Un Projet Libertaire, Serein et Rationnel

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Un Projet Libertaire, Serein et Rationnel JoĂŁo Freire

2019


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JoĂŁo Freire

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JoĂŁo Freire

Un projet libertaire, serein et rationnel

Traduit du Portugais par Nicole Guardiola

Version originale: Um Projecto LibertĂĄrio, sereno e racional, Lisbonne, Colibri, 2018

2019

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TABLE DES MATIÉRES

Avant-propos: De quoi s’agit-il?

1.0 - Tout se concentre dans l’État: le pouvoir et sa malédiction 1.1 - Une longue histoire du pouvoir politique: gouvernement, religion, État et instituitions 1.2 - Critique et combat de la domination politique: révolutions et réformes 1.3 - L’État-nation et les institutions contemporaines 1.4 - La guerre, le contrôle de la violence et l’ordre sécuritaire 2.0 - C’est l’economie qui nous fait vivre, mais qui peut aussi nous tuer 2.1 - Un dèveloppement continu mais chaotique 2.2 - Une économie non-compétitive: coopérative? ou administrée centralement? 2.3 - Du capitalisme concurrentiel au capitalisme global: concurrence, croissance économique et régulation

Epílogue: pour mémoire

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RÉSUMÉ Cet essai propose une rénovation de l’idéologie anarchiste adaptée au XXIème siècle, en partant d’une réévaluation du rôle de l’État national et de l’élaboration d’une stratégie d’intervention politique (parmi d’autres) dans le cadre démocratique. En même temps, l’on soutient que l’économie de marché, dûment régulée, est la moins nocive des alternatives, vu l’avancement du processus de mondialisation atteint para l’Humanité.

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ABSTRACT This is about a proposal of renovation of the anarchist ideo logy suitable to the XXI Century. It consists of a reassesment of the role of national State, where is defended, among other ideas, a strategy of political intervention within the democratic system; and also, a market economy, correctly regulated, as a lesse noxiuos alternative, considering the globalization process reached by the Humankind


Du coin de ma fenêtre d´où j´observe le monde j´aimerais le voir plus clair

Avec un grand merci à Graça, Francisco et à mes amis, sans oublier ceux qui ne sont plus parmi nous

AVANT-PROPOS

De quoi s´agit-il ?

Au long d´une existence adulte active et (et engagée, autant que faire se peut, dans la société où l’on vit), on écrit et publie des choses qui, en vieillissant, se révèlent incongrues et déphasées par rapport à la réalité, ou, tout simplement, d’avoir été le fruit de convictions personnelles ou de confrérie auxquelles on a cessé de croire, à tout le moins avec la force et la forme accomplie que l’on jugeait possibles à l´époque où elles ont été produites. En relation à la question qui nous occupe ici, nos dénominateurs communs ont toujours été le désir d´équité et de justice sociale, de bien- être et de coopération pacifique, d´opposition à tout ordre imposé de forme autoritaire par quelques-uns à partir de positions de pouvoir, et surtout, la liberté d´apprendre, de penser et d’exprimer des opinions propres, quelles qu’elles soient, et le respect pour les opinions d´autrui, sur un pied de rigoureuse réciprocité, de respect pour les opinions d’autrui, et à condition, bien entendu, qu´elles n’incitent pas au crime, à la haine ou à la violence gratuite.

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En effet, toutes les libertés individuelles que la Modernité a proclamées (et tenté de faire accepter progressivement au monde entier), y compris la liberté de mouvement, de crédos religieux, politiques ou philosophiques, d’activités professionnelles ou économiques, de local de résidence, de constitution de famille, etc., impliquent toujours, en contrepartie, l´acceptation, par ceux qui font usage de ces libertés, de la responsabilité, au moins morale, des conséquences qui peuvent en découler pour d´autres (enfants, voisins, concurrents, et tous les êtres vulnérables en particulier). Mais il est également inévitable que, face à certains comportements particulièrement lourds de conséquences, la société défende le bien commun des individus qui la constituent au moyen de formes de censure ou de pénalisation. La compatibilisation de la liberté individuelle avec certains comportements anti-sociaux a toujours constitué une frontière difficile à définir, et c´est un problème destiné à perdurer dans l´avenir, dans le cadre toujours plus technologique dans lequel nous allons évoluer. Il convient d´ailleurs de remarquer, en passant, que la Moderni10 té dont nous parlons est un concept socio-historique, porteur de capacités heuristiques, qui permet de mieux appréhender l´évolution humaine des deux derniers siècles, et non une mythification, un cliché passe-partout, comme pourrait le faire penser la majuscule que nous lui attribuons (au même titre que quand nous nous référons à l’Humanité). Ce concept renvoie à l’autonomisation du sujet-individu, doté d’une dynamique propre, et difficilement contrôlable par les pouvoirs (religieux, politiques, militaires) de la société au sein de laquelle il s’insère. En ce sens, la société moderne serait «anarchique», c’est à dire plus neutre quant aux valeurs – pour ne citer pour mémoire que les agressions industrielles et urbaines contre l´environnement naturel – et, par conséquent, non nécessairement «émancipée et libre» dans le sens voulu par les «pères fondateurs» de l’anarchisme. En fait, l’anarchisme, tel que l’ont formulé plusieurs théoriciens du XIXème siècle, est probablement la philosophie politique qui, dans le monde moderne occidental, a tenté, de la manière la plus cohérente et la plus ambitieuse, de donner forme à l’aspiration à la liberté, radicale et définitive. Certaines minorités, au sein des sociétès industrielles alors en formation, on même tenté


de la mettre en pratique. Il s’agissait essentiellement de groupes d’ouvriers er d’artisans, aux prises avec la domination économique du capitalisme, mais également d’intellectuels et artistes qui, anticipant sur l’évolution en marche, s’engagèrent dans le combat solidaire avec l’émancipation sociale et culturelle des plus défavorisés et exploités. C’est également la voie qu’a suivi, durant une longue période, l’auteur de ce texte. Grâce à des études, poursuivies au-delà de la vingtaine d’années, il apprit alors, à travers des lectures et descontacts avec plusieurs vieux militants «de la cause», que, dans l’ordre social souhaitable, chaque individu devrait pouvoir forger sa propre conception du monde. C´est ce qu’il a tenté de faire, en s’efforçant d’améliorer et approfondir ce qu´il jugeait savoir déjà, même si, ce faisant, il en est venu à offenser quelques «gardiens du temple» d’une idéologie, belle mais utopique, qui avait également inspiré certains esprits représentatifs de la Modernité. L’évolution naturelle d´un sujet qui cherche à comprendre le monde dans lequel il vit l’a conduit à se retrouver, au bout d’un certain temps, en marge de la «tribu», et en butte à des critiques, de la part de ceux qui croient, presque religieusement, à certaines formules rituelles, qui ont eu lieu d’être à une époque donnée, mais qui n’ont pas résisté à l’épreuve des années. C’est un phénomène courant entre les minorités les plus insatisfaites du monde moderne. L’un de ses antécédents les mieux connus se situe dans le cadre de l´éclatement de l’Église Chrétienne, provoqué par la Réforme, en raison précisément de l´exercice du libre examen des textes bibliques préconisé par les contestataires du pouvoir papal. Dans le cas des doctrines anarchistes ou libertaires, des faits identiques se sont produits à plusieurs reprises. Il y a tout juste un siècle, plusieurs des principaux prosélytes de cette idéologie, confrontés au tragique carnage de la «Grande Guerre» – dont la responsabilité incombait indéniablement aux dirigeants des états européens, sous la pression des grands patrons de l’industrie – se divisèrent quant à l’attitude à adopter en relation au conflit armé, et à la ferveur nationaliste qui semblait enflammer les masses militarisées, dissipant les espoirs internationalistes et révolutionnaires qu´avait suscité la Commune de Paris et l’émergence du courant anarcho-syndicaliste. Et face aux interrogations suscitées par la Révolution Russe (avant que celle-ci ne révèle sa nature effecti-

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vement dictatoriale), certains décidèrent de s´engager de manière autonome dans des voies alternatives. L´anarchiste français E. Armand (1887-1962) incita ses compagnes et compagnons à adopter des pratiques d´individualisme convivial; la brésilienne Maria Lacerda de Moura (1887-1945) répondit à l´appel antimilitariste des résistants hollandais en y ajoutant une indéniable dimension féministe; un autre français, Roger Monclin (1905-1985), qui s´était précipité dans l´ Espagne en guerre pour y lutter contre le fascisme, en était revenu de telle manière découragé par la tournure prise par les combats, dans un camp comme dans l´autre, qu´il finit par renouer avec un pacifisme militant, dont il se fit le héraut jusqu´à la fin de ses jours; le penseur roumain Eugen Relgis (1895-1987) , pris en étau entre le nazi-fascisme et le bolchevisme qui ne lui laissaient pas d´autre échappatoire, produisit un corpus doctrinaire auquel il donna le nom d´«humanitarisme», perspective intéressante pour tout être humain doté d´un esprit libre et solidaire. L´auteur de cet écrit a connu une évolution similaire. Il y a peu, l´un de ses détracteurs l´aurait décrit comme un cas de conversion de l´anarchisme au libéralisme. Et il aurait peut-être raison, mais 12 en partie seulement. La liberté est restée pour lui une valeur fondamentale et fondatrice. D´où l´idée de mettre en évidence, dans le titre de cet essai, l´idée de « libertarisme », mais pour y ajouter aussitôt les adjectifs « serein » et « rationnel ». Il aurait pu y ajouter aussi « rigoureux », s´il n´avait pas su que ces exigences peuvent revêtir des formes variables selon les sujets. Or la « rigueur » renvoie essentiellement à la culture scientifique, développée après la Renaissance et sous l´égide de la Modernité. Ce sont ces exigences – rationalité, rigueur, sérénité- qui ont, au fil des ans, remodelé sa pensée, en fonction de la réalité mondiale patente sous nos yeux, en y incorporant des méthodologies de réflexion acquises par la pratique des sciences sociales et humaines contemporaines, en soumettant à une analyse critique toute l´histoire des mouvement sociaux du siècle dernier, et en s´efforçant de ne rien sacrifier de l´observance des principes éthiques de vérité et responsabilité qui l´avaient toujours inspiré. Cette démarche peut également être entendue comme une ébauche de « critique de la raison cynique » - qui s´exprime dans des adages comme « plus ça va mal, mieux ça vaut », « qui vit par l´épée, par l´épée périra » et autres formules, fort anciennes mais qui ont toujours cours dans les querelles de notre temps. Il est vrai qu´après la Grande


Guerre, la révolution bolchevique et le nazi-fascisme, l´histoire a semblé finie pour les anarchistes. En Espagne, la défaite de la République dans la guerre civile a laissé le mouvement anarchiste irrémédiablement divisé et impuissant. Au Portugal le syndicalisme révolutionnaire et libertaire ne s´est jamais remis de sa dernière bataille, que fut la tentative de grève générale insurrectionnelle du 18 janvier 1934. Les luttes anticoloniales et la Guerre Froide se sont jouées sans les anarchistes, et c´est tout juste s´ils se sont fugacement pris d´enthousiasme pour la révolte juvénile et culturelle de Mai 68, s´ils ont célébré la chute du salazarisme, ou l´effondrement brutal (mais heureusement pacifique) du « socialisme réel ». Au cours de cette ère de faux-semblants communicationnels (voir George Orwell, 1903-1950), les anarchistes ont clamé, qu´en vérité, ledit « monde libre » n´était pas libre, et que le bloc communiste était loin d´être communiste, mais la raison qui les assistaient ne les a pas fait sortir de leur isolement, bien au contraire. D´où la nécessité de l’effort d´actualisation, qu´à partir de la décade de 1960 mais surtout dans les années 80, quelques intellectuels anarchistes ont entrepris, notamment en Angleterre, en Amérique du Nord et en Italie, effort qui a eu un écho dans le Portugal démocratique. Il s´agissait d´une entreprise intéressante, que d´aucuns ont qualifiée postérieurement de tentative de formulation d´un «anarchisme moderne mais non post-moderne», respectueux de l´héritage historique de son passé mais s´efforçant de trouver des réponses aux exigences des temps nouveaux: développement économique illimité et tsunami technologique, urbanisation en masse , mondialisation, complexité et diversification croissantes de la vie sociale, menaces catastrophiques présentes en tout temps et en tout lieu. On peut dire aujourd´hui que cet aggiornamento a échoué-Il n´a pas contribué á réformer les pratiques politiques des militants anarchistes, ni amélioré l´image de cette philosophie politique, telle qu´elle est perçue à travers les grands organes de communication et de reproduction de valeurs sociales que sont aujourd´hui essentiellement les mass media, les spectacles, l´école et la famille. C´est ainsi que ce que la société connait actuellement sous le nom d´« anarchisme » n´est toujours qu´un ensemble de préjugés tenaces : un milieu marginal plein de désordres et dérèglements, constitué par des individus rétifs á toute intégration et presque toujours enclins à la violence, et réduit à l´émission de quelques slogans existentiels sans le

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moindre rapport avec la réalité. Quant à l´action politique du militantisme résiduel (dans les manifestations de rue, la propagande et ce que sont supposé être leurs modes de vie privés) elle ne sert trop souvent qu´à renforcer ces stéréotypes. En conséquence le texte ici présent se propose de faire le « bilan d´une génération » qui s´est engagée dans des formes diverses d´activisme socio-politique depuis le milieu du siècle passé, et qui est sur le point de quitter la scène, passablement incommodée et désorientée par les surprises que le monde nous a assénées au cours des deux dernières décennies. Nous avons choisi, pour ce faire, une démarche systémique traditionnelle, qui se développe à travers de brèves présentations et diverses discussions relatives à deux grands axes thématiques. Le premier est la question de l´État et du pouvoir (c´est à dire la politique, mais avec ses avatars, moins évidents mais non moins importants dans la vie sociale que sont les « relations de genre », le racisme, etc.). C´est à propos de cette question que l´anarchisme s´est distingué et s´est opposé très tôt aux autres écoles social14 istes de pensée et d´action, avec une référence légitimatrice à la classe ouvrière alors naissante, et des répercussions immédiates dans les débats sur l´électoralisme, la révolution, l´internationalisme et la société émancipée que tous voulaient faire advenir. Le second axe thématique est la question de l´économie et des conditions de travail (salarié) que le capitalisme de libre marché était alors en train d´installer rapidement en Occident et d étendre progressivement au reste du monde. Ces thèmes ont été glosés et discutés un nombre incalculable de fois, au sein du mouvement social des travailleurs, des avant-gardes politiques et, d´une façon habituellement différente et plus sereine, dans des débats académiques. Dans ce qui suit, sans omettre les polémiques, ils seront abordés essentiellement à la lumière de ce que l´histoire entretemps révolue nous a enseigné, avec l´objectivité possible et, tant que faire se peut, calmement et sans récriminations envers ceux qui pensent de forme différente, mais sans occulter pour autant les polémiques et les désaccords les plus fondamentaux qui peuvent exister même au sein de camps idéologiques communs ou proches.


D´autres questions surgiront au long du texte, de forme moins évidente et traitées avec moins de profondeur, pour avoir fréquemment, dans le passé mais encore aujourd´hui, divisé les champs d´action au sein de l´espace politique et social ou dans les domaines des relations internationales:élections et parlementarisme; finances; services publics ; communication et culture; propriété et droit civil; technologie et défense de l´environnement; relations des êtres humains avec le monde naturel, etc. Bref, il s´agit d´un essai sans prétentions théoriques, d´une espèce de « testament politique » écrit par quelqu´un qui a acquis quelques connaissances par l´étude de l´Histoire, notamment celle des deux derniers siècles, et qui ne souhaite priver ceux qui auraient été moins favorisés, si peu érudits et cultivés soient-ils, de l´usufruit de ces connaissances partagées.

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1. Tout se concentre dans l´État : le pouvoir et sa malédiction Le lecteur pourra voir que tout le développement critique subséquent a pour origine l´idée suivante, fondatrice de l´anarchisme classique: le pouvoir est, avec la sexualité et l’argent, l’une des pulsions les plus puissantes qui commandent, consciemment ou non, l’action humaine. Un phénomène que serait aussi «naturel» et nécessaire (à la structuration de toute communauté humaine, et ce d’autant plus que celle-ci est plus complexe), que ses conséquences sont néfastes pour la majorité des personnes et pour la société dans son ensemble. Le pouvoir est, en effet, l’une de ces institutions phénoménologiques ambivalentes, créées inconsciemment par les humains, au même titre que la guerre ou, jusque dans un passé récent, la capture et la soumission, par la violence, de certains individus par d´autres. Le sociologue français Michel Crozier (1922-2013) écrivit un jour que le pouvoir était «l’éternel blanc dans les théories de l’action sociale». Il répondit à cette absence par une proposition théorique 16 innovatrice et très intéressante, consistant en une conception relationnelle du pouvoir, négociable jusqu’à un certain point entre deux acteurs (individuels ou collectifs), rejetant, par conséquent, l’image immanente qui avait prévalu jusque-là, comme si le pouvoir était exclusivement un attribut propre à des personnes promues à certaines positions sociales importantes, notamment dans le cas du gouvernement politique des états-nations. Ce nouvel abordage a permis d´importants développements analytiques, de la part d’auteurs aussi bien américains qu’européens, dans des études sociologiques, de sciences politiques et de relations internationales, et s’est avéré applicable tant aux individus placés dans diverses positions institutionnelles qu’aux interactions entre organisations de diverses natures et niveaux de complexité. En ce qui nous intéresse ici, ce modèle interprétatif a fortement contribué à doter l’auteur du présent essai d’un dispositif critique et de prévention fort utile pour l´appréciation ultérieure des diverses conceptions du pouvoir présentes chez les anarchistes, historiques et contemporains. En fait, la question du pouvoir de l’État ne peut être résolue ni dépassée par la simple exécration ou diabolisation du mot «État», ni même par la proclamation de l´objectif


de sa «dissolution». Selon le schéma théorique antérieurement cité, le pouvoir est toujours une «transaction» (qui implique un certaine type de négociation informelle), déséquilibrée certes, entre ce que la partie la plus forte désire imposer, et ce que la partie la plus faible consent à accepter, ou parvient à rejeter. Dans ce sens, le «pouvoir absolu» (des souverains de droit divin ou du plus implacable chef de bande) serait la limite extrême de cette relation déséquilibrée, dans laquelle l´individu subjugué se trouve totalement privé de recours, qu’il s’agisse de conviction morale, de volonté, d’intelligence, de force physique ou de moyens de rétorsion de quelque nature que ce soit. On pourrait dire que l´esclave devant son maître, ou le prisonnier face à son tortionnaire, ne dispose d´aucune marge de manoeuvre pour négocier, et il en est bien ainsi en général. Toutefois, il restera toujours quelque chose, qui pourra dépendre de la volonté et de l’intelligence dont la victime pourra se servir faire face à cette situation, en exploitant les moindres opportunités dont elle puisse disposer. Ce «quelque chose» peut être, par exemple, ce qu’elle sait et que le plus puissant ignore, mais qui est pour lui nécessaire ou intéressant. Dans les milieux anarchistes l’un des premiers à avoir envisagé le pouvoir politique de cette manière a été l’espagnol Tomás Ibañez (1944- ). Voir à ce propos son texte «Pour un pouvoir politique libertaire» (in revue portugaise A Ideia, 32/33, 1984). Mais il n’a eu que peu de succès auprès des activistes en général, et de ceux de son pays en particulier. Nous pensons que, de fait, cette perspective est la seule qui puisse aujourd’hui servir de guide à toute tentative de modifier (positivement) la forme d’organisation politique – et également économique – des sociétés contemporaines, dans le sens de plus de justice et d’équité, et dans un climat de liberté qu’il a été historiquement ardu de conquérir et qu’il faut maintenir et approfondir, en raison notamment des nouvelles menaces et des inéluctabilités engendrées par le progrès technologique. Il est néanmoins nécessaire d’être conscient des énormes difficultés inhérentes à de tels processus de transformation, en raison surtout du degré d’intégration mondiale atteint par les systèmes économique et médiatique, dans un cadre caractérisé par de flagrantes inégalités de revenus entre les populations, ainsi que la diversité de leurs croyances religieuses, de leurs cultures et tra-

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ditions, des structures sociales, des législations des états et des sentiments d´appartenance nationale. Pour ne pas parler de la «naturalisation» du pouvoir politique, empreinte par des siècles de son exercice despotique (monopolisé par quelque groupe familial), et que seule la Modernité (occidentale) a pu amener dans la sphère publique grâce à l´expansion des régimes démocratiques. L´une des principales disputes idéologiques qui, au sein du mouvement ouvrier international, depuis le début du XIXème siècle, ont séparés les courants marxiste et anarchiste s´est centrée justement sur cette «question de l’État». Le premier soutenait que la disparition de l’État et des classes sociales (définies par l´économie et le régime de propriété) serait le résultat d´un long et lent processus, après la prise du pouvoir politique par des représentants de la classe ouvrière. Les anarchistes, en se basant sur les précédents de la Révolution Française et des autres soulèvements populaires survenus au long du XIXème siècle, identifièrent ces positions comme les signes avant-coureurs d’une volonté de pouvoir, autoproclamée par les avant-gardes révolutionnaires, par les intellectuels et les doctrinaires «amis du prolétariat» et également soutenue 18 par l’arrogance théorique de l´allemand Karl Marx (1818-1883). Il faut signaler ici, bien qu’elle n’ait suscité aucun écho politique à l’époque, la perception aigue dont a fait preuve le polonais Jan Makhaiski (1866-1926) – dont on peut lire Le socialisme des intellectuels, publié en 1979. Dès le début du XXème siècle, Makhaiski a identifié, dans la motivation des intellectuels liés au mouvement révolutionnaire, le désir d´imposer leur vision particulière des choses et de servir, en fin de compte, leurs propres intérêts, ce qui devait être partiellement confirmé, lors de la seconde post-guerre, par ceux qui identifièrent l’existence d’une nouvelle classe dominante en URSS, à laquelle ils donnèrent le nom de bureaucratie. En opposition à ces théories prétendument scientifiques, le doctrinaire anarchiste russe Piotr Kropotkine (1842-1921) mit l’accent sur les moments au cours desquels, dans la Grande Révolution (initiée en 1789), les sections de quartier parisiennes surent incarner les aspirations émancipatrices de l’ensemble du «petit peuple», tout comme sauraient le faire, des décennies plus tard, les protagonistes de la Commune de Paris, qui ne seraient finalement


épargnés par les envahisseurs prussiens que pour être fusillés, par milliers, par le gouvernement français, qui s’était entretemps réfugié à Versailles. Ainsi, à l’inverse des marxistes, les anarchistes joignirent-ils à la passion pour la révolution et à la passion plus forte encore pour la liberté individuelle, un mépris profond (voire une haine) envers ceux qu’ils accusaient d’être des oppresseurs et des exploiteurs du peuple travailleur (les tyrans, les monarques, et les partis conservateurs et autoritaires), mais également envers tous ceux qui aspiraient à prendre leur place au sommet de l’État et à s’emparer ainsi des moyens de coaction: les lois, la police, les tribunaux, les prisons, l’armée, le contrôle du territoire et de la population et la perception des impôts. Telle était bien, alors, une ambition commune aux libéraux, aux républicains et même aux autres écoles socialistes. Les anarchistes nourrissaient aussi les mêmes sentiments négatifs envers tous ceux – prêtres des diverses religions – qui prétendaient contrôler les consciences individuelles au moyen de codes de comportement prétendument d’origine divine. Les Eglises Chrétiennes (et plus spécialement l’Eglise Catholique Romaine et les Églises Orthodoxes, en raison de leur organisation fortement hiérarchisée) furent les plus particulièrement visées. L’Islam y échappa, en grande partie parce qu’il se trouvait alors en dehors de la sphère culturelle dans laquelle se situaient les penseurs occidentaux les plus préoccupés par la «question sociale». Et ce n’est pas par hasard que l’une des oeuvres qui stimula le plus les citoyens récalcitrants de la fin du XIXème fut un opuscule écrit par le russe Mikhaïl Bakounine (1814-1876) et qui avait pour titre Dieu et l´État (1882). Les nationalismes, qui se cristallisèrent à l’époque Moderne (surtout à partir du XIXème siècle) contribuèrent grandement à la consolidation des États-nations – en Europe et aux Amériques coloniales – ainsi qu’aux rivalités et conflits armés entre ces entités, en raison d’antagonismes ethniques, d’intérêts économiques, géostratégiques et autres. Et même en dehors de leurs zones d’influence culturelle directe – comme en Asie et plus tard en Afrique – l’exemple des occidentaux finirait par être suivi par les peuples de ces continentes, qui adoptèrent à leur tour le même modèle d’État-nation, avec les mêmes caractéristiques et des modes similaires de rivalité externe, quoique généralement plus brutales et

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désordonnées. Les prés de 200 états actuellement reconnus par l’ONU, qui constitue leur aéropage de référence, sont donc également le produit de ce modèle d’organisation politico-territoriale, né dans l’Europe moderne, et qui s’est propagé au-delà des frontières de celle-ci. En ce sens on peut penser que le tribalisme qui subsiste encore dans certaines régions d’Afrique (et que seule l´urbanisation croissante de leurs populations a affaibli progressivement) et, surtout, la virulente campagne anti-occidentale menée au cours des dernières décennies par les tendances les plus radicales du monde islamisé, ne sont, dans le fond, que l’ultime résistance prémoderne au processus d´instauration du modèle sociétal institué en Occident: État-nation, économie expansionniste et vie sociale laïcisée et individualisée. Mais qui est disposé de nos jours à accorder le moindre crédit à de tels acteurs qui semblent condamnés par l’histoire? 20 1.1 - Une longue histoire du pouvoir politique:

gouvernement, religion, État et institutions publiques

Le gouvernement des Humains n’est pas un «état naturel» mais plutôt un dispositif social, très ancien et bien enraciné, d’effectuation et de consécration de la domination de quelques-uns sur la majorité. Nécessaire, peut-être, pour éviter la lutte mortifère de «tous contre tous» selon la théorie du philosophe Thomas Hobbes (1588-1679). C’est pourquoi il est utile de partir d’un aperçu – rapide et simplifié à l´extrême – de l’évolution historique de la façon selon laquelle, au fil du temps, les sociétés humaines se sont organisées intérieurement et dans leurs relations mutuelles, de manière pacifique ou, plus fréquemment, de manière conflictuelle, en raison des carences de ressources dont elles souffraient. Jaime Nogueira Pinto (1946 - ), un analyste hétérodoxe portugais qu’on peut à juste titre qualifier de réactionnaire (en raison du fait qu’il s’insurge contre toute tentative d’innovation ou de dépassement du statu quo place en ouverture de son livre Ideologia e Razão de Estado: Uma historia do Poder (2013) l’ébauche de définition suivante: «L’idéologie est une conception ou représentation du monde qui inspire et légitime le pouvoir et ses finalités,


et l’organisation de la société en fonction de ces mêmes principes et finalités. La raison d’État présuppose que la communauté politique est supérieure aux individus et aux institutions qui la composent, dispensant d’obéir aux lois et aux règles communes tous ceux qui agissent en son nom et pour son bien» (pag. 10). En fait, toute l’histoire concrète du pouvoir et de l’État est ponctuée d’entorses et de violations de «l’idée» au nom de laquelle ils ont été sacralisés par leurs détenteurs. Nous pensons également qu’un auteur aussi critiqué que Samuel Huntington (1927-2008) a décrit, de forme anticipatrice et en des traits larges mais précis, le cadre stratégique dans lequel nous évoluons actuellement. Dans l’oeuvre de référence The Clash of Civilizations: Remaking of World Order (1996), il dresse le tableau des forces géo-stratégiques montantes et de leurs prévisibles conflits post-Guerre Froide,de manière novatrice, notamment quand il réhabilite les dimensions spirituelle et socio-culturelle pour rendre compte des liens et des conflits entre les êtres humains, à une époque où la raison économique et le «réalisme» nous semblaient absolument hégémoniques. D’où une troisième référence bibliographique à inclure dans l´introduction de notre discussion: le livre que le philosophe Fernando 21 Gil (1937-2006) a publié avec d’autres collaborateurs en 2003 et intitulé Impasses. Il nous y révèle les perplexités suscitées, sur le moment, par l’intervention militaire des Occidentaux en Irak, et par la manière dont ces évènements sont parvenus à la connaissance des citoyens du monde entier. Dans la continuité de la pensée évolutionniste du XIXème siècle – voir, par exemple, Lewis Morgan (1818-1881) et son oeuvre Ancient Society–, des anthropologues modernes ont défendu que certaines sociétés primitives ont pu exister pendant de longues périodes de temps sans que surgisse en leur sein un organisme spécialisé et expropriateur (l’État), chargé d´imposer une orientation déterminée à la totalité du tissu social dont il émanait. C’est le cas de Pierre Clastres (1934-1977) qui, dans La Société contre l’État (1974) et d’autres études, citait l’exemple des indiens d’Amérique, chez lesquels les chefs traditionnels disposaient d’un pouvoir symbolique mais non effectif, et devaient se soumettre au consensus du Conseil des Anciens pour les décisions les plus importantes et qui pouvaient affecter l’ensemble de la communauté. Il s’agit évidemment d’une thèse discutable, en raison notamment de la fragilité et des controverses que peuvent susciter les disposi-


tions méthodologiques mises en oeuvre dans sa recherche, et de la possibilité d’en transposer les résultats dans d’autres contextes sociaux. On comprend cependant que, derrière cette formulation conceptuelle, se profilait alors une autre question, idéologique cette fois-ci (en termes politico-culturels). Faisant face à ceux qui proclamaient que l’existence de l’État était inhérente à toute formation sociale stable et structurée (position habituellement assumée par tout penseur conservateur), Clastres affirmait qu’il pouvait en être autrement, puisqu’il avait existé des sociétés (dont les tribus qu’il avait étudiées) où cela ne s’était pas produit, laissant sous-entendre que cela pourrait se produire à nouveau. Mais, contrairement à la rhétorique de la philosophie marxiste qui prévoyait la disparition de l’État dans un futur marqué par la tendance irréversible vers l’abolition de la propriété privée et la dissolution des classes sociales, Clastres mettait plutôt l’accent sur les conditions «techno-environnementales» (c’est à dire, la nature environnante et la technologie disponible) et des conditions intrinsèques propres à la société (c’est-à-dire, sa culture) qui pourraient ou non proportionner les conditions nécessaires à une telle organisation, qu’il s´agisse de sociétés primitives ou, au contraire, de sociétés 22 futuristes et, pour l’heure, inimaginables. Notons au passage que, dans les cercles parisiens du milieu du siècle dernier, Clastres avait rompu avec bonne partie des intellectuels communistes pour se rapprocher des marxistes critiques de la revue Socialisme ou Barbarie, au sein desquels évoluaient des personnages comme Cornelius Castoriadis (1922-1997) et même Edgar Morin (1921- ). Toutefois, l’existence de sociétés traditionnelles ou communautaristes (dont certaines ont pu subsister jusqu’à notre époque, du fait de leur isolement) n’impliquait en rien que leurs relations internes soient totalement exemptes de phénomènes de domination ou d’exploitation des plus faibles par les plus forts. Dans certains cas, un équilibre remarquable avait pu s’établir et se maintenir au long de nombreuses générations entre la collectivité humaine et le milieu naturel environnant, au moyen de modes de production, d’échange et de consommation essentiellement coopé- ratifs, et d’une division sociale du travail non pétrifiée en classes sociales étanches et auto-reproductives. Dans d’autres cas, ces populations furent systématiquement dévastées par des hordes d’envahisseurs et de prédateurs, ou tyrannisées par certains de leurs propres membres.


Il faut également tenir compte des questions d’échelle et de complexité qui tendent à fracturer l’apparente continuité de ces diverses formes de vie collective des Humains. Pour mettre en évidence et classer ces différences, Ferdinand Tonnies (1855-1936) a utilisé les concepts de communauté et de société, tandis que Émile Durkheim (1858-1917) recourt aux concepts de solidarité mécanique (dans les sociétés traditionnelles de base paysanne) et de solidarité organique (dans les villes et sociétés modernes), pour distinguer deux types essentiellement différents de structure et de fonctionnement social. Dans le premier cas, les comportements, les actions et les représentations mentales des individus se reproduisent rituellement, selon la tradition, et correspondent à un modèle identitaire dans lequel le «nous» prévaut sur le «moi». Dans l’autre cas, les fonctions se formalisent et les rôles sociaux se diversifient, leurs interactions deviennent plus complexes, et les individus sont plus fortement incités à décider eux-mêmes de leurs trajectoires de vie. L’avenir se présente alors plus incertain et dépendant des dynamiques et des chocs des actions humaines. Il est logique d’en déduire que l’État – ou la forme de l’État – ne sera pas identique dans les deux cas. Les théoriciens marxistes eux mêmes ont été amenés à accepter une exception dans leur schéma de succession des différents «modes de production» identifiés dans l’histoire des sociétés européennes – esclavagiste, féodal et capitaliste – pour accommoder ce qu’ils avaient découvert postérieurement avoir existé en Extrême-Orient et d’autres régions de la Terre. Ils lui donnèrent le nom de «mode de production asiatique» qui consistait en un État central fort et une paysannerie réduite au travail de la glèbe. En réalité, et pour ne retenir que l’aspect descriptif, on peut dire qu’il y a toujours eu, depuis la plus haute Antiquité jusqu’au temps de nos grands-parents, des sociétés dominées par des monarchies héréditaires, qui régnaient «au nom de Dieu», par la force des armes ou de la croyance (intériorisée dans la conscience des membres d´une certaine population), et que cette fonction leur revenait, et à eux seuls. Certaines de ces monarchies exercèrent leur pouvoir, de forme relativement stable, sur un peuple et un territoire. Ce fut le cas des Chaldéens, de l’Égypte, des cités-états grecques, des Incas et des Aztèques aux Amériques, des dynasties chinoises ou des Maharadjah indiens. D’autres se

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sont basées sur la mobilité commerciale ou la rapine (comme l’antique Carthage, les pirates de l’Océan Indien, de la Mauritanie ou des Caraïbes, ou certains leaders tribaux asiatiques ou africains). D’autres encore ont cherché à étendre leur pouvoir impérial toujours plus loin, comme Alexandre de Macédoine, ou les empereurs Mongols, Perses et Nippons, et y sont parvenus avec une efficacité remarquable dans le cas des maîtres de Rome ou des Sultans ottomans. Dans certains cas, plus rares, l’Histoire a retenu la fonctionnalité et le progrès obtenus grâce à la conjugaison de la richesse et du pouvoir (un pouvoir non essentiellement personnel). Nous aimons toujours citer en exemple la démocratie athénienne (en minimisant le rôle qu’y avaient les esclaves) mais il faudrait y ajouter la Ligue Hanséatique (siècles XII à XVII) et les républiques de Gênes (siècles XI à XVIII) et de Venise (siècles IX à XVIII). Dans chacun de ces exemples il y a toujours un État qui se situe au- dessus de la société, et en général aussi au-dessus de son économie, d’où il extrait les moyens nécessaires à la subsistance 24 d’une classe gouvernante, qui leur impose les orientations désirées par celle-ci. En outre, il subsiste encore aujourd’hui des vestiges de ces états anciens qui se définissaient davantage par le contrôle qu’ils exerçaient sur une population donnée plutôt que sur un territoire délimité, encore que les deux dimensions aient été plus ou moins associées. On peut en citer comme exemple la Loya Jirga afghane – assemblée plénière des chefs traditionnels des diverses communautés du pays – avec laquelle le Président Hamid Karzai (1957- ) négociait encore récemment les limites de l’exercice de son pouvoir «national». Ou l’habileté négociale qui a permis à Muammar El-Kadafi (1942-2011) d’imposer le respect de son «comité révolutionnaire» aux chefs de tribus existant en Lybie, en acceptant de partager avec eux des ressources et des parcelles de pouvoir. Ou encore le mode de fonctionnement (dont nous ignorons presque tout) de l’État Islamique d’Irak et du Levant (ISIS), récemment vaincu, mais qui a dominé pendant trois ans, par la violence et la force des armes, un vaste territoire discontinu, et qui se définissait surtout par la manière dont il exerçait son pouvoir dans certaines villes et sur des populations, plutôt que par sa souveraineté à l’intérieur de


frontières clairement démarquées. Voilà quelques exemples contemporains d’états de facto, qui correspondent mal (ou seulement très partiellement), au concept moderne d’État-nation. Les Républiques sont fondamentalement une construction moderne et Occidentale, issue de l’Illuminisme du XVIIIème siècle (si on excepte quelques cas particuliers de l’Antiquité ou de la Renaissance hollandaise et italienne). Les expériences historiques des États Unis, de la France et de la Suisse ont forgé des modèles de concrétisation, différents entre eux, mais qui ont pu mettre en évidence leurs vertus (mais également leurs fragilités). La France, en particulier, a connu, à partir de la Grande Révolution, une succession de gouvernements centralistes et jacobins, de restaurations monarchiques, d’empires et de régimes parlementaires, d’autoritarismes temporaires et de présidentialismes. En Amérique du Nord, le processus d’indépendance (acquise par guerre), les caractéristiques de l’élite des fondateurs, et l’extension géographique du pays ont conduit à la création et à l’institutionnalisation d´un modèle d’État fédéral, qui s’est proposé (avec plus ou moins de succès) comme un exemple à suivre par d’autres pays présentant des conditions de grande dispersion et différenciation territoriale ou populationnelle. Dans le cas de la Confédération Helvétique, c’est la configuration géographique du territoire (dimensions modestes mais très accidentée), le caractère pacifique d’un peuple de paysans et la volonté de se soustraire aux convoitises dominatrices des puissances environnantes qui ont conduit à une neutralité armée, qui en est le socle fondateur (qui s’est d’ailleurs révélée plutôt bénéfique pour ces mêmes puissances), et à la pratique d’un fédéralisme politique conséquent, permettant la participation des communautés et des populations au sein de celles-ci, et respectueux de la diversité linguistique et religieuse. Il est vrai que l’État-nation de la Modernité a évolué et s’est perfectionné au fil du temps, dans ses institutions et ses modes de fonctionnement, mais également – dans une certaine mesure – dans la philosophie qui, idéalement, sous-tendait son existence et légitimait son action, à la lumière de la Raison et du Droit. Pour ne citer qu’un exemple, pendant une bonne partie du XIXème siècle, les régimes de monarchie constitutionnelle et les républiques d’Europe et d’Amérique du Nord étaient essentiellement des systèmes autorégulés par des normes juridiques impersonnelles,

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mais ce cadre ne les empêchaient pas d’admettre en leur sein des mécanismes d’accommodation qui toléraient la survivance de certaines aristocraties héréditaires encore puissantes (familles régnantes et leurs cours respectives), de privilèges spéciaux pour la religion d’État, ou d´énormes inégalités de richesse et de statut social entre les citoyens (non seulement entre hommes libres, serfs et esclaves, mais également en fonction du genre, de la race, etc.). En outre, les pays occidentaux étant parvenus, au cours des deux derniers siècles, à dominer pratiquement la totalité du monde, grâce à leur supériorité technico-militaire, ils y imposèrent un régime économique qui perpétua et renforça cette position dominante. C’est par cette voie que parvinrent également jusqu’aux recoins les plus distants de la Terre les échos des valeurs culturelles de ce même Occident, à savoir la liberté et la dignité intrinsèques de la personne humaine (inspirées en partie par le judéo-christianisme, et en partie par les «Lumières» du XVIIIème siècle); l’aspiration au progrès matériel, au bien-être et à l’enrichissement; et le projet d’émancipation de toute tutelle étrangère. Dans ces contrées lointaines, cette dernière aspiration s’est manifestée sous 26 trois formes: le rejet de l’esclavage et de l’exploitation impérialiste et coloniale; la liberté d’émigrer vers des lieux offrant de meilleures opportunités de vie; et aussi l’autodétermination politique, qui a donné naissance à la création de nouveaux états territoriaux, bien que ceux-ci n’aient été – et ne soient encore aujourd´hui – que des imitations très grossières des mécanismes de démocratie politique en vigueur en Occident, et notamment en ce qui concerne l’élite monopolisatrice du pouvoir, l’indépendance de la justice, l’exercice de la liberté d’expression et les arbitralités dans l´application des lois. Il s’agit en quelque sorte d’un détournement assez semblable à celui auquel se livrent, au sein même de l’Occident (dont l’Europe et l’Amérique Latine ont produit divers exemples historiques au siècle dernier), des régimes politiques dictatoriaux, qui déguisent leur nature despotique et inique sous le manteau de la démocratie. Ces démocraties, affublées le plus souvent de qualificatifs (démocratie nationale, organique, populaire, etc.) s’efforcent, par ce subterfuge incantatoire, de faire croire qu’elles agissent au nom et pour le plus grand bien du peuple. Au XXème siècle le progrès civilisationnel ne permettait déjà plus qu’un tyran ose se présenter tel qu’il était réellement. De nos jours, les dictatures assumées (comme celle de la Corée du Nord) sont encore


plus rares. Mais il y a encore en Afrique, au Moyen-Orient, en Asie ou en Amérique Latine, un grand nombre de pays qui ont des gouvernements élus et formellement démocratiques, mais où règnent des pouvoirs despotiques, qui confondent les masses qu’ils exploitent, et trompent les observateurs étrangers. Il y a encore une observation à faire en marge de cette ébauche de description de l’évolution des formes d’État. Celui-ci, en tant qu’instrument de pouvoir politique sur une population et un territoire donnés, s’est habituellement constitué à partir des éléments suivants: une entité qui gouverne; un bras armé (armée, police, prisons); une raison juridique (qui formule les lois, juge les infractions, etc.); un support économique (à travers la perception d’impôts, de droits de douanes et autres moyens); dans certains cas, un système de représentation populaire et, presque toujours, une légitimation d’ordre symbolique (religieuse ou non). Il est toutefois permis de penser que des formes primitives d’«État social» ont surgi bien avant le XXème siècle comme on l’entend fréquemment, étant donné qu’il existait depuis longtemps des institutions spécialisées dans l’assistance aux malades et aux plus nécessiteux de la société (hospices, hôpitaux, confréries), crées et financées par les monarques ou les congrégations religieuses. Ont surgi ensuite institutions d’enseignement destinés à l’éducation générale des classes bourgeoises et populaires. Il y eut également des initiatives destinées à promouvoir des savoirs érudits (artistes, savants, académies). Cet ensemble donnait lieu à ce que l’on pourrait décrire comme des activités de service public, extensives dans le passé aux foires et marchés et aux «régiments» (statuts) des corporations de métiers (pour réglementer les activités des maitres, artisans, apprentis, marchants, colporteurs, marins et nautoniers, etc.) auxquels s’ajoutèrent, plus tard, les postes (et télégraphes et téléphones), certains moyens de transport collectifs, les services d’illumination urbaine ou de distribution d’eau potable. Aucune de ces activités ne dépend, de forme essentielle ou intrinsèque, des compétences souveraines de l’État. Simplement, à une certaine époque et pour des raisons précises (généralement d´ordre économique ou technologique), ou dans des situations de force majeure (épidémies ou catastrophes naturelles), les gouvernements ont senti la nécessité de répondre à des besoins urgents des populations, et n’avaient pas

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d´autre forme pour le faire si ce n’est en mobilisant des moyens qui se trouvaient à leur disposition et sous leur responsabilité directe. D’un point de vue conceptuel, il est donc toujours légitime de faire la distinction entre État souverain et services publics: ces derniers, bien que toujours nécessaires et opportuns, peuvent être fournis de manières différentes, avec des coûts et une efficience à déterminer au cas par cas. On sait que ces services d’intérêt public (ou général) constituaient également, en partie, des manifestations de la générosité du roi ou des puissants (ou de prudents investissements, inspirés par la crainte d´un éventuel Jugement Dernier). Ils n’étaient que bien plus rarement le produit de la clairvoyance, ou d’une compassion sincère, de la part des Seigneurs. Ces circonstances n’en diminuent pas pour autant l’importance, pour leurs bénéficiaires et les nécessiteux (ces derniers étant toujours beaucoup plus nombreux que les premiers), ni la contribution qu’ils ont apportée aux progrès de la science, de la connaissance, et à la création et à la conservation d’extraordinaires oeuvres d’art ou de culture, qui nous émerveillent encore aujourd’hui. 28

Dans le cadre du «pacte social» implicite établi en Occident entre les forces du travail et les représentants du capital, ce qu’il est convenu d’appeler l’«État Social» a pris une envergure et une signification bien plus grande. Ce fut le cas plus spécialement dans les démocraties d’Europe occidentale, mais ces acquis se sont partiellement étendus aux autres continents par la force de Traités et l’action d’institutions internationales spécialisées comme l’OIT, l’OMS, l’UNESCO, etc., fondées sur les principes d’universalité, d’objectivation de droits et de gratuité (au moins tendancielle). Une perspective libertaire moderne ne peut pas ignorer cette réalité, même quand il s’avère nécessaire d’y ajouter de nouveaux critères tels que l’individualisation, la responsabilité partagée et la solidarité. Quant au concept de nation, la pensée socialiste en général, et l’anarchisme en particulier, lui ont rendu un service inestimable en apportant à la conscience publique la connaissance des véritables intérêts de classe qui se dissimulaient presque toujours sous les appels au patriotisme et dans les manifestations de glorification nationale, bien avant que les historiens les aient identifiés et les aient formulés par écrit, avec la rigueur scientifique possible. Les anarchistes ont assumé l’internationalisme – a-patriotique et an-


ti-nationaliste – comme l’un des traits distinctifs de leur doctrine, et ont ainsi contribué (avant l’heure) à l’émergence de ce qui constitue aujourd´hui les principes et les politiques supranationales: la coopération et l’action solidaire universelles. Pour eux, la seule patrie qui comptait était la «patrie humaine». Ils ont donc combattu, de forme radicale, le nationalisme, qu’ils voyaient comme une source empoisonnée d’antagonismes entre les peuples, dont les guerres étaient la plus néfaste des manifestations. De nos jours, même un esprit libertaire peut reconnaitre l’existence sociale des nations, enracinée avant tout dans une culture et une mémoire historique commune. Et admettre que l’État a joué un rôle dans cette consolidation identitaire, malgré le fait d’avoir presque toujours été dirigé par des acteurs qui en ont fait leur instrument de domination privée. Par l’institution forcée de règles de droit, par son action de défense contre les agressions ou menaces extérieures, par l’organisation de réponses solidaires aux catastrophes et l’assistance aux victimes, par la normalisation de pratiques culturelles émanant de la société civile (langues, religions, us et coutumes), et par la démarcation des frontières territoriales physiques elles-mêmes, l’État a eu un rôle crucial dans 29 l’affirmation identitaire d’une population donnée comme nation. C’est ainsi qu’au cours des derniers siècles s’est forgée une réalité sociologique supplémentaire, qu’il serait vain d’essayer de nier, et qui s’ajoute aux réalités «naturelles» plus anciennes que sont la famille et la tribu ethnique, et aux réalités «non naturelles» (en tant que créations, strictement humaines, d’idées et de manifestation de volonté) que furent l’État, la guerre ou les empires. Prenons l’exemple du Portugal, pays de faibles dimensions et situé à la périphérie de l’Europe: il est indéniablement une nation; et s’identifie par la volonté qu’il a démontrée de résister à l’annexation par ses voisins ibériques, par l’épopée maritime dont il a été le protagoniste aux XVème et XVIème siècles (en consonnance avec la culture européenne de la Renaissance), par la vaste «communauté» (ainsi désignée, faute de meilleure expression, malgré les innombrables contradictions qu’elle enserre) des pays lusophones et, peut-être surtout, par les oeuvres littéraires universelles de Camões et Fernando Pessoa, ou même la chanteuse Amalia Rodrigues (auxquels certains aimerait ajouter le nom de Cristiano Ronaldo, joueur de football actuel de renommée mondiale).


Le libertarisme devrait donc accepter la réalité sociale qu’est la nation moderne, sans pour autant cesser de s’opposer un seul instant au nationalisme, qui s’alimente de l’hostilité envers des tiers, et tout en continuant à promouvoir les propositions qui dépassent le cadre national pour aller dans le sens de la compréhension, de l’entraide, de l’appui aux peuples plus défavorisés et de la préservation de la paix mondiale. Il convient de faire ici une référence à la volonté manifeste de certains peuples ou nations opprimés par des états étrangers (impérialistes ou voisins plus puissants) de se libérer de ces contraintes pour créer leur propre État souverain. Deux cas concrets font actuellement débat et suscitent interrogations et perplexités au sein de nos opinions publiques, en raison notamment de proximités géographiques. Il s’agit du processus d’indépendance de la Catalogne (par rapport à l’Espagne) et de la revendication ancienne des Kurdes de constituer un État à partir d’un territoire montagneux reparti entre la Turquie, l’Iran, la Syrie et l’Irak. En ce qui concerne la Catalogne, son identité culturelle, anci30 enne et reconnue, s’exprime de forme entièrement pacifique et démocratique, et a acquis dernièrement une vigueur particulière. Son autonomie politique et administrative, acquise dans les années 30, a été de nouveau consacrée dans le cadre de la Constitution de l´État espagnol de 1978. Il est possible que, sur le plan économique et budgétaire, les Catalans se sentent spoliés par le gouvernement de Madrid, mais il est également possible d’invoquer l’argument de leur manque de solidarité avec les régions plus pauvres de la péninsule qui bénéficient du partage de leur richesse. Leur statut d’autonomie pouvant être révisé (éventuellement dans le cadre d’un État Fédéral qui leur serait plus favorable), on ne voit pas très bien ce que l’indépendance politique complète pourrait apporter de meilleur à la population, sauf bien entendu les avantages évidents qu’en retirerait l’élite indépendantiste dirigeante. On pourrait en dire autant, dans le contexte de l’Union Européenne et du monde globalisé dans lequel nous vivons, à propos de l’Écosse, des Flandres belges ou du «nord» de l’Italie, réminiscences d’un passé historique turbulent, que la tendance à l’intégration globale tend à effacer. Le modèle proudhonien de fédéralisme ne serait-il pas toujours préférable, en l’adaptant aux circonstances présentes?


Le cas du peuple Kurde est sensiblement différent, dans la mesure où les divers états occupants ont longuement exercé sur lui une domination brutale, et foulé aux pieds ses droits humains les plus légitimes. En réponse à cette situation, et suivant d’autres exemples bien connus dans la région et au-delà, les adeptes de l’indépendance kurde qui se sont transformés en guérilleros, les peshmerga (majoritairement mais non exclusivement liés au PKK, le Parti des Travailleurs du Kurdistan), et qui ont reçu l’appui des États Unis pour combattre l’État Islamique en Syrie, mènent simultanément une résistance armée contre les autorités et les militaires qui les oppriment, en Turquie essentiellement. En ce qui concerne les Kurdes, leur droit à l’autonomie en tant que peuple et territoire ayant une identité propre, semble passer nécessairement par la création d’un nouvel État, à l’instar de ce qui s’est produit pour Israël en 1948 et le Timor Oriental à la fin du siècle dernier, et n’a pas eu lieu pour les Arméniens, victimes en 1915 du génocide turc. (Et nous ne saurions dire si ce serait également le cas pour les Tchétchènes du Caucase, écrasés par la Russie il y a moins de vingt ans.) Certains anarchistes ont répandu l’idée que le PKK et son leader 31 historique Abdullah Oçalan (1949- ) – emprisonné depuis 1999 et condamné à mort en Turquie, peine commutée plus tard en prison perpétuelle – auraient renoncé au marxisme-léninisme pour, sous l’influence présumée du municipalisme libertaire de Bookchin, adopter un projet politique de «communautés autonomes fédérées» au lieu d’un État national traditionnel. C’est, en tout cas, ce qu’affirme Pierre Bance (1948- ) dans Un autre futur pour le Kurdistan? (2017). Nous avons déjà assisté à de nombreux cas de ce genre de volontarisme bienveillant, de la part de citoyens occidentaux, en relation avec des rebellions distantes. La Tchétchénie, le Nicaragua ou, il y a plus longtemps, le Cuba des «barbus» ont connu des épisodes semblables, pour déboucher sur des dictatures implacables, d’une couleur ou d’une autre. Nous ne savons pas ce qu’il adviendra du Kurdistan, mais une chose est sûre: les fournisseurs des armes utilisées par leurs combattants ne travaillent pas «pour des prunes». Dans le passé, il s’agissait de forces occultes, animées d’on ne sait quelles intentions. Aujourd’hui, ce sont les Etats Unis – qui avaient livré Oçalan aux Turcs, et qui considèrent toujours le PKK comme une organisation terroriste (depuis 1997) – qui le font pour intervenir en Syrie et combattre l’État Islamique par des


tiers interposés. Il ne s’agit pas de fréquentations recommandables, surtout quand il faut défendre les valeurs de liberté, de tolérance et de justice. Mais laissons-leur le bénéfice du doute, que l’avenir prochain se chargera de dissiper. Il y a donc bien, au stade actuel de notre développement humain, des situations qui justifient l’engagement d’un peuple national pour vaincre une domination étrangère, se constituer en État et pouvoir ainsi obtenir sa pleine autonomie et avoir voix au chapitre sur le plan des relations internationales. Le dernier grand mouvement général d’émancipation de ce type a été, dans la seconde moitié du siècle écoulé, l’indépendance des territoires coloniaux des vieilles puissances européennes. Reconnaissons delà, en dépit de la mauvaise qualité générale des classes dirigeantes mises en place, de leur voracité dominatrice et des jeux auxquels elles se sont prêtées dans le cadre de l’affrontement Est-Ouest. On peut se demander comment envisager ces problèmes d’un point de vue anarchiste. Il nous semble que la majorité des libertaires condamnera les luttes «nationales» qui, selon eux, ne servi32 raient qu’à aider à construire le trône sur lequel s’installeraient les nouveaux Seigneurs, au lieu de se consacrer à la critique de toute forme de pouvoir. Certains toutefois, suivant l’exemple de Bakounine, qui défendit la cause des peuples slaves soulevés contre les dominations impériales germanique et russe, et peut être fascinés par le courage et l’abnégation de certains de ces combattants populaires – indiens du Chiapas ou peshmergas kurdes – soutiennent que ces dynamiques sont porteuses de potentialités susceptibles de dépasser le concept de l’État traditionnel. Il est donc probable que cette «question nationale» ne saurait être tranchée de forme univoque et abstraite, et qu’elle exige avant tout une appréciation pondérée des divers facteurs en jeu dans chaque cas concret. Nul besoin d’être un spécialiste en Histoire ou en Anthropologie pour deviner que le panorama des États-nations existant actuellement dans le monde ne se maintiendra pas éternellement. Malgré la pression du «mondialisme», et en dépit des différences qualitatives qui les séparent, on assiste déjà à l’émergence de phénomènes nouveaux, dont se détachent, dans une position singulière et avantagée, la République Populaire de Chine – Etat de


parti unique conjuguant la liberté économique capitaliste avec des libertés civiques très limitées pour ses citoyens – et une Russie – qui a conservé une bonne partie des mécanismes de domination centralisée du vieux Kremlin, mais qui fonctionne maintenant dans un climat économique de marché assez monopoliste, tant au niveau interne comme à l’extérieur. Dans de grands espaces régionaux (Proche-Orient, Asie-Pacifique, Afrique et Amérique Latine) commencent à pointer de nouvelles puissances, aux ambitions contrastantes mais bien différenciées, qui parfois s’affrontent entre elles, et qui adaptent, chacune à sa manière, le modèle démocratique en vigueur dans l´ordre mondial «ONUsien». Et même dans les pays dotés de régimes démocratiques consolidés (l’Occident) ou qui s’en inspirent véritablement, on voit surgir des problèmes politiques qui remettent en cause la légitimité des fondements de l’État. Des tensions se font sentir pour exiger une plus grande participation et empowerment des citoyens et des groupes (d’intérêt ou identitaires) organisés en associations, ou produits par des pulsions autonomistes ou indépendantistes d’anciennes identités culturelles- nationales, intégrées de longue date par la force dans un État plus vaste, ou encore quand il faut affronter le défi de céder des parcelles de souveraineté en faveur d’un me- 33 ga-État supranational (comme c’est le cas de la «construction européenne»), entendu comme la seule voie possible pour pouvoir résister avec succès aux nouvelles «grandes puissances» qui se profilent au niveau mondial. Finalement il est impossible d’éviter une référence au fait que, contrairement au credo anarchiste selon lequel, une fois l’État disparu, la Société prendrait «naturellement» le chemin vers l’auto-régulation et d’un «vivre-ensemble» équitable, le dernier demi-siècle a montré, par des exemples dramatiques (Somalie, Liban, Syrie, Yémen, Libye et autres «états faillis»), comment le désordre et la rapine des plus forts s’installent en cas d’effondrement de toute autorité centrale. Dans tous ces pays, c´est l’«anarchie », au sens le plus péjoratif du terme, qui règne. C’est donc dans ce contexte historique, et dans des conditions économiques et socio-culturelles radicalement nouvelles, qu’il faut envisager aujourd´hui le «problème de l’État», en essayant de s’enquérir de la manière par laquelle cette entité étrange et omniprésente peut être corrigée et modifiée dans un sens plus


positif pour les sociétés qu’elle tutelle, sans exclure l’examen d’un scénario de disparition totale, mais à ne pas confondre avec une inexistence imaginaire – ce qui constitue un scenario idéo-philosophique qui ne nous intéresse pas et pour lequel nous n’avons pas la moindre aptitude.

1.2 - Critique et combat de la domination

politique : révolutions et reformes Malgré l’intuition d’un précurseur comme William Godwin (17561836), qui croyait par-dessus tout aux capacités émancipatrices de l’école et de l’instruction, plutôt qu’à une quelconque réforme ou transformation politique, il a fallu attendre le cri de révolte du français Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865) pour qu’une philosophie anti-état et anticapitaliste commence à s’élaborer sur la base des valeurs fondamentales du travail, de la coopération et de la liberté. On était alors dans l’Europe des années 1830-1840. En France, la monarchie embourgeoisée et financière de Louis- Philippe d’Orléans faisait, en Algérie, les premiers pas vers la moderne 34 colonisation des territoires africains, tout en ignorant les avertissements lancés par les rebellions des canuts (tisserands) de Lyon. L’Angleterre expérimentait la réforme politique qui façonnerait la démocratie parlementaire moderne, en reconnaissant l’autonomie des mouvements sociaux et s’affirmant simultanément en faveur de l’abolition de l’esclavage et de la construction du fameux empire colonial «sur lequel le soleil ne se couchait jamais». Dans une Allemagne et une Italie encore fragmentées en d’innombrables petits états, les nationalismes gagnaient force d’expression en Europe, comme en Amérique Latine. L’Espagne se déchirait en guerres de succession monarchistes entre carlistes et bourbons, navarrais et castillans. Les industries extractives, métallurgiques et chimiques se développaient avec une force et à une échelle nouvelles, dans plusieurs pays qui prendraient la tête des transformations économiques et sociales dans le monde entier, rencontrant la forte résistance d’intérêts accrochés à la défense de formes d’exploitation économique que la conscience humaniste ne tolérait plus, résistance localisée surtout sur le continent américain et dans l’immense pays qu’était la Russie. En Asie, Afrique et Océanie, des structures sociales ankylosées étaient «mûres» pour être mises à défi par l’aventure de la modernisation. Et un


petit pays comme le Portugal, situé tout au bout de l’Europe, cherchait la catharsis nécessaire à son entrée dans la Modernité. Les échos des appels à la liberté qui résonnaient dans toute l’Europe parvenaient aussi à la Russie despotique des Tsars et du knout (fouet), des formes communautaires de production (le mir des paysans et l´artel des artisans) sujettes toutefois à la «rente» découlant du régime de servage encore en vigueur (qui ne fut aboli légalement qu’en 1861 par le Tsar Alexandre II). Des conspirations furent découvertes ou inventées qui donnèrent toujours lieu à de lourdes peines pour les conjurés, comme en témoignent les «décembristes» de 1825 ou des combattants comme Aleksandr Herzen (1812-1870) et son journal Kolokol (la Cloche). Ce sont des hommes de cette trempe qui ont inspiré les écrivains et futurs doctrinaires de l’«idée anarchiste» que furent Léon Tolstoï (18281910) et Kropotkine, et non les révoltes violentes qui enflammaient de temps à autre les cosaques ou les géorgiens. Ils étaient tous les deux d’origine aristocratique (Kropotkine était même apparenté aux Romanov) et tous deux firent preuve d’une extraordinaire abnégation personnelle, en abdiquant des privilèges hérités pour parcourir les chemins d’une lutte ardue et incertaine en faveur 35 d’une émancipation sociale et politique qui embrasserait le peuple tout entier. Mais leur «anarchisme viscéral» prit des orientations différentes. Outre les merveilleux romans qu’il écrivit et qui caractéri sent si bien l’«âme russe», Tolstoï s’inclinait vers une attitude de renoncement, de résistance passive à l’autoritarisme, en misant sur l’exemple moral et l’éducation; il renouait ainsi avec une espèce de culture chrétienne primitive, en marge et en opposition toutefois à l’Église Orthodoxe, compromise depuis fort longtemps avec l’impérialisme tsariste. Kropotkine fut officier de l’armée, explorateur et géographe des grandes steppes sibériennes, mais il se lia aux anarchistes occidentaux, ce qui l’amena à connaître la prison dans la sinistre forteresse de Pierre et Paul à St. Pétersbourg, dont il s’évada pour venir vivre en Europe en 1876. Il entreprends désormais carrière de révolutionnaire. Outre la solidarité sans ambiguïté qu’il exprima envers tous ceux qui luttaient pour la liberté (ce qui lui valut à nouveau la prison, en France cette fois), il se consacra essentiellement à l’écriture d’innombrables textes doctrinaires et de propagande, publiés en livres, brochures et journaux, presque toujours rédigés en français, mais traduits par la suite en de nombreuses langues et pays.


Avant eux, un autre Russe avait apporté une importante contribution à l’élaboration de la philosophie politique anarchiste. Il s’agit de Bakounine. Issu de la petite noblesse rurale, il étudia la philosophie et l’histoire à Berlin, mais il fut avant tout un insurgé; présent sur les barricades de Prague et de Dresde en 1848, il participa à l’insurrection polonaise de 1863; emprisonné et livré à la Russie par les Autrichiens, il fut incarcéré dans la même forteresse de St. Pétersbourg que Kropotkine (de 1851 à 1857), puis déporté en Sibérie, d’où il s’évada pour rejoindre l’Occident (via l’Amérique), s’établissant définitivement à Londres d´abord, puis en Suisse et en Italie, où il ne manqua pas de prendre part à une révolte communale qui éclata à Bologne (dans les années 70). Pan-Slave et libertaire, Bakounine conspira dans des sociétés secrètes, forma et inspira des révolutionnaires fanatiques comme Sergey Netchaïev (1848- 1882) et écrivit, entre autres, Étatisme et Anarchie (1873). Pendant la Révolution Russe, les militants anarchistes ont été présents sur différents fronts, mais ils furent successivement écartés ou écrasés, à mesure que se renforçait l’hégémonie du parti Bolchevik sur l’ensemble du processus. Leur proposition 36 d’organisation syndicale des travailleurs de l’industrie est arrivée tard et fut dépassée par l’agit-prop communiste, appuyée par les instruments de force de l’État, dont les bolcheviques avaient pris le contrôle. Les soldats de l´Armée Rouge de Trotsky (1879-1940) écrasèrent la résistance du Soviet des ouvriers et marins de Cronstadt, qui croyait en une démocratie des travailleurs plutôt que dans une «dictature du prolétariat». Et cette même Armée Rouge vainquit, en Ukraine, l’armée paysanne de Nestor Makhno (1888-1934), qui avait été son alliée pour affronter avec succès les nationalistes et les armées «blanches» restaurationistes. Au cours du dernier quart du XIXème siècle l´Italie fut un autre creuset bouillonnant de «l’idée anarchiste », d’où émergea un ensemble de propagandistes remarquables, dont le chef de file a été, indubitablement, Errico Malatesta (1852-1932). L’unification de l´Italie et le Risorgimento donnèrent libre cours à l’action insurgente de révolutionnaires et patriotes comme Buonarroti (17611837), Garibaldi (1807-1882) ou Mazzini (1805- 1872), mais leurs carbonarias (organisations secrètes), leurs expéditions et leurs soulèvements armés finirent par céder devant les intérêts dynastiques de la Maison de Savoie, les projets économiques


de la bourgeoisie industrielle en développement dans le nord du pays, et les habiles manoeuvres diplomatique du Comte de Cavour (1810-1861) en faveur de la formation du Royaume d´Italie, parachevée l’année de la mort de Cavour. En son temps, Mala testa connut personnellement Bakounine et Kropotkine et assista (avec intérêt mais aussi une certaine méfiance) à l’affleurement d’un syndicalisme ouvrier d’action directe, qui rejetait l’intervention de l’Etat et la médiation du droit dans les relations collectives entre salariés et patrons. Mais surtout il assista au dépriment spectacle de la Guerre de 1914-1918, et à la mobilisation nationaliste du fascisme, qui porta au pouvoir son chef Mussolini (1883-1945). Les anarchistes italiens furent persécutés sous le fascisme et parti cipèrent à la résistance armée contre l’occupation allemande pendant la Guerre de 1939-45. Mais c’est tout juste s’ils sont parvenus à survivre en tant que mouvement d’idées dans la République démocratique qui s’ensuivit. Les efforts d’un modéré comme Carlo Rosselli (1899-1937), en faveur d’un socialisme libéral, n’eurent pas plus de succès. L’italien de naissance connu sous le nom de Lanza del Vasto (1901-1981) aura eu un peu plus d’influence, à l’avenir, disciple chrétien qu’il était du grand idéologue et militant de l’action non-violente que fut Mohandas Gandhi (1869-1948), 37 lequel avait joué un rôle non négligeable dans le processus d’indépendance de l’Inde, conclu en 1948. Dans la France d’après Napoléon III et d´après la Commune de Paris, sous le régime parlementaire de la IIIème République, la communarde Louise Michel (1830-1905) fut pendant de nombreuses années une référence vivante, secondée par l’effort militant de Jean Grave (1854-1939) et, en Belgique, par l’éminent géographe Élisée Reclus (1830-1905), comme cela avait été le cas en Suisse avec le typographe James Guillaume (1844- 1916). Sur la fin du siècle et après une campagne infructueuse d’attentats personnels – commis par Ravachol (1859-1892) et d´autres – on assista au lever d’une nouvelle aurore avec la naissance d’un syndicalisme révolutionnaire, incarné par la Confédération Générale du Travail (CGT, fondée en 1895 et enrichie postérieurement par la confluence avec des Bourses du Travail, plus décentralisées). La CGT offrit un modèle d’organisation et d’action collective, suivi avec succès dans plusieurs pays – dont le Portugal, en raison probablement de l´influence culturelle française dans ce peuple latin.


Au pays du Roi-Soleil, de Napoléon, de son pathétique neveu-empereur et des révolutions, l’anarchisme a toujours eu une place assurée, à travers des manifestations bien différenciées. Ce fut le cas avec Eugène Humbert (1870-1944) et le néo-malthusianisme (défenseurs d’un contrôle volontaire de la natalité), ou plus tard, avec la conviviale camaraderie amoureuse de E. Armand et l’anarchisme individualiste, redécouverts dans la philosophie de l’allemand Max Stirner (1806-1856). D’une manière plus consistante et organisée, Sébastien Faure (1858-1942) développa une activité de propagande très prolongée et importante, bien que présentant des aspects controversés et même polémiques, tels que l’appartenance simultanée à la franc-maçonnerie, l’investissement dans l’éducation infantile à travers La Ruche Ouvrière, la suspension de l’appel à la désertion des soldats en 1914, ou encore sa proposition (approuvée) de réunir tous les principaux courants anarchistes au sein d’une seule organisation dite «de synthèse». La Fédération Anarchiste, fondée après la IIème Guerre Mondiale et qui existe encore aujourd’hui, est le résultat de cette décision. En son sein se distinguèrent des militants comme Maurice Joyeux 38 (1910-1991). Elle compta aussi avec la collaboration des chanteurs d’«Amour & Anarchie» –Georges Brassens (1921-81), Léo Ferré (1916-93), Jacques Brel (1929-78) –, et donna naissance, dans les années 70, à une première Radio Libertaire, initialement pirate (mais légalisée par la suite). À sa périphérie, de nombreuses autres initiatives se succédèrent au cours de la seconde moitié du XXème siècle. Il faut retenir, entre autres, Gaston Leval (18951978) et ses Cahiers de l´Humanisme Libertaire; Louis Lecoin (1888-1971) qui, au moyen d’une grève de la faim entamée alors qu’il avait déjà 74 ans, arracha du Président de Gaulle la reconnaissance du droit à l’objection de conscience face au service militaire; Daniel Guérin (1904-1988) qui fit sortir l’(homo)sexualité du ghetto où elle était enfermée et donna naissance à ce qu’on a appelé le marxisme libertaire; l’Union Pacifiste; la revue Anarchisme et Non-Violence, animée par le belge Hem Day (1902-1969) et d’autres francophones. Finalement, sur le plan symbolique, «Mai 68» avait indubitablement des contenus anarchistes, dont Daniel Cohn-Bendit (1945) fut le meilleur interprète, même si, sur le terrain, ce furent les courants trotskystes et maoïstes, formés au sein des universités,


qui comptèrent le plus. Après la«débâcle» de 1940, l’occupation allemande et la libération – marquées par l’émergence de la figure du Général de Gaulle (1890-1970), qui revint au pouvoir en 1958 pour sceller la fin de l’empire colonial français – la France était entrée dans une nouvelle phase de modernisation et tentait de garder son rang de «grande puissance» grâce à ses atouts nucléaires, aux avancées de sa science et de sa technologie dans certains domaines, et au prestige dont ses intellectuels et sa culture jouissaient encore dans le monde. Elle n’avait cependant pas porté assez d’attention à sa population, et en particuliers aux jeunes issus du baby-boom de l’après-guerre, entrés dans une nouvelle «ère communicative» (grâce à la télévision et au tourisme), et aux grands flux migratoires, parmi lesquels les naturels de ses anciennes colonies allaient lui causer bien des tracas. L’éruption de Mai 68 et le départ du Général ne furent que le commencement et l’annonce d’un déclin, que la tentative auspicieuse du Président Mitterrand (1916-1996) ne parvint à freiner. Sur le plan de la pensée – théorique, politique ou spéculative –, la France de nos jours nous a aussi donné des oeuvres philosophiques comme celles de Michel Foucault (1926-1984) ou Michel Onfray (1959 - ). Mais que se passait-il, pendant ce long laps de temps, dans les pays de culture anglosaxonne ? Après que Marx et quelques autres de ses amis aient surpris l´Europe en 1848 avec la publication du Manifest der Kommunistischen Partei, les internationalistes, amis de la cause ouvrière (révolutionnaires, réformistes et mutualistes ; marxistes, proudhoniens, bakouninistes et trade-unionistes), fondèrent en 1864, à Londres, la première Association Internationale des Travailleurs (AIT), au sein de laquelle ils transportèrent aussitôt leurs divergences politiques et philosophiques. L´affrontement entre les adeptes d´un socialisme d ´État (présenté comme « scientifique ») et les défenseurs d´un socialisme anti-autoritaire débuta dès ce moment, opposant les disciples de Marx à ceux de Bakounine ou Proudhon. En Allemagne, où les marxistes ont toujours eu le dessus (avec quelques bonnes têtes pensantes), leurs théories n´ont commencé à être mises en pratique qu´après le processus politique et militaire d´unification nationale qui amena à la création du IIème Reich et à l´affirmation interne et externe ( y compris coloniale) d´un politicien de l´envergure de Bismarck (1815-1898),appuyé

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par Moltke «le Vieux» (1800-1891), Chef du Haut Etat Major de l´Armée allemande et stratège victorieux des guerres contre le Danemark, l´Autriche et la France, qui établirent la suprématie allemande dans l´Europe Centrale de cette époque. C´est alors que l´industrie prit son essor, mais aussi la science et la scolarisation, l´assistance sociale et la possibilité d´organiser des syndicats autonomes de travailleurs. L´anarchisme, qui n´avait qu´une très faible implantation sociale dans le pays, s´illustra grâce au travail individuel de l´historien autrichien Max Nettlau(1865- 1944), à l´effort antimilitariste de Erich Musham (1878- 1934), à la réflexion philosophique du juif Martin Buber (1878-1965), aux idées et à l´action pacifiste de Gustav Landauer (1870-1919), ou à celles du militant syndicaliste Rudolf Rocker (1873-1952),très influent quant à la réactivation d´une nouvelle Association Internationale des Travailleurs, d´orientation syndicaliste-révolutionnaire, qui finit par voir le jour à Berlin en 1922. Au contraire, en Hollande, Domela Nieuwenhuis (1846-1919), Bartholomeu de Ligt (1883-1938) Albert de Jong (1891-1970) et autres fondèrent, en 1904, une Association Internationale Antimilitariste (dont la Wars Resister´s International, fondée en 1921 est la continuatrice jusqu´à nos jours). Ils 40 s´engagèrent également dans une action militante antialcoolique dans le milieu ouvrier alors très affecté par ce fléau social. Après la défaite subie lors de la Grande Guerre, le chaos révolutionnaire qui s´ensuivit et la crise économique et financière qui mit le pays à genoux, un démagogue dément nommé Hitler (18891945) n´eut pas grand mal à enflammer les sentiments revanchistes de nombreux allemands, et finir par se hisser aux fonctions de chancelier par la voie électorale. On connait bien la tragédie qui en résulta, pour l´Europe et pour le monde, à laquelle seules la trempe de lutteur du britannique Winston Churchill (1874-1965), et l´intelligence politique de l´américain Roosevelt (1882-1945), furent capables de résister jusqu´à la victoire de 1945. Tout comme la première, cette deuxième Guerre Mondiale divisa à nouveau les anarchistes, partagés entre la volonté de se battre du côté le plus juste ou de continuer à affirmer leur opposition de principe à la guerre. En Angleterre, par exemple, c´est cette seconde position qui l´emporta et les rares militants encore actifs au niveau de la propagande échouèrent dans les camps de concentration, mêlés aux objecteurs de conscience pour des motifs religieux ; et leur organe de presse, Freedom, fondé en 1886, fut interdit.


Freedom est le titre le plus ancien de la presse anarchiste encore en circulation, jusqu´à 2014 comme journal mensuel, et depuis sous forme de revue semestrielle et numérique. Il compta après la guerre avec la collaboration d´écrivains comme Herbert Read (1872-1970) et le philosophe et mathématicien Bertrand Russel (1872-1970), extrêmement actif dans la Campaign for Nuclear Disarmament, et de militants de la nouvelle génération comme Colin Ward (1924- 2010). Et jusque dans les pays scandinaves, où la social-démocratie accepta de conserver la royauté à la tête de l´État, mais mit en place des modèles civilisationnels encore peu communs à l´époque, on peut enregistrer l´importance socio-culturelle du dramaturge norvégien Henrick Ibsen (1828-1906), et l´implantation, en Suède, d´une petite centrale syndicale d´inspiration libertaire (la SAC, Sweriges Arbetares Centralorganisation), fondée en 1910 et qui existe encore aujourd´hui. Quant aux Etats Unis d´Amérique du Nord ce n´est qu´après avoir résolu par les armes la querelle civile au sujet de l´esclavage (des africains) et parqué les indiens dans des réserves, que le pays 41 commença à croitre et à se tourner vers l´avenir. L´impact des idées de Proudhon y a néanmoins été notable, mais seulement parmi les minorités nationales européennes qui y débarquèrent, dans un environnement qui était déjà habitué à l´existence de communautés égalitaires, refermées sur elles-mêmes, et surtout constituées sur la base de croyances religieuses minoritaires et hétérodoxes. Josiah Warren (1798-1874), William Greene (18191879), Lysander Spooner (1808-1887) ou surtout Benjamin Tucker (1854-1939) sont des noms à retenir dans toute histoire des doctrines socio-politiques engagées dans une réorganisation fondamentale de la société. Toutefois c´est le développement de l´industrie, surtout dans le nord et le MidWest qui fit surgir une « question ouvrière », à laquelle les travailleurs répondirent par la création précoce d´une American Federation of Labor (AFL), exemple supplémentaire de la vitalité de la société civile (blanche) américaine qui avait surpris Alexis de Tocqueville (1805-1859). En fin de compte, l´autonomie et l´individualisme du citoyen américain ne se limitaient pas aux cowboys. D´un autre côté, le syndicalisme révolutionnaire, internationaliste et d´ « action directe » migra lui aussi de l´Europe vers le « nouveau monde », sous le label des


Industrials Workers of the World (TWW), organisation fondée en 1905 à Chicago, qui défia l´AFL mais ne survécut pas aux effets de l´après-guerre, de la crise, du New Deal et de la réaction suscitée par la peur du communisme. Il est cependant important de citer le précurseur de la désobéissance civile que fut Henry-David Thoreau (1817-1862), et le rôle d´Emma Goldman (1869-1940) dans l´éclosion d´un féminisme non suffragiste et d´une écologie qui sera plus tard développée dans la pensée de Murray Bookchin (1921-2006). Ce dernier est, avec le linguiste Noam Chomsky (1928- ), le représentant le plus brillant de la pensée anarchiste contemporaine dans le pays de «l´Oncle Sam ». Sans oublier la croisade inspirée et non violente pour les droits civiques menée par Martin Luther King (1929-1968). En tant que francs-tireurs de la pensée, on ne peut omettre les travaux de Paul Goodman (1911-1972) sur la société américaine, de Paul Feyerabend (19241994) quant à la méthodologie des découvertes scientifiques, et de Robert Nozick (1938-2002), auteur d´un livre très controversé intitulé Anarchy, State and Utopia (1974). En Extrême-Orient la Chine a commencé, vers le milieu du XIX42 ème Siècle, à être ébranlée par la pression des Occidentaux, qui profitèrent des Guerres de l´Opium pour imposer l´ouverture des ports chinois au commerce des produits industriels qu´ils fabriquaient, en échange de minerais et autres marchandises convoitées par l´Occident. La torpeur dans laquelle avait sombré son décadent régime impérial fut secouée, en 1911, par l´implantation de la République, présidée par Sun Yat-Sen (1866-1925). Mais le désordre s´installa avec l´éclosion de guerres civiles, puis l´affrontement avec l´autre impérialisme régional, celui du Japon, modernisé, militariste et expansionniste, mû par la recherche des matières premières dont son sous-sol était dépourvu. C´est dans ce contexte, et après une désastreuse intervention des communistes dirigés par Moscou, que surgit la figure dirigeante de Mao Tsé-Toung (1893-1976) qui se lança, avec ses guérilleros, dans une « longue marche » qui culmina en 1949 par l´instauration, avec une poigne de fer, de la République Populaire de Chine. Dans ce panorama chaotique et violent, l´influence que l´Occident exerça, sous diverses formes, sur l´Extrême-Orient y transporta aussi un faible écho des idées anarchistes. Mais les anarchistes japonais, par exemple, ajoutèrent au radicalisme d´action importé, la légitimation expresse du tyrannicide et de l´assassinat politique,


qui étaient des pratiques courantes dans leur propre culture. Venons-en maintenant au monde hispanique. En Espagne, où la 1ère Internationale s´implanta aux alentours de 1870, celle-ci trouva en Anselmo Lorenzo (1841-1914) l´un de ses premiers militants et divulgateurs. Ce typographe était de tendance anti-autoritaire, bakouniniste, et entra rapidement en conflit avec un autre internationaliste, Pablo Iglesias (1850-1925) qui fut le fondateur du PSOE (1879) et de l´UGT (1888). Néanmoins, entre la répression des attentats menée par l´État, et les difficultés d´organisation des travailleurs, la centrale syndicale anarcho-syndicaliste ne put être constituée qu´en 1910 à Barcelone. Elle prit le nom de Confederacion Nacional del Trabajo (CNT). Mais avant cela le pédagogue (et franc-maçon) Francesc Ferrer (1859-1909) avait été fusillé dans la forteresse de Monjuich pour ses responsabilités supposées dans les barricades et les incendies urbains de la « semaine sanglante », une rébellion déclenchée en opposition à la guerre menée par le Gouvernement au Maroc. Sous la dictature du général Primo de Rivera fut fondée, en 1927, la Fédération Anarchiste Ibérique (FAI), à laquelle participèrent des Portugais. Puis vint la République, en 1931, sous laquelle eurent lieu une 43 succession de soulèvements insurrectionnels et de repressions gouvernementales. C´est l´époque de la Revista Blanca, fondée par les Montseny : Joan (1864-1942), sa compagne Teresa Mañé (1865-1939), et leur fille Federica (1905-1994) qui sera la première femme à devenir ministre, dans un gouvernement auquel participèrent les anarchistes, pendant la guerre civile de 1936-1939, déclenchée et gagnée par le dictateur Francisco Franco (18921975). Pendant la guerre civile les anarchistes (ou « acratas », comme ils se nomment aussi) de la CNT et de la FAI combattirent courageusement – comme Francisco Ascaso (1901-1936), Buenaventura Durruti (1896-1936) et Juan Garcia Oliver (1901-1980) – en même temps qu´ils mettaient sur pied une économie autogérée par les travailleurs et les syndicats, notamment en Catalogne, en Aragon et au Levant. Mais la guerre s´internationalisa, ce qui aggrava les inévitables conflits entre communistes et anarchistes. Tous finirent par être vaincus, mais les anarchistes plus lourdement, puisqu´ils perdirent du même coup l´une des rares opportunités que l´histoire leur a accordée, de prouver la validité de leurs propositions économiques et sociales.


En Amérique Latine c´est au Mexique qu´eut lieu l´un des premiers grands conflits entre une société rurale, composée essentiellement de braceros, journaliers, et de grands propriétaires fonciers, plus ou moins absentéistes. Dans un territoire marqué par les conflits et la violence, où les coups d’états militaires étaient fréquents, émergèrent à partir de 1910 les figures du chef de guérilla Emiliano Zapata (1879-1919) et du propagandiste Ricardo Flores Magón (1874-1922), qui prirent au pied de la lettre le mot d´ordre de « Terre et Liberté ». Ils ne parvinrent pas à réaliser leurs objectifs, mais au cours de la décennie de 1920 l´agitation finit par se stabiliser, avec la promulgation d´une véritable réforme agraire, et l´installation au pouvoir d´un parti, qui s´y maintint pour une très longue période (et significativement nommé Partido Revolucionario Institucional). Après la Seconde Guerre Mondiale, et dans le cadre plus général de la « guerre froide » entre l´Est et l´Ouest, de nouvelles formes de lutte contre les dictatures locales et l´ « impérialisme nord-américain » virent le jour en Amérique Latine, fomentées ou appuyées par le « bloc communiste ». Ce fut le cas, entre autres, des guérilleros cubains – avec la figure emblématique de Che Guevara 44 (1928-1967) comme référence -.L´une des conséquences en fut la disparition corrélative des embryons d´organisation ouvrière que les anarchistes avaient patiemment construits depuis le début du siècle. La Federacion Obrera Regional Argentina (FORA), fondée en 1901, fut probablement le plus authentique et persistant exemple de ces efforts. Les annales historiques retiennent le rôle divulgateur particulier joué par des militants comme celui qui se rendit célèbre dans le Rio de la Plata sous le nom de Diego Abad de Santillán, ou, au Brésil, José Oiticica (1882-1957) et Edgar Leuenroth (1881-1968). Après l´Amérique Latine et l´Asie, l´Afrique fut la dernière région du monde à s´ébranler et mettre en cause la domination des puissances occidentales, sous la forme du colonialisme moderne qui pillaient ses ressources sans le moindre scrupule. Mais c´est, ici aussi, à partir des années 50 que tout commença à changer, avec le processus de décolonisation. L´indépendance des anciennes colonies fut tantôt accordée ou reconnue sans résistance par les Européens, tantôt arrachée après des guerres de guérilla plus ou moins intenses, qui contèrent toujours avec l´appui politique et


matériel du « Bloc de l´Est ». Dans ce cadre, on ne relève aucun indice de références anarchistes (bien qu´on ait entendu vaguement parler de syndicalistes libertaires au Sénégal). Mais on doit mentionner le cas particulier de la lutte anti-apartheid en Afrique du Sud et le rôle que joua dans ce pays, sur la fin de sa vie, le dirigeant local Nelson Mandela (1918-2013). Au Portugal, en 1834, le libéralisme constitutionnel remporta définitivement la victoire malgré la manutention du régime monarchique, mais le pays était très arriéré et lourdement endetté. Depuis la perte du Brésil, l´empire ultramarin n´était plus guère qu´une fiction, et ce n´est que vers le milieu du XIXème siècle que les habitants de Lisbonne et de Porto prirent contact avec des nouveautés comme la machine à vapeur, le chemin de fer, ou l´électricité. Et encore s´agissait-il d´importations, que le vin, l´huile d´olive, et les envois de fonds des émigrants portugais n´étaient pas en mesure de supporter économiquement. L´effort national fourni pour garantir la survivance, pour un siècle encore, du « Portugal d´Outremer », presque entièrement réduit á l´Afrique tropicale depuis l´abolition de l´esclavage, finit par provoquer une révolution qui donna lieu à l´instauration, au Portugal, en 1910, de la troisième république d´Europe. S´ouvrit alors une péri- 45 ode mouvementée, marquée par des affrontements avec les royalistes, entre les factions républicaines et des persécutions contre le mouvement syndical ouvrier naissant, auxquels s´ajouta une participation, sans doute honorable, mais certainement onéreuse, à la Grande Guerre. L´anarchisme connut néanmoins un essor considérable, avec un impact important dans le syndicalisme révolutionnaire, auquel adhérèrent la majeure partie des ouvriers de Lisbonne et de Porto, et des ouvriers agricoles du Ribatejo et de l´Alentejo. Des syndicats, unions et fédérations de métiers ou de branche d´industrie fut créés, suivis, en 1919, par celle de la Confederação Geral do Trabalho (CGT). À la même date parut son journal A Batalha qui fut un quotidien de grand tirage entre 1919 et 1927, et qui continua ensuite à être publié sporadiquement dans la clandestinité, mais dont on trouve encore aujourd´hui dans les kiosques les exemplaires de la VIème série (1974- ). A Batalha constitue une véritable icone pour tous les anarchistes portugais. L´après Première Guerre fut marqué par une profonde crise économique, aggravée par l´usure d´un régime qui, par son an-


ticléricalisme, s´était aliéné la majeure partie du monde rural conservateur. C´est dans un contexte dans lequel le libéralisme (politique et économique) avait atteint les plus bas niveaux de popularité que fut fondé, en 1921, le Parti Communiste, initialement sous la forme de « Section Portugaise de l´Internationale Communiste (SPIC) puis , comme Parti Communiste Portugais, qui entra immédiatement en compétition, puis dans une série de conflits, avec les anarchistes de la CGT. Cette rivalité contribua à affaiblir le « front républicain », qui se révéla incapable de résister au coup d´État, déclenché par l´Armée, le 28 mai 1926, et qui fut à l´origine d´une période de dictature militaire, suivie par l´instauration de l´Estado Novo à partir de 1933. Les oppositions que celui-ci suscita (« revilhalistas » ou autres) furent tenaces, et valurent la prison, la déportation, ou même la mort, à de nombreux « antifascistes ». Mais, au cours de cette longue résistance, le courant anarchiste succomba, au bénéfice de l´ « entrisme » et des manœuvres « frontistes » des communistes, qui bénéficiaient de l´appui extérieur de leurs partis-frères, et d´où émergea le dirigeant charismatique que fut Álvaro Cunhal (1913-2015). Du côté des libertaires, la mort fit disparaitre les personnalités remar46 quables d´hommes comme Neno Vasco (1878-1920), Manuel Joaquim de Sousa (1883-1945), Emilio Costa (1877-1952), Pinto Quartim (1887-1970) ou Alexandre Vieira (1880-1974). L´« Estado Novo » (État Nouveau), dirigé par Antonio Salazar (1889-1979), était un régime autoritaire, corporatiste et très conservateur, qui a duré près d´un demi-siècle. Il parvint à manœuvrer habilement pendant la guerre d´Espagne, la IIème Guerre Mondiale, se fit admettre au sein de l´OTAN dans le cadre de la «guerre froide», et finit par céder de l´intérieur de ses propres bastions, en raison de la durée de la guerre qu´il livra aux mouvements nationalistes de ses territoires africains (1961-1974).C´est en fait le soulèvement militaire (et populaire) du 25 Avril 1974 qui ouvrit la voie à la restauration, à partir de 1976, d´un régime démocratique, processus au cours duquel se distingua le rôle politique ( aux plans interne et international) du dirigeant socialiste Mario Soares (1924-2017). Le mouvement anarchiste put ressurgir dans ce cadre démocratique, mais réduit désormais à quelques groupes, peu nombreux, de jeunes, sans la moindre influence sur les classes travailleuses ou sur la vie politique nationale. Des survivants du temps de la Ière République comme Adriano Botelho


(1892-1983), Francisco Quintal (1898-1987) ou Emídio Santana (1906-1988) ont encore pu assister à cette période, mais sans avoir pu transmettre utilement leur expérience et le meilleur de leurs convictions. Seul peut-être le penseur hétérodoxe que fut Agostinho da Silva (1906-1994) a-t-il pu laisser quelques semen -ces susceptibles de porter des fruits dans l´avenir. Finissons-en donc avec « l´État et la Révolution ». L´expérience de la participation au gouvernement pendant la guerre civile espagnole entre 1936 et 1939 a constitué le baptême du feu pour les possibilités de transformation sociale auxquelles aspirent les anarchistes. En premier lieu parce qu´elle n´a été possible que grâce à un important mouvement social préexistant (syndicats, presse , luttes, martyrs, etc.).En second lieu parce que les réalisations autogestionnaires, dans l´économie et la vie sociale, n´ont pu subsister, pendant un laps de temps relativement long, que parce que, d´entrée de jeu , les représentants anarchistes se sont engagés à assumer leur part de responsabilités dans la gouvernance républicaine, à échelle locale et même nationale (en dépit de fortes tensions avec d´autres secteurs antifascistes) et dans l´effort de guerre conventionnel pour retarder la victoire des troupes de 47 Franco. Enfin, parce que les leçons qui furent tirées, au niveau interne, de cette expérience furent les plus néfastes possible. Les « gouvernementalistes » en ont conclu, pour la plupart, qu´il fallait « fermer la parenthèse » de cette conjoncture exceptionnelle, et ont renoué avec la récitation des mêmes « principes, tactiques et objectifs » de toujours. Quelques-uns des novateurs s´étiolèrent progressivement dans la poursuite de la politique politicienne à laquelle ils s´étaient brièvement initiés. Et la majorité, surtout parmi les jeunes générations, a voué aux gémonies les protagonistes et les arguments de cette riche expérience. Ainsi finit l´influence politique de l´anarchisme classique, dans la glorification des Durruti et autres héros, mais sans que les militants survivants et les nouvelles générations comprennent pourquoi cette opportunité avait été perdue : à savoir, à cause de la supériorité technologique de l´artillerie, des blindés et de l´aviation, et du rôle déjà prépondérant des relations politiques internationales. Les anarchistes « classiques » ont presque tous rêvé d´une transformation révolutionnaire de la société aristocratique et bourgeoise. Mais l´allemand Landauer a analysé rationnellement et


avec lucidité, dans Die Révolution (1907), les conditions et les effets comparés de la révolution et de l´évolution (par la voie de réformes) et en a déduit que les chemins les plus pacifiques et graduels étaient les préférables. Tel est donc le legs historique bicentenaire qu´ à travers cette ébauche de géographie chronologique, nous offre un tour d´horizon du surgissement et de la diffusion des idées anarchistes, à l´époque de la Modernité, et dont nous devons nécessairement tenir compte aujourd´hui. Mais seulement pour nous resituer et essayer d´envisager avec réalisme les grands défis qui se posent collectivement aux Hommes et à leur avenir, dans une perspective de paix, justice et liberté

1.3. L´État-nation et les institutions contemporaines Nous voici donc dans la deuxième décennie du XXIème siècle, avec une technologie écrasante, la mondialisation, le terrorisme et les changements climatiques, et toujours présente, la crainte que de nouveaux conflits armés puissent se produire. L´Humanité, 48 diverse et contradictoire, attend toujours qu´un ordre nouveau puisse rendre le monde plus heureux. Pour ce faire, elle se tourne encore vers Dieu ou toute autre entité salvifique plus terrestre, comme l´État, le Parti, le Leader ou l´Idéal. Ou alors elle ne croit plus à rien et se réfugie dans l´avarice ou une autre échappatoire existentielle quelconque. « …Au lieu de l´État, la Fédération », dirait sans doute un Proudhon, un Bakounine, un Kropotkine ou un Malatesta, qui étaient de fins connaisseuses des sociétés européennes de leur temps. Mais le dirait-ils encore, s´ils revenaient parmi nous ? C´est pour faire face aux doutes et craintes que nous inspirent les complexités réelles de la vie sociale contemporaine que nous nous efforcerons, dans ce chapitre, de trouver un point d´ancrage.

Un Parti Anarchiste ? On l´ignore généralement mais il convient de rappeler que l´idée d´un Parti Politique, Anarchiste ou Libertaire, a fait son chemin au cours de l´histoire du mouvement anarchiste mondial. Laissons de côté les instruments organisationnels, politiques ou insurrection-


nels, qui ont été discutés et essayés entre la décennie de 1840 et l´époque de l´Internationale. Pour ne parler que de la période postérieure à la Commune de Paris (1871), il faut rappeler que, par exemple, dans l´Italie de 1891, selon l´historien Pier Carlo Masini (1923-1998), plusieurs anarchistes comme Malatesta et Francesco Saverio Merlino (1856-1930), qui cherchaient à se différencier des «individualistes» et «anti-organisationnels» de leur époque, ont fondé un «partito internazionale socialista-anarchico-rivoluzionario», avec l´intention de «constituire sul piano nazionale e internazionale e su una base politica molto larga che comprenda, insieme agli anarchici, anche i socialisti antiparlamentari e comunque tutti i revoluzionari (…) un partito con strutture federative e libertarie, ma con i connotati di una organizzazione generale e permanente» (Storia degli anarchici italiani (1969; Pags. 236-237). Des années plus tard, en 1897, Merlino et Malatesta ont engagé une importante polémique publique sur le thème d´« anarchie et démocratie », centrée sur s´abstenir ou « aller aux urnes », mais contenant de longues considérations sur le régime démocratique, sa nature, ses limites et ses potentialités. La rupture qui intervint alors entre les deux hommes fut définitive et scella pour longtemps le refus de la participation politique de la part des anarchistes – qui 49 continuèrent entretemps leurs attentats à la bombe, tyrannicides et autres types d´activités illégales. Mais le problème de l´organisation particulière des activistes (le « parti ») fut également affecté par le succès contemporain de la stratégie syndicale, qui n´affleura au grand jour que par le débat qui s´instaura entre Malatesta e Monatte (« le syndicalisme se suffit à lui-même ») lors du congrès international anarchiste de 1907, à Amsterdam. La question du « parti anarchiste » fit de nouveau l´objet d´une discussion publique au sein du mouvement dans les années 20, dans le sillage de la révolution russe, et dans les pires conditions. Désespérés par leur défaite et l´ « intronisation » du communisme marxiste, plusieurs anarchistes russes – Piotr Archinoff (1887-1937) et autres, suivis aussitôt par quelques espagnols – tentèrent une restructuration organique du mouvement anarchiste, transportant (sans le dire) en son intérieur le concept d´avant-garde révolutionnaire. Les clivages apparus au début des années 30 au sein du mouvement espagnol (« trintismo », accusations d´ « anarco-bolchevisme » portées contre la FAI, etc.) n´y furent pas étrangers. Mais c´est surtout pendant et après la guerre civile de 1936-1939,


que la nécessité de disposer d´un parti capable de représenter le courant d´opinion libertaire (d´une force notoire dans la société espagnole) dans le cadre du système politique démocratique, se fit sentir avec le plus d´acuité – et fut férocement combattue par la majorité des militants. Auparavant Angel Pestaña (1856-1937) avait déjà fondé un Parti Syndicaliste, qui parvint à élire plusieurs députés au Parlement. Mais il s´agissait alors d´une période d´exception, qui suscita initialement l´enthousiasme de beaucoup de gens, notamment par la capacité de gestion dont firent preuve les anarcho-syndicalistes pour maintenir en fonctionnement une économie et une société modernes. Et ils le firent d´une manière plus juste et égalitaire que par le passé, en dépit des conditions difficiles que la guerre et le contexte international imposèrent à la république espagnole. Peu nombreux sont toutefois ceux qui soulignent que la sigle CNT-FAI joua effectivement ce rôle de parti, au niveau du gouvernement de la République ainsi que dans les organes politiques régionaux et locaux, aux côtés et en compétition avec les partis plus traditionnels. Juan Garcia Oliver et Horacio Prieto (1902-1985) furent deux des dirigeants anarchistes les plus remarquables et engagés, qui ont interprété et traduit de 50 forme concrète cette nécessité, à travers la formulation de propositions de création de structures partisanes, en parallèle avec les traditionnelles organisations syndicales, idéologiques, de jeunes et de femmes. Ils furent toutefois incapables de vaincre les convictions dominantes au sein du mouvement, qui prenait de plus en plus des allures de « secte ». Une autre tentative eut lieu après la IIème Guerre Mondial, en France. Et ce fut à nouveau un échec, mettant en évidence l´infiltration d´habitudes étrangères au mouvement ; il s´agissait en ce cas de la tactique de l´ « entrisme » secret. Aux alentours de 1950, Georges Fontenis (1920-2010) et son groupe « OPB » (Organisation-Pensée-Bataille) commença le travail de sape qui leur permit de prendre, lors d´un congrès réalisé en 1953, les rênes de la vaste (à la manière de la « synthèse » de Faure) Fédération Anarchiste, qu´ils rebaptisèrent Fédération Communiste Libertaire, et poussèrent à présenter des candidats aux élections de la République, sans la moindre chance de succès. A vrai dire, dans ces conditions historiques, la perspective de se doter régulièrement d´un parti capable de prendre part au jeu poli-


tique démocratique n´est jamais parvenue à percer le blindage idéologique des « antis » - anticapitalisme, antiparlementarisme, anticléricalisme – qui avaient pris le dessus au sein du mouvement anarchiste européen depuis l´époque de Bakounine. Au contraire, cette querelle empoisonna pour longtemps l´anarchisme ibérique, comme le décrit fort bien César M. Lorenzo (1939-2015) dans son livre Les anarchistes espagnols et le pouvoir, publié en 1969, et contribua à sa sédimentation dans les autres pays, ajoutant un facteur supplémentaire au déclin historique du mouvement. Cette situation perdure jusqu´aujourd´hui, à l´exception de l´originalité américaine que constitue l´émergence, dans les dernières décennies, d´un parti ultra-libéral (connu sous le nom de « libertarian »), inspiré des thèses de l´État Minimal de Robert Nozick. Lors de récentes élections présidentielles américaines, le candidat de ce parti, Gary Johnson, obtint plus d´un million de voix en 2012, et près de quatre millions et demi en 2016. Des programmes assez semblables furent défendus par des indépendants comme Ross Perrot (qui approcha des vingt millions de voix dans les années 90), ou Ralph Nader (qui en recueillit des centaines de milliers entre 1998 et 2008). Arrivant toujours très loin derrière les candidats 51 des deux partis dominants aux EUA, avec des scores minimes en termes relatifs, ils n´ont jamais obtenu de représentation parlementaire. Il s´agit en fait d´outsiders, bien pourvus d´argent et d´idées, qui ont su tirer profit d´un certain individualisme pro-environnemental, anti-consommation, et post-moderne, en vogue aux Etats Unis. D´un autre côté, la généreuse tentative de l´italien Marco Panella (1930-2016) de placer le préexistant Partito Radicale sur une ligne « libertaire, non-violente et transnationale » n´est pas parvenue, malgré son impact public, à convaincre (ou seulement faire réfléchir) la militance anarchiste de l´époque, plus enthousiasmée par la « révélation » de Mai 68 et l´irruption de la jeunesse comme acteur politique dans les principales capitales de la planète. Dans la phase que nous traversons, marquée par une érosion accentuée du crédit des partis traditionnels de gouvernement, d´autres « partis libertaires », que certains tenté de lancer dans les dernières années dans plusieurs pays européens, n´ont pas obtenu de meilleurs résultats. Leur « péché » majeur semble


avoir été de ne pas savoir (ou vouloir…) prendre suffisamment de distance vis-à-vis des forces politiques plus à droite, en raison peut-être de la confusion suscitée par les notions de « libre initiative », d´entreprenariat et de marché. Ou encore d´avoir adopté une posture « antisystème », qui peut facilement passer pour « anti-démocratique » et servir de couverture aux penchants nationalistes ou populistes de certains « infiltrés ». Pour qu´un futur parti puisse faire accepter un programme libertaire, il devra se placer dans une position centriste par rapport aux autres partis, et adopter une posture à la fois libérale et sociale en termes économiques. Tout ceci devra être pris en compte et murement réfléchi par quiconque voudrait lancer un nouveau projet de ce type. Nous avons écrit plus haut « Parti Anarchiste » avec un point d´interrogation. En fait, nous préfèrerions toujours la désignation de Parti Libertaire, en raison des connotations positives de ce dernier terme – qui a pour référence la valeur de la liberté – à la notion plus incertaine et perturbante, qui découle de l´étymologie du mot an-arquia, que peu de personnes parviennent à comprendre complètement, en dépit de l´effort louable des précurseurs du XIXème 52 siècle pour présenter l´anarchie comme «la plus haute expression de l´ordre ». Mais cette question de la désignation – bien qu´importante en termes d´image et de communication – est pour le moment secondaire par rapport à l´argumentation que nous voudrions exposer et qui se place dans le cadre de la stratégie d´intervention, de capitale importance pour la diffusion de toute doctrine ou corpus d´idées au sein de la société. Nous n´ignorons pas toutefois que les Partis Libertaires, actuellement existants ou en gestation se réfèrent surtout à un « libertarisme » - ou, pour mieux dire, à un ultralibéralisme – comme le révèlent leurs programmes et leurs mots d´ordre. Le mouvement italien affirme, par exemple, que «la propriété est un droit naturel et que les impôts sont un vol ». Une proclamation certainement intéressante et qui mériterait des discussions longues et profondes, mais qui dans la communication syncrétique qui est celle des mass media, Facebook et compagnie, renvoie surtout à la critique de l´ « État Social » tel qu´il existe aujourd´hui, et à l´extension de l´économie capitaliste à de nouveaux domaines, sans grand respect pour la culture, l´histoire, et les valeurs de la solidarité humaine. Ce qui ne veut pas dire qu´un hypothétique parti politique


des anarchistes ne devrait pas rechercher des formes de coopération ponctuelle avec ces formations « libertariennes » (qui sont en outre généralement favorables à la plus large liberté individuelle en matière d´us et coutumes). Mais il devrait procéder envers eux de la même manière qu´avec tout autre type de formations idéologiques, social-démocrates, ou classiquement libérales. Relevons au passage que les connotations sémantiques des termes « anarchiste » et « libertaires » se prêtent également à de subtils jeux d´affirmation ou de chocs identitaires. Alors qu´en France, par exemple, les deux vocables sont utilisés de forme pratiquement équivalente, dans la culture anglosaxonne (en Amérique en particulier) seuls les mots « anarchisme » et « anarchiste » renvoient clairement au mouvement et aux idées défendues par Proudhon, Kropotkine ou Malatesta, alors que celui de « libertaire » (libertarian) est généralement compris comme une référence à un libéralisme économique extrême, tendant vers l´État minimal, revendiqué comme un drapeau. Dans cet essai, les deux termes sont utilisés en fonction de la «densité» de contenu idéologique «anarchiste» que nous voulons 53 indiquer : anarchiste pour les principes politico-philosophiques formulés par les «pères fondateurs» et pour les pratiques militantes qui s´en réclamaient ; libertaire pour évoquer la sphère d´influence plus diffuse au sein de laquelle les premiers se sont propagés au cours de la Modernité, avec des transigeances, des adaptations et des variations dictées par l´évolution des circonstances historiques et culturelles. C´est également dans ce sens que nous semble aller la pensée dûment murie d´un anarchiste italien de l´actualité, Amadeo Bertolo (1941- 2016), qui ne saurait être accusé de trahison, quand il écrit que « Au fond, l´anarchisme classique était lui-aussi plus libertaire qu´anarchiste. Par exemple, l´action de Bakounine et de la Première Internationale, ce n´était pas de l´anarchie ; il s´agissait d´une pratique libertaire ayant un contenu partiellement anarchiste. L´anarcho-syndicalisme était et est toujours une action et une pensée libertaire » (Anarchistes et fiers de l´être, 2018, pag.232). Laissons donc de côté les questions terminologiques pour plonger plus directement dans l´abordage de la théorie politique, de la forme la plus simple et accessible dont nous sommes capables, et


qui est celle que nous avons choisie dès le début.

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Commençons donc par la question précise de l´organisation politique qui devrait soutenir la diffusion de l´idéologie libertaire, c´est à dire le « parti ». Il faudrait, en effet, procéder à une critique énergique de certains aspects relatifs à la conception dominante entre les anarchistes – d´hier et à plus forte raison d´aujourd´hui – qui se disent « anti-partis ». Il est impérieux de dépasser les termes de la discussion purement nominaliste. Ce n´est pas fondamentalement le nom qui compte, mais la conception et la pratique socialement produite. Faute de quoi, nous retomberions dans l´imaginaire infantile qui, il y a soixante ou soixante-dix ans, qualifiait de «despotisme» les comportements de domination de quelques-uns ( plus forts, grossiers et impolis) sur les plus faibles et vulnérables ; et de «secte» les groupes organisés ( presque toujours sous les ordres d´un «chef» de douze ou treize ans) qui terrorisaient l´ensemble des autres enfants par leurs mauvais tours (brutaux), leurs jeux de banditisme d´imitation et de violences physiques et morales, qui anticipaient ce que les polices politiques (Gestapo, PIDE) seraient capables d´infliger à des adultes. Les anarchistes ne peuvent plus rester bloqués par ces images-clichés de « chefs de bande » et de « sectarisme ». Dans le premier cas, ils doivent mieux comprendre le concept de leadership ( et ses traductions pratiques) qui peut aussi bien se révéler manipulateur ou dominateur – à rejeter et dénoncer dans les deux cas – , qu´ être mobilisateur-animateur, rationnel-coordinateur et orientateur, rôle qui doit être compris, accepté et appliqué aussi souvent que nécessaire, si nous voulons défendre et mener à des degrés de concrétisation réalistes, des projets d´émancipation collectives qui soient dûment assumés par les personnes intéressées. Dans le second cas, ils devraient critiquer l´idée de « secte » qu´ils appliquent (à juste titre le plus souvent) aux activistes des partis politiques ultra minoritaires mais que, par un aveuglement idéologique inaccep table, ils se refusent à reconnaitre et identifier dans leurs propres comportements grégaires. Il faut de reste reconnaitre que, dans les sociétés complexes et de grandes dimensions, l´existence d´institutions d´intermédiation est une nécessité, pour établir des canaux de communication, entre les agglomérations ou communautés de base (hameaux, villages, quartiers, villes) et ceux qui prennent les décisions de


fond, applicables à l´ensemble de la nation (définie comme une population qui, outre le fait d´habiter un territoire stable et bien déterminé, partage une identité culturelle, une histoire et une volonté de destin communes), ne serait-ce que pour leur permettre de se relationner avec le reste du monde, de façon rationnelle et dans le respect de quelques règles. C´est d´ailleurs vers cela que tendaient – bien qu´en marge de l´Etat – les efforts organisationnels persistants des anarchistes du passé, quand ils ont créé des centrales syndicales et d´autres structures représentatives à échelle nationale et internationale. Soyons clairs : celles-ci étaient aussi des institutions d´intermédiation entre les organismes de base (groupes locaux, syndicats, athénées) où pouvaient s´exercer une « démocratie directe », et les espaces de représentation institutionnels, où se situaient les gouvernements, le patronat ou même les représentants populaires d´autres pays, avec lesquels il fallait entretenir des relations, qu´il s´agisse d´opposition, de négociation ou de coopération. Les partis politiques sont, objectivement, les institutions de la société civile (et de la chaotique multitude d´intérêts et d´opinions existant en son sein), qui remplissent la fonction d´intermédiation entre les citoyens (qui votent et paient des impôts) et la sphère d´organisation politique de la nation, c´est 55 à dire le gouvernement de l´État. Notre irritation et notre antipathie envers la « partitocratie » et la « politicaillerie » adviennent de la façon dont les partis actuels s´acquittent de cette fonction. Et c´est cette forme de fonctionnement des partis et d´organisation du pouvoir gouvernemental qu´il faudrait transformer. L´avant-gardisme culturel peut être bénéfique pour la collectivité, à condition de ne pas s´isoler dans une position élitiste. Mais l´avant-gardisme politique – basé sur une prétendue supériorité morale ou scientifique – est toujours néfaste, et a fortiori quand il relève d´une simple ambition de pouvoir. Et la « passion transformatrice » des anarchistes, leur arrogante indépendance et leur féroce attachement à la liberté, peuvent se rapprocher dangereusement de ces attitudes négatives. Agir au sein des communautés de base (de résidence, professionnelles, ethniques ou de classes d´âge) pour les aider à atteindre une certaine autonomie collective basée sur des intérêts communs, sera toujours une démarche positive et solidaire : c´est celle qu´ont adoptée, au cours du siècle et demi dernier, tant de prosélytes de l´émancipation sociale, et non forcément le geste élitiste de quelqu´un qui se croit


détenteur d´une vérité. Sera élitiste, au contraire, l´attitude de tout individu qui se situe et se complait dans l´univers mental des « auto-élus », quel que soit le camp doctrinaire, scientifique ou culturel auquel il appartienne. D´autre part le fanatisme idéologique, qui enferme ses adeptes dans un « ghetto » hors de portée pour les personnes ordinaires. n´est rien d´autre que l´assomption non-organique de «l’esprit de parti d´avant-garde », d´autant plus néfaste qu´il s´alimente d´un ressentiment historique, même si celui-ci pourrait être objectivement justifié. C´est en cela que réside, de fait, le sectarisme, même quand il est inconscient, comme c´est le cas d´un certain militantisme anarchiste. Psychologiquement, on n´est pas loin de la « martyrologie » des combattants islamiques radicaux, qui nous horrifie tous. Un mot encore à propos de la résistance ou du malaise ressenti par les anarchistes à l´égard du vote secret (par bulletin dans l´urne, ou à distance, comme le permettent aujourd´hui diverses modalités de vote électronique). Il est compréhensible qu´au 56 XIXème siècle, quand les « bourrages d´urnes » et les « votations enrégimentées » par des caciques locaux, beaux-parleurs et prodigues en promesses (ou menaces) étaient des pratiques courantes, les anarchistes aient dénoncé ces manières de faire. D´autre part, avec l´orgueil propre à qui était toujours prêt à assumer la responsabilité de ses actes (et à en payer lourdement le prix), les anarchistes étaient amenés à préférer le vote « à bras levé », tel qu´il se pratiquait au sein des groupes d´affinité, dans les réunions conspiratives ou même dans les corporations locales de métiers dont tous les membres se connaissaient personnellement à l´avance. Mais nous savons aujourd´hui que les deux méthodes de prise de décision sont légitimes et efficaces. Et nous avons en outre une meilleure perception des effets (psychologiques) que l´occultation ou les coactions subtiles peuvent avoir sur les interactions personnelles directes. Et comme en économie, l´échelle (entre autres facteurs) impose elle aussi des règles. Dans les assemblées peu nombreuses, ou dans les structures où la connaissance mutuelle prévaut, le vote à bras levé est fréquent, utile, et souvent indispensable, même si le secret continue à être préférable dans certaines circonstances. Mais quand il s´agit de grandes agglomérations de personnes (dans une manifestation


de rue ou un seat in, par exemple) le bras levé n´est plus qu´un « mal nécessaire », en raison des risques de manipulation émotionnelles, de la part de démagogues ou d´agitateurs professionnels auquel il peut donner lieu. Au contraire, pour la consultation ou la prise de décision de populations entières, composées d´habitats dispersés et de grandes concentrations urbaines, la règle qui s´impose est celle de la multiplication des assemblées de vote secret – et, de plus en plus, le vote électronique qui permet un apurement rapide des résultats. Les anarchistes du passé ont également détesté l´image publique du fonctionnement des débats parlementaires, avec tout ce qu´ils avaient de démagogique, éloigné des préoccupations des travailleurs et fréquemment irrationnel. Ce cliché perdure encore en grande mesure de nos jours, mais il faut reconnaitre que le Parlement (formé para les élus du peuple) est le lieu le plus adéquat pour la discussion des grandes questions qui affectent l´ensemble de la collectivité, et où doivent être décidées les grandes lignes de son orientation future. Le problème réside moins dans le parlement (national ou assemblées municipales et régionales) que dans la logique qui préside à l´action des partis politiques et les vices acquis par ceux-ci au fil des années et des décennies, visant à l´appropriation de ces structures pour servir leurs propres objectifs (d´autoreproduction privée et d´exercice du pouvoir sur autrui), de forme pratiquement inamovible. Les pratiques libertaires, de délégués pourvus d´un mandat impératif au sein des instances supérieures, par opposition aux députés élus (ayant « carte blanche ») aux ordres des partis, répondent en partie aux équivoques que nous venons d´évoquer, mais elles renferment également d´autres exigences de responsabilisation des mandataires, dont il faut continuer à tenir compte dans les conditions présentes. Dans les sociétés actuelles complexes, un organe de représentation collective (c´est à dire un Parlement) composé exclusivement de délégués pourvus d´un mandat impératif serait certainement complètement improductif, car nous ne sommes plus au temps des fondateurs de la démocratie américaine : les décisions parlementaires ou gouvernementales se situent dans un horizon temporel contraignant, où le timing est très important. Il n´a d´ailleurs jamais été prouvé – ni par une démonstration théoriquement argumentée, ni par une expérience

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pratique prolongée et consistante – que ce système de délégués ne se prêtait pas, lui aussi, à des détournements et à des manipulations de la volonté collective manifestée par les citoyens au cours d´assemblées auxquelles ils assistaient en personne. Au Portugal, pendant le « processus révolutionnaire en cours », en 1974-75, les commissions de travailleurs et les commissions de résidents ont été souvent utilisées par les groupuscules d´extrême-gauche comme de simples instruments de lutte politique contre les communistes, ou par ceux-ci contre le patronat. Le même phénomène semble s´être produit au Chili, sous le régime d´ « unité populaire ». Mais on peut concevoir des modes d´information et contrôle des représentants qui évitent l´écueil de la « carte blanche ». Comme nous l´avons vu à propos des exécrables pratiques parlementaires, il est possible, grâce aux nouvelles technologies, aux collectivités, d´exercer un meilleur contrôle sur leurs représentants : mode d´élection uninominal; consultations non vinculatives ; limitation de la « professionnalisation» des députés dans l´exercice de leurs fonctions ; action judiciaire rigoureuse contre toute forme occulte de corruption ; initiative législative (ou référendaire) citoyenne par le biais de pétitions, etc. C´est, dans une certaine mesure, ce que les anarchistes du siècle dernier ont toujours essayé de faire, bien que sous des noms différents : assemblées générales au lieu de parlements (pour délibérer et prendre des décisions collectives) ; délégués plutôt que députés (pour représenter les entités dont émanait leur mandat) ; commissions exécutives à la place des directions (ou des gouvernements) pour exécuter les décisions prises après délibération. En somme, ce qui est remis en cause, plus que les élections, le vote, les députés ou le Parlement, ce sont les partis politiques, et leur pratique, continue au long de décennies, de la manipulation psychologique et de l´appropriation de l´espace public à leur propre profit, en s´y imposant par la supériorité de leur discours, et en substituant au bien commun leurs propres dynamiques conflictuelles et de conquête du pouvoir. Ce sont eux qu´il faut changer. Enfin, les anarchistes et les libertaires du XXIème siècle ne peuvent pas continuer à éluder le problème de l´essence même du gouvernement. Les pays de culture moderne ne vivent plus au temps des « Je veux, je peux et j’ordonne », comme c´était le


cas pour la plupart des gouvernements en place jusqu´à la seconde moitié du XXème siècle. Nous sommes presque toujours en présence d´instances de décision suprême dont les marges de liberté de choix sont extrêmement étroites, du fait de l´existence d´ oppositions démocratiques (au parlement, dans la rue et par l´action de groupes de pression), et des contrôles exercés par les mass media ( y compris les nouveaux «réseaux sociaux»), les pays voisins, des normes juridiques en vigueur , des expectatives de leurs électeurs et, dans une moindre mesure, de ladite opinion publique ( qui existe, mais qui ne «déborde» que lorsque la coupe est vraiment trop pleine). Ici aussi, nous pensons que la question devrait se poser de la manière suivante : quel type de gouvernement voulons-nous et pouvons-nous avoir ? Continuerons-nous à avoir une clique au pouvoir qui, gérant les affaires publiques plus ou moins en fonction de son programme politique, s´efforce surtout de gagner les élections suivantes pour se perpétuer au sommet de l´État, conservant et même renforçant la position dominante de cette instance sur l´ensemble de la société ? Ou admettons-nous, au contraire, que dans les conditions démocratiques qui se trouvent actuellement réunies, il pourrait exister un gouvernement qui, tout en répondant aux nécessités les plus urgentes 59 du moment et aux expectatives de ses électeurs, travaille surtout à réduire progressivement la dépendance dans laquelle la société civile se trouve vis-à-vis de lui, à en renforcer l´autonomie ainsi que la coopération et la solidarité entre ses différentes sphères et composantes ? A notre avis, un gouvernement libertaire serait celui qui adopterait cette dernière perspective comme programme et parviendrait à la mettre en œuvre. Nous nous hasarderons plus loin à énumérer quelques-unes des conditions de faisabilité d´un tel projet, et des principales mesures à prendre pour le concrétiser. Un juriste anarchiste contemporain comme le français Pierre Bance a essayé de mettre en équation la question du droit, de l´État et de l´ordre social, dans le cadre traditionnel de la vision anarchiste post-Révolution. Il reconnait toutefois que «la question du droit est de celles que les anarchistes gèrent mal (…). Dans les sociétés modernes, la force du droit, que sa source soit légale, coutumière ou conventionnelle, repose sur l´État, instrument de toutes les dominations ; la fonction du droit est alors comprise négativement, non comme un moyen pour vivre en société mais comme la manifestation illégitime d´un principe d´autorité.(…) Les


problèmes de droit civil, de droit économique, de droit administratif qui surgiront dans la phase révolutionnaire et postrévolutionnaire sont esquivés. Pourtant, les conflits individuels et collectifs, les petitesses de l´homme, ne disparaitront pas par miracle (…) Ou les anarchistes auront des propositions d´organisation réalistes, compatibles avec l´esprit libertaire et acceptables par le plus grand nombre, ou ils laisseront place aux solutions autoritaires, c´est à dire à la reconstitution de l´État avec un droit fondé sur la domination d´une classe. Tel est l´enjeu d´une réflexion libertaire sur le droit » (« La question du droit en anarchie », 2013, www. grand-angle-libertaire.net). Or le droit et la loi sont des éléments essentiels de l´État moderne (bien qu´ils soient fréquemment violés par les détenteurs du pouvoir, en défense de leurs intérêts particuliers). Et l´idée que la « révolution sociale » serait, aujourd´hui, une espèce de retour aux temps de la pré-modernité, n´a évidemment aucune espèce de fondement. Ce dont il s´agit c´est de chercher à obtenir un contrôle social (le plus direct possible) sur l´exercice du pouvoir de l´État, au lieu de l´aliéner et de le remettre, en fin de comptes, 60 entre les mains d´intermédiaires permanents et auto-régulés. Pas du tout d´alimenter l´idée qu´ «il faut tout casser ». Il est prévisible qu´en remettant en cause quelques-unes des plus tenaces (et « sacrées ») fixations des attitudes sociales des militants anarchistes (c´est à dire un ensemble stable et cohérent d´opinions et de comportements pratiques) nous en venions à faire table rase de ce bastion irréductible de résistance à l´économie de profit et à la « raison d´État ». Mais peu convaincu, dans le fond, de l´efficacité de cette prise de position, nous estimons que le plus probable est que le bastion continue à exister, « contre vents et marées ». En ce qui nous concerne, nous préférons miser sur un autre « noyau dur » qui se trouve également au cœur de la pensée libertaire, et qui invoque précisément la Raison et la Liberté et s´efforce d´approfondir le plus possible le scénario ouvert par la Modernité avec son économie globalisante. Il y a un peu plus d´un siècle certains puristes de la révolte anarchiste s´acharnèrent contre ceux qui voyaient dans le mouvement syndical naissant une opportunité très favorable pour la diffusion de leurs idéaux, et pour affronter directement le patronat (et


plus marginalement l´État), sur le terrain des intérêts matériels de salaire, d´emploi et de conditions de travail des grandes masses populaires salariées. C´est ainsi que ces derniers inventèrent le « syndicalisme révolutionnaire », la « grève générale », la «solida rité de classe », les « cuisines communistes », et autres concepts, qui se sont traduits en pratiques et manifestations tangibles pour l´ensemble des plus défavorisés de la société de cette époque. Et, en plus des luttes revendicatives, ils leur apportèrent aussi l´instruction et la culture, dans la mesure des faibles moyens dont ils disposaient. C´est alors que l´idée de « révolution sociale » atteignit son apogée, en termes de diffusion et influence, pour succomber finalement sous les coups impitoyables de la répression policière et militaire, mais également grâce à l´exploitation intelligente de ses faiblesses les plus visibles par leurs adversaires politiques et par les gouvernements. À une époque ultérieure il convient de relever également la tentative, de la part de certains anarchistes ( dont Emídio Santana dans le cas portugais), de mettre sur pied une stratégie d´intervention politique concrétisée sous la forme d´un municipalisme libertaire (y compris par la désignation de leurs conseillers munici- 61 paux à travers des processus électoraux démocratiques), susceptible d´élargir l´espace de participation directe des populations à la gestion de leurs intérêts locaux, et réduisant ainsi la marge de manœuvre dont disposaient le gouvernement central et les partis traditionnels pour leurs manipulations habituelles. Plus récemment ces idées furent remises en discussion par le nord-américain Murray Bookchin, dans le contexte des nouveaux mouvements sociaux urbains, mais sans grand succès auprès de la généralité de la militance anarchiste, sauf – peut être attirés par le caractère illégal de ces actions – dans le cas des occupations d´immeubles déshabités du centre ou de la périphérie des villes pour y installer des « communautés de vie ». Autre exemple de décentralisation du pouvoir : le niveau d´administration publique sous-municipal existant au Portugal – la fréguesia – est un atout en termes de « subsidiarité », profondément enraciné historiquement dans le pays, et qui octroie aux communautés, au niveau le plus bas possible, une proximité et une autonomie dans les prises de décision très intéressantes. Ce modèle est préférable, notamment, à « l´uniformité » des com-


munes française, dont le modèle légal s´applique aussi bien aux petites villes de province qu´aux grandes métropoles urbaines et même à la capitale du pays. Ce qui est certain c´est que, depuis les années 30 du siècle dernier, l´anarchisme a perdu toute influence sur les sociétés existantes, en raison de l´épuisement du projet anarcho-syndicaliste, et du refus perpétuel de participer à tout processus électoral ou toute autre forme de représentation formelle. Plusieurs observateurs font cependant référence à un « esprit anarchisant », patent dans de nombreuses manifestations culturelles et dans les attitudes des classes d´âge les plus jeunes qui expriment vigoureusement leur attachement à la valeur de la liberté individuelle et leur méfiance envers les jeux de pouvoir et les grands appareils institutionnels. Une expression politique de ce libertarisme spontané, clairement tournée vers l´avenir immédiat, parait donc nécessaire dans les temps actuels. Ce qui a prévalu, dans le passé, sur le plan pratique et organisationnel, ce sont les « groupes d´affinités», les journaux, les fédérations anarchistes, les syndicats de « minorités 62 actives et d´action directe », entre autres formes proto-institutionnelles moins connues. Ce qu´il faut aujourd´hui c´est un nouveau mouvement politique d´opinion, large et multiforme, non pas anxieux et pressé mais qui se donne le temps (qui ne peut se mesurer qu´en décennies) de s´implanter progressivement et de se consolider à échelle nationale et internationale. En raison toutefois du niveau de globalisation atteint par l´Humanité, la distance qui sépare les secteurs d´opinion les plus actifs et conscients des pays riches de ceux qui vivent dans les régions périphériques, est aujourd´hui bien moindre que par le passé. Imaginons, à titre d´exemple ou de suggestion, comment pourrait se structurer un nouveau mouvement social de ce type, tourné vers la liberté, l´équité et l´émancipation globale. . Mais auparavant il faut encore dire encore quelques mots au sujet des antécédents, du back ground, de ces associations et de leurs caractéristiques. L´histoire des clubs de discussion politique est riche et déjà ancienne. Ils ont joué un rôle prépondérant dans la Révolution


Française. En Angleterre ils prirent, au XIXème siècle, la tournure de lieux de rencontre sociale des classes supérieures (réservés au hommes), mais leur exemple fructifia et se répandit à travers l´empire, avec des activités diverses, y compris politiques. Par exemple, en 1886, fut fondé à Melbourne, un Anarchist Club, qui se proposait comme objectifs : «1.Animer l´intérêt de l´opinion publique pour les grandes questions sociales de l´actualité, en promouvant des enquêtes sur différents sujets, en stimulant la libre discussion publique de toutes les questions sociales, et en publiant et divulguant une littérature qui fasse la lumière sur les fantasmes existant actuellement et sur les méthodes à utiliser pour les faire disparaitre. 2. Alimenter et diffuser les principes d´Auto-Confiance, de Developpement Personnel et l´Esprit d´Indépendance parmi le peuple. 3. Affirmer et défendre les principes de Liberté, Egalité et Fraternité (…).4. Préconiser et chercher à obtenir l´abolition de tous les monopoles et de tous les despotismes qui détruisent la liberté des individus et, en conséquence, le progrès social et la prospérité. 5. Dénoncer la colossale escroquerie qu´est le gouvernement, et s´y opposer, en défendant l´abstention de vote, la résistance à l´impôt et la coopération privée ou l´action 63 individuelle. (…)» Avec de tels projets, les nouveaux clubs libertaires recréeraient une certaine dynamique qui a existé dans les athénées espagnols d´autrefois, ou dans les « centres d´études sociales » de la Ière République Portugaise, mais sans l´exclusivisme idéologique qui marquèrent les premiers. Les débats d´idées seraient le plus souvent non conclusifs, et le consensus peu fréquemment recherché, sauf en ce qui concerne les règles de fonctionnement de ces institutions, qui seraient votées dans l´esprit libéral-libertaire du Club Anarchiste de Boston, fondé en 1887 par Benjamin Tucker, dont les statuts stipulaient, par exemple, que les cotisations des membres seraient fixées « selon leurs possibilités », et que les réunions mensuelles seraient dirigées par l´un des participants, élu sur le moment. Quant aux organisations d´intérêts, elles ne seraient pas essentiellement différentes, du point de vue légal et de leur organisation sociétaire, de celles qui existent aujourd’hui. Elles devraient seulement adopter une déclaration de principes, qui exprime


clairement les bases de leur fonctionnement effectif, éventuellement complétée par les règlements spécifiques jugés opportuns en chaque cas. Parmi ces principes devraient figurer : l´indépendance complète vis-à-vis de l´État, des partis politiques et confessions religieuses ; la non- discrimination entre les membres en fonction de critères de genre, ethnie, âge, religion, idéologie, etc. ; la désignation des membres des organes administratifs par élection des associés et par vote secret ; une gestion démocratique transparente, validée annuellement par les membres ; une surveillance rigoureuse et la punition de toute pratique de corruption ou subornation des dirigeants. En ce qui concerne le parti politique, au sein duquel les discussions seront toujours plus intenses, et les décisions plus difficiles et lourdes de conséquences, nous devons être plus précis et pointilleux concernant les aspects fondamentaux de sa constitution et de sa dynamique d´action. Cette réforme politique devra porter sur deux domaines : par 64 l´émergence d´un nouveau mouvement (et d´un parti) émanant de la société civile ; et au niveau du changement constitutionnel et des principales lois qui régissent le système politique et la vie publique en général. Quant aux bases idéologiques et statutaires fondamentales qui devraient être celles de ce Parti Libertaire nous retiendrons les suivantes : A propos du cadre démocratique en vigueur : 1.- Adhésion sans réserve aux principes de liberté, pluralisme, légalité et transparence qui définissent il y a deux siècles la Modernité, née en Occident et enrichie par les contributions culturelles qui y ont été apportées postérieurement. 2.- Rejet et condamnation de tous les régimes dictatoriaux, autoritaires et autocratiques, quelle que soit la justification doctrinaire qu´ils invoquent. 3.- Reconnaissance de la souveraineté populaire, exprimée au


moyen de scrutins valables et aussi clairs et sans équivoque que possible (ce qui dépend dans une large mesure du cadre légal dans lesquels ils sont organisés). 4.- Condamnation de toutes les formes d´action politique violente, armée, qu´elles soient le fait d´avant-garde ou de masses dirigées. 5.- Acceptation du lien socioculturel qui nous unit au cadre national dont nous faisons partie, sans relents de nationalisme, tout en restant ouvert à de prudentes avancées du processus historique en direction d´une identité supranationale (dans le cas de la construction européenne), sur la base de la défense des valeurs fondamentales communes, mais en aspirant à la paix et à un progrès juste pour tous les peuples du monde. 6.- Reconnaissance doctrinaire des principes de l´égalité et de la dignité humaines, de l´idée d´individualité forgée par la Modernité, de la primauté de l´intérêt collectif sur les intérêts particuliers, de la plus juste répartition et jouissance des biens économiques, sociaux et culturels, et du respect éthique de la Nature dont nous 65 faisons partie. 7.- Acceptation de l´économie de marché et de la libre-initiative, en reconnaissant toutefois la nécessité d´une régulation, à assumer en premier lieu par les agents économiques et sociaux euxmêmes, avec une éventuelle intervention des autorités publiques pour empêcher les abus, fixer les règles du jeu et pourvoir aux nécessités sociales urgentes qui seraient déterminées pour des raisons de justice sociale ou de droits humains ( Nous reviendrons plus tard et avec plus de détail sur l´analyse du tissu économique et de ses dynamiques). A propos de la constitution, mise en place et fonctionnement d´un nouveau parti politique : 8.- Construction progressive d´une structure volontaire d´action politique (c´est à dire un parti) à partir de la société civile, animée essentiellement par des personnes extérieures aux « appareils des partis » mais sincèrement engagées en faveur de l´amélioration de l´avenir collectif de la société dont elles font partie, en ac-


cueillant avec prudence des individus issus des partis existants et qui les quitteraient par conviction sincère de la supériorité morale de la nouvelle formation. 9.- Se placer, comme il convient à un parti émanant des classes moyennes (ni populiste, ni élitiste), «au centre » de l´échiquier partisan-idéologique, en reconnaissant et appréciant les valeurs de li berté et de solidarité généralement revendiquées par les gauches, tout en optant également pour la prudence et la modération dans les processus de changement social qui ont été généralement la marque des forces plus conservatrices. Mais en se démarquant clairement de la proximité des classes riches, typique de la droite, et de l´étatisme, qui prévaut à gauche. 10.- Dans les processus électoraux ou pour les candidatures à l´exercice de charges publiques, engagement sérieux et formel des candidats à ne pas encourager les tendances «électoralistes» qui se manifestent toujours dans les campagnes, en s´abstenant de critiquer les positions ( et à fortiori les personnalités) des autres 66 concurrents et en mettant l´accent sur leurs propres positions , en cherchant à montrer, sereinement, en quoi et pourquoi elles sont préférables pour la collectivité, en privilégiant toujours l´explication et l´argumentation. 11.- Refus de toute alliance ou coalition, pré ou postélectorale, de gouvernement ou d´opposition, avec les partis actuellement en présence sur l´échiquier politique. 12.- Exigence de n´assumer de responsabilités exécutives au sein du gouvernement national que lorsqu´il disposera de la majorité absolue des électeurs ou du Parlement (sauf accord avec une autre force minoritaire qui accepte ses conditions et son programme politique et avec laquelle il pourrait alors partager cette responsabi lité), et de s´abstenir en cas de formation de tout autre type de gouvernement – geste par lequel il manifesterait son respect pour la souveraineté populaire exprimée – et en ne votant que contre un gouvernement élu dans des circonstances irrégulières qui menacerait les libertés ou vise à mettre en place un régime dictatorial.

13.- L´attitude à assumer face à toutes les mesures législatives ou


décisions gouvernementales serait la suivante : après l´analyse de leur contenu, se manifester et voter en faveur de toutes celles qui semblent aller dans le sens que lui-même préconise, et en votant seulement contre celles qui porteraient gravement atteinte à la liberté des citoyens et la solidarité sociale, ou en cas de discordance essentielle et justifiée (pour lesquelles il disposerait de meilleures alternatives). Dans tous les autres cas (probablement les plus fréquents), l´abstention serait la position à retenir. 14.- Au niveau municipal (et régional) disponibilité pour envisa ger une éventuelle participation dans les organes exécutifs, mais seulement si cela s´avérait d´un intérêt évident pour les populations. 15.- Concordance avec le recours au referendum comme forme de participation plus directe des citoyens dans la vie politique, mais avec pondération et parcimonie, pour que ce mode de scrutin ne se transforme pas en un champ supplémentaire de manipulation de la part des partis à l’origine de la consultation ou un prétexte à des rivalités partisane. 16.- Parmi les dispositions statutaires obligatoires de cette nouvelle formation politique devront figurer les engagements suivants, à assumer par tout candidat à un mandat public sous son « étiquette » : a) renoncement à toute éventuelle augmentation par rapport au salaire ou aux rendements perçus préalablement, du fait de l´élection ou nomination à un poste public ; le différentiel devra être reversé au système de sécurité sociale; b) liberté personnelle, d´opinion et de vote, dans le respect des orientations générales du parti au nom duquel il a été élu; c) acceptation du nombre maximum de trois mandats consécutifs, ou de tout autre limitation à établir par le parti; d) acceptation de mesures disciplinaires rigoureuses et rapides en cas d´abus de pouvoir, tentative de corruption, ou de comportements délictuels de la part des membres;

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17.- Pratique exemplaire d´un fonctionnement interne transparent, incluant des formes de contrôle des représentants par les militants de base, des mandats temporaires et révocables dans certaines circonstances, une définition claire des incompatibilités et des sources de financement vérifiables par tout citoyen, des statuts qui spécifient les modes de scrutin pour la désignation des responsables et l´adoption des décisions et orientations programmatiques, en prenant en considération les moyens rendus disponibles actuellement par la science et la technologie en matière de connaissance, information et communication. 18.- Intention de réaliser, cinq ou six ans après la fondation, un congrès (du type « états généraux ») pour vérifier le respect du projet initial, avec la possibilité, clairement admise, de procéder à la dissolution du parti en cas d´évaluation globalement négative. S´agirait-il d´un « parti normal » ? Oui, si nous nous référons au respect du système légal en vigueur actuellement dans les états démocratiques. Non, du point de vue de la pratique politique qui domine aujourd´hui parmi les partis connus. De fait, il 68 devrait avoir comme point d´honneur fondamental de sa stratégie et de son idéologie, sans renoncer à l´accès aux instances dirigeantes (au niveau municipal ou national), de ne jamais exercer ces fonctions avec pour seule finalité celle de « gérer le pouvoir » et « laisser tout en l´état antérieur », et encore moins pour en retirer des avantages (pour le parti en tant qu´institution ou pour ses militants, coordinateurs, représentants, sympathisants ou sa « clientèle »). L´objectif fondamental de l´exercice du pouvoir serait, en son cas, de démontrer la possibilité d´un affaiblissement notoire des mécanismes et processus de domination sociale, de l´abolition totale des privilèges qui y sont habituellement associés, et une attitude externe de coopération, pacifique mais attentive aux pièges des autres pouvoirs et vigilante en ce qui concerne les intérêts supérieurs de l´Humanité et de la planète. D´un point de vue historico-symbolique, les meilleures leçons de figures mythiques comme Tibère Gracchus (romain du IIème siècle) ou Thomas More (britannique du temps de l´exécrable Henri VIII) peuvent être des sources d´inspiration valable pour qui apprécie de tels parrainages.


En réalité, la formation politique à laquelle nous aspirons serait plutôt un parti-mouvement, associable à un conglomérat d´institutions de caractère libertaire, fonctionnellement distinctes mais consciente de leur respective autonomie, sans le moindre vestige de « courroie de transmission » ou d´autres formes de dirigisme, auxquels nous a habitué le parti communiste (et d´autres) dans ce genre de situation. Sur le plan de l´action politique, sont à rejeter toute stratégie ou tactiques basées sur les groupes de pression(lobbying) ou la « conquête » des organes de communication (mass media) – tactiques aujourd´hui très répandues parmi les mouvements sociaux ou politiques à la recherche d´une implantation consistante au sein de la société. Il faudrait plutôt miser sur une explication simple et directe adressée aux citoyens (visant surtout les gens ordinaires et pas spécialement les minorités les plus réprimées), ce qui peut se faire aussi dans le contexte défavorable (parce que propice à la démagogie) des campagnes électorales. Sont acceptables, à cette fin, tous les moyens de communication disponibles : presse, radio, télévision, «réseaux sociaux», tracts distribués de la main à la main, et prises de parole publiques, au cours de conférences, 69 réunions d´explications, meetings ou même débats contradictoires – encore que ces derniers doivent être abordés avec autant de prudence que les batailles électorales, en raison des «trucs» et arguties où excellent les politiciens professionnels ( qui ont souvent reçu une formation d´avocats). C´est plus qu´une question de « style ». Il s´agit d´une autre manière de faire de la politique, qui suggère implicitement d´autres règles pour le débat entre formations partisanes. En outre, dans l´action politique comme pour l’activisme social, ce nouveau libertarisme devrait adopter comme règle déontologique de base le respect envers l´adversaire politique ou l´opposant à nos positions sociétales : différents de nous mais porteurs de la même dignité. C´était d´ailleurs la norme implicite dans l´attitude des anarchistes du XIXème siècle : détruire les positions sociales iniques, mais respecter les personnes qui en faisaient partie. Les principaux risques qui menaceraient l´éclosion d´un mouvement régénérateur de ce type seraient toujours : a) la méfiance de la population face à l´apparition d´un acteur


politique supplémentaire ; b) l´assimilation intentionnelle de cette initiative aux mouvements populistes (afin de lancer le discrédit et la confusion) que ne manqueront pas de faire certains commentateurs et les partis installés, et notamment ceux de gauche, face aux critiques de fond, formulées plus haut, à l´égard du fonctionnement du système politique actuel ; c) l´ « invasion » d´opportunistes ou de « sous-marins » d´autres partis ; d) la constitution d´une clique dirigeante ou l ´affirmation d´un leader charismatique, susceptibles de détourner le mouvement de ses objectifs initiaux ;

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e) le manque d´expérience et de « savoir-faire » de ses représentants et de ses dirigeants, face à des adversaires politiques et spécialistes des mass média, entrainés de longue date à l´interprétation de leurs rôles ; f) la désorientation, comme « rançon du succès », consécutive à des premiers résultats positifs et surprenants, en termes d´opinion publique et d´électorat. En conséquence, il sera nécessaire de parvenir, au cours du processus de construction de cette alternative, à une forte densité idéologique. En effet, s´il est vrai que les règles formelles sont importantes, dans la mesure où certaines d´entre elles structurent des comportements et forgent des opinions dans les individus, il est encore plus vrai qu´en politique, ce qui compte le plus c´est l´esprit et la culture qui animent les protagonistes, esprit et culture capables de subvertir une excellente construction institutionnelle ou, au contraire, de réaliser des objectifs bénéfiques pour la majorité, malgré l´existence de contraintes légales défavorables. Evidemment de tels changements ne se décrètent pas. Mais ils peuvent être produits par des dynamiques sociales positives, bien que minoritaires au départ. Quant aux changements des règles du système politique et étant donnée la motivation originelle pour le lancement de ce mouve-


ment, il sera compréhensible que, dans une première phase, les propositions préparées par le nouveau parti en la matière constituent la partie essentielle de son programme d´action, reléguant au second plan des priorités les thèmes relatifs à l´économie et à la prévoyance sociale, à politique internationale, sécurité et défense, justice, éducation et sciences, santé publique, défense de l´environnement, etc., thèmes qui devraient naturellement être étudiés avec pondération, discutés, et seulement après adoptés comme «programme», de manière participative et avec la contribution de bons spécialistes dans chacun de ces secteurs, et après consultation des populations les plus directement affectées. Voici donc un ensemble d´objectifs de réforme du système constitutionnel et légal qui encadre la vie politique des pays démocratiques à proposer par le nouveau parti-mouvement : 1 – Réduction du nombre de députés au Parlement (unicaméral) jusqu´à un optimum de 300 (pour des raisons opérationnelles d´ordre psycho-sociologique), avec des règles d´exclusivité, limitation du nombre de mandats successifs et de modération dans la fixation des rémunérations. Une façon de rendre opérationnel et 71 visible le phénomène des « votes blancs » au sein de l´électorat serait, par exemple, de réserver, dans l´hémicycle, un nombre de sièges vides équivalent au pourcentage de ces non-votes. Toutefois, en admettant que ce procédé pourrait amener, dans un cas extrême, à un Parlement désert, du fait de la désaffection réitérée de la majorité des électeurs, il faudrait alors vaincre les légalismes maladifs existants pour déclarer la faillite du régime en place, et déclencher un processus de refondation, basé sur les travaux d´une assemblée constituante et ratifié par referendum populaire. 2 – Alteration des dispositions constitutionnelles et légales pour l´élection et le fonctionnement du Parlement et la formation du Gouvernement, suivant le schéma suivant : Au premier tour des élections tous les sièges du Parlement seraient attribués : au scrutin proportionnel, avec un cercle électoral unique pour tous les partis ou coalitions formelles concurrentes (environ la moitié des mandats) ; et au scrutin majoritaire pour tous les autres sièges, sur la base de circonscriptions géographiques uninominales, et ouverture aux candidatures indépendantes.


Le second tour, auquel ne participeraient que les deux partis ayant recueilli le plus grand nombre de voix (au cas où le vainqueur n´aurait pas déjà obtenu la majorité dans l´assemblée) servirait à désigner le parti chargé de former le gouvernement (qui pourrait éventuellement former postérieurement des alliances ou coalitions avec d´autres formations) Le budget et certaines lois décisives bien spécifiées ne pourraient être rejetés par le Parlement qu´à la majorité qualifiée. Cette disposition vise à renforcer la gouvernabilité du système et à améliorer la représentativité des élus.

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3 - Il faudrait abolir la fonction de Chef de l´État, qui constitue un vestige des tyrannies et des régimes monarchiques, afin de désacraliser cette position suprême. Ses attributions protocolaires et en matière de promulgation des lois seraient transférées au Président du Parlement. Le modèle suisse actuel est un exemple intéressant de ce qui est proposé ici. Cette réforme contribuerait utilement à la « dépersonnalisation » de la direction des partis politiques. 4 – Les régimes présidentiels – où le président, élu, est en fait le chef du gouvernement – seraient acceptables, avec toutefois des précautions spéciales quant à l´équilibre des pouvoirs avec le Parlement et les Tribunaux. 5 - Dans les pays de grandes dimensions territoriales, ou présentant de grandes différences régionales ou culturelles au sein de leur population, l´existence ou le maintien de l´Etat Fédéral sera toujours la solution la plus adéquate. 6 – Les Tribunaux seraient totalement indépendants et s´autoréguleraient en appliquant les codes dictés par le Parlement, mais en portant également attention à la responsabilisation des magistrats face aux tentatives de subornation dont ils peuvent être l´objet. Les peines devraient être de caractère essentiellement pécuniaire (en tenant compte des revenus de l´infracteur), ou prendre la forme de travail forcé au bénéfice de la communauté. Les peines de prison devraient être appliquées seulement en cas de crimes graves, violents, ou quand la liberté du criminel représenterait un risque social. En contrepartie, pour les crimes extrêmement


graves, la prison à perpétuité serait admissible, mais en aucun cas la peine capitale. Les sévices en cours d´investigation ou l´application de mesures pénales cruelles, dégradantes ou inhumaines seraient sévèrement réprimés. Une attention spéciale serait apportée à la coopération internationale en matière d´investigation criminelle et de lutte contre les différents types de trafic illégaux (de personnes, drogues, armes, produits chimiques et biologiques dangereux, etc.) et le « blanchiment » d´argent. 7 – Le mode de gouvernance des communes serait basiquement le même que pour le Gouvernement, sous une forme simplifiée. 8 – L´organisation de l´État et des services publics obéirait, en général , aux principes de la subsidiarité et du fédéralisme, avec prises de décision au niveau le plus proche des populations concernées (et avec la participation de celles-ci, dans la mesure du possible), compatibles avec l´efficacité nécessaire et en admettant des exceptions dans le cas d´institutions publiques essentiellement hiérarchique, comme l´administration judiciaire, les forces armées ( sujettes à des règles spéciales de loyauté et sacrifice), 73 de sécurité et de secours. 9 – Adoption de principes de rigueur budgétaire et de responsabilisation personnelle des décideurs politiques en matière d´éconoomie et de prévention (et punition) de la corruption, avec une inspection technico-juridique spéciale pour combattre efficacement les malversations et une éventuelle délinquance au sein du secteur financier. Il serait souhaitable de fixer des « plafonds » pour la collecte des impôts, des limites à l´endettement des entités publiques, privées et particulières, et de mettre en place une supervision effective sur l´octroi de crédits bancaires et l´ « auto-résolution » des procédures de faillite. 10 – Caducité de la légalisation des partis sans représentation parlementaire au bout de deux ou trois législatures ; réduction des avantages financiers dont bénéficient tous les partis et fixation de limites aux mandats successifs pour toutes les charges publiques, avec l´imposition d´un intermède d´une durée obligatoire après la fin de leur exercice. 11 – Ouverture à la pratique de certaines modalités de démocratie


directe, déjà expérimentées (comme le droit d´initiative législative populaire, le référendum, les« élections primaires» des partis politiques, les budgets participatifs, etc.) ou rendues possibles par les nouvelles technologies ( consultations on line, vote électronique, etc.) qui stimulent l´implication et la participation responsable des citoyens à la résolution des problèmes collectifs (dans le cadre local ou régional notamment), au lieu de favoriser l´action concertée de groupes d´intérêts ou de confréries idéologiques. lités qui incombent, en premier lieu, à la société civile, mais que les pouvoirs publics ne peuvent pas esquiver dans tous les cas où seraient en cause l´urgence, l´équité ou la cohésion sociale. Pour cela devront être mises en place les politiques publiques adéquates. 13 – En matière de culture et de science, il revient aux entités gouvernementales une responsabilité particulière pour appuyer des initiatives et des activités dont la valeur ne saurait être mesurée en fonction de critères exclusivement économiques (patrimoine historique, langue, création artistique, science) sans toutefois em74 piéter sur les compétences des spécialistes et des créateurs culturels. 14 – Laïcité de l´État et tolérance en matière de croyances religieuses, et égalité formelle de traitement envers toutes les confessions, avec une reconnaissance particulière des religions majoritairement présentes au sein de la population. 15 – En ce qui concerne la politique étrangère – et en marge du processus de construction européenne – il est de plus en plus évident la nécessité de politiques concertées à échelle internationale, et de donner la priorité au maintien de la paix entre les nations et à l´aide des pays riches envers les plus déshérités de la planète. Le multilatéralisme de principe doit être préservé au sein des plus importants aéropages mondiaux (ONU et autres) mais ne doit pas servir au chantage exercé par quelques-uns envers la communauté internationales dans son ensemble. C´est pourquoi l´orientation des politiques étrangères de chaque pays doit tenir compte de ces différentes réalités, sans préjudice de l´existence de liens spéciaux d´affinité avec quelques-uns seulement. Ajoutons que – dans le droit fil des propositions formulées par le


mouvement mondialiste des Citoyens du Monde – il serait intéressant de constituer une Assemblée des Représentants des Peuples, dotée de capacités délibératives mais non exécutives, pour faire contrepoids à l´impact des États au niveau de l´Assemblée Générale des Nations Unies. 16 – Le cas de l´Union Européenne mérite un traitement spécial en raison de la spécificité de son processus historique. Il semble indispensable que cette entité supranationale soit capable d´assumer un rôle de projection mondiale dans des domaines comme ceux de la défense des droits humains, la paix et la sécurité internationales, la règlementation du commerce et des flux financiers, l´action protectrice de l´environnement naturel et la surveillance des changements climatiques, le contrôle des flux migratoires , la lutte contre la piraterie et les trafics criminels, ou encore l´isolement international des états despotiques ou dictatoriaux. Mais ces politiques communes et toutes celles qui se développent dans leur cadre, concernant les domaines politiques, financiers et budgétaires, économiques, sociaux ou culturels, doivent s´astreindre aux critères de subsidiarité et de fédéralisme cités plus haut, c´est à dire respecter le droit de chaque nation à défendre son identité et à s´au- 75 to-gouverner. En ce sens, l´Union Européenne devrait se doter, de préférence, d´un modèle organique de type confédéral, sans recours à un gouvernement fédéral comme ceux qui existent aux Etats Unis, en Russie ou au Brésil. Il convient, au passage, de rappeler l´héritage historique des principes fédéralistes de la démocratie américaine, repris au XIXème siècle par Proudhon et par Victor Hugo (1802 – 1885). Les intéressés pourront consulter à ce propos, de manière instructive, l´œuvre intitulée The Féderalist Papers. Il est d´ailleurs opportun de renvoyer ici au texte philosophique intitulé «Note sur la suppression générale des partis politiques» écrit par Simone Weil (1909-1943), inclus dans les Écrits de Londres(1940, page 126 et suivantes) et rediffusés sur la toile par Etienne Chouard en 2011, dans lesquels ce dernier souligne l´importance du «tirage au sort, équitable et incorruptible, (…) la résistance à l´élection (…) procédure fondamentalement aristocratique (…) qui conduit mécaniquement à l´oligarchie» pour conclure : «Pas de démocratie sans tirage au sort»(http://etienne.chouard.free.fr/Europe).


Un mot encore à propos de tribunaux, étant donné que, par le passé, la militance anarchiste en a critiqué acerbement le fonctionnement, en les accusant d´ être au service de la classe dominante dont ils font partie. Ceci était vrai, non pas tant du point de vue de l´origine sociale des magistrats, mais plutôt du fait qu´ils appliquaient très souvent des lois injustes, dictées par le pouvoir politique (sans parler des juges de l´Ancien Régime qui se bornaient à obéir à la volonté du monarque ou du tyran). Toutefois, toute tentative d´instaurer une « justice populaire » s´est révélée encore plus arbitraire et despotique. Et l´évolution doctrinaire a découvert des manières de prendre en compte les aspects les plus raisonnables de ces critiques, comme l´instauration de tribunaux de jury (très dépendants toutefois de leur composition aléatoire), de « juges de paix » (pour les délits mineurs) ou de cours d´arbitrage. En tout état de cause, le principe de la séparation des pouvoirs et l´indépendance des magistratures représentent des acquis civilisationnels que les libertaires devraient certainement chercher à conserver. Ce qui ne dispense pas de la nécessité permanente d´améliorer la formulation des codes pénaux, la qualité de la formation des juges et leur immunité face aux intérêts et 76 tentatives de subornation. En termes généraux, les principes consacrés par la Déclaration Universelle des Droits Humains, adoptée par l´ONU dans une opportunité bienvenue en 1948, constituent, bien mieux que certaines législations nationales faites pour satisfaire des ambitions avant-gardistes ou même en fonction de pactes souscrits par des gouvernements au cours des quarante dernières années, une charte de principes – humanistes mais réalistes – plus adéquate et praticable par toutes les sociétés actuelles.


1.4. La guerre, le contrôle de la violence et l´ordre sécuritaire

La question de la violence exige que nous lui consacrions ici une attention particulière. Pour certains, la violence est même « l´accoucheuse de l´ histoire », car ce serait elle qui aurait permis à l´Humanité de franchir plusieurs des principaux paliers qui lui ont permis de s´élever à un degré supérieur de civilité. En ce qui concerne les anarchistes, leurs positions doctrinaires classiques, aussi bien que les comportements de beaucoup de leurs militants, tendent à envisager «le problème de la violence» de la manière suivante : les gouvernements et les classes dominantes ont toujours eu à leur service des instruments de force ( les polices, les prisons, les armées, etc.) au moyen desquels ils ont pu préserver leurs privilèges, et ont eu recours à la violence contre leur propre peuple á chaque fois qu´ils ont senti la continuité de leur pouvoir menacée. Aux travailleurs et autres classes sociales subjuguées il ne reste donc, tôt ou tard, pas d´autre alternative sinon prendre les armes pour mettre fin à cette situation. Une fois 77 atteint l´objectif de la « société émancipée » (dans le meilleur des cas aussitôt après la révolution), la violence disparaitrait naturellement puisque les causes économiques qui étaient à son origine n´existeraient plus. La théorie marxiste de l´histoire n´affirme rien de très différent, en dépit du discours philosophant de Friedrich Engels (1820-1895), extrait de son livre l´Anti-Dühring publié en 1878 en Allemagne, et divulgué ensuite sous le titre Du Rôle de la Violence dans l´Histoire. Cette position de principe et l´impatience de certains prosélytes de l´anarchisme, ont conduit à la légitimation du recours à la force pour combattre la domination du capitalisme et de l´État. Deux lignes d´orientation se formèrent, en réaction aux évènements en cours, après la défaite de la Commune de Paris en 1871. La première, majoritaire, penchait en faveur de l´acceptation du recours aux armes, dans le cadre d´une insurrection libératrice, ou, selon d´autres versions, à l´occasion d´une grève générale révolutionnaire, ayant pour l´objectif l´instauration d´une société sans exploitation économique, ni oppression politique, ou quelque autre forme de domination personnelle. La seconde autorisait


l´usage de moyens violents et illégaux dans les luttes et résistances ordinaires (comme les vols de banques, les attentats à la bombe, ou l´ « exécution » de despotes, exploiteurs, agents de police, etc.). Ces actes, pratiqués par de minuscules minorités, bénéficiaient toutefois du silence complice de la majeure partie des camarades militants. Certains de ces insurgés furent même élevés à la catégorie de « martyres de la révolution », comme ce fut le cas, à juste titre, pour les anarchistes á l´origine de la légende de la Mano Negra en Andalousie en 1882-82, ou de ceux de Chicago qui, en 1886, donnèrent naissance aux manifestations internationales du 1er Mai. D´autres encore optèrent pour le tyrannicide – un président français, un américain et un roi d´Italie succombèrent à leur action –, mais cette « mode » connut à l´époque un succès beaucoup plus vaste et Carbonaros, républicains, nationalistes, et religieux fanatiques, y adhérèrent. En Catalogne, en 1919-23, le « pistolerismo » (pratiqué par des hommes de main du « syndicat libre » et auquel s’adonnèrent les groupes d´action de la CNT) fourmille d´épisodes sanglants, qui coutèrent la vie à des dizaines de militants ouvriers, au premier ministre (Dato) et au Cardinal primat de Saragosse (Soldevilla), et déboucha sur une 78 période de dictature. Rares sont ceux qui, dans les milieux anarchistes, critiquèrent sans ambiguïté les tendances ultraviolentes. Et plus rares encore ceux qui mirent en pratique des formes d´action pacifiques ou non-violentes pour faire la promotion de leurs idéaux (comme cela se produisit en Allemagne ou en Inde pendant l´entre-deux guerres). Nous estimons en réalité que la violence (sous le terme d´«agressivité») est inscrite comme un fait intrinsèque dans le milieu naturel auquel nous appartenons et que ce n´est qu´à travers un long processus civilisationnel – concept auquel, soit dit au passage, Norbert Elias (1897-1990) a apporté une contribution remarquable – que les Hommes ont pu la maitriser, en acceptant qu´elle ne puisse être pratiquée qu´«en dernière instance» , en la criminalisant et en la sublimant ou en la détournant vers d´autres fins, après en avoir fait très longuement usage à travers les abus des plus forts contre les plus faibles, les conflits de voisinage, les guerres civiles et entre nations, les luttes pour le pouvoir ou pour la satisfaction d’ambitions impériales. Aujourd´hui toutes les déclarations formelles condamnent la violence, bien qu´elle continue et soit incontournable, dans la vie quotidienne, à travers certains


types de délinquance, plus exceptionnellement à l´occasion des guerres et conflits collectifs armés qui se produisent encore, ou d´une forme mal identifiée dans de nombreux comportements abusifs des forces publiques (ou de personnes perturbées, qui s´en prennent, dans l´espace privé, aux individus les plus vulnérables). Mais il vaut la peine de référer avec un minimum de commentaires les trois points principaux sur lesquels l´idéologie anarchiste s´est fixée, à propos de la violence : le maintien de l´ordre, la prison et les guerres. Il est vrai que, jusqu´à nos jours, le comportement des agents de police a été marqué par l´arrogance et le despotisme envers le simple citoyen, et d´autant plus que l´apparence de celui-ci permettait de le situer dans les classes les plus pauvres de la société ou de l´identifier comme appartenant au lumpen prolétariat. Les marchandes de poisson de Lisbonne (et autres vendeurs ambulants sans licence) étaient l´une des cibles préférées des patrouilles de police, de la même façon qu´aujourd´hui, dans plusieurs pays africains, les policiers armés se servent de cet avantage pour extorquer de l´argent pour leur profit personnel (et pas toujours en échange du pardon d´une contravention pour une 79 quelconque infraction vénielle). Les bobbies anglais étaient une exception, et nous savons bien les abus et arbitrarietés que continuent à perpétrer les policiers américains. Mais, il y a un siècle, face aux manifestations de protestation des travailleurs ou de populations révoltées, la police intervenait fréquemment en tirant sur les protestataires, et les morts et les blessés étaient chose courante, même dans les régimes démocratiques. Et quand la police ne suffisait pas, on faisait intervenir l´armée, de la même manière brutale, pour « rétablir l´ordre ». Law and order étaient alors les premières priorités de tout gouvernement. Aujourd’hui, heureusement, la situation a immensément changé, dans le bon sens, évolution à laquelle doit avoir également contribué la féminisation des effectifs policiers. Ceux-ci sont actuellement, dans la plupart des pays occidentaux, constitués par des professionnels ayant reçu une bonne formation technique et des notions pratiques de psychologie et de droits humains. Ils contribuent à une convivence plus saine et plus sûre au sein de l´espace public, et doivent surtout protéger les personnes des vols et agressions dont elles peuvent être la cible. Naturellement, il y


a toujours des recours à la force excessive et des usurpations de fonctions (généralement mieux tolérés par les syndicats professionnels que par la hiérarchie) mais surveillés de près par les médias. La « culture » typique de l´extrême-gauche (anarchistes compris) de « bouffer du flic » n´a donc plus aucun sens, et encore moins de profiter des manifestations de masse pacifiques pour, vers la fin, se livrer à des déprédations, provocations et violences physiques, comme le font habituellement les Black Bloc. Bien que proches des forces policières ou travaillant de concert avec elles, les agents d´investigation criminelle sont dans une position plus difficile. Habitués à avoir à faire avec des criminels, très souvent dangereux, ces fonctionnaires qui agissent presque toujours sous couverture (en civil et à bord de voitures banalisées, par exemple) peuvent commettre des violences de plusieurs types, sans témoins et sans laisser de traces, ce qui rend nécessaire – et même absolument indispensable – que leurs procédures de recrutement et sélection, de formation, d´avancement dans la carrière et d´intervention professionnelle soient soigneusement préparés, et exécutés sous un rigoureux contrôle hiérarchique par 80 des magistrats dument qualifiés. Sans présenter les mêmes risques de préjudices pour les simples citoyens, les agissements des agents secrets de l´intelligence (services de renseignement) peuvent également avoir des conséquences néfastes pour la collectivité nationale, qu´ils opèrent contre de potentielles menaces étrangères ou au nom de la « sécurité de l´État ». Le secret, indispensable à l´exécution de leurs missions, est toujours une barrière infranchissable pour l´exercice de toute forme de contrôle démocratique sur leurs activités, et le seul recours restant est la responsabilisation politique institutionnelle du gouvernement, qui, comme nous le savons, est généralement loin de jouir de la confiance de la généralité des citoyens ou même de l´opinion publique. Cependant, l´existence de ces services est une nécessité irrécusable, surtout par les temps qui courent, en raison des menaces d´actions terroristes, d´espionnage dangereux, et en présence de forces engagées dans la destruction de toute forme pacifique de vivre-ensemble social. Dans ce contexte, la seule possibilité de réduire les risques cités – voir les prétendues armes de destruction en masse qui furent utilisées pour justifier l´intervention armée de nations occidental-


es en Irak en 2003 – réside en une constante et étroite vigilance des citoyens à l´égard du membre du gouvernement responsable de ce portefeuille, en faisant pression sur lui pour que soit rendu public tout ce qui n´a pas besoin d´être gardé secret. Même ainsi, c´est certainement une mission répugnante à la lumière de toute éthique de comportement libertaire. En ce qui concerne le second des thèmes annoncés – les prisons – nous avons déjà eu l´occasion de parler de l´orientation souhaitable de la politique pénale, dans le sens de privilégier les sanctions pécuniaires et le travail au bénéfice de la communauté, en détriment de la privation de liberté. Il convient de rappeler ici le spectacle déprimant qu´offraient les prisons au XIXème siècle (au même titre que les asiles d´aliénés et la plupart des hospices) et qui a poussé les doctrinaires de la liberté à défendre la disparition de tels antres dans une société humaine réellement civilisée. Quelques révolutionnaires exaltés ont, dans des circonstances exceptionnelles de perte de contrôle des forces de l´État, couru ouvrir les portes des prisons et procédé à la libération de tous les détenus, sans distinction entre innocents, « pauvres diables » et assassins endurcis. C´est ce qui s´est produit pendant la Révolu- 81 tion Française ou dans l´Espagne des années 30. De fait, et étant donné les conditions de détention de l´époque, c´étaient effectivement des malheureux, qui après avoir connu des conditions sociales horribles pendant leur enfance et au long de leur vie, avaient trouvé en prison une véritable « école du crime » qui les rendait de plus en plus asociaux. Les doctrines pénales ont connu depuis lors une certaine évolution positive, mais pas au point de faire en sorte que, aussi nécessaire que soit la privation de liberté, celle-ci n´en continue pas moins à s´effectuer dans ce genre « d´écoles » dans lesquelles se maintiennent, inaltérables et insupportables, des conditions de vie digne des pays autrefois appelés « tiers monde ». Plus que la notion de « pénitence » expiatrice d´un crime – pour laquelle l´expropriation de biens personnels et le travail «pro-bono » peuvent avoir des effets positifs, la détention dans des établissements pénitentiaires ne se justifie (et se justifie toujours) que lorsqu´un de ces individus laissé en liberté représente un danger pour les autres citoyens et la tranquillité de la communauté. Telle devrait être la philosophie de base pour un système pénal adapté aux


réalités de notre temps. Le problème de la guerre et de la paix entre les états et les nations est différent, encore qu´il s´agisse toujours de minimiser les souffrances humaines, les destructions, et, en fin de comptes, de trouver une manière plus civilisée et rationnelle de résoudre ou de dépasser les conflits collectifs qui surgissent inévitablement dans la société. Aux guerres totales (visant à la destruction de l´autre ou au moins à son asservissement) qui furent typiques de la Préhistoire, de l´Antiquité, du Moyen Age et de la Renaissance, la pensée moderne a tenté de répondre par une manière plus rationnelle de réguler les relations entre les divers états-nation. Emmanuel Kant (1724-1804), par exemple, a essayé de la théoriser sous le nom de « paix perpétuelle ». C´est ainsi que la politique étrangère des états (qu´ils soient absolutistes ou constitutionnels, nationaux ou impériaux) a commencé à utiliser deux instruments essentiels : la diplomatie et la guerre conventionnelle. On négociait la conciliation des intérêts, en allant aussi loin que possible. Si aucun accord 82 acceptable pour les deux parties n´était trouvé, l´action militaire devenait légitime, que ce soit sur le plan défensif, soit (avec les justifications opportunes) sur le plan offensif. Se posait alors aussi l´hypothèse d´élargir le théâtre du conflit par le recours à des coalitions d´états. Il est vrai que le champ des relations économiques et commerciales entre les états était également très souvent investi à ces fins (quand elles ne constituaient pas le casus belli lui-même), ainsi que les intérêts maritimes et coloniaux, ou encore des motifs d´ordre religieux ou de choc des cultures. Mais, dans tous les cas, la diplomatie devait antécéder le recours à la force, et le prolonger (ou l´éviter à l´avenir) au moyen de la signature solennelle de traités et conventions, voire la capitulation ou la soumission des vaincus pour un temps indéterminé. Nous ne devons cependant pas minimiser le fait que ce mouvement ait stimulé l´apparition d´un courant de pensée internationaliste et pacifiste. Celui-ci surgit aux Etats Unis dans la deuxième décennie du XIXème siècle , se propagea à l´Europe vers le milieu de ce siècle (avec un important congrès international à Bruxelles en 1848) et parvint à des concrétisations partielles lors des conventions inter-États de Genève (1864, etc.) et de la Haye


(1899,1907,etc.), qui créèrent le premier «droit de la guerre», en consacrant la protection des populations civiles et en règlementant les pratiques des militaires et des belligérants dans un sens plus humanitaire. À l´aune de l´Histoire, on peut considérer que ce furent là des petits pas vers le progrès, bien que l´échelle des destructions guerrières aient beaucoup augmenté à partir du XIX me siècle, du fait de l´évolution technologique, non seulement dans le domaine strict des armements, mais également dans les transports, la logistique, les communications. La Ière Guerre Mondial fut un choc pour la conscience de l´Humanité, par l´intensité et l´extension des dégâts qu´elle provoqua. Le mouvement ouvrier et socialiste (et surtout les anarchistes actifs en son sein) tenta de s´y opposer, mais sans parvenir à l´éviter ou à l´abréger. Au début, l´intoxication idéologique nationaliste fonctionna à plein régime, mais, au bout d´un certain temps, le désespoir des combattants prit le dessus (entrainant des mutineries et des armistices spontanés) ; vint ensuite l´adhésion aux mots d´ordre de ceux qui leur proposaient «la paix et la terre » (en Russie et dans d´autres pays), ou, au contraire, la revanche de l´humiliation subie, et la « résurrection 83 de la patrie « ( en Allemagne, en Italie et quelques petites nations comme le Portugal). Dans ces conditions, il est compréhensible que l´antimilitarisme des anarchistes se soit articulé autour des cinq points suivants : 1º - contre la discipline de caserne qui s´opposait violemment à la liberté personnelle d´agir, qu´ils revendiquaient haut et fort ; 2º - le fait que les soldats se laissent commander pour aller affronter d´autres enfants du peuple sur le champ de bataille, auquel ils réagissaient en désertant quand c´était possible. 3º - l´utilisation de la troupe, aux ordres du gouvernement, contre les travailleurs en lutte, au mépris des véritables intérêts populaires et de la solidarité de classe sociale. 4º - le fait que les chefs et les hauts-commandements militaires professaient généralement des opinions politiques conservatrices, étant eux-mêmes généralement et pendant très longtemps, issus de familles aristocratiques ;


5º - la grande segmentation sociale existant au sein des institutions militaires, entre officiers, sous-officiers et soldats, sacralisée par des gestes symboliques et rituels, qu´ils considéraient absurdes. D´un autre côté, les anarchistes suivirent avec intérêt et saluèrent les guerres paysannes des zapatistes et des makhnovistes, mais elles se situaient sur des théâtres lointains et n´eurent pas d´influence sur les pratiques des militants européens ou américains. Quand, dans les années 30, la guerre civile éclata en Espagne, les anarchistes locaux improvisèrent des milices armées qui parvinrent à faire échouer le coup militaire dans les principales villes, et à tenir en échec les troupes de Franco (appuyées par Allemands et Italiens) au début des hostilités. Mais tout devint beaucoup plus difficile quand les exigences de la guerre conduisirent à l´intégration de ces milices dans l´Armée Républicaine (formée de surcroît selon les conceptions de conseillers soviétiques), qui se heurta à de fortes résistances de la part de certains. Les anarchistes finirent toutefois par accepter cette militarisation, au nom de l´efficacité du combat contre les forces franquistes. La Colonne Durruti, par exemple, devint la 26ème Division de l´Armée Républicaine, et un 84 ouvrier comme Cipriano Mera (1897-1975) en arriva à commander un corps d´armée. Le journaliste libertaire portugais Jaime Brasil (1896-1966) qui visita la Palestine et vécut les premiers moments de l´état d´Israël fut impressionné par Tsahal, l´armée de travailleurs-soldats, formée d´hommes et des femmes qui n´avaient pas de temps à perdre en rituels ou gestes symboliques, mais qui défendirent, les armes à la main, la survie du nouveau pays, immédiatement attaqué par ses voisins arabes. Il essaya de transposer ce concept parmi nous, sans le moindre succès. En dépit de tout, la généralité de la militance anarchiste continua à professer ses convictions antimilitaristes et anti-bellicistes. Ceux qui, en 1914, considérèrent légitime, par réalisme politique, la défense de la France et de ses alliés contre l´autoritarisme allemand (comme Kropotkine et Grave) – c´est à dire les partisans de la légitimité de la guerre défensive – furent critiqués et déconsidérés par la majorité de leurs camarades d’idéal (comme Malatesta et autres). Et ne fut pas davantage pris en compte l´exemple de ceux qui s´engagèrent comme volontaires dans les Forces


Françaises Libres, qui aidèrent à la libération, en 1944, de la France occupée par la Wehrmacht, comme les combattants espagnols de la Division Leclerc. Seuls les résistants, combattants irréguliers du maquis français ou de la Resistenza transalpine qui harcelaient, ici ou là, les soldats allemands dans des accrochages sporadiques, eurent droit à la reconnaissance de leurs pairs. Parce que, justement, ils ne portaient pas d´uniformes militaires et n´obéissaient pas à un commandement centralisé. Pourtant, ce ne furent pas eux qui vainquirent Hitler et Mussolini, mais bien les armées régulières, anglaises, russes et américaines. Aujourd´hui, la technologisation de la guerre, la professionnalisation et la féminisation des unités militaires, ont profondément modifié ce cadre. Dans les pays démocratiques occidentaux, le service militaire obligatoire a disparu (avec son enrégimentement disciplinaire, brutal pour de nombreux conscrits). Les armées sont maintenant composées de professionnels, avec des règlements de droits et devoirs plus humains, et une utilisation intensive de dispositifs technologiques sophistiqués. Pendant longtemps, seule la Marine avait eu une forte composante technico-scientifique – pour la construction navale, la navigation, l´hydrographie , l´artillerie ( 85 et plus tard les armes sous-marines) , les machines et l´électricité et les communications, etc.), alors que l´Armée de Terre continuait à être presque exclusivement faite de «chair à canon» ( à l´exception des unités du Génie), et que les aviateurs forgèrent, au XXème Siècle l´archétype du héros individualiste, narcissique et aventurier. Parions qu´une nouvelle guerre destructrice ne devrait plus se produire que comme conséquence inéluctable d´un processus politique mal engagé, de la folie ou du fanatisme d´une clique dirigeante qui prendrait le contrôle du pouvoir de facto, ou à la suite d´un accident fortuit. Tout a bien changé au sein des forces armées occidentales, avec le temps mais également du fait de l´apparition de la guerre révolutionnaire ou subversive. En effet, pendant sa « longue marche » pour résister aux forces nationalistes chinoises et aux armées japonaises qui envahirent la Chine dans les années de 1930, Mao Tsé-Toung appliqua quelques-unes des anciennes tactiques de guérilla, en les inscrivant toutefois dans une stratégie générale de prise du pouvoir, qui passait par l´implication du peuple tout entier dans le conflit, afin que les guérilleros révolutionnaires puissent évoluer au sein


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de celui-ci comme « des poissons dans l´eau ». Le succès de cette stratégie fit école, dans les décennies suivantes, parmi les indépendantistes en lutte contre le système colonial. Ceux-ci, appuyés par le bloc de l´Est, prirent les armes contre les Anglais (au Kenya), les Français (en Indochine et en Algérie) et les Portugais (en Angola, au Mozambique et en Guinée-Bissau) ou contre des régimes stipendiés par Washington (à Cuba par exemple). Les anarchistes se tinrent totalement en marge de ces guerres et ne s´impliquèrent pas non plus dans la « lutte armée » déclenchée par des gauchistes européens dans les années 70 et 80 du siècle dernier, ni dans les actions violentes des nationalistes basques et irlandais. Un ou autre cas de militant isolé servit toutefois de prétexte pour faire revivre, dans l´opinion publique, l´association récurrente entre anarchisme et violence. Ce fut le cas à propos du groupe franco-espagnol Action Directe ou, aux Etats Unis, d´un solitaire « Unabomber », arrêté en 1996. Il convient toutefois de préciser que, selon un rapport du « Memorial Institute for the Prevention of Terrorism » (2007) sur les attentats à la bombe et la violence politique au cours des quarante années précédentes, seule une infime minorité (1% du total) eurent pour auteurs des personnes invoquant des idées anarchistes. Les motivations nationalistes/séparatistes étaient les plus souvent citées (38%), suivies par les communistes/socialistes (30 %) et les religieuses (21%). Ce qui tend à prouver que le militantisme actuel de l´idéologie politique anarchiste a recours, dans son écrasante majorité, à d´autres types d´actions, comme l´activité éditoriale et de propagande, ou l´animation de mouvements sociaux, plus féconds en potentialités émancipatrices. La guerre révolutionnaire s`est montrée victorieuse face aux diverses tentatives et stratégies de « contre-subversion » qui ont été mises en œuvre. A tel point qu´elle a rendu pratiquement inutile l´énorme supériorité technologique des armées des grandes puissances qui ont eu à l´affronter. Apres les amères expériences du Vietnam, de l´Afghanistan et de l´Irak, ce sont les stratèges de ces puissances qui ont commencé à revoir et à adapter leurs dispositifs militaires et leurs doctrines d´utilisation à cette nouvelle réalité, en mettant l´accent sur le rôle des «forces spéciales » et de l´Intelligence (renseignements),( mettant ainsi de côté le formalisme antérieur des guerres), instruments qui sont maintenant efficacement associés à la géolocalisation, aux systèmes informatiques


et aux nouveaux moyens de communication, avec des capacités destructrices pratiquement illimitées et de grande précision. Contre de tels moyens il est puéril de penser à des soulèvements insurrectionnels, des milices populaires ou toute autre forme de violence libératrice. D´où peut-être le retour de certains fanatiques à des manières barbares de terroriser les populations qui s´opposent à eux. Mais, Heureusement, le front du refus du terrorisme est encore très large et c´est certainement au sein de celui-ci que trouvent leur place les adeptes du vivre-ensemble libertaire. Il ne faut pas oublier toutefois que le succès des guerres révolutionnaires se réfère uniquement au résultat du conflit en termes de conquête du pouvoir. Car celle-ci est souvent suivie de lourdes conséquences sociales ou politiques, pour le parti vainqueur luimême mais surtout pour la population civile. En sont témoin les exigences formulées par les «anciens combattants» ( au Zimbabwe, par exemple, ou même au Timor Oriental, ou la difficile pacification en Colombie, après une longue guerre civile de basse intensité); les confrontations armées entre factions indépendantistes ( en Angola, au Mozambique et en Guinée-Bissau); la destruction des économies rurales par les «plantations» indiscriminées de mines anti-personnelles, qui poussent les populations affectées à se déplacer vers les zones suburbaines sous-équipées; la prolifération des armes légères aux mains de la population civile, qui alimentent par la suite le banditisme ; etc. Pour conclure : soldats, policiers, juges, matons et bourreaux étaient des figures honnies par les anarchistes du XIXème siècle. Et la caserne, le banc des accusés, la prison et l´échafaud, des lieux maudits, témoins de souffrances non méritées. Même si ces réalités n´ont pas encore été complètement bannies dans tous les pays du monde – loin s´en faut – il n´en est pas moins vrai que les régimes démocratiques édifiés en Occident les ont en grande mesure dépassées, sous la pression des opinions publiques, grâce aux décisions courageuses de certains dirigeants politiques, et à l´action bénévole de mouvements civiques comme, par exemple, Amnesty International ou Human Rights Watch. Ainsi, comme l´affirme le juriste Thom Holterman (194 - ) – un «anarco-socialiste» hollandais préoccupé par le présent – ce dont il a été question, au long de ce chapitre, est peut- être que l´État

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de matrice romaine, basé sur la force et la loi générale, céderait (ou pourrait, à l´avenir, céder) la place à une version mo derne de l´État de tradition anglosaxonne, reposant davantage sur le contrat et l´affrontement direct entre intérêts divergents, sans violences inutiles ni recours systématiques à une instance supérieure. Il s´agit là d´une perspective qui intéresse directement de libertarisme auquel nous faisons référence.

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2.

C´est l´économie qui nous fait vivre, mais qui peut aussi nous tuer

Le processus de Modernisation qui s´est accéléré à partir des Révolutions Américaine et Française, a trouvé, au XIXème siècle, l´espace idéal pour l´expansion des idées de liberté et de reconnaissance de l´individu, encore qu’affecté par le grand recours aux voies perverses de l´impérialisme et de la domination (armée). D´un côté, en Occident, la consolidation des états-nations s´est produite au moyen de quelques guerres, européennes ou sud-américaines, et de l´unification d´espaces culturels jusquelà morcelés, comme ce fut le cas pour l´Italie et l´Allemagne. D´un autre côté, la dynamique de l´exploitation coloniale moderne s´est mise en route, au cours de laquelle les anciennes possessions ultramarines (portugaises et hollandaises) ont été âprement disputées par les grandes puissances industrielles européennes (Angleterre, France et Allemagne) pour donner naissance à un précaire nouveau modèle de partage du monde. D´un autre côté encore, ces mêmes puissances ont définitivement ébranlé les formidables bastions de l´immobilisme prémoderne, que représentaient surtout la traite nègrière et l´emploi de main d´œuvre es- 89 clave transportée d´Afrique vers les Amériques, mais aussi le régime semi-féodal de la Grande Russie, l´archaïsme ethno-politique de l´Inde, et les vieux empires régionaux de la Chine et du Japon. Finalement, les excédents démographiques d´une Europe en voie d´industrialisation furent canalisés en direction des territoires, avides de bras pour travailler et de gens courageux, qui s´offraient à eux aux Amérique, en Australie et dans d´autres contrées. Tout cela engendra, naturellement, de douloureux chocs sociaux-culturels, petits ou grands, mais qui forgèrent un nouveau type de nations – à l´identité collective retrouvée pour les unes, multi-ethniques pour d´autres – qui vinrent donner à la planète un visage politique, jusque-là inexistant. Ce siècle des nationalismes exacerbés fut cependant propulsé de forme sous-terraine surtout, par le dynamisme économique auquel le mode de production industriel-capitaliste avait donné naissance au siècle précédent. L´usine et les machines – qui donnèrent à des milliers et à des millions de travailleurs accès à de nouveaux niveaux de comportements sociaux et d´aspirations familiales – accélérèrent les phénomènes d´urbanisation et la circulation des


idées. Le nouveau patronat industriel s´adapta, joignit ses forces, et finit par prendre le dessus sur les tissus et les réseaux commerciaux préexistants, s´empara d´une partie des ressources foncières et immobilières qui étaient entre les mains de l´aristocratie, s´allia aux principaux détenteurs du capital financier, stimula et pratiqua l´investissement productif à long terme (dans l´immobilier urbain, mais également dans l´éducation et la science) et à grande distance (à l´étranger et dans l´aventure coloniale) et, finalement, influença tant qu´il put les gouvernements constitutionnels ( soumis à leur tour à la critique publique de la presse et des citoyens les mieux informés), aussi bien pour adapter la législation à ses intérêts que pour obtenir les meilleurs contrats de fournitures et d´équipements que permettaient le budget des dépenses publiques. Il engendra aussi, sporadiquement, des formes de paternalisme patronal (logements ouvriers, cantines, dispensaires ou écoles) pour mitiger la misère des travailleurs, fraichement arrachés au milieu rural dont ils étaient issus. Nous savons aujourd´hui que ces vastes processus charrient des éléments de contrariété et contradiction. C´est ce dont nous allons 90 tenter de rende compte, succinctement, en évoquant quelques-unes des principales étapes de cette rapide évolution.

2.1. - Un développement continu mais chaotique Deux exemples évidents des contradictions qui ont perturbé un processus de développement économique et social plus pacifique, progressif et linéaire, furent, d´une part, l´apparition (en Europe et peu après aux Etats Unis d´Amérique) d´un mouvement social ouvrier, qui s´autobaptisa «socialiste» (aspirant initialement à transformer de forme radicale les bases de l´économie et de la société bourgeoises) ; et d´autre part les clivages qui surgirent à l´intérieur du «bloc du pouvoir», séparant les diverses factions et intérêts (monarchistes et républicains, conservateurs et réformateurs, industriels et propriétaires fonciers ruraux, laïcs contre Eglises, etc. ), ainsi qu´entre les gouvernements nationaux porteurs d´intérêts rivaux. Ces conflits d´intérêts eurent pour résultat des révolutions (vaincues ou victorieuses), des réformes (généralement à la suite des précédentes ou pour les éviter) et des guerres. A noter que ces dernières (qui produisirent des destructions et des souffran-


ces humaines inouïes, surtout pendant le siècle dernier) furent à l´origine d´importants progrès technologiques qui servirent ensuite à l´économie civile, et furent à l´origine d´importants progrès technologiques qui servirent ensuite à l´économie civile, et furent hautement lucratives pour les grands magnats de l´industrie. Ceux-ci s´enrichirent, dans une première phase, en produisant à grande échelle les armes, les équipements et les vivres pour les armées en campagne, puis, dans une deuxième phase, en reconstruisant les infrastructures dévastées par les bombardements et en répondant aux fringales de consommation des populations, généralement exacerbées après les longues périodes de privations subies. La grande boucherie de 1914-18 fut un cas typique de ces désajustements, couronnés par une politique d´alliances internationales malheureuse. Le désastreux conflit de 1939-45 fut moins typique par ses causes (de nature plus politique et interne aux rivalités européennes), mais tout à fait par ses conséquences économiques (et scientifique et techniques) et les « trente glorieuses » années qui lui succédèrent. C´est sans doute l´un des aspects les plus sombres de l´histoire économique de la Modernité. Deux autres phénomènes politiques globaux apparaissent liés au développement de l´économie au XXème siècle. Le premier fut le conflit Est-Ouest, né et achevé pendant le siècle, et qui opposa les nations de l´Occident, libéral, démocratique et de capitalisme de marché, au « bloc » du socialisme d´état et de parti unique ayant l´Union Soviétique à sa tête, doté d´une économie dirigée et planifiée de manière centralisée, qui se révéla peu efficiente, pleine d´injustices et de souffrances pour ses peuples. Le second phénomène fut le processus de décolonisation des territoires d’Afrique et d´Asie soumis à la tutelle de nations européennes, qui provoqua la réduction des marchés et des espaces économiques des pays colonisateurs, qui ne parvinrent que partiellement à y conserver des affaires lucratives, dont ils devaient maintenant partager les bénéfices avec les nouvelles classes dirigeantes locales. Le cas de l´économie des Etats Unis est singulier en ce qui concerne ces deux processus. En relation au second (décolonisation), elle n´a rien perdu, et même engrangé quelques avantages dans ses zones d´influence ; quant au premier (Guerre Froide) elle a pu tirer profit de la protection que son bras armé offrait face aux

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menaces communistes ressenties par certains pays pour y obtenir l´ouverture d´un espace de manœuvre pour l´installation de ses entreprises et l´exportation de ses produits et de ses services. A noter également, au passage, que le strict processus de croissance économique continue au long du dernier siècle et demi, ne fut pas non plus exempt de soubresauts, interruptions et franchissements de paliers. Les plus remarquables ont été les suivants : jusqu´au troisième quart du XXème siècle, la priorité, dans les pays en voie d´industrialisation, a été donnée à l´exploitation minière, la mécanisation des anciennes manufactures (textile, bois, céramique, etc.) par l´utilisation de machines à vapeur, puis électriques, la production métallurgique, l´expansion des transports lourds de marchandises et de personnes (chemins de fer et navigation à vapeur), les communications télégraphiques, le creusement des grands canaux maritimes, le logement des nouvelles classes prolétariennes dans des «quartiers sociaux» à la périphérie des villes, l´alphabétisation populaire et la migration des populations rurales vers les villes. Dans le tissu économique, ont été créées les sociétés anonymes et se sont structurées les 92 bourses de valeur (pour les monnaies mais aussi pour certains produits); les banques, le crédit et les assurances ont pris leur essor, dans le même temps que les grèves et « coalitions » de travailleurs pour faire augmenter les salaires étaient combattues. C´est à cette époque qu´ont surgi les premières manifestations d´associativisme ouvrier (toujours soutenues par des journaux de propagande ou d´agitation) comme les associations de secours mutuel et les coopératives, suivies par les bourses du travail et les syndicats, finalement reconnus à l´aube du XXème siècle, ainsi que les contrats collectifs de travail. C´est également à ce moment que naquit l´anarchisme populaire. La doctrine économique du libre-échange a pris le pas sur le protectionnisme national et, en conséquence, les douanes ont commencé à perdre de leur importance comme source de recettes pour l´État, obligeant celui-ci à mieux organiser les systèmes fiscaux, en se basant sur la taxation des revenus, de la propriété et de la consommation. Les gouvernements nationaux ont également pris en charge la fixation des taux de change des monnaies, en suivant approximativement la valeur indiquée par les échanges économiques réels, après avoir misé sur l´unification des sys-


tèmes de poids et mesures. Les gouvernements ont suivi la même orientation sur le plan international, avec la compatibilisation des services des postes et l´établissement des premières conventions inter-états de nature diverse (sécurité de la navigation maritime, heure légale, météorologie, transferts de fonds, etc.). C´est à cette époque également que l´Eglise Catholique a défini sa doctrine relative à la « question sociale », basée sur le refus de la lutte de classe et la défense d´une certaine dignification du travail, alors qu´au sein des Eglises chrétiennes reformées avaient déjà vu le jour plusieurs mouvements tendant à l´émancipation sociale des plus défavorisés. Cette phase du capitalisme concurrentiel fut marquée, à intervalles irréguliers, par des crises de surproduction sectorielles, avec leurs séquelles de fermetures, chômage et accélération de l´émigration. Il y eut aussi des faillites bancaires et des crises de semi-banqueroute des finances publiques, car les gouvernements, face à l´insuffisance de l´impôt perçu pour couvrir leurs dépenses, eurent recours à l´endettement auprès de la banque privée ou d´autres états. L´abandon progressif de l´étalon- or comme référence pour la couverture des monnaies nationales entraina une instabilité 93 des changes qui ne vint à être réduite qu´au XXème siècle, en conséquence de la suprématie mondiale de l´économie américaine, qui imposa le Dollar US comme référence et monnaie de réserve des Banques nationales d´émission, entretemps stabilisées. Sur la fin du XIXème siècle on assista à une période de concentration capitaliste, d´exacerbation des rivalités entre les nations et de course aux armements qui finit par déboucher sur la Grande Guerre. S´ensuivit, outre la révolution soviétique, une énorme crise économique internationale qui frappa principalement l´Europe et l´Amérique du Nord, entrainant un chômage de masse, l´hyperinflation, le crash boursier, et des conséquences politiques particulièrement néfastes dont l´instauration de régimes totalitaires en Allemagne et dans d´autres pays. Ernst Nolte (19232016) a donné à cet espace temporel (entre 1917 et 1945) le nom de guerre civile européenne. Les politiques du New Deal et les nouvelles doctrines de l´anglais John Keynes (1883-1946) amenèrent l´État à jouer un rôle plus actif dans l´organisation de la vie économique et sociale. Toutefois, cette orientation fut contestée par l´école d´économie autrichienne, dont Friedrich von Hayek (1899-1992) fut l´un des représentants les plus importants,


et qui prit la défense d´un libéralisme classique, l´État se limitant volontairement à ses fonctions régaliennes. Cet affrontement entre les doctrines économiques, centré sur le rôle de l´Etat dans les économies modernes, se poursuit encore aujourd´hui sous des formes et avec des modèles théoriques plus élaborés. Mais la première moitié du XXème siècle assista à des changements et des innovations extraordinaires, dans tous les domaines, toujours soutenus par l´économie et l´augmentation de la productivité du travail. L´industrie chimique apporta d´innombrables applications à la pharmacie, à l´utilisation des gaz et pour la substitution de matériaux comme le bois et le métal. Le moteur à explosion remplaça la machine à vapeur, impulsa l´exploitation du pétrole comme carburant et, au moyen de l´automobile, révolutionna les moyens de locomotion et les transports routiers – jusqu´à aujourd´hui. L´électricité permit d´éclairer les villes et les bourgades, et commença à être utilisée dans des moteurs, légers et de grande puissance, et constitue encore actuellement la source d´énergie la plus souple, la plus pratique et la moins chère. De grands tunnels et barrages modifièrent le paysage de certains endroits. La 94 mécanisation transforma l´agriculture. Le commerce vit apparaitre les « grands magasins » offrant de multiples produits. Les communications à distance évoluèrent avec l´apparition d´innovations comme la TSF et la radiodiffusion. Il est évident que derrière tout cela se trouvaient les travaux acharnés des hommes de science et la capacité des ingénieurs de donner à leurs découvertes des applications socialement utiles et économiquement rentables. Finalement, on assista à la rationalisation du travail ouvrier (grâce à la production en série et « à la chaine » ; à l´élaboration d´un code du travail comme branche spécifique du droit ; à la naissance des mouvements de jeunesse et des compétions sportives ; et à une certaine popularisation de la littérature et des arts, avec le cinéma comme nouveauté suprême. Les Etats Unis sortirent de la IIème Guerre Mondiale comme la grande puissance victorieuse, dont l´hégémonie était à peine concurrencée, sur le plan militaire et stratégique, par l´URSS. Les produits made in USA envahirent les marchés de tous les pays du soi-disant « monde libre » et suscitèrent la convoitise des peuples subjugués et soumis à des régimes de pénurie. Mais, de la même manière que le colonialisme moderne connut à cette époque son


épilogue, le « travaillisme » imposa alors sa force à l´État et au patronat, et obtint d´appréciables améliorations de la condition sociale et économique des travailleurs en matière de salaires, garantie de l´emploi, santé publique, prévoyance sociale, logement, allongement de la scolarité et droits aux loisirs. Ce fut l´âge d´or du Welfare State (État-Providence). Il faut reconnaitre que le mouvement anarchiste ne participa pas activement à ce processus et ne bénéficia pas de ses succès, comme ce fut le cas pour les autres écoles du socialisme et en particulier les plus enclines à la négociation et à la conclusion de pactes sociaux. A cette période plus récente et qui a duré jusqu´aux alentours des années 80 du siècle dernier, l´économie a progressé de manière spectaculaire, grâce à l´introduction de nouveaux mécanismes automatiques de production industrielle, au développement de l´électronique, de l’énergie nucléaire et de l´aviation (qui était née dans la période précédente), à la conquête de l´espace (créant au passage des systèmes de satellites aux multiples applications, qui restent l´apanage d´un petit nombre de puissances), à l´apparition des grandes entreprises multinationales , à l´entrée massive des femmes sur le marché du travail (qui leur conféra socialement une beaucoup plus grande autonomie), à l´élargissement des classes moyennes, acheteuses de biens de consommation durables (voitures, électroménagers, accès à la propriété du logement), à la télévision, au tourisme de masse et à l´industrie du spectacle et des loisirs. Mais c´est également à ce moment qu´ont surgi les premiers signes d´une « conscience écologique », alarmée par l´accumulation des déchets, la pollution et l´épuisement à terme de certaines ressources naturelles. On était arrivé au stade de l´affluent society et du capitalisme «de bien-être », dans lequel l´économie est propulsée essentiellement par la consommation, publique et privée. Il faut cependant rappeler que cet élargissement des marchés intérieurs fut en partie dû au profit soutiré par les puissances occidentales aux pays du « Tiers-Monde », fournisseurs de produits et de main d´œuvre à bon marché. La question du « développement » (économique et social) en était encore au tout début de son élaboration, et les politiques d´industrialisation, entreprises par

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plusieurs états « sous-développés » se soldèrent par des échecs patents pour leurs populations, mais ne se révélèrent pas moins intéressantes pour les pays les plus développés avec lesquels ils avaient des relations commerciales. Apres une brève interruption des rythmes élevés de croissance économique, entrainant une dévaluation de la monnaie ( connue sous le nom de stagflation), l´entrée de la Chine dans l´économie mondialisée, la «révolution informatique», une recherche plus avancée dans le domaine des sciences de la vie, et la déréglementation et l´élimination de nombreux obstacles administratifs et d´entraves aux affaires permirent une nouvelle expansion de l´économie mondiale, accompagnée par une flexibilisation des marchés du travail, des incitations à l´entreprenariat, la prédominance du secteur des services, et le boom des activités financières et de marketing et publicité, dans ce qui fut désigné par plusieurs critiques par le nom de «néolibéralisme», sous les applaudissements de certains économistes en marge du mainstream, comme Joseph Stiglitz (1943- ) , Paul Krugman (1953- ), Thomas Piketty (1971- ) ou Yanis Varoufakis (1961- ).. Ce processus culmina dans 96 les années 90 avec l´entrée des pays de l´Europe de l´Est et de la Russie dans le marché global, les politiques plus ouvertement libre-échangistes de l´Organisation Mondiale du Commerce et, depuis lors, avec l´accélération des échanges on line et l´intensification de l´interaction communicationnelle globale à travers la Web. La perception des impacts de l´industrialisation, de l´urbanisation et autres effets des activités humaines sur l´environnement et les changements climatiques actuellement enregistré s ´est également faite plus forte. Manuel Castels (1942- ) et Ulrich Beck (1944-2015) sont deux des sociologues de notre temps qui ont montré avoir une vision plus sensible et pertinente du monde dans lequel nous vivons en ce début du XXIème siècle. Ils sont les auteurs, respectivement, des concepts-clefs de société en réseau (voir à ce propos le livre The information Age 1996-98) et de société de risque (in Risk Society : Towards a New Modernity, 1992), avec la mondialisation de l´économie et l´intercomunicativité globale en toile de fond. Castels a compris que des notions comme celle de la « société industrielle », ou l´abordage des conflits en termes de classes socia-


les, qui avaient longtemps prévalu pendant la période de constitution de la science sociologique elle-même, devenaient de moins en moins pertinents pour rendre compte des nouveaux phénomènes qui ont émergé au cours des dernières décennies du XXème siècle. Selon lui, les «réseaux» de connexion interpersonnelle (par affinités, professionnelles, idéologiques, etc.) ou organisationnelle (des entreprises ou des services publics) ont aujourd´hui un effet plus fort que les simples identifications, de genre ou de classe sociale. Et les dispositifs téléinformatiques ne font que renforcer ces liens à l´extrême (à travers ce qu´on appelle les « réseaux sociaux », ainsi que leur franche collusion avec l´individualisme narcissique, que le « bien-être » économique a fait croitre dans les pays les plus développés et au sein des élites sociales du monde entier. De son côté, Berck nous a mis en garde contre les risques encourus par des millions d´êtres humains qui, paradoxalement, jouissent de niveaux de confort sans précédents sur Terre. Ce sont les risques qui surgissent d´un monde naturel que l ´Homme a cherché à soumettre à sa volonté, sans jamais y parvenir complètement : les séismes qu´on ne peut prévoir ni empêcher; les tempêtes et inondations rendues plus violentes et fréquentes par les changements climatiques en cours ( qu´ils soient ou non causés par les activités humaines), les incendies de forêts, imparables et dévastateurs, en particulier dans certaines zones du globe; mais aussi les épidémies et les nouvelles maladies dont la rapide propagation est facilitée par la circulation mondiale des personnes, des marchandises et des informations. Des risques également inhérents à la massification croissante des populations dans les grands centres urbains, donnant lieu régulièrement à des phénomènes d´accidents de la circulation, délinquance et banditisme ; risques accidentels enfin, liés à l´existence de moyens de transports de grande capacité et vitesse (routiers, navals et aériens); à la menace toujours présente d´une catastrophe nucléaire ; et finalement aux guerres, plus circonscrites, conventionnelles ou subversives, mais qui tardent à disparaitre de la face de la Terre, peut-être moins fréquentes entre des pays, mais toujours bien vivaces sous la forme de conflits civils, ethniques ou religieux ou du fléau du terrorisme. D´autres sociologues qui se sont penché sur notre société mon-

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diale contemporaine ont forgé des concepts nouveaux pour essayer de rendre compte des changements structurels intervenus, comme Karl Popper (1902-1994) et Ralf Dahrendorf (1929-2009), qui ont traité du relativisme socio-politique et de l´«européisme», Alain Touraine (1925- ) et ses écrits sur la société postindustrielle et la démocratie; Anthony Giddens (1938- ) au sujet de la réflexivité sociale ; Gilles Lipovetsky (1944- ) et ses réflexions sur l´individualisme ; Robert Putnam (1941- ) qui s´est penché sur le capital social dans des contextes culturels nationaux déterminés ; Richard Sennet (1943- )se référant à l´«érosion du caractère» sous le nouveau capitalisme ; ou encore Zygmunt Bauman (1925-2017) qui a qualifié la société contemporaine de «liquide». Il n´est pas possible, à qui tente aujourd´hui de « penser la société », d´ignorer ces contributions et de continuer à raisonner substantiellement en termes de classes sociales (à la manière du XIXème siècle) comme si l´État était encore le gourdin dans les mains d´une oligarchie toute-puissante, et comme si le monde n´était seulement que la chasse gardée d´un quelconque impérialisme. Il se peut que la sociologie soit une science temporaire ou transitoire, et que, dans deux cents ans, les personnes cultivées de l´épo98 que la regardent comme les hommes du XIXème siècle voyaient les religions, et ceux du XXème siècle la philosophie. Mais d´ici là, faute de mieux, nous devons tenir compte de quelques-unes des « vérités » qu´elle nous offre, validées par la recherche empirique.

2.2. Une économie non-compétitive : coopérative ? ou administrée centralement ? La propriété c´est le vol disait le vieux Proudhon. Mais le marché mérite d´être conservé, affirmèrent ses disciples américains. En Europe, cependant, les tentatives des anarchistes sont allées dans un autre sens, reposant sur la statistique : celui d´une coordination interfédérale et d´une certaine planification indicative. Voyons donc comment les doctrinaires anarchistes ont imaginé l´économie dans une société libérée des contraintes de l´État et de l´esprit de lucre des capitalistes et des grands propriétaires. Nous comparerons ensuite leur vision à celle, alternative, des marxistes, et surtout à celle que les communistes ont mise en œuvre en Russie et dans les pays où ils se sont emparés du pou-


voir politique, ainsi qu´à celle qu´ont adoptée les courants sociaux-démocrates, respectueux du pluralisme parlementaire, quand ils ont eu la possibilité d´imposer leurs orientations à partir du gouvernement. Proudhon est connu pour avoir commencé son intense travail intellectuel de critique du capitalisme et de l´État par la publication, en 1840, de son livre polémique intitulé Qu´est-ce que la propriété, suivi en 1846 par Système des contradictions économiques, ou philosophie de la misère, deux œuvres denses qui le placèrent au centre des discussions dans le domaine de l´économie politique, et qui lui valurent l´intérêt, puis la critique, de Karl Marx, alors philosophe. Mais de quelle pensée économique s´agit-il ? Essentiellement, d´une discussion de tournure philosophique sur la propriété, le travail et le libre-marché, telles que ces réalités avaient commencé à s´organiser après la chute (ou l´évolution) des Anciens Régimes absolutistes, et sous l´impulsion du dynamisme industriel, commercial et financier imposé par la nouvelle grande bourgeoisie, dont la « monarchie de Juillet » (de la maison d´Orleans) fut, en France, le cas le plus exemplaire, entre 1830 et 1848. Au contraire de ce qu´ont affirmé certains de ses lecteurs hâtifs, 99 Proudhon n´a jamais défendu l´abolition de la propriété privée ni sa « collectivisation » par l´État. Ce qu´il a effectivement critiqué, (en termes frappant) c´est sa monopolisation par quelques-uns, et le mépris et l´arrogance avec lesquels ceux-ci traitaient les travailleurs salariés. Quant advint, en France, la révolution de 1848, les socialistes d´État se lancèrent dans la création des ateliers nationaux comme moyen de résorber l´énorme manque d´emplois manuels dont souffrait la population parisienne. Proudhon (entretemps élu député) préféra proposer, et faire approuver, la fondation d´une Banque du Peuple, qui prêterait de l´argent à un faible taux d´intérêt, pour l´achat des matières premières et des outils nécessaires pour que ces ouvriers puissent gagner leur pain, initiative à laquelle mit rapidement fin le gouvernement républicain, présidé par un neveu de Napoléon, qui pourchassa son auteur. Proudhon fut un écrivain prolixe et un tribun politique, qui se plaçait toujours sur un registre philosophique qu´il avait appris dans sa jeunesse (et à distance) auprès des grands noms de la philosophie allemande à partir de Friedrich Hegel, et non comme le physiocrate Français Quesnay (1694-1774) auprès des économistes de l´école écossaise comme Adam Smith (1723-1790) ou son


contemporain Pierre Le Play (1806-1882). On cite souvent son rôle dans la diffusion d´une économie mutualiste. C´est vrai , non pas parce qu´il aurait inventé les associations ouvrières de secours mutuel, qui proliférèrent en son temps, ou aidé à leur création – sociétés peut-être davantage inspirées par les «monts de piété» chrétiens préexistants - mais parce qu´étant un infatigable défenseur des intérêts des travailleurs et un connaisseur des mécanismes économiques de l´époque, il a toujours cherché à trouver les meilleures conditions de contexte pour leur mise en œuvre dans le respect de la liberté moderne, proclamée par la Révolution, à laquelle il lui était impossible de renoncer ( ce qui l´amena, sur le plan politique, à défendre le fédéralisme). C´est ce qu´on appelle le « marché » et la « libre initiative », mais expurgés des abus, des inégalités flagrantes et des oppressions auxquels ils peuvent aussi donner lieu. Pour preuve, ces deux citations (extraites, respectivement, de la Philosophie de la Misère et du Manuel du spéculateur à la Bourse, de 1852 : «La théorie de la mutualité est, au point de vue de l´être collectif, la synthèse des deux idées de propriété et de communauté» ; et «Il y a mutualité, en effet, quand dans une industrie, tous les travailleurs, au lieu de travailler pour 100 un entrepreneur qui les paie et garde leur produit, sont censés travailler les uns pour les autres, et concourent ainsi à un produit commun dont ils partagent le bénéfice». On peut donc dire que Proudhon aspirait à une espèce de « socialisme » libéral, une communauté de petits propriétaires, paysans et artisans, qu´il se méfiait du comportement des commerçants (même modestes) et quant à l´avenir des grandes manufactures, qu´il rejetait complètement tout type de monopole, même sous la houlette de l´État. Son origine sociale, et l´activité d´imprimeur typographe, métier qu´il exerça pendant une partie de sa vie, peuvent nous aider à comprendre cette orientation de sa pensée. Josiah Warren fut le premier penseur anarchiste authentiquement américain. À partir de ses propres expériences comme entrepreneur, il esquissa des principes d´économie politique de caractère anticapitaliste, comme ce fut le cas pour les deux postulats suivants : l´établissement d´une valeur d´échange des produits basée sur le coût du travail nécessaire à leur production (calculé en unités de temps et exprimé au moyen de l´émission de labor notes (billets de travail), et le droit, pour chaque travailleur, de perce-


voir l´intégralité du produit (rendement) de son travail. Il substituait ainsi le « principe de l´utilité », conçu par Adam Smith, par celui du « travail ajouté », bien avant que ne le fassent Proudhon et Marx. Mais lors de la première expérience pratique à laquelle il se livra avec l´entreprise Time Store, à Cincinnati en 1827, Warren n´oublia pas d´augmenter le prix des produits ainsi calculés d´un pourcentage de 4% pour couvrir les frais de gestion. Comme la généralité des autres figures de cette « école », Warren était éloigné de toute idée de révolution, mais il appuya divers mouvements d´émancipation (des esclaves noirs, des femmes, mais pas des indiens, que l´on sache) et l´éducation. Il fonda, en 1833, le journal The Peaceful Révolution, dont le titre est révélateur de sa posture. William Greene, qui est peut-être le plus proudhonien de ces anarchistes américains, s´est penché spécialement sur les questions financières. Ayant été, dans sa jeunesses, cadet de West Point ( et, plus tard, appelé à combattre pendant la guerre civile comme colonel d´un régiment du Nord), il appuya la communauté «fouriériste» Fattoria Brook (également connue sous le nom de Club of Transcendentalists ), au Massachussetts et passa le 101 reste de sa vie à faire la propagande de solutions sociales pour les problèmes de son temps – en particulier l´usage et l´abus des droits de propriété privée - ; le livre Mutual Banking (1850) est son œuvre la plus connue et la plus divulguée, mais il tenta également d´infléchir dans un sens mutualiste la section de l´Association Internationale des Travailleurs, alors récemment fondée en terres nord-américaines. Il défendait, lui aussi, que le produit du travail devait être perçu intégralement par le travailleur, conviction d´ailleurs largement répandue dans l´ensemble du mouvement socialiste, qui critiquait ainsi le patronat capitaliste, et que Marx attaqua, de manière contondante et pertinente, au tout début d´un écrit privé, publié plus tard sous le titre de Kritik des Gothaer Programms (Critique du Programme de Gotha). Il faut noter que la fixation du prix du produit par le producteur lui-même, calculé en fonction du temps nécessaire à le réaliser, équivaudrait à attribuer à chaque producteur la possibilité de créer sa propre monnaie, ou conduirait à la disparition de la monnaie en tant qu´équivalent général de la valeur des marchandises en circulation. Elle présupposait également chez ces penseurs la croy-


ance en une nature humaine essentiellement bonne. Lysander Spooner commença par rejeter le monopole d´État sur les Postes, en créant lui-même un système privé de correspondance à prix coûtant, qui fut interdit, mais obligea postérieurement le Congrès à baisser les tarifs officiels en vigueur. Il développa en outre des efforts prolongés de critique du régime esclavagiste et en faveur de l´institution, pour l´administration de la justice, de tribunaux de jury – qu´il citait en exemple de la capacité du peuple d´équilibrer et d´orienter sa vie collective de manière autonome. Spooner considérait, comme d´autres individualistes américains, que l´État est un intrus dans la vie économique et sociale, et croyait en une auto-régulation générée par les intérêts des agents producteurs, distributeurs et consommateurs, sans monopoles ni intermédiaires ou propriétaires spéculateurs. Quant à Benjamin Tucker, il fut le représentant le plus influent, persistant et durable de cette pléiade de libertaires américains, notamment par la divulgation des principes économiques proudhoniens combinés à l´individualisme et au fédéralisme consacrés 102 par les documents fondateurs des Etats Unis. Il publia, entre 1881 et 1907, le journal Liberty, et réunit quelques-uns de ses principaux écrits dans un livre curieusement intitulé Instead of a Book, by à Man Too Busy to Write One (1893). Dans ce recueil (et en particulier dans les chapitres « Money and Interest » e « Land and Rent ») il consigna ses idées et arguments contre l´État, qui extorque des taxes et des impôts au travail productif pour alimenter sa « machine » insatiable, monopolise les richesses naturelles ou construites par l´effort humain, protège légalement les capitaux oisifs en en légalisant les intérêts, les rentes et les profits, et qui détourne le sens de l´intérêt général qu´il devrait promouvoir. En Europe, Bakounine n´a pratiquement rien écrit à propos de l´économie, se limitant à condamner la bourgeoisie qui, selon lui, vivrait de l´exploitation des ouvriers, et à inciter ceux-ci à constituer des associations de lutte (syndicats) et des caisses de résistance. Dans le cadre de sa participation à la Première Internationale, et surtout en 1869, à Genève, et dans les pages du journal L´Egalité, Bakounine en arriva à formuler la revendication de l´abolition de l´héritage et à prôner la plus large éducation pour tous, comme les moyens de progresser en direction d´une plus grande égalité so-


ciale. Mais c´est tout (et presque rien), car le révolutionnaire russe a toujours été beaucoup plus intéressé par la révolution, que par imaginer quoi et comment faire après une éventuelle victoire de celle-ci. Ce qui lui valut bien des sarcasmes de la part de son rival Karl Marx. Kropotkine écrivit deux livres qui connurent une large divulgation et influencèrent la manière dont ses contemporains et successeurs, révolutionnaires et anarcho-syndicalistes, envisagèrent le « jour après» la révolution sociale émancipatrice à laquelle ils aspiraient. Dans La conquête du pain (1892) l´auteur russe expose de façon détaillée son idée maitresse au sujet des objectifs économiques de la révolution : expropriation des grands domaines agricoles, des principaux moyens de production industriels et des logements urbains, afin d´offrir un « bien être distributif » aux travailleurs et aux classes populaires. Condamnant, au passage, les solutions communistes (gouvernementales), et le «salariat collectiviste» (suggéré par Bakounine), il propose, comme alternative, l´«appropriation libre de tout ce qui existe en abondance et le rationnement de tout ce qui est rare», mû par la conviction que l´énorme gain de productivité du travail industriel mécanisé au cours des décen- 103 nies précédentes, suffirait pour répondre à l´augmentation de la demande, et que la production agricole permettrait d´alimenter les villes et les centres industriels. Dans la même logique, il proposa également l´amélioration des conditions de travail et se félicita des exemples de coopération et d´entraide déjà mis en œuvre, dans des domaines comme le secours aux naufragés ou aux victimes de guerre, formes de volontariat qu´il estimait possible d´étendre à d´autres secteurs et activités, sécurité publique et défense militaires y compris. Pour cette raison, sa vision de l´avenir a été baptisée « communisme libertaire », en dépit du fait qu´il n´ait pas dument évalué, en termes politiques, les moyens, les agents et les processus nécessaires pour rendre effective cette transition (et, en particulier, comment affronter les facteurs adverses), et qu´il n´ait même pas analysé le rôle de la finance et du commerce dans un processus d´une telle amplitude. Le livre Fields, Factories and Workshops (1898) est, pourrait-on dire, la continuation du précédent, avec la même logique et le même style d´écriture. Il y consacre une plus grande attention à la décentralisation de l´industrie, au travail dans le secteur agricole, et à la distribution de leurs produits, aux avantages de l´existence de multiples petites industries bien localisées, et


aux problèmes - désormais bien visibles – soulevés par la division sociale du travail et les relations entre «travail intellectuel» et «travail manuel», la progressive généralisation de la scolarisation, et l´importance grandissante de la science pour le progrès de l´économie et de la société. La vision de Kropotkine sera également la source d´inspiration de ces socialistes hétérodoxes qui, en plein XXème siècle, affirmeront à nouveau que le principal problème économique et social ne se situait pas au niveau de la production, mais plutôt de la distribution (juste partage des revenus, etc.) et furent en conséquence appelés « abondancistes ». Ce n´est que sur la fin de sa vie, et alors que le fascisme s´était installé dans son pays, que l´italien Malatesta mit une sourdine à la passion révolutionnaire qui l´avait animé pendant des décennies. Mais même alors, il n´a jamais cherché à savoir quel type d´économie devrait être mise en place après la destruction du pouvoir de l´État et l´expropriation de la bourgeoisie. Il nous a cependant laissé de précieuses recommandations quant aux changements que la nouvelle société devrait opérer et ce qu´elle devrait conserver (voir la revue Pensiero e Volontá, nº9, 1924). Il s´agissait 104 d´une prise de position très importante, mais qui ne s’avançait pas encore dans le domaine technique et spécifique de l´économie. Mais il vaut la peine de reproduire ce long extrait de ses déclarations : « (…) la réalisation du socialisme – fût-il anarchique ou autoritaire, mutualiste ou individualiste – est éminemment un problème de production. (…) Aujourd´hui, heureusement, les moyens de production abondent. La mécanique, la chimie, l´agriculture, etc. multiplient la puissance productive du travail humain. Mais il est nécessaire de travailler, et pour travailler il est nécessaire de savoir comment on doit travailler, et comment, d´un point de vue économique, on peut organiser le travail. Si les anarchistes veulent agir efficacement, face à la concurrence des différents partis, ils doivent approfondir, chacun dans la branche avec laquelle il a le plus d´affinités, l´étude de tous les problèmes théoriques et pratiques du travail utile. Plus encore. Nous ne sommes plus au temps, dans nos pays, où il suffisait à une famille d´avoir un lopin de terre, une charrue, une poignée de semences, une vache et quelques poules, pour vivre contente. Aujourd´hui les nécessités se sont multipliées et compliquées énormément. La distribution inégale des matières premières oblige chaque agglomération d´hommes à avoir des relations internationales. La densité de la population


elle-même rend, non seulement misérable mais absolument impossible de vivre en ermite, si, par hasard, un grand nombre en éprouvait le gout. Nous avons besoin de recevoir des produits du monde entier, nous voulons l´école, le chemin de fer, la poste, le télégraphe, le théâtre, la santé publique, le livre, le journal, etc. Tout cela, qui est le fruit de la civilisation, fonctionne, bien ou mal : les classes privilégiées en sont les principales bénéficiaires, mais il fonctionne ; et ses bénéfices pourraient avec une relative facilité être étendus à tous, quand sera aboli le monopole de la richesse et du pouvoir. Voulons-nous le détruire ? Sommes-nous en conditions, immédiatement, de l´organiser de meilleure manière ? La vie sociale en général et la vie économique en particulier, n´admet pas d´interruptions. Il faut manger tous les jours, nourrir les enfants, les malades, les invalides ; et il y aura aussi ceux qui, après avoir remplis leur tâche pendant la journée, auront envie d´aller au cinéma le soir. Pour répondre à tous ces besoins indispensables - laissons le cinéma pour plus tard – il faut toute une organisation commerciale qui remplit, mal, mais de toute façon remplit cette fonction. Il faut évidemment l´utiliser, en lui ôtant, autant que possible, son caractère expoliateur et accaparateur. Il est temps d´en finir avec cette rhétorique – car il ne s´ agit de rien d’autre que de 105 la rhétorique – qui cherche à enfermer tout le programme anarchiste dans un seul mot « détruire » (…) Car il y a bien plus à conserver qu´à détruire. D´après nous, nous ne devrions détruire que ce que nous pouvons remplacer par quelque chose de meilleur ». Rappelons que ce texte a été écrit dans les années 20 du siècle dernier, et que le monde a beaucoup évolué depuis lors. Confiants en la créativité des individus et des collectivités structurées, et en la spontanéité qui surgit des grandes effervescences conjoncturelles, les anarchistes ont toujours négligé la préparation des éléments matériels d´un futur diffèrent de ce qui existe aujourd’hui. Ils n´ont, par exemple, presque pas attaché d´importance à la pensée d´un « utilitariste » comme John Stuart Mill (1806-1873) dont l´économie politique pourrait leur avoir été d´une grande utilité pour affronter le passage au XXème siècle. Il convient toutefois de référer que les militants anarchistes, pratiquement dépourvus d´une pensée économique théoriquement articulée et munis à peine de leurs valeurs et intuitions, ont tenté de résoudre le « problème de l´économie » dans les situations


révolutionnaires qui leur ont permis d´agir collectivement avec plus de latitude. Dans les révolutions paysannes, comme au Mexique ou en Ukraine, le problème était relativement simple, et semblable à ceux qui s´étaient posé dans les siècles précédents. Comme alors, les combats se déroulaient dans des paysages ruraux, où les paysans pauvres étaient de simples spectateurs, mais également les victimes des réquisitions et des pillages de la soldatesque, et quelquefois de ses violences et recrutements forcés, pour les obliger à prendre parti pour une des forces en présence. Mais, maintenant, un de ces partis (celui de Zapata en Amérique latine, et de l´anarchiste Makhno dans le sud est européen) luttait pour le droit des paysans pauvres à la terre, contre l´exploitation des grands agrariens, et, dans le cas de l´Ukraine – alors considérée comme le « grenier de l´Europe » - contre l´imposition « collectiviste » dont le nouveau gouvernement soviétique les menaçait. Les makhnovistes furent militairement vaincus mais ce n´est qu´une décennie plus tard que Staline est parvenu à faire entrer la paysannerie dans le modèle des Sovkhozes et Kolkhozes d´État, en dépit 106 d´une résistance qui mena à l´immolation de la majeure partie du cheptel animal, et à la reddition, par la faim et la mort, de millions de paysans. Dans la Russie post-tsariste et à part ces épisodes qui se sont déroulés dans les grandes plaines proches de la Mer Noire, les anarchistes n´ont pu agir avec une liberté relative qu´entre 1917 et 1920.Dépourvus d´organisation nationale préalable, ils se divisèrent encore plus en fonction de lignes d´intervention différenciée. À Moscou, des groupes de jeunes se consacrèrent à des taches d´éducation populaire, à la critique de l´orientation donnée à la révolution par les bolcheviks, et à quelques actions de nature plus provocatoire (comme l´occupation illégale d’hôtels particuliers, désormais inhabités). Par contre, dans la ville de St Pétersbourg et sa périphérie industrielle on assista à l´émergence d´un syndicalisme révolutionnaire d´influence française. Ce dernier fut, en fin de comptes, la principale (bien que minime) contribution des libertaires pour tenter d´orienter le pays vers un socialisme respectueux du pluralisme et de la liberté, ce qui les amena au choc frontal avec la « dictature du prolétariat » défendue et pratiquée par Lénine (1870-1924) et ses camarades. Dans les résolutions approuvées


en congrès et publiées dans leur journaux, ces travailleurs anarchistes défendaient, eux aussi, l´expropriation de la bourgeoisie et de l´aristocratie, mais, en même temps, le maintien des pouvoirs de décision aux mains des Soviets et des comités d´entreprises ( qui incluaient diverses expressions politiques) qui devraient se charger de définir les objectifs de production et s’entendre directement avec les organes représentatifs similaires des paysans et des consommateurs des agglomérations urbaines, pour une distribution équitable de leurs produits respectifs, sans impositions centralement déterminées. Comme on sait, le gouvernement suivit une voie totalement différente et en 1921 il écrasa par la force les récalcitrants de Cronstadt qui s´y opposaient pour, aussitôt après, « virer à droite » avec la promulgation de la NEP (Nouvelle Politique Economique), qui laissait fonctionner le marché et concédait un répit de quelques années au monde paysan, en échange d´une « concession au marché » qui fut ce qui sauva le peuple russe de l´effondrement imminent qui le menaçait. En Espagne, à la suite de la tentative de coup d´état militaire du 18 juillet 1936 et du début de la guerre civile, les forces qui appuyaient la République durent faire face à cette situation d´émer- 107 gence et mettre l´économie en fonctionnement, sur des bases différentes de celles qui existaient auparavant, pour ravitailler les principales villes, dont Madrid, Barcelone et Valence, financer l´effort de guerre et dégager des exportations afin d´obtenir les devises nécessaires. Elle conserva le contrôle des industries lourdes catalanes et basques, ainsi que des industries plus légères et agro-alimentaires du Levant. Mais Madrid était alors une ville improductive, peuplée essentiellement de fonctionnaires. Et les principaux capitalistes s´enfuirent à l´étranger ou se retranchèrent dans les régions contrôlées par l´armée de Franco. Ce fut l´opportunité, pour les anarcho-syndicalistes espagnols, de prouver leur capacité de « réalisations constructives », en décrétant la « socialisation » de l´industrie et en en assumant la gestion, ainsi que la coordination de toute la politique économique de certaines régions. Ce furent des situations de fait, qui embarrassèrent souvent les responsables gouvernementaux, mais qui introduisirent – dans ces circonstances bien évidemment exceptionnelles – au sein des activités économiques, une logique nouvelle, non lucrative mais, au contraire, directement orientée vers la satisfaction des nécessités des populations et de la campagne militaire, qu´il fallait absolu-


ment gagner ou, tout au moins, ne pas perdre. Cependant, en tant que Ministre de l´Industrie, l´anarchiste Juan Peiró (1887-1942) se heurta à de grandes difficultés pour organiser la production nationale, son écoulement et son financement, de façon rationnelle et économique, aussi bien pour des motifs politiques qu´en raison de certaines attitudes de ses coreligionnaires. D´un autre côté, dans les régions rurales de l´Andalousie, du Levant et surtout d´Aragon, les anarchistes, probablement alertés par l´expérience russe, s´efforcèrent d´être persuasifs auprès des petits propriétaires qui travaillaient en famille ou avec l´aide de leurs voisins leurs modestes exploitations agricoles. L´instauration d´un « salaire familial » (calculé en fonction du nombre de parents à la charge du travailleur), la gratuité de l´école et des services de santé, ou la distribution rationnée et égalitaire de certains biens de consommation, furent les marques distinctives de cette économie axée sur les nécessités. Toutefois, aussi bien dans l´industrie que dans l´agriculture, ces orientations entraient en conflit avec la doctrine et les intérêts politiques des communistes qui exercèrent une influence croissante sur le gouvernement, dans l´armée et dans la 108 propagande, grâce aux équipements militaires fournis par l´URSS à la République, bien qu´en échange de garanties financières (l´or…) non négligeables. Il est vrai que, dans une certaine mesure, il s´agissait d’une économie de guerre, dans laquelle les rationnements étaient acceptés naturellement, et les populations se contentaient du minimum nécessaire, n´aspirant pas à voir leurs conditions de vie s´améliorer, mais tout juste à sauver leurs vies et celles de leurs proches. Cette circonstance fait toute la différence par rapport à des situations moins dramatiques et, a fortiori, par rapport aux temps actuels. Il n´en reste pas moins que, dans ces conditions, le mouvement anarchiste a été capable, sans recourir spécialement à la force (sauf à l´égard des suspects de sympathies franquistes), de procurer à la population résidente une existence matérielle plutôt satisfaisante et inspirée par les principes d´égalité, solidarité et justice sociale. Le problème principal, et qui ne put être résolu de la même manière, fut celui de l´intégration de ces réalités locales dans le tout national (du territoire républicain), notamment en ce qui concerne la circulation monétaire et le commerce extérieur. D´où les limites étroites du légat que cette expérience intéres-


sante peut représenter pour l´avenir. La plupart des régimes socialistes adoptèrent le modèle de l´URSS et se consolidèrent sur la base de la domination politique monopolisée par un parti unique (le parti communiste, parfois déguisé en alliance avec de prétendus «partis nationaux» sous sa tutelle), de l´étatisation des principaux moyens de production et du commerce ( notamment extérieur), de la «nationalisation» de la propriété foncière (en en laissant, dans certains cas, l´usufruit aux petits agriculteurs) et de la direction centralisée de la politique économique. Selon ce modèle, c´était le gouvernement qui fixait les prix et les salaires et décidait des investissements et des objectifs de production, à travers un plan obligatoire, que les directeurs d´entreprises et les fonctionnaires devaient appliquer et fiscaliser, en soumettant leurs rapports au centre. Malgré quelques succès remarquables en termes de croissance économique et de productivité (parce que le niveau de départ était très bas) et d´améliorations notables dans les domaines de l´éducation, de la santé, de la culture et des sports (sans parler de l´appareil militaire et policier…), ce qui devint généralement évident au bout de quelque temps fut l´énorme inefficience de ce système d´économie administrative, 109 plein de gaspillages, de redondances et d´erreurs de calculs, que ni la propagande, ni les statistiques manipulées ne parvenaient à dissimuler. Ce sont ces résultats désastreux qui finirent par miner la force idéologique et de guerre du communisme soviétique, et amenèrent les communistes chinois, dans les années 70, à adopter explicitement un capitalisme d´état, dont les prochaines générations verront s´il sera capable de survivre ou s´il finira par s´effondrer. En outre, les pires conséquences politiques et morales pour les défenseurs du « modèle soviétique » furent les terribles injustices sociales que ces régimes engendrèrent, dans le partage de la richesse socialement produite, entre la classe dirigeante (parti, militaires, hauts fonctionnaires, etc.) et la grande masse du peuple travailleur. Quand la globalisation de l´information mit sous leurs yeux les niveaux de consommation dont jouissaient les travailleurs « exploités par le capitalisme » en Occident, la situation devint vite insupportable dans les pays de l´Europe de l´Est – et, ensuite, dans les « pays frères » des périphéries mondiales qui leur étaient ombilicalement liés, comme en Indochine, à Cuba ou en Corée du Nord.


Les tentatives d´autogestion socialistes mises en place dans les années 60 et 70 par le régime dissident de Yougoslavie, ou dans l´Algérie récemment décolonisée ne produisirent pas de meilleurs résultats : ces pays restèrent sous-développés et dépendants, sur le plan extérieur, des transferts de devises de leurs émigrants ou de la mono-industrie et de l´exploitation des ressources dont la nature les avaient dotés. Une constatation similaire s´applique en relation au « socialisme africain » que certains leaders indépendantistes tentèrent d´implanter dans leurs pays respectifs. Au contraire, convertie depuis le début du XXème siècle à la démocratie et à la prévalence de l´État-nation, la social-démocratie européenne a été capable de trouver une voie et une orientation politique cohérente et intelligible pour les électorats, en renonçant définitivement à transformer les dénommées « relations de production », c´est à dire le salariat (ou régime général de travail salarié), transformation qui figurait au « programme » du mouvement ouvrier initial. Elle centra alors son action revendicative ou gouvernementale sur la reconnaissance de l´économie de marché (qui assurait des taux de croissance élevés) et sur le rôle redistributif 110 des institutions publiques à travers la défense de l´emploi et la protection légale du travail, une fiscalité progressive (en fonction des revenus des familles) et le développement de politiques sociales dans les domaines de la santé, de l´éducation, du logement et autres. Les sociaux-démocrates furent, avec les défenseurs de la doctrine sociale de l´Eglise catholique, et avec une contribution indiscutable (bien que moins visible) du libéralisme économique, les principaux artisans du Welfare State (Etat-Providence) qui semble être, aujourd´hui, victime de toutes les difficultés et contradictions qu´il a engendrées, dans ses limites extrêmes, face à la mondialisation de l´économie et á l´inter-communicabilité globale. Mais, chemin faisant, ils auront été indéniablement vainqueurs de toute forme de dirigisme économique, non seulement du socialisme d´État dont nous avons parlé plus haut mais également des nationalismes et corporatismes qui tentèrent de se mettre en place, ici ou là, au long du XXème siècle.


2.3. Du capitalisme concurrentiel au capitalisme global :

Concurrence, croissance économique et règle- mentation En un peu plus d´un siècle les zones les plus développées du monde sont passées d´une économie de pénurie, parfois marquée encore par des crises de subsistance, à une économie productiviste (où, à intervalles, la capacité de consommer est dépassée par le volume de biens produits, entrainant des faillites d´entreprises et la mise au chômage des travailleurs) et, dans une troisième phase, à une économie dominée par la consommation ,dont la régulation(c’est-à-dire une sorte de planification) oblige l´État à assumer un nouveau rôle dans le contrôle de la dynamique économique, que ce soit en matière de revenus des particuliers, d´investissement et d´échanges internationaux, ou pour stimuler l´innovation, la spécialisation productive et la compétitivité, ou encore, en tant que consommateur direct de services différenciés et de produits de haute technologie ou à grande échelle( c´est à dire très onéreux et ne pouvant être payés que par le recours pr- 111 esque illimité à la perception d´impôts, compétence exclusive de l´État) et pour la satisfaction de nécessités sociales croissantes en matière de santé, éducation, logement, etc. Dans le domaine de la production, l´injection de plus en plus importante de capital fixe (machines et équipements, capacité de stockage et de transport, perfectionnement et contrôle de la qualité des matériaux et des produits, etc.), les formes d´organisation des facteurs productifs et les caractéristiques de l´intervention humaine ont permis des gains continus (et parfois rapides) de productivité. En ce qui concerne la gestion du « facteur travail » deux phénomènes ont acquis une importance spéciale. Le premier a été la dépossession des ouvriers de métier de leurs savoirs professionnels par l´entrée en masse, dans les usines, d´ouvriers spécialisés (parcellaires), contraints à l´exécution de taches simples et répétitives, rendue possible à partir du début du XXème siècle par le Taylorisme (connu sous le nom d´ « Organisation Scientifique du Travail») et qui est encore le modèle productif en place dans les pays déjà industrialisés de la périphérie mondiale. Le second, plus récent, est l´ « entreprise flexible », qui a permis


d´annuler la capacité de déterminer le coût de la main d´œuvre et les conditions de travail que les syndicats avaient acquise en des décennies de lutte, en individualisant à l´extrême les horaires et les modalités d´exécution du travail, et en affaiblissant ainsi la capacité de négocier du travailleur peu qualifié. Aujourd´hui, dans les pays les plus développés, les grands fabricants d´équipements misent sur la « robotisation » et sur les automatismes technologiques qui, en même temps qu´ils contribuent à rendre moins pénible l´effort physique exigé des opérateurs, provoquent la réduction des volumes de main d´œuvre nécessaire pour un même niveau de production. À noter également le degré d´intégration intersectorielle atteint par l´économie actuelle, en particulier dans les industries de transformation agricoles et dans la commercialisation de biens d´équipements d´une certaine complexité impliquant la fidélisation de clientèles, par l´astreinte technologique et moyennant l´établissement simultané de contrats de « services d´après-vente´ » (assistance, réparation, actualisation, etc.). On assiste ainsi, dans certaines filières de production, à une articulation économico-financière beaucoup plus étroite entre les 112 activités dites primaires (sylviculture, agriculture, élevage et industries extractives) et les processus de transformation (qui dans l´économie classique configuraient le secteur secondaire), et entre ceux-ci et la prestation de services (classée dans le secteur tertiaire, au même titre que le commerce et les activités financières et administratives). Consommation, consumérisme… Dans ce domaine, la publicité (à partir du XIXème siècle) et le marketing (en plein essor depuis la seconde moitié du XXème siècle) ont rendue fallacieuse la notion de besoin, entendue comme modèle de consommation indispensable pour que tout individu puisse vivre dignement et jouir d´un confort raisonnable, dans un environnement social caractérisé par les mêmes exigences. L´« indispensable » est devenu, sur le plan psychologique, un concept essentiellement élastique, inépuisable et intangible. En effet, induire chez les consommateurs de « nouvelles nécessités » est devenu un impératif plutôt qu´une source de réalisation, générateur d´une satiété suivie d´une presque immédiate insatisfaction pour chacun d´entre nous. Ces mécanismes psychologiques furent projetés à l´échelle mondiale par le système économique contemporain. C´est ainsi que les ré-


gions les plus défavorisées peuvent entrevoir à distance (grâce à la télévision et autres moyens de communication de masse) - et convoiter- les niveaux de vie des plus riches. Et ce, au moment précis où près de la moitié de la population de la planète lutte encore quotidiennement pour survivre, affrontant des conditions de travail, d´alimentation, de logement, d´hygiène et de santé, et d´éducation de ses enfants franchement déplorables, alors que près de 20 % vivent dans l´ excès de confort et de consommation, produisant déchets et gaspillages, et «perdent leur âme» à travers la substitution accélérée de biens de consommation durables, quand ils ne se livrent pas à des pratiques et des réclamations qui se rapprochent davantage de celles propres aux civilisations décadentes. Mais entre production et consommation s´insère, dans le cycle économique, l´ espace indispensable à la circulation, dans un triple sens : physique, informatif et de vecteurs de valeur monétaire. D´un côté se situent les moyens de transport et de communication qui, après le temps des diligences tirées par des chevaux, ont vu venir, en l´espace de quelques décennies, le chemin de fer et la navigation à vapeur, le transport routier automobile, le télégraphe, 113 le téléphone, les émissions de radio, la télévision, les satellites de communication, Internet et les « réseaux sociaux ». D´autre part on a assisté à l´implantation de moyens de paiement unifiés à échelle nationale, représentés par des monnaies officielles ( sujettes à des taux de change variables en fonction des tendances du marché et des politiques gouvernementales), au développement du système de crédits attribués par les institutions bancaires, à la normalisation des règles comptables qui permettent d´évaluer la bonne ou mauvaise gestion des entreprises et des affaires, et finalement d´un appareil statistique sophistiqué, qui fournit des informations en termes de probabilité, évaluation et prospective et qui sert aujourd´hui de guide pour la plupart des grandes opérations d´investissement économique et toutes les principales décisions financières, privées ou gouvernementales. Plus spécialement, la combinaison de la téléinformatique, omniprésente aujourd´hui dans la vie quotidienne, avec les offres, parfois indécentes, de crédit aux particuliers comme aux entités collectives – selon la formule du « possédez tout de suite, payez plus tard » - est à l´origine du monde économique tel qu´il existe aujourd´hui, plein de dangers, de défis et d´incertitudes, alors qu´il s´annonçait comme


porteur de sécurité et bien être pour tous. Le facteur travail subit lui aussi au présent une transformation profonde. Il y a un siècle, les syndicats (corporatifs, réformistes ou révolutionnaires) avaient réussi à placer la « question sociale » au centre des débats de société. Ensuite, aux alentours de la moitié du XXème siècle, en se basant sur la législation du travail, les contrats collectifs, le recours à la grève, dans une situation de quasi plein emploi à échelle nationale, les appareils syndicaux devinrent un intermédiaire indispensable pour que le grand patronat éclairé et l´État social puissent contenir et contrôler les initiatives (et les appétits économiques) de ce vaste et important secteur de la société moderne. Toutefois, au cours des dernières décennies, l´informatisation de l´activité entrepreneuriale, la flexibilisation-dispersion du tissu productif et la croissante disponibilisation de main d´œuvre (constituant un marché potentiellement mondial) ont commencé à mettre en crise le modèle antérieur de gestion de la force de travail et le « pacte social » qui lui servait d´assise, basé sur une progression modérée mais continue des conditions de vie des masses de travailleurs. Les notions « d´emploi à vie » et de « 114 travail avec droits garantis » deviennent de plus en plus obsolètes et même l´intéressant concept de « flexisécurité » ne semble plus trouver de bases d´appuis suffisants pour freiner la « déréglementation » en cours. D´ailleurs, les générations plus jeunes s´adaptent tant bien que mal à cette nouvelle situation, et les «damnés de la terre» (ces migrants venus de loin) l´acceptent sans rechigner. Dans ce domaine aussi, l´individualisme, l´absence de solidarité et la concurrence, poursuivent leur percée et la transformation accélérée des relations sociales. Les alertes à la pollution, à la dégradation de l´environnement et à l´épuisement de certaines ressources, ont ouvert la voie, en quelques décennies, à la discussion scientifique de ces questions (sous l´impulsion idéologique des mouvements écologistes), à la surveillance des paramètres relatifs à la qualité de l´air, des eaux, etc. et même au surgissement d´une économie « verte » (« amie de l´environnement »). Les débats, les programmes pédagogiques et les programmes gouvernementaux et intergouvernementaux de lutte contre les changements climatiques sont la forme la plus récente de réponse aux menaces que ces altérations font peser sur l´humanité. Ces politiques impliquent une reconver-


sion essentielle de l´industrie, mais se heurtent à une résistance considérable de la part des grands intérêts économiques installés et aussi – il faut bien le reconnaitre – dans les habitudes de consommation prédatrice des populations mal informées. Outre ces résistances, il faut prendre en compte le problème du changement du paradigme énergétique en vigueur ces deux derniers siècles (basé sur la consommation de combustibles fossiles), sans valider pour autant la soi-disant alternative nucléaire déjà tentée et dont les risques ont été rendus évidents par quelques accidents bien connus (outre la mémoire des effets de son utilisation à des fins militaires). Au temps présent, la politique économique des Etats Unis continue sur sa lancée , capitaliste, libérale et expansionniste, qui a été reproduite (et dans une certaine mesure augmentée) par de nouveaux noyaux de concentration capitaliste qui ont pu se constituer grâce à une combinaison optimale de science et technologie (dans le cas du Japon et avec l´Inde, qui emprunte la même voie bien que lourdement handicapée par la pauvreté) ; à la suite des expériences réussies de dérèglementation du travail et de dumping social initiées par les «dragons asiatiques» et poursuivies dans d´autres régions 115 du monde ;en raison de l´énorme accumulation de «pétrodollars» (de la part des riches potentats arabes e musulmans du Proche Orient) et, the last but not the least, en conséquence de l´orientation adoptée par les dirigeants de la Chine depuis des décennies. Il s’agit d´une tendance mondiale que l´Union Européenne a tenté d´accompagner en dépit de difficultés internes évidentes. Ce sont tous ces éléments dont doit tenir compte, de nos jours, tout mouvement de réforme ou de régénération sociale. L´idée anarchiste de supprimer l´État pour voir s´installer une société libre et équitable n´a pas, sauf miracle, la moindre crédibilité. Et à celui qui pense que la mondialisation conduira inévitablement à l´instauration d’un gouvernement mondial, un esprit réaliste ne peut, dans les circonstances actuelles, que répondre « à Dieu ne plaise », tout en reconnaissant qu´il sera de plus en plus nécessaire de travailler à cette échelle, en termes de coordination, négociation et multilatéralisme, pour pouvoir répondre efficacement aux divers et énormes défis qui nous sont lancés. Le livre Why Nations Fail (2013) des économistes politiques Daron


Acemoglu (1967- ) et James Robinson (1960- ) est un essai encyclopédique qui tente de répondre à la question, toujours intrigante, de savoir pourquoi, tout au long de l´histoire, certaines nations ont progressé et se sont développées, et d´autres non. Ces auteurs rejettent les explications basées sur la géographie ou la culture pour s´attacher au type d´institutions dont la société s´est dotée, pour miser sur les celles dont la nature est inclusive (c´est à dire capables d´intégrer positivement une quantité toujours croissante de gens), au lieu de s´accrocher à des institutions « extractives », qui renforcent le pouvoir, la richesse et le bien-être de quelquesuns en détriment de la majorité. Sans le dire, car le livre est, textuellement, une collection de très longues références historico-géographique – qui rendent sa lecture fastidieuse et difficile –, leur abordage les rapproche des théories économiques institutionnalistes, qui attribuent l´État, à la loi et à la politique, une fonction particulièrement importante. A voir également ce qu´ont écrit à ce sujet des penseurs de renom comme le sociologue Thornstein Veblen (1857-1929) ou l´économiste Karl Polanyi (1886-1964) Il importe aussi de rappeler les énormes déséquilibres dans le 116 partage de la richesse produite, entre les différents pays existant dans le monde et à l´intérieur de la plupart d´entre eux, et qui est une des causes majeures, sinon unique, des flux migratoires qui se dirigent vers l´Amérique du Nord et l´Europe, et des campagnes vers les villes.À partir de la fin de la Deuxième Guerre Mondiale, l´OCDE a cherché à développer des programmes tendant à surmonter ces difficultés structurelles – avec des formes variées d´accélération du développement économique et social – mais les résultats tangibles observés en ont été très limités. D´une manière générale, les personnes seront plus heureuses et épanouies au sein des communautés culturelles où elles ont grandi, sans préjudice de l´aspiration légitime à une vie plus digne et en sécurité (et du risque individuel encouru à vouloir naviguer à travers le monde). Mais il est vrai que l´Occident investit peu (et mal) dans l´hémisphère sud, après des siècles d´exploitation qui l´ont aidé à construire l´hégémonie dont il jouit encore aujourd´hui. Seule une inversion très importante du flux d´investissement productif en faveur des pays pauvres du Sud (où le cout de la main d´œuvre sera toujours inférieur), assortie de l´obligation de réinvestir localement les bénéfices réalisés, pourra réduire, à moyen terme, l´attrait démesuré des masses pour cet «eldorado occidental»


(qui inclut aussi, par exemple, les villes ultramodernes du Golfe Persique), qui engendre des courants migratoires massifs dont profitent toutes sortes de trafiquants, responsables pour une large part des malheurs des plus vulnérables. Outre les aides à apporter dans les situations d´urgence extrême, les pays riches devraient destiner une partie substantielle de leurs surplus à des projets agricoles, industriels et de services dans les pays pauvres. Il est vrai qu´il s’agira toujours d´une tâche extrêmement difficile dans un monde divisé en quelques 200 entités souveraines et (heureusement) attaché au principe de la libre circulation des personnes, des idées, des informations, des marchandises et des capitaux (ces derniers devant, probablement, être soumis à l´avenir à des règles plus strictes en matière de contrôle et d´ équité). Mais c´est là une exigence éthique qui devra s´imposer de plus en plus. Lamentablement, ces populations déshéritées ont eu jusqu´ici pour représentants officiels, sauf rares et heureuses exceptions, des individus sans envergure, qui s´approprient la majeure partie des ressources qui devraient leur être destinées, reproduisant ainsi les erreurs historiques commises par les nations du monde plus développé. Mais cette aberration est peut-être vouée à dispara117 itre, à mesure que les peuples iront gagnant plus d´expérience. Car, en fait, la tyrannie et la corruption des gouvernants ont été, au long des siècles, deux des fléaux qui ont le plus affligé les peuples. Pour combattre le premier, suivant l´inspiration de la fameuse démocratie athénienne, les constitutionalistes modernes, imbus de l´esprit des Lumières, ont conçu les dispositifs de l’État de Droit actuellement en vigueur et qui fonctionne plutôt bien en dépit de ses défauts. Mais ils ignoraient évidemment les collusions d´intérêts publico-privés auxquels donne cours l´économie actuelle, qui préoccupent les citoyens des nations les plus évoluées et qui sont dénoncés par les populations des pays moins avancés. L´Homme du XXIème siècle devra trouver de nouvelles solutions pour résoudre ces problèmes. Une question ancienne, que l´actualité la plus récente a ramené dans le débat public est celle de la relation entre économie de marché et ouverture ou réduction de l´éventail de l´inégalité économique (et par conséquent sociale). Si on considère l´évolution à long terme – par exemple sur les deux derniers siècles – il est probable que la différence entre le pouvoir d´achat des élites


de l´époque et celui des masses travailleuses (paysans, ouvriers et domestiques, pour ne pas parler des serfs et des esclaves) ait été plus forte et inégalitaire qu´elle ne l´est aujourd´hui entre les catégories sociales équivalentes. Il suffit pour l´expliquer de rappeler le gap (fossé) culturel qui les séparait au départ. De ce point de vue, à long terme, l´économie capitaliste a indéniablement contribué à l´amélioration du niveau de vie des peuples du monde entier et à une plus grande égalité. Certains affirment toutefois que le mérite n´en revient pas au capitalisme, mais au rôle correcteur de l´État et aux mouvements sociaux qui auraient permis ces résultats – affirmation qui contient certainement au moins une part de vérité. Mais si l´observation porte sur le court/moyen terme, ou sur des « fractions » plus spécifiques du peuplement terrestre, il est facile de trouver de nombreux exemples selon lesquels, dans la conjoncture en cause, les inégalités économiques entre les plus riches et les plus pauvres se sont indubitablement accentuées. Il est plus que certain qu´au cours des vingt dernières années, l´emballement de la financiarisation artificielle, rendu possible par la « mondialisation » a fait augmenter la différence entre les revenus économiques des 10% les plus riches et les 10% les plus 118 pauvres de la planète (d´autant plus que ces derniers se situent à peu près au même niveau qu´il y a un siècle). Tout ceci découle de phénomènes de nature spécifique (institutions nationales, relations extérieures, rapports capitalisation-consommation-investissement, progrès technologiques, etc.) et bien évidemment aussi, des méthodes et critères utilisés pour étayer ces affirmations emblématiques, de la part d´auteurs qui dissimulent souvent leurs véritables motivations. Les économistes attitrés peuvent discuter le bienfondé de ces théories en invoquant de puissants arguments. Mais, en ce qui nous concerne, nous estimons que la régulation d´un système économique par le marché - c´est à dire par un ajustement automatique entre l´offre et la demande – n´implique pas seulement la reconnaissance indéniable d´une réalité historique, mais constitue également la moins mauvaise des alternatives possibles, comme on a l´habitude de le dire à propos de la démocratie. De fait, la concurrence au sein des marchés comme forme de régulation économique constitue un intéressant et souhaitable mécanisme d´ajustement entre les expectatives différentes au


départ (entre plusieurs classes d´acheteurs et différents types de vendeurs) sans recours à une autorité supérieure – que celleci soit d´ordre divin (interprétée par des prêtres) ou terrestre (le tyran, le roi-soleil, le parti-guide ou un gouvernement constitutionnel de majorité). Toute autorité supérieure finit toujours par céder immanquablement à la tentation de privilégier ses propres intérêts, matériels ou de conservation du pouvoir et de ses avantages, en détriment des intérêts de la communauté qu´elle prétend représenter. En revanche, la concurrence offre autant d´avantages que de nombreuses opportunités pour accentuer l´inégalité existante entre les agents économiques. Les plus grands et les plus forts tendent toujours à prendre le dessus sur les plus petits et les plus faibles, selon une espèce de darwinisme social qui ne peut être combattu et vaincu que par un pouvoir suprême illustré ou par un effort de volonté collective. Il suffit, pour s´en convaincre, de rappeler des exemples simples, comme celui de consommateurs en compétition pour l´acquisition d´un produit rare, situation qui peut amener le vendeur à le garder un peu plus longtemps pour en faire monter le prix. Ou celui de personnes affamées qui se battent entre elles pour un morceau de viande, un sac de farine ou un bidon d´eau. Ou le mouvement de concentration économique 119 qui fait disparaitre les producteurs les plus fragiles ou moins aptes (la fameuse « destruction créatrice »). En dépit de ces inconvénients – qu´il importe de reconnaitre, combattre et contrôler - la régulation par le marché présente l´énorme avantage d´être un mécanisme (on pourrait même dire un automatisme) décentralisé, qui fonctionne sans dépendre des ordres émanant d´un « centre » quelconque (plus ou moins compétent). En ce sens elle s´apparente à ce qui existe dans la nature en général, où opèrent les dispositifs d´action et réaction, et où l´évolution (qu´il s’agisse de l´espace sidéral ou de l´univers biologique) est son propre résultat à long terme, sans qu´une entité extérieure intervienne pour la diriger. L´imagination humaine a forgé l´idée de Dieu, d´abord pour expliquer tout ce qu´elle de comprenait pas, puis comme un nom pour désigner un probable big bang. De nos jours, cette même société a appris (par la science et la réflexion logique) à se passer de cette « béquille » - pas tout à fait, il est vrai, car cette libération désoriente encore beaucoup de gens – mais n´a toujours pas été capa-


ble de renoncer au fétiche d´un « gouvernement central éclairé » pour diriger ses communautés. Il est évident qu´on pourra aussitôt argumenter que c´est précisément parce que le marché est ce qui ressemble le plus à ce qui existe dans la nature que les humains ont historiquement rejeté cette « loi de la jungle » (et d´autres), à la recherche d´un système de gouvernance juste. C´est exact, mais on pourrait aussi opposer à cet argument les nombreux excès commis par notre rationalité et la recherche récente (à travers la philosophie, la science et la pratique sociale) d´une intégration plus harmonieuse de l´Homme dans son environnement naturel, sans préjudice de la poursuite de la merveilleuse aventure de la pensée humaine. Ce genre de ping-pong argumentaire ne nous intéresse pas particulièrement. Ce que nous tenons à mettre en valeur est la capacité démontrée par ce modèle économique pour créer de la richesse, comme cela ne s´était jamais vu auparavant, soutenir la croissance démographique, élargir démesurément les « classes moyennes » et mettre un frein modérateur au désir des élites auto-proclamées d´imposer leur vision aux autres en utilisant les instruments de 120 l´État. Mais nous condamnons, bien entendu, l´accaparement et les distorsions de la libre concurrence (qui tend à faire baisser les prix et oblige les producteurs à être plus efficients), de la même façon que nous condamnons la concentration d´entreprises qui ne tient pas compte des effets sociaux qu´elle produit, la « croissance inégale » ou l´exploitation du travail. Selon les données officielles, la population mondiale a été multipliée par quatre au long du XXème siècle, en même temps que le PIB par habitant augmentait lui aussi de manière très significative. Cette performance a, outre sa valeur intrinsèque, le mérite de montrer combien la thèse « mathématique » de Malthus (17761834) – selon laquelle les ressources disponibles ne pouvaient pas suivre la croissance démographique – était erronée. Or cette thèse avait, un siècle plus tard, fortement influencé les anarchistes adeptes du « néo-malthusianisme ». Le mécanisme de fixation des prix en fonction de la loi de l´offre et de la demande présente, lui aussi, plusieurs inconvénients, et peut même conduire à l´exclusion de certaines classes de consommateurs. Mais comme référence de base, c´est probablement


le mieux indiqué en termes de macroéconomie et de long terme. Relevons, au passage, que la gratuité – défendue en bien des circonstances par les gauches et la pensée socialiste – est, à notre opinion, contre-éducative, du point de vue de la citoyenneté sociale. En syntonie avec d´autres théoriciens actuels, l´économiste Dani Rodrik (1957- ) expose et analyse, dans son livre One Economics, Many Recipes (2007), le rôle des institutions en relation avec la croissance économique dans le contexte actuel de la mondialisation. Entre toutes ces institutions - dont l´entreprise juridiquement constituée, le système judiciaire, les associations d´intérêts, l´organisation de certains marchés ou la standardisation et la certification internationale d´un grand nombre de spécifications de qualité (des qualifications professionnelles aux produits et procédés) - cet auteur distingue le rôle de l´État , pour être le seul à pouvoir comprendre la spécificité des arrangements propres à chaque espace national et à pouvoir ainsi en maximiser la conjugaison. En effet, pour Rodrik, la clef du succès de certains processus de croissance économique (et le développement social qu’ il suppose y être associé) ne se trouverait pas dans l´application de recettes 121 universelles comme celles que le FMI et la Banque Mondiale ont l´habitude d´imposer aux pays en crise ou demandeurs d´aides pour sortir du sous-développement, ni dans les mérites d´une croissance endogène et séparée (proposée par les programmes socialistes d´Europe de l´Est), mais plutôt dans une combinaison spécifique des différents facteurs existant au sein de chaque société, arrangement susceptible de promouvoir (par la mobilisation de certaines ressources, la spécialisation productive, l´innovation, etc.) une insertion différente et plus favorable dans l´économie globale. En d´autres mots, l´idée qui gagne aujourd´hui un certain crédit est que , contrariant la polarisation d´alternatives entre «marché» d´un côté et «État» de l´autre, ce dont l´économie actuelle a besoin est d´une harmonisation des domaines d´action de la concurrence commerciale (qui tend à augmenter la productivité, à innover et à faire baisser les prix des produits et des services) et de l´intervention publique que seul l´État est en mesure de réaliser de forme centralisée et coordonnée.


Au sein de ce paradigme démo-libéral, l´économie sociale – sans buts lucratifs et orientée exclusivement vers la satisfaction des nécessités les plus immédiates des populations, également connue sous le nom de « troisième secteur » - a un rôle important qu´il convient de souligner car elle révèle la capacité et l´autonomie de la société civile en relation à l´État, sans entrer en conflit avec les compétences propres à celui-ci, ni avec le dynamisme de l´entreprenariat. Au cours des dernières décennies toutefois les gouvernements, notamment ceux des pays européens, ont tenté d´alléger et de dissimuler les couts astronomiques de leurs programmes sociaux (évidemment financés par les impôts) soit par la « privatisation » de certains services publics, soit, - et c´est ce point qui nous intéresse maintenant – en subventionnant des entités non-lucratives. C´est le cas, au Portugal, des IPSS (Institutions Privées de Solidarité Sociale) mais également des sociétés coopératives, des fondations, des associations civiques et sportives, des mutualités et Miséricordes et autres œuvres caritatives d´obédience religieuse. Cette dépendance de l´État est néfaste pour les mouvements associatifs civils. Étant donné leur nature spécifique, il semble juste que ces entités aient droit à un statut 122 constitutionnel et légal et à l´exemption de certains impôts, mais la société civile doit être capable d´assurer effectivement leur fonctionnement, par ses propres moyens et la force des valeurs qui lui sont propres. Le subventionnement est un piège grâce auquel l´État finit par contrôler ou conditionner grandement l´activité de ces institutions, et constitue souvent un levier pour la création de situations de privilèges et de bénéfices personnels pour les élites dirigeantes de ces mouvements qui, en se prolongeant et se consolidant au fil du temps, en arrivent à engendrer de véritables phénomènes de domination et pouvoir social, aux antipodes de leur vocation et intention initiales. En ce qui nous concerne, nous reconnaissons que quelque chose doit être fait pour empêcher les « déréglementations du marché » et l´enrichissement excessif d´un petit nombre, ainsi que pour gérer l´attribution de minima justifiés par des raisons de solidarité humaine. Ceci devrait, de préférence, émaner d´une conscience sociale très active et agissante ou, faute de mieux, d´un pouvoir politique de confiance, placé sous le contrôle de la majorité des citoyens. Si les démocrates en général (par conviction, opportunisme ou irréflexion) entendent que ce rôle incombe à l´État, sans se souci-


er de savoir comment il fonctionne effectivement, nous préférons être beaucoup plus prudents et, tirant les leçons de l´Histoire, ne lui donner que le « bénéfices du doute » moyennant des conditions exigeantes, telles que celles que nous avons énumérées dans cet essai. Pour résumer, nous préconisons une économie de marché sans capitalisme (qui serait en réalité un capitalisme aux ordres de l´ « intérêt commun » des populations, de la même façon que l´État subsistant devrait être soumis à l´ « intérêt commun » des citoyens). Tel est le « miracle » (ou l´utopie) que nous pensons possible. Est-ce à dire que nous nous rapprochons – par la force d´une posture philosophique anti-État – des ultralibéraux (ou « anarcho-capitalistes «) comme Murray Rothbart (1926-1995) ou d´autres, liés à l´institut américain qui porte le nom de Ludwig von Mises et assure la continuité de son école d´économie libérale ? Pas du tout – bien que Rothbart se soit opposé aussi bien aux politiques monétaristes élaborées par un Milton Friedman (1912-2006) qu´aux auteurs qui croyaient fermement à la légitime et indispensable intervention de l´État en économie, comme ce fut le cas de 123 Keynes (et évidemment des marxistes). Nous serions plutôt enclins à suivre la ligne d´orientation tracée par les cooperativistes de l´école dite de Nîmes. Des figures de proue de cette école comme le français Charles Gide (1847-1932) et le portugais António Sérgio (1883-1969) aspiraient, non à la destruction de l´économie capitaliste, mais à la correction de ses pires défauts, essentiellement par l´action de mouvements de citoyens émergeant du sein de la société elle-même.


Epilogue Pour mémoire Ces réflexions et ces propositions sont, évidemment, marquées par les expériences vécues au long de la deuxième moitié du XXème siècle et devenues presque invraisemblables en ce début du XXIème siècle. Elles révèlent également le lieu méso (médian) - (en termes de classe sociale et d´une société « semi-périphérique » comme celle du Portugal) - où se situe le « poste d´observation » de l´auteur. Il a été question ici, presque exclusivement, de défis et de problèmes sociaux, comme si le monde, et la présence de chacun de nous en son sein, se résumaient à cela. Il n´en est rien ! Et prétendre le contraire, comme semblent le vouloir nombre de soi-disant sauveurs de l´Humanité, serait terriblement réducteur, encore que ceux-ci soient peut-être un peu plus près de la vérité que ceux qui s´érigent en intermédiaires privilégiés avec Dieu ou le surnaturel. En tout cas, et dans beaucoup de circonstances, ces propos ont produits plus d´effets 124 néfastes que bénéfiques pour les personnes auxquels ils s´adressaient. La passion de la réforme sociale est ambivalente. Impossible de la récuser d´entrée de jeu, mais il faut faire très attention à ce que font ses prosélytes (plutôt qu´à ce qu´ils disent), pour ne pas se réveiller demain dans une situation pire qu´aujourd´hui, au lieu d´une glorieuse aurore rédemptrice. C´est déjà arrivé plusieurs fois, avec la réaction nazie-fasciste de l´entre-deux guerres, la chute de la Première République portugaise, l´évolution de la révolution russe elle-même, etc. Et la leçon ne doit pas être oubliée. Toute société est, fondamentalement, une construction politique, mais c´est également une économie, et de ce fait, sujette à ses lois, à ses règles et à ses tendances. Elle est réformable et transformable au long du temps, mais pas suivant un plan ou un projet préalablement élaboré et dirigé par quelques-uns. Car la société est aussi un espace de relations, au sein duquel chaque individu construit sa propre vie, avec ses rêves et ses déceptions, ses succès et ses échecs. Il y a aussi, dans cet espace incommensurable, une place pour l´amour et les autres (petites) passions, pour la création, l´art, l´usufruit de la beauté, le divertissement, la mu-


sique, la danse, le plaisir et l´oisiveté, mais encore pour le jeu, la performance et la compétition, à condition que ce ne soit jamais au détriment d´autrui. Le travail est aussi indispensable que le repos, l´isolement, en esprit et en conscience, est aussi nécessaire que le partage et les relations inter-individuelles, d´amitié, de groupe, ou le sentiment d´appartenir à une communauté. Gardons-nous de faire de la politique notre domaine exclusif de réalisation personnelle ! Et n´oublions pas que, même dans les périodes d´oppression, il y a toujours quelqu´un qui, avec intelligence et humour, parvient à tromper les sbires du pouvoir et à lancer les semences de la dissidence. Bien que le neurologue Antonio Damaso (1944- ) nous dise que les émotions pèsent autant, si ce n´est plus, que la raison dans la détermination de nos actions, il nous semble devoir indiquer les voies de la logique et des solutions rationnelles comme étant celles qu´il est préférable de suivre, individuellement et collectivement, vers un avenir de plus grande équité et bien-être pour tous. Dans le cas contraire, nous pourrions encourager toute sorte de leaders charismatiques, présents ou futurs, à déverser sur le « bon peuple » des torrents d´images publicitaires ou de formules vengeresses, sem- 125 blables à celles qui, dans le passé, ont déjà provoqué de violents dommages au vivre-ensemble social, et des désordres dans le concert des nations. Depuis les années 60 l´anarchisme qui a su se moderniser est parvenu à se reconvertir (heureusement, mais non sans résistances) et à transiter du syndicalisme ouvrier aux nouveaux mouvements sociaux d´émancipation des femmes, de pression en faveur de la paix et du désarmement, de libération sexuelle et de défense des droits des minorités. Il lui faut maintenant être capable de réviser toutes celles de ses idées qui sont maintenant caduques et qui correspondaient à des caractéristiques propres au passé, concernant le fonctionnement de l´espace politique, de l´économie et de quelques autres aspects de la vie sociale. À la suite de ce que nous avons longuement exposé plus haut, nous pouvons nous risquer à dire qu´un «État minimum» requiert un « anarchisme minimaliste », bien qu´effectif et vibrant, en prise avec la réalité. Certains objecteront probablement que ce n´est qu´une ambition de vieux, à quoi on pourrait rétorquer en pro-


longeant le jeu de mots (tout à fait fidèle à la réalité) que ce sont les doctrines anarchistes du XIXème siècle qui sont maintenant vieillies et dépassées, et ainsi de suite. Mais il est vrai que ce dont nous avons traité est une espèce de « révisionnisme » anarchiste, dans le meilleur des sens que l´on puisse attribuer au concept de « révisionnisme ». Umberto Eco (1932-2016) a publié en 2006 un livre intitulé A passo di Gambero (en français, À Reculons, comme les écrevisses) en plein choc provoqué par l´attaque du 11 Septembre contre les tours jumelles du World Trade Center et par l´ascension du « berlusconisme » au pouvoir en Italie. Avec sa vaste culture historique et sa maitrise des instruments d´analyse du phénomène culturel et communicationnel, Eco exhibe dans cette œuvre son pessimisme éclairé à l´égard des dérives du monde actuel « en clef post-moderne », c´est à dire avant même l´irruption en force des dits « réseaux sociaux ». Mais, à partir de ce registre, il est facile d´imaginer ce qu´il écrirait aujourd´hui… Ce chemin a été, dans un certain sens, parcouru par un obser126 vateur-journaliste comme Blaise Lempen (1950- ), par la manière dont celui-ci commente et analyse les pas successifs qui ont été franchis entre «la chute du communisme et la montée des populismes ». Cet auteur observe, par exemple, que « nos sociétés européennes sont marquées par un environnement anxiogène. (…) Des guerres font rage à nos portes, les réfugiés affluent dans nos villes, des entreprises ferment. Nous vivons au jour le jour au rythme des indices boursiers, des taux de croissance et de chômage, des performances à la hausse ou à la baisse des entreprises, des scandales à répétition, des faits divers macabres. Sécheresses, tempêtes, ouragans et inondations se succèdent et, selon certains, s´intensifient. Tout cela parait chaotique, il n´y a pas de direction claire, personne n´est au gouvernail, nous courrons vers un avenir pour le moins incertain » (Le nouveau désordre mondial, 2017, pag.21). Ou nous laisse cette affirmation péremptoire, saisissante de sa part : « le système médiatique est dominé par le court-termisme, le sensationnalisme, la manipulation directe ou indirecte, l´irrationalité « (ibidem, pag.84). En effet l´abondance de biens qui entoure l´individu dans nos sociétés développées, et les libertés dont on y jouit, ont favorisé les


comportements individualistes, hédonistes, évasifs, narcissistes et exhibitionnistes, qui ont trouvé un vecteur extraordinairement amplificateur dans les nouvelles technologies de l´information et de la communication, ainsi que dans certaines conceptions esthétiques et pratiques artistiques dites « post-modernes ». Il est toutefois dangereux de voir ces modèles sociaux se propager aujourd´hui avec une facilité et une vitesse énorme, défiant souvent nos limites naturelles, à la frontière entre le plaisir et la douleur, dans l´excitation de la violence ou l´abîme de l´autodestruction. Coiffures, peintures, ongles, dépilations, tatouages et tenues vestimentaires excentriques, nourriture et boissons enivrantes, identités et simulations, smartphones et sons stridents, Aphrodite et Némésis sur la toile de fond de cités grisâtres, voilà un type de mélange qui réunit tous les ingrédients pour mal finir. D´un autre côté, il y a des défis mondiaux à relever, dont celui des changements climatiques est pour le moment que le plus perceptible : les déséquilibres démographiques, la pauvreté et les inégalités économiques, les migrations hors de contrôle et, encore et toujours, les problèmes de la guerre et de la violence. Et il y a des phénomènes en plein développement, comme l´ascension sociale des femmes à 127 des niveaux équivalents à ceux des hommes. Tout cela est, toutefois, envisagé de manières différentes selon les cultures et les nations. Précisons clairement que l´expérience acquise tout au long d´une vie, et qui a déterminé le progressif criticisme de l´auteur envers les pratiques politiques de la plupart des anarchistes de sa génération, découle essentiellement de trois prémisses. La première est le comportement de certains de ces militants, exclusiviste, et qui tournait une grande partie de leur agressivité et de leurs frustrations contre les camarades avec lesquels ils étaient politiquement en désaccord, en les attaquant presque toujours de forme personnelle ou morale, phénomène commun chez beaucoup d´autres groupes minoritaires radicaux. La seconde est que l´investigation d´archives et bibliothèques réalisée (dans les contextes pertinents) ont mis à nu les tensions et contradictions existant entre certains comportements et attitudes d´anciens militants anarchistes et les récits produits par ceux-ci, quelques décennies plus tard, à l´intention de qui voulaient bien les entendre. Et finalement l´observation (scientifique dans la mesure du possible) des sociétés contemporaines, basée sur certains acquis en matière de


sociologie, économie, psychologie, anthropologie, histoire et de relations internationales.

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Les sociétés complexes sont de « lourdes machines » que nul ne parvient à commander réellement. Certains éprouvent la volupté d´essayer de le faire, mais peu sont ceux qui trouvent des conditions favorables pour y parvenir, presque toujours en bénéfice propre. Plus rares encore sont ceux, et c´est compréhensible, qui le tentent par devoir moral. La grande majorité se soumet au pouvoir en place, par calcul rationnel ou ignorance. Certains se mettent à son service, par intérêt, conviction ou accommodation. Dans tous les cas, compte tenu de ce que nous a appris le siècle dernier, le fait que les démocraties actuelles nous garantissent les libertés essentielles et la paix (civile et internationale) est quelque chose de positif – qui doit être reconnu, non par gratitude, mais pour le préserver et essayer de l´approfondir. Et ceci implique toujours des débats, des discussions et des négociations, non nécessairement pour rechercher un consensus mais, au moins, comme moyen d´éviter la confrontation sous forme de conflit ouvert, qui porte presque toujours préjudices à quelqu´un. Si un libertarisme du type de celui que nous venons d´ébaucher venait à s´imposer un jour, tant sur le plan intérieur que dans les relations entre nations, cela signifierait seulement l´avènement des valeurs de la liberté, de l´autonomie et de la responsabilité. Et, en aucun cas, la victoire d´une idéologie politique, qu´elle soit anarchiste, libertaire ou de toute autre désignation. L´expérience personnelle de chacun n´a pas sa place ici, mais après plus d´un demi-siècle passé « à batailler » en faveur de changements sociaux fondamentaux, il est légitime d´expliciter que la reconnaissance de l´impossibilité de mettre en pratique, dans le temps d´une existence humaine, de ce que fut «l´idéal de l´anarchie» pour certains de ceux qui nous ont précédé, et même l´impossibilité de toute «révolution sociale émancipatrice», ne devrait pas nécessairement conduire à l´inaction, au fatalisme et au désespoir. Plusieurs voies et attitudes restent possibles : persistance dans le militantisme traditionnel en utilisant éventuellement les nouveaux instruments de propagande (ce qui nous semble dénué de toute utilité); une perspective pédagogique et/ ou d´action sociale solidaire ( en faveur des plus démunis, des


réfugiés, etc.) en apportant toutefois une attention spéciale aux risques d´instrumentalisation des élèves et des assistés, et en mettant de préférence l´accent sur l´émancipation de ces derniers et leur accès à l´autonomie personnelle; l´exploration des potentialités existantes dans le domaine culturel pour des activités créatrices essentiellement libres (en tenant compte des précautions recommandées ci-dessus); une tentative d’intervention, organisée et possibiliste, dans l´espace politique actuel , y compris par la création de partis politiques et leur participation à des élections démocratiques ; ou, finalement, le repli sur une attitude d´éthique personnelle libertaire, sans velléités d´influence sur les grandes masses, mais en cherchant, par l´exemple personnel, à impressionner et éclairer les consciences et les comportements d´autres individus de notre entourage. En relation à ce dernier point il convient de citer le nom de Jean-Marie Guyau (1854-1888) qui publia en 1884 un livre intéressant intituler « Esquisse d´une morale sans obligation ni sanction », d´inspiration épicurienne. C´est un excellent bréviaire de comportement individuel, applicable par chacun d´entre nous, mais totalement inadéquat pour servir de modèle pour le fonctionnement 129 d´une société comme la nôtre. Prétendre le contraire reviendrait à ignorer les apports des sciences modernes telles que la sociologie et la psychologie, encore que celles-ci portent elles aussi des empreintes d´idéologies qui les dévalorisent. Mais, plus près de nous, on peut également invoquer le philosophe espagnol Fernando Savater (1947- ) qui écrit, dans son livre « Etica para Amador » (traduit en français sous le titre d´ Ethique à l´usage de mon fils 1991) « À travers moi, la seule chose que l´éthique a à te dire est de chercher et penser par toi-même, avec une Liberté sans tricheries, responsablement ». Les secteurs les plus cultives de la société considèrent les anarchistes – ou plutôt leurs idées et aspirations – à peu près comme celles des poètes et des philosophes : intéressantes et respectables, mais sans la moindre application pratique ou influence sur l´évolution des sociétés contemporaines. Et cette évaluation pragmatique n´est pas dénuée de raison. Il est légitime de penser qu´au lieu de se mêler de la « gestion politique » de la société (comme cet essai le suggère), l´anarchisme devrait se cantonner à la critique permanente de ses principaux abus. Être, en somme, une


sorte de contre-pouvoir. Le problème, dans la situation actuelle, est qu´il est déjà très éloigné de cette perspective. Il y a un siècle, tel a peut-être été son principal effet sur la société. A l´heure actuelle, alors que par certains aspects, l´anarchisme pourrait être en de meilleures conditions pour y parvenir (mais par d´autres certainement pires), il se trouve que le mouvement a perdu toute expression politique reconnue, et ne subsiste que dans quelques recoins obscurs de nos sociétés. Qu´il me soit permis, toutefois, de relever un point important. L´existence d´un pôle de pensée utopique reste non seulement possible, mais même nécessaire, surtout dans un monde où ressurgissent des formes nouvelles de religiosités (plus obscurantistes qu´éclairantes), mais dont l´ « avant-garde » (technologique et économique) est essentiellement dépourvue de valeurs humanistes ou spirituelles. Il devrait toutefois être évident qu´on ne peut pas confondre un horizon d´aspirations humainement désirables– comme ce serait le cas de l´«anarchie» en tant que lieu imaginaire de réalisation de toutes les potentialités d´êtres humains vivant dans une société solidaire et capable de résoudre les conflits existant en son sein mais hors 130 de portée (en tout cas du point de vue de notre capacité d´anticipation imaginable) – avec l ´action personnelle et collective nécessaire pour répondre aux problèmes du temps présent. L´un et l´autre se situent sur des plans différents – de la même façon que l´action et l´orientation d´un mouvement social e/ou politique se jouent sur un terrain diffèrent de celui où chacun, en tant qu´individu, est appelé à faire face aux réalités concrètes de la vie quotidienne. Une exigence de cohérence interne incite à faire en sorte que l´un et l´autre s´accordent et se conjuguent, au lieu de se contredire ou de se renier mutuellement, sans plus. Et on pourrait en dire autant du pouvoir de la négation quand elle intervient dans les plans philosophique, psychologique ou symbolique, de la même façon que le surréalisme et l´art abstrait se situent par rapport à la littérature naturaliste ou à l´art figuratif. Sans elle, il ne pourrait y avoir ni contradiction ni progrès. En ce sens, l´ « idée anarchiste » pourrait être une espèce de conscience critique de la Modernité. Mais, en tant que doctrine libératrice ou émancipatrice, l´anarchisme social a prétendu aller beaucoup plus loin. Il convient également de ne pas oublier l’aspect relatif à la « método logie de la pensée ». A l´époque où furent élaborés les fondements


doctrinaires de l´anarchisme, on réfléchissait généralement sur la base de rapports simples et directs entre cause et effet. On disait, par exemple : « les humains sont ce qu´ils sont, ni bons ni mauvais - Sous le régime du Capital et de l´Etat, ce sont leurs aspects les plus négatifs qui l´emportent – Une fois éliminée la cause, on peut espérer que la qualité de leurs relations de coopération s´amélioreront, en toute liberté – Forçons donc le progrès à aller dans ce sens !» Ce type d´assertions, à la logique linéaire, ici simplifiées à l´extrême et de manière presque caricaturale, se retrouvait dans beaucoup des justifications politiques ou doctrinaires des actions perpétrées par les anarchistes. Car c´est ainsi qu´on parlait, au XIXème, en chaire, dans les académies et les clubs. Mais, au cours des cinquante dernières années, les sciences sociales et leur diffusion au sein de couches plus nombreuses de personnes instruites, ont rendu caduc ce type de raisonnement. On est aujourd´hui à la recherche de nouvelles formulations, plus subtiles, capables de rendre compte de l´effective complexité des comportements humains et de leurs multiples interactions. Il n´est plus possible aujourd´hui, pour un libertaire pensant, d´ignorer ces changements. C´est en 1987 que le mouvement anarchiste portugais a célébré son centenaire et s´est interrogé sur son avenir par un colloque international intitulé « Technologie et Liberté ». Sans le savoir, celui-ci a peut-être marqué le point culminant de cette tentative de rénovation de la pensée libertaire, « moderne mais non post-moderne » (voir à ce propos le livre anthologique homonyme publié en 2017 par les Editions Colibri, de Lisbonne). Peu après, l´empire dictatorial hérité du bolchevisme s´est effondré, et le monde a changé dans bien des aspects, en même temps que les tendances économiques et technologiques en cours s´accéléraient. La rénovation «de l´intérieur » de l´anarchisme a échoué et c´est «de l´extérieur » que la pression s´est accentuée, touchant un large éventail de points sensibles situés dans la sphère socio-culturelle et politique. Face à cette situation, la théorisation anarchiste n´a émis aucun signal d´une quelconque renaissance effective. Elle s´est , au contraire, crispée autour de son noyau de croyances les plus traditionnelles, par le biais de tentatives ponctuelles de désobéissance civile urbaine (occupation d´immeubles inhabités, etc.) et de participation politique institutionnelle ( très limitée et presque exclusivement à échelle locale), au moment précis où de

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nouvelles «questions clivantes» ébranlaient la vie de nos sociétés (en mettant en cause les valeurs éthiques ou les religiosités), que certaines formes d´altermondialisme se développaient, et que surgissaient à l´horizon de nouvelles menaces dépassant clairement les frontières nationales : altérations climatiques, dérèglement économico-financier, populisme «caudilliste » et réalignements géostratégiques mondiaux. ´ À titre d´exemple concret, le livre From Dictatorship to Democracy : A Conceptual Framework for Libertation ( traduit en portugais et publié en 2015 par les Editions Tinta da China , sous le titre de «Da Ditadura à Democracia», de l´américain Gene Sharp (1928-2018), est devenu la «bible» (il s´agit plutôt, en réalité, d´un «manuel») des révolutionnaires non-violents des dernières trente années de transition vers le XXIème siècle qui ont été à l´origine de changements politiques dans des pays comme la Géorgie, la Serbie, la Birmanie, la Tunisie, l´Egypte ou l´Ukraine, Même si certaines de ces «révolutions» se sont mal terminées, ce n´est pas une raison suffisante pour récuser ce type de mobilisations de masses. Et ce n´est pas non plus parce qu´elles sont à la mode chez les con132 testataires que nous devons adhérer de manière acritique à leurs perspectives de transformation sociale de nature démocratique. L´accent tonique placé sur le « pouvoir du peuple », dans l’espace public et dans l´action non-violente, est certainement acceptable comme méthode, mais laisse en suspens la définition de ce que devrait être la « société émancipée » qui en est l´objectif affiché (ne serait-ce évidemment que dans ses grandes lignes). Et sur ce point il est impératif de retourner aux valeurs, au cœur même de la pensée anarchiste ou libertaire. Évidemment, Sharp s´est inspiré des exemples de Thoreau et de Gandhi, mais, pour une raison non explicite, il n´a cherché aucun appui du côté des auteurs anarchistes, ou dans l´expérience historique du mouvement que ceux-ci ont inspiré. Il est à parier que la question la légitimation de la violence – qui n´a jamais été résolue de manière satisfaisante par les anarchistes - ait fait office de repoussoir, ou a représenté un obstacle réel à un tel rapprochement. Amadeo Bertolo, auquel nous avons déjà fait référence, a écrit, en faisant le bilan de son expérience de vie militante, qui est aussi celui de toute une génération de révoltés contre l´ordre social en vigueur : « Je ne vois pas d´opposition ou d´incompatibilité entre


un anarchisme social et un anarchisme en tant que style de vie, comme le pratiquent certains. Je trouve qu´ils sont assez compatibles. (…) il faut tendre vers une attitude la plus libertaire possible, la plus égalitaire possible, la plus solidaire possible, selon les situations, les capacités et les possibilités des individus, dans les temps et dans les lieux où nous vivons » (op.cit. pag.236). Selon cet auteur-militant, le possible incluait non plus l´hippothèse d´une révolution – que notre génération avait depuis longtemps retirée de son agenda – mais toutes les hypothèses libératrices conceptualisées au cours du dernier demi-siècle par des penseurs comme Bookchin, Ward ou Castoriadis, auxquels on pourrait joindre Michel Foucault. Dans notre perspective, le possible est ce qui a été systématisé ici (à l´état d´ébauche) et porté jusqu´à ses ultimes conséquences, sous la forme d´un possibilisme érigé en orientation stratégique d´un mouvement social à (re)créer, en tenant compte de la réalité technologique, économique, politique et socio-culturelle à laquelle nous sommes confrontés au XXIème siècle. Il incombera à d´autres, animés des mêmes intentions mais disposant de meilleures conditions, de développer et, peut-être, concrétiser ces idées ! Toutes différences gardées, le milieu militant anarchiste contem- 133 porain semble encore partager l´illusion juvénile selon laquelle un jour viendra où, dans une conjoncture spéciale, les institutions de l´État fondront comme neige au soleil, paralysées par leurs propres contradictions internes et les mauvais calculs de leurs dirigeants et gouvernants. Ils croient que c´est ce qui a été sur le point d´arriver en France en 1968 ou en Egypte en 2012. Les Anarchistes, chant épique de Léo Ferré, a encore le pouvoir de nous émouvoir. C´était en 1969, et la révolte juvénile et estudiantine, qui avait éclaté quelques mois plus tôt, frémissait encore. Mais en réécoutant la chanson aujourd´hui, on constate, quand le disque s´achève et que les applaudissements s´éteignent dans la salle où il a été enregistré, qu´il y manque tout le reste. C´est à dire un minimum d´assise au sein de la réalité où nous vivons, et qu´en revanche il n´est que trop marqué par un temps et des problématiques aujourd´hui largement dépassés. Et qu´il ne devrait pas servir de consolation pour des esprits enclins à la nostalgie. Les prosélytes des doctrines anarchistes qui liront peut-être ce texte y verront probablement une sorte de repentance ou d´ adieu


de l´auteur à l´univers anarchiste, et les plus exaltés, une attaque contre l´anarchisme. Et il se trouvera, même entre les amis de l´auteur, quelqu´un qui sera capable d´envisager cet exercice de la pire manière possible, et de considérer que nous sommes en train d´adhérer de forme acritique au démocratisme ambiant, et d´accepter les règles du jeu imposé par le capitalisme actuel. Devant un tel jugement, l´auteur répondra (parce qu´il s´agira d’un ami) qu´il est possible qu´il ait raison. Mais, dans son for intérieur il pensera : « tu dis cela parce que tu as lu ce texte de façon superficielle et que tu as été effrayé par les innovations qu´il contient. Mais si tu avais le loisir et la patience de le lire avec attention et dans tous ses détails, tu pourrais peut-être aboutir à une opinion différente. ». Par sa publication (au lieu de le laisser en archive, sous la forme d’un « testament cacheté », dans l´attente d´une éventuelle publication posthume, ce texte est susceptible de mener son auteur vers un conflit direct avec l´orthodoxie anarchiste. Ce faisant il assume en effet un triple risque. Que le possible effet pervers d´une tentative de « régénération » de l´anarchisme puisse provoquer 134 une plus grande démoralisation et conflictualité interne entre ceux qui agissent encore en son nom (et qui sont bien intentionnés). De mettre en évidence la conscience de l´auteur quant aux limitations, théoriques et pratiques, de la stratégie qu´il propose, bien qu´ayant assumé d´entrée de jeu qu´il s´agissait à peine d´une contribution au dépassement de blocages idéologiques persistants, et de tenter de faire surgir de nouvelles et meilleures propositions. Et enfin le risque de fournir aux pires adversaires des idéaux libertaires des armes pour combattre, sans distinction, leurs défenseurs et tout ce qui y ressemble, de près ou de loin. Mais le désir de penser librement et d´en soumettre le résultat à la considération d´autrui a fini par l´emporter. Le « rêve anarchiste » continuera certainement à habiter la tête et le cœur d´une poignée d´individus. L´adage portugais qui dit que «de médico e de louco todos temos um pouco ; de anarquista e de santo todos temos um tanto » (« de médecin et de fou nous avons tous un grain ; d´anarchiste et de saint également ») conservera sa validité au-delà de ce siècle. Mais le monde suivra imperturbablement son cours. L´anarchisme, en tant qu´idée, ne mourra pas, mais il n´est pas sans importance que les sociétés évoluent dans un sens


qui les rapprochent ou les éloignent de cet idéal. Le monde actuel est peut-être même plus « anarchique » qu´il ne l´était en plein XXème siècle, mais il serait terrible qu´il le soit dans la pire des acceptions qui s´attache encore à ce mot. Ayant eu connaissance d´une version préliminaire de cet essai, plus de deux dizaines d´anciens activistes, sympathisants libertaires, ou personnes qui ont pu suivre le parcours politique de l´auteur, ont eu l´opportunité de se prononcer à son sujet, de manière confidentielle. Nombre de leurs observations critiques ont été prises en compte et elles en ont été remerciées. Quant au point probablement le plus polémique – celui de la création du « Parti Libertaire » - presque tous ont été d´opinion contraire. L´un a demandé « une argumentation historique à propos du parti anarchiste ». Un autre a écrit, en se référant plus largement au projet, que «de libertaire il ne reste pas grand-chose », tandis qu´un troisième a jugé que «au sujet de la problématique du pouvoir et de l´État, il y a des aspects que tu n´analyses pas et que je considère pertinents ». Et pour ne pas laisser aucune place au doute, un ami a dit sans ambages «je n´accepte pas la proposition de parti », alors qu´un autre déclarait « il est hors de question que 135 j´opte pour la constitution d´un nouveau parti politique ». En dépit de l´opinion de ces proches – opinions sensées et entièrement respectables – il a semblé à l´auteur que passer sous silence les conclusions logiques auxquelles il est parvenu, au terme de tant d´années de réflexion et d´approfondissement (puisqu´elles étaient déjà perceptibles dans des textes publiés dans les années 80), constituerait une espèce de lâcheté morale, un recul pour éviter une éventuelle « mise au pilori » de la part de la majorité actuelle du mouvement anarchiste. Il souhaite que ce manifeste soit entendu comme un appel à une révision profonde des pratiques et des fondements du mouvement, de manière à contribuer à une renaissance des idéaux libertaires sur des bases actualisées et capables d´influencer l´évolution de nos communautés. Si les propositions que nous avançons ne pouvaient pas être acceptées par le main stream, nous nous estimerions satisfaits si au moins les questions soulevées pouvaient stimuler des éléments


de réflexion personnelle, en vue d´une meilleure adéquation de leurs justes et belles intuitions au monde d´aujourd´hui. Au revoir ! Sans aucune certitude ou conviction spéciale, nous souhaitons le meilleur possible à chacune des personnes qui ont notre estime et que nous connaissons personnellement, et la plus salutaire des évolutions à l´ensemble de la société mondiale dont nous faisons tous partie.

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Fait et publié à Lisbonne (Portugal) dans l’année 2018.


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...

...avancer à petits pas vers

une Société Emancipée de ses défaults, autocontrôlée et autogérée, consciente de soi et de ses limitations cosmiques.


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