ici et là positions entre lieux du graphisme et lieux de l’art Mohamed Tayeb Bayri
MÉMOIRE DE FIN DE CURSUS Atelier de communication graphique Mohamed Tayeb Bayri ÉSADS 2011
ICI ET LÀ. POSITIONS ENTRE LIEUX DU GRAPHISME ET LIEUX DE L’ART.
PRÉAMBULE Depuis ma décision d’entreprendre un double cursus art et communication graphique, la question du ou des liens entre les deux se présente à moi sans jamais véritablement se poser. Parallèlement à ça, l’année du diplôme est aussi pour moi l’année du bilan, et plus précisément du bilan d’activité. En effet, ma pratique se caractérise par la création de lieux symboliques affectés de pseudonymes dans lesquels je déploie des esthétiques particulières, des langages particuliers, et où je pratique des médiums particuliers inscris dans des styles particuliers. La forme de communication de ma pratique est le sujet de mon diplôme en communication graphique, le « Projet T ». Le «Projet T» a pour but de recenser tous mes travaux issus de tous mes pseudonymes. C’est une tentative d’unification de ma pratique que jusqu’alors j’ai toujours pensé de façon segmentée et cloisonnée. C’est dans cette optique de bilan que je veux interroger les liens entre mes productions qui ont chacune un mode de production, de monstration et de diffusion différents. Et c’est en saisissant l’opportunité du mémoire que je veux questionner plus précisément les liens entre la partie «art» de ma pratique et la partie «communication graphique». L’année du diplôme est aussi l’année de la sortie de l’école et la rencontre d’un «monde du travail» jusqu’alors peu ou pas connu. La rédaction de ce mémoire est ainsi l’occasion de m’intéresser à des pratiques, des parcours et des positionnements d’auteurs qui s’aiment à se trouver dans les interstices de la rencontre de l’art et du graphisme. J’essaye de saisir cette question, de la formuler et de l’intégrer à ma réflexion en étudiant des pratiques existantes d’auteurs qui passent de l’un à l’autre. J’ai bien conscience de l’étendue que suppose un tel sujet. J’envisage par conséquent le mémoire comme un lieu et un temps de préparation à un ouvrage ultérieur. Un endroit où les questions sont esquissées — le plus justement possibles — un endroit où les termes atteignent un niveau de définition le plus élevé possible, un endroit où les questions sont présentées avant d’être — plus tard — posées.
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Par ce mémoire, il s’agit aussi de chercher une écriture. Je ne suis pas familier de l’écriture universitaire et je ne suis pas non plus initié à l’écriture de la recherche. Je suis cependant sensible à l’écriture philosophique — à une certaine écriture philosophique —, ou plutôt à certaines tentatives d’écritures au sein de la philosophie. Tentatives au bord de la littérature, de la poésie et de la mystique. Comme celles, littéraires, de Jacques Derrida (notamment dans L’écriture et la différence 1), celles, investigatrices, de Gilles Deleuze (Différence et répétition 2) et celles, mystiques et poétiques, de Georges Didi Huberman (Phasmes 3). Il dit, à ce propos, dans la préface de Phasmes: S’involuer dans le caractère disparate, à chaque fois singulier, de l’apparition, c’est à chaque fois reposer la question du style que cette apparition impose. Le livre qu’on va lire ne doit pas uniquement sa disparité aux « époques » ou « occasions » très diverses de son écriture. Il la doit aussi à sa tentative même de connaissance, à son pari heuristique chaque fois recommencé : que la pensée se fasse à l’objet apparaissant comme l’insecte nommé phasme se fait à la forêt dans laquelle il pénètre. L’écriture épouserai alors le lieu de son déploiement. Quelle forme (se) trouver lorsqu’on est « entre » deux lieux ? Cette question est-elle celle des interstices ? Faut-il (se) les trouver ? les creuser ? les emprunter ?
— 1 Éditions du Seuil, 1967. 2 P.U.F, 1968. 2 Éditions de minuit, 1998.
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LIEUX (plus je le dis, moins รงa sonne)
NOTE PRÉLIMINAIRE D’où est-ce que j’emploie la dénomination « lieux » lorsque je parle de graphisme et d’art ? Revenons un peu en arrière. Avant ces mots, avant ce paragraphe, avant le titre, avant l’objet. Revenons à quelques temps. Revenons au temps d’où simplement, « parler de graphisme et d’art m’intéresse ». NOUS Y SOMMES. Parler de ce que c’est que le graphisme et de ce que c’est que l’art m’intéresse. Je veux dire par là que « parler de graphisme et parler d’art » m’intéresse. Ce que j’écris ici, c’est que la jonction des deux m’intéresse. On ne fait pas simplement une chose. On fait une chose et autre chose. Ce qui m’intéresse, c’est « parler de graphisme et de parler d’art ». Ce qui m’intéresse, c’est « parler de graphisme et de parler d’art » et de « parler de graphisme et d’art ». Ce qui m’intéresse, c’est « parler de graphisme et de parler d’art » et de « parler de graphisme et d’art » et de « parler d’art et de graphisme ». Etc. Cette chose — qui est, déjà, une multiplicité de choses — m’intéresse en même temps que cette chose — qui est déjà, là maintenant, une multiplicité de multiplicité de choses — cette chose — précisément — m’embarrasse. Ouf. Reculons. Relisons : « cette chose m’intéresse en même temps que cette chose m’embarrasse » […] BIEN. Continuons. Cette chose m’intéresse en même temps que cette chose m’embarrasse dans la mesure où parler de graphisme et d’art, c’est aussi parler de leur histoire. Cette histoire est aussi riche que multiple, ne serait-ce que — simplement — par les histoires (qu’elles soient idéologiques, philosophiques) qui les traversent, qui les théorisent, qui les inscrivent
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dans leurs histoires (à chacune), qui les inscrivent dans leur histoire (commune), qui les inscrivent dans des histoires (en des lieux indéfinis). Mon embarras vient aussi du fait que tout le monde — du moins la partie du monde que ça intéresse — à un avis sur ce qu’est « le graphisme », sur ce qu’est « l’art », sur ce qu’est que « le graphisme et l’art », sur ce qu’est « l’art et le graphisme » — car n’oublions pas que l’ordre et les ordres sont importants. Ce n’est pas moi qui l’écrit, c’est l’histoire qui le dit.
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DES MOTS Là, jonction, graphisme, et, où, art, déjà, histoires, ordre, histoire, dire, revenir, reculer, écrire, intéressé, et, relire, embarrassé. Parler de graphisme et parler d’art / Ça m’intéresse / Parler d’art et parler de graphisme / Ça m’embarrasse 1. Et, quelque part, ça tombe bien, et, d’ailleurs, ce mot sonne bien. Et, là, du coup, j’aime l’embarras.
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Le « slash » sert ici à marquer la simultanéité.
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UN MOT L’embarras. « L’embarras » liraient certains. [/ɑ̃.ba.ʁa/] diraient d’autres. [/lambara/] entendraient d’autres. [/l’alhambra/] comprendraient d’autres encore — si seulement ils savaient. L’embarras c’est se trouver mal, mais c’est aussi — simplement — avoir l’embarras du choix. Avoir l’embarras du choix du terrain, du choix de l’heure, du choix des armes. C’est aussi, en même temps, se trouver mal par la possibilité des choix qui s’offrent à soi.
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PRÉCISIONS Chris Anderson1 écrit dans un article intitulé The End of Theory dans le numéro 16.07 du magazine Wired 2 In the new Petabyte age, « The new availability of huge amounts of data, along with the statistical tools to crunch these numbers, offers a whole new way of understanding the world… science can [now] advance even without coherent models, unified theories, or really any mechanistic explanation at all. » We can stop looking for causal models — correlation is enough. « We can analyze the data without hypotheses about what it might show. We can throw the numbers into the biggest computing clusters the world has ever seen and let statistical algorithms find patterns where science cannot… » 3 La question que je veux me poser n’est pas « qu’est-ce c’est que le graphisme, qu’est-ce que l’art ? » mais « où est-ce que c’est ? », ou plus précisément « où est-ce que ça se trouve ? ». Je souligne se trouve.
SE TROUVER 4 1. Exister, être disponible quelque part ; pouvoir être déniché, découvert. Un appartement, cela se trouve. 2. Être à tel endroit. Strasbourg se trouve en Alsace. 3. Être en tel état, en telle situation. Se trouver fort embarrassé. Se trouver mal : avoir un malaise ; s’évanouir.
— 1 Chris Anderson est le rédacteur en chef de Wired Magazine 2 Wired est un magazine américain qui traite de l’impact des technologies sur la vie sociale. 3 J’ai choisi une citation issue d’un texte lu par nombre de personnes intéressées à la fois par la technologie et par la science. Personnes qui travaillent au sein de ces milieux. Cet article à été fortement critiqué par les uns comme par les autres. 4 Définition issue du Petit Larousse illustré 2008.
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J’aime penser mon arrivée dans l’atelier de communication graphique et dans un groupe d’art, comme si je me trouvais 1 dans une situation particulière, une situation particulière que l’on pourrait rapporter à celle de l’outsider 2. Celui qui viendrait d’ailleurs, qui serait vu comme tel et qui se percevrait comme tel — c’est aussi celui qui viendrait d’ailleurs et qui, pour être libre n’admettrait pas l’endroit même où il se trouve — parce qu’il n’y arriverait pas, parce qu’il ferait durer le plaisir de ne pas savoir où il se trouve, ou encore parce qu’il souhaiterait se trouver fort embarrassé 3. Là où la plupart de mes camarades auraient avancé comme références des choses relevant du corpus du graphisme, j’aurais eu des références dites artistiques . Là où j’aurais vu un support dont les contours sont encore flous, ils auraient vu des formats, là où j’aurais inscrit le sens, ils auraient utilisé du « texte dit de remplissage », là où j’aurais pensé en terme de projet sans support ils auraient pensé en « objets graphiques ». Et vice versa. Sans doutes. Si je raconte ça, c’est — simplement — pour dire que « le graphisme » m’est apparu d’abord non comme un corpus d’oeuvres, de pratiques, d’objets , mais comme une affaire de mots et de positionnements vis à vis d’un corpus d’oeuvres, de pratiques, que ces positionnements soient politiques et/ou géographiques. Et de la même manière qu’il y a des lieux pour apprendre et des lieux pour travailler, il y a des lieux pour apprendre le graphisme et des lieux pour faire du graphisme. Et il faut garder en tête qu’en même temps que j’arrivais en atelier de communication graphique, j’arrivais en option art. Et que les questions y ont été principiellement les mêmes.
— 1 L’usage du subjonctif est d’habitude associé à l’expression du désir, du souhait, de l’obligation ou la nécessité, l’émotion l’appréciation ou la crainte. 2 OUTSIDER. n.m. de l’anglais. 1. Une personne n’appartenant à aucun groupe en particulier. 2. Concurrent qui n’a que peu de chances de gagner. 3 Cf. page 11.
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RAPPELS 1 Mon travail est souvent considéré comme de l’art en art — lire « au sein du groupe d’art » — et du graphisme en graphisme — lire « au sein de l’atelier de communication graphique ». Et mon travail est parfois considéré comme de l’art en graphisme et du graphisme en art. Mais alors, si mon travail n’est pas considéré être là où on 2 le voit — là où, physiquement, on le voit — il doit simplement être ailleurs. Mais alors qui donne le « là »? Et qu’est-ce qui donne « l’ailleurs » ? Pour tenter de répondre à cette question — ou du moins à en cerner les contours — je m’intéresse à des pratiques qui seraient représentatives de ces lieux où les choses se font et se font voir. Je m’adresse à des auteurs issus du « graphisme » se retrouvant — comme par magie, par hasard, par défaut, par accointances — dans « le milieu de l’art ». Et je m’adresse à des auteurs issus du « monde de l’art » se retrouvant — comme par magie, par hasard, par défaut, par accointances — dans « le milieu du graphisme ». Et vice versa. La façon que j’ai de présenter le fait de se retrouver — de se re-trouver 3 — dans un lieu donné peut sembler être fataliste. Ce n’est pas aussi simple que ça, car simplement, ça ne suffit pas. Il y a aussi des gens 4 assez malicieux — « engagés » dirait-on sérieusement — pour revendiquer leur appartenance à un milieu d’origine au sein d’un milieu d’accueil. Des gens assez malicieux et engagés — dirait-on avec malice — qui disent haut et fort « JE SUIS GRAPHISTE ! » au « pays des artistes ». Et vice versa.
— 1 RAPPEL : Action par laquelle on rappelle, on fait revenir quelqu’un. Rassembler, réunir les personnes, les choses nécessaires. 6. Action de faire se souvenir. Semonce, réprimande pour rappeler ce qu’il convient de faire, de dire. 10. Propos ou événement qui remettent à l’ordre du jour une question, souvent importante, laissée en suspens. 2 ON : désigne une personne, un groupe de personnes indéterminées. 2. Désigne des personnes éloignées dans le temps et/ou l’espace. 3. fam. Désigne le locuteur (je). 4. Désigne le locuteur (je) et le groupe auquel il appartient (nous). 5. Désigne l’interlocuteur. 3 Voir définition de « se trouver » page 12. 4 Individus et/ou groupes. Et vice versa.
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On peut donc dire « je suis graphiste » au «pays des artistes» (et vice versa). Mais alors, en admettant qu’on le soit (graphiste et/ou artiste, et vice versa), dans quelle langue le disons-nous ? Qui la comprend ? Et à supposer que cette revendication d’appartenance à un ailleurs soit entendue, dans quelle mesure est-elle comprise 1 puis intégrée aux problématiques du milieu d’accueil ? Dans quel modèle s’inscrivons-nous alors ? Celui du dit du « rejet d’organe » ou celui dit de « l’assimilation culturelle » 2 ?
— 1 Dans le sens à la fois de « saisir » et « d’inclure », de « contenir ». 2 Toutes les expressions : « le monde de l’art, le graphisme 5, l’art 5, graphiste(s), artiste(s), pays des artistes » etc. Sont ici employées « comme dans la vie » — « la vie, la vraie » comme diraient certains. Là où les choses sont intégrées 3 sans être assimilées 4. La vie où les flous nous servent à faire que la vie soit possible et sans limites. Les limites assimilables aux choses et aux lieux sont à distance et à longueurs variables — autant conceptuellement que physiquement. Je tiens à garder ce flou ici. Je voudrais considérer simplement que ces choses sont simplement « là », et qu’il faut simplement « faire avec ». Je rappelle que je ne veux pas parler ici de ce que ces choses sont 4, je veux parler de leurs inter-actions. Du fait qu’elles agissent entre elles et je souligne entre car je veux parler de leur lieux physiques et/ou conceptuels distinctifs. 3 INTÉGRATION. En sociologie, l’intégration est le processus ethnologique qui permet à une personne ou à un groupe de personnes de se rapprocher et de devenir membre d’un autre groupe plus vaste par l’adoption de ses valeurs et des normes de son système social. Elle nécessite deux conditions : une volonté de s’insérer et de s’adapter (l’intégrabilité), ainsi qu’une capacité intégratrice du groupe d’accueil (le respect des différences et des particularités). 4 ASSIMILATION. En sociologie, l’assimilation est le processus qui permet à un étranger ou à une minorité de s’intégrer à un groupe social plus large en adoptant ses caractéristiques culturelles. Ce processus s’accompagne en général par l’adoption de la langue et l’adhésion au système de valeurs du groupe d’accueil ainsi que par l’abandon de l’ancienne façon de vivre. L’assimilation peut être choisie ou être le résultat d’une politique volontariste. En pédagogie, l’assimilation est le processus permettant à l’étudiant d’intégrer des connaissances, des savoirs et des savoir-faire et de pouvoir les mettre en œuvre. 5 Le graphisme est la somme des emplois de cette notion rapportés au contexte de leurs énonciation. L’art est la somme des emplois de la notion d’art rapportés au contexte de leurs énonciation.
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QUESTIONS Existe-t-il des lieux où se trouvent des populations qui partagent la même histoire, la même langue etc. mais/et qui se re-trouvent à se les (dé)-partager, comme si elles étaient dans des pays différents ? Madame, Mademoiselle, Monsieur, J’ai quelques questions pratiques et vous êtes à même de me répondre. J’ai étudié le graphisme et j’ai travaillé en France, puis-je prétendre à la dénomination de graphiste français ? Par ailleurs, je suis né et j’ai vécu dix-huit ans au Maroc et j’y ai aussi travaillé. Puis-je prétendre au titre de graphiste marocain ? Parallèlement, j’ai été touché par une certaine tradition graphique néerlandaise, j’y ai par conséquent effectué un échange dans le cadre du programme ÉRASMUS d’une durée de six mois. Je suis imprégné — visuellement — de formes néerlandaises. Puis-je prétendre au statut de graphiste néerlandais ? J’ai aussi un travail qu’on associe volontiers à un travail artistique à tendance conceptuelle. Puis-je revendiquer ma position d’artiste ? Dans le même temps, mon travail est tout aussi souvent associé à un travail graphique. Puis-je prétendre être graphiste ? Avec l’impatience vous lire, veuillez agréer etc. Je voudrais faire que ces questions puissent être solvables simplement par le biais de l’étude du contexte de leur énonciation. C’est-à-dire qu’au lieu de s’intéresser à ces questions de façon abstraite, qu’on les mette en rapport au lieu-x dans lesquels on pourrait les énoncer.
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LIEU 1 1. Partie circonscrite de l’espace où se situe une chose, où se déroule une action. Lieu de rendez-vous. En tous lieux : partout. 2. Partie d’une région ; localité, pays. Un lieu charmant. 3. Endroit, édifice, local, etc., considéré du point de vue de sa destination, de son usage. Lieu de travail. Lieu de débauche. Lieu public. 4. Avoir lieu : se produire, arriver, se dérouler. La réunion aura lieu à 10 heures. Avoir lieu de, avoir tout lieu de : avoir une raison, de bonnes raisons pour. Nous avons tout lieu de croire qu’il est innocent. — Ce n’est pas le lieu de : ce n’est pas l’endroit, le moment pour. Donner lieu à : fournir l’occasion de. Cela donnera lieu à des critiques. En premier lieu : premièrement, d’abord. En second lieu : deuxièmement, ensuite. En dernier lieu : enfin, finalement. Quels sont les lieux que je cherche ? Quels sont dès lors les lieux qui m’acceptent ? Quels sont dès lors les lieux qui me refusent ? Quels sont alors les lieux qui me permettent de faire? Quels sont les lieux qui permettent la diffusion de mon travail? Quelles sont dès lors les institutions qui me financent? Quelles sont les personnes qui parlent de moi? 2 Je n’en suis pas encore là. Je n’en suis pas au moment où ces questions auront une réalité en rapport à mon travail. Cependant, je peux les poser à d’autres, qui sont ailleurs. C’est là mon intervention : une étude de cas présentant des auteurs en rapport à leur lieux de création, diffusion, refus etc. J’ai choisi ces auteurs selon mes rencontres, leurs pratiques ou l’affinité que j’ai avec leur travail. Ces auteurs sont M/M (Paris), Christophe Jacquet dit Toffe , Barbara Kruger, puis Thomas Bayrle, Martin Cole et Thomas Hirschorn. — 1 Définition du Petit Larousse illustré 2008. 2 « Je » marque à la fois l’impersonnel, la volonté d’impliquer le lecteur, et ma jalousie à peine voilée vis à vis de ces auteurs.
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AUTEURS (moins j’en connais plus j’en découvre)
M/M (PARIS) M/M (Paris) est une l’agence de Mathias Augustyniak et Michael Amzalag. Leur dénomination m’a tout de suite plu. Donner des indices sur ce qu’on est avant de dire ce qu’on fait. Des initiales, des capitales, deux même lettres, l’une venant avant l’autre et l’autre venant après l’une, l’usage d’un signe typographique ambigu, technologiquement ambigu. Marquer à la fois la simultanéité et la division… user de parenthèses pour une indication de lieu, comme s’il s’agissait d’un détail, ou d’une indication géographique. C’est quand même un logo alors ça doit être significatif. Une indication de lieu qui trouble la localisation. Y-aurait-il d’autres M/M dans le monde alors même qu’on pensait « qu’ils doivent être parisiens ». Voilà. Le travail indiciel me plaît. Maintenant, où sont-ils ? Je sais qu’ils sont graphistes. Je le sais parce qu’on me l’a dit. Je le sais parce qu’ils l’ont écrit (voir plus bas). Je le sais aussi parce que j’ai vu leur travail et que je me dis simplement que c’est du graphisme. Je sais aussi qu’ils ont travaillé avec des artistes. Je sais qu’ils ont travaillé avec Philippe Parreno, Pierre Huyghes et Dominique GonzalesFoerster à plusieurs reprises. Ils ont fait le générique de Zidane 1. Je sais aussi qu’ils ont réalisé The book about the best movie never made 2. J’ai aussi lu sur leur site Internet l’interview qui suit. Je reprends cette interview ici texto, simplement parce qu’elle montre très bien la position de M/M (Paris) (le studio) concernant leur pratique du graphisme et leur position par rapport au monde de l’art avec lequel il ne cesse d’inter-agir.
— 1 Éditions Taschen, édition limitée à 1000 exemplaires, 2974 pages, 2009. 2 Douglas Gordon et Philippe Parreno, Zidane : un portrait du 21è siècle, 2006.
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ENTRETIEN AVEC M/M PAR LIONEL BOVIER 1 (1998) 2 M/M Il faut rappeler, pour caractériser la position assez particulière qu’occupe Cornel Windlin, qu’il a commencé par travailler pour Neville Brody, un des personnages-clés des années 80 en tant qu’il incarne parfaitement le changement de statut du graphiste dans cette décennie. Brody (comme Peter Saville et Malcolm Garrett) est en effet l’un des premiers à échanger l’identité du « prestataire de services » contre celle de « pop star » - une image que l’on retrouve dans la scène artistique anglaise des années 90. Si le graphisme s’est mis à exister en tant qu’activité spécialisée, c’est parce qu’il y avait un certain nombre de réseaux de communication à mettre en place et à faire exister (la publicité, les identités d’entreprise, etc.). Or, pour Brody, comme pour nous, ces espèces d’autoroutes de l’information sont déjà construites et ne demandent plus qu’à être utilisées. Il est ainsi devenu possible pour ces graphistes anglais de développer, dès le début des années 80 (à la sortie du « punk »), un travail qui enclenche un certain nombre de discours dépassant leur propre production. Les réseaux de communication devenaient pour eux autant de moyens d’expression disponibles et leur permettaient d’engager une réflexion sur la forme de la communication visuelle en tant que commentaire du contenu. Cornel, tout comme nous, hérite de cette situation. Et de cette liberté, de ce champ extrêmement ouvert, où il est possible tout à la fois de travailler pour un commanditaire, pour l’industrie et de livrer un commentaire sur le sujet de la communication dont nous sommes chargés. En quelque sorte, être graphiste nous apparaît aujourd’hui comme la meilleure position pour transmettre un point de vue sur le monde. Aujourd’hui: demain ou dans dix ans… on ne sait pas. Pour l’instant, cette position nous semble plus ouverte que celle de l’artiste ou de l’écrivain. LB Est-ce parce que vous bénéficiez de plus de moyens, au sens économique du terme, c’est-à-dire de réseaux de diffusion efficaces et insérés dans l’industrie culturelle ?
— 1 Lionel Bovier est commissaire d’exposition, écrivain et éditeur. Il a notamment été commissaire d’exposition au CNAC Grenoble et a dirigé les éditions JRP/Ringier. 2 Extraite du site de M/M (paris) http://www.mmparis.com/.
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M/M Oui, dans le sens de l’ouverture du champ et du public. Nous n’avons pas un public-cible, ni de lieux de diffusion fixes, comme c’est le cas pour l’art ou pour le cinéma. Nous avons la chance de pouvoir utiliser les différents réseaux de communication simultanément, tantôt des réseaux très spécialisés, tantôt grand public. Nous pouvons varier sans cesse la forme de nos interventions, parfois une image seule, parfois une contribution à des magazines de mode, parfois une conférence, parfois une campagne d’affichage mondiale… LB On entend pourtant fréquemment des graphistes se plaindre d’être asservis, par telle ou telle commande, à des réseaux qui ont des règles de fonctionnement extrêmement précises. M/M Évidemment, la commande est tributaire d’un réseau préétabli. Mais, je pense que ce que tu signales là relève du complexe récurrent du graphiste vis-à-vis de l’artiste, problème qui surgissait dans ta discussion avec Martin Heller et Cornel. À notre avis, ce n’est pas parce que l’usage d’un réseau demande qu’on en maîtrise les codes, que l’on ne peut pas y faire passer un message pertinent - il n’est que de regarder l’histoire de l’art, justement… Ce qui nous intéresse, c’est d’établir des dialogues avec les différents partenaires ou commanditaires, dialogues qui nous permettent de poser un certain nombre de questions qui nous intéressent. Pour cette raison, même si nous respectons le travail des artistes, nous avons pris le pari que ce que nous faisons est, d’une certaine manière, plus pertinent que ce qu’ils font. C’est que nous pensons être engagés dans la réalité, confrontés aux problèmes que se posent et se sont posés de nombreux artistes, mais avec les moyens de répondre à travers des réseaux de communication réels, de rendre compte d’une façon adéquate de ce qui se passe autour de nous. Nous vivons dans une société que plus personne n’a les moyens de remettre véritablement en question, sinon par l’utilisation de ses réseaux dominants. Le problème des artistes est d’agir à l’intérieur du champ confiné de l’art et de ses structures de diffusion. LB Mais, c’est aussi à l’intérieur de cette zone protégée, cet espace d’impunité que l’artiste élabore des modèles, des projets et des discours qui font retour sur le réel sans avoir besoin d’être adaptés à l’échelle 1/1. 23
M/M Trop souvent, ces idées ne passent pas les frontières de ce champ préservé. Soit qu’elles ne réussissent pas à être adaptées pour résister aux contraintes des lieux de présentation de l’art, soit qu’elles ne survivent pas aux appels du marché. Les idées souvent excellentes proposées dans le champ de l’art restent au niveau de la modélisation. L’oeuvre de l’art existe en fait comme par défaut. J’ai toujours en tête cette image des scientifiques réalisant leurs calculs en négligeant les coefficients de frottement. Aujourd’hui, on ne peut plus négliger ces frottements. À force de mettre de côté ces forces dans leurs calculs, les chercheurs arrivaient toujours aux mêmes résultats. C’est ce que nous voulons éviter. Et nous pensons que pour cela, il faut déplacer le champ d’investigation. LB On ne peut pourtant pas réduire le fonctionnement de l’art à celui de son système. Le mode d’existence d’une oeuvre n’est de loin pas aussi simple que vous le caractérisez : il ne s’agit pas d’un objet livré à un marché spécialisé, mais bien d’une production de valeurs (symboliques, philosophiques, esthétiques, idéologiques, etc.). En ce sens, l’oeuvre excède toujours le support dans lequel elle s’incarne ou le contexte dans lequel elle s’inscrit. M/M Je ne suis pas sûr pour autant que l’art arrive à produire des valeurs dont l’intérêt dépasse le cadre du système. Le musée comme les galeries sont des institutions qui ont perdu leur sens. Lorsque nous faisons un catalogue pour Yohji Yamamoto nous avons l’espoir de pouvoir dégager des idées, des valeurs et des questions qui sont particulières à notre époque. On a une chance de poser une question pertinente parce que dépassant le contexte de cette production spécifique. La mode, ici, est un vecteur efficace pour cette question. LB J’ai l’impression que vous décrivez parfaitement le fonctionnement d’une oeuvre d’art… M/M Sauf que l’oeuvre, produite dans le contexte de l’art, n’échappe pas à celui-ci. Le contexte économique que fournit la galerie, son côté kermesse et petit commerce, le discours figé et « auratique » dans lequel l’institution muséale insère l’oeuvre, jouent en sa défaveur. De même, j’ai été frappé en visitant l’exposition « Passions Privées » au Musée d’art moderne de la Ville de Paris, il y a quelques années, de découvrir les
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photographies des contextes dans lesquels les oeuvres sont insérées : celui d’un appartement hausmannien où l’igloo de Mario Merz joue le rôle du crocodile empaillé ou du trophée de polo, comme celui d’un appartement « design » où le tableau abstrait équivaut au vase Sottsas. Finalement, c’est toujours la chaise de Le Corbusier, présente dans les deux types d’environnement, qui s’en sort le mieux, à mon avis. Est-il encore nécessaire d’encombrer le monde de tous ces objets ? Pourquoi notre génération d’artistes que représentent pour nous Philippe Parreno, Angela Bulloch, Liam Gillick ou Dominique Gonzalez-Foerster, désireux de créer de nouveaux rapports au monde plutôt que des objets ou des situations figées, remettent-ils en question le système de l’art sans jamais le quitter ? Pourquoi « font-ils avec », mais sans espoir que leur production ne franchisse l’épreuve du réel ? Pour moi, Philippe Parreno aurait pu trouver des formes beaucoup plus fortes pour ses idées que celles que le système de l’art l’a souvent poussé à adopter. Le film de Pierre Huyghe, « Blanche Neige », fait partie des trop rares exemples de réussite totale d’une oeuvre — c’est-à-dire échappant réellement à ce système, excédant le caractère de simple proposition. Le musée ne fait-il pas exister des choses qui, soit auraient pu trouver une autre formulation, plus pertinente, à travers d’autres réseaux, soit qui ne peuvent plus exister sans lui ? Le travail du graphiste, qui n’est pas soumis à ce principe de valeur ajoutée et qui tient compte dès l’abord de tous les coefficients de frottement, nous apparaît en cela comme une forme d’intervention plus pertinente. LB Je comprends et je suis intéressé par cette position de laquelle vous semblez obtenir un plus grand champ d’action. Votre travail suscite d’ailleurs un intérêt dans le milieu de l’art, où il est jugé en fonction non pas de son degré de liberté vis-à-vis d’une commande, mais bien du questionnement qu’il engage avec un certain nombre de représentations dominantes dans notre société. M/M Une image ne nous intéresse jamais en tant que telle. C’est ce qu’elle contient comme somme de dialogues préalables avec des interlocuteurs divers et ce qu’elle induit comme questionnement de ces valeurs qui en fait pour nous une image pertinente ou non. Nous serions bien empruntés d’exposer notre travail…
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LB Mais vous l’avez pourtant fait au Consortium de Dijon. M/M Oui, mais sous une forme « pédagogique ». Il s’agissait de montrer au public le champ du graphisme aujourd’hui, pour nous. LB En somme, vous mettez en avant une position de graphiste, mais dans un champ élargi, intégrant d’autres pratiques, d’autres savoirs, des engagements aussi bien politiques qu’esthétiques. M/M Graphiste c’est simplement notre métier. Et il nous permet de transmettre un certain nombre de points de vue, d’engagements et de garder un rapport d’échelle réaliste au monde. Notre ambition, pour le dire de façon naïve, c’est de réinventer des rapports entre les individus à travers les réseaux de communication existants. C’est ce que nous essayons de montrer dans un catalogue de mode ou dans une campagne pour APC : quelle est la valeur d’un vêtement, quel est le sens d’une image de mode ? Si nous arrivons à transmettre ce questionnement sans pour autant s’en remettre au principe facile de la modélisation, sans pour autant demander l’effort gigantesque de réactivation en dehors du contexte institutionnel qu’exige l’oeuvre d’art, la force de ce questionnement en est grandement augmentée. Parfois je me demande dans quel but nous archivons encore nos productions, reproduisant paradoxalement les vieux schémas que nous critiquons. LB Sans doute, parce que vous savez qu’un jour ou l’autre il sera possible de réactiver la pertinence de telle ou telle proposition, à l’occasion d’une exposition, par exemple, ou d’une publication, et que pour ce faire il est nécessaire de conserver les traces matérielles de cette production. De la même façon que les artistes critiquent le musée mais en ont besoin, finalement… M/M Je préfère me dire qu’aller au musée c’est un peu comme aller au zoo voir un vieux lion qui ne bouge plus, qui ne peut plus niquer… Je me laisse encore une marge de latitude avant de penser sérieusement à cela ! (Rires) [...]
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M/M [...] Par le graphisme, nous avons été amenés à être attentifs à tous les signes, à l’histoire de l’art comme à celle du cinéma. De plus, dans notre atelier va passer, dans le même mois, des créateurs de parfums, des designers de mode, des photographes, des musiciens ou des directeurs de théâtre : cela nous force à une ouverture culturelle large. Et c’est précisément en regard de cela que nous nous disons que nous occupons une position pertinente : c’est presque par un cheminement logique de l’histoire de l’art que nous sommes aujourd’hui appelés à travailler dans le champ du graphisme. Pour prolonger cette analyse critique des signes quotidiens, plutôt que de se cantonner à produire des signes spécialisés et coupés de la réalité. [...] Pour prendre l’exemple de ce catalogue que nous réalisons pour la Biennale de Berlin, nous sommes partis de l’idée d’un guide pour une des grandes capitales européennes. Nous voulions faire un objet fonctionnel, mais qui emprunte sa fonctionnalité ailleurs. Plutôt que de retracer un événement culturel, nous aimerions que cet objet suscite la réflexion du public sur la nature de la manifestation [...], sur le rapport qu’il entretient à la ville et la signification même du guide vis-à-vis du phénomène urbain. Dans les modèles qui nous ont intéressés, produits dans les années 50-60, il s’agit toujours de pouvoir se retrouver vite et facilement et de dégager des informations, pas nécessairement objectives d’ailleurs. Il nous est apparu aujourd’hui sans intérêt de bloquer les discussions auxquelles invitent les différents chapitres du livre à une problématique locale. Comme aime à le dire Hans Ulrich Obrist, le local est global aujourd’hui et réciproquement… [...] Nous intervenons ainsi avec nos moyens d’expression, soit sur les textes, soit sur le livre en général. Par ailleurs nous avons inclus, à la suggestion des organisateurs, des statistiques qui apportent un autre éclairage (qui se voulait peut-être, au départ, sérieux, mais que nous avons rendu un peu dérisoire…) et ajoutent à ces différents niveaux de lecture. Un emblème du type d’information qui nous intéresse, c’est la typographie marquant l’entrée de chaque section. Il s’agit de celle qui est utilisée pour les plaques minéralogiques allemandes et elle a suscité de très vifs débats parmi les designers. Stéphane « Pronto » Müller, le graphiste (d’origine suisse) avec lequel nous réalisons le catalogue et qui est en quelque sorte le relais du projet à Berlin, s’est occupé de la transcription digitale de ce caractère et nous en a raconté l’histoire. Ce que les designers reprochaient avant tout à cette « typo », c’était son absence totale de sens esthétique. Ils ignoraient ainsi, volon-
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tairement ou pas, qu’elle avait été créée par des ingénieurs sur des bases totalement différentes : son objectif était d’être infalsifiable parce qu’irrégulière et non déductible. Ainsi les canons esthétiques et l’idéologie bien-pensante de la « bonne forme » s’opposent ici à la fonctionnalité pure et technicienne. Un ensemble de questions importantes est ainsi soulevé par ces signes. Par là, on rejoint un peu notre fascination pour la cuillère à Canigou, que nous avons surnommée ainsi parce qu’elle est conçue pour pouvoir sortir les restes d’une boîte de conserve et parce qu’elle représente un chien rongeant un os. Cet objet nous fascine parce qu’il y a certainement beaucoup de gens qui ont travaillé à concevoir, réaliser et distribuer cet objet. Si des objets tels que celui-ci arrivent à être produits aujourd’hui, c’est à nous, designers, d’éviter qu’ils envahissent le monde et que ce genre de non-pensée nous déborde. Il est de notre devoir de faire réfléchir sur ces objets et de les contrer par autre chose qu’un simple commentaire issu d’un lieu protégé comme la galerie. Le commentaire ne suffit plus, aujourd’hui. Il faut produire autant d’images véhiculant une critique de ces signes qu’il existe de ces contre-valeurs en usage dans la société. C’est-à-dire énormément…
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CLARO PLONGER LES MAINS DANS L’ACIDE 1 Plonger les mains dans l’acide (puis revenir) Ne négligeons pas non plus le fait que, peut-être, l’acide ne conserve pas un temps infini ses propriétés corrosives, auquel cas plonger les mains dans la bassine reviendra à se laver purement et simplement les mains. Ne négligeons pas non plus le fait que M/M utilisent presque tout le temps un papier peint dans leurs expositions. Dans les images que j’ai pu voir de leurs expositions (via l’exposition de leurs expositions que représente leur site Internet), le papier peint est omniprésent. Il paraît d’abord comme un papier peint collé aux murs, un papier peint qu’il faudrait décoller pour atteindre les prises électriques 2. Ils en ont même une collection : le papier peint Londres, Berlin, À vrai dire, il ne s’agit pas véritablement d’un papier peint. C’est plus sophistiqué que cela, mais on y reviendra plus tard. Sur la photographie d’une exposition 3 qu’ils ont faite à la galerie Air de Paris, on peut voir que leur bibliothèque pour une personne est posée sur un tapis. Le papier peint comme le tapis agissent à la fois comme éléments décoratifs et supports ou dans ce contexte artistique de socles pour d’autres objets. Parallèlement, de par la position particulière de M/M (cf. Interview précédente), je ne peux m’empêcher d’y voir des éléments doublement signifiants. D’une part j’y vois des éléments purement décoratifs, « d’ambiance », d’autre part ces éléments agissent comme des interfaces entre objets et lieux d’expositions. Le papier peint comme le tapis sont des revêtements. Il couvrent ou même recouvrent des choses antérieures. L’utilisation des M/M de ces éléments me fait penser qu’M/M (re)couvrent le lieu d’exposition avant de l’investir, comme avant le début des travaux : comme s’il s’agissait de protéger le lieu d’exposition de tâches, qu’on imagine le plus souvent indélébiles. Préserver la galerie de leur travail. Comme s’il fallait garder une distance entre son travail et le lieu de son exposition, la distance qu’il faut pour pouvoir faire. — 1 Éditions inculte collection Essais, 2011. 2 Exposition No Ghost Just a Shell, Kunsthalle à Zurich, 2002. 3 L’île au trésor, du 26 janvier au 8 mars 2008.
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Mais protéger le lieu d’exposition des oeuvres, c’est aussi protéger les oeuvres du lieu d’exposition. M/M considèrent que les messages produits dans le contexte de l’art sont plus en rapport avec le fonctionnement de l’art qu’en écho avec le réel. Signaler son contexte d’appartenance mettrait la critique en doute quant au statut de l’oeuvre, ne serait-ce qu’aux compétences mises en jeu. Est-ce la critique graphique ou artistique qui est à l’honneur ? Est-ce les deux ? Quel langage adopter alors ? Poser l’ailleurs comme condition de se trouver à un endroit : signaler l’appartenance au monde du graphisme est la condition pour que les M/M exposent leur travail dans une galerie d’art. M/M revendiquent clairement leur appartenance au graphisme. Le papier peint est un papier peint et une affiche. C’est ainsi l’affiche la plus décorative qui soit, plus décorative encore que le poster, l’affiche à motif papier peint. Cet objet est pauvre matériellement : c’est une affiche utilisant des encres standard, sérigraphie sur papier standard, tout comme une affiche pour abri bus. Ce qu’il y a à voir ce n’est pas l’objet qu’elle constitue, c’est sa symbolique. Ces papiers peints affiches sont des revêtements, purement décoratifs et ce sont aussi des socles pour de beaux objets sous cadre. Dans cette histoire de double mouvement de protection, le papier peint apparaît alors comme la création d’une vitrine à échelle humaine : visiteur, tu pénètres un lieu dans lequel tu joueras l’illusion de l’ailleurs, que tes yeux prennent les couleurs de ces murs ! Le papier peint est un décor pour les oeuvres et pour que les créatures qui l’habitent sortent de ses ombres, la vitrine se doit de représenter — de la façon la plus fidèle qui soit — l’environnement familier de ces créatures. Et si je parle — en partie — de décor, c’est qu’il s’agit ici d’une critique courante du graphisme : la simple mise en forme « agréable » du travail. Mais en même temps que le papier peint couvre les mur, il « couvre » aussi le travail des M/M, qui agit ici en deçà des apparences comme un signal devançant la critique : nous sommes graphistes, vous attendiez de l’ornement, voici de l’ornement, vous avez eu ce que vous attendiez, parlons d’autre chose maintenant. C’est, physiquement et conceptuellement la seconde couche de la perception du travail. La couche entre le lieu physique, les murs de la galerie, et les objets présentés. Comme entrer dans une galerie, et s’envelopper de préjugés — fournis ici sur un plateau de papier format 120 x 176 cm quatre passages de couleurs — avant d’accéder au travail et au sens du travail.
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Il me semble alors que la véritable invention des M/M dans ce contexte est la création de cette interface entre l’espace d’exposition et l’oeuvre. L’invention de la matérialisation de cet interstice entre le contexte et le spectateur qui n’est autre que, finalement, l’espace entre le commanditaire et le public.
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CHRISTOPHE JACQUET DIT TOFFE Christophe Jacquet dit Toffe est français, je ne sais d’où, et ça ne me fait rien. Sa dénomination m’a tout de suite plu. C’est Christophe Jacquet et c’est Toffe. Pardon, ce n’est pas ça. Il est dit être Toffe. Je recommence : Christophe Jacquet dit Toffe dit lui même qu’on le dénomme Toffe. « On » c’est lui. Mais c’est moi aussi qui dit qu’il est Christophe Jacquet dit Toffe. Voilà. Christophe Jacquet dit Toffe a été mon enseignant à l’École supérieure décorative de Strasbourg lorsque j’étais en deuxième année, avant d’avoir intégré l’option communication graphique. Année où j’ai été six mois en option art et six mois en option communication. Il fut parmi les personnes qui ont appuyé mon entrée en atelier communication graphique, j’hésitais alors entre l’atelier illustration et un groupe d’art. Christophe Jacquet dit Toffe est un artiste et il se revendique comme graphiste. C’est le premier à me parler de graphistes engagés, qui, selon ce que j’ai compris, ne sont pas des auteurs engagés en autre chose que ce qu’ils font, mais plutôt qui sont engagés dans leur pratique. C’est à dire qu’ils font en sachant d’où ils font — dans ce cas précis, depuis le graphisme. J’ai rencontré Christophe Jacquet dit Toffe dans son atelier. J’ai pris des notes. Je les ai lues. Je les ai entendues. Je les ai oubliées. Je les ai reprises. D’ailleurs. Voici des paroles re-portées, paroles qui oscillent entre paroles rapportées et paroles que je porte à nouveau ou de nouveau, c’est-à-dire des paroles dont je me vêtis et que, du coup, je travestis en les célebrant. Youpi.
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CHRISTOPHE JACQUET DIT TOFFE C’EST UN JEU SUR L’EXHAUSTIVITÉ JE TROUVE ÇA VIEILLOT JE TROUVAIS ÇA JUSTEMENT INTÉRESSANT MAINTENANT JE REVIENS AU PATRONYME C’EST SIMPLE TU SAIS SUR LES NOUVEAUX PASSEPORTS TU N’AS PLUS LE DROIT DE METTRE TON PSEUDONYME MAIS C’EST ENCORE POSSIBLE SUR LA CARTE D’IDENTITÉ C’EST L’ENFER POUR METTRE TON PSEUDONYME SUR TA CARTE JE ME RAPPELLE IL A FALLU QUE JE PROUVE QU’EFFECTIVEMENT LES GENS TE CONNAISSENT SOUS CE NOM DES FACTURES DES PAPIERS JE DISAIS QUE C’EST UN JEU SUR L’EXHAUSTIVITÉ TU SAIS « LES ÉLÉMENTS DU TRAVAIL » EN PLUS DU « TRAVAIL » ET JE ME DEMANDE D’AILLEURS SI CE QUE JE FAIS CE N’EST PAS SIMPLEMENT LA GESTION DE CE QUE JE FAIS ALORS L’OUVRAGE DE CHRISTOPHE JACQUET DIT TOFFE JE L’APPELLE COMME ÇA C’EST LE NOM QUI ME PARLE LE PLUS DE CES HISTOIRES DE QUI DIT QUOI À QUI ET D’OÙ OUI C’EST ÇA D’OÙ D’AILLEURS
ON SE PERMET DE DIRE QU’ON EST DIT QUELQUE CHOSE C’EST QUELQU’UN MAIS STOP JE DISAIS QUE L’OUVRAGE « REPRODUCTION GÉNÉRALE » MONTRE TRÈS BIEN COMMENT CHRISTOPHE JAQCUET DIT TOFFE ENVISAGE LES « ÉLÉMENTS DU TRAVAIL » ET « LE TRAVAIL » D’AILLEURS CET OUVRAGE EST DÉCOMPOSÉ EN UNE PAGE DE PRÉSENTATION SIGNÉE TOFFE ET DE DEUX PAGES D’ABBRÉVIATIONS ET DE HUIT FOIS HUIT FORMANTS QU’EST-CE QUE C’EST QUE ÇA DES FORMANTS OUI DES FORMANTS SIGNÉS HERVÉ PRÉJAUDIER ET DE SIX PAGES DE NOMS PROPRES ET DE SEPT PAGES D’ÉCRITURE ADMINISTRATIVE ET DE SEIZE PAGES DE TRAVAIL PUIS ENFIN DE DEUX CENT PAGES D’ÉLÉMENTS DU TRAVAIL FINISSANT SUR UNE IMAGE SOUS-TITRÉE REPRODUCTION GÉNÉRALE VIRGULE ESPACE ÉPERLAN DEUX MILLE TROIS AH NON ÇA FINIT EN GROS PAR LA PHRASE REPRODUCTION GÉNÉRALE EN GROS PUIS LA MÊME CHOSE EN ARABE
EN GROS ET C’EST DRÔLE ÇA ET ÇA SE LIT COMME ON AVALE DES ÉPERLANS SANS LES ÉPLUCHER ET D’AILLEURS C’EST TOUT ÉCRIT EN ÉPERLANS ET TOUTE CETTE QUANTITÉ D’ÉLÉMENTS DU TRAVAIL ÇA ME FAIT PENSER ET ÇA ME DIT QUE CHRISTOPHE JACQUET EST UN ÉLÉMENT DE SON TRAVAIL COMME LES ÉPERLANS REPRODUISENT EN GÉNÉRAL LEUR REPRODUCTION GÉNÉRALE JE M’ÉLOIGNE ET POURTANT LE MINISTÈRE DE LA CULTURE A COMMENCÉ À FAIRE L’ACQUISITION DE CORPUS GRAPHIQUES ET NON SEULEMENT DE RÉSULTATS MAIS DE PROCESSUS QUI MÈNENT AUX RÉSULTATS TU COMPRENDS POURQUOI JE SUIS CONCERNÉ ET JE PRENDS PAR EXEMPLE L’IDENTITÉ VISUELLE DE CANAL+ D’ÉTIENNE ROBIAL ET JE PRENDS PAR EXEMPLE LOGORAMA ET LES CHEMINS DE FER DE ELLE DES ANNÉES DIX-NEUF CENT SOIXANTE ET PAR EXEMPLE LE MINISTÈRE FAIT L’ACQUISITION DU LANGAGE D’UN
GRAPHISTE ET DE BENOÎT VERGEAT QUOI BENOÎT VERGEAT EST-CE QUE TU AS VU L’EXPOSITION RICHARD PRINCE À LA BNF RICHARD PRINCE EST DE LA MÊME GÉNÉRATION QUE LARRY CLARK MAIS LE TRAVAIL DE RICHARD PRINCE EST TRÈS INTÉRESSANT ET TU SAIS AUSSI QU’IL N’Y A PAS DE MARCHÉ POUR LE GRAPHISME ET QUE DÈS QUE TU RENTRE DANS LE DÉBAT DU GRAPHISME DANS LE MARCHÉ DE L’ART EH BIEN IL N’Y A RIEN OU PLUS RIEN OU SI PEU ET IL N’Y A PAS DE MODÈLE POUR LE GRAPHISME D’AUTEUR ET JE PENSE QUE TOUT EST À INVENTER ET LÀ CE N’EST PAS CHRISTOPHE JACQUET DIT TOFFE QUI DIT ÇA C’EST MOI MAIS PAR CONTRE CHRISTOPHE JACQUET DIT TOFFE DIT QUE DANS L’EXPOSITION DE RICHARD PRINCE À LA BIBLIOTHÈQUE NATIONALE DE FRANCE TU DOIS CONNAÎTRE ÇA TOI T’Y ES DÉJÀ ALLÉ ÇA SE VOIT EH BIEN CHRISTOPHE JACQUET DIT TOFFE DIT QUE
DANS L’EXPOSITION RICHARD PRINCE À LA BIBLIOTHÈQUE NATIONALE DE FRANCE IL Y AVAIT CETTE INSTALLATION AVEC BEAUCOUP DE LIVRES LES UNS COLLÉS AUX AUTRES C’ÉTAIT UNE INSTALLATION TRÈS BELLE APPAREMMENT MAIS JE NE COMPREND RIEN IL M’A DIT QU’IL Y AVAIT DES LIVRES ET QUE C’ÉTAIT GRAPHIQUE CAR IL JOUE SUR L’IMAGERIE ET IL EN FAIT UNE SCULPTURE DE LIVRE UNE SCULPTURE TRÈS BELLE D’OÙ TU SENS LA PIÈCE UNIQUE ET D’OÙ TU SENS QUE C’EST UN DES ARTISTES LES PLUS CHERS AU MONDE EN CE MOMENT ET ÇA LUI RAPPELLE UNE EXPOSITION QUI FINISSAIT TOUT JUSTE LÀ MAINTENANT À MILAN AU TRIENNALE DESIGN MUSEUM DE MILAN UNE EXPOSITION QUI S’APPELLE GRAPHIC DESIGN WORLDS OÙ IL CHRISTOPHE JACQUET DIT TOFFE PAS RICHARD PRINCE S’EST TROUVÉ AVEC M/M PARIS ET ÅBÄKE SUÈDE FRANCE ET METAHAVEN PAYS-BAS ENTRE AUTRES ET C’ÉTAIT VACHEMENT BIEN ET LE GRAPHISME D’AUTEURS ET
C’ÉTAIT TRÈS LIBRE ET C’ÉTAIT UN TRÈS BEL ENDROIT ET C’EST TOUT L’INTÉRÊT ET C’EST TOUTE LA QUALITÉ DE CES GENS LÀ ET LA QUALITÉ DE CES GENS LÀ C’EST QU’ILS AMÈNENT LEUR UNIVERS TRÈS FORT ET TELLEMENT FORT QUE CES GENS LÀ ARRIVENT À METTRE AU MOINS CINQUANTE POUR CENT DE L’ENVIE DE CES GENS LÀ DANS LES OBJETS QU’ILS PRODUISENT CES GENS LÀ ET OUI ÇA SE JOUE LÀ ET LÀ ENTRE QUARANTE-NEUF ET CINQUANTE-DEUX POUR CENT ET TU COMPRENDS CE QUE JE VEUX DIRE MÊME SI C’EST PAS BEAUCOUP COMME MARGE C’EST DÉJÀ TROP POUR LE CLIENT ET C’EST LÀ QU’IL FAUT JOUER ET C’EST LÀ QU’IL IL FAUT JOUER ET C’EST LÀ QU’IL FAUT ÊTRE PRÉCIS ET C’EST LÀ QU’IL NE FAUT JOUER QUE POUR PLUS DE CINQUANTE POUR CENT CET ENFANT EST UN ENFANT MODÈLE JE SUIS UN GRAPHISTE FRANÇAIS CONNU ET JE BÉNÉFICIE DE BOURSES ET J’AI
DEMANDÉ UN ATELIER AU MINISTÈRE DE LA CULTURE ET JE NE L’AI PAS EU ET TU SAIS D’HABITUDE CET ENDROIT EST CLINIQUE ET TU NE LE VOIS PAS TOI MAIS IL N’Y A RIEN DU TOUT ET ÇA TOUT CE QUE TU VOIS LÀ N’Y EST PAS ET N’Y EST PAS D’HABITUDE ET IL N’Y A RIEN D’HABITUDE ET C’EST CLINIQUE ET C’EST COMME UN ORDINATEUR ET AU FAIT T’AS VU CETTE PORTE ON DIRAIT UNE FENTE POUR EUH POUR EUH POUR ON DIRAIT UNE FENTE POUR DISQUETTE AH OUI C’EST VRAI ET LÀ TU N’AURAI MÊME PAS EU OÙ T’ASSEOIR TELLEMENT C’EST CLINIQUE D’HABITUDE ET J’AI ENVOYÉ UNE LETTRE EN RECOMMANDÉ POUR DIRE QUE C’ÉTAIT INADMISSIBLE QU’UN GRAPHISTE N’AI PAS D’ATELIER ET VOIS-TU J’AI LA CHANCE D’AVOIR CET ATELIER C’EST UN ATELIER DE PEINTRE JE CROIS ET JE CROIS QUE SI JE N’AVAIS PAS ÉTÉ GRAPHISTE J’AURAIS ÉTÉ PEINTRE D’AILLEURS LE GRAPHISME C’EST DU DESSIN ET D’AILLEURS AUX
BEAUX-ARTS JE FAISAIS DES BAS-RELIEF EN TERRE CUITE ET J’AVAIS UN TRAVAIL OÙ JE FAISAIS DES LIGNES COMME DES LIGNES D’ÉCRAN D’ORDINATEUR MAIS EN VOLUME ET D’AILLEURS ON ME DIT QUE L’ENSEIGNEMENT C’EST DE L’AIDE ET D’AILLEURS ÇA PREND BEAUCOUP DE TEMPS ET DE TEMPS DE DISPONIBILITÉ ET LE GRAPHISME C’EST S’INSCRIRE DANS DES CHOSES QUI ONT UNE FONCTION ET C’EST S’INSCRIRE DANS LE MULTIPLE ET C’EST S’INSCRIRE DANS DES STANDARDS ET C’EST S’INSCRIRE DANS UNE INDUSTRIE ET C’EST S’INSCRIRE DANS UN RAPPORT ET C’EST RÉSERVÉ AU GRAPHISME ET AU DESIGN ET C’EST S’INSCRIRE DANS LE GRAPHISME ET LE DESIGN À MOINS DE S’APPELER GOYA OU DUSCHAMPS ET JE NE PENSE PAS QUE JE SOIS GRAPHISTE D’AILLEURS JE NE CONNAIS PAS BEAUCOUP DE GRAPHISTES QUI M’INTÉRESSENT ET D’AILLEURS MES RÉFÉRENCES SONT DES RÉFÉRENCES ARTISTIQUES OU LITTÉRAIRES ET SI JE
N’AVAIS PAS ÉTÉ GRAPHISTE J’AURAIS FAIT DE LA MUSIQUE OUI DE LA MUSIQUE L’ENSEIGNEMENT EST QUAND MÊME COÛTEUX POUR LE TRAVAIL ET LES PROFS SONT DES PROFS ET LES ARTISTES SONT DES ARTISTES ET SI DES PROFS SONT DES ARTISTES CERTAINS NE LE SONT PLUS ET JE NE PEUX PAS ET GAUTIER OUI GAUTIER TRÈS BIEN CE PETIT DISAIT QUE LA POLITIQUE EH BIEN QUE LA POLITIQUE C’EST UNE MONTAGNE LA POLITIQUE ET C’ÉTAIT UN ÉCHEC CE SUJET ON L’AVAIT LANCÉ PIERRE DOZE ET MOI ON L’AVAIT LANCÉ CE SUJET DANS LEQUEL IL FALLAIT QUE LES ÉTUDIANTS RÉAGISSENT ET RÉAGISSENT ET RÉAGISSENT NOTAMMENT À CE QUI SE PASSE DANS LE MONDE ARABE ET C’EST BIZARRE MAIS C’EST UN ÉCHEC ET OUI LA POLITIQUE EST UNE MONTAGNE MAIS C’EST LÀ ET ON LE SAIT ON LE VOIT QUE LE GRAPHISME C’EST D’EMBLÉE ET D’ABORD UN VRAI PACK DE CONTRAINTES
ET DES CONTRAINTES DE PARTOUT ET DE TOUT GENRE ET C’EST DE CONTRAINTES QU’IL S’AGIT DÈS QU’ON TOUCHE ET CE SONT LES CONTRAINTES QUI POP ET QUI POP OUT DÈS LORS QU’ON TOUCHE AUX INTERFACES ET QUOI LES INTERFACES EH BIEN LES INTERFACES CE SONT DES LIVRES ET LES INTERFACES SONT DE TYPE LIVRE REPRODUCTIBLES MAIS PAS SEULEMENT CAR LES INTERFACES PEUVENT AUSSI ÊTRE DES ÉPERLANS DE REPRODUCTION AH ÇA OUI LA REPRODUCTION IL EN FAUT ET IL FAUT PLUS GÉNÉRALEMENT LA REPRODUCTION GÉNÉRALISÉES DES INTERFACES DE DIALOGUE ET JE M’ÉTONNE DE SAVOIR QUE L’ART NOUVEAU AVAIT CE PHANTASME DE MONTRER AU PLUS GRAND NOMBRE LES FORMES LES PLUS FOLLES POURTANT POUR CENT UN POUR CENT UN POUR CENT EST ATTRIBUÉ À DES GRAPHISTES ET POUR CENT UN POUR
CENT QUATRE-VINGT DIX-NEUF POUR CENT SONT ATTRIBUÉS À DES ARTISTES ET À LA BIBLIOTHÈQUE NATIONALE DE FRANCE ON EXPOSE LES GRAPHISTES AUTEURS DANS LES COULOIRS MENANT AUX SALLES ET CE BÂTIMENT EST BEAU TU CONNAIS LA BNF TOI ÇA SE VOIT ET TU COMPRENDS QUE LE GRAPHISME A CE STATUT D’OBJET DE DÉCORATION ET TU SAIS JE L’AI LU QUE TU PENSES QUE LES M/M AUSSI SE DISENT LA MÊME CHOSES QUE NOUS ET FONT DES PAPIER PEINTS POUR LE RÉPÉTER ET LE REPÉRER ET SE COUVRIR D’ENCRES COLORÉES ET NOUS PENSONS CERTAINEMENT LA MÊME CHOSE ET NOUS PENSONS CERTAINEMENT QUE LA TRANSITION DES OBJETS GRAPHIQUES EST CELLE DU PASSAGE DE L’UTILITAIRE À CELLE DE L’OBJET DE DÉCORATION ET QUE LES INTERSTICES NE SONT PAS LÀ OÙ ILS DEVRAIENT L’ÊTRE ET ENCORE MOINS COMME ILS DEVRAIENT ÊTRE ET JE REPENSE À TES INUTILITAIRES GRAPHIQUES ET JE REPENSE À CETTE MAIN
QUI OUVRE UN LIVRE ET QUI LE REFERME À LA SOURIS ET J’EN SOURIS PARCE QUE JE ME DIS QUE TU AS FAIT UN AUTRE TYPE DE PAPIER PEINT QUI EST SUR ÉCRAN ET QUI M’ÉLOIGNE DE MA SOURIS POUR VOIR MA MAIN ET POUR VOIR MON ÉCRAN ET POUR VOIR AUTRE CHOSE QUE L’UTILITÉ PREMIÈRE DE TON UTILITAIRE QUI EST D’ÊTRE GRAPHIQUE ET J’EN RIS ET C’EST TOUT DIFFÉRENT DE RICHARD PRINCE QUI LORSQU’IL FAIT DES SCULPTURES DE LIVRES COLLE LA TRANCHE DE SES LIVRES ET ALORS C’EST LÀ QU’ILS PERDENT TOUT POTENTIEL PAPIER PEINT ET C’EST À CE MOMENT PRÉCIS QU’ILS RÉPÈTENT DÉJÀ LA SCULPTURE QU’ILS VONT FORMER ET C’EST ÇA LA DIFFÉRENCE ET JE PENSE AU CONTRAIRE QUE LES INTERFACES DOIVENT FAIRE QUE LA DONNÉE D’ÉCHANGE SOIT LA PLUS GÉNÉREUSE POSSIBLE.
BARBARA KRUGER Barbara Kruger est une artiste. Barbara Kruger a étudié à la Syracuse School of Visual Art puis à la Parson’s School of Design a New York et alors qu’elle était encore étudiante, elle a travaillé pour le groupe Condé Nast 1. Elle a été directrice artistique de Mademoiselle Magazine 2, House and Garden 3 et d’autres magazines à grand tirage. Ma découverte de Barbara Kruger s’est faite étrangement via un des objets de sa critique : un produit de consommation. La marque new yorkaise Supreme a repris une caractéristique du travail de Barbara Kruger à savoir l’usage systématique d’une typographie blanche Futura Bold Oblique en blanc sur bande rouge, ce même système qu’elle a développé, fruit de son expérience du monde de la communication. Supreme N.Y utilise son logo généralement comme seul identifiant de ses produits, souvent utilisé seul, bien en évidence sur ses produits, comme les messages de Barbara Kruger au premier plan de ses images. Ce signe développé par Barbara Kruger est passé de la rue à la galerie et au musée, puis est passé de la galerie et du musée dans la rue mais cette fois ci en tant que simple signal de lui-même. Parallèlement au fait que ce signe change de statut, Barbara Kruger diversifie son approche, elle fait des choses pour les espaces qu’elle investit en usant d’autres signes, comme si celui-ci ne lui appartenait plus ou était devenu trop ornemental. Barbara Kruger s’est éloignée de ce signe comme ce signe s’est éloigné de lui même. Si on repense à ce qu’avancent les M/M, à savoir que la galerie et le musée sont des lieux protégés — soit entendu « protégés du réel » — les messages qui y sont diffusés concerneraient plus le fonctionnement du système dans lequel s’inscrivent ces messages que leur sujet. Les messages produits dans ces lieux seraient isolés du reste de l’activité humaine. Mais c’est aussi — est-ce un paradoxe ?— par cet isolement que les messages gagnent en valeur. Le travail de Barbara Kruger est passé de la rue aux galeries et musées qui l’ont diffusé et ancré dans l’art. Cet ancrage est redoublé par la reprise d’éléments de son travail par l’industrie des biens de consommation. En — 1 Condé Nast Publications Inc. est un groupe d’édition américain publiant une soixantaine de titres, parmi eux Glamour, Vogue, GQ, The New Yorker, Vanity Fair et Wired. 2 Mademoiselle était un magazine féminin influent publié entre 1935 et 2001 aux États-Unis dont Barbara Kruger était la directrice artistique. 3 House and Garden est un magazine spécialisé dans la décoration d’intérieurs et de jardins. 47
effet, dans une société ou la consommation est le moteur de l’activité en même temps qu’elle est l’élément de différenciation et d’identification des groupes sociaux, la réintégration d’un message dans le marché de consommation de masse devient rituel de consécration du travail. Nous connaissons Picasso par les innombrables reproductions plus ou moins « cheap » de ses tableaux, et non par les tableaux eux-même. Le mouvement « message » > « musée » > « objet de communication » est le cycle qui atteste bien de la façon dont un message gagne en valeur symbolique jusqu’à devenir un symbole « en soi ». Supreme N.Y associe ses produits à des signes distinctifs du travail de Barbara Kruger afin de bénéficier de l’image de la revendication minoritaire, et ce de façon « efficace », c’est à dire de la façon la plus « rapide » qui soit : la simple citation suffit pour associer cette image aux produits de la marque. Car c’est bien d’image dont il s’agit. Les mouvements constants du travail de Barbara Kruger entre les supports de communication, les galeries, les musées et les institutions privées fait que la diffusion du travail s’opère non par rapport à des objets, mais par rapport à l’image de ces objets. Images extraites de leur support, ou plutôt images indépendantes de leur support, et par conséquent images indépendantes d’une grande partie de ce qui constitue leurs contextes. Ainsi je n’ai pas ou peu trouvé d’informations sur les supports de son travail, notamment concernant ces premiers travaux : quels formats ? quels types de papier ? dans quelles rues ? dans quels magasins ? dans quels endroits à New-York ? En comparaison, le support du travail des M/M est systématiquement documenté : dimensions, papier, technique d’impression, jusqu’au prix 1. Et si je me permet de faire un aller/retour entre les deux, c’est qu’ils ont tous deux travaillé dans le domaine de ce qu’on appelle communément la «communication graphique». Barbara Kruger de part son emploi est très au fait des standards, des contraintes liées à l’édition. J’en déduis que c’est moins par une omission de sa part de cet aspect du travail que par les mouvements qu’a subi son travail. Lorsque M/M mettent des gants, Barbara Kruger y va du bras. Elle embrasse la galerie et le musée sans revendiquer une appartenance à un autre lieu. Et c’est ainsi que le travail de Barbara Kruger passe du statut d’objets supports de messages à celui d’images d’un objet qui a pu — et qui a aussi pu ne pas — contenir un message. C’est cette ambiguïté, cet espace laissé vacant que Supreme incarne, une sur du tissu, une autre sur des planches de skateboard, une autre — 1 Cette donnée est importante car elle indique comment les M/M s’incluent dans le marché. En indiquant le prix de leur travail, ils indiquent symboliquement que ce sont eux qui en ont décidé et non un marché fluctuant — même si effectivement ce ne sont pas eux qui en décident. 48
encore sur des chaussures ou des chaussettes allant avec. Et tant qu’à combler un vide autant le faire à fond. Ce dont il est question dans la galerie et le musée ce n’est pas tant le message que la valeur du message. Et si ce n’est sans doute pas dans la galerie et le musée que le message a une portée dans le réel, par contre, c’est dans ces lieux que que la valeur — symbolique et marchande — du message est interrogée. Aussi, si les messages qui s’inscrivent dans ces lieux sont protégés, leur valeur quant à elle est soumise au jeu du système de valeur et du marché. C’est ainsi que les objets de Barbara Kruger, en intégrant les institutions artistiques, ont gagné en valeur, et c’est par ce mouvement que le travail de Barbara Kruger a gagné en prestige et a bénéficié d’une diffusion internationale et de « meilleure qualité ». Par ailleurs, son travail en même temps qu’il véhicule des messages revendicatifs, véhicule aussi certaines pratiques publicitaires, un certain langage publicitaire que Barbara Kruger a réussi a intégrer au sein des institutions artistiques. Ce faisant, elle inscrit déjà sont travail dans le paradigme de la publicité décrit par Jean Baudrillard. JEAN BAUDRILLARD LA SOCIÉTÉ DE CONSOMMATION Chapitre « Mass media, sexe et loisirs. Le médium publicitaire » La fonction de communication de masse de la publicité ne lui vient donc pas de ses contenus, de ses modes de diffusion, de ses objectifs manifestes (économiques et psychologiques), elle ne lui vient ni de son volume ni de son public réel (encore que tout ceci ait son importance et serve de support), mais de sa logique même de medium autonomisé, c’est-à-dire ne renvoyant pas à des objets réels, à un monde réel, à un référentiel, mais d’un signe à l’autre, d’un objet à l’autre, d’un consommateur à l’autre. […] On pourrait analyser comment le langage lui-même, système symbolique, redevient mass medium au niveau de la marque et du discours publicitaire. Partout la communication de masse se définit par cette systématisation au niveau du medium technique et du code, par la production systématique des messages, non pas à partir du monde, mais à partir du medium lui-même. Barbara Kruger s’est nourrie de l’ennemi pour acquérir sa force et le détruire. L’ennemi Supreme fait de même, avec elle, par cette caractéristique inhérente à la société de consommation telle qu’elle est décrite par Jean Baudrillard.
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— Ci-dessus, un commentaire concernant la reconnaissance de la typographie utilisÊe par la marque Supreme sur la page d’un site mettant en rapport le travail de Barbara Kruger et le logo de la marque. http://yoyochey.blogspot.com/2009/01/supreme-barbara-kruger.html
PERSPECTIVES Voici une liste non exhaustive d’auteurs dont j’étudierai les stratégies de positionnement entre les lieux de l’art et les lieux du graphisme par un prochain travail écrit. THOMAS BAYRLE Artiste allemand. Parle du « tak tak tak tak » de la vie. A mené un workshop à l’ÉSADS au sein de l’atelier communication graphique que j’ai suivi. C’était la première fois que je montrais mes vidéos « art » au sein de l’atelier. Si je dis « art » c’est parce que Thomas Bayrle et Heike Bayrle m’ont tous deux annoncé que ce serait compliqué de montrer ce genre de choses dans un contexte de communication graphique. Je n’ai pas cherché plus loin à savoir pourquoi. Ce qui m’a intéressé c’était un cet agréable flou que ça avait crée dans mon esprit. MARTIN COLE Graphiste britannique. Il fait des choses « immondes ». L’immonde c’est ce qui est frappé d’impureté morale. Le travail de Martin Cole est immonde c’est évident, mais dans ce cas on se demande d’où ? D’où aussi est-ce qu’on regarde ces choses immondes ? Je sais qu’on peut les voir dans des expositions collectives de graphistes et aussi dans des expositions collectives d’artistes plasticiens. THOMAS HIRSHHORN Artiste suisse. Il a fait partie du collectif graphique Grapus dans les années 1980. Je cite ce que Thomas Hirshhorn écrit à Alison M. Gingeras, le 10 mars 2000, à propos de Skulptur Sortier Station, 1997 installée du 29 avril au 29 juin 2001, sous l’arche du métro aérien parisien, station Stalingrad : « Ce travail appartient au Centre Pompidou mais Skulptur Sortier Station est autonome du Centre. C’est comme un petit centre lui-même. Une station dans l’espace. Un satellite. Avec sa propre énergie, sa propre zone de rayonnement (…) Programmé, déterminé, mais libre et détaché. C’est pour cela que ce travail n’a pas besoin pour exister de la présence matérielle ou visuelle du Centre. L’intérêt est justement de créer un lien d’idées, un projet de réflexion avec le Centre et l’art qui y est représenté. Plus loin Skulptur Sortier Station est installé, plus fort sera ce lien ». M’intéresse cette idée de la distance conceptuelle que l’artiste établit entre le lieu qu’il investit et le lieu auquel il fait appel à partir du lieu qu’il investit.
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INDEX p. 4
Préambule
p. 7
Lieux
p. 8
Notes préliminaires
p. 10
Des mots
p. 12
Précisions
p. 14
Rappels
p. 16
Questions
p. 19 p. 21 p. 22 p. 29 p. 33 p. 34 p. 47 p. 52 p. 59
Auteurs M/M (Paris) Interview par Lionel Bovier «Plonger les mains dans l’acide » Christophe Jacquet dit Toffe Parole re-portées Barbara Kruger Barbara Kruger vs Supreme Perspectives
Je tiens à remercier Pierre Mercier, Olivier Deloignon, Christophe Jacquet ainsi que Louison Coulom et Manon Rousseau pour leur patience, leurs conseils et leurs cartons défaits.
Réalisé à l’École supérieure des arts décoratifs de Strasbourg en 2011
Mémoire de fin de cursus École supérieure des arts décoratifs de Strasbourg Atelier Communication graphique 2011