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Le Carnet du Public – La Serva Amarosa ou L’Heureuse Famille– Carlo Goldoni

Dossier pédagogique réalisé par Laurence Lissoir

Service pédagogique : Grégory Bergez gregory.bergez@theatrelepublic.be 02/724.24.23 Anne Mazzacavallo anne.mazzacavallo@theatrlepublic.be 02/724.24.33

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Le Carnet du Public – La Serva Amarosa ou L’Heureuse Famille– Carlo Goldoni LA SERVA AMAROSA OU L’HEUREUSE FAMILLE ! De Carlo Goldoni UNE CRÉATION ET PRODUCTION DU THEÂTRE LE PUBLIC Du 09/09/11 au 19/11/11 Petite Salle Avec : Patricia Ide, Maroine Amimi, Grigory Collomb, Joëlle Franco, Pietro Marullo, Quentin Minon, Marvin Mariano, Flavia Papadaniel et Réal Siellez. Mise en scène : Pietro Pizzuti Assistanat à la mise en scène : Marta Michelini Scénographie et costumes : Delphine Coërs

Synopsis : Considérez d’abord : une dame plus toute jeune (Béatrice) - mariée en secondes noces avec un trop bon et vieil homme (Octave)- capable de tout pour couronner son mariage d’un testament en faveur de son benêt de fils (Lelio). Ajoutez ensuite à ce bon époux, un héritier légitime d’un premier lit (Florindo), épris de la ravissante fille (Rosaure) de son vieil ami (Pantalone). Vous entrevoyez déjà la machine de guerre qui peut se mettre en route pour servir les desseins des personnages ! Et pour la succession des stratagèmes, rebondissements, quiproquos et conjectures qui mèneront la fable à se terminer joyeusement, vous pouvez compter sur l’inouïe Coraline ! La plus adroite et loyale des servantes de chair et d’os qui, gérant sa fine équipe (Arlequin et Brighelle) à l’esprit diversement affuté, fera triompher… l’amour, notre seul atout. Que serions-nous sans nos histoires de famille ? Nous le savons : pas de recette miracle pour nager dans le bonheur familial tout au long de notre existence. Et en guise de modèle vivant, voici une famille heureuse, digne des plus croustillantes sagas et concoctée pour notre grand bonheur par le plus célèbre dramaturge vénitien du XVIII siècle, alias Carlo Goldoni. Bon amusement !

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Le Carnet du Public – La Serva Amarosa ou L’Heureuse Famille– Carlo Goldoni I.

Présentation du metteur en scène : Pietro Pizzuti

Pietro Pizzuti est un Homme de Théâtre, avec un grand H et un grand T. Où bien est-il le théâtre fait homme ?Acteur, auteur, metteur en scène, traducteur, il est présent partout où son besoin de vivre ses passions et de dénoncer les injustices le porte. Il a la légèreté et l'élégance de l'aigrette, la puissance et le courage du tigre. Voici, au fil de quelques questions, le portrait d'un artiste plus que complet. Arlecchino senza maschera* Pietro, il semble que le théâtre remplisse toute ta vie, t'envahisse. On dirait que tu es tombé dedans quand tu étais petit et que depuis tu nages dans le théâtre avec bonheur. Ca vient d'où ce besoin absolu de théâtre ? Pietro : C'est venu très tôt. Je pense d'un contexte familial un peu particulier, le fait d'avoir eu un frère jumeau. C'est comme un partenaire de jeu. C'est-à-dire que c'est comme une part de toi-même. Un jeu de miroir, de vrai miroir parlant, bougeant. Je crois que c'est ça qui est très troublant : Je ne l'ai jamais considéré comme un autre être, je l'ai toujours eu près de moi. Ensuite, bien sûr, en grandissant on est devenu d'autres hommes. En tant qu'adultes, il y a entre nous une reconnaissance, un amour extraordinaire, une appartenance l'un à l'autre et en même temps la marque d'une différence. Mais ça a inoculé un germe, un truc qui est comme un dédoublement. Et alors c'est d'un ludisme extraordinaire ! Il y a eu cette sensation instantanée, à partir du moment où j'ai commencé à sentir cette jouissance de la répartie, cette jouissance d'être à deux dans l'échange, de devoir le montrer aux autres. Il faut imaginer, en 58, sur la plage en juillet près de Rome... Je suis sûr que ma mère « exposait» ses deux joyaux, ses deux jumeaux mâles. Je crois que s'il faut aller chercher quelque chose, le jour où je me mets sur un divan, je dirai ça : Que je me suis senti un objet d'admiration. Evidemment c'est ridicule et je suis le premier à le dire ! Mais indépendamment du jugement des choses, je crois que j'ai dû sentir des regards sur moi, sur nous. Et si j'avais été seul... ? Je ne peux pas le dire, parce que je ne l'ai jamais vécu. Voilà, je crois que le théâtre est né là. Et ça semble tellement absolu, qu'à part peut-être éclairagiste, tu fais tous les métiers de ce métier ! Tu joues, tu écris, tu mets en scène, tu danses... Pietro : Oui, oui. Mais comment te dire. Je ne me rends pas compte du fait qu'au fond, il y a des limites. J'ai cette nature-là. C'est clair que l'acteur était là dès le départ, ça c'était l'instinct. Et puis, très vite aussi, est venu une grande passion pour les lettres. Je lis, j'écris et naturellement je mélange. Très très tôt, j'avais dix ou douze ans, à la mer j'ai écrit et mis en scène un truc qui s'appelait « les Portes ». C'était avec tout le groupe des gamins, des copains avec qui je passais l'été et je les ai tous mis au boulot. Voilà. c'est venu très tôt et 3


Le Carnet du Public – La Serva Amarosa ou L’Heureuse Famille– Carlo Goldoni très emmêlé. je n'ai jamais décidé : « Et maintenant je passe à l'écriture. Et maintenant je mets en scène. » Ca a toujours été mêlé. Mais tu sais, culturellement, je crois que c'est très italien ou méridional. Plutôt qu'exclure ou se spécialiser, on s'improvise un peu tout et on embrasse tout. C'est lié à ma culture je crois, ça. Et puis un jour tu décides d'en faire un métier et tu rentres dans une école. Est-ce qu'il y a alors de figures, des rencontres fondatrices ? Pietro : Il n'y a que ça ! Dans l'ordre, ça commence avec Bernard Marbaix, à l'école européenne. C'est Diana, qui allait devenir ma belle-sœur, qui me dit : « Pourquoi tu ne viendrais pas au spectacle de fin d'année ? Il nous manque un garçon pour jouer Hippolyte. » Et voilà, j'arrive, j'ai seize ans. Et je vois Bernard Marbaix qui apprend à jouer aux petits kets et jeunes filles de quinze ans des rôles incroyables ! Et ça a été le choc émotionnel. Puis ça a été aussi Bernard De Coster avec une camaraderie extraordinaire, un compagnonnage ! On avait quasiment le même âge, mais lui avait déjà un tel parcours ! L'admiration donc, et en même temps l'immense complicité sur des tas de choses, sur des valeurs. Et là ça a été tout de suite : « Voilà, on créé ensemble. » C'est la découverte de la complicité jusqu'au fait d'être près de lui, de pouvoir écrire pour lui, d'aider à ça. Claude Etienne aussi. c'était le Maître, qui te baigne comme Moïse dans les eaux sacrées du Théâtre, qui te baptise. C'était extraordinaire ! C'est encore un choc ! Pierre Laroche. Quand tu découvres l'improvisation, c'est-à-dire partir de tout ce qu'on adore. Un fil noir sur une chemise blanche et tu inventes le prince, la princesse, etc. C'était merveilleux ! Dans cette école incroyable où on côtoyait des figures tutélaires. Et puis Serge Creuz aussi, qui arrive avec son petit pinceau et on dirait une jeune fille qui peint des choses absolument légères, des petites fleurs. C'est une espèce de colosse incroyable, de géant magnifique. J'ai l'impression que j'ai été vraiment mis en présence de pierres, de ces pierres qu'on trouve, qui aident à traverser les rivières, sur lesquelles on s'appuie. Oui, j'avais ces espèces de figures tutélaires qui me protégeaient et qui m'ont conduit comme ça, d'un moment à un autre de mon parcours, pris par la main. Et je les reconnaissais, parce que je les écoutais, je les absorbais. Et je continue à avoir des chances comme ça. Je dirais Vera Feyder aussi pour l'écriture. C'est quand même extraordinaire de tomber comme ça dans le chaudron de cette grande dame des lettres, avec cette suavité, cette pertinence et même le côté rigoureux, exigeant. De Coster avait cette exigence. C'est fou, parce que ce sont toujours des êtres exigeants, même dans leur humanité, dans leur grande amabilité. Est-ce que tu n'es pas exigeant, toi, vis-à-vis de toi-même ? Pietro : Je ne m'en rends pas compte. Parce que je suis plutôt d'un naturel accommodant au fond. Mais peut-être que si ? Mais cette exigence s'exerce vis-à-vis de moi plus que des 4


Le Carnet du Public – La Serva Amarosa ou L’Heureuse Famille– Carlo Goldoni autres. Je risque d'ailleurs de me rendre pour les autres terriblement agaçant. On se dit : « Mais qu'est-ce qu'il nous joue ? Qu'est-ce qu'il nous fait ? Pourquoi commence-t-il à couper les cheveux en quatre ? » On connaît ton amour de la danse, mais quels sont tes rapports avec les autres formes d'art : la musique, la peinture, le cinéma... ? Est-ce que ça te nourrit ? Pietro : Enormément. Je ne connais rien en peinture, je ne connais rien des arts visuels. Mais j'ai un intérêt énorme et je suis très visuel. l'amour de la danse est là aussi : je n'ai aucune technique mais j'ai cet attrait extraordinaire, par la vue, de ce qu'est un corps en mouvement, la beauté, la légèreté d'un corps. le prodige d'un corps en mouvement ! J'ai ça aussi avec l'athlète, le sportif, mais pas dans la même esthétique. Tout ce qui est visuel m'attire énormément. Le cinéma pour moi, c'est un puits d'inspiration, un réservoir d'imaginaire. Je suis très cinévore, même si je déteste l'industrie. Je refuse la facilité d'écriture, je refuse le scénario convenu, je refuse beaucoup d'Hollywood. Mais je redeviens comme tout le monde un gamin quand on me montre des effets techniques, des effets spéciaux. Mais c'est dommage quand c'est pour raconter des âneries. C'est dommage parce que ça n'aide pas notre art, qui est quand même d'interroger, d'apporter un embryon de réflexion, de provoquer. Je regrette quand c'est superficiel et sans fond. Et je rejette aussi l'aberration de ce qu'est devenu le cinéma, sa consommation collective. Je ne rentre plus dans une salle de cinéma. Entre le pop-corn et la vulgarité, ce n'est plus possible. Heureusement, notre monde, en grande mutation technologique, nous propose des solutions incroyables. Et on a chez soi des écrans géants, on projette sur les murs à la maison, on s'achète tous le bunuel et c'est un bonheur. Et la musique ? Pietro : Alors là je suis complètement en admiration, ça m'épate, je pleure. Parce que pour moi, la musique est une magie. Là je pleure, parce que j'ai un gramme et demie de connaissance des notes et que j'ai pu taper un peu de mes dix doigts sur un piano ou une épinette. Mais il ne me reste rien du tout, j'ai tout oublié. Alors, quand je me retrouve face à des orchestres, des orchestres de chambre, des femmes et des types qui sont face à des pianos de quatre tonnes et qui deviennent des papillons sous leurs doigts ! Et des écritures d'aujourd'hui et d'hier ! Le plus difficile, c'est de trouver le moment pour écouter de la musique. C'est tellement un art de la communion, de la subtilité des sons, que je ne peux pas me résoudre à écouter pendant que je conduis ou quand je cuisine. Ce qui fait que j'ai un peu de mal à faire entrer la musique dans ma vie. Tu as écrit une quinzaine de pièces et je me suis rendu compte que les premières 5


Le Carnet du Public – La Serva Amarosa ou L’Heureuse Famille– Carlo Goldoni comptaient pas mal de personnages et à partir de « la Résistante » en 2002, il n'y en a plus que deux ou trois. C'est un hasard ou une volonté ? Pietro : Une volonté. C'est très clairement une volonté. Dans les années 90, je m'étais entiché à créer une asbl pour l'encouragement, l'encadrement des nouvelles écritures. Temporalia avait fait des ateliers, des marathons d'écriture, etc. Nous étions avec Virginie Thirion, Thierry Debroux, Philippe Blasband, Serge Kribus, Stanislas Cotton, une bande incroyable. Et on s'est alors très clairement mis à analyser la position de l'auteur en Communauté française de Belgique. Le constat était évident ; on avait intérêt, pour accéder à la scène, à « réduire les frais ». C'est aussi bête et concret que ça ! Et on l'a tous vu, on l'a vécu. La génération des auteurs que je viens de nommer, ils sont joués. Tu es quelqu'un d'extrêmement drôle et vif, nous le savons. Mais un jour, tu as dit dans un article que tu étais incapable d'humour devant certaines injustices du monde. Alors qu'estce qui te révolte ? Pietro : Ecoute, c'est toujours la même chose. Le fait de porter atteinte à la vie d'un autre être. Et ça me révolte de manière viscérale quand c'est pour des raisons ethniques, par exemple, pour des raisons de discrimination, et à quelque niveau que ce soit. Je ne peux pas accepter ça. Je ne comprends pas qu'on puisse tuer physiquement ou moralement. Ce qui est terrible, c'est quand il y a une « nécessité » qui fait loi. Elle est économique, financière,...Elle peut-être au niveau d'une famille comme dans un pays, une nation contre une autre. C'est quand cette « nécessité qui fait loi » arrive, que l'homme perd la raison, perd la lueur d'humanité qui le relie à son frère. Un mécanisme abject s'enclenche : « Il m'est « nécessaire » d'acquérir ce territoire, il m'est « nécessaire » de défendre ce puits de pétrole » et donc pour ce faire je peux nuire, tuer, déporter, annuler, etc. Dans tous les grands mécanismes de domination de l'homme par l'homme, c'est ce mécanisme-là qui m'a toujours coupé les bras. Je n'ai alors plus aucun humour. Tu as traduit des auteurs italiens en français. Est-ce que tu as aussi traduit en italien des auteurs francophones ? Pietro : Non. C'est très tentant. Mais pour moi, l'occasion fait le larron et c'est tout simple : pour le moment j'ai une ouverture et la possibilité de proposer des œuvres italiennes à des théâtres francophones, voire de les monter moi-même. Dans l'autre sens, je n'ai pas les mêmes débouchés. Et la première chose à faire aurait été de traduire mes textes. Mais j'ai donné la priorité au fait d'en écrire des nouveaux plutôt que de traduire les anciens. Exception à la règle : j'ai traduit Novarina, Mais je le jouais aussi. Valère Novarina a été traduit merveilleusement par Goia Costa, mais c'était trop littéraire pour être joué. Et Novarina m'a permis d'adapter, de « remettre en bouche ». J'ai donc re-traduit, si on veut, le

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Le Carnet du Public – La Serva Amarosa ou L’Heureuse Famille– Carlo Goldoni spectacle. Puis j'ai fait cette petite tournée en Italie en jouant dans mon adaptation. C'est la seule exception. Tu es artiste en résidence au public. C'est une liberté qui t'est accordée ou c'est une pression supplémentaire ? Pietro : Les deux et c'est ça qui est bien. D'abord c'est la confiance. Quelqu'un qui s'assied en face de toi et qui te dit : « Voilà, je voudrais que tu me parles de tes projets. Dis-moi quelles sont tes envies et je vais t'aider ». On a cette confiance et c'est un rêve ! Pour les artistes que nous sommes c'est quand même une aubaine incroyable ! C'est le « clé sur porte » pour dire «maintenant tu fais ce que tu veux ». Dans « Animal », c'était extraordinaire, cette carte blanche. Et donc je me suis dis que j'allais me mettre en question, en danger, commencer de rien, ne pas avoir de texte pré-écrit. Avoir la chance de pouvoir m'entourer de qui je veux. Les contraintes aussi c'est magnifique. D'abord parce qu'évidemment ça met la pression. C'est instantané : tu te dis que tu as la confiance et maintenant il y a une obligation de résultat. Pour moi, c'est encore un privilège supplémentaire de savoir qu'à telle date on passe au public, que les gens vont payer leur place pour venir s'asseoir devant toi. C'est une pression, mais joyeuse. Ca veut dire aussi que les gens acceptent que les artistes cherchent, essaient de nouvelles formes. Ils sont là pour ça aussi. Pour moi, cette résidence, ça a été une manière de me recentrer sur mes vraies motivations. Autant sur ce qui fait mon engagement au monde, que sur ce que j'ai envie de dire sur une scène aujourd'hui, avant même le « comment le dire ». Pour quel thème ai-je envie de me mobiliser, pour quelle idée ? Quelle proposition à faire passer ? Quel dialogue à enclencher ? Quel serait le mot (drôle) de la fin (provisoire) ? Pietro : Plus j'avance, plus j'ai mal aux muscles quand je me lève le matin, mais plus j'arrive, je ne sais pas comment, à dépasser le poids du corps et à le rendre léger. Et je me dis : « Mais qu'est-ce que c'est cette alchimie extraordinaire qui fait que quand ton corps te trahit un peu et s'alourdit un peu, ta tête s'allège simultanément." C'est ce tiraillement vertical, comme dit Pierre Laroche, la tête qui va vers le ciel et les jambes qui descendent. Ce sont comme deux matériaux : il y a le physique et le spirituel qui t'élève. Qui arrive à te faire oublier le matin que tu as mal partout. C'est comme un message. Je ne sais pas ce qu'il y a autour de nous, mais nous sommes faits de quelque chose de sublime. (propos recueillis par Michel Vanderlinden) Activité de réécriture : Demandez à vos étudiants de retravailler cette interview en texte suivi. Confrontez les productions les plus intéressantes.

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Le Carnet du Public – La Serva Amarosa ou L’Heureuse Famille– Carlo Goldoni II.

Avant la représentation : préparation des étudiants

II.1. Le théâtre Généralités Monstre de l’art, le théâtre concilie à la fois la littérature et le spectacle. Malgré cette richesse, le théâtre reste un art que beaucoup d’élèves estiment poussiéreux par rapport aux nouveaux médias qui les entourent : la télévision ou encore le cinéma. Cependant, cet art de la représentation montre les conventions du monde dans lesquelles évoluent avec des acteurs se travestissant, se modifiant pour donner vie à des personnages grâce à un travail de voix et de mise en place gestuelle. Cette illusion théâtrale est le fruit d’un long labeur qui demande la participation d’une équipe visible : les acteurs, le dramaturge mais également des travailleurs de l’ombre : le metteur en scène, le costumier, le régisseur lumières, le scénographe, le créateur lumière… L’école du spectateur doit mettre en lumières tous ces métiers afin que étudiants soient conscients du travail fourni et puissent le respecter lors de la représentation. Conventions Art de la représentation à part, le théâtre se dénote par rapport au cinéma et ou à la télévision qui sont le quotidien de nos futurs amoureux du théâtre. Ainsi, à la différence du cinéma ou de la télévision, la représentation est immédiate, il n’y a aucune barrière entre le public et les spectateurs. C’est pourquoi, le spectateur en devenir doit être familiarisé avec ces conventions : éteindre les téléphones portables, ne pas manger durant la représentation, ne pas boire et surtout de garder ses judicieuses remarques pour la fin du spectacle. La pièce de théâtre débute dès que les lumières sont interrompues ou encore lorsque qu’un ou plusieurs comédiens arrivent sur la scène. Précédemment, c’étaient les trois coups frappés avec un brigadier sur le plancher de la scène qui annonçaient le début de la représentation. Cette dernière se termine lors de la sortie de tous les acteurs de la scène. En fonction des applaudissements, les acteurs reviennent saluer le public et le travail de l’équipe technique puis s’en vont en coulisses.

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La Serva Amorosa ou L’Heureuse Famille ! de Goldoni

III.1. La comédie La comédie, quelle que soit son origine ou son époque, présente une structure persistante et des types de personnages qui traverseront les siècles sans peu de changement. 8


Le Carnet du Public – La Serva Amarosa ou L’Heureuse Famille– Carlo Goldoni Deux types de société y coexistent : 1. Un premier groupe de personnages qui représente l’autorité, le pouvoir. Il s’agit de personnages âgés, souvent des usurpateurs, des personnages obstacles. 2. Un deuxième groupe de personnages qui représente la jeunesse et qui se retrouve au cœur même de la comédie, il s’agit là des réels héros de la comédie. L’intrigue de la comédie est construite autour de l’opposition d’un personnage du premier groupe à la satisfaction des désirs des héros du deuxième groupe. Le dénouement de la comédie est toujours positif, le héros est reconnu dans une nouvelle société, accepté, etc. Les scènes de reconnaissance sont ritualisées par des festivités comme le banquet, le mariage, le ballet, …) Finalement, la société devient contrôlée par la jeunesse, elle est plus libre. Elle inclut un maximum de personnages et le personnage-obstacle n’est pas rejeté trop sévèrement, sans quoi la comédie se rapproche du drame. Activité d’analyse : Confrontez avec vos élèves la présentation des personnages de la pièce originale de Goldoni et relevez les caractéristiques qui rapprochent cette pièce d’une comédie.

OCTAVE, négociant retiré, d’un âge avancé BEATRICE, sa seconde femme FLORINDO, fils d’Octave, du premier lit LELIO, fils de Béatrice et de son premier mari PANTALON, riche négociant vénitien ROSAURE, sa fille CORALINE, veuve, servante, née et élevée chez Octave BRIGHELLE, valet de Pantalon ARLEQUIN, valet d’Octave MAITRE AGAPIT, notaire Un domestique d’Octave Témoins, personnages muets La scène est à Vérone. III.1.1. La commedia dell’arte III.1.1.1. Origines

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Le Carnet du Public – La Serva Amarosa ou L’Heureuse Famille– Carlo Goldoni La commedia dell’arte était autrefois nommée Commedia all improviso, commedia a soggesto, commedia di zanni, ou en France, comédie italienne, comédie des masques. Ce n’est qu’au XVIIIe siècle que cette forme théâtrale, qui existe depuis le milieu du XVIe siècle, prit le nom de commedia dell’arte. L’arte, c’est à la fois l’art, le savoir-faire, la technique et le côté professionnel des comédiens, lesquels sont toujours des gens de métier. III.1.1.2. Caractéristiques du jeu La commedia dell’arte se caractérise par une création collective des acteurs qui élaborent un spectacle en improvisant gestuellement ou verbalement à partir d’un canevas qui n’a pas été écrit à l’avance par un auteur et qui est toujours très sommaire ( indications sur les entrées et les sorties et sur les grandes articulations de la fable). Les comédiens s’inspirent d’un sujet dramatique, emprunté à une comédie ou totalement inventé. Le schéma directeur obtenu, chaque acteur improvise, en tenant compte de lazzi caractéristiques de son rôle et des réactions du public. Costume et masque de Pantalon

Les acteurs, regroupés dans des troupes homogènes, parcourent l’Europe en jouant dans des salles louées, sur des places publiques ou pour un prince qui les engage ; ils maintiennent une forte tradition familiale et artisanale. Ils représentent une douzaine de types fixes, eux-mêmes divisés en deux « partis ». Le parti grave comprend les deux couples d’amoureux. Le parti ridicule est celui des vieillards comiques (Pantallone et le Dottore), le Capitano, les valets ou zanni : Arlequin, Scaramouche, Polichinelle, Scapin. Ceux-ci se partagent en premier zanni et second zanni. Le premier valet est rusé et spirituel, il mène l’intrigue. Le second valet est un personnage naïf et lourd. Tout le parti ridicule porte des masques grotesques qui servent à désigner l’acteur par le nom du personnage. Costume et masque du Doctore

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Le Carnet du Public – La Serva Amarosa ou L’Heureuse Famille– Carlo Goldoni Dans ce théâtre d’acteur et d’actrice (nouveauté de l’époque), l’accent est mis sur la maîtrise corporelle, l’art de remplacer de longs discours par quelques signes gestuels et d’organiser le jeu « chorégraphiquement », c’est-à-dire en fonction du groupe et en utilisant l’espace selon une « mise en scène »avant la lettre. L’acteur doit être capable de ramener tout ce qu’il improvise au point de départ, pour passer le relais à son partenaire et s’assurer que son improvisation ne l’éloigne pas du scénario. Lorsque le lazzi (improvisation mimique et parfois verbale plus ou moins programmée et inscrite dans le canevas) se développe en un jeu autonome et complet, il devient un burle. Ce type de jeu fascine les comédiens d’aujourd’hui par sa virtuosité, sa finesse et par la part d’identification et de distance critique qu’il exige de son exécutant. Il préfigure le règne du metteur en scène en confiant l’adaptation des textes er l’interprétation générale à un capocomico. III.1.1.3. Répertoire Le répertoire des « comédiens » est très vaste. Il ne se limite pas aux canevas de comédie d’intrigue et les scénarios qui nous sont parvenus ne donnent qu’une idée tronquée, puisque ce genre se fixait précisément pour but de broder à partir d’un schéma narratif. Nouvelles, comédies classiques et littéraires, traditions populaires, tout est bon pour servir de fond inépuisable à la commedia. Parfois même, les troupes montent des tragédies, des tragicomédies ou des opéras où elles se spécialisent dans la parodie des chefs-d’œuvre classiques et contemporains. Elles interprètent également des œuvres d’auteur comme Marivaux, Gozzi ou encore Goldoni. Dès la fin du XVIIe siècle, l’art de la commedia commence à s’essouffler ; le XVIIIe siècle et son goût bourgeois et rationaliste (Goldoni) lui portent des coups dont il ne se relèvera pas. III.1.1.4. Dramaturgie Malgré la diversité de ces formes, la commedia se ramène à un certain nombre de constantes dramaturgiques : sujet modifiable et élaboré collectivement ; abondance des quiproquos ; fable typique d’amoureux un instant contrariés par des vieillards libidineux ; goût pour les déguisements, les travestissements de femmes en hommes, les scènes de reconnaissance à la fin de la pièce où les pauvres deviennent riches, les disparus refont surface ; manœuvres compliquées d’un valet fripon, mais rusé. Ce genre a l’art de marier les intrigues à l’infini à partir d’un fond limité de figures et de situations ; les acteurs ne recherchent pas le vraisemblable, mais le rythme et l’illusion du mouvement. La commedia revivifie les genres nobles mais sclérosés comme la tragédie pleine d’emphase, la comédie trop psychologique, le drame trop sérieux ; elle joue ainsi le rôle d’un révélateur de formes

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Le Carnet du Public – La Serva Amarosa ou L’Heureuse Famille– Carlo Goldoni anciennes et d’un catalyseur pour une nouvelle manière de faire du théâtre en privilégiant le jeu et la théâtralité. C’est cet aspect vivifiant qui explique probablement l’influence profonde qu’elle a exercée sur des auteurs « classiques » comme Shakespeare, Molière, Lope de Vega ou encore Marivaux. Ce dernier réalise une difficile synthèse d’une expression linguistique et d’une psychologie raffinées, combinées à une utilisation de quelques types et situations de la comédie de masques. Au XIXe siècle, la commedia dell’arte disparaît complètement et trouve ses prolongements dans la pantomime ou dans le mélodrame, fondé quant à lui sur des stéréotypes manichéens. Elle survit aujourd’hui dans le cinéma burlesque ou le travail clownesque. La formation de ses acteurs est devenue le modèle d’un théâtre complet, fondé sur l’acteur et le collectif, redécouvrant les pouvoirs du geste et de l’improvisation. Relevez les grandes caractéristiques qui construisent la commedia dell’arte. Faites effectuer une fiche synthèse avec vos étudiants. Cette fiche sera utilisée en fin de spectacle pour remarquer les éléments typiques repris par Goldoni et les points qui l’en éloignent.

III.2. L’auteur : Carlo Goldoni Activité de réécriture : A partir de cette biographie chronologique, travaillez la réécriture en texte continu. Profitez de cet exercice pour cibler avec vos étudiants les informations pertinentes et non pertinentes. 1707 : 25 février : naissance à Venise de Carlo Goldoni, fils de Guilio Goldoni et de Margherita Salvioni. 1719. Carlo se rend à Pérouse auprès de son père médecin. Etudes au collège des jésuites. 1720. Son père s’établit à Chioggia ; Carlo commence sans conviction des études de philosophie auprès des dominicains de Rimini ; il préfère lire Plaute, Térence, Aristophane et Ménandre. 1721. Il s’enfuit de Rimini avec une troupe de comédiens et rejoint sa mère à Chioggia. Il accompagne son père lors de visites à des malades. 1722. Son père renonce à lui faire suivre des études de médecine ; il l’envoie à Venise dans l’espoir de l’initier aux études de droit ; Goldoni est placé au cabinet de procurateur de son oncle Paolo Indric. 1723. Il est admis au collège Ghislieri de Pavie pour y suivre des cours de droit. 1725. Expulsé du collège après avoir écrit une satire contre les jeunes filles de Pavie, il retourne à Chioggia. Il suit son père dans plusieurs villes du Nord-Est : Udine, Gorizia. 1726. Il reprend ses études de droit à Modène. 1728. Il travaille dans le cabinet du podestat de la ville de Chioggia. 12


Le Carnet du Public – La Serva Amarosa ou L’Heureuse Famille– Carlo Goldoni 1729. Il est nommé vice-chancelier à Feltre, où il monte quelques spectacles avec des amis. Mort de son père, âgé de 47 ans. Retour à Venise. 1731. Carlo se rend à Padoue ; il y termine ses études de droit. 1732. Il reçoit le titre d’ « avocat vénitien ». A la suite de dettes liées à une promesse de mariage, il s’enfuit de Venise et parcourt le nord de l’Italie : Vicence, Vérone, Brescia et Milan. 1734. Retour à Venise ; la ville est en train de perdre une partie de son lustre ; le commerce, fortement diminué par le conflit ottoman est en baisse. Il fait la connaissance, à Vérone, du metteur en scène Giuseppe Imer, qui l’invite à retourner à Venise et à travailler pour sa troupe au Théâtre San Samuele. Il est engagé comme auteur auprès de l’imprésario Michèle Grimani. Premiers succès vénitiens, avec la représentation de Bélisaire, tragi-comédie en vers. 1735. Il part en tournée avec la compagnie Imer ; séjours à Padoue et Udine. 1736. Au cours d’une de ces tournées, il rencontre à Gênes la jeune Nicoletta Connio, fille de notaire, qu’il épouse, et avec laquelle il restera marié jusqu’à la fin de sa vie. 1737. Il est nommé directeur du Théâtre San Giovanni Crisostomo à Venise, propriété de Grimani, poste qu’il occupera jusqu’en 1741. 1738. Succès de sa première comédie, Momolo Cortesan dont seul le rôle du protagoniste était écrit, celui des autres personnages étant laissé à l’improvisation des acteurs. 1739. Il est nommé Consul de la République de Gênes à Venise, fonction qu’il assumera jusqu’en 1743. 1743. La Brave Femme (La donna di garbo), première comédie entièrement écrite, n’est pas montée à cause de différends au sein de la Compagnie. Des difficultés financières et les dettes de son frère l’obligent à quitter Venise pour Bologne et Rimini. 1745. Il s’installe à Pise, où il commence à exercer la profession d’avocat. Rencontre avec Sacchi ; le prestigieux acteur, Truffaldin dans la troupe du Théâtre San Samuele, lui demande de créer une pièce dont il jouerait le rôle principal. Goldoni écrit le canevas du Serviteur de deux maîtres. Il rencontre à Livourne Gerolamo Medebach, lequel le presse de retourner à Venise et de créer des pièces pour sa compagnie. 1748. Il abandonne la carrière d’avocat et s’installe à Venise. Premiers grands succès avec les représentations de L’Homme prudent et de La Veuve rusée. 1750. Violente polémique avec l’abbé Pietro Chiari, auteur attitré du Théâtre San Samuele ; création de L’Ecole des veuves de Chiari, parodie de La Veuve rusée. Le Gouvernement de Venise interdit les deux pièces et décrète la censure du théâtre ; tous les scénarios doivent être soumis à un organe de contrôle avant que les comédies puissent être jouées. Goldoni s’engage à écrire seize nouvelles comédies pendant la saison 1750-1751, parmi lesquelles Le Père de famille, L’Avocat vénitien, Noblesse et bourgeoisie, Le Menteur, Pamela, Le Véritable Ami et La Malade par amour. Le premier volume de ses comédies paraît à Venise chez l’éditeur Bettinelli. 13


Le Carnet du Public – La Serva Amarosa ou L’Heureuse Famille– Carlo Goldoni 1752. Il écrit sa première comédie en vers martelliani ( martelliens : vers rimés de 14 syllabes) ; la pièce est représentée avec succès à Turin. Lors d’une tournée, La Servante affectionnée est présentée à Mantoue ; le rôle principal est tenu par l’actrice Maddalena Marliani. Goldoni signe un contrat avec le Théâtre San Luca, propriété du noble Antonio Vendramin. L’abbé Chiari prend sa place au théâtre San Samuele. 1753. Triomphe à Venise de La Locandiera, interprétée à nouveau par l’actrice Maddalena Marliani. A Florence paraissent, chez l’éditeur Paperini, les premiers tomes de ses comédies. Goldoni rompt avec Medebach, allié de Pietro Chiari, avec lequel il est en pleine polémique. 1754. Premiers symptômes d’une santé nerveuse précaire, empirée par la polémique avec Pietro Chiari. Mort de sa mère. 1755. Succès à Venise de la comédie Il campiello. 1756. Il renouvelle son contrat avec Vendramin, stipulant la création de six pièces par an. Séjours à Milan et à Parme, où il perçoit du Duc une pension annuelle accompagnée du titre de « poète ». 1760. Il reçoit des éloges de Voltaire. Triomphe des Rustres au théâtre San Luca. Séjour de plusieurs mois à Rome. Création, à la fin de l’année, de La Dupe de lui-même. 1761. Publication du premier tome de ses Œuvres chez l’éditeur Pasquali. Triomphe de la trilogie de La Villégiature. 1762. Succès à Venise de Barouf à Chioggia. Au milieu de la polémique avec Gozzi et Chiari, Goldoni décide de s’installer à Paris. Il prend congé du public vénitien le 16 février avec la pièce Une des dernières soirées de Carnaval, puis part pour la France le 22 avril en compagnie de sa femme et de son neveu Antonio Francesco. A Lyon, il apprend que l’Opéracomique et la Comédie-Italienne ont fusionné. Il arrive à Paris le 26 août et trouve une Comédie-Italienne en crise ; il est contraint d’adapter ses comédies au goût du public. Les premiers contacts avec le monde théâtral français sont relatés dans L’Amour paternel, comédie en partie autobiographique. Succès de quelques pièces à canevas. 1765. Libéré de ses engagements avec la Comédie-Italienne, il s’installe à Versailles, où il demeurera pendant trois ans. Il est chargé d’enseigner l’italien à la princesse Adélaïde, fille de Louis XV. Début de sa maladie des yeux. 1769. Retour à Paris, où il obtient du Roi une pension annuelle. 1771. Succès du Bourru bienfaisant, comédie écrite en français. 1775. Retour à Versailles, où il restera jusqu’en 1780. Il donne des cours d’italien aux princesses Clotilde et Elisabeth, sœurs Louis XVI. 1776. Echec cuisant, à Fontainebleau d’une deuxième comédie écrite en français, L’Avare fastueux. 1780. Retour à Paris. Il tente vainement de résoudre de graves problèmes financiers en vendant sa bibliothèque à Pietro Gradenigo, ambassadeur de Venise à Paris. 1784. Début de la rédaction des Mémoires. 1787. Publication en trois tomes des Mémoires, dédiés à Louis XVI. 14


Le Carnet du Public – La Serva Amarosa ou L’Heureuse Famille– Carlo Goldoni 1788. Lancement de la publication de l’intégralité de ses œuvres chez l’éditeur Antonio Zatta de Venise. 1792. Un décret de l’Assemblée législative abolit les pensions de la Cour ; à ses problèmes de santé s’ajoute une grande indigence. 1793. 6 février : il meurt à Paris. Le lendemain, la Convention nationale rétablit sa pension. Confrontez les productions de vos étudiants avec ce texte présent au début de l’édition de son œuvre. Fasciné dès l’enfance par les spectacles que donne chez lui son grand-père, Carlo Goldoni crayonne sa première comédie à l’âge de huit ans. Et cependant, ce début du XVIIIe siècle est l’époque où, en Italie, le mélodrame vit son crépuscule et où la commedia dell’arte semble s’épuiser. C’est ce qui décide Goldoni à rendre à son pays le prestigieux art dramatique qu’il a connu; parallèlement à une courte carrière juridique, il connait ses premiers succès à Venise. Guidé par les œuvres des Anciens et de Molière, il va rapidement renouveler la comédie en rajeunissant les figures traditionnelles de la commedia dell’arte, en débarrassant le théâtre de ses rigidités et de ses lieux communs et en inventant de nouveaux personnages. Une immense carrière s’ouvre ainsi, qui le conduira jusqu’à Paris. Comme le dit Goldoni dans ses Mémoires : « La nature humaine est la même partout et, si l’on puise dans sa source, les caractères ne sont jamais manqués. » Voilà pourquoi le théâtre italien de Goldoni n’est pas un théâtre étranger.

III.3. La Serva Amorosa ou l’Heureuse famille! (1752) Cette pièce représentée pour la première fois à Bologne en 1752 avant de triompher quelques mois plus tard à Venise grâce à la brillante interprétation de l’actrice Maddalena Marliani. Goldoni écrit à propos de cette pièce que « Madame Medebac me fournissait des idées intéressantes, touchantes, ou d’un comique simple et innocent; et Madame Marliani, vive, spirituelle et naturellement accorte, donnait un nouvel essor à mon imagination, et m’encourageait à travailler dans ce genre de comédies qui demande de la finesse et de l’artifice. Je commençai par La Serva amorosa, c’est-à-dire par la Servante généreuse, car l’adjectif amoureux, amoureuse en italien, s’applique aussi bien à l’amitié qu’à l’amour. 15


Le Carnet du Public – La Serva Amarosa ou L’Heureuse Famille– Carlo Goldoni Coraline, jeune veuve et ancienne domestique d’Octave, vieux négociant de Venise, attachée amicalement er sans aucun intérêt à Florindo, fils du premier lit de son ancien maître, le loge chez elle, et soigne de tout son cœur ce garçon malheureux qui, à l’instigation d’une marâtre avide et barbare, est chassé de la maison paternelle. Ce n’est pas tout : Florindo est amoureux de Rosaure, fille unique de Pantalon; il sait que la demoiselle a de l’inclination pour lui, mais la dureté de son père le met hors d’état de se marier, et d’ailleurs il se croit obligé d’épouser Coraline par reconnaissance. Cette femme vertueuse commence par le désabuser de la crainte de lui déplaire s’il se marie avec une autre; ensuite elle fait tant qu’elle engage Pantalon à accorder sa fille à Florindo, à condition qu’il rentrerait chez son père. Il s’agissait de gagner la confiance d’Octave et de détruire les calomnies et les artifices d’une femme méchante et chérie. Coraline réussit par son esprit : Octave est convaincu de la fausseté de son épouse : il reconnait l’innocence de son fils, et tourne à son avantage le testament qu’il avait projeté . Cette pièce eut un succès complet; Coraline fut extrêmement applaudie, mais elle devint sur-le-champ une rivale redoutable pour Madame Medebac. Il fallait consoler la femme du Directeur; il fallait soutenir et flatter cette actrice qui avait été, pendant trois ans, la principale colonne de notre édifice. Je mis immédiatement à l’étude une comédie que j’avais travaillée pour elle : c’était La Femme de bon sens. ».

IV.

Analyse du texte La Serva amorosa de Goldoni IV.1. Les personnages OCTAVE, négociant retiré, d’un âge avancé BEATRICE, sa seconde femme FLORINDO, fils d’Octave, du premier lit LELIO, fils de Béatrice et de son premier mari PANTALON, riche négociant vénitien ROSAURE, sa fille CORALINE, veuve, servante, née et élevée chez Octave BRIGHELLE, valet de Pantalon ARLEQUIN, valet d’Octave MAITRE AGAPIT, notaire Un domestique d’Octave Témoins, personnages muets

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Le Carnet du Public – La Serva Amarosa ou L’Heureuse Famille– Carlo Goldoni Relevez dans cette liste, les personnages typiquement issus de la comédie italienne. Relevez leurs caractéristiques principales et voyez si elles correspondent à l’image donnée par Goldoni grâce aux extraits suivants.

OCTAVE – Oh! Pour Béatrice, c’est la meilleure femme du monde; pour peu qu’on sache la prendre, on fait d’elle ce qu’on veut. (…) Béatrice est un peu vive, un peu susceptible, il ne faut pas la heurter. Moi je ne la contrarie jamais; je la laisse faire, je la laisse dire, et nous n’avons jamais la moindre dispute. ( I,1) BEATRICE : Ce Pantalon est capable de soulever mon mari contre moi ; c’est un bon imbécile qui fait tout ce que je veux, mais ils pourraient s’emparer de son esprit et le tourner à leur volonté. Je ne veux point absolument de Florindo à la maison. Je pense à assurer la fortune de Lelio, et pour obtenir un testament en sa faveur il faut qu’il soit seul ici, et que Florindo en soit exclu quand son père viendra à mourir. Pantalon veut contrarier mes vues, mais je saurais bien l’en empêcher. ( I,4) FLORINDO : Ô bienfaisante Coraline, mon unique appui, c’est le Ciel qui t’a envoyée auprès de moi pour me consoler dans mes peines. Fut-il jamais un cœur plus tendre et plus humain? Ah! Père cruel, prends exemple de cette femme sensible et généreuse, et rougis qu’une servante accorde à son maître la compassion que tu refuses à ton fils. (I, 10) LELIO : Acte III, scène 16 : Béatrice et Lélio LELIO – Bonsoir, maman BEATRICE – Où donc avez-vous été jusqu’à présent, mon fils? LELIO – J’ai été faire l’amour avec Mademoiselle Rosaure. BEATRICE – Où donc? LELIO – Sous ses fenêtres. BEATRICE- Elle vous a parlé de sa fenêtre? LELIO- Non, elle n’y était pas, elle se promenait dans sa chambre; sa suivante m’a bien vu, et elle l’a avertie que j’étais là à soupirer. BEATRICE- Et, petit sot que vous êtes, il n’y a rien à faire pour vous avec cette fille-là. Je vous marierai, moi. LELIO- J’ai vu entrer Florindo dans la maison de Monsieur Pantalon. BEATRICE- Tant pis, vraiment. LELIO- Je serais resté là plus longtemps, mais le hasard a voulu qu’en arrosant leurs fleurs elles m’ont mouillé de la tête aux pieds. BEATRICE- Comment, ne voyez-vous pas qu’elles se moquent de vous? 17


Le Carnet du Public – La Serva Amarosa ou L’Heureuse Famille– Carlo Goldoni LELIO- Oh que non! Ah! Ça, je voudrais bien dire bonsoir à papa et m’aller coucher. BEATRICE – Vous ne lui donnerez plus de bonsoir. LELIO- Non? Et pourquoi? BEATRICE – Parce qu’il est à l’article de la mort. LELIO – Maman, quand quelqu’un meurt, ne faut-il pas pleurer? BEATRICE – Sans doute; et il faudra bien que nous pleurions aussi, nous. LELIO- Quand? BEATRICE- Quand nous recevrons les visites de condoléances. LELIO- Avertissez-moi quand il faudra que je pleure. CORALINE : Fort bien, vous serez obéi; vous êtes le maître chez vous, et pouvez y admettre ou en exclure qui bon vous semble. Vous êtes un homme sage et prudent, incapable d’agir sans motif et de vous laisser aveugler par la passion et le caprice. Vous aurez sans doute vos raisons fondées sur la justice et la convenance. Vous ne voulez pas que je vienne chez vous? Patience, je n’en suis pas digne, et je n’y viendrai plus; je ne voudrais pas vous déplaire pour tout l’or du monde. Moi, déplaire à Monsieur Pantalon qui s’est intéressé avec tant de zèle et de bonté pour mon jeune maître? Le Ciel m’en préserve! Non, Monsieur Pantalon, soyez bien tranquille, je vous promets que je ne mettrai plus les pieds dans votre maison. (…) Et que si j’ai quitté Monsieur Octave pour venir avec Monsieur Florindo, je l’ai fait par attachement, par compassion, par humanité. (…) Et que pense-t-on donc? Que je suis une effrontée, une libertine, un mauvais sujet? Je sais que Monsieur Pantalon n’en croit rien, lui; c’est un homme honnête, un galant homme incapable d mal penser d’autrui. Mais si quelqu’un osait ternir le moins du monde ma réputation, mort de la vie! Quoique je ne sois qu’une femme, j’aurais assez de force et de courage pour le dévisager, pour lui arracher le cœur et la langue! (II,3) Je suis ravie qu’ils se plaisent l’un à l’autre. J’espère que leurs vœux seront bientôt comblés, si mon projet n’échoue pas. Qui m’aurait vue dans cette occasion, m’aurait honorée du titre d’entremetteuse; mais il faudrait en dire autant de tous ceux qui négocient un mariage légitime. A la fin, le monde me connaitra, il saura que j’ai eu le courage de refuser un époux distingué, un sort digne d’envie, une fortune considérable,, par un sentiment d’honneur et de délicatesse, et pour remplir les devoirs de la fidélité et d’une tendre affection aussi pure que désintéressée. PANTALON : Voilà, parbleu, une brave et digne femme! Je suis bien aise de l’avoir connue. Voyez pourtant la médisance! Tout le monde croit qu’elle vit avec Florindo parce qu’ils s’aiment. Ah! Le monde est bien méchant! L’action de cette femme me fait faire bien des réflexions, et je regarderai désormais à deux fois avant de mal penser de personne. Ce projet 18


Le Carnet du Public – La Serva Amarosa ou L’Heureuse Famille– Carlo Goldoni de mariage ne me déplairait pas; et si cela pouvait s’arranger…si Florindo retournait en effet chez son père… (II,4) ROSAURE : Vous n’êtes pas venue me voir et moi, je viens vous trouver. (…) Mon père dort, et je profite de ce moment de liberté que son sommeil me laisse.(…) Avez-vous su la belle nouvelle ? (…) Cet imbécile de Lelio n’a-t-il pas osé se présenter à mon père et lui demander ma main ?(…) Et cependant il a fait ce que Monsieur Florindo n’a pas le courage de faire ; il a parlé à mon père, et Monsieur Florindo n ‘y a peut-être pas encore songé. (…) Fort bien. Et moi, je vais vous parler franchement, ma chère Coraline. Je ne voudrais pas que cette démarche lui fût suggérée par l’intérêt que vous prenez à moi, et que la complaisance y eût plus de part que l’inclination. J’ai beaucoup d’estime pour Monsieur Florindo, et lorsque ses affaires seront arrangées je désire que mon père me le propose ; mais s’il ne m’aimait pas véritablement, je ne suis point encore assez éprise pour ne pouvoir plus le bannir de mon cœur, et je renoncerais à une union qui nous rendrait malheureux l’un et l’autre. ( II, 17) BRIGHELLE, valet de Pantalon & ARLEQUIN, valet d’Octave : Acte II, scène 7 ARLEQUIN – Oh, quel lourdaud ! Plus je lui enseigne, moins il apprend. BRIGHELLE – Bonjour, pays. ARLEQUIN – Bonjour, Brighelle, je te fais mon compliment. BRIGHELLE –Sur quoi ? ARLEQUIN – Nous sommes de noces. BRIGHELLE – Quelles noces ? ARLEQUIN – De ta maîtresse avec le fils de mon maître BRIGHELLE –J’en suis, ma foi, bien aise. Ce mariage avance t-il ? Aura-t-il vraiment lieu ? ARLEQUIN – Le jeune homme dit qu’il la veut, Monsieur Pantalon la lui a promise, il ne manque plus qu’une petite formalité de rien. BRIGHELLE –Et c’est ? ARLEQUIN – Le consentement de la fille. BRIGHELLE –Et tu l’appelles une formalité de rien ? Mais écoute, pays, l’affaire se fera parce que la jeune personne aime bien le fils de Monsieur Octave. ARLEQUIN – Comment diable a-t-elle pu s’amouracher de ce nigaud-là ? BRIGHELLE – Je crois que c’est un tour de Coraline. ARLEQUIN – Coraline ! Et comment se trouve-t-elle mêlée là-dedans ? BRIGHELLE – Est-ce que tu ne sais pas que c’est Coraline qui fait tout pour Monsieur Florindo ? Elle est venue trouver la jeune maîtresse sous prétexte de lui vendre une paire de bas, et je crois qu’elle lui a parlé de ce mariage avec Monsieur Florindo. ARLEQUIN – Avec Monsieur Florindo ? Un moment, halte-là ! BRIGHELLE –Comment, qu’y a-t-il donc ?

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Le Carnet du Public – La Serva Amarosa ou L’Heureuse Famille– Carlo Goldoni ARLEQUIN – Moi je dis que c’est avec Monsieur Lelio, et non avec Monsieur Florindo, que Mademoiselle Rosaure doit se marier. BRIGHELLE –Mais n’as-tu pas dit avec le fils de ton maître ? ARLEQUIN – Eh bien, Monsieur Lelio n’est-il pas son fils ? BRIGHELLE –C’est son beau-fils, et non pas son fils ? ARLEQUIN – Mon maître l’appelle son fils, c’est celui de sa femme, c’est lui qui héritera, c’est lui qui est le maître ; tout le monde l’appelle le fils de Monsieur Octave, et moi aussi je lui donne ce titre. BRIGHELLE –Et c’est lui que ma maitresse doit épouser ? ARLEQUIN – Sans doute, Monsieur Pantalon a donné sa parole. BRIGHELLE – (à part) Cela me semble impossible. (Haut) J’ai cru que tu parlais de Monsieur Florindo ; à présent je comprends. Je suis bien aise de savoir cela, j’en avertirai Monsieur Florindo et Caroline. ARLEQUIN – Non, non, compatriote ! Il me semble…Mais ce n’est sûrement pas vrai. BRIGHELLE – Eh, malin, je te connais : tu voudrais l’arranger, mais c’est trop tard. ARLEQUIN – Non, non, mon cher pays ; laisse-les se tirer d’affaire comme ils pourront et ne nous en mêlons point, fais-moi ce plaisir. BRIGHELLE – Mais sais-tu bien que si je ne leur disais pas tout cela, il me viendrait un goitre ? ARLEQUIN – Pourquoi ? BRIGHELLE –Parce que le goitre vient à la gorge de ceux qui s’abstiennent de parler.

Profitez de la lecture de ses extraits pour revoir les différentes prises de parole au théâtre. La réplique La tirade Le monologue Le dialogue L’aparté La stichomythie

IV. 2 Analyse de la scène d’exposition Définition : Scène fournissant les éléments nécessaires à la compréhension de la situation initiale. Il s’agit souvent de la première scène mais elle peut s’étaler sur plusieurs scènes. La scène d’exposition correspond à l’incipit dans un roman. Elle doit présenter l’intrigue, le contexte, les personnages et leurs liens. Cette scène doit être courte et intriguée le 20


Le Carnet du Public – La Serva Amarosa ou L’Heureuse Famille– Carlo Goldoni spectateur. Dans les comédies de Molière, la scène d’exposition nous renseigne sur les caractères de la comédie : la misanthropie, l’hypocondrie, l’avarice, etc.

Acte I, scène I : Salon dans la maison d’Octave Octave et Pantalon Octave – Venez ici, Monsieur Pantalon, nous causerons en liberté dans ce salon Pantalon - Où vous voudrez, Monsieur Octave. Octave – Holà ! si ma femme vient, ayez soin de m’avertir. Pantalon - Eh, mon cher Octave, vous avez donc grande peur de votre femme ? Octave – Il faut que je fasse ainsi pour avoir la paix. Voyons, qu’avez-vous à me dire ? Pantalon - Je viens ici par un pu motif de compassion. J’ai vu hier soir le pauvre Florindo votre fils, triste, désolé, fondant en larmes ; il m’a déchiré le cœur. Eh, quoi, mon cher Octave ! Un enfant si intéressant ! L’avoir chassé de chez vous ! Le rendre si malheureux ! Eh, mais pourquoi ? Quel mal a-t-il donc fait ? Octave – Il ne nous laissait pas un moment de repos. C’était à chaque instant des disputes, des querelles. Cette maison était devenue un enfer. Pantalon - Contre qui se querellait-il donc ? Octave – Contre tout le monde, mais principalement contre Béatrice, ma femme, à qui il n’ a jamais voulu porter respect. Pantalon - Tenez, Monsieur Octave, je connais à peu près le caractère de Florindo ; il passe généralement pour un bon sujet, il faut croire que le mal ne vient pas de lui. Octave – et de qui donc ? Pantalon - Ah ! ces belles-mères !...Il en est bien peu qui aiment les enfants de leurs maris. Octave – Oh ! pour Béatrice, c’est la meilleure femme du monde ; pour peu qu’on sache la prendre, on fait d’elle tout ce qu’on veut. Pantalon - Elle a donc bien changé ! Car je me souviens que le pauvre Fabrice, son premier mari que j’aimais comme un frère, est venu bien souvent me confier ses chagrins ; il me disait que c’était une terrible femme ; et tout Vérone est persuadé qu’elle l’a fait mourir de désespoir. Octave – Fabrice était, je me le rappelle bien, un homme vif, colère, contrariant. Béatrice est un peu vive, un peu susceptible, il ne faut pas la heurter. Moi je ne la contrarie jamais ; je la laisse faire, je la laisse dire, et nous n’avons jamais la moindre dispute. Pantalon - Je le crois bien. Si vous faites toutes ses volontés, elle n’a rien à vous dire. Cependant elle est cause que Florindo est banni de votre maison. Octave – Tant pis pour lui, il devait la respecter. Pantalon - Et Lelio, fils de son premier mari, tient chez vous la place de votre enfant et y commande en maître. 21


Le Carnet du Public – La Serva Amarosa ou L’Heureuse Famille– Carlo Goldoni Octave – Lelio est un bon petit garçon, et je n’ai point à m’en plaindre. Pantalon - Lui ? C’est un sot, un lourdaud, un imbécile, pire que votre valet Arlequin. Mais laissons cela, je suis honnête homme et ne veux nuire à personne. Mon seul objet st de vous parler en faveur de Florindo, pour qui je me sens ému de pitié. Je ne puis comprendre qu’un homme tel que vous ait le courage de voir souffrir si cruellement son propre sans. Octave – J’en suis moi-même réellement affligé. Pantalon - Et pourquoi donc ne le rappelez-vous pas auprès de vous ? Octave – Je ne le puis pas quant à présent, Béatrice est encore trop irritée contre lui ; peu à peu elle s’apaisera, et j’espère que tout s’arrangera avec le temps. Pantalon - Mais au moins, Monsieur Octave – pardon si je me mêle de vos affaires, je ne le fais que par intérêt pour votre honneur- passez-lui une pension honnête et suffisante. Que voulez-vous qu’il fasse avec six écus par mois ? Octave – Ma femme dit qu’il peut vivre avec deux paules par jour, et qu’il doit encore en avoir de reste. Pantalon - Mais songez donc qu’ils sont deux à vivre sur cette somme, lui et la servante. Octave – Et qu’a-t-il besoin d’une servante ? Coraline est née dans cette maison, elle y a été élevée, s’y est mariée, y est restée veuve. Pourquoi a-t-elle voulu la quitter pour allr le servir ? Oh ! si vous saviez combien j’en ai de chagrin ! Cette Coraline, je l’aimais comme ma fille, et elle m’abandonne pour demeurer avec lui. Pantalon - J’ai fait aussi à votre fils quelques observations à ce sujet. Quant à lui, il se passerait bien d’elle, mais Coraline dit qu’elle est née pour ainsi dire jumelle de Florindo, qu’ils ont sucé le même lait, qu’elle l’aime comme son propre frère et qu’elle veut rester avec lui, dût-elle ne vivre que de pain et d’eau. Octave – Et Béatrice dit qu’ils ont trop d’amitié l’un pour l’autre, qu’ils étaient toujours à chuchoter ensemble, à se communiquer des secrets, à dire du mal d’elle. Enfin, que voulezvous ? Je n’ai pas pu y tenir et j’ai été forcé de renvoyer Florindo. Pantalon - Ainsi donc, votre fils trouvera plus de tendresse dans une servante que dans son propre père ! Ah ! je vous en supplie, Monsieur Octave, reprenez chez vous cet enfant. Octave – Eh bien, je le reprendrai. Pantalon – Quand ? Octave – J’en parlerai à ma femme, et nous verrons. Pantalon – JE reviendrai demain. En attendant, votre fils m’a dit qu’il aurait besoin de bas et de souliers ; les six écus que vous lui avez donnés sont dépensés, et il vous prie de lui envoyer quelque argent. Octave – Mais…je…. Pantalon - Eh bien, quoi ? Lui refuserez-vous encore ce léger secours ? Un homme aussi à son aise que vous l’êtes, refusera-t-il à son fils une couple de sequins ? Octave – Je les lui donnerai. Pantalon – Remettez-les-moi, je les lui porterai. 22


Le Carnet du Public – La Serva Amarosa ou L’Heureuse Famille– Carlo Goldoni Octave – Je vais passer chez ma femme. Pantalon – Pour quoi faire ? Octave – Elle a les clefs de tout, je lui demanderai ces deux sequins. Pantalon – Bravi ! vous êtes un maître homme. Octave – Oh ! je vous assure que je suis très content, je ne me mêle de rien, c’est elle qui fait tout. Pantalon – Oh ! que vous auriez mieux fait de ne pas vous marier ! Octave – Bien obligé ! J’aurais mieux fait, dites-vous ! J’ai toujours été accoutumé à la compagnie d’une femme, et je ne pouvais pas m’en passer. C’est encore beaucoup que Béatrice ait consenti à recevoir ma main ; je pourrais être son père, et pourtant je vous jure qu’elle m’aime…Ah ! si je pouvais vous dire tout !...Tenez, mon cher Pantalon, vous devriez vous remarier aussi. Pantalon – Moi ? J’ai une fille à marier, et les pères qui ont du bon sens ne doivent point prendre femme lorsqu’ils ont des enfants. En quoi cette scène correspond à une scène d’exposition ? Que nous apprend cette scène d’exposition ? Sur le personnage principal? Sur les problèmes qu’il rencontre ? Comparez cette scène d’exposition avec celle des Fourberies de Scapin de Molière ( également issu de la commedia dell’arte.) SCENE I OCTAVE, SILVESTRE. OCTAVE.- Ah fâcheuses nouvelles pour un cœur amoureux ! Dures extrémités où je me vois réduit ! Tu viens, Silvestre, d’apprendre au port, que mon père revient ? SILVESTRE.- Oui. OCTAVE.- Qu’il arrive ce matin même ? SILVESTRE.- Ce matin même. OCTAVE.- Et qu’il revient dans la résolution de me marier ? SILVESTRE.- Oui. OCTAVE.- Avec une fille du seigneur Géronte ? SILVESTRE.- Du seigneur Géronte. OCTAVE.- Et que cette fille est mandée de Tarente ici pour cela ? SILVESTRE.- Oui. OCTAVE.- Et tu tiens ces nouvelles de mon oncle ? SILVESTRE.- De votre oncle. OCTAVE.- À qui mon père les a mandées par une lettre ? 23


Le Carnet du Public – La Serva Amarosa ou L’Heureuse Famille– Carlo Goldoni SILVESTRE.- Par une lettre. OCTAVE.- Et cet oncle, dis-tu, sait toutes nos affaires. SILVESTRE.- Toutes nos affaires. OCTAVE.- Ah parle, si tu veux, et ne te fais point de la sorte, arracher les mots de la bouche. SILVESTRE.- Qu’ai-je à parler davantage ! Vous n’oubliez aucune circonstance, et vous dites les choses tout justement comme elles sont. OCTAVE.- Conseille-moi, du moins, et me dis ce que je dois faire dans ces cruelles conjonctures. SILVESTRE.- Ma foi, je m’y trouve autant embarrassé que vous, et j’aurais bon besoin que l’on me conseillât moi-même. OCTAVE.- Je suis assassiné par ce maudit retour. SILVESTRE.- Je ne le suis pas moins. OCTAVE.- Lorsque mon père apprendra les choses, je vais voir fondre sur moi un orage soudain d’impétueuses réprimandes. SILVESTRE.- Les réprimandes ne sont rien ; et plût au Ciel que j’en fusse quitte à ce prix ! Mais j’ai bien la mine, pour moi, de payer plus cher vos folies, et je vois se former de loin un nuage de coups de bâton qui crèvera sur mes épaules. OCTAVE.- Ô Ciel ! par où sortir de l’embarras où je me trouve ? SILVESTRE.- C’est à quoi vous deviez songer, avant que de vous y jeter. OCTAVE.- Ah tu me fais mourir par tes leçons hors de saison. SILVESTRE.- Vous me faites bien plus mourir, par vos actions étourdies. OCTAVE.- Que dois-je faire ? Quelle résolution prendre ? À quel remède recourir ? SCENE II SCAPIN, OCTAVE, SILVESTRE. SCAPIN.- Qu’est-ce, Seigneur Octave, qu’avez-vous ? Qu’y a-t-il ? Quel désordre est-ce là ? Je vous vois tout troublé. OCTAVE.- Ah, mon pauvre Scapin, je suis perdu, je suis désespéré ; je suis le plus infortuné de tous les hommes. SCAPIN.- Comment ? OCTAVE.- N’as-tu rien appris de ce qui me regarde ? SCAPIN.- Non. OCTAVE.- Mon père arrive avec le seigneur Géronte, et ils me veulent marier. SCAPIN.- Hé bien, qu’y a-t-il là de si funeste ? OCTAVE.- Hélas ! tu ne sais pas la cause de mon inquiétude. SCAPIN.- Non ; mais il ne tiendra qu’à vous que je la sache bientôt ; et je suis homme consolatif [1] , homme à m’intéresser aux affaires des jeunes gens. OCTAVE.- Ah ! Scapin, si tu pouvais trouver quelque invention, forger quelque machine, pour me tirer de la peine où je suis, je croirais t’être redevable de plus que de la vie. 24


Le Carnet du Public – La Serva Amarosa ou L’Heureuse Famille– Carlo Goldoni SCAPIN.- À vous dire la vérité, il y a peu de choses qui me soient impossibles, quand je m’en veux mêler. J’ai sans doute [2] reçu du Ciel un génie assez beau pour toutes les fabriques [3] de ces gentillesses d’esprit, de ces galanteries ingénieuses à qui le vulgaire ignorant donne le nom de fourberies ; et je puis dire sans vanité, qu’on n’a guère vu d’homme qui fût plus habile ouvrier de ressorts et d’intrigues ; qui ait acquis plus de gloire que moi dans ce noble métier : mais, ma foi, le mérite est trop maltraité aujourd’hui, et j’ai renoncé à toutes choses depuis certain chagrin d’une affaire qui m’arriva. OCTAVE.- Comment ? Quelle affaire, Scapin ? SCAPIN.- Une aventure où je me brouillai avec la justice. OCTAVE.- La justice ! SCAPIN.- Oui, nous eûmes un petit démêlé ensemble. SILVESTRE.- Toi, et la justice ? SCAPIN.- Oui. Elle en usa fort mal avec moi, et je me dépitai de telle sorte contre l’ingratitude du siècle, que je résolus de ne plus rien faire. Baste [i] . Ne laissez pas de me conter votre aventure. OCTAVE.- Tu sais, Scapin, qu’il y a deux mois que le seigneur Géronte, et mon père, s’embarquèrent ensemble pour un voyage qui regarde certain commerce où leurs intérêts sont mêlés. SCAPIN.- Je sais cela. OCTAVE.- Et que Léandre et moi nous fûmes laissés par nos pères ; moi sous la conduite de Silvestre ; et Léandre sous ta direction. SCAPIN.- Oui, je me suis fort bien acquitté de ma charge. OCTAVE.- Quelque temps après, Léandre fit rencontre d’une jeune Égyptienne [i] dont il devint amoureux. SCAPIN.- Je sais cela encore. OCTAVE.- Comme nous sommes grands amis, il me fit aussitôt confidence de son amour, et me mena voir cette fille, que je trouvai belle à la vérité, mais non pas tant qu’il voulait que je la trouvasse. Il ne m’entretenait que d’elle chaque jour ; m’exagérait à tous moments sa beauté, et sa grâce ; me louait son esprit, et me parlait avec transport des charmes de son entretien, dont il me rapportait jusqu’aux moindres paroles, qu’il s’efforçait toujours de me faire trouver les plus spirituelles du monde. Il me querellait quelquefois de n’être pas assez sensible aux choses qu’il me venait dire, et me blâmait sans cesse de l’indifférence où j’étais pour les feux de l’amour. SCAPIN.- Je ne vois pas encore où ceci veut aller. OCTAVE.- Un jour que je l’accompagnais pour aller chez les gens qui gardent l’objet de ses vœux, nous entendîmes dans une petite maison d’une rue écartée, quelques plaintes mêlées de beaucoup de sanglots. Nous demandons ce que c’est. Une femme nous dit en soupirant, que nous pouvions voir là quelque chose de pitoyable en des personnes étrangères ; et qu’à moins que d’être insensibles, nous en serions touchés. 25


Le Carnet du Public – La Serva Amarosa ou L’Heureuse Famille– Carlo Goldoni SCAPIN.- Où est-ce que cela nous mène ? OCTAVE.- La curiosité me fit presser Léandre de voir ce que c’était. Nous entrons dans une salle, où nous voyons une vieille femme mourante, assistée d’une servante qui faisait des regrets, et d’une jeune fille toute fondante en larmes, la plus belle, et la plus touchante qu’on puisse jamais voir. SCAPIN.- Ah, ah. OCTAVE.- Une autre aurait paru effroyable en l’état où elle était ; car elle n’avait pour habillement qu’une méchante petite jupe, avec des brassières de nuit qui étaient de simple futaine [4] ; et sa coiffure était une cornette jaune, retroussée au haut de sa tête, qui laissait tomber en désordre ses cheveux sur ses épaules ; et cependant faite comme cela, elle brillait de mille attraits, et ce n’était qu’agréments et que charmes, que toute sa personne. SCAPIN.- Je sens venir les choses. OCTAVE.- Si tu l’avais vue, Scapin, en l’état que je dis, tu l’aurais trouvée admirable. SCAPIN.- Oh je n’en doute point ; et sans l’avoir vue, je vois bien qu’elle était tout à fait charmante. OCTAVE.- Ses larmes n’étaient point de ces larmes désagréables, qui défigurent un visage ; elle avait à pleurer, une grâce touchante ; et sa douleur était la plus belle du monde. SCAPIN.- Je vois tout cela. OCTAVE.- Elle faisait fondre chacun en larmes, en se jetant amoureusement sur le corps de cette mourante, qu’elle appelait sa chère mère ; et il n’y avait personne qui n’eût l’âme percée, de voir un si bon naturel. SCAPIN.- En effet, cela est touchant ; et je vois bien que ce bon naturel-là vous la fit aimer. OCTAVE.- Ah ! Scapin, un barbare l’aurait aimée. SCAPIN.- Assurément. Le moyen de s’en empêcher ? OCTAVE.- Après quelques paroles, dont je tâchai d’adoucir la douleur de cette charmante affligée, nous sortîmes de là ; et demandant à Léandre ce qu’il lui semblait de cette personne, il me répondit froidement qu’il la trouvait assez jolie. Je fus piqué de la froideur avec laquelle il m’en parlait, et je ne voulus point lui découvrir l’effet que ses beautés avaient fait sur mon âme. SILVESTRE.- Si vous n’abrégez ce récit, nous en voilà pour jusqu’à demain. Laissez-le-moi finir en deux mots. Son cœur prend feu dès ce moment. Il ne saurait plus vivre, qu’il n’aille consoler son aimable affligée. Ses fréquentes visites sont rejetées de la servante, devenue la gouvernante par le trépas de la mère ; voilà mon homme au désespoir. Il presse, supplie, conjure ; point d’affaire. On lui dit que la fille, quoique sans bien, et sans appui, est de famille honnête ; et qu’à moins que de l’épouser, on ne peut souffrir ses poursuites. Voilà son amour augmenté par les difficultés. Il consulte dans sa tête, agite, raisonne, balance, prend sa résolution ; le voilà marié avec elle depuis trois jours. SCAPIN.- J’entends. SILVESTRE.- Maintenant mets avec cela le retour imprévu du père, qu’on n’attendait que 26


Le Carnet du Public – La Serva Amarosa ou L’Heureuse Famille– Carlo Goldoni dans deux mois ; la découverte que l’oncle a faite du secret de notre mariage, et l’autre mariage qu’on veut faire de lui [5] avec la fille que le seigneur Géronte a eue d’une seconde femme qu’on dit qu’il a épousée à Tarente. OCTAVE.- Et par-dessus tout cela, mets encore l’indigence où se trouve cette aimable personne, et l’impuissance où je me vois d’avoir de quoi la secourir. SCAPIN.- Est-ce là tout ? Vous voilà bien embarrassés tous deux pour une bagatelle. C’est bien là de quoi se tant alarmer. N’as-tu point de honte, toi, de demeurer court à si peu de chose ? Que diable, te voilà grand et gros comme père et mère, et tu ne saurais trouver dans ta tête, forger dans ton esprit quelque ruse galante, quelque honnête petit stratagème, pour ajuster vos affaires ? Fi. Peste soit du butor. Je voudrais bien que l’on m’eût donné autrefois nos vieillards à duper ; je les aurais joués tous deux par-dessous la jambe ; et je n’étais pas plus grand que cela, que je me signalais déjà par cent tours d’adresse jolis. SILVESTRE.- J’avoue que le Ciel ne m’a pas donné tes talents, et que je n’ai pas l’esprit, comme toi, de me brouiller avec la justice. OCTAVE.- Voici mon aimable Hyacinte. En quoi cette scène correspond à une scène d’exposition ? Que nous apprend cette scène d’exposition ? Sur les personnages principaux? Sur les problèmes qu’ils rencontrent ? Quelles sont les différentes et les ressemblances entre ces deux scènes d’exposition de comédies issues de la tradition du théâtre italien ?

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Le Carnet du Public – La Serva Amarosa ou L’Heureuse Famille– Carlo Goldoni V.

Après le spectacle

Brainstorming : Quels sont les mots qui viennent à l’esprit de vos élèves après la représentation ? Reclassez par thèmes et interrogez vos élèves par rapport à ces derniers. Interrogez-les sur leur ressenti vis-à-vis du jeu des acteurs. Ont-ils trouvé cela juste, exagéré? Activité 1 : Faites-les dès lors travailler une courte scène par un groupe de 2 ou 3 personnes. Filmez-les et analysez ensuite leurs gestes, leurs problèmes d’énonciation, les mots parasites mais également les bons jeux de regards, les bonnes intonations, etc. Quelles sont les différences par rapport aux acteurs professionnels? Amenez par cette expérience, le travail du corps (gestuel, langage non-verbal), le placement de la voix. Une fois que vous avez balisé ces notions, reprenez la même scène avec un autre groupe que vous filmez à nouveau. Comparez. Activité 2 : Travail sur le décor et la mise en scène. Décrivez le décor. Déterminez en quoi le décor était un support pour le texte et argumentez.

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