J'aime regarder les affiches...

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J’AIME REGARDER LES Thaïs Gondouin




J’aime regarder les affiches... / Thaïs Gondouin / 2017

Mémoire DNSEP/Master Art mention systèmes graphiques et narratifs École Supérieure d’Art de Lorraine-Metz Direction de mémoire : Sally Bonn Directione de recherche : Agnès Geoffray Coordination du mémoire : Célia Charvet



FLÂNER 10 S’AFFICHER 14 PLACARDER 18 INTERPELLER 22 CONSERVER 26 DISCUTER 36 TEXTUALISER 40 ŒUVRER 44 MANIPULER 46 J’AIMERAIS 6


« La foule est son domaine, comme l’air est celui de l’oiseau, comme l’eau celui du poisson. Sa passion et sa profession, c’est d’épouser la foule. Pour le parfait flâneur, pour l’observateur passionné, c’est une immense jouissance que d’élire domicile dans le nombre, dans l’ondoyant, dans le mouvement, dans le fugitif et l’infini. Être hors de chez soi, et pourtant se sentir partout chez soi ; voir le monde, être au centre du monde et rester caché au monde, tels sont quelques-uns des moindres plaisirs de ces esprits indépendants, passionnés, impartiaux, que la langue ne peut que maladroitement définir.» (1)

(1) LE PEINTRE DE LA VIE MODERNE, CharlesBaudelaire, 1859

Au départ comme une simple curiosité de la foule et de l’espace urbain, la flânerie apparaît comme une marche réflexive et une expérience pour la perception. Prendre le temps de regarder la ville à un rythme plus lent permet d’y déceler la singularité dans la banalité.




J’aime regarder les affiches. Que ce soit dans les villes ou les villages, dans le métro, aux arrêts de bus, dans une salle d’attente ou au cinéma. Je les observe. Je les examine. Je m’amuse à les comparer. Pourquoi je les regarde, me diriez-vous ? L’affiche est un média qui me nourrit visuellement et inspire mon travail artistique. Les différents traitements graphiques employés selon les époques et les contextes socio-politiques influencent celles à venir, s’inscrivant ainsi dans une tradition. C’est aussi pour sa fonction première – divertir et informer - que j’apprécie les affiches. Elles ont donc été inventées pour transmettre un message, créer un lien avec le public et interagir avec lui. Au XIXe siècle, à peine instituée, l’affiche publicitaire, qui avait pour finalité de « chanter les vertus d’un produit commercial », a vu sa « fonction transitive » se gauchir et s’effacer, comme le fait remarquer Benoît Buquet dans Art & design graphique ; essai d’histoire visuelle.(2)

(2) ART & DESIGN GRAPHIQUE ; essai d’histoire visuelle, Benoît Buquet, cite Jean-Claude Lebensztejn, p52.

L’affiche est une interface, un dialogue. Toutefois, je constate que ce dialogue reste fictif et distant, phénomène particulièrement visible dans l’affiche publicitaire. L’affiche publicitaire fait partie de ces images que je regarde. À vrai dire, il n’y a plus que ça : des affiches qui vendent du rêve proposant une solution immédiate ; une image et un texte limpide qui n’entraînent pas à la réflexion, ni au questionnement. Pourtant, j’arrive parfois à me laisser charmer par ce genre d’image. Le produit vendu ne m’intéresse pas en tant que tel. C’est plutôt les spécificités techniques mises en œuvre en amont pour produire cette image que je détaille.

Cette capacité, cette sensibilité à regarder l’affiche-image autrement, pas seulement de manière passive, mais en questionnant sa création, j’ai pu la développer durant mes années d’études et plus particulièrement durant mon stage chez la plasticienne Maud Vantours, en janvier 2016. J’ai assisté notamment à un shooting pour la société Lancôme au cours duquel j’ai rencontré une photographe, son assistant et un retoucheur. Nous étions là, l’artiste et moi, pour installer les fonds sur lesquels reposeraient les flacons de parfums. On a dû procéder à de nombreux ajustements de lumières pour mettre


en valeur un grand fond blanc duquel se soulevaient de petits pétales et des éléments noirs et or. Le but étant de donner l’illusion d’un éclairage naturel, elle dut se contorsionner, jongler entre appareil photo, panneaux blancs et miroirs Après plusieurs essais, elle est parvenue à matérialiser subtilement la fragrance du parfum, à mettre en valeur l’ombre des flacons et à sublimer le miroitement des éléments dorés. L’illusion continua au moment de la retouche. En quelques clics, le blanc devint plus intense, la lumière plus brillante et les ombres plus marquées. Une image lisse, sans défaut, où les éléments les plus infimes sont contrôlés, de l’éclairage à la disposition d’un pétale. Depuis cette expérience forte, je regarde les affiches publicitaires autrement.

« Il y a de moins en moins d’affiches parce qu’il y en a de plus en plus ».(3) Tellement omniprésente qu’elle en devient invisible ! L’affiche fait partie de notre quotidien. Elle est là, on la voit mais on ne la lit pas. L’affiche fait partie de l’espace urbain. Elle peut être parfois sauvage, elle se superpose, se colle, se déchire parmi ses consœurs. Nous la retrouvons souvent sous vitrine ou à l’écran. Elle est là confinée, figée et elle attend d’être remplacée. Nous avons les rebelles qui sont placardées secrètement par des individus ou des artistes à la manière de Daniel Buren. Et il y a aussi les précieuses, celles qui sont délicatement exposées dans un cadre.

(3) PIERRE BERNARD, Entretien pour Formes Vives.

Il s’avère que je ne regarde pas l’affiche dans son entièreté, mais plutôt dans ses infimes détails parfois presque invisibles, voire pratiquement indécelables. Pourquoi se focaliser sur des choses que nous ne voyons pas spontanément ? Peut-être est-ce dans ces détails que nous pouvons justement percevoir toute la singularité d’une affiche. Cet exercice est particulièrement difficile dans l’affiche publicitaire. Produites en multiples exemplaires grâce à des outils numériques performants, elles sont toutes identiques et il devient complexe d’y déceler une singularité. Pourtant, il suffit d’imaginer tous les gestes réalisés afin de produire l’image finale pour retrouver son originalité, en tenant compte du processus, des gestes exécutés provoquant des erreurs, des échecs, des imprévus et amenant à d’autres tentatives qui disparaissent dans

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la forme finale. Ainsi, nous n’ignorons plus tout ce qui a été gommé ou dissimulé pour nous offrir une image totalement aseptisée. Il est d’usage de dire que pour qu’une affiche soit bonne, elle doit capter « l’homme de la rue, un homme distrait », qui doit la voir et la comprendre en une fraction de seconde et qu’elle ne doit pas non plus être considérée comme un tableau ou une autre œuvre « favorisant la tendresse et la méditation ». Mais pourquoi se cantonner uniquement à sa fonction commerciale et ne pas s’intéresser davantage à sa forme et ses traitements graphiques ?

(4) L’AFFICHE EST UN SCANDALE VISUEL, par Sophie Cure et Charles Beauté, 2016

(5) LE FLÂNEUR DANS L’ESPACE URBAIN, par Gianpaolo Nuvolati, 2009

Selon les affichistes Cassandre et Raymond Savignac dans un article publié dans Strabic « L’affiche est un scandale visuel ». (4) Pour ces graphistes, l’affiche doit avoir « une puissance d’appel très brutale », qui « crève le mur, qui a le devoir de divertir et qui anime la ville » par sa taille et son traitement graphique. Lors de mes recherches sur les travaux des affichistes célèbres, il apparaît que la forme de l’affiche est rarement évoquée, tout comme sa surface et sa matière, mais qu’ils privilégient l’image. Celle-ci doit violenter le regard et s’imposer brutalement dans la ville. De nos jours encore, l’affiche fait partie intégrante des zones urbaines. La question se pose quant au choix de son impact. L’affiche pourrait-elle animer les villes de façon agréable, sans la brutalité de son omniprésence et en visant à réveiller le regard par l’usage de formes non aseptisées ? Pour trouver l’inspiration, je flâne et j’observe l’étrange banalité qu’est devenu ce média dans l’espace public. Et si le scandale visuel était provoqué par sa forme et par sa présence dans l’espace ? L’affiche se résume ici à un objet concret, trop souvent réduit à une simple feuille placardée ou mise sous verre.

Je suis une flâneuse dont l’ambition tend à « entretenir une sorte d’interaction avec la foule, ou au moins à réduire les distances » (5), ceci par l’intermédiaire d’un média qui concentre ces aspects. Marchant lentement, je vagabonde dans les rues. L’affiche est observée puis interprétée : apparaissent alors des gestes imperceptibles qui s’effacent au détriment de ce qu’elle renvoie. Des gestes prouvant un acte créatif qui, à travers des formes graphiques et esthétiques secondaires,


mettent en exergue la préoccupation commerciale du concepteur.

Alors, pourquoi ne pas faire le pari de proposer de nouvelles formes qui transformeraient le regardeur en flâneur ?

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« Déclarer fermement quelque chose, publier, imposer, exposer, faire étalage de quelque chose. » (6) L’affiche est là. Nous devons la voir. L’affiche annonce, réclame, se proclame, se manifeste, se distribue, se placarde et se diffuse. Nous retrouvons toute cette force dans les images. Nombreuses sont ces affiches engagées qui critiquent et communiquent un message. Nombreuses sont les images dérangeantes, provocantes et puissantes ou encore les mots forts, poignants et percutants. Les constructivistes russes, Grapus, Mimmo Rotella, Savignac, Stephan Sagmeister, et tant d’autres, ont compris la force des mots et des images pour créer l’impact visuel et intellectuel chez le public. Mais nous pourrions aussi nous questionner sur la relation qu’entretient l’affiche avec l’espace. En effet, l’affiche, en tant qu’objet physique, possède une matérialité que nous pouvons observer dans des espaces privilégiés qui lui sont dédiés. Elle est toujours placée stratégiquement dans l’espace urbain. Toutefois s’impose-t-elle-en tant qu’objet - autant que l’image qu’elle diffuse ?

C’était bizarre de prendre quotidiennement le métro à Paris. Un lieu concentré d’affiches publicitaires, s’il en est ! Incontournables, de taille monumentale, elles nous absorbent et s’imposent majestueusement dans cet espace d’attente et de transit. Je les ai observées longtemps. J’ai aimé regarder le cadre doré censé les mettre en valeur comme c’est l’usage pour un tableau. J’ai aimé regarder les affichistes coller délicatement les différents morceaux de papiers. Certaines affiches se décollent. D’autres se froissent ou se déchirent. La matière de l’affiche devient visible. Même par accident, cela lui donne une tout autre dimension.

(6) CNRTL.FR

Pourquoi rajouter cette vitre ? Pourquoi utiliser des écrans ? L’affiche est censée interagir avec nous. Même si cela reste fictif, pourquoi cette mise à distance matérialisée par des artefacts ?


Moi je ne regarde pas les images sous verre

(7)

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Et si le public reprenait la formule de Pierre Bernard à son compte et décidait de « ne pas regarder les images sous verre ».(7) Qui regarde les affiches de nos jours ? Nous y jetons un coup d’œil ou, inconsciemment, plongeons notre regard pour nous déconnecter de la réalité, le temps d’un trajet. L’affiche est-elle devenue un objet trop commun qui tente de capter le regard sans vraiment y parvenir ? Par quel moyen pourrait-elle retrouver sa puissance ? L’affiche numérique est-elle la solution pour remédier au potentiel désintéressement du passant ? La culture de l’image évolue numériquement dans l’espace public. On peut se poser la question de savoir ce que l’affiche numérique apporte à la ville. Dans un espace mouvementé, pourquoi proposer des images animées si nous n’avons pas le temps de les regarder ? Si l’affiche papier dans les panneaux JC Decaux ne mérite que deux secondes de notre attention, pourquoi pensons-nous que l’affiche numérique nous retiendrait davantage ? L’affiche numérique répond au rythme de la société. L’homme distrait est toujours là, dans un espace qui lui ressemble de plus en plus, car saturé de distractions.

(7) PIERRE BERNARD, Entretien pour Formes Vives.

(8) ÉTUDES DE MÉDIA TRANSPORTS PÔLE GARES ET ILIGO, décembre 2013, p10

Certains jugeront que l’affiche numérique face à l’affiche statique est plus divertissante. D’autres diront que la banalisation de l’affiche évolue en même temps que la technologie, ce qui implique un manque de créativité et d’interactivité avec le public. (8)

Je les ai très peu regardées ces affiches numériques. J’ai dû en apercevoir lorsque je traversais la gare sans vraiment m’arrêter. J’ai été aveuglée par le blanc de l’image intensifié par une lumière électrisante. Des éléments surgissaient de gauche à droite, puis disparaissaient. Impossible de décrire ce qui se passait dans cet écran. À la différence des lumières des écrans animés, la lumière diffusée à l’arrière des affiches statiques de certains abribus est appréciable, puisqu’elle continue à animer la ville en pleine nuit.

Alors que signifie s’afficher dans l’espace urbain ? Faut-il être le plus monumental ? Le plus divertissant ? Le plus moderne ? Le plus créatif ?


Des panneaux publicitaires ont parfois recours à des moyens innovants et créatifs pour capter l’attention du public. C’est le cas des panneaux JC Decaux qui ont transformé l’un de leur emplacement publicitaire en vitrine destinée à accueillir une sculpture du duo de paper artist, Zim & Zou. Avant cela, cette vitrine avait pris la forme d’un panneau classique avec une simple fente pour y glisser des papiers à recycler. Le duo a réutilisé ensuite ces papiers pour en faire un phénix, symbole de la renaissance. Ici, en plus de la démarche éthique visant à la sensibilisation au recyclage des déchets papier, il y a une volonté non seulement de capter l’attention du public, mais de lui proposer une interaction forte, transformant le regardeur passif en acteur participant à une création. Pourtant, l’espace urbain se retrouve saturé de toutes sortes de publicités et certaines villes comme Paris, Grenoble ou Genève les considèrent comme trop intrusives. Elles prennent des initiatives pour diminuer, voire supprimer les publicités dans les rues. Paris propose des photographies dans les métros, Grenoble supprime totalement les panneaux publicitaires libérant ainsi les citoyens d’une pollution visuelle et enfin Genève rend 3000 panneaux publicitaires vierges.

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L’affiche a été pensée en papier. Parlons de ces colleurs ou poseurs d’affiches. Ils sont encore là parmi ces écrans numériques. Est-ce une question de moyens ? Peut-être bien. Au-delà de cette question de moyens, le rapport au papier est différent selon la diffusion. Les colleurs d’affiches apprennent assurément à manier le papier. Ils le détrempent, puis le collent. Ils le décapent puis le déchirent. Chaque morceau est manipulé avec précision. Ce qui n’est pas le cas des affichages sauvages. L’affiche ici n’est qu’un simple morceau de papier collé n’importe où. Ce qui importe c’est la diffusion, la quantité d’affiches placardées et non la qualité intrinsèque de l’affiche. Le papier est manipulé différemment. L’affiche est placardée brutalement. Elle peut être superposée, recouverte, cachée, déchirée, créant des épaisseurs, un mélange de couleurs, de formes, de lettres, d’images anarchiques. Elle en deviendrait presque une peinture abstraite qui se dégrade avec le temps.

(9) ART & DESIGN GRAPHIQUE ; essai d’histoire visuelle, Benoît Buquet, cite Jacques Villeglé, p63

Je citerais deux affichistes des années soixante qui utilisaient ce concept de décomposition. Cet amoncellement faisait apparaître la décomposition de l’affiche soit naturellement (usure intempéries) soit par la déchirure brutale de l’homme. Il ne restait que des chutes. À l’instar de Jacques Villeglé, François Dufrêne travaille sur les dessous de l’affiche lacérée. Il dévoile des mots où s’accentue la matérialité du papier en réponse « au pessimisme ambiant d’un monde qui s’écroule. »(9) L’affiche engagée n’est pas simplement dans l’image provocante que l’on crée. Elle existe aussi dans les gestes. L’affiche lacérée est un moyen d’exprimer notre opinion envers la société de consommation ou la politique. Ces affichistes ont joué sur cette esthétique. Ils font refléter à travers ces lacérations l’état d’un pays en guerre. Même si le contexte est différent de nos jours, les lacérations anonymes continuent d’exister. Prouvant un désaccord ou une colère, arracher violemment un morceau de papier du mur n’est pas anodin. Placarder est un acte qui apparaît aussi lié à la liberté d’expression. Lorsque l’invention florissante de l’affiche couleur voit le jour, la liberté absolue d’afficher est permise (1820). Plus tard la loi « Défense d’afficher » apparaît


(1881). Certes la liberté d’expression est bien admise en même temps que la censure, mais qu’en est-il de la liberté de diffusion ? On peut dénombrer de plus en plus de signalétiques indiquant « Défense d’afficher » ; c’est une fois de plus la question de la matérialité de l’affiche dans l’espace qui est en cause et réglementée : « Défense d’afficher » sur les édifices publics, sur les vitrines de magasins, sur les portes de maisons, sur les monuments culturels et religieux. Ce contexte régi par des contraintes spatiales et législatives m’interpelle et m’oblige à me questionner à nouveau : au final pourquoi la rue est-elle mon lieu de prédilection pour réaliser mon geste artistique ?

Je suis en mouvement dans un espace lui-même en mouvement. La rue est une transition d’un lieu à un autre - je ne peux y échapper - un espace où de nombreux individus se croisent, se bousculent, se suivent, se rencontrent. Un lieu commun que je croyais accessible et facile à dompter, mais qui se révèle plus complexe et ambigu et nécessitant un apprentissage, une adaptation. Je me suis toujours sentie mal à l’aise dans les espaces muséaux. Cela n’empêche en rien d’apprécier la scénographie ou l’exposition en elle-même. Mais cet espace blanc construit pour mettre en valeur des objets me dérange. C’est la relation entre le public et l’œuvre qui me dérange. Il y a une sorte de distance qui se crée. Parfois visible grâce aux écriteaux, « Ne pas franchir » mais parfois ce sont l’incompréhension et l’ignorance qui excluent. Et ce problème existe aussi en dehors des musées (dans tous les lieux culturels), la rue paraît alors plus abordable.

C’est dans cet espace gris, bruyant et grossier, que je veux m’installer. Être confrontée à un public qui risque de ne pas me comprendre, de m’ignorer ou de détruire mon travail, c’est aussi l’occasion d’observer et de comprendre comment un public réagit, de savoir ce qui peut l’interpeller. Ma démarche a le souci du regardeur - de l’homme distrait de ce qu’il pense et de ce qu’il comprend. C’est la perception d’un public que j’expérimente. Si dans la rue, tout est fait pour une lisibilité et une compréhension immédiates,

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je propose alors la tentative d’ouvrir une brèche dans cet ordre établi par une nouvelle forme d’affiche.


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Pour un dialogue moins fictif, moins distant, il faudrait peut-être renoncer aux panneaux d’affichage vitrés. Tandis que l’image imprimée joue un rôle dans l’interaction, fait lien entre ce qui est vu et celui qui regarde, il reste que la vitrine ou l’écran éloigne le regardeur de l’affiche. Si la vitrine, indéniablement, permet une meilleure conservation de l’affiche, celle-ci sera stockée, mise aux oubliettes ou jetée lorsque le poseur d’affiche la retirera. Mais en négligeant totalement ces panneaux, le public non averti de mes intentions fera-t-il le lien avec l’affiche ? Deux solutions se présentent pour la diffusion des affiches. D’une part dans le cadre : toujours des panneaux, mais dépourvus de vitre. D’autre part hors du cadre : une diffusion clandestine. Tels les affichistes sauvages, sortir de ce réseau pour m’immiscer un peu partout. Ce geste tente une approche vers un autre public. C’est en pleine rue que je m’affiche, au vu et au su de tout le monde.(10) Que va-t-il être affiché ? Une matière et quelques mots. Une matière fragile, périssable et simple. Les mots eux, restent dans nos esprits. Des mots simples, des adjectifs, des verbes, des contradictions qui reflètent ma vision de l’affiche et celle des idées préconçues. L’affiche a un corps et une parole.

C’était une publicité à la télévision. Une publicité pour une voiture dont j’ai oublié la marque. Je me souviens seulement que c’était une voiture blanche. Il y a cet homme qui court et qui a raté son bus. Et cette jeune fille assise sur le banc d’un arrêt de bus. L’homme prend un instant pour reprendre son souffle. Il tourne la tête et voit l’affiche d’une voiture blanche dans un fond blanc. Il esquisse un sourire. Puis se dirige en direction du panneau et entre à l’intérieur. Sous les yeux étonnés de la jeune fille, il prend possession du véhicule. La voiture démarre et sort de l’affiche.

(10) CNRTL.FR

Comment attirer le regardeur ? Faut-il aller à l’encontre des affiches qui nous environnent ? Ce qui est certain, c’est qu’il faut créer une tension. Là où il y aura du superflu, il faudra jouer sur le minimalisme. Des mots et des formes simples. Faire irruption dans la ville sans faire de bruit. Venir simplement s’immiscer parmi les autres images avec un geste minimal mais intrigant.


Un triangle amoureux.

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Produire un jeu de contrastes entre l’extérieur et l’intérieur. Entre le visible et l’imperceptible. Daniel Buren emprunte l’espace urbain et le révèle. Ces pièces sont dans un lieu et pour le lieu. Il tente à chaque fois de donner une perception nouvelle de ces bandes colorées. Il expérimente cet outil visuel. Il ne cesse de jouer avec les éléments du quotidien pour révéler certaines parties de ce quotidien. Et c’est en 1967 qu’il décida un jour de coller des affiches sur les murs de la ville. Parmi les autres réclames publicitaires, son motif intrigue : « Qu’est-ce que des bandes blanches et vertes peuvent-elles bien faire là ? » Deux ans plus tard, il se réapproprie cinq panneaux d’affichage pour y mettre ces mêmes bandes. Deux emplacements intéressants. Toujours ce jeu entre intérieur et extérieur. Dans le cadre. Hors du cadre. Est-ce que ses affiches sont davantage significatives dans cet espace d’affichage ? Où le sont-elles autant en dehors ? Une affiche qui “marche” c’est une affiche qui « capte l’intérêt des citoyens, des badauds qui passent, si on capte leur sensibilité et leur intelligence à travers quelque chose qui les questionne, qui les étonne, qui leur fait appuyer leur regard sur l’image. » (11) Mais une affiche devrait aussi “marcher” lorsqu’elle est désintéressée. Quand elle ne répond à rien. Quand elle utilise simplement la poésie de notre quotidien et l’expose. J’ai envie d’utiliser des mots courants à la manière de David Poullard et de créer une relation entre mes mots, mon support et le public. Un triangle amoureux.

(11) PIERRE BERNARD, Entretien pour Formes Vives.

Le public est fondamental pour la réalisation de mes projets : j’ai besoin de sa curiosité, de ses gestes et de son regard. J’ai aussi besoin de mots futiles et courts, ces mots qui servent à exprimer les pensées spontanées. Et j’ai besoin de matière pour impliquer l’individu physiquement.

En longeant les couloirs de la gare, vous tomberez sur plusieurs réclames publicitaires. Parmi elles, il y a une affiche intrigante. Nous y voyons l’image d’un papier avec plusieurs plis créant des formes géométriques. Je me suis laissé attirer par ce motif graphique et hypnotisant. Attirée par elle en pensant qu’elle était accessible et réelle. J’aurais aimé que ce soit un vrai papier plié. Mon regard s’est perdu dans ces faux plis. J’ai cherché à comprendre les ombres. J’ai tenté alors de localiser la source lumineuse qui provoquait ces ombres. Puis j’ai suivi du regard chaque pli. Pour arriver sur une


intersection m’emmenant sur un autre pli et ainsi de suite. Je me suis demandé pourquoi elle était bleue. Et parfois verte. Je l’ai regardé en faisant totale abstraction de l’environnement. Et puis je la regardais aussitôt dans son ensemble, entourée de ces autres affiches. Que pouvait-elle bien faire là ?

L’affiche Métrobus des Graphiquants, occupait les espaces libres des panneaux d’affichage. Une affiche sans texte. Est-ce encore une affiche ? Une affiche créée pour des buts non définis. Elle n’est ni publicitaire, ni culturelle, ni destinée à aucun autre contexte. C’est peut-être là où l’affiche accomplit son rôle premier. Elle interpelle. Elle intrigue. Elle pose des questions. Elle crée une tension…

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Est-ce le fait d’occuper un espace destiné à l’affiche qui détermine l’affiche ? Qu’adviendrait-il d’elle hors de cet espace ?

(12) L’AFFICHE PAROLE PUBLIQUE, Diego Zaccaria, p6,

(13) Publication pour l’exposition REGARDER, une collection d’art graphique contemporaine de Vincent Perrottet

L’affiche se conserve-t-elle ? D’ailleurs, doit-elle encore être conservée après sa diffusion ? J’ai l’impression de parler d’un produit de consommation qui a dépassé la date de péremption. Il y a de fortes similitudes. L’affiche est souvent datée. Que ce soit pour sa date de création ou pour annoncer un événement à une date, un lieu et à une heure bien précise. L’affiche est éphémère. Elle est parfois affichée un mois ou deux semaines avant la date de l’événement. Et comme tout produit de consommation, dépassée cette date, elle est retirée pour être remplacée par un nouveau compte à rebours d’une autre affiche. Et ainsi de suite. L’affiche en tant qu’objet ne dure pas dans le temps ni dans l’espace. Pourtant, les images ou les mots s’impriment dans notre esprit, même si nous passons devant ces affiches sans même les regarder. Nous empruntons le même chemin tous les jours et nous nous habituons au décor. Mais nous nous surprendrons de temps en temps à remarquer l’absence d’une image : « n’y avait-il pas une affiche pour Adidas juste là ? ». Ici, est mise en lumière la puissance de certaines images ou de certains mots qui laissent des traces, des empreintes dans notre mémoire. L’affiche joue un rôle important dans notre quotidien, par « ce qu’elle donne à voir et à revoir ; sa temporalité éphémère et son intemporalité sociale ; cet équilibre entre le présent et le passé. » (12) Et qu’en est-il de sa valeur dans l’espace urbain ? L’espace urbain, c’est là où elle remplit sa fonction première d’affiche et où elle exprime toute sa valeur : elle est faite pour la rue et sa conception tient compte de cet environnement. Et lorsqu’elle se trouve dans un musée ? L’affiche a été de nombreuses fois exposées dans un espace muséal, ce qui bien sûr, la valorise, non pas en tant que média, mais en tant qu’image. Ce contexte favorise davantage l’attention portée au traitement graphique, à la composition et aux éléments imperceptibles. « Les images sont faites pour être regardées » (13) Nous ne parlons plus d’affiche lorsque nous voyons la collection d’affiches de Vincent Perrottet exposée à la Galerie Poirel de Nancy. Nous parlons d’images suspendues librement les unes à côté des autres dans


un espace blanc. Notre regard est forcément différent. Une profusion d’images s’offre à nous. Aucun élément ne vient perturber notre champ de vision. L’absence de mobilier urbain et de panneaux d’affichage décontextualise l’affiche et réinterprète son sens. « Objet visuel », « installation » ou « collection », plutôt qu’exposition proprement dite… Pourtant, le lieu semblerait propice à l’exposition d’affiches. Cependant, ces images ne m’ont pas apparu comme des objets mis en espace indépendamment, mais plutôt comme une abondance d’images offertes au regard de celui qui désirerait les faire siennes, ambiance et émotion que l’on retrouve dans l’atelier d’un collectionneur.

C’est tout à fait impressionnant d’être là, au milieu de ces images. Elles vous surplombent. Elles attendent d’être regardées et appréciées. Déambulant parmi elles de façon instinctive, j’en reconnaissais certaines et en découvrais d’autres. J’ai aimé être là. Les affiches semblent tout à coup accessibles. Notamment les affiches minimalistes et épurées de David Poullard : ces fameux textes rouges sur fond blanc. Seule une ligne de points rouges vient distraire le regard, et pourtant en même temps j’en oublie parfois sa présence. Un mot, deux, parfois trois se tiennent là. Habillés d’un caractère Ordinaire, jonglant entre différents corps et différentes graisses, ces mots retiennent l’attention. De simples mots. Des mots courants, de tous les jours qui résonnent dans ma tête. J’ai parfois l’impression que c’est la première fois que je les vois. Ces mots font partie de la banalité quotidienne à laquelle nous ne prêtons plus attention.

Que devient l’affiche lorsqu’elle n’est plus dans son contexte d’origine ? Pouvons-nous dire que l’affiche est « morte » lorsqu’elle est collectionnée ou exposée ? « Morte » dans le sens où la date de l’événement affichée est caduque, où elle ne remplit plus sa fonction d’annoncer un événement à venir. Elle n’est peut-être même plus considérée comme une affiche, mais comme un poster perçu comme une image décorative ou un message éducatif.

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Cet objet sans nom que je produis ne peut pas être qualifié d « affiche » au sens propre. Serait-il alors plutôt un poster ? En effet, un poster ne communique aucun événement, n’informe en rien, se retrouve dépourvu de message. L’image est là, décorative, placée chez soi dans un espace privé qu’elle a pour mission de rendre agréable. Voilà peut-être l’ambiguïté de l’objet que je crée, car s’il semble par certains côtés s’apparenter au poster, il reste tout de même destiné à l’espace public. Cet objet s’active dans la rue grâce au regard du public.


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ENTRETIEN AVEC VINCENT PERROTTET



T.G / Qu’est-ce que vous aimez dans l’affiche ? V.P / L’affiche, ça sert de peinture, quelque chose qui fait signe à l’autre par des formes qu’on a pour considérer le monde. On regarde le monde et quand on sait faire des images, ensuite on essaie de les renvoyer à l’autre. L’affiche c’est une toile qui peut se multiplier en plein d’exemplaires. Elle est concurrencée par la télévision, par Internet, mais c’est un objet de rue, quelque chose qui s’adresse dans la rue. T.G / Une affiche faite pour un public ? V.P / De toute façon, quand on fait quelque chose c’est pour un public : pour une personne ou un milliard de personnes. C’est toujours pour quelqu’un, je suppose. Enfin le public en général, ça n’existe pas. C’est fait pour la rue. C’est fait pour les autres en général. Il y a une chose qui est importante aussi, c’est quand elle est réussie, il y a des gens qui la remarquent et qui la préservent. C’est-à-dire qu’ils la récupèrent, ils la conservent. C’est aussi grâce à ça que l’on peut voir des affiches de Toulouse-Lautrec et d’autres. Ou encore aujourd’hui les affiches contemporaines. Parce qu’elles sortent de la rue aussi. Et maintenant elles vont faire leur boulot d’histoire de l’art !

T.G / Lorsque vous parlez d’une affiche réussie, vous pensez à quoi ? Est-ce que vous pouvez me décrire une affiche qui vous a marqué, qui vous a plu ? V.P / L’affiche, pour me marquer, doit véritablement m’arrêter. C’est-à-dire que quand j’avance dans la rue, c’est toujours de la même façon que ça procède, c’est quelque chose qui attrape mon regard. Elle l’attrape souvent par sa forme et dans une situation plus tranquille, ça pourrait être aussi par son idée. Maintenant c’est souvent la forme qui m’arrête et ensuite je me mets en lecture. C’est-àdire que j’essaie de voir ce que l’on me raconte, quelle information on me transmet et en même temps, quand elle est très réussie, et bien il y a quelqu’un derrière. En même temps que je lis une information, je vois un créateur ou un groupe de créateurs. J’ai rencontré beaucoup de personnes comme ça, en regardant des signatures d’affiches, en les


«... c’est quelque chose qui attrape mon regard.»

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appelant et en les rencontrant. J’étais face à une personne aussi. T.G / Est-ce qu’il y aurait des éléments qui seraient susceptibles de vous plaire ? Par exemple si vous deviez faire une affiche pour vous, vous la feriez comment ? V.P / Je n’arrête pas de faire des affiches pour moi. Tout ce que je fais, je le fais aussi pour moi. Pas d’abord. Et en même temps, je réponds à la commande. Ou ce serait quelqu’un qui me demande de faire une affiche pour un théâtre ou une association ou je me demande à moi-même un travail. Dans la forme, j’y mets toujours ce que je suis. La forme ou l’idée. T.G / Quels éléments utilisez-vous dans les affiches ? Par exemple, est-ce que vous travaillez davantage avec du texte, avec des images ou des formes ? V.P / Un peu tout. Ça dépend des sujets. Je ne suis pas arrêté sur les formes. Depuis pas mal de temps, je travaille sur les textes ; mais des images photographiques, j’en ai fait pour un quartier nord de la ville de Marseille. J’aime tout. T.G / Que pensez-vous de la rue ? Des mobiliers urbains, des panneaux d’affichages ? V.P / Ça dépend des rues. Ça dépend des villes aussi. J’ai quitté Paris à 22 ans, parce que me balader dans la rue m’était devenu insupportable à cause de la médiocrité des messages reproduits sur des affiches principalement. Paris, c’est une ville relativement préservée dans son milieu urbain, quand on est dans le cœur de Paris, c’est une belle ville. Il n’y aurait pas toutes ces publicités imbéciles dans l’espace public et puis dans le métro, ce serait déjà mieux. Mais il y a des villes où c’est tout aussi pourri, des mobiliers urbains, l’architecture, etc. Et toutes ces images publicitaires n’arrangent rien. Dans l’ensemble, les rues devraient faire attention à elles.


T.G / Et par rapport aux panneaux d’affiches qui se multiplient et se numérisent, laissant de côté l’affiche papier ? V.P / Ça dépend comment ce sera géré. Si c’est géré comme en ce moment, ce ne sera pas mieux. Ce sont des pouvoirs industriels, la médiation et toutes les images commerciales. Comment s’en débarrasser ? T.G / En lien avec cette question, qu’est-ce que vous pensez de l’affiche papier ? V.P / C’était de l’information brute au départ, le papier. Des textes sacrés jusqu’aux bottins téléphoniques ou bien tous les catalogues de ventes - et dieu sait s’il y en a - et toutes les publications quotidiennes ou hebdomadaires, c’est-à-dire tout ce qui était lu. Les gens regardent des écrans et écoutent des sons maintenant. T.G / Pourquoi l’affiche papier existe-t-elle encore parmi les panneaux numériques ? V.P / Pour l’instant, il y a encore des panneaux qui sont là, et il n’y a pas encore technologiquement le budget pour fabriquer des panneaux numériques. Maintenant ça coûte un peu cher et puis quand ce sera moins cher ce sera sûrement plus exploité. C’est une question de temps et de moyens aussi. Mais le papier en attendant, tout le monde ira jusqu’au bout. On peut encore faire de très belles affiches pendant quelques années. T.G / Pourquoi avoir choisi l’affiche comme support de prédilection ? V.P / Je fais le métier comme tous les graphistes, des petites publications, des bouquins, des expositions, un peu généraliste. Je fais quand même aussi des affiches parce que c’est véritablement un outil de création qui a la chance d’être multiplié que l’on peut ou offrir ou vendre à très bon marché. Parce que j’aime bien que mes images circulent et que, pour les graphistes, c’est peut-être le moins cher des arts. J’aime bien l’idée que les gens puissent ramener les images chez eux, puissent en parler, parce qu’elles sont faites pour se faire plaisir.

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T.G / Que pensez-vous de l’affichage sauvage ? V.P / La plupart du temps c’est absolument nécessaire de coller des affiches dans la rue. Il y a des mouvements qui nécessitent de s’exprimer. Je pense aux manifestations ou des choses comme ça. C’est qu’on a la volonté aussi d’aller vers les autres et de coller des affiches comme on leur adresse un message dans la rue. Il faut être prudent pour que ce soit un acte assez beau et délicat, parce que le problème du collage, c’est que ça peut être assez moche. Il faut aussi que ça se répète, il faut savoir où les mettre. Il faut aussi prendre conscience que si on fait ça tout seul comme un acte solitaire et bien ce sera vu par relativement peu de personne ou peut-être vu par tout un quartier aussi. C’est comme l’histoire de Boris Vian, ça dépend de où est-ce qu’elle tombe la bombe. J’aime bien le collage comme ça. T.G / Pouvez-vous me raconter votre expérience avec Grapus ? J’ai lu beaucoup d’articles et d’entretiens qui parlaient de ce collectif, mais je préférais un témoignage de votre part. V.P / Je vais la faire courte car c’était tout de même une aventure assez longue. Je les ai rencontrés à la sortie de l’école en 1982. C’était un collectif où ils étaient encore très peu. Il y avait Gérard Paris-Clavel, Pierre Bernard, Alex Jordan et Jean Paul Bachollet, il n’y avait déjà plus François Millet à l’époque. Parce qu’au début c’était un collectif fondé par des amis en 1970. Il y avait trois personnes au départ, François Millet, Gérard Paris-Clavel et Pierre Bernard et ensuite, ça s’est un peu étoffé. Moi, quand je les ai rencontrés, il y avait assez peu de monde, ils avaient deux ou trois personnes qui les assistaient. Donc je sortais juste de l’école avec deux autres jeunes étudiants de mon âge et on est tombé face à un atelier où il y avait des maîtres, c’est-à-dire des gens qui nous donnaient la possibilité de bien comprendre ce que l’on faisait, des grands dialecticiens ou des grands formalistes doués d’une grande générosité et aussi partageurs. Pour le reste, c’était l’apprentissage du travail collectif, c’est-à-dire qu’en même temps, même si chacun travaille sur sa propre écriture ou est passionné par les formes, on travaille les formes comme on travaille un instrument en fin de compte. On participe à un travail collectif où on met en partage et où on accepte qu’elles soient retravaillées par les autres. C’est comme dans un très bon orchestre. C’était une forme d’émulation incroyable autour de la qualité que d’essayer d’être aussi talentueux


«... j’étais prêt à la donner à celui qui la prendrais.»

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que nos maîtres quand on défendait un projet. Ils ne travaillaient que sur des images dont ils partageaient le lieu, c’est-à-dire qu’ils n’allaient pas faire des images pour des produits ou des propositions sur lesquelles ils n’étaient pas d’accord. Donc j’ai appris tout ça avec ces personneslà pendant une bonne dizaine d’années et puis j’ai ensuite partagé mon histoire avec l’un d’entre eux, Gérard ParisClavel, pendant quelque temps. Pour ma part je suis resté très attaché à cet apprentissage. T.G / On reconnaît les images de Grapus qui ont un traitement particulier par exemple une écriture manuscrite ou encore des gribouillages. Pourquoi ce type d’image ? V.P / C’est une question d’écriture. Il y avait des écritures manuscrites, il y en avait qui s’en sortait bien mieux que d’autres d’ailleurs. Pierre Bernard avait une écriture manuscrite magnifique, Gérard aussi avait sa façon. On essayait de copier ça, des fois on y arrivait. Et pour tout ce qui était très vivant, ce sont des images pleines d’énergies et quand ce n’était pas une énergie, on venait travailler avec le trait. C’est-à-dire des traits de crayons, des gribouillis, pourquoi pas des tâches ou une certaine vitalité dans la composition. C’était souvent dans la profondeur du thème. Il y a de très belles affiches, très silencieuses mais très graves aussi de Grapus. Il y a des codes plus accessibles que d’autres et souvent le code de Grapus était pas mal dans une tradition de la caricature, qui fait un peu de l’excès. Effectivement l’écriture manuscrite existe dans les écritures vernaculaires et il y avait beaucoup de vernaculaires dans le travail de Grapus. Il y a des signes qui sont des signes populaires. Après, on a fait un autre collectif qui s’appelait les Graphistes Associés. C’était la même chose. On prenait une taille normale puisque Grapus s’arrêtait en 1990. L’atelier était passé de trois personnes au début à vingt personnes à la fin et ce n’était plus possible d’avoir une véritable activité de création quand autant de personne travaille les unes à côté des autres. Problème d’organisation, du partage du travail… de plein de choses. Donc on a préféré se rediviser en plus petits ateliers. « Graphistes Associés », « l’Atelier de Création Graphique » et « Nous travaillons Ensemble » : trois collectifs, de nouveau de cinq à dix personnes.


T.G / Pourquoi collectionnez-vous les affiches ? V.P / Je collectionne les affiches car c’était la meilleure solution pour pouvoir en voir beaucoup. C’est-à-dire que je travaille mon regard une fois de plus comme d’autres travaillent leur instrument et j’ai besoin pour ça de voir beaucoup de choses et tant qu’à faire qu’elles soient bonnes. Donc j’ai été à dans les ateliers, dans les théâtres, chez les imprimeurs en récupérer parce que ça me nourrit visuellement. Ça m’a beaucoup aidé à déterminer un langage. T.G / Qu’est-ce qui vous a donné envie de faire une exposition d’affiches ? V.P / L’exposition de ma collection, c’était pour dire maintenant qu’il y en avait vraiment beaucoup. Ça donnait un ensemble que l’on pouvait regarder et surtout j’étais prêt à la donner à celui qui la prendrait. Ça a donné lieu à une donation au Centre Pompidou qui est en train de se réaliser. L’exposition à Nancy était un moyen de montrer ma collection, de montrer ce qu’est une écriture, ce que sont des auteurs. T.G / Est-ce qu’on regarde autrement les affiches lorsqu’elles ne sont pas dans la rue ? V.P / Oui bien sûr. La rue on fait comme si c’était héroïque, mais la rue c’est la rue. On ne tient pas une affiche comme on tient un drapeau. Quand elle est dans la rue, elle est contrainte par tout ce qui est à voir, parfois ça peut être très moche. Ça peut être insupportable d’être foutue sur des panneaux de routes dans le sens de lecture des bagnoles sur les trottoirs. Enfin la plupart du temps, ce n’est pas très bien mis en forme. Aujourd’hui même, ils les mettent dans des panneaux qui tournent, ce qui fait que quand on commence à essayer de lire une image, elle a déjà disparu, remplacée par une autre. La rue, c’est leur destination première et après, quand elles ont rempli leur mission d’information tant bien que mal, elles sont là aussi pour être regardées pour ce qu’elles sont. Des objets qui s’adressent à nous par la forme. Et ça ne se fait pas en deux secondes, ça ne se regarde pas dans la rue. Je vais te dire à quoi ça sert les musées, on a tous forgé notre culture en regardant des Delacroix, on a tous besoin de ce temps-là, qui est un temps de véritable regard. Je sais que dans la rue l’affiche a une existence d’une quinzaine de jours, et

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la vie d’une affiche ça peut durer des siècles. Ça sert à ça les collections, ça sert à être capable de donner des éléments pour penser l’histoire dès que l’affiche est terminée. T.G / Votre point de vue sur l’affiche des Graphiquants, Métrobus ? V.P / Moi je la trouve très belle et très intelligente. Je la trouve belle plastiquement parce que j’aime beaucoup ce système d’objet. Et les couleurs, le vert, rouge, bleu, je trouve ça très bien choisi. Puis, je la trouve apaisante, je l’ai essayée en intérieur, elle est incroyablement apaisante. Parce qu’elle joue très bien avec la lumière, quand on la regarde en journée, elle est presque en relief. C’est une image plastiquement réussie, ça remplaçait les aplats verts ou bleus ou rouges quand il n’y avait rien. C’est l’idée d’un papier, mais un papier qui se travaille et qui remplace le rien, je trouve ça très beau. J’aime beaucoup la regarder. Je trouve enfin une image apaisante à regarder dans l’espace urbain.


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L’espace public dans lequel je veux intervenir regorge d’informations. Dans cet espace, nous échangeons, nous communiquons - souvent indirectement à l’aide d’un langage universel non verbal - à travers divers objets. Ces objets, qui permettent l’interaction avec le public, s’appuient sur des supports qui entremêlent mots et images : les panneaux de circulation, de sécurité, de danger, les enseignes de magasins, les plaques de rue, les banderoles, les flyers, les journaux…

(14) L’AFFICHE PAROLE PUBLIQUE, Diego Zaccaria, p7,

(15) L’AFFICHE PAROLE PUBLIQUE, Diego Zaccaria, cite Jean Luc Godard, p10

On peut se poser la question de savoir si tous ces supports interagissent vraiment avec le public. L’information est donnée, diffusée sans pour autant passer par le langage oral. Autrefois, les colporteurs, les vendeurs de journaux propageaient les nouvelles, ils diffusaient et vendaient l’information. Ils criaient, annonçaient haut et fort les messages. L’information avait une parole, une voix. Nous l’entendions avant même de la voir et de la lire. Plus proche de nous, l’homme-sandwich déambule dans les rues, affublé de panneaux, il va à la rencontre des passants. Ce mannequin pour la publicité porte l’information. Daniel Buren, en 1968, s’est approprié cette thématique à travers sa performance intitulée Hommes-sandwichs : deux hommes portent des panneaux d’affichage placés uniquement sur leur dos. Ils déambulent dans les rues de Paris. Face aux interrogations des passants, ils répondent simplement « Nous portons des panneaux recouverts de bandes verticales blanches et vertes ». Daniel Buren expérimentait là un autre moyen de diffusion de l’affiche. Après son incursion dans l’univers de l’affichage sauvage, il choisit alors de s’intéresser à l’utilisation du corps comme média. Ces hommes n’annonçaient aucune information. Ils ne faisaient que porter des panneaux, déplaçant l’art hors de son cadre usuel de monstration. « Notre regard devient statique face à l’abondance des sollicitations visuelles » (14) En effet, le regard s’habitue à voir les mêmes images défiler. Il n’est plus stimulé, il est blasé. Et pourtant nombreux sont ces faiseurs d’images qui ne cessent de renouveler leur création afin de produire des visuels de plus en plus captivants. « Il ne s’agit pas de faire juste une image mais une image juste » (15) Une image qui répond à son public, qui mêle passé et présent, qui intègre notre histoire et notre culture. Une image qui nous parle, qui nous fait espérer.


Et si les images en elles-mêmes ne suffisaient plus à captiver ? L’image est polysémique et, de par cette qualité, peut nous éloigner de la représentation initiale de l’objet observé. Par exemple, les bandes colorées de Daniel Buren proposaient tout d’abord une forme graphique destinée à être contemplée, alors qu’intervient l’imagination, elle embarque l’esprit du regardeur vers des pensées, des rêveries subjectives. Évidemment, une réclame publicitaire pour une crème antirides sera beaucoup plus explicite et pragmatique. Le mot, quant à lui, parle sans détour et à tout le monde. Que ce soit les grands textes de l’artiste conceptuelle américaine Jenny Hozler, les « Ni » de Tania Mouraud ou les petits mots de David Poullard, nous nous sentons tous concernés. Ces mots, semblables à des post-it aidemémoire, nous interpellent sur des choses insignifiantes ou importantes. Ils nous rappellent aussi des souvenirs. Ils nous ramènent à la réalité tout en nous plongeant parfois dans notre imaginaire. L’amour des mots, de la littérature n’est pas requis. Il suffit de lire les mots proposés. Par contre, si nous devions enlever chaque mot, chaque lettre présente dans une ville, nous nous rendrions compte que le texte y est omniprésent et occupe le terrain peut être même plus que les images : adieu les enseignes de magasins, les noms des rues, les panneaux de circulation, les menus de restaurants, les « Poussez », et « Tirez » des portes ! Ils ne resteraient que les logos, les pictogrammes et les aplats de couleurs, langage privilégié des affichistes. Malte Martin donne la parole aux habitants : « C’est une tentative de reconquérir l’espace public comme un espace d’imagination appartenant à ceux qui y vivent » (16)

(16) Malte Martin : agraphmobile. Malte Martin, Christine Rodès, Isabelle Camarieu,

Ce graphiste franco-allemand extirpe à sa manière des mots, et use des codes de l’espace urbain pour installer ses pièces. Cherchant à comprendre la ville mais aussi ses habitants, il les questionne et s’intéresse à leurs histoires. Il leur parle et expose ensuite leurs pensées, leurs témoignages, leurs questions : de nombreuses phrases sont projetées sur les immeubles, des lettres sont disposées sur une place publique et des mots se rencontrent à l’intersection d’une rue. Intégrer des mots dans mon travail me paraissait évident, d’autant que j’ai une relation toute particulière avec les mots. Cela émerge d’ailleurs dans ma description de la visite au musée présentant la collection de Vincent Perrottet,

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où je me suis instinctivement dirigée vers ces mots qui font images. En outre, j’ai moi-même expérimenté le travail sur ces mots qui deviennent images, lorsque la lettre ne sert plus seulement à former des mots, mais se transforme en une forme abstraite, à la limite du motif. Si l’affiche est au fondement de mon travail, ce sont les mots, les lettres qui dynamisent ma création. Je concentre essentiellement toute l’identité de l’affiche dans la typographie et compose avec les mots qui me sont imposés. Aussi, je prends conscience ici de l’intérêt d’un contexte, d’une commande, pour que les mots puissent être mis à l’épreuve et se révéler être porteurs de créativité.

Étrangement, cette année, je me suis retrouvée dans la difficulté, voire l’incapacité d’utiliser les mots, tout en désirant conserver le support de l’affiche et m’adresser à une large population en intervenant dans l’espace public. Cette incapacité est apparue dès que je me suis préoccupée de l’impact des mots sur un public non averti. Lorsque j’ai vu ces mots sortis de leur contexte, trop communs ou trop simples, j’ai été embarrassée de les afficher dans la rue. Peut-être est-ce la honte d’une trop grande simplicité sémantique, ou la peur d’être ignorée ou incomprise, mais cette difficulté m’a permis d’opter pour une nouvelle proposition, à savoir des formes plus interrogatives me permettant davantage d’ouverture et une invitation plus claire à la participation du public. En effet, puisque ma recherche se focalise sur l’interaction, pourquoi ne pas poser simplement une question ? Interpeller, c’est aussi s’adresser à quelqu’un en lui suggérant un espace dans lequel il puisse s’interroger par et sur lui-même.

C’est donc à travers cette expérience de cette impossibilité d’utiliser les mots que j’ai eu l’occasion de problématiser à nouveau le questionnement sur le contenu même de l’affiche. S’il n’y avait plus d’images, ni de mots, que restait-il ? Du blanc, du vide. L’affiche ne remplirait alors plus aucune fonction commerciale ou informative. Alors se pose encore la même question : cet espace immaculé et vierge est-il toujours une affiche ? Le blanc ne communique pas, mais questionne. Il questionne au milieu de cet espace surchargé de visuels et ne laisse aucune échappatoire au regard.


Si les mots restent indispensables à l’espace public et à notre quotidien, il faut peut-être parfois les supprimer pour mieux les révéler.

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« L’affiche doit hurler et violenter le regard. » (17) Si ni les mots, ni les images n’attirent plus le regard aujourd’hui, que reste-t-il pour happer l’attention du regardeur ? Il semble intéressant d’aborder ici la notion de geste, car c’est peut-être en elle qu’apparaîtra la réponse à cette question. Mais alors, de quel genre de gestes s’agit-il ? Le geste est important : plier, coller, couper, froisser, gratter, découper, évider, déchirer… Des gestes qui permettent de créer, de faire exister un quelque chose. Mais sont-ils perceptibles ? Qu’est-ce qu’un geste ? Comment lui donner une matérialité ? Comment le rendre visible ? Dans quelques mouvements et disciplines artistiques (danse, performances,… ), on se soucie assez peu du geste. Dans la vie quotidienne le geste, en lui-même, est vite oublié. Un geste se « compose en effet d’une myriade de micro gestes, d’une somme incalculable d’ajustements corporels qui viennent former imperceptiblement ce qui apparaît comme un geste. » (18) Le geste est omniprésent, invisible. À nous de le prendre en compte et de lui offrir la place qui lui revient dans la création. Car dans l’art classique, la matière est rarement exposée telle quelle. En effet, la matière est sculptée, modifiée, recyclée, détruite, reconstruite. Mais il existe une autre forme d’art, comme l’Arte Povera, qui s’apparente davantage à une attitude qui défie la société, l’industrie pour privilégier le processus et non l’objet fini.

(17) Publication de l’exposition DE LA CARICATURE À L’AFFICHE de 1850 à 1910, Henri Gustave Jossot

(18) GESTE À L’ŒUVRE, Barbara Formis, p10

Faut-il rendre visible la matière pour dévoiler le processus de création et sa démarche ? Auparavant, j’ai évoqué l’affichage sauvage comme geste concret et engagé, un geste porteur de sens. Mais il existe d’autres types de gestes. L’exposition De la caricature à l’affiche, qui a eu lieu du 18 février au 4 septembre 2016, au Musée des Arts décoratifs de Paris, a retracé l’histoire de l’affiche de 1850 à 1918. On y apprend comment des dessinateurs et caricaturistes célèbres ont joué un rôle important dans la diffusion de l’affiche, mais aussi comment l’humour permet d’aborder des sujets sensibles tels que les questions sociales, la politique ou la consommation. La caricature est un moyen détourné pour capter l’attention et la curiosité du public. Ces affiches font rire, questionnent, dérangent ou révoltent. Quoi qu’il en soit, elles suscitent forcément une réaction chez le regardeur.


Une observation attentive m’a permis de déceler toute la force, l’agressivité, la tension qui émerge de ces affiches. Paradoxalement, une certaine émotion, une sensibilité apparaît parfois. J’ai pris le temps d’observer les couleurs, les traits, les formes et les lettres. Je les ai regardées de loin, de près. Elles s’imposaient de façon magistrale dans cet espace. Je les ai imaginées dans leur contexte, dans leur contemporanéité. Puis à notre époque. J’ai pris plaisir aussi à les décomposer : essayer d’entrevoir chaque couche de couleur, deviner le geste pour chaque lettre et chaque forme… Certaines textures et matières devenaient alors palpables et permettaient de deviner la diversité des gestes permettant de mettre en scène la multiplicité des couches qui se succédaient.

Mon travail fait écho à cette manière d’aborder l’affiche. Il s’élabore dans une suite de gestes chorégraphiés qui mène lentement à la réalisation de l’objet final. Le terme « chorégraphie » n’est pas choisi au hasard, il permet de mettre en relief la sensibilité nécessaire à la production de gestes successifs conceptualisés préalablement. En outre, il marque une évolution dans la manière de théoriser mon travail. Longtemps, j’ai employé le terme de « protocole » pour désigner cette suite de contraintes. Mais, ce dernier m’apparaît dorénavant comme faisant référence à une attitude trop froide, trop mécanique. En outre, le terme « chorégraphie » ne nie en rien la dureté du travail effectué : il s’agit bien d’enchaîner des gestes et de les répéter jusqu’à épuisement, pour qu’un jour aux circonstances propices, ces gestes puissent s’enchaîner parfaitement. La chorégraphie fait aussi référence à la danse, et à travers la danse, c’est aussi l’occasion d’affirmer un intérêt pour le geste corporel, corporéité souvent gommée dans le processus de création. En effet, on oublie trop souvent que notre corps est entièrement impliqué dans l’œuvre. Aussi, l’attention portée au geste amène à penser le geste comme langage à part entière. Lorsque la parole ou les mots nous manquent, nous avons recours parfois aux gestes pour nous faire comprendre. Si dans mon travail, le geste valorisé n’est pas celui du corps en mouvement dans l’espace comme c’est le cas dans la danse ou la performance, le geste reste fondamental, mais ce que je cherche à faire apparaître, c’est l’imprégnation du mouvement gestuel sur le support. Il s’agit de laisser la trace de la transformation de l’objet

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par le geste qui peut se révéler dans les différentes manipulations, telles que les froissements, les déchirures ou les rainures d’un pli futur. Il ne s’agit donc pas ici d’un geste à l’état sauvage, comme les lacérations anonymes de Jacques Villeglé qui invitait à une manifestation spontanée des lacérateurs amateurs et collectionnait ensuite les affiches en lambeaux mais plutôt de penser la trace à la manière du philosophe Levinas, sous la forme d’une présence-absence du geste. En effet, le geste étant l’action même, il ne peut pas être présenté, mais dans les affiches que je propose sa trace, bien qu’invisible reste présente. Cette conception de la trace s’applique particulièrement bien à l’univers de l’affiche. En effet, l’affiche, même arrachée ou lacérée, laisse une part d’elle. Elle témoigne de son passage de manière involontaire en laissant des bribes ou des lambeaux sur les lieux où elle a été placardée. L’affiche peut aussi disparaître d’elle-même, mais pendant un temps, nous la percevrons encore comme un objet à l’état de décomposition. C’est cette capacité à être trace, à être présente et absente, à être encore là sans être tout à fait là, un peu comme des traces de pas dans la neige, qui m’intéresse particulièrement et me pousse à avancer dans la recherche artistique d’une affiche qui n’en serait déjà plus tout à fait une. Mais peut-être que vouloir rendre visibles les gestes invisibles ou en train de disparaître contenus dans la création est le pendant visuel de mon questionnement sur la matérialité de l’affiche en tant qu’objet ?


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Parlons maintenant de la matière des affiches : le papier. Le papier fait partie intégrante de notre quotidien. Nous le voyons. Nous l’utilisons. Nous le chiffonnons. Nous le jetons, nous le brûlons. Nous l’arrachons. Il est aussi support sur lequel nous écrivons, griffonnons, dessinons, esquissons. Il semble aussi fondamental au processus de création des affichistes. Cependant, avec l’évolution du numérique qui permet de concrétiser les choses plus rapidement, le papier reste souvent désormais le support du brouillon. Alors comment rendre au papier sa noblesse et réaffirmer son rôle déterminant pour l’affiche ? Peut-être suffit-il de penser comment le papier participe à la monstration de l’affiche avant de penser l’image qui sera affichée.

J’ai manipulé beaucoup de papiers. Je me suis retrouvée dans un showroom où des milliers de papiers sont classés, organisés et présentés. J’ai aimé écouter Maud Vantours parler des papiers. Elle parle de leur matière, de leur prise en main, de leur poids, de leur toucher, de leur douceur et de leur fragilité. J’ai appris à les manier avec précaution et précision. J’ai envie que la délicatesse d’un papier soit perçue par d’autres personnes. Cette même attention est apportée dans le domaine de l’édition. Le choix du papier est indispensable. Il est sélectionné selon des critères précis : prise en mains agréable, pages qui se tournent bien, recherche d’harmonie entre le papier et le concept,...

Alors pourquoi oublierait-on la matière de l’affiche, sous prétexte qu’on ne la manipule pas ? L’image semble primordiale et met le papier sur la touche. J’ai passé de longues heures à sculpter le papier. Il y a une réelle satisfaction à voir une simple feuille se transformer lentement en sculpture. Les gestes sont mesurés, précis et appliqués. Toute cette implication, qu’elle soit portée par un geste ou le corps entier, permet à l’œuvre d’exister. Elle n’existe pas seulement dans sa finalité, mais aussi dans ses moindres détails. Nous pouvons y voir une déchirure, une coupure, un pli ou un papier mal ajusté. La perfection fait parfois apparaître des imperfections. Ces défauts ne desservent pas l’objet, bien au contraire, ils le rendent singulier et unique.


Il y avait cette étrange ambiguïté dans la réalisation des objets esthétiques réalisés pendant mon stage. À la fois il s’agissait de réaliser un objet parfaitement exécuté pour répondre aux exigences des maisons de luxe, mais aussi pouvaient apparaître quelques dérapages, rappelant ainsi toute la fabrication manuelle de l’objet. J’ai conservé cette ambivalence dans mon travail actuel. Par exemple, je pourrais froisser une feuille, mais je chercherais à contrôler ces froissements, comme à contrôler des déchirures ou des coupures. Il s’agit de faire émerger dans l’affiche des paradoxes : le lâcher-prise qui est aussi contrôle des gestes et, qui permet de tenter la représentation d’un naturel artificiel. Le collectif de designers AKATRE explore et produit des formes improbables. Ces artistes jouent avec une esthétique minimaliste - formes simples, couleurs miroitantes - et une mise en scène surréaliste habile qui ajoute une plus-value à leurs éditions, affiches et installations. On peut s’attarder sur la spécificité de leur typographie. Sur une simple feuille de papier est écrit le nom de leur caractère. Cette feuille se tord, se plie, se froisse, se coupe, se fragmente, s’enroule, s’ondule, s’élève, se forme, se déforme… et se joue de la typographie. Tout en se mettant en scène, elle se matérialise et donne corps aux lettres. Alors pourquoi ne pas tenter l’expérience de laisser la matière s’afficher, sans retouche, ni retenue. C’est un des axes de recherches que j’ai retenu dans mon travail. Car il y a parfois des choses qui ne sont pas totalement contrôlables. Même en étant la plus appliquée et la plus précise dans mes gestes, le papier semble avoir sa vie propre. Il va s’arracher, se casser ou se plier par erreur. Cette erreur, je ne tenterais pas de la rattraper ou de la dissimuler. Au contraire, je vais simplement l’intégrer à l’ensemble de la pièce comme une trace – imparfaite, certes, mais une trace parmi d’autres traces dont celles des gestes. Il semble possible alors que le geste se matérialise dans l’affiche et que l’affiche cesse de disparaître faisant advenir la flânerie

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Flâner dans les rues et y trouver des objets d’une réelle banalité, puis les redécouvrir et apprendre à mieux les regarder. Voilà ce que les affiches m’ont appris en me nourrissant visuellement jour après jour. Ainsi, quelques fois, pour mieux révéler le potentiel de certaines choses, il faut les contredire, les critiquer et s’y opposer radicalement, quitte à les détruire. C’est cette méthode dialectique que j’ai choisi d’appliquer à l’affiche rencontrée traditionnellement dans nos villes. Vagabonder dans les rues en se focalisant sur de minuscules détails développe la capacité de voir l’invisible. D’ailleurs, c’est peut-être dans cet acte même de marcher et de découvrir la ville que j’ai perçu les gestes cachés, les traces éphémères et les matières palpables à travers le support de l’affiche. A contrario des affiches traditionnelles, je propose des objets d’expérimentation que je nommerais « flâneries ». Cette affiche, qui n’en serait pas vraiment une, mais seulement sa trace évaporée, ne se conserverait pas. Elle ne serait pas dupliquée en de multiples exemplaires. Elle ne serait pas protégée. Elle n’informerait en rien. Elle ne serait pas datée. Elle n’aurait pas d’image. Elle ne serait pas numérique. Elle ne se remplacerait pas. Elle ne serait pas lisse. Elle ne serait pas commerciale. Elle ne sera pas sans défauts. Elle ne serait plus une affiche.


Elle serait une flânerie.

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BIBLIOGRAPHIE APELOIG PHILIPPE CHRONIQUES GRAPHIQUES  Paris, Ed. Tind 2016

BUQUET BENOIT ART & DESIGN GRAPHIQUE : essai d’histoire visuelle 1950/1970 Paris, Ed.Pyramid 2015

BUREN DANIEL À FORCE DE DESCENDRE DANS LA RUE, L’ART PEUT-IL ENFIN Y MONTER ? Paris, Ed. SENS&TONKA 2004

DE SMET CATHERINE POUR UNE CRITIQUE DU DESIGN GRAPHIQUE : dix-huit essais

KINROSS ROBERT LA TYPOGRAPHIE MODERNE  Paris, Ed. B42 1992

LANTENOIS ANNICK LE VERTIGE DU FUNAMBULE  Paris, Ed.B42 2010

MARTIN MALTE, RODÈS CHRISTINE, CAMARIEU ISABELLE MALTE MARTIN : agraphmobile  Paris, Ed. Œil Eds de L’ 2009

TEXTES DE DUPLAIX SOPHIE, BERTRAND-DORLÉAC LAURENCE, JUBERT ROXANE, FRANCBLIN CATHERINE, SCHULMANN FANNY, LABELLE-ROJOUX ARNAUD, CUSIMANO RITA. JACQUES VILLEGLÉ : la comédie urbaine,

Paris, Ed.B42, 2012

Paris, Ed. Centre Pompidou, 2008

DUROZOI GÉRARD JACQUES VILLEGLÉ, Œuvres, écrits, entretiens

ZACCARIA DIEGO L’AFFICHE, PAROLE PUBLIQUE

Vanves, Ed. Hazan 2008

FORMIS BARBARA DIR. GESTES À L’ŒUVRE

Strasbourg, Ed. De l’incidence Éd. 2008

FRESNAULT-DERUELLE PIERRE L’IMAGE PLACARDÉE : pragmatique et rhétorique de l’affiche  Paris, Ed. Nathan 1997

HOCHULI JOSH L’ABÉCÉDAIRE D’UN TYPOGRAPHE Paris, Ed.B42 2014

Paris, Ed.Textuel 2008


PAPERCRAFT ; design and art with paper Berlin, Ed. Gestalten 2009

THE 3D TYPE BOOK

Londres, Ed. Laurence King, 2011

BASIC TYPE ;

Ed. Index book, 2013

ETAPES : design graphique et culture visuelle Paris, Ed. Pyramid

Publication pour l’exposition REGARDER, une collection d’art graphique contemporaine de Vincent Perrottet

Marsha Emmanuel : à propos du graphisme d’utilité publique  par Formes Vives, 2009 http://www.formes-vives.org/blog/ index.php?2009/05/25/299-proposdu-graphisme-d-utilit-publique

Entretien-avec-Pierre-Bernard

par Formes Vives http://www.formes-vives.org/ atelier/?category/Citoyen-graphiste/

Panneaux publicitaires numériques : quel prix pour le climat ? 2014

http://ninjaclimat.com/panneauxpublicitaires-numérique-quel-prixclimat/

Daniel Buren, catalogue raisonnée 1967- 1972

http://catalogue.danielburen.com/ artworks/view/1185 http://www.cnap.fr/sites/default/ files/article/129056_affiches.pdf

De la caricature à l’affiche 1850-1918

SOURCES WEB Le flâneur dans l’espace urbain

par Gianpaolo Nuvolati, 2009 https://gc.revues.org/2167

L’affiche est un scandale visuel

par Sophie Cure et Charles Beauté, 2016 http://strabic.fr/CassandreSavignac-L-affiche-un-scandalevisuel

http://www.lesartsdecoratifs. fr/francais/musees/museedes-arts-decoratifs/actualites/ expositions-terminees/publiciteet-graphisme/de-la-caricature-a-laffiche-1850-1918/

David Poullard

http://www.telerama.fr/scenes/amarseille-le-graphiste-davidpoullard-s-amuse-avec-les-motsde-la-rue,147590.php

Vincent Perrottet

https://projetouvrezloeil.wordpress. com/les-artistes/vincent-perrottet/


EXPOSITIONS REGARDER une collection d’art graphique contemporain  Vincent Perrottet, Galerie Poirel de Nancy, 2015

DE LA CARICATURE A L’AFFICHE DE 1850 à 1910  les Arts déco de Paris, 2016

TYPO EN MOUVEMENT  Le lieu du design, Paris 2016

TANIA MOURAUD

Centre Pompidou Metz, 2015

NOT READY TO MAKE NICE : GUERILLA GIRLS 1985 à 2016  Frac Lorraine Metz, 2016

RÉFÉRENCES Akatre Daniel Buren Vallée Duhamel Les Graphiquants Jenny Hozler Malte Martin Tania Mouraud Studio Nendo Vincent Perrottet David Poullard Stefan Sagmeister Fideli Sundqvist Trapped In Surburbia Maud Vantours Zim & Zou



Je remercie Vincent Perrottet pour cet entretien enrichissant et inspirant. Je remercie Maud Vantours, qui depuis notre rencontre, n’a cessé d’inspirer mon travail. Je remercie ma famille pour sa patience et son soutien. Et enfin je remercie l’équipe pédagogique et administrative de l’ESAL Metz de m’avoir accompagnée depuis cinq ans. Mémoire imprimé sur un papier Spendorgel extra white 110g/m2, sur un Sirio Perla et Sirio Lemone 115g/m2. Couverture imprimée sur un papier Spendorgel extra white 340 g/m2, gravure découpe laser. Ce mémoire est composé avec les caractères : Caecilia dessiné par Peter Matthias Noordzij et le caractère Perec, dessiné par Alejandre Lo Celso. Imprimé et diffusé à l’École Supérieure d’Art de Lorraine.



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