Koreana Autumn 2014 (French)

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Automne 2014

ARTS ET CULTURE DE CORÉE

Rubrique spéciale

LA COMÉDIE musicale coréenne

Qui sont les « musical dol » et les « musical peyin » ? La comédie musicale coréenne : aperçu d’un secteur en plein essor Daegu, ville de la comédie musicale grâce au DIMF

La comédie musicale coréenne : aperçu d’un secteur en plein essor

ISSN 1225-9101

vol. 15 n° 3

ARTS ET CULTURE DE CORÉE 1


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Image de corée

Smart Relationship-Asynchronous #01, 53*80cm, 2012

Des têtes baissées et très absorbées Kim Hwa-young Critique littéraire et membre de l’Académie nationale des arts de Corée Kim Jung-hyo Photographe « Le ciel se dégage et les chevaux engraissent ; Le temps est venu d’approcher la lanterne » En Corée, l’arrivée de l’automne remettait souvent en mémoire ces vers de jadis. Ils signifiaient qu’en cette saison au ciel clair, quand on avait rentré la récolte qui était la joie et l’espoir du peuple par temps de disette et que les nuits allongeaient inexorablement, on pouvait lire ou se perdre dans ses pensées jusqu’au petit matin. Pour les Coréens, l’automne était donc associé à la lecture et ils aimaient à réciter ce morceau de poème. Toutefois, cet adage n’est pas de notre temps puisqu’en Corée, on n’a plus faim, aujourd’hui. On craint plutôt de prendre du poids en mangeant trop et on veut toujours plus se mettre au régime. C’est aussi vrai de l’esprit. Les livres sont si abordables, les biblio-

thèques si bien fournies et les sites internet si débordants d’information qu’on en oublie la saison de la lecture. Quatre ans à peine après son irruption dans notre quotidien, le smartphone est utilisé par plus de trente-six millions de personnes, dont 33, 26 millions en possèdent déjà un de quatrième génération dit LTE. En cet automne au ciel bleu immense, dans ce pays dont les technologies de l’information sont la fierté, toute personne sachant lire ne tient pas le plus souvent un livre, mais un smartphone. Au lieu de lever les yeux vers la voûte bleue qui s’étend tout là-haut, on baisse la tête pour mieux se concentrer sur cet appareil. Au lieu de s’envoler à tire-d’aile dans l’univers qui s’offre directement à la vue, on se noie dans le flot des informations qui défilent sous ses yeux. Plus personne n’a faim et le ciel bleu de l’automne demeure, solitaire, par-dessus les têtes baissées des usagers du smartphone.

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Lettre de la rédactrice en chef

Un essor qui s’essouffle

Selon un quotidien national qui consacrait dernièrement toute une rubrique à l’industrie de la comédie musicale, celle-ci serait actuellement en déclin, alors que tout porte à croire le contraire. Pour étayer sa thèse, il cite l’exemple de Rebecca, dont l’énorme succès classe certes ce spectacle parmi les meilleurs des quelque deux cents représentés l’année dernière et a permis d’engranger sept milliards de wons de recettes pour un coût initial de 4,9 milliards, mais n’a rapporté au final qu’une centaine de millions à la compagnie de production. Dans ces conditions, que dire de ceux qui ont moins plu ou tout bonnement « fait un four » ? L’un des journalistes qui se sont penchés sur cette question considère qu’il incombe au secteur de s’auto-évaluer avec plus d’objectivité pour définir les solutions qui s’imposent à long terme. La situation est sans conteste inquiétante, si l’on pense que, sur la centaine de producteurs en activité, ils n’ont été que cinq à réaliser des gains. Il est vrai que par nature, le secteur est soumis aux aléas de la rentabilité et qu’à Broadway comme ailleurs, les compagnies savent bien que seules 25% des œuvres qu’elles produisent seront bénéficiaires. Et pourtant, le spectacle continue, pour le plus grand plaisir du public de tous les pays et avec la participation d’artistes internationaux, car ce genre actuellement très en vogue est particulièrement attractif pour les jeunes talents aspirant à une carrière musicale. Qu’ils soient acteurs ou chanteurs, ils peuvent désormais en vivre depuis des dizaines d’années, ce qui leur a ouvert de nouvelles perspectives et contre toute attente, a motivé un gros effort d’adaptation que leurs admirateurs ont peu à peu récompensé en achetant des places. Jusqu’aux producteurs de Broadway qui commencent à s’intéresser au marché et à ses investisseurs avec lesquels ils s’engagent dans des partenariats. Toutefois, celui-ci n’est pas arrivé à maturité et nombre d’obstacles de taille subsistent. Son essor apparent ne doit pas faire oublier qu’à un moment ou un autre, la bulle éclatera et qu’il n’en restera rien. Comme le soulignait le critique Won Jong-won, l’industrie coréenne de la musique n’en est qu’à ses débuts. Dans le présent numéro, nous proposons à nos lecteurs un aperçu de ce secteur au dynamisme exceptionnel né d’un bouillonnement d’énergies, d’enthousiasmes, de joies et de souffrances.

Choi Jung-wha Rédactrice en chef

ARTS ET CULTURE DE CORÉE Automne 2014

Publication trimestrielle de la Fondation de Corée 2558 Nambusunhwan-ro, Seocho-gu Seoul 137-863, Korea http://www.koreana.or.kr

Leçon de tango (2007) Kim Byung-jong Encre et acrylique sur papier de mûrier, 275 x 265 mm

Éditeur Yu Hyun-seok Directeur de la rédaction Yoon Keum-jin Rédactrice en chef Choi Jung-wha Réviseur Suzanne Salinas Comité de rédaction Bae Bien-u Choi Young-in Emmanuel Pastreich Han Kyung-koo Kim Hwa-young Kim Young-na Koh Mi-seok Song Hye-jin Song Young-man Werner Sasse Conception et mise en page Ahn Graphics Ltd. 2 Pyeongchang 44-gil, Jongno-gu, Seoul 110-848, Korea Tel: 82-2-763-2303 / Fax: 82-2-743-8065 www.ag.co.kr Traduction

Kim Jeong-yeon Prix au numéro en Corée : 6 000 won Autres pays : 9 $US Voir les tarifs d’abonnement spéciaux à la page 80 de ce numéro. Abonnement et correspondance Autres domaines, y compris la Corée Fondation de Corée 19F, West Tower, Mirae Asset Center1 Building, 67 Suha-dong, Jung-gu Seoul 100-210, Korea Tel: 82-2-2151-6546 Fax: 82-2-2151-6592

IMPRIMÉ EN AUTOMNE 2014 Joongang Moonwha Printing Co. 27 Shinchon 1-ro, Paju-si, Gyeonggi-do 413-170, Korea Tel: 82-31-906-9996 © Fondation de Corée 2014 Tous droits réservés. Toute reproduction intégrale, ou partielle, faite par quelque procédé que ce soit sans le consentement de la Fondation de Corée, est illicite. Les opinions exprimées sont celles des auteurs et ne reflètent pas nécessairement celles des éditeurs de Koreana ou de la Fondation de Corée. Koreana, revue trimestrielle enregistrée auprès du Ministère de la Culture et du Tourisme (Autorisation n° Ba-1033 du 8 août 1987), est aussi publiée en chinois, anglais, espagnol, arabe, russe, japonais, allemand et indonésien.


Rubrique spéciale

La comédie musicale coréenne : aperçu d'un secteur en plein essor

Rubrique spéciale 1

04 « Mais pourquoi donc vas-tu si souvent à Séoul ? »

04

Aya Hasegawa

Rubrique spéciale 2

06 Qui sont les « musical dol » et les « musical peyin » ?

Won Jong-won

Rubrique spéciale 3

10 Hong Kwang-ho, la « voix démente » du West End londonien

Cho Yong-shin

Rubrique spéciale 4

14 Des comédies musicales coréennes pleines d’émotion se lancent sur la scène mondiale

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46

Park Byung-sung

Rubrique spéciale 5

20 Daegu, ville de la comédie musicale grâce au DIMF

Won Jong-won

Dossiers

Amoureux de la Corée

Loisirs

24 Un paradis du jazz

42 Dana Ramon Kapelian

Han Gong-ju : un film où alternent 56

dans l’aridité d’une île

fait parler les Coréennes

courage et détresse

Ben Jackson

Kim Young-jin

Entretien

Escapade

Délices culinaires

30 Park Chan-kyong : sur les traces

46 Gochang : histoires de belles

58

Gwak Jae-gu

Livres et CD

Kim Gwang-hyun

brouillées de l’histoire moderne

vies qui ont fleuri entre les dolmens

Darcy Paquet

Chronique artistique

36 Quand refleurit la soie des palais de

Le gejang : un crabe « voleur de riz »

Jeong Eun-suk

aperÇu de la littÉrature corÉENNE

62 Lectures émancipatrices

Joseon

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Baekdu Daegan Korea

Plus que de beaux paysages

Lectures dangereuses

Choi Sung-ja

Charles La Shure

00 Thimbles in a Box – The Spirit and 1 Beauty of Korean Handicrafts (Cent dés à coudre dans une boîte – L’esprit et la beauté de l’artisanat coréen)

30

Chronique d’une quête de traditions vivantes

Charles La Shure

Bari, abandoned (Bari, l’abandonnée)

La société contemporaine vue dans le pansori

Song Hyun-min

Chang Du-yeong

Kim Kyung-uk


Rubrique spéciale 1 La comédie musicale coréenne : aperçu d'un secteur en plein essor

Aya Hasegawa

« Mais pourquoi donc vas-tu Journaliste de théâtre indépendante

Quatre ou cinq fois par an, je vais à Séoul voir des comédies musicales coréennes et pendant ce séjour qui va du vendredi au lundi, j’en vois en moyenne cinq. Au vu de l’appréciation du won, j’aimerais bien réduire la fréquence de ces voyages, mais chaque fois, un nouveau spectacle intéressant me pousse à repartir et ce dilemme n’est pas pour me déplaire.

J

’aime la comédie musicale depuis l’époque où j’étais étudiante. Outre les dix spectacles par mois que je vois en général au Japon, je vais une fois par an à Broadway ou dans le West End pour assister à d’autres, car c’est là que se trouve le berceau de cette industrie. En ce moment, je travaille comme journaliste indépendante pour un magazine spécialisé dans le théâtre. Pour moi, la découverte de la comédie musicale coréenne ne date véritablement que de quelques années. Voilà longtemps que j’en entendais dire beaucoup de bien, mais elle ne m’attirait pas vraiment, au début. J’y voyais les spectacles d’un pays d’Asie parmi d’autres, qui plus est faisant usage d’une langue que je ne comprenais pas.

Ces acteurs-chanteurs coréens qui donnent du tonus au spectacle et à tout le secteur La comédie musicale Dr Jekyll & Mr Hyde , que j’ai vue en mars 2006 à Tokyo, m’a donné une autre vision de ces spectacles. J’y étais allée par curiosité pour me faire par moi-même une idée du niveau de qualité des productions coréennes, sans me douter de la surprise de taille qui m’attendait. Les acteurs Jo Seung-woo et Ryu Jung-han, interprètes en double casting du rôle vedette, s’avéraient beaucoup plus jeunes que je l’imaginais, alors que dans la version japonaise, c’est un artiste de presque soixante ans qui le joue et si ce dernier est remarquable par son jeu et sa carrière impressionnante, sa voix a quelque peu perdu de sa puissance. Par comparaison, les acteurschanteurs coréens démontraient une maîtrise exceptionnelle des

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techniques vocales, outre qu’ils incarnaient admirablement les personnages, ce qui m’a permis de constater à quel point un même spectacle pouvait changer en fonction du talent des acteurs. Trois ans plus tard, j’allais assister à une première comédie musicale en Corée, Spring Awakening . Je me trouvais dans ce pays, où je voyageais avec une amie, à l’époque où ont commencé ses représentations. Je suis complètement tombée sous son charme, fascinée par l’énergie que dégageaient ses deux jeunes interprètes Kim Mooyeol et Kim Yoo-young. C’est de là que datent mes petites escapades musicales en Corée. À cette amie qui n’est nullement amateur du genre et me demandait, l’air perplexe : « Mais pourquoi donc vas-tu si souvent à Séoul voir des comédies musicales ? » en ajoutant : « Qu’est-ce qu’elles ont de si formidable ? », j’ai répondu : « C’est la meilleure façon d’assister en même temps à une pièce de théâtre et à un concert de K-pop. Ça ne peut qu’être bien ! » De mon point de vue, les productions coréennes ont pour plus grand atout la qualité de leurs interprètes, ce que ne démentirait pas la plupart de leurs admirateurs japonais. Ces artistes à la voix extraordinaire n’y incarnent pas seulement les personnages principaux car ils se joignent aussi aux chœurs pour leur apporter la puissance de leur timbre. Si cette pratique peut sembler aller de soi en Corée, puisqu’il s’agit après tout de spectacles musicaux, il en va tout autrement au Japon. Dans ce pays, il arrive souvent, mais pas toujours, il est vrai, que,


si souvent à Séoul? »

Pour Aya Hasegawa la comédie musicale est une histoire d’amour qui commence en 2006, à Tokyo, avec Dr Jekyll & Mr Hyde où elle tombe sous le charme de la voix de Jo Seung-woo dans le rôle vedette.

des grands noms de la télévision se taillent la part du lion dans la distribution, et ce, bien sûr, pour attirer le public. Cependant, ce dernier se dit parfois que des amateurs s’en seraient mieux tirés, tant les prestations de ces vedettes sont épouvantables quand il s’agit de chanter. En fait, une telle situation est inévitable dans la mesure où les artistes encore inconnus ne remplissent pas les salles, aussi talentueux soient-ils. Il n’en demeure pas moins que je trouve fâcheux de payer très cher pour un spectacle de qualité médiocre. Si les comédies musicales coréennes ont pâti des mêmes faiblesses ces dernières années, tout du moins les idoles de la K-pop qui y participaient faisaient montre d’un certain talent.

Des voix envoûtantes qu’enflamme la passion Chez les acteurs coréens, je suis en admiration devant l’enthousiasme du jeu, qui tient peut-être à une particularité du caractère national par rapport au nôtre, puisque j’ai vu certains interprètes pleurer à chaudes larmes dans des spectacles où les acteurs japonais ne trahissaient pas la moindre émotion. Je ne porte pas de jugement sur leurs qualités respectives et me borne à souligner une manière de jouer différente. À cet égard, les premiers excellent tout particulièrement dans les comédies musicales du compositeur américain Frank Wildhorn, dont Dr Jekyll & Mr Hyde, Le comte de Monte Cristo et Bonnie and Clyde, qui sont des oeuvres à grand spectacle ponctuées de passages dramatiques enflammés à dominante aiguë convenant à merveille aux voix des interprètes et à la sensibilité du

public. Lors de mes voyages réguliers en Corée, j’ai aussi été séduite par des productions entièrement coréennes, comme la comédie musicale Washing , qui se donnait dans un quartier de théâtres de Séoul appelé Daehangno. Après l’avoir vue, j’étais sous le choc et avais peine à croire qu’un spectacle d’une telle qualité soit représenté dans une si petite salle ! L’action s’y déroule dans des bidonvilles accrochés aux collines de la capitale et a pour personnages leurs habitants évoluant au quotidien. La salle de spectacle était inondée de leurs chants doux et plaintifs, mais pleins de chaleur humaine. J’ai d’ailleurs eu la surprise d’apprendre que cette musique, ainsi que le scénario de ces oeuvres entièrement coréennes, avaient été composés par des artistes d’une trentaine d’années. Dernièrement, j’ai aussi découvert Seopyonje , qui m’a profondément émue. Sous une forme éclectique alliant la comédie musicale à l’opéra narratif traditionnel coréen dit pansori, ce spectacle a su représenter l’essence du han propre au peuple coréen et à sa culture c’est-à-dire un sentiment unique en son genre et fait d’indécision, de rancœurs secrètes et de souffrance. S’il n’est guère aisé, pour l’étrangère que je suis, d’appréhender tout à fait cette notion, et bien que je n’aie que très peu compris les paroles en raison de mes lacunes en langue coréenne, ces obstacles linguistiques et différences culturelles ne m’ont pas empêchée de saisir l’histoire de karma humain qui en fait la trame. Son souvenir me bouleverse aujourd’hui encore.

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Rubrique spéciale 2 La comédie musicale coréenne : aperçu d'un secteur en plein essor

Qui sont les « musical dol » et les « musical peyin » ? Won Jong-won

Professeur au Département de communication et de journalisme de l’Université Soonchunhyang et critique de théâtre

Ce sont quelque deux cents comédies musicales, hors spectacles pour enfants, qui se donnent chaque année sur les scènes de la capitale. Du seul point de vue quantitatif, un tel essor artistique représente donc un énorme marché qui situe Séoul au troisième rang mondial, derrière New York ou Londres, et le New York Times lui consacrait dernièrement l’une de ses rubriques. Aux États-Unis, on s’étonne du succès que remporte aujourd’hui en Extrême-Orient ce genre artistique spécifiquement anglo-saxon et qui, en Corée, a même fait naître de nouvelles pratiques, comme le recours au « marketing des stars ».

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ans les comédies musicales actuelles, il arrive souvent qu’un ou deux rôles soient confiés à des vedettes hommes ou femmes, notamment ces idoles venant de groupes pop qui triomphent sur les scènes coréennes et étrangères. Leur apparition déchaîne instantanément des cris d’admiration parmi les spectateurs. Ces effusions donnent parfois lieu à des scènes extraordinaires, comme dans cette représentation où des spectateurs enthousiastes sont allés saluer deux personnes âgées assises au parterre qui se trouvaient être les parents de l’un des premiers rôles. En voyant mon air interrogateur, le directeur des relations publiques de la société de production m’a chuchoté qui ils étaient à l’oreille. Je reste admiratif devant la ferveur de ces fans qui vont jusqu’à reconnaître les parents de leurs stars préférées.

Les « musical dol », étoiles filantes de la musique coréenne Dans les comédies musicales actuelles, la distribution des rôles est un défilé de grandes vedettes. Qu’ils viennent de la chanson ou du cinéma, ces artistes sont toujours plus nombreux à s’essayer à ce genre où deux, trois, voire quatre d’entre eux incarnent parfois un même personnage pour de grandes productions à succès. Étant peu rompues à cet exercice et manquant de temps pour s’y consacrer, ces célébrités sont réticentes à se concentrer sur un unique rôle. D’où la publicité tapageuse qui est faite autour de ces « spectacles au casting fabuleux » pour retenir l’attention du public. Les chanteurs ont évidemment la faveur du public de par leur profession et leur habitude de la scène. Ces nombreux jeunes artistes issus de la musique pop sont appelés « musical dol », le deuxième de ces mots étant l’abréviation d’ « idole ». Seung-ri, l’un des membres du groupe de garçons Big Bang, incarnait ainsi le personnage principal de la pièce de théâtre coréenne intitulée Sonagi (l’averse) dont est adaptée la comédie musicale du même nom, et a aussi interprété ce rôle à Okinawa, tandis que Dae-sung, qui appartient à la même formation,

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a remporté un énorme succès en interprétant le play-boy Rum Tum Tugger de Cats . Jo Kwon, l’un des chanteurs du groupe 2PM, après avoir joué Hérode dans Jésus-Christ Superstar, a fait un tabac dans le rôle d’Adam, l’insolent travesti de Priscilla, reine du désert. Enfin, U-Know Yunho, qui évolue dans le groupe TVXQ, s’est taillé un franc succès, lors d’une tournée au Japon, dans Princess hours et Sonate de Gwanghwamun. SM Entertainment, l’agence artistique qui, en K-pop, a lancé beaucoup de groupes de filles et de garçons connus dans le monde entier, dont Girls’ Generation, f (x), et Super Junior, s’intéresse aujourd’hui à la comédie musicale. Par le biais de sa filiale SM C&C, elle produit désormais ce type de spectacle en faisant appel à son vivier d’artistes, comme elle l’a fait dans une première production, Singing in the Rain, qui rassemble les chanteurs Kyu-hyun de Super Junior, Sunny de Girls’ Generation et Baek Hyun d’EXO.

De la musique pop à la comédie musicale Bien avant que cette tendance n’apparaisse, d’autres chanteuses de groupes pop avaient déjà réussi leur entrée dans le monde de la comédie musicale, dont Ok Joo-hyeon de Fin.K.L et Bada de S.E.S. La première y a connu particulièrement le succès en prêtant sa voix puissante aux personnages de la vieille Grizabella de Cats , de la malheureuse impératrice de la maison de Habsbourg, dans Elisabeth , de la sensuelle tueuse de Chicago et de la Méchante sorcière de l’ouest de Wicked. Bada a elle aussi fait une prestation remarquable en incarnant la danseuse gitane aux pieds nus Esmeralda de NotreDame de Paris et la femme fatale de 200-Pound Beauty, qui aborde le thème de la chirurgie esthétique intégrale. Le chanteur Kim Jun-su, qui vient du groupe JYJ, a aussi bien négocié son virage vers la comédie musicale. La baisse de ses passages à la télévision, dont il a eu à souffrir suite à un désaccord avec son ancienne agence, lui a fourni opportunément un prétexte à sa


Le chanteur du groupe JYJ Kim Jun-su donne toute la mesure de son talent dans le rôle éponyme du spectacle Dracula. Sa voix et sa prestance sur scène en font l’un des « musical dol» les plus aimés du public.

© OD Musical Company

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L’expression « musical pyein », qui, traduite mot à mot, signifie « dingue de comédies musicales », désigne quelqu’un qui s’enthousiasme tant pour un acteur ou le spectacle dans lequel il joue qu’il va revoir celui-ci des dizaines, voire des centaines de fois. S’agissant de comédies musicales coréennes, on parle aussi de spectateurs entrant « par la porte tournante » au sujet de ces inconditionnels qui bénéficient parfois de remises sur les places, des formules de cartes de fidélité ayant été créées à leur intention.

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© Seensee Company

Ok Joo-hyeon dans Chicago . Cette ancienne chanteuse du groupe Fin. K.L est un bon exemple de passage réussi de la musique pop à la comédie musicale, où elle a déjà de nombreuses prestations à son actif, notamment dans Wicked, Elisabeth et Cats.


© CJ E&M

mais d’entreprendre des projets audacieux et de trouver de nouvelles idées pour créer une valeur ajoutée optimale dans ce secteur. 1

2 1. La salle de représentation de Werther se couvre de mouchoirs jaunes que le public agite pour imiter un tournesol, fleur symbole de ce spectacle, et ovationner en même temps les acteurs. 2. Les admirateurs des acteurs de Mamma Mia ! envahissent la salle de spectacle pour approcher les stars en train de signer des autographes.

diversification dans ce genre nouveau. Les soirs où il était sur scène, le spectacle faisait salle comble en quelques minutes, indépendamment de sa qualité.

« Musical peyin » et spectateurs entrant par « la porte tournante » Pour certains, la clé du succès des « musical dol » réside dans la découverte des scènes de théâtre par les adeptes coréens de la culture pop, qui sont uniques en leur genre. Cette constatation s’impose au vu de leurs réactions quand apparaissent leurs idoles dans une pièce de théâtre mise en musique : comme dans un concert pop, ils se mettent à hurler et sont dans tous leurs états en montrant leur ferveur. Autre néologisme, l’expression « musical pyein », qui, traduite mot à mot, signifie « dingue de comédies musicales », désigne quelqu’un qui s’enthousiasme tant pour un acteur ou le spectacle dans lequel il joue qu’il va revoir celui-ci des dizaines, voire des centaines de fois. Si « pyein » s’emploie couramment, de manière péjorative, dans le sens de « loque humaine » ou « raté », il prend ici une connotation affectueuse en évoquant un amour inconditionnel de la comédie musicale qui pousse l’admirateur épris d’une œuvre ou d’un acteur à devenir cette loque humaine. S’agissant de comédies musicales coréennes, on parle aussi de spectateurs entrant par « la porte tournante » au sujet de ces inconditionnels qui bénéficient parfois de remises sur les places, des formules de cartes de fidélité ayant été créées à leur intention. Des rabais sont proposés à ceux qui assistent plusieurs fois aux mêmes spectacles dans un but promotionnel ainsi que pour les récompenser de leur assiduité. Aujourd’hui, le phénomène assez exceptionnel des « musical dol » et « musical peyin » doit faire l’objet d’investissements et études à long terme. Il ne s’agit pas de se borner à la démarche simpliste qui consiste à choisir telle ou telle vedette pour telle ou telle production,

Le « marketing des stars » : vérités et idées fausses Un casting prestigieux n’est pas un gage de qualité et le public est parfois déçu du jeu médiocre de certaines stars. Conçu comme un simple démarchage commercial, le « marketing des stars » ne peut pas véritablement réussir, l’important n’étant pas d’engager des vedettes, mais de faire en sorte qu’elles contribuent au succès du spectacle. Les pertes risquent de dépasser les gains si le « marketing des stars » se limite à glisser à la va-vite un nom célèbre dans une distribution de rôles, ce qui dans l’immédiat, se traduira peutêtre par plus de places vendues, mais à long terme, ne peut que nuire à la production comme à l’artiste concerné. C’est notamment le cas lorsque celui-ci se contente de faire acte de présence une ou deux fois par semaine, sans fournir de véritable effort. Contrairement aux supports vidéo, où un seul enregistrement suffit à une diffusion des contenus par divers médias, les spectacles sur scène sont un éternel recommencement. Le relationnel des acteurs étant tout aussi important, une trop grande variété de la distribution peut être préjudiciable à la qualité d’ensemble des spectacles. L’idéal serait qu’une fois choisies pour se produire dans une comédie musicale, les pop stars et autres célébrités laissent temporairement de côté leurs autres activités pour se concentrer sur leur travail à la scène, où elles pourront révéler leur talent à force de pratique dans un climat relationnel harmonieux. Quoi qu’il en soit, les perspectives qui s’offrent au secteur sont globalement positives, la comédie musicale pouvant représenter un vecteur d’expansion pour la Vague coréenne, c’est-à-dire l’exportation des produits de la culture pop. S’il est vrai que la création de valeur ajoutée de l’industrie culturelle repose aujourd’hui sur le principe d’« une source à usages multiples », alors il est possible d’affirmer que le marché coréen de la comédie musicale possède un potentiel de croissance illimité. Cette possibilité s’offre non seulement aux « musical dol », mais aussi aux feuilletons télévisés, au cinéma et à la musique pop. S'ie autant de ressources qui sont en puissance génératrices de valeur ajoutée pour des œuvres venant de la scène. L’adaptation des comédies musicales coréennes à des formes d’expression artistique plus actuelles et plus accessibles ne peut que rendre ces productions plus concurrentielles sur le marché. La présence d’une nouvelle génération d’artistes talentueux prêts à prendre la relève constitue aussi un atout. Alors que jusqu’ici, c’étaient des vedettes confirmées qui venaient à la scène, il est à espérer qu’inversement, les acteurs de comédies musicales accéderont à la notoriété grâce au bon accueil que feront le public et la critique à leurs prestations sur scène, ce qui offrira d’autres perspectives d’évolution à leur carrière. Pour que celles-ci se réalisent, il suffit que les producteurs et agences artistiques s’intéressent à ces interprètes, ce qui n’est qu’une question de temps, car l’avenir est réellement prometteur.

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Rubrique spéciale 3 La comédie musicale coréenne : aperçu d'un secteur en plein essor

Hong Kwang-ho, la « voix démente » du West End londonien Cho Yong-shin

producteur et critique de musique

Je me trouve dans le West End de Londres, plus exactement au Prince Edward Theater, où l’acteur de comédie musicale coréen Hong Kwang-ho se donne corps et âme à l’interprétation de son rôle dans Miss Saigon . C’est celui de Thuy, un fonctionnaire du régime communiste vietnamien, et il exige de pouvoir chanter avec aisance sur trois octaves. L’artiste donne toute la preuve de son talent, ici comme en Corée, où sa « voix démente » électrise le public, et s’il appréhendait un peu de chanter en anglais, il y est parvenu à force de travail et grâce à ses dispositions naturelles. Cet exploit lui a valu d’être qualifié de « meilleur Thuy de tous les temps » par le célèbre producteur Cameron Mackintosh.

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a comédie musicale Dr Jekyll & Mr Hyde est pour la dixième année consécutive à l’affiche, alors qu’elle était passée inaperçue à ses débuts en Corée et n’avait pas attiré les foules à Broadway. Sa nouvelle distribution semble séduire beaucoup plus le public, avec Jo Seung-woo et Ryu Jung-han tous deux dans le rôle vedette, le premier ayant déjà été révélé à l’étranger par le film Marathon . Les jours où il était sur scène, ses admirateurs coréens ou étrangers accouraient et les files d’attente s’allongeaient devant la salle de spectacle, ce que l’on n’est plus habitué à voir de nos jours. Par la suite, les comédies musicales coréennes ont surtout dû leur succès au choix de l’interprète du personnage principal masculin.

Des inconditionnels, en Corée ou ailleurs Il y a quelque temps, les producteurs de comédies musicales, tant coréens qu’étrangers, avaient pris l’habitude de confier les rôles vedettes de ces spectacles non plus seulement à des artistes confirmés, mais aussi à des chanteurs de K-pop ou à des acteurs de télévision connus, ce qui subordonnait toujours plus la distribution à leur pouvoir décisionnel. Néanmoins, les carences de ces pop stars en chant et en art dramatique demeuraient un sujet de préoccupation, car elles faisaient craindre une baisse de la qualité d’ensemble des spectacles. Il va de soi que les meilleurs interprètes de comédies musicales, par leur double savoir-faire de chanteurs et de comédiens, ainsi que par leur expérience des scènes internationales, occupent toujours une place de choix dans les castings. Les interprètes des comédies musicales coréennes sont particulièrement appréciés pour leur jeu à la fois technique et enthousiaste, ainsi que pour l’application et la sensibilité dont ils font preuve sur

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scène, ces qualités étant liées aux conditions de production propres à la Corée dans ce genre particulier. Le rythme rapide auquel sont mises en scène des œuvres aussi diverses que des comédies musicales américaines, des opérettes anglaises et des feuilletons historiques d’autres pays européens ne permet pas de les laisser longtemps à l’affiche, ce qui contraint les artistes à apprendre beaucoup de rôles en un temps réduit. Pour ce faire, il leur faut posséder une grande capacité d’adaptation et beaucoup de réactivité, les répétitions et représentations coïncidant parfois dans le temps. En revanche, la variété du répertoire permet aux interprètes de diversifier leur expérience et rejaillit sur la bonne santé du secteur. Le chanteur de comédie musicale Hong Kwang-ho, qui joue actuellement dans le West End de Londres, est le parfait exemple d’un artiste à la carrière brillante. Né en Corée, où il a fait ses études, il triomphe sur les scènes coréennes depuis cinq ans. Doué de cette « voix démente » qui fait l’admiration de ses fans, il s’est illustré dans de nombreux spectacles tels que Le fantôme de l’opéra, Dr Jekyll & Mr Hyde, L’homme de La Mancha, Docteur Jivago et Notre-Dame de Paris, mais il se produit aussi seul en scène dans de grandes salles où ses concerts ont lieu à guichets fermés. Début août, je suis allé le voir au Prince Edward Theater, où il joue depuis trois mois le rôle d’un fonctionnaire Viet Cong appelé Thuy dans Miss Saigon . Ce spectacle, qui a été représenté pour la première fois dans le West End en 1989, est devenu un classique du genre. L’action se déroulant pendant la guerre du Vietnam, il fait appel à de nombreux artistes asiatiques auquel il a permis d’embrasser une carrière internationale, mais Hong Kwang-ho, qui y joue le rôle vedette, est le premier acteur coréen à occuper cette place dans une distribution de Broadway ou du West End.


Premier acteur de comédie musicale coréen à être monté sur une scène du West End, Hong Kwang-ho se produit en ce moment au Prince Edward Theatre, où il joue Thuy dans Miss Saigon.

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Hong Kwang-ho est l’archétype de l’acteur de comédie musicale à la carrière brillante. En Corée, où il est né et a grandi, il fait partie des plus sollicités pour ce genre de spectacle.

© Kim Ho-keun

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« Dans le West End, le show-business est certes plus professionnel et mieux structuré, mais les chanteurs et acteurs des comédies musicales coréennes n’ont pas leur pareil pour ce qui est du talent et de la sensibilité ».

Le pionnier coréen du West End Cho Yong-shin : Quelle impression cela vous fait-il, en tant qu’acteur coréen, de travailler dans le West End ? En quoi est-ce différent de la Corée ? Hong Kwang-ho : Tous les soirs, nous produisons devant des gens de toutes les origines ethniques, nationalités et générations. C’est ce que j’apprécie avant tout. Contrairement à ce qui se passe en Corée, ici, les acteurs vedettes doivent jouer huit fois par semaine, sauf circonstances exceptionnelles, et ils ont donc intérêt à être toujours en forme. CY : Personne n’ignore que vous avez tellement impressionné Cameron Mackintosh, quand il vous a vu dans la version coréenne du Fantôme de l’opéra , qu’il vous a aussitôt engagé pour Miss Saigon . Que pensez-vous de la façon de faire les castings dans le West End ? HK : Dans ce domaine, les critères ne sont pas les mêmes qu’en Corée. Ce ne sont pas les manières de faire qui sont différentes, mais les mentalités. Comme il y a beaucoup de bons acteurs, on ne vous confiera pas le moindre rôle si vous ne remplissez pas certaines conditions, et ce, que vous soyez ou non célèbre. Dans la sélection des artistes, on ne cherche pas ceux qui peuvent convenir au rôle parmi les célébrités, mais ceux qui ressemblent le plus au personnage, après quoi on les départage selon leur talent. S’il se trouve que la personne est déjà célèbre, cela ne gâte rien, évidemment. Ici, c’est le spectacle qui fait la star. Des deux façons de faire, j’ignore laquelle est la meilleure. Le spectacle n’en est un que quand il est vu par le public et c’est donc lui qui est juge en dernier ressort. CY : J’ai été surpris de vous voir chanter et jouer si bien en anglais, qui n’est pas votre langue maternelle. Comment avezvous résolu le problème de la langue ? HK : Pendant les répétitions, j’avais du mal à communiquer à cause de mes lacunes, alors Mackintosh Productions a eu la gentillesse d’engager des interprètes qui m’ont aidé à préparer différents spectacles représentés en Corée. Pour la prononciation, j’ai fait appel à un professeur de diction. Il m’a fallu apprendre à dire intelligiblement mes textes, en en comprenant le sens, et à donner la réplique à mes partenaires de scène, et tout cela, en langue anglaise. CY : Dans le rôle de Thuy, vous faites une interprétation beaucoup plus humaine du personnage que les autres productions. HK : La comédie musicale parle des ravages et des horreurs de

la guerre. Pour en donner une idée, je me suis dit qu’il fallait que tous les personnages soient vus comme des victimes, même s’ils ne cessent pas de poursuivre leurs objectifs. Thuy, tel que je le vois, est un mauvais garçon sans vraiment en être un, alors il doit aimer Kim d’un amour sincère. C’est ce sentiment et le désir de séduire la jeune femme qui expliquent qu’il lutte avec tant d’acharnement pour la libération de son pays. Après s’être battu pour cette cause pendant trois ans, le Thuy qui revient et se présente devant Kim n’est plus du tout le même. En outre, cette dernière ne peut que lui tourner le dos à cause de l’enfant qui est né de sa liaison avec Chris, un sergent américain. Pour assurer l’avenir de la femme qu’il aime, Thuy est convaincu qu’il doit supprimer Tam, l’enfant métis illégitime, mais c’est Thuy qui sera abattu par Kim, pour l’amour de son fils. Ce sont finalement la sincérité des sentiments de Thuy et son aveuglement qui rendent plus crédibles ses actes et le dénouement tragique auquel prend part Kim.

« Le meilleur Thuy de tous les temps » CY : Cameron Mackintosh est une grande figure de la comédie musicale. De quoi parliez-vous pendant le travail ? HK : Monsieur Mackintosh est un homme très enthousiaste et plein d’entrain. Dans le travail, il est vraiment comme le capitaine d’un bateau. Pour me féliciter, il n’a pas hésité à dire que j’étais « le meilleur Thuy « de tous les temps » et je lui en suis très reconnaissant. Outre cette production, il m’a fait plusieurs propositions, quoique de façon encore imprécise, et il est très possible que je continue de travailler avec lui. Si j’en ai l’occasion, j’aimerais lui présenter quelques acteurs coréens pleins de talent. Dans le West End, le show-business est certes plus professionnel et mieux structuré, mais les chanteurs des comédies musicales coréennes n’ont pas leur pareil pour ce qui est du talent et de la sensibilité. CY : Avez-vous des projets, pour l’après-Miss Saigon ? HK : Je pensais d’abord ne rester à Londres que jusqu’à la fin de l’année, mais j’ai décidé de prolonger mon séjour jusqu’au mois de mai prochain, c’est-à-dire après une année entière consacrée à ce spectacle. En fin de compte, rien n’a changé et ma place est devant le public coréen. Je ne perds jamais de vue le fait que l’expérience que j’acquiers ici n’est qu’une étape de l’évolution qui me permettra de donner le meilleur de moi-même en Corée. Dès le mois de juin, je chercherai en priorité à me produire en Corée.

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Rubrique spéciale 4 La comédie musicale coréenne : aperçu d'un secteur en plein essor

Des comédies musicales coréennes pleines d’émotion se lancent sur la scène mondiale Park Byung-sung

Rédacteur en chef de Musical

L’industrie coréenne de la comédie musicale, en forte expansion depuis les années 2000, réalise aujourd’hui une production annuelle de deux cents spectacles en moyenne. En termes quantitatifs, elle occupe donc une place de premier plan, derrière Broadway et le West End londonien, qui dominent le marché mondial de par leur longue histoire dans ce domaine. Tout en se situant loin derrière ces pionniers du genre, elle possède une vitalité sans pareille en termes de création, comme en témoignent les efforts entrepris pour s’affranchir des limitations du marché intérieur. 14 Koreana Automne 2014


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1. À partir de 2004, 632 représentations de Nanta ont eu lieu pendant un an et demi au Minetta Lane Theater. Ce spectacle instrumental se compose d’une comédie burlesque accompagnée aux percussions traditionnelles. 2. Le public a beaucoup apprécié les figures acrobatiques et l’action spectaculaire de la comédie musicale Jump, dont le sous-titre Un spectacle d’arts martiaux fait référence aux arts martiaux asiatiques auxquels il fait appel, notamment le taekwondo et le kungfu.

© PMC Production

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a comédie musicale coréenne, dans son essor actuel à l’étranger, peut être envisagée comme vecteur de diplomatie culturelle ou en tant qu’industrie. Au premier titre, son intrusion sur la scène mondiale date de la fin des années 1980 et des Jeux Olympiques de Séoul de 1988. Il s’agissait alors de faire connaître les réalisations coréennes en matière culturelle, principalement par des spectacles créés à l’intention des ressortissants coréens de l’étranger. Sur le plan commercial, sa présence à l’international s’est amorcée dans ces années 2000 où l’économie tournait à plein régime et où les producteurs coréens, las de se cantonner au marché intérieur, regardaient par-delà les frontières en élaborant différentes stratégies. Tout d’abord désireux de monter leurs spectacles sur les scènes de Broadway ou du West End, ils ont depuis peu des visées sur le Japon et la Chine.

La Corée aux États-Unis et en Angleterre, ou le combat de David avec Goliath Sur le marché américain, la Corée a réalisé sa première percée en présentant comédie musicale d’origine nationale, La dernière impératrice, au Lincoln Center et au State Theatre de New York, en 1997, puis au Shubert Theatre de Los Angeles, l’année suivante. Si les gains engendrés par ce spectacle allaient être assez modestes en raison de sa présence de courte durée à l’affiche et du montant élevé des coûts de production, cela n’enlevait rien au fait très important que la Corée avait osé une première incursion sur la chasse gardée des États-Unis. Dans les années 2000, des spectacles purement instrumentaux tels que Nanta et Jump allaient y remporter un certain succès, comme au Royaume-Uni. Le premier, où est décelable l’influence de la pièce de théâtre britannique Stomp , est une comédie burlesque rythmée par des percussions, comme dans le samulnori traditionnel coréen. Par sa forme particulière, ce spectacle cherchait à surmonter la barrière de la langue qui empêchait jusqu’alors la diffusion des œuvres coréennes à l’étranger. Couronné de succès sur les scènes nationales, il allait être joué au Festival international d’Édimbourg en 1999 et, cinq ans plus tard, au Minetta Lane Theater, une salle offBroadway de quatre cents places, sous son nouveau titre Cooking . Des percussions traditionnelles au rythme envoûtant, une gestuelle forte et une chorégraphie particulière lui ont permis de tenir l’affiche pendant un an et demi, jusqu’à la six cent trente-deuxième représentation. Malgré la reprise fidèle de ces principes, la seconde œuvre, Jump, n’a pas connu le même destin puisqu’elle n’est pas allée audelà de 2007, l’année de sa première dans l’off-Broadway. Malgré cette déconvenue au box-office, le public a apprécié les acrobaties et démonstrations spectaculaires de ce « spectacle d’arts martiaux », comme l’indique son sous-titre en raison des arts martiaux du taekwondo et du kungfu auquel il fait appel avec une mise en scène attestant d’une grande maîtrise dans ce domaine. Poursuivant dans la voie d’une meilleure communication, les compagnies théâtrales coréennes ont innové par la rédaction en langue

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anglaise des scénarios destinés à être par la suite traduits en coréen. Ce faisant, elles ne faisaient que tirer parti de leur expérience, car nombre de comédies musicales acquises sous licence l’avaient été en version originale et leur traduction avait ensuite permis de les jouer en Corée. Cette nouvelle démarche, alliée à la participation de célèbres artistes étrangers, visait à séduire un public tant national qu’international. Joué pour la première fois en 2007, le spectacle Dancing Shadows, une allégorie inspirée d’une pièce de théâtre de Cha Bum-suk, Forest Fire, évoquant les luttes idéologiques qui déchirent un village où ne restent que les femmes pendant la guerre. En revanche, son scénario était dû au dramaturge chilien Ariel Dorfman, également auteur de Widows, et exception faite du producteur coréen de cette création elle aussi coréenne, l’ensemble du personnel de production était étranger, dont les directeurs artistiques, le chorégraphe, le directeur de scène et le costumier. Dancing Shadows, une allégorie inspirée d’une pièce de théâtre coréenne des plus réalistes, a donc été le fruit d’une coopération internationale qu’a récompensée le bon accueil fait à sa mise en scène, à sa chorégraphie et à sa musique, mais dont les recettes n’ont malheureusement pas permis d’amortir des coûts de production colossaux. Nullement découragés par ces premières tentatives infructueuses, les producteurs ont entrepris de faire connaître d’autres œuvres à Broadway. C’était le cas de la compagnie Acom, qui avait réalisé La dernière impératrice et souhaitait maintenant faire adapter le Woyzeck de Georg Büchner par le Greenwich Theatre, en vue de sa représentation en Corée à l’automne 2014. Elle prévoyait ensuite, en fonction des réactions du public, de monter ce spectacle à Broadway ou dans les théâtres du West End. Avec Speed Scandal, une œuvre coréenne venant également d’une pièce de théâtre, ellemême adaptée d’un film coréen à succès, les producteurs ont au contraire cherché à la faire représenter d’abord à Broadway et pour ce faire, ils ont engagé un scénariste et un compositeur canadiens.

Quand le Japon surfe sur la Vague coréenne Il a fallu attendre l’année 2010 pour que le public japonais s’intéresse enfin à la comédie musicale coréenne, séduit par la prestation

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dans Mozart de Kim Jun-su, un jeune chanteur pop du groupe JYJ. C’est suite à la dispersion d’une autre formation, TVXQ, à laquelle il appartenait auparavant, que le jeune homme avait fait ses premiers pas en comédie musicale et enthousiasmé ses admirateurs coréens comme étrangers. Au Japon, le succès de Mozart a été tel que les fans de Kim Jun-su ont fait le voyage en grand nombre dans le seul but d’assister à la comédie musicale où il jouait. Il les enchantait tant par l’interprétation de son rôle qu’à chaque représentation, ils composaient jusqu’à 40% du public. Devant l’afflux croissant de touristes japonais friands de comédies musicales coréennes, les producteurs japonais se sont hasardés à en importer quelques-unes. En 2011, la compagnie Shochiku-za, qui se consacre depuis toujours au genre théâtral du kabuki, allait ainsi faire monter deux spectacles coréens intitulés Princess Hours et 200-Pound Beauty. Toutefois, sans la présence du chanteur de K-pop Kim Sung-je, qui appartient au groupe de garçons Choshinsung très apprécié au Japon, et de Park Gyu-ri, qui évolue au sein du groupe de filles Kara, le succès de l’entreprise ne pouvait être à la hauteur des attentes. Pour Yokichi Osato, qui préside la grande société japonaise de spectacles Amuse, Inc., la comédie musicale coréenne possède à n’en pas douter un fort potentiel et c’est pour en présenter les œuvres qu’il a créé la salle Musical Amuse en plein centre de Tokyo. L’année passée, des spectacles interprétés par des acteurs et chanteurs coréens y ont été joués sans discontinuer, pour un prix des places modique étant donné l’absence de grands noms de la K-pop. Le peu de succès de cette initiative apporte la démonstration du rôle important qui est celui des célébrités de la Vague coréenne dans le succès commercial des comédies musicales. Si ces spectacles ont rapidement exercé un attrait sur le public japonais, c’était surtout en raison des problèmes structurels que connaît le marché musical japonais, dont plus de 80% des parts sont détenues par la Toho Co., Ltd. et la Shiki Theatre Company. Dans ces conditions, les entités de dimensions plus modestes n’ayant pas les moyens d’acquérir les licences des spectacles à gros budget de Broadway, elles ont parfois opté pour des œuvres en provenance de Corée. Le nombre de comédies musicales coréennes représentées au Japon est passé de deux en 2011, à sept en 2012, puis à dix-huit en 2013, mais sa progression ayant subi un coup d’arrêt cette année, il a été ramené à son niveau de 2012. Constatant que la participation de célébrités du pays ne constitue pas un gage absolu de succès, les compagnies coréennes mettent au point de nouvelles stratégies en tirant les enseignements du passé. La comédie musicale Sherlock Holmes , qui s’est donnée pour la première fois au Japon au début de l’année, a obtenu de très bons résultats au box-office, ce qui s’explique en grande partie par une bonne approche commerciale en amont et par le choix d’artistes japonais célèbres dans sa distribution. Elle démontre ainsi qu’en faisant preuve d’originalité, les œuvres coréennes peuvent très bien séduire le public nippon grâce à un casting de qualité et à un soutien publicitaire adéquat. Le


© ACOM International Company

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1, 2. Première comédie 4. Représenté une musicale coréenne première fois au Japon à avoir été jouée à au début de l’année, l’étranger, La dernière Sherlock Holmes a impératrice évoque remporté un grand l’élimination de succès commercial Myeongseong par des grâce à l’efficacité des assassins japonais. Pour actions de marketing une œuvre intégralement qui ont précédé sa créée en Corée, cette sortie et à la présence représentation relevait d’acteurs japonais d’autant plus d’un exploit célèbres dans son qu’elle avait lieu à New casting. York, le berceau de ce genre de spectacle. 3. En 2011, la compagnie Shochiku-za a acquis les droits de 200-Pound Beauty pour la scène japonaise. Devant l’attrait croissant des comédies musicales coréennes sur les touristes japonais, les producteurs de ce pays ont peu à peu entrepris d’en importer.

La comédie musicale Sherlock Holmes, qui s’est donnée pour la première fois au Japon au début de l’année, a obtenu de très bons résultats au box-office, ce qui s’explique en grande partie par une bonne approche commerciale en amont et par le choix d’artistes japonais célèbres dans sa distribution. Elle démontre ainsi qu’en faisant preuve d’originalité, les œuvres coréennes peuvent très bien séduire le public nippon, moyennant un casting de qualité et un soutien publicitaire adéquat. 3

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1. Moyennant quelques modifications de l’intrigue pour l’adapter à la culture chinoise, Finding Mr Destiny a été représenté avec succès dans ce pays. ine 1, une comédie musicale allemande traduite et adaptée par la compagnie théâtrale Hakjeon, a été le premier spectacle coréen à être joué en Chine. Après 2. L l’avoir vue à Séoul, le célèbre romancier chinois Yu Hua, auteur de Chronicle of a Blood Merchant a recommandé de la faire représenter en Chine. 3. Spectacle produit par CJ E&M, A Feat for the Princess réunit des artistes coréens et chinois dans son casting. Il porte sur le thème de la cuisine, qu’affectionnent particulièrement les Chinois.

spectacle On Air, qui se distingue aussi par son originalité et qu’interprètent des vedettes de la K-pop aux côtés d’acteurs japonais, procède d’une nouvelle tactique visant à favoriser l’intégration d’acteurs coréens à une œuvre jouée en japonais par la création de personnages s’exprimant avec difficulté dans cette langue.

L’énorme marché chinois Ayant longtemps vu dans la comédie musicale un pur produit de l’art capitaliste, le régime communiste chinois l’interdisait il y a encore peu et la première représentation d’un spectacle coréen a été celle de Line Number 1, une interprétation libre de la pièce Line 1 de Volker Ludwig. C’est en 2001 qu’est autorisée sa représentation à la demande du célèbre romancier Yu Hua, auteur de Chronicle of a Blood Merchant Yu Hua, qui a lui-même assisté au spectacle lors d’un voyage en Corée et a fait l’éloge de cette « œuvre révélant les côtés plus sombres de l’éblouissante métropole qu’est Séoul », estimant même qu’elle pourrait bien être « l’une des plus grandes réalisations des arts du spectacle coréens ». Dans les milieux chinois de la culture, plusieurs grandes figures se sont étonnées qu’une forme d’art qu’elles-mêmes jugeaient jusqu’ici bourgeoise ait su rendre la réalité quotidienne d’une manière aussi saisissante. Suite à ces premières représentations, d’autres spectacles coréens à caractère surtout instrumental allaient faire leur entrée en Chine, dont Nanta et Jump. À partir de l’année 2010, les deux pays allaient nouer d’importants partenariats après l’annonce par le Comité central chinois d’un plan de promotion culturelle se fixant pour objectif de mettre son indestrie du spectacle au même niveau que celle des pays avancés car, si elle occupe le deuxième rang mondial pour le cinéma, ses performances sont moindres dans les arts de la scène auxquels appartient la comédie musicale. Soucieux de développer ce secteur, les pouvoirs publics ont

mis en place un partenariat avec le Britannique Delfont Mackintosh Theatres, qui a produit Cats et Le fantôme de l’opéra, entre autres grands spectacles, mais cette coopération n’a pas porté ses fruits en raison de divergences d’intérêts. Elle allait faire place à de nouveaux accords avec le producteur coréen CJ E&M, par le biais de la filiale commune United Asia Live Entertainment Co., Ltd. à laquelle se joignaient quelques compagnies chinoises chargées de faire découvrir les spectacles étrangers au public chinois depuis 2004, quoique jusque-là à une échelle plus réduite. Peu après sa création, la nouvelle entreprise allait réaliser une production chinoise d’une comédie musicale coréenne intitulée qui s’intitulait à l’origine Finding Kim Jong-wook , en y faisant apporter quelques modifications pour l’adapter aux particularités culturelles du pays. Alors que, dans la pièce d’origine, le père de l’héroïne est un ancien militaire à l’autorité inflexible, en Chine, où le public désapprouve toute représentation négative de l’armée, il se transforme en un gentil papa portant le tablier de cuisine et maniant la louche, cette remise en contexte de l’oeuvre s’étant avérée judicieuse au vu des réactions favorables du public. CJ E&M a également monté la comédie A Feast for the Princess, en faisant appel à des acteurs et techniciens des deux pays, dans une mise en scène spectaculaire associant chant, danse et art dramatique et centrée sur le thème de la cuisine pour plaire au public chinois. Sous l’égide de son ministère de la Culture, la Chine a engagé une revalorisation de ses arts de la scène en soutenant résolument la production de comédies musicales et pour tirer le meilleur parti de cette aide publique, les producteurs s’empressent d’acquérir une expérience et un savoirfaire que possède déjà la Corée. La Foire des arts sinocoréens qui se tenait en Corée le mois dernier a été propice aux échanges entre les compagnies des deux pays, dont le nombre dépassait cent pour la seule Chine. 3

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Œuvres phares et grands moments de la comédie musicale coréenne Sweet, Come to Me Stealthily

Années En Corée du Sud, l’apparition des comé1960

dies musicales est liée à la Yegrin Musical, une compagnie qui se crée en 1961 pour concurrencer la troupe d’opéra nord-coréenne Mer de sang. Dès lors, Yegrin se consacrera pleinement à ce genre qui permet de représenter des aspects propres au pays par une forme d’expression relevant d’un art du spectacle à part entière, ce qui donnera Sweet, Come to Me Stealthily , une première œuvre pleine d’inventivité qui fait ses débuts en 1966. Inspirée du vieux conte populaire L’histoire de Bae Bijang , dont existent de nombreuses versions, mais qui conserve ici tout son humour et ses aspects mélodramatiques, elle conte la vie de Bae Bijang, un fonctionnaire sourcilleux en poste sur l’île de Jeju qui, à la mort de son épouse, prend l’engagement solennel de fuir la compagnie des femmes, mais qui brisera son serment à la vue de tous en cédant au charme de la courtisane Aerang, qui se présente à lui avec de coupables intentions. Cette œuvre a dû sa célébrité à sa distribution qui comprenait la chanteuse Patti Kim dans le rôle vedette, aux côtés du comédien de théâtre Gwak Gyu-seok dans celui de Bae Bijang, auquel il a apporté une touche d’humour tout au long du spectacle. Alliance réussie de comédie dramatique avec des danses et chansons, Sweet, Come to Me Stealthily a tenu l’affiche du 26 au 29 octobre 1966 et ses sept spectacles ont tant attiré le public que pour le dernier d’entre eux, les places se revendaient au marché noir à sept fois plus que leur prix normal.

Padam, Padam, Padam

Années En 1976, le théâtre Hyundai a fait part 1970

d’un ambitieux projet visant à faire de la comédie musicale un véritable art du spectacle aux interprètes professionnels et aux techniques spécifiques. À cet effet, il a créé la fonction de producteur théâtral jusqu’alors inexistante en Corée, sans pour autant revenir sur une critique de l’art commercial qui était de mise à cette époque. En 1977, la salle met à l’époque le spectacle Padam, Padam, Padam , une évocation musicale de la vie d’Édith Piaf qu’interprète une chanteuse pop exerçant aux États-Unis, Yun Bok-hee, aux côtés d’une pléiade de célébrités. L’enthousiasme délirant qu’il suscite dans le public est toutefois tempéré par le verdict sans merci de la critique, comme celui de Yi Tae-ju, qui n’y voit qu’un « vulgaire spectacle commercial ». Kim Eui-gyeong, qui dirige le théâtre et s’est chargé de l’adaptation musicale de la pièce dont est tiré ce spectacle, ne partage évidemment pas cet avis et entraîne avec lui d’autres critiques dans une vive polémique sur les « spectacles commerciaux ». Attisé par certains, le conflit fait bientôt rage, révélant que le soudain essor d’une forme d’art commercial ne laisse pas indifférents les milieux coréens du théâtre, qui en ce temps-là ne transigeaient pas sur le niveau de qualité de la

création artistique. Malgré les attaques émanant de la plupart des critiques, le public reconnaîtra au théâtre Hyundai le courage de s’être lancé à ses risques et périls dans le genre nouveau de la comédie musicale.

Guys and Dolls

Années Ce spectacle représenté pour la pre1980

mière fois aux États-Unis dans les années 1950 allait parvenir en Corée en 1981, sous forme d’une comédie musicale interprétée par des étudiants. La drôlerie de son intrigue, ses textes pleins d’esprit et ses mélodies faciles à retenir en feront un succès immédiat. La Corée manquant alors d’acteurs et chanteurs des deux sexes maîtrisant la danse et l’art dramatique avec autant d’aisance, les trois compagnies théâtrales Minjung, Gwangjang et Daejung allaient mettre leurs ressources en commun et monter le spectacle en 1983. Ovationné lors de sa représentation en avantpremière, celui-ci allait jouer les prolongations, année après année, jusqu’en 2000, et s’imposer dans le public comme nulle autre comédie musicale, tout en lui faisant découvrir ce genre sous un jour agréable. Au fil du temps, l’équipe de talent qui s’était lancée dans l’aventure en a tiré tant de profits que ses trois compagnies constitutives, après avoir produit Guys and Dolls en commun, ont été en mesure de mettre chacune en scène ce spectacle dès 1987.

La dernière impératrice

Années En Corée, cette décennie allait être mar1990

quée par l’essor considérable de la culture pop et la multiplication des comédies musicales. Au nombre de ces spectacles, La dernière impératrice , qui évoque la fin tragique de l’impératrice Myeongseong dans les derniers temps du royaume de Joseon, allait connaître un succès retentissant. À une époque où la production d’une œuvre de grande envergure exigeait une mise de fonds d’un demi-milliard de wons, soit près de cinq cent mille dollars, elle a atteint le double de ce montant dans le cas de La dernière impératrice, plus exactement 1,2 milliard de wons surtout destinés à la conception scénographique, aux costumes et à la chorégraphie. Par le premier de ces aspects, elle allait s’avérer beaucoup plus réussie que les spectacles antérieurs, notamment par le décor de la première scène où avait été reconstitué un palais royal de l’époque de Joseon, ainsi que par le recours à une scène tournante accentuant la tension dramatique au moment de l’assassinat de la souveraine, quand prend fin le spectacle. Des cinquante-quatre chansons qui composaient les dialogues entre acteurs, à l’exclusion de tout texte parlé, c’est Rise, My People !, chanté dans cette scène finale par l’esprit de la défunte, qui a le plus touché au cœur le public. Représenté sur les scènes new-yorkaises en 1997 et 1998, ce spectacle est, de l’avis général, le plus célèbre de tous ceux

qu’a intégralement produits la Corée.

Le fantôme de l’opéra

Années Joué pour la première fois en Corée en 2000

2001, Le fantôme de l’opéra a fait l’effet d’un tremblement de terre dans l’univers coréen de la comédie musicale et pour certains, il y a « un avant » et « un après » ce spectacle, ce qui est très révélateur des limitations dont souffrait auparavant le marché. Il allait dépasser toutes les prévisions par son succès phénoménal et battre tous les records, notamment en matière de coûts de production, de prix des places, de temps à l’affiche et de recettes. Pas moins de douze milliards de wons ont été nécessaires à sa réalisation, soit vingt fois plus que pour une œuvre représentée dans une grande salle, et il a généré dix-neuf milliards de wons de gains. Cette exceptionnelle réussite allait inciter les bailleurs de fonds à s’intéresser à ce genre musical, tandis que les compagnies théâtrales s’employaient activement à investir dans l’importation de célèbres spectacles étrangers. Ainsi, le succès du Fantôme de l’opéra a eu des retombées positives sur l’ensemble du secteur, tout en fournissant l’occasion de recentrer celuici sur des productions originales en provenance d’autres pays.

The Goddess is Watching

Années Les faits les plus marquants de cette 2010

époque portent sur la nette progression des œuvres intégralement créées en Corée et sur la production de The Goddess is Watching par CJ E&M, qui en a assuré la promotion, dans le cadre du projet CJ Creative Minds , avec une efficacité qui a rejailli sur l’ensemble du secteur. L’intrigue se situe pendant la Guerre de Corée, où deux soldats sud-coréens et les prisonniers qu’ils escortent échouent sur une île déserte après un naufrage. Il parle aussi de la solidarité que retrouvent ces hommes dans leurs tentatives communes de fuir les lieux. On peut toutefois déplorer la vision un peu trop enchantée qu’il donne des rapports entre ces militaires, sans s’attarder suffisamment sur les réalités de la guerre. Par le maintien d’un équilibre subtil dans la peinture de la condition humaine, l’œuvre a déclenché des manifestations d’enthousiasme dans le public. Elle connaît aussi le succès à l’étranger, en dépit de l’absence de stars de la K-pop dans sa distribution, et doit être jouée au Japon dès cet automne. S’il est encore trop tôt pour dire qu’elle fera époque dans l’histoire de la comédie musicale coréenne, elle a indéniablement donné la mesure de tout le potentiel que possèdent de telles productions, qui se situent dans la lignée d’œuvres antérieures, à l’affiche des salles de Daehangno dans les années 2000, telles que Finding Kim Jong-wook et Laundry.

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Rubrique spéciale 5 La comédie musicale coréenne : aperçu d'un secteur en plein essor

Daegu, ville de la comédie musicale grâce au Won Jong-won

Professeur au Département de communication et de journalisme de l’Université Soonchunhyang et critique de théâtre

L’acteur de cinéma chinois Jin Yan, Mata Hari, le comte de Monte Christo et Mozart ont en commun les comédies musicales qui ont électrisé Daegu cet été. Quand vient la belle saison, la création y est toujours en pleine effervescence à l’occasion du DIMF, le Festival international de la comédie musicale qui a lieu chaque année.

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our la huitième fois, cette année, Daegu donnait le coup d’envoi à son festival international de la comédie musicale. Il va sans dire que bien d’autres manifestations de ce type existent de par le monde, dont deux des plus célèbres sont le Fringe Festival d’Édimbourg et le Festival d’Avignon, sans oublier bien évidemment New York, la capitale de la comédie musicale qui a aussi le sien en été. Dans tous les cas, les spectacles présentés sont le plus souvent à l’état inachevé, car contrairement à ce qui se passe au cinéma, il est impératif que la réalisation d’une œuvre s’inscrive dans la durée. Jusqu’à la première représentation en salle, il arrive souvent au metteur en scène de retravailler les idées ou d’affiner la réalisation par divers procédés, les festivals servant donc de banc d’essai du spectacle en préparation. Nombre de succès mondiaux ont résulté de cette approche, dont Jerry Springer : The Opera , une œuvre qui a fait polémique du fait d’aspects choquants. Repré-

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sentée en exclusivité au Fringe Festival d’Édimbourg, elle s’inspire d’une émission télévisée américaine destinée au grand public et diversement appréciée en raison du faible niveau intellectuel des invités présents sur le plateau. Il s’agit invariablement de personnages farfelus, voire marginaux, mais qui chantent à la manière classique, comme s’ils interprétaient un air d’opéra. Quand n’existaient ni télévision ni radio, la scène était le seul moyen de diffusion de la culture populaire. À l’inverse, l’intrigue des opéras, qui sont des œuvres occidentales anciennes, est aisément adaptable à des séries télévisées mélodramatiques actuelles. Le spectacle Jerry Springer est l’étonnant résultat d’une idée originale qui a pu être mise en œuvre grâce à un festival des arts du spectacle. Sa représentation en exclusivité à Édimbourg a permis de le faire connaître à Nicholas Hytner, metteur en scène de Miss Saigon et directeur artistique du Théâtre national britannique d’alors, puis d’être joué des années durant dans le West End de Londres.


Pour l’édition de cette année, le DIMF présentait des œuvres de pays tels que la Russie, la Slovaquie, la Chine et le Kazakhstan, comme ce Mozart , l’opéra rock de l’Académie nationale des arts du Kazakhstan qu’a récompensé le Prix spécial du Comité organisateur.

Un semis de comédies musicales coréennes Le DIMF remplit cette même fonction en assurant la représentation de nombreuses productions de pays étrangers, comme il se doit pour un festival international. Cette année, son affiche comprenait des œuvres russes, slovaques, chinoises et kazakhes, ainsi que celles, tout aussi intéressantes, de son volet Graine musicale de DIMF. Comme son nom l’indique, celui-ci a vocation de faire découvrir des créations prometteuses en cours de réalisation pour susciter le soutien nécessaire à leur pleine réalisation, comme l’agriculteur qui sème, met de l’engrais et arrose les plantes pour les faire pousser. Jusqu’ici, cette partie du festival a été consacrée à des spectacles coréens se distinguant par leur originalité. Cette année, les œuvres en compétition dans ce cadre étaient Souliers de noces , consacré à ces victimes de l’impérialisme japonais que furent les femmes coréennes réduites en esclavage sexuel pour les soldats japonais, pendant la Seconde guerre mondiale, La

flamme de Shanghai, qui évoque la vie du célèbre acteur chinois d’origine coréenne Jin Yan, DEGAJEAN, dont le titre vient de l’expression « degaja », qui, dans le dialecte du Gyeongsang du Sud, signifie « Entrons [dans un hôtel de passe] » et a été ici légèrement modifiée pour lui donner une vague consonance française, et Fernando , une comédie pour enfants où deux petits garçons partent dans l’espace avec leur chien pour rapporter à une mère éléphant des nouvelles de son fils Fernando. Un jury sélectionne la meilleure des productions en lice et décerne à son auteur le Prix de la création en comédie musicale accompagné d’une invitation officielle à participer à la prochaine édition du festival, ainsi que d’une aide pour se produire à l’étranger, sous forme de subventions. D’ores et déjà, beaucoup d’œuvres récompensées par le Festival ont accumulé les succès, en particulier Lettre spéciale, qui porte un regard amusé sur le quotidien d’un jeune homme au service militaire, My scary girl , une adaptation musicale du film éponyme sur les péripé-

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1. Le Prix de la comédie musicale étrangère est allé cette année à l’œuvre slovaque intitulée Mata Hari . Présentée en ouverture du festival, elle retrace la vie de l’agent double qui travailla pour la France et l’Allemagne pendant la Première Guerre mondiale. 2. Le lauréat du Grand prix, Monte Christo, alliait à la perfection des morceaux de musique russe, une puissante composition, une création originale, un bon jeu et des effets de mise en scène qui excitaient l’imagination. 3. Interprétée par la troupe de l’Université Myongji, Urine Town a également remporté le Grand prix, mais dans la catégorie de la Comédie musicale universitaire, au vu de sa grande qualité musicale, chorégraphique et théâtrale, par lesquelles elle n’a rien à envier aux œuvres dues à des professionnels.

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En comparaison des festivals étrangers des arts du spectacle, le DIMF est de création assez récente, mais ce peu d’ancienneté ne fait pas obstacle à la diversité des pays qui y participent. Ses organisateurs se fixent aujourd’hui pour objectif d’accueillir toujours plus d’œuvres intéressantes par leur contenu et par l’originalité de leur intrigue, ce qui garantit au public une continuité dans la qualité des spectacles présentés. 2

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4. La troupe de comédie musicale de l’Université Keimyung au Musical Plaza, à Dongseong-no. Des scènes avaient été dressées en divers points de la ville. 5. Jeunes femmes arabes assistant à un spectacle en plein air du DIMF.

ties d’un homme amoureux d’une jeune criminelle qu’il entreprend d’aider et de protéger, et Bungee Jumping of their own, autre adaptation d’un film célèbre. Au DIMF, les oeuvres peuvent être présentées en compétition ou hors compétition. Dans le premier cas, il s’agit de productions du monde entier faisant l’objet d’une invitation officielle, de celles du volet Semis musical et d’autres issues du Festival universitaire de la comédie musicale. Sur les vingt universités représentées cette année, trois coréennes et une kazakhe ont été autorisées à concourir. Les œuvres hors compétition peuvent provenir de manifestations secondaires très diverses, être présentées à titre individuel, prendre la forme de rencontres avec des vedettes de comédies musicales ou faire partie d’une exposition sur la comédie musicale. En point d’orgue, la cérémonie de remise des récompenses est diffusée en direct.

Vers un public plus international Le DIMF devrait avoir d’importantes retombées sur l’économie de sa région d’accueil et ses organisateurs cherchent actuellement comment l’intégrer à la vie locale, notamment en proposant des prestations visant à faire bénéficier de sa fréquentation les secteurs du tourisme, de l’hôtellerie et de la restauration. Pour ce faire,

ils travaillent à la création de formules de séjour à l’intention des touristes coréens comme étrangers. Cellesci comprennent, par exemple, le trajet à prix réduit en KTX de Séoul à Daegu, une nuit à l’hôtel et une place de spectacle. Dans le cadre d’un parrainage, un brasseur a aussi eu l’idée de faire figurer le logo du festival sur les canettes et bouteilles de bière qu’il commercialise. Au fur et à mesure que le festival prendra de l’ampleur, on peut s’attendre à ce que toujours plus de produits à forte valeur ajoutée fassent leur apparition. Des partenariats avec des manifestations étrangères du même type ont été entrepris pour renforcer la qualité et la notoriété du DIMF. C’est notamment le cas du Festival de comédie musicale de New York, qui prévoit des échanges permettant la mise en scène réciproque de productions originales américaines et coréennes, des actions communes étant aussi envisagées avec le Festival de comédie musicale de Dongguan, en Chine. De telles initiatives ont pour but de donner aux œuvres primées dans le cadre du volet Semis musical la possibilité d’accéder à des scènes new-yorkaises où le public leur réserve un accueil chaleureux qui bénéficie autant aux acteurs qu’au personnel de production, comme on l’a vu notamment pour My scary girl . La production à grand spectacle Turandot , qui s’inspire du célèbre opéra du même nom, a quant à elle été accueillie par le Festival de Dongguan et récompensée par son Grand prix spécial. Enfin, les œuvres qui figuraient au programme du dernier DIMF ont été invitées à participer au Festival de Shanghai et ouvrent ainsi la voie à d’autres importations de spectacles coréens par la Chine. En comparaison des festivals étrangers des arts du spectacle, le DIMF est de création assez récente, mais ce peu d’ancienneté ne fait pas obstacle à la diversité des pays qui y participent. Outre la Grande-Bretagne et les États-Unis, où le genre de la comédie musicale est particulièrement apprécié, les nations représentées comprennent l’Australie, la Russie, le Japon, la Chine, la Slovaquie, la France et le Kazakhstan. Les organisateurs se fixent aujourd’hui pour objectif d’accueillir toujours plus d’œuvres intéressantes par leur contenu et par l’originalité de leur intrigue, ce qui garantit au public une continuité dans la qualité des spectacles présentés. On se demande parfois plaisamment à quoi peut bien ressembler Édimbourg hors période de festival, c’est-àdire onze mois sur douze. Et pourquoi ne se poserait-on pas la même question au sujet du DIMF, quand il se sera fait un nom par la qualité de ses comédies musicales à l’échelle de l’Asie ? Fort heureusement, le jour où on le fera ne semble pas très lointain.

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Dossiers

Un paradis du jazz

Kim Gwang-hyun Rédacteur en chef de Jazz People

Dans un cadre naturel agréable, le Festival international de jazz de Jarasum permet d’apprécier différents styles musicaux. En Corée, cette lointaine petite île, souvent submergée par temps de fortes pluies, est aujourd’hui réputée être un paradis du jazz grâce à son festival qui attire les touristes. 24 Koreana Automne 2014


dans l’aridité d’une île À deux heures et demie de Séoul, une lointaine petite île est devenue un haut lieu du jazz qui attire un public fervent des quatre coins du monde grâce au Festival international de Jarasum. Du 3 au 5 octobre prochains, sa onzième édition permettra à tous d’oublier les tensions du quotidien en s’adonnant à leur passion musicale dans un écrin de nature. Au fil du temps, cette manifestation d’abord réservée aux initiés a pris la dimension d’un lieu refuge participant d’un nouveau mode de vie fondé sur une quête de bien-être.

© Jarasum International Jazz Festival

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out commence, de manière un peu fortuite, par cette conférence sur les festivals de jazz que donne In Jae-jin, un organisateur de manifestations culturelles. Dès qu’elle prend fin, un certain Lee Mun-gyo, qui y assiste en tant que fonctionnaire de Gapyeong, un canton de la province de Gyeonggi, propose sur-lechamp de doter celui-ci d’un festival digne de ce nom. Pour In Jaeji, ce programmateur événementiel et producteur de musique bien connu qui rêve depuis toujours de créer un festival de jazz en Corée, c’est une chance à ne pas laisser passer et l’idée d’une manifestation consacrée à ce genre musical va bientôt germer sur les terres arides de Jarasum, cette île de la « tortue d’eau douce ». Depuis qu’il en a pris la direction, voilà maintenant dix ans, il n’a de cesse de l’élever au rang des plus grandes manifestations internationales du domaine.

du jour dans un pays où l’industrie des loisirs connaît un grand essor et le camping, un bel engouement. Le public qu’il séduit se compose d’ailleurs non seulement de passionnés de musique, mais aussi de familles venues se distraire. Des organisateurs de festivals de jazz étrangers viennent aussi tous les ans à celui de Jarasum, qu’ils considèrent être l’un des meilleurs d’Asie, aux côtés de ceux de Tokyo et de Penang, une île de Malaisie. Quant aux musiciens qui se produisent à chaque édition, ils s’étonnent à leur arrivée qu’une telle manifestation puisse avoir lieu aussi loin de Séoul, qui plus est, dans un endroit manquant à ce point d’infrastructures, selon eux, puisqu’il faut effectuer un long trajet entre l’aéroport international d’Incheon et Gapyeong. Par la suite, ils se rendent bien vite compte qu’en termes d’installations comme par ses dimensions, Jarasum n’a rien à envier aux autres festivals de jazz asiatiques.

Un sol battu par les pluies Les pluies torrentielles qui engloutissent régulièrement l’île de Jarasum l’ont longtemps privée d’habitants et même de nom. Dans les années quarante, on l’appelait l’« île chinoise » car des agriculteurs du pays voisin étaient venus mettre en culture ses terres laissées en friche. Son nom actuel de Jarasum, qui se traduit par « île de Jara », lui vient de l’une de ses collines dont la forme rappelle une tortue d’eau douce dite jara en coréen. À seulement quatre-vingts mètres de distance, s’étend celle de Nami, très prisée des touristes depuis son apparition dans le feuilleton télévisé à succès Sonate d’hiver, alors que Jarasum a longtemps été méconnue du public. « Quand nous sommes allés sur l’île pour la première fois, nous étions tous déconcertés, sans voix, et nous nous demandions comment nous pourrions bien faire venir un festival dans ce coin perdu. Il n’y avait pas un seul emplacement adéquat pour y mettre une scène et des sièges à cause de l’herbe et des cailloux. De plus, le site se trouve très loin de Séoul », se souvenait Lee Mun-gyo en 2008, lors de son départ en retraite, à l’occasion duquel un prix l’a récompensé de son action en faveur du canton de Gapyeong. Après un gros travail d’aménagement de ces terrains ingrats, le rideau s’est enfin levé sur le premier festival, qui rassemblait une trentaine de formations venues de douze pays, dont les États-Unis, le Japon, la Suède et la Norvège. C’était le vendredi 12 septembre 2004 et quelque vingt mille spectateurs avaient répondu à l’appel, ce qui dépassait les espérances des organisateurs. Malgré les grosses pluies du deuxième jour, qui allaient jeter un net froid sur l’ambiance, les représentations n’allaient pas s’arrêter. Comme un sol battu par la pluie qui s’endurcit, un lien plus fort s’est créé entre les musiciens qui jouaient envers et contre tout et le public est resté les écouter. Finalement, ces pluies torrentielles qui auraient pu à la catastrophe ont montré la force de la musique dans des circonstances assez difficiles. Depuis cette première édition, les organisateurs ne désarment pas contre la pluie et ils se débrouillent toujours mieux dans ce domaine. Les mots « Nature, famille, repos et jazz » dont ils font leur devise est au goût

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Premier succès d’un festival de jazz coréen Les festivals de musique en tout genre se multiplient à un rythme tel, ces temps-ci, que le marché arrivera bientôt à saturation. Pour la seule musique rock, il en existe une bonne douzaine, dont celui de la vallée de Jisan, le Pentaport et le Supersonic, tandis que dans le domaine du jazz, le Festival de Séoul fête cette année son huitième anniversaire et le Festival de Gwangju, son quatrième, alors tout porte à espérer que celui de Jarasum viendra s’ajouter à ces manifestations aux résonances toniques. La population du canton de Gapyeong, auquel est rattachée l’île de Jarasum, s’élève à environ soixante-deux mille personnes, selon le recensement de février 2013. Ce lieu a su conserver précieusement son environnement naturel en se consacrant principalement au tourisme et à l’agriculture. Quant à l’île, elle ne comporte pas de bâtiments en dur en raison des crues estivales et n’attire guère les touristes, hormis à l’époque du festival, ce qui lui a épargné toute dégradation. On y apprécie tout particulièrement la beauté de son cadre naturel agrémenté de montagnes et rivières. La création d’un festival de jazz a aussi bénéficié de l’aide apportée par les habitants et les bénévoles d’une association dite des « gardiens de Jara » qui se montrent très utile en recueillant les réclamations du public. En vue du rassemblement international de camping-caravaning de Gapyeong (FICC) qui a eu lieu sur l’île en 2008, le canton avait fait aménager un terrain de camping et un ensemble d’installations diverses. Grâce à tout le travail accompli, le Festival de jazz de Jarasum attire toujours plus de visiteurs et lors de sa neuvième édition de 2012, sa fréquentation a atteint 234 000 personnes en trois jours, soit 24,5 % de plus que l’année précédente, où elle s’élevait à 188 000. Quant au chiffre cumulé sur à peine neuf ans, il franchit le cap du million de spectateurs. À l’occasion de sa dixième édition, qui se déroulait en 2013, sa durée a été prolongée d’un jour et au cours de ces quatre journées, pas moins de 270 000 personnes y ont accouru, soit quatre fois plus que la population du canton.


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L’attrait du Festival tient avant tout au grand nombre de spectacles de qualité qu’il permet de voir en trois jours sur ses neuf scènes différentes, mais aussi à la possibilité, pour ceux qui ne sont pas forcément des « mordus » de jazz, de s’accorder des moments de détente dans un écrin naturel tout aussi vivifiant grâce à l’air pur et aux beautés de la vallée du Bukhan.

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1. Au fil des années, le public du Festival est toujours plus nombreux et lors des quatre journées de sa dixième édition, il a atteint 270 000 personnes, tant étrangères que coréennes. 2. Une prestation de la chanteuse de jazz polonaise Anna Maria Jopek, l’année dernière. 3. Ce dixième Festival s’est achevé sur une note de douceur avec le Trio Kenny Barron.

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Chaque année, les amoureux du jazz attendent le Festival de Jarasum avec impatience, mais c’est aussi le cas de ceux qui aspirent tout simplement à un peu de repos dans la nature et en musique. 1

© Manny Iriarte

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D’aucuns, parmi les amateurs les plus avertis, déplorent que cette affluence soit une source de distraction qui les empêche d’apprécier pleinement la musique, ce qui montre à l’évidence que le festival ne leur est plus réservé et accueille aussi des néophytes qui souhaitent simplement profiter de spectacles en plein air.

L’exploit de musiciens hors pair En dix années d’existence, le Festival de Jarasum a fait appel à 535 formations différentes dont les excellentes prestations ont fait vivre des moments inoubliables au public. En dernière partie de sa programmation, l’édition inaugurale de 2004 avait préféré à de grandes vedettes internationales de jeunes musiciens coréens tels que le batteur Choi Se-jin, le trompettiste Kang Dae-gwan, le clarinettiste Lee Dong-gi et le saxophoniste Kim Soo-yeol, qui s’étaient produits dans des conditions éprouvantes. Malgré les fortes précipitations qui risquaient de faire annuler le spectacle, ces musiciens chevronnés ont accompli un véritable exploit au regard de leur âge, qui était de soixante-huit ans en moyenne. Pour les passionnés de jazz coréens, 2006 a été une année historique grâce à la présence à cette troisième édition de Joe Zawinul, dont c’était la première venue en Corée. Ce musicien américain qui occupait les devants de la scène aux côtés de Miles Davis, dans les années soixante, a fait figure de gourou du jazz de fusion dans la décennie suivante, où il a fondé le groupe Weather Report avec d’autres jazzmen. À Jarasum, il a joué avec l’ensemble Zawinul Syndicate, dont le répertoire associe différentes musiques du monde. Pour la première fois, le public coréen a ainsi eu l’occasion exceptionnelle de voir se produire en personne ce musicien de soixante-

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1. Cette année, le Festival se déroulait en présence d’Arturo Sandoval, dont la vie est évoquée par le film Pour l’amour ou le pays : l’histoire d’Arturo Sandoval. 2. Tord Gustavsen, célèbre pianiste de jazz originaire de Norvège, le pays invité d’honneur de cette édition 2014. 3. C’est à monsieur In Jae Jin qu’est due l’idée d’un festival de jazz en Corée, ainsi que l’initiative, prise il y a une dizaine d’années, de lui donner une dimension internationale.

quatorze ans qui luttait alors contre la maladie. Le Festival international de Jarasum a attiré nombre de grands musiciens de renommée mondiale dont des artistes américains, jeunes et moins jeunes, tels que Joshua Redman ou Charles Lloyd, ou européens, comme le Trio Esbjorn Svensson, le Trio Toykeat, Giovanni Mirabassi, Maria Joao et Mario Laginha, ainsi que le bassiste israélien Avishai Cohen. La célèbre chanteuse de jazz coréenne Youn Sun Nah, qui vit en Europe et n’est autre que l’épouse de In Jaejin, s’y est également produite en 2008 et 2013. Quant à son répertoire éclectique qui va du bebop au jazz manouche, en passant par le swing, la musique latino et de fusion, il abolit les frontières qui compartimentaient jusqu’ici le jazz par genres. Au fur et à mesure que prend de l’ampleur le genre musical qu’est le jazz considéré dans son ensemble, le Festival de Jarasum s’enrichit de nouveautés. Chaque année, il se choisit ainsi comme invité d’honneur un pays auquel sera consacrée une large part de la programmation, comme cela a été le cas de la Norvège cette année et de la Suède en 2013. Lors de sa quatrième édition organisée en 2007, il s’est doté d’un concours international de jazz et depuis l’année dernière, d’une formule de vacances consacrée à la création musicale et proposée aux jeunes musiciens pleins d’ambition, ces deux manifestations étant prévues avec une périodicité de deux ans.

Musique, nature et repos Pendant la journée, les représentations se déroulent principalement sur les scènes appelées « Jazz Island », « Party Stage », « Festival Lounge » et « Jazz Palette », auxquelles viennent s’adjoindre cette année deux « Jazz Cubes » consacrés aux musiciens de jazz contemporain coréens. Outre ces lieux situés sur l’île, d’autres existent aux quatre coins du canton tels que le « Village de Gapyeong », le « JJ Spot », le « Welcome Post » et le « Jardin JJ », qui se trouvent respectivement près de l’ancienne gare, dans le centreville, à l’entrée du terrain de camping de Jarasum et dans le parc à thème d’Ewhawon. D’ores et déjà, les amateurs de jazz s’enthousiasment au vu de la programmation de cette année et en particulier, ils ont hâte d’entendre la prestation d’Arturo Sandoval à la trompette. Sa vie a été évoquée par le film Pour l’amour ou le pays : l’histoire d’Arturo Sandoval , où il est incarné par Andy Garcia, qui joue aussi dans When a Man Loves a Woman , aux côtés de Mia Maestro, l’interprète de Tango . Enfin, on ne saurait manquer les représentations d’un pianiste européen prometteur, Tord Gustavsen, et du célèbre bassiste Arild Andersen, tous deux originaires de Norvège, le pays que cette édition a mis à l’honneur. L’attrait du Festival tient avant tout au grand nombre de spectacles de qualité qu’il permet de voir en trois jours sur ses neuf scènes différentes, mais aussi à la possibilité, pour ceux qui ne sont pas forcément des « mordus » de jazz, de s’accorder des moments de détente dans un écrin naturel tout aussi vivifiant grâce à l’air pur et aux beautés de la vallée du Bukhan.

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Entretien

Park Chan-kyong

sur les traces brouillées de l’histoire moderne Je retrouve Park Chan-kyong dans son bureau du Musée d’art de Séoul, où il assure depuis peu la direction artistique de l’exposition Mediacity Seoul 2014 et comme toujours, malgré son ton serein et posé, voire songeur, ses réponses débordent d’idées et opinions judicieuses. Darcy Paquet Chroniqueur de cinéma et correspondant du Variety and Screen International

Park Jung-hoon Photographe

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ans l’univers culturel coréen, l’artiste des médias et cinéaste Park Chan-kyong occupe une place à part du fait de sa création qui réalise l’alliance de genres différents. En quinze ans, elle a été représentée dans les plus grandes manifestations et salles d’exposition internationales comme la Biennale de Gwangju, le De Appel d’Amsterdam, la REDCAT Gallery de Los Angeles et la Kunstverein de Francfort, par des oeuvres telles Sets (2000), Power Passage (2004), Flying (2005), Sindoan (2008), Radiance (2010), Anyang Paradise City (2011) ou K.W. Complex (2012). Depuis quelques années, elle a pris une orientation plus marquée vers le cinéma avec la réalisation du documentaire à succès Manshin (2013) consacré à une célèbre chamane contemporaine nommée Kim Keum-hwa et d’autres œuvres coproduites avec son frère aîné Park Chan-wook, le réalisateur d’Oldboy (2003). Le court métrage Night Fishing , qu’il avait tourné avec lui sous le nom de « PARKing CHANce », a remporté en 2011 l’Ours d’or du meilleur court métrage au Festival international du film de Berlin.

Park Chan-kyong : Ce n’est pas un film professionnel, mais un montage de petites vidéos faites par des habitants ou des touristes. Pour bien connaître Séoul, je me suis dit qu’il fallait le voir sous différents angles, alors il m’a semblé que le matériau fourni et les moyens de réalisation pouvaient être complémentaires. DP : Pour certains, Séoul tourne aujourd’hui le dos à son passé. PCK : Le film comporte beaucoup de scènes de guerre. La Guerre de Corée a ravagé la capitale, plusieurs grandes villes et avec elles, une partie de leurs vestiges historiques dont la disparition matérielle efface le passé. Des lieux anciens comme les palais de Deoksu et de Gyeongbok ont certes échappé aux destructions, mais il s’agit de cas isolés. Après la guerre, les zones dévastées se sont urbanisées, ce qui a fait disparaître d’autres vestiges encore. Si la ville possède un riche passé, très peu de lieux permettent donc aujourd’hui de le retracer.

Un tableau filmé de Séoul

DP : Avant de passer au cinéma, vous avez commencé par vous imposer en tant qu’artiste des médias et de la vidéo. Parlez-nous des œuvres des débuts. PCK : Je m’intéressais en premier lieu à la partition de la Corée

Darcy Paquet: Bitter, Sweet, Seoul [disponible sur YouTube], votre dernier documentaire, remarquable par la description de la ville. Qu’est-ce qui vous a poussé à le réaliser ?

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Les thèmes récurrents du chamanisme et de la guerre froide


Artiste des médias, photographe, réalisateur et critique de cinéma, Park Chan-kyong a consacré toute son énergie et son inventivité à la création dans ces divers domaines. Ses oeuvres maîtresses sont Sindoan (2008), Night Fishing (2010) et Manshin (2013). Il assure en outre la direction artistique de l’exposition Mediacity Seoul 2014, une biennale d’art des médias qui se tient du 2 septembre au 23 novembre.

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et à la guerre froide. Plutôt que d’aborder directement cette thématique, j’ai préféré le faire par le biais des souvenirs qu’en conservaient les gens, tout en analysant le discours que tenaient les médias sur ces questions et la manière dont ils y sensibilisaient l’opinion. J’ai notamment étudié la représentation qui est faite de la guerre froide au Mémorial de la guerre de Corée, dans la presse écrite, les films policiers et d’autres formes d’expression culturelle. Dès leur plus jeune âge, les gens de ma génération ont été nourris d’anticommunisme, au point d’en arriver à voir des espions à tous les coins de rue. À l’université, quand des étudiants plus âgés m’ont fait découvrir Marx et Lénine, ma vision des choses a radicalement changé. Le choc a été tel que j’ai entrepris d’aborder ces thèmes par la vidéo, la photographie et l’écriture. Ensuite, de 2007 à 2008, je me suis intéressé aux religions populaires et communales, le Sindoan, par exemple, qui est une sorte de secte dont les adeptes veulent réaliser l’utopie en Corée. À l’origine, il s’agit d’une notion occidentale, alors j’ai cherché à savoir comment elle était perçue en Corée et dans d’autres pays d’Asie, ce qui m’a amené à poursuivre mes recherches sur le chamanisme. DP : Votre œuvre traite souvent de ce thème, ainsi que de la guerre de Corée. PCK : En se penchant sur leur histoire, on ne peut manquer d’établir un lien entre les deux. La guerre et le chamanisme sont indissociables, en raison du traumatisme subi par la population.

Manshin : dix mille esprits DP : On dit que l’idée du documentaire Manshin vous est venue de la lecture de l’autobiographie de Kim Keum-hwa. En quoi celleci vous a-t-elle marqué ? PCK : Ce que j’ai trouvé de plus émouvant, dans ce récit, c’est que la petite fille de chamane pauvre, timide et maladive, qui n’était qu’un objet de mépris pour la communauté, a imposé le respect en devenant à son tour chamane. Parce que les chamans ont un pouvoir divinatoire, les gens sont dépendants d’eux. Cette histoire montre qu’il est possible de s’élever des bas-fonds de la société et d’accé-

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der à une situation qui suscite l’admiration de tous. C’est ce qui m’a le plus touché. Tout en sachant très bien ce que souffrir veut dire, Kim Keum-hwa est capable de sortir de la norme par l’imagination. C’est pourtant une femme et au même titre que les ouvriers, les paysans et le quart monde des villes, elle appartient à l’une de ces minorités marginalisées par la société, sans pour autant être considérées en être moralement victimes. Et pourtant, qu’y a-t-il de plus cruel que la souffrance morale ? Tout problème social est avant tout d’ordre moral. À cet égard, la personne de Kim Keum-hwa incarne les particularités fondamentales de la culture et de l’histoire coréennes. DP : Le choix que vous avez fait de confier son rôle à trois actrices aux personnalités différentes m’a paru très original. J’imagine qu’il ne s’agissait pas seulement de la représenter à plusieurs âges de sa vie. PCK : Dès le départ, je n’avais aucune intention de réaliser une biographie classique ou un film réaliste sur le passage à l’âge adulte. J’avais tant de choses à dire que deux heures n’auraient pas suffi. L’important n’était pas de relater les faits avec réalisme car, à travers l’histoire d’une femme, il s’agissait de représenter l’Histoire. Au lieu de faire s’enchaîner naturellement les trois étapes de sa vie, j’ai cherché à les individualiser, comme si le film était une chamane dont l’esprit entre dans celui des autres. DP : Manshin n’est pas un documentaire comme les autres puisqu’il comporte des scènes jouées par des acteurs alors que les gens attendent surtout de ce type d’œuvre qu’elle montre la réalité. Comment avez-vous géré cette contradiction ? PCK : La presse et la critique ont dit à plusieurs reprises que le film « dépassait les frontières du documentaire et de la fiction en les déconstruisant ». Si des éléments des deux genres y sont présents çà et là, ils sont clairement dissociés. Jamais je n’ai cherché à faire passer de la fiction dans un documentaire, pas plus qu’à donner une apparence de réalité à la fiction. Pour transmettre le message qui est celui du film, j’ai certes recouru aux deux, mais je me suis efforcé de le faire en les distinguant bien l’une de l’autre, pour des raisons éthiques. DP : J’ai aussi aimé la manière dont vous montrez les consé-


2 1. Scène du premier long métrage de Park Chan-kyong, Anyang Paradise City (2011), un film omnibus retraçant l’histoire et la croissance de la ville d’Anyang. 2. Rituel de pêche réellement accompli par Kim Keum-hwa, qui a joué dans le film Manshin, de Park Chan-kyong. 3. Dans Manshin, trois actrices différentes ont incarné Kim Keum-hwa à différentes époques de sa vie, dont Kim Sae-ron pour son enfance. 4. Scène de Manshin où l’esprit entre en Kim Keum-hwa. 5. Scène du film d’art des médias Sindoan traitant des croyances chamanistes liées au Mont Gyeryong.

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© Tomoko Yoneda

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© Mikhail Karikis

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1. Les artistes de quarante-deux équipes provenant de dix-sept pays participent à Mediacity Seoul 2014, dont Park Chan-kyong est le directeur artistique et qui porte cette année sur le thème de l’Asie. Ci-contre, une scène de Sea Women (2012), une vidéo de Mikhail Karikis où s’entend la respiration sifflante de ces plongeuses coréennes à leur remontée des fonds marins. 2. Hiroshima Peace Day (2011) 65 x 83 cm, œuvre chromatique de la série Cumulus de Yoneda Tomoko. 3. Sonic Dances (2013) et Sonic Rotating Ovals (2013), de Haegue Yang, œuvres presque entièrement composées de cloches exposées au rez-de-chaussée et au deuxième étage du Musée d’art de Séoul.

© Installation view of Ovals and Circles, Galerie Chantal Crousel, 2013

© SeMA Biennale Mediacity Seoul 2014

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4. Remorque avec texte d’animation réalisée par Young-hae Chang Heavy Industries, un groupe d’art des médias. 5. Mansudae Master Class (2014), vidéo HD à 3 canaux, installation d’archives de Che Onejoon. 6. From Moon to Moon (2014) 300 x 200 cm, impression à jet d’encre de Chung Seoyoung.

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« Je rêve de rencontrer et faire se rencontrer les artistes dont les œuvres font référence au bouddhisme, au taoïsme et à d’autres composantes de la pensée orientale. Ce qui m’intéresse, ce n’est pas la quête d’identité, mais la recherche d’autres méthodes... Je ne me préoccupe pas des représentations habituelles de l’Asie telle que nous la connaissons, car cette Asie-là repose sur un point de vue occidental que nous avons intériorisé ».

quences des mutations sociales de ces dernières décennies sur le chamanisme coréen. À votre avis, quel avenir a-t-il encore aujourd’hui ? PCK : Le chamanisme, tel qu’il était jusqu’à présent, est en voie de disparition. C’est une évolution inévitable, mais elle m’inquiète beaucoup et je me demande même si ce qui en reste est vraiment digne de ce nom. Aujourd’hui, il est relégué parmi les superstitions et fatalement, il finira par en devenir une. Pour autant, il n’a rien perdu de son exceptionnelle vitalité. Kim Keum-hwa attire encore des dizaines d’adeptes, dont certains très instruits et cultivés, et c’est leur présence aux quatre coins du pays qui permettra de conserver la tradition. Cependant, l’avenir n’est guère prometteur et pour assurer cette survivance, je me demande parfois s’il ne faudrait pas aussi évoquer les problèmes actuels dans la littérature, le cinéma et d’autres formes d’art.

Fantôme, espion, grand-mère à Mediacity Seoul DP : Cette année, vous vous êtes vu confier la direction artistique de Mediacity Seoul, qui s’ouvrira cet automne. Quels projets faitesvous pour cette manifestation ? PCK : On compte en Asie une quinzaine de biennales d’art, mais malgré cette prolifération, il n’en existe pas qui soit consacrée aux particularités régionales du continent. De mon point de vue, il est grand temps que les biennales internationales s’occupent des questions régionales. Je n’entends pas par là celles ayant trait à l’identité culturelle, mais plutôt les thèmes historiques ou régionaux appartenant à la mémoire collective. Sur le continent, le colonialisme et la guerre froide ont une forte résonance émotionnelle. Le documentaire The Act of Killing n’est pas sans rappeler les événements de Jeju du 3 avril [1948]. Je souhaiterais mettre sur pied une exposition sérieuse, qui résulte d’un travail collectif. J’aimerais aussi trouver des artistes qui recourent à des modes d’expression se démarquant des tendances occidentales dominantes. Je rêve, par exemple, de rencontrer et faire se rencontrer les artistes dont les œuvres font référence au bouddhisme, au taoïsme et à d’autres composantes de

la pensée orientale. Ce qui m’intéresse, ce n’est pas la quête d’identité, mais la recherche d’autres méthodes... Je ne me préoccupe pas des représentations habituelles de l’Asie telle que nous la connaissons, car cette Asie-là repose sur un point de vue occidental que nous avons intériorisé ». DP : Qu’en est-il du titre de l’exposition : Fantôme, espion, grandmère ? PCK : Ces trois éléments ont pour dénominateur commun d’être invisibles, comme s’ils n’étaient pas là. Nous savons bien qu’il existe des espions, mais pas où ils se trouvent. En revanche, on pourrait croire que cela ne s’applique pas à une grand-mère et pourtant il en va de même, d’une certaine manière. Il s’agit de quelqu’un à qui on ne fait pas très attention et qui, en un sens, est un peu à l’écart de la société, tout en étant dans une certaine mesure respectée. Dans les trois cas, on a affaire à des êtres difficiles à définir, qui franchissent les limites de la réalité. Les fantômes sont liés à l’histoire dans la mesure où leur esprit vengeur rappelle ce que l’histoire a fait tomber dans l’oubli. Les espions, eux, relèvent des événements de la guerre froide et du colonialisme. Quant aux grands-mères, elles sont les témoins du monde des esprits, ce qui leur confère le caractère modèles d’endurance et de persévérance et celui de passionarias se vouant à une cause, comme les villageoises de Miryang qui résistent à l’expropriation en vue de la construction de tours de télécommunications ou comme ces femmes autrefois dites « de réconfort ». Pour réaliser une création originale sur l’histoire de l’Asie et ses aspects jusqu’alors passés sous silence, les artistes partiront de deux éléments thématiques de leur choix tels que grands-mères et fantômes, espions et fantômes, etc. Dès lors que des artistes contemporains abordent une thématique traditionnelle ou entreprennent d’évoquer l’Asie, ils sont vite tentés d’entrer dans le jeu de l’identité culturelle et ce faisant, de céder à la tentation orientaliste. Les plus brillants ont eux-mêmes du mal à déceler cette tendance et le risque de s’y laisser aller existe donc bel et bien, mais si nous ne le prenons pas, jamais nous ne pourrons ouvrir de nouvelles perspectives à la création.

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Chronique artistique

Quand refleurit la soie des palais de Joseon Choi Sung-ja

Membre du Comité du patrimoine culturel de l’Office du patrimoine culturel

Ce printemps, les fleurs en soie royales de la maître artisane Hwang Su-ro ont eu la faveur des médias, qui leur ont consacré nombre d’interviews et photos de presse avec vases de grandes dimensions. Il n’en fallait pas plus pour attiser la curiosité de cet art méconnu né dans les palais du royaume de Joseon (1392-1910) et qui après être tombé dans l’oubli, a séduit un public aujourd’hui très friand de culture ancienne de cette époque.

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Les maîtres de l’art royal de la fleur en soie Sous l’occupation japonaise de la première moitié du siècle dernier, l’artisanat traditionnel de la fleur en soie fut sur le point de disparaître. Le royaume de Joseon, qui l’avait vu naître, ne donnait plus que rarement des cérémonies, étant déchu de sa souveraineté, et les arts qui avaient prospéré à la cour, dont ceux du spectacle, se vidaient de leur substance. Sur les tables de banquet, les fleurs en soie de jadis avaient disparu, car on leur préférait désormais des compositions florales réalisées à partir de fleurs fraîches, dont le Japon avait introduit la mode. Dans son enfance, la maître artisane Hwang Su-ro allait avoir la chance de découvrir les fleurs en soie chez ses grands-parents maternels. Sous l’Empire (18971910), son grand-père Yi Su-chang (1885-1942), du fait qu’il travaillait à l’Office du ménage impérial, était au contact direct des arts pratiqués à la cour. La fillette, qu’élevaient ses grands-parents, n’allait pas manquer de remarquer que les tablettes votives de ses ancêtres se distinguaient de celles des autres familles par la présence de fleurs en soie fabriquées par sa grand-mère, sa mère et ses tantes. Après ses études universitaires, Hwang Su-ro va rejoindre son mari au Japon, où il est étudiant. Pendant son séjour à Tokyo, elle suit des cours de composition florale et de cérémonie du thé. En entendant dire par le professeur qui les dispense que cette première tradition est exclusivement japonaise, elle ne peut se résigner à cette idée et pour témoigner de la longue histoire

© Suro Cutural Foundation

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ous le royaume de Joseon, les gungjung chaehwa, ou fleurs en soie royales, étaient réservées aux banquets et cérémonies qui se déroulaient à la cour. Ces fleurs artificielles sont réalisées en soie amidonnée et teinte à l’aide d’extraits de fleurs, fruits et herbes fraîchement coupés. Pétales, étamines et pistil sont confectionnés un à un avec du pollen de pin et de la cire que la maître artisane façonne à la main pour leur donner plus de réalisme. Par leur composition entièrement naturelle, ces fleurs pourtant artificielles attirent souvent abeilles et papillons lors des expositions en plein air. Au temps de la royauté, les fleurs en soie différaient selon les circonstances. On trouvait ainsi les eosahwa que le roi remettait aux lauréats des concours administratifs, les jamhwa qui embellissaient la chevelure des participants aux cérémonies, les sanghwa disposées sur les tables de banquet et les uijanghwa employées comme accessoires dans les spectacles de danse ou de musique. Rares étaient ceux qui avaient l’occasion d’en voir ou en connaissaient l’existence, exception faite des eosahwa qui apparaissent dans beaucoup de feuilletons historiques de la télévision où le monarque pique la longue tige de ces élégantes décorations sur le chapeau du candidat qui s’est vu décerner la meilleure note au concours. Cette méconnaissance s’explique par le peu d’informations disponibles sur le sujet car, si ces fleurs figurent bien dans les uigwe , qui sont des relations de manifestations et cérémonies de cour, c’est principalement sous forme de dessins stylisés.


Respectueux de la vie sous toutes ses formes, les rois et lettrés de Joseon s’abstenaient de cueillir des fleurs dans un but décoratif. Ils leur substituaient les chaewha, ces fleurs en soie empesée, teinte de couleurs vives et décorée avec des brins d’herbes ou le jus des fruits.

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de cet art en Corée, elle entreprendra à son retour de faire refleurir les soyeuses créations de sa mère et de sa grand-mère. À cet effet, elle va d’abord rassembler des documents historiques sur le sujet et s’initier aux procédés de fabrication de fleurs par les chamans, les moines et tous ceux qui possèdent des connaissances dans ce domaine. Malgré la quasi-disparition de cet artisanat traditionnel sous l’occupation coloniale japonaise, il en subsiste des traces dans la fabrication des fleurs en papier destinées aux temples bouddhiques et aux rites chamanistes. Hwang Su-ro allait publier les résultats de ses recherches dans deux ouvrages intitulés Histoire culturelle de l’art floral coréen 1, 2 (Samsung Books, 1990) et Premiers pas dans l’art floral de Suro (Yeungnam Inse, 1980). Pour transmettre son savoir-faire tout

en poursuivant ses activités de recherche et de fabrication, elle créera par ailleurs l’Institut d’art floral de Suro S.A. et l’Institut de la fleur en soie royale coréenne.

L’importante exposition du Musée national des palais En janvier 2013, la maître artisane allait accéder à la notoriété suite à l’octroi du titre de détentrice du Bien culturel immatériel n°124 par l’Office du patrimoine culturel et un an plus tard, une manifestation allait commémorer cet événement. Il s’agit de la remarquable exposition temporaire intitulée Beauté des fleurs en soie royales , qui se tenait du 8 avril au 25 mai derniers au Musée national des palais coréens et permettait d’admirer des créations aussi splendides que variées par les

Détail d’une estrade rappelant un lit et dite jidangpan, ici joliment ornée, à ses deux extrémités, de grandes fleurs de lotus de part et d’autre de la plateforme rappelant un lit et sept calebasses. La Jidangpan est un objet d’art qui faisait partie du décor des spectacles représentés lors des cérémonies royales et autour duquel tournaient les danseurs.

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tailles et variétés représentées. L’une des salles abritait une reconstitution de la grande table de banquet dressée à l’occasion du trentième anniversaire du couronnement du roi Sunjo. À l’entrée, le visiteur découvrait deux imposants vases de fleurs de pêcher, rouges dans un cas et blanches dans l’autre. Lors des festivités du palais, ces récipients de grande taille destinés à accueillir des rameaux fleuris et appelés hwajun étaient généralement placés de part et d’autre du siège où prenait place le roi. Le plus souvent en porcelaine bleue et blanche ornée d’un motif de dragon, ils étaient remplis de riz où l’on plantait un pêcher artificiel d’au moins trois mètres de hauteur sur les branches duquel on accrochait délicatement des fleurs en soie, ainsi que plus de quarante oiseaux, papillons et autres insectes faits de miel nouveau. En règle générale, un seul de ces vases recevait plus de deux mille fleurs. Hwang Su-ro explique à ce propos que les fleurs en soie royales, plus que de simples ornements, étaient un symbole du pouvoir royal et de son prestige. La maître artisane a également réalisé une reproduction fidèle du jidangpan , une estrade à parements autour de laquelle les danseurs de cour évoluaient en de telles occasions et qui faisait face aux tables des banquets royaux qui se tenaient il y a encore cent quatre-

vingt-cinq ans. Deux d’entre eux furent donnés par le roi Sunjo et le prince héritier, pour marquer la trentième année du règne, à l’intention des fonctionnaires de haut rang, puis par la reine et la reine douairière, en l’honneur des membres féminins de la famille royale. Dans des reconstitutions des pavillons Myeongjeongjeon et Jagyeongjeon conçus et réalisés par Kim Bongryol, un expert de l’architecture traditionnelle coréenne qui assure la présidence de l’Université nationale des beaux-arts, les tables, dans les deux cas, ont été dressées conformément au Sunjo gichungnyeon jinchan uigwe (protocole royal des banquets de Sunjo lors de l’année Gichuk), dans des reconstitutions des pavillons Myeongjeongjeon et Jagyeongjeon conçus et réalisés par Kim Bong-ryol, un expert de l’architecture traditionnelle coréenne qui assure la présidence de l’Université nationale des beaux-arts. Lors des deux banquets cités plus haut, le nombre total de fleurs en soie s’élevait respectivement à 5 289 et 6 557. À celui des femmes, qui se déroulait le soir, les fleurs qui ornaient les tables étaient celles de fruits à nombreux pépins comme la grenade, le raisin ou le citron, et ce, en signe d’espoir de prospérité pour la nation et les générations à venir. Dans leur reconstitution, un examen plus attentif des pièces exposées permettait d’apprécier leur éton-

Pétales, étamines et pistil sont confectionnés un à un avec du pollen de pin et de la cire que l’artisane façonne à la main pour leur donner plus de réalisme. Par leur composition entièrement naturelle, ces fleurs pourtant artificielles attirent souvent abeilles et papillons lors des expositions en plein air.

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nante exécution à la délicatesse presque divine. De tous les banquets royaux qui eurent lieu sous le royaume de Joseon, Hwang Su-ro a porté son choix sur celui-ci en raison des représentations picturales plus riches qui en sont faites dans la documentation. « Je voulais faire revivre les arts décoratifs de la période de Joseon en me fondant sur les sources documentaires les plus abondantes », explique-t-elle. À n’en pas douter, l’exposition s’est aussi distinguée par la présentation des œuvres de Bruno Légeron, un maître de l’art français des fleurs en soie. Leur juxtaposition avec celles de Hwang Su-ro permettait une intéressante mise en parallèle. En entrant, on découvrait de part et d’autre des reconstitutions des ateliers des deux maîtres. Les créations de l’Atelier boutique Légeron, créé à Paris en 1880, ont embelli les robes et chapeaux des femmes de la haute société et ont fourni les maisons de haute couture telles que Chanel, Christian Dior et Ungaro pour leurs corsages. Dans la reconstitution qui en était faite, de jolies fleurs artificielles tapissaient les murs et, sur une table, étaient posés des manuels techniques vieux de quatre générations, ainsi que divers outils ayant appartenu aux artisans. Malgré sa forme et ses dimensions différentes, nul doute que cet outillage a servi les mêmes objectifs. Pour assurer la continuité de l’art traditionnel qu’elle exerce, Hwang Su-ro est partie à la recherche de fabricants de fleurs étrangers. C’est à son initiative qu’il y a trois ans, son fils Choi Sung-woo, qui préside la Fondation culturelle Ilmac, s’est rendu à Paris pour rencontrer Bruno Légeron et, une fois le contact établi, les deux hommes ont travaillé à l’organisation commune de l’exposition.

Des fleurs pour toujours épanouies Animés d’un profond respect pour toute forme de vie, les monarques et aristocrates lettrés de Joseon s’abstenaient de faire couper des fleurs pour composer

Expression idéalisée de la beauté, les chaewha peuvent être garnies de plusieurs fleurs accrochées à une même tige ou, posées sur cellesci, d’oiseaux, abeilles et papillons, selon l’occasion à laquelle on les destine. Les nombreuses opérations nécessaires à la fabrication d’une seule fleur exigent de l’artisan une patience et une concentration extrêmes. 40 Koreana Automne 2014


Ensemble de deux poteries bleues et blanches avec chaehwa qui prenait place près de la colonnade de la grande salle du trône, lors des cérémonies royales. Deux autres vases ornés de deux mille fleurs rouges et bleues en soie surmontaient l’estrade.

des bouquets. Ils préféraient recourir, pour les fêtes de cour, aux fleurs artificielles que confectionnaient des maîtres artisans, comme l’avaient fait avant eux ceux du royaume de Goryeo. À cette époque plus ancienne, des fleurs en soie d’une exécution complexe servaient à la décoration dans les banquets d’État et les cérémonies bouddhiques, mais on en sait malheureusement très peu sur ces ornements. En ce qui concerne le royaume de Joseon, on dispose en revanche d’une multitude de manuscrits et peintures de banquets royaux sous forme de documents d’État dits uigwe dont le spécimen le plus récent, datant de 1902, a été retrouvé par Hwang Su-ro elle-même et s’intitule Gojongimin jinyeon uigwe (Protocole royal des banquets de Gojong pendant l’année Imin). La fabrication de fleurs en soie exige une infinie patience et beaucoup de temps. Pour réaliser une seule d’entre elles, il faut découper les pétales dans la soie et les réunir en les nouant, l’étoffe devant au préalable avoir été lissée en la battant longuement au rouleau

en bois, ce qui donnera à la pièce un éclat naturel et un aspect réel. Au total, pas moins de quinze jours de travail par fleur seront nécessaires. Les techniques et matières mises en œuvre peuvent aussi varier selon l’emploi auquel sont destinées les fleurs, et en particulier la saison, qui imposait autrefois d’en fabriquer de types différents, notamment par la teinture, pour laquelle on préférait alors des nuances aux couleurs primaires ou au blanc et au noir. Aux yeux de Hwang Su-ro, l’amidonnage joue un rôle déterminant dans la réussite d’une fabrication. « Si l’amidon est de qualité médiocre, la fleur se détériorera rapidement sous l’action des moisissures et des insectes nuisibles. Il doit avoir plus de trois ans d’âge pour assurer une bonne protection et donner de l’éclat », explique-t-elle, et d’ajouter : « Il m’a fallu vingt ans rien que pour comprendre cela toute seule ». Aujourd’hui, ces cinquante années de travail consacrées aux fleurs de soie font de nouveau s’ouvrir leurs corolles.

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Amoureux de la Corée

Dana Ramon Kapelian parle des Coréennes

Ben Jackson Journaliste Cho Ji-young Photographe

Comment trouver sa place dans un pays que l’on découvre ? En Corée, l’artiste Dana Ramon Kapelian y est parvenue en photographiant et interviewant toutes sortes de femmes pour s’imprégner de la culture locale, ce qu’elle a étonnamment bien réussi. Comme nombre d’expatriés qui, à leur arrivée, se lancent bille en tête dans la publication de livres, blogues et autres écrits tout à fait valables et intéressants, la jeune femme a fait paraître son ouvrage Mes Coréennes dès le printemps dernier. Il rassemble une série d’entretiens, illustrés de portraits photographiques et transcrits en langue anglaise et coréenne, que l’auteur a eus avec soixante femmes d’âge compris entre quatre-vingt-sept et quatorze ans et classés par ordre décroissant.

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1. Née en 1927, Soh Jeong-soon a fait un mariage arrangé. À la question de savoir si elle éprouve de l’amertume, elle répond : « Je n’ai jamais connu l’amour ; je n’ai pas eu les droits qu’ont les femmes d’aujourd’hui ». 2. La petite fille de Soh Jeong-soon a vingt-neuf ans et se nomme Olivia Ih-Prost. Quand on lui demande son avis sur le divorce, elle déclare : « Le divorce ? C’est la pire chose qui puisse arriver à un couple, mais s’il n’y a pas de sentiments, il est peut-être nécessaire ».

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ée à Haifa en 1963, Dana Ramon Kapelian part à dix-neuf ans pour l’Europe, où elle séjourne successivement à Londres et Amsterdam. S’ensuivent six années passées aux États-Unis à parcourir le territoire et faire des études au San Francisco Art Institute, après quoi elle choisira de vivre en France pour s’y consacrer à la peinture et aux œuvres d’installation vingt années durant. L’envie de partir la reprend en 2010 et en accord avec son mari, elle décide qu’il est temps pour leurs deux enfants de changer d’horizon. « Nous voulions faire des voyages avec les enfants. Nous en avons discuté longuement. Ils devenaient grands et étaient à un moment important de leur vie. Nous souhaitions qu’ils puissent voir autre chose et plutôt que de leur constituer un héritage, nous avons préféré dépenser l’argent avec eux de notre vivant. Nous avons vendu la maison en nous disant que nous trouverions peut-être un travail bien quelque part, mais qu’autrement, nous ferions le tour du monde pendant un an ». Quand l’Institut français de Séoul a souhaité pourvoir un poste d’attaché audiovisuel qui correspondait tout à fait au profil professionnel de son mari, toute la famille s’est envolée pour la Corée en vue d’un séjour de cinq ans. Si la vie d’expatrié peut être mal vécue par des familles confrontées à une culture très différente, elle semble très bien se passer chez les Kapelian. « J’adore arriver dans un endroit nouveau, découvrir des cultures nouvelles », affirme la mère de famille. « Cela me plaît d’être étrangère quelque part, car je me sens plus libre et je n’ai qu’à me laisser imprégner par la nouveauté du lieu. C’est une expérience enrichissante. Certains se sentent des racines à un endroit précis, mais je me vois plutôt comme une citoyenne de la planète. Mon chez-moi, c’est le monde entier. Pour moi, les frontières ne sont qu’une invention absurde ».

Une odyssée culturelle Peu de temps après son arrivée en Corée, cette voyageuse qui venait de parcourir la moitié du globe a entrepris un périple d’un autre genre, au cœur même de la culture de son pays d’accueil. Il est vrai que cette soif de découverte était en partie motivée par une insuffisance de l’information, mais elle lui venait aussi du besoin de s’adapter à son nouveau cadre de vie par le biais de l’art. « Quatre ans avant de partir, je suis bien allée dans une agence de voyage, mais je n’y ai rien trouvé, pas même une brochure touristique », se souvient-elle. « Il y avait de la documentation sur la Chine, le Japon, l’Asie de l’Est, mais pas la moindre chose sur la Corée. Je me suis donc informée toute seule en lisant des ouvrages littéraires et d’histoire. Cela m’a donné l’idée d’écrire un livre sur les gens d’ici, pour mieux les connaître. Comme je m’étais déjà beaucoup intéressée au thème de la femme, j’ai voulu l’étudier ici et travailler avec les autres, et pas seulement accrocher mes œuvres aux murs. J’avais besoin de contacts, alors je suis allée à la rencontre des gens pour mieux connaître le pays. C’est passionnant de dialoguer avec d’autres femmes, surtout ici où elles n’ont pas une vie facile ». Dana Ramon Kapelian parle aussi du roman Une chambre solitaire de Shin Kyung-sook, à qui est aussi dû le grand succès de librairie Prends soin de maman, parce qu’elle a tiré une grande partie de son inspiration de cette œuvre. L’évocation de l’exode rural, de la soif d’instruction et des luttes sociales qui ont caractérisé les années soixante-dix lui ont permis de comprendre la dynamique de l’histoire coréenne contemporaine. « J’ai pris conscience de la dure vie que menaient les gens de l’époque et qu’ils connaissent encore aujourd’hui d’une certaine manière », explique-t-elle.

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1 1. Âgée de quarante-deux ans, Im Young-me joue du tambour traditionnel dit janggu, qui exige un rythme de battement rapide, dans un orchestre de musique classique coréenne. 2. La religieuse Jean Maloney est née en 1932 et après avoir obtenu son diplôme d’infirmière à New York, elle a été affectée en Corée au lendemain de la Guerre de Corée, à une époque où il y avait un urgent besoin d’aide dans ce domaine. 3. La linguiste Martine Prost est née en 1951 en Algérie. Séduite par le tempérament énergique et expansif des Coréens, elle s’est installée sur leur sol.

Quelles femmes coréennes ? En vue de la rédaction de son livre, Dana Ramon Kapelian a créé un fichier de personnes d’horizons divers susceptibles d’être ses sources d’information, tantôt à partir d’articles trouvés dans des journaux ou magazines, tantôt en cherchant parmi ses connaissances ou les personnes auxquelles elle se faisait présenter. Le résultat surprend souvent le lecteur, auquel les femmes choisies ne semblent pas coréennes, à première vue. « La première chose que les gens sont venus me dire, c’était : « Vous avez mis des Françaises, des religieuses américaines, des Coréano-canadiennes… Il y a beaucoup de femmes, [mais] elles ne sont pas coréennes ». À chaque fois, je réponds qu’à mes yeux, elles le sont. Comment ne pas considérer comme telle une religieuse qui est arrivée dans ce pays en 1953, au lendemain même de la guerre, et y est restée toute sa vie dans un but charitable ? C’est insensé. Et que dire d’une Française mariée à un Coréen, mère de famille et résidente du pays depuis trente ans ? Le titre du livre n’est peut-être pas le meilleur qui soit, mais en tout cas, il exprime parfaitement ce que je veux dire, à savoir que ces femmes sont « mes Coréennes ». Encore une fois, il ne s’agit pas ici de nationalité, mais d’attachement et de dévouement au pays d’accueil ». En Corée, ce sont les femmes qui ont fait d’emblée la plus forte impression à l’artiste. « Ce sont des tigresses, des battantes. Que ce soit chez elles ou à l’extérieur, il leur faut toujours batailler. Elles sont forcées d’être des « surfemmes », comme beaucoup de leurs congénères ailleurs, et ce, d’autant plus que jusqu’à l’occupation japonaise, la société coréenne était encore au stade féodal. L’évolution qui s’est produite au fil des siècles, dans les pays occidentaux, a été réalisée ici en à peine un peu plus de cent ans. On ne peut donc que s’étonner

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de la combativité des femmes ». « On arrive ici avec des idées toutes faites ridicules sur la femme asiatique, japonaise, coréenne, vietnamienne ou d’ailleurs. Si on n’en connaît pas une soi-même, on reste sur [l’image de] la femme soumise. Celle qui sert son mari et sa famille, toujours gentille et obéissante. Après les avoir côtoyées pendant quatre ans, [je me suis aperçue qu’] elles sont fortes. Beaucoup savent ce qu’elles veulent et foncent sans hésiter. Elles ont un avis sur tout et si elles suivent leur mari, c’est parce qu’elles ont choisi cette voie ».

Le personnage de l’ajumma Chacun des entretiens du livre suit le même plan avec, en introduction, une rapide biographie de la personne concernée, puis l’exposé de ses conceptions sur la vie à partir de mots clés surtout relatifs aux droits de la femme tels que l’amour, le mariage, le divorce ou l’interruption de grossesse. Pour terminer, la personne interrogée est invitée à exprimer un point de vue personnel. L’un des mots qui reviennent à tout bout de champ dans les propos de l’auteur est celui d’ajumma, qui signifie littéralement « femme mariée » mais qui possède de multiples connotations culturelles révélatrices de la manière de voir les femmes en Corée. Parfois considérées être un « troisième sexe », qualifiées par certains de féroces, inflexibles et négligées, elles sont jugées douces et maternelles par d’autres. « L’idée du livre est partie de ces ajumma, puis elle s’est étendue aux femmes en général. Ce mot étrange d’ajumma m’intriguait, au début, avec tous les sens positifs ou négatifs qui lui sont attribués, toutes ses connotations. Par la suite, j’ai eu l’impression qu’il me limiterait, alors que je voulais parler des femmes dans leur ensemble.


J’ai pourtant continué à l’employer, certes moins souvent que ceux d’« amour », de « mariage » ou de « divorce », mais tout de même dans de nombreux entretiens, car je tenais à le faire connaître, ainsi que les attitudes et réactions qu’il suscitait chez les femmes. Les ajumma elles-mêmes ne l’assumaient pas toujours. Elles le refusaient même parfois catégoriquement : « Moi ? Pas du tout ! » D’autres me déclaraient : « Chez nous, il n’y a pas d’ajumma ». Elles se sentaient insultées. Pour une autre, au contraire, ce mot était synonyme d’amour, de bien-être et de maternité ».

Un dialogue autre La réalisation concrète de Mes Coréennes n’a pas été exempte d’écueils. Il s’est avéré très difficile de créer un tout cohérent à partir des extraits d’entretiens et photos de soixante personnes différentes. Des difficultés se sont également présentées dans la traduction, puisqu’il s’agit d’un ouvrage bilingue, en raison de la lourdeur des entretiens devant passer par une interprétation, d’autres se déroulant directement en anglais ou en français, que l’auteur maîtrise parfaitement, puis par la transcription des propos par écrit et enfin par leur traduction en anglais. Pour Dana Ramon Kapelian, l’aspect le plus agréable de toute l’entreprise a été la générosité avec laquelle les femmes s’y sont prêtées, l’origine étrangère de leur interlocutrice ayant facilité leur mise en confiance. « Le plus extraordinaire, c’est la facilité avec laquelle ces femmes ont ouvert leur cœur. On dit que les gens d’ici sont réservés, qu’ils ne parlent pas et ne s’ouvrent pas aux autres. J’ai la certitude que ce livre aurait été bien différent si j’avais été de nationalité coréenne. Le fait que je sois étrangère a permis d’engager un dialogue autre. Il se peut que j’aie commis des indiscrétions en posant certaines questions auxquelles les Coréens ne se hasarderaient pas. Mais les femmes étaient tellement belles et généreuses ! À condition de s’intéresser à quelqu’un et de lui trouver une originalité, je pense que tout le monde est capable de raconter son histoire ».

Changements et traditions La consultation de femmes d’âges très différents a révélé l’existence d’un énorme fossé résultant de l’évolution très rapide qui a transformé le pays. « Quand nous sommes arrivés, il y a quatre ans, on disait qu’il était impossible de trouver un bon café. Aujourd’hui, il y en a à tous les coins de rue. C’est étonnant de voir un tel changement. Il en va de même pour les femmes. Elles devront encore se battre pour obtenir certaines choses, mais quand on pense aux progrès accomplis, ils sont prodigieux. Dans le livre, la femme la plus âgée a quatre-vingt-dixsept ans et la plus jeune, quatorze. La première raconte qu’elle a fait un mariage arrangé et n’a jamais connu l’amour, que quand elle était malade, son mari ne lui a jamais servi un café ou un bol de soupe. Quand j’ai interrogé l’adolescente sur le sujet de la discrimination sexuelle, sachant bien sûr qu’elle parlait d’après son expérience et selon les façons de penser de sa génération, elle a ouvert de grands

yeux et m’a répondu : « La discrimination sexuelle ? Si un enseignant en fait au collège, il sera renvoyé ». Pour elle, c’était tout à fait un autre monde, et pourtant ces deux femmes habitent le même pays ». Pour Dana Ramon Kapelian, comme pour beaucoup d’étrangers, la découverte de telles évolutions suscite un questionnement sur la place des traditions, du changement et de la continuité. « Je pense que les traditions restent très fortes en Corée, pour le meilleur et pour le pire. Parfois, elles sont répressives et mortifères, mais par leur force, elles apportent la sécurité. Tout dépend de la manière dont chacun les perçoit. À mes yeux, la question primordiale qui se pose à la société coréenne est de savoir s’il faut « jeter le bébé avec l’eau du bain » Je pense que les pays occidentaux ont choisi cette solution. Ils ont tourné le dos aux traditions. Aux États-Unis, où j’ai vécu, les gens ne se retrouvent en famille que tous les trois ans, voire tous les cinq ans, alors qu’ils vivent sur le même continent. Comme ils se sentent perdus, ils sont en quête de spiritualité. Dans la société coréenne, les traditions sont encore très fortes, d’après moi, parce que des changements n’ont lieu que depuis peu. L’un des nombreux problèmes auxquels est confronté le pays porte sur la possibilité de préserver les traditions en ne conservant que leur dimension de richesse culturelle qui permet de rattacher l’individu à ses origines, tout en s’émancipant de leurs aspects pesants qui imposent certaines manières de penser ou d’agir et étouffent l’imagination ». Parce que déchirées entre leur rôle traditionnel de femme et les nouveaux modèles qui sont proposés aujourd’hui, les Coréennes sont peut-être concernées au premier chef par ces questions, estime Dana Ramon Kapelian. « C’est surtout vrai des femmes d’une trentaine d’années, car, tout en cédant à la pression des traditions, elles assistent en spectatrices à la libération des femmes plus jeunes ».

Un point de vue personnel Le livre de Dana Ramon Kapelian vient s’ajouter aux nombreux ouvrages en langue anglaise qui traitent ces temps-ci de la culture et de la société coréennes. À la question de savoir quels sont ses projets de voyage en famille de par le monde, elle affirme vouloir faire l’expérience de la vie dans d’autres pays tels que le Vietnam, la Mongolie, le Cambodge, le Japon ou le Brésil, par exemple, et je me dis que les femmes de ces pays doivent être prêtes à subir à leur tour un interrogatoire en bonne et due forme. En guise de conclusion, elle a un point de vue à exprimer, comme ses interlocutrices coréennes : « Restez à l’écoute des autres. Soyez tolérant et laissez parler les gens qui vous entourent pour mieux les connaître et savoir ce dont ils ont besoin. Nous sommes souvent si obnubilés par nos préoccupations que nous en oublions d’être ouverts aux autres et à la vie. Nous sommes tous des êtres humains, pareils les uns aux autres. Il existe évidemment des différences entre les gens et c’est justement ce qui fait leur intérêt, mais elles doivent enrichir les échanges entre eux, et non y faire obstacle ».

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Escapade

Gochang

Gwak Jae-gu Poète Lee Han-koo Photographe

Histoires de belles vies qui ont fleuri entre les dolmens Du haut de la forteresse de Gochang, j’embrasse la ville du regard. Les maisons alignent paisiblement leurs petites silhouettes. Rien n’égale le soulagement du grimpeur qui savoure cette vue après avoir atteint le faîte des murailles. Comme un vestige, chaque habitation est dépositaire de toutes les aspirations, de tous les rêves oubliés, de toutes les larmes et de tous les regrets de vies passées dans l’attente d’une lueur d’espoir. S’il existe une œuvre d’art qui soit l’expression véritable de la fragilité de l’être, c’est bien ce petit groupe de maisons abritant des vies.

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Pyeongsa-ri, famous as the setting of the epic novel “Land” (Toji) by Korea’s literary titan Park Kyung-ni, is a land favored by nature. This area is well-known as a literary village and for many scenic spots of great natural beauty. The House of Choe Champan, a re-creation of the eponymous house in the novel; and grains and fermented bean cakes drying outside the kitchen.

Le site mégalithique de Gochang est unique en son genre par le nombre et la variété des dolmens qui s’y trouvent.

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A

u temps des dynasties anciennes, le voyageur qui arrivait dans un village inconnu gravissait souvent les hauteurs fortifiées pour mieux observer les lieux et décider s’il était bon d’y passer la nuit. Lorsqu’entre les maisons, poussaient des fleurs de citrouille et roses mousseuses et que les pêchers étaient fleuris, il se disait avec un sourire : « Ah, voilà un village qui est agréable ! ». Puis, quand venait la nuit et que, çà et là, les cheminées laissaient échapper la fumée des cuisines où bouillait le riz, il scrutait le lointain en pensant au jour où il retournerait dans son pays natal regretté. Dans la Gochang encore si paisible d’aujourd’hui, la présence paradoxale de fortifications est révélatrice d’un passé plus tumultueux. Édifiées en 1453 pour se défendre des invasions japonaises, cette forteresse, comme celle des monts Ibam voisins, à Jeongeup, servit de poste avancé pour la défense des riches villages agricoles de la région de Honam. Lors de la fête traditionnelle de Jungyangjeol célébrée le neuvième jour du neuvième mois au calendrier lunaire, les habitants de Gochang avaient coutume de défiler en portant une grosse pierre sur la tête et longeaient les remparts sur tout leur pourtour, le premier tour étant censé faire disparaître les lourdeurs de jambes, le deuxième, protéger contre les maladies et le troisième, assurer la vie éternelle et la montée au Ciel. À leur manière ludique, ils soulageaient ainsi les constructeurs de ces murs de leurs souffrances.

Les dolmens évocateurs d’une vie meilleure dans l’Autre monde Comme en attestent les dolmens depuis les temps les plus reculés, Gochang est un lieu où il fait bon vivre. Ces tombes préhistoriques datant du quatrième ou cinquième siècle avant J.-C., disséminées dans les régions de Jungnim-ri et Sanggap-ri composent le plus important ensemble mégalithique d’Asie et figurent sur la Liste du patrimoine mondial de l’UNESCO depuis décembre 2000. La densité démographique passée de la région était à la mesure des nombreuses sépultures qu’elle a laissées sous forme de ces dolmens témoignant de la douceur de vivre de jadis car, dans la culture asiatique, la dernière demeure est tout aussi importante que celle occupée de son vivant. En ce jour d’automne, le voyageur aperçoit des libellules rouges voletant sans se presser et une timide floraison de chrysanthèmes sauvages. Il suffit de marcher à pas lents entre les vestiges anciens de ces vies passées pour se sentir envahi par leur énergie. Où ces gens étaient-ils nés, quels rêves caressaient-ils, quels secrets gardaient-ils jalousement et où s’en étaient-ils allés ? À la sortie du Musée des dolmens de Gochang, on croise le regard des dolmens épars au pied des collines, par-delà celle de Jilmajae et le temple de Seonun, tandis que sur la côte ouest, le soir descend brusquement et le clair de lune inonde tout.

Le vent souffle vingt-quatre fois, Le printemps vient, animant toute créature. Les fleurs de pêcher rougissent joliment,

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Et les fleurs de prunelier sont, Ô ! si blanches. Allons les y voir, allons les y voir, Allons voir les fleurs de pêcher et de prunelier. Chant des fleurs de pêcher et de prunelier de Shin Jae-hyo (Dorihwa-ga) À Gochang, il se raconte bien des histoires d’amour aussi extraordinaires que la couleur ancienne des dolmens. Il y a, par exemple, celle qu’évoque à mots couverts le Chant des fleurs de pêcher et de prunelier mentionné ci-devant. À la fin du XIXe siècle, sous le règne de Gojong, monarque de Joseon, vivait à Gochang un extraordinaire amoureux de la chanson qui répondait au nom de Shin Jae-hyo (18121884). Ayant hérité des biens considérables de sa famille, il se consa-


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1, 2. Les murs de la forteresse de Gochang sont composés de pierre brute donnant un aspect d’ensemble naturel. 3. Dans la vieille chaumière qu’habitait Shin Jae-hyo, des figurines décorant sa chambre le représentent en train d’enseigner. 2

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crait à sa passion pour le chant narratif du pansori, alors très apprécié des gens du peuple, qu’interprétaient à deux voix le chanteur à proprement parler, dit sorikkun, et le joueur de tambour ou gosu, qui poussait des exclamations sporadiques tout en rythmant la mélodie. Ce genre artistique était aussi prisé des yangban, qui constituaient les élites dirigeantes de Joseon et il n’était donc pas rare de voir des musiciens se produire aux banquets et cérémonies donnés en l’honneur de ces fonctionnaires de haut rang.

Le chant des peines de cœur Shin Jae-hyo n’accueillait pas que les siens sous son toit, car il aimait à s’entourer de courtisanes appelées gisaeng , chanteurs ou autres artistes et aux meilleurs moments, il lui arriva d’en loger une cinquantaine, soit chez lui, soit dans le voisinage. C’est alors qu’il entreprit de copier les paroles des cinq morceaux les plus chantés à l’époque, qui s’intitulaient Jeokbyeok-ga, Chunhyang-ga, Sugung-ga, Heungbu-ga et Simcheong-ga, à savoir, respectivement, le chant de la falaise rouge, le chant de Chunhyang, le chant du palais sous-marin, le chant de Heungbu et le chant de Simcheong. Enfin, existait une transcription de ces pièces de musique vocale qui relevaient jusque-là d’une tradition orale difficilement localisable ! Sans son auteur, nul ne sait ce que serait devenue cette partie du patrimoine culturel immatériel coréen qu’est le pansori. Ses chants résument à eux seuls la vie quotidienne au temps de Joseon, avec ses amours, ses haines et chagrins, sa façon de s’habiller, sa cuisine, son vin, ses fleurs et sa musique aimée du peuple, de sorte qu’il est possible de les considérer comme un genre de fusion de l’art populaire et de la manière de vivre. Un beau jour, le grand mécène du pansori Shin Jae-hyo rencontra la femme de sa vie en la personne de Jin Chae-seon (1842-?), native du village côtier de Gochang et fille d’une chamane héréditaire, ce qui l’avait dotée d’une voix aussi remarquable que sa beauté. Avec l’appui de son bienfaiteur, elle allait pouvoir suivre l’enseignement du plus illustre chanteur de l’époque, Kim Se-jong, et ce, bien que le pansori ait jusqu’alors été exclusivement réservé aux hommes. Cette situation était appelée à changer avec l’entrée en scène de Jin Jae-hyo, qui interprétait particulièrement bien le chant intitulé Banga taryeong, c’est-à-dire du mortier, à en donner des sueurs froides aux

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1. Dosolam, l’un des quatre ermitages rattachés au temple de Seonun, est un lieu de prière offrant un refuge tout en haut d’une falaise. 2. Sur la Porte des quatre rois des Cieux, une pancarte calligraphiée se distingue par le blanc de ses signes se détachant sur un fond bleu. C’est le défunt Yi Gwang-sa, calligraphe au temps de Joseon, qui en est l’auteur. 3. Au temple de Seonun, le Bouddha assis gravé sur le rocher de Dosalam est, en son genre, le plus grand de Corée. Il a été taillé dans la pierre à même la paroi du Mont Seonun.

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chanteurs hommes qui l’entendaient. À l’âge de cinquante-neuf ans, Shin Jae-hyo eut à subir un coup du destin. Après avoir fait habiller sa compagne en homme, il l’avait envoyée chanter au palais royal de Gyeongbokgung, pour une cérémonie marquant l’achèvement d’un nouveau pavillon, et c’est alors qu’elle croisa le regard de Daewongun qui, en tant que régent, était la plus éminente personnalité du royaume. Il se trouvait en outre affectionner particulièrement le pansori, au point d’être surnommé le « maître de l’oreille », et avait dans ce domaine le goût plus fin que quiconque, alors il décida que la jeune artiste de vingt-quatre ans resterait chanter à la cour, la séparant du même coup de son mentor Shin Jae-hyo. « Le vent souffle vingt-quatre fois » : ce vers fait précisément allusion à l’âge de la jeune femme dans le Chant des fleurs de pêcher et de prunelier que composa Shin Jae-hyo alors qu’il souffrait le martyre


après avoir été brutalement séparé de sa chère protégée et désirait plus que tout la revoir. « Des hommes importants parlent en passant / D’un garçon au beau visage et à la voix divine / La plus délicate qu’on n’ait jamais entendue... » C’était lui-même qui avait eu l’idée de faire chanter Jin Chae-seon au palais pour qu’elle montre son talent devant les plus grandes autorités de cette discipline et voilà que ce qu’il avait conçu se retournait contre lui suite à la décision par laquelle le plus éminent de ces spécialistes le privait de la présence de sa bien-aimée. Aujourd’hui encore, l’histoire fait peine quand on imagine l’homme affligé par ce départ jusque sur son lit de mort. Apprenant qu’il était souffrant, Jin Chae-seon supplia Daewongun de la laisser partir et comme il accéda à sa demande, elle alla rejoindre son maître et resta à son chevet jusqu’à sa mort. Elle disparut ensuite sans laisser de trace et on n’entendit plus jamais parler d’elle.

Selon des documents historiques, le temple de Seonun, dont le nom signifie « méditation parmi les nuages », aurait été construit par le moine Geondam pendant la vingt-quatrième année du règne du roi Wideok, souverain du royaume de Baekje, à la demande du roi Jinheung, qui gouvernait l’État rival de Silla. Une belle histoire d’amour y est aussi attachée. Sur le chemin qui mène à l’ermitage de Dosolam, se trouve une petite grotte dite de Jinheung, du nom du vingtquatrième monarque de Silla qui était un fervent bouddhiste et aurait renoncé au trône pour consacrer ses derniers jours à la vie monastique dans cette grotte, en compagnie de son épouse bien-aimée Dosol et de leur fille Jungae. En ce temps-là, l’amour du pouvoir devait être en ce temps-là bien plus grand qu’aujourd’hui. L’image qui reste de ce roi ayant choisi, au soir de son existence, de se retirer dans le temple qu’il avait fait

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Autrefois, les villageois de Gochang devaient franchir le col de Jilmajae pour se rendre dans d’autres régions. Il doit son nom à sa ressemblance avec une sorte de selle, dite jilma, que l’on plaçait sur le dos d’un cheval ou d’une vache pour transporter des charges. C’est aussi le toponyme célèbre d’une localité que prennent pour décor les poèmes de Seo Jung-ju, un natif de Gochang.

La forteresse de Gochang Ses murailles, élevées sur le pourtour du mont Bangjan pour arrêter l’envahisseur japonais, datent du royaume de Joseon (1392-1910). Leur assez bon état de conservation semble démentir leur histoire et leur vocation d’ouvrage défensif, le contour d’origine ayant aussi été préservé dans sa quasi-intégralité. À cela s’ajoutent le charme du cadre naturel, avec ses forêts de pins et de bambou, et des sites archéologiques très bien restaurés, notamment les communs de jadis, l’ensemble faisant de ces fortifications l’un des hauts lieux historiques de Gochang.

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Le temple de Seonun La présence d’épaisses forêts, de belles vallées et de temples est à l’origine de la création du Parc provincial du mont Seonun sur une superficie de 43,7 km2. Sur son versant oriental, à proximité de quatre ermitages, s’élève un temple du même nom dont la construction remonte au VIe siècle, époque des Trois Royaumes. Comme la plupart des sanctuaires bouddhiques coréens, blottis dans les montagnes, il permet d’admirer le passage des saisons dans un paysage dont les beautés se révèlent surtout à l’automne, dans les vallées et sur les pentes qui s’habillent de couleurs éclatantes.

L’ancienne maison de Shin Jae-hyo Dans cette modeste chaumière naquit à la fin du XIXe siècle Shin Jae-hyo, le grand érudit du pansori. Il s’y consacra à l’étude de ses six principales œuvres, à la copie de leurs textes et à la formulation des rudiments théoriques du genre, tout en se faisant le protecteur de nombre de ses interprètes. Classée Important ouvrage populaire n°39, cette maison et sa cour accueillent aujourd’hui des spectacles de pansori, mais aussi de musique paysanne et d’autres arts du spectacle traditionnels représentés en plein air.


construire pour y vivre paisiblement avec sa femme et sa fille, révèle pourtant toute l’humanité de ce personnage pareil à une fleur de lotus s’ouvrant sur de l’eau boueuse. À chaque visite de la grotte de Jinheung, j’ai une pensée pour ce roi qui avait creusé la montagne pour mener une existence recluse en territoire ennemi. Les politiciens de notre époque, esclaves de désirs et intérêts personnels en tout genre, seraient bien avisés en méditant son histoire.

Jilmajae, tout empreinte de la solitude d’un poète Si ce n’était des circonstances malheureuses qui entourent son histoire, la colline de Jilmajae, située à Seonun-ri, un village de la commune de Buan-myeon se trouvant dans l’agglomération de Gochang, pourrait figurer parmi les hauts lieux de la poésie coréenne moderne. Le poète Seo Jung-ju (1915-2000), également connu sous son nom de plume Midang, y est né en 1915. Dans son recueil de poèmes intitulé Hwasajip , c’est-àdire fleur de serpent, il décrit dans une langue raffinée la cruelle situation qui est celle du poète face au destin tragique de son pays. Sous l’occupation japonaise et après la Libération, il a fait paraître plusieurs recueils dont Dongcheon, Sillacho et Jilmajae sinhwa . Ce dernier, dont le titre signifie « les mythes de Jilmajae », se classe parmi les chefs-d’œuvre de la poésie coréenne moderne par sa manière brillante de faire revivre la vie et l’âme des petites gens. En se fondant exclusivement sur son œuvre, il serait légitime de voir en cet auteur le plus grand poète de Corée, mais ses concitoyens en ont décidé autrement au seul motif de ses choix politiques. Sous l’occupation, il avait pris le nom japonais de Datsusiro Sijuo et fait l’apologie de l’impérialisme japonais dans ses écrits, ce qui disqualifiait son œuvre aux yeux des Coréens. Plus tard, il n’hésita pas à chanter les louanges de l’ancien président Chun Doo-hwan, qui se trouvait à la tête d’un régime militaire dictatorial dans les années 1980, ce qui amène à s’interroger sur le rapport politique d’un artiste

Jilmajae Jilmajae est une colline située entre les villages de Seonun-ri et d’Osan-ri. Elle tient son nom de sa forme rappelant celle d’une jilma , une selle que l’on plaçait sur le dos d’un cheval ou d’une vache pour porter des charges. C’est cette colline que prennent pour décor les textes des Mythes de Jilmajae , sixième recueil de poèmes de l’auteur coréen du siècle dernier Seo Jung-ju, qui y consacre des textes en prose aux rituels et traditions dont il a été témoin, enfant, dans cette région dont il est natif. Non loin de là, la Maison littéraire Midang attire les amoureux de cet art.

à son œuvre. À Jilmajae, la Maison littéraire Midang abrite un musée consacré à cet écrivain. Le poète Seo Jung-tae (1923- ), qui est plus connu sous le pseudonyme d’U-ha et n’est autre que le frère cadet de Seo Jung-ju, vivait dans une chaumière délabrée située sur cette même colline quand j’ai fait sa rencontre en 1989. Ce vieux retraité qui avait été rédacteur en chef d’un journal vivait toujours dans un monde de beauté, malgré l’exiguïté et la modestie de son logis. Tout en me faisant lui-même un café, il a déclaré : « Vous aurez beau critiquer Midang Seo Jung-ju, il n’en reste pas moins que c’est mon frère et que sa poésie est un véritable enchantement pour moi » et de poursuivre : « Lui et moi sommes nés dans cette maison où subsistent encore des traces de nos parents. J’ai le devoir de veiller sur elles toute ma vie ». Depuis cette époque, vingt-cinq années ont passé et pour se lever, à son réveil, il doit se tenir fermement à une corde suspendue à un chevron, mais comme aux jours anciens, il n’a pas manqué de m’offrir un café. Son recueil de poèmes Oublions a été édité l’année dernière à l’occasion de son quatrevingt-dixième anniversaire.

Les cieux lointains Tout en allant plus loin encore La nuit s’approfondit Si terriblement calme et tranquille Qu’il est difficile de le supporter Gentiment, doucement, en se balançant et se mouvant Les orchidées dansent seules Extrait de La danse des orchidées de Seo Jung-tae Ce texte me semble être à l’image de la vie de l’auteur. J’ai mangé avec lui, en espérant que ce ne serait pas notre dernière rencontre. Sur le chemin qui va de Jilmajae au bord de mer, à Hajeon, je savourais le spectacle des cosmos se balançant au vent et de la danse blanche des eulalies.

Les dolmens de Gochang Les quelque cinq cents dolmens qui s’égaillent autour du village de Jungnim-ri constituent la plus grande concentration mondiale de ces mégalithes et en 2000, l’UNESCO allait inscrire celle-ci, ainsi que les sites de Ganghwado et Hwasun, sur sa liste du Patrimoine culturel mondial. Ce classement allait entraîner la création d’un parc et d’un musée consacrés à ces dolmens qui représentent un important attrait touristique pour le canton. Dispersés dans différents pays, les dolmens sont au nombre d’environ cinquante mille dans le monde, dont trente mille, soit 60% de l’ensemble, en Corée.

Les zones humides d’Ungok Important habitat d’espèces végétales et animales en voie de disparition, les zones humides d’Ungok se gorgent de la vitalité de leurs forêts vierges et étendent leur beau paysage sur 8540 m2. Épargné par la pollution, l’environnement y est remarquablement bien conservé, notamment ses eaux à la pureté cristalline. Ici, les zones humides se sont formées au fil du temps sur des terrains laissés en jachère et ont ainsi permis une reconstitution naturelle de l’écosystème. Elles ont êté inscrites, en 2011, sur la liste des sites protégés dans le cadre de la Convention de Ramsar. ARTS ET CULTURE DE CORÉE 53


Livres et CD

Charles La Shure Professeur au Département de langue et littérature coréennes de l’Université nationale de Séoul Song Hyun-min Critique de musique

Plus que de beaux paysages Baekdu Daegan Korea Roger Shepherd, 147 pages, Roger Shepherd, Séoul, 2013, 45 $/38 000 wons,

R

oger Shepherd, cet ancien policier néozélandais qui s’est reconverti dans les professions de guide animalier et garde forestier pendant huit années passées dans des réserves africaines, entraîne maintenant les lecteurs sur des chemins aujourd’hui peu pratiqués. Par le biais de la photographie, Baekdu Daegan Korea , qui traite des montagnes sud-coréennes et nord-coréennes, parcourt la péninsule coréenne sur toute sa longueur de 1680 kilomètres, du mont Paektu (Baekdu) nord-coréen à celui de Jiri, dont la chaîne dite Baekdu Daegan (Grande crête de la tête blanche) s’étend en Corée du Sud et constitue l’axe montagneux de la péninsule, ainsi que celui de ses communications. Comme il l’explique abondamment dans sa préface, c’est en 2006, lors de son premier voyage en Corée du Sud, que l’auteur

a découvert ces reliefs sur lesquels il allait faire des randonnées à deux reprises au cours des années suivantes. Comme il ne souhaitait pas être stoppé dans sa progression par la frontière politique qui délimite les deux pays, il a sollicité l’autorisation de la poursuivre en Corée du Nord et l’ayant obtenue, il s’y est rendu de 2011 à 2012. Les vues du Cheonji (Lac céleste) prises du haut du mont Paektu constituent une bonne entrée en matière pour entamer le voyage. La cascade d’Ullim est sublime, avec son fin ruban blanc se détachant sur d’abruptes falaises coiffées d’un éclatant feuillage automnal. Il y a aussi ces rochers si escarpés qu’ils sont à l’évidence inaccessibles aux grimpeurs et les crêtes du mont Kumgang (Geum-gang), affilées comme des lames de couteaux, qui rappellent les peintures anciennes. Autant de paysages qui se situent en Corée du Nord et que les photographies de Shepherd donnent l’occasion exceptionnelle d’admirer dans toute leur splendeur. L’ouvrage ne se limite pas à montrer ces paysages, aussi éblouissants soient-ils car, dès ses premières pages, Shepherd évoque les hommes qui vivent de la terre dans les Baekdu Daegan : « Tous ensemble, ils composent la famille qui peuple cette péninsule… Ils ne font qu’un ». En jetant un coup d’œil à la carte de la péninsule qui précède les photos, on remarque aussitôt l’absence de frontière entre les deux Corées, comme si on se situait avant la partition, mais aussi comme beaucoup espèrent que tel sera le cas dans un proche avenir. Si la division actuelle n’y est pas matérialisée, c’est que le cheminement du photographe a commencé dans la partie la plus septentrionale du territoire nord-coréen et s’est peu à peu poursuivi vers le sud. Si les différentes régions se distinguent par leurs caractéristiques, leur appartenance à une même grande formation géologique saute aux yeux. La page 82 marquant le passage d’un pays à l’autre a été laissée blanche, comme pour témoigner en silence de la division de cette péninsule et de ses montagnes qui forment pourtant un tout par leur population et dans l’esprit des gens. À moins que ce blanc immaculé ne soit aussi l’expression d’un espoir, une manière de se réserver pour des temps futurs où les deux moitiés se rejoindront pour recréer un ensemble.

La société contemporaine vue dans le pansori Bari, Abandoned (Bari l’abandonnée) Han Seung-seok (interprète), Jung Jae-il (musique), Bae Sam-sik (paroles), CJ E&M, 75 minutes et 27 secondes, 18 500 wons

L

e pansori , une musique faite d’émotion et de joie qui enchante les Coréens depuis des siècles, évolue aujourd’hui au contact d’autres genres musicaux tels que la musique classique, le jazz, la pop et le rock. Les nouvelles orientations de ce genre vocal et au-delà, de toute la musique coréenne, 54 Koreana Automne 2014

transparaissent dans le CD Bari l’abandonnée, dont les auteurs sont le chanteur Han Seung-seok, qui y apporte l’énergie de sa jeunesse, et Jung Jae-il, ses talents multiples de musicien. Ici, le tambour qui accompagne traditionnellement le chant du pansori, cède la place au piano, à la guitare ou à la basse en une originale alliance que devraient apprécier même les moins amateurs ou connaisseurs de ce genre. L’interprétation présente aussi la particularité que deux artistes hommes incarnent la femme à la vie mouvementée dont il est question. Bari, la princesse du titre éponyme, est un personnage de conte populaire coréen. Dans des temps très anciens, elle


Chronique d’une quête de traditions vivantes 100 Thimbles in a Box – The Spirit and Beauty of Korean Handicrafts (Cent dés à coudre dans une boîte – l’esprit et la beauté de l’artisanat coréen) Debbi Kent & Joan Suwalsky, 168 pages, Séoul, 2014, 39 $/27 000 wons

À

tous égards, Cent dés à coudre dans une boîte est le fruit d’un travail fait avec amour. En Corée, ses auteurs se sont fait connaître par leurs enfants adoptifs originaires de ce pays et se sont intéressés à celui-ci, ce qui est naturel, puis y ont fait un séjour qui leur a révélé les beautés de l’artisanat local. Par ce livre, ils souhaitent à leur tour faire profiter de cette découverte ceux auxquels l’occasion ne s’en présenterait pas autrement. Page après page, de belles photos en couleurs illustrent un texte informatif solidement documenté. Son introduction, brève comme il se doit, comprend une présentation de l’artisanat et des traditions coréennes, ainsi qu’un rappel historique, qui suffiront à acquérir les rudiments nécessaires à une meilleure compréhension du sujet. Le deuxième chapitre s’avérera plus utile encore, avec sa mini-encyclopédie de la symbolique de l’art et de l’artisanat coréens, qui porte en grande partie sur les plantes et les animaux, mais fait aussi appel à des phénomènes naturels et à des concepts. Pour l’essentiel, l’ouvrage est consacré à des formes d’artisanat

aurait été jetée à la mer à sa naissance par Ogu, souverain du royaume de Bulla parce qu’elle faisait suite à six autres filles au lieu de l’héritier mâle tant attendu. Recueillie et adoptée par ses sauveteurs, elle apprend à l’âge de seize ans que son véritable père est atteint d’une maladie dont il ne guérira que s’il boit l’eau de jouvence d’une lointaine contrée de l’ouest. Alors que ses six aînées refusent d’entreprendre un périple semé d’embûches, Bari accepte de remplir cette mission pour sauver celui qui l’a pourtant abandonnée. Après avoir surmonté bien des épreuves, elle reviendra enfin, rapportant le liquide aux pouvoirs mystérieux, mais celui qui en était le destinataire a déjà rendu

qui tombent dans les sept catégories de la céramique, du textile, du papier, des incrustations, du travail des métaux et du bois et de la peinture. Si certaines, comme la première, n’exigent que peu d’explications, il n’en va pas de même pour d’autres aussi typiquement coréennes que la gravure sur corne de bœuf ou la sculpture funéraire, qui restent méconnues à l’étranger. À la lecture de l’ouvrage, se dégage rapidement une thématique où revient souvent, par exemple, le rapport de l’homme à la nature, évoqué au chapitre deux, puisque cette dernière domine la symbolique. Pour les auteurs, celle-ci participe d’une meilleure harmonie entre l’homme et la nature, comme le montrent les exemples précis qu’ils donnent dans chacune des formes d’art abordées. Par ailleurs, ils déplorent le déclin de certaines d’entre elles, voire leur disparition totale, au profit de procédés modernes. Tel est le cas de ces dés à coudre qui ont donné son titre à l’ouvrage et que leurs équivalents actuels faits de matières rigides ont réduits à un objet de curiosité. Toutefois, qui dit nouveauté ne dit pas toujours progrès et dans le chapitre sur la peinture, la difficile fabrication de l’encre traditionnelle suscite en conclusion le commentaire suivant : « Le meilleur bâtonnet d’encre est encore celui qui est fait comme autrefois ». Mais peut-être est-ce le compromis entre conservation et renouveau qui ressort le mieux sur la trame du texte, comme un fil bien brillant. L’ouvrage fait état de la réapparition de certaines formes d’art au cours de ces dernières années, tandis que son dernier chapitre, intitulé « Artisanat d’aujourd’hui », envisage les perspectives qui s’ouvrent aujourd’hui à cette activité. À un endroit du texte, les auteurs rappellent l’étymologie du mot anglais « tradition », qui signifie « ce qui est transmise ou confié » et que définit de manière analogue le mot « jeontong » en langue coréenne, puisqu’il comporte aussi la notion de « chose transmise » en sous-entendant qu’elle l’est d’une génération à l’autre. Voilà justement ce que fait l’artisanat traditionnel coréen, qui recherche à la fois une continuité dans le temps et une place dans le monde moderne, Cent dés à coudre se proposant de faire la chronique de cette quête, mais s’inscrivant aussi dans son déroulement.

l’âme. Son acte d’amour filial lui rendra cependant la vie et fera d’elle une déesse dans l’Autre monde. Si cette histoire comporte de nombreuses variantes dans ses détails, en raison de son appartenance au registre oral, la narration du voyage périlleux et du généreux sacrifice en constituent la trame fidèlement transmise dans le chant au fil des générations, pratiquement dans toutes les régions du pays. Ces thèmes ont aussi inspiré des oeuvres littéraires de genres différents, tels que romans, poèmes et contes pour enfants, ainsi que des comédies musicales et danses. Dans le présent album, Bari l’aban-

donnée dépasse les limites du conte populaire d’origine pour évoquer la diaspora coréenne et la dure vie de ses travailleurs immigrés. Ses deux interprètes ne font pas qu’y chanter en pansori la légende de l’héroïque princesse, car ils abordent aussi des aspects de la société actuelle. Le texte d’origine, dû au dramaturge Bae Sam-sik, est émaillé de vifs traits d’esprit satiriques alternant avec une chaleureuse tendresse et à sa seule lecture, on redécouvre la littérature coréenne dans toute sa grâce et sa profondeur, ce qui, au final, fait de Bari l’abandonnée un chef-d’oeuvre conjuguant l’émotion du texte au talent novateur de jeunes musiciens. ARTS ET CULTURE DE CORÉE 55


Loisirs

Han Gong-ju un film où alternent courage et détresse Première œuvre du réalisateur Lee Su-jin, Han Gong-ju fait partie des films coréens qui connaissent actuellement un succès certain à l’étranger. Entre sa première projection lors de l’édition 2013 du Festival international du film de Busan et sa sortie en salle en avril dernier, les médias se sont fait l’écho de sa réussite dans différentes manifestations, dont le 43ème Festival international du film de Rotterdam, le 13ème Festival international du film de Marrakech et le 16ème Festival du film asiatique de Deauville. En Corée comme ailleurs, la critique y a souvent apprécié une vision pleine de sensibilité de la morosité ambiante dont souffre la Corée actuelle. Kim Young-jin Critique de cinéma

L

a jeune Han Gong-ju, qu’incarne Chun Woo-hee, est anéantie de chagrin après le suicide de l’amie qui a été en même temps qu’elle victime d’un viol. Cet événement l’a contrainte à changer de lycée et à se faire héberger par la mère de l’enseignante qui lui a apporté son aide. Dans son nouvel établissement, la jeune fille se refuse à tout effort d’adaptation et affiche une indifférence presque totale en toute circonstance, ce dont le spectateur ne comprend la raison que beaucoup plus tard. Lentement mais irrésistiblement, Lee Su-jin développe l’intrigue sans imposer crûment le spectacle des souffrances du personnage. Le spectateur est d’ailleurs à mille lieues de les comprendre, tant il est mené avec habileté au bord de la claustrophobie. Rien ne semble émouvoir Gong-ju, si ce n’est ses contacts avec ses parents ou les marques de sympathie d’une autre jeune fille de rencontre.

Sous l’œil serein de la caméra Le film n’emprunte à aucun moment une démarche narrative fondée sur la dichotomie agresseur et victime, bien et mal. Il n’évoque le viol que par la manière d’y réagir de la jeune fille et non en rapportant les faits. Telle cette amie qui reste en silence aux côtés de la victime, sans savoir comment lui apporter du réconfort, la caméra pose doucement son œil sur elle pour mieux l’étudier. Par une série de flash-backs, le cinéaste fait découvrir

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le calvaire qu’a vécu la jeune fille. Par intermittence, ces brefs retours en arrière entrecoupent le déroulement de l’intrigue de scènes pénibles. Pour s’être montrée solidaire d’un garçon brimé par ses camarades, Gong-ju, ainsi que son amie, a été victime d’un viol collectif et en souffre dans l’indifférence générale. Enseignants de l’ancien lycée, enquêteurs ou parents de ses agresseurs : nul ne se soucie du traumatisme qu’a subi la jeune fille, pas même ses parents divorcés qui ne semblent guère s’intéresser à elle. Tandis que les professeurs ont surtout l’air préoccupés par la mauvaise publicité qui peut rejaillir sur l’établissement, les policiers rudoient la jeune fille en la soupçonnant d’avoir provoqué l’agression et les pères et mères des violeurs voient en elle un personnage diabolique qui a fait le malheur de leurs fils. Avec une infinie précaution, le réalisateur dévoile peu à peu la peur qui se cache sous les traits impassibles de Gong-ju. Il révèle la terrible réalité d’une société où une adolescente sans défense ne peut même pas compter sur l’aide des adultes. Poussée au repli par la peur, elle ne voit plus en ce monde que bassesses, méchanceté et manque d’égard pour autrui se cachant sous des dehors très paisibles. Son sentiment d’impuissance ne semble pas près de disparaître. Dès le début, la caméra observe avec attention Gong-ju se débattant comme elle le peut avec ses difficultés face au monde extérieur, feignant d’être indifférente à tout et ne cherchant même pas à se faire des amis dans son nouveau lycée. De plus, dès que se

Premier long métrage de Lee Su-jin, Han Gongju pose un regard serein sur les souffrances d’une jeune victime d’un viol qui parvient par la suite à surmonter cette épreuve.


présente l’occasion d’une nouvelle rencontre, les images tragiques du passé lui reviennent à l’esprit, comme pour lui rappeler qu’elle ne peut plus être heureuse.

Une adolescente seule face à un monde terrifiant L’aspect le plus insupportable du film est le mur d’indifférence auquel se heurte la jeune fille du fait de l’égoïsme des gens, au point que le spectateur se demande si elle pourra un jour échapper à la spirale de la souffrance et du malheur. S’ils compatissent donc avec elle, ils ressentent paradoxalement un certain malaise à son égard, à l’image de madame Jo, cet intéressant personnage de la femme d’âge mûr chez qui Gong-ju loge un temps. Cette gérante de supermarché célibataire est on ne peut plus matérialiste et profite autant que possible de la vie en satisfaisant ses moindres envies. Elle entretient une liaison avec le commissaire de police de son quartier et lorsque l’épouse trompée lui saute à la gorge après avoir découvert le pot aux roses, elle ne regrette pas d’avoir assouvi ses désirs. À Gong-ju qui l’aide à panser ses blessures, elle avoue même : « L’amour, c’est encore mieux quand c’est dangereux ». Par ce contraste entre l’épreuve du viol de Gong-ju et les aventures coquines de madame Jo, le film rend délibérément plus floues les limites qui séparent la morale de l’éthique, sans prendre très clairement position. Il semble laisser entendre qu’il ne s’agit pas de valeurs ayant un sens absolu, mais relatif, variable selon les

circonstances, et qu’il importe avant tout de savoir se défendre. Comme le déplore le père complètement ivre et larmoyant de Gong-ju en acceptant la somme que lui remettent les parents des agresseurs moyennant son engagement à ne pas porter plainte, seul le pouvoir compte en ce monde. À la grande surprise du spectateur et contrairement aux autres personnages d’adultes, madame Jo s’avère plutôt sympathique car sa franchise tranche sur l’hypocrisie ambiante. Ce sentiment que suffit à inspirer la sincérité, abstraction faite d’aspects négatifs, est très révélateur de la disparition de la conscience morale dans le monde actuel. Au printemps dernier, le pays tout entier a été frappé au cœur par le naufrage tragique du ferry-boat Sewol, qui avait à son bord plusieurs centaines de lycéens et a vraisemblablement sombré parce qu’il était en surcharge. Sur leur petit écran, les téléspectateurs ont assisté en direct à cet événement et constaté que la plupart de ces jeunes gens avaient été victimes de dispositifs de sauvetage surannés. Les causes de ce terrible drame n’ont toujours pas été élucidées et tandis que chez les responsables concernés, c’était à qui parviendrait à en rejeter la faute sur un autre, des voix se sont élevées pour critiquer la corruption morale de notre société dans les médias et sur les réseaux sociaux. Dans ce contexte, le regard serein que porte le cinéaste sur le personnage de Han Gong-ju témoigne d’un effort d’introspection et d’une volonté de réconfort.

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Délices culinaires

Le gejang

Jeong Eun-suk Chroniqueuse culinaire Cho Ji-young Photographe

un crabe « voleur de riz » On dit en Corée qu’un plat est un « voleur de riz » quand il incite à engloutir ce dernier jusqu’au dernier grain. Le riz et les autres céréales qui peuvent s’y substituer sont à la base de la cuisine coréenne, le reste des aliments ne faisant que les accompagner, et les « voleurs » qui incitent à en consommer s’invitent souvent sur les tables.

G

gotge, dolge ou minggotge, chamge, teolge, c’est-à-dire, respectivement, crabe bleu, Charybdis japonica, Eriocheir sinensis ou crabe chinois et crabe poilu, mais aussi bange, nongge, chilge et d’autres encore : qu’il soit de rivière ou de mer, de telle ou telle saveur et forme, le crabe figure depuis toujours parmi les ingrédients de prédilection de la cuisine coréenne. Autrefois, on l’accommodait principalement en ragoût ou en soupe, mais aussi dans une préparation salée dite gejang , aussi connue sous le nom de gejeot . Prélevée en petite quantité, celle-ci permettait, comme c’est encore le cas aujourd’hui, de composer les repas quotidiens pendant plusieurs jours, voire plusieurs semaines. Dans des manuscrits sur bambou découverts dans la cale d’un navire marchand qui aurait sombré en Mer Jaune, entre le royaume de Goryeo (918-1392) et la Chine des Song, il est fait état de ce mets et des jarres où il était mis à fermenter. Ainsi, ce manuscrit révèle que le gejang fait les délices des gourmets coréens depuis pas moins de six siècles.

De la sauce de soja pour rehausser la saveur Les traités culinaires datant de la période de Joseon (1392–1910) consacrent de nombreux textes au gejeot , dont la préparation fait appel à de multiples recettes et ingrédients. Drêche, vin de riz transparent, eau salée, vinaigre et sauce de soja peuvent notamment entrer dans sa composition, mais la manière la plus ancienne d’accommoder le crabe est de le faire fermenter entier dans une sauce de soja préalablement portée à ébullition avec d’autres ingrédients et mise à refroidir. En effet, l’important n’est pas tant ici la fraîcheur ou la saveur du crabe que la fermeté de sa chair. La fermentation qu’il subit quinze jours durant dans cette marinade attendrit la consistance tout en rendant la chair plus goûteuse. Il est alors possible de consommer l’en-

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semble pour accompagner un plat principal ou de s’en servir comme condiment pour relever le goût d’autres préparations. Dans les temps anciens, le gejang se composait surtout de crabe chinois en raison de sa grande disponibilité dans les rivières et ruisseaux, voire les rizières. Le Paju chamge, que l’on trouvait à profusion dans les estuaires côtiers ou qui se pêchait à la fin octobre en aval de l’Imjin, était particulièrement apprécié pour la saveur que lui conférait l’abondance de ses œufs et de ses viscères. Quoiqu’il soit moins charnu que le crabe bleu, les organes jaunes qu’il renferme sont agréablement parfumés. Quant à sa carapace, elle est si coriace que près de trois mois seront nécessaires pour obtenir la fermentation voulue, après quoi la préparation pourra se conserver longtemps et accompagner avantageusement les plats principaux, grâce au sel qui lui donne un agréable arrière-goût. « Le goûteux gejang jaune dans sa carapace, / la délicieuse chair blanche des pattes, / autant de saveurs certainement étrangères / à ceux qui ne connaissent que les mets des palais magnifiques ». Dans ce poème de Yi Eung-hi (1579–1651), un érudit de l’époque du moyen Joseon qui vécut pauvre mais heureux, ce devait être avec du crabe chinois qu’était préparé le « gejang jaune » dont il est question et qui est aussi dit geumjang , c’est-à-dire « crabe doré » en raison de sa macération dans la sauce de soja. Pour l’auteur, ceux qui se contentaient d’un repas simple et frugal étaient plus en mesure d’apprécier toute la saveur de ce mets bien particulier que les convives au palais blasé des festins royaux. Aujourd’hui, les fins gourmets ont encore la possibilité d’en consommer dans certains restaurants de Jeokseong-myeon, une commune de l’agglomération de Paju ou dans celle de Baekhwa-myeon, qui se trouve dans le canton de Yeoncheon, à l’embouchure de l’Imjin, fleuve côtier de la Mer Jaune.


Dans le gejang, le crabe est servi entier après avoir fermenté dans une sauce de soja portée à ébullition. La tendreté de sa chair, ainsi que sa saveur qui se marie bien avec le goût agréable de la sauce de soja, en font un condiment très apprécié en Corée.

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Au siècle dernier, des voyageurs occidentaux arrivant en Corée ne virent dans le gejang que « du crabe salé servi sur une petite assiette », un avis qui ne serait guère partagé aujourd’hui, puisqu’il constitue un mets de choix jouissant d’un grand prestige.

L’intensification des saveurs Aujourd’hui, le gejang a recours dans sa préparation à un crabe de mer dit « bleu », qui aurait peu à peu supplanté celui de rivière dans les années soixante et soixante-dix. Le dépeuplement des cours d’eau avait en effet incité à développer la pêche en mer, où la technologie permet l’accroissement des prises ainsi que la congélation utile à la transformation et à la distribution. Des durées de fermentation plus courtes autorisent en outre une plus grande fermeté et une saveur plus naturelle de la chair qui semble fondre dans la bouche, lesquelles ont entraîné un changement dans les goûts des consommateurs préférant désormais un gejang moins salé, plus léger et plus ferme que par le passé. Quand viennent avril, mai et leurs floraisons, les prises sont abondantes sur les côtes coréennes où la femelle du crabe bleu se trouve en abondance, charnue et chargée d’œufs. À la maison, on s’affaire à confectionner le gejang qui répand partout ses parfums délectables de sauce de soja, d’ail, d’oignon et de gingembre mijotant ensemble. Partout, on lave et apprête les crabes avant de les entreposer par couches successives, carapace tournée vers le bas, dans des jarres où ils seront arrosés de la sauce de soja ayant bouilli et refroidi. Par la suite, il faudra ajouter cette préparation encore trois ou quatre fois et laisser reposer l’ensemble environ quinze jours. Quand s’achève la fermentation, le moment est venu de s’attabler pour le grand festin dit du « voleur de riz ». Les mangeurs se servent d’abord en pinces, que la cuisinière a prédécoupées pour faciliter leur consommation, et après les avoir décortiquées pour en extraire la chair, ils remplissent de riz l’intérieur de la carapace. Dans les jours à venir, le gejang figurera au menu de tous les repas et, quand il

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n’en restera plus que la marinade de soja au goût suave, celle-ci servira de condiment pendant encore une bonne semaine.

Les délices des restaurants Les restaurants ne proposent des spécialités de crabe mariné à la sauce de soja que depuis une trentaine d’années. Dans la province de Gyeonggi et dans celle du Gyeongsang du Sud, près du Seomjin, il s’agit de gejang à base de crabe chinois pêché dans l’Imjin, tandis que Yeosu, cette ville du Jeolla du Sud, est le royaume du gejang de Charybdis japonica, l’une et l’autre de ces préparations comblant les fins palais par leur saveur exceptionnelle. Sur le littoral occidental, où les prises sont particulièrement abondantes, les établissements renommés se succèdent sur la côte, comme à Gunsan, Seosan, Buan et Mokpo, la première de ces villes étant particulièrement réputée pour le gejang de crabe bleu qui fait sa spécialité. Dans la capitale, la « ruelle du gejang » située dans le quartier de Sinsa-dong est bordée de restaurants qui servent exclusivement ce plat et dont l’un a été fréquenté par les joueurs d’un célèbre club de baseball il y a une trentaine d’années. Ils doivent y avoir fait un repas mémorable, car la notoriété qu’ils ont apportée à cet établissement a encouragé de nombreux autres restaurateurs à s’installer sur les lieux. Aujourd’hui, les Coréens y accourent pour faire un bon repas lors d’une occasion et aiment particulièrement le riz qu’ils mélangent à la préparation dans la carapace du crabe, ce qu’apprécient aussi les étrangers, notamment les Japonais, dont la cuisine fait aussi la part belle aux ingrédients crus d’un goût délicat et aux savoureux assaisonnements à la sauce de soja.


1 1. Le ggotge ou crabe bleu, dont la chair est à la fois drue et légère, entre souvent dans la composition du gejang . 2. C’est le crabe femelle qui s’emploie surtout dans le gejang en raison de la saveur particulière de ses œufs. 3. En mélangeant aux œufs, chairs et organes du riz et de la sauce de soja, on est assuré d’un délicieux résultat.

2

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aperÇu de la littÉrature corÉENNE

Quand Kim Kyung-uk, qui est né en 1971, s’est engagé dans la carrière littéraire, il avait entre vingt et vingt-cinq ans et se qualifiait lui-même d’« écrivain qui n’a jamais lu un seul livre ». Déjà connu pour l’écriture rude qui fait son originalité, il prend la décision d’être désormais un écrivain qui « a lu tous les livres du monde ». Dans la nouvelle Lectures dangereuses , cette voracité littéraire, qu’incarne le personnage critique

Lectures émancipatrices

du bibliothérapeute, prend la forme d’une originale incursion dans le monde des livres. Armé d’un impressionnant bagage, il regarde de haut la femme peu lettrée que représente « vous », mais il finira par se laisser émouvoir et pousser au désespoir par ce même « vous » qu’il s’avère incapable de lire complètement.

Chang Du-yeong Critique littéraire

U

ne autre nouvelle de l’auteur, La reine millénaire, présente un écrivain laborieux qui travaille jour et nuit à son roman. Pour se consacrer à cette activité, il a quitté ville et emploi et s’est retiré dans une vallée de montagne où il habite une unique pièce et connaît les affres de la création littéraire. À la seule idée de l’accueil qui attend son œuvre dans le monde littéraire, la souffrance cède la place à la jubilation. Son épouse lui signale pourtant que dans ce texte qu’il compose à grand peine, elle croit reconnaître l’intrigue et d’autres éléments d’un livre déjà paru. En consultant cet ouvrage, force est de reconnaître qu’elle disait vrai et il éprouve alors une terrible déception. Ce sentiment est tel qu’auprès de lui, la souffrance d’écrire paraît bien vaine, ce qui lui inspire ces mots :

« Pour créer un univers nouveau, deux solutions sont possibles : ne pas lire un seul livre ou les avoir tous lus ». Vues sous l’angle de la métafiction, les tourments de la création dont souffre cet homme pourraient représenter les joies et les épreuves par lesquelles a souvent dû passer l’écrivain Kim Kyunguk. Il nous met certes en garde, dans Lectures dangereuses, contre la tendance absurde qui consiste à assimiler les personnages aux écrivains, mais aussi bien, elle peut n’être que pure conjecture de sa part. Si l’on reprend l’idée de l’auteur selon laquelle l’homme est un « livre qu’il faut lire », il ne semble pourtant pas tiré par les cheveux

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de voir un autoportrait dans cette description d’un écrivain qui sue sang et eau pour produire un roman. On imagine que les moments pénibles ont dû alterner avec ceux de bonheur en vingt années de carrière qu’a vécues Kim Kyung-uk. Au sujet de l’univers propre qu’il s’est créé, ne parle-t-il pas lui-même de « milliers de matins et de nuits » passés à le construire ? Quand Kim Kyung-uk est entré en littérature, il avait entre vingt et vingt-cinq ans et « n’avait jamais lu un seul livre ». Cette absence de lectures faisait en fait sa force, car elle lui conférait l’authentique nouveauté de « tout ce qui est brut ». Le jeune écrivain s’est mis en devoir de prêter sa voix à sa génération en traduisant par l’écriture ses goûts artistiques, sa sensibilité et son mode de vie. Cinéma, jazz, café, dépression, ennui : il a fait siens ces mots clés des années quatre-vingt-dix en les intégrant à ses écrits. Pour se bâtir un univers propre, il suffisait alors d’être tout à fait soi-même dans ses livres, comme il l’a fait dans la plupart de ses œuvres antérieures au début de ce millénaire. Dans la deuxième moitié des années 2000, Kim Kyung-uk va se changer en écrivain qui a « tout lu », une évolution se manifestant par son orientation résolue vers la fiction historique. Dans son roman La reine millénaire (2007), il situe l’action sous le royaume de Joseon du XVIIe siècle, qu’il évoque par le biais des aventures et états d’âme de Weltevree, un marin hollandais perdu en mer. Pour un écrivain, la


© Baik Da-huim

reconstitution fidèle d’un contexte historique susceptible de parler à l’imagination suppose de consulter d’innombrables documents. L’inventivité passe en effet par la reconnaissance préalable du monde qui l’entoure et des réalisations d’autrui. Lectures dangereuses , la nouvelle qui a donné son titre au recueil qu’a publié l’auteur en 2008 et dont elle fait partie, évoque encore plus puissamment les aspirations d’un auteur résolu à écrire après avoir « tout lu ». Pour être à la hauteur du propos, l’œuvre, dont le personnage principal exerce la curieuse profession de bibliothérapeute, est émaillée de citations de divers auteurs. De grands textes d’écrivains aussi célèbres que Friedrich Nietzsche, Albert Camus, Vladimir Nabokov, J. D. Salinger, Milan Kundera ou Dazai Osamu y côtoient une nouvelle policière de Dashiell Hammett, Le faucon maltais, pour le plus grand plaisir des amoureux de littérature. La valeur que l’on reconnaît à Lectures dangereuses ne tient pas uniquement au parcours exaltant de son personnage principal. Sa condescendance envers ce « vous », auquel il apporte ses soins tout en faisant étalage de ses connaissances littéraires, se fissure peu à peu au fil de la narration et finit par voler en éclats. Au contact de l’autre sexe, le bibliothérapeute perd de sa superbe, malgré sa supériorité intellectuelle, et le pouvoir de guérison de la lecture, censé s’exercer par l’érudition, s’avère moins grand que les plaisirs simples d’un feuilleton télévisé ou de la décoration d’un site internet personnel. L’impressionnante énumération de titres d’œuvres et de théo-

ries littéraires se fait moins fréquente au fur et à mesure que se développe l’intrigue et au moment où la lecture va prendre tout son sens par le triomphe de l’intelligence cynique, le récit connaît un retournement. Loin de se limiter à Lectures dangereuses et à La reine millénaire, l’aspect métafictionnel est aussi présent dans d’autres nouvelles du recueil. C’est le cas d’ Opération de défense de Macdonald, Je vous prête ma solitude et Les règles du jeu, où l’auteur accumule les objets, incidents et lieux ordinaires pour mieux pénétrer au cœur de la société actuelle. Il manie à l’occasion l’humour et la dérision dans des thèmes du quotidien tels que le baseball, le courrier du coeur ou les jeux télévisés. Dans son avant-propos, Kim Kyung-uk rattache son désir d’écrire à celui de lire tous les livres qui existent. « Depuis quelque temps, je vois des livres partout ». « La lecture n’est pas sans danger, car elle nous renvoie à nous-mêmes ». Il y a une contradiction manifeste à affirmer qu’écrire, c’est lire et que lire le livre qu’est l’autre revient à se lire soi-même, mais l’auteur démontre le contraire par son œuvre. Les nouvelles de Lectures dangereuses sont, en même temps que des créations fictionnelles, des textes qui dépassent la novélisation pour concerner l’auteur lui-même. Cet écrivain qui veut lire tous les livres propose au lecteur de jouer à lire ces textes que l’on appelle les autres et le monde, comme s’il disait : « À votre tour de me lire, maintenant ! », ce qui est une proposition fort séduisante. Comme le disait Roland Barthes, le lecteur que je suis peut fixer les règles du jeu et je n’ai qu’à lire les textes à mon gré selon cette règle, qui m’est tout à fait favorable. L’auteur ne manque cependant pas de nous avertir des dangers auxquels nous expose la lecture en nous forçant à une introspection sans complaisance. C’est à ce prix qu’elle sera votre émancipation et le peu que vous perdrez n’a pas grande importance au regard de la liberté née de la joie de se découvrir, tout en observant et en comprenant les autres et le monde.

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