« Alan Lambin et le fantôme au crayon » de Jean-Marc Dhainaut

Page 1


Jean-Marc Dhainaut

ALAN LAMBIN et le fantôme au crayon

© 2017, Taurnada Éditions – Tous droits réservés


Note de l’auteur Cette histoire est évoquée dans mon roman « La Maison bleu horizon », chapitre 2 et chapitre 13, comme un souvenir et une référence d’une précédente enquête d’Alan. Elle se passe 6 ans avant « La Maison bleu horizon ».


« Allô, Alan ? – Bonjour, Paul, ravi de t’entendre. Comment vastu ? – Très bien, très bien. Je sais qu’il est tôt, mais je t’appelle avant mon premier cours de physique. J’ai vraiment des classes difficiles cette année et il faut que je me dépêche. Je vais être bref : as-tu lu le journal de ce matin ? – Non, pas encore, pourquoi ? – Tu te rappelles de ce gamin qui avait disparu à quelques kilomètres de chez toi ? La presse locale en avait parlé. » Alan se frotta les yeux et le front en réfléchissant. Il n’était que sept heures et demie, et les quatre tasses de café qu’il avait déjà avalées avant de rejoindre son bureau, aménagé dans une de ses dépendances, n’avaient pas encore fait effet. Il avait mal dormi, cette nuit-là. Il avait eu la tête inondée d’images et pensées improbables, sans compter cette étrange sensation d’être observé depuis le pied de son lit, même si ce n’était pas à lui qu’il fallait apprendre les pouvoirs de l’imagination et des angoisses qu’elle était capable de provoquer. « Ouais, le gosse Ledantec, c’est ça ? D’ailleurs on ne l’a jamais retrouvé. Ça fait quoi, deux ans à peu près, non ? – Oui, c’est ça. Lis l’article. Je crois qu’il faut qu’on s’en occupe. Je te rappelle ce soir et on en rediscute. J’espère que tu n’as rien de prévu ce week-end. À plus, mon vieux. » 4


Alan, perplexe, s’apprêtait à lui répondre, mais n’en eut pas le temps. Son ami, Paul Belvague, professeur de physique et parapsychologue à ses heures perdues, avait déjà raccroché. En ce mois d’octobre 1979, et avec la Toussaint qui approchait, les jours de plus en plus courts s’étaient déjà vêtus de leurs mornes parures. Alan observait par la fenêtre le vent porteur de tellement de secrets, qui faisait virevolter les feuilles mortes dans la cour de ce vieux corps de ferme breton qu’il avait acquis. Tout en terminant une autre tasse de café, il guettait le livreur de journaux. Qu’est-ce qui pouvait titiller Paul à ce point ? Il se souvint de cette malheureuse affaire qui n’avait fait écho que dans les environs. Mme Ledantec s’était retrouvée veuve à quarante ans. Et à peine avait-elle perdu son époux, à Saint-Brieuc, dans un tragique accident de voiture sur la nationale, que son fils disparaissait. Toute la presse française n’avait pourtant pas relayé les recherches que les villages des environs avaient entamées. En dehors de la presse locale, pas un mot, et encore moins dans les journaux télévisés. Pire que cela, certaines langues de vipère s’étaient même permis quelques doutes peu scrupuleux, accusant cette pauvre femme d’avoir un lien avec cette disparition. D’aucuns lui faisaient porter de sombres rumeurs d’amants qu’elle n’avait pourtant jamais eus, tant elle aimait son mari et son fils. Comment ne pas sombrer, abandonnée ainsi ? pensa Alan. 5


La curiosité le terrassait et il avait hâte de lire l’article. Une fois dans son bureau, il faisait encore les cent pas entre la fenêtre, la pile de dossiers et les paperasses qui menaçaient d’enfouir la vieille machine à écrire. Lorsqu’il aperçut le livreur sur son vélo, il se précipita à sa rencontre sous les larmes que la Bretagne versait encore. L’humidité lui transperça presque la peau sur la vingtaine de mètres qu’il parcourut en traversant la cour. Il revint se blottir dans son fauteuil, près du radiateur, puis ouvrit le journal. Alan fit défiler les pages en s’humectant l’index droit, une vieille habitude héritée de sa grand-mère. C’est vrai qu’il avait tout d’un vieux garçon, Alan, du haut de ses trente-sept ans. Mais il n’était qu’un célibataire endurci. Quel choix lui restait-il avec un cœur en miettes ? S’obstiner ? Non, se résigner. Ses expressions souvent vieillottes et ringardes, sans parler de son manteau en cachemire noir et son chapeau Borsalino, tellement clichés, ne lui faisaient pas vraiment porter le beau rôle d’un séducteur. Si toutefois une femme ne s’arrêtait pas sur ces détails, évoquer son métier d’enquêteur en paranormal pouvait souffler sur les paillettes qu’elle pouvait encore avoir dans les yeux. Un chasseur de fantômes ? Ben voyons. Et pourtant… C’est à la page douze qu’il s’arrêta, les yeux écarquillés, en découvrant le tire de l’article : « Un médium à la rescousse ». 6


Ce qu’il lut lui glaça le sang. « Nom d’une pipe ! jura-t-il. Quel enfoiré ! » L’article relatait l’aide qu’un présumé médium en quête de notoriété avait apportée à une femme, Mme Ledantec, persuadée que le fantôme de son fils disparu hantait sa maison. Pour ce genre de chose, la presse savait s’enflammer. Dès qu’il s’agissait de flirter avec le sensationnel sur fond de détresse d’une pauvre veuve, le scoop était tout trouvé. Un soupçon de paranormal et c’était presque la une. Les lignes et les mots des médias savaient si bien se délecter des larmes et du désarroi, ce qui mettait Alan hors de lui. Les plus condamnables n’étaient pas, à ses yeux, les journalistes, mais cette crapule de médium. Il les connaissait bien, ces gens-là, ou du moins la plupart des escrocs qui polluaient ce qui n’était pas vraiment une profession. Toutefois, il n’en faisait pas une généralité. De vrais médiums compétents et honnêtes, il en connaissait, mais dès qu’il pouvait se lancer à la chasse aux sorcières, il n’hésitait pas. Combien de pauvres gens s’étaient retrouvés plumés par ces charlatans sans scrupules ? Cela dit, Erwan Diwen, dont il était question dans l’article, était de la pire espèce. Alan avait déjà failli en venir aux mains avec lui, quelques années plus tôt. L’article mentionnait les différents phénomènes caractéristiques que cette pauvre femme observait chez elle : l’odeur qu’elle pensait être celle de son fils, des murmures à l’oreille, des signes, des bruits, des caresses, etc. L’affaire semblait résolue puisque 7


cet escroc, qui affirmait évidemment, pour ses affaires, la présence d’un fantôme, expliquait avoir soulagé cette âme en peine avec ses poudres de perlimpinpin et ses prières de pacotille. De combien de centaines de francs avait-il déjà soulagé Mme Ledantec avec ces artifices spirituels ? Alan jeta le journal sur son bureau, alluma la cafetière, inséra une feuille dans le chariot de la machine à écrire, puis se mit au travail afin de rédiger le rap port d’une précédente enquête fantomatique en se disant qu’il aurait bien besoin d’une assistante pour s’en charger, si seulement il en avait les moyens. Il s’interrompit soudain. Était-ce le tuyau du radiateur qui produisait cette sorte de grattement ? Il se leva, s’avança lentement dans sa direction. Le bruit cessa quelques secondes, puis recommença à l’autre bout de la pièce, accompagné d’un faible mugissement. Quel animal a pu s’introduire ici ? songea-t-il. Il parcourut le bureau, ouvrit la fenêtre, scruta la gouttière, mais ne vit rien. Toujours dans le silence, Alan restait attentif. Un oiseau, un chat, n’importe quoi pouvait s’être coincé quelque part. Le plancher du bureau se mit soudain à craquer, et le cœur d’Alan s’emballa lorsqu’un doute, peut-être précipité, l’envahit. Pas chez lui, c’était impossible. Combien de fois Alan avait ricané en disant que la maison d’un chasseur de fantômes serait bien le dernier endroit qu’un esprit oserait hanter ?

8


Il chassa de ses pensées cette idée absurde et se remit à chercher dans tous les recoins, sans rien trouver. S’il se laissait submerger par son imagination, alors ses sens le tromperaient : il aurait l’impression de ne pas être seul, de sentir une présence invisible, et perdrait tout discernement. Toutes ces années à enquêter sur le sujet étaient son meilleur atout pour cela. Mais alors qu’il se retournait, il aperçut, du coin de l’œil, une ombre qui traversa furtivement la pièce. Si rapidement, que le journal qu’il avait jeté sur son bureau en fut projeté sur le sol, ouvert à la page douze. Alan transpirait. Il chercha immédiatement à se rassurer, à expliquer ce qu’il venait de se produire. Il saisit le quotidien, pensif, regarda une dernière fois l’article sur la page ouverte, puis le reposa. Machinalement, son regard affolé dériva sur la cafetière : encore plus de café, voilà un bon remède. Du calme, mon vieux, se dit-il. C’est alors qu’il leva les yeux, saisi d’effroi : sur le miroir embué, juste au-dessus de la cafetière, était écrit « Je suis là ». Comme un déclic, Alan se jeta sur l’une de ses sacoches de matériel, s’empara du détecteur de champs électromagnétiques dont il se servait pour mesurer l’activité anormale dans une pièce en espérant capter une éventuelle présence fantomatique, ou du moins, une certaine présence d’énergie. Ce genre d’outil était ce dont il se servait le plus. Il était ses 9


yeux, ses mains, ses oreilles. L’appareil crépitant et oscillant était comme un mouchard qui dévoilait le spectre blotti, dissimulé dans le coin d’une pièce en l’observant. Rien. L’appareil demeura silencieux. Si quelque chose s’était trouvé ici, il n’y était vraisemblablement plus. Alan s’enfonça dans son fauteuil, perplexe, le front en sueur. Il souffla un bon coup pour se ressaisir et s’éclaircir les idées : avait-il rêvé ? N’était-il pas en train de tirer trop vite des conclusions ? La suite lui prouvera que non. À plusieurs milliers de kilomètres de là, les Américains préparaient Halloween. Alan avait passé le reste de la journée à se poser tout un tas de questions et angoissait à l’idée d’être encore tourmenté la nuit prochaine. Il était hors de question que sa propre maison soit hantée. Hors de question ! Quel comble cela serait. Il hésita. Cela valait-il la peine d’installer un peu de matériel dans sa chambre, tels que des appareils photo, des caméras ? Il secouait encore la tête en s’ordonnant de chasser cette paranoïa stupide lorsque la sonnerie du téléphone retentit. C’était son ami Paul. Tous deux d’accord sur cette chasse aux sorcières qu’il fallait effectuer d’urgence, et sur le besoin d’éclaircir le témoignage de Mme Ledantec, la rassurer et l’aider, ils convinrent de ne pas la prévenir 10


de leur venue. Y aller directement leur permettrait de mieux se présenter, de mieux discuter. Le canapé-lit d’Alan étant toujours prêt à accueillir son vieil ami, et le fait que Mme Ledantec n’habitait que quelques hameaux plus loin, étaient propices à lui venir en aide. Encore espéraient-ils que Paul, qui habitait Amiens, ne se déplacerait pas pour rien, même s’ils prenaient toujours plaisir à se voir en dehors des conférences parapsychiques qu’ils donnaient parfois ensemble. Quand Alan se proposa d’y aller d’abord seul, Paul refusa et insista pour être de la partie, profitant de ce long week-end qui était pour eux une bonne occasion de se revoir. Ils se souhaitèrent une bonne nuit et raccrochèrent. Dehors, la nuit avait tout englouti. Tout était calme. Un crachin et le vent rappelaient à quel point l’automne veillait sur la Bretagne endormie. Si tout se passait bien, dans deux jours, ils s’occuperaient de cette affaire, mais pour l’instant, il fallait dormir. Du moins, essayer, après avoir, dans le doute, préparé un peu de matériel d’investigation paranormale à portée de main près du lit. Il était 2 heures du matin lorsqu’un bruit de grattement tira Alan de son sommeil. Il chercha, à tâtons, la lampe de poche qu’il posait toujours sur sa table de chevet. Fronçant les yeux, il se leva, parcourut la pièce avec le faisceau et scruta chaque recoin. Rien. 11


Malgré le doute qui le chatouillait, il se recoucha en posant le détecteur allumé près de sa lampe et de l’appareil photo Polaroid qu’il avait préparé, puis enclencha un enregistrement audio sur son dictaphone à cassette. Ce n’est qu’au bout de quelques minutes qu’il entendit le plancher de sa chambre craquer. Quelqu’un ou quelque chose s’approchait du lit. Comme un enfant, Alan repoussait le moment où il devrait ouvrir les yeux. Toutes les explications rationnelles possibles tournoyaient dans ses pensées : l’humidité, la chaleur des radiateurs, le bois qui travaillait, un animal, son imagination. Pas chez moi, se répétait-il. Pas chez lui ? Presque quinze ans de métier, de passion. Près de quinze années qu’Alan Lambin côtoyait l’improbable, l’invisible, l’impalpable, pour essayer de le comprendre et rassurer les familles qui en étaient terrorisées. Le détecteur, qui se mit à crépiter, confirma le doute. Il y avait quelque chose dans sa chambre, c’était maintenant une certitude. Il sentit un courant froid l’envahir sous ses couvertures. Son cœur battait à lui transpercer la poitrine. Lentement, il leva la tête et glissa les yeux vers le fond de la pièce. Comme un pieu qui lui perforait les entrailles, son sang se figea dans ses veines lorsqu’il aperçut une silhouette, debout au pied de son lit, le fixant. Serrant les dents, et sans réfléchir, il tendit le bras vers sa table de chevet et saisit son appareil photo. 12


La silhouette disparut aussitôt. Il se leva, mitrailla autour de lui. Les flashs, comme une nuit d’orage, illuminaient la chambre de leur lumière bleutée. Tel un déséquilibré, Alan se mit à ordonner à cette présence improbable de s’en aller, qu’elle n’était pas chez elle. « Allez-vous-en ! » hurlait-il. Les photos instantanées s’éjectaient lentement de l’appareil, les unes après les autres. Il s’arrêta, en sueur, après avoir vidé la pellicule. Plongé dans le noir, il alluma sa lampe de poche. Il resta debout, immobile, les sens aux aguets durant une bonne minute. C’est alors que le plancher se remit à craquer. Son faisceau de lumière embrassa le sol et il distingua de drôles de traces sur le bois : des traces de pas humides qui avançaient vers lui. Alan recula, cloué au mur, près de sa table de chevet. C’est d’une voix troublée qu’il ordonna encore à l’invisible de partir, de le laisser tranquille. Mais les empreintes de pas continuaient d’avancer. Soudain, elles s’arrêtèrent. Ce fut comme si le temps, lui-même, s’était figé dans le silence, dans le froid malsain qui avait envahi la pièce. Il pointa sa lampe droit devant lui. Celle-ci se mit tout à coup à faiblir, comme si quelque chose était en train d’aspirer l’énergie des piles. En une fraction de seconde une ombre noire se jeta sur lui en hurlant « je suis là ! ». 13


Alan cria et se protégea le visage par réflexe, glissa le long du mur jusqu’à retomber sur le sol. Tout redevint calme et le détecteur s’éteignit. Qu’aurait-il conseillé à un témoin lui racontant ce qu’il était lui-même en train de vivre ? De prendre du recul ? De se rassurer ? Que l’imagination est parfois taquine ? Alors de quoi Alan Lambin avait donc peur, à cet instant précis ? Lui qui était si persuadé que les fantômes pouvaient avoir un sale caractère, mais n’étaient jamais hostiles ni dangereux. Aussi sûr de lui qu’il pouvait l’être, et malgré toutes ces années d’expérience, il n’était que rarement témoin d’une véritable manifestation fantomatique. Et lorsque l’une d’elles se produisait, il lui était impossible de maîtriser cette peur instinctive que tout être humain éprouvait face à l’inconnu, ni ces sursauts détestables. Face à cela, il était impuissant. Comment rester calme et ne pas peiner pour garder son sang-froid, même quand on est un spécialiste du sujet ? Parce qu’avant d’être un chasseur de fantômes, Alan Lambin n’était qu’un homme. Il resta assis sur le plancher durant de longues minutes. Les pensées bousculées, il essaya en vain de rallumer sa lampe. Les piles étaient mortes. Il marcha dans l’obscurité jusqu’à atteindre l’interrupteur de la chambre. Les traces de pas humides sur le plancher, qui partaient du bout du lit et le contournaient, commençaient à s’estomper. Il n’avait pas rêvé. Il passa le reste de la nuit dans le fauteuil du 14


salon, son détecteur et sa lampe chargée de piles neuves, à portée de main. Lorsque Paul arriva chez Alan, le vendredi matin, lendemain de la Toussaint, il lui trouva une petite mine. Après une franche accolade, tellement ravis de se retrouver, et quelques tasses de café, ils firent le point sur « l’affaire Ledantec », telle qu’ils l’avaient nommée. Ils en vinrent à l’hypothèse que cette dame puisse être absente, qu’ils soient mal reçus, ou qu’elle refuse carrément de discuter avec eux. Alan rappela à quel point Paul avait exagéré en refusant un premier contact, lui évitant peut-être cinq heures de trajet pour rien vers la Bretagne. Mais avant de se mettre en route, Alan retint son ami. Il avait quelque chose à lui montrer et à lui faire écouter. « Paul, regarde ça », fit Alan en lui tendant deux photos instantanées. Remontant ses lunettes rondes et se grattant la barbe, Paul scruta longuement les deux clichés puis les reposa sur la table. Il leva les yeux vers son ami, sortit une pipe de sa poche et la fourra tranquillement, en silence, avec un petit rictus. « Alors ? s’impatienta Alan. – Alors ? Eh bien, tu vas m’en dire plus sur ces deux petits bijoux, petit cachottier. » Alan expliqua en détail les événements dont il avait été témoin. Sur ces deux photos prises à la volée, Paul avait clairement distingué une forme spectrale noire, de petite taille, mais floue, comme si 15


elle s’était déplacée si rapidement que l’objectif de l’appareil n’avait pu la figer de façon nette. « Tu es sérieux ? Ici ? Chez toi ? s’étonna Paul. – Attends, ce n’est pas tout. Écoute ça ! » Alan enclencha le dictaphone. D’abord, c’est le silence qui se fit entendre, puis quelques bruits de grattements et de pas. Paul écoutait attentivement, un casque sur les oreilles. Soudain, l’enregistrement dévoila les ordres qu’Alan avait envoyés à la présence présumée. Paul regarda son ami, les yeux étonnés, mais fit un bond sur sa chaise lorsqu’il entendit « je suis là ! ». « Alors ça ! s’exclama Paul. Tu nous as trouvé le Saint Graal. J’aimerais le réécouter, s’il te plaît. » Alan rembobina la cassette en expliquant que les clichés avaient été pris quelques secondes avant cette voix, lorsque l’entité s’était jetée sur lui. « Et pourquoi chez toi ? Et pourquoi voulait-elle s’en prendre à toi ? – Je ne pense pas qu’elle voulait s’en prendre à moi, répondit Alan. Mais ce fantôme a quelque chose à me dire ou à me montrer. Il voulait clairement attirer mon attention. C’est ce qu’ils font toujours, tu le sais. – Eh bien ! On peut dire que c’est réussi. Stupéfiant ! La voix est très claire, mais quelque chose me turlupine… On dirait la voix d’un enfant. » Alan frissonna. Il se souvint des traces de pas humides sur le plancher. En y songeant maintenant, les pas lui avaient semblé petits, effectivement. Comme ceux d’un enfant. Il se frotta le menton et la 16


moustache sans rien dire, puis se dirigea vers le portemanteau sur lequel pendait son cachemire noir, son chapeau Borsalino et son écharpe en laine. « Allons-y, Paul. C’est à deux pas, mais ne perdons pas de temps. » Ils chargèrent ainsi le coffre d’un minimum de matériel, au cas où ils pourraient être en mesure d’entamer l’enquête, tels que deux détecteurs de mouvements avec alarme, deux détecteurs de champs électromagnétiques, un thermomètre pour mesurer les variations de température susceptibles d’indiquer la présence d’un esprit, deux appareils photo instantanés, deux dictaphones et une caméra super 8. Pour rejoindre la veuve Ledantec, il fallait parcourir trois kilomètres sur les petites routes qui serpentaient entre les plaines et les hameaux bretons. Le ciel était encore gris et le crachin tombait toujours, inlassablement. Alors que Paul conduisait, Alan, les yeux égarés dans le temps, réfléchissait. « Et si on le croise ? demanda-t-il. – Qui ça ? – Cet enfoiré de Diwen. – Erwan en a sûrement fini avec elle, rassura Paul. À l’heure qu’il est, il est déjà en train d’escroquer quelqu’un d’autre. » Alan soupira. Au bout d’un chemin rocailleux, face au petit cime tière, la maison en pierre de Sandrine Ledantec se fondait discrètement à l’ombre de grands arbres dénudés. 17


« C’est ici », dit Alan. Songeant à l’idée de rencontrer une veuve, ils avaient du mal à s’imaginer Mme Ledantec autrement qu’en une dame âgée. Paul sonna à la porte et ils n’eurent pas longtemps à attendre avant qu’un petit bout de femme de quarante-deux ans vienne leur ouvrir, surprise, elle qui recevait si peu de visite en dehors d’une ou deux personnes qui n’avaient jamais cessé de la soutenir et de l’aider. Alan remonta son col, frissonnant sous la température matinale, puis chercha ses mots pour éviter que la porte ne se referme à leur nez. Peut-être avaient-ils mal choisi le moment, en cet instant de l’année si propice aux larmes et à la mémoire des chers disparus. Avaientils vraiment bien fait ? « Bonjour, madame, fit timidement Alan. Excuseznous de vous déranger. Notre venue risque de vous étonner, mais… – Je sais qui vous êtes, monsieur Lambin. Le chasseur de fantômes. J’ai eu votre père comme instituteur en primaire. Comment va-t-il ? » Le père d’Alan, André Lambin, était originaire du Nord. Fumeur invétéré encore à soixante-neuf ans, amoureux fou des chansons de Jean Ferrat et des vieux châteaux forts, il était gravement malade et vivait désormais seul. Sa maison se trouvait à quelques pas du bureau, près de celle de la grand-mère maternelle d’Alan, dont il avait tout hérité des connaissances qui l’avaient forgé. C’était la dernière famille qu’il lui restait, mais il y avait quelque chose entre eux : des sortes 18


de remords mutuels qui l’empêchaient souvent de parler de lui. Alan aimait son père, mais n’avait jamais osé le lui dire. Et la rancœur qu’il avait envers Dieu, de lui avoir pris sa mère avant l’heure et fait sombrer son papa dans la dépression, n’était pas près de s’éteindre. Il avait depuis longtemps relégué la foi et la religion au rang des croyances désuètes et des illusions perdues. Paul prit la relève de la discussion après s’être présenté à son tour. « Nous aimerions vous aider, madame. Nous avons eu connaissance des drames que vous avez traversés, et de cette personne qui est prétendument venue vous aider. Pardonnez-nous, nous ne voulons pas remuer votre douleur ni nous immiscer dans votre peine, mais nous craignons qu’elle vous ait fait plus de mal que de bien. Nous aurions aimé en parler avec vous, et nous pouvons certainement vous aider si vous nous racontez en détail les phénomènes dont vous avez été témoin. – Je n’ai pas besoin d’aide. J’ai déjà eu une multitude de journalistes à ma porte. C’est tout juste si je n’en découvrais pas cachés derrière mon fauteuil. Je ne voulais pas ça, sanglotait la pauvre femme. C’est lui qui les a appelés et je n’ai plus de moyens. – Lui ? demanda Alan. Vous parlez du médium qui est venu ici, c’est ça ? » La femme acquiesça. Paul et Alan se jetèrent un regard révolté. « Madame, nous voulons vraiment vous aider, rassura Alan, d’une voix calme. Nous n’avons nullement

19


l’intention de vous demander de l’argent. Si, comme vous le pensez, des phénomènes en rapport avec votre fils se produisent dans votre maison, nous aimerions beaucoup les étudier et vous aider. Nous ne sommes pas des charlatans. Si vous savez qui je suis, alors vous pouvez me faire confiance. – Nous n’insisterons pas si vous refusez, reprit Paul. Nous comprenons parfaitement votre chagrin, mais nous voudrions vraiment vous aider. » La veuve Ledantec les considéra un instant, puis, les yeux larmoyants, s’écarta de la porte et les invita à entrer. Lorsqu’ils pénétrèrent dans la maison, l’ambiance se fit sombre. Le manque de lumière rendait l’atmosphère sinistre et ça sentait le renfermé. Pourtant, l’intérieur semblait chaleureux. Un radiateur électrique avait pris place dans l’âtre de la cheminée de la salle à manger. Le temps de laisser la cafetière se remplir, ils discutèrent un bon moment à propos des phénomènes dans la maison. Mme Ledantec leur détaillait ses impressions curieuses qui avaient fini par l’obséder depuis la disparition de son fils. Elle leur montra cette photo d’elle, prise par sa nièce, près de la cheminée. Une petite silhouette d’enfant se trouvait à côté d’elle. Paul et Alan se la passèrent en fronçant les sourcils. C’est alors que la veuve leur montra un cliché de son fils lorsqu’il était encore avec elle : la ressemblance avec la silhouette était frappante. Sur la première image, même si le visage translucide laissait paraître quelques incertitudes, on aurait dit 20


que l’enfant tirait sa mère par le bras, comme s’il voulait l’emmener quelque part, de manière insistante. Ce détail troubla Alan sur l’instant, mais il se raisonna, songeant au simple fruit d’une supposition hasardeuse ou fantaisiste. « Il s’appelait Ronan, leur expliqua Sandrine Ledantec d’une voix sourde. Et si je me suis accrochée durant de longues semaines à l’idée qu’il avait dis paru, mais qu’on le retrouverait, au bout d’un moment, lorsqu’il a commencé à se passer des choses ici, j’ai compris. L’instinct d’une maman, vous savez, ne ment jamais ». Alan l’écoutait, la regardait. À travers toutes ses enquêtes, il avait rencontré des larmes, de la colère, de la détresse, de l’angoisse, du stress. Il avait rassuré, partagé la peine malgré son besoin de recul. Son empathie était à la fois son amie et son ennemie. Il ne pouvait jamais faire autrement que d’être affecté par les aventures souvent malheureuses de tous ces gens, de toutes ces familles confrontés à une peur inexplicable ou à leurs deuils. C’était comme si, dans les histoires de fantômes, les enfants étaient souvent des clés. Parfois victimes, parfois témoins. Le profil des gens chez qui il enquêtait était presque toujours le même, les phénomènes toujours caractéristiques, seules les pièces du puzzle de leur histoire différaient. Démêler chaque témoignage et reconnaître le vrai du faux, discerner l’angoisse psychologique et l’imagination fertile de la véritable présence d’une âme tourmentée, comprendre et observer, c’était pour 21


ça qu’il entrait dans l’intimité des témoins de hantises. Il regardait cette femme, là, devant lui, qui se tortillait les doigts en parlant, les yeux baissés, rongée jusqu’à l’âme. Sandrine Ledantec survivait chaque jour qui passait, consumée par l’angoisse et la peine, résignée à ce sort cruel qui s’était abattu sur elle en la privant de tout ce qui lui restait : son mari, son fils. Mais la pensée qui lui brûlait le cœur à chaque seconde était qu’on n’avait jamais retrouvé le corps du petit Ronan. Chaque soir, lorsqu’elle fermait les paupières après avoir avalé ses somnifères, prescrits par un médecin impuissant à guérir les larmes, elle se demandait où il était. S’essuyant les yeux et les joues, elle se relevait pour resservir un peu de café lorsque le cadre accroché au mur se décrocha et tomba sur le carrelage, faisant sursauter Paul. Alan s’en approcha, étonné, puis analysa le crochet sur le mur et l’attache du cadre : tout semblait tenir parfaitement. Il contempla alors le dessin qui s’y trouvait. « C’est un portrait de mon défunt mari », expliqua Sandrine, qui ne semblait pas surprise par ce qui venait de se passer. « Mon fils adorait dessiner, c’était sa passion. Vous voyez ? Je suis sûre qu’il est là, en ce moment. » Elle leur montra quelques autres de ses réalisations, au crayon à papier. Cet enfant de dix ans avait un talent évident, que ce soit en dessins de visages, 22


de paysages ou de héros de dessins animés, comme en témoignaient ces nombreuses représentations de Goldorak. Paul et Alan regardaient cette pauvre femme rongée par toutes ces larmes qui n’arrivaient même plus à couler, vidée de tout espoir et du goût à la vie. Pour cela, Paul savait y faire pour trouver les mots. Son attitude à regarder dans chaque recoin suggéra à Alan que son ami ressentait quelque chose dans cette maison. Paul Belvague, au-delà d’être professeur de physique et parapsychologue, était doté d’une certaine sensibilité à l’invisible qu’il devait malheureusement taire au milieu scientifique pur et dur. « Pouvons-nous voir sa chambre, si cela ne vous ennuie pas ? » suggéra Paul. Ils montèrent lentement les marches de l’escalier qui gémissaient sous leurs pas, jusqu’à rejoindre une porte bleue sur laquelle était dessiné le prénom de Ronan. La veuve Ledantec tourna la poignée et entra la première. Tout était resté intact dans la pièce : le lit, les posters, les jouets, le bureau avec les affaires d’école et le cartable qui trônait sur la chaise. « À en juger par les posters, les dessins et les figurines sur les étagères, il aimait Goldorak, ça c’est certain », remarqua Alan. Paul parcourait la chambre, ses sens aiguisés. Il sentait quelque chose dans la pièce. Quelque chose de presque palpable : de la terreur, de la peur. Il considéra Alan avec une certaine inquiétude. Il s’arrêta un instant sur le dessin posé sur le bureau. 23


« C’est un portrait de moi qu’il avait commencé, expliqua Sandrine avant de fondre en larmes. Mais il n’aura jamais eu le temps de le terminer. » Alan était si ému qu’il luttait pour que personne ne s’en aperçoive. Il ne fallait pas. Alors que le silence s’était installé, il demanda une nouvelle fois à Sandrine si elle était toujours d’accord pour qu’ils enquêtent un peu dans la maison et la mit en confiance. Et même si elle se sentait idiote de s’être laissé abuser par Erwan Diwen, escroc pourtant réputé dans le domaine, elle voulait saisir la dernière étincelle qui pourrait peut-être la libérer de toutes ces questions sans réponses qui la tourmentaient tellement. Elle accepta de les laisser tranquilles et mit chaque pièce à leur disposition, se faisant discrète. Paul rejoignit la voiture et récupéra les quelques sacoches de matériel qu’Alan avait emportées. Seul dans la chambre, Alan réfléchissait en observant le plus de détails possible. Alors qu’il regardait par la fenêtre, le bruit sec de quelque chose qui venait de tomber derrière lui le fit sursauter. Il vit un crayon à papier rouler vers lui sur le plancher. Lorsqu’il le ramassa, celui-ci était si froid qu’il aurait pu lui en geler les doigts. Il le reposa sur le bureau, étonné, intrigué, en regardant autour de lui. À peine avait-il fait un geste, qu’un courant d’air traversa la pièce et souleva le rideau, faisant violemment claquer la porte de la chambre. C’est alors qu’il entendit des pas avancer vers lui, lentement. 24


L’endroit était plongé dans le froid. Alan sentait comme un frisson humide lui parcourir le corps et grelottait. Il ne pouvait pas avancer, il semblait paralysé. Quelque chose qu’il ne voyait pas se trouvait là, devant lui, à quelques mètres. Il ne pouvait pas sortir de la pièce, il n’osait pas. Tout s’arrêta brusquement lorsque Paul tambourina à la porte en essayant d’ouvrir la poignée. Lorsqu’il entra dans la chambre, il s’arrêta net, braquant le regard vers chaque recoin. En plus de découvrir Alan, le visage blême, il sentait quelque chose. D’un regard, ils comprirent. « Il vaut mieux qu’on se sépare. Prends des photos, quelques mesures ici et dans les autres chambres, proposa Alan. Moi, je m’occupe du bas, de la cave s’il y en a une, et du jardin. » En descendant l’escalier, Alan aperçut Sandrine dans la cuisine. Elle leur proposa de rester pour le midi et il accepta volontiers. L’après-midi s’écoulait. Chacun de leur côté, ils avaient écouté, observé dans le silence. Ils avaient mesuré et photographié tout ce qu’ils pouvaient, sans résultat : il ne s’était plus rien passé. Où était le petit Ronan Ledantec ? Et si tout ce qu’ils avaient entrepris en pensant pouvoir aider sa mère n’allait servir à rien ? Et s’ils ne finissaient tous les deux qu’en faux espoir pour elle ? L’idée de la voir les remercier malgré tout, et refermer la porte derrière eux sans rien de plus que de nouveaux tourments 25


leur était insupportable. Ils ne devaient pas renoncer. Pas maintenant. Pas encore. Il restait le jardin à explorer, mais le soleil pâle de l’automne somnolait déjà entre les arbres qui encerclaient la maison de leurs sinistres silhouettes. Il n’y avait aucune limite de terrain, pas de grillage ni de barrière, et celui-ci s’étendait à perte de vue. Sur le pas de la porte, Alan pointa l’index en direction d’une toiture en ardoise qui dépassait d’entre les arbres, à une centaine de mètres. Sandrine leur expliqua qu’il s’agissait d’une vieille ferme abandonnée, et qu’elle avait toujours interdit à Ronan d’aller y jouer. Lors des recherches et des battues avec les habitants du coin et les gendarmes, celle-ci avait toutefois était soigneusement inspectée. Enfilant leur écharpe et leur manteau, Paul et Alan se séparèrent sur le terrain, armés chacun d’un détecteur de champs électromagnétiques, d’une lampe de poche et d’un appareil photo instantané. – Qu’en penses-tu, Alan, de tout ça ? Alan soupira, les yeux fixés sur les feuilles mortes qui craquaient sous ses pas. – Si elle ne cesse de pleurer son enfant, elle va le maintenir prisonnier ici, triste et tourmenté. Ses larmes sont comme des chaînes pour lui. – Tu penses encore à certaines légendes à ce sujet, c’est ça ? Mais on ne peut pas empêcher une mère de pleurer son fils. – Je sais… C’est pour ça que nous devons l’aider. Alan marcha en direction de la ferme pour en faire le tour, espérant que le soleil leur laisserait encore 26


assez de temps. Ils étaient assez loin l’un de l’autre pour ne pas se gêner mutuellement par leurs bruits. C’est alors qu’il entendit marcher derrière lui. Le détecteur qu’il tenait d’une main se déclencha et s’affola. Quelqu’un faisait craquer les branches mortes. Il s’arrêta net et le bruit cessa. Il prit quelques photos à la volée puis avança, et, de nouveau, ce fut comme si quelqu’un le suivait. Soudain, il sentit un souffle froid sur son visage et une main lui saisir la sienne en l’entraînant, comme pour lui indiquer une direction. Surpris, incapable de rationaliser l’instant et le phénomène, il se refusa à appeler Paul. Il sentait cette main froide et improbable lui tirer le bras. Si fort, qu’il en penchait vers l’avant. Il arriva près d’une grange en bois vermoulu et tombant en ruine, envahie par les branches et les ronces. Il fut attiré par un mur en pierre effondré, encerclé d’un plancher en bois. Quelque chose s’était écroulé ici, comme un escalier qui devait mener à l’étage de la grange. Il recula un instant en sentant la main le lâcher. Il vit aussitôt des pas humides s’éloigner de lui et se dessiner sur les planches en direction du tas de pierres. Tout devint calme. Seul le détecteur continuait de crépiter, mais de moins en moins fort. Un murmure lui caressa soudain l’oreille : « Je suis là. » 27


« Nom d’une pipe ! » jura Alan. Il s’accroupit, retira les pierres une à une en hurlant après son ami Paul. Celui-ci se précipita vers lui en panique, consterné de retrouver Alan en train de gratter le sol et d’extraire ces blocs de granit. « Mais qu’est-ce que… » Alan ne lui répondit pas. Ils peinèrent à dégager les plus grosses pierres. Soudain, Paul tira Alan vers l’arrière : un puits profond se trouvait juste en dessous d’eux. Une pierre de plus et c’était la chute. Ils reculèrent lentement en s’éloignant du bord. Ils dégagèrent le contour du puits et découvrirent les lambeaux d’un pull-over en laine bleu restés accrochés à des branches entremêlées, ainsi qu’une chaussure d’enfant. « Va la prévenir, cria Alan. Va la prévenir, Paul ! » Paul rebroussa chemin, essayant de se dépêcher comme il le pouvait entre les branches, à la lueur de sa lampe. Son surpoids l’empêchait de courir comme il l’aurait voulu. Il ouvrit la porte d’entrée, essoufflé, suffoquant, et se précipita sur le téléphone pour alerter les gendarmes. La veuve Ledantec, le visage décomposé, s’affaissa dans le canapé, morte d’inquiétude, les yeux pleins de questions et de stupeur. Paul ne pouvait rien lui affirmer, mais tous avaient compris. Ce n’était pas un matin d’automne comme les autres, le jour où l’on enterra le petit Ronan Ledantec. Le crachin avait cessé, comme s’il voulait donner à cette maman un peu de répit dans sa mélancolie.

28


La presse nationale avait été tenue à l’écart, les gendarmes y avaient veillé. Erwan Diwen, médium de pacotille, ne s’était plus jamais vanté de cette histoire. Paul avait pu s’arranger avec un collègue enseignant et se libérer deux jours de plus pour assister aux obsèques avec Alan. Ils étaient là, debout, la gorge nouée, dans ce petit cimetière juste en face de la maison Ledantec. Sandrine s’avança avant que ne se referme la tombe de son petit garçon et sortit une enveloppe de la poche de son manteau. Elle l’ouvrit, regarda le dessin qu’elle contenait une dernière fois aux yeux de tous, l’embrassa et le jeta sur le cercueil en disant d’une voix déchirée : « Là-haut, mon chéri, tu auras désormais tout le temps que tu voudras pour terminer ce portait de moi. » L’enquête démontra l’inconscience du petit Ronan, d’être allé s’amuser, comme il le faisait bien plus souvent que ne s’en doutait sa mère depuis la mort de son père, dans cette vieille ferme abandonnée. C’était son petit coin à lui, son univers, là où il pouvait, avec son cœur, penser et parler tranquillement à son père. L’escalier en bois qu’il avait emprunté ce jour-là, dans cette grange, et qui surplombait un vieux puits, s’était effondré, emportant l’enfant et un muret en pierre vers l’abîme. La chute dans le trou infernal fut rapide et terrifiante pour lui, rebouché ainsi par 29


un amas de granit. S’il avait pu durant quelques minutes gratter la paroi du puits à s’en déchirer les ongles et tenté de hurler pour au final n’avoir la force que de gémir, l’ Ankou (la faucheuse en Bretagne) ne tarda pas à se montrer, mais elle rebroussa chemin. Elle n’avait pas pu emporter cette petite âme qui ne voulait, qui ne pouvait pas partir. Alan Lambin le répétait sans cesse : « Il n’y a jamais de fantômes sans raison. » Et Si certains affirmaient, qu’une fois la mort venue, le corps d’un être n’avait alors plus aucune importance pour l’âme qui l’habitait, il y avait pourtant une raison formelle à ce qu’un esprit sans sépulture, ou qui n’avait pas eu le temps de terminer quelque chose ni de laisser un dernier message, ne puisse s’en aller paisiblement. Tous ceux qui avaient ratissé le secteur étaient pourtant passés si près… Comment diable les chiens n’avaient-ils rien flairé ? Personne ne le saura jamais. « Les hantises ne naissent jamais par hasard aux yeux qui les distinguent. Elles sont comme les vieilles pierres qui ne racontent leurs secrets qu’à ceux et celles capables de les entendre, de les comprendre. Elles frappent le plus souvent à la porte des plus jeunes ou des plus sensibles et vulnérables, puis les transforment en sortes d’antennes de plus en plus réceptives. » C’est en tout cas, ce qu’expliquait toujours Alan, avec une forte conviction. Les jours passèrent ainsi, et chaque matin, la veuve Ledantec regardait par la fenêtre qui donnait vers le 30


cimetière. Et telle une lueur de réconfort, elle se disait en regardant la petite tombe qu’elle apercevait : « Tu es là », comme soulagée de savoir, désormais. Elle se souviendra longtemps du premier sourire qu’elle retrouva après ces années de brouillard à pleurer. Quelques jours après les obsèques, alors qu’elle faisait le ménage dans la maison, elle poussa la porte bleue de la chambre de son fils en se disant qu’elle n’aurait jamais la force de changer la place du moindre objet qui s’y trouvait. Ce parfum, qui embauma subitement la pièce, jamais son cœur ne l’avait oublié : celui des roses que lui offrait chaque dimanche son époux. La main qu’elle sentit se poser sur son épaule et la caresse qui lui effleura la joue, comme il le faisait toujours pour la réconforter, lui chuchotèrent, avant de disparaître, que tout irait bien désormais. Sans plus de surprise, elle ferma les yeux en laissant ses souvenirs lui faire remonter le temps. Puis, lorsque ce fut terminé, elle se releva et s’approcha du bureau. Troublée, elle lâcha le plumeau qu’elle tenait. La main sur la bouche, les lèvres tremblantes, hésitant entre sourire et larmes, elle saisit le dessin qui y était posé : celui qu’elle avait pourtant jeté sur le cercueil avant que la tombe de son petit garçon ne se referme à jamais. Elle poussa le cartable, s’assit sur la chaise, éclata une toute dernière fois en sanglots en serrant ce portrait d’elle, au crayon à papier. 31


Il était maintenant bel et bien terminé. Et tout en bas de celui-ci, écrit d’une écriture qu’elle reconnut aussitôt et qu’elle caressa de l’index, elle lut : « ne pleure plus, Maman ».

FIN

32


Retrouvez Alan Lambin dans La Maison bleu horizon

Janvier 1985. Tout commence par un message laissé sur le répondeur d’Alan Lambin, enquêteur spécialiste en phénomènes de hantises. Une maison, dans un village de la Somme, semble hantée par un esprit qui effraie la famille qui y vit. En quittant sa chère Bretagne, Alan ignore encore l’enquête bouleversante qui l’attend et les cauchemars qui vont le projeter au cœur des tranchées de 1915. Bloqué par une tempête de neige, sous le regard perçant d’un étrange corbeau, Alan réussira-t-il à libérer cette maison de ce qui la tourmente ? Acheter La Maison bleu horizon sur : Amazon Fnac


Du même auteur Au-delà d’un destin (Edilivre, 2016) La Maison bleu horizon (Taurnada Éd., 2017)


À propos de l’auteur Jean-Marc Dhainaut est né dans le Nord de la France en 1973, au milieu des terrils et des chevalements. L’envie d’écrire ne lui est pas venue par hasard, mais par instinct. Fasciné depuis son enfance par le génie de Rod Serling et sa série La Quatrième Dimension, il chemine naturellement dans l’écriture d’histoires mystérieuses, surprenantes, surnaturelles et chargées d’émotions. Son imagination se perd dans les méandres du temps, de l’Histoire et des légendes. Il vit toujours dans le Nord, loin d’oublier les valeurs que sa famille lui a transmises.


Taurnada Éditions https://www.taurnada.fr

L’œuvre présente sur le fichier que vous venez d’acquérir est protégée par le droit d’auteur. Toute copie ou utilisation autre que personnelle constituera une contrefaçon et sera susceptible d’entraîner des poursuites civiles et pénales

© 2017, Taurnada Éditions – Tous droits réservés


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.