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La dictature de l’émotion – La faute aux médias ? – Les rites, canalisateurs d’émotion – Les entrepreneurs du ressentiment – Les émojis ou l’émotion 2.Ø – Écoanxiété : le nouveau mal du siècle ? – À l’école des émotions – Je ressens, donc je suis – Un Dieu partagé – L’art, touche de liberté – Émotions et dictature – Tremper la plume dans l’émotion – L’émotion en politique

la dictature de l’émotion

Dictature… Utiliser le mot à propos des émotions n’est pas un excès de langage. Ne dit-on pas d’ailleurs que nous sommes envahis par l’émotion, comme si nous étions un territoire soumis à une puissance extérieure? Sauf que cette dictature trouve ses alliés en nous-même. Faut-il pour autant, bannir les émotions? Certainement pas; elles sont l’énergie, le carburant de notre psychisme. Elles sont ce qui nous meut, nous met en mouvement. Celui ou celle qui n’éprouverait plus d’émotion serait mort, physiquement ou psychiquement. Pour autant, les émotions sont une énergie à la fois brute et souvent brutale. Elles nécessitent d’être reconnues, identifiées et canalisées, sauf à nous mettre «hors de nous» et, surtout, à nous faire manipuler, ce qui arrive lorsque les émotions envahissent l’espace public. C’est le talent des populistes de s’adresser non à la raison mais aux émotions, avec les dérives que l’histoire nous enseigne. On glisse facilement de la dictature des émotions au surgissement d’un dictateur, un manipulateur habile qui sait faire vibrer les foules et en prendre le contrôle. Aujourd’hui, l’espace du débat public est saturé par les chaînes d’information continue, qui cherchent à conserver leur audience en mettant en scène des débats, réglés comme des matchs de catch, qui ne sont plus que des spectacles, et par les réseaux sociaux, qui exposent sur la place publique nos humeurs, plus souvent mauvaises que bonnes. Que reste-t-il à la raison, au dialogue, au compromis, ces ingrédients nécessaires au bon fonctionnement d’une démocratie, si l’émotion réputée plus «authentique» qu’un argument fondé prévaut et dicte les choix? Nous en percevons le danger; reste à le combattre.

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Christine Pedotti

La fauteaux médias ?

Tyrannie des réseaux sociaux, saveur de l’instantanéité, fascination pour le sensationnalisme, goût du clash… La société du spectacle n’épargne personne, surtout pas les médias, qui la mettent plus que jamais en musique. Par Lionel Lévy

Toujours la même histoire, c’est la faute aux médias! Suppôts du pouvoir, agitateurs de haine, menteurs patentés, pompiers pyromanes, vendus… N’en jetez plus! Accusés de tous les maux, les journalistes ont bien mauvaise presse. «La rengaine est commode. Et ancienne, rappelle Patrick Eveno, professeur émérite d’histoire contemporaine à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne, spécialiste de l’histoire des médias. Au xixe siècle déjà, la presse endossait ce rôle de bouc émissaire. On lui reprochait notamment de trop manier les affects, d’être sensationnaliste, partisane, sinon d’inciter à la haine.» «Jouer sur l’émotion n’est pas un mal en soi, c’est même un ressort classique pour faire passer une information», complète Pierre Ganz, secrétaire du Conseil de déontologie journalistique et de médiation. «En revanche, l’émotion décrédibilise le journalisme quand elle devient le critère exclusif de sélection et de hiérarchisation de l’information», ajoute l’ancien journaliste (ex France inter, RMC et RFI). En somme, l’émotion crée de la proximité, alors que, selon la formule d’Hubert Beuve-Méry, le fondateur du journal Le Monde, «le journalisme, c’est du contact mais aussi de la distance». Mais, à en croire la défiance des Français vis-à-vis de leurs médias – le plus fort taux en Europe –, la presse a visiblement du mal à ajuster la mire. Il faut dire que les Français ont de quoi râler. Particulièrement devant leur télé. Au programme: des larmes, des peurs, des joies, des rires, des souffrances, des indignations, des colères… De l’info baignant dans une marmite d’affects et d’émotions bas de gamme. Il suffit de regarder les titres des JT de 20 heures pour s’en convaincre: ici, un fait divers impliquant la disparition d’un enfant; là, les larmes de crocodiles versées par un politique; ailleurs encore, le témoignage bouleversant d’une personnalité victime d’un abus… «La TV, c’est d’abord un spectacle, pointe Patrick Eveno. L’émotion est consubstantielle à son essence même. Les programmes sont conçus comme des shows afin de véhiculer des émotions pour capter et fidéliser une audience.» «La France a peur.» Les plus anciens se souviennent de la phrase d’ouverture du JT de TF1 du 18 février 1976, prononcée par le présentateur Roger Gicquel au lendemain de l’arrestation du meurtrier du petit Philippe Bertrand, ou de «Papy Voise», ce frêle septuagénaire tabassé chez lui, dont le visage tuméfié a tourné en boucle sur les télés durant le «samedi de réflexion» précédant le – fatidique – 21 avril 2002, jour de l’accession de Jean-Marie Le Pen au second tour de l’élection présidentielle. «L’instrumentalisation des faits divers, c’est vieux comme la politique, souligne Philippe Moreau Chevrolet, professeur de communication politique à Sciences Po, fondateur de la société MCBG Conseil. Notamment à l’extrême

droite, qui s’est toujours servie de drames sordides pour, par exemple, pousser au rétablissement de la peine de mort. Puis tous s’y sont un peu mis.» Mais, au petit jeu du «shérif fais-moi peur», certains sont meilleurs tireurs que d’autres. Comme Nicolas Sarkozy, qui, selon le communicant, a «industrialisé le concept». «À chaque fait divers, il inventait une loi, rappelle-t-il. On appelait ça le “conservatisme compassionnel”, une idée empruntée à George Bush Jr. Nicolas Sarkozy a usé du procédé jusqu’à la corde». À côté de cette «vieille ficelle» toujours utilisée, les politiques, bien aidés par les médias, aiment aussi parler d’eux. «Je suis comme vous», clament-ils devant les caméras complices de Karine Lemarchand et consorts. Ils veulent, disentils, «fendre l’armure». Sans rire… Pensent-ils sérieusement que la priorité des Français soit de découvrir leur intimité? La peopolisation de la vie publique et l’avènement de l’infotainment – mot-valise anglais fusionnant «information» et «entertainment» (divertissement) –, ce si subtil mélange de politique, people, infos, strass et paillettes, popularisé par Thierry Ardisson à la fin des années 1990 et vulgarisé par Cyril Hanouna aujourd’hui, sont passés par là… Et les politiques se sont faits rapidement à la nouvelle donne, quitte à entretenir la confusion et à se prendre pour des vedettes.

Ségo et Sarko sont dans un bateau… Le point de bascule daterait de la campagne présidentielle de 2007. Les deux candidats du second tour, qui se laissaient appeler affectueusement «Ségo» et «Sarko», s’étaient mués en héros de sitcom. Depuis, le pouvoir s’affiche en mode téléréalité, chaque apparition télévisuelle est attendue comme une lecture de Gala ou de Voici, avec des acteurs politiques qui ne jurent plus que par le cœur. Au point de flirter avec la relation amoureuse: Salvini «embrasse» ses supporters, Trump termine ses discours par «I love you»; jusqu’à Macron qui veut retrouver «le cœur des Français». Quand on aime, on ne compte pas, n’est-ce pas? Et puis sont arrivées les chaînes d’information en continu. Des cortèges d’émissions spéciales où l’on meuble pour combler le vide, des sujets traités en boucle commentés en plateau par de grandes gueules plus ou moins expertes, des bandeaux en bas d’écran qui piquent les yeux, des micropolémiques montées en épingle… Un journalisme qui cherche le clash, le buzz, la réaction. Dans ces conditions, l’émotion, perçue comme «vraie», remplace la compétence. La sincérité devient un talisman, le sésame pour se faire inviter sur les antennes. «L’émotion est un contenu bon marché, elle comble le manque d’idées, de temps et de moyens. Un journalisme cache-misère», souligne Anne-Cécile Robert, auteure de La Stratégie de l’émotion. Seulement voilà, si ces chaînes ont

Guadeloupe : quand politiques et médias tuent le (ARN) messager

Pour les antivax, c’est une sacrée victoire. Devant la fronde des soignants locaux et d’une partie de la population guadeloupéenne contre l’obligation vaccinale – à peine 35 % de personnes vaccinées –, le gouvernement a décidé de fournir à ceux qui le désirent des vaccins sans ARN messager, qui, faut-il le rappeler, sont, selon les scientifiques, moins efficaces contre le Covid. Un renoncement en forme de triomphe de la « démocratie émotionnelle » et d’abandon en rase campagne de toute forme de pédagogie scientifique. C’est bien connu, les vaccins à ARN messager comme Pfizer ouModerna cacheraient des produits toxiques, des puces 5G, des métaux magnétiques… et modifieraient même notre ADN. Ces messages complotistes ont été relayés à l’envi sur les réseaux sociaux et médias locaux. Comme sur la chaîne locale Canal 10, à laquelle un représentant syndical expliquait : « Aujourd’hui, c’est un vaccin qu’on nous oblige à prendre, demain matin ce sera notre liberté, ça peut être un doigt coupé, un bras, ce sera peut-être la sodomie, on ne sait pas ! » Arguments (sic) qui n’ont suscité ni contestation, ni contradiction…

L. L.

peu d’audience – entre 2% et 3% de parts de marché –, elles ont énormément d’influence. «Elles donnent le tempo, les autres médias suivent et reprennent leurs thèmes, estime Philippe Moreau Chevrolet. Un sujet non traité sur ces chaînes n’existe pas dans le débat. Alors qu’une micropolémique qu’elles font tourner en boucle oblige les politiques à se positionner et devient un objet du débat démocratique.» Mais les Français s’informent-ils encore auprès des médias traditionnels? Facebook, Twitter, Instagram, TikTok pour les plus jeunes… Ils sont aujourd’hui de plus en plus nombreux à trouver leurs informations sur ces médias dits «sociaux». Une «bataille de l’attention» qui se joue principalement sur le terrain de l’émotion. Les réseaux sociaux y règnent en maîtres. Ces temples du narcissisme compassionnel invitent chacun, devenu son propre média, à partager sa vie, ses joies, ses angoisses, ses colères dans une très artificielle mise en scène de soi. L’icône «J’aime» est leur emblème, le symbole du pouvoir démesuré accordé au sentiment pour déterminer le vrai du faux. «En un clic, d’un mouvement d’humeur spontanée, le débat est clos, la vérité est révélée, s’agace Anne-Cécile Robert. S’émouvoir est plus simple que penser.» Emporté par le tourbillon de l’instant, chacun partage, tweet, gazouille et clash plus vite que son ombre. Beaucoup cèdent à l’impulsion et à la colère collective. «Le citoyen est agi plutôt qu’il n’agit», relève Anne-Cécile Robert. Jusqu’à être la cible de manipulations politiques – comme dans l’affaire Cambridge

Hyperliens et algorithmes

Les nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) étaient, au tournant du siècle dernier, porteuses de promesses, d’un avenir radieux dans lequel chacun pourrait communiquer. Pouvait-on rêver mieux que d’un réseau mondial disponible quasi gratuitement, pour chaque citoyen ? Hélas, le diable se cachait dans les détails… techniques. Le Web semblait ouvrir la voie à un accès à tous les savoirs, reliant les documents entre eux au moyen d’un simple clic. Mais les liens sont créés par des humains. Rares sont ceux qui vont aiguiller le lecteur vers un élément démontrant le contraire de ce qu’il vient de lire. On enferme donc ce dernier dans une boucle infinie de biais de confirmation. À cette technologie primitive s’ajoute celle des algorithmes. Ces programmes informatiques, parfois qualifiés d’intelligence artificielle, vont refléter les biais de ceux qui les ont codés et, surtout, servir un but précis : accaparer l’attention des visiteurs. L’idée est de conserver l’internaute le plus longtemps possible sur la plateforme faisant usage des algorithmes, de provoquer le plus de clics et d’afficher le plus de publicités possible. C’est, par exemple, la colonne de « vidéos similaires » sur le côté de la page YouTube, qui incite le spectateur à visionner sans fin des vidéos promouvant le même discours. Or, il s’agit souvent de discours clivants et polémiques, qui font appel à l’émotion plutôt qu’à la raison. Facebook vient d’être épinglé à nouveau par des documents et des lanceurs d’alerte. La société a préféré laisser prospérer les discours haineux plutôt que de jouer un rôle sociétal en limitant leur diffusion. « Certains législateurs vont s’énerver. Et puis, dans quelques semaines, ils passeront à autre chose. Pendant ce temps, nous imprimons de l’argent dans la cave et ça roule pour nous », expliquait ainsi Tucker Bounds, un communiquant de la firme. Tout un programme.

Antoine Champagne

Analytica, cette société de conseil qui a exploité les données de 87 millions d’utilisateurs de Facebook au profit de Donald Trump –, ou la victime des rumeurs les plus folles. Car les réseaux sociaux, tel Facebook par exemple, créent des «bulles informationnelles», où l’algorithme choisit les infos en fonction des préjugés et opinions de chacun sans craindre la moindre contradiction. Un huis clos informationnel propice aux fake news les plus folles… Dans L’Ére du clash (Fayard, 2019), l’écrivain et chercheur Christian Salmon dépeint un monde et un espace médiatique sans continuité narrative et récit de la politique, faits de chaos et de chocs. Des insultes, tacles, fakes, hoax…

Autant, selon l’auteur, de «techniques de guerre fondées sur la provocation, la transgression, la surenchère». «Dans cette ère du clash, il n’y a plus de héros qui font l’histoire, il n’y a plus d’histoires à proprement parler. Il n’y a plus de récits capables d’ordonner les événements en une narration qui fasse sens. Nous sommes entrés dans un temps hors narration», explique-t-il. Un temps «hors de ses gonds», pour paraphraser Hamlet, rythmé par une déferlante de messages sur les réseaux sociaux et ailleurs. Discrédit des énoncés et des narrateurs, alimentant sans fin des contreénoncés de contre-narrateurs, raccourcissement des formats, accélération frénétique. Les médias traditionnels, sans cesse à la recherche de leur audience perdue, semblent avoir été contaminés. Comme si l’espace médiatique, tel qu’il est configuré, était devenu incapable de produire du débat et de l’intelligence. Comme si la parole raisonnée, sage, nuancée, celle qui doute, écoute, construit, n’y avait plus sa place.

L’amorce de nouvelles relations entre médias et citoyens ? Les médias aussi s’interrogent sur leur responsabilité. Enfin, certains. Comme le journal La Croix, qui a lancé, avant le début de la campagne présidentielle en septembre dernier, l’Appel des 100 – signé par la directrice de TC –, un manifeste pour un débat libre et respectueux. D’autres journaux, notamment dans la presse quotidienne régionale, multiplient les rencontres avec le public pour «renouer le lien». Conférences-débats, actions de solidarité, journées portes ouvertes… Certains médias en ligne, comme Splann!, un média d’investigation breton, propose même des enquêtes participatives conçues avec le public. «Cela marque l’émergence d’un journalisme d’engagement vis-à-vis des lecteurs», estime Nathalie Pignard-Cheynel, professeure à l’Académie du journalisme et des médias de l’université de Neuchâtel. La chercheuse a relevé dans ses travaux, en 2019 et 2020, plus de trois cents initiatives de médias locaux français pour renouer avec le public. «Les médias sont souvent incapables de faire leur autocritique, estime Pierre Ganz. Dans les pays où existe un conseil de presse composé de professionnels et de représentants du public, notamment en Allemagne, au RoyaumeUni, en Belgique et dans les pays scandinaves, la confiance du public dans l’information croît. Et la liberté de la presse est plus assurée», plaide-t-il. Sur le même modèle, le Conseil de déontologie journalistique et de médiation a rendu en deux ans quarante avis – non contraignants – sur quatre cents saisines. Une goutte d’eau dans l’océan: la faute à une absence de moyens et au manque de soutien de la profession. «Les journalistes ont l’habitude de ne rendre des comptes qu’à leurs pairs, si ce n’est qu’à leur conscience, ajoute l’ancien journaliste.

La simple évocation d’un tel organe dans la profession fait resurgir le souvenir de Vichy et de son conseil de l’ordre.» Comment s’assurer en effet que les représentants de ce conseil sauront se prémunir contre les biais idéologiques et politiques? Qu’ils ne s’immisceront pas dans les lignes éditoriales? Qui contrôlera les contrôleurs? Les réponses ne sont pas simples… Plus épineux encore sera de s’attaquer au fonctionnement des plateformes numériques et des réseaux sociaux, aussi destructeurs pour les démocraties que pour les individus qu’ils semblent décérébrer méthodiquement. Devrait être créé en novembre 2022 l’Observatoire international sur l’information et la démocratie, un organe d’évaluation et d’analyse comparable à ce qu’est le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) pour le réchauffement climatique. Ses missions: conjurer la perte de contrôle technologique, protéger ce bien commun qu’est l’espace informationnel, défendre les droits humains et garantir les conditions du débat public au xxie siècle. Espérons que les travaux de ces experts seront mieux pris en compte que ceux de leurs compères climatologues… •

Les rites, canalisateurs d’émotions

Les grands procès

Par Cécile Andrzejewski

Depuis le début du procès des attentats du 13 novembre 2015, le 8 septembre dernier, les parties civiles se succèdent à la barre, enchaînant les témoignages. Retranscrites en direct sur Twitter et au fil des jours dans les médias, leurs prises de parole marquent l’opinion par leur hauteur et leur pudeur. Car ce procès, historique, ne leur appartient quasiment plus – et encore moins aux accusés, pourtant jugés. Il est devenu un moment national. « La place faite aux victimes, comme la dimension historique conférée aux procès, reste quelque chose de récent, qui remonte aux procès dits de la seconde épuration dans les années 1980-1990 (Barbie, Touvier, Papon), précise Liora Israël, sociologue du droit et de la justice, directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales. Traditionnellement, un procès sert à juger des faits, pas à donner une place particulière aux victimes, ni à écrire l’histoire. On assiste à travers ces grands procès à une transformation du rôle conféré à la justice. Ce phénomène est d’abord lié aux événements concernés et à l’écho public qu’ils reçoivent. Ce n’est pas comparable avec un contentieux plus habituel dans lequel il s’agit de rétablir l’ordre public ou de régler un différend. On attend de la justice, de plus en plus, qu’elle joue un rôle soit cathartique, soit réparateur, ce qui a impliqué des transformations de la procédure. » Selon la sociologue, dans le cadre judiciaire, la procédure endosse la fonction de rituel, en ce qu’elle organise la recevabilité des pièces, les conditions dans lesquelles va se tenir l’audience, qui y aura la parole… « Si on considère les grands procès, la dimension de ritualisation va avoir beaucoup plus d’importance et de solennité que dans le contentieux de masse. Les grands procès ont des caractéristiques tout à fait spécifiques, ne serait-ce que par le temps et les moyens qui leur sont consacrés. » Toutefois, d’après Liora Israël, quelle que soit l’importance de l’affaire, « savoir se situer dans un procès est une compétence, qui n’a rien d’évident car, derrière chaque position sur la scène judiciaire, il existe nombre de stéréotypes. Derrière l’enchaînement des prises de parole existe un script, des attendus relatifs au droit ou à la façon de manifester des émotions. Ces attentes proprement sociales peuvent avoir des effets importants, peu questionnés : on attend l’expression de certaines émotions de la part des victimes, ou des auteurs, qui doivent s’exprimer de manière adéquate, au bon moment… Cela crée des jugements de valeur quant à la crédibilité ou la sincérité des témoignages, ce qui peut pénaliser les personnes qui n’ont pas les bons mots, qui ont besoin de traducteurs… » La presse, comme le public, a également des attentes envers les différents acteurs d’un procès, forme de théâtre où les rôles et les émotions sont écrits à l’avance.

Les entrepreneurs du ressentiment

Le ressentiment, nouveau mal du siècle? À (l’extrême) droite comme à (l’extrême) gauche, on ne se prive pas de ce carburant pour éveiller les consciences. La question de l’identité est souvent la meilleure allumette pour mettre le feu aux poudres et doper le ressentiment. Par Lionel Lévy

Une société fracturée, des extrêmes au plus haut… rarement la peur, l’indignation, la haine ne se sont aussi bien vendues. Envers autrui et contre tous: les musulmans, les politiques, les bobos, les fachos, les riches, les «assistés», les homos… À chacun ses lubies et idées fixes, mais tous éprouvent le même sentiment: du ressentiment. Il n’est pas question ici de la colère – celle-ci est fugace et peut être positive – mais plutôt de son incrustation dans la durée sans pouvoir s’en libérer. Dans L’Homme du ressentiment (1919), le philosophe Max Scheler parle d’«auto-empoisonnement». Un siècle plus tard, l’automédication semble s’être généralisée. Cynthia Fleury, dans son essai Ci-gît l’amer, voit dans le ressentiment «une version collective du délire personnel de persécution». Pour la psychanalyste, cette «rumination sans fin» est un «filtre au travers duquel l’individu voit tout». Captif de sa version des choses, le sujet devient «son propre geôlier». Comment cela fonctionne-t-il? La formule est simple: nous méritons une vie meilleure, et si nous ne l’avons pas, c’est que précisément «d’autres» nous l’ont volé. Nous sommes tous victimes de quelqu’un ou de quelque chose, reste à savoir de qui et de quoi.

«La souffrance et la perte étant des expériences universelles, la manière spontanée d’y réagir est d’accuser des coupables imaginaires», relève Cynthia Fleury. Pour l’écrivaine, cette «peste émotionnelle» gangrène la société moderne et menace aujourd’hui la démocratie. Il faut dire que le virus évolue dans un environnement favorable: précarisation économique, déclassement, insécurité culturelle, discriminations, impuissance des politiques… L’atmosphère est inflammable, il y a de la colère à faire fructifier. D’autant qu’Internet et ses réseaux sociaux peuvent faire office d’allumettes: post-vérité, réinformation, fake news… on a là un univers de mauvaise foi permanente agrémenté à la sauce punch line, aux clashs et aux violences verbales, le tout sous couvert d’anonymat. Antisystèmes, complotistes et extrémistes de tout poil, qui ont bien saisi que l’espace médiatique se nourrissait de polémiques et de postures tranchées, sinon outrancières, en profitent pour pousser leurs propres obsessions à l’agenda. Dans cette course au ressentiment et à la victimisation, droite et gauche sont débordées par leurs extrêmes. Selon Philippe Moreau Chevrolet, professeur de communication politique à Sciences Po, les partis dits «classiques», LREM comprise, sont en «panne de grands récits et de projets positifs». «Ils sont incapables de se rassembler autour d’une vision de l’avenir emballante, analyse-t-il. Dans ce contexte, les solutions radicales sont beaucoup plus lisibles et désirables à mesure qu’elles promettent une alternative et du changement. Comme si l’opinion avait développé un goût pour le négatif, sinon pour l’apocalypse; le succès d’Éric Zemmour en est une illustration.» Finies les utopies, les dystopies sont nettement plus payantes. «La France va devenir un Liban en grand», lance le polémiste. «Ouvrez-les yeux!» À l’autre bout de l’échiquier politique, comme en réponse, on soutient toutes les différences et on traque tout ce qui ressemblerait à une discrimination en fustigeant l’oppression de tous les dominants. Il s’agit d’avoir une conscience «éveillée», traduction de l’anglo-américain woke. Aux États-Unis, invoquer l’inconfort provoqué, la blessure affective, peut faire cesser une discussion, une conférence ou une réunion publique. Certaines facs proposent des «espaces sécurisés» (safe spaces) où sont proscrits tous propos, comportements voire individus pouvant faire tache. Et quid de la capacité des écrivains à représenter le monde librement, remise au placard par des «sensitivity readers», chargés de proscrire dans les textes tout ce qui peut heurter? Des excès qui confortent les fantasmes du camp d’en face. Anne-Cécile Robert, journaliste au Monde diplomatique et auteure de La Stratégie de l’émotion (voir p. 48) regrette ce dolorisme ambiant: «Le ressentiment est utilisé par tous, dominants comme dominés, et conduit à des concurrences

victimaires malsaines, juge-t-elle. Chacun s’enferme dans des logiques communautaristes pour produire des microsociétés où les individus deviennent des créanciers permanents de l’espace public. Ne sommes-nous pas tous des identités croisées?» Et de pourfendre un «dangereux discours de l’assignation identitaire, qui ne donne pas voix au chapitre à ceux qui ne peuvent ou ne veulent pas revendiquer une identité, ou qui souhaitent en exprimer plusieurs». Philippe Moreau Chevrolet abonde. «Il y a dans ces deux extrêmes des tentations hégémoniques et une même logique d’affrontement. Idéologiquement, ils se combattent, mais, en réalité, rien que par leurs côtés caricaturaux, ils s’alimentent. Ces mouvements n’existent que très peu par eux-mêmes et ont besoin l’un de l’autre pour prospérer.» Reste que l’extrême droite n’a pas attendu les woke pour prospérer. Dans la droite radicale, l’identité est utilisée comme une martingale. «Éric Zemmour repousse les limites de la parole nauséabonde, remarque Emmanuel Rivière, directeur des études politiques de Kantar Public. Comme Trump, il donne licence et permet à des idées inassumables il y a encore quelques mois d’émerger.» L’extrême droite a-t-elle remporté la bataille culturelle? Philippe Moreau Chevrolet n’est pas loin de le penser. «C’est le courant politique qui a su le mieux investir la toile, déplore-t-il. Ils ont pris la peine d’analyser les codes du Web et de très vite s’y adapter.» Et l’adaptation était d’autant plus simple que la mode est aux polémiques et aux provocations. Elle s’est faite notamment grâce au relais de la fachosphère: Fdesouche, Altermedia, Le Salon beige, Boulevard Voltaire, TVLibertés, Égalité et Réconciliation, Polémia, l’Observatoire des journalistes… une kyrielle de sites animés par des professionnels de la «réinformation» et des influenceurs, obnubilés par l’islam, très actifs, comme Damien Rieu (99000 followers sur Twitter) ou Julien Rochedy (69000 abonnés sur Twitter et 118000 sur YouTube). Les youtubeurs de la droite extrême cartonnent: Le Raptor (700000 abonnés), Valek (361000 abonnés), Code RNO (293000 abonnés), Bench & Cigars (182000 abonnés), Papacito (127000 abonnés)… la mode est aux vidéos testostéronées. Au programme, la défense des «vrais hommes» minés par «le gauchisme et ses valeurs féminines»… « Aux présidentielles de 81, le trublion qui émergeait de la société civile pour représenter la parole du peuple, c’était Coluche, un homme de gauche qui en défendait les valeurs, résume Emmanuel Rivière. Aujourd’hui, ce personnage, c’est Éric Zemmour.» Moins drôle. Mais chacun peut guérir du ressentiment, assure Cynthia Fleury. Notamment en sublimant ses pulsions négatives pour les transformer en œuvres esthétiques, intellectuelles, sociales, politiques, humaines… Il nous faut «produire de la reconnaissance pour autrui, même sans en avoir vu la trace dans sa propre vie». Enfin un bon programme. •

Les émojis, ou l’émotion 2.Ø

Par Morgane Pellennec

Un cœur ♥ ajouté à un message d’amour, un pouce levé pour signifier que l’on est d’accord, ou un sapin �� pour agrémenter nos correspondances en lien avec Noël… L’usage des émojis dans nos conversations électroniques est devenu presque aussi machinal que celui de la ponctuation. Le succès de ces pictogrammes est tel qu’en 2015 le dictionnaire britannique Oxford a fait du désormais célèbre petit bonhomme jaune qui pleure de rire ��  son mot de l’année! L’émoji – du japonais  絵 (e ≅ image) 文 (mo ≅ écriture) 字 (ji ≅ caractère) – désigne, selon la définition du dictionnaire Larousse, une «représentation graphique (image fixe ou animée) utilisée dans un message électronique et sur les réseaux sociaux pour exprimer une émotion, figurer un personnage, un animal, une action,etc.» Longtemps attribué à l’ingénieur japonais Shigetaka Kurita qui les auraient inventés en 1999, la paternité de ces pictogrammes est aujourd’hui disputée. Les émojis seraient en réalité apparus deux ans plus tôt, dans un set intégré au téléphone SkyWalker DP-211SW de la société japonaise SoftBank – J-Phone à l’époque. Quoi qu’il en soit, les émojis ont depuis largement traversé les frontières. Selon l’association à but non lucratif dite Consortium Unicode, chargée notamment de valider leur création, 92% de la population «online» en utiliserait. Comment expliquer un tel succès? «Les émojis permettent de véhiculer une information non verbale, donc en complément ou à la place du texte. Ils sont souvent très ludiques et empreints d’émotion, analyse Rachel Panckhurst, enseignante-chercheuse en linguistique informatique à l’université Paul-Valéry Montpellier 3. Cela permet d’ajouter une autre dimension au texte, comme le ferait un “géééééniiiiaaaaal”, dans lequel la répétition de caractères simule l’intonation.» Comme une langue, les émojis s’adaptent et reflètent leur époque. En 2020, en pleine pandémie, Apple et Samsung ont fait évoluer leur émoji masqué �� , pour qu’il paraisse heureux et non malade comme celui de la précédente version. Dans le même contexte, l’utilisation de l’émoji virus �� a augmenté de plus de 800% en 2020 par rapport à l’année précédente, nous apprend le site Web emojipedia.org, qui a analysé près de 650millions de tweets. Les émojis seraient-ils un espéranto numérique? «Il n’y a ni grammaire, ni temps verbaux, rappelle Rachel Panckhurst. On ne parle pas émoji ! » En 2014, Tom Scott et Matt Gray, deux youtubeurs anglais, ont bien lancé une application qui permettait de communiquer uniquement grâce aux pictogrammes. Mais les développeurs l’ont finalement enterrée un an plus tard. Émoji cercueil ⚰ !

ÉCOanxiétéle nouveau mal du siècle ?

Face à la crise climatique, de plus en plus de personnes se disent «écoanxieuses». Mais de quoi s’agit-il? Le point avec Anne Jacob, psychologue clinicienne, psychothérapeute, qui anime un groupe de parole autour de l’écoanxiété.

Qu’est-ce que l’écoanxiété? C’est un terme répandu, mais nous sommes plusieurs à ne pas le trouver adapté. En effet, l’écoanxiété recouvre diverses émotions négatives suscitées par les crises écologiques. Les principales sont la peur – face aux catastrophes naturelles, aux pénuries, à l’avenir de l’humanité –, qui peut déboucher sur l’anxiété, mais aussi la tristesse, liée à ce qui a déjà disparu – on parle alors de solastalgie, qui est une sorte de souffrance rétrospective –, ou encore la colère, envers le système, les dirigeants… Et puis il y a un éventail d’autres d’émotions satellites: la culpabilité, l’impuissance, les sentiments d’injustice, de honte ou de dégoût.

Comment se manifeste-t-elle? Il est important de rappeler que nous ne savons pas si on peut parler de pathologie. Il y a un débat sain autour de cette question. Typiquement, l’anxiété, dans son expression pathologique, découle de la surévaluation d’un risque et provoque des inquiétudes irrationnelles: la personne ne monte plus jamais en voiture par peur d’avoir un accident, par exemple. Mais dans le cas de l’écoanxiété, les risques ou les faits s’appuient sur des études scientifiques et sont rationnellement anxiogènes. Faut-il alors la prendre en charge de la même manière? En l’état des connaissances actuelles, nous estimons que ces émotions sont une réaction d’adaptation à une situation stressante. Et, dans cette réaction, certaines personnes développeront une pathologie comme l’anxiété ou la dépression. Au-delà des troubles de l’humeur, ces projections peuvent avoir des conséquences comportementales, comme l’écoparalysie,

qui correspond au fait de ne plus arriver à fonctionner normalement – pour travailler, sortir de chez soi – sous l’effet de la sidération. Enfin, l’expression peut être psychosomatique: insomnie, maux de ventre.

Quels types de personnes cela touche-t-il? Nous pouvons tous être traversés par ces émotions. Mais celles qui vont en souffrir – au sens de la douleur – sont les personnes possédant un terrain anxieux ou dépressif, ou celles dans la vie desquelles les problématiques écologiques viennent créer une rupture de sens. A contrario, ce n’est pas parce qu’un individu a une certaine sensibilité qu’il en développera un trouble. Du reste, je reçois autant d’hommes que de femmes, aux revenus variés, avec un certain niveau d’éducation et généralement au fait des connaissances scientifiques sur ces questions. À l’heure actuelle, nous manquons de données épidémiologiques pour affiner ces profils, mais des études sont en cours.

Comment accompagnez-vous vos patients? Certaines personnes s’isolent et échappent dans ce cas à un suivi thérapeutique. Pour ce qui est de mes patients, ils sont nombreux à éprouver des difficultés à échanger avec leurs proches, qui ne comprennent pas l’ampleur du mal-être ressenti. Au sein du groupe de parole que j’anime, le verbe circule librement et cela leur permet, entre autres, de sortir de cette solitude et d’échapper à tout jugement. Je leur propose des contenus théoriques mais aussi des exercices pratiques centrés sur leurs émotions et leurs comportements. Quant au travail thérapeutique individuel, il s’agit avant tout d’aider mes patients à réinvestir leur quotidien, en les aidant à fonctionner en cohérence avec leurs valeurs, sans que leur écoanxiété soit invivable. Cela peut passer par une action militante, des écogestes, mais ce n’est pas obligatoire.

Où en est la recherche sur l’écoanxiété? Tout reste à faire! Pour l’instant, beaucoup de mesures individuelles et spontanées se sont mises en place sur le plan clinique mais nous avons très peu de données quantitatives et qualitatives. Il faut aujourd’hui nommer correctement le phénomène, le recenser, établir un tableau clinique de ses manifestations, évaluer l’efficacité des solutions actuelles (groupes de parole, méditation…) et peut-être imaginer d’autres façons d’accompagner ces personnes. Une unité de recherche en psychologie sur l’écoanxiété se monte actuellement à Nantes, par exemple, et les études en psychiatrie commencent à émerger en France et dans le monde. C’est très encourageant.

Propos recueillis par Lilas Pepy.

À l’éco émoti le des ons

Les émotions sont au programme scolaire des enfants, comme les maths ou le français, mais peu d’enseignants sont formés à cet apprentissage, et les plus motivés peinent parfois à trouver les outils pédagogiques adaptés. Par Sandrine Chesnel

Matin frisquet de novembre dans une école maternelle publique de la banlieue nord de Paris. La maîtresse a rassemblé ses petits élèves – de 4 à 5 ans – sur des bancs, devant le tableau, et leur montre la reproduction d’une œuvre célèbre de Van Gogh, Vieil homme dans la peine. On y voit un personnage assis sur une chaise, le crâne dégarni et le dos courbé, visage caché dans les mains. «À votre avis, quelle émotion ressent ce monsieur ?» demande l’enseignante, Maëliss. «La tristesse!» crient sans hésiter les vingt-quatre enfants. «Peut-être qu’il est triste parce que son chat est mort?» suggère Louane. «Peut-être, oui», répond la maîtresse. Maëliss, 39 ans, dont quatorze dans l’Éducation nationale, a décidé de travailler avec ses élèves sur les émotions jusqu’à la récréation. Une «discipline» qui peut sembler en rupture avec les mathématiques, le français, ou l’histoiregéographie, et pourtant l’apprentissage des émotions a officiellement fait son entrée dans les programmes scolaires en 2015, du cycle 1 au cycle 4, c’est-à-dire de la maternelle à la 3e. Objectif: savoir reconnaître les émotions de base (peur, colère, tristesse, joie), chez soi et chez les autres. «Les émotions jouent un rôle très important dans les apprentissages, apprendre est une émotion, explique Mélanie, psychologue de l’Éducation nationale dans le sud de la France. Pensez à ce que vous ressentez quand vous comprenez une nouvelle notion: ce flash cognitif, c’est une émotion. De plus, pour apprendre, il faut être bien dans sa tête, car apprendre implique de ne pas avoir peur de l’échec, d’être motivé, prêt à faire un saut dans l’inconnu. C’est pourquoi l’éducation émotionnelle et sociale fait partie du travail de l’école.» Manuela, enseignante ressource qui assure des missions de conseil pédagogique pour ses collègues ayant des élèves à haut potentiel ou avec des troubles du langage, explique que l’«apprentissage» des émotions dans le cadre scolaire s’organise autour de trois axes: «L’identification des émotions et des signaux corporels qu’elles déclenchent; la prise de conscience que, dans une même situation, tout le monde ne ressent pas la même émotion; enfin, la reconnaissance des émotions ressenties par les autres.» Des compétences essentielles, car on ne peut pas bien vivre ensemble, enfant comme adulte, si on ne sait pas décrypter ses émotions et celles de ses interlocuteurs.

Se former par paliers Problème: «On ne peut pas tout faire, souligne Delphine, 44 ans dont la moitié dans l’Éducation nationale, enseignante en Seine-et-Marne dans une petite école rurale. Et nous manquons de formations adaptées pour nous emparer de toutes ces nouvelles missions.» Les émotions ne sont pas une discipline facile à appréhender. «Les enseignants qui ne se sentent pas suffisamment à l’aise ou formés pour

se lancer dans l’apprentissage des émotions ont raison de ne pas le faire, souligne Mélanie, la psychologue. La psychologie est une science humaine, or dans “science humaine”, il y a “science”, on ne peut pas faire n’importe quoi.» Des supports, créés par des enseignants, existent: des cartes, des affiches, des jeux aussi, comme Feelings. Mélanie a ainsi développé un livret très complet dans lequel elle propose des séquences d’apprentissage clés en mains autour de cinq compétences à développer chez les élèves: la conscience de soi, la maîtrise de soi, la conscience sociale, la capacité à gérer les relations aux autres, et la prise de décision. Beaucoup d’enseignants investissent donc ce domaine par «petites touches», en s’autoformant, en lisant, en cherchant des supports pédagogiques sur Internet et auprès des collègues.

Ne négliger aucun moyen d’approche C’est la démarche qu’a choisie Delphine avec ses élèves de CP et CE1, âgés de 6 à 8 ans: «En début d’année, j’accroche à l’entrée de la classe quatre petits personnages, respectivement joyeux, effrayé, triste, en colère. Le matin, chaque enfant colle son étiquette sur l’image qui représente son émotion du moment, et il peut la changer en cours de journée. Et on en parle ensemble si besoin.» Mais, les enfants se lassant vite, Delphine n’utilise cet outil que pendant la première période de l’année, jusqu’aux vacances de la Toussaint. Elle travaille aussi avec le dessin animé de Pixar Vice-Versa, qui met en scène les émotions à l’intérieur du cerveau d’une petite fille qui vient d’emménager dans une nouvelle ville. «Je ne peux pas passer plus de temps sur les émotions car cela empiète sur les autres apprentissages, explique l’enseignante, mais, en même temps, je ne peux pas ne pas le faire car les enfants passent six heures ou plus par jour tous ensemble, ça devient vite ingérable et préjudiciable s’ils ne savent pas reconnaître leurs émotions, les nommer. Malheureusement, nous avons de plus en plus d’enfants qui sont complètement envahis par leurs émotions et ne savent pas les gérer. L’école ne peut pas tout faire, et les parents ont aussi un rôle à jouer. D’ailleurs, quand je leur présente mon tableau des émotions en début d’année, les parents sont toujours très réceptifs à cette démarche.» Avec ses petits de maternelle, Maëliss s’appuie, elle, sur des œuvres d’art, sur l’oral, le dessin, mais aussi la musique. Ainsi, après l’atelier en classe pendant lequel les enfants devaient reconnaître les quatre principales émotions sur des tableaux et des photos, l’enseignante les emmène en salle de motricité. Là, elle leur fait écouter de la musique et, quand celle-ci s’arrête, les enfants doivent s’asseoir à côté de l’image qui représente le mieux l’émotion que le morceau entendu leur a fait ressentir. Gros succès pour «L’été» des Quatre saisons de Vivaldi, qui a rendu joyeux tout le monde ou presque, quand les Tambours du

Les 2010 harcelés : quand l’émotion fait dérailler les médias

En septembre dernier, nombre de médias se sont fait l’écho d’une prétendue campagne de harcèlement* des jeunes nés en 2010, orchestrée via les réseaux sociaux, provoquant une belle angoisse chez les premiers concernés et leurs parents. L’emballement médiatique fut tel qu’il incita le ministre de l’Éducation nationale à enregistrer une vidéo pour défendre les 2010. Beaucoup de bruit pour rien ? À l’époque, Elsa Maudet, journaliste à Libération, a pris le temps de creuser le sujet : « J’ai appelé les principales associations de terrain investies dans la lutte contre le harcèlement scolaire, une partie m’a dit qu’elles avaient découvert le sujet dans la presse, et les autres que le phénomène n’était pas saillant. Une seule association, plus récente que les autres, m’a soutenu que le phénomène était massif, mais elle était incapable de me donner un chiffre ou un exemple précis. » Dit autrement : sous le coup de l’émotion générée par la perspective d’un harcèlement de masse dirigé vers des enfants de 11ans, nombre de médias ont contribué à faire mousser un phénomène existant, mais beaucoup moins répandu qu’annoncé. S. C.

* Deux numéros verts sont à la disposition des victimes de harcèlement et de cyberharcèlement, respectivement le 30 20 et le 30 18.

Bronx ont eu un accueil plus varié. Maëliss prendra enfin le temps en cette dense matinée d’expliquer aux enfants la différence entre une émotion, comme la joie, et un sentiment, comme l’amour, spontanément cités par les enfants: «Une émotion, c’est quelque chose qu’on ressent dans son corps et qui ne dure pas longtemps. Un sentiment, lui, dure longtemps. Par exemple, vous aimez votre Maman tous les jours, et pas seulement quand elle vous donne un bonbon.» Une image qui déclenche le rire chez tous les enfants; la «leçon» semble comprise.

Se former, encore et toujours Et les plus grands? Si cet apprentissage des émotions semble essentiel pour les plus jeunes des élèves, qui découvrent tout à la fois la vie en groupe et les apprentissages loin de Papa-Maman, il est aussi important pour les collégiens et les lycéens. Aurélie, professeure de mathématiques dans un lycée catholique de l’ouest du pays, en est convaincue. «J’ai eu le déclic il y a une dizaine d’années en voyant des élèves pleurer en silence en faisant un contrôle de mathématiques que je leur avais donné. Je me suis dit qu’il y avait quelque chose à faire, les mathématiques étant une des matières qui font le plus pleurer les élèves! Et pour eux aussi, même s’ils sont grands, il est parfois très

difficile de reconnaître une émotion, de la nommer. Alors que c’est indispensable pour mieux se connaître et entrer dans les apprentissages en étant plus détendu.» En cours, régulièrement, Aurélie prend donc le temps de faire des petits exercices pour aider ses élèves à se détendre. Elle leur propose aussi de repérer sur un cercle des émotions celles qu’ils ressentent après un contrôle ou un exercice, ou encore après un cours sur une nouvelle notion: de la frustration, de la colère, de l’amusement, de la curiosité. Le but: mettre des mots sur ce qu’ils ressentent. «Par exemple, cela peut les aider à distinguer la frustration sous ce qu’ils pensent être de la colère. Si j’ai un élève qui froisse le contrôle que je lui ai donné en voyant sa mauvaise note, le contact avec lui est perdu. Si je peux l’aider à comprendre sa réaction pour que la prochaine fois il ne jette pas sa copie, je pourrai continuer à le faire travailler. L’idée est aussi d’éviter qu’une émotion, qui est une réaction à une situation, se transforme en un sentiment durable: par exemple que la frustration momentanée se transforme en démotivation sur le long terme.» Comme Delphine, l’enseignante de Seine-et-Marne, Aurélie s’est d’abord formée seule à l’apprentissage des émotions. Mais elle a fini par se prendre au jeu et suit actuellement à distance à l’université Paris 8 une formation universitaire diplômante intitulée «Clinique de la relation et intervention stratégique». Elle a également entraîné dans son sillage une vingtaine de professeurs de son lycée, avec lesquels elle va suivre cette année une formation sur les pédagogies coopératives, lesquelles s’appuient notamment sur les relations entre pairs, l’entraide, l’empathie – et donc la reconnaissance des émotions, les siennes propres et celles des autres. «À la fin des deux premières heures de cette formation, il y avait beaucoup de sourires sur les visages de mes collègues», se réjouit l’enseignante. Les presque deux années de pandémie sont passées par là, avec leurs confinements, leurs cours à distance, leurs visages masqués qui compliquent la communication, entravent les professeurs autant que les élèves. «C’est sûrement ce qui a motivé beaucoup d’entre eux à rejoindre cette formation», commente Aurélie.

Réparer les effets de la pandémie «L’apprentissage des émotions à l’école est devenu un enjeu encore plus important avec la période que nous venons de vivre, ajoute Mélanie. Dans les écoles où j’interviens, j’ai des enfants nés en 2019 dont certains ont passé leurs deux premières années sur un canapé à la maison, ne sortant pas, ne voyant jamais d’autres visages que ceux de leurs parents. Leur développement psychoaffectif a forcément été perturbé puisqu’ils n’ont pas encore appris à décoder les expressions faciales émotionnelles – les EFE –, à cause des masques.» Une compétence indispensable pour mieux prévenir les violences et le harcèlement en milieu scolaire, mais aussi pour mieux vivre avec les autres en dehors de l’école. •

Les rites, canalisateurs d’émotions

Les hommages post-attentat

Par Cécile Andrzejewski

En 2015, Aurélie n’habite à Paris que depuis peu. Elle vit non loin de la place de la République, à deux rues du Carillon, du Petit Cambodge et de la Bonne Bière. Au moment des attentats du 13 novembre, son quartier est touché de plein fouet. « Jusqu’à ce moment-là, je considérais Paris comme la ville pour le travail, rien de plus. Mais, après les attentats, c’est devenu ma ville. Mon quartier a été frappé. On avait besoin de solidarité. Il fallait qu’on fasse corps ensemble, qu’on se serre les coudes. » Comme beaucoup, elle se rend sur les lieux, dépose des fleurs et des bougies, « pour rendre hommage aux personnes décédées, mais aussi aux survivants, leur dire qu’on était là, avec eux. L’amoncellement de bouquets de fleurs, de bougies rend ce témoignage d’amour palpable, concret. Ça a aussi ancré l’irréel, cette attaque, dans le réel ». Pour la jeune femme, les bougies et les fleurs constituent des références largement partagées, permettant de faire passer un message universel. «À l’inverse des rites religieux ou syndicaux, très codifiés, après le 13 novembre, les mémoriaux éphémères ou les bougies aux fenêtres se sont manifestés de manière beaucoup plus spontanée, pas vraiment organisée », commente Francis Eustache, directeur du laboratoire Inserm Neuropsychologie et imagerie de la mémoire humaine de Caen et codirecteur d’un programme de recherche transdisciplinaire, le projet 13-Novembre. D’après lui, ces hommages ont rempli au moins deux missions. La première est une «mission empathique», en résonance, comme le pointe justement Aurélie, avec les victimes, leurs familles. La seconde s’avère «plus collective», puisque l’événement «nous a tous touchés. On s’est attaqué à un mode de vie, celui des jeunes, donc ça a impacté leurs parents, leurs grandsparents». Dans cette optique, le rite prend une dimension de partage. «L’émotion sert alors à quelque chose, elle se transforme en chemin vers un acte, la sidération devient plus constructive, comme une démarche active collective.» Francis Eustache précise que ces manifestations rituelles ont également servi aux victimes directes : « Pour une personne confrontée directement à un événement traumatique majeur, l’enregistrement du souvenir se révèle chaotique. La victime va conserver des images disparates de la scène, des bruits, des odeurs, mais beaucoup moins du contexte. Pour elle, les rites vont devenir le point de départ de la mémoire, d’une vraie mémoire, d’un vrai souvenir, car ces manifestations rituelles vont avoir lieu après le traumatisme. Il s’agit d’une façon de maîtriser l’émotion ; même si ça n’efface pas l’aspect tragique, cela permet que le chemin de la mémoire ne soit pas uniquement négatif. »

Je

ressens je suisdonc

Nous sommes habités et agités par une multitude d’émotions qui naissent en nous en dehors de notre volonté. Mais les émotions sont un peu comme la langue d’Ésope, la meilleure et la pire des choses.

Par Christine Pedotti

On peut subtilement tenter de séparer émotions et sentiments, dire que les premières surgissent dans l’instant, tandis que les autres s’installent dans la durée. Toutefois, la psychologie les regroupe sous le nom générique d’«affects». Et ils ont aussi en commun d’être les moteurs de notre vie… affective. Une partie de l’histoire de la pensée, de la philosophie et des religions retrace les efforts que l’humanité a déployés pour tenter de contrôler ces mouvements de l’esprit. Là se situe une ambiguïté qui n’est jamais levée: les émotions sont à la fois le propre de notre être, elles nous appartiennent, émanent de notre intimité, mais elles peuvent nous envahir, prendre la main au point de nous mettre «hors de nous», au sens où elles échappent à notre volonté. Telles sont les grandes émotions dites «primaires», peur, joie, tristesse, colère, dégoût, tristesse. L’observation montre d’ailleurs qu’elles ne sont pas le propre de l’humanité mais largement partagées dans le règne animal. Aussi, ce qui rend l’humanité particulière n’est-il pas d’éprouver des émotions mais de les reconnaître, de les comprendre, de les analyser, de les maîtriser, voire de les utiliser. Cette utilisation peut, elle aussi, relever du meilleur comme du pire; le meilleur lorsque par exemple elle produit des œuvres d’art, le pire lorsqu’elle conduit à la manipulation d’autrui.

La recherche scientifique est capable de faire une lecture biochimique et neuronale des émotions. Mais savoir que des parties de mon cerveau «s’allument» quand j’écoute la musique de Ravel n’expliquera pas pourquoi tel assemblage de sons imaginé par le compositeur fait jaillir mes larmes. Ce qui est extraordinaire, c’est que l’émotion que ce dernier a tenté de transcrire dans son œuvre éveille en moi une émotion en réponse – en réponse, car nul ne peut affirmer qu’elle est la même. Il nous arrive cependant d’entrer dans une forme de communion de l’émotion lorsque nous éprouvons avec d’autres des sentiments très intenses; les spectacles vivants, opéras, pièces de théâtre, concerts en sont le lieu, comme le sont les événements sportifs, les manifestations ou les cérémonies mettant en œuvre une liturgie, qu’elles soient nationales, républicaines ou religieuses. Si les émotions dites «primaires» sont universellement partagées, l’expression des émotions, elle, est soumise à une grammaire qui varie selon les époques et les cultures. Ainsi, la littérature du xixe siècle nous donne-t-elle à voir des hommes qui fondent en larmes, bouleversés par une émotion esthétique ou par l’inconstance de leur maîtresse. À la même époque, les demoiselles de bonne famille, en revanche, ne doivent pas plus manifester les sentiments qui les animent que montrer leur cheville. Les pays du Sud ont la réputation d’être plus expansifs que ceux du Nord. Plus ordinairement, il est des familles où les états d’humeur se manifestent bruyamment, d’autres où on se tait sur les mouvements de son cœur.

Un homme ne pleure pas… Les usages et les convenances jouent aussi leur rôle. On a enseigné à des cohortes de petits garçons qu’un homme ne pleure pas, et aux petites filles que la colère les rendaient très laides. L’histoire de chacun et chacune détermine aussi son rapport aux émotions. Ainsi, si, à un petit garçon dont le père venait de mourir, on a dit « Il ne faut pas que tu sois triste parce que ça rend ta maman plus triste encore », on ne s’étonnera pas qu’une fois devenu adulte il ne puisse pas exprimer sa tristesse ; peut-être la transformera-t-il en colère. Cette substitution d’un sentiment par un autre rend les relations très compliquées. Comment comprendre que la colère d’un homme soit causée par la tristesse ? L’apprentissage de la reconnaissance des émotions, la capacité de les identifier, de les «parler», c’est-à-dire de pouvoir non seulement être triste mais de l’exprimer est devenu une initiation faite dans le cadre scolaire (voir page 24). Et les cabinets des psychologues et des psychanalystes sont l’un des endroits où les patients tentent de réparer le rapport à leurs émotions.

Il est certain que, pendant des décennies, les émotions ont été réprimées, aussi bien dans les familles que dans le monde éducatif, répression à l’origine de dégâts psychiques considérables. En revanche, une sorte de retour de balancier semble donner aujourd’hui un primat à l’émotion, de sorte qu’elle devient un critère de sincérité, donc d’authenticité, et finalement de vérité. «Je ressens, donc je suis», c’est bien sûr vrai, mais il est clair que ça ne peut pas devenir «Je ressens, donc je sais». Si je le crois, l’émotion devient mon tyran, elle me gouverne à la place de ma raison et, plus encore, elle exige de gouverner autrui. Prendre de la distance par rapport à l’émotion, ce n’est pas la refouler, l’ignorer, c’est l’amener de l’indicible au dicible, la faire passer par le langage, la communication. Notre époque, dit-on, «libère la parole». Elle reconnaît le droit de dire ce qui a blessé, violenté, violé. On ne peut que se réjouir de voir les violents, les pervers et les manipulateurs démasqués et leurs turpitudes révélées. Il reste que la seule émotion, toute légitime soit-elle, ne peut suffire à régler son compte au malheur. L’émotion d’un parent face au bourreau de son enfant peut conduire au passage à l’acte et au meurtre. Qu’on se souvienne du père du jeune Grégory, qui, convaincu de la culpabilité de son cousin, règla la question d’un coup de fusil.

Justice et politique La justice, avec sa lenteur, sa pesanteur, ses rites, ne nie pas les émotions, elle est capable d’entendre la blessure des victimes, et aussi les éventuelles circonstances atténuantes de tel geste criminel, mais elle permet aussi de mettre de la distance entre la personne et ses actes. Et ce qui est vrai pour le coupable l’est aussi pour la victime. Les psychologues et psychanalystes soulignent le danger pour une personne de devenir une «victime» au sens où elle ne serait plus que cela; ce qui l’a blessée deviendrait le tout de son identité. «Si la libération de la parole est absolument nécessaire, primordiale, est-elle suffisante à la reconstruction d’un sujet qui gagnera toujours à prendre de la distance avec le pire des traumatismes, distance qui, seule, est gage de reconquête de liberté?» interroge le psychanalyste Jean-François Rouzières. Il ajoute, passant de l’individuel au collectif: «Zemmour ou Trump ne s’adressent qu’au pulsionnel, à l’émotion et encouragent le passage à l’acte – Capitole, doigt d’honneur, journalistes braqués avec un fusil… La manipulation des émotions est le meilleur moyen, donc le pire, d’arriver à la guerre. On souffre, on s’émeut, on pleure, on se ment et on ment. Fin de l’altérité dangereux.”» • : “Tu tueras ton prochain, l’étranger

Les rites, canalisateurs d’émotions

Les scènes de liesse sportive

Par Cécile Andrzejewski

C’est un soir de match, en 2011. Du football féminin, au stade Bollaert, à Lens. L’affiche oppose l’équipe de France à son homologue polonaise, accueillie ici en hommage aux nombreux mineurs polonais ayant travaillé dans les mines de charbon de la région. À la mi-temps, les deux équipes réclament une faveur au public, qu’il chante Les Corons, de Pierre Bachelet. Les yeux pétillent, les bras se tendent, les gorges se nouent. Sans se faire prier, la foule entonne : «Au Nord, c’étaient les corons! La terre, c’était le charbon! Le ciel, c’était l’horizon! Les hommes, des mineurs de fond!» Fierté. Depuis 2005, la chanson est devenue l’hymne quasi officiel du RC Lens, club de foot Sang et Or du bassin minier. Certains groupes de supporters la clamaient déjà depuis quelque temps, mais la mort de Pierre Bachelet cette année-là fait basculer tout le stade. L’émotion étreint les tribunes, les joueurs et bientôt les téléspectateurs. Et, à Lens, tous vous le diront, cette chanson, «elle fout des frissons», «elle prend aux tripes», attrapant les supporters au plus profond pour les rassembler dans un moment de communion. Car le sport, et le foot en particulier, a cette force-là. Il faut se rappeler la foule descendue en liesse dans les rues après le triomphe des Bleus en coupe du monde en 2018. Sans oublier les matchs précédents, fêtés entre amis ou en famille, dans les salons ou dans les bars. Des célébrations qui répondent «à un besoin fondamental de participer à la construction collective d’un sens partagé, d’un moment d’histoire, surtout quand il s’agit d’une joie collective, et de partager une identité glorieuse, ses symboles, le drapeau tricolore et La Marseillaise », écrit Andreea Ernst-Vintila, maîtresse de conférences en psychologie sociale à l’université Paris Nanterre, sur le site The Conversation*, à l’occasion justement de la coupe du monde. Elle y explique que «les rassemblements massifs qui ont suivi la victoire montrent que les Français s’impliquent et s’identifient publiquement à cette équipe, même sans avoir contribué directement à son succès. En psychologie sociale, cela s’appelle “se couvrir de reflets dorés de gloire”. Il s’agit d’une question non seulement d’image publique, mais aussi de sentiment de pouvoir agir (“empowerment”) – une prise de pouvoir par les individus eux-mêmes sans attendre une quelconque autorisation officielle. Ceux qui ont envahi les villes et les Champs-Élysées en brandissant le drapeau tricolore et en chantant La Marseillaise ont basculé d’un niveau d’identification personnel au niveau national, mêlant joie et gratitude.»

* theconversation.com/victoire-des-bleus-que-signifie-la-joie-collective-dans-les-rues-de-france-100184

Dieu Un partagé

Après le rapport Sauvé, il a souvent été question dans l’Église de laisser place à l’émotion qui s’est faite tour à tour honte, tristesse, colère et indignation. Dieu lui-même pourrait-il être partagé et passer par ces différents états face à notre monde? Deux théologiens parcourent avec nous les chemins des Écritures pour mettre en lumière ce lien sensible que tissent les émotions du Très-Haut face à nos bassesses.

Par Agnès Willaume

Ancien Testament Un Dieu qui prend l’autre au sérieux

André Wénin,

bibliste et théologien belge de l’Université catholique de Louvain. Le Dieu de l’Ancien Testament est un Dieu qui prend part à la vie des hommes, à la fois dans la colère et dans la douceur, un Dieu qui a un cœur qui bouge… L’Ancien Testament décrit Dieu de manière très anthropomorphique car la langue du peuple d’Israël n’est absolument pas conceptuelle. Elle est liée à des expériences très concrètes, dont font partie les émotions. Pour parler de Dieu, on utilise alors ce vécu. C’est le paradoxe: Dieu est présenté comme irreprésentable, son nom est imprononçable, et néanmoins on ne peut rien en dire sans passer par des représentations, des pirouettes en tous genres, telles que le buisson ardent ou ce Dieu qui parle avec des mots et des émotions qui disent son alliance avec les hommes. C’est ainsi que les prophètes sont envoyés pour dire les sentiments de Dieu ou que les récits racontent un Dieu travaillé par ses émotions. Ces émotions que nous livre l’Ancien Testament sont autant de tentatives de dire non pas Dieu lui-même mais la façon dont Dieu se met en lien. Admiration dès la Genèse: «Dieu vit que cela était bon»! Affliction et regret comme après le Déluge,

quand le Très-Haut semble vouloir poser des limites à sa propre violence après avoir exterminé tous les hommes sauf Noé et les siens. Jalousie mais surtout colère, l’émotion la plus fréquente, exprimée sous des formes diverses, qui sourd près de quatre cent cinquante fois au fil des livres. Tendresse, joie, plaisir même et satisfaction enfin chez ce Dieu quand même lent à la colère, littéralement «long de nez», comme en Isaïe à propos de Jérusalem: «On ne t’appellera plus “abandonnée”, on ne dira plus à ta terre “dévastation”, mais on t’appellera “mon plaisir est en elle”.» (Isaïe 62, 4.) C’est un Dieu à l’écoute, en dialogue, en relation, et qui se laisse souvent convaincre par l’homme, comme en témoignent les longues négociations avec Moïse, qui tente de le raisonner à propos de l’avenir de son peuple et de l’alliance possible après l’épisode du veau d’or (Exode 33, 1 - 34, 35). Dans la colère ou la pitié, Dieu montre qu’il est capable de tout dominer, mais, surtout, dans le contexte de l’alliance, qu’il prend l’autre au sérieux. Car c’est un Dieu qui œuvre avec ses entrailles de miséricorde. En effet, s’il est un émoi qui ne traverse jamais Dieu, c’est le désespoir. Face à l’éternel recommencement qui pousse chaque nouvelle génération à retomber dans les travers des précédentes et à apprendre si peu de ses erreurs, Dieu ne désespère jamais de l’homme. Et quand les gens se résignent au mal parce qu’ils se sentent écrasés par le poids des erreurs de leurs prédécesseurs, en disant «Les pères ont mangé du raisin vert et les dents des fils ont été agacées» (Ézéchiel 18, 2), Dieu appelle chacun à la responsabilité. Oui, il est possible de reprendre la main, il est possible de ne pas enfermer l’histoire dans une fatalité sans espoir. C’est là que se joue notre liberté, dans l’attachement de Dieu à son peuple.

Nouveau Testament Un Dieu discret et néanmoins sensible

Marc Vacher,

théologien spécialiste d’anthropologie, ancien directeur des Carmes. S’il y a bien une expression des émotions dans l’Évangile, elle est discrète et ce qui est raconté de ces émotions nous mène toujours plus loin dans la relation de vérité entre les humains et Dieu… En matière d’émotions, il y a les classiques: Jésus en pleurs devant le tombeau de son ami Lazare (Jean 11) ou sur Jérusalem pendant la Passion (Luc 19, 41-44), ou encore Jésus bouleversé à Gethsémani, qui somatise tellement que perle une sueur de sang sur son front (Luc 22, 39-44)! Un des aspects très frappants de la personnalité du Christ, c’est sa délicatesse, sa façon de se mettre au niveau des gens: sans faire de concessions avec ce qu’il a à lui dire, il est d’une justesse incomparable avec la Samaritaine (Jean 4, 1-42).

Mais, parfois, les émotions de Jésus viennent nous surprendre, comme lorsque, au milieu de la rencontre avec le jeune homme riche, il se met subitement à l’aimer: «Jésus le regarda et l’aima.» Au-delà de l’amour universel qui se manifeste, Jésus serait-il capable d’avoir tout d’un coup une affection particulière pour quelqu’un? Son lien si fort avec Marie-Madeleine pourrait l’attester. Bouleversée au tombeau, elle reconnaît Jésus quand il prononce son nom et se jette à ses pieds, sentant ravivés toute l’affection, l’amour qu’il y a entre eux et qu’il faut néanmoins dépasser. Pointe aussi sa seule colère en actes, avec les marchands du Temple. Mais cette colère est palpable en bien d’autres endroits de sa vie: dans toutes les controverses avec les Pharisiens ou scribes, qu’il traite ouvertement d’hypocrites, dans ses agacements parfois assez virulents vis-à-vis de ses apôtres – «Passe derrière moi Satan!» à l’endroit de ce pauvre Pierre qui vient de l’appeler le Messie, réponse excédée à Philippe qui lui demande «Montre-nous le Père» (Jean 14, 8), etc. Jésus peut aussi se durcir, en particulier avec sa famille, pas toujours si sainte que ça! À 12 ans, il fugue et rétorque sans complexe à ses parents affolés: «Comment se fait-il que vous m’ayez cherché?» Plus tard, à Cana, c’est Marie qui se voit répondre un sec «Femme, qu’y a-t-il entre toi et moi?» Bien sûr, il se réfère à sa mission mais… est-ce que c’est comme ça qu’on parle à sa mère?! Que dire encore de sa rencontre avec la Syro-Phénicienne (Marc 7, 24-30), qu’il envoie promener sans ménagements!

À chacun son Jésus En fait, l’Évangile ne s’épanche pas plus qu’il ne faut sur les émotions du Christ parce que sa fonction n’est pas de développer la psychologie des relations entre Jésus et ses parents ou amis. Et, cependant, il est impossible de séparer enseignements et émotions du Christ. Ce serait faire la part entre sa divinité et son humanité. Dans les attendrissements du Christ, dans la façon qu’il a de se laisser convaincre par la Syro-Phénicienne qui insiste ou par Marie qui lui force quasiment la main, il s’ouvre à chaque fois davantage à l’universalité de sa mission. C’est par sa relation aux autres qu’il découvre qui il est et qu’il construit son histoire. C’est aussi la prouesse de l’Évangile: il y a bien des manières de voir la figure de Jésus, très à distance, concentré sur sa mission et son message, comme le triste Jésus de Pasolini, qui a tant de mal à exprimer ses émotions, ou au contraire très incarné, capable de sentiments sans calcul, une vision que je partage bien volontiers! Quand je commente les Béatitudes, ce qui me saute aux yeux est d’abord cette admiration, cette tendresse de Jésus, grimpé sur la montagne face à la foule qui l’a suivi à pied sur des kilomètres, dans des conditions bien difficiles. Pour moi, les Béatitudes parlent d’elles.

Car, enfin, un homme qui transforme l’eau en vin ne peut pas être morose ou désagréable! C’est bien le fils d’un Dieu qui donne à profusion dans un miracle qui, certes, préfigure l’eucharistie, mais témoigne peut-être aussi de ce qu’il faut tout simplement que la fête continue!

Quant à nous, apôtres…

Invités à imiter le Christ, les apôtres que nous sommes reproduisent ces émotions. Paul, connu pour ses emportements faciles, l’illustre à travers ses relations houleuses avec Pierre, notamment lors du concile de Jérusalem. Ses lettres, entre affection profonde pour ses frères qu’il «aime tous en JésusChrist» et grosses colères, montrent bien que le monde des apôtres de l’époque, tout comme le nôtre, n’est pas un monde de bisounours! «Ne savez-vous pas que votre corps est le temple du Saint-Esprit qui est en vous et qui vous vient de Dieu, et que vous ne vous appartenez pas?» (1 Corinthiens 6, 19.) Dans notre Église, parfois même dans les séminaires, les émotions et sentiments, eux, restent encore souvent relégués à la sphère intime. Et, cependant, dans certains milieux charismatiques, elles assurent le fonds de commerce des prêcheurs qui soulèvent la foule comme on agite un stade, revêtant un caractère central dans l’expérience de foi. La rencontre avec ce Dieu partenaire affecté par sa propre création, ce «Dieu partagé», pour reprendre l’expression de Christian Duquoc*, ne serait-elle pas pourtant de celles qui amènent à se mieux comprendre pour affirmer sa propre identité? •

* Dieu partagé, le doute et l’histoire, Christian Duquoc, Les Éditions du Cerf, Paris, 2006.

L’art, touche de liberté

Par Jean-François Bouthors

Émotion. Ex-motion. Ce qui déplace hors de. Ce qui fait sortir. Pour le dire autrement: ce qui fait exister – ex-sistere, (se) placer hors de – et donc vivre. Est mort celui qui n’est plus sujet d’une motion qui le fait sortir au-delà de ce qu’il est, en dehors d’où il se tient. Sont comme morts ceux qui en qui les émotions sont tues – réduites au silence ou à l’impuissance. Mort physique ou psychique. La seconde peut être un réflexe désespéré de survie, de maintien de soi en vie aux confins de la mort physique, faute de mieux, de crainte qu’une blessure infligée ne conduise à répandre tout son être hors de soi, à un effondrement sous l’effet d’une émotion incontrôlable, insupportable. Mais encore: l’ex-motion, c’est aussi un effet du dehors: un événement, une présence dont le surgissement atteint l’intime du sujet et le fait réagir, provoquant une sortie de l’état dans lequel il se trouve à l’instant qui précède cette survenue, qui relève toujours, d’une manière ou d’une autre, de l’inattendu, ne serait-ce que parce que, même anticipé, cet événement, cette présence touche au-delà ou autrement de ce qui était imaginé. C’est avec l’émotion que tout art travaille. Non seulement l’artiste, mais l’art lui-même. L’art, c’est d’abord, au sens étymologique de ce mot dérivé du latin

ars, un savoir-faire, une habileté, un assemblage, ou, si l’on part du grec technè, une connaissance pratique qui ne se limite pas à l’expérience, dont le résultat fait accéder le sujet à ce qu’il ne pouvait atteindre sans le produit de cette connaissance. Ainsi, une arme fait accéder à un exercice de la force impossible sans elle… Par conséquent, le savoir-faire n’a pas tant d’intérêt pour l’objet qu’il permet de fabriquer que pour ce que ce dernier – cette œuvre – offre à celui qui le reçoit et en use. L’œuvre d’art n’en est une que parce qu’elle fait accéder celui qui la reçoit à une expérience sensible qu’il n’éprouvait pas ou ne connaissait pas en son absence. Précisons que «sensible» ne s’oppose pas à «conceptuel» ou «intellectuel», ni même à «science», puisqu’il est possible d’éprouver une jouissance ou une déception face à un raisonnement philosophique – comme à la lecture de ce qui précède –, à la résolution d’une équation mathématique ou à une découverte scientifique. Ajoutons encore que la «sensibilité» n’est pas une caractéristique que le sujet reçoit comme un donné immuable, qui lui serait propre. La «sensibilité» s’éduque, se travaille, s’affine, s’inscrit dans une histoire personnelle, mais aussi collective; elle évolue… La découverte des saveurs qu’un chef qui maîtrise l’art culinaire est capable de déployer, par exemple, suppose des comparaisons, une mémoire, un langage… «Sentir» peut s’apprendre comme on apprend à dessiner, et quelqu’un peut être tout à fait surpris par l’étendue de la sensibilité qu’il découvre.

L’art est un moyen de transports On le sait, telle œuvre peut nous avoir laissé de marbre à 15 ans et nous bouleverser à 40… Les tableaux de Rubens, par exemple, ou le Carré blanc sur fond blanc de Malevitch sont souvent regardés avec scepticisme par ceux qui n’ont pas eu l’occasion de se familiariser avec la peinture. Trop chargés et trop codés pour les uns, trop vide et abstrait pour l’autre. Mais qui prend ensuite le temps de faire connaissance avec ces œuvres, de s’y exposer et d’en voir d’autres qui vont tisser, avec elles et autour d’elles, un réseau de significations – une culture –, découvrira bientôt leur puissance, l’effet dont elles sont capables. L’art travaille donc avec l’émotion. Il est un dehors qui provoque chez celui qui le reçoit un déplacement intérieur, une sortie en lui de lui-même. C’est ce que vise l’artiste. Son œuvre sort de lui, mais, précisément, en sortant, lui devient extérieure; elle se place hors de lui, et le met hors champ. Désormais, c’est à son destinataire qu’elle s’adresse, à celui qui la recevra. C’est au spectateur, à l’auditeur, au lecteur de jouer. Le voilà en situation d’interpréter – comme un musicien ou un comédien – les émotions que provoque l’œuvre en lui.

Cette notion de jeu est importante. Elle renvoie, entre autres, à l’enfant qui découvre le monde en jouant. De fait, l’œuvre digne de ce nom ouvre un monde à découvrir. Elle fait presque naître celui qui l’accueille à une nouveauté du monde, au monde comme autre. En cela, elle manifeste, dans sa présence, un dépassement, une transcendance. Le jeu de parole oriente ou dispose vers ailleurs, par la surprise de sens qu’il réserve. C’est bien parce que nos articulations jouent – ne sont pas bloquées – que nous sommes capables de nous mouvoir. Par les émotions qu’elles suscitent et dont elles permettent la manifestation, les œuvres d’art sont un des instruments de notre mobilité. C’est au spectateur de jouer: l’œuvre d’art propose le jeu, elle ne le décide pas, ni ne le mène, ni ne l’arbitre. Son créateur ne détermine pas ce qui se passe une fois qu’elle s’est détachée de lui. L’œuvre ne relève ni du dogme ni de l’idéologie. L’offre de l’art se veut plus souple, plus ouverte: elle fait toujours un pari sur l’incertain de la vie.

Il n’a jamais jamais connu de loi L’artiste n’est pas un gourou, ni un chef. Il n’exerce aucun pouvoir, si ce n’est poétique – donc ouvert. Lorsqu’il cherche à verrouiller la lecture de son œuvre, lorsqu’il en surligne le sens, ou lorsqu’il s’enferme dans la répétition d’un effet dont il a constaté qu’il fonctionne, il devient ennuyeux, pompier. Il perd, en fait, son art. De même, tout art «officiel» est voué à l’échec, en tant qu’art, aussi longtemps que le pouvoir qui l’impose s’exerce. Ce n’est que lorsque ce pouvoir s’est retiré que les objets créés peuvent accéder au statut d’œuvre. Ainsi, au centre de Kiev, les immeubles staliniens du Krechtchatyk, la principale avenue de la capitale ukrainienne, ont-ils un charme que l’on ne pouvait goûter lorsqu’ils étaient emprisonnés dans la mission d’affirmation de la puissance du soviétisme. Délivrés de ce poids, ils existent pour eux-mêmes et il est possible, sans oublier le passé, de les investir d’autres significations. On peut y voir notamment, dans la couleur des façades, une méridionalité joyeuse qui avait commencé à subvertir la volonté uniformisatrice et froide qui avait ordonné de répliquer ce qui s’était fait à Moscou. Ainsi, est-ce par la liberté – la sienne et celle qu’il nous reconnaît – que l’art nous touche. •

L’art de la motion selon Ignace

« Parce qu’il ne trouvait pas dans l’Église les maîtres qui auraient pu le libérer dans son désir de suivre le Christ, Ignace a fini par apprendre cette liberté par lui-même, explique Patrick Goujon*, professeur d’histoire des spiritualités au Centre Sèvres.Il affirme, et c’est son originalité absolue, que l’orientation fondamentale de l’humain vers Dieu se perçoit dans ce mouvement de joie qui affecte l’être. » Il va donc proposer d’opérer un discernement des « motions » (mociones, en espagnol), des mouvements qui nous animent. Le sujet doit se rendre attentif à ses affects : joie, courage, tristesse, agressivité… Ignace considère que ces affects viennent de Dieu, de soi, ou d’un « mauvais esprit ». Ils peuvent donc être interprétés comme des éléments à partir desquels il est possible d’orienter sa vie. « C’est le type de rapport au monde que nous avons et la manière dont ce rapport au monde et aux autres nous affecte qui permettent de trouver les moyens de se guider dans l’existence, étant entendu qu’une existence menée selon Dieu ne peut que nous mener à la joie. C’est par l’apprentissage que fait chacun de sa propre vie qu’il reçoit une confirmation de la direction à prendre. » L’accompagnateur aide à faire cet apprentissage… Loin d’absolutiser l’émotion, Ignace invite à un pas de côté par rapport aux affects : il s’agit de les interpréter et non pas de s’y abandonner. Il n’est pas question de dire le bien et le mal, mais de discerner à partir de ce qui est bon pour vivre si l’on est dans la bonne orientation de son être, celle qui réjouit, qui donne de la force, du courage,etc. Ainsi sort-on de l’emprise du scrupule et du surmoi – pour reprendre la terminologie freudienne. Ce discernement s’inscrit dans une temporalité des événements. On retrouve cela chez Thérèse d’Avila, pour qui la rencontre du jésuite Balthazar Álvarez aura été une forme de libération dans son expérience spirituelle. Elle-même mettra en garde ses sœurs contre la fascination que peuvent exercer les « grâces spirituelles », qui ne valent, selon elle, que pour le moment où on les reçoit. Trenteans environ après la mort d’Ignace, les jésuites qui rédigeront des commentaires de ses Exercices spirituels estimeront qu’il est trop risqué de s’appuyer sur les « motions » ; des mouvements bien trop éphémères. Ils valoriseront l’évaluation des raisons qui permettent d’argumenter pour ou contre un choix. Retour vers le primat de la rationalité, au risque que le choix soit dicté par le directeur de conscience, celui qui « sait » le bien et le mal.

Jean-François Bouthors

* Patrick C. Goujon a publié en octobre dernier Prière de ne pas abuser, au Seuil.

Émotions &dictature

Les régimes autoritaires ne tiennent pas seulement par l’armée, la police et le manque de libertés. La manipulation des émotions, dont la plus primaire, la peur, est un levier de choix. Par Antoine Champagne

La peur est probablement l’une des émotions les plus puissantes. Elle peut déclencher des réactions violentes, amener toute une population à accepter des mesures contraignantes et même liberticides. C’est donc sur ce registre que jouent généralement les dictateurs. La peur de l’autre, de son arsenal, des idées qui pourraient corrompre le pays, tout est bon pour amener la population à penser que, hors de l’homme fort, représenté par le dictateur, il n’y a point de salut. C’est lui, avec ses lois, avec ses guerres contre «l’ennemi», qui sera le sauveur. Et franchement… Qui voudrait renverser un sauveur? Mais régner en s’appuyant sur les émotions n’est pas une idée neuve. Dans son livre La Peur: histoire d’une idée politique, Corey Robin s’emploie à démontrer que la peur, mais aussi la terreur ou l’angoisse – ont toujours servi aux classes dirigeantes à asseoir leur pouvoir. Pour amener le lecteur à comprendre qu’elle est «utilisée» par les pouvoirs en place, y compris désormais dans nos démocraties et particulièrement aux États-Unis, l’auteur s’appuie sur des auteurs comme Tocqueville, Montesquieu ou Hannah Arendt. Platon avait également théorisé, dans La République, ce que la peur pouvait générer. Le philosophe suggèrait que les hommes libres doivent «craindre plus l’esclavage que la mort»; en d’autres termes, il faut craindre la réduction en esclavage provoquée par une guerre perdue et il convient donc de se préparer à la guerre et de soutenir les dirigeants qui la mèneront. Cicéron et Aristote ont quant à eux expliqué qu’un bon orateur pouvait avoir recours aux

émotions et à la peur pour parvenir à ses fins. La fin justifie les moyens, surtout lorsqu’ils sont diablement efficaces… Machiavel ou Thomas Hobbes, auteur de Léviathan, ont également abordé ce sujet. Pour ce dernier, un État peut être formé par un «contrat» aux termes duquel les citoyens «troquent» une part de leur liberté contre l’assurance de la sécurité qu’il leur procure. Sur ce terrain, il est impossible de faire l’impasse sur les écrits d’Adolf Hitler, pour qui, dans Mein Kampf, «l’art de tous les grands chefs populaires a toujours consisté à concentrer l’attention des masses sur un seul ennemi», car «les grandes masses sont aveugles et stupides. […] La seule chose qui soit stable, c’est l’émotion et la haine». Combien de despotes ont assis leur pouvoir sur l’exaltation de la peur, sur le repli identitaire et la fameuse «fermeture des frontières» supposés protéger d’un ennemi allogène, sur l’exaltation des haines interreligieuses?

En démocratie aussi Plus inquiétant, cette approche de la gestion des populations qui met de côté la raison a désormais fait son chemin hors des dictatures, et l’on parle désormais de «politique de la peur» dans le cadre démocratique. «Le but de la politique est de garder la population inquiète et donc en demande d’être mise en sécurité, en la menaçant d’une série ininterrompue de monstres, tous étant imaginaires», écrivait le journaliste et écrivain américain Henry Louis Mencken. Aux États-Unis, la peur du bloc communiste, remplacée par la peur des hackers et de la cyberguerre dans les années 1990, puis par celle des terroristes après 2001, a été un puissant moteur. Après 2001, deux images ont marqué les esprits: George Bush Jr. énonçant que, désormais, les pays du reste du monde sont «avec nous ou contre nous», et Colin Powell agitant un flacon de poudre blanche à l’Onu pour illustrer les armes de destruction massive chimiques irakiennes, dont personne ne trouvera trace par la suite, et justifier une guerre contre ce pays. «La Corée du Nord est particulièrement active sur ce registre. Elle joue en permanence sur le registre émotionnel, la peur, bien sûr, mais aussi la tristesse, la joie… Des moments de deuil, des anniversaires rythment l’année, c’est une forme de contrôle social qui permet de mieux évaluer qui est avec le pouvoir et qui ne l’est pas, en fonction de l’adhésion à ces instants», explique Philippe Moreau Chevrolet, professeur de communication politique à Sciences Po. Pour lui, dans une dictature, la peur est sans doute la forme la plus basique du contrôle social. Elle permet de déclencher une surveillance mutuelle des citoyens, elle mobilise aisément un collectif, notamment en évoquant un ennemi commun, mais elle ne peut suffire à préserver

le dictateur. «Il faut aussi pouvoir produire des moments de communion. La peur provoque l’obéissance; la communion, laïque dans ce cas, provoque l’adhésion», ajoute-t-il. En démocratie aussi, la peur peut être agitée pour provoquer, au mieux, l’adhésion, au pire, l’acceptation. «Lorsque George Bush manie la peur après 2001, ce n’est pas simplement une rhétorique conservatrice. Il veut faire passer des mesures qui sont liberticides. Et puis, il y a aussi des moments où l’exécutif lui-même a peur. Comme en 2001 aux États-Unis ou en 2015 en France», reprend Philippe Moreau Chevrolet. De fait, le discours anxiogène de George Bush permet de faire passer des lois particulièrement liberticides, comme le Patriot Act. Le discours théâtral de Colin Powell à l’Onu permet, quant à lui, de justifier et de déclencher une «guerre préventive» contre un pays qui ne menaçait en rien les États-Unis. Les guerres préventives avaient disparu depuis la Seconde Guerre mondiale…

Là, maintenant, tout de suite La peur est également sollicitée par des politiques, comme Éric Zemmour, qui évoque la fin supposée d’une forme de civilisation, par les écologistes, qui annoncent une catastrophe climatique, par les démocrates, pour qui c’est: «Nous ou le chaos Zemmour»… Les émotions sont par ailleurs au cœur des changements comportementaux induits par l’usage massif des réseaux sociaux: le «partage» d’informations sur ces plateformes repose principalement sur l’émotionnel. Pas sur une démarche rationnelle. Or, le rôle des réseaux sociaux dans les processus électoraux ne cesse d’augmenter. Ils sont instrumentalisés par les équipes numériques des candidats, par des pays qui veulent influer sur les élections, comme aux États-Unis en 2016. «C’est l’esprit d’une époque, toutes les décisions tendent désormais à reposer sur l’immédiateté et l’émotion. Ceux qui savent manier cela réussissent mieux que les autres et cela peut devenir un danger pour la démocratie. Elle pourrait facilement glisser vers autre chose. Vers ce que l’on a fini par appeler les “démocraties illibérales”. Observez Zemmour. Peu lui importe de susciter des émotions négatives. On parle de lui, c’est l’essentiel. Les démocrates ne savent pas jouer sur ce registre, ils sont mal à l’aise. C’est ce qui s’est passé avec Trump. L’ancien président américain avait poussé cela à l’extrême. Cela a même fini par le définir», poursuit Philippe Moreau Chevrolet. On peut se contenter de regretter que l’émotion remplace la réflexion et qu’elle détermine les choix politiques des nations. On peut s’attrister du fait que les dirigeants, y compris en démocratie, y recourent de plus en plus. Mais il va surtout falloir que les démocrates s’adaptent et trouvent les moyens de réagir à ce changement. •

Les rites, canalisateurs d’émotions

Les panthéonisations

Par Cécile Andrzejewski

Le 11 novembre dernier, Alain était devant sa télé. Il voulait suivre, en direct, l’inhumation au Mont-Valérien d’Hubert Germain, dernier compagnon de la Libération. « Je ne rate quasiment jamais les hommages nationaux comme ceux-là, explique le retraité. C’est important d’accompagner ces hommes et ces femmes. Eux ont été là pour le pays quand il le fallait. On leur doit tellement. » Un rituel national qui s’invente au long des siècles. « Les rites s’inscrivent et se trouvent au fondement des régimes politiques car les manifestations d’émotion collectives contribuent à construire une identité de groupe », décrypte l’historien Fabrice d’Almeida. Il rappelle que si les États se forment au xviie siècle, c’est au xixe qu’ils commencent à s’identifier à des nations. « Or, ajoute-t-il, ces nations ne vont pas de soi. On voit une grande homogénéité des territoires, on commence à se dire qu’il faut unifier le territoire national, nationaliser les masses, alors on invente les grands rituels, qui vont servir à faire nation. » Le 22 mai 1885, Victor Hugo meurt à Paris. Ses obsèques constitueront un tournant. « L’homme qui a défendu, voulu la République. L’écrivain du peuple, qui est resté dans Paris assiégé. Cet homme c’est la mémoire du siècle. Donc, on veut lui organiser les plus grandes funérailles possibles. » Un décret paru au Journal officiel le 27 mai 1885 décide qu’il sera inhumé au Panthéon – un édifice qui a été, au gré des changements de régimes successifs, soit religieux, soit patriotique. Et qui devient, à cette occasion, tombeau des grands hommes, puis des grandes femmes, de la République. En attendant les funérailles, l’écrivain sera d’abord veillé chez lui, puis sa dépouille reposera sous l’Arc de triomphe. « Pour la première fois, on trace un trajet pour mener son cercueil. Un million de personnes viennent et défilent avec solennité. Cet itinéraire-là n’a presque pas varié aujourd’hui. Ce qu’on a inventé à cette occasion, ce recueillement, donne une signification à l’émotion, à la tristesse, ça offre la grandeur d’une célébration », détaille Fabrice d’Almeida. D’après l’historien, ces lieux – Panthéon, Arc de Triomphe, mais aussi Invalides – deviennent ainsi « des lieux pour la “religion civique”, selon les mots du chercheur italien Emilio Gentile. La religion civique est réalisatrice d’émotions. Elle continue d’être employée par l’État pour maintenir l’attachement des citoyens à leur pays. Décider de panthéoniser des individus ou d’organiser une cérémonie aux Invalides signifie s’adosser à la religion civique. » Une religion à laquelle, Alain, pourtant plutôt athée, prend part consciencieusement.

Tremper la plume dans l’émotion

Un discours qui transporte, ce sont – souvent – des voix de gagnées. Mais, en démocratie, le dosage n’est pas toujours évident, comme l’expliquent deux «plumes». Par Jacques Duplessy

Rien n’a changé depuis Cicéron et le triptyque de l’éloquence classique: enseigner, séduire et émouvoir, explique Aquilino Morelle, «plume» de Lionel Jospin et de François Hollande pour sa campagne présidentielle. Un discours réussi doit avoir ces trois composantes. Donc, le registre de l’émotion fait partie intégrante du discours politique, on ne peut pas saisir une foule sans s’adresser à son cœur.» Mais il n’y a pas de recette toute faite: il s’agit d’abord de se mettre au service de quelqu’un en prenant en compte sa personnalité, son style et sa rhétorique. «Travailler pour Jospin ou pour Hollande, c’est totalement différent. Lionel est quelqu’un d’extrêmement tenu, il avait une conception du discours politique très didactique, il voulait tout démontrer. Avec François, on était dans le registre de la conversation. Mais on doit toujours faire passer un message et, en même temps, emmener ceux qui écoutent quelque part par le registre de l’émotion.» «Un discours réussi implique un transport – au sens xviie siècle du terme – de l’auditoire, confirme Sophie Bouchet-Petersen, “plume” pour François Mitterrand et Ségolène Royal. Mais je n’ai jamais consciemment pensé l’usage de l’émotion dans l’écriture des discours que je préparais.» Pour elle, l’enjeu est d’abord d’expliciter une vision qui précède le projet. «Le discours politique ne doit pas être réduit à un catalogue de technocrate, il doit donner les raisons profondes et pas que les mesures. Ce qui ne doit pas empêcher d’être précis quand il le faut, sur un projet de loi par exemple. Mais il faut toujours un supplément d’âme.» Pour cela, Sophie Bouchet-Petersen se nourrissait aussi de références historiques, littéraires et poétiques. «C’est peut-être ça qui

entrouvre la fenêtre à l’émotion. La politique, c’est donner envie, donc il faut manifester qu’on a cette envie.» Selon Aquilino Morelle, il y a différentes manières d’atteindre cette émotion. «Parfois elle se dégage du résultat final, de la conclusion à laquelle vous arrivez, elle peut se dégager de la puissance de votre propos, de la sincérité de ce que l’on dit, parfois elle peut être suscitée par de véritables effets rhétoriques en s’adressant directement aux gens, en les interpellant, en remémorant des souvenirs communs ou des personnalités dont on sait qu’elles vont créer de l’émotion. Souvent, c’est un mélange des deux. Quoi qu’il en soit, c’est un passage obligé. L’alchimie entre éléments rationnels et émotion vient assez naturellement dans l’écriture.» «Je pense que l’émotion et les émotions sont extrêmement importantes en politique, analyse Sophie Bouchet-Petersen. Il faut vibrer pour s’engager en politique, sinon on a un plan de carrière, mais c’est autre chose… Je ne suis pas pour expulser les émotions de la politique et de l’engagement, mais un discours, c’est cérébral, sinon c’est démago. C’est pour cela que l’émotion réduite à “comment je vais susciter l’émotion dans le public”, consciemment, explicitement, je ne me suis jamais posé la question dans ces termes-là. Le point de départ est aussi d’être ému par son sujet. C’était mon cas en préparant les discours sur l’esclavage, sur Frantz Fanon ou pour la COP21. Il faut croire à ce qu’on écrit et en la personne pour laquelle on écrit. S’il n’y a pas cette conviction-là, ça ne sera pas bon.» Tous deux sont conscients que l’exercice peut comporter des dangers. «En utilisant les ficelles de la rhétorique et de l’émotion, le risque est que le discours soit artificiel, et que cela s’entende. Un discours de démocrate ne peut pas être uniquement dans le registre de l’émotion et de la passion. Le vrai risque en démocratie n’est pas celui-là, c’est de mentir, de séduire en disant des choses auxquelles on ne croit pas ou en faisant une promesse dont on sait qu’on ne la tiendra pas. Notre apathie démocratique est due à cela: les gens considèrent que les responsables politiques ne tiennent jamais leurs engagements. Et, malheureusement, les exemples pour leur donner raison ne manquent pas…», insiste Aquilino Morelle. «Le risque d’un discours démagogique, c’est d’attiser chez les gens ce qui n’est pas forcément le meilleur, déplore Sophie BouchetPetersen. Par exemple, être émue par l’épopée de la Révolution française – je l’ai été et le suis toujours – ne veut pas dire céder à la dictature des émotions. Oui, il y a une part d’émotion à voir un peuple se révolter et à le raconter, mais pas pour en faire n’importe quoi. Il ne faut pas que l’émotion soit populiste. Les émotions sont utiles dans la mesure où elles viennent conforter un cadre réflexif. La responsabilité des politiques est de réveiller le meilleur chez les hommes.» •

ém tionen politique L’

L’émotion a envahi le champ politique. Pour Anne-Cécile Robert, autrice de La Stratégie de l’émotion (Lux, 2018), elle peut obscurcir le débat et empêcher l’argumentation.

Quelle place occupe l’émotion dans le champ politique?

En politique, on la voit aux discours, qui se transforment en prêches. Emmanuel Macron fait ça très bien. Au moment de la séquence des gilets jaunes, il avait pris la parole sur un registre émotionnel très charismatique. Des personnalités comme Xavier Bertrand ou Marine Le Pen mobilisent aussi beaucoup les affects sur les questions de sécurité. Dans les années 1990 déjà, Tony Blair était passé maître dans l’art des grands discours ponctués de sentences moralisatrices, comme «Ne laisser personne sur le bord du chemin», lesquelles émeuvent sur le moment mais n’impliquent aucune action concrète. Combien de hauts responsables politiques ont été photographiés un jour ou l’autre la larme à l’œil? C’est le cas de l’actuel président de la République, comme de François Hollande, Barack Obama, Angela Merkel ou encore Justin Trudeau, qui a souvent pleuré devant les caméras. Ce dernier l’a fait pour de bonnes raisons, lorsqu’il a mis un terme aux discriminations dont sont victimes les personnes LGBT dans l’armée, ou reconnu les ravages causés sur les populations autochtones par la politique d’assimilation forcée menée par le Canada. Il n’empêche que, mis à part le cas de la manipulation pure et simple, laisser couler ses larmes participe de la construction d’un personnage. Il faut fendre l’armure, montrer qu’on est humain. Et même si les démonstrations émotives peuvent être sincères, leur accumulation peut mettre mal à l’aise.

L’émotion peut s’avérer trompeuse…

On part du principe que la personne qui manifeste une émotion est dans un moment de vérité qui lui échappe. C’est une idée reçue. Combien de fois s’est-on trompé en se laissant porter par une émotion amoureuse? En réalité, la tristesse ou la colère disent beaucoup plus de choses sur la personne qui éprouve de tels sentiments que sur ce qu’elle est en train de regarder. Sinon il n’y aurait pas des musiques qui émeuvent un individu et en laissent un autre

de marbre. C’est aussi ce qui fait que les émotions sont un terreau si favorable aux mensonges du populisme. Pour prendre un exemple caricatural, songeons à la manière dont les mouvements fascistes utilisaient les affects pour embrigader les gens.

L’émotion n’est-elle pas plus efficace pour emporter l’adhésion?

C’est la question centrale de notre époque. Les mouvements populistes ont renoncé à convaincre, ils préfèrent persuader par l’émotion, ce qui va de pair avec l’adhésion à un chef, pas forcément à son discours ou à ses idées, mais à sa personne. C’est en ce sens que l’émotion est dangereuse pour la démocratie. Quand elle devient envahissante, elle vient forcément remplacer quelque chose: au débat raisonné et à l’échange d’arguments se substituent des adhésions qui peuvent être tribales et charismatiques. Et, quel que soit le chef, on sait bien qu’il n’a pas toujours raison, qu’il peut se tromper. Mais le réflexe, dans des sociétés qui souffrent, consiste à chercher refuge dans les affects qui ont un côté consolant. On le voit dans l’attrait des «marches blanches», qui reconstituent un peu de chaleur humaine… mais qui nous endorment! Cette confiance placée dans l’émotion traduit une forme de démission du citoyen.

Les sciences sociales se sont penchées sur le rôle des émotions, notamment de la colère, dans le déclenchement de mouvements sociaux.

C’est toute la question du curseur. Il ne s’agit pas de bannir l’émotion de l’espace public, mais de la remettre à sa juste place. En Tunisie, quand Mohamed Bouazizi s’est immolé par le feu, cela a donné le coup d’envoi à un grand mouvement qui a débouché sur le renversement du président Ben Ali. Mais l’émotion en elle-même ne permet pas de construire quoi que ce soit. La colère de Greta Thunberg est très saine, elle fracasse le côté compassé des grandes réunions internationales, mais, en même temps, elle clôt la discussion en envoyant un ultimatum. Or, lutter contre le réchauffement climatique est un sujet éminemment politique, qui appelle du débat.

Certaines émotions sont-elles aujourd’hui moins légitimes?

L’émotion est sélective. On peut être touché par le sort des migrants – et l’on aura raison de l’être – et au contraire insensible à la condition des ouvriers d’une usine en grève. L’un d’eux a tenté de s’immoler par le feu récemment et ça n’a donné lieu qu’à un entrefilet dans la presse… Quand un enfant vient de se noyer en Méditerranée, on a spontanément envie de pleurer. En revanche, il faut réfléchir pour verser une larme sur des salariés licenciés brutalement, parce qu’on n’est plus dans L’Assommoir de Zola: on ne voit pas des personnes émaciées qui meurent de faim, mais des gens qui n’ont pas

l’air dans le besoin. On se dit qu’ils vont toucher une allocation, retrouver du boulot, alors que, dans certaines branches, perdre son travail, c’est la fin du monde. Pour que de telles situations suscitent de l’émotion, cela implique un raisonnement. Il faut se défaire de l’idée que nous vivons dans des sociétés modernes, des univers protégés, où tout ça n’est pas si grave.

La société a pourtant pris conscience du caractère essentiel de ces métiers lors du premier confinement…

À l’époque, tout le monde avait peur, il y avait des morts, on ne savait pas où on allait, on se sentait très fragile, du coup la reconnaissance s’est portée sur ces gens un peu comme quand on sort d’une opération: on a envie d’embrasser le médecin et après on passe à autre chose! On peut considérer une infirmière comme une héroïne et ne pas faire le lien avec une politique publique qui rogne les financements de l’hôpital. Quand il s’agit de défendre les services publics, il n’y a plus personne. Au fond, les applaudissements illustrent le caractère éphémère de l’émotion, qui dépolitise tout.

En même temps, l’émotion influence les politiques publiques. N’est-ce pas ce dont témoigne le principe «un fait divers, une loi»?

Le nombre de faits divers dans les médias français télévisés suit une courbe exponentielle. Ce sont surtout des événements tragiques ou spectaculaires, comme des accidents ou des meurtres. En adoptant une lecture sensible des événements, la presse choisit entre ceux qui sont dignes d’empathie et ceux qui méritent l’opprobre public. C’est le côté simplificateur de l’émotion, qui obscurcit les débats de fond. Elle empêche la société de prendre du recul et dépossède la démocratie des outils qui sont les siens: le débat d’idées. Face à quelqu’un qui pleure, il n’y a plus rien à dire. C’est d’autant plus dommageable que le moindre emballement peut avoir un réel impact sur les politiques publiques, surtout avec les dirigeants d’aujourd’hui, qui gouvernent en surveillant les tendances sur les réseaux sociaux. Le fait qu’on en soit là traduit une vraie régression de l’humanité. Le stade émotionnel est presque primitif.

Quelle «stratégie» politique derrière les larmes des gouvernants?

C’est une façon de recréer de la proximité, en effaçant les frontières entre public et privé. Mais ça peut aussi être le paravent de l’impuissance. Pour les dirigeants politiques, l’émotion est une manière de cacher qu’ils ont les mains sur le tableau de bord. La larme est le propre de responsables politiques qui ont renoncé à changer le monde. Le règne de l’émotion, c’est le suicide de la politique.

Propos recueillis par Marion Rousset.

voir

Douce nuit, sainte nuit? Quand elle est de Noël, c’est un espoir pour le monde. Pourtant, la nuit est multiple, accueillante pour les uns, terrifiante pour les autres. C’est le refuge des amants, mais elle peut être propice aux pires turpitudes et aux attaques feutrées. L’on y dort en toute quiétude ou l’on y veille, fébrile. David Brouzet nous emporte dans la ronde de nos nuits. Chut!!!

Kaboul. Nous avons tous été saisis d’horreur quand les talibans ont pris la capitale afghane. Ce retour à l’obscurantisme le plus absolu déchire le cœur et la raison. Oriane Zerah, qui vit et travaille en Afghanistan, a assisté, impuissante, au débarquement des talibans. Ses photos valent mille mots, parce qu’en plus de documenter l’horreur, elle sait débusquer la petite flamme de l’espérance qui naît dans la résistance.

À tous ceux – car ce sont souvent des hommes – qui ricanent en soulignant que les artistes hommes ont marqué l’histoire des arts, contrairement aux femmes, nous ne nous donnerons pas la peine de répondre. Si les raisons de l’invisibilité des femmes les intéressaient un tant soit peu, ils ravaleraient leurs sarcasmes. Jean-François Bouthors a choisi cinq artistes dont la puissance des œuvres démontre, mieux que des mots, que le talent n’a pas de sexe.

La Nuit

Entends, ma chère, entends la douce Nuit qui marche

La veille de la bataille du pont Milvius qui l’opposa en 312 à son rival Maxence, Constantin vit dans un rêve une croix dans le ciel. Il entendit une voix lui annoncer : « In hoc signo vinces » (« Par ce signe, tu vaincras »). Vainqueur, Constantin se convertit au christianisme. Piero della Francesca fait preuve d’une maîtrise de la lumière alors sans précédent. La clarté surnaturelle émanant de l’ange illumine l’empereur endormi sous sa tente et découpe la surface de la fresque en strictes formes géométriques. Les effets de contre-jour renforcent l’intensité dramatique de la scène.

Le Songe de Constantin

Piero della Francesca, 1458-1466, Arezzo, basilique San Francesco.

La nuit est profondément ambivalente. L’Antiquité lui accordait une puissance redoutable: selon Hésiode, Nyx (l’Obscurité primordiale) portait dans ses bras deux enfants endormis, Hypnos (le Sommeil) et Thanatos (la Mort)… Mais la nuit invite aussi au repos et au recueillement. Ainsi, la nuit de Noël fera renaître l’amour et l’espérance. À la Renaissance, pour des raisons formelles et symboliques, elle fut célébrée par les artistes. Elle a suscité plus récemment les audaces les plus poétiques: «Tout ce qui nous inspire n’a-t-il pas les couleurs de la Nuit?» Novalis, Hymnes à la Nuit (1800). Par David Brouzet

L’Adoration des bergers,

dit aussi La Nuit

Antonio Allegri da Correggio dit Le Corrège, 1522-1530, Dresde, Gemäldegalerie Alte Meister. © akg-images

La Notte fut commandée par Alberto Pratonieri pour la chapelle familiale de la Nativité dans la basilique San Prospero de Reggio d’Émilie. Le Corrège lui livra l’un des sommets de l’art du clair-obscur, un tableau tout en contrastes. En cette nuit de Noël, l’Enfant Jésus est la Lumière du monde qui éclaire d’humbles bergers qu’une étoile a guidés jusqu’à la crèche. Marie, irradiée, adore le Sauveur. Des anges tourbillonnants descendus du ciel clament la gloire de Dieu au plus haut des cieux.

La Nuit

Michel-Ange, 1526-1531, Florence, basilique San Lorenzo, Sagrestia Nuova. La Nuit de Battista Dossi est une femme endormie sous la lune, que, le matin venu, un coq éveillera de son chant. Elle est veillée par une chouette et par un homme barbu avec un flabellum de plumes personnifiant le Sommeil. Dossi a transposé un passage des Métamorphoses d’Ovide, pour qui la Nuit était mère des Furies. Les monstres, le château en flammes à l’horizon, l’atmosphère infernale associée à la nuit sont inspirés par les tableaux de Jérôme Bosch qui se trouvaient alors à Venise.

Quatre allégories, La Nuit, Le Jour, L’Aurore et Le Crépuscule ornent les tombeaux de Julien et Laurent de Médicis. Les sculptures de MichelAnge eurent un succès immense et exercèrent une influence profonde et durable. Les cheveux longs noués en tresses, les yeux clos, La Nuit porte un diadème orné d’un croissant et d’une étoile. La figure est dotée d’attributs: la chouette – oiseau nocturne – et la guirlande de pavots, associée à la fécondité et au sommeil. Le masque, peut-être un autoportrait de Michel-Ange, est un symbole du rêve ou bien encore de la mort, comprise comme le sommeil du corps en attente de la Résurrection.

La Nuit, dit aussi Le Rêve

Battista Dossi, 1544, Dresde, Gemäldegalerie Alte Meister.

La Ronde de nuit

Rembrandt, 1642, Amsterdam, Rijksmuseum.

La Ronde de nuit, l’un des plus célèbres nocturnes de la peinture hollandaise, est en réalité un tableau diurne auquel le vieillissement et l’encrassement avaient conféré un aspect sombre. Il montre une compagnie de la milice bourgeoise des mousquetaires d’Amsterdam, commandée par Frans Banning Cocq, sortant en armes à la lumière du jour. Cette « fausse nuit » est aussi une œuvre d’une intimité poignante : le tableau fut peint l’année de la mort de Saskia, la première épouse de Rembrandt, qui a donné ses traits à la jeune fille tenant un poulet mort, signe de défaite de l’adversaire.

La Nuit, dit aussi Le Sommeil

Charles Le Brun, 1658-1660, château de Vaux-leVicomte, cabinet des Jeux. © Jean-Pol Grandmont Au château de Vaux-le-Vicomte, chez Nicolas Fouquet, La Nuit de Charles Le Brun, belle figure sensuelle abandonnée au sommeil, orne le cabinet des Jeux. La peinture fut vantée par Jean de La Fontaine, dont Fouquet était également le protecteur, dans Le Songe de Vaux. Et le poète de rivaliser avec le peintre : « Voyez l’autre plafond où la Nuit est tracée ; / […] Par de calmes vapeurs mollement soutenue, / La tête sur son bras, et son bras sur la nue, / Laisse tomber des fleurs, et ne les répand pas : / […] Qu’elle est belle à mes yeux cette Nuit endormie ! »

Nocturne in Black and Gold, the Falling Rocket

James Abbott Mc Neill Whistler, 1875, Détroit, Detroit Institute of Arts.

Whistler, fidèle à la théorie esthétique de Théophile Gautier de l’art pour l’art, estimait qu’une œuvre d’art ne devait exister que pour elle-même. Dans une sorte d’intuition de l’art abstrait, il voulait ainsi «orienter l’attention à l’égard de [son] œuvre seule, déliant la peinture de toute sorte de curiosité qui aurait pu autrement se diriger vers elle. Il s’agit avant tout d’un arrangement de lignes, de formes et de couleurs». Ainsi se présente la nuit magique de Whistler, mélange précieux et onirique de tons d’or et d’infinies nuances de bleu.

Dans une lettre à sa sœur Wilhelmina, Van Gogh a exprimé sa détermination à peindre des nocturnes : « Je veux maintenant absolument peindre un ciel étoilé. Souvent il me semble que la nuit est encore plus richement colorée que le jour, coloré des violets, des bleus et des verts les plus intenses. » Le tableau a été peint à Arles. Van Gogh a capté les reflets de l’éclairage au gaz sur l’eau bleue miroitante du Rhône. Le ciel est illuminé par la constellation de la Grande Ourse. Au premier plan, deux amoureux flânent sur les bords du fleuve.

Nighthawks

Edward Hopper, 1942, Chicago, Art Institute of Chicago.

Quatre personnes sont assises dans un diner du centre-ville, tard dans la nuit. Nighthawks aurait été inspiré à Hopper par Les Tueurs, une nouvelle d’Hemingway dans laquelle deux hommes attendent en vain leur victime dans un bar. Ce texte fut publié en 1927 par la revue Scribner’s Magazine, pour laquelle Edward Hopper travaillait en tant qu’illustrateur. Au-delà du sujet, la nuit d’Hopper révèle avant tout la solitude et l’aliénation de l’individu dans la société américaine.

La Nuit étoilée

Vincent Van Gogh, 1888, Paris, musée d’Orsay.

Kaboul, année zéro X - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022 Kaboul année zéro

Texte et photos: Oriane Zerah

Quatre mois se sont écoulés depuis la chute de Kaboul et la prise de pouvoir par les talibans. L’Afghanistan, qui était déjà l’un des pays les plus pauvres au monde, fait face à une crise humanitaire sans pareille. Le peuple est épuisé, le gouvernement dépassé, et la communauté internationale s’interroge mais tarde à agir. Parmi les victimes, les femmes et les enfants sont le plus durement touchés.

Heureusement que, pour passer le temps, Dunya peut s’adonner à sa passion: le dessin. Privée d’éducation comme des centaines de milliers d’autres jeunes filles afghanes âgées de plus de 12 ans, Dunya, 17 ans, commence à trouver le temps long. Originaire de la province de Farah, elle s’est installée à Kaboul il y a quatre ans car le niveau d’étude y est réputé meilleur. Depuis trois mois, elle a l’impression que sa vie a été mise sur pause: elle ne peut plus aller à l’école, et le centre d’art dans lequel elle étudiait a fermé ses portes par peur de représailles des talibans. «Le jour où ils sont arrivés, tous mes rêves se sont écroulés», déclare-t-elle en feuilletant un de ses carnets de croquis. Ses dessins sont empreints de mélancolie et de violence. Pendant deux mois, la jeune fille est restée cloîtrée. Puis, elle s’est décidée à affronter sa peur et a recommencé à sortir. «Je vais faire un tour tous les jours, mais ce n’est pas comme avant. Rien n’est comme avant depuis que les talibans ont pris Kaboul», regrette-t-elle avec un sourire las. La prise de Kaboul par les talibans le 15 août dernier a sonné le glas de la République islamique d’Afghanistan, aussitôt rebaptisée Émirat islamique d’Afghanistan. Elle a plongé la capitale dans la stupéfaction. Nul ne s’attendait à ce que la ville phare tombe aussi rapidement sous le joug des insurgés. Une peur panique a envahi la métropole, poussant des milliers de gens à se rendre à l’aéroport dans l’espoir d’une évacuation. Plus de trois mois se sont écoulés depuis les terribles scènes de chaos dont le monde entier a été témoin. Si, durant les premières semaines, les nouveaux maîtres du pays ont célébré leur victoire, l’heure n’est plus aux réjouissances. Le changement brutal de régime a eu des répercussions immédiates sur une économie déjà extrêmement faible et fragilisée par les conditions sécuritaires, une sécheresse dévastatrice et l’épidémie de Covid-19. De nombreuses personnes se sont retrouvées au chômage, et celles employées dans le secteur

Ouverture: Namatulla Haqani est originaire de la province du Logar. À 12 ans, il a rejoint les talibans. Il est arrivé à Kaboul le 15 août lorsque ceux-ci ont pris la capitale. Ci-dessus: Dunya s’adonne à sa passion, le dessin. À droite, en haut: Patrouille talibane dans les rues de Kaboul. À droite, en bas: Devant l’ambassade des États-Unis, des talibans fraîchement débarqués à Kaboul viennent acheter des drapeaux de l’Émirat islamique, des pins, ou des bandeaux.

public n’ont pas reçu leur salaire depuis des mois. Quant aux femmes, elles ont été dès le début évincées de la société, et nombre d’entre elles se sont vu refuser le droit de travailler. Dans les semaines qui ont suivi la chute de Kaboul, peu nombreuses étaient celles qui se hasardaient dans les rues de la capitale. Au fil des jours elles se sont enhardies, et ont recommencé à sortir. La plupart ont cependant changé leurs habitudes vestimentaires. Certaines portent la burqa – les talibans l’avaient rendu obligatoire lors de leur précédent règne, pas cette fois –, quand d’autres ont adopté l’abaya, une longue tunique noire descendant jusqu’aux chevilles qui recouvre les vêtements. Mais certaines mettent un point d’honneur à porter des couleurs vives. Pour elles c’est un acte de résistance. Gul Pari, elle, fait partie de celles qui ont pu reprendre leur travail. Elle est infirmière en chef dans l’un des services de l’hôpital français pour les enfants. Mais, pour elle également, les choses ont changé. Une petite fille de 11 ans a été récemment hospitalisée. Son père, un taliban d’une cinquantaine d’années, marmonnait une prière chaque fois qu’il s’adressait à elle, parce qu’elle est une femme, puis il a demandé

qu’un rideau soit placé entre eux deux afin qu’il ne puisse pas la voir quand il lui parlait. Les infirmiers n’étaient pas autorisés à entrer dans la chambre de sa fille, seules les infirmières en avaient le droit. Si une partie de la population, usée par les années de guerre, avait voulu voir dans l’arrivée des talibans une promesse de paix et d’accalmie due à l’arrêt des combats, elle déchante déjà. Les attaques à répétition perpétrées par Daech, la famine qui menace, l’absence de mesures prises par le gouvernement, le ralentissement de l’aide humanitaire, dont le pays est dépendant, et le gel des avoirs par la communauté internationale font craindre le pire pour un pays en souffrance depuis plus de quarante ans.

À gauche: Des femmes se réunissent dans un jardin de Kaboul après avoir manifesté pour leurs droits. À droite: Des Afghanes vêtues de la burqa espèrent des dons de pain devant une boulangerie de Kaboul. La majorité d’entre elles viennent ici tous les jours et attendent parfois trois heures pour une miche de pain – qui coûte 10 afghanis (0,09 euro).

Femmes

Longtemps, l’art a été essentiellement une histoire d’hommes. Ce qui ne veut pas dire que les femmes ne peignaient pas, ne sculptaient pas, ne composaient pas, n’écrivaient pas. Mais, à de rares exceptions près, elles restaient invisibles, inaudibles, non lues. Le meilleur service qu’on puisse leur rendre, ce n’est pas de les considérer à partir d’un statut de victime, mais pour la force et la beauté de leurs œuvres. La preuve par cinq…

Par Jean-François Bouthors

Le LAAC (Lieu d’art et action contemporaine) de Dunkerque lui consacre jusqu’au 5 mars prochain une exposition personnelle : « L’Ordre naturel des choses », et elle est représentée, à Paris, par la galerie Univer. Ses herbiers, ses entrelacs, ses pelotes, ses « écritures » sur ardoises avec des végétaux tressés sont d’une délicatesse rare. Née en 1934 dans une petite commune de Corrèze, en bord de Dordogne, elle travaille avec ce qu’elle ramasse : herbes, pétales, tiges, épluchures, cailloux, terre… Rien n’est choisi au hasard. Elle tisse, tresse, assemble le « naturel » à la manière de ce que faisaient naguère les femmes chez elles avec le fil et le tissu, brodant, raccommodant et rapiéçant. Marinette Cueco s’immerge dans le végétal et « par des gestes archaïques ou rudimentaires » – ce sont ses mots –, des gestes très simples dans leur principe, elle nous en livre la puissance intérieure. Son art est une manière d’être, une relation aux

Marinette Cueco

choses, à leur matière, à leur fragilité, mais aussi à leur permanence. Comme le note Évelyne Artaud, commissaire de l’exposition du LAAC, le travail de Marinette Cueco est une affaire de gravité. Celle de l’artiste face à l’impossibilité de restituer la pleine unité de la nature à partir des fragments qu’elle récolte et assemble. Impossibilité d’autant plus forte que la matière ne cesse d’évoluer avec le temps et qu’elle porte silencieusement tout ce qui l’entourait au moment où elle a été collectée. Mais gravité aussi de l’objet créé et de l’installation composée : force d’attraction qui appelle le regard, invite à la méditation, mobilise la sensibilité et l’esprit du spectateur et l’ouvre ainsi à un autre rapport au monde… Marinette Cueco Rhododendron - Jardin de Claudine S., non daté. Herbier, 22,5 cm x 22,5 cm. Photo © Bertrand Hugues. Courtesy galerie Univer.

Cette artiste espagnole, installée en France depuis 1970, collectionne les interrogations, dont elle fait des œuvres ou des performances, comme celle qu’elle a réalisée en février 2020 à Limoges, dont le texte et l’enregistrement ont été publiés, sous le titre Questions & réponses, par les éditions Dernier Télégramme. Tout l’art qu’elle déploie consiste à confronter l’esprit à l’inattendu.

Esther Ferrer

Il y a bien sûr chez elle un goût certain pour la provocation, un sens aigu du nonsense – cette forme d’humour qui introduit un coin dans les plus solides évidences –, un net penchant pour le maniement de l’absurde. On a pu voir l’automne dernier l’ironie dont elle fait preuve lors de l’exposition «Un peu de tout mais bien ordonné», à la galerie Lara Vincy à Paris. On peut citer son (Lucio) Fontana révisé où elle referme la célèbre fente

Esther Ferrer

Geste barrière: 1m, 2020. Tirage photo couleur, image: 70 x 140 cm, encadrement: 85 x 155 cm. Édition de cinq exemplaires signés, titrés et numérotés en bas à gauche. Photo © Gwen Le Bras. Courtesy galerie Lara Vincy, Paris.

réalisée par l’artiste argentin (Concetto Spaziale, Attesa, 1960) par l’adjonction d’une fermeture à glissière. Libre au spectateur d’interpréter… Le caractère pince-sans-rire d’Esther Ferrer n’a pour but que de faire éprouver autrement, plus profondément, le réel. C’est à la vie dans sa nature la plus concrète et la plus quotidienne qu’elle s’intéresse, pour nous la retourner sous des apparences subversives et néanmoins poétiques – en dégageant ce mot de la charge éthérée dont on l’a parfois habillé. Son Geste barrière rejoint la dimension « actionniste » de son travail : elle démonte comme personne la contradiction d’une préconisation, certes nécessaire, qui en appelle à la solidarité face à la pandémie en instaurant une distance sur le registre de la peur. Sa poésie est donc éminemment politique…

Alina Szapocznikow

Woltyżerka I [Voltigeuse I], 1959. Plomb, 14 × 13 × 7,5 cm. Photo Fabrice Gousset. © ADAGP, Paris. Courtesy The Estate of Alina Szapocznikow / Piotr Stanislawski / Galerie Loevenbruck, Paris / Hauser & Wirth.

Cette immense artiste avait sombré dans l’oubli. Juive polonaise, passée par le camp de Bergen Belsen, elle est venue étudier en 1948 aux Beaux-Arts de Paris, où elle a fait la connaissance de César, avant de repartir en Pologne au début des années 1950. En 1963, elle s’installe définitivement dans la capitale française, se lie à Boltanski, Annette Messager, Pierre Restany, Topor et Arrabal. Dix ans plus tard, elle est emportée par un cancer et son

Alina Szapocznikow

œuvre disparaît de la scène artistique. Pour la faire ressurgir, il faudra l’acharnement de son fils Piotr et la rencontre de ce dernier avec le jeune et talentueux galeriste parisien Hervé Loevenbruck. Le corps, la chair et sa sensualité, sa souffrance aussi, sont au centre d’un travail qui a quelque chose de baroque, voire de caravagesque. Quelques-unes de ses pièces sont visibles au musée d’Art moderne de Paris dans le cadre de l’exposition « Les Flammes. L’Âge de la céramique » jusqu’au 6 février prochain.

Alina Szapocznikow

Głowa III [Tête III], 1960. Bronze à cire perdue incrusté de pierre, 25 × 21 × 22 cm. Photo Fabrice Gousset. © ADAGP, Paris. Courtesy The Estate of Alina Szapocznikow / Piotr Stanislawski / Galerie Loevenbruck, Paris / Hauser & Wirth.

La Tête III de bronze qu’exposait dernièrement Hervé Loevenbruck laisse le spectateur en arrêt, presque médusé par sa présence. Elle est pourtant petite, mais ce qui l’habite et la traverse nous saisit. Sa densité, sa gravité en imposent. L’œuvre contraint à descendre en soi-même, convoquant ce que sa vibration vient toucher en nous. Elle concentre en elle tout le tragique de l’histoire ; drames passés, mais aussi à venir. Loin d’être hors du temps, elle semble porter au contraire celui de toute l’humanité. Avec sa Voltigeuse I, l’artiste donne au plomb dans lequel elle la façonne une grâce aérienne paradoxale. Par son titre au singulier, l’œuvre est une, mais on peut y voir deux silhouettes en dialogue. L’espace qu’elles dessinent, le vide qu’elles sculptent entre elles, apparaît comme celui d’une parole possible, qu’il faudrait guetter. Une parole qui ferait tenir, dans le fragile équilibre de cette double présence, celui qui voudrait la recevoir. Un de ses collègues étudiants lui avait prédit, en 1908, qu’elle finirait probablement professeur de peinture dans une école de filles tandis que lui deviendrait un grand peintre. Pourtant, c’est à elle, et pas à ce mufle, que le Centre Pompidou vient de consacrer une grande rétrospective. Forte d’une liberté hors du commun, elle ne laissait à personne le soin de lui dicter ce qu’elle devait faire. Pas même à celui qui l’avait révélée au public, le photographe Alfred Stieglitz, fondateur de la galerie 291 à New York, dont elle était devenue la compagne puis l’épouse. Marquée par la lecture du livre de Kandinsky Le Spirituel dans l’art, Georgia O’Keeffe peint l’énergie du monde, la poussée vitale, la tension essentielle qu’elle lit dans le sujet qu’elle choisit. C’est bien l’intention profonde des fleurs qu’elle peint en très gros plan, comme en macrophotographie. Certains y virent des œuvres suggestives, d’un érotisme cru, faisant le lien avec les nus très

Georgia O’Keeffe

Georgia O’Keeffe

Pelvis with the distance, 1943. Huile sur toile, 60,6 × 75,6 cm. Indianapolis Museum of Art at Newfields, États-Unis. © Indianapolis Museum of Art / Don d’Anne Marmon Greenleaf en mémoire de Caroline Marmon Fesler / Bridgeman Images © Georgia O’Keeffe Museum / ADAGP, Paris, 2021.

Georgia O’Keeffe

Winter Road I, 1963. Huile sur toile, 55,9 × 45,7 cm. National Gallery of Art, Washington, DC. Don de The Georgia O’Keeffe Foundation (1995). © Board of Trustees, National Gallery of Art, Washington, DC.

directs exposés par Stieglitz en 1921, dont elle avait été le modèle publiquement assumé. Elle s’est toujours défendue de cette lecture misérablement réductrice. De même a-t-elle refusé d’être rattachée au surréalisme alors qu’il était tentant d’y associer les œuvres qu’elle composait à partir d’éléments de squelettes animaux ramassés dans le désert du Nouveau-Mexique. Des ossements qu’elle ne voyait pas comme des symboles de mort. Ainsi, en 1943, avec Pelvis with the distance, c’est un élan de résurrection qu’elle met en scène, un éblouissement de lumière… En réalité, O’Keeffe est une contemplative dont le regard cherche l’épure, l’absolu de la couleur ou du trait, comme sur cette route d’hiver, Winter Road I, de 1963, qui rejoint la pureté du geste des plus grands peintres chinois.

Monique Frydman

Les Dames de nage, 1994. Pastels secs, pigments et liant sur toile de lin, 162 x 146 cm. Courtesy Bogena Galerie.

Cette artiste, que présentait à Art Paris, fin septembre dernier, Bogena Galerie, avait abandonné la peinture pour le militantisme,

Monique Frydman

Dans la série des Dames de nage, il en va même d’une disparition. Les premiers tableaux s’intitulaient Dames de Nages, du nom du lieu de naissance de l’artiste. Le «s» effacé, et la majuscule notamment féministe, à la fin des années 1960. Elle y est revenue en 1977, puis elle a évolué vers une peinture moins attachée à la représentation qu’à l’acte même de peindre. Expérience des matériaux, de la couleur, de la temporalité du travail aussi. La résistance, l’obstacle, ce qui préserve d’aller directement à ce que l’on viserait préalablement, voire l’accident font partie pour elle du processus créateur. Peindre est affaire de surprise, de révélation, d’apparition, de rencontre avec l’œuvre qui s’élabore et se découvre peu à peu. abandonnée du «N» ne se retrouvent-ils pas sous la forme de ces cordes cachées sous la toile qui semblent figurer des esquisses de corps, par le truchement du frottement des pastels sur la surface de ce qui va devenir le tableau? Dans les interpénétrations des couleurs qui pourraient être celles d’une glèbe argileuse et d’une marne sombre – on peut aussi songer à la patine d’un bronze et à la nuit – se fait ainsi sentir une présence diffuse. Inappropriable, et pourtant bien là. À la fois immanente et transcendante. Rien d’autre que le «mystère»: ce qui se manifeste sans se dire.

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