Au Pays de l'Eléphant Blanc

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Au Pays de l’Eléphant Blanc

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Carnet de route en Thaïlande Sylvia Schibli Saputra

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Au Pays de l’Eléphant Blanc

Introduction Ce récit est l'histoire de mon premier vrai voyage en Thaïlande. Ce fût le début de mon amour pour ce pays, et qui bouleversera toute la suite de mon existence. L'écriture de ce carnet de route commença sous forme de lettres, que j'envoyais comme un feuilleton à l'amie qui n'avait pas pu se joindre à ce voyage. J'ai pris plaisir à écrire ce que je vivais, au jour le jour, à partager mes émotions et tout ce que je voyais autour de moi. Tout semblait si différent, qu'il fallait que je le raconte. À mon retour je constatai avec étonnement que tous mes amis s'étaient passés les épisodes, les photocopies allant bon train. De toute évidence cette histoire les tenait en haleine et plaisait même à ceux qui ne nous connaissaient pas et qui suivaient aussi nos aventures. Je pris goût à l'écriture, et pour ne pas oublier tout ce qui nous étaient arrivés, je repris mon carnet de bord, les lettres et je me suis mise à rédiger l'intégralité de notre périple avec cette fois l'accord de Dana qui m'autorisa à révéler son histoire d'amour. Malgré mes connaissances actuelles du pays et des thaïs, par de très nombreux séjours passé à Chiang Maï depuis lors, j'ai laissé le récit tel quel avec la fraîcheur et l'étonnement de la première fois. Tous les faits sont réels, mais certains endroits n'existent plus aujourd'hui et le pays a beaucoup changé. Dana et Mélanie sont des prénoms fictifs. Vous allez être transporté et planté au milieu du décor, où vous vivrez l'aventure, l'amour, la moiteur, les angoisses, la jungle, les petites et les grosses bêtes, le danger et les innombrables choses du quotidien, dans un langage direct, comme si vous y étiez. Vous êtes prêt, on y va ?

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Prologue Décembre 1980 – La Thaïlande, c'est un pays facile, me dit Bernard. Tu achètes un billet d'avion et tu y vas ! Et pourquoi pas ! L'Asie m'a toujours attirée. J'en achète deux, pour Loyse et moi. Loyse renonce, à quelques semaines du départ. Flop ! ! ! Conversation téléphonique : – Dana, ça te dirait ? – Et comment ! Mais c'est impossible, mon patron ne me laissera pas partir, il n'y a personne pour me remplacer. De toute façon c'est exclu, j'ai pas un sou. – Les billets sont payés, dis-je. – Et Mélanie est encore trop petite. C'est une absence trop longue pour elle. Et mon ex ne pourra pas la prendre tout ce temps. Re-flop ! ! ! Deuxième conversation téléphonique : – Sissi, j'ai donné ma démission, JE VIENS ! – Et pour Mélanie ? – C'est arrangé avec mon ex. C'est extraordinaire, inespéré. Dana, l'amie que j'aime comme aucune autre, la compagne de voyage idéale, je rêve. Nous allons partir et ensembles…

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Au Pays de l’Eléphant Blanc Ce voyage avec elle sera merveilleux. Les génies, si nombreux en Thaïlande, nous porteront chance du début à la fin. Photographes toutes les deux, nous allons nous en donner à cœur joie sur cette terre d'Asie qui nous marquera à jamais. Ce sera une aventure inoubliable. Nous décollons dans sept jours !

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Le départ

Voilà, nous avons nos sacs à dos entre les pieds, devant l’embarquement. Nues, faces aux jours à venir... – Un kilo et demi, dit l’hôtesse, devant la balance. – C’est tout ? – Oui ! Nous allons dans un pays chaud, le soleil nous habillera ! L’autre sac fera six kilos. Records battus. Dana qui emmène toujours une quantité incroyable de bagages est fière d’elle. Nos petits sacs ridicules se font avaler par le tunnel. Nous sommes euphoriques et inconscientes de ce qu’il va nous arriver.

Sur le lit, au moment d’emballer nos affaires, je disais: – Non, Dana, pas ça... non, tu n'en auras pas besoin, et cela non plus ! Son sac devînt à moitié vide. Il nous faudra de la place pour les achats que nous ramènerons. L’organisation des bagages est une chose primordiale pour ce genre de voyage. Moi qui ai un sens pratique très développé, j’ai mis une semaine à tout rendre petit, compact et léger; les trois mots clés pour la préparation d’un bagage réussi. Nous sommes très fières toutes les deux. Bardées de nos appareils photos, fourrés dans les multipoches de nos vestes de reporters. Nous observons les touristes, pour la plupart encombrés de valises et de bagages 7


Au Pays de l’Eléphant Blanc mal pratiques, se stresser et regarder dans tous les sens; ils semblent traîner leurs biens comme un boulet. Par la vitre de la zone de transit, j’observe la grisaille de Genève en hiver, plongée dans son éternel brouillard lémanique. Nous fuyons. Mais au fait... où va-t-on ? Nous n’en savons rien, sinon vers l’Est, dans un pays décrit comme un paradis par les agences de voyages, mais en tout cas vers la lumière. Je me réjouis de voir Rome à notre première escale; le sud, le tempérament plus éveillé des méditerranéens, en dégustant un cappuccino. L’avion ne part pas ! Un retard de trois heures est annoncé, et zut ! Nous n’avons même plus de monnaie suisse pour boire un jus ! Attendre... Les Italiens ont déclaré forfait, Alitalia ne décollera pas. Swissair nous embarque pour Francfort. La bière remplacera le cappuccino ! Changement d’itinéraire. L’Allemagne... Encore attendre... Les heures passent très lentement, la zone de transit que nous arpentons est un peu lugubre. Tous les commerces sont fermés; ça et là, quelques personnes hagardes déambulent comme nous, las de, je ne sais quel décalage horaire. Nous pensons à ces réfugiés, errants d’un aéroport à l’autre, à leurs journées infernales à attendre un pays d’accueil, avec pour toute nourriture des mets sous cellophane aseptisés, arrosés de coca. Finalement, nous embarquons tard dans la nuit. La passerelle est glacée. La faim nous tenaille, il y a si longtemps que nous avons mangé ! Nous nous jetons sur le premier plateau et essayons de dormir malgré le bourdonnement de l’appareil qui résonne dans les sièges. Ramollies... déjà fatiguées pour si peu de chemin, nous somnolons pliées en quatre sous la maigre couverture. Attendre... le jour qui va vite arriver... avant l’heure. Heureusement, personne ne ronfle.

Le soleil se lève, comme un éclair, à cette altitude. Ses rayons nous éblouissent crûment. Je referme les yeux.

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Au Pays de l’Eléphant Blanc A côté de nous, des petites femmes thaïlandaises se font raccompagner chez elles. Leurs visas échus, elles repartent d’Allemagne au bras de gros germaniques un peu rustres. C’est sordide, peut-être retournent-elles dans leur bordel jusqu’au prochain américain ou suisse en mal d’amour. À quoi penses-tu, petite femme gracile, perdue, le regard vague ? J’aimerais bien que tu me dises ce qu’il y a dans ta tête. – Où sommes-nous ? En dessous, c’est l'Inde. Nous volons, ballottées, bien calfeutrées à la fois sur un continent abstrait, atmosphérique. C’est irréel, mais nous sommes en Inde. Ils l’ont dit par haut-parleurs et on doit le croire. Nous filons tout droit vers la ville la plus chaude du moment. C’est tout ce que nous savons. Nous sommes impatientes de plonger en Orient, de goûter, de vivre la différence et l’étonnement. Le petit déjeuner européen est servi, le dernier sans doute. L’altitude ou je ne sais quoi d’autre me fait mal aux dents. Dure, dure la biscotte !

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Le plongeon

Arrivée à Bangkok dans l’après-midi. Une foule jaune, affublée de pancartes nominatives nous dévisage, impassible, derrière une corde. Acheter le plan de la ville, sans lequel on est infirme Sortir de l’aéroport, vite... Plonger dans une avenue grise. Poussières, gaz à outrance, camions et bruit infernal. Il faut crier pour s’entendre. Voilà Bangkok, son odeur si caractéristique qui me réveillera les narines à chacun de mes futurs séjours. Notre dos colle, c’est une fournaise soudaine, nous portons toujours nos sweat-shirts et jeans, et surtout, nos vestes multipoches pèsent maintenant une tonne. Des danoises paumées, blondes et roses, nous suivent jusqu’à la station de bus. Difficile de repérer le bon numéro, il y en a tellement... Les bus se prennent presque en marche, après un bref ralentissement. Trois de ratés ! Nous visons le quatrième. Je me retourne pour voir si Dana suit et je saute dans le numéro 59. Le vendeur de tickets fait clapper sa caisse en fer blanc – sorte de boîte cylindrique – pour qu’on le reconnaisse parmi les voyageurs. Ceci avec une dextérité dont aucun blanc ne serait capable. Il me montre trois doigts. – Trois bath ! C’est à dire rien.

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Au Pays de l’Eléphant Blanc L’avenue qui nous emmène en ville est interminable. Bordée de vie grouillante et encombrée de véhicules pour la plupart inconnus, pétaradants dans un halo de poussière chaude, s’étirent sur des files de plus de cinq kilomètres. Les feuilles des arbres sont encroûtées de crasse. Comment fontils pour survivre là ? Nous voici plongées dans la moiteur d’un bus brinquebalant qui nous projette le film « ambiances orientales à Bangkok » par ses fenêtres. Nous ne réalisons pas encore que nous sommes dans le film. Cette moiteur nous étouffe, envahit nos poumons, notre corps tout entier. Ma voisine tient un bébé qui mange une friandise aux piments. Rencontre avec les contrastes culinaires, dont les parfums surprennent nos habitudes. Le bébé empeste l’ail, il me sourit, me tend sa brochette dégoulinante, la maman me sourit timidement, tout parait normal. Je surveille le parcours à l’aide du plan, repère à la sauvette les inscriptions de rues, traduites en anglais, au milieu des lettres thaïes dansantes, et suis du doigt cette longue avenue toute droite. Dana s’est assise sur le capot du moteur, à gauche du chauffeur, et se tient immobile, muette de patience. Elle fond en sueur coincée par son sac à dos. La circulation dantesque des véhicules roule à gauche, ce qui nous semble encore plus incroyable. Le trajet est long, je me fais une vague idée de la grandeur de cette capitale. Dana se laisse guider les yeux fermés. – Victoria square ! Le contrôleur fait descendre tout le monde. Nous n’y comprenons rien, la ligne 59 devait continuer jusqu’au quartier de Banglampoo, au cœur de la ville. Nous avons trop chaud dans nos vestes pour avoir le courage de poser des questions. Les deux danoises nous suivent et nous nous retrouvons coites sur le trottoir, au milieu de la foule. – Taxi ! Brève discussion, cent bath pour quatre. Ok, nous embarquons. La climatisation nous glace, nous avons tellement transpiré. La nuit tombe. À la sortie de la voiture, je remarque tout de suite les orchidées posées sur les arbres de l’avenue. Contre une palissade, une chinoise pisse d’un seul jet horizontal, sur le trottoir. Je la distingue à peine dans la pénombre. La ligne brillante court jusqu’à mes pieds.

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Au Pays de l’Eléphant Blanc Nous pénétrons dans le quartier. Dès les premières rues, beaucoup de babas-cool, rescapés des années soixante, zonent. Selon les indications de Bernard, nous allons plus loin. Nous voilà dans le vieux Bangkok, maisons à un étage en bois. C’est très vert, beaucoup d’arbres et de plantes en pots sur les trottoirs. Il fait nuit noire maintenant, mais de petites lumières scintillent partout. Nous quittons les Danoises qui préfèrent rester chez les soixante-huitards. Passé cette zone, le quartier qui suit, est plus authentique. Nous trouvons une auberge, une guest-house, sympa, tenue par un couple. Ambiance très intimiste chez ces gens, qui sont aux petits soins pour leurs pensionnaires. C’est ici que nous avons le premier contact avec les tarifs du pays. Une chambre chez monsieur et madame Vimol coûte six francs, et le café dix centimes ! Une bonne douche fraîche nous remet sur pieds. La chambre est très simple; juste un lit de teck, un matelas de coton, un miroir, quelques crochets et un ventilateur qui ronronne. La salle de bain est juste à côté. Pas de service hôtelier, comme ça nous sommes bien chez nous. Un cafard dérangé dérape sur le sol de teck poli. Contrairement aux hôtels pour touristes étrangers, vous vivez ici un peu comme les thaïs, parmi eux, et c’est bien plus agréable. La climatisation des grands hôtels oblige les gens à s’habiller, aberration ! Parce qu’en Thaïlande, avoir froid est un luxe. Comment voir et sentir ce pays en vivant à l’occidentale ? Il fait frais sous le ventilo, une douceur de vivre nous enveloppe enfin dans ce petit paradis très soigné. Malgré le décalage horaire, nous surmontons notre envie de dormir pour aller manger. Nous sortons explorer les alentours. Ici, c’est un autre monde, une autre époque aussi. Le monde à l’envers, les cuisines des restaurants sont à l’extérieur et les clients à l’intérieur. Le dedans et le dehors n’ont pas le même sens; le toit, c’est pour la pluie et il ne pleut qu’une saison par an. Les orchidées poussent partout, c’est un quartier très vert, coloré de mille fleurs et de lessives aux fenêtres. On aperçoit l’intérieur des maisons; les portes sont grandes ouvertes sur les gens qui regardent la télé assis sur des banquettes de voitures ou accroupis sur leurs lits. La vraie Bangkok est là, la circulation et les avenues sont plus loin.

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Au Pays de l’Eléphant Blanc – J’irais bien manger quelque chose dans un de ces restaurants, dis-je, ça a l’air bon. – Tu crois qu’on ose manger ici ? répond-elle. – Regarde là bas, celui qui fait le coin de la rue, il y a un blanc qui mange ! – OK, faut bien qu’on essaye. Au milieu d’un restaurant et de l’effervescence du quartier, un homme blond et clair de peau, mange dans une assiette en mélanine, seul à une table. À son comportement, je devine une certaine habitude du pays. Nous prenons place à la table voisine. Nous ne nous parlons pas, nous sentons qu’il n'en a pas envie. Ce qu’il y a de bien ici, lorsqu’on on ne parle pas le thaï, c’est qu’on voit ce que font les cuisiniers puisqu’ils travaillent dehors. On choisit du doigt les ingrédients que l’on désire à travers une vitrine où ils sont exposés. On agite la tête pour refuser la poignée de piments. Tout se déroule avec force sourires. Le patron chinois de l’établissement nous apporte le plat terminé. Sachant trois mots d’anglais, il s’occupe personnellement des étrangers. Notre premier souper thaï est une espèce d’omelette aux moules, sur un semi de petits légumes, mélangé à du riz. C’est délicieux ! Du thé chinois très léger est à la disposition des clients, dans des pots en plastique, devenus brunâtres. Il se boit sur un lit de glace pilée. Par prudence, ayant quelques doutes pour les glaçons, nous ajoutons quelques gouttes d’un produit bactéricide. L’ambiance est vive et conviviale, le juke-box hurle des tubes de rock-thaï à la mode et la famille du chinois s’affaire de toute part. Les murs sont badigeonnés bleu piscine, décorés de posters de stars locales et de publicités collées à grands coups de pinceaux. Nous sommes bien et si à l’aise que nous avons l’impression d’être chez nous, au bistrot du coin. Plénitude et douceur de vivre... Notre nouveau lit nous attend, nous nous y étalons les bras en croix, ivre de dépaysement et... de sueur. Dana s’enduit d’anti-moustique, ultime effort avant de nous endormir sur notre grand tissu. Le ventilo sur 1.

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Le jour se lève sur Banglampoo Le décalage horaire nous joue des tours. Déjà debout à trois heures du matin, nous cherchons un petit déjeuner. Le quartier dort encore. L’aube arrive, fraîche, de l’eau dégouline ça et là, dû à la condensation. Les marchands sont encore indolents. Que mangent-ils le matin ? Des nouilles, de la soupe ou du riz avec un petit bout de viande parfois, un repas solide, comme à midi chez nous. Nous choisissons de goûter plutôt des fruits. Cette fois, nous découvrons notre quartier de jour. Rapidement, car nous allons affronter la fournaise et la frénésie des artères pour rejoindre Sukumvit à l’autre bout de la ville. C’est là-bas qu'on trouve les tailleurs. Avec les quelques vagues indications de Bernard, nous allons chercher un atelier de confection pour le compte d’une amie styliste. La chaleur monte vite le matin, Sukumvit est une fournaise, tellement polluée que le trottoir d’en face en est flou. Une bonne partie de l’avenue est tenue par des tailleurs qui vous fabriquent des vêtements en vingt quatre heures. Pour la plupart, ce sont des commerces tenus par des hindous, les champions du textile. Après maintes recherches, le magasin n’est toujours pas trouvé; nous abandonnons, épuisées, un coca pour consolation. Nous ne voulons pas nous avouer vaincues et reprenons nos recherches en poursuivant sur le trottoir de Sukumvit. Soudain, je reconnais MA veste de photo, dans une vitrine. Bernard avait fait une copie de la sienne ici, qu’ils se sont empressés de produire à

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Au Pays de l’Eléphant Blanc plusieurs exemplaires. Les Asiatiques et surtout les thaïs sont les champions de la contrefaçon tout azimut. Le copyright n’existe pas en Thaïlande, tout est permis. C’est à Sukumvit que l’on peut trouver des montres Cartier, Rolex, des polos Lacoste etc... Dans l’échoppe, le patron nous conseille d’aller dans une fabrique plus loin, dans une rue transversale. Encore un kilomètre et nous prenons le soï, nom des ruelles toutes numérotées débouchant d’une avenue. Pour le moment, nous sommes justes, nous trouvons le bâtiment. C’est immense, les deux premiers niveaux sont à la fois lieu d’exposition et magasin. Tout y est en soie, les couleurs chantent, les brocards étincellent. Des rayons entiers remplis d’arc-en-ciel. C’est céleste, Ali Baba est pauvre, sa caverne miteuse. Le temple de la couleur est là, et nous sommes au milieu, ne sachant où regarder. Des gerbes de fleurs en soie éclatent en feux d’artifices, des coussins-canapés nous invitent à les caresser. En bref... c’est inouï. Nous emportons des catalogues pour mon amie et un arc-en-ciel dans la tête. Pour rentrer, nous renonçons au taxi et nous allons faire notre baptême de tuk-tuk (prononcer: touk-touk). C’est un engin, un véhicule très décoré qui a remplacé les cyclos-pousse traditionnels du sud-est asiatique. Les conducteurs de la capitale ont troqué leurs mollets contre un moteur pétaradant, d’où leur nom. Ça ressemble à un tripoteur Vespa ouvert. Nous grimpons sur la banquette de plastique rembourrée à l’arrière. Les chauffeurs de taxis, comme ceux des tuk-tuk ne parlent pas un mot d’anglais et en principe ne savent pas lire un plan. Il faut toujours se munir d’une carte de visite en thaï de l’endroit où l’on veut se rendre. Heureusement, par hasard, Dana en possède une de chez les Vimol. Le conducteur réfléchit un moment, fait le parcours dans sa tête, et nous marchandons le tarif. Ces véhicules sont très maniables, un peu (beaucoup) comme une auto-tamponneuse. Les pots d’échappement des camions pètent leurs gaz noirs devant notre nez. Nous nous faufilons dans la circulation comme dans un film de cascade. Le conducteur coupe, par des soï minuscules, à l'improviste, en braquant à fond. De temps en temps un trou dans l’asphalte nous coupe la parole... déjà si difficile en raison du bruit des autres véhicules

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Au Pays de l’Eléphant Blanc et des klaxons. Il est impossible de circuler à bord de ces engins ouverts, sans lunettes ni mouchoir sur le nez et... sans soutien-gorge... Arrivées à Banglampoo, nos cheveux sont poisseux et nos mains noires. Le mélange moiteur, gaz et poussière agressent notre nez et nos poumons répondent en écho. Le quartier n’a pas fini de surprendre notre odorat. L’intensité des odeurs nous interroge sur notre vie aseptisée d’occidentales. De l’ail, aux douceurs écœurantes, en passant par les poissons non réfrigérés, puis, les poubelles en vannerie qui fermentent au soleil avec leur contenu, et une quantité de déchets de nourritures laissés par les cuisiniers ambulants, jonchent les ruelles. C’est pénible pour nos nez d’européennes. Parfois, plus agréable, le parfum d’un curry ou d’un jus de viande nous sert de refuge où l’on s’arrête un instant. Et puis, les rats qui traversent comme des comètes, les chiens pouilleux et malades, les chats maigres sans queue (les thaïs coupent la queue des chats croyant que le bout abrite un esprit malin) Et surtout des millions de cafards géants qui arpentent cette mégalopole chaque jour, dans l’indifférence générale.

Nous ne dormons pas, le voisin ronfle. Les parois de bois sont minces. À trente centimètres du plafond, tous les murs sont tendus de moustiquaires, ce qui fait que tout l’étage est communiquant par le haut. Il faut s’habituer à une certaine promiscuité toute asiatique. Il est six heures, le défilé pipi commence à la salle de bain d’à côté. Les réveils sonnent en écho dans les maisons voisines, suivi des bruits d’eau. Les voisins font leur toilette. Le cacatoès salue le jour dans la maison d’à côté. Assises sur nos lits pour le petit déjeuner, nous mangeons un pomelo, face à face, une poubelle posée entre nos pieds. Le lent dépiautage du fruit laisse entrer des bruits dans notre intimité. Les doigts dégoulinants de jus, nous nous délectons de notre agrume, quand un bruit caractéristique effleure nos oreilles... Un pensionnaire fait sa grosse commission derrière la paroi. Avec dégoût, nous attendons l’odeur, que notre ventilateur, menaçant,

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Au Pays de l’Eléphant Blanc va nous propulser d’en haut par cette fichue bande de moustiquaire. Et bien non ! ... les maisons thaïes ont tout prévu, des petits courants d’air plafonniers règlent tous ces problèmes aériens. Nos regards se croisent pourtant au moment où les voisins envoient de violents crachats. Nous nous faisons des grimaces qui en disent long. Cependant, nous n’oublions pas que la religion bouddhiste, qui régit la vie ici, est basée sur une grande tolérance... Contrairement à nos prévisions, les cafards ne peuvent pas grimper dans les lits, ils glissent. Le nôtre, Oscar, à bien plus peur de nous, que nous de lui !

Aujourd’hui nous partons en chasse photographique dans notre cher quartier. L’aube est douce à Bangkok, seul moment de répit à la chaleur. Les canaux se réveillent. Des gens mangent déjà dans tous les coins. Il est sept heures, les halles grouillent. Les écailles des poissons giclent, les vendeuses crient et la vapeur des marmites diffuse des effluves de bouillon. Tout est mobile, dans cet endroit on distingue mal la limite entre les restaurants, les étals et les échoppes, tout est tellement serré et enchevêtré ! Les braseros à charbon chauffent des wok, sorte de grandes poêles en forme de parabole, pour cuire la viande à gros bouillon avant la grosse chaleur. Nous sommes dans un quartier pauvre. Les réfrigérateurs manquent, les ménagères font leurs courses quotidiennement et les gens consomment les aliments frais du jour. Le sol brille, ruisselant; les chiens et les chats farfouillent dans les détritus des boucheries ou, s’étalent au milieu du chemin, sur le goudron rapiécé, entre les étals. Nous découvrons des morceaux de divers animaux, lavés à grandes eaux dans le canal puis désinfectés au lance-flammes; des produits et des fruits de mer inconnus. Des pousses de toutes sortes et des denrées indéfinissables jonchent les comptoirs de béton brut, ruisselants de glace pilée s’évanouissant sous l’effet de la chaleur. Les gens sourient devant nos objectifs, ils adorent être photographiés, se bousculent même pour être à leur avantage sur la photo. On ne nous réclame rien en retour, au contraire, on nous donne des fruits ou

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Au Pays de l’Eléphant Blanc des friandises en guise de remerciements. Les mères arrangent leurs enfants à la sauvette et les passants s’arrêtent pour ne pas traverser le champ de prises de vues. Leur gentillesse nous enveloppe. Moments magiques. Cadeaux célestes. Les heures passent, tout est facile, tout nous est offert. Extase photographique inoubliable ! Au retour, dans notre ruelle, nous croisons le chariot d’une marchande de couteaux. Ils sont magnifiques; j’en achète, pour compléter ma panoplie d’instruments de cuisine asiatiques. Dans cette partie du monde, on utilise un grand couteau à large lame, un peu comme ceux des bouchers de chez nous. Avec cet ustensile tout est débité sur une grosse planche ronde. Les Asiatiques coupant toute la nourriture avant la cuisson, un couteau suffit à chaque ménage. C’est donc avec un grand étonnement que la marchande m’en cède une quinzaine.

À midi, nous avons rendez-vous avec Vitaya, le frère d’une collègue de travail thaïlandaise. Les appels téléphoniques ne sont pas faciles avec la barrière linguistique, mais Vitaya parle bien anglais. C’est avec un téléphone rouge-griffé que nous lui avons fixé rendez-vous, depuis la cabine surchauffée en plein soleil, dans la rue d’à côté. Par chance, son lieu de travail est tout près de notre guest house. Vitaya habite près de l’aéroport et il met environ deux heures pour rejoindre son bureau chaque jour. Il nous propose de prendre un lunch avec lui pendant sa pose de midi. Vitaya est très beau, beaucoup de charme et je crois voir Marisa, ma collègue. Au rendez-vous, je l’ai tout de suite reconnu, il a comme sa sœur, une grande timidité, les mêmes yeux et le même sourire. Le mélange sino-thaï a fait naître la plus belle race de thaïlandais, dont fait partie Vitaya. Nombre de Chinois ont immigré au fil des siècles par le Yunnan, commerçants et hommes d’affaires se sont installés ici, et ont contribué pour une grande part au développement économique du pays. Les clefs du pouvoir économique sont dans les mains chinoises. Réputés vifs et très malins, les Thaïs qui sont plutôt indolents, voir endormis, leur doivent

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Au Pays de l’Eléphant Blanc la prospérité du pays. Grâce aux Chinois, nous profiterons aussi des restaurants familiaux tout le long de notre voyage. Vitaya répond à toutes nos questions sur son pays avec l’amabilité et la douceur qui caractérise les Thaïs. Il est très grand, contrairement à la moyenne et surtout trop bien habillé pour le quartier. Il nous emmène dans un établissement plus chic que notre habituel restaurant de quartier. Grâce à ses connaissances, nous goûtons à des plats très fins, l’endroit est calfeutré, sombre et climatisé. Il se montre très intéressé par la façon que nous avons d’aborder les curiosités de son pays, nouveau pour nous, par nos projets et notre enthousiasme. Pour nous, tout est si différent, si étrange et en même temps si simple. Par son métier, il a l’habitude des étrangers car il est en quelque sorte un intermédiaire entre les ambassades et les prisonniers condamnés pour trafic de drogue. Je crois qu’il nous a répété au moins trois fois : – Surtout ne touchez à rien de ça, vous irez tout droit en enfer ! Inutile de lui poser la question photo... C’est impossible de photographier quoi que se soit avec lui... Nous lui confions nos achats, puisque ce soir, nous prenons le train de nuit pour Chiang Maï, la capitale du Nord. Rencontre magique et troublante de retrouver à l’autre bout du monde, la copie conforme de Marisa au masculin.

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Au Pays de l’Eléphant Blanc

Monsieur Banjat et Madame Paon D'après monsieur Vimol, toujours prêt à rendre service d'une manière complètement désintéressée, il nous faudra compter deux heures pour rejoindre la gare de Hualalompong. Cet homme d'une gentillesse inouïe, est allé à vélo à l'avenue Samsen, nous chercher un taxi. Les embouteillages de dix-huit heures nous empêchent de rouler. Laissant aux soins du chauffeur le loisir de s'énerver à notre place, nous profitons du spectacle permanent des rues. Comme dans toutes les gares du monde, les laissés pour compte traînent sur les bancs. Une pauvre femme est assise là, devant nous, avec une petite fille, très sale et très mal fagotée, mais tellement belle. Que fait-elle ici, à attendre on ne sait quoi ? À quoi pense-t-elle en nous voyant ? Où ira-t-elle ? J'aimerai tellement lui parler. Elle nous regarde furtivement avec des yeux fatigués par la vie. Elle doit avoir trente ans. Plus loin, une vieille clocharde récupère dans les poubelles, des bouteilles d'eau en plastique vides dont elle récolte les dernières gouttes. Non, nous ne sortirons pas nos appareils photo devant ce spectacle pourtant si photogénique ! Nous ne voulons pas voler leur image, ils ont déjà si peu. Parmi la foule, un grand escogriffe s'avance vers nous. Il est bâti comme une virgule, un pantalon jusque sous les seins retenus par des bretelles, un nez à fendre l'air, et accompagné d'une vieille valise entourée de ficelles. – Excusez-moi, dit-il. Heu… je cherche un plan, je voudrais acheter un plan du pays.

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Au Pays de l’Eléphant Blanc Après une brève discussion, nous apprenons que ce monsieur est bernois ! Dana s'en va lui acheter une carte de la Thaïlande. Dans un français hésitant, il me déclare que ce pays est trop cher pour lui, d'ailleurs, il ne nous payera pas le plan que Dana finira par lui offrir. C'est choquant, drôle de type, drôle de Suisse. C'est l'heure de notre départ, le temps a vite passé dans ce grand hall de gare. Il y a tellement à regarder. Nous quittons en hâte notre compatriote, nous voilà presque en retard. Les différents trains sont tous alignés, garés en cul de sac. Il nous est difficile d'identifier le nôtre. Un panneau gigantesque au beau milieu du hall indique les départs pour la journée… en thaï. Tout n'est pas traduit en anglais et plusieurs sortes de trains partent à Chiang Maï à peu d'intervalle les uns des autres. Les compartiments ont quelques chose de sympathique, ils ne laissent place qu'à deux personnes face à face sur de grandes banquettes. Il est vendredi, la nuit va tomber sur cette ville polluée et poussiéreuse que nous fuyons, comme tous ces gens qui partent en week end. Il y a foule. La banlieue triste défile longtemps. Un couple se retrouve à la deuxième station et prend place dans le compartiment d'à côté. Ils ont l'air heureux de se retrouver, comme des amants en escapade. La femme à l'air très fine et intelligente. Ils se sourient beaucoup mais ne se touchent pas. Le service à bord du train est assuré par une hôtesse, un boy et un steward. Le boy déplie la table escamotée sous nos sièges et l'installe pour le souper. L'hôtesse nous apporte la carte. Il y a beaucoup de plats comme dans un restaurant. Il y en a un que nous ne comprenons pas bien… – Puis-je vous aider ? nous dit le voisin, dans un français parfait. Grand étonnement ! – Vous parlez français ? ? ? dis-je, éberluée. – Oui, je travaille avec un Français. Mais mon amie le parle mieux que moi, dit-il en la désignant. La conversation s'engage. Lui, parle plus qu'elle, qui reste très réservée. Il est un industriel de la bijouterie, travaille à Bangkok et possède une maison à Chiang Maï. Elle, elle a vécu quatre ans en France pour le

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Au Pays de l’Eléphant Blanc compte d'une agence de voyage. Ce monsieur nous explique un peu les affaires et le commerce avec l'Europe. C'est très intéressant. Nous dégustons notre assiette, c'est vraiment pas terrible. – Que faites-vous dimanche ? nous demande-t-il. – Nous ne savons pas ? ! – Venez avec nous, nous allons jusqu'à Chiang Raï en voiture par les montagnes, je vous invite pour la journée. Nous avons le plaisir de parler le français avec vous. - Avec joie, c'est très gentil, c'est OK. Nous nous fixons un rendez-vous téléphonique afin de leur communiquer notre futur adresse. Voilà deux personnes que nous venons à peine de connaître et qui nous offre une journée de leur week-end, alors qu'ils semblent être en amoureux. C'est ça l'hospitalité. Un certain don de soi que l'occidental égoïste a perdu. Le boy vient débarrasser et replier la petite table. Il grimpe à l'échelle et déploie nos lits. Les couchettes sont placées dans le sens de marche du train, à l'inverse de chez nous. Les deux banquettes se transforment en lit pour la couchette du bas, tandis que celle du haut se déplie du plafond. Nous regardons, curieuses, cette transformation, d'un wagon-restaurant en wagon-couchette. Un rideau ferme chaque lit-cabine ainsi formé. Une petite lampe et une étagère se déplient également. Il y a même un filet pour mettre mes lunettes. La salle de bain est au bout du wagon. Les gens, toujours très propres, font la queue pour se laver les dents avec un bol en aluminium ciselé dans la main gauche. Distribution de minisavons et de serviettes parfumées à l'eau de rose. Nous nous enveloppons dans des draps en tissu éponge et malgré les vibrations du train diesel, nous nous endormons. C'est très confortable.

Sawat dii kaa, bonjour. Il fait froid, le climat a changé. Petit déjeuné à la carte. La petite table est remplie d'assiettes. Nous goûtons pour la première fois au jus de mandarine, c'est divin. Le boy a tout replié à une vitesse éclair. Le wagon est redevenu wagon-restaurant. L'aube nous dévoile un paysage exotique;

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Au Pays de l’Eléphant Blanc manguiers, bananiers et quelques rizières. Les habitants, au bord des voies sont vêtus de laine. Dans les maisons qui se réveillent, nous devinons des foyers allumés où le petit déjeuner se prépare. Les premières forêts de bambou apparaissent. On aperçoit même des toiles d'araignées géantes, alourdies de rosée, près des voies. Nous sommes impatientes de voir tout cela de près. Nous ne connaissons rien encore. Nous nous sommes endormies dans les faubourgs de Bangkok et nous nous réveillons dans un jardin d'Eden. Redistribution de lavettes chaudes et le train arrive en gare. Celle de Chiang Maï est toute petite. Des tuk-tuk attendent les clients et des rabatteurs d'hôtels nous assaillent. Comme nous avons déjà choisi notre guest house, dans un guide, nous savons où nous voulons aller. Nous partageons les frais d'un tuk-tuk avec un couple pour rejoindre le centre ville. Chiang Maï est une cité de dimension plus humaine et surtout moins encombrée. "Chiang Maï Guest House" ! Nous sautons de l'engin. Notre auberge est au bord de la rivière Ping. Par chance, il y a une chambre pour nous. L'établissement est impeccable, tenu par un Chinois qui fait marcher son affaire à la baguette. C'est une jolie maison à deux niveaux, toute en teck, au milieu d'un jardin. Les oiseaux chantent à nos fenêtres, loin de la rue. Je sens qu'ici nous allons bien nous plaire.

Ce matin, nous déjeunons avec des papayes arrosées de jus de citron vert et, suprême luxe, des yaourts. C'est très calme, nous sommes entourées de verdure. Au-dessus de nos têtes, les ramures d'un immense bougainvillée rose tendre, explose comme un feu d'artifice. C'est aujourd'hui que nous allons voir le pays avec nos voisins de train. Rendez-vous pris, nous les attendons dans le jardin. Nous nous sommes levées très tôt pour l'occasion. Nous ne sentons plus les effets du décalage horaire et nous nous réjouissons de notre futur journée. L'invitation de ce couple ne pouvait pas mieux tomber; nous allons nous faire balader avec des

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Au Pays de l’Eléphant Blanc francophones qui pourront nous expliquer des tas de choses. Nous sommes avides de questions. Nous nous dépêchons de terminer notre petit déjeuner pour être à l'heure, prêtes à partir. Pour cela, il faut un peu bousculer les serveuses indolentes. Une immense voiture japonaise rouge entre dans la cour de notre guest house. C'est une grosse Ranger, à cabine quatre places et pont ouvert. Nous nous croyons aux USA avec cet engin. Espace et climatisation, vitres teintées… le grand luxe. Courbettes, bonjours… Nos voisins de train sont là. Première chose : le petit déjeuner, qu'ils disent ! Nous allons donc re déjeuner en leur compagnie. Mince alors ! Nous nous sommes levées si tôt pour rien. Il parque le carrosse, deux rues plus loin. Une gargote très animée sert des soupes de nouilles, nous allons goûter un petit déjeuner typiquement thaï. Il paraît qu'ici, c'est le quartier des hindous et des musulmans. Nous ne remarquons rien de particulier qui le différencie du reste de la ville. Nous nous présentons, il s'appelle: khun Banjat, et elle, c'est khun Paon. En Thaïlande, on n'utilise jamais les noms de famille, khun veut dire : monsieur, madame, mademoiselle et le pronom : vous. Les noms de famille n'ont été introduits qu'à partie des années trente. Lorsque l'on consulte un annuaire, la nomenclature est faite par prénoms, ce qui rend les recherches très compliquées. Même les thaïs ont de la peine. Madame Paon est la traduction littéraire du nom de l'oiseau, ça lui va à ravir d'ailleurs. Nous avalons vite notre soupe, il paraît que la route sera longue. Maintenant nous sommes vraiment calées après ces deux gros petits déjeuners. Nous quittons la ville pour la route du Nord, plus touristique que par la nouvelle voie, direction : Chiang Raï. La route passe par des montagnes, le paysage est très vert. Nous voyons les premiers villages en bambou. De vraies maisons de poupées. Etendue sur une perche de bambou, une lessive blanche sèche sur un fond vert foncé, au bord d'une rizière et s'offre à notre regard de photographe. Evidemment, si nous étions 24


Au Pays de l’Eléphant Blanc seules, nos appareils de photo ne seraient pas restés au fond du sac, mais accompagnées de nos guides, nous n'osons pas interrompre le parcours pour notre seul plaisir. C'est frustrant. C'est la première fois que nous sommes à la campagne et tout est nouveau, tout est magnifique…. Nous avons des images pleins les yeux ! La route est longue et cahoteuse. Il y a tellement de trous dans la chaussée que nous devons croiser les bras afin d'assister nos soutien-gorges. Il faut dire que les suspensions de la Ranger sont plutôt dures. Première halte au bord de la route, à une source thermale très réputée. Des enfants accourent vers la voiture. Ils nous proposent des œufs de cailles et de poules, suspendus dans de petits paniers de bambou tressés. Les œufs sont très chauds car plongés et cuits dans les puits d'eau de source qui fusent à nonante degrés. Nous pensions nous rafraîchir au bord de l'eau ! Et bien, on se brûle ! Des personnes remplissent des jerricans de cette eau, paraît-il si précieuse. Ça sent le souffre, elle doit avoir des propriétés curatives certaines, nous n'avons pas très envie de goûter à ces œufs, il fait déjà très chaud. Monsieur Banjat s'achète un plant d'orchidée pour sa maison. Il pose la suspension de fleurs sous la bâche à l'arrière de la Ranger. Pauvre plante, elle va être bien secouée… Nous sommes dans la région des fabricants de balais, Dana s'en achète un. Ils sont si beaux qu'on en ferait des bouquets. Tout le long de la route, nous avons vu des gens cueillir des longues herbes fines qu'ils font sécher au soleil. L'assemblage se fait avec un lien tressé qui donne une forme d'éventail caractéristique au balai. Le tressage se termine sur une tige de bambou pour former le manche. Le balai se tient à bout de bras, le manche est très court, mais il époussette très bien. L'objet est très décoratif. Bien sûr, les thaïs se moquent de nous; décorer son appartement d'un vulgaire balai de campagne, c'est absurde ! Nous reprenons la route après un thé chaud. Madame Paon a perdu sa timidité, nous bavardons beaucoup. C'est la première fois qu'elle voit son pays, elle n'est jamais sortie de Bangkok. Nous avons donc des points communs, nous posons un peu les mêmes questions à Monsieur Banjat.

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Au Pays de l’Eléphant Blanc Bangkok est à 713 kilomètres de Chiang Maï, la deuxième ville thaïe. Nous avons l'impression d'être déjà dans un autre pays. Madame Paon se sent un peu à l'étranger, la langue n'est pas la même, Monsieur Banjat traduit en français pour nous et en siamois pour elle, vu qu'il est originaire d'ici. Les autochtones parlent une langue très proche du lao, comme les Laotiens. Le peuple lao déborde des frontières. D'ailleurs, nous nous dirigeons vers le triangle d'or, frontière de trois états, Birmanie, Laos et Thaïlande, célèbre lieu de contrebande de l'opium et du bois de teck. Nous discutons comme si nous nous connaissions depuis longtemps, de tout, de notre vie, de leurs expériences et de leur vision de l'occident. Dialogue facile, sans protocole, ces gens sont très ouverts, instruits et connaissent bien les occidentaux. Chiang Raï. Arrivée peu avant midi, après quatre heures de route. Un peu avant la ville, nous mangeons quelque chose avant de reprendre notre chemin. Monsieur Banjat nous propose de continuer plus au Nord jusqu'à la ville frontière, à Mae Saï, lieu de passage pour la Birmanie. La Birmanie…. notre rêve secret. Le pays interdit et mystérieux. Un pont fait la frontière entre les deux pays sur la rivière Ruac. Mae Saï, terminus pour les occidentaux que nous sommes. Frontière interdite. En fait, il s'agit d'une toute petite ville, mais d'une importance stratégique. Il n'y a qu'une rue comme au far West, bordée de magasins d'appareils ménagers, d'antiquaires et de bazars. On ne peut qu'imaginer le trafic de marchandises entre les deux pays. Avenue très large, grouillante de monde. L'ampleur des produits de consommation est en nombre impressionnant par rapport à la grandeur de la ville. La Birmanie est un pays fermé au monde, soumise à une dictature militaire; tout manque là-bas. Les biens de consommations transportés à dos d'hommes s'en vont à travers la forêt épaisse. Après le pont où des soldats sont postés : Thakhilek, petit village, sans doute le plus riche de Birmanie. Contrebande… opium, pierres précieuses birmanes, les plus beaux rubis du monde passent par ce pont. Plus loin, une forêt infinie sans route, sans ville, rien. Nous stoppons notre balade à la frontière, devant le pont. Monsieur Banjat et Madame Paon payent une taxe aux douaniers et passent. Les thaïs peuvent y aller pour la journée, jusqu'à dix-huit heures précises, heure de fermeture des grilles. Nous nous quittons pour un petit 26


Au Pays de l’Eléphant Blanc moment, le temps pour eux de faire des achats à Thakhilek. Devant notre nez, un grand panneau très explicite : Tout occidental qui franchira cette ligne sera abattu sur-le-champ ! Ceci en thaï, birman et anglais. Nombre de cadavres hantent le fond de la Ruac. Certains touristes ont tenté l'expérience avec femmes et enfants. Ils voulaient pénétrer en Birmanie par les forêts, on n'a retrouvé que leurs corps… Nous rebroussons chemin et allons faire les antiquaires pour nous consoler. Ce sont de vraies cavernes d'Ali Baba. Toutes les antiquités proviennent de Birmanie. Nous achetons du tanatka, poudre de bois que les Birmanes s'étalent sur les joues. Elles sont en effet réputées pour la finesse et le velouté de leur peau. Cette poudre ne se trouve qu'en Birmanie. Nous allons l'essayer et en acheter pour les copines. Il y a aussi de gros cigares verts, les cheeroots, au parfum sucré pour les femmes. Beaucoup de mendiants ici, certains birmans ont carrément fuit leur pays et finissent crasseux et misérables, la main tendue. J'imagine la pauvreté de l'autre côté en voyant les quelques frontaliers dans des vêtements pitoyables. Un jeune homme pieds-nus aux mains noires, récolte du plastique, des tas de sachets qu'il amasse dans un baluchon. Nous retrouvons nos amis au petit restaurant en contre bas du pont. Dana est toute fière de leur montrer ses achats. Un bracelet birman orné d'un dragon, une bague de tribu en argent et un magnifique thermos de fabrication chinoise avec deux chrysanthèmes rose vifs peints. Madame Paon s'est fait offrir un petit bijou en forme de… paon et une petite pierre de jade. Nous reprenons la route sans attendre, le retour sera long et Monsieur Banjat veut rentrer à Chiang Maï le soir même. Madame Paon achète quelques ananas en chemin. Il paraît que ceux-là sont les meilleurs du pays, à Bangkok ils sont très chers. Passage obligé à Chiang Raï où nous

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Au Pays de l’Eléphant Blanc prenons un repas. Les Thaïlandais ont toujours faim. Monsieur Banjat connaît un restaurant où l'on mange une excellente soupe de canard. Nous goûtons au breuvage avec scepticisme; en effet, au fond de mon bol se trouve une patte de canard et il nous dit : – Ceci est le meilleur. Coup d'œil dans la soupière; des dizaines de palmes nagent les doigts en éventails dans le bouillon parmi les petits légumes ! Eux, ils ont rongé tout ça avec délectation en ricanant. Nous nous quittons après plusieurs heures de voiture, fatigués. Nous leur promettons de nous revoir, après notre escapade en Birmanie, par Rangoon, seule porte d'entrée pour nous, pauvre farang. Je promets à Monsieur Banjat du produit bactéricide comme le nôtre, pour ses nombreux voyages d'affaires où l'eau n'est pas potable. La journée a été très riche en nouveautés et informations, nous ne savons comment les remercier. ,

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Au Pays de l’Eléphant Blanc

Chiang Maï la rose du Nord A côté de notre rue, se trouve le Night Market, le marché de nuit. Là on trouve de tout, même des objets des différentes tribus des montagnes, et surtout de magnifiques bijoux en argent faits à la main. Chiang Maï et sa région, produisent le plus bel artisanat du pays. Nous sommes couvertes de bijoux, nous en avons tellement acheté que nous sommes obligées de prendre un safe à notre guest-house. Quelques antiquités nous ont également fait craquer. Toutes ces choses me donnent envie d’ouvrir une boutique en Suisse. Mais ce soir, c’est le moment des comptes. Où en sommes-nous avec notre budget ? Première décision, nous n’allons plus en Birmanie, du moins pas par la voie officielle. Des voyageurs nous ont expliqué que le pays est cher pour les touristes, malgré le niveau de vie très bas. Tout s’obtient par bakchich. Nous préférons passer clandestinement par les montagnes pour aller rendre visite aux femmes padung, qui ne sont qu’à quelques kilomètres d’ici. La Birmanie n’offre qu’un visa de sept jours, délivré à Bangkok, avec une entrée obligatoire par Rangoon en avion. Ce qui nous fait un détour de plusieurs milliers de kilomètres. Pour le moment, nous restons ici dans le Nord de la Thaïlande, peut-être que nous trouverons un moyen de passer de l’autre côté de la frontière. Les femmes Padung, celles que nous voudrions bien approcher, font partie d’une ethnie qui se situe en Birmanie. Elles ont la particularité d’avoir le cou encerclé de plusieurs étages d’anneaux métalliques depuis leur plus jeune âge. En grandissant, on ajoute un étage chaque année, si bien qu’elles finissent, le cou étiré démesurément, au point de ne plus pouvoir

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Au Pays de l’Eléphant Blanc bouger la tête. Ces pratiques barbares existent toujours. Rares sont les photographes qui ont pu immortaliser ces femmes et nous aimerions bien être de ceux-ci. Ces "girafes" sont en voie d’extinction. La Thaïlande a "importé" deux de ces femmes pour les montrer aux touristes. On les exhibe comme des animaux de cirque dans un village qui n’est pas de leur ethnie. Evidemment, celles-là ne nous intéressent pas. Chiang Maï est une ville très agréable. Il y a beaucoup d’arbres et encore de belles maisons traditionnelles en teck. Les plus anciennes sont justement dans notre rue. Les avenues laissent la place aux samlo, toujours bien chargés de commissions ou d’écoliers. Une poignée seulement de tuktuk pétaradent comme à Bangkok. Il paraît qu’ils sont venus par les sept cents kilomètres de route depuis l’usine de fabrication de la banlieue de Bangkok. Nous nous gavons d’un litre de jus de fruits frais par jour. Nous avons goûté à des bonbons délicieux, et des fruits mûrs à point. Il y a dix sept sortes de bananes, dont une variété minuscule qui fond sous la langue comme une pâte de fruit. Nous mangeons tout le temps, à chaque petit creux. Il suffit de jeter un bref coup d’œil aux alentours et voilà qu’un cuisinier ambulant et ses effluves nous donne envie de goûter à sa spécialité. Il y en a, à tous les coins de rues. De temps en temps, nous sommes surprises, la friandise colorée est en fait salée ou vice-versa. Nous ne savons pas toujours ce que nous avalons, mais nous n’avons encore jamais mangé quelque chose qui a mauvais goût. Le mélange des saveurs est quelque fois insolite, mais l’expérience en vaut toujours la peine. La vie est très agréable dans la "Rose du Nord", capitale de l’ancien royaume Lanna, annexé au royaume de Siam et maintenant devenu chef-lieu de la province de Chiang Maï. La population est accueillante et gaie, la nourriture est abondante et les couleurs sont partout. Evidemment, beaucoup de fleurs, d’où son nom de Rose du Nord, font de Chiang Maï une ville où j’aimerais bien vivre. On est vite à la campagne, la cité est de taille raisonnable, mais offre toutes les commodités d’une très grande ville. La province dans une capitale. Il y a seulement trente ans, aucune rue n’était goudronnée. Les taxis étaient des attelages, on venait de la campagne en char à bœufs, et de la forêt en éléphant. Au début du siècle, deux possibilités s’offraient aux voyageurs désireux de se rendre à Chiang Maï. La voie 30


Au Pays de l’Eléphant Blanc navigable du Mae Nam, fleuve national, puis de la rivière Ping ou, à dos d’éléphant, pendant plusieurs mois d’une marche lente. En imaginant que ce pachyderme marche bien plus lentement qu’un humain, calculez l’ampleur d’un tel voyage !

Des innombrables temples à visiter, nous en avons retenu un; le doï Suthep. Temple et monastère à la fois, c’est le seul de la région où vivent des femmes bonzes. Comme nous n’avons pas d’autres moyens de locomotion que les bus municipaux, nous allons essayer de prendre le numéro trois pour nous rendre au pied du doï (montagne.) Selon notre plan de ville, pas très clair, l’arrêt est tout près de chez nous. Mais il est difficile de le localiser dans la rue, nous ne savons même pas comment il est ! Sur un panneau rond, il est écrit: 3, ce doit être ça. Nous attendons au-dessous quelques minutes et un bus tout rouillé arrive. Nous sautons dedans et je paye. Lorsque nous traversons de jolis quartiers je m’aperçois que nous avons pris le bus à contre-sens ! Tant pis, nous allons faire un tour de ville imprévu, mais bienvenu. Près du terminus, le bus est presque vide et les maisons s’espacent. Le chauffeur s’inquiète; déjà que deux occidentales prennent le bus, c’est plutôt bizarre ! Et en plus, elles ne descendent toujours pas ! Fin de parcours, il arrête son moteur, le bus fait encore quelques soubresauts avant de se taire. Comme nous restons assises, il vient vers nous et essaye de nous dire que c’est la fin du trajet. – Doï Suthep, je lui réponds en prenant l’accent thaï comme je peux. – Hôôô ! ! fait-il en levant les bras au ciel. Il poursuit en thaï avec des gestes très éloquents pour nous expliquer que c’est à l’autre bout de sa ligne. – Kha, kha, (oui, oui) fais-je en lui montrant mon plan avec un grand sourire. Je lui fais comprendre que je m’en suis rendu compte. Eclats de rire général. Il est soulagé de savoir où nous allons et que nous nous soyons

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Au Pays de l’Eléphant Blanc compris. Ça lui aurait fait de l’embarras d’avoir à bord de son bus, deux touristes perdues. Content de lui, il descend discuter un petit moment dehors avec les gens de la rue. Un des deux jeunes contrôleurs qui sont restés vers nous, parle fort en thaï. Nous devinons qu’ils parlent de nous. Un peu éméché (les thaïs le sont souvent) il s’approche de Dana en riant et lui lance des propos, que l’on devine, très provocateurs, en portant la main à son sexe. Ses yeux brillent. Au même moment, une femme d’âge mûr, qui avait pris place au fond du bus bondit et pousse des cris pour le remettre à l’ordre. – Khop khun kha, lui dis-je pour la remercier. Ce sera là, la seule "agression" masculine que nous aurons durant notre séjour. Les hommes, en général, se comportent toujours de manière respectueuse envers les femmes. On ne se fait pas aborder dans la rue comme dans les pays machistes. Nous n’avons jamais peur de qui que se soit, nous nous sentons beaucoup plus tranquilles parmi les Asiatiques que parmi les blancs. Si un homme nous adresse la parole, c’est soit pour nous aider, soit pour la curiosité de notre exotisme ou pour essayer de parler une langue étrangère.

Au pied du doï, un minibus emmène les pèlerins au monastère. C’est une voiture rouge, appelée songthoe (deux bancs) équipée de bancs à l’arrière, sous une structure bâchée. Dedans, c’est très petit, à la taille des Thaïs; une fois assises, nous devons nous pencher pour voir dehors, notre tête touche presque le toit. Le chauffeur démarre qu’une fois le minibus plein. En face de moi, une femme très digne, d’âge mûr, est vêtue de l’ensemble traditionnel de prière, chemisette blanche à courtes manches et sarong de couleur sombre, très strict. À côté d’elle un vieux bonze, couleur safran, très ridé, amaigri par la rudesse de son mode de vie. Il n’ose nous regarder, un bonze ne regarde pas les femmes. Par respect, nous faisons de même. La route est très sinueuse et raide, le Gothard n’est rien à côté ! Le minibus surchargé se cabre et peine. L’air devient plus frais, la forêt est belle,

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Au Pays de l’Eléphant Blanc tecks, bambous et lianes bordent la route. Je me cramponne aux barres du dossier, le véhicule penche dans les virages.

Deux longs dragons serpentent jusqu’en bas du grand escalier qui nous accueillent à l’arrivée. Il faudra encore gravir trois cents marches pour parvenir au temple. La tête des dragons nous crache des langues de feu garnies d’ampoules électriques. Leurs écailles sont faites de pièces de céramique vertes émaillées et de plaquettes de miroirs teintées en rouge et vert. Le corps de ces animaux, gardiens contre les mauvais esprits, courent de chaque côté du grand escalier, comme une rampe infinie. De nombreuses plaques gravées aux noms des donateurs, montre la popularité de ce lieu. Le montant offert est inscrit en thaï et les sommes sont plutôt rondelettes, à voir le nombre de zéros. Nous nous hissons le long de ces dragons de faïence, le souffle court. L’effort et la souffrance de la montée font partie du pèlerinage. Les handicapés et les vieux peuvent prendre place dans un funiculaire. La récompense: le temple magnifique. Le silence est magique, l’atmosphère qui baigne les lieux est sacrée. Je m’assieds et m’imprègne de l’endroit, je me concentre pour que tous mes sens soient en éveil. La légende dit que c’est un éléphant blanc qui fit le choix de l’emplacement du temple. Cet animal est adoré en Thaïlande, particulièrement lorsqu’il est blanc. Lorsque l’on en découvre un, il devient un dieu vivant et est offert au roi. Phumiphol, le roi actuel en possède à Bangkok où l’on peut les voir, à ce qu’il parait. Difficile d’affirmer s’il s’agit vraiment de spécimens albinos. J’aimerais bien les voir. Les temples ne sont pas des bâtiments fermés, mais des esplanades avec au centre la stupa, sorte de grand dôme pointu. Celui-ci contient des reliques de bouddha. Tout autour, protégés par une coursive couverte, trônent d’innombrables Bouddhas. Au doï Suthep, les murs sont blancs immaculés, seuls les décors richement colorés se découpent sur ce fond par un contraste très sobre et gai à la fois. Rien à voir avec nos

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Au Pays de l’Eléphant Blanc cathédrales sombres, surchargées d’ornements. La lumière pénètre partout puisqu’il n’y a pas de toit. La première chose que je vois à notre arrivée sur le site: le Boddhi. Bouture du célèbre arbre Boddhi, à l’ombre duquel Bouddha eu la révélation, il y a plus de deux mille cinq cents ans, en Inde. Cet arbre est toujours décoré de rubans de tulle autour du tronc. Celui-là en plus est orné de plants d’orchidées. Très coloré ! Les pèlerins et les visiteurs tournent tout d’abord autour de l’enceinte pour y faire teinter des cloches. Tour à tour, ils se penchent et attrapent le gros battant de bois de chacune d’elle. Cette musique est magique. Dissonante et grave, mais belle. Nous partons chacune de notre côté, pour une méditation photographique très personnelle. Devant chacune des deux portes d’accès, des étagères débordent de chaussures. Pour pénétrer dans le temple, il faut se déchausser, comme dans chaque demeure d’ailleurs. Je choisis une petite place pour mes sandales et palpe d’un orteil le marbre poli. C’est agréablement chaud et lisse. Comme je suis vêtue décemment, je peux entrer en passant devant le monsieur qui remet à l’ordre les touristes en shorts bariolés. Respect ! L’esplanade, qui est en fait l’intérieur du temple, est d’une grande propreté. Le contact de mes pieds avec le marbre est un bienfait de sensations. Le mysticisme atteint son paroxysme de calme et de magie. Je resterais volontiers des heures ici, à regarder et ne rien faire. Nombres de fidèles se recueillent devant les Bouddhas, en silence, une fleur de lotus blanc entre leurs mains jointes. Rien de bien formel, on est dévot dans la bonne humeur. Les plats à encens regorgent de bâtons consumés, que des bonzes vident à mesure. Les volutes de fumée blanche des différents encens embaument le site avec délicatesse. Je fais le tour de la stupa d’or qui éclate au soleil. Je colle une piécette sur le Bouddha qui est le mien. Née un vendredi, je dois vénérer celui qui est debout les doigts pliés. Bouddha vécu sept vies marquantes et chaque jour de la semaine correspond à l’une d’elles. Les fidèles collent une petite feuille d’or, du vrai... , sur le Bouddha de leur choix, de sorte que les statues sont redorées et adorées en permanence. Parfois les multiples couches d’or atteignent une telle épaisseur que l’on ne voit plus ce que la statue représente. 34


Au Pays de l’Eléphant Blanc Je regarde sous mes pieds... ils sont dorés ! Le sol de marbre parsemé de confettis, m’a fabriqué des semelles d’or. Je ne me lasse pas de déambuler dans cette enceinte féerique, il y a tant à regarder et à sentir ! Un petit bruit cadencé m’attire un peu plus loin. Une personne agenouillée secoue un bouquet de baguettes rouges dans un tronçon de bambou en forme de gobelet. Elle penche petit à petit son récipient jusqu’à ce qu’une baguette tombe par terre. Il faut lire le numéro qui est inscrit dessus et aller piocher une petite feuille de papier dans un tiroir du même numéro. Dessus est inscrit son avenir. Dans le meuble à tiroirs, trente avenirs au choix sont proposés. Sur un côté de l’esplanade, un bonze béni quelques personnes agenouillées, les pieds impérativement tournés du côté opposé à Bouddha. Chose très difficile, vu qu’il y en a partout ! Mais où sont donc ces "bonzesses" tant promises ? Un peu partout, si discrètes qu’on ne les remarque pas. Le crâne et les sourcils rasés comme les hommes, elles arborent un sarong blanc et par-dessus, un drapé blanc également. Elles se promènent un plumeau ou un balai à la main, toujours à astiquer quelque chose. La propreté qui règne ici est impeccable, mes pieds nus n’ont été salis que d’or... Je les observe à travers mon objectif et elles adorent ça, très flattées. Je salue le coq, suspendu à un câble. Aujourd’hui il ne bénit personne, sa coupelle d’eau est vide, il ne s’élancera pas le long de son fil pour lancer son eau, chargée de vœux. Il attend l’inauguration de la stupa, encore recouverte de bâches, afin d’être redorée pour l'énième fois. De l’or, de l’or et encore de l’or. Il est dix sept heures, les portes vont se refermer. Je retrouve Dana bouche bée d’admiration. Nous pourrions y rester des heures. Mais le dernier minibus nous attend pour redescendre dans la vie bruyante.

Aujourd’hui, c’est décidé, nous louons des vélos ! Chiang Maï est une ville plate, pour ça, pas de problème. Ce qui nous effraye, c’est la conduite à gauche. Depuis trois jours que nous sommes là, tous les matins nous reluquons les bécanes du loueur de vélos d’en face. Dana, qui n’est plus

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Au Pays de l’Eléphant Blanc remontée sur un vélo depuis son enfance, redoute un peu l’expérience. Moi, la trouille de ne pas savoir où aller au premier carrefour m’intimide. Mais voilà: comme nous désirons voir un peu mieux les alentours de la ville, plus librement qu’avec les transports en commun, c’est la meilleure solution, et la seule abordable pour notre budget. Les voitures de location sont très chères et la conduite à gauche me paraît impossible à apprendre; il me semble que les réflexes acquis depuis des années de conduite à droite, vont me jouer des tours. Je me vois déjà, essayant de passer les vitesses avec la main droite, dans le vide ! Sans parler de la circulation anarchique d’ici... Le vieux loueur de vélos émerge de sa boutique; nous sommes absorbées à vérifier d’un peu plus près l’état de ces vélos exposés dehors. Les pneus et surtout les freins ont l’air en bon état, la lumière et la sonnette fonctionnent aussi. Le vieux monsieur aux cheveux blancs, se prosterne de courbettes en nous démontrant ses trésors. C’est OK, nous prenons les deux noirs. – Maï paï nous dit-il. Je ne comprends rien. Ni lui, ni sa femme qui est arrivée, ne parle l’anglais. Il m’invite à prendre place sur la selle. J’ai compris ! C’est le moment des réglages. Avec une grande minutie, il visse, desserre, revisse jusqu’à ce que tout soit bien ajusté à notre taille. – Maï maï paï, répète-t-il, en repoussant mon porte-monnaie. Que veut-il encore ? Avec de grands gestes et de grands sourires, il me fait comprendre que je ne peux pas louer ces vélos sans les avoir essayés. Nous devons faire le tour du pâté de maisons; nous nous exécutons. Aux premiers coups de pédales, je prends les devants, le long de la rue très prudemment. Je me retourne, Dana roule à droite ! – Dana ! reviens de ce côté ! Ils roulent bien, les freins sont courts et ils ont l’air costauds. Cette fois, il est d’accord de nous louer ces vélos. Il est ravi, aux anges. Mais maintenant, ça se complique. Non seulement le vieux monsieur ne sait pas l’anglais, mais en plus il ne sait ni lire, ni écrire sa langue. À son époque, il n’y avait pas beaucoup d’enfants à l’école. Par contre, il a l’air d’un sacré champion de la mécanique cycliste. Avec un calendrier, les dix doigts de sa femme et les siens, nous arrivons à lui faire comprendre que nous ne les louons qu’un jour. Cette fois, c’est OK, j’ai le droit de payer la location. Nous prenons nos vélos et les emportons dans le parking de notre guest house. Là, 36


Au Pays de l’Eléphant Blanc je regarde les engins. C’est pas possible, nous avons des vélos anglais ! De bons vélos lourds, fabriqués pour rouler cent ans. Avant de partir en randonnée, je prépare notre itinéraire. Dana n’a jamais su lire un plan, donc c’est toujours à moi qu’incombe le pilotage de nos aventures. Pour la première escapade, ce sera simple... tout droit après le pont sur une longue distance sans croisement. Nous allons faire la route des artisans en direction de Bor Sang. Il y aura démonstration des différentes activités artisanales, spécialités de la région. Au bout de notre rue, le premier carrefour; nous sommes perplexes. Tous nos automatismes sont à revoir. Raisonnables, nous traversons à pieds. Ensuite, c’est tout droit... ouf ! Les démarrages sont lents avec ces vélos lourds, nous n’avons pas les mollets des samlor et surtout, les gens roulent comme des cinglés ! Chaque fois que quelqu’un dépasse, il klaxonne. Nous sommes très concentrées et méfiantes, le danger vient de partout. Les samlor, pourtant bien chargés, nous doublent, les tuk-tuk doublent les samlor et les voitures, et les camions dépassent ces derniers. Plusieurs véhicules se retrouvent de front, et nous, pauvres cyclistes, nous fuyons sur le bas côté, là où les piétons circulent. Nous sortons de la ville, c’est toujours tout droit. Nous voilà fièrement dressées sur nos montures, face au soleil, sur une jolie route de campagne. Enfin libérées de cette circulation enchevêtrée. C’est plus calme et nous ne sommes plus obligées de hurler pour nous entendre. Première halte: soif, soif. Le soleil cogne. Nous repérons une buvette. Une femme vient vers nous avec un grand plateau... d’oiseaux. Le plus souvent vers les temples, les Thaïs achètent des petits oiseaux dans un panier-cage en bambou. Ce sont des espèces de moineaux que les vendeurs attrapent dans les rues. Les petites corbeilles sont tantôt sur un plateau rempli de grains de riz, tantôt sur une coupe d’eau. Les bouddhistes respectent la vie sous toutes ses formes. Ne croyez pas que ces animaux finissent en cage... L’achat des petits oiseaux, se fait uniquement dans le but de les relâcher. On fait un vœu et l’on ouvre le panier. S’ils ne partent pas c’est mauvais signe, s’ils s’envolent, il faut lire: le parcours, leur façon de voler, où ils se dirigent et toutes sortes de détails encore qui indiquent si le vœu va correctement se réaliser et comment. Nous ne connaissons pas tous ces signes. Les nôtres ne sont pas partis tout de suite... Que faut-il croire ? 37


Au Pays de l’Eléphant Blanc Après un coca, nous continuons la route de Bor Sang. C’est une longue route toute droite bordée de grands arbres. Le bas-côté où nous roulons le plus souvent par crainte, est en terre battue, très poussiéreux à cette saison sèche. Ma grande peur: crever sur un caillou. Maintenant, nous sommes à une heure de vélo de la ville, sans rustine, et je me vois mal rentrer à pied sous ce soleil de plomb ! Tout le long de cette route, se trouvent de grandes halles de production. Nous nous arrêtons dans une des premières fabriques. Nous parquons nos bécanes vers ceux des ouvriers. Je suis tout de suite attirée par les bruits cadencés des marteaux. Les dinandiers, façonnent les plaques d’argent vers une halle de démonstration. La plaque grise devient bol étincelant ou vasque géante de cérémonie finement ciselée. Les différentes étapes de fabrication sont expliquées au fur et à mesure. Il est évident que toutes les pièces ne sont pas fabriquées ici. La grande halle n’est qu’un lieu de vente. C’est immense, magnifique, une multitude d’objets en argent travaillés à la main y sont exposés. Cela va de la bague au service douze couverts, en passant par les différents bijoux, objets de fumeurs d’opium etc... Les décors sont fins et sobres, le travail précis. Il ne faut surtout rien acheter dans ces halles d’exposition, c’est terriblement cher. Prix touristes. Deuxième visite, chez les céramistes. Devant chaque atelier, un immense parking est prévu pour les cars à touristes. Nos vélos sont bien minuscules et de temps en temps nous sommes prises dans la masse des touristes. Ce qu’il y a de bien en vélo, c’est que nous nous arrêtons où bon nous semble, entre deux flots de moutons-voyageurs, à notre rythme. Les vases exposés dehors sont de toute beauté. Les formes traditionnelles que l’on trouve dans les musées se tournent toujours. Ici, par contre, on fabrique réellement sur place, le nombre de pièces en cours de finition, ne laisse aucun doute. Il y a deux sortes de céramiques thaïes. La terre cuite, couleur brique, brute, sans émail, est réservée aux vases à eau. Le céladon, céramique de grès, cuite à très haute température est tournée pour les services de table. La grande spécialité de Thaïlande est un céladon très particulier. Le décor est gravé dans le grès directement, puis recouvert d’un émail transparent, légèrement coloré. J’explique tout cela à Dana qui ignore les secrets de la poterie. J’ai la chance d’être plutôt manuelle et j'ai ‘’touché" 38


Au Pays de l’Eléphant Blanc la terre pendant deux ans de céramique. Je m’intéresse beaucoup à leur façon de faire. Certaines formes me sont très étrangères, mais belles. La jeune fille qui travaille là comme guide répond à toutes mes questions plus techniques que celles des touristes. Je lui demande à voir le four; outil principal de tout céramiste et qui détermine surtout les possibilités de fabrication. Elle nous emmène derrière le bâtiment en s’excusant de nous montrer un endroit moins "joli" que les visiteurs ne devraient pas voir. C’est la première fois qu’on lui demande de montrer le four ! Ah, que les touristes sont incultes ! Super, le four ! Il fait une dizaine de mètres de long ! Je n'en avais jamais vu de tel, sauf dans les bouquins. Celui-là est à bois, à flammes inversées. La chambre de cuisson est juste derrière le foyer, en coupole. Les gaz s’échappent de l’autre côté par le bas. Le tirage d’un tel four est assez difficile à faire démarrer en raison de son trajet inversé. Mais une fois chaud, la température monte assez vite et surtout, elle reste stable. Les gaz chauds restent prisonniers dans la coupole, les plus froids s’échappent par la cheminée. Je comprends maintenant, comment ils cuisent des grès à 1’400 degrés avec du bois ! C’est fantastique pour moi de voir cela, en vrai. Une cuisson peut durer plusieurs jours et le refroidissement au moins une semaine. Malheureusement, il est vide aujourd’hui. Avec cette technique, un peu ancienne, on ne cuit pas tous les jours ! C’est en revenant vers les ouvriers que je vois deux grands fours électriques en activité. Ha oui, c’est plus facile et plus rentable. Le vieux four n’est qu’une relique. Je reprends mon vélo, enchantée de cette rencontre. Suite du parcours chez les laqueurs. Même procédé de démo. Les différentes étapes jusqu’à la pièce finie. Les objets laqués sont une spécialité asiatique qui va du sud-est jusqu’en Chine. Dans ces pays de mousson et d’intense humidité, les récipients laqués étaient la seule manière de conserver les choses à l’abri, avant l’ère du plastique. On y conservait le thé, les épices, l’opium et bien d’autres denrées fragiles, comme le riz. La gomme laque, de couleur noire intense, est tirée d’une ou plusieurs sèves d’arbre. Les secrets de fabrication sont jalousement gardés. Les connaisseurs parviennent à identifier la provenance de chaque laque, de chaque variante de procédés. Celle-ci est d’un noir très profond, ornée de décors dorés ou gravés. 39


Au Pays de l’Eléphant Blanc Les vases sont étonnements légers. Le cœur de ces laques est faits de vannerie tout d’abord. Les entrelacs de bambou sont remplis de terre glaise puis séchés. Après ponçage, le support est presque lisse et il peut passer au stade du laquage. Une dizaine de couches est nécessaire pour obtenir cet aspect si poli d’un noir profond. Entre chacune d’elles, il faut attendre un mois de séchage. Ce travail est long et nécessite de grands locaux d’entreposage. Nous voyons des kilomètres de planches remplies d’objets en cours de séchage. Une fois le vase ou la boîte terminés, les parois sont parfaitement étanches. Il y a même de la vaisselle faite comme ça. C’est très étonnant et nous sentons que les gestes sont millénaires. En poursuivant notre route, nous faisons halte dans un atelier pas prévu du tout pour les touristes. Ici, les cars ne s’arrêtent pas. Seuls, quelques camions viennent décharger de grosses tiges de bambou. Nous sommes chez un fabriquant d’objets en bambou. Il y a tout les objets utilitaires de base ici, cela va du piège à mouches de deux centimètres jusqu’au parois de lames tissées pour les maisons. C’est un régal de voir tout ça. Il y plane une odeur d’herbe coupée, à savoir que le bambou est une plante de la famille des graminées tout comme notre gazon. C’est la seule à faire du bois, raison pour laquelle cette herbe peut atteindre trente mètres. Je me suis toujours passionnée pour cette plante extraordinaire, et cette fois je peux enfin l’observer de près. La variété thaïe, utilisée ici, atteint dix mètres, et je m’émerveille de tout ce que l’on peut fabriquer dans ce matériaux, aussi solide que l’acier. L’Asiatique a sa vie intimement liée au bambou depuis toujours, sa vaisselle, ses maisons, ses canalisations et même sa nourriture en sont faits. On peut pratiquement tout faire en bambou. Chaque tige émerge de la terre en un mois. Les grandes variétés poussent vraiment à vue d’œil, je l’ai vu ! Les ouvriers ont les doigts lacérés, protégés par des épaisseurs de sparadraps à tous les doigts. Ils fendent les tiges en plusieurs lames qui deviendront banquettes ou table. Je suis tombée amoureuse du lit traditionnel, très simple. Dans les familles il est utilisé à plusieurs fins, canapé, table, plate-forme etc... Je m’informe auprès du patron pour un éventuel achat. Mais Le transport pour la Suisse est un problème. Nous traversons la route, vers d’autres artisans. 40


Au Pays de l’Eléphant Blanc

Les ombrelles, toutes colorées semblent tourner sur elles-mêmes. En papier de riz pour les plus courantes, elles sont assemblées sur une armature de... bambou. Nous sommes entrées dans un ballet d’arc-en-ciel en papier. Le vendeur ouvre pour moi une très grande ombrelle de jardin. D’un coup sec, le papier laqué se déplie, bruyamment et se tend à se rompre. Il y en a de toutes les dimensions. Le rapport des formes est élégant à souhait. Je craque, je m’achète un parapluie en tissu laqué, plus solide. Comment ne pas être gai, un jour de pluie avec ça ! ? D’ailleurs, ici, quand il pleut, les gens sont heureux. Les rayons de bambou très fins sont assemblés à l’aide d’un fil de coton. Le manche est ensuite enchâssé au centre et cloué. Un système très astucieux, utilisant l’élasticité du bambou, maintient le futur parapluie ouvert. Deuxième phase: la couverture de papier ou de tissu, collée sur les baleines par bandes. Le papier est confectionné sur place. Dernière touche: le décor. Après le laquage qui imperméabilise la couverture, les peintres s’en donnent à cœur joie. Des multitudes d’éventails, fabriqués selon la même technique sont exposés, cloués sur un grand mur, les uns dans les autres, comme des écailles de poissons. Pour ma part, certains décors sont franchement kitch. Les paysages en couleurs criardes ne me plaisent pas beaucoup. Les plus belles ombrelles et les plus beaux éventails sont ceux de couleurs unies, ornés d’un décor fin et discret, qui sont en fait les motifs traditionnels. La route est interminable, re soif, re coca, repos. Nous voyons de belles choses, d’accord, mais nos mollets sont fatigués. Sans entraînement, nous avons déjà parcouru quinze kilomètres au soleil, en pleine chaleur. Les selles sont dures et nos vélos n’ont pas de vitesses. Pour ne pas suer à grosses gouttes, nous optons pour un rythme assez lent. Courageuses, mais pas téméraires, nous sommes quand même arrivées à Bor Sang. À l’ombre d’une ombrelle, évidemment, je me relaxe sur un fauteuil en bambou d’un petit restaurant. Quelques beignets feront l’affaire pour mon petit creux. Dana qui a décidé de maigrir en reste au café. Les habitants de ce village construisent des structures en bambou ressemblants à des toits de pagodes. C’est bientôt la fête annuelle des 41


Au Pays de l’Eléphant Blanc ombrelles, ces constructions en recevront des milliers. Je vois même des ombrelles décoratives de quinze centimètres de diamètre qui orneront les tiges de bambou comme une frise. La rue est encombrée de ces structures, comme si chaque famille se devait d’en posséder une. Il est déjà tard dans l’après-midi, et nous ne devons pas nous attarder pour rentrer, car en route, il y a encore la manufacture de soie à visiter. Nous reprenons nos bécanes dans le sens inverse en direction de Chiang Maï. Les ateliers de tissage étant sur l’autre versant de la route. Shinawatra, nom de famille célèbre dans tout le pays, qui possède l’une des meilleures manufactures de confection de vêtements et tissus de soie. Le magnifique magasin vu à Bangkok, c’est eux. Comme la soie est produite dans le Nord, nous allons voir maintenant un des ateliers de production de la célèbre compagnie. La halle des tisserands est très grande. Avec son toit de tôle ondulée, il y règne un vacarme assourdissant que l’on entend déjà de la route. Imaginez cinquante métiers à tisser au même endroit qui fonctionnent dans une halle résonnante ! Mais tout d’abord, il faut voir l’exposition à l’entrée; de ce qu’il se passe avant le tissage. Le départ: un oeuf de deux millimètres, parmi des feuilles de mûrier qui vont se faire dévorer dès la naissance du ver, à la vitesse grand V. Sur des plateaux de vannerie, les différents stades de développement du ver à soie sont exposés. Ils grouillent, enchevêtrés et ne pensant qu’à une chose: manger. Quand la bestiole est adulte, à environ cinq-sept centimètres, on la transfère sur un plateau spécial avec ses petites sœurs. Entre les cloisons du plateau, les vers vont tisser un cocon en rêvant à leur envol prochain dans le seul but de s’accoupler et déposer une myriade d’œufs sur un beau mûrier. Hélas, le rêve finit dans une marmite d’eau chaude. Les cocons sont bouillis pour être dévidés. C’est là que le travail de l’homme commence. Une cinquantaine de cocons est mise à cuire, et flottent à la surface de l’eau. Audessus de la marmite se trouve une large poulie sur trépieds. Le travail consiste à dérouler le fil de chaque cocon en même temps, de sorte que le fil obtenu est en fait un câble de cinquante fils de soie rassemblés par la poulie. L’ouvrière tire doucement sur le fil qui s’entasse en écheveaux à sa gauche. Les cocons tournoient dans l’eau, un fil de soie est si fin qu’on le voit à peine. 42


Au Pays de l’Eléphant Blanc Sur chaque cocon, le ver a fabriqué environ un kilomètre de fil continu, aussi solide qu’un fil d’acier. Je me demande bien comment ils font pour repérer le départ du fil. Personne ne m’a jamais donné de réponse. La bête cuite qui se trouve au milieu est, paraît-il, un régal dans les campagnes. À voir ce ver bouilli, ça ne donne pas envie d’y goûter ! L’écheveau est ensuite lavé et teint. Sa brillance naturelle donne aux couleurs une extraordinaire luminosité à la soie. A côté de la halle aux métiers à tisser, le magasin offre aux visiteurs une garde-robe complète. La qualité de la soie, toujours tissée à la main, et le fini très soigné de la confection chez Shinawatra, en font un des principaux fournisseurs de la famille royale. Shinawatra est une griffe prestigieuse et nous achetons là, quelques objets de soie pour les amis. Il fait bientôt nuit. Ouf ! Tant mieux, je crois que nous sommes brûlées, coup de soleil sur les avants bras et sur les pieds. Nous rentrons dans une fraîcheur toute relative. Le thermomètre marque tout de même 35°C. Nous sommes out, déshydratées et avons les fesses en feu. Dana, pratiquement à jeun, réclame un bon souper. Ce soir, chez Fatty le Chinois, nous nous délecterons de neufs plats. Fatty, le gros chinois règne sur un restaurant de deux cents places depuis son bureau en surplomb. Toute la famille travaille là, la patronne derrière la caisse, les fils qui parlent anglais au service des commandes, les filles à la cuisine. Des petites femmes des tribus Méo ramassent la vaisselle dans de grands baquets. De temps en temps, le roi Fatty se lève pour lancer un ordre. Les autres rampent. Au fond du restaurant, un énorme Bouddha rouge et ventru, ne laisse aucun doute de la fortune de la famille. Celui-ci est à l’image du patron. Bedonnant, obèse même, vêtu de soie de premier choix, des cailloux sur chaque doigt; le vénérable monsieur est déjà très atteint dans sa santé, il marche avec peine sur de petites jambes variqueuses, l’air hagard, un brin sénile, mais riche ! Fatty vient personnellement nous demander si nous sommes satisfaites, en prenant appui sur le bord de notre table. Les plats sont succulents. Canard frit, langoustes rôties, crabe au curry, riz frit etc... Autour de nous, des familles de chinois affichent leur opulence, une bouteille de Chivas, luxe suprême, au milieu de la table remplie d’innombrables plats. Il y a deux sortes de whisky, le Mekong, fabriqué dans 43


Au Pays de l’Eléphant Blanc le pays, pas terrible. Et le vrai whisky de marque consommé par les riches, toujours dilué dans de l’eau glacée. Nous nous contentons de thé de Chine, du vrai, comme les humbles et les vieilles femmes. L’envie d’aller voir plus loin nous prend. Il faut absolument que l’on trouve un moyen d’aller jusqu’aux femmes padung. Sur les conseils d’une routarde qui habite au Chiang Maï Guest House, il est préférable de rejoindre Paï. Petite agglomération dans les montagnes à mi-chemin de la route de Mae Hong Son, dans le district le plus reculé du pays. De ce village, il est plus facile de trouver un guide susceptible de nous emmener dans cette forêt, car il est impossible d’y aller par nous même. Loin des axes routiers goudronnés, nous trouvons des villages semi-nomades qui changent d’endroit régulièrement. Les cartes topographiques n’existent pas et surtout, aucune personne n’y parle anglais. Les tribaux ne parlent même pas le siamois, alors... Demain matin, il nous faudra nous lever très tôt pour attraper le premier bus pour Paï. Cinq heures de route nous attendent.

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Au Pays de l’Eléphant Blanc

Montée à Paï

Imaginez : un châssis long, quatre pneus lisses, un peu de carrosserie rouge, un chauffeur et un moteur. Ajoutez quatre-vingts voyageurs et aucun amortisseur. Voilà à quoi ressemble notre car pour aller à Paï. La porte est retenue ouverte par une ficelle sale. À mon avis, le bus doit rouler comme ça, car les soudures des charnières de la porte ont lâchés. Le conducteur a un levier de vitesse à ras le menton et trois ampoules de Noël suspendues parmi une guirlande d’orchidées en plastique, sous le rétroviseur central, lui servent de clignotants et de témoin des freins. Plusieurs posters de filles blondes sont collés au plafond mêlés à divers autocollants jaunis. Comme tout le monde, nous hissons nos sacs sur le toit du véhicule à un employé qui les comprime; aucune ficelle ni corde pour les amarrer ! Nous ne disons rien, les thaïs qui partent avec nous ne trouvent rien à redire. Le véhicule crache, tousse, hoquette, gémit, grince... c’est parti. Nous tanguons comme dans un bateau, le bruit du diesel nous soûlera tout le long du trajet. Nous avons vraiment l’impression d’être sur des flots à bord d’un rafiot. À la moindre montée, le chauffeur passe la première et doit pousser les gaz à fond. Paï étant bien plus haut que Chiang Maï... la mécanique va souffrir. Les sièges ont été ressoudés plusieurs fois et Dana s’est retrouvée sur les genoux de sa voisine de derrière, lors d’une brusque accélération. Tandis qu’une autre voyageuse a tout simplement emporté son siège avec elle dans un virage. Un homme malade, il y a de quoi ! , vomit par la fenêtre.

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Au Pays de l’Eléphant Blanc Et moi ? J’essaye de faire des photos du paysage qui défile. Exercice très difficile en raison de l’instabilité du sol. Nous apercevons les premières forêts de teck, typiquement clairsemées. Les arbres sont très hauts, noirs avec peu de ramures et de grosses feuilles arrondies, d’un vert tendre. Après une heure de montées entrecoupées de descentes folles en roue libre; première halte. Le chauffeur déroule un tuyau et arrose le moteur ! Celui-ci reprend son souffle et nous, nous prenons un Nescafé. Les Thaïs se précipitent sur des trucs à grignoter, ils ont toujours faim. Le jour est à peine levé, mais déjà la chaleur cogne. À peine le temps d’un café-pipi, il faut remonter. Nous nous recollons sur les sièges de skaï rapiécés de rustines qui nous scient les cuisses à travers nos jupes. Heureusement, selon mes prévisions, la porte ficelée reste béante et nous donne un peu d’air. Deuxième arrêt. Restaurant. Cette fois les Thaïs ont vraiment trop faim et se précipitent sur des soupes de nouilles. La poignée de farangs qui voyage avec nous descend se dégourdir les jambes. Le chauffeur re déroule son tuyau avec des gestes immuables. Je vous jure que d’emmener quatre vingt personnes jusqu’à Mae Hong Son dans ces conditions, c’est du boulot. La chaleur, la soif derrière le pare-brise en plein soleil, les changements de vitesses judicieux, les tours de volants pour esquiver les pierres sur la chaussée, les coups de freins usés... et ceci pendant neuf heures de route ce n’est pas une mince affaire ! Heureusement pour notre dos, nous descendons à mi-parcours. Arrivée à Paï dans un nuage de poussière. Le bourg se situe dans une petite plaine fort plaisante. Le chauffeur descend avec nous pour nous lancer nos bagages. Les sacs sont gris et sablonneux, je les tape pour voir la couleur du tissu de nylon. Les autres voyageurs se jettent sur le restaurant de la place... petit creux ? ! – Bon, je suis très courbaturée, et toi ? – M’en parle pas ! Il est midi, le soleil au zénith, soif ! Nous suivons le troupeau à la gargote. Devant une soupe délicieuse, nous observons à l’ombre de notre parasol, les dix autres européens stressés et suants tout en souci de trouver un gîte.

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Au Pays de l’Eléphant Blanc Nous trouvons le nôtre sans difficulté en nous dirigeant à l’opposé des touristes. Nous louons une cabane en forme de tente canadienne, un peu insolite pour le pays, près de la rivière Paï, au calme aux abords du village. Cette maisonnette en bambou possède une salle de bain très rudimentaire. Des couvertures nous attendent sous la moustiquaire car les nuits sont fraîches. Nous sommes entourés de montagnes, à cinq kilomètres de la frontière birmane, et le climat ressemble beaucoup à nos étés alpins. Froid la nuit et brûlant le jour. Le toit et les murs de bambou sont remplis de bestioles qui rongent le bois. Elles font un tel bruit qu’on pourrait croire qu’il pleut de fines gouttes. Ces constructions ne vont pas faire long-feu. Ici, tous les animaux domestiques vivent en liberté. Sous la maison, va et vient la basse-cour qui se fait pourchasser par quatre chiots. Heureusement que nos tenanciers ne possèdent pas de cochon ! Paï est un joli petit village fait de maisons en bambou ou en teck, assez clairsemées. C’est une agglomération importante pour la région, il y a même un petit hôpital. C’est un point de départ idéal pour faire un trek dans les villages des tribus. En attendant de trouver un guide, nous nous imprégnons du lieu. Les gens sont plus farouches qu’en ville, l’approche est plus difficile. Presque personne ne parle l’anglais. Nous retrouvons la joie des gestes et des petits dessins. Nous prenons le temps de flâner, de photographier les alentours; repérer la poste, les quelques magasins et une petite guest house sympa: "Chez Duang" En y entrant par hasard pour voir du monde, nous sommes un peu déconcertées par l’atmosphère soixantuitarde. Un groupe de babas-cool rebuts de notre société occidentale, boit du thé, sur l’unique table du restaurant à l’ombre d’un grand arbre. La fille a le look typique de la fumeuse de haschich. – Les treks, ce n’est pas pour nous, dit-elle, je ne suis pas fit, j’en ai rien à foutre ! Le but de leur voyage est affiché sur leurs visages avec un grand O comme opium. Ils planent complètement dans leur monde, nous n’avons rien à nous dire. Au bout de la grande table, un jeune et beau thaï joue de la guitare sur des airs de folk song américains. Il se présente: Bpong, il est guide. Dana, 47


Au Pays de l’Eléphant Blanc qui parle bien mieux l’anglais que moi, engage la conversation avec lui. Je crois qu’il serait très content d’emmener deux photographes qui n’ont pas froid aux yeux comme nous. Bpong a tout de suite été emballé par notre proposition, c’est à dire, passer en Birmanie. Un groupe de trekkers arrive d’un périple de dix jours. Ils sont terreux, en sueur... mais ravis de cette expérience. Ils ont dit: Formidable, extraordinaire ! C’est décidé, nous partirons avec un guide d’ici. Bpong reste avec nous devant une seconde tasse de thé, il discute entre deux notes de musique. Sa voix est douce et il parle très bien l’anglais. Il nous explique toutes les conditions requises pour partir avec lui. Il faudra acheter des couvertures que nous laisserons au dernier village visité. Nous partirons huit jours dans la jungle, complètement seuls, sans assistance. S’il nous arrive quoi que se soit, il faudra nous débrouiller entre nous. Le seul moyen de retour forcé en cas d’accident ou de maladie: le mulet, qui se loue très cher lorsqu’on en a besoin. Bpong ne prend aucune responsabilité. C’est pour cette raison, qu’il nous conseille d’attendre un jour de plus pour voir s’il n’y a pas d’autres personnes intéressées pour se joindre à nous. – Partir à trois, ce n’est pas prudent, dit-il. Il espère entrer en contact avec un ami militaire de l’armée birmane, c’est toujours mieux pour nous faire passer de l’autre côté et servira d’interprète et de couverture. Je pense sincèrement à la bonne volonté de Bpong, il a vraiment envie d’y aller. La nuit est déjà noire et nous lui disons bonne nuit, à demain dix huit heures ici. En chemin, Bpong nous rattrape pour nous raccompagner avec sa moto. Nous relevons nos jupes, sans gêne, il n’y a personne, et grimpons sur la moto toutes les deux. Bpong slalome entre les nids de poules en faisant attention de ne pas faire trop de secousses. Bonne nuit, Bpong, à demain...

Nous profitons de ce jour d’attente pour visiter le village à fond en flânant, poster notre courrier et changer de l’argent pour payer notre guide et nos couvertures. La seule banque est flambant neuf, en béton recouverte

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Au Pays de l’Eléphant Blanc de marbre. Bien austère parmi les maisons de bois. C’est que Paï est en plein essor touristique. Les guest house poussent comme des champignons. Le modernisme arrive. Les maisons du centre sont déjà desservies en électricité. L’eau courante chute depuis de gros réservoirs sphériques à chaque maison. Une pompe électrique ou diesel pousse l’eau souterraine jusqu’au réservoir. Une ménagère fait du business en lavant le linge au kilo, avec l’unique machine du village qu’elle s’est achetée. Au milieu de Paï se tient un marché quotidien de nourriture très variée. J’y vois des légumes insolites que je n’ai jamais vus en ville. Des haricots d’un mètre cinquante que l’on achète enroulés en nid, et des tas d’autres choses très colorées. Devant chez nous, se trouve un petit pont en lames de bambou qui même aux champs. Tous passent par-là, sauf le bétail qui franchit la rivière à gué. Le niveau est bas, c’est la saison sèche, les buffles d’eau se mouillent à peine le ventre. Quelques femmes lavent leur linge, plus en amont, sur une plate-forme flottante. C’est encore le matin, une légère brume recouvre l’eau. Il fait frais, les orchidées se gorgent de rosée ruisselant sur les troncs. L’autre côté de la rive, de jeunes travailleurs construisent des gaines de protection pour les fils électriques en bambou. Les longues tiges sont très lourdes, trente kilos, peut-être. Nous observons cela depuis le pré de notre cabane, la radio thaïe hurle déjà des disques à la mode à la terrasse de notre restaurant. Au loin, nous percevons le ronron, très diffus des hélicoptères de l’armée. Derrière le village, se trouve une base militaire qui surveille la frontière, les trafiquants d’opium et de bois de teck. Au fond du pré, loin du restaurant, il y a une table et des tabourets au soleil. Poste d’observation idéal pour le petit déjeuner. À notre plus grande désolation, on nous sert l’éternel kit à l’occidentale. Toast hyper blancs et insipides, faux beurre jaune foncé et confiture américaine. Café en poudre et lait synthétique. Le serveur se flatte de nous servir de si bonnes choses occidentales. Heureusement, le spectacle de la vie de la rivière nous fait un peu oublier notre triste petit déjeuner. Les paysans sont déjà au travail, coiffés de leur chapeau de feuilles, en forme d’abat-jour. Les gamins courent dans tous les sens, des mères viennent prendre leur bain avec leurs rejetons. Elles sont si fines, des corps 49


Au Pays de l’Eléphant Blanc de jeunes filles ! Elles réussissent à se laver sans se déshabiller, à l’abri des regards, enroulées dans leur sarong. Plus loin, je vois un homme accroupi, qui construit quelque chose. Très curieuse, je traverse la Paï et vais le rejoindre. Je m’approche avec respect et timidité, comme le veut la politesse. Grand sourire, il m’invite à m’asseoir sur un morceau de bambou à côté de lui. Dans notre dos, un parasol de feuilles de teck qu’il a planté là se dresse comme un paravent. Il lâche ses outils. Avec des gestes et des petits dessins tracés dans la terre sèche, il réussit à m’expliquer des tas de choses. Il est venu d’un village voisin pour travailler ici pour construire des radeaux de bambou pour le transport des marchandises. Il arrive à en faire un par jour. J’observe ses doigts lacérés par les lamelles coupantes de bambou. Cela à l’air très pénible et pas très considéré, en plus il n’est plus très jeune. Dana nous rejoint, intriguée elle aussi. Charmé par l’intérêt que nous portons à son travail, il nous invite à bord d’un radeau fini. Il est très fier de nous faire une petite démonstration. Le pilotage se fait avec une longue tige que l’on plante au fond de l’eau en poussant. Il semble que les habitants soient moins méfiants qu’à notre arrivée. Les gens nous accostent volontiers, simplement pour échanger un sourire. La blondeur de Dana attire de plus en plus les hommes. Nous sommes très exotiques. Ils disent que nous sommes belles parce que nous avons les yeux "ouverts" et clairs. Nous avons d’ailleurs, renoncé au maquillage ici, les gens se retournent, de toute façon nous sommes souèy (belles) maquillées ou pas, alors pourquoi se fatiguer à se pomponner ?

Après la sieste, il faudra chercher un magasin de couvertures et mettre à jour notre journal de bord avant notre rendez-vous avec Bpong. Tout à coup c’est le stress... mais à la mode asiatique... lent. Et corvée lessive ! Les deux bazars du village sont tenus par des musulmans. Il est très surprenant de découvrir une femme thaïe voilée si loin des pays islamiques. La patronne de ce magasin s’est trompée de film ! Son choix de couvertures n’est pas terrible. L’échoppe est très rudimentaire, il n’y a que des articles de

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Au Pays de l’Eléphant Blanc premières nécessités. Les couvertures de laine brune sont lourdes, tant pis, il n’y a rien d’autre. Dana s’achète une veste tricotée pour les nuits et des cahiers d’écriture pour les enfants des villages. Le papier est une denrée rare dans les tribus, avec l’humidité, ça moisi vite ! Dix huit heures ! Je me suis maquillée et Dana aussi. Sans nous concerter. – Alors, tu veux séduire ? , dit-elle – Non... oui... peut-être, et toi ? En route pour chez Duang, nous rions pour un rien comme deux collégiennes à leur première sortie. Visiblement nous ne sommes toujours que deux partantes au tableau pour la Birmanie. Bpong a un air de chien battu, qu’est ce qu’il se passe ? Il a l’air embarrassé. Cet après-midi Bpong a reçu un télégramme d’un ou d’une friend qui arrive à Bangkok dans trois jours pour le voir. Friend (ami) en anglais ne précise pas si c’est un homme ou une femme. Il n’a pas vraiment l’air fou de joie de la venue de cette personne. C’est bizarre. Après mûres réflexions, il nous annonce qu’il veut quand même partir avec nous, mais seulement pour trois jours et seulement en Thaïlande. Nous ferons l’itinéraire qu’il a l’habitude de faire avec les quelques occidentaux qui arrivent jusqu’ici. Comme ça, il sera là pour accueillir son ami (e). Nous prenons un thé, un peu déçues. Bpong a l’air soucieux, sa cuillère mélange un sucre déjà dissout depuis longtemps pour tromper sa nervosité. Il ne dit pas grand chose ce soir. Nous disons OK pour les trois jours, nous n’allons pas perdre notre temps à attendre une autre proposition. Ça nous fera un excellent exercice dans la jungle pour notre premier trek. C’est un sentiment évident pour nous, nous reviendrons en faire d’autres. Arrive une Américaine, plus très jeune, qui cherche quelqu’un pour partir en trek. Nous sommes devant la carte dessinée à la main accrochée au mur. Et là, Bpong essaye de la dissuader de nous accompagner. C’est un comble ! Lui qui ne voulait pas partir à trois pour des raisons de sécurité. Et voilà qu’il lui dit: -Les nuits sont trop froides en ce moment, le trek ne sera pas très intéressant, trop court et très fatigant...

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Au Pays de l’Eléphant Blanc Visiblement, il tient à ce que nous ne partions rien que nous trois. Et là dessus, l’Américaine répond : – Pas de problème, le froid ne me fait pas peur je viens de l’Alaska ! Question sport: je suis un peu entraînée, je pratique la course de rennes à ski et trois jours, c’est justement ce que je cherchais ! ! ! Moment d’hésitation devant le plan, visage inquiet de Bpong... – Ok c’est d’accord, nous partons tous les quatre, dit-il. Dans mon carnet de note, il me dessine notre trek, nous ferons de la marche, de l’éléphant et du radeau dans les chutes. Nous payons Bpong et allons nous coucher. Dans notre lit, nous essayons d’imaginer ce que sera ces trois-quatre heures de marche par jour. Vu la hauteur des montages qui nous entourent, les écarts de dénivellation doivent ressembler à notre Jura. Mais voilà, dans ce pays, rien n’est comme chez nous, les objets, les villes, les gens, la nourriture et les usages nous sont étrangers. Aucun point de repère possible. Bpong nous a bien dit: hard, (dur), en ce qui concerne la marche. Nous verrons bien. A demain six heures Bonne nuit Dana.

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Au Pays de l’Eléphant Blanc

Kathrin, Chasseur de papillons Bpong, le Cook et nous Départ le lendemain 6h00. Les petites suissesses sont au rendez-vous à l’heure. L’Américaine, remue encore ses affaires et Bpong n’est toujours pas là. Le bus qui devait nous emmener jusqu’au point de départ, part sans nous ! Premier contre temps. Une moto arrive avec un Bpong mal réveillé et un homme un peu ahuri assis derrière lui. Brèves présentations, il fera le quatrième que notre guide a déniché on ne sait où. L’Américaine s’appelle Katherin, le quatrième se prénomme Joe et vient de Pennsylvanie. Il a vraiment une tête bizarre, un mélange de Woody Allen, un chapeau de chasseur de papillons et un nez de rat de bibliothèque. Il se tient debout avec un profil ondulant, les épaules voûtées, le ventre en avant et les genoux fléchis. Nous le baptisons immédiatement, Dana et moi :"chasseur de pap". Etant donné que nos deux coéquipiers ne comprennent pas un mot de français, nous ne nous gênerons pas de parler librement, parfois avec sarcasme, de ce que nous pensons, l’air de rien. Bpong nous présente encore Tape, le cook, notre cuisinier qui préparera des repas avec les légumes et le riz qu’il transporte dans sa grande hotte en bambou tressé. C’est un grand jeune homme, habillé dans des vêtements militaires du K.M.T. (Armée chinoise du Kuo Min Tang).

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Au Pays de l’Eléphant Blanc Bpong nous envoie boire quelque chose au coin de la rue pendant qu’il nous dégotte un véhicule pour remplacer le bus que nous avons manqué. "Chasseur de pap" veut rester dans la rue pour attendre, nous profitons pour faire un peu connaissance avec Katherin qui nous accompagne au café. C’est une femme bien charpentée, grande aux cheveux clairs, la quarantaine. Elle a un gros sac à dos, qu’elle n’arrive pas à fermer, nous l’aidons à tirer sur les ficelles. Elle n’a, sans doute, pas l’habitude de voyager, et transporte sûrement des choses inutiles. Nos sacs, à côté du sien sont tout petits. Katherin nous explique que son genou n’est pas OK, peutêtre qu’elle ne marchera pas vite. Ça ne fait rien, elle a l’air sympa et enthousiaste. Une voiture à pont ouvert arrive et nous sautons dedans. Nous prenons place dans la benne, assises sur les roues, la tête au vent. Tout le monde est plein d’entrain, gai et à l’unanimité, nous proclamons: Nous sommes une bonne équipe !

Après vingt kilomètres, nous sautons de la voiture. Des femmes vêtues de couleurs vives, attendent le bus régional qui va arriver dans l’autre sens. – Ce sont des femmes de tribus, nous dit Bpong. Les lèvres carmins, les dents noir ébène, et la bouche mousseuse, elles nous sourient d’un trou noir, sur quelques chicots usés. C’est la première fois que nous voyons des chiqueuses de bétel. Elles ont l’air vieilles avant l’âge, repoussantes, elles m’inspirent du dégoût. J’apprendrai plus tard que les femmes qui s’adonnent à cette drogue trompent l’ennui en planant sous l’effet de ce léger narcotique. Elles se retrouvent la trentaine passée, seules avec les enfants; leurs maris très volages, s’occupent d’une maîtresse au loin, plus jeune. Compensations. Le moment est enfin arrivé, nous allons pénétrer la jungle, cette forêt légendaire. Depuis mon enfance, j’ai toujours imaginé la jungle comme un enfer vert. Dense, impénétrable et source de mille aventures effrayantes:

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Au Pays de l’Eléphant Blanc grouillante d’animaux dangereux, comme dans les films et les livres. Je respire un bon coup, je me réjouis de voir enfin en vrai, toutes les plantes tropicales de mes livres de botanique. Ça y est, je suis prête à tirer le rideau de feuillage, comme on entre dans une pièce de théâtre, j’entre en scène. Le mythe tombe. La forêt est toute bête... Nous nous engageons dans un chemin tout tracé pour deux heures de promenade facile. La forêt n’est pas épaisse du tout. Le sol est très tendre, comme de la tourbe, le sentier est bien large et damé par les petits chevaux que nous croisons de temps en temps, chargés de sacs de riz. Nous rencontrons même une femme qui promène ses deux cochons à la laisse, comme une "mamie à chien-chien" d’une cité moderne, en leur racontant des petites histoires, ponctuées de caresses. Amour touchant... Première halte au bord d’un ruisseau. Je découvre et identifie des branchages de figuier étrangleur. C’est une plante très ingénieuse. Une graine se colle à un oiseau, lequel déposera la semence au creux d’un arbre. Cette graine donnera le jour à une plantule mieux ensoleillée qu’à terre. Très vite elle fabrique des racines jusqu’au sol pour se nourrir. En grandissant, un réseau inextricable de racines et de branches vont peu à peu encercler son arbre tuteur, si bien qu’il finit par le vaincre en l’étranglant. La cruauté de ce figuier est très décorative, les racines s’enroulent autour de tous ce qui se trouve sur son chemin, c’est magnifique de voir les rochers pris au piège. Le célèbre temple khmer d’Angkor Wat a été découvert en soulevant des racines de figuier étrangleur qui avaient noyés des hectares de monuments ! Les premières photos du site prises lors du défrichage, sont sublimes. Bpong, le guide ignore tout de la botanique élémentaire de sa région natale. Je m’en tiens donc à mes connaissances pour expliquer aux autres les curiosités de la nature. Dana traduit à mesure. Au dernier tournant, une rivière nous apparaît en contrebas, dominée par un village de maisons de poupées, en bambou, de l’autre côté d’un pont de branchages. Il a l’air si mignon ce village, si inattendu, si calme, si serein, au milieu de nulle part. Le pont franchi, Bpong nous fait signe d’attendre là. Après plusieurs appels de Bpong, un homme nous rejoint. Brève discussion, salutations et courbettes, il nous invite à le suivre. Il serait très impoli d’entrer 55


Au Pays de l’Eléphant Blanc dans un village, avec des étrangers, sans préavis. C’est la première fois que je vois un village de tribus. L’architecture des maisons est très ingénieuse. L’homme nous invite à grimper son échelle car les maisons sont construites sur pilotis. Nous laissons nos chaussures dehors sur la terrasse, élémentaire politesse, avant de pénétrer dans l’ombre de cette maison. J’entre dans la pièce unique assez vaste, et m’assois accroupie. Il fait assez sombre, la fenêtre n’est qu’une toute petite ouverture dans un mur. Aucun meuble. Il est près de midi et le contraste entre le soleil aveuglant et cette pénombre m’oblige à retirer mes lunettes de soleil. Le sol, fait de lames de bambou est très élastique, comme toute la maison d’ailleurs. Les parois de lames tissées comme une vannerie procurent une très bonne aération. Au milieu de cette pièce, le foyer est posé sur un lit de sable. C’est très curieux, on cuit sur un feu ouvert dans une maison entièrement en bambou, qui pourrait s’embraser à la moindre flamme. Le plafond est noir de suie, la fumée s’échappe par des orifices sous chaque extrémité du faîte, à l’abri de la pluie. La maison s’ébranle, quelqu’un grimpe l’échelle. Un vieux monsieur, ridé comme une pomme flétrie vient nous saluer. Bpong lui communique les dernières nouvelles. Ici, pas d’électricité donc pas de radio. Nous sommes tous accroupis autour du foyer lorsque Bpong nous présente. Le vieux monsieur est un chaman rabougri par les ans aux yeux pétillants d’intelligence et avide de curiosité. Très vénéré gardien des esprits et détendeur du secret des plantes médicinales, nous saluons ce notable avec respect, d’un waï, d’une courbette bien basse et d’un large sourire. Bpong nous présente comme infirmières, à ce moment c’est son tour de nous saluer, Dana et moi, avec respect. C’est un peu le jeu de, qui admire le plus l’autre. Nous ne sommes que de modestes employées d’établissement hospitalier alors que lui détient un savoir rare et précieux sur la vie et la nature. Ha, comme j’aimerais apprendre d’un homme de cette valeur. C’est très frustrant de ne pas pouvoir se parler. Je me rends compte à ce moment précis, que se sont les langues qui sont les véritables frontières parmi les hommes. C’est un mur infranchissable, un frein, une frustration. La prunelle de cet homme contient une bibliothèque de savoir et un océan de vie au milieu de sa peau si foncée, si fatiguée. Il est magnifique. 56


Au Pays de l’Eléphant Blanc Il nous quitte à reculons, se rechausse et fait trembler la maison en descendant l’échelle. Quelle souplesse, à son âge ! À croire que ces vieux ont des bambous à la place des os ! Souples, agiles mais solides comme le roc. La maison vibre à nouveau, cette fois, ce sont deux femmes du village qui nous rendent visite. Elles ont les yeux pétillants de malice dans leur costume multicolore. Nous sommes dans un village de Lissu. Leurs vêtements sont des tuniques bordées de fins passepoils serrés les uns contre les autres. Les différentes tribus se distinguent par leurs costumes traditionnels riches en couleurs, portés tous les jours. Tandis que les habitations ont très peu de variations. À part le bambou et le teck pour les pilotis, il n’y a pas d’autre matériel de construction. Ces deux femmes sont venues nous voir pour essayer de nous vendre des ceintures en tissus bigarrés, de leur fabrication. Elles marchandent dur, leurs ouvrages. J’en achète une pour orner un blue jeans et un bracelet assorti. Ces femmes ne parlent pas un mot d’anglais, mais les doigts comptés dansent sous nos yeux, le message est très clair. Elles doivent être très ‘’débrouilles’’. D’habitude les femmes sont très timides et réservées tandis que celles-ci jacassent à tue-tête dans leur langue afin de nous vanter leur savoir-faire. La vente terminée, elles s’en vont aussi vite qu’elles sont venues. Le cook arrive avec un wok plein à ras bord, très lourd et gigantesque. Il le dépose au milieu de la pièce sur un cercle métallique qui le maintient d’aplomb. Assis en rond, une cuillère chacun, nous sommes invités à manger son sauté de légumes directement dans le wok. "Chasseur de pap" ne mange pas, il nous dit que c’est sûrement trop épicé et qu’il a peur de manger du porc... Katherin et nous, trouvons délicieux. Je constate, lors de ce premier repas pris parterre, que les occidentaux sont devenus incapables de se tenir sur le sol. Ils se tortillent dans tous les sens, ne sachant où caser leurs jambes si encombrantes. Tandis que les Asiatiques s’accroupissent, bien calés sur leurs pieds ou assis sur une fesse, les jambes repliées sur le côté, pour les femmes, et ceci, pendant des heures. L’occidental a perdu le contact de la terre, du sol, et son corps est devenu raide et maladroit ! À noter qu’en Asie, les gens ignorent ce que sont les varices; ce mal provient entre autre, de notre façon de se percher sur des sièges, les jambes pendantes. 57


Au Pays de l’Eléphant Blanc Quelques instants de détente, afin de digérer à l’ombre en laissant passer les heures les plus chaudes. Déjà, nous quittons ce village pour entamer une longue ascension. À la queue leu leu, nous suivons Bpong le long d’un sentier étroit. Nous longeons quelques mètres de champs, d’où les villageois nous saluent poliment. Nous répondons d’une courbette malgré l’effort de la montée qui me coupe le souffle. La forêt est très claire, les tecks ne font pas d’ombre et le soleil cogne. Au sommet de cette côte, j’avale un litre d’eau, cul sec. Je dégouline. Normalement, lorsqu’on arrive au sommet d’une randonnée, la récompense nous est offerte par la vue d’un paysage environnant surplombant ce qui va suivre. Là, rien... on ne voit rien. Les tecks sont tellement hauts qu’ils ne nous laissent rien apercevoir. Il doit être très difficile de se diriger dans la bonne direction en l’absence de boussole ou de guide. Les seuls endroits où le paysage se dégage, sont les fonds de vallons, défrichés par les cultivateurs, autour de leur village. Donc, nous sommes obligés de ne faire confiance qu’à Bpong, toujours en tête de marche. Le sentier, monte, redescend, serpente, nous, nous suivons. À chaque point d’eau, Bpong se rince le visage et la bouche. Tape est toujours derrière qui ferme la marche. Il ne parle pas beaucoup, il avance en lisant un manuel d’anglais. On dirait qu’il s’embête avec nous. Il n’est jamais fatigué. Bpong non plus; c’est un homme assez petit et bien musclé, typiquement montagnard. Ils marchent à l’aise comme à une simple promenade alors que moi, je souffre le martyre, en silence. Katherin clopine un peu, mais elle marche avec courage. Elle est bien trop curieuse de toutes ces découvertes, son genou passe au second plan. "Chasseur de pap" marmonne et semble avoir un peu de peine. Normal, il n’a rien mangé à midi. Dana, qui a décidé de maigrir, a mangé comme un oiseau et marche en tête avec Bpong qui essaye de nous apprendre à compter en thaï à pas cadencé. -Neung, song, sam, si... -Un, deux, trois, quatre... Bpong semble très doué pour les langues. Avec pas mal d’efforts de prononciation, il arrive à dire correctement les chiffres en français. Chose très difficile pour un asiatique.

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Au Pays de l’Eléphant Blanc L’après-midi passe vite et un magnifique village se profile au loin, à travers le feuillage, adossé à flanc de coteau, bien serré. Une petite fumée s’en échappe. Nous sommes bien contentes de poser les sacs. La couverture de laine est lourde mais surtout, notre matériel photo. Le soleil est déjà bas, il est 17h00. C’est dans ce village que nous dormirons. Un villageois nous montre l’endroit où nous allons nous installer. Nous grimpons dans une grande maison d’environ cinq mètres de côté. Le foyer est placé dans un angle à distance respectable des parois de bambou tressés. Sitôt soulagées de notre fardeau, Bpong nous montre l’endroit pour se laver. Il ne faut pas tarder pour faire notre toilette, car sitôt le soleil couché, il fait froid. Armées de notre linge-savon-brosse-à-dents-dentifrice, Bpong nous dirige au bord d’une large rivière qui passe en contrebas derrière le village. Il s’en va pudiquement. L’eau est glacée, il faut vite se laver pendant que l’on a encore chaud de la marche. Plus tard, le courage nous manquerait pour se plonger là dedans. Des femmes se lavent à côté de nous. Nous allons essayer de faire comme elle. La technique demande un certain tour de main. Le sarong ayant toujours tendance à se dénouer au mauvais moment. Katherin nous rejoint et finalement nous nous tenons mutuellement notre bout de tissu pendant que l’on se savonne. Ça fait du bien. -Et Joe... où est Joe ? Il va faire bientôt froid, il faut qu’il vienne se laver. – Il cherche la douche... et l’hôtel ! ! ! dit Katherin. Il a regardé la rivière et a fait demi-tour. Joe ne se lavera pas ! Il est quand même bizarre ce type... Katherin aussi le trouve étrange. Dana essaye en vain de laver un T-shirt qui a eu été blanc. La terre bistre colore les fibres, cette fine poussière est tenace. D’ailleurs, les vêtements que les villageois portent aux champs, sont de la même couleur. Retour au village après nos ablutions revigorantes. Il fait déjà nuit, nous visiterons le coin demain matin. Tape nous accueille avec un grand verre de thé chaud. Il y a toujours une bouilloire pleine en permanence sur le feu. Il semble que ces gens ne boivent que de l’eau cuite. J’ai de la peine à avaler ce thé trop noir et 59


Au Pays de l’Eléphant Blanc sans sucre, mais j’ai tellement soif que j’en bois trois verres. Le sucre est ici un luxe dont on doit se passer. Joe est déjà installé vers le feu, recroquevillé et indigné de la rusticité de "l’hôtel". La famille chez qui nous logeons, arrive pour nous voir. On allume une bougie pour tout le monde. Ils nous dévisagent avec curiosité. À quoi pensent-ils en nous voyant ? Sommes-nous des martiens, sans aucun savoirvivre ? Leur visage, ouvert et interrogatif rayonne autour du feu. Leur beauté nous émeut. Katherin se met gentiment dans l’ambiance, tandis que Joe bougonne dans son coin. Nous mangeons parterre dans le grand wok que Tape nous a préparé, des nouilles aux légumes; sous les regards de notre famille d’accueil. – Bpong, dit Dana, ils ne mangent pas avec nous ? La réponse est très floue, soit disant qu’ils ont déjà mangé plus tôt. Dana se remémore la même situation lors d’un autre voyage lointain. Il fallait laisser quelque chose dans les assiettes pour les autochtones, c’était leur seule nourriture... Comme Dana a toujours envie de faire un régime, elle décide de ne rien manger du tout. Moi, je mange un minimum et Katherin aussi. Cette fois, le plat que nous a cuit Tape est franchement fade. Katherin lui avait dit à midi too hot, ce qui veut dire : trop chaud. Mais l’expression anglaise prête à confusion. Cela peut aussi dire: trop piquant. Du coup, Tape n’a mit, ni sel, ni piment, mais c’est toujours aussi brûlant ! Nous rions bien de cette mauvaise interprétation. Tape note aussitôt cette observation dans son manuel d’anglais. Joe s’est jeté sur la nourriture comme un goulu, il n’a rien mangé à midi; nous avons honte de son comportement grossier. Heureusement, il reste quand même quelque chose au fond du wok, après notre repas. La mère de famille pose sur le feu, une bouillie pas très appétissante dans un énorme wok d’au moins un mètre de diamètre, plein à ras bord. – C’est pour les cochons, nous explique Bpong. Les enfants grignotent les restes de notre repas, plein d’appétit. Que faut-il croire ? Joe s’est tu pour un moment de répit. Plus de jérémiades, il digère.

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Au Pays de l’Eléphant Blanc Cet instant de notre voyage est magique, nous profitons de chaque instant, de chaque minute, si précieuses. Les visages de ces gens sont sublimes à la lueur des braises et de la bougie. Quel merveilleux cadeau que de vivre cela. Tout est si doux. Joe déplie son gros sac de couchage en plumes et nous, nos couvertures de laine. Nous nous étendons vers le feu. Il n’y a pas de lit, nous dormirons à même le sol de bambou, au grand désespoir de Joe. Je sors la pharmacie pour panser mes cloques aux talons. Bpong, explique aux autres que nous travaillons dans un hôpital. La mère de famille lâche subitement la pelle de bois avec laquelle elle remuait la bouillie à cochons. Elle revient avec son bébé pour que nous l’auscultions. Malgré la lumière vacillante de l’unique bougie, nous découvrons des plaies infectées vers une oreille et aux mains. – Demain, dis-je à Bpong, nous nous occuperons de lui, au jour. Il fait trop sombre pour y voir quelque chose. La maman est folle de joie et nous arbore un large sourire-merci. Bpong nous dit que l’enfant souffre depuis longtemps, que le chaman n’a pas su soulager le petit garçon. – Il n’a pas de fièvre, cela peut attendre demain, dit Dana. Dans l’autre coin de la vaste pièce, un homme s’affaire avec du petit matériel sorti d’un coffret. Cet homme semble être le père de famille et va préparer de l’opium. Il prend la bougie, nous suivons la lumière, je me réjouis de voir cette démonstration. Nous expliquons à Katherin ce qu’il fait, elle ne connaît rien aux drogues. Le père fume une première pipe, preuve de la qualité de son produit, à la manière d’un connaisseur en vin qui goutte une première gorgée avant les autres. Pour cela, le fumeur se couche sur le côté et celui qui prépare la pâte est accroupi en face de lui. La bougie se place entre les deux. On attendrit une boulette de pâte noire sur la flamme et on l’écrase dans le foyer au bout du bong, sorte de gros tuyau fait d’un tronçon de bambou. Le fumeur tire des bouffées tout en laissant la flamme lécher la boulette d’opium. D’où la position typique de l’opiomane étalé devant sa petite flamme. Ça sent bon le miel. La pâte s’évanouit et disparaît en fumée dans un léger crépitement. C’est qu’ici, la marchandise est pure, de première main; quel parfum ! 61


Au Pays de l’Eléphant Blanc Bpong ne se fait pas prier à l’invitation. Dana a envie d’essayer, c’est l’occasion ou jamais de tenter l’expérience, en toute sécurité parmi des connaisseurs. Surtout qu’ici, il n’y a pas de risque de fumer de la mauvaise marchandise, coupé d’on ne sait quoi par de multiples intermédiaires. Bpong nous explique que pour fumer de l’opium, il ne faut rien avoir dans l’estomac, sinon, on a des nausées. Si c’est la première fois, il faut fumer au moins trois boulettes avant de sentir quelque chose. Dès dix pipes on est vraiment malade ! – Si tu ne fumes pas, j’oserais essayer, me dit-elle. Mais tu restes avec moi pour me surveiller et compter. – Ok. dis-je. J’aimerais bien aussi tenter l’expérience pour ne pas avoir froid, selon Bpong. Mais comme j’ai mangé et que je ne suis pas fumeuse de cigarettes, j’aurais l’air ridicule en toussant cette fumée épaisse et mielleuse. Et je crois que ce ne serait pas une partie de plaisir. Dana se couche à son tour. Bpong lui explique comment aspirer et à quel moment. – Une boulette... deux... trois... – Dana, ça fait trois, lui dis-je, ça va ? – Je ne sens rien, répond-elle, mais c’est bon. Bpong et le père ne veulent pas croire que c’est la première fois qu’elle fume de l’opium. – Tu sais très bien, dit Bpong, je n’ai jamais vu une fille qui sache si bien la première fois. Tu continues ? – Fait gaffe, lui dis-je, ça va venir d’un coup ! – Ça va très bien. Comptes ! – Quatre, cinq, six... neuf... Arrêtes ! – Tu ne sens toujours rien ? lui dis-je. – Non, mais j’ai chaud. – Tu as de la chance, parce que moi, je commence à grelotter. Katherin est restée en retrait, ne voulant pas se mêler à ça. Joe est toujours dans son coin, terrorisé par ce qu’il voit en jurant des grossièretés américaines. – J’ai très chaud et suis en pleine forme, dit Dana, je partirais bien pour quatre heures de marche. À part ça, aucun effet sensoriel particulier. Pas de maux de tête. Je paye les doses avec des sachets d’aspirine. L’opium fait 62


Au Pays de l’Eléphant Blanc mal à la tête et les villageois mélangent parfois un peu de ce médicament à la pâte d’opium. L’aspirine est un luxe très cher pour eux. J’en donne dix sachets. – C’est beaucoup, me dit Bpong. Je me pelotonne dans ma couverture, transie de froid, tout habillée. Dana discute avec Bpong, en T-shirt, les bras nus. Tout va bien, elle n’est pas malade, elle a l’air de bien supporter ses neuf pipes. Je ne m’endors pas, les effets peuvent encore survenir, je garde un oeil ouvert malgré ma fatigue.

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Au Pays de l’Eléphant Blanc

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Au Pays de l’Eléphant Blanc

Une nuit torride par 10 degrés C’est le moment de dormir, Joe rouspète toujours sur les conditions d’hébergement. Il est persuadé que nous sommes à la merci de trafiquants d’opium, que nous allons tous finir en prison et qu’il ira se plaindre à l’office du tourisme pour mauvais traitements envers les étrangers. Bref, il nous fait une crise de paranoïa. Faute de pouvoir se laver les dents, il n’y a que du thé en guise d’eau potable, nous demandons à Bpong où sont les "toilettes" pour faire notre pipi avant de dormir. – Partout ! dit-il, il n’y a pas d’endroit précis. Nous enfilons nos chaussures, redescendons de la maison et cherchons un coin à l’écart avec notre lampe de poche. Pour ne pas se faire repérer, nous éteignons la lumière et nous nous accroupissons dans la nuit noire et glacée. Une famille de cochons se lève d’un bond en hurlant, effrayée dans leur sommeil ! La prochaine fois nous choisirons un autre endroit ! Discrétion... ratée !

Nous préparons notre couche, moi, vers le feu, Dana à ma droite. Elle a toujours aussi chaud et ne tient pas à rester contre le feu. Bpong déplie sa couverture à côté d’elle. Tape est toujours plongé dans son anglais à la lueur des braises. Katherin s’endort très vite, Joe éternue sans arrêt en jurant. Dana discute à voix basse avec Bpong, la tête appuyée sur ses genoux. 65


Au Pays de l’Eléphant Blanc Je m’endors. Le brouhaha des voix me réveille, je ne sais pas depuis combien de temps ils se parlent, mais il est probablement très tard. Dana et Bpong discutent toujours, en se chuchotant très près. Toute la maison dort, la famille s’est couchée dans une toute petite pièce attenante à la notre, Joe ronfle entre deux éternuements et il n’y a plus que Dana et Bpong qui se susurrent des mots, que je devine très doux ! Il a une voix si douce, si tendre et si craquante... Je me rendors, en pensant. Haa... Dana... Le froid me réveille à nouveau, les braises sont entrain de s’évanouir. Je ravive la flamme d’un bout de bois que j’attrape en réussissant à ne sortir qu’un bras de ma maigre couverture. À ma droite, Dana est contre mon dos, frémissante, non pas de froid comme moi, mais de désir. J’entends le bruissement de caresses furtives sur des corps encore habillés. La feuille d’aluminium que j’avais tendu parterre pour nous isoler un peu du froid, trahit, d’un léger froissement, leurs mouvements voluptueux. J’imagine ce qu’elle ressent, je perçois tout; collée à elle, à eux, si serré que nous sommes. La maison de bambou devient alcôve, le lit imaginaire n’a plus de limite, où s’arrêtera-t-il ? Les heures s’égrainent, je me retourne, elle sait que je ne dors pas. J’essaye de prendre patiente, j’observe les flammes danser de mon côté. La promiscuité devient supplice. Le partage des bruits, de sa voix seulement, seulement de sa voix… ça devient insupportable... Je me retourne brusquement, avec bruit, comme pour dire: je suis là, un peu d’égard à ma solitude, s’il vous plaît... – Mais, elle ne dort pas ? ! chuchote Bpong, – Je sais, répond Dana, ça ne fait rien. – Tu le savais ? dit-il ?, pétrifié de honte. Les bruits et les gestes s’arrêtent, je remets une bûche et je m’endors, enfin. Ça se calme... J’ai froid, je me réveille et ré alimente les braises. Le désir ne pouvant pas attendre, mes voisins recommencent de plus belle. Leur fièvre me réchauffe. – Non, dit Dana, je ne peux pas. – Pourquoi ? dit Bpong 66


Au Pays de l’Eléphant Blanc Et comme ça... toute la nuit ! Le refus d’en finir. Entre, les amoureux, Joe qui renifle et Katherin qui sort pour faire pipi, transformant le sol en trampoline, je n’ai pas fermé l’œil de la nuit. Au petit matin, exténuée, je dors profondément quand soudain, je sens comme une chaleur à gauche. J’ouvre un oeil, le sol prend feu ! Le bord du foyer contre moi, est en flammes. D’un élan, j’attrape une tasse de thé, restée là de la veille, et je la jette sur les flammes avec parcimonie, il n’y en a plus beaucoup dans la tasse. Bpong se lève d’un bond et se jette sur la bouilloire. Ouf ! C'est éteint, mais alors... quelle fumée âcre ! Tout le monde est réveillé sauf Joe, qui dort à poings fermés. J’ai le cœur qui bat, impossible de me rendormir. Je ne peux pas m’empêcher d’imaginer ce que serait devenue cette maison de bambou en flammes ! Je me sens terriblement coupable d’avoir entretenu le feu un peu trop fort. Il fait si froid que j’ai exagéré par rapport à la taille du foyer, il faut savoir doser le combustible et la flamme. Quelle nuit... Je ne suis pas prête de l’oublier celle-là.

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La brume se lève dans la montagne Aux chants des coqs, j’émerge. Il fait à peine jour. La maison de bambou tremble, les gens sont déjà en activité. La famille n’est plus là. Leur petite pièce est vide. Tape m’enjambe pour regarder les dégâts du feu de cette nuit. J’ai de la peine à me réveiller. Dana est encore couchée, elle aussi. Nous sommes les dernières, encore endormies. Les coqs chantent à tue tête, il y en a beaucoup dans le village. Les cocoricos s’interpellent en échos. On entend au loin, un bruit sourd cadencé. Bpong nous explique que se sont des femmes qui pilent du riz pour séparer la balle du grain. Par la porte, je distingue la brume matinale. Il fait cru, Tape ravive le feu pour le thé. La douce flamme m’encourage à m’extirper de la couverture. Je suis courbaturée de la tête aux pieds ! A côté de Joe, une pyramide de mouchoirs en papier jonche le sol. Il n’a presque pas dormi. - Je suis allergique aux couvertures ! dit-il, en colère. - Katherin a bien dormi et Dana me dit qu’elle est en pleine forme ! ! ! Si j’avais su, j’aurais bien pris de l’opium, moi aussi. Dana n’a pas eu froid un instant. – Au fait, pourquoi lui as-tu dit non toute la nuit ? dis-je. – Je ne veux pas faire l’amour sans préservatif, je le connais pas ! me répond-t-elle. -Avec tout ce que vous vous êtes dit, tu as quand même eu le temps de faire connaissance, lui dis-je, sur un clin d’oeil.

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Au Pays de l’Eléphant Blanc – Je n’y comprends rien, sa future femme va arriver et il tombe amoureux de moi. Mais ça fait rien, Bpong est un homme tellement doux... Sa peau est d’un velouté... Ha, tu peux pas savoir... – Si... c’est comme si j’y étais...

Dana et moi, sommes des amies de longue date, et si intimes que nous pouvons tout partager. Même la promiscuité d’une nuit d’amour ! Nous n’avons aucune gêne, aucune pudeur l’une envers l’autre. Nous partageons notre quotidien avec naturel. Nous sommes aussi à l’aise avec l’autre qu’avec nous même. Amitié précieuse, compagne idéale pour ce voyage. Jamais je n’aurai pu vivre tout cela sans cette complicité. Cela aurait été très différent, plus banal. Mais l’aventure n’est pas finie... loin de là ! ...

Tape nous prépare, ô suprême luxe dans ces montagnes: des toasts. Eternels toasts insipides. Les coqs hurlent toujours, on dirait qu’il y a un règlement de compte sous la maison, les chiens s’en mêlent aussi. Les bouddhistes ont un tel respect de la vie qu’ils laissent vivre les animaux domestiques en liberté, à leur guise. Les cochons, les chiens et la basse-cour vont et viennent entre les maisons. On n’élimine pas les coqs en surnombre, de sorte qu’il peut y en avoir plusieurs dans la ferme. À eux de s’arranger. Cette pratique entraîne évidemment des bagarres et du bruit. Par le trou brûlé je peux voir tout cela depuis l’intérieur. Le sol de la maison est ajouré sur dix centimètres au bord du foyer. Joe qui n’avait rien entendu cette nuit, fait de grands yeux épouvantés en découvrant les restes de notre incendie nocturne. Cette fois il s’énerve et dit à Bpong qu’il veut s’en aller, retourner dans un monde "civilisé". Et qu'ici, tout le monde est fou ! – Joe, dit Bpong, tu peux rentrer quand tu veux. Tu refais le chemin à l’envers. C’est très simple !

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Au Pays de l’Eléphant Blanc Joe a le sang qui se glace à l’idée d’être seul dans la forêt. Il ne dit plus rien et se résigne. Je sens que ce type nous prépare quelque chose. Mais qu’est ce qu’il lui a pris de venir ici ? Joe avale son petit déjeuner comme s’il n’avait rien manger pendant plusieurs jours. Sitôt fini, il sort sur la terrasse chercher ses souliers, et les amène à l’intérieur. Tout le monde se regarde indigné. Quelle impolitesse de faire pénétrer ses chaussures à l’intérieur d’une maison asiatique. Pas gêné, il les place vers le feu. – Hier, nous dit-il, j’ai marché tout l’après-midi avec un pied mouillé ! Il est vrai, je me souviens, que lors d’un passage sur un tronc à travers une rivière, Joe est tombé dans l’eau en faisant un faux pas. Et comme il a des chaussures super étanches et bien... elles sont restées mouillées à l’intérieur. Une vapeur épaisse s’échappe de ces godillots monstrueusement gros pour la vue d’un Thaï. Dana et moi avons honte de ce blanc qui ne fait que de râler et se méconduire. Katherin le lui dit en argot américain. Sans effet. La maman d’hier soir arrive avec son petit garçon dans les bras. Nous installons la mère et son bébé sur un plastique, dehors sur la terrasse. C’est un petit garçon très mignon d’environ deux ans. Sa mère le tient fermement appuyé sur ses genoux. Bpong nous sert d’interprète. J’étale le matériel sur un linge, sous les yeux de toute une assemblée curieuse, venue nous voir. Nous posons des questions un peu trop médicales que Bpong ne peut pas traduire. Les Lahus, chez qui nous sommes, ne parlent pas le thaï. Les tribus des montagnes parlent une langue d’origine chinoise et n’ont pas d’écriture. Il y a autant de dialectes que de groupes ethniques; qui peuvent encore varier d’une région à l’autre. Nous comprenons seulement que cet enfant a mal à ses plaies infectées et qu’il en a tout le temps quelque part sur le corps. Bon; il faut regarder ce qu’il y a sous la croûte. Ça va faire mal. Bpong lui explique ce que nous allons faire. Le petit est maintenu plaqué sur les cuisses de sa mère, un peu effrayé.

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Au Pays de l’Eléphant Blanc Le gamin n’a pas bronché, des larmes perlaient sur ses joues, mais il n’a même pas gémit ! Pourtant, l’infection qu’il a derrière l’oreille est profonde, l’os est atteint. Nous avons dû prendre notre courage à deux mains pour oser cureter une telle plaie sans anesthésie, à l’aide d’un instrument de fortune passé à la flamme. Peut-être réagira-t-il bien aux antibiotiques que nous lui avons administré sous un pansement éclatant de blancheur ? Nous ne le saurons jamais. Une infection osseuse ne pardonne pas, sans soins, cet enfant serait probablement voué à une mort certaine. Chez les gens qui n’ont pas accès aux médicaments occidentaux, comme ici, leurs effets peuvent être spectaculaires. Je payerais cher pour avoir des nouvelles de ce petit garçon. Bpong explique ce qu’il faut faire avec le pansement. Ne laver les plaies qu’avec de l’eau cuite et remettre un peu de pommade antibiotique avec des mains lavées et ne jamais toucher autrement. Je lui donne aussi quelques comprimés de vitamine C pour renforcer le traitement. Voilà, nous ne pouvons rien faire de mieux avec ce que nous avons, mais je crois que pour eux c’est magnifique. – Bpong, dis-je, cet enfant ne doit pas être posé parterre et encore moins avec les animaux. Il doit rester à l’étage sinon il va se réinfecter. Est-ce que tu peux expliquer à cette femme que dans la terre et vers les bêtes il y a des pie qui peuvent entrer dans la plaie et redonner le mal ? Ces gens ont des notions d’hygiène élémentaire. Bpong nous explique que les malades sont isolés dans une maison et se soignent avec de l’opium. Les petits enfants, encore au sein, sont mis à part avec leur mère qui fume pour les soigner. L’opium est la panacée universelle. Si ça va plus mal, le chaman s’occupe du malade avec des herbes et des cérémonies. Moments inoubliables sur cette terrasse, leurs yeux ont détaillé chacun de nos gestes, chaque chose contenue dans notre boîte à pharmacie. Le petit garçon percevait très bien nos bonnes intentions, providentielles. C’est pour cela qu’il s’est laissé faire. Il faut dire que les gens d’ici sont costauds, la vie est dure. Je me lève pour me dégourdir les jambes et ranger le matériel, quand soudain, j'aperçois d'autres mère avec des enfants qui attendent leur tour ! – Dana, c’est le jour des consultations ! 72


Au Pays de l’Eléphant Blanc – Bpong, lui dis-je, nous ne sommes pas médecins, nous ne pouvons pas soigner toutes ces personnes ! Sous la pression et l’insistance nous avons détecté une varicelle, mais certains gamins sont dans un piteux état dû à la malnutrition et nous ne pouvons rien faire. Nos connaissances ne nous permettent pas d’émettre un diagnostic. Et puis, à quoi cela pourrait bien servir s’il n’y a rien pour les soigner. Et nous ne reverrons jamais ces gens. Des éclats de voix viennent d’en bas de l’échelle. Un homme tabasse une pauvre femme recroquevillée qui gémit contre un pilier de la maison. Qu’est ce qu’il se passe ? On comprendra plus tard qu’il s’agissait d’une déséquilibrée qu’on tentait de faire rentrer chez elle pour ne pas faire honte au village vis-à-vis des étrangers que nous sommes. C’est mon tour à présent, il reste juste assez de pansements pour mes cloques, qui se sont ouvertes. Nous faisons encore cadeau de nos aspirines, nous en avons bien assez jusqu’à la prochaine pharmacie. Bpong est un peu irrité, nous sommes en retard pour commencer la journée à cause de nos "consultations".

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La longue marche sous le soleil Ce jour là sera le plus dur de notre trek; plusieurs heures de marche au soleil nous attendent. Joe n’arrête pas de jurer tout le long du chemin en marmonnant à qui veut l'entendre: – Je veux prendre le prochain car ! Mais voilà, nous sommes à un jour de marche de la route carrossable la plus proche... Pourtant, le paysage est splendide, des forêts de teck à perte de vue, vallons après vallons; des bruits innombrables, apaisants. Plénitude des lieux. Quel calme... – Joe, essaye de faire pénétrer cette belle nature en toi, tu y verras un profond soulagement à tes angoisses ! – Je veux prendre le prochain car ! Répète-t-il. – Dana, dis-je, tu te rends compte ? ! Ça fait deux jours maintenant que nous n’avons pas vu de fil électrique ! ... La seule présence de l’homme dans cette nature est ce sentier, mince chemin perdu, qui sillonne entre les touffes d’arbres et les bouquets de bambous. À chaque tournant, il se révèle un peu, si secret, si "nulle part" ! La terre bistre fine et si tendre, renvoie nos pas moelleusement. C’est la saison sèche et les feuilles de teck énormes jonchent le sol, elles craquent sous nos pieds. Leur revers est beige-rosé du plus bel effet. De temps en temps des effluves d’essence d’arbres viennent éveiller notre odorat. Je reconnais l’odeur d’un cannelier, mais comme je ne sais pas à quoi

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Au Pays de l’Eléphant Blanc cela ressemble, je passe pas loin d’un arbre légendaire sans le voir. C’est frustrant pour moi. Nous approchons une région de bambousaies. Les tiges sont de taille raisonnable très vert-tendre. Touffes graciles et majestueuses. On aperçoit très bien les jeunes pousses de l’année encore très souples qui font des volutes dans le ciel par-dessus les plus âgées. C’est ici, le plus beau passage du trek. Nous nous laissons guider à travers cet émerveillement, malgré les hésitations de Bpong et Tape quant au chemin à prendre. Pour nous, tout se ressemble et pour eux je pense aussi. Ici, tout est éphémère d’année en année; mousson oblige. On imagine les torrents et les rivières boueuses de la saison des pluies. La terre est très creusée par endroit où l’eau a fait son chemin la dernière fois. Très sculptural ! Les fonds de vallon deviennent canyons. Tape lance un coup d’œil à Bpong et s’arrêtent. C’est par ici qu’il y a un champ de pavots tout près de notre sentier. Si l’on ne fait pas de bêtise il est possible d’aller voir ces fameuses plantes d’un peu plus près. Nous posons les sacs à dos. Ouf, un peu de repos ! Nous marchons depuis deux heures en plein soleil. Nous rangeons nos affaires sur une plateforme de repos. Dans nos sentiers alpins, il y a des bancs pour se reposer; ici, les paysans construisent de grands carrés en bambou surélevés pour manger ou piquer un somme. Donc, s’il y a une de ces plates-formes ici, c’est qu’il y a un champ pas loin. Et comme l’endroit est très éloigné d’un village, cela ne peut être qu’un champ d’opium que l’on cache. Dana et moi comprenons tout de suite que depuis l’endroit où nous sommes nous ne pouvons rien voir et qu’il faut pénétrer un peu les fourrés pour y accéder. Joe et Katherin se demandent si ce n’est pas une blague de mauvais goût. Bpong nous explique qu’il faut être extrêmement discret pour ne pas attirer l’attention d’éventuels hélicoptères en patrouille. Ils sont capables d’atterrir et d’embarquer tout le monde sans discuter et de détruire la plantation, ce qui ruinerait son propriétaire, qui risquerait de s’en souvenir ! Les Asiatiques ne se vengent jamais tout de suite. Nous ôtons les vêtements de couleurs vives et l’on se place en file indienne derrière Tape qui ouvre le chemin à la machette. Le lopin de terre 76


Au Pays de l’Eléphant Blanc défriché n’est pas si loin mais bien caché. Si petit et si pentu. Les plants ne sont pas en fleurs, la saison approche mais nous trouvons pourtant une petite fleur précoce un peu chétive. Les pavots cultivés pour l’opium sont de grandes plantes d’un mètre et plus, surmontés d’une grosse fleur blanche. Une fois fécondée, la fleur devient une grosse capsule que l’on strie à l’aide d’un couteau spécial formé de plusieurs lames en parallèles. Le lendemain, de fines gouttes de sève, noircies par l’oxydation au contact de l’air seront raclées avec une belle lame incurvée en forme de petite faucille. Cette pâte noire, c’est l’opium ! Mais pour le moment, les pavots que l’on voit sont jeunes. La récolte se fera d’ici deux mois. Bpong cueillera une capsule abandonnée et l’ouvre pour nous montrer les petites graines noires. Cette capsule-là a échappé à la récolte de l’année précédente et donc ses graines ont pu venir à maturité. Bpong fourre cet échantillon dans sa poche et nous fait signe de retourner vers nos sacs pour continuer notre route. Je ne peux m’empêcher de penser à nos misérables junkies, ceux qui sont à l’autre bout de la chaîne. Qu’il est long le chemin parcouru, jusqu'aux rues sordides de nos capitales ! A chaque point d’eau Bpong et Tape se rincent le visage et la bouche à grandes eaux. Il fait très chaud, le soleil est au zénith. Nous, pauvres occidentaux fragiles, nous nous contentons d’une grande rasade d’eau tiède, désinfectée de notre gourde ! Il fait soif et il fait faim ! Nous arrivons dans un village pour manger et nous reposer un peu. Katherin est écarlate et nous avoue avoir comme une insolation. Sa peau est si claire. Chez moi, nous dit-elle, il ne fait jour que trois heures en ce moment. J’ai un peu mal à la tête malgré mon foulard. – Moi aussi, lui dis-je, je sens que la chaleur du soleil direct me fait mal, malgré les couches de tissus que j’ai sur la tête. Il faut boire, beaucoup boire, même si tu n’as pas assez soif. Tiens, il m’en reste ! Elle s’effondre au fond de la pièce qu’on nous offre et somnole enfin à l’ombre. Elle dit, courageuse, que ça va aller. J’ai l’impression que cette femme est solide comme un roc et qu’il faut bien plus que ça pour l’ébranler. Tape et Bpong sont dans une cuisine minuscule qu’une dame vient d’arranger pour notre venue. Une petite cabane-balcon de deux mètres 77


Au Pays de l’Eléphant Blanc carrés est "posée" au bout d’une terrasse, de sorte que l’on peut jeter les eaux usées et les déchets directement à travers le plancher au-dessus des cochons. Nous sommes allongés sur la terrasse à l’ombre d’un avant-toit de feuilles, les pieds en l’air sur la barrière. Je ne sais pas si cette posture est bien séante ici, à exiber ses pieds, mais je suis si bien ainsi, saisie d’une flemme soudaine, que je n’ai aucune énergie à changer de position afin de cacher mes semelles impures des regards de la ‘’rue’’ où nous plongeons. Dana aussi. Nous nous endormons presque, bercées par le bourdonnement des mouches et aveuglées par la luminosité du soleil au dehors. Joe fait la tête depuis ce matin. Il nous avoue seulement maintenant qu’il est de religion juive et qu’aujourd’hui c’est le sabbat. Ce qui veut dire que pour lui, c’est une journée de repos stricte et qu’il n’a rien le droit de faire. C’est probablement le plus beau sabbat de sa vie, mais son esprit obtus l’empêche de le ressentir. Mais pour lui, aujourd’hui, c’est sabbat et il ne peut pas obéir à ses préceptes religieux, c’est tout ! Et comme la nourriture n’est pas casher ici, il a décidé qu’il ne mangerait rien. En plus, il est sûr que l’on a mis du porc dans le plat, exprès pour le persécuter. Bpong, qui n’a jamais étudié l’histoire occidentale et ignore tout des juifs, lui dit: – Joe, personne ne te veux du mal ici, ce sont des chrétiens Karens dans ce village, comme toi en Amérique et si tu ne manges pas, tu ne tiendras pas le coup ! Tu as des idées bizarres ! Le plat était délicieux ! Katherin n’a pas beaucoup mangé à cause de légères nausées. Evidemment, qu’il n’y a pas de porc ! ... ni de viande d’ailleurs ! Denrée précieuse que nous laissons à ces villageois qui en ont besoin pour survivre. Mais j’imagine bien le dégoût que peut avoir un juif ou un musulman à vivre et manger parmi des cochons en liberté qui tournent autour d’eux ! A peine après avoir avalé son dîner, Tape nous quitte d’un pas décidé vers quelques maisons plus loin. Bpong et lui connaissent bien ces Karens, d’ailleurs ils nous ont fait entrer dans le village sans avertir les habitants. Ils ont l’air tout simplement d’être chez eux. C’est avec cette désinvolture que Tape s’est dirigé chez des gens qu’il connaît, probablement pour une visite. 78


Au Pays de l’Eléphant Blanc Nous somnolons encore sur notre terrasse après ce repas; bien à l’ombre. C’est en remuant mes pieds qu’une douleur vive me réveille de ma torpeur. J’ai des cloques aux deux talons et aux orteils. Dans un grand déploiement d’énergie je me déchausse afin d’en évaluer les dégâts. Mon principal souci est de ne pas attraper d’infection. Je retire péniblement mes chaussettes pour constater que mes plaies sont plus sérieuses que je ne le pensais. Il me faut sortir la pharmacie du sac pour refaire des pansements plus efficaces que ceux de ce matin. Je me garnis les talons de gel de silicone qui me soulage instantanément. Re sieste... Pendant ce temps Bpong a décidé de s’occuper des pieds de Dana. Il sort sa machette et entreprend de tailler la corne qu’elle a sous les pieds. Dana refuse à la vue de cette lame. Mais à force de yeux doux, elle lui tend ses pieds. Il s’agenouille et commence un travail de sculpteur avec adresse et délicatesse. Il est parvenu à faire avec une machette ce qu’elle n’arrive pas à faire avec le matériel de pédicure ! Après ces quelques moments de farniente, Tape réapparaît rasé et taillé de prêt ! Son ami est coiffeur ! Nous repartons, nos gourdes remplies et nos pieds allégés. Katherin va mieux et Joe marmonne des choses que personne n’a envie d’écouter.Dana toujours en pleine forme, ouvre la marche avec Bpong. Tape se replonge dans son manuel d’anglais, en queue de la colonne. Nous re pénétrons cette forêt devenue familière en silence. Pour une fois, Joe ne dit rien, il boit pour tromper sa faim, après avoir bien calculé à la minute près, le temps d’action du désinfectant que nous mettons dans nos gourdes. Cet après-midi nous accélérons le pas, il nous reste encore un long chemin à parcourir pour rejoindre le camp des éléphants où nous devrons passer la nuit. Bpong a remarqué que nous sommes de bons marcheurs alors il nous fait profiter de la visite d’un village supplémentaire en faisant un petit détour. Mais voilà, nous avons pris un peu de retard quand même, et il s’agit maintenant d’arriver à bon port avant la nuit. Il est difficile d’imaginer que cette forêt, devenue amie, foisonne de bêtes dangereuses. Bpong nous explique qu’il y a encore certains grands félins sauvages par ici. De jour, nous ne risquons pas d’en croiser, ils nous 79


Au Pays de l’Eléphant Blanc sentent et fuient l’homme. Il y a, par contre, beaucoup de singes qui pourraient essayer de nous chaparder les provisions. Autrement, le danger vient du sol, serpents et quelques araignées venimeuses. Mais nous ne risquons rien, nous sommes bien protégés par de bonnes chaussures et de pantalons en toile épaisse. D’ailleurs il ne nous viendrait pas à l’idée de se dénuder, ne serait-ce qu’un bras, de crainte d’une insolation ou de brûlures ! Les seuls animaux que nous apercevons sont quelques oiseaux colorés, et des papillons virevoltants dans la chaleur frisante. Nous sommes en groupe et nous effrayons sûrement la faune. Heureusement la flore nous comble. Les orchidées sauvages nous illuminent de points multicolores, très hautes dans les arbres. À première vue, on n'en voit aucune; il suffit de s’arrêter, de prendre le temps de regarder le nez en l’air, et petit à petit les arbres s’allument de petits points colorés très vifs. Les petits pétales s’illuminent à travers les rayons du soleil. C’est à ce moment que l’on retient son souffle d’admiration, les yeux émerveillés, immobiles et contemplatifs. Nous marchons assez vite, sans rien dire, l’un derrière l’autre, en colonne; nous sentons la fatigue. Mes supers pansements au silicone ont déjà le trou. Mes cloques frottent la chaussure, j’essaye de penser à autre chose. Dana est toujours en tête avec Bpong, je les suis juste derrière en troisième position. – One, two, three, dit Dana. – Neung, song, sam, dit-elle. – Non, c’est pas ça du tout ! répond Bpong. J’essaye à mon tour. – Neung, song, sam, si, hôk, dis-je en m’efforçant d’articuler et de prendre les tons aux bons endroits. – C’est pas mal, dit Bpong, c’est presque ça. Le thaï est une langue très subtile à prononcer, les mots monosyllabiques sont comme des notes de musique, à plusieurs tons. Tout d’un coup, Bpong dit: – Un, deux, trrrois... , en appuyant bien sur le "r" qui est un son nouveau pour lui. – Bravo, tu te souviens des chiffres en français ! Je sens Bpong doué pour les langues, d’ailleurs, il essaye souvent de répéter certains mots. Il veut qu’on lui traduise toutes nos conversations. Je suis sûre que s'il restait quelques temps avec nous, il commencerait à 80


Au Pays de l’Eléphant Blanc parler français. Parfois nous sommes un peu empruntées de traduire certains de nos propos sarcastiques. – Dana, je crois qu’il faut commencer à faire attention à ce que nous disons en français. Il se pourrait qu’il en devine le sens, dis-je. – Qu’est-ce qu’elle a dit ? demande-t-il, aussitôt. – Que tu commences à comprendre le français et que l’on ne peut plus dire n’importe quoi ! répond-t-elle. Il éclate de rire, de toutes ses dents, les yeux pleins de malice. Je me retourne, je ne vois plus les autres. La colonne s’est creusée. Je crie à Dana et à Bpong de s’arrêter. Bpong envoie un sifflement, Tape répond d’un autre coup de sifflet. OK ils suivent par le même chemin. Le réseau de sentiers formés par les passages répétés des mulets et des hommes s’enchevêtre. Certains ne mènent nulle part ou sur un village abandonné. Lorsque la terre est épuisée, les tribus changent d’endroit et reconstruisent ailleurs, laissant toutes les constructions derrière eux. Il serait facile de se tromper. Nous attendons quelques minutes... Katherin pointe son nez, en clopinant un peu, en sueur, mais avec le sourire. Elle sent un peu son genou, mais le malaise de midi est passé. Pas de plainte... ça va bien, elle tient très bien le coup. Katherin nous arbore un large sourire, heureuse d’être ici. Joe arrive derrière, à chaque pas, cela fait "chlaf chlaf". Tout penaud il nous raconte, entre deux jurons, qu’il a de nouveau mis les pieds dans l’eau en franchissant le ruisseau ! Ses souliers de marches super étanches se sont remplis à ras bord Nous retenons nos rires, de peur de le vexer davantage. Il est tellement sûr qu’on lui veut du mal. – Où est le prochain car ? Je veux prendre le prochain car ! C’est à ce moment précis, en voyant son allure d’homme fou, que je commence à douter fortement de sa santé mentale. Son regard est perdu. Devenu très sale, négligé et pas rasé, je le sens mal, très mal. Mais qu’est-ce qu’il fait ici ? Pourquoi est-il venu en Thaïlande ? Pourquoi voyage-t-il ? Il n’a aucun plaisir. J’en discute avec Dana. Elle est d’accord avec moi: il va nous faire quelque chose, une surprise ou une crise quelconque, mais il faut se veiller, il nous couve quelque chose ! 81


Au Pays de l’Eléphant Blanc – J’ai travaillé en asile psychiatrique, me dit-elle, je n’ai pas peur, je suis prête à toutes éventualités. Avec son énorme sac à dos, plus haut que sa tête, et ses chaussures aux couleurs vives, il a vraiment l’air du citadin à la campagne. Nous buvons et repartons. Au détour d’un virage, un village karen se profile. Ce n’est qu’une étape, le camp d’éléphants est encore bien plus loin. Bpong entre dans le village le premier pour nous annoncer. – J’ai de la peine à communiquer avec eux, dit-il, je ne comprends pas très bien leur langue. En plus, je ne suis pas connu dans ce village. Nous pouvons nous arrêter un peu à l’ombre sous l’arbre de la place. Nous nous asseyons, assoiffés, sous un eucalyptus. Je n’ose pas ouvrir mes souliers, mes cloques brûlent et je préfère continuer comme ça plutôt que de risquer de ne plus pouvoir ré enfiler mes chaussures. Je bois un litre d’eau ! Je suis devenue une vraie machine à vapeur, j’en suis à mon cinquième litre ! Nous marchons depuis six heures en plein soleil, sac au dos, par au moins 35°C. Et ce n’est pas fini... Pfff... Bpong se lie d’amitié avec un villageois, au pied d’une maison. Sur la terrasse, se tient une jeune fille, qui nous observe, assise, les jambes pendantes. Elle est revêtue de la longue tunique blanche, finement bordée de couleurs, des filles encore vierges. Que de tristesse dans ces yeux, elle est assise là, le regard éteint, perdu. Son beau visage rond est encadré de magnifiques colliers d’argent. Ses bras, si frêles et graciles sont alourdis de gros bracelets superposés jusqu’aux coudes. Je me souviendrai toujours de ce regard, si grave et pourtant si jeune. Je payerais cher pour savoir à quoi elle peut bien penser en nous observant. De l’envie, de la fascination ou bien de la résignation. Femme karen, elle a son avenir tout tracé, c’est à dire aucun. Nous passons devant elle, comme des extra-terrestres. Des enfants arrivent, pliés en deux, chargés d’un fagot de bambou dans le dos. Cela paraît très lourd pour leur petit corps. Vingt kilos peut-être. Je m’approche pour les saluer et voir ce qu’ils transportent. Ce sont des gros tronçons de bambou d’un mètre, ficelés ensemble, qui contiennent de l’eau. Les petits garçons sont de corvée d’eau. Ils sont tout heureux que je 82


Au Pays de l’Eléphant Blanc m’intéresse à leur travail. J’essaye de porter un chargement, ils rient aux éclats. Les ficelles me scient les épaules, mais par contre le système des récipients est très ingénieux. Comme le liquide est réparti en plusieurs tubes, l’eau ne me déséquilibre pas lorsque je me penche. C’est bien mieux qu’un conteneur unique. Le gamin, toujours hilare, endosse mon sac. Il gambade en sautillant avec, et semble me dire: facile, léger, je viens avec toi ? ! ! ! Je repose les bambous et les lui tends. Bien sûr, le gamin ne veut plus me rendre mon sac si confortable. Le père de la jeune fille, avec qui discute Bpong, le remet à l’ordre. Ces enfants ont envie de s’amuser et n’ont pas de crainte envers les étrangers, pas encore. Les occasions de jeux doivent être rares entre les corvées domestiques et les responsabilités qu’ils ont déjà si jeunes. Nous refaisons le plein des gourdes et départ. Le monsieur nous fait des courbettes et des grands "au revoir". J’attends quelques minutes de marche que mes cloques se réchauffent et me laissent un peu. Trente minutes de torture en silence... Joe est content de quitter ces Karens. Comme par hasard, les cochons tournent toujours autour de lui et il se fige de dégoût et de peur ! Au fil des pas, Katherin est devenue plus proche, plus amie, nous parlons de nos pays, de notre vie. Nous découvrons l’Alaska par ses récits. Difficile d’imaginer cette contrée dans un tel contexte ! Son mari est resté làbas, il craint la chaleur. Ils sont conducteurs de rennes, et organisent des randonnées et des concours de ski attelé. Katherin n’a jamais skié sur une pente. Nous l’invitons à essayer le vrai ski dans nos Alpes. – Je crois que j’aurais peur du vide, toute seule sur des skis sans corde, dit-elle. Comment est-ce que l’on s’arrête ? Bien sûr, nous sommes invités en Alaska. Mais pour l’instant, nous transpirons sous ce soleil de plomb et la neige est bien loin, abstraite. – Bpong, c’est encore loin, ce camp d’éléphants ? dis-je. – Oui, je pense... – Bpong, sais-tu où nous sommes ? – À peu près, oui. Ce village Karen est nouveau et cela change un peu le chemin, répond-t-il.

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Au Pays de l’Eléphant Blanc C’est flou comme réponse, nous sommes très fatigués. Joe l’est tellement que pour une fois il ne se plaint plus, il marche tête baissée, résigné. Une heure passe. – Neung, song, sam, si, hôk,... – Un, deux, trrrois, quatrrr,... Le soleil baisse, soif, soif. Pour la première fois aujourd’hui, je me libère de mon foulard roulé en chèche et j'ose relever mes manches. Je suis trempée. Une plate-forme est en vue. A ses pieds, un point d’eau en tube de bambou. C’est dur d’attendre avant de pouvoir boire, que le désinfectant ait agit dans nos gourdes. Mais il le faut, c’est vital. Bpong nous dit: Nous avons pris trop de retard. Maintenant il faut prendre une décision. Soit nous dormons ici, sur cette plate-forme, soit nous rebroussons chemin jusqu’au village karen que nous venons de traverser, ou encore, nous rejoignons le camp des éléphants. Mais pour cela, il nous faut encore marcher deux heures. La nuit va tout de suite tomber et il faudra continuer avec des torches. Joe veut ABSOLUMENT dormir dans une maison. Il est vrai que nous aussi. La plate-forme est bucolique, certes, mais il va faire froid et Joe a beaucoup trop peur. – Combien avons-nous de torche ? Dis-je ? – Pas moi, dit Joe. – J’en ai une toute petite, dit Katherin. – Ok, c’est bon, avec celle de Dana et la mienne, dis-je, cela fait trois. Cela fait une pour deux et j’ai des batteries de réserve. Pendant que nous avons encore du courage, je serais d’avis de rejoindre quand même le camp des éléphants. – Je suis d’accord, dit Dana – Moi aussi, dit Katherin Tout le monde est d’accord, sauf Joe, qui a peur des animaux. – Nous allons voir des cobras et des tas d’autres bêtes, c’est dégoûtant ces cochons en liberté, dit-il, poursuivis d’un échantillon de jurons américains intraduisibles. 84


Au Pays de l’Eléphant Blanc Il s’approprie une lampe pour lui tout seul et nous nous plaçons à la queue leu-leu. Le soleil s’est caché, il va très vite faire nuit. Dana ordonne à Joe d’éteindre sa torche pour l’instant. Il faut économiser les batteries, on ne sait jamais ! Katherin marche encore bien, malgré ses genoux qui la brûlent, Tape est resté tout le long de la journée avec elle en queue pour l’accompagner. Maintenant, elle boîte, mais ne se plaint de rien. Une solide ! Dana a une énergie foudroyante, toujours sous les effets de l’opium de la veille, elle ne marche pas, elle court. Bpong et Tape ne sont pas fatigué du tout. Ils ont plutôt l’air de se promener. Quand à moi, j’ai les pieds en feu, je sens le sang couler dans mes souliers, à part cela, j’ai encore assez de courage pour aller jusqu’au bout. La nuit tombe, il fait tout de suite très noir. Pas de lune, pas d’étoile. Nous défilons en colonne les uns près des autres. Ce n’est pas trop pénible, le sentier est assez plat. Personne ne parle, nous nous concentrons sur nos pas, la faible lueur des torches nous oblige à écarquiller nos yeux. Celle de Katherin est déjà usée. Nos batteries ne s’adaptent pas au modèle de sa lampe. Joe a très peur, il tremble en silence. Nous le plaçons au milieu de nous pour le rassurer. Il ne nous reste qu’une lampe à chaque bout de la colonne. Une heure passe... Il fait bon frais. Fatigue... Soudain, Bpong s’arrête net, Tape le rejoint. Brève discussion en thaï. – Ecoutez ! dit Bpong à mi-voix. Il y a un éléphant sur le chemin devant nous ! ! ! Nous nous figeons et tendons l’oreille. En effet, nous entendons le tintement de sa cloche de bois, suivi du craquement des bambous qu’il est sûrement entrain de manger. – Eteignez les torches ! Dit Bpong. Il nous explique en chuchotant que les éléphants peuvent avoir peur de la lumière des torches et pourraient bien charger. Surtout s’il s’agit d’une femelle avec un petit. En tout cas, Bpong et Tape ont très peur de ces

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Au Pays de l’Eléphant Blanc bêtes, ils ont déjà assisté à un accident qui leur a laissé un souvenir effroyable. Résultat: Joe, pris de panique, devient tout tremblant. – Bpong, demande Dana à voix basse, qu’est-ce que cet éléphant fait là en liberté ? Il n’y a plus d’éléphants sauvages, non ? – Les mahout lâchent leur bête la nuit pour qu’ils se nourrissent, ainsi leur vie sociale au sein de la harde se reforme et les éléphants deviennent aussi sauvages que ceux qui ne sont pas domestiqués. Ils se déplacent ainsi librement aux environs du camp. Il fait nuit noire, nous ne voyons absolument rien. Nous ne savons même pas s’il y a plusieurs éléphants devant nous. Je n’entends qu’une cloche, mais les tout petits n’en portent pas. Impossible donc de savoir s’il s’agit d’une femelle accompagnée. Par prudence, Bpong nous suggère de rebrousser chemin jusqu’aux derniers Karens rencontrés. Tape et lui, ont tellement peur qu’ils se mettent à accélérer le pas sans se soucier de notre avis ni de notre fatigue. Il est tard, cela fait huit heures que nous n’avons rien avalés de solide et l’idée de revenir sur nos pas nous fait tomber le moral à zéro. Si près du but ! – Merde, merde, dit Joe, qu’on aurait bien envie de baffer. Ce genre d’individu peut bien devenir le facteur déclenchant d’une montée d’agressivité au sein du groupe. Nous reformons une colonne sans lumière et faisons route en arrière. Dix mètres plus loin, nous rallumons nos torches après s’être bien tordus les pieds en marchant à tâtons. Les langues se délient et Joe recommence de plus belle dans ses lamentations revendicatrices. – FERME TA GUEULE, dit Katherin, et marche ! Silence... Que le bruit des pas... Bpong s’arrête net. – Eteignez ! , lance-t-il. Un autre éléphant est devant nous ! ! ! Nous nous figeons, et écoutons. Cette fois-ci, il y a au moins cinq tintements de cloches, venant de toutes les directions. Bpong et Tape restent de glace. Dana et moi les sentons prêts à perdre leur sang froid d’une minute à l’autre. Ce qui aurait un effet désastreux auprès de Joe. Dana, très psychologue, se moque un peu de Bpong pour son manque de virilité. Du 86


Au Pays de l’Eléphant Blanc coup, Bpong, piqué au vif, se ressaisit et nous donne l’ordre de nous réfugier contre un tronc abattu. Merci Dana... Toute l’équipe se colle à ce tronc sans broncher. Bpong, avec l’air de maîtriser toute la situation nous explique où nous sommes en dessinant sur le sol avec une brindille, sous la très faible lueur d’une lampe dissimulée dans un vêtement. Il nous explique que nous sommes au fond d’un petit vallon, entourés d’éléphants, qu’il nous est impossible de fuir de ce chemin car de chaque côté, une pente très raide et broussailleuse nous surplombe. Nos sacs à dos ne nous permettraient pas de franchir ce mauvais terrain. Pourtant, le village est juste là derrière ! Que faire ? S’il faisait jour, je pourrais voir Joe devenir livide. Il est transit de peur. Dana et moi pensons que le danger est un peu exagéré et que ces éléphants ne nous ferons rien. En tout cas, nous n’avons absolument pas peur d’eux. De Joe, oui, des éléphants, non. Bpong et Tape ont quand même perdus leur self-control et ne savent plus que faire. Tape ne dit plus rien. Dana a une idée: – Bpong, tu pars seul, par la pente raide sans ton sac. Tu vas chercher les mahout au camp, comme ça nous pourrons passer sans danger à côté de leur bête. Bpong hésite une minute, mais comme il ne veut pas passer pour une mauviette auprès de Dana, il accepte. Il retire son sac et nous salue triste et grave. Il prend Dana à part et lui fait des au revoirs comme s’il allait à la mort. Après mille et une recommandations, il disparaît avec sa machette en soupirant. Nous nous asseyons parterre derrière notre tronc sans bruit, surtout sans lumière, comme il nous a dit. Nous plaçons Joe entre nous deux et nous restons sans bouger, sans parler. Tape est parti à toutes jambes. On ne sait où, pris de panique, à travers les fourrés. Je me recroqueville pour avoir plus chaud. La terre est fraîche, j’ai des frissons, mais mon pull est dans mon sac. Nous n’osons plus bouger, je reste immobile, je ferme les yeux la tête entre les genoux et j’écoute. Plus personne ne fait de bruit, on se concentre pour ne pas produire de bruissement de vêtements. Je me sens bien, en pleine méditation, confortable. 87


Au Pays de l’Eléphant Blanc Toute la forêt nous enveloppe peu à peu comme une mère. Les petits bruits semblent survenir un à un, en un doux chant de plus en plus présent. Les cloches des éléphants tintent doucement d’un son chaud et sourd, doucement... calmement... d’un doux cliquetis. On entend les tiges de bambou éclater sous leurs dents. Cela résonne au loin, en écho. Tout est si calme et serein. A ma droite, je perçois un pas lourd qui s’approche avec nonchalance, l’énorme bête est tout près. J’entends son souffle. J’imagine l’immensité de cet être dont je perçois la présence, si paisible. C’est extraordinaire. Dana et moi n’avons pas peur. Sinon de l’éventuelle mauvaise réaction de Joe qui serait prêt à faire n’importe quoi tellement il tremble, mais Dana le tient fermement par la main. Je suis sûre qu’il n’écoute rien tellement il stresse. Il est si loin de nous et de la forêt. Katherin a froid, mais résiste à l’envie d’ouvrir son sac pour y prendre de quoi se couvrir. Joe perd patience et se met à bouger, il a froid lui aussi. Dana et moi nous l’empoignons et le plaquons au sol avec fermeté et autorité et dans un silence parfait. Main dans la main nous essayons chacune de notre côté de lui faire passer un courant de confiance et d’assurance. Communication tactile, avec ferme concentration nous réussissons à le calmer et le détendre un peu. Je sens Joe qui se met à écouter autre chose que l’intérieur de sa tête, il s’ouvre un peu à ce qui l’entoure. Nos corps se touchent, il va mieux. Son orage a passé. Que d’efforts pour un si petit résultat. Les minutes passent... Moments inoubliables de recueillement, d’attention, d’écoute et de plénitude nocturne... Nous n’avons plus de corps, je l’oublie à mes oreilles. Combien de temps s’est-il passé ? Où sommes-nous donc ? Ce sera très long, très long... délicieusement éternel. Intemporel. Le sac toujours au dos, assis parterre, engourdis, nous attendons sans bouger et toujours sans bruit. Nous laissons parler la forêt. Ces cloches de bois resteront gravées dans nos mémoires à Dana et à moi.

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Au Pays de l’Eléphant Blanc Encore attendre...

Des voix arrivent, des petites lumières brillent au loin. C’est eux ! Nos cœurs s’accélèrent, mais voilà, nous n’osons toujours pas broncher, il y a un éléphant juste à côté de nous. Ils mettent long à nous localiser, cachés derrière notre tronc. Finalement le groupe lumineux s’approche de nous et l’on se redresse. Tout le monde est content. J’ai même entrevu Joe sourire dans un rail de torche. Bpong a une mine réjouie, accompagné de deux meneurs d’éléphants. Nous nous resserrons et les mahout nous montrent à la torche, tout en lui parlant, l’éléphant qui est près de nous. On entrevoit une grande masse parmi le feuillage et on aperçoit un petit oeil brillant. Il ne bronche pas. Effectivement, il est tout près ! Du coup, les langues se délient, la peur passée, tout le monde raconte ce qu’il a ressenti à toute vitesse comme pour exulter l’angoisse. Ces mauvais pie. Joe rouspète. (sic.) – C’est inadmissible de faire ça à des touristes ! dit-il. Nos membres se désengourdissent, impossible de savoir combien de temps nous sommes restés pliés en deux vers ce tronc. J’attends d’arriver à la lumière du campement pour voir ma montre. Nous entamons le dernier bout de chemin, il ne reste que quelques minutes de marche. Nous sommes tellement contents d’être si près du but que nous en oublions le froid. D’un bon pas nous reformons une colonne. Bpong a perdu son couteau et une chaussure dans sa fuite. Les meneurs d’éléphants se moquent de lui et la chaussure reste introuvable. Bpong est un peu vexé, ça se vexe vite un Asiatique. Mes cloques sont en feu et j’ai de la peine à penser à autre chose. Les maux et la fatigue reprennent mes pensées. Au bout d’un quart d’heure, nous arrivons au camp. Les autres mahout nous accueillent comme des héroïnes, Dana et moi. Il parait, selon

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Au Pays de l’Eléphant Blanc eux, que les éléphants sont véritablement dangereux la nuit en liberté et que nous avons eu beaucoup de courage. Du coup ils se mettent à narrer tous les accidents connus, les uns après les autres. C’est à qui racontera le plus effroyable. Ils sont tous assis vers un feu de camp, il n’y a que des hommes en vêtements foncés et troués qui boivent dans des gobelets en bambou scié. Nous refusons poliment le mekong, cet affreux whisky thaï qui nous écœure, nous avons très faim. Dana et moi sortons du groupe pour repérer les lieux. Ce n’est pas un village ici, juste trois baraques. Ces hommes ont l’air d’opiomanes, leur corps décharnés vêtus de guenilles sales. Dans quel bouiboui sommes nous tombées ? Nous avons très faim. Mais où est donc Tape ? notre cuisinier...C’est vrai ça ! Il n’est pas arrivé au camp ? Pas de Tape, pas à manger ! Bpong ne sait rien cuisiner, et les autres sont ivres de mekong. On ne sait même pas où est le panier à provisions. Si Tape a abandonné les légumes et le riz sur le chemin dans sa course folle, le tout est déjà dans l’estomac d'un singe ou d’un éléphant ! Les mahout rient de cela en faisant les gestes de l’éléphant dénichant l’aubaine. Moi je ne ris pas du tout, j’ai trop faim. Et demain matin il n’y aura rien de plus, et pour toute la journée. Nous n’avons ni sel, ni sucre. Bpong se met à boire lui aussi et s’en fout. Soudain, un bruit vient des fourrés. Tape ! Et avec le panier ! Il revient essoufflé, couvert de sueur et zébré d’égratignures. Il raconte qu’il a couru dans tous les sens et qu’il s’est perdu. Sans attendre de reprendre son souffle, il se met au travail. Il doit crever de faim lui aussi pour s’activer comme ça. Ouf ! Tout le monde est là et l’on va même pouvoir manger. Bpong nous montre le point d’eau où se laver. Dans le noir, à tâtons, nous trouvons un rivage. J’ai du mal à marcher, tous mes orteils ont des ampoules, je ne pourrai jamais remettre mes chaussures ! Mes talons sont entamés et mes chaussettes se sont incrustées dans la chair en sang. L’eau est douteuse, j’y trempe ma torche; la lumière devient floue et jaune, l’eau est vraiment glauque. Tant pis, il n’y a rien d’autre, je me

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Au Pays de l’Eléphant Blanc plonge dedans en évitant des bouses d’éléphants énormes, posées comme des pierres. Wouah... c’est glacé, ça fouette le sang et anesthésie mes pieds. C’est super de se laver. Katherin, qui nous a accompagnées à la baignade, commence à trouver l’aventure formidable. Elle se réjouit de raconter tout ça à son mari. Joe ne se lave toujours pas, il attend la douche ! Il commence sérieusement à sentir le bouc pas frais. Chose inconcevable pour les Thaïs qui se lavent toute la journée. Il nous fait honte. Nous ne traînons pas dans cette eau, nous nous savonnons rapidement, il fait nuit et frais. Ça fouette le moral. Le souper est rapide, nous mangeons à tâtons, les bougies sont économisées. On est vite rassasié. On nous montre l’endroit où dormir, dans une cabane en bambou, sur des plates-formes alignées comme dans les colonies de vacances de notre enfance. Il y a, dans un angle de la pièce une pile de couvertures du même genre que celles que l’on a acheté à Paï. C’est ici que nous laisserons les nôtres, donc si je comprends bien, les touristes payent des couvertures pour avoir le "plaisir" de les transporter jusqu’à ce camp ! ! ! Les hommes du camp, se servent avant nous de sorte qu’il n’en reste qu’une chacun. Je sens que je vais passer ma nuit à grelotter, ici il n’y a pas de foyer dans la cabane. – Tu n’as qu’à fumer de l’opium, me dit Dana. – Pff ! Pour l’instant il faut que je panse mes cloques avant de m’infecter pour de bon. Je vais chercher une bougie et la pharmacie dans mon sac. Depuis notre baignade, je n’ai pas pu remettre mes chaussures, heureusement que j’ai emmené des tongues. J’approche la faible lueur de mes pieds. Magnifique ! C’est impressionnant; je n’ai jamais eu d’ampoules si grosses ! Libérées des chaussures, elles ont gonflé encore et m’écartent les orteils en éventail. Mes pieds sont devenus des sapins de Noël. Pour ne pas ouvrir les cloques, j’aspire le liquide avec une aiguille et une seringue, que je m’empresse de dissimuler dans une vieille boîte de coca qui traîne. Les gens marchent à pieds-nus ici. Désinfection, pansement, chaussettes. JAMAIS je ne

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Au Pays de l’Eléphant Blanc pourrai remettre mes chaussures de marche sans m’entamer l’os du talon. Je finirai en tongues. Nous sommes, je ne sais où, il fait nuit noire, il est presque minuit et nous sommes épuisées. Je m’allonge tout habillée en m’enroulant dans ma couverture, propre et neuve et dans une autre du camp par-dessus. Je doute fort que celles-ci aient vu du savon une fois durant leur longue existence. Le coin est sinistre et douteux, on entend au dehors, les hommes qui parlent fort autour du feu, assis sur une planchette. Jusque tard dans la nuit, ils tireront sur le bong et boiront du mekong. Je grelotte...

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Nuit blanche et frissons chauds Je ne dors pas... Nausées. Je m’extirpe de mes couvertures savamment enroulées, et sors marcher avec peine. Je m’oxygène par de profondes inspirations, pour essayer de calmer mes nausées, en écoutant la forêt qui m’accompagne pour quelques heures. Je suis accroupie dans ma couverture à attendre que ça passe. Ça ne passe pas. Le feu ne s’est pas éteint, je rejoins Dana, Bpong et Tape près des braises. Ils se sont endormis dehors, tous les trois contre le feu. Dana est en Tshirt. Je suis sûre qu’elle a de nouveau fumé de l’opium pour pouvoir dormir comme ça. Ma silhouette de fantôme errant et titubant la réveille d’un demisommeil. Elle me propose un gobelet de thé de la bouilloire éternelle. Elle voit que je n’ai pas la forme. J’ai maintenant 4 couvertures sur le dos, et elle, ne sent rien du froid. Je sirote mon thé à mini-gorgées et je me mets à trembler, frissonnante d’une fièvre qui commence. Dana me couche sur une vulgaire planche en bambou qui me casse les reins. Je me laisse prendre en charge complètement. Elle me borde en enroulant les 4 couvertures en quinconce autour de moi. La planche est étroite de trente centimètres et les couvertures me ligotent à elle. Je ne peux pas me tourner mais au moins, je suis près des braises qui restent. Je frissonne tellement que je n’arrive pas à rester immobile. J’ai froid, j’ai chaud... je ne sais plus.

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Au Pays de l’Eléphant Blanc – Il faut prendre ta température, dit Dana. En plongeant sa main contre moi, elle me plante un thermomètre glacé sous l’aisselle. – 39,5° ! ! ! Je somnole et dans le vague j’entends: – Dès 40° je te trempe dans la rivière, OK ? Avec ma langue pâteuse j’articule: OK, sans réaliser quoi que ce soit. Confiance, abandon... J’ai chaud, le dos collé aux braises, je m’endors, je flotte.

Waaah ! ! Brr... Haa... Je grelotte, je suis dans l’eau glacée ! ! ! Réveil catastrophe. Je ne peux pas parler. Cauchemar. Je lève les yeux, Dana est au-dessus de moi avec un sourire. Mal à la tête... mon cœur bat fort. – Ça y est, ça va mieux ? dit-elle – J'ai froid (sic) – Tant mieux ! Je m’assieds au fond du ruisseau. Je vois Bpong à mes pieds. Je suis en slip et T-shirt, dégoulinante. Evidemment, je tremble de tout mon corps, tétanisée. Ils ont dû me transporter tous les deux jusque là, je ne me souviens de rien. Ma Swatch me dit cinq heures. – J’ai eu peur, dit Dana. J’ai préféré te refroidir par les grands moyens, tu commençais à parler toute seule. -Combien ? Quoi ? – 40° – Merci. Entre deux tremblements qui me crispent la mâchoire, j’ai de la peine à articuler. Mon esprit va très vite, à la vitesse des battements de mon cœur. J’AI UNE INFECTION ! Mes pieds ? Non, ce n’est pas ça, ils vont très bien,

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Au Pays de l’Eléphant Blanc je ne sens aucune douleur. Par prudence, nous décidons de commencer une antibiothérapie immédiatement. J’avale mon premier comprimé, ça tombe bien, j’ai très soif, j’engloutis trois gobelets de thé. Quelle cochonnerie j’ai bien pu attraper ? ! ! Maintenant que l’on m’a frottée et séchée, je m’endors enfin, ré enroulée dans mes quatre couvertures nauséabondes. Fini les nausées, mon comprimé bien calé dans mon estomac, je me relaxe enfin, dans la nuit noire et profonde.

-COCORICOoooo Sursaut ! J’ouvre un oeil... une tête de coq encore tendue au ciel me regarde. À 50 centimètres de mon oreille droite, il a hurlé à l’aube. Point.

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Au Pays de l’Eléphant Blanc

La forêt vu d’en haut Il est six heures. Tendu de tout son corps, mon horrible coq hurle tant qu’il peut... pendant une heure. Ses copains lui répondent en écho. C’est charmant la campagne par ici ! ... Je les déteste. Qu’est-ce que c’est con un coq ! Je n’ai dormi qu’une heure. Les poules suivent, descendent une échelle l’une après l’autre, juste au-dessus de ma tête. Il fait jour et je m’aperçois que j’ai "dormi" sous le poulailler. Quel vacarme ! Je suis encore saoule et fiévreuse lorsque je sors ma tête des couvertures. La brume est très belle, enfin, je la suppose comme telle. Je n’ai qu’une envie, dormir dans un lit en paix. Je vois ça et là des hommes qui se dégourdissent, les paumes des mains tendues vers un autre foyer ravivé. L’eau bout déjà, les gobelets de thé fument, on s’y réchauffe les mains.Tous les pensionnaires de la basse-cour sont partis picorer plus loin, les mahout rappellent leurs éléphants en faisant des échos dans la forêt. Je me lève avec de terribles efforts, re panse mes pieds et m’habille. Ça va un peu mieux malgré le manque de sommeil. Le camp ne ressemble pas à ce que nous avions imaginé. Maintenant, au jour, tout est sale, les couvertures sont décolorées et raides de crasse. Les hommes sont déjà au whisky et fument de l’opium. Ils doivent avoir trente ans mais en paraissent plutôt quarante ou cinquante ! C’est lugubre et désolant. Point de femme ici, pas de ménage, leurs vêtements sont gras, troués et repoussant.

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Au Pays de l’Eléphant Blanc J’apprendrai par d’autres séjours en Thaïlande, que certains villages sont devenus fantomatiques comme celui-là. Les hommes devenus opiomanes, voir même héroïnomanes, vendent femmes et enfants à n’importe qui pour assouvir leur toxicomanie. On devine la suite... prostitution, séquestration en usines etc... Nous sommes sûrement dans un village de toxicos mais heureusement, nous ne connaissons pas encore l’envers de ce décor plutôt sinistre. Ma tête est brûlante, j’ai soif et... encore des nausées, j’ai 38,5°. Je suis heureuse que mon antibiotique soit digéré. Bourrée de courbatures, les pieds entamés, je ne peux plus marcher. J’ai l’impression que tous les mauvais pie ont élu domicile au sommet de ma tête. Dana se fait du souci. Quelle maladie infectieuse puis-je bien avoir ? Elle s’occupe de toutes mes affaires à ma place et range définitivement mes chaussures au fond du sac. Par chance, aujourd’hui nous ne marcherons pas. Les éléphants nous mèneront jusqu’aux raft de la rivière Paï. Joe et Katherin ont très bien dormis ! A la vue du camp, Joe devient fou de rage (sic !) Nous prenons le petit déjeuner sur une table de bambou noire et grasse. C’est celle d'hier soir d’ailleurs ! Joe tient son bol du bout des doigts, si bien que sa cuillère tombe sur la table. Dégoûté, il refuse de finir de manger et de toucher la cuillère. Dana raconte ma fièvre et mon bain nocturne à nos deux coéquipiers. Joe est sûr que j’ai la malaria. Katherin félicite Dana. En l’absence d’avis médical, il faut savoir se débrouiller et je suis sûre qu’elle a fait ce qu’il fallait en toute logique avec les moyens du bord. Je réussis à avaler une biscotte et par prudence je m’approprie un gobelet afin d’éviter une éventuelle contamination. Je bois énormément. Joe n’ose plus me toucher... ni même me regarder... Nos affaires sont prêtes et déjà chargées sur une nacelle d’éléphant. Les pie se battent toujours dans ma tête, mais ma température ne remonte pas. Je tiendrai le coup, d’ailleurs je n’ai pas le choix ! Nous grimpons à une échelle qui nous élève sur un quai d’embarquement. À trois mètres du sol, nous sommes à la hauteur de la 98


Au Pays de l’Eléphant Blanc nacelle de notre éléphant. Une énorme masse grise s’approche à pas chaloupés. On me soulève et encore saoule, je m’affale sur la banquette. Katherin se met à côté de moi, il y a juste deux places étroites et Dana grimpe sur le cou de la bête en calant ses genoux derrière les oreilles. Nous, nous sommes juste derrière elle sur les omoplates. En bas, à terre, Joe et Bpong s’agitent. Joe proteste, tire son sac des mains de Bpong et une vive discussion s’entame. Tout le monde attend et Katherin nous traduit. Notre américain refuse de poursuivre avec nous. Il a très peur des éléphants et ne veux pas que l’on charge son sac sur l’un d’eux. Hormis le "premier car pour rentrer", il existe un chemin pour rejoindre l’endroit où nous continuerons en raft. – Joe, c’est très simple, dit Bpong, tu prends par-là et tu continues tout seul à pied. C’est facile, c’est tout droit. – Non, non, non ! proteste Joe, je ne veux pas y aller tout seul, quelqu’un va me suivre et peut-être me tuer pour mon sac. Et je veux un rabais sur le prix du trek, je ne veux pas payer pour l’éléphant ! ! ! C’est de pire en pire, c’est bien triste d’être comme ça. Bpong se dévoue pour l’accompagner. Joe ne dit plus rien et les deux marcheurs s’en vont dans un silence de mort. Les mahout ont bien remarqué que cet étranger n’est pas comme les autres et font un signe avec l’index pivoté sur la tempe droite. Nous répondons de même. Il y a comme ça des gestes universels. Cette bête, si énorme sous nous, est fascinante, on a envie du contact de sa peau. C’est coriace au toucher, mais doux à la fois et si chaud. Dana lui caresse le front parsemé de poils hérissés, tout doux comme une coupe en brosse. De la nacelle, le sommet de sa tête ressemble à une paire de fesses. Je me sens bien petite, perchée sur cette énorme masse vivante. Notre monture se met en branle, à pas lents. La nacelle en bois grince en brinquebalant, il faut se tenir. C’est un moyen de transport très lent, d’après nos estimations, nous faisons du deux à l’heure. L’éléphant a tellement de puissance que Dana est soulevée à chaque coup d’oreille et si elle lui chatouille l’arrière du pavillon avec le bout du pied, il vire à gauche ou à droite. Moi je me réchauffe les pieds en les posant sur sa nuque. L’agilité de cette bête est déconcertante, la précision de ses pas contraste avec sa taille. Il 99


Au Pays de l’Eléphant Blanc parvient à marcher, les quatre pattes en ligne, dans les endroits ravinés de forte déclinaison. Les dévers ne nous effrayent pas le moins du monde, même lorsque nous sommes très penchées dans la descente acrobatique des escaliers de géants, formés par ses nombreux passages dans les ravins, tant cette grosse bête est rassurante. Il est difficile d’imaginer ce flegmatique pachyderme entrain d’écraser ou de charger un être humain, la nuit comme l’affirmaient Bpong et les mahout. La forêt est très belle à cette hauteur, nous avons tout le temps de contempler ce magnifique décor vivant et d’écouter la nature. Il n’y a que le bruit des oiseaux en écho, le souffle de l’éléphant et le cliquetis de sa cloche de bois. Dans un anglais élémentaire, je fais un cours de botanique à Katherin avec l’assistance linguistique de Dana. Notre nez frôle les orchidées accolées au tronc des grands arbres, des lianes pendent ça et là en accolades élégantes et nous admirons les contorsions des figuiers étrangleurs enserrant leurs victimes. Nous voyons les derniers tecks séculaires, épargnés du braconnage. Magnifiques comme des cathédrales, les tecks adultes sont des arbres très hauts dans le ciel, et peu ramifiés avec dans le branchage la trace du volume d’un voisin défunt; majestueux en seigneur de la forêt; malade des hommes. Le teck est un bois très dur qui pousse très lentement. Un tronc de 50 cm. de diamètre a 120 ans ! Son exploitation est un vrai drame écologique. Il est encore l’objet d’un commerce effréné en Birmanie La mère du roi de Thaïlande a su sensibiliser les sujets du royaume au problème. Un programme de protection et de reboisement par les enfants des écoles a été mis sur pied avec grand succès. La coupe de teck est maintenant rigoureusement interdite en Thaïlande. Le bois de teck est magnifique, imputrescible et inattaquable, qualités inestimables en pays de mousson. Il n’y a jamais de bestioles dans une maison de teck et celles-ci atteignent facilement plusieurs siècles, de plus, ça brûle très mal. De telles maisons, toutes protégées actuellement, valent une fortune puisqu’elles ne se fabriquent plus qu'au compte gouttes. Les maisons thaïes traditionnelles peuvent se monter et se démonter comme un jeu de mécano, assemblées sans clou ni vis. À Chiang Maï certaines de ces maisons sont détruites pour permettre à de riches chinois de construire de beaux hôtels de quinze étages 100


Au Pays de l’Eléphant Blanc Des marchands peu scrupuleux, enterrent des objets en teck sculpté au fond de leur jardin quelques mois, le temps d’une mousson. Ils en ressortent des "antiquités" recouvertes d’une merveilleuse patine foncée, le bois étant resté intact dans la terre. Toutes personnes faisant commerce de bois de teck brut ou travaillé sera passible d’une peine de prison à perpétuité Voilà la loi... Mais en Thaïlande... tout est possible... Nous traversons la rivière Paï à plusieurs reprises en coupant ses nombreux méandres. L’éléphant a de l’eau jusqu’au ventre et il a l’air d’aimer ça. Il joue avec, en trempant sa trompe et en balançant la tête. Il avale le contenu de son appendice à grandes gorgées. Ça en fait des litres ! Le voyage est très agréable, très farniente; bercées, nous devenons indolentes. J’imagine les seigneurs d’une autre époque, se laissant bercer sur des centaines de kilomètres, loin des soucis de l’existence, avec fierté et dédain, du haut de leur noble monture. N’oublions pas qu’il y a quelques décennies, le seul moyen de voyager loin, était l’éléphant. De temps en temps sa trompe attrape des feuillages au passage, mais le mahout, qui le tient à la corde, lui ordonne de continuer son chemin, sinon l’éléphant s’arrêterait sans autre pour manger. Notre monture a 25 ans et est déjà toute ridée. Pendant ces deux heures de flemmardise, Bpong et Joe ont déjà rejoint les constructeurs de rafts qui assemblent nos embarcations. C’est qu’un homme, ça marche plus vite qu’un éléphant ! Mais moins longtemps il est vrai. Nous voilà arrivées, dommage, ça a trop vite passé. On saute des éléphants, je n’ai toujours pas la grande forme et les jambes en coton. Je me laisse tomber sur une plate-forme en bambou et je bois beaucoup. Les deux éléphants aussi, c’est impressionnant ce qu’ils pompent comme quantité, jusqu’à deux cent litres par jour à ce qu’il paraît ! Les mahout les ont attirés dans l’eau et s’amusent comme des fous. Ça fait des vagues et ceux qui construisent nos rafts, rouspètent un peu. Nous découvrons le lien étroit qui lie le mahout à son éléphant en les voyant jouer 101


Au Pays de l’Eléphant Blanc à qui noiera l’autre. Les éléphants sont complètement immergés, couchés sur les flancs, juste le bout de la trompe fait surface comme un tuba. J’observe ce manège, étendue sur ma plate-forme, je suis tellement mal que l’effort de prendre mon appareil photo me semble insurmontable et je sais que je le regretterai. J’ai toujours admiré ces photographes qui réussissent à prendre des images dans des conditions extrêmes. Et moi, pour si peu, j’ai perdu mon courage. J’observe les constructeurs de raft pendant que Dana fait quelques photos à ma place. Je me remémore notre constructeur rencontré à Paï au bord de la rivière, alors que ceux-ci sont de jeunes gars qui se font un peu d’argent en construisant cinq rafts. Chaque montage équivaut à un très bon salaire. La structure est la même que ce que faisait le vieil homme, sans clou ni ficelle ils finissent l’assemblage en toute hâte. Les bambous ont été sciés dans la forêt, donc cela fait plusieurs jours qu’ils y travaillent. Les longues tiges sont maintenues ensemble par des filaments de bambou taillés à la machette. Il faut un certain tour de main pour nouer les ficelles entrelacées. À la manière des moissonneurs d’autrefois qui nouaient les gerbes de céréales avec un brin de paille. Cela parait bien dérisoire, mais étonnamment, cela tient très bien. Au milieu du raft se trouve une petite plate-forme surélevée pour accueillir nos sacs. L’eau arrive à mi-bambou, et avec les mouvements du raft, je prévois déjà que nous ne resterons pas sèches très longtemps. Bpong et Dana enfilent tous nos bagages dans des sacs en plastique, appareils de photos inclus. Bpong nous dit qu’en saison sèche, comme maintenant, la rivière est peu profonde et que les chutes seront toutes petites, en nous montrant la hauteur entre le pouce et l’index. Sinon, c’est assez sportif. Une fois, un de ses rafts a explosé en mille morceaux sur le rocher central d’une chute. Bpong avait passé tout l’après-midi à rechercher les bagages engloutis. Dana n’est pas très rassurée pour son boîtier, redouble de sacs plastique nos appareils photo et fabrique encore un rembourrage de vêtements pare-chocs, avant de remettre le matériel dans les sacs à dos. Bpong la rassure et lui dit qu’elle exagère. C’est la première fois que je vois Dana prendre nos affaires en mains, elle y arrive très bien. Bpong et Tape amarrent le tout, solidement sur les rafts. Une fois assuré, sous le contrôle de Dana, tout est prêt pour le départ. 102


Au Pays de l’Eléphant Blanc Dana vient s’asseoir à côté de moi, suivie de Bpong. – Ça va, dis-je Bpong nous raconte ce que Joe lui a dit le long du chemin. Il est vraiment persuadé que quelqu’un voulait le tuer pour son sac. Il regardait sans arrêt derrière lui et avait même une certaine méfiance envers Bpong, de sorte qu’il gardait une distance. C’est à peine croyable. Joe vient vers nous, et, toujours en gardant la distance de la contagieuse, c’est à dire moi, informe Bpong qu’il ne prendra pas le raft non plus et veut un rabais supplémentaire. Ça continue, il ne nous laisse pas un moment de répit. Bpong n’a même plus envie de le rassurer, comme il l’avait tenté pour les éléphants. Je crois que pour Bpong, ce Joe est incompréhensible et abandonne. Nous ne disons rien non plus. – Ok, dit Bpong, tu prends par-là, comme tout à l’heure, le chemin est facile, sans croisement. Ça suit le bord de l’eau. Mais moi je prends le raft. Tu vas tout seul. – Non, non, répond Joe, je ne veux pas être seul, c’est hors de question, vous n’avez pas le droit. – Mais c’est toi qui veux aller à pied. Moi je dois aller avec ceux qui ont choisi ce trek. Je soupçonne Bpong de vouloir rester avec Dana, trop content de lui montrer ses muscles sur le raft. Et puis c’est vrai, s’il veut aller à pied, qu’il y aille, nous, nous restons entre nous. – Je ne peux pas, c’est pas possible, crie Joe, je ne peux jamais être seul. Je suis épileptique et je n’ai pas mes médicaments ! ! ! (sic) Bouquet final. Pour la première fois, nous prenons ses paroles au sérieux. Ça change tout. Dana qui a travaillé avec des épileptiques se propose de l’accompagner. – S’il fait une crise, je saurai comment faire, dit-elle. – Non, dit Joe, horrifié, pas une femme ! C’est à Bpong de venir, pas à toi, c’est lui le guide ! Finalement, tout le monde s’embarque après avoir enfilé un maillot de bain. Sauf Joe qui est resté en jean’s et T-shirt, pétrifié de trouille. 103


Au Pays de l’Eléphant Blanc Je me suis couchée parmi les bagages, encore fiévreuse. Bpong s’est placé en proue et Dana à l’arrière, chacun armé d’une longue perche. Joe, Katherin et Tape ont pris place sur un deuxième raft. Bpong pilote, avec fierté en piquant le fond de la rivière et en poussant sur la perche. Dana l’imite en débutante. L’eau est boueuse, de sorte que l’on ne voit pas le fond, les perches s’enfoncent d’environ 1 mètre. Bpong pousse tantôt les rochers du rivage, tantôt le fond de l’eau afin de suivre la Paï qui serpente. Dana rectifie la direction en poussant à l’arrière. Il faut se placer dans le courant d’eau en lisant la surface et ne pas se planter dans les méandres où l’eau ralentit. Parfois le changement de direction est rapide. Bpong y met tant d’ardeur que Dana en perd sa perche à plusieurs reprises et c’est l’autre groupe qui la rattrape. Nous nous suivons à la queue leu leu. J’observe Joe sur le raft de derrière en riant toute seule. Il est à l’avant, debout, crispé, les jambes écartées, la perche à la main mais hors de l’eau, dans la position du skieur débutant, fesses en arrière. Chaque fois qu’il essaye de pousser, sa perche ne fait que suivre le mouvement de l’eau, inefficace au possible. Evidemment leur raft va dans tous les sens puisqu’il n’a rien compris au pilotage et le peu qu’il fait, c’est à l’envers. Je suis aux premières loges pour observer le corps athlétique de Bpong, les muscles effilés sous sa peau foncée, me fait rêver à de belles photos que j’aimerais bien faire s’il était d’accord de poser un jour. Je lance un coup d’œil à Dana qui a très bien compris ce à quoi je pense et me répond d’un geste équivoque. – Bpong, dit-elle, tu sais que nous sommes aussi photographes. Il se retourne et comprend très bien nos regards posés sur lui. Il se met à rire et à faire le beau en ramant de plus belle. Le paysage est idyllique, on croirait un décor de cinéma hollywoodien qui défile. La Paï fait des méandres à n’en plus finir dans la forêt, révélant un nouveau paysage à chaque tournant. Le courant est doux, les ‘’chutes’’ très basses, un saut de puce, juste de quoi se mouiller les fesses à l’atterrissage. Le niveau est parfois si bas que l’on doit pousser le raft qui se met en porte-à-faux sur les roches du fond. Rien de bien méchant. À chaque saut, Joe s’agrippe aux bambous du raft, penché comme un motard. Katherin

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Au Pays de l’Eléphant Blanc se laisse glisser, assise sur la plate-forme et savoure le décor. Tape transpire à l’arrière. Je rêve. Je suis une déesse de je ne sais où, escortée par mes deux esclaves, assise au sommet d’un catafalque, voilée de mon foulard sous mon chapeau. Où plutôt d’une Madame au temps des colonies à qui on fait prendre l’air pour sa santé. Elle a ses fièvres, on la promène. Avec ce sentiment de douceur de vivre, à ne rien faire, sinon qu’à régner sur ses terres. J’imagine le roi Phumiphol, sur ses barques royales, juché sur un siège, très haut, dominant ses sujets en traversant la cité des Anges. Je me demande bien à quoi il pense en voyant tout son peuple prosterné à son passage. Même à notre époque, les Thaïs lui vouent un culte, du fin fond de leur histoire. Il est d’usage d’avoir la tête plus basse que la sienne, quitte à se mettre dans des positions inconfortables, chose qui arrive souvent avec les étrangers qui de toute façon sont toujours de plus grande taille que le roi et son peuple. Cette marque de respect est toujours bien vivante, il est d’usage de faire un très léger signe de soumission en s'inclinant, d'une révérence à peine perceptible lorsque l’on s’adresse à une personne. Dès que l’on met en pratique ce protocole, nous les étrangers, les contacts se font bien plus facilement. Il serait impoli et arrogant de regarder un Thaï ou un asiatique en général, de haut. Là c’est perdu d’avance, d’autant plus si l’interlocuteur est plus âgé que soi. Cela friserait même la vulgarité. Même au sein d’une famille, la hiérarchie est marquée par cette soumission. Plus le membre de cette famille est âgé et plus on se baisse et on écoute ses conseils, qui sont en fait des ordres. Une araignée court en tout sens, cherchant la "sortie". Elle s’affole et finit par se cacher dans une alvéole de bambou. Une autre, puis beaucoup d’autres arpentent notre raft. Cette forêt est grouillante de vie, chaque mètre carré est habité par des centaines d’insectes. Les oiseaux nous offrent un fond sonore saturé. La promenade est merveilleuse, longue et indolente. – Dana, pince-moi ! Les feuilles des arbres nous caressent, mais attention, les belles lianes que l’on écarte pour nous faufiler sont très épineuses. Bpong nous 105


Au Pays de l’Eléphant Blanc montre une plante, qui porte des fruits comme des tomates carmins et qu’il ne faut surtout pas toucher. J’essaye d’identifier les végétaux, mais je ne connais rien à ceux-ci. Comme j’aimerais rester plus longtemps pour apprendre cette nature et étudier la pharmacopée traditionnelle des tribus. Beau projet, parmi tant d’autres à faire ici. Que de richesses ! Dana a mal aux mains, et a perdu son foulard indien de toujours. La Bénarès vieille de quinze ans de bons et loyaux services a cédé à ses efforts. Une petite tache violette flotte sur les eaux à la dérive. Une partie de son adolescence s’en est allée là. Nous regardons toutes deux, bouche bée en arrière. Voilà, parfois la vie s’égraine comme ça, par des objets personnels qui s’en vont. Le raft continue. Joe rouspète (pour changer) il a perdu son chapeau sur le raft en rampant et exige de Bpong son remboursement. Le voilà bien pingre. Joe a tout de la caricature moqueuse des juifs: le nez, le syndrome de la persécution et l’esprit radin ! La réalité dépasse la fiction et les plaisanteries. Joe est blanc de colère et veut toujours prendre "le prochain bus". Le long du rivage un homme appelle et nous rattrape en courant, un fagot de bambous sur l’épaule. Bpong l’invite à venir se décharger sur notre raft. En effet, c’est très lourd et comme ça nous lui transporterons son fardeau jusqu’à un village. L’homme avance plus vite que nous, sur le sentier qui longe la rivière. Nous le voyons quelquefois assis sur un rocher, au détour d’un méandre à nous attendre. Chaque fois avec un petit sourire lumineux. Le raft avance de plus en plus lentement, le cours d’eau s’est élargit, il faut pousser sur les perches. L’heure tourne et il faut arriver au village avant la nuit. Bpong met le turbo. Dana s’acharne sur sa perche si bien qu’elle est remplie de cloques aux mains. Ça glisse, elle est à pied nus sur le bambou, c’est Bpong qui a ses chaussures de sport, il en est d’ailleurs très fier. De temps en temps le raft de derrière nous tamponne. Ils se sont un peu disloqués à force de taper contre les rochers du bord. Nous arrivons tout juste à destination avant de plonger entre les tiges de bambou qui s’écartent de plus en plus. Ces embarcations ne servent qu’à une descente. Nous accostons près d’un immense tas de rafts démontés. Les bambous seront utilisés par les villageois. L’homme au fardeau vient récupérer son bien, tout content de l’aubaine.

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Au Pays de l’Eléphant Blanc Un ami de Bpong vient nous accueillir. C’est là que je constate que nous sommes bien crasseuses à côté de lui dans son jean’s repassé. Nous enfilons les nôtres avec peine, nous sommes humides et notre maillot de bain ne veut pas entrer dans nos pantalons. Une grosse voiture à pont ouvert attend nos corps bien courbaturés. Je n’ai plus de fièvre, à demi immergée dans la rivière ça m’a fait du bien. Ça va un peu mieux, mais je ressens une grande fatigue qui n’a rien à voir avec les efforts physiques que nous avons fait. C’est donc sans me faire prier que je me hisse à bord de la benne arrière. Je me fous même des sauts dans les trous de la route. Il fait nuit et j’ai de la peine à résister à l’envie de piquer du nez. Sitôt arrivés à Paï, Joe est parti comme le vent sans rien nous dire. Nous nous donnons rendez-vous avec Katherin pour manger quelque chose ce soir, une dernière fois ensemble, après une bonne douche. Tape et Bpong nous promettent d’être là pour un café. Dana, pas fatiguée du tout, porte les deux sacs, et moi je marche comme un zombie vers notre cabane. D’abord une douche, après, je verrai si j’aurai faim et assez d’énergie pour aller rejoindre Katherin et les autres. Je me douche, assise sur un caillou, au fond de la salle de bain, et je ne pense plus à rien.

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Au Pays de l’Eléphant Blanc

L’amoureux transi

Nous nous retrouvons sur la terrasse du River-Lodge, notre guest house. Il n’y a que Katherin, Dana, moi... et un coq. La nuit tombe et nous avons du mal à lire la carte. Un des trois frères vient prendre la commande et se plante devant nous le regard lointain. Nous sommes obligées de farfouiller sur les autres tables pour trouver l’unique traduction en anglais. On montre du doigt ce que l’on veut car ici, rappelons-le, personne ne parle l’anglais. Le gars se penche, plisse les paupières et essaye de déchiffrer ce qui est inscrit en thaï en dessous des mots d’anglais. J’ai la nette impression qu’il a dû chahuter à l’école au lieu d’apprendre à lire, il fait semblant avec le doigt, mais je sens que les lettres ne captent pas son esprit. – Ok, dit-il, en griffouillant un micro papier. D’ailleurs, il ne sait dire que ça. Après trente minutes, nous recevons un plat. Puis plus rien. Il fait nuit noire, les moustiques dansent dans un rai de lumière sur l’assiette. Nous crevons de faim, ce qui m’a donné le courage de venir jusque là. Dana et moi regardons Katherin qui mange à toute vitesse afin d’avaler le moins de bestioles possible. Il en vient des nuées ! Mon estomac se crispe d’impatience. Toujours rien en vue. – Je vais faire pipi, pour essayer de voir s’il y a quelqu’un derrière le bar, dit Dana. Un plateau se pointe, Dana se rassoit. Enfin. Je salive d’impatience.

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Au Pays de l’Eléphant Blanc Fausse alerte, on vient chercher l’assiette vide. Nous recommandons ce qui manque en insistant bien. Il est tout étonné. – Ok ! Ok ! Le plateau revient, ha... Bon, c’est tout faux, mais nous prenons quand même. J’ai vraiment trop faim. Même topo, j’avale à toute vitesse, moustiques obligent. – Coffee ! Rien – Café – Ok ! Ok. Heureusement, café se dit la même chose en thaï et en français, il faut préciser que se sont eux les Français qui en apportèrent aux temps des toutes premières relations diplomatiques avec l’occident. "Français" a été transformé en farangsette puis en farang et du coup, toute personne occidentale au visage pâle est un farang. Les missionnaires français furent les premiers européens à fouler le sol du royaume de Siam au XVIIème siècle, suivit peu après des. ambassadeurs Ce qui explique l’existence insolite d’une seule et unique tribu chrétienne, les Karens. Pas de café en vue, nous parlons avec Kathrin de nos aventures et rions bien de notre énergumène de Joe, nous oublions le temps, le ciel est plein d’étoiles et sommes toutes seules dans le noir profond de la campagne toute proche, à discuter avec passion. – Cette fois je vais faire pipi pour de vrai, pour voir là-bas derrière, dit Dana. Elle revient immédiatement, hilare. – Y’a rien ! dit-elle – Comment rien ? dit Kathrin – Il fait tout noir, j’ai pu distinguer deux braseros, deux wok et quatre personnes endormies. Tout ça parterre ! – Nous sommes dans un décor de théâtre alors ? dis-je – Bin oui, derrière le bar, c’est fini, on est dehors ! – Bon, je retourne en réveiller un pour encaisser la note. Elle saute en bas de l’ouverture du bar, c’est-à-dire derrière la maison. Un autre frère arrive, chancelant, derrière Dana. Il se plante devant

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Au Pays de l’Eléphant Blanc notre table avec un regard, si lointain que je me demande s’il n’est pas somnambule. – L’addition, s’il vous plaît, dit Dana. – OK... Il attend. Quoi ? Un bout de papier pour écrire. C’est nous qui devons fournir le papier ! On fouille dans nos poches. Je lui tends un vieux tiquet de magasin. Avec une extrême lenteur, les chiffres s’alignent en colonne. C’est très difficile, il y a quand même 4 sommes. Dix plus dix plus dix plus cinq. – Yii sip. bâaaaath. (vingts bath) Dana lui prend le stylo, ajoute les boissons qui manquent et additionne. Les yeux du gars se croisent si fort que Kathrin prend peur. Pendant que Dana pioche dans son porte-monnaie, il se redresse, regarde un point fixe imaginaire, très loin et... boum ! Notre "serveur" s’écroule verticalement sans résistance, comme une marionnette à fils. Il ne bouge plus, inerte. Je glisse les bath dans la poche de sa chemise et en bougeant son bras, nous voyons sans trop d’étonnement le pli de son coude envahi de traces de piqûres... Nous l’installons à plat, il respire, nous partons... sans la monnaie... Voilà le genre de chose que l’on rencontre ici, quand ce n’est pas le coq qui caque au milieu du resto avec son air fier ! Comme Bpong et Tape ne viennent pas, nous nous disons au revoir après la promesse de nous faire parvenir, chacune de notre côté, les photos du trek. Nous nous fixons rendez-vous, des invitations. Mais nous savons pertinemment que rien ne se fera, les amitiés de voyage sont intenses mais éphémères. Nous insistons, nous y croyons pour la forme, c’est moins triste. Moi, je n’ai qu’une envie, aller me coucher, je ne pense qu’à ça. Dana se fait du souci, toujours pas de Bpong en vue. C’est tard, il fait tellement nuit que nous retrouvons à peine notre cabane. Nous nous couchons, elle ne dort pas. Kathrin s’en ira par le premier car du matin, nous ne la reverrons plus jamais.

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Au Pays de l’Eléphant Blanc

– Dana ? ! Une toute petite voix chuchote derrière la porte. Dana bondit... C’est Bpong ! Le sarong vite enroulé sous les aisselles, elle décroche le loquet et sort. Ils discutent là, derrière la paroi, assis sur une pierre. Conversation entrecoupée de silences-étreintes que je devine par le bruissement d’un blouson de nylon. Il est minuit. Le loquet se rouvre, derniers baisers sur le pas de la porte, il insiste, essaye de la tirer dehors, rien à faire, elle dit non et revient se coucher. – Qu'est-ce que tu fabriques ? – Il veut que je le rejoigne chez lui, c’est-à-dire chez sa mère. Mais c’est comme l’autre nuit, il n’a pas de préservatif, alors ? !... – Alors quoi ? – Il va en chercher – Quoi ? mais c’est minuit passé, où est-ce qu’il va dénicher cet article dans ce bled ? à une heure pareille ? – Il a un ami dans un autre village à 20 km d’ici. – Et il y va en moto maintenant ? – Bin oui, c’est ce qu’il a dit. Il a aussi dit que je suis dure et exigeante, et qu’il n’a jamais obéi comme ça. – Evidemment. J’essaye de me rendormir pendant que je devine Dana entrain de s’habiller et de préparer quelques menues affaires dans un petit sac en plastique, toute énervée, en m’enjambant chaque fois. – Dors, dit-elle, je reviendrai demain matin. – Facile à dire avec les nuits que je vis en ce moment ! Faut-il que je t’aime pour supporter ça ! – T’as raison. Merci. Elle me fait la bise et s’en va. Beaucoup plus tard, au petit matin, le bruit d’une moto au loin, au bout du chemin me réveillera pour la dernière fois avant une nuit d’un sommeil de plomb, bien au chaud avec toutes les couvertures pour moi

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Au Pays de l’Eléphant Blanc toute seule. Malgré l’angoisse de notre première séparation, ma maladie, je ne sais toujours pas laquelle, me plonge dans un long sommeil réparateur. Les pie ont quittés ma tête pour la nuit, pour le sommet du toit, comme le veulent les traditions des tribus d’ici. Ouf... répit... sommeil. Je rêve à cet amoureux transi, qui sous ses airs de macho vient de se taper 40 km de nids de poules à moto, à la lueur d’un phare anémique, en plein milieu de la nuit. Il faut être fou d’amour pour faire une chose pareille ! Dana est je ne sais où, partie à l’aveuglette à l’arrière d’un engin bricolé, malgré la grande trouille qu’elle a de la moto. Je ne sais rien de ce Bpong, même pas son nom de famille et en plus, Bpong, c’est pas son vrai nom. C’est un surnom. Mais, c’est vrai qu’avec des yeux langoureux comme ça, une peau comme ça, un désir comme ça; au bout du monde, je serais moi aussi partie n’importe où, comme ça. Et Dana est tellement en moi, que j’ai l’impression de le vivre...

J’ouvre un oeil, Dana est là à préparer nos affaires. Il fait bien jour, ce doit être tard. Je me sens beaucoup mieux, ma fièvre est tombée. Douze heures de sommeil, entrecoupées il est vrai, mais bien assez longtemps pour me remettre sur pieds. Les bagages sont bouclés, il ne reste que mes vêtements à enfiler et la trousse de toilette pour ma douche. C’est merveilleux, je n’ai rien à faire d’autre, je n’ai rien à penser pour nous deux, tout est fait. Aujourd’hui nous quittons Paï pour rejoindre Chiang Maï avec le bus de l’autre jour. Je me réjouis de repartir, malgré le charme de ce village, je ne me réjouis que d’une chose... quitter ces maudits coqs qui hurlent partout et à toutes heures. Peutêtre bien que les nôtres sont réglés sur l’aube parce qu’ils sont natifs du pays des pendules. Allez donc savoir, par quel mystère les coqs d’ici sont si démonstratifs. C’est fou ce que la fatigue peut transformer notre façon de

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Au Pays de l’Eléphant Blanc voir. D’ordinaire je n’aurais pas eu envie de fuir ce joli village pour retrouver si vite un confort citadin. – Alors, tu es rentrée il y a longtemps ? dis-je – À neuf heures, en moto. – Et tu es allée où ? – Chez lui, sa mère habite une petite maison dans le village où nous sommes arrivés en raft, et loge dans une petite chambre au rez. Je n’ai vu personne et chez lui, il n’y a rien. Pas de livre, c’est surprenant une personne qui ne possède aucun livre, non ? – Oui, es-tu sûre qu’il ait été à l’école ? – Oui, répond-elle, il écrit très bien et est électricien. Mais ici, personne ne possède de bibliothèque. – Alors, il a trouvé des préservatifs ? – Chez un copain pharmacien, mais c’était loin, il a bien mis deux heures pour revenir me chercher. D’ailleurs sans ça, rien à faire. J’ai dû lui expliquer ce qu’est le sida. Il n’avait jamais entendu parler de cette maladie, ni à la télé, ni dans les journaux. Mais il a très bien compris ce que ça représente. – Alors comment te sens-tu ? dis-je – En pleine forme. – Amoureuse ? – Pas comme lui, ça me fait peur, mais il est tellement mignon. C’est comme un rêve. Bpong n’arrive pas à croire que j’ai une fille et encore moins que j’ai passé trente ans. – Tu n’as pas l’impression qu’il est un peu trop adolescent. ? – Un peu, mais c’est les vacances... Surtout, tu n'en parleras à personne à notre retour. Laisse-moi ce secret. Je m’habille et nous fermons le cadenas de la porte. J’ai très faim, c’est bon signe. Nous préférons prendre le petit déjeuner ailleurs et nous passons à la maison "restaurant" du River Lodge juste pour payer notre note d’ "hôtel". Même topo qu’hier soir, Dana fait elle-même l’addition et ajoute ce qu’ils ont oublié d’inscrire. Je rends le cadenas noir au jeune gars hagard et nous partons direction, la station des bus. Je regarde le visage de Dana en chemin, elle a le regard perdu et plane dans son rêve. Au fait, dis-je, t’as dormi ? 114


Au Pays de l’Eléphant Blanc – Non – Ça va aller ? – Je suis en pleine forme, hum... Nous avons juste le temps d’avaler une soupe à la gargote de la station. Le bus va arriver de Mae Hong Son dans quelques instants. Bpong arrive comme une fusée. Il s’agrippe à Dana comme un amoureux transit, comme pour retenir les minutes, les dernières avec elle. Nous lui faisons plein de recommandations, ne pas trop fumer d’opium et d’entreprendre quelque chose de sérieux pour les farang qui vont affluer. Bpong est le seul à parler si bien l’anglais, s’il se débrouille, il pourrait devenir un homme riche. Mais voilà, il faut bien dire qu’il a un petit côté loubard et il n’est pas très ambitieux. Peut-être est-il encore trop jeune ? – Et Denise ? je demande discrètement – Je ne sais pas, je ne sais plus, répond-t-il. J’irai à Bangkok l’accueillir, je verrai. Il regarde Dana, pétrifié. Dana ne dit plus rien, elle le regarde bien, si fort comme pour le graver dans sa mémoire, pour stopper le temps qui passe. Le décor s’évapore, elle retient une larme. Il fait lourd, très lourd. Le bus se pointe, poussière, voyageurs encrassés et fatigués du voyage. Que font-ils ? Ils se ruent sur les quelques tabourets du bistrot, affamés et assoiffés, comme ils se doivent... Je donne les sacs au conducteur en sueur, pendant que mes deux amoureux s’étreignent, et je monte, les deux tiquets à la main. Dana s’extirpe de ses bras et me suit. Je me retourne et croise le regard de chien battu de Bpong, j’en ai presque la larme à l’œil. J’aime pas les adieux. – Au revoir Bpong, nous allons t’écrire et je t’enverrai un couteau suisse, plus beau que le mien. Nous tombons exactement sur le même véhicule qu’à notre montée. La ficelle retient toujours la porte désarticulée. Je vise des sièges plus solides et nous nous encadrons dans la fenêtre pour un dernier au revoir. Bpong tend les bras et je l’embrasse comme un vieux frère. Il me lâche et bondit dans le bus. – Dana descend ! dit-il avec autorité 115


Au Pays de l’Eléphant Blanc – Mais je vais louper le départ ! répond-elle – DESCEND ! ! ! dit-il, d’un ton sévère. Dana enjambe nos sacs à main et descend les marches. Bpong l’attrape par le bras et lui dit: – Tu restes ! Demain je t’emmènerai à Chiang Maï en moto ! – Mais... – OK. dis-je. Tiens, prends ton sac à main. Tu meurs d’envie de rester un jour de plus ici. Je vais vous réserver une chambre au Chiang Maï Guest House pour demain soir. Rendez-vous sur la terrasse du Novotel. Quand est-ce que vous comptez descendre à Chiang Maï ? – Nous serons en ville en fin d’après-midi et le lendemain je prendrai un bus pour Bangkok, dit Bpong. – T’as besoin de rien ? dis-je à Dana. Voilà un peu d’argent. – Non, il a tout, dit-elle. Je vois deux larges sourires, mais mon cœur se serre. Je redoute plus le voyage en moto que notre séparation. Il y a tellement d’accidents et surtout, il n’y a pas de casque. J’imagine tout ça à toute vitesse. Je lui fais pleins de recommandations inutiles et le bus démarre. Je me rassois, toute seule à côté de cette place vide, mes deux tiquets toujours à la main. Nous nous faisons de grands signes jusqu’à ce que nos images disparaissent dans le flou voilé de la poussière. Je ne pense qu’à une idée, la revoir entière demain soir à Chiang Maï. Je me retrouve toute seule, c’est un sentiment nouveau. Maintenant c’est à moi de parler, avec les bribes d’anglais de mes souvenirs d’école. Il n’y a plus personne pour partager ce que je vois. Toute seule, au milieu de ce bus rempli d’indigènes, je savoure ma solitude. C’est à ce moment précis, ici, sur une nationale, quelque part en Thaïlande, que je me surprends à aimer voyager seule. Oui, c’est à cet instant, que les aléas de notre périple nous séparent, et que le goût du voyage, le vrai, se révèle en moi. Je ne me rends pas bien compte encore de l’enjeu de cette sensation, et l’importance que cela aura pour l’avenir. Je découvre aussi l’envie de raconter ce que je vis, de l’écrire pour elle. Quand on écrit, on est plus tout seul. Mes futurs voyages seront toujours accompagnés d’un carnet de lettres, d’abord pour Dana et ensuite pour les amis qui ont l’impression de

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Au Pays de l’Eléphant Blanc voyager avec moi. Il est impossible de garder toutes ces sensations rien que pour moi. Les découvertes si riches et précieuses, j’aime les offrir aux autres. Le voyage continue. La descente sur Chiang Maï est tout aussi pittoresque que la montée. À mi-chemin, nous croisons l’autre car, celui qui monte. Klaxon, arrêt au milieu de la chaussée. Les chauffeurs s’échangent quelques nouvelles par les fenêtres. Notre contrôleur rejoint son collègue sur les toits et ils se passent des marchandises. J’ai l’impression que le plafond va céder, mais les autres voyageurs restent impassibles et sont plutôt somnolents. Il est vrai qu’un Thaï inoccupé s’endort, où qu’il se trouve et dans n’importe quelle position. J’observe la scène, il fait chaud, je ne bouge plus. Sans penser aux autres véhicules, nos chauffeurs discutent, moteur éteint, bouchant complètement la route nationale. Un tour de clé et le bus s’ébranle en toussant. Les autochtones ouvrent un oeil et le referment aussitôt, perdus dans leur méditation. Encore un signe de main, les bras tendus dehors et les chauffeurs mettent les gaz, chacun de leur côté. Deux minutes... Une femme hurle à l’arrière quelque chose en thaï, les gens sursautent et se retournent. Aussitôt, le bus redescend la côte en roue libre en arrière, aïe aïe aïe les freins... jusqu’à l’arrêt de tout à l’heure. Eclats de rire général. Le mari de la dame était descendu pour pisser discrètement et nous sommes partis sans lui ! Et il pisse toujours ! Le gars remonte, honteux et tout le monde se rendort comme si rien ne s’était passé. Le trajet me paraît bien long, malgré les nombreux arrêts "pipiresto" pour les éternels affamés. Nous passons deux postes militaires. J’avais oublié ça... et Dana qui va passer là avec Bpong en moto ! Ils seront arrêtés pour contrôle. Une blanche à l’arrière, c’est pas très discret. Mon sang se glace. Bpong est un fumeur d’opium... Je pense au pire. Il est assez tête brûlée pour en transporter à Chiang Maï. Un farang pris avec de l'opium est condamné à la prison à perpétuité et pour de l'héroïne, c'est la peine de mort ! 117


Au Pays de l’Eléphant Blanc J’essaye, moi aussi de somnoler, mais malgré la nuit tombante, je n’y arrive pas. Les vibrations du bus et la pensée de Dana aux prises à un militaire m’empêche de me relaxer comme mes voisins. Je ne peux même pas atteindre Dana pour la prévenir, pour la simple raison que je ne sais même pas où elle se trouve. Je sens tout d’un coup une angoisse me tenailler. Chiang Maï. Les voyageurs s’extirpent de leur torpeur sans se presser. Je m’aperçois que le ticket de Dana est toujours dans ma main, plié et replié maintes fois par nervosité. Dommage, il était si beau. Il fait déjà nuit, je descends, le chauffeur lance par terre mes deux sacs crasseux, comme moi d’ailleurs. Les tuk-tuk sont là à guetter des clients. La nuit est fraîche et je m’étale sur la banquette de l’un d’eux. Je suis épuisée, pas encore remise tout à fait. Par chance, le Chinois a encore une chambre pour moi au Chiang Maï Guest House. Haa qu’il fait bon s’étendre sur un vrai lit. Cette fois, ma chambre est dans la partie ancienne en teck, j’ai droit au style colonial très rétro. Les murs ont été blanchis, il y a longtemps, laissant s’installer les taches de moisissures des moussons précédentes. La porte est à deux battants qui se referment sur une moustiquaire à l’aide d’un gros cadenas noir. À l’extérieur, un distributeur d’eau potable est à la disposition des hôtes à côté d’un plateau de verres incassables Duralex. L’ambiance est feutrée, le sol du couloir reflète toutes les lumières du soir sur le teck poli. Une très belle chaise longue en lame de teck foncé invite à la méditation. Belle image. Au mur, de vieilles photos aériennes de la ville, piquées de moisi, ondulent dans leur sous-verre, encadrées de bois noir. Je lis: C.M. 1956. Les rues sont encore en terre battue et les maisons de la ville sont presque toutes en bois. Ce devait être une ville merveilleuse, comme cette maison qui respire encore le charme d’une époque anéantie par le modernisme anarchique. J’ouvre les sacs, donne les derniers parfums du trek à la buanderie, me décrasse et sors. Souper frugal, trop fatiguée, je rentre savourer mon lit. C’est le calme absolu. Ici le temps a dû s’arrêter à la date de la photo. Je

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Au Pays de l’Eléphant Blanc m’endors dans une brise légère que diffuse la moustiquaire, porte à moitié ouverte. Bpong, que fais-tu d’elle ?

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Au Pays de l’Eléphant Blanc

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Au Pays de l’Eléphant Blanc

L’angoisse

Un jour nouveau se lève, elle me manque. Le jus de mandarine et la salade de fruits au yaourt ne couvrent pas le mauvais goût de l’antibiotique ce matin. Malgré le magnifique jardin au bord de l’eau et l’extrême calme de l’auberge, rien ne dissipe mes pensées. Dana va se faire prendre. Impossible de penser à autre chose. Que vais-je faire de ma journée à l’attendre ? Mon sac photo prêt, je sors en chasse. A côté du photographe, auquel je confie les pellicules déjà exposées, se tient un cabinet dentaire, ou plutôt une échoppe d’arracheur de dents. L’établissement est complètement ouvert sur le trottoir avec un fauteuil tourné côté rue, comme pour offrir le spectacle. Je payerais cher pour voir une représentation, non pas par esprit sadique, mais pour vivre un acte barbare révolu. Il n’y a personne et j’ai tout le loisir d’observer l’intérieur de ce curieux magasin. J’ai l’impression d’être dans une gravure d’un vieux manuel de médecine. J’explore les soï tranquilles parmi les jardins privés fleuris. Même en pleine ville, on trouve des pavillons en bois au milieu d’un décor vert intense, pour combien de temps encore ? Je me sens témoin-spectatrice d’un environnement voué à une issue fatale. Et dire que Bangkok était comme ça ! Impensable. Je marche des kilomètres me perdant parfois dans le dédale de ces ruelles de village. Les gens sont soit très accueillants, soit très intimidés derrière un vantail de bois. Les chiens vivent leur vie de chiens errants en

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Au Pays de l’Eléphant Blanc meutes, en quête d’un prochain tas d’ordure. Le plastique est arrivé si vite qu’on ne sait où le mettre. Des tas de déchets non biodégradables s’amoncellent en plein soleil. Ces soï offrent tantôt un instant de bonheur tantôt la dure réalité d’un peuple avide de modernité qu’il n’a pas eu le temps d’apprendre à gérer. Des terrasses luxuriantes de fleurs sont plantées dans des bidons de lessives, ou dans un récipient tellement laid, alors que les pots de terre traditionnels sont si élégants ! Je constate par les images reçues en pleine figure, ces contrastes choquants, l’abandon des valeurs culturelles jetées au rebut au profit du sacro-saint modernisme occidental. Comme si le modèle à suivre ne pouvait être que le nôtre. Le monde glisse doucement vers une uniformité. Raison pour laquelle je me sens parfois témoin visuel et me dois de sauver ce que je vois, par des photographies. C’est l’heure, les photos du trek doivent être prêtes, et puis j’ai faim. Retour dans ma rue. Poulet au miel, quel délice de découvrir les tirages en mangeant; Elles n’ont pas des couleurs très fidèles. Les machines ne sont pas équipées comme en Europe. Bpong est très clair, il y manque le reflet or de sa peau. Très bien, nous verrons ça sur la machine de notre ami une fois de retour en Suisse. Mais peut-être que Bpong n’existera même pas pour nos amis ! Nous n’allons pas tout montrer, O non ! J’imagine mal Bpong exposé comme un vulgaire souvenir exotique, passant de mains en mains parmi les monuments et les curiosités. Si Bpong devait être montré, ce ne serait qu’en photos artistiques, comme celles que nous avons l’habitude de faire avec Bernard, notre ami photographe. J’imagine le délice d’une séance de pose. Avec un grain de peau et une plastique comme il a, se serait magnifique, comme un cadeau. Mais voilà, comment lui proposer de poser nu, sans qu’il se choque ? Nous n’avons aucun exemple à lui présenter pour lui démontrer le côté sérieux d’une photo de nu artistique. Ça n’existe pas en Thaïlande. Il n’y a que des vulgarités à ce sujet. Je crois que mon désir est inespéré, il dira non, c’est sûr. Comment expliquer l’art et la culture à quelqu’un qui ne possède aucun livre ? Revenons à la réalité. Devant un thé vert thaï, j’attends le retour des deux amants avec grande impatience. Depuis la terrasse, plutôt chic, du Novotel, on domine tout le quartier. Il est déjà bien tard, bien plus tard que "en fin d’après-midi". Inutile d’essayer d’apaiser mon angoisse, je suis trop inquiète et j’y arrive pas. 122


Au Pays de l’Eléphant Blanc Gorgées après gorgées, la théière égraine le temps bien lentement, la nuit tombe vite comme d’habitude vers dix-huit heures. J’essaye de me raisonner en pensant que j’ai la notion du temps à la Suisse et que "la fin d’après-midi" pourrait très bien déborder sur la soirée... pour un Thaï. Bpong ne possède pas de montre, il n’en a pas besoin d’ailleurs, et Dana n’a jamais fait usage de la sienne. Là, au carrefour, juste en bas sous mes yeux, un touriste blanc fait une culbute à moto. Emeute, attroupement immédiat. Les Thaïs se précipitent sur la moto, en constatant les dégâts sans se soucier le moins du monde de l’homme gisant sur la route. C’est choquant. Le monsieur se relève avec l’aide d’un autre blanc, ouf, il n’a rien. Il ne manquait plus que ça ! Je suis morte d’angoisse. Il y a eu un problème sur la route, c’est ça, autrement ils seraient déjà là. Le quartier du marché de nuit, où j’attends, est rempli de touristes et de lumières parmi les stands. La serveuse vient tous les quarts d’heure, voir si je veux quelque chose. Je dois être blême. À chaque moto, je sursaute. Maintenant il fait nuit noire, la terrasse est remplie de touristes qui se retrouvent après leurs achats. Les chaises de ma table ont disparues au fur et à mesure de l’arrivée des groupes qui s’agglutinent autour de leurs paquets. Je n’existe plus au milieu de cette terrasse encombrée de gens bruyants, affairés aux commentaires de leurs soit disant supers affaires, qu’ils payent à des tarifs inimaginablement surfaits. Décalage complet entre ces touristes et moi qui attends ma meilleure amie, qui se trouve peut-être entre les mains de l’armée ou gisante sur la chaussée... Ça ne vaut pas le prix d’un faux Lacoste, comme il se vend ici ! Un gamin passe, les bras chargés de roses. – 10 bath, dit-il, en m’en plantant une sous le nez. Un sourire, une rose, 10 bath. J’en prends trois. Trois sourires. Il tourne les talons, le visage triste. Et recommence plus loin. Que fait ce gamin dehors en pleine nuit ? À quatre ans, on ne fait pas de commerce dans les rues à touristes, on va au lit et à l’école. J’apprendrai, par d’autres séjours ici, que ces enfants sont exploités par une dame bienveillante, qui recueille des orphelins pour les faire travailler. Bourrés d’amphétamines, ils déambulent jusqu’à très tard dans la nuit, faisant du charme aux touristes en vendant 123


Au Pays de l’Eléphant Blanc leurs roses. Quand le charme craquant de ces gosses tombera, dû au manque chronique de sommeil et de leur puberté, ils seront vite recyclés aux services des jeux d’adultes. Mais voilà, j’ignore tout de ce trafic et j’achète les roses. Pour fleurir la chambre que j’ai réservée pour Dana et Bpong. J’en ai assez, je rentre au Chiang Maï Guest House, prend les deux cadenas et cours déposer les fleurs sur leur table de nuit. J’avale mon horrible antibiotique au goût amer qui me détraque l’intestin. Les yaourts ne suffisent pas. Cafards, déprime angoisse... je m’étends. S’ils n’arrivent pas, je prendrai le premier bus pour Paï demain matin. Demi-sommeil. – Madame Sylvia ! ? – Hum ? ! – Quelqu’un, quelqu’un, dit la petite voix de la réceptionniste. Je bondis, un sarong enroulé en vitesse, je le noue en courant dans le couloir. La fille me regarde passer comme une fusée, sans comprendre. Elle est là. Entière mais épuisée. Nous nous embrassons. Je la bombarde de questions. -Nous sommes descendus en quatre heures dans la poussière. J’avais bien pensé à ces contrôles le long de la route, mais Bpong ne m’a pas inquiétée, je n’ai pas vu de sachet d’opium dans son sac. Après le dernier poste, nous nous sommes arrêtés pour boire et là, il a sorti une boite de talc, comme celui que se mettent tous les Thaïs. Au milieu de la poudre il a sorti un petit paquet en plastique et s’est roulé une cigarette avec une boulette d’opium ! J’étais anéantie, heureusement que je ne savais rien. Il a dit que dans le talc, il n’y a jamais de problème. – Quel gamin ce Bpong, dis-je. – Bpong va arriver, il est allé voir des amis en ville. Je l’invite dans leur chambre et lui présente ses vêtements frais lavés de la buanderie. Tu peux pas savoir ce que je suis contente d’être là. Je savais bien que tu serais en soucis, mais à chaque téléphone que l’on croisait, Bpong ne jugeait pas nécessaire de s’arrêter pour t’avertir de notre arrivée, puisque tu savais que l’on arrivait !

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Au Pays de l’Eléphant Blanc Nous regardons les photos du trek en constatant toutes les deux que les tirages ne sont pas terribles. Je lui fais part de mon désir de faire poser Bpong. – Ce serait génial, dit-elle. Déjà ce que j’ai vécu, rien que ça, c’est extraordinaire, c’est fou. Dana s’étale dans un fauteuil du jardin en rêvant toujours, les yeux mi-clos. Nous l’attendons. -Bon, vu qu’il a une certaine notion du temps, lui dis-je, moi, je retourne me coucher, voilà ta clef. Tu me raconteras demain. Douce nuit. – Hum – Hum, dit-elle, lovée au fond du siège, enivrée de souvenirs sensuels. Et d’une toute petite voix, un souffle, – À demain.

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Au Pays de l’Eléphant Blanc

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Au Pays de l’Eléphant Blanc

Au revoir revoir Chiang Maï

Petit déjeuner princier. La table est trop petite pour toutes nos envies. Nous dévorons, face à la rivière Ping, dans le jardin ombragé. Un litre de jus de mandarine y passe. La serveuse bécasse et flegmatique nous apporte tout à l’envers, comme d’habitude. Il est rare que quelqu’un me tape sur les nerfs, mais celle-là, je pourrais la baffer. Le charme bucolique de l’endroit tombe. Il nous faut deux heures pour arriver à manger ce que nous avons commandé. Même Bpong s’énerve, c’est tout dire. – Bpong, dis-je, j’ai envie de te photographier nu. J’explique. Il ne me croit pas, ou ne comprend rien. Il dit oui à la thaïe, par politesse. Mais ce sera non, je vois dans ses yeux que je lui demande la lune, il se vexe un peu. J’insiste pas. – Je pars, dit-il. – Bpong embrasse Dana pudiquement et lève le camp. – Où vas-tu ? demande-t-elle – Je reviens "aprrrèès", et disparaît. – Il est tout le temps comme ça, il ne me dit rien en jouant les machos, dit-elle. J’éclate de rire. – Je ne sais même pas si je dois l’attendre là, si l’on se reverra avant le départ de son car, dit-elle. – Aujourd’hui, farniente, dis-je, il sait où on habite. À quelle heure est son car pour Bangkok ? 127


Au Pays de l’Eléphant Blanc – En fin d’après-midi. Le nôtre partira demain. Destination Sukhothaï, la plus ancienne capitale siamoise, pour ceux qui aiment les vieilles pierres. Pour l’instant, nous apportons encore les dernières pellicules à notre photographe et faisons un peu de shopping en attendant l’heure inscrite sur le talon du photographe. Je vois des choses merveilleuses, tant le raffinement de l’artisanat du Nord est développé. Nous sommes dans le pays des Lannas qui fût autrefois un royaume indépendant du Siam. L’art de vivre n’a rien à voir avec celui de la région des plaines de Bangkok. Les antiquaires regorgent de trésors, représentant des millions d’heures de travail manuels et d’excellence millénaire. Nous ressortons du magasin, nos enveloppes de photos en mains. Plongée dans la pile, j’égraine les vues en marchant quand soudain j’entends le méchant bruit d’un corps qui s’éclaffe derrière moi. Je me retourne, et là j’éclate de rire. Dana s’est encoublée sur un bac en ciment, les quatre fers en l’air, le ventre enfoncé dans le bac et les photos étalées sur le trottoir. Elle ne bouge plus, un petit arbre plié émerge le long de son cou. Les gens de la rue pouffent de rire et moi je ris tellement, que je suis incapable de lui venir en aide ! Pourtant elle s’est faite une méchante blessure sur le tibia. Le petit arbre n’a rien eu et s’est redressé instantanément en secouant ses cinq feuilles. Le sang coule sur le trottoir et Dana ne sait plus si elle doit rire ou pleurer. Allons vite désinfecter tout ça. Nous ressortons la boîte à pharmacie et avec les restes du trek, je lui fais un beau pansement blanc. Dans notre rue, la municipalité a planté des petits arbres dans des grands bacs en ciment, si grand que les piétons doivent quitter le trottoir pour les contourner. Ces bacs sont aussi d’excellents conteneurs à poubelles pour le ramassage, autant dire que cette blessure pourrait bien s’infecter. Je me demande bien pourquoi ils ont coulé des bacs si énormes, qui embêtent tout le monde. Après-midi farniente et comptes. Oui, nous pourrons nous acheter les bijoux en argent que nous avions déniché au marché de nuit. Les projets immédiats sont: dire au revoir à Bpong, faire un dernier souper chez Fatty le gros chinois et... bijoux-shopping.

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Au Pays de l’Eléphant Blanc Au milieu de l’après-midi, Bpong réapparaît, les poches pleines de bath ! (sic) – Où étais-tu ? – Chez des amis. Rien de plus ! Nous passons les derniers instants avec lui jusqu’à l’heure de son départ. Bpong n’a pas très envie d’aller à Bangkok chercher sa Denise. Qui est Denise pour lui ? Aucune réponse. Il va profiter de ce voyage pour écouler un peu d’opium là-bas ? Qui sait ! Il propose à Dana de rester à Chiang Maï et quand il aura résolu le problème "Denise" elle pourra vivre avec lui à Paï et peut-être travailler au dispensaire du village. – Mais Bpong, j’ai une fille qui m’attend ! Il n’y croit toujours pas. – Pourquoi, tu veux rentrer en Europe ? dit-il. Tu n’as plus de travail là-bas et ici il y en a et je t’aime... – Dana, dis-je, si tu restes, tu perds ton billet de retour et je te rappelle que tu n’as pas un sou ! – Ha... si Mélanie n’existait pas... je resterais. – T’es folle ! Sur ce, Bpong nous fait des Adieux déchirants, la supplie de rester et se met à sangloter. Chose incroyable de la part d’un Asiatique, qui pour rien au monde ne perdrait la face en montrant un signe de faiblesse. Dana se retrouve dans un état de lévitation, déboussolée et désemparée, elle ne dit plus rien. Pèse toujours le pour et le contre de la proposition. L’atmosphère est lourde, très lourde, des tonnes. Voilà une excellente raison pour revenir, c’est sûr, maintenant, ce sentiment étrange, si certain d’un futur séjour ici, prend corps et se révèle d’une évidence implacable. – Nous reviendrons Bpong, je te le promets. Bpong enlève sa chaîne en or et la passe au cou de Dana. Plus personne ne parle et nous nous quittons en pleurant tous les trois. Dana qui n’a plus envie de rien, s’amuse avec la chaîne. Ça lui fait tout drôle de porter de l’or. Nous préférons toutes les deux l’éclat de l’argent, mais celle là n’est pas qu’un bijou; une chaîne symbole, une trace, quelqu’un. Elle n’a pas faim. 129


Au Pays de l’Eléphant Blanc Chez Fatty, nous ne commandons que deux plats, et Dana prend le temps de me raconter ce qu’elle a vécu avec Bpong pendant que je broyais du noir à l’attendre. Tout le village est venu la voir, comme une curiosité exotique. Pas moyen d’être seuls. Même pendant la nuit, un ami est venu, pour voir. Bpong faisait des projets, enfants, maison, etc... Il va bientôt se construire une maison en teck, la coupe est déjà organisée pour une nuit cet été, en toute impunité. Il a déjà l’équivalent de six cents francs suisses d’économies, ce qui est assez exceptionnel pour un villageois de son âge. Et ceci grâce aux touristes. C’est la première et la dernière fois que j’ai connaissance d’un Thaï qui épargne. L’éducation et l’environnement de ce peuple n’ont jamais inquiété leur futur. La nature est généreuse, le réflexe des pays tempérés de faire des réserves n’existe pas en Asie du sud-est. Les Thaïs consomment au jour le jour sans soucis du lendemain. Bpong et ses économies dénotent un contact avec les occidentaux, et contrairement à ses compatriotes il a la notion du futur. Notre voyage continue sans lui. Encore un petit dessert avant d’affronter la foule du marché de nuit. Nous allons nous consoler chez les marchands de bijoux en argent. Nous faisons le plein de merveilles. Le bijou façonné à la main est une tradition du pays Lanna. Ici, le toc est inconnu, même les femmes de condition modeste sont parées de métal précieux. C’est une vieille coutume de convertir ses biens en argent ou en or, car ici, avant l’ère des matières synthétiques, tout était périssable avec cette humidité. La façon la plus sûre de conserver sa fortune était de couvrir sa femme de bijoux. Il n’est pas déplacé ni de mauvais goût de superposer les kilos de métal sur soi. Les Thaïs ne comprennent pas pourquoi les occidentaux, pourtant riches, ne portent que si peu de chose. Pour eux, une femme sans bijoux est une pauvre diable et un homme est fier d’être accompagné d’une épouse croulant sous le poids de sa fortune. Nous remédions très vite à cet état de fait avec grand plaisir. C’est le délire, nous sommes obligées de prendre un safe à l’hôtel. Je prévois déjà le succès d’un éventuel commerce. J’en achète un peu plus pour faire un test. Nous achetons plusieurs sachets de jolis bonbons, emballés dans des feuilles de thoey. Les amis raffoleront de ces mignonnes friandises d’un goût venant 130


Au Pays de l’Eléphant Blanc d’ailleurs. Nos bagages s’alourdissent encore, nous sommes très loin des sept kilos du départ à Genève. Ma forme est revenue, j’ai envie de tout goûter de nouveau, alors que Dana est un peu nouée. Sur le chemin du retour, je goûte aux miniomelettes à la noix de coco. Merveilleux. Le vendeur nous félicite pour nos parures et nous dit souèy. Dana se force à penser à autre chose, ça va un peu mieux. Nous nous quittons, chacune dans notre chambre, pour la dernière fois. Elle ne dort pas, je le sais.

Le tuk-tuk fonce vers la gare des bus comme un fou, dans l’air frais de l’aube. Les trous de la chaussée finissent de nous réveiller, après un caféyogourth pris à la hâte. Il a été nécessaire de fouetter un peu la serveuse éternellement molle du Chiang Maï Guest House, afin d’être servies. Nous sommes pressées maintenant d’arriver à l’heure pour notre car. Chiang Maï, la rose du Nord est derrière nous, jusqu’à la prochaine fois. Je me retourne, regarde une dernière fois notre rue, le quartier et la petite banlieue inconnue qui nous mène à cette gare routière, en dehors de la ville. Les bagages sont entre nos pieds, bien calés, bourrés de souvenirs déjà si émouvants, si chers à nos cœurs. Je pioche avec ma main dans mon sac, il faut préparer la monnaie avant la fin de la course. Chose toujours difficile, les pièces dansent dans le creux de la main et j’ai toujours peur de lâcher mon porte-monnaie en route, avec les rebonds du tuk-tuk, il faut savoir lâcher les mains des balustrades au bon moment. Je ressors du sac le petit éléphant en bois attaché à la clef n°10. Trop tard, dans la précipitation du départ, en retard, j’ai oublié de rendre ma clef à la réception ! Ce sera une relique pleine de beaux souvenirs, tant pis, tant mieux. Il fait encore frais, nous en profitons en pensant à la journée que nous passerons derrière la vitre du car, en plein soleil. Le car qui nous emmène à Sukhothaï est un peu plus moderne que celui pour Paï. Plus de confort, on l’espère. Les sacs sont aussi lancés, mais ficelés cette fois sur le

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Au Pays de l’Eléphant Blanc toit, par l’aide chauffeur. Pour une destination si lointaine, il y a deux personnes en uniforme qui se relayeront. Nous allons descendre à miparcours de la ligne qui va jusqu’à Bangkok. Les portes de notre car peuvent se fermer et les sièges sont rembourrés. C’est déjà ça ! Le moteur diesel se met en route sans tousser et nous regardons disparaître Chiang Maï, muettes, en se tenant par la main

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Au Pays de l’Eléphant Blanc

Sukhothaï

Il fait vite très chaud, derrière la vitre poussiéreuse. Nous avons pris place, côté soleil, sans réfléchir. Par chance, il y a de nombreux arrêts le long du chemin et à chaque fois, le chauffeur ouvre toutes les portes pour aérer. Au plafond un ventilo brasse et re brasse l’air inutilement, rien que pour lui. Les travaux sur la route d’une part et les nombreuses haltes d’autre part ralentissent considérablement. Des guérites très mignonnes, remplies de voyageurs cadencent la route, tel un pointillé. Le car est bientôt plein à ras bord. La Thaïlande est un pays où les voies de communications ont été construites ces dernières décennies. Tout n’est certes pas terminé, des chantiers construisent encore les tronçons manquants. Et à chacun d’eux nous faisons tous un bain de poussière, le mouchoir collé sur le nez. Dans un village, un groupe grimpe vers nous avec de nombreux paquets ficelés. Une vieille femme prend place à côté de moi et pose un petit carton à mes pieds. Mais, il y a quelque chose de vivant là-dedans ! J’entends des petites pattes griffer le carton qui sursaute. Un gros bec jaune essaye de soulever le couvercle pourtant bien attaché. Sifflement aigu. On entendra siffler tout le long de la route. Ce doit être un gros oiseau, genre merle des Indes. La femme se tourne vers moi et me parle fort, en thaï, quelque chose pour m’expliquer le contenu de son carton. Elle m’arbore un large sourire noir ! C’est une grosse dame, aux allures un peu rustres, ses dents sont tannées au bétel. Son haleine me soulève le cœur. Elle 133


Au Pays de l’Eléphant Blanc n’imagine pas un seul instant que je ne comprends rien à ses paroles et s’acharne à me crier tout près de mon visage... Pénible ! ... Je lui souris quand même et je m’évente avec mon chapeau. Je me tourne vers Dana qui rit toute seule, tournée le nez dans la vitre, cachée derrière son chapeau. Je résiste deux heures aux discours de cette dame en espérant à chaque arrêt que se soit le sien. Arrêt "pipi-resto", ouf, elle descend et s’en va. Nous nous étirons un peu dehors en reprenant courage. J’observe les autres, c’est fou ce qu’un Thaï mange vite, quand il s’agit d’avaler le plus possible avant le départ du car. Lorsque le chauffeur monte, ils avalent deux fois plus vite, surtout ne rien laisser. Comme si c’était un dernier repas. Pour ma part, j’ai un peu l’estomac en apesanteur, embaumée des effluves de la dame. J’achète des biscottes pour plus tard, et visite le petit coin. Je me demande bien quel était cet oiseau. Mince alors, les biscottes sont à l’ail !

Sept heures de car... coincées sur les mêmes sièges collants, tout du long, c’est épuisant. Le paysage n’est pas très varié malgré la distance, rizières, villages, rizières et encore rizières. Courbatures, fatigues et soifs. Sukhothaï, nous sautons, saoules. Il fait nuit, nous voilà de nouveau en terre inconnue, sans point de repère. Nous n’avons pas d’autres choix que de nous laisser emmener par un samlo à une vague adresse. Où va-t-il ? Confiance. Après mille et un dédales et de coups de pédales, le samlo s’arrête bien devant la maison attendue. L’enseigne le précise. C’est une chouette guest house, très différente de celle que nous connaissons. La patronne nous reçoit en personne et nous invite à entrer dans sa demeure avec autant d’hospitalité que pour ses propres amis. Les chambres sont petites mais suffisantes pour le court séjour que nous comptons faire. Juste le temps de visiter le site des ruines et nous rejoindrons Bangkok. Par contre, le salon commun est spacieux, c’est une terrasse recouverte de coussins triangulaires typiquement thaï où l’on peut s’étaler à même le sol, le dos soutenu. Le

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Au Pays de l’Eléphant Blanc restaurant est très petit, derrière, dans le fond du jardin, une lessive sèche, une femme de ménage y grignote des fruits, accroupie dans l’herbe. Endroit très calme, tout est propre et, ô comble du luxe, il n’y a aucun coq. Le mari de la dame est conducteur de samlo, donc chauffeur attitré pour l’établissement. Je sens que nous serons bien ici, l’air est pur, pas de circulation. Nous posons les sacs, la dame nous distribue des spirales antimoustiques et nous commandons un khao pat. L’estomac repu, nous explorons les alentours à pieds à la grande tristesse du samlo stationné à la porte. Nous n’allons pas bien loin, mais juste assez pour découvrir un panorama magnifique que l’on admire de la rue voisine. C’est un quai, surplombant de haut une large rivière. À nos pieds s’étend un énorme quartier d’habitations flottantes amarrées les unes aux autres. Chaque bateau illumine son voisin d’une petite lampe à la mèche vacillante au vent. Le quartier semble mouvant au rythme ondulatoire de l’eau. Je m’accroupis tout au bord de la falaise pendant que Dana fume une 501, plus je regarde et plus les lumières s’allument les unes après les autres. On devine la vie à bord de cette ville. Je me réjouis, curieuse, de voir ce quartier aquatique en plein jour. Il y a des bateaux à perte de vue, c’est impressionnant, c’est fascinant. Nous allons nous coucher sans se faire prier, la joie au cœur de découvrir un endroit nouveau. Demain sera un autre jour, avec ou sans Bpong. Avec lui bien sûr, il est dans notre cœur, nous l’emmenons partout. Sans même défaire nos sacs, nous nous endormons en pensant à lui, dans les effluves d’anti-moustiques.

Nous sommes debout à quatre heures... Notre matériel photo prêt, nous sortons en catimini pour ne pas réveiller les autres. Il est important pour nous de visiter le site archéologique au lever du soleil afin d’avoir la belle lumière de l’aube, toute douce. Surtout pour ne pas être gênées par la présence des touristes qui gâcheraient nos images. Dans la rue, je déplie le plan de la ville. Une petite balade par un marché et le jardin d’un temple sera nécessaire pour rejoindre le carrefour le

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Au Pays de l’Eléphant Blanc plus près, afin de dénicher un moyen de transport. La ville ancienne se situe à vingt kilomètres d’où nous sommes. L’emplacement du marché est désert, reconnaissable aux détritus de légumes abandonnés en tas. Un marchand s’approche avec un samlo transformé en étalage roulant, un peu à la mode de nos anciens marchands de glaces. Le chemin continue par le jardin du temple de quartier, perlé de rosée qui glace nos pieds. Au carrefour, cinq avenues se rejoignent et nous guettons les tuk-tuk encore endormis. Après de longues négociations, nous partons avec un minibus que nous louons pour toute la matinée. La discussion entre les quelques conducteurs qui se trouvaient là était plutôt animée. Comme le site est immense, il nous est indispensable de nous déplacer d’un monument à un autre à l’aide d’un moyen motorisé. Il fait encore nuit et l’air est frais, évidemment, nous sommes les premières arrivées à l’entrée, au grand étonnement des commerçants de souvenirs qui encore tout engourdis déballent lentement leurs marchandises. Moi aussi, j’ai encore sommeil, je m’allonge sur une banquette, tout comme notre chauffeur d’ailleurs, qui dort dans son minibus. Nous sommes là beaucoup trop tôt ! Il est cinq heures et le soleil ne se lèvera qu’à six heures environ. Nous avons mal calculé notre coup. Un commerçant de la rue, intrigué, nous invite dans son arrière boutique. La famille se prépare au nouvel an chinois, sa femme nous verse des tasses de thé à la chinoise et présente un plat de friandises traditionnelles, visiblement préparées toute exprès pour la fête. Dana, la première, se sert d’une des boules de pâtes, si pâle qu’on la croirait crue. Elle l’engloutit entière... grimaces dissimulées. Je goûte à mon tour... en effet, la grosse boule molle cache une farce de crème de marrons à l’ail, je ne sais pas ce que cela renferme exactement. Ce n’est pas si mauvais, mais assez difficile à mâcher. Les gamins se moquent de nous, relativement... en toute politesse chinoise. Leur hospitalité désintéressée est touchante. C’est le nouvel an bientôt et la tradition se veut encore plus conviviale que d’ordinaire. Nous sommes là, assises en tailleur, la tasse de thé à la main, sur ce qui doit leur servir de lit, à contempler les milles et un détails des choses qui nous entourent, entassées pêle-mêle. Il est difficile de différencier la marchandise du magasin, de leurs affaires personnelles. Le dialogue est réduit au strict 136


Au Pays de l’Eléphant Blanc minimum, barrière linguistique... Mais c’est fou, tout ce qu’il est possible d’échanger, rien que par une présence. Ils semblent simplement curieux, avides de communications et sont peut-être fiers d’avoir des étrangères chez eux. Une tache plus claire apparaît à l’horizon, le jour va se lever. Allons réveiller notre chauffeur. C’est sous la protection de Ganesh, dieu éléphant, que nous entrons pour quelques instants au cœur de l’histoire du peuple de Siam. L’emblème est sur le tiquet d’entrée décoré. Les ruines sont magnifiques, les pierres ont un joli rendu chromatique. Cela va du beige rosé au noir, en passant par l’oranger et le brun chaud, sur fond de ciel bleu et caressé d’une douce lumière diffuse. C’est un régal pour nos yeux de photographes. Un petit regret tout de même, tous les monuments ont été nettoyés de la végétation qui les habillait. C’est un peu trop "léché" à notre goût. Le gazon anglais est tendu comme une moquette et les bosquets taillés. Notre chauffeur est un peu surpris par notre matériel, intrigué, mais patient comme un pro. Les vieilles reliques de cette cité ancienne sont assez éloignées les unes des autres. À chaque arrêt, notre compagnon se couche et dort pendant que nous visitons. Nous l’oublions parfois, prises par les images encore à faire, par un clin d’œil par-ci, un coup de lumière par-là. C'est ici, dans le site de Sukhothaï que se trouve le plus grand Bouddha assis de Thaïlande. Il a été entièrement restauré. Un temple est bâtit autour. C'est le lieu le plus visité, même les gardiens viennent y faire leurs dévotions. En voilà justement un, nous le suivons. Le bâtiment érigé pour le protéger, est construit si près de la statue qu'il est impossible d’avoir assez de recul pour la voir dans son entier. On attrape vite le vertige. À voir la couche de carrés d'or collés aux endroits accessibles, il doit avoir beaucoup de visites ce Bouddha là. L’immensité de ce molosse de pierre est impressionnante... Beau visage. Le style des ruines dénote une période khmer, du style d'Angkor Wat au Cambodge. Cette ville devait être très grande, puissante et riche, à voir l’étendue des bâtiments. Vers midi, la fatigue nous gagne, lassitude d’avoir vu tous ces temples qui, finalement se ressemblent. Je regrette de ne pas avoir cherché plus de documentation avant la visite. 137


Au Pays de l’Eléphant Blanc Nous rentrons. La guest house est très animée, certaines personnes mangent et s’échangent des infos. Nous prenons place au milieu d’eux, faisons connaissance et nous nous apercevons que nous ignorons tout de l’histoire thaï; ma parole, il n’y a que des érudits ici ! Je pique un livre dans la petite bibliothèque, un guide concernant Sukhothaï. Pendant que Dana discute, je m’en vais, mon livre sous le bras m’étendre dans le petit salon. Dans le calme et la douceur de vivre je dévore ce guide qui m’apprend beaucoup de choses. Le site a été nettoyé de la végétation envahissante dès 1980 et cela pendant sept ans. Le gouvernement a chassé les paysans qui cultivaient du riz entre les monuments et les a relogés ailleurs. L’armée fût obligée d’intervenir afin de chasser les trafiquants d’antiquités qui faisaient la loi ici. En effet, nous avons vu des sculptures décapitées. Le service culturel, a établi un périmètre de 70 km2, protégé par une clôture. Sukhothaï a été bâtie au XIIIe siècle. Le fils du fondateur, Rama le téméraire, a fait écrire sur des stèles, encore visibles partiellement, les lois du royaume, assez moderne pour l’époque. C’est ce roi là qui inventa l’écriture thaïe et en établit un alphabet précis. On considère Sukhothaï comme le berceau de la civilisation thaïe, ce n’est que bien plus tard qu’Ayuthayia, site archéologique près de Bangkok, en devint la capitale. Maintenant que Sukhothaï est entretenu, les élèves de tout le pays viennent visiter le site en course d’école. Le premier qui considéra ce trésor de l’histoire, Lucien Fournereau, explorateur français, en fit de magnifiques clichés en noir/blanc. Les monuments étaient encore enfouis sous la végétation, donnant un certain charme aux photos. La ville moderne de Sukhothaï a été construite à l’occasion des restaurations, pour la population déplacée. Les lieux de plaisir sont interdits, pour préserver un sens uniquement culturel au lieu et les maisons n’auront jamais plus de deux étages. Ce que je regrette de ne pas avoir su auparavant, c’est l’existence de fours à céramiques qui ont été remis en état et qui sont utilisés pour produire des poteries dans le style de l’époque. Ces fours ont la particularité 138


Au Pays de l’Eléphant Blanc d’être souterrains. C’est donc ça, ces beaux vases à facettes étrangement élégants, que j’ai vu dans des magasins de Chiang Maï. Les cruches sont très dodues et décorées de différentes terres colorées. C’est magnifique, mais très lourd à emporter, les pièces sont immenses. Dana vient m’apporter un thé et nous échangeons ce que, chacune a appris de son côté. Nous entamons une sieste dans ce joli salon calme, quand soudain, Dana se relève. – Ecoute, dit-elle, cette voix... Joe est là ! ! ! – Oh non, pas lui ! dis-je. Après des heures de car et la distance depuis Paï, voilà que nous nous cassons le nez sur lui ! – Je n’ai pas envie de le voir, dis-je. Je file dans notre chambre, Dana me suit avec les tasses et ferme la porte. Nous tendons l’oreille pour être sûres. Oui c’est bien Joe, aucun doute. La Thaïlande me paraît tout d’un coup très petite. Mais qu’est-ce qu’il fait là ? Nous mettons quand même notre nez dehors. – Hello... vous êtes là, dit-il, avec un large sourire. Il a l’air de s’être remis du trek. Avec de grands gestes saccadés, il nous narre les histoires épouvantables d’un étranger, devenu malade en pleine jungle et abandonné par ses compagnons de trek, dans un village... Evidemment... raconté par Joe, c’est tragique, mais nous devinons la réalité qu’il n’a pas vue ou pas comprise. Il est parfois plus sage d’attendre un mulet de secours pour rejoindre la pharmacie ou l’hôpital le plus proche. Ce ne sont pas les copains, impuissants et démunis, qui pourraient sauver un malade rien qu’en le regardant. Les guides ont sûrement organisé ce qu’il y avait de mieux à faire, les Thaïs n’aiment pas perdre la face ou avoir des ennuis avec un farang. – Oui, oui, Joe, c’est terrifiant, disons-nous après un clin d’œil. – Pas de bus, poursuit-il, que le mulet ou marcher. C’est vraiment pas normal de faire ça aux touristes, aucunes conditions, rien. Après ces longues plaintes habituelles sur tout, il se calme. Il nous explique qu’il donne des cours d’anglais dans un centre pour étudiants. Il gagne ainsi un repas contre une heure d’enseignement. Rapide calcul, Joe 139


Au Pays de l’Eléphant Blanc gagne environ 1 franc de l’heure. On voit que ce n’est pas pour le plaisir qu’il donne ces cours, mais pour le dîner gagné. Joe a vraiment le profil du juif pingre. J’ai toujours pensé que c’était une légende, ben non, ça existe bien là, en face de nous, comme une caricature. De la part d’un voyageur au long court, je le concevrais, mais Joe n’est qu’un simple Américain en vacances ! Avant le khao pat du soir, avant que le jour s’évanouisse, je vais voir de quoi à l’air le marché voisin et la ville flottante aperçue hier soir comme une illumination étrange. La ville a disparu ! Plus que trois bateaux au bord de ce large cours d’eau ! Où vont-ils la journée ? J’ai l’impression d’avoir rêvé. Aucune trace. La tenancière nous donne une petite boîte fabriquée en boîte de conserve contenant une spirale incandescente pour la nuit. Le système est astucieux, la cendre ne tombe pas par terre et l’on peut suspendre la boîte sans se brûler. Il semble que les cafards n’aiment pas non plus l’odeur des spirales, nous n’en avons encore point vus, et pourtant, la maison est de plein pied. Je glisse la boite sous les lits. Cet endroit est vraiment très calme, toujours pas de cocorico aux alentours. C’est exceptionnel. Encore une rencontre... Dans le petit resto, Dana reconnaît une copine d’études. Cette fille voyage depuis six mois en Asie avec son mari. Nous partageons ces quelques récits, for intéressants devant notre riz frit national. Charmante soirée en leur compagnie, échanges intenses, mais ô combien éphémères, comme toutes les rencontres de voyage. Nous avons discuté bien longtemps. Dana a vidé la réserve de Nescafé de la maison, ses cigarettes, et moi, je tombe de sommeil. C’est que la journée a été longue. Nous refaisons nos sacs et nous nous endormons vite. À l’abri des moustiques. Demain nous prendrons le car pour Pitsanulok, ville où nous rejoindrons la ligne de chemin de fer pour Bangkok. À part les ruines, Sukhothaï n’offre pas grand chose à vivre de particulier. Ce n’est qu’une grande bourgade pareille à tant d’autres.

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Cette fois nous avons enfin un car confortable, malheureusement, pour une courte distance. Un siège par personne, assuré. Petite heure sans histoire.

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Au Pays de l’Eléphant Blanc

Retour à la maison

Pitsanulok. Une nuée de samlo se ruent sur nous. Nous n’y échappons pas, nous ne savons pas où est la gare, alors, impossible de marchander le tarif de la course, sans en connaître la distance. Bref, nous obtempérons, sans discuter, même si la gare se trouve dans la rue d’à côté. Le conducteur ne veut pas nous prendre toutes les deux à cause de nos bagages. Je prends place dans un deuxième samlo à un autre tarif. Le gars grimpe sur la pédale de tout son poids, les mollets se contractent et la machine s’ébranle. Les deux hommes se font un coup d’œil et se lancent tous les deux dans une course folle impitoyable pour nos pauvres fesses. Je vois Dana essayer de croiser ses bras à chaque trou de la route pour retenir ses seins et se retenir aux barres de la capote en même temps, chose impossible ! ...Les pédaleurs sont hilares. Nous traversons une ville industrielle assez grise où les habitants semblent modestes. Vêtus très simplement, la vie à l’air de se dérouler selon un rythme immuable pour des gens qui ne côtoient pas les étrangers. Nous sommes loin des circuits touristiques et cela se sent. La seule ouverture sur l’extérieur : la gare, où circule la ligne de chemin de fer Nord-Sud du pays. Mais les rapides et les express ne s’arrêtent pas ici. Nous sommes un peu découragées et dépitées devant le tableau d’affichage des départs. Rien n’est traduit, tout est en thaï. La fille du guichet prend un temps inouï pour nous expliquer que d’ici il n’y a que des trains 143


Au Pays de l’Eléphant Blanc lents. Mais comme nous avons une chance incroyable, un des trois trains quotidiens arrive dans un quart d’heure ! Je profite des quelques minutes d’attente, les trains ne sont jamais à l’heure, pour peser nos bagages sur la balance du quai. Ça va, malgré les achats, nous avons encore de la marge pour le retour en avion. Au loin, au bout des rails, se profile la fumée noire, puis la locomotive diesel. Elle fait un bruit bourdonnant et aigu à la fois. L’approche du quai se fait lentement, comme si elle se faisait attendre, désirer, majestueuse. Son cri devient strident. C’est un long train, gris de poussière et rouge de rouille, bondé de voyageurs hagards de fatigue. Les gens restés figés sur le quai, sont impatients, les petits enfants se cachent les yeux et se blottissent contre leur mère. La poussière voltige. Dès l’arrêt complet du train, le quai s’anime d’un coup comme un film qui repart après un arrêt sur image. Je ressens tout le côté provincial; le train est un événement, la machine impressionne. Je me revois enfant, écoutant ma grand-mère raconter les récits d’une autre époque. Les marches des wagons sont hautes, les jeunes tirent les vieux qui peinent, agrippés aux rampes, de leurs doigts ridés. Nous trouvons une petite place entre un vieux monsieur qui ronfle et un très jeune couple enlacé. Tout est noir de poussière, encrassé de suie. Combien de temps jusqu’à Bangkok ? Personne ne parle anglais ici. Nous nous tortillons sur des banquettes de bois trop petites pendant plusieurs heures. Nous ne savons pas où mettre nos jambes. Seule distraction: le wagon-restaurant. Même dans un train de classe modeste, on peut se restaurer. Les Thaïs sont vraiment éternellement affamés en voyage, quels que soient leurs moyens. La carte des mets n’est qu’en thaï. Bon... on choisit au hasard, cette fois-ci, il n’y a personne pour nous la traduire... Le wagon-restaurant est un couloir bordé d’un bar de chaque côté, on se place côte à côte sur des tabourets ronds fixés au sol, le nez dans la fenêtre. Une fine pellicule de suie voltige sur ce qui nous sert de table. Toutes les fenêtres sont entr’ouvertes, il y règne une atmosphère de courant d’air noir dans un bruit de fond infernal. Nous nous hurlons dans les oreilles en nous agrippant à l’assiette, entre deux soubresauts du train. Il n’y a personne d’autre que nous ? ? ?

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Au Pays de l’Eléphant Blanc Il faut être fou pour manger dans un endroit pareil, mais nous sommes contentes de pouvoir faire deux trois pas et de grignoter quelque chose. Il nous faut vite avaler notre omelette, le riz se couvre peu à peu de suie. Ce n’est pas fameux, je crois que c’est le seul repas franchement mauvais de notre voyage. Nous nous rabattons sur les cocas bus à la paille. J’ai l’impression d’avoir avalé de la limaille qui est restée crochée dans ma gorge. Il ne me reste de cette omelette qu’un goût de fer. Rouille atmosphère. Voilà l’entr’acte est finie, il nous faut retourner dans ce wagon surpeuplé et attendre encore quelques heures à tuer le temps. Je me sens crasseuse et surtout courbaturée. Nos doigts sont noirs. C’est interminablement gris et sinistre ce train. On s’approche de Bangkok, plus qu’une centaine de kilomètres. Le train s’arrête dans une petite gare de grande banlieue, au nom inconnu. Des vendeurs de pique-nique nous tendent leurs paniers surchargés de bonnes choses, à ras nos fenêtres. Hum... D’autres montent carrément dans le train et font le couloir les bras chargés. D’un coup le wagon s’anime. L’odeur de la mangeaille a réveillé tous ces Thaïs, nos papilles de même. Dana choisit des biscuits au coco et des brochettes de poulets frits. Tout est délicieux, malgré nos mains sales, nous nous délectons de... comment ça s’appelle ? Nous ne saurons jamais, dommage. Le train est déjà reparti, les vendeurs ont dû sauter du marchepied au dernier moment. Un petit rayon de couleurs, enchanteur de saveurs a passé ici. Court interlude. Le bruit incessant des traverses recommence. La nuit qui arrive n’arrange rien à cette ambiance saoulante et morne... ... ... Arrêt de banlieue. Le couple d’en face se sépare, déchiré. Leurs deux familles sont peut-être très éloignées ou leurs amours interdits... Lui est chinois, elle, siamoise, et si jeunes. L’éducation chinoise est très rigide, surtout sur la question. Bangkok, on entre en gare, lentement, terminus. La loco hurle un dernier cri résonnant. 145


Au Pays de l’Eléphant Blanc Nous mettons le nez dehors, il fait tout nuit et tout moite ! C’est Bangkok l’infernale. Les voyageurs descendent avec mollesse, fatigués et mal réveillés de leur somnolence. Je pense à cette gigantesque ville à traverser, encore dans un ultime effort pour rejoindre la guest house de Vimol. Aucun courage. C’est l’heure de pointe du soir, le trafic va être infernal, autant ne pas y penser. Au bout du quai, nous posons tout, le choc ! La gare s’est transformée en fourmilière. Zut, on l’avait oublié, c’est le nouvel an chinois ! ! ! Derrière la barrière du quai, c’est l’enfer, le péril jaune. Des millions de Chinois ! Serrés les uns contre les autres, ils attendent leurs départs dans une foule dense et assourdissante comme eux seuls sont capables, à la limite de ce que l’être humain supporte. À ce stade là, plus de politesse, plus d’esquives, on se marche carrément dessus, au-delà de l’expression. Bon, on y va ? On plonge... Nos bagages nous retiennent, entre les gens. Nous sommes tiraillées de tout les côtés, de toutes nos lanières. – Dana ? C’est où la sortie ? De quel côté ? A deux pas devant moi, elle ne m’entend même pas. Le brouhaha nous saoule. J’enjambe des gamins, des sacs en tout genre, j’en écrase une bonne douzaine, en marchant de côté comme je peux. Bon Dieu ! Cela fait une éternité que l’on se fraye un chemin en zigzaguant dans cette jungle d’yeux bridés excités. Je respire mal. Ça y est, un courant d’air nous caresse la tête, on touche au but. Nous avons fini par nous extirper de cette masse vivante avec toutes nos affaires. Ouf ! Nous nous arrêtons sur le trottoir, nous sommes en dehors de la gare, c’est sûr, mais où ? Banglampoo c’est de quel côté ? Nous reposons tout. Je glisse ma main pour attraper le plan dans une poche extérieure du sac, j’avais prévu ça. Ce qui doit arriver arrive... un taximan vient en courant pour nous secourir d’un élan tout intéressé. Je chuchote à Dana; avant de cacher le plan; – Nous sommes là, Banglampoo est là-bas... ça fait 50 bath, pas un de plus. Le taxi fait des yeux ronds, mais nous prend quand même à ce prix.

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Au Pays de l’Eléphant Blanc Ouf ! Au frais, étalées sur la banquette de skaï plastifiée, nous savourons la climatisation de la voiture. Bangkok n’a pas fini de nous étonner, un spectacle inouï est dans la rue. Des milliers de chinois entrent en transhumance, en transe aussi. On aperçoit ça et là des dragons de papier qui serpentent dans la foule à la lueur des lampions. Les géants de papier peints sont actionnés par des hommes cachés à l’intérieur, à la queue leu leu comme un mille-pattes, en dansant aux sons stridents d’orchestres. Toute la ville est à l’aube de la plus grande fête annuelle. Le nouvel an chinois est férié pour quatre jours et Bangkok va se vider de la moitié de ses habitants, c’est à dire toute la population chinoise. Pour beaucoup d’entre eux ce sont les seuls congés de l’année. Des cars obstruent les artères. On y voit des enfants, le nez collé aux vitres, auréolé d’un rond de buée essuyée. Le trafic est inimaginable, mais tout le monde sourit, détendu, c’est la fête. Ça me rappelle les visages heureux des premiers congés payés que j’ai vu dans des anciens films d’actualités françaises. Nous roulons au pas, pendant plusieurs heures de bouchon, profitant de ce spectacle permanent dans la moiteur de Bangkok survoltée, bien à l’aise dans notre climatisation. Vimol est toujours là, derrière son petit bar, il nous accueille avec enthousiasme. Plus besoin de présenter nos passeports, il nous connaît. Quel plaisir de se retrouver ici, c’est chez nous. Il ne reste plus de chambre à l’étage. Mme Vimol débarrasse un carton de la chambre qui donne sur la terrasse. Nous comprenons vite qu’ils nous cèdent leur propre chambre et que leurs affaires personnelles se résument à ce carton. Vimol nous explique que cette nuit, ils dormiront sur la terrasse et que cela arrive souvent. Comme ça nous nous sentons moins culpabilisées de cette situation. Je file sous la douche et je croise Oscar en haut de l’escalier, les antennes en avant. Salutations brèves, j’ai hâte de me rafraîchir après une journée comme ça. Ma gorge a toujours le goût de la limaille du train. Le Chinois du resto au soï d’à côté nous reconnaît. Les désosseurs de voitures n’ont pas bougé de leur petite ruelle ombragée d’arbres bas. Les dames sont toujours à la fenêtre de leur maison de poupées. On a même l’impression que les chats et les chiens du quartier nous reconnaissent aussi. 147


Au Pays de l’Eléphant Blanc Quel bonheur de manger le khao pat aux moules du chinois qui se dérange personnellement de son bureau-piedestal, pour venir nous serrer la main à la mode occidentale. L’endroit nous semble ordinaire à présent, nous nous sentons vraiment chez nous. Le tube de rock-thaï à la mode s’échappe du juke-box et les ados se trémoussent devant leur coca. Nous sommes surprises toutes les deux de nous sentir si facilement à l’aise dans ce lieu si peu connu. Cette impression de "chez nous" si rapide, si confortable... Est-ce ce pays en particulier ou notre esprit nomade ? Sommes-nous faites pour le voyage ? C’est en tout cas bien agréable de se sentir si bien, si confortable partout. Il suffit de quelques points communs pour ressentir une appartenance à un lieu et celui là nous ressemble tellement. A notre retour du restaurant nous découvrons les nouveaux pensionnaires, affalés sur la terrasse chez Vimol. Quelques israéliens assez antipathiques, qui ne nous saluent même pas, et une vieille australienne blondasse. Ça discute fort, l’hébreu couvre toutes les autres langues. Le chauffe-eau n’arrive pas à suivre la demande de cafés. La porte du frigo s’ouvre sans arrêt pour l’eau fraîche et les cocas. Vimol va et vient, il fait des affaires ce soir, l’hôtel est plein et les gens ont soif. Je m’écroulerais bien maintenant, mais il y a tellement de bruit qu’après tout, pourquoi ne pas rester avec eux au lieu d’aller dormir. L’Australienne est ici depuis deux jours à attendre son frère hospitalisé à l’autre bout de la ville. Il souffre d’une infection à la jambe, si nous avons bien compris. Elle est très inquiète parce que son porte-monnaie est bientôt à plat et que les trajets pour lui rendre visite lui coûtent chers. Cette femme a les cheveux filasses et une hygiène douteuse, une pure routarde échappée des années 60 au look ringard. – Si je n’ai plus rien, dit-elle, j’irai à Bombay. Là-bas, les hommes payent très cher pour toucher une blanche. Je me fais vite de l’argent et je reviens chercher mon frère. Une israélienne acquiesce de la tête et confirme. Elle aussi revient des Indes. Nous nous concertons discrètement dans notre langue. Où sommes-nous ? Le Vimol Guest House nous devient suspect tout d’un coup.

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Au Pays de l’Eléphant Blanc Qu’est-ce que c’est que ces nanas ? ! ! La discussion ne va pas plus loin, nous ne savons pas que leur dire. Dans le fond de la cour, un grand maigre fait des exercices de taïchi, la gymnastique chinoise toute en douceur, lenteur et concentration. Il enlève son petit walkman et vient nous saluer, en sueur. Il nous vante les bienfaits de son art, il faut des années de pratique pour en dominer les finesses, il s’entraîne deux fois par jour. Lui aussi est un vieux routard, mais nous paraît plus sain, de meilleure allure, tandis que les autres ne savent que se vautrer en se plaignant de tout, avec dédain, avec un certain esprit colonial. Difficile de fermer l’œil ce soir, les israéliens ont pris possession de la terrasse et du radio cassette qui hurle des chants de kibboutz. Notre chambre est juste à côté du poste de radio posé sur le frigo rouge-coca. Nos fenêtres plongent sur la terrasse, il n’y a que la moustiquaire qui nous sépare du bruit. Nous regrettons la chambre 11 au premier, même si elle se trouve à côté de la salle de bain. Le voisinage des chats était plus sympa. La salle de bain du rez que nous devons utiliser est un peu douteuse, ciment nu et déchets féminins de nos locataires pas très distinguées. Un amas de tongues usées, devant les douches, jonchent le sol dans l’arrière cour. Les cafards font des courses folles dans les rigoles-égouts qui longent les murs. Les canalisations des eaux usées sont à ciel ouvert le long de la maison. Ces petits détails nous avaient échappé la première fois. Nous nous rendons compte au matin que les Vimol ont dormis dans un cube de toile à moustiques, tendu par des ficelles entre les piliers de la terrasse. Donc, ils ont dû attendre que celle-ci soit vidée de nos joyeux fêtards. Ces pensionnaires n’ont vraiment aucun égard; il n’est pas si étonnant que Israéliens ne soient pas des touristes appréciés ici, s’ils se comportent tous comme ça. Aujourd’hui, nous allons organiser la suite de notre voyage. Et si nous allions dans les îles ? Bpong nous a conseillé d’aller à koh Tao, un îlot perdu au bout d’un petit archipel dans le golfe de Siam. Pour rejoindre cette île déserte ou presque, il nous faut aller déjà à koh Samui, l’île principale. Dans l’agence on nous dit: complet, complet et complet. Plus de place de train, plus de car, plus de bateau, et ceci sur toutes les destinations à 149


Au Pays de l’Eléphant Blanc partir de Bangkok ! Maudit nouvel an chinois ! Nous n’allons tout de même pas finir coincées ici, les derniers jours de notre voyage. Que fait Bpong ? Où est-il ? Comment se passe le prétendu débarquement de Denise ? Dana a de la peine, en silence. Il est peut-être encore à Bangkok ? Nous quittons l’agence, dépitées et démoralisées. Nous allons rassembler nos idées devant un coca climatisé et faisons les comptes. Et si nous prenions l’avion ? OK, il ne reste plus que deux places pour koh Samui cet après-midi. C’est formidable ! Je réserve le retour tout de suite pour être sûre de rentrer à temps pour le grand retour en Europe. Youpi, ça nous changera de ces interminables heures de car ou de train. Moral au beau fixe ! On jubile. Nous avons juste le temps de prévoir quelques affaires et de sauter dans un taxi pour Don Muang Airport. Nous sommes folles de joie, une fois de plus, nous avons un parfait timing et une chance inouïe de nous trouver toujours au bon endroit au bon moment. Les génies thaïs sont avec nous ? Quel plaisir de partir avec un tout petit sac. Plus besoin de matériel d’expédition. Un maillot de bain et les appareils photo, c’est tout ou presque. Vimol dépose le reste dans une énorme caisse, en dépôt, fermée avec deux immenses cadenas chinois. Aucun risque de vol, Vimol est assis sur cette caisse à longueur de journée. Nous lui disons à bientôt, allégées, avec nos petits sacs ridicules, qui nous restent, à la main. Nous sommes si heureuses que nous nous moquons du cynisme des locataires, il ne manque que Bpong. – Bpong... En route pour de nouvelles aventures dans le sud... C’est comme des vacances, nous allons prendre l’avion.

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Au Pays de l’Eléphant Blanc

Les vacances

Trop tôt à l’aéroport, à cause du trafic pratiquement fluide, cette fois nous attendons dans le hall d’embarquement à observer les touristes à loisir. Ces blancs, ventrus et bien pensants, quelle désolation. J’ai de plus en plus honte d’être européenne. Quel contraste avec ce que nous venons de vivre. Nous voilà plongées parmi les bronzés idiots, les suants, les grossiers, les pleins-de-bières, les moi-je-sais-tout, j’ai-tout-vu, bardés de matériel photo et vidéo dont ils ne comprennent pas grand chose. Je me demande bien ce qu’ils doivent voir dans ces viseurs. Quelles images peuvent bien faire des individus si pauvres d’esprit. Les groupes de copains parlent fort, sans égard, de leurs aventures sexuelles. Patpong, le mot clef, le rêve du sexe, des fantasmes inavoués, interdits, enfin assouvis au grand jour comme une victoire. Narguant ceux restés au pays, ignorants et naïfs. Semant aussi, le terrible sida dans leur famille, au retour. A l’heure actuelle, on pense que 80% des prostituées sont séropositives et ignorent souvent l’existence de cette maladie, par manque d’informations savamment tues. Le gouvernement ignore le problème pour ne pas faire fuir la poule aux oeufs d’or. Officiellement, la prostitution est interdite, officieusement, les lieux de plaisirs appartiennent aux notables et généraux du pays. Corruption et commerces sont les lois thaïlandaises. Sida... connaît pas !

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Au Pays de l’Eléphant Blanc La situation a totalement changé dès 1993. Le Dr Metchaï distribue des préservatifs à Patpong, où toutes les prostituées sont informées et suivies par des organisations caritatives. Du coup, un condom s’appelle un Metchaï. Nous prenons le chemin de notre porte d’embarquement en espérant que ce zoo humain ne prendra pas la même destination que nous. Le quadrimoteur de la Bangkok Air Ways est plein de touristes sino-thaïs. Nous sommes les seules étrangères. Ouf ! Je me réjouis de voir Bangkok d’en haut, de me rendre compte de l’immensité de cette ville folle. Ce petit avion ne vole certainement pas aussi haut que ceux des lignes internationales. Nous verrons plus de détails. Quel bonheur de se laisser transporter à 600 km de là en une heure vingt ! Et nous qui étions prêtes à nous taper la distance de 800 km en bus ou en train jusqu’au ferry avec en prime encore douze heures de traversée en mer. Quelle chance ! Oui, Bangkok est à perte de vue, je découvre que la ville est très près de la mer, le fleuve Chao Phraya coupe la tache grise en un long serpent miroitant. On reconnaît ça et là quelques endroits à la sauvette. Tout défile très vite; la ville, un faubourg marécageux et déjà la mer, pour longtemps. Un soleil aveuglant nous hypnotise. L’hôtesse bleu ciel et coquillages nous sert un sandwich au goût synthétique et du coca. En dessous, de très beaux bateaux, des vaguelettes et des mini-îles d’à peine dix mètres. Bleu profond, vert léger, on ballote dans le luxe en somnolant dans de belles images. Koh Samui se profile au loin à côté de ses deux petites sœurs koh Pha Ngan et koh Tao, la mignonne. C’est vrai qu’elle a l’air chouette et presque pas habitée. L’archipel est une multitude de récifs plantés de cocotiers, à perte de vue. Une bourrasque, une vrille, une descente rapide et nous voilà parachutées dans une carte postale, comme dans les rêves. L’aéroport se résume à une piste et une baraque en planches de palmier. Les gens ont l’air très différents ici, plus foncé et plus rond, c’est encore un autre peuple.

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Au Pays de l’Eléphant Blanc Tout les passagers de notre vol s’en vont en minibus dans leur hôtel. L’hôtesse insiste pour que nous montions dans le dernier. Dana a juste eu le temps d’acheter le plan de l’île. – Où allez-vous ? dit le chauffeur. Quel hôtel ? – Nous ? – Nous ne savons pas, nous n’avons rien réservé. Il fait une drôle de tête, et nous dit que tout doit être complet sur cette côte et qu’il n’ira pas plus loin ce soir et c’est le dernier avion, donc le dernier bus ! Dana questionne les autres personnes. Ils ont tous des chambres à 1000 bath, c’est le luxe. Le dernier passager descendu, nous sommes priées de déguerpir, prix de la course 80 bath ! Ça sent l’arnaque cette île. Le piège à touristes moutons ! Il fait nuit et sommes plantées là, dans un complexe hôtelier, le dernier de la côte. Les tarifs n’ont rien à voir avec la vie thaïe. J’ai envie de partir. Bon, on réfléchit. Nous étudions le plan à une terrasse de restaurant avec un petit souper car le sandwich en plastique de l’avion n’a fait aucun effet. Dana est prête à dormir sur une plage. Cette idée ne m’enchante pas du tout. Je rêve d’une douche fraîche, rien qu’à penser de devoir me laver dans de l’eau salée, ça me déprime totalement. Heureusement que le repas est bon sinon je détesterais vraiment cet endroit, ce qui est un sentiment nouveau pour moi qui me trouve bien partout. Un homme s’approche de nous et adresse la parole à Dana. Ce qui n’est pas inhabituel, Dana a toujours attiré les hommes. Il se trouve toujours quelqu’un qui discute avec elle. Le visage de l’homme inspire la confiance. Je n’écoute pas vraiment le récit qu’elle lui fait de notre arrivée. Je me demande si nous avons bien fait de venir ici. L’homme s’en va très vite. Dana me traduit; il connaît un ami qui loue des bungalows à des prix raisonnables. Il est parti lui téléphoner. Si ça marche, son ami nous emmènera en voiture. En principe, nous avons juste le temps de finir notre assiette pour aller je ne sais où. – Il ne t’a pas dit où c’est ? – Je n’ai pas compris le nom.

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Au Pays de l’Eléphant Blanc Nous regardons la carte sous la petite lumière envahie de bestioles. Il n’y a aucun nom qui lui dise quelque chose. – Comment est-il sûr de savoir s’il y a de la place ? Toute l’île est complète peut-être. – Il n’avait pas l’air trop inquiet, nous verrons bien. D’autres personnes que nous se seraient méfiées, à se laisser emmener comme ça en pleine nuit, par des inconnus et surtout en voiture ! Mais, notre sixième sens nous dit que l’on peut faire confiance. Ce pays manque tellement d’agressivité, surtout envers les femmes, et je pense que nous ne donnons pas l’impression d’avoir quelque chose à voler, mais plutôt à donner. Une Toyota rouge arrive, 4x4 monstrueux avec deux places carrossées à l’avant et un pont ouvert à l’arrière. Après de brèves discussions entre eux, nous montons les sacs sur le pont et nous nous calons avec. La chaleur est douce, la voiture emprunte des chemins tortueux, sculptés par les moussons successives entre des cocotiers qui nous caressent du bout de leurs pinceaux. Le nez dans les étoiles, on nous emmène Dieu sait où, à l’écart des lieux fréquentés par les touristes, mais sûrement sous un toit. Après au moins une heure de massage fessier, notre camion s’arrête au milieu de nul part. Eclats de voix... des gens arrivent avec des torches. On nous guide sous un très grand toit. – Ce soir nous avons encore un bungalow double avec salle de bain, pour 150 bath .OK ? nous dit l’inconnu. – OK ! Comment ne pas dire OK après ça ? Voilà un tarif qui nous semble normal. Le bungalow est pas mal du tout, propre, du moins à la lueur de la faible ampoule. La mer est tout près, ça fleure l'iode et j’entends la houle. La maisonnette est bâtie en bois de palmier, assez rêche et léger. Pas de bambou ici. Super, un petit balcon-terrasse. – Surtout, allumez toujours la salle de bain avant d’entrer. Parfois les cobras viennent se rafraîchir dans la flaque de la douche, en s’introduisant par le trou. – OK, nous ferons attention, promis.

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Au Pays de l’Eléphant Blanc Nous nous jetons à l’intérieur de la moustiquaire et nous nous endormons devant la fenêtre ouverte, aux bruits berçants de la mer. La fine toile de coton ondule, caressée de brise marine. "Clic" – C’est génial, bonne nuit.

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Au Pays de l’Eléphant Blanc

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Au Pays de l’Eléphant Blanc

La vie en carte postale

– BAOUM ! ! ! – Dana ! T’as entendu ? – Oui ! Un immense bruit sourd a ébranlé notre maison. Réveil en sursaut. Nous nous demandons bien ce que c’est. Après avoir fait le tour des hypothèses ce n’est peut-être qu’une noix de coco qui est tombée sur nous. Je mets le nez en dehors de la moustiquaire, il fait beau... évidemment ! Déjà un soleil de plomb. Nous nous dépêchons de découvrir où nous sommes. Le toit a un trou... mais le plafond a tenu. C’était bien une noix de coco. Impressionnant. Nous rejoignons le grand toit qui n’est autre que le restaurant couvert de notre groupe de bungalows. – Hello ! Avez-vous bien dormis ? – Bien, merci. L’accueil est sympa. Un long maigre va nous servir l’éternel petit déjeuner: toasts, faux beurre, thé, big coffee et faux lait. Mais la carte contient aussi des bonnes choses inconnues. – Je suis John, et vous ? Brèves présentations. John a le sourire permanent, aux belles dents longues et tout ce qu’il dit, fini par: Okayyyy... Il s’assied à côté de nous et entame la discussion avec le peu d’anglais qu’il sait. Pas stressé pour deux sous, il est

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Au Pays de l’Eléphant Blanc vrai que son travail ne consiste qu’à servir deux personnes et encore, parce que nous sommes là. La famille qui exploite l’endroit se pointe, à peine réveillée. Le fils aîné se rendort derrière la caisse (une boîte en fer et une calculatrice). Le stress est un mot que le dictionnaire des insulaires du monde ignore. C’est fou ce qu’habiter dans une île comporte de léthargie. Un des frères jumeaux vient nous dire que pour nous le bungalow ne coûtera que 80 bath la nuit. De mieux en mieux ! Petit déjeuner et présentations faites, nous avons hâte de mettre les pieds dans l’eau. La plage n’est qu’à quelques pas, bordée d’énormes pierres rongées par la mer, offrant de belles rondeurs érotiques, plus belles que des sculptures. Ça et là, un petit arbre a réussi à transpercer ce chaos aride. Le sable fin, des coraux morts usés par la houle berçante, nous révèle mille et un fragments de coquilles colorées. Nous risquons un orteil, l’eau est très chaude, mais le fond est très abrasif pour nos petits pieds. Les restes de coraux sont même assez coupants. John nous indique une autre plage, plus loin, derrière des rochers à escalader. Nous suivons ses conseils et allons explorer ce paradis perdu où, nous assure John, jamais personne ne va, sauf un pêcheur. Nous rentrons préparer une gourde et des linges. Ces rochers ronds sont très ludiques à escalader. Le chien du coin nous prend d’amitié et nous suit. Il semble savoir où nous voulons aller et nous devance en gambadant comme pour nous guider. Mais voilà, nous n’avons pas quatre pattes et le galbe des pierres nous tord les pieds. Le chien se retourne de temps en temps, impatient en se moquant de notre maladresse. Notre compagnon est borgne depuis qu’il a oublié un jour d’allumer une salle de bain avant d’entrer. Le cobra a visé l’œil, mais le chien n’est pas mort. Il faut dire que ce genre de cabot est un dur à cuire qui en a vu d’autres, un vrai chien. Le soleil cogne déjà très fort sur ce sol lunaire mais au bout de 20 minutes, notre plage apparaît. C’est un joli banc de sable sans autre chemin d’accès que l’escalade que nous venons de faire. Les cocotiers semblent seuls depuis toujours, penchés sur la mer, prêts à y jeter leurs bébés. Les noix de coco sont d’excellentes voyageuses des mers tropicales. Une femme dort 158


Au Pays de l’Eléphant Blanc sous l’ombre d’un cocotier, sinon personne. Le chien retrouve des copains derrière les buissons, ils se saluent et disparaissent. Le banc de sable est assez vaste pour ne pas importuner la dame qui dort. Nous enfouissons la gourde sous les linges et nous nous jetons à l’eau. La transparence de la mer est étonnante, même à 50 mètres du bord, nous avons non seulement pied, mais nous les voyons ! L’eau est si chaude que l’idée de nager nous fait transpirer, et elle est si peu saline que l’on peut boire des tasses et s’éclabousser les yeux grands ouverts. Vraiment, l’endroit est paradisiaque. De chaque côté, des rochers referment la crique de sable corallien sur une vue interminable d’îlots minuscules, d’une mer bleu clair et d’un ciel sans nuage saturé d’outremer. Nous nous étendons côte à côte en silence, sur nos têtes les palmes dansent avec le soleil. Nous sommes ivres de plénitude. C’est HOLLYWOOD ! ! ! En vrai. Bien plus loin, la dame se déplace pour suivre l’ombre de son cocotier. Nous apprendrons plus tard, qu’elle s’applique à ne bronzer qu’à l’ombre afin d’obtenir un hâle parfaitement uniforme et tout en douceur. Je ne peux pas rester là sans observer ce sable. C’est fou, le petit monde qu’il y a. Des petites bestioles courent au bout de mon doigt. Des formes et des couleurs de nacres usées par millions sont entremêlées de coraux morts. J’en prends un, deux... je gratouille... ma main est déjà pleine. Une noix cassée, là, à portée de main, vient à mon secours. J’imagine les colliers à faire de tout ces trésors. Mes bras deviennent trop courts, il faut que je me lève. La frénésie de la fouille m’entraîne plus loin. Je me retrouve accroupie, mon petit bol de coco à la main entrain d’arpenter la plage; repérant les limites des marées, là où la houle a tout déposé. Je fais toute la crique, tête baissée. Le sable est parfois si brûlant qu’il faut attraper les coquilles du bout des ongles. Notre copain canin réapparaît, nous lui servons de l’eau douce dans une noix vide. Il lape doucement, demande une caresse, se pose au pied d’un palmier et s’endort. Nous commençons à cuire sérieusement, il est 14 heures et le soleil est méchant à cette heure là. L’envie d’une douche fraîche nous décide à partir de cette fournaise. La mer ne nous rafraîchit pas.

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Au Pays de l’Eléphant Blanc Sur les rochers du retour, John se profile. En voyeur, il essaye de lorgner à quoi nous ressemblons en maillot de bain. Il disparaît aussi mystérieusement qu’il est apparu. Je crois qu’il a un faible pour Dana... Douche, douche... l’eau ruisselante m’obsède comme une soif. Les rochers sont brûlants. Une douche... ha... Une sieste... hum... Je me réveille avec une courbature dans le dos. Dana ouvre un oeil et m’ausculte. Je suis très brûlée et je ne me sens pas bien. Dana sort le produit à l’aloès et me spraye tout le dos sans le toucher. La relative fraîcheur du produit me soulage mais j’ai l’impression d’avoir des braises. Impossible de supporter un T-shirt. Une grande fatigue m’envahit. En un mot j’ai une grosse insolation. Ce collier de coquillage est cher payé, je me suis faite avoir comme une débutante... Quelle bêtise, j’ai honte. Je fais quand même un gros effort pour accompagner Dana qui a un petit creux. – Bonne eau, beau bronzage ? ! Okayyy, nous dit John. Il a dans l’œil, une petite moquerie vis-à-vis des blancs qui veulent bronzer à tout prix, mais dans quelles souffrances ! Les femmes thaïes font tout leur possible pour rester claires. Ce doit être incompréhensible pour eux qu’une personne désire être la plus foncée possible. John met son bras à côté du nôtre, évidemment... Beignets de banane au miel pour petit creux extra. Le plat est énorme et délicieux. Bon, ici, c’est super, mais il nous faut un moyen de locomotion pour voir l’île. L’endroit est loin de tout. Les touristes louent une moto en général. Ici, pas de permis ni d’assurance. On nous montre la moto et on la prend. C’est tout. John nous montre la seule qui reste à louer. Ça paraît aussi simple qu’un vélomoteur. J’ai toujours un peu la trouille de ces engins et Dana aussi. John tend la moto à Dana après une brève démonstration, l’enfourche, fait 2 mètres et la repose. Nous ne louerons pas de moto ! Dana est blanche de trouille. – Comment as-tu fait avec Bpong ? 160


Au Pays de l’Eléphant Blanc – C’était Bpong ! – Le problème du transport n’est pas résolu, et cet après-midi, nous avons envie d’explorer cette île. Il doit bien y avoir des transports publics ici. J’ai du courrier à poster et il nous faut confirmer notre billet de retour. D’après les informations que nous avons obtenues, il y a un bus qui va à Nathon, la ville principale. Un des fils et son copain nous invite sur leur moto jusqu’à la route principale qui fait le tour de l’île. Là, il y a un arrêt des lignes régulières. Nous avons la trouille mais pas le choix. Le chemin de terre raviné est impitoyable pour ces motos de route. Il faut savoir onduler au rythme des creux; comme ils ont sentis notre crainte, ils font un effort pour rouler lentement. Ils nous posent hilares... – Sissi, l’arrêt de bus est où ? Nous demandons à des gens qui habitent là. – À peu près là, c’est bien, nous dit-on. Normalement un véhicule rouge avec des décorations et des indications de destination devrait bientôt arriver. Toujours rien. Nous redemandons. – Oui, oui, c’est ça. Sitôt là, il faut faire signe pour que le conducteur nous voie. Ok, nous attendons toujours, difficile à croire. Le petit point rouge s’approche enfin dans la poussière jaune. Toutes les deux, nous levons les bras dans sa direction. Il freine. Le conducteur nous fait comprendre qu’on le prend pour un idiot à nous agiter comme ça. Ça fait 20 bath pour Nathon. Les 20 kilomètres qui nous séparent de Nathon sont bien longs, dus aux nombreux arrêts qui jalonnent l’unique route goudronnée. Les arrêts n’ont pas de lieux fixes, c’est là où l’on est et où l’on veut descendre. La petite banquette de skaï et la tôle du véhicule nous ont fait mal au dos. Nous sommes tellement grandes pour ces sièges thaïs, que nous avons fait le trajet arque boutées, la tête dans le toit.

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Au Pays de l’Eléphant Blanc Nathon. Deux rues parallèles à la mer, quelques boutiques, restaurants et un très long débarcadère pour les ferries. L’eau est si peu profonde que les gros bateaux doivent accoster très loin des berges. Nous cherchons le bureau de poste. C’est très facile, il faut regarder le ciel, et en général, là où se trouve une très grande antenne, c’est la poste. Je ne vois rien. La boulangerie est sympa avec une terrasse mignonne en bambou (importé) qui donne sur la rue. C’est bien la première fois que je vois du pain à vendre, tourisme oblige. Ça fait du bien de voir un peu d’animation en sirotant un coca. Et puis là, à gauche, une bagarre de chiens. Incroyable... De la mêlée sort un grand clébard nu-pelé de la tête aux pattes. Ce n’est plus un chien, c’est un eczéma ! Jamais vu ça ! Cette tristesse poursuit son chemin en passant devant nous, nonchalant, avec une démarche de cow-boy, le nez fier. Le visage de ce chien a deux cent ans. A défaut de poste, nous trouvons un bureau d’agence de voyage pour nos billets à reconfirmer. Un moment de répit à la chaleur j’attends mon tour, somnolente sur un climatiseur, pendant que Dana fait estampiller son billet d’avion. J’ouvre un oeil du côté de la rue. BERNARD ! ! ! Je bondis comme un ressort de l’agence...Bernard... ici ! Un grand mec brun, foulard à la Sioux, torse-nu, sur une moto trial, c’est Bernard. L’ami de toujours, et surtout l’amant de Dana ! ! ! On s’étreint comme si nous nous étions quittés depuis des années. La distance, le lieu, en font une rencontre exceptionnelle. Dana qui n’a rien vu, sort de l’agence pour voir où j’ai passé. Emotions. On ne dit plus rien. Déphasées, éberluées ! – Vous avez l’air fatiguées... S’il savait ! ... Dana reste muette, assez mal. Je raconte un peu. – Christine (la femme de Bernard) m’attend au coin de la rue, je ne peux pas rester longtemps. Les bras se resserrent. – Nous habitons tout au bout de l’île, dis-je, je ne sais même plus le nom. 162


Au Pays de l’Eléphant Blanc Eux, logent plus près, dans le flot de touristes et partent demain pour le sud avec le ferry. Jusqu’en Malaisie peut-être. Cette coïncidence est merveilleuse, unique et belle. La moto démarre, nous ne savons pas ce qu’il vient de nous arriver. Accroupies, sur le trottoir, nous essayons de revenir à nous quand la fille de l’agence vient nous demander ce qu’elle doit faire avec les billets. – Bon, maintenant la poste, dis-je. Tu dois télégraphier à Bpong, tu lui as promis. Dana est verte, elle ne dit plus rien. A l’agence, on nous indique où est ce bureau de poste, un peu à l’écart de Nathon. Ça ressemble à tout sauf à une poste. Dana se retrouve devant le formulaire vierge, rêveuse, ne sachant pas par quoi commencer. Un essai, deux essais. – Sissi, je ne sais plus rien. Les papiers chiffonnés s’alignent sur le pupitre. Nous lui fixons un rendez-vous téléphonique chez les Vimol à Bangkok, juste avant notre départ de Thaïlande. Le postier tamponne, nous payons, le destin est peut-être dans ce bout de papier. – Quelle heure, c’est ? – 17h30, je réponds. – Je pense qu’il rentrera plus tard, il n’a pas encore lu. À moins que... – Dana, vient, on rentre ! Elle est soulagée, la missive est partie. Nous nous renseignons auprès d’un magasin de journaux, où se prend le bus du retour. – Dépêchez-vous; le dernier va partir, juste là à droite. Personne au départ. Peut-être qu’il est déjà parti ? Le voilà, noir de monde avec des clients sur le marchepied et agrippés autour du véhicule. – 10 bath ! Les gens s’écartent et nous réussissons à monter à l’intérieur. Nos chapeaux quelque peu pliés... promiscuité, contacts, sueur, regards croisés. Le minibus s’ébranle et le moteur tire ce monde on ne sait comment.

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Au Pays de l’Eléphant Blanc L’espace intérieur s’aère, au fil de la route le bus recrache son contenu. Nous sommes les dernières au terminus du "Big Bouddha". La nuit tombe et nous ne sommes pas encore arrivées. Il nous reste à faire à pied le chemin que nous avions fait à moto. Quelques mètres en stop et nous voilà à la croisée du chemin que nous devons prendre. Maintenant, il fait nuit avec un bon clair de lune. L’air est agréable, les palmes nous frôlent au passage. La nuit est belle. Nous reconnaissons aisément, le petit pont, l’épicerie, dans la pénombre. Ah, voilà un écriteau, le chemin se sépare en trois. – Te souviens-tu du nom où nous habitons ? – Non, un nom bizarre en tout cas. Il n’y a que des noms bizarres sur ces panneaux. Le trou noir, au sens propre comme au sens figuré. La lune s’en va et nous ne sommes pas fichues de nous rappeler le nom de la crique. Pourtant John nous l’a répété plusieurs fois. Qu’est-ce que nous sommes stupides ! Evidemment, nous n’avons aucune lampe de poche pour déchiffrer ces écriteaux décolorés. Maintenant, il faut choisir une direction selon notre intuition. Si nous nous égarons par ici, ce sera des heures de marche, peut-être pour une bonne partie de la nuit. – À gauche. – Ok, à gauche. Je suis Dana, un pas derrière elle, une main sur son épaule comme une aveugle. Ma myopie est catastrophique de nuit et je marche à tâtons. Parfois une palme morte barre le chemin et je trébuche, quand ce ne sont pas les rigoles et les trous creusés par la dernière mousson. Trente minutes se sont écoulées depuis la bifurcation et le chemin descend un peu, ce doit être juste. Nous espérons très fort que se soit par-là. Un nouveau croisement se présente. – Qu’est-ce que tu crois ? – À gauche. – Oui, moi aussi. Nous continuons, l’air de la mer effleure nos narines. Si ce n’est pas juste, nous sommes de l’autre côté de l’estuaire, là où il n’y a personne. Nous marchons depuis une heure trente en faisant le plus de bruit possible pour éloigner les serpents. L’air est tiède, ce doit être tard. 164


Au Pays de l’Eléphant Blanc Des bruits au loin... Du haut de la colline, ça y est, une, deux, trois petites lumières vacillent au son du générateur, juste là en contrebas. Ha ! C'est bien ici, je reconnais, nous sommes réconfortées de voir le restaurant au détour des palmiers. J’ai les yeux fatigués d’avoir déchiffré le sol, tout ce temps, mais nous sommes si contentes d’être arrivées que la fatigue est vite oubliée. Notre intuition marche bien. Il est très tard, tout le monde était inquiet pour nous. Deux motos étaient prêtes à partir à notre recherche. L’accueil est chaleureux, sur cette terre oubliée, au fin fond de Samui, les habitants forment une famille. La cuisinière s’arrache de la télé pour nous préparer un petit plat. John rayonne de bonheur à nous revoir, et nous presse de questions. Nous apprenons qu’il est très dangereux de s’aventurer dans la nuit sans lumière. Les cobras se rafraîchissent justement sur les chemins. Je suis très touchée par tant d’attentions qu’ils nous portent. Cela ne fait que vingt quatre heures que nous sommes ici. J’ai vraiment l’impression d’être loin de tout, loin de la société moderne; ce groupe de quelques voyageurs et de la famille propriétaire a quelque chose de réconfortant à l’image d’une tribu, simplement parce que nous sommes des êtres humains, c’est tout. Nous faisons la connaissance de la dame qui bronzait sous le cocotier, d’un jeune blond accro à une Thaïe, d’un Allemand, si à l’aise qu’on dirait qu’il habite ici, et de quelques autres moins significatifs. Un vieux poste de télévision est installé au milieu du restaurant. Tout le monde s’installe devant en poussant les tables. Une cassette se fait avaler par l’appareil vidéo et un film commence. Pendant les parasites de l’amorce de la bande, John étudie l’éclairage afin d’en faire une ambiance tango. Que diable allons-nous voir ? Arnold Schwartzenegger en v.o. sous-titré thaï et chinois. Ambiance agitée, ils adorent ça; les enfants miment les scènes de combat, fascinés, les yeux exorbités. Le volume est poussé à fond, si bien que le vieux poste débite une cacophonie stridente et saturée. Nous n’arrivons plus à parler donc nous regardons aussi le film en finissant notre riz.

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Au Pays de l’Eléphant Blanc En arrière fond sonore, le générateur pétarade un bourdonnement lancinant derrière la colline. Le courant alternatif qu’il produit fait vibrer l’éclat des ampoules au nombre de dix pour tout le campement. De temps en temps une chute de tension parasite le film d’une ligne blanche, ce qui le rend si exceptionnel. L’appareil recrache la cassette, le silence naturel de la nuit réapparaît et tout le monde rentre se coucher, aux gazouillis des oiseaux. Je suis si fatiguée de mon coup de soleil que je m’effondre à plat ventre. Dana borde très méticuleusement la moustiquaire et se glisse dans le dernier pli, comme un chat. Une fois dans le filet, elle contrôle encore une fois tous les côtés en rampant à quatre pattes. Moi je dors et me fous de cette moustiquaire, de toute façon, les bestioles ne vont que sur elle ! – Veux-tu encore du gel à l’aloès sur ton dos ? – Merci, pas la peine, bonne nuit. Je plonge.

– Avez-vous bien dormi ? Danaaa et Sissi ? – Oui, oui – Okayyy Les grandes dents de John nous accueillent pour le petit déjeuner. La dame au cocotier est là et le grand blond aussi. Cette fois nous faisons vraiment connaissance. Elle est professeur en Allemagne et ici, elle attend son ami pour rejoindre un temple pour faire de la méditation. Cette femme m’a l’air très cérébrale et cherche visiblement ailleurs ce qu’elle ne trouve pas en elle. Lui, s’appelle Michael, allemand aussi, et met sur pied un village de vacances sur une petite île voisine. Cela fait six mois qu’il travaille ici avec son frère, qui est lui, marié à une Thaïe de l’île. En fait, Michael vit là et aide les tenanciers de nos bungalows. Les siens se construisent sur un îlot qu’il nous propose de visiter en sa compagnie. Il doit justement y aller pour surveiller le chantier. C’est d’accord.

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Au Pays de l’Eléphant Blanc – Ce soir, nous fêtons le départ d’Alain, c’est une tradition ici, dit-il, lorsqu’un ami a terminé ses vacances, nous faisons la bastringue. Bien sûr, vous mangerez avec nous sur la plage. – C’est super – Venez, nous allons acheter des poissons avec la jeep, pour ce soir. Nous courons nous habiller plus décemment, en deux minutes, car ils vont partir maintenant, John et lui. Les départs sont toujours impromptus. Michael grimpe aux commandes. Nous sautons dans la benne avec John et les deux jumeaux. Nos fesses ont du mal à suivre le gymkhana que Michael fait avec son véhicule. Quand une roue se plante dans un trou, j’ai l’impression que nous allons nous faire éjecter par-dessus bord. C’est très difficile de trouver la position idéale pour supporter les sauts. Quelle chance de se faire promener et de découvrir une autre partie de l’île, en direction des plages touristiques, les seules de sable fin. Nous prenons la seule route, celle qui tourne autour de l’île. Il est impossible de traverser par le centre, ce ne sont que des montagnes couvertes de jungle impénétrable et une zone militaire interdite. Donc, nous sommes obligés de contourner ce massif montagneux par la côte pour rejoindre le village de pêcheurs situé à l’opposé. Le village est petit, derrière une barrière de cocotiers. Les poissons sont étalés sur des cadres de bambous. L’odeur est pénétrante, mais cela sent le poisson frais. Rien à voir avec les halles de certains marchés où les restes de poissons pourrissent dans des rigoles. Derrière la rangée de maisons sur pilotis, la mer, les bateaux et une multitude de grillages horizontaux où sèchent des fruits de mer aux formes artistiques. Sous les caillebotis, les chats se repaissent des déchets de poissons laissés sur le sable. Les bateaux sont retenus par de longs cordages qui traversent le sable, en dessous des étalages de victuailles, jusqu’aux pilotis des maisons. On trébuche facilement dans cet enchevêtrement de cordes, souvent nouées et rafistolées à outrance. Nous traînons là, en chasse photographique, tant les détails sont riches, les formes graphiques des grilles, des cordages et les variations de gris infinis du sable mouillé nous captivent. Michael doit nous attendre 167


Au Pays de l’Eléphant Blanc Il m’est très difficile de quitter cet endroit, j’y passerais bien des jours à photographier cette vie, ce village, ces gens. Mais nous ne sommes pas seules, il faut suivre. La jeep rose est déjà chargée de poissons énormes, calés au fond du véhicule dans des journaux. Il n’y a pas d’autres choix pour nous que de poser les pieds dessus. En route, Michael nous décrit les achats qui nous semblent très exagérés en quantités et en qualités. – Mais ici, dit-il, la langouste est aussi chère que la papaye que l’on cueille au fond du jardin ! Il nous manque encore des poulets. Ce sera plus difficile car il faut les attraper ! ... Bien sûr, tout le long du trajet il faut saluer les riverains. Ici, tout le monde se connaît bien et ce serait le comble de la malhonnêteté de ne pas s’arrêter. Si bien que parfois il faut faire semblant de ne voir personne sinon nous passerions la journée à palabrer à gauche et à droite, selon Michael. Nous parquons la jeep près d’un lopin de terre clôturé, à quelques centaines de mètres de l’aéroport. L’éleveur de poulets habite là. Pas de craintes quant aux nuisances, il n’y a que trois avions quotidiens. Nous contournons la maison, le saluons et franchissons avec lui une petite clôture. Une centaine de poules et de coqs volent de tous les côtés à notre arrivée. Michael en trousse une, hilarité générale. Bredouille. Ce n’est pas facile à attraper dans ce grand parc. Après plusieurs essais, l’éleveur nous promet qu’il en tuera trois et qu’il les apportera, déjà plumées chez nous. Il nous avoue derrière le revers de sa main que Michael n’en a jamais attrapé une seule. Nous lui faisons confiance et Michael dépité en choisit une du doigt. – Oui, oui, celles-là, dit l’éleveur. OK. en riant de coin. Les commissions sont terminées, nous rentrons. John, l’homme à tout faire, a déjà préparé une grande table pour la fête et des coquilles de noix de coco crépitent déjà dans un trou de sable. C’est un merveilleux combustible pour les grillades, d’ailleurs, il n’y a rien d’autre ici ! Nous allons être à peu près une quinzaine pour le souper. John déménage tout le mobilier du restaurant jusqu’au bord de l’eau sur le sable. 168


Au Pays de l’Eléphant Blanc J’ai la nette impression que ce sont les seules occasions où John est obligé de s’activer un peu. La nuit tombe vite à six heures, on ne verra bientôt plus rien. Nous avons juste une petite lampe à pétrole, pour toute la longue tablée et le générateur ne pétaradera pas ce soir puisque nous serons tous réunis ici pour ce repas. Celui qui s’en ira demain, et que nous ne connaissons pas encore, nous est présenté. Il a l’air si triste de s’en aller, mais ébauche tout de même un petit sourire à la vue de toute cette organisation. Il s’appelle Alain et ne parle que l’allemand et l’anglais utilitaire, un peu de français, vague souvenirs d’école. Son sac est fait. Une petite Thaïe le suit. Ha... c’est donc pour ça que nous ne l’avions encore pas vu ! D’accord, nous avons compris, il est triste comme les pierres parce qu’il va quitter mademoiselle... Elle a tout de la pute, maquillée d’un emplâtre blanchâtre et de sourcils dessinés en triangles, elle a le regard désenchanté, un regard, déjà de vieille, elle a quinze ans. Lui, a l’air très amoureux, collé à elle pour ne pas en perdre une miette; de l’espoir plein les yeux. Il paraît qu’il revient souvent, bourré d’illusions. Je l’observe, il est très naïf, qu’est-ce qu’il doit souffrir. La nuit est tombée, Dana médite à la lueur des braises recouvertes de pescailles habillées d’alu. Ça crépite doucement et ça fleure bon. J’aimerais bien moi aussi que Bpong soit avec nous. – Dana, je t’en prie, pense à autre chose, tu le reverras. Elle me regarde en essayant d’être heureuse, un petit sourire pour faire semblant d’y croire. La cuisinière apporte le riz dans un plat d’alu ciselé. Je dévore quelques cuillères de ce riz parfumé sans attendre tellement j’ai faim. Dana se lie d’amitié avec Michael en allemand, les origines communes les rendent vite complices. Ça va mieux, elle pense à autre chose, même si elle répugne à parler cette langue. Nous prenons place, des mini-crabes nous chatouillent les pieds. Ils attendent les miettes en courant sur le sable. Le petit monde de bestioles est bien présent dans la nuit, et les moustiques préfèrent toujours Dana. John apporte les poissons, nous ne voyons rien, il fait très noir et l’unique lampe à pétrole n’éclaire que 2 bols et un cendrier. On fait confiance. Les chiens rappliquent et se font remballer aussi sec à l’ouverture des papillotes. C’est excellent. 169


Au Pays de l’Eléphant Blanc Toute la table se régale de poissons inconnus et de langoustes géantes dans la bonne humeur. John fait le service avec délectation. Soudain il nous apporte un bidon carré en fer blanc sans fond, qu’il tient par la poignée avec une patte tant le métal est brûlant. – Qu’est-ce que c’est ? – Un poulet rôti ! La volaille est suspendue à l’intérieur comme le battant d’une cloche. Ce four improvisé fonctionne à merveille, posé sur un lit de coquilles de coco rougeoyantes. Le coco parfume même la viande. J’essaye de suivre la conversation, mais j’ai mal à la tête et mon dos n’est plus qu’une croûte de braises. J’ai l’impression d’être un ver luisant épuisé. Je souhaite bonne nuit à tous et vais me coucher. Trouver une position pour m’endormir n’est pas facile. Pendant ce temps Dana festoie pour moi.

Je me lève au petit matin, il y a une odeur ici. – Dana, qu’est-ce que c’est ? – Nous avons fini la soirée, couchés sur la terrasse de Michael à fumer des joints. D’ailleurs j’ai un pétard ici, tu veux voir ? Elle me montre une petite cigarette roulée à la main tristement maigrichonne. – T’es folle ou quoi ? ! ! ! Tu ne vas pas fumer cette merde ? Si on se fait piquer avec ça, ce sera la fin des haricots ! Jette-moi ça ! – Non, c’est un cadeau. – Montre voir Il y a bien longtemps que je n’ai pas palpé un joint. Ça me rappelle mon adolescence... Emotions... Nostalgie d’une époque de folies et d’inconscience. J’ai soudain envie de l’allumer, de sentir cette odeur sucrée. Flash back. Alors là, je vois les yeux de Dana exorbités sur ma personne. – Toi ? Tu veux vraiment fumer ça ? Tu es sûre ? !...

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Au Pays de l’Eléphant Blanc Là, elle ne comprend plus rien, moi si révulsée contre les fumeurs, les empesteurs, les pollueurs d’atmosphère, les sourires jaunis, les cendriers froids. Je tire une bouffée. Deux bouffées... maladroites, et le joint est prestement écrasé au fond d’une demi-noix, déjà. Je tousse. J’avais oublié ça. La fumée brûle. Finies les gamineries, tout passe au fond des toilettes. Je redeviens Sissi et j’arrose la cuvette d’au moins dix bols d’eau pour que tout disparaisse. – Quelle merde ! Désillusion. – Allons déjeuner. Big coffee, faux beurre, deux toasts blafards et faux lait. Un matin comme tant d’autres. Tong Song Bay a du mal à se réveiller. Même John n’est pas à son poste. Mon dos ne brûle plus, c’est déjà ça. Léthargie, aujourd’hui, c’est le néant. – Qu’est-ce qu’on fait aujourd’hui ? – Rien. – Moi non plus, rien envie. Nous rentrons, nous nous étendons et dormons.

Midi, toujours rien. Bon Dieu, ça y est, nous sommes comme eux ! La flemmingite aiguë en position lézard. Putain d’île, elle nous a saoulée, on nous a inoculé la maladie, nous ne pouvons plus lutter, nous déclarons forfait. Nous avons l’impression de ne jamais plus en sortir. Aurons-nous la force de rentrer. C’est un sentiment lourd qui nous cloue sur place. Seize heures. Là, nous culpabilisons, ha ce sacré sentiment judéochrétien. Les bouddhistes ne se tracassent pas pour autant ! – Allons au moins manger ailleurs, dis-je. – Où ? – À côté.

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Au Pays de l’Eléphant Blanc A dix mètres sur la gauche, se trouve un autre groupe de bungalows où personne ne vient jamais. Les constructions sont plus confortables, mais ils ont oublié de faire une route pour attirer les touristes de ce genre de bungalow. Il n’y a que des routards ici, et ils atterrissent forcement chez nous. Certains ont commencé leur séjour là, mais ont vite déménagé. Au moins à Tong Song Bay, l’eau sort du robinet et l’ampoule éclaire, pour le quart du prix. Résultat, ces bungalows se sont très vite dégradés et restituent l’ambiance un peu sordide d’un village du Far-West abandonné. Je fais des efforts terribles et me fais violence pour me bouger. Evidemment, nous sommes les seules pour manger dans ce restaurant. L’effort surhumain qui nous a traîné ici, nous a ouvert l’appétit. La cuisine n’est pas meilleure et en plus la moitié des plats ne sont pas disponibles et se retrouver toutes seules, c’est pas terrible. – Viens, dis-je, nous prendrons le dessert chez nous. – Que dirais-tu de beignets d’ananas au miel ? – Oh ouiii, tant pis pour mes kilos, le trek ne m’a même pas fait fondre un gramme, alors pourquoi se priver ? Un plat gigantesque pour deux. Voilà une journée vide, néante, comme si elle n’avait pas existé.

Nous retrouvons Michael au p’tit déj. Aujourd’hui, il va nous emmener sur son île. Nous sommes une dizaine sur la jeep rose en direction de Lamaï. L’Allemande au cocotier s’est jointe à nous aussi. Dana se fait du souci, en mer, elle est toujours malade. Michael et John saluent quelques riverains, cousins et relations le long de la route. Certaines fois, ils se couchent au fond de la voiture, ni vu, ni connu, pour éviter de passer la journée à papoter et à siroter à droite et à gauche. Lamaï. J’achète une papaye entière, rien que pour moi. J’aime tellement ce fruit, arrosé de citron vert, que je ne peux pas m’empêcher de prendre une de celles qui me narguent, pendues dans des filets au-dessus de

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Au Pays de l’Eléphant Blanc ma tête. Le petit bar où nous attendons le bateau fait aussi épicerie. Les fruits sont exposés dans les arbres, pendus parmi les plants d’orchidées en fleurs. Depuis ce jour, John achètera toujours des papayes pour moi. Michael est en discussion avec des pêcheurs pour la traversée. Nous sommes calées au fond d’un fauteuil en bambou, un coca à la main, faces à la mer. Cette plage est très belle, de ce côté-ci les hôtels sont luxueux et le sable blanc et soyeux. Quelques barques sont amarrées avec une longue corde jusqu’aux troncs des cocotiers. Une vraie carte postale. – C’est OK, venez, dit Michael. Dana s’agrippe à moi pour s’installer dans le bateau. Elle se cale au milieu, au fond, là où ça bougera le moins. La barque est bien petite et s’enfonce dans l’eau, mais au moment du départ, la proue se lève très haut et le hors-bord creuse un large sillon dans l’eau. Nous sommes très vite trempées par la vague soulevée à l’avant, je planque aussitôt le matériel photo au fond du bateau, sous les affaires. Dana blêmit à vue d’œil, cachée sous son chapeau de paille. Rien que de voir l’eau cela lui soulève le cœur. La petite île est à trente minutes, tient le coup Dana. Direction koh Pha Nga au sud de koh Samui. Nous sautons dans l’eau claire, jusqu’aux mollets et le pêcheur jette l’ancre sur la plage. Quelques personnes viennent nous saluer. Derrière la barrière de cocotiers, nous voilà dans une jolie clairière jonchée de palmiers coupés, de planches débitées des troncs. Deux bungalows y sont en construction. Au milieu, un large cocotier a été abattu, la souche est impressionnante, au moins un mètre cinquante de diamètre. Michael est fier de nous faire visiter son chantier. C’est lui qui a tronçonné ce cocotier avec John pendant deux jours. Copié sur le modèle du nôtre, un premier bungalow est sur le point d’être terminé. Michael a ajouté quelques décorations à l’architecture. J’entre, j’observe le travail du bois. C’est bien, mais avec le peu de contraintes, pourquoi ne pas faire mieux. Ce n’est qu’un simple cube. L’endroit est idyllique, je l’imagine une fois les travaux terminés. Ce sont les seuls bungalows de cette île minuscule, paradis et paix garantis. Je comprends maintenant les intentions de Michael, il veut en faire un lieu de vacances unique, comme il n’en existe pas encore dans l’archipel. Je n’ai 173


Au Pays de l’Eléphant Blanc jamais vu d’endroit pareil. Imaginez: un petit groupe de maisonnettes, ombragées de cocotiers séculaires, des jardins d’orchidées multicolores, une clairière très verte et comble de bonheur: une source d’eau douce se jetant dans un petit lac remplis de lotus... au milieu d’une île minuscule, perdue au bout d’un archipel tropical dans le golfe de Siam... Non ? !... Nous allons nous rafraîchir à la source en faisant bien attention de ne pas en avaler une goutte. Derrière les cartes postales hollywoodiennes se cachent les dures réalités du pays. Surtout ne pas se laisser piéger par tant de charme. C’est si calme ici, le glouglou de l’eau, les oiseaux qui virevoltent dans cet air marin léger nous ravissent les oreilles. Oublié Bangkok, la cité des anges, ils ont sûrement volé jusqu’ici. Les oiseaux s’énervent dans le ciel, il paraît qu’il pourrait bien pleuvoir. Ça veut dire que s’il pleut, le pêcheur ne prendra pas le risque de naviguer. Ce genre de bateau ne supporte pas les grosses vagues, il se retournerait. Il faut attendre un peu pour voir. Michael dit que nous ne pouvons peut-être pas rentrer aujourd’hui. Nous regardons tous le ciel. Ça me paraît bizarre, le ciel est à peine nuageux. Est-ce une blague ou quoi ! Le pêcheur n’a pas l’air de plaisanter, il est même très embêté de ne pas pouvoir rentrer chez lui. Le paradis n’est plus si beau que ça, dormir là, dans ce chantier au milieu de ces ouvriers qui dévisagent notre exotisme, la blondeur et les rondeurs de Dana... Les vagues diminuent et les quelques gouttes disparaissent. Ouf, le ciel redevient bleu profond. – OK, on va en face, dit Michael. – Où ça ? – À koh Mat Sam. En face, je vois un petit banc de sable. Michael a un ami à voir, l’unique habitant. Ce n’est qu’à deux coups de rame. Dana qui avait repris des couleurs re-blêmit au fond de la barque sans dire un mot. Le soleil est de nouveau très méchant et je ne quitte pas mon T-shirt. Même à travers le tissu, je sens la brûlure si je mets mon dos face au soleil. Les thaïs ne sont pas si bêtes de se baigner tout habillés, je vais faire comme eux. L’Allemande au cocotier est écarlate, ses jours de savant bronzage sont anéantis. 174


Au Pays de l’Eléphant Blanc Le bateau glisse sur le sable dans son élan et le pêcheur remonte son hors-bord juste à temps. Dana est toute molle, je dois la réveiller de son malaise pour qu’elle descende. À droite, au loin, deux corps noirs se lèvent. – Ca, ce sont les amoureux, dit Michael. Mon ami les héberge depuis... je ne sais plus. Ils sont plus foncés que les Thaïs, comment des blancs peuvent-ils être aussi bronzés. Nous les avons dérangés, ils se recouchent. Nous débarquons les fruits pour notre pique nique et un des jumeaux grimpe dans un cocotier pour cueillir les boissons. John déploie les nattes en parfait homme de maison. Avec un grand couteau, il s’attaque aux ananas en les sculptant dans toutes les règles de l’art. Il faut enlever les yeux de la chaire car de petites bêtes peuvent s’y loger. Avec dextérité, en une vitesse éclair, John a transformé le premier fruit en une oeuvre d’art. L’ananas fond dans la bouche. Pour nous désaltérer les noix de coco pleuvent. C’est facile, on cueille, on décalotte le fruit d’un coup de machette et on obtient 1 litre de lait de coco frais et... stérile. Le jus est protégé d’une coque fibreuse très épaisse de sorte que le liquide reste assez frais. Les noix jeunes sont pleines de lait tandis que celles qui sont mûres ont les parois épaissies de chaire et ne contiennent presque plus de liquide. Les meilleures curries sont préparés avec le lait des jeunes noix. Dans toutes ces îles, le lait de coco est l’eau alimentaire par excellence. John scalpe d’un coup sec une noix, comme on sabre le champagne et me la tend. Qu’est-ce que c’est bon ! Je me gorge de papayes, deux kilos ! ...et d’ananas. Dana a l’appétit coupé par son mal de mer et se contente d’un petit bout d’ananas. Je plonge dans l’eau tiède et me relaxe les yeux fermés, repue. L’eau de mer fait du bien à ma brûlure. Michael nous emmène chez son ami qui n’est autre que l’exploitant des noix de l’île. Il possède un singe cueilleur et va nous faire une démonstration. La bête, peu commode, est attachée à une longue corde; tout le monde doit s’écarter car il grimpe en un éclair et va nous bombarder de noix. Son maître tient le bout de la corde à l’abri, lui parle et aussitôt les noix pleuvent. Le singe sait parfaitement reconnaître les fruits mûrs qu’il choisit avec empressement de ses petites mains. La situation est très comique. On a 175


Au Pays de l’Eléphant Blanc tous déguerpi. Les noix rebondissent dans tout les sens depuis une hauteur de trente mètres sans se fendre. L’enveloppe est si épaisse et fibreuse que c’est un vrai pare-chocs, mais qu’est-ce que ça rebondit haut ! L’ouvrier est un macaque, dressé à la cueillette, non syndiqué, bon marché et facile à nourrir. Le prix de la noix a chuté depuis que les singes ont remplacé les hommes. Les singes vont très vite, on l’a vu et n’ont jamais d’accident. Ils restent néanmoins un peu sauvages, ce ne sont pas des animaux de compagnie. Ils peuvent même être dangereux avec les inconnus. Après la cueillette, les noix sont entassées devant la maison. À proximité, une espèce de hallebarde est fichée dans le sol, la pointe d’acier acérée en l’air. On s’arque boute sur la pointe, une noix contre le ventre pour les décortiquer une à une. Cette fibre épaisse qui l’entoure, le sisal, est recueillie et vendue. Le geste est impressionnant, le risque de se faire empaler est omniprésent. Ce travail est pénible, en une plongée en avant, la noix s’ouvre et laisse voir le bois, la seconde fois, la noix est dégagée. C’est plutôt le travail des femmes, les hommes s’occupent de la suite des opérations. Ils chauffent les noix posées sur une très grande grille. En dessous on attise un foyer de braises de coquilles vides, dans une fosse. L’échauffement fait éclater le bois des noix et la chair blanche apparaît et se détache toute seule. Le travail est certes pénible et dangereux, mais de courte durée. Le farniente occupe une grande partie de la journée. Dans les forêts, on aperçoit souvent des colonnes de fumée au milieu des palmeraies et l’on reconnaît l’odeur douçatre caractéristique. C’est donc cela, on a appris quelque chose. Parmi les noix en attente, des bébés cocotiers poussent vite. Le germe va jusqu’à un mètre cinquante de haut avant de prendre racine. J’en emporterais bien quelques spécimens. C’est un aliment de base ici, l’obésité n’est pas rare. Le jus des noix vertes, tout comme la chair blanche des noix mûres sont très riches en graisse. C’est simple, si on a faim, il n’y a qu’à se baisser. Encore une trempette avant de partir. John qui a remarqué mon intérêt pour les coquillages, m’en apporte de magnifiques qu’il a ramassé pendant notre visite chez l’ami de Michael.

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Au Pays de l’Eléphant Blanc Le soleil va mourir dans la mer, dans son linceul rouge feu. Une brise nous caresse et nous quittons le pêcheur de Lamaï pour Tong Son Bay.

A l’aube du dernier jour à Samui, nous réunissons nos esprits pour organiser notre retour... déjà. C’est vraiment le dernier jour tranquille, demain matin, nous décollons pour Bangkok. Juste le temps des dernières courses et le soir nous prendrons l’avion pour l’Europe, tard dans la nuit. Rien que l’idée de devoir se stresser dans la moiteur suffocante de la capitale ne nous donne aucun courage. C’est déjà fini, ce n’est pas possible. Nous nous regardons dans le miroir... nous ne pouvons pas rentrer comme ça ! Nous avons l’air de deux sauvages. – Et si on se payait le coiffeur ? dit Dana. – Ha oui, où ça ? T’en as vu un ? – Je ne sais pas. Nos désirs sont des ordres, Michael et John nous posent chez une coiffeuse le long de la route de Lamaï. Ils repasseront dans deux heures après diverses commissions. Ce doit être un bon prétexte pour aller boire des bières chez des copains. Ils ont l’air de partir en goguette plutôt qu’en courses. Le salon de la dame est assez moderne. Nous sommes les seules clientes et elle ne parle pas un mot d’anglais. Il nous est difficile de lui expliquer que l’on veut juste un lavage et un brushing. Il faut dire que ce qu’il nous reste de coiffure n’inspirerait personne quant à l’origine de la coupe. Je cherche dans ses magazines un modèle quelconque pour lui montrer ce que j’aimerais. Evidemment, il n’y a que des mannequins thaïes à chevelures asiatiques. On y découvre des coiffures à la mode, surprenantes, comme ces Thaïes super frisées ou même blondes ou teintes en rose ! Une fille asiatique blonde est la chose la plus affreuse que j’ai vu.

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Au Pays de l’Eléphant Blanc La coiffeuse tente de nous expliquer ce qu’elle pense faire de nos têtes. À la vue des ciseaux je crie NON et elle les range aussitôt avec un grand éclat de rire. Leurs cheveux sont tellement différents des nôtres que je doute du succès d’une coupe. Elle tâte les cheveux blonds de Dana avec un grand intérêt. C’est une grande opportunité pour elle de coiffer une blanche et blonde de surcroît. Avec un grand sourire, elle invite Dana à s’installer sur une espèce de banquette de skaï, au bout de laquelle est installée la cuvette pour le shampooing. On nous lave la tête, couchées et relax. – C’est super, me dit Dana, elle ne shampouine pas, elle me masse la tête. Je vais m’endormir. Les mains disparaissent sous un nuage de mousse, tellement elle frotte. C’est mon tour. C’est vrai, c’est génial cette manière de faire. On est bien mieux comme ça que chez nos coiffeurs qui nous font mal à la nuque, écrasée contre les bords des lavabos. Dana s’installe dans le fauteuil. Elle a tout les privilèges avec ses cheveux blonds. La coiffeuse me donne son livre souvenir où sont réunies toutes les belles coiffures qu’elle a réalisés. Il y a même les photos de la remise de son diplôme. J’observe, entre deux pages, sa manière de coiffer. Dana aura un brushing parfait, méticuleux, mais à la thaïe. Les photos collées au mur montrent de belles blondes américaines et des stars thaïes de cinéma et de la chanson. – Tu vois Dana, t'es coiffée comme celle-là ! – Hein ? ! ? Le poster montre une jeune Thaïe, à la coupe très structurée à la mode d’ici. Le salon est grand, deux fauteuils, deux divans à shampooing et un petit salon pour attendre son tour où j’ai pris place. Derrière la porte du fond, ce doit être chez elle, j’aperçois une cuisine carrelée... le luxe. Une cliente entre, nous nous saluons d’un hochement de tête et d’un sourire. La coiffeuse nous présente à la jeune femme et semble lui expliquer qu’elle est fière et contente de s’occuper de têtes exotiques. Rires complices. Elle appelle, par la porte du fond, une employée entre avec une boite remplie d’instruments à manucure et d’un baquet en plastique. Brèves courbettes à notre intention. La cliente s’assoit en face d’un support pour les 178


Au Pays de l’Eléphant Blanc pieds, comme dans un magasin de chaussures. Elle vient pour une manucure aux pieds. La jeune employée lui baigne les pieds dans de l’eau tiède pleine de mousse et le bavardage commence pendant que le produit agit. Il est vrai que les indigènes ne portent jamais de chaussures fermées et qu’elles prennent soins de leurs pieds au même titre que de leurs mains. Les ongles sont parfois taillés de façon artistique et plutôt longs. Après un nuage de laque, Dana est photographiée sous tous les angles, pour l’album. C’est une star et je dois constater qu’elle a l’air plus civilisée qu’avant. C’est mon tour, elle me fait la même coiffure qu’à Dana, mais je n’ai pas les honneurs de la photo. Pendant ce temps, l’employée a retiré un kilo de petites peaux des pieds de la cliente. Le verni est assorti avec ses sandales de cuir. C’est magnifique. Nous avons du mal à nous reconnaître sous nos perruques de Thaïlandaises. Il y a tellement de laque que j’ai l’impression de porter un casque. La coiffeuse est fière de ses oeuvres. Nous payons cher, nous avons oublié de demander les tarifs avant le travail. John et Michael reviennent très tard, un peu guillerets, Dieu sait où ils sont allés ? La coiffeuse n’est pas contente de nous voir monter dans une jeep ouverte. Elle recommande à John de ne pas démolir ses chefs d’œuvres. Nous lui montrons que nous allons protéger nos coiffures du vent, derrière des journaux. Vroom, Michael démarre sur les chapeaux de roues et nous sommes projetées au fond de la jeep. – Dana, ils ont bu. John essaye de toucher les cheveux de Dana, chose qu’il n’aurait jamais osé faire autrement. – Okayyy, dit-il en faisant un coup d’œil à Michael. – Je crois bien que tu as raison, me dit Dana. Le chemin du retour est insupportable. Les trous ont l’air encore plus profond que d’habitude. Michael conduit comme un fou en riant aux éclats avec John. Ils ont les yeux brillants. À l’arrivée, nos coiffures n’existent

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Au Pays de l’Eléphant Blanc plus. Pour nous consoler, nous commandons double rations de beignets d’ananas au miel. C’est notre dernière nuit. On dort mal, le stress du retour en Suisse. Nous sommes tristes, John aussi. Je sens que le retour sera très dur et il est déjà entamé. C’est trop triste.

Le sommeil agité, je me lève à l’aube pour tourner en rond. Je vois que Dana se retourne dans son demi-sommeil, elle a autant de mal que moi à se faire à l’idée que nous devons quitter ce pays. Nous devons attendre que John se réveille pour obtenir un p’tit déj. Malgré la boule que nous avons au fond de la gorge, nous avalons quand même un café et un thé. Michael va nous emmener à l’aéroport, on compte les derniers instants. Le quadrimoteur est déjà en bout de piste, les voyageurs sont déjà descendus, la deuxième fournée pour le retour, ce sera nous. La balance à bagages n’est qu’une balance d’épicier mais le modernisme arrive vite. Il y a déjà un chantier pour un vrai aéroport avec des restaurants et des halls d’embarquements. Un dernier regard sur ces îles et je pense déjà à l’organisation du retour et surtout à toutes ces choses que nous avons achetées, qu’il faut emballer. Je m’efforce de me concentrer sur les activités pratiques qui nous attendent pour ne pas verser une larme. Sandwich synthétique en carton bleu. Coca et nuages. Je savoure la climate en pensant à la fournaise qui nous attend

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Au Pays de l’Eléphant Blanc

Les larmes

Bangkok en plein soleil, en pleine moiteur, en pleine folie. Bruit, moteurs, gaz, cafard, cafards... j’ai le cafard. Dana en a deux. Coup de blues cacophonique. Dans un effort surhumain nous traversons la ville pour dépenser nos derniers bath chez Shinawatra, l’arc-en-ciel de soies, Et nous faisons développer nos dernières pellicules couleurs à bon compte avant de rentrer. Les images de ce paradis perdu nous semblent déjà si loin. Nos multiples courses sont terminées, enfin. Il est vingt heures, je suis exténuée. Monsieur Vimol n’a pas reçu d’appel pour nous. Dana est déçue. – Je me demande s’il a existé, dit-elle. C’était trop. – Dana, tu le reverras, je le sens. Je vais régler Monsieur Vimol qui nous offre une dernière douche. Non, il ne veut rien pour ça, puisque nous ne prenons pas de chambre. La consigne de nos bagages est gratuite aussi. Il se propose pour aller chercher un taxi dans l’avenue avec son petit vélo. Voilà, il nous reste juste assez de bath pour le taxi qui nous emmènera à l’aéroport, un souper et un petit quelque chose pour boire un café. Toutes nos affaires sont étalées par terre dans une chambre inoccupée, bien alignées afin d’organiser un empaquetage le plus méthodique possible. Nous avons le temps de faire nos sacs, prendre une

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Au Pays de l’Eléphant Blanc ultime douche, manger une assiette chez le Chinois du quartier et il sera l’heure de partir... partir... Il faut encore compter un peu de marge de sécurité dans notre timing au cas où les embouteillages omniprésents de Bangkok nous retiendraient prisonnières dans un bouchon. Nous avons tellement faim, tant pis, allons manger maintenant, nous terminerons après. J’essaye de me relaxer en photographiant dans mon esprit, une dernière fois notre gargote. Mais je ne peux pas m’empêcher de penser à l’imbroglio de choses à caser dans nos sacs. Nous avons tellement acheté. Dana rêve, en face de moi, les yeux perdus dans un espace infini. Je la sens, captant les dernières émotions du pays pour les graver au fond de sa mémoire. Nous savourons chaque minute intensément devant notre riz frit. Nous ne disons plus rien. Nos yeux boivent les dernières gouttes du temps qui passe, comme de l’eau qui filerait entre les doigts. Je finis mes films sensibles, à la lueur des marchands de notre soï. Je sors de la douche, j’enfile un jean’s, insupportable par une telle chaleur; mes chaussettes, un sweat... j’étouffe ! J’attaque les bagages calmement pour ne pas transpirer, pendant que Dana se douche à son tour. Je ne sais pas par quel sac commencer. Dana me laisse faire, je suis plus douée qu’elle pour caser beaucoup de choses dans un petit espace. Elle revient dégoulinante, et rechigne aussi à enfiler son pantalon. Tout colle. Elle s’assied sur un lit, dépitée, ses vêtements à la main, encore drapée dans son sarong. "Toc Toc Toc" – Madame Danaaa ? ! Un appel pour vous de Paï ! dit Vimol. – BPONG ! dit-elle d’un cri, en se précipitant vers le téléphone et bousculant Monsieur Vimol au passage. Je cours derrière. Elle arrache le combiné posé sur le bar et s’affaisse derrière le comptoir en tirant sur le fil, tout en serrant son sarong sous les aisselles. – Hallo ? La terrasse est pleine de paires d’yeux rivés sur nous. Silence général. Je ne perds pas de temps et retourne m’affairer aux bagages. – Salue-le pour moi. Dix minutes plus tard je retrouve Dana effondrée comme une chiffe mole derrière le bar, accroupie comme un tas. 182


Au Pays de l’Eléphant Blanc – Bpong, je ne peux pas ! dit-elle, entre deux sanglots. Monsieur Vimol, très gêné par tant d’émotions, sursaute à chaque "Bpong"... il s’appelle aussi Bpong. Elle pose sa main sur le micro et me répète: – Il veut que je reste. Je n’ai plus de travail, je n’ai aucune raison de rentrer. Je n’ai pas besoin d’argent pour vivre avec lui. Denise est partie au Japon. – Dana, regarde-moi dans les yeux, si tu restes, tu perds ton billet, ton visa et tu n’as plus RIEN. Ni argent, ni rien. Je te rappelle que Mélanie t’attend. – Bpong, dit-elle, j’ai une fille en Suisse ! – Il ne me croit pas, me dit-elle. Les minutes défilent, cela fait vingt minutes que Bpong téléphone depuis une autre province. Cela va lui coûter cher, pour rien. Je retourne à la chambre, il me faut finir ces bagages toute seule. Le taxi de Monsieur Vimol va arriver dans une minute, c’est le stress, je dégouline. Pas le temps de penser à moi, je dois prendre tout en charge. Ça y est, tout est bouclé. Le taxi est derrière la grande porte de bois de la cour et Dana est toujours repliée sur le téléphone en pleurant, dans un espace intemporel. À Paï, un Thaï implore et supplie dans l’unique cabine du bureau postal. – Dana, raccroche ! Dis-lui au revoir. – Il demande que tu me prêtes de quoi racheter un billet d’avion. Je ne réponds même pas. Monsieur Vimol comprend très bien ce qui se passe et m’aide à hisser les bagages dans le coffre. Le chauffeur est inquiet, Monsieur Vimol me demande si je souhaite toujours garder le taxi qui ne veut plus attendre. Dans deux heures trente, notre avion décolle... Dana raccroche. Je la traîne dans la chambre et l’habille. Elle pleure. – Où sont les affaires ? dit-elle mollement. – Dans le taxi, dépêche-toi de t’habiller, le taxi ne voudra plus de nous. Elle ne bouge pas. Je l’aide à enfiler son jean’s, la prend et la dépose dans le taxi. Les pensionnaires nous observent bouches-bées. Les yeux dans un vague infini elle se soumet, dépendante, flottante. 183


Au Pays de l’Eléphant Blanc Monsieur Vimol me souhaite bon retour. Pour un peu je l’embrasserais, mes merci sont si ridicules pour une aide aussi précieuse. Le taxi démarre dans la nuit, il est vingt deux heures. Ouf ! Le climatiseur me caresse et sèche des litres de sueur déversées pour deux. Je m’abandonne enfin et regarde intensément les derniers spectacles permanents de la ville. Je me surprends une larme. Dana s’essuie les yeux et regarde la ville, déchirée, le nez dans la vitre. Comment avons nous fait, Monsieur Vimol et moi à tout enfiler dans ce taxi, y compris Dana ? ! C’est incroyable, le destin est incroyable, cette histoire est incroyable. – As-tu les passeports ? dit-elle. – Oui. – Les billets ? – Bien sûr. – Nous n’avons rien oublié ? – Rien. – Sissi, t’es géniale. Merci. Une bise mouillée sur ma joue. Nous nous prenons la main très fort, affalées de fatigue. Silence. Aéroport international de Don Muang. Foule dense au niveau des départs. Débit de voyageurs impressionnant. Il nous faut fournir un ultime effort pour affronter cette marée humaine. Le tunnel à rayon X est un four gigantesque. Le contrôle passé, nous nous positionnons derrière une longue queue face au logo de notre compagnie aérienne. À cette heure là, le tourisme sexuel est fatigué, c’est tant mieux. Quelques prostituées font des au revoirs par politesse, pressées de tourner les talons. Leurs copains ont les yeux tirés. Mon sang se glace. Bon dieu, la taxe de l’aéroport ! ! ! 200 bath par personne, c’est écrit en grand sur chaque guichet. Il ne nous en reste que 150. C’est pas vrai, nous sommes stupides ! ! ! Nous avons oublié ça ! ! ! – C’est pas grave, dit Dana, je reste, pars toi ! – Il n’en est pas question. Et Mélanie ? ? -

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Au Pays de l’Eléphant Blanc Silence... dans un décor cacophonique résonnant. La file s’égraine, c’est à nous. – 400 bath. Fumeur ou non-fumeur ? dit l’hôtesse. Je dépose mes bath. – 400 bath, s’il vous plaît. – Nous n’avons que ça et une carte de crédit. – Pas d’argent, pas d’avion ! Suivant ! Nous nous retrouvons avec nos billets rendus et nos bagages écartés au milieu de ce gigantesque hall. Le ciel nous tombe sur la tête, et c’est très lourd un ciel de cette taille là ! ! ! La tuile des tuiles... Anéanties, nous sommes ANEANTIES. Les autres nous poussent sans vergogne, nous n’existons plus. Je m’assied sur le chariot à bagages, la tête dans les mains, face au sol. Où est la solution ? Dana raisonne à sa manière. Et veut rester là. Moi je cherche. Je ne veux pas y croire. Il faut que l’on prenne cet avion. De belles chaussures cirées sont à côté des miennes. Je lève les yeux sur un uniforme élégant; très haut dans le ciel, une tête grisonnante nous regarde. – Afez-fous des zennuis ? (accent suisse-allemand) Je cherche une digne contenance et me redresse. Au revers, je reconnais l’insigne Swissair. Je dois avoir une tête pas possible. – Oui ? ! – Fous zètes Swiss, non ? – Euh oui... mais malheureusement nous ne voyageons pas avec Swissair. Nous sommes bêtes, il nous manque 250 bath, nous avons oublié cette taxe, et toutes les banques sont fermées. – Foilà ! dit-il en me tendant des bath de sa poche. – Heu... mais... – Fous rezefrez une facture de Swissair chez fous. Bon foyache. – Merci... heu.... Merci beaucoup. Je reste bouche bée, je mets quelques instants à réaliser qu’il attend notre adresse et à réaliser surtout que nous n’allons pas rater l’avion. Je regarde Dana, on se saute dans les bras. C’est magnifique. Monsieur Swissair a disparu. Flute, je n’ai même pas son nom. Ses quelques bath valent une fortune ! C’est fou. 185


Au Pays de l’Eléphant Blanc Re-file, euphoriques et fières de triompher à de tels ennuis. L’hôtesse nous fait cadeau des 17 kilos de surplus de bagages. Tout baigne. Passé la douane, Dana se rend compte d’un coup que nous avons quittés la Thaïlande et Bpong. Blues. Nous nous regardons en silence. Une grosse larme contenue coule maintenant sur sa joue. C’est fini. C’est pas vrai, mais oui. – Je reviendrai bientôt, dis-je, et toi ? – Ce pays, on ne peut pas le quitter. Gros, gros, très gros blues.

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Au Pays de l’Eléphant Blanc

Parachutage

Les Alpes sont magnifiques. Nous avions si vite oublié cette blancheur infinie qui transperce les nuages de ci de là. La neige, chez nous. Chez qui ? Chez nous. Retour en hiver, à nos racines, à nos brouillards. Le steward annonce le Mont-blanc sur la gauche. Nous tendons le cou en équilibre sur nos bras tendus, les fesses décollées du siège. L’avion vire, le soleil tourne et le sommet rosé s’encadre dans notre hublot. C’est à cet instant précis, là qu’une angoisse me tenaille. La peur du retour. Emotions, les yeux brûlent, nous nous prenons la main sans se regarder, sans rien nous dire. Envie de plus rien, sinon d’être ensemble. Pas envie, mais pas du tout envie d’affronter les multiples questions qu’ils ne manqueront pas de nous bombarder, dès la première minute. Pas envie de raconter quoi que ce soit. Nos souvenirs nous appartiennent, cachés au plus profond de nos cœurs. Nous ne dirons absolument rien. C’est si loin, si présent, si près. Nous sommes calées dans nos fauteuils étroits des classes économiques, notre peau a encore le souvenir de cette moiteur enveloppante, douce-infernale, et nous regardons en bas, le regard perdu dans le blanc du brouillard. Genève en hiver, c’est moite, mais glacé. Comment s’en souvenir ? La descente commence, le terrible compte à rebours est entamé. Il faut nous faire une raison. Il nous faut entrer dans le retour. Qui sera derrière la douane pour nous accueillir ? Difficile pour Dana de se situer entre ses 187


Au Pays de l’Eléphant Blanc amours et ses émotions. Qui va l’attendre ? Son ex mari, sa fille ? Ali, son dernier amant ? Ou personne. – Pourvu qu’il n’y ait personne, me murmure t-elle. Moroses, nous déambulons dans les longs couloirs de l’aéroport, épuisées et saoules. Nos bagages ne sont pas encore sur le tapis roulant. J’en profite pour aller scruter, en éclaireuse, les personnes qui dévisagent les arrivants par une baie vitrée. Je ne vois personne de connu. – Dana, c’est bon, il n’y a personne. – T’es sûre ? – Non Ce qui est sûr, c’est que notre grand sac rayé, n’est pas là. Le tapis s’arrête, il nous manque un bagage. Au milieu de la foule qui nous accueille, se profile un visage rayonnant. Un homme en costard noir s’approche, une longue rose rouge-vif à la main, il se plante devant nous. – Bonjour, Dana. C’est Jacques ? Non ? Oui ! C'est Jacques. Dix kilos de moins, perdus en un mois. Transformé, très ému, c’est Jacques. – Heu...

Fin 188


Au Pays de l’Eléphant Blanc

Epilogue

Dana se fera ré engager dans le même établissement. Nos bagages arriveront après nous, ce soir même. Bpong ne donnera plus aucun signe de vie. Jacques et Dana vivront ensembles. Bernard offrira un grand couteau thaï à Jacques, son meilleur ami, juste avant d'apprendre qu'il devra renoncer à elle. Les sacs garderont l'odeur. Aucune facture de Swissair. L'ex de Dana se mariera avec l'ex de Jacques, suite à une rencontre faite par hasard lors d'un voyage d'affaire.

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Au Pays de l’Eléphant Blanc

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Au Pays de l’Eléphant Blanc

Table des matières Introduction Prologue Le départ Le plongeon Le jour se lève sur Banglampoo Monsieur Banjat et Madame Paon Chiang Maï la Rose du Nord Montée à Paï Kathrin, Chasseur de papillons, Bpong, le cook et nous Une nuit torride par 10 degrés La brume se lève dans la montagne La longue marche sous le soleil Nuit blanche et frissons chauds La forêt vu d’en haut L'amoureux transi L'angoisse Au revoir Chiang Maï Sukhothai Retour à la maison Les vacances La vie en carte postale Les larmes Parachutage Epilogue

3 5 7 10 14 20 29 45 53 65 69 75 93 97 109 113 127 133 143 145 149 181 187 189

Sylvia Schibli Saputra schibli.saputra(alt)infomaniak.ch

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