours de l‟activité, de nombreuses expériences cliniques ont été réalisées durant les quarante dernières années, notamment sur l‟effet des récompenses externes sur la motivation intrinsèque qui ont mené à la découverte de l‟effet de « surjustification » 67 . Dans cette expérience, les enfants qui s‟attendaient (et étaient) récompensés par un ruban et une médaille d‟or lorsqu‟ils dessinaient, passaient moins de temps à jouer et s‟amuser avec le matériel de dessin que ceux qui recevaient une récompense inattendue.
64
Ecrivain, sociologue et académicien français considéré comme le père de la définition moderne du
jeu. 65
R. Caillois, Des Jeux et des Hommes, (Gallimard, 1958) Mark R. Lepper, David Greene and Richard Nisbet, Undermining Children‟s Intrinsic Interest with Extrinsic Reward; A Test of „Overjustification‟ Hypothesis, (Journal of Personality and Social Psychology 28, 1973) 67 Ibid. 66
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Les conclusions convergent donc vers cette effet de surjustification qui tend à faire baisser la motivation intrinsèque d‟un individu, s‟il est confronté à des récompenses externes, attendues et répétitives. Le système de points et de récompenses de la gamification s‟apparente à ce dispositif, on peut dès lors se poser la question de l‟efficacité du modèle sur le comportement de ses destinataires, pourtant au cœur de la promesse de cette démarche.
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3. UTILISER
LA GAMIFICATION A DE SOMBRES DESSEINS
: POUR UNE
ETHIQUE DE LA THEORIE DU FUN
3.1 LE FUN COMME METHODE « HUXLEYIENNE »
L‟idée était déjà sous-jacente avec les écrits de Rousseau lorsqu‟il mêlait ce que nous pourrions appeler le fun et l‟éducation à des fins quasi-perverses en cachant derrière le masque du jeu des finalités laborieuses que les enfants ignoraient. Nous venons également de démontrer les similitudes entre le principe de gamification et les systèmes psychologiques de motivation – récompenses. C‟est au courant behavioriste de la psychologie – puis à la psychologie cognitive – que nous devons ces découvertes. C‟est dans la deuxième moitié du XXème siècle, grâce au célèbre psychologue Burrhus Frederic Skinner, qu‟est découvert le principe de « conditionnement opérant ». Inspiré du conditionnement par réflexe d‟Ivan Pavlov, Skinner propose un système dans lequel des stimuli peuvent modifier le comportement d‟un individu par apprentissage de façon positive ou négative. Ainsi, grâce à des décharges électriques, Skinner façonne l‟apprentissage de rats dans leur capacité à utiliser un levier pour déclencher l‟apparition de nourriture. Cela peut paraître rudimentaire vu de notre époque, mais c‟est une petite révolution pour les scientifiques de l‟époque. Le conditionnement opérant et le behaviorisme – grâce au développement de l‟informatique et de l‟intelligence artificielle – évolueront ensuite pour prendre en compte les fonctions cognitives d‟organismes plus complexes (l‟homme), le langage, la mémoire, l‟intelligence, la perception, le raisonnement etc. Même en psychologie cognitive, le principe de conditionnement reste très présent. La rançon du progrès lorsqu‟on en vient à étudier l‟être humain et la façon dont on peut agir sur son comportement apparait ici très clairement. La manipulation est un concept directement issu du conditionnement opérant et de la psychologie cognitive, à ceci près que l‟individu ne doit pas savoir qu‟il est manipulé. Dans Le Meilleur des Mondes d‟Aldous Huxley, « L‟État-mondial » maintient la paix et l‟harmonie entre les groupes et individus de plusieurs façons, et parmi les plus efficaces, le conditionnement et la distribution de drogues anxiolytiques. Le conditionnement afin de modifier le comportement par l‟apprentissage
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(grâce à des stimuli « hypnopédiques » 68 ), et le soma (la drogue anxiolytique sans effet secondaire) afin d‟éloigner les pensées trop sérieuses ou trop déprimantes, qui pourraient conduire à l‟ennui, au désœuvrement, et donc à un questionnement sur l‟existence de soimême (Aldous Huxley semble d‟ailleurs s‟inspirer des Pensées de Pascal sur le divertissement69) et surtout à une remise en question du système.
La chaleur, les couleurs riches, le monde infiniment sympathique des vacances au soma. Comme tout le monde est gentil, comme tout le monde est beau, comme tout le monde est délicieusement amusant !70
Huxley nous montre ici combien il est parfois plus efficace et surtout plus discret d‟abuser les individus en rendant les choses amusantes – en anglais fun – qu‟en les rendant coercitives. Les Serious Games, ces jeux vidéo à visée ludo-éducative proposant aux joueurs de résoudre des problèmes extrêmement sérieux comme la faim dans le monde, peuvent être analysés d‟un point de vue politique et légèrement dystopique. Samuel Rufat, maître de conférence en géographie à l'Université Cergy-Pontoise, et Hovig Ter Minassian, maître de conférences en géographie à l'Université François Rabelais de Tours, questionnent l‟utilisation d‟œuvres classiques de la sphère vidéo-ludiques comme outils pédagogiques. Dans Et si les jeux vidéo servaient à comprendre la géographie ?71, ils démontrent qu‟un jeuvidéo peut cacher – même involontairement – un message bien précis. En effet le principe du jeu est de proposer une représentation du monde, ou devrait-on dire une modélisation du monde. Car c‟est bien d‟un modèle dont il s‟agit. Une œuvre multimédia ne peut (ou pas encore) avoir la prétention de représenter le monde de façon exhaustive : de la même façon que la carte n‟est pas le territoire, l‟échiquier n‟est pas le champ de bataille. C‟est donc au sein de ses règles, au sein de l‟algorithme même que le jeu va imposer un modèle que le joueur ne peut contrer, sous peine de perdre le jeu.
68
Durant leur apprentissage, les enfants sont soumis à des messages hypnotiques pendant leur sommeil. Voir II. 1.1 70 Aldous Huxley, Brave New World, (Chatto&Windus, 1932) 71 Samuel Raft et Hovig Ter Minassian, Et si les jeux vidéo servaient à comprendre la géographie ?, (revues.org, 2008) 69
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Sim City 72 fait appel à une conception de la ville déterminée culturellement, le jeu incite à privilégier une urbanisation de type nord-américaine. Le principal mode de croissance urbaine proposé est « l‟étalement urbain » (ou urbansprawl), avec une seule limite arbitraire, le plan de jeu, carré de taille fixe. Le jeu souffre de son parti pris originel : il est quasiment impossible d‟y valoriser un centre-ville ancien ou d‟y favoriser la mixité sociale. […] Ces incitations sont une limite […] idéologique, parce qu‟elle induit que la seule urbanisation « durable » est celle disponible dans Sim City. Or, ce jeu renvoie à une vision très fonctionnaliste de la nature : les espaces dits « naturels » se limitent à ce qui n‟est pas aménagé ou urbanisé par l‟homme. […] Le jeu entretient une confusion entre « vert » et « naturel » : planter des arbres ne se révèle pas efficace, alors qu‟en raser pour construire des parcs urbains à la place renforce localement l‟attractivité résidentielle et commerciale.73
On voit avec Sim City qu‟un jeu peut être politisé. On peut même penser qu‟imposer ce modèle urbain n‟était pas forcément une volonté consciente de la part des créateurs du jeu. Dès lors, on peut se demander quels procédés pourraient mettre en place des individus ayant quant à eux des desseins manipulatoires conscients. Mathieu Triclot, philosophe des jeux vidéo, se livre dans sa Philosophie des jeux vidéo, à une analyse de la politisation des jeux vidéo en trois strates (voir figure 5).
Sim City est un jeu de type sandbox (à monde ouvert) où le joueur campe le rôle de maire d‟une ville qu‟il doit développer. 73 Samuel Raft et Hovig Ter Minassian, Et si les jeux vidéo servaient à comprendre la géographie ?, (revues.org, 2008) 72
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3. Strate de la subjectivité et de la perception. 2. Strate du modèle institué par les règles. 1. Strates des représentations, des images. Figure 5 Ŕ Les trois strates politiques du jeu74 La première strate est la plus visible, la plus évidente. C‟est celle qui considère le jeu comme n‟importe quel autre medium et qui considère par la même qu‟il délivre un message. Ce message est délivré par les images, les représentations que le jeu mobilise, et est souvent relayé dans les autres médias de par la controverse qu‟il suscite. L‟auteur cite en exemple le plus extrême : le jeu Six Days in Fallujah qui tente de recréer la bataille de la ville de Falloujah en Irak en 2004, et qui a défrayé la chronique le jour de sa sortie. Mais on peut citer des exemples plus classiques – la majorité des First Personal Shooter75 – dès l‟instant où ils mettent en scène une situation ami-ennemi dans un conflit actuel. La seconde strate politique est celle que l‟on vient d‟énoncer précédemment avec Sim City, celle du modèle institué par les règles, que Mathieu Triclot nomme également « politique de l‟algorithme »76. Si Samuel Raft et Hovig Ter Minassian l‟ont définie avec le modèle urbain, Triclot nous l‟illustre avec un autre jeu : les Sims77.
74
Schéma inspiré de M. Triclot, Philosophie des jeux vidéo (Zones, 2011) Jeu de tire à la première personne. 76 M. Triclot, Philosophie des jeux vidéo (Zones, 2011) 77 Les Sims est un jeu de simulation de vie sociale dans lequel le joueur s‟attèle à gérer la vie d‟un individu ou d‟une famille, de la construction de la maison jusqu‟à la carrière professionnel. 75
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Pour autant, il existe un point sur lequel le jeu ne transige pas : pour continuer à jouer, il faut accumuler constamment de l‟argent et des marchandises de façon à répondre aux besoins des Sims. Tout est possible, à condition de transformer sa vie en une sorte de téléachat continu.78
La troisième strate est la moins visible, la plus complexe et la plus subjective. Triclot interroge l‟expérience que nous vivons quand nous jouons, les pratiques qu‟instituent le jeu et la façon dont ses effets débordent au-delà du monde du jeu, dans la vie. Pour cela le philosophe s‟inspire de ses aînés, et notamment du discours d‟Adorno sur les jeux télévisés79 et de Benjamin sur le cinéma80. Les sociologues de l‟école de Francfort questionnent en effet la façon dont les nouvelles formes de divertissement et de culture, ces nouveaux médiums à la fois techniques et marchandises, reconfigurent notre perception du monde :
Le cinéma correspond à des modifications profondes de l‟appareil perceptif, celles mêmes que vit aujourd‟hui, à l‟échelle de la vie privée, le premier passant venu dans une rue de grande ville, à l‟échelle de l‟histoire, n‟importe quel citoyen d‟un État contemporain.81
Triclot considère, même si la notion de technique et de marchandise ont évolué depuis, que le même discours peut transcender le jeu vidéo aujourd‟hui. Le jeu vidéo est un média, un bien culturel, une marchandise qui est susceptible de bouleverser durablement notre configuration du monde, de la manière dont on le perçoit.
78
M. Triclot, Philosophie des jeux vidéo (Zones, 2011) T. Adorno et M. Horckheimer, La Dialectique de la Raison, (Gallimard, 1974 [1944]) 80 W. Benjamin, L‟Œuvre d‟Art à l‟Époque de sa Reproductibilité Technique, (Allia, 1939) 81 Ibid. 79
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Il faut rouvrir le projet d‟une esthétique politique, ajouter un dernier niveau de lecture des jeux, moins évident, sans doute, que la politique des messages ou des règles, mais non moins significatif. Quelles formes de subjectivité s‟inventent avec les jeux vidéo ?82
L‟auteur reprend l‟exemple des Sims pour illustrer sa proposition. Si la première strate fait passer un message libéral sur le plan des mœurs83, la seconde impose un modèle fondé sur l‟accumulation des biens. Enfin la troisième strate nous offre une vision du monde « mis en nombre » 84 sur lequel on agit grâce à des indicateurs. En effet le joueur doit garder son personnage dans un état de satisfaction permanent, il dispose pour cela d‟une série de barres d‟état représentant les besoins physiologiques et sociaux de son avatar : faim, hygiène, vie sociale, etc. Le but du jeu est donc de maintenir ces barres à un niveau suffisant pour être heureux.
Les Sims font en petit ce que l‟informatique fait en grand : réduire une situation à ses coordonnées symboliques et la manipuler à distance en agissant sur l‟information disponible. Le jeu n‟est pas seulement une métaphore de la manière dont l‟information nous traverse, mais une incitation à la mise en pratique, à l‟expérimentation de nouvelles définitions de soi.85
Ce discours du jeu politique, structuré en message, en modèle et en perception illustre avec justesse la théorie du blackboxing décrite par Bruno Latour86 en sociologie des sciences.
82
M. Triclot, Philosophie des jeux vidéo (Zones, 2011) « Le jeu se montre particulièrement progressiste, autorisant non seulement les unions homosexuelles, mais légalisant aussi le mariage gay ainsi que l‟adoption par les couples homosexuels (Sims 2). » Ibid. 84 Voir III.2. 85 M. Triclot, Philosophie des jeux vidéo (Zones, 2011) 86 Bruno Latour est un sociologue, anthropologue et philosophe des sciences français né en 1947. Après avoir enseigné à l'École des mines de Paris, il est depuis septembre 2006 professeur à l'Institut d'études politiques de Paris. En septembre 2007, Bruno Latour devient directeur scientifique et directeur adjoint de Sciences Po. 83
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Le blackboxing est la façon dont le travail scientifique et technique est rendu invisible par son propre succès. Lorsqu'une machine fonctionne efficacement, lorsqu‟un fait est réglé, nous avons besoin de nous concentrer uniquement sur les inputs et outputs, et non sur la complexité interne. Ainsi, paradoxalement, plus la science et la technologie réussissent, plus elles deviennent opaques et obscurs.87
C‟est ainsi que nous avons vu émerger une critique de la gamification suite aux crises économiques et financières de ces dernières années. A ce propos, Roger Martin nous explique dans son Fixing The Game, qu‟à force de transformer le monde en nombre, en indicateurs et en récompenses externes complètement décorrélés des objectifs internes du système – parvenir au financement durable de la croissance d‟une entreprise – nous avons transformé les traders et les patrons d‟entreprise en munchkin88. Le munchkin est un terme issu de l‟univers des jeux de rôle et caractérisant les joueurs qui jouent la puissance plutôt que le rôle, qui se concentrent sur les dés et les points plutôt que sur l‟histoire, l‟expérience ou l‟identité de leur personnage, quitte à déclencher des phénomènes « déséquilibrants » pour l‟univers dans lequel ils évoluent, et surtout au détriment des autres joueurs. Afin d‟illustrer ce phénomène de blackboxing et de montrer combien il est important de comprendre quel est le message, le modèle et le glissement perceptif que le jeu tente de soumettre au joueur, la conceptrice Brenda Brathwaite a créé une série de jeux de plateau intitulée La mécanique est le message89. Parmi ces jeux, Train, propose aux joueurs de prendre les pions des adversaires pour les mettre dans des trains. Le premier joueur à remplir ses wagons tire alors la carte de sa destination
où
l‟on
peut
lire
« Auschwitz »,
« Birkenau »
ou
« Buchenwald ».
Paradoxalement, même Gabe Zichermann utilise cet argument pour promouvoir la gamification. Dans son discours Fun is the Future, il fait l‟éloge du jeu comme méthode non coercitive pour abuser les individus, ce qui – dans le contexte (promouvoir la gamification auprès d‟une entreprise) – a quelque chose de vaguement machiavélique :
87
Bruno Latour, Pandora's hope: essays on the reality of science studies, (Harvard University Press,
1999) 88
On parlera plutôt de Gros Bill dans les pays francophones. Voir mechanicmessage.wordpress.com
89
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Les jeux sont la seul force dans l‟univers tel que nous le connaissons qui peuvent amener les gens à réaliser des actions contre leur propre intérêt, de façon prévisible et sans l‟utilisation de la force physique.90
“Games are the only force in the known universe that can get people to take actions which are against their self-interest in a predictable way without the use of force” Gabe Zichermann, Fun is the Future: Mastering Gamification (Youtube) – trad S. Paley 90
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3.2 LE JEU ABUS DE CONFIANCE
Dans son ouvrage Persuasive Game, puis en réaction au discours de Jesse Schell91, le philosophe Ian Bosgost fait le vœu d‟une éthique de la gamification. Selon lui, la gamification telle que décrite par Schell est caractérisée par deux facteurs qui la rende, sinon dangereuse, au moins susceptible d‟être surveillée. Premièrement, Bogost compare la gamification, faite de points et de récompenses externes, à un jeu de dupes. A la manière du jeu de la coquille, la gamification fait croire au joueur qu‟il n‟a qu‟à se fier à son habileté, à sa mémoire et à ses sens pour découvrir sous quelle coquille se trouve la petit bille de bois. En réalité il n‟est maître d‟aucun paramètre, d‟aucun de ses choix, d‟aucune des convictions qu‟il forge pendant que l‟opérateur mélange les coquilles. C‟est cet opérateur justement, qui retire et replace la bille de bois. Ce jeu est une fraude : que le joueur gagne ou perde, c‟est l‟opérateur qui l‟a décidé. Et c‟est tout l‟art du jeu à ce niveau-là : l‟opérateur doit faire atteindre à sa victime une sorte d‟état de Flow quelque peu modifié : gagner assez pour continuer à le faire miser, mais pas trop pour ne pas perdre d‟argent. Pour Bogost, altérer un jeu afin qu‟il s‟accorde avec les desiderata du créateur du jeu – offrir des points pour s‟être brossé les dents92 – est une fraude. Cette argument est monnaie courante lorsqu‟on étudie les textes du XVIIIème siècle sur les jeux d‟argent et de hasard. Ainsi Casanova dans son œuvre autobiographique Histoire de ma vie et autres écrits livre un témoignage en tous points similaires au « jeu de dupe » dénoncé par Bogost. En effet, Casanova, insatiable joueur, recevra ce conseil salvateur de son premier protecteur : « Je te conseille de ne jamais ponter. Taille. Tu auras de l‟avantage »93. On distingue ici deux manières de jouer, tailler veut dire « jouer la banque » tandis que ponter signifie « jouer contre la banque ». Dans son Essai d‟arithmétique morale à la même époque, le Comte de Buffon nous donnera du jeu de hasard une définition similaire :
91
Voir Introduction. Voir le discours de Jesse Schell cité en Introduction 93 J. Casanova de Seingalt, Histoire de ma Vie et Autres Écrits, (Robert Laffont, d‟après le manuscrit original, 1993) 92
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Ces jeux inventés par l‟artifice et supputés par l‟avarice, où le hasard perd une partie de ses droits, où la fortune ne peut jamais balancer, parce qu‟elle est invisiblement entrainée et toujours contrainte à pencher d‟un côté, je veux dire tous ces jeux où les hasards inégalement répartis, offrent un gain aussi assuré que malhonnête à l‟un et ne laissent à l‟autre qu‟une perte sûre et honteuse, comme au Pharaon, où le banquier n‟est qu‟un fripon avoué et le ponte un dupe dont il est convenu de ne pas se moquer.94
Nous soulevons donc ici simplement le phénomène de l‟injustice, de la tromperie, d‟un Rousseau préconisant d‟altérer le vrai but d‟un jeu lorsqu‟il s‟agit d‟éduquer les enfants. Lorsqu‟on applique la gamification au marketing, la banque est la marque, et dans bien des cas, le jeu est conçu pour que ce soit elle qui gagne. Encore une fois, Gabe Zichermann, qui pourrait défendre un jeu égalitaire, où les dés ne sont pas pipés, annonce d‟emblée que dans le jeu, soit l‟on joue, soit l‟on est joué :
Le jeu favorise toujours son créateur. Quel que soit le jeu auquel vous jouez, la banque ne perd jamais. Les jeux sont faits. Je fais exprès d‟utiliser ces métaphores, elles sont le rappel d‟une vérité fondamentale : il n‟y a aucun moyen de battre la banque à long terme. Aucun, aucun moyen. Dans un monde de plus en plus gamifé, vous avez le choix d‟être la banque, ou d‟être joué. Ce sont vos seuls choix. 95
Le second facteur qui rend Bogost particulièrement nerveux à l‟idée d‟un futur entièrement gamifié, vient encore une fois de la façon dont la gamification se structure autour du système de points et de récompense. L‟auteur rejoint Roberston sur l‟idée d‟une
Œuvres philosophiques de Buffon, Corpus général des philosophes français, (PUF, 1954) “The game always favors its creator. No matter what game you‟re playing, the house always wins. The decks are all stacked. I use metaphors on purpose, they all point back to a fundamental truism: there is no way to beat the house in long term. No, no way. So you have the choice in a more gamified world of either being the house or being played. Those are your choices.” Gabe Zichermann, Fun is the Future: Mastering Gamification (Youtube) – trad S. Paley 94 95
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gamification qui met au cœur du système des mécaniques habituellement périphériques en game design. Pour Bogost, le jeu est moins affaire d‟incitations et récompenses que de processus. Toute la beauté du jeu est de nous montrer « comment les choses fonctionnent et quelles sont les connexions souvent complexes et ambigües entre ces choses »96. Bogost cite en exemple le tableau de bord d‟une voiture de marque Ford, qui offre à la vue du conducteur l‟animation d‟un arbre qui pousse et fleurit s‟il conduit d‟une manière écologique. Selon l‟auteur, le dispositif est efficace non-pas parce qu‟il offre la récompense d‟un arbre qui pousse – « le conducteur n‟est pas un chien de Pavlov97 » – mais parce qu‟il révèle comment la mécanique complexe de l‟automobile permet d‟économiser de l‟énergie. Ainsi le conducteur, en suivant un schéma d‟essai-apprentissage, va découvrir comment ses actions et l‟environnement – le trafic, l‟agencement urbain, la façon dont il accélère, freine et passe les vitesses – vont avoir des conséquences sur une conduite éco-responsable. Les réflexions de Bogost sur la dangerosité potentielle du modèle de la gamification nous permettent d‟introduire une notion d‟éthique et de moral au concept. Le fait est qu‟à deux résultats identiques – disons conduire de façon responsable – la motivation et l‟intention du joueur seront jugées différemment selon qu‟on lui propose points et récompenses externes (des bons de réductions sur son prochain plein d‟essence par exemple) ou une mécanique faisant appel à sa motivation intrinsèque. Dans le premier cas, non seulement on jugera l‟intention du conducteur vénale, mais la motivation externe peut l‟amener à conduire de façon dangereuse : lorsqu‟il se rendra compte que s‟arrêter et repartir lui fait perdre des points, il se mettra à accélérer au feu orange. Dans le second cas, la motivation intrinsèque permet au joueur de pratiquer l‟activité pour sa seule satisfaction, et d‟éliminer tout paramètre externe. Le résultat est le même dans les deux, l‟objectif principal est rempli, mais l‟expérience du joueur est différente. Nous avons vu dans cette partie ce qui se cachait derrière l‟idée de gamification, à partir de quel postulat le concept a été structuré :un système de points, né d‟une démarche post-rationnelle à partir de la formulation du besoin de « statut » comme objectif infine, qui ne partage avec le jeu que certaines de ses mécaniques agencées de manière arbitraire. Finalement la gamification n‟est pas un jeu. Une compétition nous dit Adorno, un sport. Pour Robertson, un concours de point. Mais qu‟importe, puisque la philosophie nous montre combien l‟expérience ludique rend le travail agréable. C‟est justement sur ce point qu‟il 96 97
Ian Bogost, Persuasive Games: Shell Games, (Gamasutra, 2010) Ibid.
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convient de montrer le raccourci du doigt : la gamification ne rend pas les situations ludiques, elle prive les joueurs de leur liberté de jouer et annihile leur motivation par des récompenses artificielles. Le jeu est dangereux : rendre les choses drôles et amusantes est parfois bien pire – plus pervers, plus insidieux, plus machiavélique – que de faire régner la contrainte ou la terreur, et Huxley nous le prouve à maintes reprises. Le jeu est dangereux car il est aussi politique : il fait passer des messages, il impose des modèles et change notre perception du monde. La gamification l‟est encore plus car elle est une fraude : le joueur ne contrôle rien, ses choix n‟entraînent aucune conséquence, l‟opérateur décide, la banque ne perd jamais. Si le jeu doit continuer à être utilisé pour ses vertus, alors il est nécessaire d‟établir une éthique du jeu lorsqu‟il est appliqué dans d‟autres domaines, une morale qui prônerait les valeurs de la transparence des objectifs, de l‟égalité des joueurs face au hasard et de la non-confusion entre finalité et moyens. Si la gamification n‟adresse pas les bons comportements, si la gamification manipule, le plus gros défaut du concept – du point de vue du professionnel du marketing et de la communication – est qu‟il n‟est pas efficace. En effet, en termes d‟engagement, la psychologie nous apporte une réponse claire avec l‟effet de surjustification. A quoi bon continuer à transformer des situations non-ludiques en situations ludiques, à quoi bon continuer à gamifier si les joueurs ne jouent plus ? Pour répondre à cette question, encore faut-il savoir si les hommes sont des joueurs. Encore faut-il prouver que la « prédisposition au jeu » de l‟homme sur laquelle le concept de gamification est fondé, est légitime. Alors nous pourrons réfléchir au devenir de la gamification, et formuler une proposition d‟amélioration.
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II. LE JEU PROFONDEMENT INSCRIT DANS LA NATURE HUMAINE L‟émergence du concept de gamification ces dernières années dénote de la place particulière qu‟entretient le jeu avec la société et l‟homme. Si, comme on le répète, l‟homme possède une prédisposition à jouer, le lien entre notre espèce et les phénomènes ludiques se doit d‟être ancré très profondément. Il doit s‟agir d‟une dimension essentielle de l‟existence humaine. Une telle assertion pourrait passer pour un lieu commun tant l‟importance du jeu est une idée acquise. Pourtant, le caractère ludique des activités et situations n‟a été étudié que tardivement, considéré pendant de nombreux siècles comme indigne d‟être observé ou pensé. Nous l‟avons vu lorsque nous avons discuté de l‟influence du jeu dans l‟éducation : il est considéré comme une activité puérile, ainsi c‟est seulement dans le cadre de l‟étude de l‟enfance qu‟il revêt une sorte d‟importance. Mais le jeu possède bien des définitions qu‟il est souvent plus facile de décrire dans ce qu‟il n‟est pas. Tantôt assimilé à tout ce qui n‟est pas sérieux, tantôt opposé au travail, ou encore à l‟ennui, parfois décrit dans ses formes, parfois dans sa nature ou sa fonction. Une seule chose est certaine, les penseurs qui ont jugé digne d‟intérêt d‟étudier le phénomène l‟on fait car ils considèrent que le jeu possède une valeur, souvent très nuancée, mais une valeur certaine. Nous nous proposons donc d‟étudier quelles peuvent être ces vertus que l‟homme a pu prêter au jeu pendant deux mille ans, afin de comprendre pourquoi il a joué, joue et s‟il jouera.
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1. LA RELATION ENTRE L’HOMME, LE JEU ET LA SOCIETE 1.1 LES VERTUS UNIVERSELLES DU JEU
Jusqu‟au XVIIème siècle, l‟activité de jeu n‟était pas considéré comme digne ou vertueuse. Pourtant certains philosophes de l‟antiquité se sont placés malgré eux dans des situations paradoxales. Pour Aristote, l‟accès à l‟eudaimonia (le bonheur ultime, qui apparait à la fin de la vie) doit se faire au moyen d‟une activité très particulière, l‟energeia. Cette activité se distingue des activités utilitaires, que l‟on pratique pour atteindre un objectif qui est autre que l‟activité en elle-même. L‟energeia est une autre sorte d‟activité qui se suffit à ellemême, qui possède sa propre fin. Aristote propose alors de pratiquer l‟action vertueuse, car celui qui agit vertueusement fait ce qui est souhaitable en soi. Mais Aristote est alors obligé de clarifier une situation confuse : le joueur, lorsqu‟il s‟adonne à sa pratique, ne cherche que le plaisir du jeu en lui-même, la cause finale du jeu est le jeu lui-même.
Ce n‟est donc pas dans le jeu que consiste le bonheur. Il serait en effet étrange que la fin de l‟homme fût le jeu, et qu‟on dû se donner du tracas et du mal pendant toute sa vie afin de pouvoir s‟amuser !98
L‟objectif d‟Aristote est de disqualifier le jeu, de lui ôter toute chance d‟être une energeia. Le jeu est considéré comme futile et puéril, il est douloureux pour Aristote de penser que l‟on puisse se tuer à la tâche toute sa vie pour accéder à cette sorte de plaisir évanescent qu‟est le divertissement. C‟est ainsi que le philosophe va opérer un subtil retournement : le jeu – considéré comme une fin en soi – ne serait en fait qu‟un délassement du corps et de l‟esprit entre deux activités. D‟activité se suffisant à elle-même, le jeu passe à non-activité, à repos ayant – finalement – un objectif qui ne se suffit plus à lui-même : celui de préparer le corps et l‟esprit à l‟activité. L‟argumentation d‟Aristote sur le jeu laissera des traces indélébiles dans l‟esprit de ses successeurs : le jeu sera assimilé pendant très longtemps à des plaisirs puérils, voire aux plaisirs du corps. On considérera également que l‟homme obsédé par le jeu en vient à négliger tous les autres aspects de la vie. Mais dans sa rigueur, Aristote a préparé le terrain des philosophes du XVIIIème siècle : sa démarche de justification
98
Aristote, Éthique à Nicomaque, Livre X (Vrin, 1979) trad. J. Tricot
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fait naître l‟idée du jeu comme activité qui se suffit à elle-même. Il a supposé ne serait-ce qu‟un instant que le jeu pourrait être assimilé à un acte vertueux. De la Rome antique jusqu‟au XIIIème siècle, de la « Politique des jeux » jusqu‟aux condamnations émises par l‟Église catholique, les jeux seront affaire d‟éthique et considérés comme tout sauf vertueux. Responsables en autre de la perte de dignité, du déshonneur, de la ruine de l‟homme et de la famille, et dans certains cas même de la mort. Le premier penseur à se poser la question d‟une vertu du jeu est Thomas d‟Aquin qui introduit le concept de double positivité. D‟abord, il rejoint Aristote sur la notion de repos et de délassement : l‟esprit ne peut s‟adonner continuellement à des tâches intellectuelles sans ressentir une quelconque fatigue. Ensuite, il est une vertu développé par Thomas d‟Aquin qui a trait à la vie en société elle-même : l‟eutrapelia qui signifie urbanité, bonne humeur. Pour lui :
Ceux qui ne jouent jamais, de telle sorte qu‟ils ne disent rien d‟agréable et qu‟ils se rendent à charge en repoussant les choses agréables que les autres disent avec modération, pèchent à la vérité, mais moins que ceux qui donnent dans un excès contraire en jouant trop.99
On remarque la condamnation toujours présente de celui qui joue trop, mais il faut signaler également qu‟il y a quelques pêchés à ne point jouer du tout. Le jeu est exactement défini dans sa nature de non-travail. Cette relative réhabilitation du jeu en tant qu‟activité vertueuse dans la société va précipiter l‟intérêt non pas des philosophes, mais d‟abord des mathématiciens. Ces derniers découvrent dans le jeu, au XVIIème siècle, un terrain extrêmement propice pour étudier la notion de hasard, qui donnera naissance aux premières théories sur les probabilités. Le hasard est d‟ailleurs le seul paramètre déterminant à l‟époque pour classifier les jeux, comme nous le verrons plus loin. Pour la première fois, la curiosité des savants est piquée au vif par une demande sociale bien nouvelle : le besoin de comprendre, de maîtriser, de gagner les jeux d‟argent. C‟est une toute nouvelle vision du jeu, une vision qui émane de l‟ingéniosité humaine et qui sollicite les compétences du savant. Pour la première fois dans l‟histoire de l‟homme, le jeu revêt un intérêt scientifique, qui rejaillira sur la philosophie en passant 99
Thomas d‟Aquin, Somme Théologique, (Eugène Belin, 1856, trad. Abbé Drioux)
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naturellement par le prisme des anthropologues. C‟est à Leibniz qu‟échoit l‟honneur de poser les premières bases de ce lien entre mathématiques et philosophie avec – on le verra dans la partie suivante – une vision très expérimentale du rôle du jeu dans l‟invention et l‟apprentissage. Mais il faudra réellement attendre Pascal pour que les premières pensées philosophiques du jeu fassent leur apparition. Le premier bouleversement que va subir le jeu avec un Pascal mathématicien est l‟abolition du hasard comme notion offensant la raison. En étudiant les probabilités, Pascal résout le problème posé par son ami le Chevalier de Méré100 : il est possible, lorsqu‟on interrompt une partie de jeu de cartes par exemple, de partager les mises équitablement en fonction des chances qu‟a chacun de gagner la partie. Cette conception du hasard calculable rompt avec tous les discours moralistes religieux considérant les jeux d‟argent comme dangereux étant donné leur relation avec le sort101. Il y a donc une justice des jeux de hasard, et cela montre bien la propension de Pascal à aller à l‟opposé de l‟ordre établi par ses contemporains, à trouver des règles dans l‟ignorance, des lois dans l‟incertitude. Mais l‟apport majeur de Pascal à la philosophie du jeu apparait plus tard, lorsqu‟il s‟attarde sur la notion de divertissement.
J‟ai découvert que tout le malheur des hommes vient d‟une seule chose, qui est de ne pas savoir demeurer au repos […]. Mais quand j‟ai pensé de plus près, et qu‟après avoir trouvé la cause de tous nos malheurs j‟ai voulu en découvrir la raison, j‟ai trouvé qu‟il y en une bien effective, qui consiste dans le malheur de notre condition faible et mortelle, et si misérable que rien ne peut nous consoler, lorsque nous y pensons de près.102
La vie humaine est pleine de misères, et l‟homme oscille entre l‟inquiétude et l‟ennui. Voici en substance ce que nous explique Pascal. Nous connaissons parfaitement nos propres misères et nous y faisons face dès lors que nous sommes immobiles, dès que nous regardons en nous-même. Nous nous interrogeons sur la mort, sur notre propre ignorance, sur la raison 100
Voir Laurent Thirouin, le hasard et les règles : le modèle du jeu dans la pensée de Pascal, (Vrin,
1991) 101
Voir François de Sales, Introduction à la Vie Dévote, « Le gain ne se fait pas en ces jeux selon la raison mais selon le sort, qui tombe bien souvent à celui qui part habileté et industrie ne méritait rien ; la raison est donc offensée en cela », 1619. 102 Blaise Pascal, Pensées, fragments 136, (Lafuma, 1963)
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de notre existence futile. Mais s‟il sait qu‟il ne peut rien contre cela, l‟homme sait aussi qu‟il veut être heureux, et pour cela, il doit être ne mouvement :
Notre nature est dans le mouvement, le repos entier est la mort.103
C‟est la raison pour laquelle les hommes ont « pris le divertissement » : pour « s‟empêcher d‟y penser ». Sans divertissement, le désœuvrement s‟empare de l‟âme, et avec lui l‟ennui qui fait ressurgir les misères de l‟homme. Ainsi le divertissement n‟est qu‟une ruse, une imposture, une façon de « se piper soi-même »104, de s‟oublier sans s‟en apercevoir. Le plaisir du jeu est alors l‟étourdissement de ne pas penser, il permet de se détourner des questions qui n‟ont pas de réponses.
Tel homme passe sa vie sans ennui, en jouant tous les jours peu de chose. Donnez-lui tous les matins l‟argent qu‟il peut gagner chaque jour, à la charge qu‟il ne joue point : vous le rendrez malheureux. On dira peut-être que c‟est qu‟il recherche l‟amusement du jeu, et non le gain. Faites-le donc jouer pour rien, il ne s‟y échauffera pas et s‟y ennuiera. Ce n‟est donc pas l‟amusement seul qu‟il recherche : un amusement languissant et sans passion l‟ennuiera. Il faut qu‟il s‟y échauffe et qu‟il se pipe lui-même, en s‟imaginant qu‟il serait heureux de gagner ce qu‟il ne voudrait pas qu‟on lui donnât à condition de ne point jouer, afin qu‟il se forme un sujet de passion, et qu‟il excite sur cela son désir, sa colère, sa crainte, pour l‟objet qu‟il s‟est formé, comme les enfants qui s‟effrayent du visage qu‟ils ont barbouillé.105
Avec cette démonstration imparable, Pascal nous prouve que la pratique du jeu est alors une seconde duperie : on croit le pratiquer pour sa propre finalité – à savoir le plaisir du jeu – alors qu‟en réalité on n‟y cherche que le mouvement, la fuite, « nous ne cherchons jamais les choses, mais la recherche des choses »106. Comme le résume Colas Duflo :
103
Ibid, fragments 641. Ibid, fragments 779. 105 Ibid, fragments 136. 106 Ibid, fragments 773. 104
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L‟homme est par nature malheureux et vain. Malheureux, il l‟est pour des causes essentielles. Vain, il distrait son malheur par d‟inessentiels mouvements. C‟est pourquoi la fin ne nous intéresse pas, mais plutôt les diverses agitations qui permettent d‟y parvenir.107
Ce qu‟il y a de majeur dans la pensée du jeu chez Pascal tient en trois assertions qui sont toutes liées par une relation de cause à effet. D‟abord, le jeu n‟est plus frivole, il est vital. On ne peut plus le considérer comme éphémère, l‟opposer au sérieux, le considérer comme une perte de temps. Ensuite, l‟homme ne peut s‟empêcher de jouer puisque c‟est vital. Un homme qui ne joue pas accepte la propre misère de son existence et son malheur. Enfin, le jeu est efficace, et c‟est cela qui le rend condamnable :
La seule chose qui nous console de nos misères est le divertissement. Et cependant c‟est la plus grande de nos misères. Car c‟est cela qui nous empêche principalement de songer à nous et qui nous fait perdre insensiblement. Sans cela nous serions dans l‟ennui, et cet ennui nous pousserait à chercher un moyen plus solide d‟en sortir, mais le divertissement nous amuse et nous fait arriver insensiblement à la mort.108
Malgré la profondeur intellectuelle, philosophique et métaphysique de cette pensée du jeu, la démonstration de Pascal ne fera que peu d‟émule, d‟abord car la notion de jeu n‟a pas encore sa véritable place à l‟époque, ensuite et surtout car cette pensée dérange dans un monde résolument chrétien. Le XVIIIème siècle est indéniablement le siècle du jeu et les textes de l‟Encyclopédie de Diderot et d‟Alembert nous en fournissent une vision très claire. Chacune des définitions ayant trait à la notion de jeu se rapporte irrémédiablement à l‟argent, à l‟émotion suscitée par le hasard ou à l‟analyse des probabilités. Un sujet cependant est pour la première fois abordé, il s‟agit de l‟intelligence remarquable du joueur. Les articles font l‟éloge des jeux comme d‟une vitrine de l‟ingéniosité humaine, et n‟est donc pas seulement à situer du côté du puéril. Les analyses du hasard, que le mathématicien même juge très complexe, le joueur les calcule 107 108
Colas Duflo, Le jeu de Pascal à Shiller, (PUF, 1997) Blaise Pascal, Pensées, fragments 414, (Lafuma, 1963)
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au jugé, sans exactitude, mais dans une approximation qui témoigne d‟une remarquable puissance d‟anticipation.
Les joueurs exécutent en un clin d‟œil, les cartes à la main, ce que le mathématicien le plus subtil a bien de la peine à découvrir dans son cabinet.109
Nous pourrions continuer à pousser l‟analyse de manière encore plus complexe, montrer comment Kant introduit dans une catachrèse la notion de jeu dans sa Critique de la faculté de juger, ou comment Schiller trouve une issue à la division anthropologique de l‟homme à travers leSpielTrieb (l‟instinct de jeu) faisant ainsi du jeu le signe de l‟humanité. Ou encore la façon dont Huizinga passe toutes les strates de la culture et de la société humaine au crible du jeu, nous fournissant une des premières visions d‟un monde-jeu dans lequel évolue un homo ludens. Mais cela serait se perdre dans des conjectures que nous n‟avons pas la place de développer ici, et qui ne nous servirait qu‟à continuer à démontrer un fait que nous avons déjà prouvé dans les paragraphes précédent : il existe un lien intime et profond entre l‟homme et le jeu. Le jeu est indéniablement une dimension essentielle de l‟existence humaine. Grâce à ses vertus universelles, comme nous venons de le voir, mais également comme miroir de la vie.
Diderot et D‟Alembert, L‟Encyclopédie ou Dictionnaire Raisonné des Sciences, Jouer, (StuttgartBad Cannstatt, 1966) 109
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1.2 CE QUE NOUS VOYONS DANS LE MIROIR DES JEUX
Après avoir vu comment la notion de jeu est finalement devenue un sujet de recherche digne d‟intérêt auprès des savants et des philosophes, il est intéressant de voir comment ces réflexions ont progressivement préparé un terrain propice au concept de la gamification. Leibniz est un des premiers savant et penseur à faire le lien entre les mathématiques et la philosophie. Il fait en effet le souhait « d‟un cours entier des jeux, traité mathématiquement »110 car les jeux peuvent nous fournir des « enseignements précieux sur l‟art d‟inventer »111. L‟étude du jeu permet de créer de nouvelles combinaisons à partir d‟éléments préexistants. Car Leibniz considère que « l‟esprit humain parait mieux dans les jeux que dans les matières sérieuses »112 . Le phénomène ludique est estimable parce qu‟il témoigne des capacités de l‟esprit libéré des contraintes, et offre les meilleurs conditions pour en observer l‟exercice. On considère alors le jeu comme un laboratoire, déconnecté du réel certes, mais reproduisant les conditions de la vie sans ses contraintes, il offre des conditions pures d‟exercice de l‟ingéniosité. Kant verra également dans le jeu le miroir de la vie en travaillant sur la vision du mouvement pascalien. Pour lui le jeu sert à donner à l‟esprit le mouvement même de la vie. Duflo écrira à propos des théories Kant :
Il y a dans le jeu une imitation de la vie, une cinétique mimétique, qui trompe la vie elle-même. Dans le jeu, quand bien même il s‟agirait d‟un jeu de cartes, c‟est l‟homme tout entier qui joue, c‟est sa vie qui vit.113
Cette relation entre la vie de l‟homme et le jeu qui l‟accompagne trouve des répercussions récentes en psychologie et en psychanalyse. Dans sa théorie du jeu, le psychanalyste Donald Winnicott considère que l‟infinie variation du jeu se produit dans une zone intermédiaire où se déploie la capacité créative. En s‟interrogeant sur la relation entre la mère et son nourrisson, il va étendre sa théorie à l‟expérience humaine en général. Le jeu revêt alors une fonction fondamentale de la vie psychologique et sociale de l‟individu. 110
Leibniz, Lettre à Rémond de Montmort, 17 janvier 1716. Leibniz, Lettre à Bernoulli, 29 janvier 1697. 112 Leibniz, Nouveaux essais sur l‟entendement humain, Livre IV, chap. XVI. 113 Colas Duflo, Le jeu de Pascal à Schiller, (PUF, 1997) 111
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Pendant la petite enfance, l‟omnipotence imaginaire exercée par l‟enfant sur son existence dépend de l‟illusion qu‟entretient sa mère à travers l‟opération de « phénomènes transitionnels ». Ces phénomènes donnent l‟illusion au nourrisson qu‟il n‟y a que continuité et immédiateté entre ses désirs et leur réalisation. En s‟adaptant aux besoins du bébé – concrètement en lui donnant le sein ou le biberon immédiatement lorsqu‟il crie famine – la mère lui fournit l‟illusion que ce qu‟il crée existe vraiment. Pour l‟enfant, cet espace intermédiaire n‟appartient ni à sa réalité intérieure, ni au monde extérieur, c‟est une aire d‟expérience interstitielle. Pour Winnicott, cette aire d‟expérience persiste même après le sevrage, par le substitut du « doudou » puis tout au long de la vie de l‟individu, car il est remplacé par une nouvelle aire intermédiaire : le jeu, ou espace potentiel.
L‟espace potentiel subsistera tout au long de la vie, dans le monde d‟expérimentation interne qui caractérise les arts, la religion, la vie imaginaire et le travail scientifique créatif.114
On peut dès lors penser la société comme une succession d‟espaces transitionnelles, tous plus ou moins vastes, renfermant en chacun d‟eux un principe de réalité qui leur est propre. Winnicott ne nous propose pas ici une gamification des activités, mais bien un monde né du jeu, un monde-jeu. Concept développé plus tard par Gilbert Durand en anthropologie :
Entre l‟objet donné et le sujet subi, le transitionnel est la première œuvre de l‟homme. Le langage, l‟écriture, la culture s‟engouffreront dans le sillon du premier jouet, de l‟humble ours en peluche.115
C‟est enfin dans les écrits du philosophe Stéphane Chauvier qu‟on trouve l‟aboutissement le plus moderne de cette vision du jeu dans la vie. Chauvier s‟inspire du principe de négation signifiante présent chez Wittgenstein116 : pour appréhender les propriétés caractéristiques d‟un objet quelconque, il est nécessaire qu‟il existe ou que puisse être conçu quelque autre objet ne possédant pas ces caractéristiques. Le philosophe s‟intéresse alors à ce D.W. Winnicott, Jeu et réalité : l‟espace potentiel (1971) G. Durand, Les structures anthropologiques de l‟imaginaire, introduction à l‟archétypologie générale, (1989, Dunod) 116 Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, (Gallimard, 1993) 114 115
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que nous voyons dans les jeux : une structure pratique (but, moyens, règles, etc.) qui trouve dans le jeu la particularité d‟être encapsulé, séparé de la vie. Ainsi, que l‟on perde ou que l‟on gagne, cela n‟a aucune espèce de conséquence en dehors du jeu. Si l‟on perd on peut refaire une partie, et si l‟on se lasse, on peut abandonner. Ainsi, selon Chauvier, le jeu nous aide à appréhender ce qui lui manque pour être une imitation fidèle de la vie :
Pour voir notre visage, nous avons besoin d‟un miroir. Pour voir ce que c‟est que vivre, nous avons besoin du miroir des jeux.117
Le jeu est donc l‟action sans conséquence, allégée, sans irréversibilité. Par tautologie, sans le jeu, on ne se rendrait pas compte de l‟irréversibilité de nos actions dans la vie, on ne verrait pas ce qui en fait une existence, une absoluité. Le jeu nous permet donc également d‟évaluer ce qui vaut d‟être vécu. Plus récemment, c‟est le philosophe Mathieu Triclot qui porte un regard très Leibnizien sur le jeu-vidéo, et en général sur la relation que l‟homme moderne entretient avec la machine informatique. Pour lui ce qui se joue en petit dans le jeu est plus qu‟un reflet mais un concentré, une essence de ce qui se passe dans le réel. On retrouve encore une fois cette idée d‟un laboratoire où l‟on efface au maximum les contraintes, un peu comme lorsqu‟en physique mécanique, on manipule des mobiles sur coussin d‟air afin de calculer les forces sans frottements, situation impossible dans la nature.
On aurait tort de négliger les jeux vidéo. Ce qui se joue dans le jeu se joue aussi, décalé, fragmenté, tordu, hors du petit monde du jeu, dans le grand monde. Les jeux nous renvoient une image complexe de la subjectivité contemporaine ; une image qui n‟est pas un simple reflet, mais un lieu où s‟intensifient toutes les logiques du management informationnel, où celles-ci sont visibles, accessibles à la critique, actionnables, reconfigurables, jouables.118
117 118
S. Chauvier, Qu‟est-ce qu‟un jeu, (Vrin, 2007) M. Triclot, Philosophie des jeux vidéo, (Zones, 2011)
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Il est intéressant de voir que plusieurs réflexions, à des époques diverses et au sein de disciplines variées, trouvent un ancrage commun dans la relation qu‟entretient le jeu avec la vie. A travers le prisme de ces réflexions on prend tout à coup la pleine mesure de l‟essor du concept de gamification. Cela fait en réalité plusieurs siècles que la philosophie, l‟anthropologie ou la psychologie119 se posent la question d‟une vie jouée ou d‟un jeu vécu, fixant ainsi les jalons nécessaires pour supporter la légitimité d‟une méthode qui transformerait toutes situations en jeu.
On écarte volontairement les théories d‟Erwin Goffman sur la considération de la vie comme une scène et sur les comportements en société comme jeu de rôle, car on le verra au chapitre des classifications, la scène ne rentre pas – à notre avis – dans la définition du jeu. 119
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2. DE LA NECESSITE D’UNE CLASSIFICATION DES JEUX 2.1 POUR UNE CLASSIFICATION DE L‟EXPERIENCE
Dès l‟instant où les savants ont daigné s‟intéresser aux jeux, est né le besoin de les classer, d‟en faire une typologie universelle. Difficile de dire d‟où ce besoin tire son essence. Est-ce un prérequis pour en donner une définition claire ? Il nous semble qu‟au contraire, pour classer les jeux, il faut déjà en avoir fait la définition. Une typologie des jeux découle d‟une description de la notion de jeu dans une approche heuristique. Toujours est-il que la taxinomie est un besoin humain d‟organisation des connaissances qui peut être sollicité à bien des fins : mémoriser plus facilement, organiser une approche holistique, manipuler des concepts plus facilement ou tout bonnement simplifier un problème complexe. Dans le cadre de notre travail de recherche, cette utilité est double. Une classification efficace et claire nous permettra d‟élaborer un outil d‟aide à la décision lors de notre recommandation stratégique d‟une part. Dans une démarche eidétique, étudier les différentes classifications nous permet d‟avoir une vision synthétique de la façon dont les mentalités ont évolué au fil des époques d‟autre part. La première classification documentée à ce jour nous révèle un XVIIIème siècle où le jeu de hasard (et d‟argent) seul attire l‟intérêt des scientifiques. A tel point que le hasard est le critère déterminant choisi par Jean Pontas dans son Dictionnaire des cas de conscience afin de proposer une typologie des jeux.
Le premier est celui auquel l‟esprit seul, ou l‟adresse, a la principale part, tels que sont les échecs, les dames, la paume, etc. Le second consiste uniquement dans le hasard, comme ceux des dés, du hoca, du lansquenet, du pharaon et de la banque. Le troisième, qui est mixte, dépend en partie de l‟industrie et du hasard, comme le piquet, la triomphe, le trictrac etc.120
Il est amusant de constater que les scientifiques privilégient l‟étude des jeux à issue incertaine à cette époque où les sciences étaient encore loin d‟intégrer la notion de hasard à sa conception du monde physique.
120
J. Pontas, Dictionnaire des cas de conscience, Le Jeu. (1715)
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Quelques dizaine d‟années plus tard, un auteur anonyme de l‟Encyclopédie de Diderot et D‟Alembert simplifiera encore cette classification en proposant de placer les jeux dans deux catégories :
D'où l'on voit qu'il y a deux sortes de jeux ; des jeux d'adresse & des jeux de hasard. On appelle jeux d'adresse ceux où l'évènement heureux est amené par l'intelligence, l'expérience, l'exercice, la pénétration, en un mot quelques qualités acquises ou naturelles, de corps ou d'esprit, de celui qui joue. On appelle jeux de hasard, ceux où l'évènement paroît ne dépendre en aucune manière des qualités du joueur.121
Là encore la place du hasard est prépondérante : si nous avons face à nous un jeu de hasard, c‟est qu‟il n‟est pas un jeu d‟habileté. Et Louis de Jaucourt, toujours dans l‟Encyclopédie mais à l‟article Jeu cette fois-ci, de nous dire qu‟en réalité, même dans les jeux d‟adresse, il y a une part de hasard non-négligeable :
On peut dire que dans les jeux, qui passent pour être de pur esprit, d'adresse, ou d'habileté, le hasard même y entre, en ce qu'on ne connoît pas toûjours les forces de celui contre lequel on joue, qu'il survient quelquefois des cas imprévûs, & qu'enfin l'esprit ou le corps ne se trouvent pas toûjours également bien disposés, & ne font pas toûjours leurs fonctions avec la même vigueur.
Il faudra attendre la moitié du XXème siècle pour voir apparaitre un premier grand glissement dans l‟approche de la classification des jeux avec Von Neumann et Morgenstern dans leur Théorie des Jeux. Pour la première fois, on ne s‟intéresse pas aux composantes des jeux, à leur structure, leurs règles, leur but mais à une dimension bien plus utile et intéressante. La théorie des jeux classifie les jeux en fonction de leur approche de résolution. En effet si Morgenstern et Von Neumann sont mathématiciens, ils sont également économistes, et l‟élaboration de la Théorie des Jeux part du même principe établit par Leibniz
Diderot et D‟Alembert, L‟Encyclopédie ou Dictionnaire Raisonné des Sciences, Jeu, (Stuttgart-Bad Cannstatt, 1966) 121
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deux siècles auparavant, puis par Kant et en quelque sorte Chauvier. Le jeu propose les situations de la vie en modèle réduit, et surtout sans contrainte, sans que rien ne vienne empêcher l‟intelligence humaine de s‟exercer pleinement. Ainsi l‟étude des jeux permet de déterminer quelle est la meilleure stratégie à mettre en place en fonction du type de situation, et donc du type de jeu. On distingue donc les jeux coopératifs et non-coopératifs, les jeux simultanés et séquentiels, les jeux finis et infinis, les jeux à somme nulle et jeux à somme non nulle, etc. Pour chaque typologie, les auteurs vont développer et rationnaliser la stratégie idéale à mettre en place pour remporter la victoire. Cette approche utilitariste nous montre bien l‟évolution de la place du jeu dans la société, mais également de la société elle-même : nous entrons dans une ère où des décisions aussi importantes et lourdes de conséquence que sont les choix que l‟on fait dans le monde de l‟entreprise ou de la bourse, peuvent être simulées et apparentées à des jeux. Pourtant, s‟il est bien une composante essentielle du jeu – on l‟a vu avec Caillois – c‟est sa nature séparée de la réalité, qui lui permet de n‟avoir aucune conséquence sur cette dernière. A ce jour, c‟est justement Roger Caillois qui propose la classification des jeux considérée comme la plus aboutie. C‟est celle qui est utilisée par nombre de chercheurs de nos jours. Encore une fois, l‟approche est différente. Caillois ne s‟intéresse ni aux composantes des jeux, ni à la façon dont on les gagne mais plutôt au plaisir que ces jeux procure au joueur. Pour la première fois en trois siècles, un penseur s‟intéresse au jeu et non aux jeux, à l‟expérience ressentie plutôt qu‟au dispositif.
Pendant longtemps, l‟étude des jeux n‟a guère été que l‟étude des jouets. L‟attention s‟est portée sur les instruments ou les accessoires des jeux, beaucoup plus que sur leur nature, leurs caractères, leurs lois, les instincts qu‟ils supposent, le genre de satisfaction qu‟ils procurent.122
Caillois identifie quatre rôles du jeu dans la provocation du plaisir chez le joueur : la compétition, le hasard, le simulacre et le vertige qu‟il va nommer respectivement Agôn, Aléa, Mimicry et Ilinx, comme pour mieux montrer le lien séculaire entre le jeu et l‟homme. Le philosophe indique ensuite qu‟il y a très peu de jeux « purs », c‟est-à-dire ne sollicitant qu‟un
122
R. Caillois, Les Jeux et les Hommes. Le Masque et le Vertige., (Gallimard, 1958)
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seul des quatre rôles, néanmoins, il existe des associations de rôle qui vont être très fonctionnelles, et d‟autres qui ne devront jamais se mélanger. Ainsi on peut représenter cette classification selon deux axes (voir figure 6).
Figure 6 ŔLes quatre rubriques du jeu selon Caillois123 Ainsi on pourrait placer le jeu d‟échec du côté de l‟Agôn et un peu du Mimicry car il représente de façon fondamentale un champ de bataille. La majorité des jeux d‟argent sont indubitablement placée du côté de l‟Aléa avec un peu d‟Ilinx pour ce qu‟ils provoquent de sueurs froides lorsque la bille tourne sur la roulette. Mais Caillois insiste également pour rajouter un troisième axe qui prendrait en compte les jeux libres et sans règle particulièrement pratiqués par les jeunes enfants qui jouent à la marchande, ou au policier et au voleur. Il propose alors un troisième axe qui traverserait tous les jeux classés grâce à nos quatre rubriques, un axe qui opposera ce jeu libre et sans règle, la Paida et le jeu extrêmement rigoureux dans ce qu‟il permet au joueur de faire ou ne pas faire, le Ludus (voir figure 7).
123
Schéma librement inspiré de R. Caillois, Les Jeux et les Hommes. Le Masque et le Vertige., (Gallimard, 1958)
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Figure 7 Ŕ Matrice de classification complète de Caillois124 D‟un modèle de classification cantonné aux composantes du dispositif, puis fondé sur un utilitarisme décisionnel, on passe à une approche de l‟expérience, du plaisir et de l‟engagement du joueur qui répond plus la question du Pourquoi joue-t-on ? qu‟à n‟importe quelle autre. Par cette démarche, on entrevoit pour la première fois, et de manière académique, la possibilité de considérer des situations sans dispositif, sans lieu, sans règle, comme des jeux. Caillois nous offre une conception extrêmement large de l‟espace ludique mais n‟est-ce pas là un écueil de facilité pour celui qui veut tout voir comme un jeu ?
124
Schéma librement inspiré de R. Caillois, Les Jeux et les Hommes. Le Masque et le Vertige., (Gallimard, 1958)
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2.2 LIMITES DE LA CLASSIFICATION DE CAILLOIS
Nous sommes d‟accord qu‟on peut trouver du jeu en dehors des « jeux d‟institution », mais nous n‟arrivons pas à nous résoudre à franchir le pas des théoriciens qui voient le jeu partout. Certes le lien philosophique entre l‟homme et le jeu est puissant et profond, nous l‟avons vu, mais une classification comme celle proposée par Caillois admet que bien des situations de la vie sont ludiques. Prenons l‟exemple du Mimicry. Selon Caillois, on peut classer dans cette catégorie les jeux dans lesquels le sujet « joue à croire, à se faire croire ou à faire croire aux autres qu‟il est un autre que lui-même »125. Cette catégorie renferme, selon nous, aussi bien des jeux que des situations qui n‟en sont pas, et cela à cause d‟une confusion linguistique. On parle en effet du jeu d‟acteur ou de jouer à faire semblant. Si l‟on prend deux enfants qui jouent au docteur, ou deux acteurs qui interprètent une pièce, peut-on parler de jeu ? Si l‟on reprend l‟argumentaire de Margaret Robertson 126 sur la pointification, nous pouvons poser les interrogations suivantes : peuvent-ils perdre ? Peuvent-ils faire des choix et mettre en place des moyens pour atteindre un objectif institué par le jeu lui-même ? La réponse est non, car ces acteurs et ces enfants ne jouent pas, ils font vivre une scène de vie, une saynète. A ce propos on notera que la première définition du drame par Aristote, désigne toute représentation vivante d‟une histoire, par opposition au simple récit127. Il est vrai que dans les jeux de rôle sur papier par exemple, les joueurs endossent le rôle de leur personnage, le font vivre et l‟imite afin de maintenir le phénomène de « suspension consentie de l‟incrédulité »128 comme le nomme le philosophe et poète Samuel Taylor Coleridge. Mais c‟est un rôle pratique que le jeu leur assigne et qui consiste à s‟approprier un certain but lui aussi assigné par les règles, qu‟ils doivent atteindre en mobilisant les moyens fournis. Mais ce n‟est pas forcément parce qu‟il y a un rôle et un personnage que nous sommes en présence d‟un jeu : un drame n‟est pas un jeu, l‟acteur ne peut décider du destin de son personnage. Cette distinction soulève un point intéressant développé par Chauvier à propos des situations a priori non-ludiques (qui ne sont pas des jeux d‟institutions) mais que l‟on peut voir comme des jeux. Ainsi il cite l‟exemple d‟un « commercial aux dents longues qui part conquérir des marchés en Asie »129. On peut dire que ce monsieur revêt le costume de commercial afin d‟atteindre un but – conquérir de nouveaux marchés – imposé par la pratique à laquelle il participe. Il doit pour atteindre ce but 125
R. Caillois, Les Jeux et les Hommes. Le Masque et le Vertige., (Gallimard, 1958) Voir I.1.2 127 Aristote, Poétique, (Seuil, 1980) 128 « Willing suspension of disbelief », Samuel Taylor Coleridge, Biographia Literaria, (1817) 129 S. Chauvier, Qu‟est-ce qu‟un jeu, (VRIN, 2007) 126
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mobiliser des moyens et respecter des règles qui sont ceux de la pratique elle-même : les transactions commerciales. Ainsi l‟on peut voir cette activité comme ludique, cette action comme « ludaction » pour reprendre le propos de Chauvier. De manière plus générale, la classification de Caillois est en bien des points en désaccord avec sa propre définition du jeu. Pour le philosophe, un jeu doit posséder 6 caractéristiques essentielles, retirez en une et le jeu n‟est plus un jeu. Le jeu doit donc être libre – on ne peut obliger le joueur à jouer – séparé – limité dans l‟espace et dans le temps – incertain – on ne peut connaitre le résultat avant la fin – improductif – n‟ayant aucune conséquence en dehors du jeu – réglé – soumis à des règles qui instaurent une législation nouvelle – et enfin fictif – accompagné d‟une réalité seconde ou d‟une irréalité par rapport à la vie. Dans la suite de son ouvrage, l‟auteur cite des exemples de jeux « purs » pour illustrer chacune des quatre catégories de sa classification : les sports pour l‟Agôn, les comptines ou la roulette pour l‟Aléa, le théâtre pour le Mimicry et la voltige pour l‟Ilinx130. Seulement où sont l‟improductivité dans la roulette, la liberté dans le théâtre ? Où peut-on lire la règle de la voltige, l‟incertitude dans les comptines ? Il est difficile de croire au bien-fondé de cette classification, bien que très subtile, si elle ne respecte pas la définition du jeu donnée en premier lieu. Pour donner le change, développons brièvement une classification proposée par Chauvier, encore une fois issue d‟une approche différente, et qui nous semble assez astucieuse, même si partielle. La classification est nécessaire pour faire apparaitre les différences significatives entre les différents jeux institutionnels, ce qui nous permet ensuite de généraliser et d‟étendre le concept de jeu à d‟autre situation. Pour Chauvier, un jeu ne doit sa ludicité qu‟à sa capacité d‟exposer le joueur à l‟alternative de la réussite ou de l‟échec :
L‟invention des jeux est donc une médiation sur les retardateurs, sur les complicateurs de l‟action, sur tout ce qui fait qu‟une action est, de manière essentielle, exposée à l‟alternative de la réussite ou de l‟échec.131
130 131
R. Caillois, Les Jeux et les Hommes. Le Masque et le Vertige., (Gallimard, 1958) S. Chauvier, Qu‟est-ce qu‟un jeu, (VRIN, 2007)
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C‟est l‟incertitude et la peur de perdre qui crée la tension, qui maintiennent le joueur dans l‟état de flow. Si l‟on ne peut généraliser sur les compétences du joueur, alors il faut identifier quels sont les « fauteurs d‟échec ». Le premier ennemi d‟un agent naturel est luimême, en cela on distingue deux types de fauteurs d‟échec présents dans le joueur lui-même : l‟imprudence stratégique (faire le mauvais choix) et l‟inhabileté tactique (manquer d‟adresse ou de force, d‟intelligence ou de mémoire). Ensuite viennent les concurrents, car s‟ils gagnent, le joueur perd. Mais le joueur et ses adversaires ont un ennemi de plus en commun : le sort.
Ces quatre composantes : choix stratégique, habileté tactique, concurrence et sort sont l‟âme des jeux d‟institution, au sens où il font qu‟un jeu est vivant, qu‟un jeu donne manière à espérance ou à crainte, à contentement ou à regret.
Cependant la concurrence n‟est pas au même niveau classificatoire que les autres composantes. On distingue donc les jeux monadiques (le joueur n‟est aux prises qu‟avec une ou plusieurs des trois composantes, sans la concurrence) et les jeux polyadiques (le joueur doit gérer ses concurrents en plus d‟une ou plusieurs des autres composantes).
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Figure 8 Ŕ Classification des jeux selon Chauvier132. Cette classification, à l‟instar de toutes celles étudiées précédemment, est tout à fait subjective et présente forcément des limites, ne serait-ce que par sa déduction par trop simpliste. Toujours est-il qu‟il est intéressant de s‟apercevoir que les modélisations sont toutes différentes et uniques en fonction de l‟approche du philosophe. Il faut retenir la nécessité pour le chercheur de proposer une typologie qui permette de classer les jeux déjà existant, mais également ceux qu‟il reste à inventer. C‟est pourquoi l‟on se rend compte que tous les penseurs modernes, même si les approches sont sensiblement différentes, développe une réflexion de la pratique du jeu ou de la subjectivité du joueur, car une proposition de taxinomie déduite du fonctionnement ou de la forme des dispositifs eux-mêmes semblent vaine et éphémère.
132
Schema librement inspiré de S. Chauvier, Qu‟est-ce qu‟un jeu, (VRIN, 2007)
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3. LE CHANGEMENT DE PARADIGME DU JEU VIDEO 3.1 LE PRINCIPE DU GLISSEMENT D‟ESPACE
Qu‟est-ce qui différencie fondamentalement un jeu institutionnel d‟un jeux-vidéo ? On ne peut simplement dire qu‟un jeu-vidéo est un jeu, avec de la vidéo et une interface pour que le joueur puisse interagir. Au-delà du fait que la description est un peu simpliste, ce serait encore une fois ne s‟intéresser qu‟au dispositif et oublier la valeur de l‟expérience, de la subjectivité du joueur, des conséquences sur la vraie vie ou des phénomènes transitionnelles qui s‟y déroulent. Le changement de paradigme que va offrir l‟ordinateur, et par extension le jeu vidéo, à notre civilisation est majeur et encore mal cerné dans toute son ampleur. Nous nous proposons d‟en saisir, si ce n‟est l‟essence, au moins les grandes tendances. L‟ordinateur, premier médium du jeu vidéo (on peut même le considérer comme l‟unique médium, car un smartphone ou une console de salon reste avant tout des ordinateurs) est simplement une machine de calcul. Une calculatrice géante qui peut opérer plusieurs calculs à la fois et que l‟on peut programmer. La machine offre donc une neutralité, une égalité et un hasard purement scientifique. Ainsi, tous les jeux dont le déroulement peut être calculé par un algorithme (on pense aux travaux de Von Neumann et Morgenstern sur la théorie des jeux qui conduiront au principe de simulation) sont susceptibles de devenir des jeuxvidéo. Ainsi un des jeux les plus couronné de succès des jeux d‟ordinateur reste le Solitaire de Windows, devant bien des blockbusters modernes. Pour Mathieu Triclot :
Le petit monde déterministe du jeu apparaît comme déjà taillé pour la machine.133
Ainsi les échecs, les dames, les jeux mathématiques mais également les Sports Fantasy Ŕ ancêtres des jeux de management sportif, qui se jouaient avec des cartes de joueurs comportant des statistiques – font parties des jeux immédiatement assimilables par la machine. Mais d‟un point de vue historique, et c‟est là que nait la spécificité de la démarche vidéo-ludique à notre sens, les premiers jeux auxquels l‟homme a joué par l‟intermédiaire 133
M. Triclot, Philosophie des jeux vidéo, (Zones, 2011)
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d‟un ordinateur ont été créés. Le jeu-vidéo sur ordinateur n‟est pas une évolution du jeu, un déplacement des mécaniques dans un nouveau lieu ou une adaptation d‟un jeu déjà existant. C‟est un nouvel espace à investir par la pratique ludique où tout est à inventer. L‟ordinateur a permis à l‟homme de réinventer la situation ludique, de lui offrir une nouvelle vitrine de l‟ingéniosité humaine. Le terme de jeu-vidéo n‟existe même pas encore lorsqu‟une poignée d‟étudiantshacker du Massachussetts Institute of Technology crée Spacewar!, un programme simulant des règles physiques comme la force de gravitation d‟une étoile, la maniabilité d‟un objet dans l‟espace et la trajectoire de projectile. Le programme affiche à l‟écran une boule représentant une étoile qui attire irrémédiablement deux vaisseaux lorsqu‟ils passent à proximité. Le but de ce jeu est de détruire le vaisseau adverse en lançant des missiles représentés par des points lumineux. Le jeu peut paraitre rudimentaire, c‟est en réalité une révolution.
La caractéristique la plus importante du programme est que l‟on peut simuler un système physique raisonnablement compliqué et voir effectivement ce qui s‟y passe.134
Leibniz n‟en croirait pas ses oreilles, lui qui faisait le vœu d‟une activité ludique comme laboratoire de la vie réelle, voilà qu‟enfin on la simule. Compétition directe en temps réel, avatars, simulation d‟un monde et de ses lois physiques, la dette que les jeux actuels ont envers Spacewar! est énorme. Comme le résume bien Triclot :
134
Steve Russell, principal auteur de Spacewar !
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Du point de vue de l‟histoire des jeux vidéo, Spacewar n‟est jamais mort. Les décisions de design qui président à sa création, la nouvelle forme d‟intimité avec la machine informatique qu‟il autorise, le type d‟expérience qu‟il met en avant, tout ceci fonctionne encore dans les jeux d‟aujourd‟hui, dont il irrigue encore en ligne directe des pans entiers, alors même que l‟univers des premiers hackers a irrémédiablement disparu.135
Il est extrêmement instructif pour étudier la question de la gamification de comprendre comment le jeu-vidéo, en tant que bien culturel, s‟est diffusé en dehors du cercle très opaque et fermé de la communauté hacker. De la diffusion de Spacewar! dans le réseau universitaire et au sein de la communauté des hackers vont naitre les premiers genre de jeu et leur premier représentant, tous dérivés de mécaniques propres à Spacewar!. Le premier casse-brique, le premier simulateur à paramètres, le premier jeu de donjons, le premier jeu d‟aventure textuel sont tous les enfants de Spacewar! et ils se multiplient à une vitesse folle. Chaque université, chaque communauté crée sa propre version, son propre mod.
« J‟avais ce job au parc d‟attractions près de chez moi. Et je m‟en sortais bien. Et puis je suis revenu à l‟université et j‟ai vu le Spacewar de Russell. Là, ça a été une révélation. Je me suis dit : si je peux amener ce jeu, et c‟était sur un PDP-1 un ordinateur à 1 million de dollars, au parc d‟attractions, alors je pourrai vraiment faire de l‟argent. J‟étais persuadé que ça allait être énorme. »136
De ce pari nait la société Atari, fondée par ce Nolan Bushnell qui travaillait dans le secteur forain, et qui fabriquera les premières bornes d‟arcade. De ce succès nait une industrie colossale, le marché explose et les bornes d‟arcade sont partout : grand magasin, salle d‟attente, aire de jeux, espace de réception, on en trouve même dans la rue, enchainées à des parcmètres. On assiste alors à un glissement radical d‟espace, on passe d‟un environnement clos, discret, confidentiel à un environnement ouvert, bouillant, illimité. Mais on observe également un glissement dans l‟idéologie : d‟un modèle de partage du code non-lucratif, on 135
M. Triclot, Philosophie des jeux vidéo, (Zones, 2011) Interview de Nolan Buhnell, pour la British Academy of Film and Television Arts, en mars 2009 : www.bafta.org/access-all-areas/videos/nolan-bushnell,727,BA.html 136
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passe à un modèle économique. Le jeu vidéo vient de devenir une marchandise. On y joue partout, tout le temps, dès qu‟il y a un temps mort, pour se détourner de l‟ennui. En cela le jeu vidéo grand public traverse bien la pensée du divertissement héritée de Pascal. De l‟université, le jeu vidéo passe donc au mall, territoire idéal de l‟expérience arcade, tant ce lieu érige la marchandise en loisir de manière générale.
Le centre commercial enrôle les vieilles puissances de la fête foraine. La fantasmagorie d‟une déambulation dans l‟univers bariolé du mall prend la place du Grand Huit et du train fantôme, quand un carrousel n‟est pas tout bonnement installé en plein centre, entouré des stands de confiserie. Plutôt que de convertir du loisir en expérience marchande, il est infiniment plus ingénieux de convertir la marchandise elle-même en expérience de loisir, ce que nous appelons shopping.137
Ce qui pique notre curiosité dans ce déplacement du jeu vidéo universitaire au jeu d‟arcade du mall, c‟est la façon dont le jeu vidéo a dû s‟adapter au lieu et à son atmosphère, au public, à l‟approche du joueur non initié. En effet les jeux doivent s‟adapter au nouveau régime de l‟arcade, en proposer une expérience différente, une forme sinon évoluée, au moins modifiée. D‟un point de vue sémiologique, force est de constater que tous les jeux d‟arcades 138 réunissent des thématiques particulièrement sombres, où l‟on observe la civilisation se faire anéantir ou encore son personnage – poursuivi par des fantômes – consommer inlassablement des pilules dans un labyrinthe sans issu. Comment a pu naitre une symbiose si contradictoire, entre temple du loisir et machine vidéo-ludique hantées par la mort ? La première chose à observer ici est que le transfert littéral des jeux universitaires comme Spacewar! à l‟arcade ne fonctionne tout simplement pas. Triclot nous dit à ce sujet :
On ne transpose pas aisément un régime d‟expériences, avec ses attitudes, ses valeurs, ses logiques signifiantes, d‟un milieu à un autre.
137 138
M. Triclot, Philosophie des jeux vidéo, (Zones, 2011) Voir Annexe 4
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En cela, encore une fois, on voit la nécessité d‟adopter une approche du jeu-situation et non des jeux-dispositifs. Le jeu est complexe, il fait intervenir une attitude, un état d‟esprit, des comportements, et il est chargé de signifiants, de valeurs : il est système et en même temps structure, un espace transitionnel qui fait des va-et-vient constant entre le joueur et le dispositif, tout en l‟englobant dans sa bulle immersive. Après avoir échoué plusieurs fois à adapter un Spacewar! simplifié, Atari crée le célèbre Pong. D‟abord conçu comme un exercice très simple pour un nouvel employé, la programmation du jeu révèle des innovations qui seront le ciment du jeu d‟arcade. Le gameplay est extrêmement simple et intuitif (là où piloter un vaisseau dans Spacewar! relève de l‟ingénierie) et surtout il est impossible d‟y jouer longtemps : la vitesse de la balle est multipliée tous les quatre coups ce qui rend le jeu incontrôlable. Les joueurs sont débordés et l‟un d‟entre eux est obligé de lâcher prise. Cette accélération, qui était une ressource stratégique dans un Spacewar! devient une contrainte externe qui garantit la perte du contrôle dans Pong. « Spacewar! est un jeu de la maîtrise totale sur un univers simulé, Pong un jeu de la perte de contrôle et du dessaisissement de soi face à l‟accélération inévitable. »139. Toute la puissance du jeu d‟arcade, sur ces bases-là, ne sera jamais remise en question et tous les jeux, quel que soit le gameplay, hériteront de cette caractéristique de l‟arcade. On oppose à la sensation de maitrise du jeu-vidéo universitaire la perte de contrôle inéluctable de l‟arcade. Gagner à l‟arcade, être plus haut que les autres dans le leaderboard, c‟est avoir perdu après eux, c‟est avoir tenu un peu plus longtemps, avant que la machine ne nous déborde. Et c‟est bien ce moment-là qui fait tout le jeu de l‟arcade, précisément au moment de cette « petite mort » nous dit Triclot. Toute la jouissance de se sentir déborder, de sauver son vaisseau dans un geste désespéré en un réflexe in extremis alors qu‟on était à la limite du vertige. On retrouve ce plaisir, cette impulsion décrite par Caillois lorsqu‟il nous parle de L‟Ilinx et des activités des fêtes foraines. Et si c‟était cela qui avait permis à l‟arcade de trouver sa symbiose : épanouie dans un mall où l‟on érige les marchandises en loisirs, une forme héritée des parcs d‟attraction où c‟est le loisir que l‟on vend comme marchandise. Mais il reste encore un espace à explorer pour bien appréhender toute la subtilité du jeu et du jeu vidéo : le salon. Ici encore, l‟industrie du jeu vidéo va se trouver face à la même problématique que lors du transfert du jeu universitaire à l‟arcade. A nouvel espace, nouvelles expériences, la recette de l‟arcade ne fonctionne pas dans les salons. Pourtant l‟enjeu est de 139
Ibid.
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taille. Après avoir installé le jeu vidéo partout où il y avait un centre commercial, l‟industrie promet qu‟il y aura du jeu vidéo partout où on trouve un téléviseur. Mais comment s‟adapter à ce nouveau lieu ? C‟est l‟industrie du jouet qui va avoir un rôle déterminant dans cette adaptation. En effet les constructeurs sont déjà présents à la télévision, au travers des publicités bien entendu, mais également en tant que producteur de contenu. Bandai, Mattel ou encore Toei ont bien compris que pour vendre leurs personnages en plastique, ils devaient les inscrire dans un univers propre, un monde de fiction où se déploient les aventures, les psychologies et les relations. Cet univers, c‟est le dessin animé. Ainsi l‟enfant possède d‟un côté la figurine sur laquelle il peut agir, et de l‟autre la trame narrative dont il peut s‟inspirer. Le jeu vidéo, proposant le personnage sur lequel on agit et l‟univers narratif dans un seul et même support familier qu‟est la télévision, est une opportunité fantastique pour les fabricants de jouet. Les figurines deviennent des dessins animés, puis des jeux et tout cet écosystème s‟autoalimente dans un grand microcosme du merchandising :
Le champion toutes catégories des programmes télévisés reste évidemment Mario, indétrônable, hors concours, avec pas moins de cinq séries à sa seule gloire, deux films, une sitcom, sans compter ses apparitions sur les hamburgers, les boîtes de céréales, les briques de lait, les shampooings, les pizzas et les macaronis au fromage, un hommage, à n‟en pas douter, à ses origines italiennes authentiques.140
De ce nouveau glissement vont logiquement naître de nouvelles formes de jeux et d‟expériences, qui n‟auront plus rien à voir avec l‟arcade, et encore moins avec le jeu universitaire. Penser la console de salon en tant que borne d‟arcade privée et gratuite, c‟est penser le jeu en tant que session illimitée. Or le principe de l‟arcade est de répéter des schémas d‟actions et d‟interactions, puis recommencer, encore et encore, pour aller toujours plus loin, jusqu‟au moment où l‟on est à court de pièces de 25 cents. Pouvoir recommencer à l‟infini, c‟est se lasser très vite : on ne peut jouer à Pong indéfiniment sans ressentir au bout d‟un moment un ennui profond. C‟est Nintendo – d‟abord fabricant de jouet – qui vient révolutionner le secteur de manière extrêmement subtile : le constructeur va proposer en parallèle de sa console et de ses jeux, les mêmes exacts jeux mais sous la forme de borne 140
Ibid.
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d‟arcade. Et au lieu de faire payer une « vie » 25 cents, le joueur obtient pour la même somme un temps de jeu. Ainsi les joueurs peuvent « tester » ou « louer » la console pour une durée déterminée. Nintendo va inventer trois types de jeux vidéo qui seront les piliers de la console de salon pendant de nombreuses années : le jeu de plate-forme (Mario), le jeu d‟aventure (Zelda) et le jeu de rôle (Dragon Quest). Ces nouvelles formes – ces nouveaux standards peut-on même dire – du jeu vidéo de salon, rassemblent plusieurs caractéristiques essentielles : l‟univers narratif, le cartoon, l‟exploration et la plus importante, il est désormais possible de vaincre le jeu en allant au bout d‟une histoire, en sauvant une princesse ou en libérant le monde d‟un maléfice.
Les jeux de Nintendo ont été regardés pendant longtemps avec condescendance, comme des objets puérils, indignes d‟une attention sérieuse. […] Il faut se rendre compte des inventions considérables dont ces jeux sont responsables, non seulement sur le plan des mécaniques du jeu comme on le dit bien souvent, mais aussi sur le plan des expériences. Ces jeux réussissent […] en inventant une forme d‟expérience adaptée à la situation micro géographique de la console de salon.141
Aujourd‟hui ces jeux sont étudiés comme on étudie des classiques du cinéma ou de la littérature, on croirait voir l‟histoire du jeu au XVIIIème siècle qui se répète. On observe donc une trame remarquable dans cette brève histoire du jeu vidéo, une trame qui l‟amène à glisser d‟espace en espace, et qui l‟oblige à réinventer ses formes d‟expérience à chaque nouveau lieu (voir figure 9).
141
Ibid
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Figure 9 Ŕ le principe de glissement d‟espace142 Résumé ainsi, ce principe de glissement d‟espace soulève une évidente question : quel est le prochain espace, la prochaine sphère où le jeu vidéo va s‟installer ? Et si l‟on considère que la console portable (arrivé très peu de temps après la console de salon) a été l‟espace suivant, peut-on considérer que les smartphones sont le lieu actuellement investi par les jeux vidéo ? Et lorsque le jeu aura envahi tous les terminaux – on peut même considérer que cela est déjà fait – ne peut-il se déployer dans un espace plus large, celui de la vie, de la réalité ? Quel serait alors son régime d‟expérience, quelles nouvelles formes inventerait-il ?
142
Schéma librement inspiré de M. Triclot, Philosophie des jeux vidéo, (Zones, 2011)
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3.2 LE JEU VERSUS LES JEUX
Nous pouvons songer à une gamification comme héritage du jeu vidéo. C‟est même plus que probable, on l‟a vu, tant les mécaniques mises en avant par Zichermann ou McGonigal semblent emprunter aux éléments du game design. Le principe et la rationalisation du game design est dû au fait que le jeu vidéo est un phénomène qui a atteint sa maturité en tant qu‟objet de recherche. Comme le jeu avant lui, le jeu vidéo a longtemps été considéré comme futile et puéril avant d‟intéresser les chercheurs. Cet intérêt est dû au fait que le jeu vidéo a pris une place très importante dans la société, la culture et l‟économie. C‟est un loisir de masse dont la diffusion a été la plus spectaculaire au cours de la dernière décennie143et c‟est un marché qui représente désormais un volume supérieur à l‟indétrônable industrie du film hollywoodien. C‟est de ce constat qu‟est né le courant des Game Studies. Non pas pour étudier le jeu vidéo comme fait social, ni comme facteur économique – nul besoin d‟étudier le jeu puisqu‟il est une marchandise comme une autre – mais plutôt spécifiquement l‟objet jeu. Ainsi l‟on distingue classiquement deux courants des Game Studies, une approche « narratologique » centrée sur les récits et les histoires que racontent les jeux vidéo, et une approche « ludologique » qui va s‟intéresser aux formes des jeux. Un des plus fier représentant des Game Studies, Jesper Juul, s‟est attaché à décrire le jeu de façon à ce qu‟il devienne un objet « noble », digne d‟être étudié. Ce faisant, il légitime les travaux de nombreux universitaires sur la question. Mais il y a un revers à cette médaille : Juul décrit le jeu comme un système formel – comme les mathématiques par exemple – effaçant du revers de la main toute la dimension populaire du jeu et du jeu vidéo. En se concentrant sur le dispositif, Juul occulte tout un pan de l‟étude du jeu vidéo.
Toute la question est là : peut-on reléguer la question des expériences du jeu à une question seconde, subordonnée à une approche des jeux comme systèmes de règles. Peut-on définir ainsi le jeu indépendamment de l‟activité du joueur ?144
C‟est encore Triclot qui tire la sonnette d‟alarme : il est incroyable – impossible même – d‟ignorer toutes ces facettes du jeu que sont l‟expérience, la subjectivité du joueur ou ce qui
Olivier Donnat, Les Pratiques culturelles des Français à l‟ère numérique. Enquête 2008 (La Découverte, 2009) 144 M. Triclot, Philosophie des jeux vidéo, (Zones, 2011) 143
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fait l‟envie de jouer. Winnicott l‟a décrit, et nous l‟avons répété : le jeu ne se passe ni à l‟écran ou sur le plateau, ni dans le joueur, mais dans un entre-deux, dans un espace transitionnel où vont se jouer les expériences. Le jeu est un système, l‟état ludique est une symbiose : si le jeu – l‟objet – s‟arrête de fonctionner (mon ordinateur plante, mon ballon de foot est crevé) alors je ne joue plus. Mais comme dans toute symbiose, le joueur nourrit le jeuobjet : si je décide d‟arrêter de jouer, ce ballon est-il toujours un jeu ?
« Attention, Monsieur, vous marchez dans notre jeu ! » Des cailloux alignés par terre, qu‟est-ce que c‟est ? Le passant l‟ignore. Le jeu n‟est rien d‟autre que ce que fait le joueur quand il joue. Une fois qu‟il a cessé de jouer, que reste-t-il de son jeu ? Les joueurs envolés, les cailloux retournent à l‟état de cailloux.145
Henriot nous montre bien ici comme l‟objet jeu peut être dérisoire si le joueur n‟est pas là pour former l‟état ludique avec lui. C‟est le principe d‟un écosystème, d‟une symbiose : si l‟on retire un élément ou un composant, l‟équilibre est rompu et le système éclate. C‟est pourquoi de nombreux philosophes ou game designer modernes, Mosca (2012), Triclot (2011), Chauvier (2007), Robertson (2010),Walther (2003), Henriot (1969) et même Caillois (1958) dans un sens, font le vœu d‟une étude du jeu en tant qu‟expérience, système ou symbiose, plutôt que d‟une étude des jeux en tant qu‟objets et dispositifs, ce qui est l‟approche de nombreux courants jusqu‟à maintenant.
Toute philosophie du jeu est d‟emblée sous la menace d‟une grave amphibologie. […] Dans un cas on parlera, sous le nom abstrait de « jeu », du comportement ludique subjectif qu‟est l‟activité de jouer. Dans l‟autre on parlera, sous le même non abstrait de « jeu », des dispositifs ludiques objectifs que sont les jeux.146
Ainsi, Chauvier distingue dispositif et comportement, et exprime la difficulté du philosophe à se défaire de l‟ambiguïté linguistique qui pousse bien des savants à « fabriquer
145 146
Jacques Henriot, Le Jeu, (PUF, 1969) Stéphane Chauvier, Qu‟est-ce qu‟un jeu (Librairie Philosophique, 2007)
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une chimère métaphysique, comme on forgerait une idée abstraite de chien en mêlant des caractéristiques prises de l‟animal et d‟autres prises de la constellation147 ». Henriot intégrait déjà cette idée de maintenir une tension entre le dispositif et le joueur, à la façon de l‟espace transitionnel de Winnicott :
Qu‟il s‟agisse de jeu ou de jouet, ces réalités n‟ont de sens et de fonction que parce qu‟elles sont l‟objet d‟un jouer qui tient lui-même au jeu que le joueur, par son attitude, introduit et maintient entre son jeu et lui. Jouant à (s‟il s‟agit d‟un jeu), avec (s‟il s‟agit d‟un jouet), il se tient à distance. Le jeu, le jouet peuvent être définis de façon générale comme étant ce qui se prête au jeu. S‟il y a jeu, le jeu n‟est que dans l‟attitude de l‟acteur à l‟égard de son acte148
Il faut préciser qu‟on distingue en anglais le « Play » et les « Games », là où nous autres francophone n‟avons qu‟un seule terme. Le play est bien l‟attitude, le comportement du joueur, le régime d‟expérience ou encore le système ludique. Ainsi, n‟importe quelle situation peut être considérée comme ludique si elle est caractérisée par du playfulness (de « l‟enjouement »). Les games sont les dispositifs, les jeux réglés. Ainsi le courant des games studies étudie l‟objet jeu, isolé de son écosystème, un peu comme la psychologie clinique étudie l‟individu coupé de son environnement. La démarche est louable dans certains objectifs, mais pas du point de vue de notre approche de l‟état ludique. Peut-on proposer, comme le fait Triclot, des play studies, tournées vers la fabrique des expériences ? Et si le concept de gamification était erroné parce qu‟en partie issue des game studies ? Si – plus qu‟une real-gamification – c‟était une proposition de playification qu‟il fallait formuler ? Le lien qu‟entretient le jeu avec l‟homme n‟est ni frivole, ni évitable. Au contraire il est vital pour se construire socialement bien sûr, comme nous le montre beaucoup de psychologue, mais également pour survivre. Pour de nombreux philosophes, le lien est si profond qu‟il en est métaphysique, il permet à l‟homme de s‟élever, à la civilisation d‟être parfaite même, du point de vue de Schiller :
147 148
Ibid. Jacques Henriot, Le Jeu, (PUF, 1969)
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L‟homme ne joue que là où dans la pleine acceptation de ce mot il est homme, et il n‟est tout à fait homme que là où il joue.149
Si Aristote avait connu les pensées de Pascal, Kant ou Schiller, peut-être aurait-il pu reconsidérer le jeu comme moyen d‟atteindre l‟eudaimonia. Car oui, le jeu est vertueux, il permet à l‟intellect humain de s‟exprimer dans une forme pure et sans contrainte, les jeux sont la vitrine de l‟ingéniosité humaine nous dit Leibniz. Plus que cela, le jeu nous permet de voir ce que c‟est que vivre : dans le jeu on peut perdre, abandonner, refaire une partie différemment, sauvegarder et charger la partie à l‟infini. Le jeu nous montre ce que serait le monde s‟il était mis en nombre – ce que tend à faire la gamification, on va le voir. Le jeu nous accompagne tout au long de notre existence faite d‟une succession d‟espace potentiel, de petits mondes négociés où tout se joue. Mais si l‟on veut apprendre du jeu, si l‟on veut accéder à cette vision holistique qui est celle du chercheur, il faut embrasser le jeu comme un système complexe, une symbiose constituée de multiples composantes dont l‟omission – ne serait-ce que d‟une seule – romprait l‟équilibre et ne nous permettrait pas de la considérer dans sa totalité. Et c‟est pourtant à cette condition que l‟on peut prétendre poser les bases d‟une gamification réelle, qui respecte le système ludique. Ce système est complexe, ancré très profondément et c‟est dans ces racines, dans cette structure qu‟il faut agir.
149
Schiller, Lettres sur l‟éducation esthétique de l‟homme.
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III. DISCOURS POUR UNE REAL-GAMIFICATION Nos conclusions jusqu‟ici nous ont montré deux choses essentielles. Deux étapes du cheminement critique qu‟il nous semblait nécessaire de valider afin de légitimement amener une troisième idée. Il nous fallait montrer que la gamification, ce mot-tiroir, ce prétexte à la vente, était cassé. Non pas illégitime, galvaudé ou tout simplement faux, juste cassé. Cassé comme un jouet qui aurait un défaut de fonctionnement, une figurine censée agiter son bras lorsqu‟on presse un bouton, mais qui en réalité se détache. Nous devions prouver cela en montrant une seconde idée : que le jeu n‟est pas un sujet mineur – ou pour les mineurs – que le jeu fait homme autant que l‟homme fait les jeux. Que le lien qui unit la pratique ludique et l‟humanité est profond – très profond – et ancré solidement dans sa culture. Même si l‟on n‟est généralement pas sérieux dans le jeu, son essence, elle, est on ne peut plus grave. Utiliser l‟âme du jeu pour résoudre, pour apprendre, pour véhiculer, pour manipuler : si nous savons que l‟agent joue, nous savons également que l‟idéologie est sérieuse. Or cette gamification donc, ne fonctionne pas. Elle ne tient pas ses promesses, que ce soit pour le joueur ou pour l‟opérateur, elle n‟est qu‟une surcouche, un calque très fin qui ne fait que répéter encore et encore la même rengaine : des systèmes de points, des récompenses, des badges, et encore des badges.
La gamification ne serait ainsi pas de rajouter une couche ludique, mais plutôt de faire du ludique le fondement du design.150
Comme Olivier Mauco dans son essai Sur la Gamification, nous avons l‟intime conviction qu‟il y a dans l‟homme et autour de lui assez de place pour proposer une nouvelle définition de la gamification. L‟époque est idéale, la technologie n‟attend que ça et l‟homme – ose-t-on l‟espérer – est prêt à en accepter les vertus tout en respectant son éthique et sa moral. Nous allons voir quel est cet environnement propice à une gamification vraie, à une gamification réelle.
150
Olivier Mauco, Sur la Gamification, (Gaminsociety, 2012)
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1. LA
PLACE DE L’EXPERIENCE DE JEU DANS LA SOCIETE POST-
MODERNE 1.1 RENEGOCIATION DE L‟INTERFACE : L‟OUTIL – CONSOLE
L‟émergence du concept de gamification est intimement liée à la maturité du jeu vidéo. Les mécaniques qui s‟opèrent jusque-là sont librement inspirées du courant des game studies. Nous imaginons donc pouvoir proposer une gamification issu du play de l‟expérience et du comportement. Du voir comme plutôt que directement emprunté à la structure de l‟objet jeu vidéo. Pour cela il faut bien se rendre compte de la place – privilégié – que tient le jeu vidéo, et cela quel que soit sa forme, dans la société. Le jeu vidéo est un phénomène exceptionnel et unique en cela qu‟il impose, par rapport à ses ancêtres les jeux institutionnels, une nouvelle interface de manipulation. L‟ordinateur – qu‟il soit console, borne d‟arcade, téléphone – est une machine de calcul programmable. Les jeux vidéo sont des programmes qui prennent place dans la machine, au même titre que d‟autres programmes de bureautique par exemple. Un traitement de texte, une feuille de calcul mais également un logiciel de surveillance de réacteur nucléaire ou un outil pour réaliser des spéculations en bourse. Tous ces outils sont des programmes, et tous ces outils utilisent la même interface : l‟ordinateur. L‟ordinateur est décisif pour notre modernité, il est l‟objet technique – l‟instrument – le plus indispensable de notre monde contemporain. On ne peu le supprimer sans que le monde, économiquement, politiquement, ne s‟effondre. De fait les jeux vidéo occupent une place exceptionnelle culturellement, liés organiquement à au système politique et économique, et donc au travail. Cela est véritablement paradoxal pour un concept qui a longtemps été opposé au travail, au sérieux. Le jeu est passé d‟une nonactivité nécessaire, une coupure nette entre deux activités laborieuses, à une activité floue qui devient soluble dans le travail. L‟outil de travail est le même que l‟outil de loisirs et avec la miniaturisation et la dématérialisation, nous possédons un ordinateur en permanence sur nous : c‟est tout un modèle qui est en train de – ou qui a déjà – éclaté. Nous avons vu avec Adorno que l‟industrie culturelle et la société de consommation avaient déjà fait sauter la barrière temporelle entre le travail « de la triste semaine » et « le sport du dimanche »151, tension qui permettait de faire la distinction entre travail et loisir. Cette idée s‟inscrit dans une théorie plus globale du divertissement comme prolongement du 151
Adorno, T., ed. Bernstein. The Schema of Mass Culture in The Culture Industry. (Routledge: New York, 1991.)
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travail. Le divertissement et les loisirs sont façonnés avec les mêmes mécaniques que le travail, que l‟outil de production. On croit échapper dans le divertissement au processus de travail, mais en réalité, c‟est dans le divertissement que l'individu est préparé et discipliné par l'industrie culturelle pour l‟affronter. Les carrières des professions libérales sont déterminées par l‟appartenance à la "culture" plus encore que par les savoirs techniques, car c‟est dans la "culture" que se manifeste l‟allégeance au pouvoir et à la hiérarchie sociale. S‟amuser, c‟est donc être en accord avec la société.
Dans le capitalisme avancé, l‟amusement est le prolongement du travail. Il est recherché par celui qui veut échapper au processus du travail automatisé pour être de nouveau en mesure de l‟affronter. Mais l‟automatisation a pris un tel pouvoir sur l‟homme durant son temps libre, elle détermine si profondément la fabrication des produits servant au divertissement que cet homme ne peut plus appréhender autre chose que la copie, la reproduction du processus du travail lui-même.152
Avec l‟avènement du smartphone et l‟hégémonie de l‟ordinateur comme outil de travail, c‟est la barrière spatiale qui saute à son tour. Dans certain cas extrêmes, la pratique du jeu vidéo est rigoureusement identique à celle d‟une tâche laborieuse. Prenons l‟exemple des jeux de rôle en ligne. Les sessions de jeu s‟organisent en « raids » qui consistent à réunir une équipe où chacun est cantonné à un rôle bien précis, une classe, un métier dans le but d‟abattre collectivement un monstre surpuissant : ainsi le tank encaisse les dégâts et attire l‟attention du monstre, le healer soigne le tank, le dps (damage per second, dont le nom se résume à l‟expression d‟une statistique) tente de faire le plus de dégât etc. Il est absolument fantastique de voir un chef de raid organiser son équipe, crier des ordres dans son micro dans un jargon incompréhensible, allouer telle ressource à tel coéquipier, monitorer en permanence les niveaux de vie, évaluer le temps qu‟il reste à tenir avant que les points du monstre n‟atteigne zero, et surtout l‟état qu‟on peut lire sur son visage, du divertissement oui, mais surtout le masque impénétrable du sérieux et de la concentration. Si l‟on ôte le déguisement heroic-fantasy du jeu, ses potions, son mana et ses gobelins, si l‟on entre en contact avec
152
T. Adorno, La production industrielle de biens culturels, la Dialectique de la raison, (Gallimard, 1974 [1944])
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l‟interface pure, dépouillée, nous nous retrouvons face à une activité de« surveillance des réseaux telle que la décrit l‟anthropologie du travail » nous signale Triclot153. C‟est que dans sa version la plus minimale toute activité informatique n‟est finalement que manipulation d‟informations par un agent, que ce soit un jeu vidéo ou la gestion des ressources humaines d‟une multinational. Devant une telle constatation, il est évident d‟avoir vu naître certaine pratique visant à métamorphoser des conditions de travail considérées comme aliénantes en moment de divertissement. Devant l‟engagement et le sérieux des joueurs, quel manager n‟a pas rêvé de reproduire cet état dans son open-space ? C‟est ainsi que les premières théories de l‟engagement ludique sont nées 154 . On voit donc que les premières formes de gamification modernes, même si le terme n‟était pas encore sorti de l‟esprit affuté des consultants en marketing, commence à répondre à des problématiques d‟engagement, né sur le terreau fertile d‟une distinction travail loisir qui, sociologiquement et techniquement, n‟existe plus.
153
M. Triclot, Philosophie des jeuxvidéo, (Zones, 2011) Voir Byron Reeveset J. Leighton Read, Total Engagement. Using Games and Virtual Worlds to Change the Way People Work and Businesses Compete,(Harvard Business Press, 2009) 154
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1.2 LA MARCHANDISE IDEALE DE NOTRE EPOQUE
Il existe une théorie véritablement intéressante qui vient illustrer la place essentielle que le bien vidéo-ludique a réussi à se tailler dans la société postmoderne. Stephen Kline, Nick Dyer-Witheford et Greig De Peuter, dans leur ouvrage Digital Play 155 , font une distinction fondamentale entre le fordisme et le post fordisme, entre un capitalisme de l‟industrie et un capitalisme de l‟information. Le changement de paradigme est majeur dans les trois sous-domaines qui structurent et organisent la société capitaliste : la technologie, la culture et le marketing. Pour faire simple, la société capitaliste, pour maintenir son existence, doit trouver le bon équilibre entre la production et la consommation : produire à moindre coup et vendre le plus cher possible. Le problème réside dans le fait que les travailleurs sur lesquels on a tendance à économiser en termes de salaire, sont aussi les consommateurs qui achètent les produits. Cet équilibre s‟appelle le « régime d‟accumulation » et a été théorisé par les représentants du courant français de la Théorie de la Régulation en économie. Le terme de Fordisme correspond en réalité au nom du régime d‟accumulation de la société pendant les 75 premières années du XXème siècle. Ce régime correspond technologiquement à l‟avènement des chaines de production, en marketing à la création des marchés de masse standardisés et culturellement dans une idéologie libérale du « laissez-faire » et de l‟euphorie de la consommation. Le fordisme était alors un véritable mode de vie qui avait restructuré la notion de travail et de loisirs autour des horaires de bureau, imposant les mass-medias via les téléviseurs et les radios et une toute nouvelle définition de la culture – allègrement critiquée par les représentants de l‟école de Francfort – dans les foyers. C‟est l‟âge d‟or de la publicité qui martèle des schémas de consommation dans les pavillons de banlieue. Ce n‟est pas un simple discours de producteur à consommateur, c‟est un support idéologique qui instaurera la vision fordiste de la vie : la culture du « getting and spending », du matérialisme et du consumérisme. Aucune citation ne résume mieux cette époque que cette tirade de Don Draper, publicitaire fictif des années 60 dans la série Mad Men, produite par HBO :
155
Stephen Frine, Nick Dyer-Witheford et Greig De Peuter, Digital Play : The Interaction of Technology, Culture, and Marketing, (MQUP, 2003)
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La publicité se fonde sur une seule chose: le bonheur. Et vous savez ce qu‟est le Bonheur ? Le Bonheur, c‟est l‟odeur d‟une voiture neuve. C‟est se libérer de la peur. C‟est une affiche sur le bord d‟une route qui crie avec réassurance que tout ce que vous faites est ok. Vous êtes ok. 156
La fin des années 70 apporte avec elle la fin de ce régime d‟accumulation suite aux crises, aux nouveaux concurrents (le Japon par exemple), à la montée en puissance des syndicats et d‟autres facteurs qui montrent que le modèle s‟essouffle. Pour retrouver et maintenir un équilibre, un nouveau régime de régulation est à définir. Notre époque « Postfordiste » est caractérisée techniquement par la flexibilité du management et l‟outsourcing dans les pays à main d‟œuvre bon marché que permet l‟hégémonie de la micro-informatique. En termes de marketing par la transformation des marchés de masse en marchés de niche hyper-segmentarisés, et culturellement par la promotion de l‟entreprenariat mais également des valeurs d‟entraide sociale. Tout cela serait impossible sans le bond formidable qu‟ont réalisé les nouvelles technologies de l‟information et de la communication. Notre époque est également caractérisée par un nouveau mode de consommation selon l‟économiste Martyn J. Lee157 : celui de l‟expérience, qui a pour conséquence la multiplication des évènements et des biens culturels. On ne consomme plus un produit uniquement pour ses qualités intrinsèques mais pour l‟image que véhiculent la marque, et l‟expérience vécue lors de la consommation. La technologie permet alors de remplacer les « temps mort » (transport public, file d‟attente etc.) en « temps d‟achat » grâce aux smartphones, mais avant eux aux walkmans. Pour Baudrillard, la société postmoderne est caractérisée par une « hyper-réalité » 158 , c‟est le concept de simulacrum où l‟homme postmoderne serait progressivement dans l‟incapacité de distinguer le réel du virtuel, le fantasme de la vérité. Notre régime d‟accumulation actuelle se trouverait donc ici. Lee va plus loin encore, et suggère qu‟il existe pour chaque régime d‟accumulation une « marchandise type » ou « marchandise idéale ». Cette marchandise rassemble en elle toutes les forces économiques, technologiques, sociales et culturelles qui sont en jeu dans la société, elle « reflète toute l‟organisation sociale du capitalisme159 » selon
156
« Advertising is based on one thing: happiness. And do you know what happiness is? Happiness is the smell of a new car. It's freedom from fear. It's a billboard on the side of a road that screams with reassurance that whatever you're doing is OK. You are OK. » Don Draper, Smoke getsin your eyes, Mad Men, (HBO, 2007). 157 Martyn Lee, Consumer Culture Reborn, (1993) 158 J. Baudrillard, Simulacra et Simulations, (EBS, 1081) 159 Martyn J. Lee, op.cit
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ses propres mots. Lee propose alors de considérer le système voiture – pavillon de banlieue comme symbole du Fordisme, ce qui semble parfaitement sensé étant donné que c‟est ce système qui structure le mode de pensée global de cette époque, comme nous venons de le voir. La « marchandise idéale » du post-fordisme devrait être, par contraste, instantanée, expérientielle, fluide, flexible, hétérogène, personnalisée, portable et constamment influencée par la mode dans sa forme et son style. Pour les auteurs de Digital Play, le doute n‟est pas permis : le jeu vidéo est la marchandise qui s‟inscrit en plein dans cette époque, c‟est le bien qui correspond à cette montée de l‟expérience et qui représente le mieux le principe d‟hyperréalité.
Les jeux vidéo et les jeux d‟ordinateur englobent les nouvelles puissances de production, consommation et communication avec lesquelles le capital tente encore une fois de repousser ses propres limites à transformer le quotidien en marchandise avec intensité et envergure ; ils jouent un rôle crucial dans la transformation digital des textures et processus de la vie quotidienne ; ils caractérisent les stratégies et impératifs d‟un nouveau régime d‟accumulation marqué par une dépendance accrue à la simulation comme outil de travail mais également comme bien de consommation.160
Nous nous apercevons encore de l‟importance du jeu vidéo sous le prisme économique d‟abord, puisque il s‟agit désormais du plus gros marché dans le secteur de l‟industrie culturelle (qui n‟a cesse de croître) mais également d‟un point de vue sociologique, technologique et communicationnelle avec la théorie de la marchandise idéale de notre époque. Michel Maffesoli ne s‟y trompe pas lorsque qu‟il considère notre société à la lumière de la renaissance du mythe dionysiaque :
160
Stephen Frine, Nick Dyer-WithefordetGreig De Peuter, Op.Cit.
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Confluence du temps et de la durée, et que l‟on peut essayer d‟interpréter comme lieu de réminiscence d‟un mythe archétypal inscrit par le temps dans la société et l‟individu. Le mythe de la danse cosmique, celui du monde comme jeu et du jeu du monde.161
Ainsi voilà que l‟on voit poindre toutes les circonstances qui font de la gamification un sujet actuel, mais surtout fondamental dans une société qui semble se structurer dans tous les domaines qui la composent, pour et par le jeu. Des siècles de philosophie, de sociologie, d‟anthropologie et de mathématiques du jeu pour que le concept soit légitime, soit considéré comme essentiel, voir comme un miroir de la vie. Puis la révolution des machines à calculer, le jeu qui n‟attendait qu‟elles pour se transformer et transformer notre ère en une époque du ludique, de la célébration et de l‟expérience pour l‟expérience. Epoque du capitalisme de l‟information, du post-fordisme ou post-moderne, qu‟importe, il semble surtout qu‟il s‟agisse de l‟ère du jeu.
161
Maffesoli Michel, Le monde comme jeu, le jeu du monde, (Sociétés, 2010)
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2. LA
MISE EN NOMBRE, COUCHE NECESSAIRE A UNE TOTAL-
GAMIFICATION
2.1 LE VIEUX REVE METAPHYSIQUE DE LEIBNIZ
Pour montrer l‟importance de l‟algorithme, d‟abord dans le jeu vidéo, mais surtout dans notre quotidien et dans la gamification, il est intéressant encore une fois de faire appel à Leibniz. Le mathématicien-philosophe suggère dans son Discours de métaphysique une approche absolument visionnaire si nous l‟analysons à travers le prisme du jeu vidéo. Leibniz propose que l‟univers dans lequel nous vivons n‟aurait pas été créé par un Dieu impulsif et artiste, mais par un Dieu scientifique, à base d‟hypothèses et d‟observation de phénomènes. Ainsi notre monde serait le résultat d‟un calcul d‟optimum, et il existerait infinité d‟autres univers « ratés ». Dans notre univers optimal, chaque entité, chaque être, chaque objet possède son propre programme, né d‟un algorithme parfait.
Dieu a choisi celui qui est le plus parfait, c‟est-à-dire celui qui est en même temps le plus simple en hypothèses et le plus riche en phénomènes, comme pourrait être une ligne de géométrie dont la construction serait aisée et les propriétés et effets seraient fort admirables et d‟une grande étendue.162
L‟analogie est ici évidente pour n‟importe qui a déjà développé un programme informatique. En effet tout l‟enjeu d‟un développeur est d‟arriver à ses fins en écrivant le moins de code possible. Le but n‟est pas ici de gagner du temps, mais d‟optimiser les ressources, faire preuve d‟ingéniosité pour écrire l‟algorithme le plus intelligent possible. Leibniz nous explique ensuite que chacune de ces entités existentielles réagit alors au sein de l‟univers et avec les autres entités de façon quasi prévisible, comme une intelligence artificielle.
162
Leibniz, Discours de Métaphysique, (Vrin, 1986)
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La notion d‟une substance individuelle enferme une fois pour toutes tout ce qui lui peut jamais arriver, et en considérant cette notion on y peut voir tout ce qui se pourra véritablement énoncer d‟elle, comme nous pouvons voir dans la nature du cercle toutes les propriétés qu‟on en peut déduire.
En effet on considère ici que chaque entité peut être remplacé par un algorithme, que chaque entité fait les choix les plus judicieux – après tout, nous sommes dans l‟univers optimal – en fonction de son code. On retrouve ici, mais c‟est un autre sujet (tout aussi passionnant) les prémices de ce qu‟on nomme aujourd‟hui la cybernétique et les travaux sur l‟intelligence artificielle163. Dans un jeu vidéo, chaque objet avec lequel peut interagir un individu possède son propre code, ses propres réactions en fonction des stimuli de l‟environnement ou du joueur lui-même. En cela l‟œuvre vidéo-ludique réalise de façon quasi-idéale le monde leibnizien. Reste un paramètre qui n‟a pas d‟algorithme déterminé par ce Dieu calculateur – L‟Ordinateur pourrait-on dire, celui qui met en nombre – c‟est un élément qui possède son libre arbitre, qui est libre de faire des choix qui ne sont guidés par aucun algorithme: il s‟agit du joueur. Et c‟est là que cette affaire devient intéressante : le joueur, s‟il veut gagner le jeu, va devoir se plier aux règles du monde qu‟il vient d‟intégrer, il va devenir lui-même objet leibnizien en recherchant l‟enchainement optimal, en suivant ce chemin linéaire que l‟on a tracé pour lui, en interagissant de telle manière avec un personnage pour qu‟il lui livre le bon indice, ou en répondant à cette attaque par le meilleur coup qu‟il a le temps de placer en fonction du temps de réaction de l‟adversaire. Le joueur va finir par répondre de façon optimale aux stimuli de l‟environnement, de l‟univers de calcul dans lequel il évolue. On relève ici une caractéristique fondamentale du jeu vidéo grâce à Leibniz, et il nous parait évident de nous questionner sur ce qu‟il manque, ce qu‟il est nécessaire d‟apporter au quotidien, à la vie « physique » pour la transformer en monde leibnizien ? Si l‟on veut transformer les situations en jeu comme le suggère la gamification, il y a peut-être un travail préalable de « leibnizisation » à faire subir à ces situations.
163
Voir Alan Turing.
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2.2 LE CAPITALISME SANS FRICTION
Nous allons faire le rêve – ou le cauchemar – un peu fou d‟un monde totalement gamifié, d‟une total-gamification du monde. Comment peut-on mettre en place structurellement des mécaniques que l‟on peut automatiser, comment transformer la vie – ou plutôt voir la vie comme un jeu vidéo. C‟est Bill Gates, fondateur de Microsoft, qui nous fournit des clefs de compréhension des étapes nécessaires dans un livre écrit en 1995 : La Route du Futur. L‟informaticien visionnaire prédit (et appelle de ses vœux) un « capitalisme sans friction » grâce à l‟informatique, mais surtout au réseau mondialisé : internet. Bill Gates s‟attend donc à ce que tous les points de friction soient effacés : l‟information doit être libre et complète pour que chacun des acteurs du marché – même le consommateur final – y ait accès. C‟est la condition sine qua non pour atteindre cet état de « concurrence pure et parfaite » théorisée par l‟économiste Frank Knight en 1921 164 . C‟est un rêve d‟égalité des chances entre tous les adversaires d‟un même jeu. Ce partage total de l‟information implique donc également le consommateur, et on imagine une offre hyper-personnalisé : « les produits seront confectionnés à la fois en série et sur mesure »165, à la seule condition que le consommateur lui-aussi fournisse ses données personnelles… ce n‟est plus seulement le rêve de Gates, mais également de Zuckerberg166, de Brin et de Page167, quelques années plus tard. Ce capitalisme sans friction appelle de ses vœux à la mise en nombre du monde, à la transformation en un monde leibnizien.
164
Voir Denis Clerc, La mauvaise concurrence chasse la bonne, (Alternatives économiques mars 2001) Bill Gates, La Route du Futur, (Laffont, 1995) 166 Mark Zuckerberg, fondateur de Facebook. 167 Sergei Brin et Larry Page, fondateur de Google. 165
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La transformation des choses en information, en données si possible fidèles que l‟on pourra agréger à d‟autres données de même classe, est l‟instrument indispensable de la constitution d‟une vue privilégiée, synoptique, sur l‟activité. Rassembler des données, c‟est fabriquer un point de vue surplombant, central, qui peut tout voir, ou du moins voir plus que chacun des acteurs locaux. Le rassemblement des données permet ensuite une forme d‟action à distance, à partir de ce lieu central : agissez sur tel paramètre, effacez ce signal d‟erreur. Ces deux possibilités, le synopsis et l‟action à distance, sont constitutives des technologies de l‟inscription, dont l‟ordinateur démultiplie les pouvoirs à une échelle inédite.168
Ce que nous montre Triclot ici, c‟est que de la mise en nombre, en information, en data du monde dépend notre capacité à agir dans l‟instantanée, en configurant des paramètres, en agissant sur des indicateurs, et en pleine connaissance de cause puisque l‟information est globale et permet d‟avoir des retours immédiat. Ces feedbacks sont constitutifs des jeux comme nous l‟exprime encore Gates lorsqu‟il nous parle du premier jeu vidéo auquel il s‟est adonné :
Les ordinateurs sont géniaux car quand vous travaillez avec eux vous savez immédiatement si votre programme fonctionne. C‟est le genre de feedback qu‟on ne trouve nulle part ailleurs.169
Ainsi donc il suffirait simplement de mettre en nombre le monde, et pour peu que la situation soit ludique et bien paramétré, l‟individu oublierait avec joie et volonté son libre arbitre pour devenir un objet leibnizien. Bien sûr il pourrait encore faire des choix comme nous le dit Robertson170, le choix du moyen institué par le jeu pour remplir son objectif, le choix de prendre l‟épée magique ou le pistolet pour aller délivrer la princesse. Il est assez simple de critiquer un tel modèle en invoquant les lieux communs que l‟on connait, comme celui de l‟asservissement par le nombre, ou l‟effacement progressif et 168
Mathieu Triclot, op.cit. « Computers are great because when you're working with them you get immediate results that let you know if your program works. It's feedback you don't get from many other things. » Bill Gates, La Route du Futur, (Laffont, 1995) – trads.paley 170 M. Robertson, op.cit 169
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irrémédiable de la vie privée. Mais il est également aisé de passer outre en dénonçant le conservatisme et en prônant un changement des valeurs culturelles et sociales pour s‟adapter à la nouvelle ère informatique. Il serait stérile de débattre en quelques lignes. Nous pouvons néanmoins donner au lecteur quelques pistes de réflexion sur une critique largement moins diffusée, celle des « littlethings » qui consiste à se faire le défenseur d‟un univers des coïncidences, d‟un monde de la sérendipité et de l‟infra-ordinaire, un monde qui n‟est pas dicté par le Grand Nombre, où les rencontres amoureuses ne se font pas par affinité de base de données et dans lequel Newton découvre bien la gravité en ramassant une pomme sur le sommet de la tête.
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3. LA REGLE DU JEU 3.1 QU‟EST-CE QU‟UN JEU ?
Mettre en nombre une situation est donc logiquement un pré-requis, une première étape à la gamification au sens où on l‟entend : transformer une situation en expérience de jeu. Que faire après ? Nous nous proposons, dans cette dernière partie, de mettre en place une grille de vérification qui nous permettrait, à situation donnée, de définir s‟il s‟agit d‟un jeu ou non, de déterminer si la situation est ludique, si elle est gamifiée. Ironie du travail de recherche, il s‟avère que cette grille fonctionne comme une règle, ou regula. En effet si elle nous permet de vérifier qu‟une situation est bien ludique, elle nous donne également les conditions pour créer la ludicité ou transformer la situation en jeu, de la même façon qu‟une règle permet de vérifier qu‟un trait est droit, mais également de la tracer le cas échéant. Pour définir cette règle nous nous inspirerons des conditions déterminées dans les chapitres précédentainsi que des observations du philosophe Sebastien Chauvier dans Qu‟estce qu‟un jeu. Si l‟on reprend la définition de Caillois et Huizinga énoncée en introduction de se travail, nous devons faire une remarque. S‟il y a bien un principe fondamental que nous avons mis en lumière dans l‟étude épistémologique du concept de jeu à travers la pensée de l‟homme, s‟il y a bien un intérêt philosophique au concept, c‟est le fait qu‟au-delà du jeu institutionnel, du jeu comme objet, il y a une manière de voir du jeu dans toute chose. Il y a une expérience qui nous permet de voir comme un jeu une situation donnée. Ainsi l‟on se permettra d‟ajuster certaines définitions un peu trop rigides chez Caillois et Huizinga, qui paradoxalement, sont assez sévères et restrictifs pour qualifier un objet de jeu, pourtant voient l‟expérience de jeu à travers toutes les strates de la société et de la culture. Revenons vers notre concept de regula qui est également inhérente au jeu, puisqu‟on y retrouve des règles du jeu. Une règle du jeu doit donc être étalon du jugement mais également informatrice de la pratique à laquelle elle se rattache. La situation de jeu est donc caractérisée par des règles qui instituent un but et imposent des contraintes au joueur. Nous l‟avons évoqué à maintes reprises171, la condition pour que le but du jeu soit ludogène comme nous l‟explique Chauvier172, est qu‟il soit manquable, c'est-à-dire ne pas être l‟aboutissement d‟une 171 172
Voir Robertson I. 1.2 S. Chauvier, op.cit.
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procédure : le joueur doit pouvoir perdre. On dit alors que l‟accès au but doit être « vivant » et non procédural, l‟accès au but requiert une initiative du joueur : un choix ou une certaine façon de faire. Ces moyens sont constitués par les règles, c‟est ce qui fait du jeu une pratique téléologique. Pour que l‟objectif soit considéré comme ludogène donc, il doit être institué par les règles et doit être vivant. La seconde caractéristique du jeu sont les contraintes, ce qui doit mettre en difficulté le joueur dans son accès au but. Nous évoluons dans un monde fait de contraintes et d‟obstacles, ce n‟est pas pour autant que nous jouons systématiquement. Le caractère ludogène de la contrainte, comme pour l‟objectif, est qu‟il ne doit pas être externe. Et nous l‟avons évoqué en psychologie avec la notion de motivation : il ne faut pas que cette contrainte ne sollicite la motivation extrinsèque de l‟individu. Il ne peut par exemple s‟agir de la culpabilité, ou d‟une contrainte d‟ordre religieux ou spirituel. La contrainte doit agir comme un retardateur d‟atteinte de l‟objectif. Il s‟agit des fameux fauteurs d‟échecs de Chauvier (Compétition, Sort, Habileté Tactique, Choix Stratégiques)173. L‟étude des différentes classifications a mis en avant une notion intéressante lorsqu‟on travaille sur le joueur lui-même. En effet en différenciant le jeu d‟un comédien du jeu d‟un rôliste, nous nous sommes rendu compte de l‟importance de la double classe que représente le joueur. Il est à la fois acteur d‟un rôle fournit par le jeu, dont le but et les moyens sont fournies par les règles ; et à la fois auteur car il est le seul décisionnaire de la façon dont il va jouer, dont il va disposer de ses moyens pour atteindre son but. Ainsi on peut considérer qu‟à toute situation de jeu, on retrouve cette extériorisation : le but poursuivi et les moyens mis en place sont « détachables » du joueur car instaurés par la pratique. Lorsqu‟un joueur veut abandonner le jeu, où une fois qu‟il a gagné ou perdu, il suffit qu‟il enlève son « uniforme » de joueur, et tout redevient comme avant. Tout joueur poursuit donc des buts qui ne sont pas ses buts naturels, mais ce que le jeu lui assigne. Cette caractéristique « détachable » du jeu, que Huizinga nomme « cercle magique » implique que les buts atteints dans le jeu, les gains par exemple, sont ceux des joueurs. Lorsque les individus cessent d‟être des joueurs, ils n‟ont plus rien. On peut dès lors se poser la question des jeux d‟argent et de leur gain en espèces sonnantes et trébuchantes. Caillois part du principe que l‟argent mis dans le jeu au début de la partie et l‟argent que l‟on retrouve à la fin est identique, il n‟a fait que se déplacer de mains en mains. Seulement nous pouvons 173
Voir la classification de Chauvier II. 2.2
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dire la même chose de l‟économie en générale, l‟argent de fait que se déplacer, s‟échange contre biens et services de même valeur. On peut également avancer que les jeux d‟argent de sont pas des jeux, étant donné qu‟un joueur qui se laisse prendre par le jeu ne joue plus. L‟enjeu est trop inscrit dans la réalité, la tension est trop forte : de peur d‟être ruiné, le joueur a oublié que le jeu est quelque chose de futile, la pratique à laquelle il s‟adonne n‟est plus un jeu. A titre d‟exemple, on voit bien dans le film Tron174 qu‟un joueur qui joue pour sa survie ne joue plus. Mais Chauvier propose une approche encore plus subtile : la clôture téléologique. Il convient que le jeu est encapsulé socialement, qu‟il est séparé des autres activités humaines et qu‟il doit être considéré comme un absolu. Seulement la nuance, c‟est qu‟une situation n‟a pas forcément besoin d‟être véritablement encapsulée socialement pour qu‟elle soit un jeu, il suffit pour cela qu‟on puisse imaginer qu‟elle le soit. Cette notion de clôture téléologique exprime alors une dernière caractéristique du jeu : la limite spatio-temporelle. Si le jeu est socialement encapsulable, il doit avoir un espace réservé et un kit de jeu, car l‟objectif étant exprimé en termes de moyen. Mais surtout, il doit y avoir un début et une fin de la partie : on doit savoir quand arrêter le jeu afin de savoir qui l‟a gagné. Pour résumer succinctement le fonctionnement de notre Règle (on trouvera un outil plus didactique en annexe 175 ), on peut donc conclure que pour qu‟une situation soit vue comme un jeu, il faut qu‟elle possède des règles, et que ce soit ces règles qui instituent l‟objectif à atteindre, les moyens à mobiliser pour atteindre ce but et les fauteurs d‟échecs, les retardateurs qui empêcheront ce but d‟être atteint. L‟accès au but doit être « vivant », non procédural et manquable, il se fait grâce à l‟initiative, au choix que le joueur fait dans la mobilisation des moyens institués par le jeu lui-même : c‟est une pratique téléologique. Le jeu doit être clôturé téléologiquement, « détachable » de la réalité, il n‟a pas de conséquence en dehors de la clôture. Ainsi il possède ses propres repères spatio-temporels au sein d‟un kit de jeu.
174 175
S. Lisberger, Tron, (Walt Disney Pictures, 1982) Voir Annexe 5
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3.2 APPLIQUER LA REGLE
Fondée sur l‟accumulation d‟observations, sur une recherche épistémologique, sur l‟étude et la sollicitation rigoureuse de connaissances universitaires, notre Règle du jeu – pas des dispositifs, mais de l‟expérience, une rule of play plutôt que des game rules – ne saurait être valide scientifiquement tant qu‟elle n‟a pas été testée. Nous nous proposons donc de passer une situation, un dispositif admis communément par les professionnels du secteur comme étant un exemple de gamification, au crible de notre règle, afin d‟établir s‟il s‟agit en effet d‟un jeu. Puis il faudra tester la seconde fonction de la regula, nous prendront alors une situation qui n‟est pas ludique, et nous verront quels sont les changements, les transformations et les métamorphoses à appliquer à sa structure pour la transformer en expérience ludique. Puisque c‟est le domaine qui nous intéresse, nous nous concentrerons sur la gamification dans un objectif marketing ou publicitaire. Une des opérations marquante de ces dernières années – à un moment où la gamification n‟avait pas de nom, mais où l‟on sentait bien que nous étions dans une ère du play – reste la campagne publicitaire de Volkswagen intitulée « The Fun Theory ». La marque automobile propose un concours où tout un chacun peut envoyer des solutions pour répondre aux problèmes d‟environnement, de sécurité routière ou tout simplement pour « changer les choses pour le meilleur »176. Un des gagnants propose alors The Speed Camera Lottery, littéralement la loterie du radar routier. Le dispositif consiste à afficher la vitesse des conducteurs sur la route ainsi qu‟à les prendre en photo lorsqu‟il passe devant le radar. Un pourcentage des amendes des conducteurs en infraction est prélevé et mis en commun pour constituer le lot de la loterie. Tous les trois jours, un gagnant est tiré au sort parmi les conducteurs qui ont respecté la limitation de vitesse et ce gagnant remporte le lot. Le pré-requis initial, comme nous l‟avons vu, est la mise en nombre de la situation. Nous avons ici un capteur et un affichage de vitesse, un dispositif photographique et un traitement de l‟image qui permet de reconnaitre la plaque d‟immatriculation et donc d‟automatiser le service de courrier. La constitution du lot respecte également ce système, puisqu‟un montant est prélevé sur l‟amende. Nous sommes donc dans un cas de figure où la gestion des données respecte les bases pour une transformation en jeu. Maintenant intéressons-nous aux règles constitutives. Elles instituent bien un objectif et des moyens : gagner la loterie en restant en dessous de la limitation de vitesse et en confiant son sort à la
176
Voir le site de la Fun Theory : thefuntheory.com/
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chance. Il n‟y a ici qu‟un seul moyen, la vitesse de la voiture, mais on peut s‟en servir de différentes manières : accélérer, décélérer, freiner. En cela l‟accès au but peut être considéré comme vivant – même s‟il est linéaire – étant donné qu‟il laisse l‟initiative au joueur de choisir comment il mobilise les moyens et, plus important encore, parce que le joueur peut perdre. Il peut perdre une première fois à cause d‟un fauteur d‟échec de type habileté tactique, il oublie de ralentir à cause de la fatigue, de l‟inattention et dépasse la limitation de vitesse. Et il peut perdre une seconde fois contre le Sort lorsque la loterie désigne le gagnant. Il est intéressant de noter ici que les contraintes ne sont pas externes. On pourrait par exemple parler de l‟amende comme système de punition, et donc considérer son influence sur la motivation externe du joueur plutôt que sur sa motivation interne, mais l‟amende existe en dehors du jeu, c‟est le principe du radar. Qu‟il y ait jeu ou non, l‟amende existe, elle est donc en dehors du jeu et ne rentre pas en compte dans les contrainte de celui-ci. L‟isolement spatial et la délimitation temporelle sont là aussi respectés, on peut faire une « partie » de Speed Camera Lottery comme on fait une partie de Monopoly : le jeu ne prend effet que sur le tronçon routier concerné, au niveau du radar, il débute lorsque la photo est prise et prend fin trois jours plus tard lorsque je reçois ou non une notification. Dernier point crucial et subtil à interpréter : peut-on imaginer que ce dispositif soit clôt téléologiquement ? Peut-on considérer qu‟il pourrait être (l‟emploi du conditionnel est très important) détachable de la réalité, qu‟il n‟ait pas de conséquences sur cette dernière ? Volkswagen vante les mérites de cette installation qui a fait baisser la vitesse moyenne pendant la durée de la mise en place. Il est donc clair que si la Speed Camera Lottery n‟avait pas existé, la vitesse aurait été plus haute pendant cette période, ce qui nous montre justement qu‟une fois terminée, une fois l‟installation retirée, on imagine que la vitesse revient à son taux normal. Cela prouve l‟efficacité de la Fun Theory mais cela montre surtout que l‟on peut considérer ce dispositif au sein d‟une clôture téléologique. Les conditions de la Règle sont donc remplies, on considère la Speed Camera Lottery comme plaçant ses participants dans une expérience de jeu, une situation et un état ludique. On voit avec cet exemple que la gamification comme elle a été définie par Zichermann et ses confrères est bien loin de respecter la Règle de la situation ludique. Le système de points est bien souvent assimilé à une pratique procédurale plutôt que téléologique, quant aux récompenses, elles représentent des contraintes externes (la contrainte de ne pas avoir de récompense) et ne sont donc pas liées à la motivation interne de l‟individu, celle qui doit être sollicitée par le jeu.
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Imaginons maintenant un cas de figure on ne peut plus classique : une marque dispose d‟un site internet participatif, et elle a pour objectif l‟engagement de ses utilisateurs. La solution immédiate et simple d‟une gamification à la Zichermann au problème de l‟incitation à la participation, sera d‟identifier toutes les interactions possibles entre l‟utilisateur et la plateforme : commenter, voter, aimer, publier un contenu, etc. A chacune de ces interactions on attribuera à l‟utilisateur un nombre de point lorsqu‟il les réalise. Au bout d‟un certain nombre de points il passera au niveau supérieur, décrochant alors le badge « niveau 2 ». On finira par proposer un tableau des scores pour avoir le classement des joueurs et ainsi se comparer aux autres utilisateurs. Flatter l‟ego, proposer des outils pour augmenter et montrer son statut, voilà ce que propose actuellement la gamification en marketing. Nous venons de discuter en quoi ce genre de système enfreint beaucoup de conditions de la Règle de la situation ludique, voyons maintenant comment cette Règle peut proposer une solution au problème d‟engagement posé par la marque. Nous devons définir des règles en gardant en tête que l‟objectif du jeu doit être vivant. Ainsi, il est hors de question de résumer la progression d‟un joueur par une barre qui se remplie au fur et à mesure qu‟il récolte des points. Notre joueur doit avoir des choix à faire, et doit prendre les bonnes initiatives au risque de perdre la partie. C‟est donc par cette issue qu‟il semble judicieux de commencer la réflexion : plutôt que d‟imaginer les conditions de victoire, penser en termes de fauteurs d‟échec. L‟utilisateur évolue manifestement au sein d‟une communauté177, il semble évident que le critère de compétition, d‟adversaire, sera un fauteur d‟échec plus qu‟efficace. Mais le web est également le royaume du participatif et de l‟entraide, on peut donc imaginer – comme dans certains jeu de carte –former des équipes (aléatoires) ce qui permettrait d‟exacerber un deuxième type de fauteur d‟échec : le choix stratégique. En effet on pourrait mettre l‟utilisateur – et tout ceci est purement spéculatif – face à une situation de sacrifice où il doit choisir entre sacrifier un ou des membres de son équipe et évoluer vers la victoire, ou faire le jeu de la coopération quitte à ralentir la progression vers l‟objectif. Pour respecter la clôture téléologique on peut également établir qu‟une partie de ce jeu dure deux semaines, et qu‟au bout de cette durée tout est effacé, tout est remis à zéro. Ce qui est intéressant, c‟est qu‟il serait possible ici de remettre un badge aux gagnants pour qu‟ils puissent garder un historique de leur victoire. En effet ici il ne s‟agit pas de motivation externe, l‟individu ne joue pas pour le badge, mais pour l‟expérience de jeu. Le
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Voir S. Paley, Mécaniques de créations de contenu au sein des communautés en ligne entre marque et utilisateurs, (Celsa, 2011)
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badge ne sert qu‟à « matérialiser auprès du joueur ce dont il pourrait perdre la trace autrement » comme nous l‟a déjà expliqué Robertson178. L‟espace de jeu doit également être délimité, soit à la plateforme, soit étendue également aux plateformes partenaires, voir à certains réseaux sociaux, ce qui n‟empêche donc pas au dispositif d‟avoir cette « couche sociale » tant prisée par les experts. Enfin il est nécessaire de respecter la clôture téléologique, le joueur lorsqu‟il quitte le jeu, quitte également son costume de joueur et avec luitout ce qu‟il y a comme conséquence de jeu. Une fois toutes ces conditions respectées, on estime que l‟expérience de jeu peut naître. L‟étape suivante est celle du game design, des mécaniques de jeu. On a évoqué par exemple un système de sacrifice des co-équipiers : on peut imaginer que deux équipes s‟affrontent mais qu‟aucun des participants ne sait dans quelle équipe sont les autres joueurs. Chaque joueur a à sa disposition plusieurs actions pour découvrir la faction d‟un autre joueur : message privé, dénonciation, etc. et d‟autres actions pour éliminer un joueur lorsqu‟on pense avoir découvert son identité. Le but du jeu est d‟éliminer le maximum de membre de l‟autre équipe. Ainsi, une action spéciale consiste à sacrifier un co-équipier lorsqu‟on a découvert son identité, ce qui élimine automatiquement un adversaire : utile lorsque l‟on est en supériorité numérique et qu‟on veut finir la partie rapidement, mais pas très sympathique pour le coéquipier qui, ainsi éliminé avant la fin du jeu, ne gagnera rien lorsqu‟il sera terminé. Mais les actions ont un coût, et la seule solution pour récupérer de quoi payer des actions est de participer à la vie du site internet. Ainsi on peut imaginer que sur un site de recette communautaire, toutes les deux semaines, chaque utilisateur est réparti aléatoirement soit dans l‟équipe des pâtissiers, soit dans l‟équipe des sauciers, et que le seul moyen de réaliser des actions de jeu est d‟avoir préalablement publié une recette, ou commenté la recette d‟un autre utilisateur. La réussite tient dans l‟art d‟intégrer ce jeu au sein même de l‟interface du site, afin qu‟il ne soit pas considéré comme un objet séparé. Il faut bien comprendre ici que la proposition de game design est fonction du contexte, du seuil d‟acceptation de la difficulté des joueurs (on se rappelle du principe d‟état de flow) et surtout de la subjectivité de l‟équipe de game design. Ce qui est important pour nous ici est l‟étape précédente, celle de la Règle qui pose les bases pour une réelle expérience de jeu, le reste est l‟affaire d‟un game designer, ce que l‟auteur de ces lignes n‟est vraisemblablement pas.
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M. Robertson, Op. Cit.
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L‟informatique tient une place prépondérante dans notre société moderne, et les innovations technologiques font en sorte de transformer de plus en plus notre monde en tissu fait de capteur, de senseur, de fibre optique et d‟interface informatique de plus en plus petite. C‟est la société de l‟information et le royaume de la donnée dans lequel nous évoluons, et qui vraisemblablement façonne ce que sera notre futur. Le bien ludique, qu‟on le considère comme marchandise idéale de cette société ou non, reste le produit au poids économique le plus fort parmi tous ceux de l‟industrie culturelle, et il n‟est pas prêt de s‟arrêter là. Est en train de se développer un marché du jeu extrêmement complexe, où les artisans du jeu indépendant côtoient les géants qui développent les blockbusters. On pourrait comparer tel marché à celui de la musique, ou du cinéma, à la différence près que celui du jeu vidéo est né avec l‟informatique – non – c‟est plutôt l‟informatique qui lui a donné naissance. Le jeu vidéo a donc su s‟affranchir du support analogique et physique pour la bonne et simple raison qu‟il ne l‟a jamais connu. Notre ère est donc celle du jeu, du fun et nous rendons hommage chaque jour qui passe à Dionysos, selon Michel Maffesoli. Le principe de gamification est né de la collision de ces mondes-là, celui du fun et celui de l‟informatique, qui procèdent à une mise en nombre du monde que Bill Gates appelle de tous ses vœux. Ainsi nos connaissances sur le jeu nous permettent d‟établir une Règle générale de la situation ludique, que l‟on peut appliquer systématiquement mais qui ne donne pas un résultat immédiat, une solution miracle. Elle pose les fondations d‟un édifice plus grand, plus complexe et plus original. Il ne s‟agit pas d‟une recette, comme nous avons pu le croire naïvement, mais d‟un Règle, d‟une loi qui, par définition, laisse libre cours à l‟interprétation.
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CONCLUSION L‟observation qui a initié la réflexion présentée au sein des pages précédentes est née d‟un sentiment d‟injustice. Le sentiment de voir qu‟un si bel objet, le jeu, n‟était pas traité à sa juste valeur par une tendance qui a pourtant un véritable potentiel, la gamification. Il nous était impossible de nous résoudre à voir le jeu réduit à un système de points, vendu par des personnes qui font extrêmement bien leur métier – vendre – mais qui manifestement, et peutêtre inconsciemment, nous ne cherchons pas ici à jeter la pierre à qui que ce soit, ne connaissent pas celui de game designer. Nous ne prétendons même pas le définir ici, mais au moins nous pourrions dire ce qu‟il n‟est pas. Et pourtant, le concept de gamification est résolument attirant, d‟abord pour le professionnel de la communication que nous prétendons représenter, mais aussi et surtout pour le joueur que nous sommes. La vie comme un jeu, pensez-donc : pouvoir jouer tout le temps, partout, rendre ludique les tâches les plus ingrates, que tout devienne motivé par le plaisir de jouer. Bien sûr, nous ne sommes pas dupes, cela semble tout à fait utopique et c‟est pourquoi il nous a semblé intéressant de questionner cette notion en profondeur. Ces questionnements nous ont amenés à interroger les notions de bases indispensables à l‟étude du principe de gamification, que nous savions pertinemment galvaudé en l‟état actuel. Mais il aurait été présomptueux d‟en poser le postulat, il nous a semblé nécessaire de le démontrer pour respecter le déroulement intellectuel et rigoureux du travail de recherche. Si le concept était faux, dépassé ou tout simplement peu efficace, nous avions pourtant la conviction qu‟il n‟était pas stérile, qu‟il s‟intégrait parfaitement dans une époque qui l‟avait identifié et nommé. Dès lors, il nous a semblé évident que nous traiterions d‟une proposition d‟amélioration, d‟une recommandation pour une vraie gamification. Il fallait donc définir les limites de la gamification et en proposer une nouvelle. C‟est de ce constat que sont nées nos trois hypothèses : la gamification – en l‟état actuel – ne fonctionne pas, elle doit appliquer des transformations plus profondes dans la structure des dispositifs et on peut faire la proposition d‟une real-gamification car elle est nécessaire. Nous avons donc démontré qu‟en terme de comportement, la gamification est inefficace et que politiquement, elle est dangereuse. D‟où notre première recommandation, celle d‟une éthique du jeu. Nous avons discuté des vertus incontestables du jeu, et de sa place dans la société, la culture, la philosophie pour arriver à la conclusion que le lien entre l‟homme est le jeu est profondément existentiel. Retour à la modernité avec l‟étude de Master 2 CSM CELSA
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l‟émergence des jeux vidéo dans un monde technologique et la façon dont ils s‟imposent dans notre époque, comment ils investissent les espaces, comment ils nous représentent. Ce qui nous a permis d‟établir les bases d‟une real-gamification et ainsi, fort des chapitres précédents, d‟établir une Règle de la gamification. Nous parlions en introduction d‟une recette mais la connotation de ce terme nous a vite sauté aux yeux. La gamification tel qu‟elle est appliquée actuellement est une recette. On l‟a vu dans la dernière partie, elle s‟applique très facilement, trop facilement. Or créer le jeu n‟est pas quelque chose de simple, c‟est pourquoi nous voulions proposer un outil qui établirait les bases de l‟expérience ludique, mais c‟est bien là tout ce que nous pouvions faire : montrer la voie, jalonner la piste pour qu‟on ne puisse pas se tromper, c‟est ensuite aux game designers, aux créatifs de réfléchir en terme de mécaniques de jeu. Le constat est simple : il n‟existe pas de recette miracle, il ne suffit pas de poser un « calque du jeu » sans rien modifier en profondeur. Notre Règle représente le plus petit dénominateur commun de toute situation ludique, les conditions préalables à la création d‟une expérience de jeu. Et on peut étendre ce constat à d‟autres domaines, d‟autres situations : en rendant une procédure automatique, en transformant des processus complexes en calques systématiques et simplistes, non seulement on rend l‟opération inefficace, mais en plus elle est peu originale. Un simple travail sémiologique nous montrerait que tous les sites des clients de l‟entreprise de gamification Bunchball finissent par se ressembler, à se conformer à cette « recette ». Et si on veut aller plus loin, on peut également poser la question du marketing – au sens de la discipline mais également du secteur d‟activité – comme « bulldozer » de la vulgarisation. A vouloir créer des procédures faciles et systématiques, dans un objectifs de rentabilité, mais également pour réduire la marge d‟erreur de la subjectivité, est-ce que le marketing ne créé pas des chimères de l‟efficacité ? La discipline ne gagnerait elle pas en prestige, en estime de soi et des autres, en humanité – puisqu‟elle vend des produits à des humains – en se rapprochant du chercheur ? Peut-être que le métier gagnerait en difficulté en introduisant des composantes eidétiques, holistique ou épistémologiques, mais elle gagnerait surtout en justesse et en vérité. Si nous avons validé nos hypothèses, c‟est surtout grâce à l‟objectivité du savoir, à la confrontation des visions, des théories et à la légitimité du travail de leurs auteurs. Nous évoquons en introduction le cycle de vie d‟un buzzword pour se rendre compte du chemin qu‟il a à parcourir avant de devenir un sujet de recherche digne d‟intérêt comme Master 2 CSM CELSA
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celui de la gamification, et il semble logique qu‟on veuille prendre des pincettes avec ce qu‟on considère dans un premier temps comme une mode éphémère. Mais on peut également retourner le problème et se demander pourquoi ce chemin n‟est pas inversé. Pourquoi une tendance, une mode, ne viendrait-elle pas d‟abord du domaine de la recherche universitaire par exemple, pour ensuite être repris par le marketing à des fins commerciales ? Cela permettrait une « vulgarisation » contrôlée et les échanges entre les deux parties seraient plus prolifiques. Peut-on faire la proposition d‟une intégration plus profonde de la recherche en marketing et en publicité, d‟un partenariat durable et efficace entre les chercheurs et les publicitaires ? Bien sûr, c‟est déjà le cas à petite échelle, de manière ponctuelle, ne serait que par le principe des études. Mais il nous semble pourtant qu‟une telle relation devrait être évidente, et donc promulguée, cela éviterait de retrouver dans des recommandations stratégiques des systèmes de points et de récompenses et d‟y voir accolée la mention « Gamification ».
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ANNEXES ANNEXE 1 : GOOGLE TRENDS
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ANNEXE 2 : ENTREPRISE DE GAMIFICATION BUNCHBALL
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SCVGNR
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ANNEXE 3 : HOME DE NIKE+
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Sylvain Paley
La Règle du jeu
ANNEXE 4 : JEU D’ARCADE MISSILE COMMAND
SPACE INVADERS
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PACMAN
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ANNEXE 5 : LA REGLE DU JEU
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RESUME Ce travail de recherche a pour objectif d‟étudier le concept de gamification, en particulier ses limites actuelles, et de faire une proposition d‟amélioration. Nous proposons pour cela d‟étudier les origines du concept et la façon dont il est utilisé par les entreprises. Il apparaît que le principe de système de points autour duquel la gamification est construite est peu efficace. Nous le démontrons d‟abord en réalisant un recueil des principales critiques émanant des professionnels du secteur, puis nous confrontons le système à des études en psychologie pour confirmer sa non-efficacité. Enfin nous mettons à jour le masque manipulatoire que peut refléter le jeu en général, et la façon dont il peut inconsciemment modifier les comportements. Afin de légitimer l‟apport du jeu, il convient de réaliser une étude approfondie du lien entre le jeu et l‟homme. Nous convoquons pour cela les domaines de la philosophie, de la sociologie, de l‟anthropologie et de la psychologie. Nous mettons ainsi à jour les vertus du jeu et la place existentielle qu‟il tient au sein de l‟humanité. Nous passons en revue les diverses classifications des jeux dans une démarche holistique ce qui nous amène à traiter du jeu vidéo comme changement de paradigme majeur. L‟essor de la technologie et les espaces successifs investis par le jeu vidéo nous amènent à traiter de la distinction fondamentale entre l‟expérience du jeu et les dispositifs, les objets jeux. Cela nous permet d‟affirmer que la gamification ne peut être un « calque » mais doit réorganiser les dispositifs dans leur structure profonde, afin d‟en modifier les expériences. Dans le but de démontrer la possibilité et la nécessité d‟une gamification, on étudie la place de l‟expérience ludique dans la société postmoderne, pour arriver à la conclusion que nous vivons dans une époque foncièrement ludique et technophile. Le terreau est idéal pour une proposition de gamification. Nous questionnons alors l‟approche d‟une gamification totale afin de mettre en évidence le concept de mise en nombre des situations, et l‟importance des données manipulables. Nous touchons enfin au but de notre travail, créer et proposer une Règle de la situation ludique grâce à la réflexion menée jusqu‟ici. Nous validons ensuite cette règle en l‟essayant sur deux cas pratiques. Notre Règle est opérationnelle, mais il ne s‟agit pas d‟une recette miracle, elle permet de poser les bases d‟une expérience ludique, elle est le dénominateur commun à toute situation de jeu. Master 2 CSM CELSA
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MOTS-CLEFS Gamification, ludification, jeu, jeux, vidéo, ludique, expérience, règle, play, game.
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