l'esthétique de la contestation

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L’esthétique de la contestation Sommaire

Première Partie

Lumières sur les Sociétes de Contrôles BUREAU D’ÉTUDES – p.13

Société Réaliste – p.17

Alain Declercq – p.20

Jean-Luc Moulène – p.23

Alain Bernardini – p.25

Martin Le Chevallier – p.28

GENERAL IDEA– p.30

Martha Rosler – p.32

Hans Haacke

– p.35

Deuxième Partie

Le Temps Historique

Les Constructivistes – p.5

John Heartfield – p.9

L’AGIT/PROP – p.13

MAI 68 – p.18

Chris Marker et les Groupes MEDVEDKINE – p.22

THE ART WORKER COALITION – p.25

Troisième Partie

Stratégies et impacts Thomas Hirschhorn – p.6

Francis Alÿs – p.9

Ouest-Lumière – p.11

etoy.CORPORATION – p.13

SAMIZDAT, réseaux et Hacktivisme – p.15

Thierry Heinz D.N.S.E.P. Design mention Graphique Le Quai, école supérieure d’art de Mulhouse Session 2011 Directeur de Recherche : Bertrand Gauguet

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L’esthétique de la contestation a trait à toutes les images existantes qui véhiculent

des idées en opposition sinon en contre-pied avec un ordre d’idées établi par la société. Par esthétique j’entends les éléments ou modalités intellectuels et visuels ainsi que les stratégies misent en place pour véhiculer ces éléments. Dans contestation se regroupent eux notions : celle d’opposition qui se fait par rapport à un autre ordre d’idées, mais aussi un certain engagement. Pour contester il faut alors reconnaître un ordre de fait pré-existant, une culture dominante qui en asphyxie une autre. Finalement la contestation et les moyens « imagés » qui sont mis en place pour la faire connaître, n’existeraient pas sans l’existence d’une culture dominante, une organisation globale aliénante. Prendre ce sujet c’est donc avoir également la volonté de s’inscrire dans le cours du temps ; prendre connaissance de ce qui fut fait auparavant par les artistes qui s’opposaient à une culture dominante.

L’esthétique de la contestation est un sujet laborieux qui traite autant de ses possi-

bilités, que de ses impossibilités. C’est une forme qui n’est pas la contestation en ellemême. Mais c’est également un support qui porte en soi une notion de contestation. Je dis laborieux car c’est un sujet où il faut s’investir et prendre parti , se positionner visà-vis de nombreux prédécesseurs, et aussi vouloir les dépasser. Il faut tout autant avoir une connaissance du sens historique de ce qui fut fait et avoir la volonté de s’inscrire (en continuité ou non) dans une temporalité qui est notre société actuelle.

Là où la contestation est une approche empirique d’un ordre des choses (et presque

uniquement intellectuel), l’esthétique de la contestation s’appuie sur des stratégies, des supports et des réalités, qui vont porter un message, mais qui en montreront également certaines limites. L’esthétique n’est pas en soi une contestation, mais c’est bien le sens et les références qu’on lui donnera, qui deviendra l’essence de sa production. Il faut bien entendu expliciter « l’ordre des choses ». C’est selon moi, l’ensemble des éléments quantifiables ou non, qui détermine un ressenti par rapport à notre société, une atmosphère sociétale et aussi par extension un climat économique. De l’avis de certains penseurs du XXe siècle, la société où nous vivons (où je vis, et que je ressens), peut être qualifiée de société post-moderne, une société qui a déjà dépassé les prévisions de ses besoins de consommation et qui adopte en toute chose un regard centré sur lui-même.

De ce fait les identités culturelles se font rapidement et se défont comme des modes,

surtout depuis la chute des idéologies (et la chute du mur de Berlin en 1989) ; il en résulte une société qui se cherche, laissant la place à d’autre fonctionnement basé sur le commerce ou le marketing à défaut d’une société civile plus entreprenante. Cette société peut aussi être appelée comme l’a fait le philosophe Gilles Deleuze, les sociétés de contrôles, qui comme son nom l’indique, amènent une notion de regard et d’arbitraire ; une société où les personnes sont des individus divisés, chiffrés et finalement des marchandises dans la masse. D’autres avant lui le « monstre » ou comme Guy Debord l’a aussi nommé la Société du Spectacle, un système de production et de capitalisation qui n’a d’autre but qu’une fin en soi, un cycle éternel d’auto-alimentation.


«  La conscience du désir et le désir de la conscience font identiquement ce projet qui, sous sa forme négative, veut l’abolition des classes, c’est-à-dire la possession directe par les travailleurs de tous les moments de leur activité. Son contraire est la société du spectacle, où la marchandise se contemple elle-même dans un monde qu’elle a créé. »1

Il faut remarquer que la notion de connaissance ne doit pas être substituée à celle de

conscience. La connaissance dépend bien trop souvent du milieu auquel on se réfère, et ne permet pas toujours de tirer parti des faits pour les appeler pour nourrir une pensée. La conscience c’est plutôt la volonté de mettre en doute ses connaissances, pour chercher davantage à les approfondir et les remettre en perspective. La conscience serait de ce point de vue la première étape à acquérir avant de commencer à contester (la conscience permet également de légitimer cette contestation) ; d’où cette question primordiale : qu’es-ce qui pourrait dans nos sociétés actuelles, susciter une contestation ?

La réponse est à la fois évidente et compliquée ; évidente parce que nous n’en avons

pas encore fini avec les problèmes du passé, (les discriminations, préjugés, guerres, maladies…). Compliquée parce que la contestation et sa démonstration (ou sa mise en abîme, c’est-à-dire son esthétique), aujourd’hui est noyée sous une quantité énorme de messages en tous genres (commerciaux, institutionnels…), et doit trouver son espace et sa distance parmi toute les informations existantes. Mais il existe bien assez d’éléments susceptibles d’être remis en cause, afin de permettre de créer un nouveau langage. L’Histoire n’est pas une long fleuve tranquille ; c’est un science qui selon les époques (et encore aujourd’hui) ne traite pas tous les sujets sur un pied d’égalité. En France il existe des périodes dont la mémoire est cachée, si ce n’est bannie et relayée en note de bas de page. Ce fut le cas entres autres des essais nucléaires dans le Pacifique par la France mais aussi de la période dite de La Commune.

Je vais prendre ici le temps de faire une digression : La Commune est un mo-

ment important dans l’histoire de la contestation, beaucoup plus que pourrait l’être la Révolution Française. D’une part parce qu’elle est peu développée par les livres d’histoire, d’autre part parce qu’il en a émergé des symboles et des idées qui sont encore aujourd’hui en résonance avec notre époque. La Commune se passe en 1871, est provient d’un contexte multiple ; d’une part la France est en guerre contre la Prusse qui l’envahit, (le gouvernement est depuis près d’un siècle répressif et autoritaire avec à sa tête Napoléon III, et depuis quarante ans le peuple se soulève périodiquement contre celui-ci). Quand le nouveau gouvernement veut capituler et décide de désarmer Paris, les Parisiens décident de lancer un mouvement révolutionnaire, ce sera la Commune. C’est donc un mouvement spontané très populaire, de défense contre l’envahisseur mais aussi contre un ancien régime oppressant : c’est ce qui intéresse Peter Watkins, cinéaste et théoricien sur les médias. 1. Guy Debord In La Société du Spectacle p.47

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«  En 1871, un grand nombre de citoyens parisiens se sont soulevés contre le régime autoritaire et corrompu qui les exploitait. Une Commune de Paris fut créée qui dura deux mois, de mars à mai 1871. Il y eut cinq ou six autres Communes, notamment à Marseille et à Lyon, mais ces dernières furent écrasées très rapidement. La Commune de Paris survécut deux mois, malgré des conditions très difficiles, avant d’être brutalement écrasée par l’armée française. Sous les ordres de ses généraux les plus gradés, l’armée française massacra environ 30.000 hommes, femmes et enfants dont de nombreuses personnes qui n’avaient absolument aucun lien avec la Commune. Certains furent contraints à l’exil, d’autres envoyés en prison, la plupart furent tués sur place. Voilà l’histoire, l’est-ce vraiment ? Les mass-médias français sont très discrets sur la Commune de Paris et on en entend rarement parler. Il existe bien quelques films, peut-être vingt ou trente documentaires –ce qui peut paraître beaucoup, mais surtout des moyens métrages rarement diffusés ou à une heure très tardive, et rarement débattus. Le système éducatif français, pour sa plus grande honte je ne pense même pas qu’il mérite le nom de système éducatif a occulté, comme le disent les Français, ou marginalisé la Commune de Paris depuis plus de cent ans. »2

Il faut également parler d’Auguste Blanqui, homme politique de l’opposition au régime

de l’époque, socialiste en 1830 et contestataire face à l’ancien régime. Auguste Blanqui n’eut de cesse de remettre en question le régime oppresseur, créant pour cela des journaux, des associations, souvent clandestinement . Il passa la moitié de sa vie en prison. Intellectuel mais aussi homme d’action, il n’hésitait pas à participer aux insurrections ; dans ses journaux il mit en place sa pensée républicaine et socialiste , s’opposant aux régimes autoritaires et monarchiques institués bien après la Révolution Française, comme la restauration, ou la monarchie de Napoléon III. En 1848 il écrivit un texte intitulé Pour le drapeau Rouge dont voilà une citation: «  Pour le drapeau Rouge - 26 février 1848 . Nous ne sommes plus en 93! Nous sommes en 1848! Le drapeau tricolore n’est pas le drapeau de la république; il est celui de Louis-Philippe et de la monarchie. C’est le drapeau tricolore qui présidait aux massacres de la rue Transnonain, du faubourg de Vaise, de Saint-Etienne. Il s’est baigné vingt fois dans le sang des ouvriers.[…] On dit que c’est un drapeau de sang. Il n’est rouge que du sang des martyrs qui l’on fait étendards de la République. Sa chute est un outrage au peuple, une profanation de ses morts. »3

Cette citation soulève plusieurs questions, d’abord l’histoire du drapeau rouge et le

nom de la Commune entrent en résonance (et en connexion) avec l’ensemble de l’histoire du XXe siècle et particulièrement la révolution bolchévique. S’ajoute à cela la question de pourquoi la république garda le drapeau tricolore comme son symbole alors qu’il fut uti2. Peter Watkins In www.zalea.org/ancien/ungi/programme/peterwatkins/pwbiographie.html. 3. Auguste Blanqui In Pour le drapeau rouge, p.135, Maintenant il faut des armes.


lisé par la monarchie au temps de la restauration ? Enfin pourquoi cette partie de l’histoire de France n’est-elle pas plus développée dans les médias et dans système éducatif ?

Toute cette digression étant sciemment faite pour arriver à ce moment précis, celui

d’ou l’on ne peut que constater que l’histoire, la contestation et son esthétique (mais aussi celle des symboles) doivent être mis en perspective. Que l’histoire de la contestation fasse aussi référence à des moments « oubliés » dans l’écriture du temps, et remette en cause des symboles issus de cette écriture. La contestation pose également des questions quant à la restitution de ces moments, et de quelle manière ils sont utilisés dans nos sociétés actuelles. Par extension, l’esthétique de la contestation doit aussi se faire écho de cette connaissance, et de manière moins historique, au moins poser la question de la raison de ces symboles si communément admis, que ce soit dans l’identité des nations que dans les identités culturelle. Établir des connexions inattendues permet de remettre en perspective ou relativiser ces informations qui nous sont données par le système médiatique.

Une autre partie de ce questionnement a trait également à la culture des médias, à leur

essor depuis la deuxième moitié du XXe siècle, leurs apports à la société et leurs défauts. On peut parler de problèmes liés aux sujets de la liberté d’expression, et de la diffusion des informations. Pour cela Peter Watkins (qui fit un film notamment sur La Commune (2001) ou encore Punishment Park) a émis une théorie sur la forme des médias contemporains. C’est ce qu’il appelle la théorie de la Monoforme (dont sa définition est assez floue, j’en fais donc ma propre explication) : dans un contexte audio-visuel et de massmédia (des programmes conçus pour le nombre et l’audimat), la monoforme consiste en l’application d’une hiérarchie au sein d’un sujet (n’importe lequel) par son découpage et son montage, qui ne donne pas le temps aux spectateurs le moment de la réflexion, et surtout ne laisse pas le temps à l’approfondissement par les journalistes. « ­ Ceci n’a rien à voir avec la complexité et la gamme de possibilités offertes par le cinéma ou la télévision en tant que support de création ou d’expression artistique ou comme forme de communication. Cette chose, la monoforme, est devenue le FORMAT obligé structurant tous les films télé et quasiment l’ensemble de la production du cinéma commercial. Cut, mouvement, secousse, Bing, Bang, cut, cut, cut. Et le montage est de plus en plus rapide, c’est presque comme les clips sur MTV. Cela non plus, n’a rien a voir avec de la communication. Cela ne permet pas aux spectateurs de participer vraiment. Vous êtes entraînés à travers cette structure narrative mono-linéaire, et par ce formatage frénétique et manipulateur « la Monoforme » qui est employée délibérément parce qu’elle ne nous laisse pas le temps de penser ou d’espace pour une participation démocratique permettant une remise en cause ou un questionnement. Ceci est un acte délibéré. »4

4. Peter Watkins In www.zalea.org/ancien/ungi/programme/peterwatkins/pwbiographie.html.

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Avec la Monoforme, on touche au sujet de la manipulation. La manipulation consiste

dans les faits à vouloir orienter l’opinion du spectateur vers certaines idées bien définies et maîtrisables. Le pouvoir ou les institutions usent assez généralement de cela, par la communication ou des moyens et des indicateurs économiques. Mais c’est aussi le cas des personnes qui veulent combattre cette même manipulation. La manipulation consiste aussi à créer des images, des consciences , à mystifier des éléments issus du réel pour leur donner une autre perception et les utiliser pour véhiculer des idées précises. La mystification permet de placer la réflexion en dehors du champ du quotidien, de la vie courante , et de cette manière elle devient moins malléable par les personnes, mais aussi plus évidente. Il ne s’agit donc pas de vérités ou de mensonges, mais bien de messages. La mystification est un élément qui nourrit « l’aura » des images. Pour le pouvoir, la mystification permet d’aider à créer une idéologie autour. Pour les personnes contestataires (artistes, intellectuels, etc.); il s’agit généralement plutôt d’utiliser la mystification pour la retourner et combattre son idéologie. «  Ce qui fait, ne disons pas la valeur (évitons ce mot pernicieux) mais disons la valence d’une œuvre d’art est donc un rapport : son rapport (de contestation) avec la culture du moment. Bien sûr lui est-il nécessaire que sévisse une culture qu’elle puisse contester. Il ne peut y avoir de subversion que devant un ordre établi. Je serais prêt à penser qu’un ordre établi en vaut un autre. Qui s’évertue à instituer un nouvel ordre pour remplacer celui qui règne fait absurde besogne, le statut d’un chien attaché ne se trouvant pas changé pour ce qu’on change de place son point d’attache, dès lors que reste la même longueur de chaîne »5

L’esthétique de la contestation partage avec ce qu’elle combat, un champ sémantique

qu’elle utilise, interroge et remet en question. C’est ce qu’on peut voir chez une artiste, Martha Rosler, artiste féministe toujours en activité, qui pour mieux dénoncer l’idéologie du gouvernement américain pendant la guerre du Vietnam utilisa cette même idéologie. «  De fait, Martha Rosler utilisera dans un travail ultérieur le titre du texte de Barthes, Le Mythe, aujourd’hui, qu’elle lira lors de sa parution en anglais en 1972, après la création de sa série de photomontages. Selon Barthes donc, le mythe (qui, en tant que système de signes, peut se référer aussi bien à un texte qu’à une image) « ne nie pas les choses, sa fonction est au contraire d’en parler : simplement, il les purifie, les innocente,[…] il leur donne une clarté qui n’est pas celle de l’explication, mais celle du constat ». Dans ses photomontages, Martha Rosler utilise elle aussi des images qui « parlent » de certaines choses, des images tirées de ce que Louis Althusser a nommé l’ « appareil d’information » et qui, en tant que l’un des « appareils idéologiques d’Etat », a pour fonction première d’imposer « l’assujettissement à l’idéologie dominante ». L’idéologie est 5. Jean Dubuffet In Asphyxiante Culture, p99.


définie ailleurs comme « un système […] de représentations (images, mythes, idées ou concepts selon les cas) doué d’une existence et d’un rôle historique au sein d’une société donnée ».6

Le dernier élément qu’il faut convoquer ici est la notion de réseau. Dans les sociétés

contemporaines les technologies de communication sont développées de telle sorte qu’il est difficile d’échapper à l’information et aux médias. La contestation se fait aujourd’hui par le réseau, qui permet la mise en relation de manière plus aisée des personnes, de créer d’autres canaux d’informations, mais de même les médias et le pouvoir communique via ces nouvelles modalités de réception de l’information. Le cyber-espace (qui se situe au sein du réseau et auquel on accède via une connexion informatique – ce mot fait également référence à la science-fiction) est devenu un lieu, a priori neutre qui porte en lui les possibilités, en termes de supports (stockage de donnés) mais aussi de diffusion d’information qui permet de jouer sur deux tableau, accès démocratisé, mais aussi restriction à un certain public. Il est indispensable d’utiliser ce lieu, et ces possibilités de partage d’idées, d’envie et d’information, pour venir questionner les sociétés de contrôles, ainsi que les mystifications qu’elles utilisent. C’est pour cela que j’ai décidé d’ouvrir un espace sur cette plateforme nommé internet. Je l’ai baptisé l’Asymdicat.

L’Asymdicat signifie pour moi un syndicat désaxé, qui comme un syndicat est une

organisation, avec sa vie propre, ce qui inclut la participation d’autres personnes en son sein. Mais aussi asymétrique (qui n’est donc pas calqué sur le mode de fonctionnement des syndicats traditionnels) ni des institutions pour se positionner en dehors du temps et des informations véhiculées par les médias. Bien sûr l’asymdicat fait aussi référence à la lutte et au passé des syndicats traditionnels, à la notion de revendication. Mais qui se laisse le loisir de traiter à sa manière et de façon détaché, l’esthétique de la contestation. Dès lors il faut placer ce travail d’écriture sous le regard, qu’il s’agit d’un travail d’exploration pour cette organisation.

6. Nicole Schweizer In Sur/Sous les pavés; Bringing war home: pour une politique de la représentation.

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Lumière sur les Sociétés de Contrôles


Les sociétés de contrôle sont les types de société, ayant succédé aux sociétés disci-

plinaires du XXe siècle. Cette théorie est celle du philosophe Gilles Deleuze, décrite dans un texte appelé Post-scriptum sur les sociétés de contrôle, dont le nom est tiré d’une description de l’écrivain Williams Burroughs du « monstre » (le système) et de la relecture des théories de Michel Foucault sur les sociétés disciplinaires et leur avenir. Dans les sociétés disciplinaires, l’individu passait d’un état d’enfermement à l’autre, de la famille à l’école puis à l’usine ou la prison : « Foucault a très bien analysé le projet idéal des milieux d’enfermement, particulièrement visible dans l’usine : concentrer ; répartir dans l’espace ; ordonner dans le temps ; composer dans l’espacetemps une force productive dont l’effet doit être supérieur à la somme des forces élémentaires. »7

L’individu après avoir été une signature et un matricule ou sa signalisation dans la

masse (avec les sociétés de contrôle) devient une suite de chiffres, celui-ci exploité comme information par la société et lui-même, comme un code ou mot de passe pour décrypter le flux d’informations – ces mots de passe étant hiérarchisés et délivrés par secteur. «  Les individus sont devenus « dividuels », et les masses, des échantillons, des données, des marchés ou des « banques »8

Dans ce contexte d’individus divisés et séparés, le contrôle s’effectue par l’accès aux

services, l’immatériel ayant plus de valeur que la matière et son utilisation. Une partie de la vie carcérale se déroule à la maison, ainsi qu’une partie du suivi médical, ou encore le télé-travail et son confort, mais au final quelle différence ? C’est la modulation constante de notre vie sociale et économique qui établit notre position dans cette société, une suite chiffrée transformable, manipulable. « Le service de vente est devenu le centre ou « l’âme » de l’entreprise. On nous apprend que les entreprises ont une âme, ce qui est bien la nouvelle la plus terrifiante du monde. Le marketing est maintenant l’instrument du contrôle social, et forme la race impudente de nos maîtres. Le contrôle est à court terme et à rotation rapide, mais aussi continu et illimité, tandis que la discipline était de longue durée, infinie et discontinue. L’homme n’est plus l’homme enfermé, mais l’homme endetté. »9

Se rendre compte d’une manipulation alors que nous y sommes soumis quotidienne-

ment, de manière directe ou indirecte, est difficile. Les relations entre les individus deviennent floues. Sont-elles dues au travail, à un intérêt social, économique, ou encore à un interêt au réseau ? Et ces connexions deviennent encore plus floues quand leurs acteurs ont une position d’importance sur le contrôle de nos vies, à la tête d’une institution, ou d’une entreprise multinationale. Rendre ces connexions limpides, mettre en lumière les postes décisionnaires, et les mettre en perspective avec certains événements connus du grand public est une des premières façons de remettre en cause les sociétés de contrôle. Comme l’a proposé Bureau d’Études, duo d’artistes qui s’est attelé à rendre visible ces connexions. 7. Gilles Deleuze In Post-scriptum sur les sociétés de contrôle, p2. 8. Idem, p4. 9. Idem, p6.

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BUREAUX D’ÉTUDES

Léonore Bonaccini et Xavier Fourt, forment le duo d’artistes nommé

Bureau d’Études. Sous ce nom ils produisent des cartographies murales, à portée politique, sur les systèmes socio-économiques contemporains. Dès les années 2000 en partenariat de l’association syndicat potentiel à Strasbourg (qu’ils ont participé à fonder), Bureau d’Études n’a jamais cessé d’interroger nos sociétés de contrôle, exploitant l’information et sa visualisation sous une lumière alternative.

En 2002 avec une exposition de Bureaux d’Etudes au syndicat potentiel, intitulé

Refuse the Biopolice qui entamait alors leur travail d’identification du système au moyen d’un grand organigramme mural, puis en 2003 dans World Monitoring ATLAS  ils continuaient leur travail de représentation d’un système mondial post-moderne. Dans ces cartographies ce sont les représentations des systèmes de contrôle étatique qui sont privilégiées, et leurs connexions avec les sphères économiques capitalistes. Nous réalisons que dans ces cartes, en essayant de donner un sens à cette réalité mondialisée, ces diktats de flux, leurs nombres et leurs imbrications sont si complexes, que le fait de les observer et d’essayer de les décrypter est déjà une contestation en soi.

C’est une stratégie propre au duo d’artistes que de réaliser une abstraction ayant

pour sujet une entitée floue comme une institution ou une multinationale. Pour cela ils ont décidé d’utiliser des cartes ou organigrammes, portant sur un sujet précis et élaboré après de longues recherches. Le résultat est une carte temporelle, c’est-à-dire réalisée à une certaine date ; qui, dé-contextualisée, garde toute sa force car toutes ces connexions nourrissent une lecture alternative du monde actuel. En effet l’utilisation dans ces deux voies, cartographies comme repère analogique du sujet (ou thème) et organigramme comme représentation abstraite (politique), participent à identifier et explorer ces espaces : « La figuration de TOUTES les relations sociales planétaires (telle qu’elles peuvent être saisies à travers des informations qui en rendent compte) donne idéalement la CARTE de l’espace social mondial avec ses hiérarchies, ses pôles, ses idéologies. Une telle carte, dessinée à partir des relations constitutives de l’espace social, permet de s’y orienter, de savoir OÙ nous sommes et où nous en sommes, voire de déterminer ce que nous avons à y faire »10. Ne s’attaquant pas aux identités des institutions, telle que l’image de marque créée par le marketing, mais bel et bien à l’existant, au visible de ces institutions et à ce qu’on préférerait cacher, la stratégie d’utiliser la carte de démonstration est efficiente.

C’est le cas dans la carte intitulée  The World Gouvernement (le gouvernement

mondial (2005)), qui représente des connexions entres des institutions, mais aussi des connexions inattendues, par le truchement des postes de dirigeants d’entreprise, ayant un rôle inexpecté dans telles commissions ou tels départements d’État. De cette façon ces grands organigrammes sur un seul plan rendent possible et bien plus aisé pour le spectateur de se projeter dans cet espace, et de comprendre de cette manière ce qui est difficile à cerner textuellement. Car le point fort de ces travaux est effectivement de ne pas différencier des relations humaines, économiques, institutionnelles et de les qualifier, toutes, comme connexions à part entière et avec tout ce que cela implique. 10. In le site du syndicat potentiel 2003 - World Monitoring ATLAS - Bureau d’etudes http://syndicatpotentiel.free. fr/yacs/categories/view.php/244/bureau-d-etudes.


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« Voir zénithalement l’espace social permettrait d’agir dessus à la façon d’un général plaçant et déplaçant ses troupes, activant des affects, des représentations, des perceptions (infowar, psywar). De construire des stratégies, de mener des actions tactiques articulées entre elles »11.

Les codes graphiques sont presque toujours propres à chaque carte, mais ne souf-

frent pas de l’analogie avec le monde extérieur, puisqu’elles sont réfléchies pour supporter mais aussi apporter du sens aux connexions. (Par exemple des hexagones pour les états et des losanges pour leurs agences). Chaque entrée importante est mise en exergue accompagnée d’un court texte explicatif en anglais, nous éclairant sur un fait important inconnu ou incongru. Du point de vue de la mise en page, nous pourrions croire que ces cartes sont illisibles, mais c’est de la représentation d’un léviathan comme la commission européenne ou les relations entres les différents médias européens dont il s’agit ici, et c’est donc un moindre mal. Si Bureau d’Études privilégie la représentation par sphère d’influence (The World Gouvernement avec « le cœur financier », « les industries postmodernes » et « le complexe du contrôle étatique »), il se peut aussi qu’il utilise la chronologie ou des schémas descriptifs comme dans leur travail Electro-magnetic propaganda the statement of industrial dogma (Propagande Electro-magnétique, l’état du dogme industriel) ou le sujet portera plutôt sur la représentation scientifique des différentes pollutions non-désirées auxquelles sont soumises nos corps, et que les médias habituels taisent pour la plupart.

Le choix des couleurs apporte de la radicalité, se limitant au grand maximum à quatre

couleurs et la plupart du temps n’en n’utilisant que trois. Ces couleurs sont utilisées en aplats, créant des formes géométriques, celles-ci définissant des zones d’influences pour une meilleure compréhension, ou un besoin de mise en page pour avoir plus d’impact. Pour The World Gouvernement par exemple celles-ci sont limitées au noir, blanc et violet et forment des zones hémisphériques.

Les cartes sont montrées lors d’événements tels que des expositions, ou des moments

conflictuels dans certaines villes ciblées ; (Grenoble en 2006 ou Genève dans une carte intitulée Genève électromagnétique produite en 2005 lors du Sommet sur les sociétés de l’information à Genève). Le public, après avoir pris connaissance de la production, peut se procurer les cartes qui les intéressent, mais ils ne les achètent pas, ces cartes sont prêtées et les possesseurs après les avoir gardées pendant un certain temps n’ont pas le droit de les supprimer ; ils sont obligés de les transmettre à quelqu’un d’autre, qui lui aussi sera susceptible de les transmettre, et ainsi de suite.

Finalement, le thème de leurs travaux détermine beaucoup la mise en page et la forme

qu’aura la carte, ainsi que les différents éléments qu’ils veulent y condamner. Par exemple Petropolitics (2007) est une représentation de l’exploitation des ressources pétrolières par les multinationales de ces industries sous la forme d’une chronologie, Grenoble, ville laboratoire (Les animaux des villes en colère, 2006 – est une chronologie des liens entre armées, recherches et politiques depuis 1900 à Grenoble). En observant ces cartes on remarque qu’il y a beaucoup de choses à mettre en lumière, de connexions révélatrices 11. In le site du syndicat potentiel 2003 - World Monitoring ATLAS - Bureau d’etudes » http://syndicatpotentiel. free.fr/yacs/categories/view.php/244/bureau-d-etudes.


de délits d’initiés, d’élus affiliés à des groupes obscurs, et qui font douter de leur objectivité.

C’est ce que l’on voit, dans la représentation du groupe Lagardère par Bureau

d’Études, dans une carte titrée Le contrôle des médias en France : le groupe Lagardère (2004), où comme le titre l’indique, le thème sera de définir de quelle manière et grâce à quelle connexion le groupe Lagardère détient autant de pouvoir sur les médias en France. Mais malgré une diffusion nationale, leur travail est resté largement inconnu. «  Diffusée par les Inrockuptibles à 30 000 exemplaires, nous avons eu la surprise de remarquer que, contrairement à nos attentes, elle ne suscita AUCUNE réaction du publique, ni des magazines et médias qui auraient pu y faire référence. Le groupe Lagardère lui-même, hormis un appel d’une responsable de la communication qui voulait connaître l’origine de cette carte, n’a eu qu’indifférence pour ce travail que nous voulions critique, et capable de susciter le débat sur le contrôle et la concentration des médias en France. »12

La diffusion des productions contestataires, et leur différentes stratégie sont des sujets

épineux. Ils sont difficiles car issus d’un paradoxe inhérent au thème de la contestation ; resté clandestin pour se centrer sur un petit public et ne pas risquer une récupération commerciale ? Ou essayer de faire connaître son opinion quitte à donner un coup d’épée dans l’eau ? Il est dur de savoir si telle stratégies est la meilleure, mais le danger et c’est ce qui s’est produit pour Bureau d’Études (dans ce volonté de diffusion en partenariat avec les Inrockuptibles) c’est l’indifférence de toutes les parties, celle directement attaquée mais aussi le public. L’efficacité ne dépend pas de la seule qualité d’un travail quand il s’agit de soulever un débat ou au moins rendre attentif à un certain sujet. C’est dans leur mode de diffusion que le travail de Bureaux d’études perd de sa force ; conçus au préalable pour une diffusion à petite échelle, ils n’ont pas su susciter le débat (on l’a vu avec leur travail sur le groupe Lagardère) dans le cadre plus global des médias.

Parfois la question de la diffusion s’accompagne aussi de la question de qui maîtrise

celle-ci. Dans Gouverner par les Médias, où nous pourrons voir figurer Laurence Parisot, directrice du M.E.D.E.F. (Mouvement des Entreprises de France) et également le Président Directeur Général de l’I.F.O.P. (l’Institut français d’opinion publique) dont le slogan (ironiquement) est « Connection creates value » (la connexion crée de la valeur). Proche du Centre de recherches politiques de Sciences Po, le texte explicatif semble remettre en cause les résultats de certains sondages parus en 2003 au sujet du Président français Jacques Chirac, les sondages IFOP lui attribuant des chiffres bien supérieurs aux instituts de sondages concurrents. « Les agences de presse autant que les gouvernements et les firmes transnationales définissent les ordres de priorité et les ordres d’importance dans les évènements du monde. Le débat mis sur la place publique (et notamment l’émeute), est une lutte contre le monopole de la représentation de la réalité, le monopole de production de l’information légitime détenue par les pou-

12. In le site de Bureau d’Études, section le contrôle des médias en France, http://bureaudetudes.org/2004/01/12/ le-controle-des-medias-en-france%C2%A0-le-groupe-lagardere-bureau-d%E2%80%99etudes-2004/

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voirs occidentaux. »13

Bureau d’Études est un exemple à suivre dans leurs façons de contester. Dans leur

travail, il faut autant mettre en lumière les longues recherches effectuées sur ce qui les dérange et fait se mobiliser, mais aussi la volonté de représenter et mettre en place une forme pour mieux combattre, et aider à définir ce que justement les personnes ou groupes visés ne veulent pas dévoiler. Dévoiler en quelque sorte ceux qui se cachent derrière une aura. Enfin apporter une clarté et une dynamique visuelle qui permet d’intéresser un public, qui à priori ne ferait pas l’effort de se poser des questions : il s’agit de créer un choc et un intérêt visuel qui sera à même de créer des interrogations chez le regardeur, même si ces réflexions se posent sur l’existence des cartes elles-mêmes. En effet, se poser la question du pourquoi de cette cartographie permet de commencer à remettre en cause le sujet de ces cartes, c’est-à-dire la société de contrôle.

Alors que Bureau d’Études travaille sur la représentation stratégique des sociétés

de contrôle, cherchant ainsi à synthétiser dans un plan unique. Les problématiques des réseaux du pouvoir contemporain, certains utilisent également le collectif comme une force de représentation, usent plus de la thématique de l’ironie voire de l’humour. Société Réaliste en usant de son propre langage et de ses références (qui constituent la base de son travail), propose une lecture du monde contemporain, tantôt cocasse,tantôt critique, et où ils questionnent la réalité historique.

13. In le site du syndicat potentiel, 2003 - World Monitoring ATLAS - Bureau d’études http://syndicatpotentiel.free. fr/yacs/categories/view.php/244/bureau-d-etudes.


SOCIÉTÉ RÉALISTE

Société Réaliste se définit elle-même comme une coopérative parisienne, « tra-

vaillant dans les champs du design politique, de l’ergonomie territoriale, de l’économie expérimentale et de l’ingénierie sociale. »14 Se situant dans un modèle entrepreneurial, ayant la volonté de justifier leurs travaux d’après des logiques d’entreprises, Société Réaliste travaille dans un esprit artistique puisant dans des techniques de communication telles que le marketing. Cette coopérative fut créée en juin 2004 par Ferenc Gróf et Jean-Baptiste Naudy.

Leur production est principalement dévoilée lors d’expositions ou conférences, où ils

feront état de leurs recherches plastiques et propositions, entre le rôle de consultant et celui de bureaux de style, adoptant une culture du résultat, selon leurs propres mots, et un rendu de type « entreprise » ou de « showroom ». Différents projets étudiés en parallèle sont la base de leurs recherches, sur des thématiques bien précises, telles que les modèles architecturaux, l’identité politique, ou l’iconographie des bureaux de l’immigration.

Société Réaliste cultive une esthétique institutionnelle et s’attache à retranscrire

cela dans certains choix, ainsi que scientifiques, en mettant l’accent sur la représentation de leurs recherches, celle de l’information et de l’aspect visuel. Chaque projet est doté d’un logotype, l’inscrivant dans cette logique institutionnelle. Ils fournissent également des schémas détaillé ou dessins représentatifs d’une recherche. C’est dans le choix de leurs thématiques que Société Réaliste s’inscrit dans une réalité politique, et dans les clés qu’ils proposent à leurs publics pour aller au-delà du vernis qu’ils auront minutieusement créé. La représentation de l’extrême sérieux de leur proposition donne le niveau de l’ironie, voire du sarcasme de leur point de vue sur les sujets qu’ils abordent.

Dans Transitioners, Société Réaliste se pose dans le rôle de bureaux de tendances,

qui étudie la forme esthétique qu’ont prises certaines transitions politiques, plus ou moins apparentées à la Révolution. Exposé en mai 2007, Transitioners cible parmi un panel de révolutions celle ayant un fort potentiel visuel, tel que la Révolution française, ou celle succédant à l’effondrement du Bloc communiste. Le but avéré de ce travail étant d’effectuer une sélection, une compilation de tendances parmi ces données révolutionnaires pour une réutilisation ultérieure. « Son intention déclarée est plutôt la compilation d’un catalogue de tendances, proposées pour la confection des révolutions à venir, dont les nuances sont minutieusement travaillées, les détails héraldiques, les slogans et les données statistiques soigneusement ordonnés, afin de permettre au révolutionnaire potentiel de trier et d’assortir ceux qui lui sembleront les plus pertinents pour atteindre son but. »15

Concrètement la production se développe en plusieurs volets se nommant Bastille

Days ou London view , chacune faisant état d’une recherche ou collection et s’appuyant sur la parution de bulletin apériodique. Par exemple dans leurs bulletins il s’agit d’une recherche colorimétrique sur les révolutions, faite grâce a des recoupements décontex14. d’après le visionnage en ligne viméo: http://vimeo.com/9937287 15. Chirurgie de l’illusion (article paru dans la revue Art21, n°12, mai 2007, à l’occasion de l’exposition du projet Transitioners à Mains d’Oeuvres) par Hajnalka Somogyi. Consultable sur le site de Société Réaliste http:// www.societerealiste.net/Chirurgie.html.


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tualisés, tels que des slogans ou héraldiques précises, axés sur certain thèmes tels que la réunification ou la division. Dans le bulletin numéro 3, RÉUNIFICATION le résultat de leurs recherches est synthétisé dans un choix de citations, choix scientifiquement arbitraires, entre Mao Tse Toung et Ovide, et d’une couleur, établie d’après un mixage colorimétrique, issue d’un choix historique anecdotique ; entre le sang du Duc Leopold (ayant participé aux croisades) et le drapeau des grands princes de Magyar, ce qui donne un rose nommé Terra Irredenta Cream (avec comme valeurs C0% M49% Y49% et K0%). « Pour composer ses recettes universelles, le bureau de tendances Transitioners prend comme matière première des couleurs et symboles politiques venus des quatre coins du monde, à pied d’égalité avec le langage visuel du « branding » commercial. C’est ainsi que sont brassés, mélangés et amalgamés sans réserve la grande variété des médiums qui font l’armature du champ politique, écrivant ses histoires, ses principes, ses systèmes idéologiques. Pour le besoin de ses objectifs artistiques, Société Réaliste se dissimule sous le masque d’une pseudorationalité, d’une quasi scientificité, aussi précise qu’absurde, aux règles aussi mécaniques qu’aléatoires. »16 Lors de l’exposition Bastille Days, Société Réaliste travaille en quelque sorte sur le design d’information, croisant les données les plus éparses et aplanissant comme un plan marketing les contextes de production initiaux. Les résultats en sont des études de couleurs, mais aussi de slogan tels que Offshore Perestroïka voulant tirer aux extrêmes le meilleur parti de deux pensée. Dans cette culture du résultat, avec une abondance de détail mono-maniaque, le spectateur sera certainement perdu sur le sens profond de l’exposition ; à moins qu’il retourne sa réflexion, comme on étudie une pièce de théâtre de l’absurde. L’absurde ou la parodie vient à l’esprit du public, et c’est peut-être cette idéelà qui est cultivée par ce duo d’artistes, complété par la volonté de représenter des idées politiques actuelles. Pour le coup, ici, celle de la vacuité des révolutions, mais aussi de l’étude des symboles utopiques. Pour les membres de la coopérative Société Réaliste il faut savoir lire entre les lignes ; ce qui pour un certain public pose un problème de prise au sérieux de leur travail, ou d’utilité.

Société Réaliste réussit à amener des sujets laborieux et peu usités à la réflexion des

spectateurs et qui se retrouvent dans le champ des oppositions déguisées. La forme de leur contestation est singulière ce qui l’a rend parfois plus visible (par rapport à d’autres de leurs travaux). Comme dans EU Green Card Lottery qui propose une loterie permettant aux participants d’obtenir la nationalité européenne par analogie avec cette pratique annuelle aux États-Unis. Bien que lancé en 2006 ce projet fait écho à la montée de « xénophobie publique »17 provoqué en France par le ministère de l’immigration lors de 16. Chirurgie de l’illusion (article paru dans la revue Art21, n°12, mai 2007, à l’occasion de l’exposition du projet Transitioners à Mains d’Oeuvres) par Hajnalka Somogyi. Consultable sur le site de Société Réaliste http:// www.societerealiste.net/Chirurgie.html. 17. D’après une conférence par Société réaliste au séminaire de L’erg en 2010; en consultation sur le site internet, de visionnage en ligne viméo: http://vimeo.com/9937287.


l’été 2010. Par l’intermédiaire d’un site internet consultable (www.green-card-lottery-eu. org/index.htm) permettant la candidature de chacun, au travers du filtre d’information obligatoire, la synthèse se retrouve dans une carte verte, représentant la candidature, avec le portrait du candidat et des informations sur son identité. Ensuite Société Réaliste propose aux citoyens de l’Union Européenne de jouer le rôle de garde frontière et ainsi participer activement à la politique d’immigration européenne. En attribuant un statut particulier à ceux qui constituent une épine dans le pied des diverses autorités européennes, qu’elles voudraient bien cacher ; ce projet oblige physiquement les citoyens à avoir « en face » le visage des postulants et à décider arbitrairement de leur admission ou non. Ce travail parmi d’autres, représente bien la volonté de Société Réaliste de soumettre des réflexions politiques dans le champ de l’art actuel.

Toute initiative qui propose de manière détournée ou frontale un pourparler autour

des questions de l’arbitraire se retrouve dans le champ de l’esthétique de la contestation. Le détournement, la spoliation des codes des institutions, et spécialement les institutions étatiques obscures, divisant l’opinion publique car c’est là leur rôle . C’est dans la maîtrise de la production et de la pensée d’une population (par la législation ou la force), que ces institutions montre leurs aliénation.

Société Réaliste sème le doute et démonte les abus du marketing institutionnel, ou

de la prospective sociale. Même si dans leur production la finalité n’est pas une remise en cause globale du système, une partie bien ciblée et sous un aspect absurde, pose un certain nombre de questions, dont celles de la récupération de codes spécifiques (les moments révolutionnaires par exemple) et de leur détournement par le marketing de masse.

Société Réaliste, comme certains artistes contemporains, pose la question de la

mystification au sein de nos sociétés post-modern et soulève le voile sur une autre thématique, celle de la création d’une « mythologie » par les États, qui a pour but d’assurer la cohésion mais aussi l’adhésion des citoyens. Alain Declercq est parmi les artistes jouant avec ces codes, mettant en lumière ces politiques.

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ALAIN DECLECRCQ

Alain Declercq est un artiste contemporain, plasticien français qui a pour particu-

larité de travailler sur les mythologies du pouvoir actuel. Sa production a de multiples facettes, mais on peut percevoir une préférence pour la création de mise en scène utilisant des symboliques issues du réel. Que ce soit la représentation du pouvoir exécutif (les forces policières anti-manifestation) ou de rendre visible la paranoïa d’une période, à l’aide de comptes rendus filmés (par exemple son œuvre Mike), où son engagement l’amène à faire le procès de la manipulation, ou plus simplement émettre un avis sur la société de contrôle actuel. On ne sait plus où commence la réalité et où s’arrête la fiction, et d’ailleurs cela n’a pas beaucoup d’importance, puisque ce sont les réflexions autour de son travail qui s’avèrent le plus intéressant.

Par exemple voilà ce qui peut arriver lorsque la réalité ou la fiction rattrape l’artiste,

lors de cette interpellation par les forces de l’ordre en 1998 : « Affaire sur le territoire de Bourges - 18000 Déposition de M. Declercq devant les Commissaires Poret et Boisdet Greffe : L. Quillerié Lors de son interpellation, M. Declercq, né le 6 novembre 1969 à Moulins (Département de l’Allier - France), de raison sociale « plasticien », selon ses propres termes signifiant « artiste », de nationalité française résidant à Paris, 4, rue des Filles du Calvaire, 3e arrondissement, a été conduit au Commissariat Central. Au cours de sa déposition, M. Declercq a avoué qu’il n’en était pas à son « premier coup » (délit). Lors du plan VigiPirate en 1998, M. Declercq s’est introduit frauduleusement au sein des forces de police. Selon ses dires, cette introduction n’était qu’une ‘proximité artistique’. Cependant, il déclare aussitôt que son point de vue était de surveiller ceux qui surveillaient »18.

Alain Declercq tire à bout portant sur les forces qui dirigent et exécutent la politique

de nos sociétés sans préférence de nationalité. Il met en scène la violence avec laquelle ce pouvoir exécutif s’incarne dans certaines actions ou manifestations de son propre pouvoir.

Nous pensons ici à la série de dessins intitulée  Rest in Peace réalisée dans les an-

nées 2007-2008. Cette série de dessins met en scène les portraits de membres du gouvernement de George W. Bush (Président des États-Unis entre 2001 et 2009). Ces dessins sont réalisés à l’aide de balle de calibre 22 long rifle, sur des panneaux de mélaminé de la taille d’un carré de 150 centimètres de côté. Plastiquement, le panneau d’un revêtement blanc, laisse apparaître sa structure de couleur marron lorsqu’il est touché par une balle. L’endroit est bien défini sur la face des impacts de balles du côté du tireur ; mais l’envers éclaté par la sortie des balles. « Chacune de ces œuvres est signée d’une ambivalence caractéristique du travail de l’artiste : sur l’endroit, une image bien léchée, propre, celle des balles puissantes et précises, sur l’envers, la violence brute, destructrice et éclatée des impacts. »19 18. Article sur Alain Declercq In Point ligne plan, http://www.pointligneplan.com/la-revanche-du-monde. 19. In le site du C.R.A.C. Alsace http://www.cracalsace.com/lien%20horizon/a%20declercq.html.


Ce travail fait bien sûr référence à l’histoire récente, au fait que l’administration qui est

représentée de cette manière a entamé deux guerres (l’Afghanistan en 2001 et l’Irak en 2003) et outre des scandales politiques ont provoqué la mort de milliers d’êtres humains (mais aussi peut-être la culture américaine, et la référence aux différents présidents assassinés). Le procédé utilisé impose de fait une réflexion sur la violence, celle de l’acte ; et celle de la commande, de la décision. Mais également de la beauté de cet acte de violence et le résultat qui en découle : le portrait souriant des décideurs, l’iconographie imposée. Et le spectateur est appelé à faire l’expérience de cette violence en se mettant dans la position du tireur. Percevoir une mystification, à la fois celle de la représentation du pouvoir, par le portrait de ces personnalités ayant créées l’actualité et celle de la représentation de la manifestation de ce pouvoir, ici par la violence. Ce travail est alors susceptible d’être la base d’une réflexion personnelle sur les représentations du pouvoir et sa manifestation politique ; nous pourrions dire sa mythologie. Mais cette mythologie ne s’exprime pas toujours aussi clairement, les manifestations invisibles du pouvoir, plus quotidiennes et insidieuses, participent également à une mystification de tous les jours.

La manipulation est au centre du travail d’Alain Declercq. Et pour la représenter il

utilise comme point de départ, la surveillance, les instruments de l’État tels que la répression, la désinformation ou le « classé confidentiel » mais également des théories de conspirations depuis les attentats du 11 septembre 2001. Une anecdote assez révélatrice de son travail de subversion est celle qui le met directement face aux acteurs de ses films. Lorsqu’en 2005, le 24 juin, Alain Declercq voit son domicile perquisitionné par la brigade criminelle et la brigade anti-terroriste dans son atelier à Bordeaux, l’artiste est interrogé sur ses activités, il est alors en train de réaliser une œuvre filmographique, a michemin entre le documentaire et la fiction qui s’appellera  Mike. Après cette intervention, et s’il fallait encore des preuves sur les agissements obscurs des instruments du pouvoir, on pourra noter l’ironie de la situation, et surtout celle de la qualité des services de renseignements qui ne savent pas eux-mêmes démêler le vrai du faux. Alain Declercq réutilisera ces événements dans plusieurs photographies appelées Reconstitution de perquisition. Encore une fois, la réalité va nourrir le travail de l’artiste et révéler la fiction qui existe dans les logiques des sociétés de contrôle. Le film Mike  produit en 2005, parle des théories du complot qui ont été florilèges depuis 2001 et utilise cette iconographie pour réaliser une mise en scène, qui nous met face à notre rapport à la vérité. Dans ce film on suit le quotidien d’une sorte d’agent faisant le relevé d’événements ou de lieux (tel que le pentagone), de manière méthodique et précise. L’esthétique de la vidéo donne l’impression d’une prise sur le vif par un amateur. Le spectateur est ainsi embarqué dans une vision personnelle, assez froide et étrange avec très peu d’informations à sa portée pour situer le document. Toute cette esthétique rappelle fortement les romans d’espionnage, avec une intrigue dissimulée et un aspect documentaire fort. Ce film tente de nous parler entre autre de l’identité paranoïaque des sociétés occidentales, faites de répressions policières, de logique de surveillance et d’hyper sécurité. Et des peurs des populations de ces pays, peurs qui existent et sont utilisées par le pouvoir car exacerbé par des discours médiatiques, puis utilisées par ce même pouvoir. Et c’est là la force de ce film, de représenter

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l’objet de la peur. Alain Declercq exécute une mise en scène qui n’exclue ni l’existence réelle d’un complot (et donc de la peur de ce complot), ni la fictionalisation du complot (pour montrer la création de la peur qui n’existait pas). Bien sûr le fait que les autorités se soient autant « investie » sur le travail de l’artiste, permet de prendre la mesure du contrôle et de la liberté d’expression. Le travail d’Alain Declercq consiste a retourner le sens des informations et de s’opposer à la vision monolithique du pouvoir, relayée par les médias et les « forces de l’ordre ».

Imaginer d’autres modes de représentation pour mettre en défaut cette vision mono-

lithique, peut se faire sur d’autres modes de rendu. c’est le cas de Jean-Luc Moulène, utilisant plus la sélection comme vision et le sens historique de certains objets, il rend compte d’une réalité différente de celles communément admises. L’esthétique de la documentation peut nous amener à interroger la véracité de certaines informations ou leur existence même.


JEAN-LUC MOULÈNE

Jean-Luc Moulène est un artiste plasticien contemporain, vivant à Paris. Au sein

de son travail d’artiste, deux de ces projets intitulé Products of Palestine entre 2002 et 2003, ou encore  Objets de grève en 2001, nous proposent de porter notre regard sur des séries d’objets manufacturés dont les histoires les fait devenir porteur de sens.

Dans  Objets de grève Jean-Luc Moulène a sélectionné trente-neuf objets, pro-

duits dans différentes entreprises, leur point commun étant qu’ils ont été manufacturés pendant des périodes de grève. Les grévistes, détournant les moyens de production dont ils maîtrisent le fonctionnement, produisent les mêmes objets que d’ordinaire, à ceci près qu’ils sont marqués de slogans des grévistes tels que « Fabriqués par les travailleurs en lutte », « Relaxe », « CGT », etc. « Il y a des pratiques qui ne trouvent pas à se socialiser et qui n’ont d’autres recours que l’art, mais aussi des œuvres qui trouvent qui trouvent une fonction hors du cadre de l’art. »20

En montrant ces divers objets produits dans un but précis, l’artiste fait état de l’exis-

tant et de la force de ces productions. Ces objets sont des volontés politiques de la part de personnes engagées mais ayant des moyens de production limités : ils détournent naturellement leur outil de travail pour servir leurs discours. L’exemple le plus frappant est cet objet, un Chômageopoly un jeu de société faisant référence au célèbre Monopoly©, dont le but est d’écraser ses adversaires en obtenant un monopole, le contrepied produit par les travailleurs n’en est que plus fort.

L’artiste devient un passeur, un média qui à travers une sélection représente la réalité,

l’engagement et le discours d’un groupe de personne. En faisant part de l’existence de ces objets et en leurs octroyant une place en permettant de prendre du recul sur le contexte de production de ces objets, ils deviennent plus que des supports de discours. Ils deviennent des productions artistiques à part entière. Parce que ces objets retranscrivent la notion de revendication, de lutte sociale et confrontation aux règles du commerce, ces objets permettent une réflexion sur les notions de travail, de quotidien et de revendication. Nous sommes entourés d’objets manufacturés et issus de production industrielle, mais quel en est le coût social ? Et comment en transcender leurs significations ? Les objets peuvent ils dépasser le cadre de l’ordinaire, et celui de l’art ?

C’est l’histoire de ces objets qui en font des artefacts, d’un contexte et d’une période,

des récipiendaires d’une volonté, celle-ci tant artistique qu’engagée et vectrice d’identité.

Dans Products of Palestine, Jean-Luc Moulène réitère son action en choisissant

cette fois-ci des objets produits en Palestine. Leurs histoires sont liées à la politique et aux conflits existants entre l’État d’Israël et la Palestine et au contexte de la diplomatie internationale. L’autorité de Palestine (crée en 1993 et seul organisation reconnue par l’Organisation des Nations Unies en tant qu’autorité politique sur ce territoire, alors qu’il 20. Jean-Luc Moulène, propos recueillis par France Vallicioni et Paul-Louis Roubert, In Le bulletin, n°10, mars 2001, Société française de photographie (147e année).


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n’existe pas d’État de la Palestine) et plus précisément la Bande de Gaza, est régulièrement occupée par l’État d’Israël mais aussi l’Égypte. Il en résulte un certain nombre de contraintes et pressions sur la production et l’export d’objets manufacturés au sein des territoires de Palestine.

C’est une sélection de ces objets produits en Palestine qui sont passés au travers

de l’embargo économique sur lequel Jean-Luc Moulène nous propose de porter notre regard. Ces différents objets de consommation courante sont pris en studio de photographie en noir et blanc sous plusieurs angles, ils sont tous sur un fond blanc ou noir. Ce qui les différencie des objets de consommation occidentaux, c’est bien sûr l’emballage utilisant l’alphabet arabe ou abjad, ou le conditionnement (pour certains) qui marque l’appartenance à une autre culture. Et quelquefois ce sont les même produits, mais avec des écritures différentes ou avec un mélange de typographie occidentalle et arabe.

Un index nous permet de savoir quel emballage contient quel produit. Mais dans

la plupart des cas il n’est pas nécessaire. Grâce à la forme ou aux photographies présentes sur l’emballage on reconnaît aisément des tablettes de chewing-gum ou des gaufrettes en forme de cigarettes. Le type de produits de consommation choisis par Jean-Luc Moulène, sont assez communs car très mondialisés. Par exemple, dans la liste de ces objets pris en photographie par l’artiste, une canette de soda au cola (de la célèbre marque), des gommes à mâcher ou des gaufrettes. Ces éléments introduisent la notion de paradoxe dans cette série d’images à cause du contexte des territoires de la Palestine, en guerre périodiquement et abritant des organisations prônant notamment la lutte armée. Mais aussi diplomatique, car cela pose dans les faits la question de l’État Palestinien et de l’État Israélien. Et enfin la notion de mondialisation, dans un territoire dont une grande partie est assez hostile à l’occident (les groupes armés tel que le Hamas par exemple et les multiples appels à l’intifadah) de par son soutien à l’état d’Israël. Cela pose la question du visage de la mondialisation, de l’esthétique de ces produits, et aussi du paradoxe entre la revendication et les besoins de consommation des personnes. Finalement l’autre question que soulève cette série d’image, c’est celle de la place de la politique dans l’art. En montrant ces produits, Jean-Luc Moulène nous montre une réalité qui fait écho à une autre, une pluralité d’évènements et de contexte, qui en fin de compte est ramené assez poétiquement à un travail du regard.

Apprendre à regarder des objets ou des situations permet de faire une travail de dé-

cryptage, qui devient nécessaire quand il ne touche pas à notre culture ou à nos habitudes. Il en est de même pour certaines situations (relation sociale) ou au rapport à l’altérité. C’est la cas des relations hiérarchisées au sein du monde de l’entreprise qui sont soumis au conflit (prenant parfois des avatars singuliers comme chez Jean-Luc Moulène) et pourtant faisant parti du quotidien de tout un chacun. C’est le travail d’Alain Bernardini, faisant état de ses relations, et aussi de ses vides.


ALAIN BERNARDINI

Artiste plasticien Français vivant à Vitry-sur-Seine, Alain Bernardini a exercé de

multiples métiers avant de devenir artiste. De son parcours professionnel lui vient son discours sur le travail et son détournement, dans sa dimension quotidienne. Alain Bernardini a un parcours atypique, il fut « apprenti maçon, rien, homme de ménage, laveur de vitres, associé d’une entreprise de nettoyage, etc. »21. Rien d’extraordinaire quant aux sujets de son travail plastique et sa vocation d’artiste : le monde du travail. Alain Bernardini fixe son regard sur le monde de l’entreprise tel qu’il est établi en France, son identité et ses codes. Il met en exergue ses intérieurs caractéristiques du quotidien de nombreuses personnes, mobilier d’entreprise peu ergonomique, abondance de faux bois et de plastique ou matériaux industriels. Mais il met en lumière également les relations entre les membres d’une même entreprise, hiérarchie avec le patronat, vis-à-vis du travail, de la place dans l’entreprise et aussi entre ses employés.

« Le travail c’est la santé… », chantait Henri Salvador, qui continuait par un fort

lucide « …ne rien faire c’est la conserver ! ». Cette double déclaration frappée du bon sens contient toute la dualité de notre conscience d’un travail vécu comme à la fois nécessaire et aliénant. »22

Pour cela il adopte une approche qui n’est pas sans rappeler le documentaire, au

moyen de photographie et de vidéo. Mais ayant conscience que sa présence perturbe le déroulement « normal » d’une journée de travail ; il utilise également la mise en scène comme moyen d’interroger ce quotidien et ses relations. Les salariés participants sont volontaires ainsi que leurs entreprises respectives, privées ou publiques, et jamais de noms ne sont mentionnés dans les photographies. Ce n’est pas le travail qui est mis en scène mais bien plus, il n’y a pas de faux semblant ni de prise « sur le vif », c’est l’environnement, la position du salarié et les codes de son travail qui sont utilisés pour interroger le monde de l’entreprise. La production d’Alain Bernardini prend la forme de tirage en très grand format, où la taille des sujets correspond à l’échelle réelle de la taille du spectateur.

Dans VLAN, Alain Bernardini observe un groupe de jardiniers. Il utilise pour cela

une narration proche du roman photographique en noir et blanc. Le livre est constitué de plusieurs parties, chacune centrée sur un jardinier, une courte phrase introduisant son action ; par exemple « le deuxième jardinier trouve un caillou ». Son action très courte est prise à l’appareil photographique numérique et mise en page dans des cases à la manière d’une bande dessinée. La pixelisation des photographies ainsi que certaines exergues renforce l’aspect documentaire (« pelouse bien verte ») et redondante. Il n’y a pas de but bien défini et on découvre une volonté de représenter le moment et l’action se déroulant où l’artiste était en contact avec le groupe de jardiniers. Le découpage effectué par l’artiste est fragmentaire et court, ce qui rend le dispositif beaucoup plus sincère qu’on le croirait au premier abord. Là encore Alain Bernardini travaille à rendre une réalité, celle d’un groupe de jardiniers, et de retranscrire leurs moments et lieux de travail à 21. Alain Bernardini In le site du 104: http://www.104.fr/#/fr/Artistes/A45-Alain_Bernardini. 22. Anne Giffon-Selle Préface du livre d’Alain Bernardini et Jean-Charles Massera p.6.


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travers une vision. Pour finir il faut préciser que l’action se déroule dans des jardins, lieux de mise en scène de la nature dans les villes et qu’en annotations préalables il figure dans le livre « réalisé suite à la lecture d’une série de manga » ; cette note est un renvoi à la culture populaire japonaise, une lecture qui couvre toutes les facettes de cette société.

Dans un autre ouvrage intitulé C’EST PAS BIENTÔT FINI avec la participation

de Jean-Charles Massera dans un texte nommé PROPOSITION D’AMENDEMENT D’UNE NANA COMME MOI DES ARTICLES RELATIFS AU TEMPS DE TRAVAIL DE LA BOÎTE DE CE MEC, Alain Bernardini nous invite à observer la position de salarié choisi, au sein de différentes entreprises. Dans une série de photographies, portant le titre Tu m’auras pas…  (…étant un nombre) il prend en photographie des salariés, des portraits de travailleurs manuels, mais aussi des intérieurs professionnels intitulés intérieur…. Ces portraits sont mis en scène à la manière du jeu du chat perché, les sujets étant hissés sur leur outil de travail. On imagine dans ces postures de multiples significations, tout d’abord vis-à-vis du titre et de la notion de confrontation avec la hiérarchie, ensuite celle plus didactique du jeu, le jeu des espaces de travail, mais aussi du jeu de la photographie entre l’artiste et le salarié posant dans son milieu de travail, l’empêchant de travailler pendant un court instant, et figeant sa position de jeu dans une œuvre d’art. «  De toutes les dynamiques en jeu, le visiteur d’exposition peut deviner que le procédé de la mise en scène et son implicite transgression des usages prévienne tout rapt des images à l’insu des protagonistes : les prises de vues aussi rapides soient-elles, supposent une nécessaire complicité entre l’artiste et son « modèle . »23

Dans ces photographies la notion de comédie est forte, de par leur format à échelle un,

qui confronte le spectateur à ces mises en scènes. Ces espaces de travail, rempli d’outils, bureau ou d’étagères, d’utilité froide ou rebutante et avec d’extrêmes contrastes entre les tons gris (de parpaing) ou couleurs criardes des machines, et les visages presque résignés des sujets, dans l’attente avec une posture mi-active, mi-passive. Alain Bernardini permet aux spectateurs d’avoir le ressenti d’un espace et d’une situation avec un simple cliché. Ce sont des images intenses, des critiques du monde du travail, et principalement de leurs vides. Et ce sont ces vides qui rendent ces images incomplètes. Cette sensation de vide permet aux spectateurs de s’approprier ces espaces et de comprendre par la confrontation à ces images les notions d’identités par rapport au travail et de crise d’identité liée au monde du travail. «  Article L521-1.1 La conscience de renoncer à son développement personnel et de ne pas pouvoir s’approprier les résultats de sa présence dans l’entreprise ne rompt pas le contrat 23. Anne Giffon-Selle Préface du livre d’Alain Bernardini et Jean-Charles Massera p.7.


de travail, sauf faute lourde imputable à la nana qui en même temps ne voit pas trop l’intérêt de s’exciter pour vendre de plus en plus de ces petites merdes que t’accroche à ton rétroviseur pour désodoriser ta bagnole. L’envie de s’asseoir sur le chiffre d’affaire de ce mec qui s’excite pour vendre ses petits arbres ne saurait donner lieu de la part dudit mec qui s’excite à des mesures discriminatoires en matière de rémunérations et d’avantages sociaux. Tout licenciement prononcé en violation du premier alinéa du présent article est nul de plein droit. »

D’autres artistes ont décidé d’interroger le monde du travail, de sa hiérarchisation et

de ses vides. Martin Le Chevallier, quant à lui, utilise les notions d’interactivité et de participation du public, au sein de production interrogeant autant le rapport aux contrôles que celui entre la société et le sujet (c’est à dire le spectateur et l’œuvre).

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MARTIN LE CHEVALLIER

Martin Le Chevallier est un artiste contemporain qui joue sur les idéologies et les

mythes contemporains. Avec beaucoup d’esprit critique et d’ironie, il place souvent le spectateur face à la perception de ces mythes, par l’intermédiaire de pièces interactives (utilisant la programmation et les « jeux vidéo » notamment). Il commença par s’intéresser au monde de l’entreprise et à celui de la surveillance ; puis la société de consommation et la politique. Il en détourne régulièrement les idéologies contemporaines, ou plus simplement ces préjugés. En faisant participer le public, il fait écho à leur propre expérience, et réussit alors à évoquer une autre partie du sujet de son travail, peut être plus sérieux et avec plus de subtilité qu’au premier abord.

Dans Vigilance 1.0 Martin Le Chevallier propose en 2001 dans un jeu vidéo inte-

ractif, de dénoncer le plus grand nombre de délit possible en un temps limité. La perspective isométrique, l’esthétique colorée et l’aspect pixélisé ou enfantin, fait écho aux années 1980 et à une certaine notion d’innocence ou de neutralité. La surface de jeu est divisée en seize écrans, autant de caméras de surveillance que le « surveillant » devra observer et scruter pour dénoncer tout les délits possible dans des lieux communs (salle de classe, bureau, parc, etc.) , du proxénétisme à la vente de drogue, mais s’il se trompe il perdra des points pour diffamation. La neutralité (ou l’aspect enfantin) de l’esthétique du jeu vidéo est accentuée par la culture du score propre au jeu vidéo, et du coup l’abandon de l’esprit critique du joueur. En résulte une réflexion sur l’aliénation, et une volonté de pousser le participant à se positionner face aux règles et à leurs implications. De cette manière l’artiste questionne chez chacun de nous notre rapport à l’autorité et la soumission à la société. « Empêché d’exercer son esprit critique par l’appât du score, le joueur se trouve confronté à un paradoxe : il continue à se comporter en justicier implacable tout en comprenant peu à peu que jouer le jeu, c’est jouer contre le discours du jeu. »24

Mais ces questionnements il les pose également à sa propre activité d’artiste, no-

tamment dans son rapport au marché. En 2008, il réalise l’audit. L’artiste demande à un cabinet de consulting de réaliser une étude sur sa « performance artistique » afin de « mesurer ses chances de réussite ». L’ironie de la démarche laisse apercevoir une vision également ironique du marché de l’art ; où la valeur monétaire de l’art semble oublier la « valeur artistique ». Le fait de demander un audit de la part de l’artiste pose aussi la question de la place du travail de l’artiste dans le monde libéral et la culture de la rentabilité de celle du calcul entre carrière et engagement artistique.

Il ressort de cette étude que l’artiste doit remplir un certain nombre d’objectifs ciblés :

comme s’inscrire dans les réseaux les plus porteurs (l’international), se placer dans les dix artistes français les plus connus, ajuster le volume de production par rapport au marché, alimenter de manière continue la demande curatoriale, maintenir un haut niveau de pertinence artistique, stratégie de marque dès la conception, couverture médiatique, vendre aux collections privées et publiques, etc. 24. Présentation de travail, In site de Martin Le Chevallier; http://www.martinlechevallier.net/vigilance.html.


Avec beaucoup d’humour et un goût pour la mise en abîme (son travail constitue ici

de faire une demande auprès d’un organisme tiers, d’en présenter les résultats (mais aussi à travailler avec la notion d’absurde, puisque le spectateur en appréhendant ce travail devra se poser la question absurde de la valeur artistique) ; le résultat questionne autant les spectateurs que les personnes travaillant dans le monde de l’art : comment se positionnent les artistes face au marché de l’art et la capitalisation de leurs pièces ? Et où se situe la frontière entre production et valeur ?

« Après avoir confronté l’âge de l’artiste à son taux de notoriété, le consul-

tant lui a finalement indiqué que poursuivre son activité pourrait être pertinent s’il s’engageait dans une stratégie de développement artistique performante. La stratégie préconisée définissait les orientations esthétiques, conceptuelles et commerciales nécessaires, les aires géographiques de production, de promotion et d’exposition les plus porteuses et les options médiatiques et relationnelles optimales pour garantir à ses créations la meilleure implantation au sein du marché et de la postérité. L’artiste mit alors en œuvre la stratégie conseillée. »25

Le travail de Martin Le Chevallier utilise la stratégie de l’humour et celui de l’ironie

pour questionner nos rapports individuels avec la société. Cette stratégie s’avère efficiente dans la mesure où la confrontation bien que présente dans l’œuvre se retrouve questionnée et détournée ; ce qui permet une appréhension moins frontale et dur pour le public. L’un des premiers collectifs à avoir fait de cette approche sa « marque de fabrique » fut General Idea, un collectif canadien de trois artistes.

25. Présentation de travail, In site de Martin Le Chevallier; http://www.martinlechevallier.net/audit.html.

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GENERAL IDEA

General Idea est un collectif de trois artistes canadiens qui officièrent entre 1967 et

1994. Felix Partz, Jorge Zontal et A.A. Bronson créèrent ce collectif à Toronto, qui sous un vernis d’humour laisse paraître un questionnement complexe sur le rapport à l’art et aux mass-média. Ils prennent comme point de départ le collectif et la subversion des médias et l’humour (cette notion d’humour est d’ailleurs très liés à la culture du pays d’origine des artistes. L’humour de General Idea prend sa source et sa pleine compréhension dans l’humour canadien). Ils abordent avec une esthétique pop des sujets non-consensuels (parmi d’autres) tel que la crise du SIDA (deux des membres du collectif en sont décédés), ou le détournement de magazine populaire tel que LIFE. Ils choisissent l’humour et l’ironie comme un outil artistique, avec une conscience du sens de leurs choix et du contexte de leur production. Ils se nomment General Idea comme les initiales de G.I., l’acronyme ironique pour désigner un soldat américain (G.I. signifiant « Governement Issue » soit propriété du gouvernement), et ceci dans le contexte de la guerre du Vietnam. Ils décident de créer eux-mêmes leur identité et les stratégies par lesquelles on pourra percevoir leur travail. Cela leur permet d’exploiter toutes les fantasmagories possibles (la publicité, passage à la télévision, installation à grande échelle, production d’objets destinés directement à la vente, etc.) pour leur expression artistique et leur inscription dans la réalité. « La réalité courante n’était pas suffisante pour nous, ou nous ne nous sentions pas y appartenir, expliquent-ils dès leur début. Nous devions donc créer notre propre monde, qui était une sorte de parodie, le simulacre imparfait d’un monde parfait. » 26

C’est la dichotomie entre la perception de la réalité (le monde « parfait ») et leur vision

personnelle de la notion de réalité qui les poussera également à traiter de ce sujet grave avec ironie. Ils subvertissent et détournent la culture populaire, en créant FILE, ils reprennent les codes graphiques et plagient le magazine LIFE américain (qui intentera un procès à leur encontre). Comme un miroir de la publication originale, FILE (nommé « megazine ») se veut en être le reflet subversif et le définisse à sa fin comme « an alternative to the Alternative Press » (une alternative à la presse alternative). Ils veulent infiltrer, subvertir mais non détruire. Le magazine fait de tableaux chiffrés, ou d’adresses d’artistes, précèdera la culture du réseau, et portera un regard sur la culture populaire la plus actuelle, la détournant ou la subvertissant. «  We wanted to be artists and we knew that if we were famous and glamorous we could say we were artists and we could be… We knew Glamour was not an object, not an action, not an idea. We knew Glamour never emerged from « nature » of things. There are no glamorous people, no glamorous events. We knew Glamour was artificial. We knew that in order to be glamorous we had to become plagiarists, intellectual parasites. »27 26. In le site du monde: http://www.lemonde.fr/culture/article/2011/02/16/general-idea-l-art-delicat-de-l-infiltration_1480955_3246.html. 27. « Nous voulions être artistes et nous savions que si nous étions connus et glamour nous pourrions dire que nous étions artistes et qu’alors nous serions... Nous savions que le glamour n’était pas un objet, pas une action, pas une idée. Nous savions que le glamour n’a jamais émergé de la nature des choses. Il n’y a pas de personnes


L’un de leur projet tardif fut d’utiliser l’esthétique de l’infection, en faisant formelle-

ment référence à la crise du SIDA. Une des images les plus marquantes de ce travail est le détournement du tableau  LOVE  de Robert Indiana et d’en reprendre code et couleur et d’en remplacer l’inscription par AIDS. Ils détournent le sens originel auquel ils font référence tout en le confrontant à la réalité de leur époque. Ils utilisèrent notamment cette image comme papier peint pour parasiter des copies d’œuvres du Bauhaus ou des peintures de Mondrian (l’installation sera appelée  Infections en 1994). De cette manière, ils montrent comment un virus peut également se répandre dans le monde de l’art et en transformer la perception (on peut également parler ici de l’effet de mode). Ils utiliseront aussi l’esthétique de la pilule, détournant la forme à la fois organique et plastique, (dans une installation nommé One Year of AZT and One Day of AZT en 1991) jouant sur l’échelle ou l’accumulation comme objet de la culture « pop », mettant en scène à la fois la récupération d’une esthétique, mais également d’un sujet politique et sociétal par une culture.

General Idea sont parmi les premiers artistes à avoir utilisé le contexte politique et

sociétal, l’intégrant à leurs productions et en utilisant leur propre langage et fantasmagorie. Il faut se souvenir alors du contexte d’une telle période, (les années 1970), pour en prendre la mesure. Bien que compréhensibles en dehors du contexte leur production s’en trouve alors porteuse de bien plus de poids. À la même période, d’autres artistes choisissent une confrontation plus directe avec la politique et la société occidentale. C’est le cas de Martha Rosler une artiste féministe issue des mouvements de contestation des années 1970, ou encore de Chris Marker.

glamour, pas d’événements glamour. Nous savions que le glamour était artificiel. Nous savions que pour être glamour nous devions devenir plagiaire; des parasites intellectuels. » In FILE GLAMOUR issue: http://www. aabronson.com/art/gi.org/artforum.htm.

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MARTHA ROSLER

Martha Rosler est une artiste contemporaine vivant à New-York. Active depuis les

années 1960, elle questionne plusieurs médiums, tels que le photomontage, la photographie, la performance, l’écrit et la vidéo. Pendant son adolescence, elle s’engage dans les mouvements pour les droits civiques et les manifestations antinucléaires. Puis, au début des années 1960, elle adhère aux idées de la gauche new-yorkaise et le mouvement antiguerre. De manière indirecte et personnelle, elle interroge les notions de modernisme et d’engagement, de la culture de masse ou du féminisme.

Elle explore également le vernaculaire, la notion de quotidien, dans Semiotics of the

Kitchen (video, 1975). Comme dans le cadre d’une émission culinaire elle se met en scène dans le personnage de femme au foyer, remettant en scène le lexique des ustensiles de cuisine, exagérant leur utilisation avec agressivité. Les ustensiles représentent l’instrumentalisation qui est faite de la femme au foyer, l’anonymat de la figure, le stéréotype de celle-ci et la mise en scène de sa différence : « […] Vous savez que la cuisine est souvent comparée à la nature morte. Je trouve ça drôle puisque la plupart des natures mortes sont de toute façon des peintures d’aliments. C’est un peu comme comparer une personne avec son propre portrait ou sa photographie. Et les gens disent aussi, « elle est belle comme une image »28 Les productions de Martha Rosler la placent de fait dans un espace entre le monde de l’art et l’activisme. La notion de politique qu’elle développe à travers différents mediums, est destinée à toucher un large public au travers des notions de quotidien, d’espace personnel et d’identité culturelle. « Je sais que le monde de l’art ne suffit pas et j’essaie de faire en sorte que mon travail soit accessible au plus grand nombre de gens extérieurs au monde de l’art que je peux atteindre. Les produits culturels ne pourront jamais apporter des changements substantiels à la société, mais ils sont indispensables pour soutenir tout mouvement qui travaille à construire des changements. »29

Je parlerais ici plus particulièrement de la série Bringing War Home (« ramener la

guerre à la maison »). Dans cette série elle interroge les relations entre médias et espace de vie (foyer), mais aussi confort et violence. Commencés en 1967 jusqu’en 1972, ce sont vingt photomontages qui mettent en relation le fantasme du confort américain et la violence spectaculaire des images de la guerre du Vietnam dans les magazines.

C’est dans Bringing War Home : In Vietnam que le choc est le plus saisissant ; elle

place des scènes de guerre dans les salons « cosy » de la middle-class américaine. Les collages sont réalisés à partir de deux magazines, LIFE  et ses photo-reportages « choc » sur la guerre du Vietnam, et House Beautiful  un magazine de décoration où l’intérieur américain est fantasmé. Le fait de rapprocher ces deux discours est un acte politique puisque l’artiste réunit des pensées qui sont habituellement séparées par les médias. 28. Martha Rosler, The Art of Cooking, In Catherine de Zegher (éd.), Martha Rosler: positions in the life world, op. Cip., p. 196. 29. Martha Rosler, For an Art against Mythologyof Everyday Life, In Martha Rosler , Decoys and Disruptions: selected writings , 1975-2001, Cambridge(Ma.) et Londres, The MIT Press, 2004, p.8.


Elle révèle ainsi la dichotomie de la société américaine des années 1970, qui consiste à séparer les informations et elle s’engage alors dans le mouvement anti-guerre. Son travail se fait également l’écho du féminisme . De la même manière qu’elle utilise des intérieurs de foyer américain, elle utilise et retourne par extension l’idéologie qui consiste à placer la femme comme régisseuse du foyer. Elle place donc la lutte des sexes (la guerre intérieure) face à la guerre ayant cours à l’extérieur. « Je préfère poser des questions. Évidemment, si un travail se met à poser des questions, la première chose à éliminer, c’est la notion de clôture. »30

Martha Rosler est consciente de l’importance d’une stratégie dans la réalisation et

la diffusion de ses images. Elle commencera d’ailleurs à les distribuer à un public large sous forme de cartes postales. La série Bringing War Home sera diffusée dans divers journaux subversifs et féministes pendant les années 1970. Mais c’est aussi dans la réalisation de ses images qu’elle emploie une stratégie, utilise le photomontage à partir de magazines accessibles aux plus grand nombre et en sort un nouveau sens. Mettre en scène le quotidien et la violence d’un événement lointain mais lié (la guerre de la société américaine contre le communisme). Martha Rosler travaille un système de représentation, ce système créant une idéologie. Mais c’est également son sujet, elle travaille l’idéologie avec comme objectif d’en créer une nouvelle ; en utilisant ici la dichotomie entre la réalité et les mythes de la société.

Son engagement se situe sur plusieurs fronts : d’une part sur celui de l’engagement et

la production d’images avec un matériel politique, d’autre part sur sa diffusion et la volonté de viser un large public ; et ensuite sur le déplacement de sens et la création d’un « front intérieur ». La création d’un nouveau sens va aussi avec le positionnement du spectateur par rapport à l’image et son contexte. Avec Bringing War Home Martha Rosler vise à confronter les spectateurs à leurs réalités fantasmées. Et c’est le contexte qui renforce l’effet de cette dichotomie; entre intérieur meublé, mais froid et sans présence humaine, et personnages pris dans la tempête de la violence ; ou inversement, elle fait porter le sens de l’image par les personnages, et le contextualise dans la vie de tout les jours des spectateurs. Dans ces photomontages, les personnages dans les foyers sont aveugles à ce qui se passe derrière leurs fenêtres, et quand rentre la violence chez eux, les pièces sont vides. Elle rend visible le mutisme d’une partie de la société, et aussi le fait que certains médias aveuglent l’opinion publique par des mythes artificiels et une foi aveugle dans le confort. Elle réussit à mettre en lumière la schizophrénie d’une société. C’est en désamorçant les mythes artificiels de la société américaine des années 1970, que Martha Rosler réussit à démonter ces « systèmes de signes » qui créent un « appareil d’information » utilisé par la société et finalement en montrer les contradictions. Mais son engagement n’est pas aveugle, et c’est en partie parce qu’elle questionne ces 30. Craig Owens, On Art ans Artists: Martha Rosler, in Profile, Chicago, video data bank, vol.5, n°2, printemps 1986, p.2.

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contradictions qu’elle peut les mettre en distance avec leur contexte habituel et celui de l’activisme. Voilà ce qu’elle répondait lors d’une discussion : « Benjamin Buchloch : Qu’impliquerait le fait d’être adéquat ? L’activisme ? Martha Rosler : L’activisme n’est pas un système de représentation. Vous devez vous interroger. Et la réponse est qu’il existe fondamentalement une incommensurabilité entre l’expérience et le langage. Je pense qu’aucun système de représentation n’est adéquat. »31

À partir de 2003 Martha Rosler reprend la série des Bringing War Home dans une

nouvelle série (New Series) ayant pour contexte celui de la guerre en Irak. Globalement Martha Rosler travaille toujours par découpage (même s’il arrive maintenant qu’elle utilise l’informatique pour redimensionner ces éléments) comme dans les années 1960. Reprenant les mêmes systèmes de représentations, mais cette fois-ci en y intégrant des éléments actuels, tels que téléphone portable, personnage ou effet visuel issus de la publicité et intérieur design, mais aussi images de ruines, de guerre. Le fait de reprendre cette série nous informe sur deux choses : que l’engagement ne s’arrête pas avec la fin d’un conflit (puisque en 2003 la seconde guerre du Golfe est officiellement terminée), et qu’il existe des analogies évidentes entre les guerres du passé (le Vietnam) et la guerre actuelle. La dichotomie toujours existante est aujourd’hui renforcée par la technologie, par une information circulant encore plus vite et des phénomènes éphémères de mini-scandale (cette militaire américaine Lynndie England tenant en laisse un prisonnier Irakien) tout aussi vite oublié. Un autre nouvel élément présent dans ces nouveaux photomontages est que le système de représentation du commerce y a une place plus importante, et aussi celui de « nettoyer ». La position de la femme vis-à-vis du foyer et de la guerre reste quant à elle inchangée par rapport à la situation d’il y a trente ans.

Contemporain de Martha Rosler, l’artiste allemand Haans Haacke, a fait lui aussi

de son travail une arme politique. Mais pour sa part il a décidé comme les membres de l’ART WORKER COALITION de faire de la critique des institutions culturelles et de leurs liens avec le marché de l’art, ainsi que de l’aliénation de la liberté des artistes qui en découle, le fond de sa recherche et de son engagement.

31. In Sur/Sous les pavés, Martha Rosler p.149.


HANS HAACKE

Né en 1936, de nationalité allemande et américaine, Hans Haacke est un artiste qui

dès les années 1960 fit de la critique des institutions et de la remise en cause du système politique et social occidental son principal travail. Celui-ci l’amena directement à prendre pour cible des politiques dans ses œuvres, en opposition ceux-ci, aux moyens de pressions économiques, ont plus d’une fois été censurées par les musées. En 1971 son oeuvre Shapolsky et al. Manhattan Real Estate Holdings, A Real Time Social System, as of May 1, 1971, censée être exposée au musée Guggenheim est annulée de façon brutale, car il y attaque Harry Shapolsky, agent immobilier sulfureux mécène du musée (son exposition était composée de photographies représentant des façades d’immeubles de New-York, taudis ouvrier de Harlem et du Middle East). « Pour éviter la censure, les institutions et les artistes qui cherchent des fonds publics sont désormais contraints d’exercer l’auto-censure. On sait bien que l’auto-censure est souvent plus efficace que la censure ouverte. Elle ne laisse pas de traces déplaisantes »32.

En 1990 Hans Haacke réalise Helmsboro Country. Ce travail constitue une cri-

tique politique d’un événement d’actualité. En effet, avec ironie, l’artiste réalise un paquet de cigarettes, copie de Marlboro© d’une taille de deux mètres de long avec dans le blason, la photographie du portrait du sénateur Jesse Helms. Ce sénateur conservateur et fondamentaliste venant de l’extrême droite, qui lutta contre l’avortement ou la prévention du sida. Il fit passer une loi au congrès américain qui interdisait aux établissements publics de soutenir les œuvres pouvant être considérées comme obscènes. Ce sénateur est également soutenu économiquement par Philip Morris, à qui la marque Marlboro© appartient (et dont le comité exécutif subventionne l’art dit « respectable »). « Il semble que le sénateur Jesse Helms nous a appris des choses, à nous artistes, et aussi à tous ceux qui s’intéressent à l’expression libre. Il nous a rappelé que les produits artistiques ne sont pas uniquement des marchandises ou un moyen de se faire un nom comme on le croyait dans les années 80. Ils représentent un pouvoir symbolique, un pouvoir qui peut être mis au service ou de la domination ou de l’émancipation, et, par là, un enjeu idéologique avec des répercussions importantes dans la vie quotidienne. Helms nous a forcés à prendre conscience du fait que la libre expression – alors qu’elle est garantie par le Bill of Rights – est loin d’être assurée sans la vigilance d’un public prêt à la défendre »33.

Sur le paquet on peut lire « 20 Bill of Rights » (vingt déclaration des droits), de cette

façon il signifie que le mode de consommation capitaliste annihile et absorbe la défense de nos droits fondamentaux; mais il fait là encore la critique de l’industriel en noyant les consommateurs (la firme de Philip Morris envoyait gratuitement aux citoyens américains des exemplaires de la déclaration des droits, ses logos estampillés dessus). Dans son tra32. Hans Haacke In LIBRE-ÉCHANGE, Pierre Bourideu et Hans Haacke, p.15. 33. Pierre Bourdieu, In idem, p.12.


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vail on pourra remarquer l’engagement direct de l’artiste et son insertion dans une réalité politique actuelle. Contrairement à d’autres acteurs du monde culturel, Hans Haacke prend le risque de critiquer un politique et de ce fait mettre en péril sa carrière artistique. C’est d’ailleurs plus ou moins ce qui se passa puisque pendant les années 90, il exposa en Europe, où son engagement était peu mieux perçu.

En 1994 Hans Haacke décide de rédiger un livre de conversations avec le philo-

sophe Pierre Bourdieu, qu’il connut au cours des années 80. Ce livre intitulé LIBREÉCHANGE, est à la fois un retour rétrospectif sur le travail de l’artiste, et un questionnement sur les mécaniques sociales et culturelles ainsi que leurs compréhensions. Celui-ci revient sur l’engagement des artistes, son indépendance face aux marchés et son autonomie vis-à-vis du mécénat. Pointant du doigt le fait que beaucoup d’artistes, pour légitimer leurs pratiques se son désinvestis totalement de la question politique, ou de l’action de prise de conscience. Ils effectuent également un retour sur les nouvelles relations se tissant entre le social, les médias et le monde politique. La complexité de ces relations et la légitimité que ces « nouvelles » symbolique politiques semblent vouloir acquérir. « Dès maintenant, les philosophes et les savants sont victorieusement concurrencés, dans leur effort pour dire vrai à propos du monde, et tout particulièrement à propos du monde social, par les journalistes. Ceux-ci ne se contentent plus de diffuser l’information ; ils entendent la produire. Et de fait, ils sont en mesure de « faire l’événement », comme on dit, d’imposer, au jour le jour, des sujets de discussion, de réflexion, et les réflexions obligées sur des sujets imposés. Jamais le moralisme et le conformisme ne se sont imposés avec autant de violence, et de constance, à travers la télévision, et il est significatif que les prix littéraires couronnent de plus en plus souvent des journalistes, ainsi confirmés dans leur rôle de maîtres à penser du pauvre ; ces mêmes journalistes qui occupent les premiers rangs dans la liste des best-sellers (qui est aujourd’hui à l’édition ce que l’audimat est à la télévision) avec leurs biographies d’hommes politiques, leurs témoignages de valets de chambre des grands hommes ou leurs pamphlets minables sur les affaires d’art ou de culture »34.

On pourra aussi remarquer un fort questionnement sur la question de l’activisme et du

travail de la forme ; après le constat qu’une certaine partie du public sera plus réceptive à la forme et une autre aux informations délivrées par l’œuvre. De ce constat l’importance de créer des supports pour articuler des pensées non-formulées encore, ou la critique plus subversive. « Comment nier que, parmi les transgressions dont nous nous sentons solidaires lorsqu’elles sont attaquées par les bien-pensants, il en est qui ne mettent rien en question vraiment, ni sur le plan esthétique ni sur le plan politique ? »35. 34. Pierre Bourdieu, In LIBRE-ÉCHANGE, Pierre Bourideu et Hans Haacke, p.39. 35. Idem, p.23.


Le Temps Historique



La contestation et son esthétique sont issues de deux principaux éléments qui la

constituent : la notion de temps, et celle d’utopie. Celle du temps est lié au fait d’admettre une réalité temporelle liée à certains évènements auxquels on se réfère et que l’on veut remettre en cause. Celle de l’utopie fait référence à un idéal de vie et de société, inatteignable de par sa définition (celle de l’utopie), mais à laquelle on peut néanmoins rattacher une force motrice, une pensée ainsi qu’une remise en cause de ce qui est déjà et communément établi (un temps arbitraire). «  Le temps irréversible est le temps de celui qui règne; et les dynasties sont sa première mesure. L’écriture est son arme. Dans l’écriture, le langage atteint sa pleine réalité indépendante de médiation entre les consciences. Mais cette indépendance est identique à l’indépendance générale du pouvoir séparé, comme médiation qui constitue la société. Avec l’écriture apparaît une conscience qui n’est plus portée et transmise dans la relation immédiate des vivants: une mémoire impersonnelle, qui est celle de l’administration de la société. « Les écrits sont les pensées de l’État; les archives sa mémoire » (Novalis). »1 Guy Debord, la Société du Spectacle

Histoire, société et mémoire, sont trois notions à la fois liées et qui pourtant ne portent

pas la même signification pour moi une fois séparés. La mémoire est une connaissance vivante d’un fait ou d’une période, qui peut devenir le support d’une prise de conscience mais surtout permettre aux personnes d’établir une base pour leur propre expérience. La société est un liant, qui tente de tisser des liens et de placer les individus les uns par rapport aux autres, parfois de manière juste et parfois de manière arbitraire. Enfin l’histoire c’est (effectivement) l’écriture dans le temps de faits qui « paraissent » intéressant à posteriori, mais d’un certain point de vue (mon histoire personnelle n’a pas la même écriture qu’une autre). Et quand il s’agit d’une société entière, la sélection des faits donne un sens au temps, ou l’on pourrait dire l’écriture de l’histoire dans un certain sens. Tout les faits ne sont pas historiques, mais les faits considérés comme historiques ne le sont pas pour tout le monde. Il existe donc une dichotomie entre la perception du temps écrit et du temps provoqué pour ses besoins. Dans cet ordre d’idées la mémoire, l’Histoire et la société se télescopent avec les notions de temps et d’utopies : il existe une oscillation entre acceptation et remise en cause des ces différentes données, ce qui amène à la perception de plusieurs réalité. « Les possesseurs de l’histoire ont mis dans le temps un sens: une direction qui est aussi une signification. »2

Créer sa propre histoire, c’est déjà contester l’écriture de celle qui est admise et mettre

en doute (non pas la véracité) l’importance du choix, ou la vision d’un événement. Appeler des références, des faits ou des personnages qui ne sont pas cités dans les livres 1. Guy Debord In La Société du Spectacle, p130. 2. Guy Debord In La Société du Spectacle, p131.

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d’Histoire (mais qui existent quand même), permet de remettre en cause une pensée qui voudrait que tout soit figé.

Et c’est bien la réification, ou le processus de rendre historique des faits, contrairement

à celui de faire appel à la mémoire et au ressenti qui est devenu aujourd’hui la norme de nos sociétés. Toute information est classée puis catégorisée par différents groupes d’individus (médias, politique, hiérarchie au sein des entreprises, etc.), ce qui créée la hiérarchie, sinon le climat d’une société. Et c’est cette atmosphère que certains artistes remettent en question au travers de leur pratique. C’est également ce à quoi fait référence 1984  de George Orwell, qui pose la question assez simple de la possession de l’histoire par les gouvernants, qui vont jusqu’à sa ré-écriture. L’utopie du livre 1984 est non pas de montrer comment renverser un système, ni de créer une société, mais bien de montrer comment l’utopie est elle-même détournée par nos sociétés (le personnage du livre finit par admettre le bien fait du système fascisant de la ré-écriture de l’histoire et de la manipulation de la population y compris de ceux qui s’y opposent).

Il faut sans cesse questionner notre perception du monde et de ses différentes réalités,

remettre en question ses acquis et ses différentes temporalités. Ré-inventer des modes de représentations, si ceux existants ne nous conviennent pas ou font référence à une réalité historique à laquelle on s’oppose ; c’est ce qu’on essayé de faire Les Constructivistes de 1919 à 1932 ; et ils peuvent pour cela pris en exemple, pour avoir proposé des formes inédites et une vision originale, mais aussi de s’être confrontés à l’autorité politique.


CONSTRUCTIVISME

En 1919 a lieu la révolution d’octobre, menée par Lénine et le parti bolchévique. Ils sont

communistes et renversent un état monarchiste dirigé par Nicolas II, le Tsar de Russie3. Le parti bolchévique est soutenu par le peuple, mais celui-ci en très grande majorité est illettré. Il a donc besoin de symboles et de slogans pour communiquer avec sa base ; c’est pourquoi de nombreux artistes vont répondre à l’appel révolutionnaire. Parmi les symboles choisis par le parti, il y a le drapeau rouge, symbole de la lutte des travailleurs tout au long du XIXe siècle4, et plus spécifiquement celui des communistes la faucille représentant la paysannerie, le marteau représentant le mouvement ouvrier, et enfin l’étoile pour l’armée rouge. Une guerre civile s’engage et la réponse au besoin immédiat est la création des fenêtres Rosta créées par l’Agence télégraphique russe, ces affiches imprimées en chromo-lithographie appuyées par des textes et slogans qui donnaient les dernières nouvelles du pays5, pouvaient être tirées jusqu’à 50,000 exemplaires. Le poète Vladimir Maïakovsky qui participa à leurs réalisations, nous éclaire sur leur importance ; « Cela voulait dire, écrivait-il, qu’un petit groupe de peintres servaient une nation de 150 millions d’habitants. Cela voulait dire que les informations qui arrivaient par télégramme étaient immédiatement transposées en affiches, et que les décrets étaient rédigés en vers, qu’avant d’aller combattre, les hommes de l’Armée rouge regardaient des affiches, et que ce n’étaient pas une prière qu’ils avaient sur les lèvres mais un slogan »6. L’affiche devient un moyen de communication privilégié pour le pouvoir et les artistes russes. Il y a une autre raison de l’adhésion des artistes au mouvement bolchévique, c’est cette volonté de remplacer l’iconographie bourgeoise classique, qui a été prédominante sous le règne du Tsar, par une conception avant-gardiste initiée par le cubo-futurisme et le suprématisme.

Cela tombe bien car le nouveau pouvoir a besoin d’une identité pour à la fois se diffé-

rencier de son prédécesseur mais aussi persuader les masses du bien fondé de leurs démarches. Les artistes quant à eux ont besoin d’une autonomie d’expérimentations tout en voulant être utiles à la société. Ils mirent alors l’accent sur la « beauté inutile » de tous les arts bourgeois, prônant la « sincérité des compositions de biens matériels » nécessaires dans la vie de tout prolétaire. Ils furent les premiers à lancer le slogan de « l’art dans la production ».7 Ces mouvements englobaient les frères Stenberg, Vladimir et Georgi, mais aussi Konstantin Medounetski, Alexandre Naumov, Nikolai Prusakov, et beaucoup d’autres qui se mettaient consciemment au « service d’un mode de vie communautaire imposé par le pouvoir soviétique. »8

S’instituant en ateliers et en écoles les Constructivistes9 commencent leurs travaux

3. Tsar signifierait monarque Russe viendrait de César. 4. Le drapeau rouge été utilisé comme symbole de la Commune de Paris en 1871, M. Dommanget, Histoire du drapeau rouge, Le Mot et le Reste, Marseille, 2006 (réédition). 5. Les fenêtres Rosta sont elle mêmes inspirés de la tradition du Loubok, sorte de petit conte à partir de gravure sur bois à l’impression très brillante, comportant une narration en image et de nombreux phylactères. 6. In Affiches constructivistes russes 1920-1940, p.15. 7. Idem, p.42-43. 8. Idem, p43. 9. « le peintre Vladimir Tatline ajoute une troisième dimension à ses peintures, inaugurant le constructivisme. C’est après avoir rencontré Picasso à Paris que Tatline adopte la méthode cubiste en intégrant à ses peintures


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de recherches dans tous les domaines graphiques, dans une volonté d’art révolutionnaire et socialiste. Il en va de la réalisation d’affiches pour le pouvoir, d’affiches de film et de réclames, décors de théâtre etc. Les Stenberg voient dans les affiches « les premières œuvres expérimentales de propagande » et « l’expression spatiale et matérielle du communisme ». Ces déclarations datent de 1922, début de la N.E.P. (nouvelle politique économique) de Lénine ; les Stenberg pouvaient alors parler avec réalisme de mettre « l’industrie russe sous la bannière du constructivisme et de lui trouver une signification dans le marché mondial ». Le Constructivisme proclame clairement le passage de l’art vers le design, apportant plus directement son soutien à la révolution »10.

Au cours de la décade de 1920, la marge de manœuvre va progressivement se réduire,

pour qu’en 1932 la résolution du TSK VKP (l’académie communiste) édicte ce que sera bientôt le réalisme socialiste et l’éviction des Constructivistes de la culture au milieu des années 1930. L’affiche est l’un des médiums privilégiés. Une partie d’entre elles font la part belle aux photomontages, d’autres à l’illustration et certaines encore à l’abstraction. Chaque artiste développe son style mais pourtant s’intègre et s’adapte aux convictions constructivistes. La prépondérance de l’architecture et la présence de couleurs fortes démarquent toute la production de cette période (en raison d’une impression en chromolithographie, faisant la part belle aux aplats et aux formes géométriques et l’utilisation de la typographie en caractère imposant en raison de l’alphabet cyrillique).

Au début les affiches étaient commandées par l’État, puis pour le cinéma Russe de

l’époque et enfin pour les besoins commerciaux et industriels du pays : « À l’exception des chefs d’État, les personnages sont rarement représentés seuls. La représentation de deux ou trois personnages côte à côte est supposée évoquer la solidarité révolutionnaire, en marche vers un avenir meilleur. La reproduction des mêmes hommes pour créer un effet de foule suggère la responsabilité civile collective du gouvernement. En reproduisant la même locomotive dans des formats différents, Kloutsis donne une représentation graphique particulièrement vivante des statistiques liées au transport. L’augmentation de l’échelle ou de la taille est censée montrer les réalisations de la révolution. Un autre procédé consiste à disposer de petites images à l’intérieur d’une forme plus grande,[…] Les flèches sont une figure récurrente, ainsi que les lignes qui se terminent en pointe pour désigner des éléments importants. Les chiffres en gros caractères, inévitables lorsqu’ils sont associés au plan quinquennal, sont utilisés pour attirer l’attention ou mettre en valeur un fait. La couleur joue un rôle mineur dans les affiches politiques. Non seulement l’impression en deux couleurs, noir et rouge, était moins coûteuse, mais l’absence de fioritures provoquait un impact plus direct. Après le noir, le rouge est des fragments de matériaux hétérogènes. Dans les œuvres qu’il réalisa par la suite, certains éléments sortent littéralement du cadre. Poussant ce procédé plus loin, il crée des structures en relief qui sont suspendues dans l’espace. Ces constructions prennent ensuite un tour plus architectural, proches du design industriel, comme des maquettes littérales et symboliques du futur. » In Idem, p.21. 10. Idem, p.22.


la couleur d’impression traditionnelle. Outre ses liens historiques avec le socialisme à travers le drapeau rouge, le rouge renvoie aussi à la présence divine dans l’art de l’icône »11. L’affiche devient un des moyens privilégiés de communiquer avec les masses comme le sont les films d’Agit/Prop et le théâtre.

Les films d’Agit/Prop d’Eisenstein ou de Dziga Vertov par exemple, ont besoin

d’affiches pour assurer leurs promotions. Les artistes en charge de ces affiches reprenaient souvent des images de la production, en faisaient des agrandissements, et les retravaillaient au crayon lithographique, en augmentant le contraste ou accentuant un détail. C’est un événement, un acteur ou un fait marquant qui constitue le sujet de l’affiche, mis en valeur par la couleur et la mise en page. Le photomontage est utilisé pour qu’elle ait l’air aussi vivante que les films, et l’illustration pour qu’elle garde son style propre tout en participant au succès du film. Et ces affiches étaient très diversifiées. Deux affiches sur le même sujet pouvaient être radicalement différentes, comme celle sur le cuirassée Potemkine (de Sergueï Eisenstein) des frères Stenberg ou de Rodtchenko. C’était également une volonté pour l’état de mettre en avant le pouvoir éducatif du cinéma d’Agit/Prop. « En 1920, la Russie était un vaste pays constitué de groupes ethniques parlant plusieurs langues. Seuls deux adultes sur cinq savaient lire. Les films, encore muets à cette période, étaient des instruments extrêmement efficaces pour mener campagne contre l’illettrisme et éduquer les masses à la politique. »12

Au centre du débat, la question se pose sur l’utilité et l’utilisation de la force de produc-

tion des artistes, et de l’éducation pour les masses, mais aussi les recherches formelles au sein de l’art révolutionnaire. Choses qui ne touchent pas forcément la population, puisque celle-ci subit une famine au cours des années 1921-1922. « Dans nos conditions d’extrême pauvreté, alors que chaque mot imprimé coûte très cher à des centaines de millions d’habitants, comment peut-on encore penser organiser des débats festifs sur des affiches suprêmes, constructivistes ou encore impressionnistes dont nous pourrions avoir besoin ? ». Une telle remarque reflète les réalités que connaît la Russie à cette époque. C’est certainement la raison pour laquelle les grandes et massives affiches furent quasi-systématiquement retirées ou recouvertes, à Moscou, par des S.D.F., comme le rapporte un magazine spécialisé en 1925. »13

Le contexte change. Avant 1932 les membres du mouvement Constructiviste avaient

une certaine liberté de traitement et s’intéressaient à la force du rendu et les matériaux ou techniques à utiliser. Mais à partir du moment ou une censure étatique a été appliquée (alors qu’auparavant une sorte de censure professionnelle avait lieu entre les artistes) par une commission « culturelle » ; et que les affiches devaient répondre à des normes et un intérêt purement propagandiste, le style vivant propre aux affiches commença à disparaître. « L’exigence capitale et première pour une affiche est la délimitation politique et

11. In Affiches constructivistes russes 1920-1940 p.27. 12. Idem, p.33. 13. Idem, p.51.

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idéologique. Son contenu doit propager nos réalités dialectico-matérialistes »14

Bientôt certains artistes seront obligés de s’exiler ou se feront assassiner pour ne pas

avoir suivi la ligne du parti, ou tomberont tout simplement en disgrâce, ne répondant plus aux normes du socialisme réaliste. Ce sera le cas de Kloutsis, ou Eisenstein.

« Cette résolution fut dès lors mise au service des planifications du parti et

dirigea la lutte contre les ennemis intérieurs. L’affichage publicitaire commercial, industriel, cinématographique et théâtral se devait d’être de nature propagandiste et, les problèmes liés à la recherche de formes nouvelles, d’une originalité linguistique propre à l’affichage, d’une reconnaissance de styles graphiques intéressants et de particularités normatives, qui préoccupaient les maîtres constructivistes, disparurent pour longtemps de la vie artistique russe. »15

Ces artistes qui en Russie entre 1919 et 1932, avaient cru en une utopie révolution-

naire et a une nouvelle place pour l’art au sein de la société ont déchanté. Et ils se sont fait manipuler à juste titre par un pouvoir central. Soumis au changement de direction ils ont du abandonner leurs engagements artistiques. On pourrait croire que ces artistes poursuivaient une illusion, et c’était peut-être le cas puisque ils ont participé à rebâtir un pays. Mais l’utopie ne peut pas constituer en un but à atteindre ; en tout cas pas dans le contexte de l’esthétique de la contestation. Sinon il ne resterait plus qu’à suivre l’exemple de Vladimir Maïakovsky (le poète constructiviste), qui s’est suicidé aussi à cause de cette sensation de trahison. En même temps que les Constructivistes en URSS, il existe une figure de la contestation directe et radicale en Allemagne : John Heartfield, qui inspirera certains Constructivistes, mais surtout militera toute sa vie contre le fascisme et en faveur des travailleurs.

14. Idem, p.63. 15. In Affiches constructivistes russes 1920-1940, p.63.


JOHN HEARTFIELD

John Heartfield est une figure inévitable quand nous nous intéressons à l’expression

individuelle face à un courant dominant et oppresseur. Il est plus qu’un contestataire, c’est un vrai militant, un combattant dont les armes sont ses photomontages et son objectif la propagande, l’agitation au cœur de son ennemi. Et c’est l’intégralité de son parcours qui est remarquable ainsi que ses aspirations et la manière dont il les utilisa.

Helmut Herzfelde (de son vrai nom) est né en Allemagne en 1891 et mort en 1968.

Son frère Wieland Herzfelde aura également son importance dans ses choix et la diffusion de ses photo-montages. Il anglicise son nom pour protester contre la nationalisme allemand16 et le pangermanisme, c’est aussi ce que fait Georg Gross pour George Grosz, lui aussi photo-monteur et militant anti-fasciste.

C’est aussi avec Grosz que Heartfield « découvre » le photomontage en 1916 (ils ré-

clament d’ailleurs la paternité du photomontage politique).

« Lorsqu’en 1916, par un matin de mai, vers cinq heures, dans mon atelier de

Südente, John Heartfield et moi avons inventé le photomontage, nous étions tous deux loin de nous douter des immenses possibilités de cette invention, et du chemin épineux qui la mènerait au succès. Nous avons collé, pêle-mêle sur un carton, des annonces pour bandages herniaires, recueil de chanson d’étudiants, et alimentation canine, des étiquettes de bouteilles de vin et de schnaps, des photos d’illustrés, découpées n’importe comment et assemblées à contresens, de sorte qu’on disait par l’image ce qui en paroles, se serait trouvé immédiatement censuré. C’est ainsi que nous avons confectionné des cartes postales qui aurait pu être envoyées du front aux foyers ou des foyers au front. Quelques amis, dont Tretiakov ont créé la légende du « peuple anonyme » inventeur du photomontage… Ce qui est vrai, c’est qu’il incita Heartfield à développer une technique consciente à partir de ce qui n’était, à l’origine, qu’un jeu de provocation politique.»17 d’après les propos de Grosz en 1928.

Heartfield et Grosz en 1917 s’impliquent dans les Éditions MALIK fondées par Wie-

land Herzflede, et qui devient le centre de publications de gauche en Allemagne ; où ils expérimentent le photomontage et la typographie pour les couvertures de livres publiées par la maison d’édition.

Tous les trois participèrent succinctement au mouvement Dada et participèrent à l’ex-

position Internationale Dada-Messe en 1920 mais selon leurs propres avis ils ont plus urgent à faire. C’est ce que raconte George Wyland, fils de Wieland Herzfelde en 1994 : « La maison d’édition Malik a existé bien avant et bien après la période dadaïste, qui a duré environ un an, et même à l’époque ce type de publications [les dadaïstes] ont occupé un espace réduit de sa production. Dès ses débuts, la maison d’édition a été au service d’un engagement social, tandis que Dada a été une tempête dans un verre d’eau, une révolte contre l’art conçu comme négoce. Ironie du sort, Dada a été dominé depuis lors par ce négoce ». Et il ajoute : « En réalité, le dadaïsme a tenu plus du happening que d’un mouvement. Il s’est achevé pour 16. In John Heartfield photomontages politiques 1930-1938, p.11. 17. UTILISE LA PHOTO COMME UNE ARME, In, John Heartfield photomontages politiques 1930-1938, p.13 propos In, Über die Erfidung der Fotomontage, Blätter der Piscator Bühne, 1928, p.8-9.


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Grosz, Heartfield et mon père par le naufrage de la première exposition Dada… La vérité est que le dadaïsme s’adressait à un public réduit, surtout à travers des happenings scandaleux. Rappelez-vous l’agitation de l’époque. Heartfield, Grosz et mon père avaient des choses plus urgentes à faire : prévenir et résister contre la menace croissante du fascisme »18. Antécédemment, en 1918 ils adhérèrent au parti communiste ce qui explique se dés-attachement au mouvement Dada, et qui aura une grande influence sur les travaux de Heartfield, sa ligne politique, son idéalisme et sa détermination.

John Heartfield et son frère sont des militants actifs du Parti et fidèles à sa ligne

politique. Wieland Herzfelde l’explique en 1973 dans un article sur les photomontages de son frère : « Le jour de l’an 1918, nous sommes entrés au Parti communiste fondé la veille. Pour nous cela voulait dire que notre profession – que nous comprenions depuis longtemps déjà comme une obligation de lutter contre l’autoritarisme, nous devions l’exercer de manière à être utile pour le Parti et la révolution mondiale »19.

Il rentre en contact avec ses homologues russes, partage leurs travaux et part même

en URSS en 193120, ce qui le met en rapport avec les artistes socialistes Productivistes, et rencontre par la même occasion d’autres artistes constructivistes.

De 1920 à 1930 Heartfield travailla principalement à des couvertures pour les édi-

tions Malik et qui le firent connaître et reconnaître par les penseurs de gauche; c’est ce que dit Walter Benjamin en 1934 : « il a érigé la couverture de livre en instrument politique »21 Mais c’est sa participation à la revue A.I.Z.  (Arbeiter-Ilustrierte-Zeitung) entre 1930 et 1938, de parution hebdomadaire avec un tirage de cinq cent mille exemplaires et dont il signa pour lui deux cent trente-sept photomontages22, qui fut véritablement son engagement vis-à-vis du parti et sa lutte pour la révolution socialiste et la dénonciation du totalitarisme. Il évitera de peu d’être emprisonné par la Gestapo. Les autorités allemandes connaissaient le pouvoir du photomontage de Heartfield, mais n’arrivèrent jamais ni à l’égaler avec l’art dit « naturel » ni à le faire taire même en exil. BENUETZE FOTO ALS WAFFE 23

Heartfield a pu atteindre le sommet de son art en raison du contexte de l’époque et

de son pays, et aussi à cause du médium qu’il s’est choisi : le montage photographique. Le fait qu’il était un artiste ne l’a pas empêché de mettre ses convictions au service d’un Parti et d’une cause, et c’est pourquoi il a décidé de ne pas vraiment s’engager dans le dadaïsme. Mais cela ne voulait pas dire travailler seul : il était entouré de son frère la plupart du temps et de penseurs. Il se sentait également héritier d’une voix, d’un désir de contes18. In John Heartfield photomontages politiques 1930-1938, p.16. 19. Idem, p.16. 20. Idem, p.25. 21. Idem, p.19. 22. Idem, p.20. 23. Idem, p.33.


tation contre les ennemis des « masses » ; et c’est pourquoi il avait beaucoup d’estime pour le travail d’Honoré Daumier.

Honoré Daumier peintre et caricaturiste français né en 1808 et mort en 1879 fut des

luttes révolutionnaires durant le XIXe siècle et un ennemi du « peuple opprimé »24, ses caricatures s’attaque le plus souvent au pouvoir de la bourgeoisie ou de Napoléon III . Et c’est ce même esprit que l’on retrouve dans les travaux de Heartfield, cette affinité avec la caricature et l’humour acerbe, même durant les heures les plus sombres de l’Allemagne nazie ; caricature qui se caractérise chez Heartfield par une anthropomorphisation du sujet, un mélange plus à même de nous éclairer sur la vraie nature d’un fait ou d’un personnage.

À ceci s’ajoute la notion du réel et de vérité, en donnant sa version des faits grâce aux

photomontages. Il dit lui-même dans un article intitulé  Le photomontage – un moyen pour la lutte des classes « La notion d‘« enregister un film » est inexacte, il faut dire « monter un film », c’est-à-dire qu’il doit être construit, créé.[…] Le photomontage n’est aucunement cette blague photographique que quelqu’un avait voulu en faire, et il n’est nullement un collage débridé »25. Mais Brecht va nous éclairer plus en écrivant en 1931 sur la notion de vérité dans ce contexte. « L’énorme développement du reportage graphique n’a pratiquement pas impliqué de bénéfice pour la réalité, pour les conditions existant dans le monde : entre les mains de la bourgeoisie, la photographie est devenue une arme terrible contre la réalité. L’énorme flot d’images que crachent les imprimeries chaque jour et qui semblent être le miroir de la réalité, ne sert en vérité que pour l’obscurcissement des faits.

L’appareil photographique peut mentir tout comme la linotypie. La fonction

d’AIZ, celle de servir la réalité et de reconstruire les faits réels, est d’une importance incalculable et, à mon avis se réalise brillamment »26.

Mais Heartfield n’est pas dupe des écueils de ses propres procédés et de leurs pos-

sibles récupérations : « Cette proposition engage Benjamin sur la voie d’une défense de la modernité, qu’il illustre par l’exemple de Dada dont « la force révolutionnaire […] consistait à mettre en question l’authenticité de l’art ». A l’inverse, les tenants de la Nouvelle Objectivité, bien qu’ébauchant une critique sociale à travers leurs œuvres, confortent l’appareil bourgeois en empruntant à ses moyens plastiques traditionnels. « l’appareil de production et de publication bourgeois peut assimiler d’étonnantes quantités de thèmes révolutionnaires, voire les propager sans mettre en question sérieusement par là sa propre existence ni celle de la classe qui le possède. » L’artiste doit donc veiller à « ne pas approvisionner l’appareil de production sans le transformer simultanément ». Il précise pour cela le mode opératoire à mettre en œuvre : « Ce que nous avons à demander au photographe, c’est qu’il soit capable de donner à sa prise de vue une légende qui l’arrache à l’usure de la mode et lui confère sa valeur d’usage révolutionnaire », injonction à laquelle 24. In John Heartfield photomontages politiques 1930-1938, p.136. 25. Idem, p.130. 26. Idem, p.20.

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Heartfield fera écho à un propre texte rétrospectif : « Par une image ou un rassemblement d’images avec une légende, on peut mettre en avant ce qui caractérise la chose montrée »27.

Si une seule idée devait être retenue de l’ensemble du travail de John Heartfield ce

serait sans doute pour moi ; « L’exemple érigé en modèle de Daumier nous informant sur le statut que Heartfield attribue à l’artiste engagé. Car s’il lui reconnaît une qualité héroïque comme combattant, il semble faire passer au second plan l’intention artistique »28. Combattant qui savait mettre ses préoccupations aux services de ses contemporains « La décision de Heartfield de s’engager dans la presse, pour pratiquer un nouveau type d’art, est liée aux évolutions culturelles qui accompagnent la modernisation, par Staline de l’économie soviétique à la fin des années vingt »29. Il participa donc à sa manière à l’effort de production et sa volonté révolutionnaire (à une époque où cela voulait encore dire quelque chose).

27. In John Heartfield photomontages politiques 1930-1938, p.40. 28. Idem, p.36. 29. Idem, p.25.


AGIT/PROP

Après la Révolution d’Octobre, le parti bolchévique au pouvoir crée entre autres le « Dé-

partement pour l’Agitation et la Propagande », dont la contraction donnera Agitprop.

Ce département prendra plus tard le nom de « Département idéologique ». Du point de

vue russe « propagande » signifie diffusion d’idées ; ou tous les moyens et méthodes pour expliquer la politique du parti unique. Les fenêtres Rosta de l’agence télégraphique en sont un exemple ; les films commandés directement par le département idéologique à partir de 1920 en sont un autre.

Pour exposer la politique russe communiste à sa base ouvrière et l’inciter à participer

à l’élan révolutionnaire, le film fut l’un des moyens les plus efficaces. Je rappelle ici la volonté de détachement face à la conception de l’art bourgeois d’influence occidentale. Des artistes, écrivains et réalisateurs russes qui se sont joints au parti bolchévique avec une « approche révolutionnaire » de la culture.

C’est pourquoi je parlerais ici du cinéma d’Agitprop et de deux représentants de

celui-ci : Dziga Vertov et son cinéma-oeil et Sergueï Eisenstein et de son cinéma-poing.

Le fait que ce soit le « Kino-Komitet » qui était le commanditaire de ces films (et aussi le

diffuseur), était un facteur important du succès de ce cinéma et de ses auteurs ; ils acquéraient une renommée internationale, élargissant leur influence, sans forcément brider leur créativité à l’époque et c’est ce qui démarque leur pratique artistique dans le champ de la propagande. Mais la vraie cible restait le peuple russe. Ainsi Eisenstein cite Lénine : « ce qui est important, ce n’est pas notre conception de l’art, ce n’est pas non plus l’apport de l’art à quelques centaines ni même à quelques milliers de personnes dans la quantité de la population se comptant par millions. L’art appartient au peuple, il doit s’étendre, par ses racines les plus profondes, aux couches les plus larges de la masse des travailleurs […] »30. Même si le succès et l’approbation de l’État ne sont pas toujours au rendez-vous, après 1934 comme pour la deuxième partie du film d’Ivan le Terrible de Eisenstein auprès de Staline en 1946.

Avec cette nouvelle approche du cinéma, il existe des pratiques comme le train de

propagande Révolution d’Octobre, et de diffuser, filmer dans les villes étapes pendant la guerre civile, visant « l’édification des masses », ce à quoi participe notamment Dziga Vertov. Cinéma-Poing contre Cinéma-Œil

À partir de 1920, deux « écoles » vont apparaître, celle d’un ciné-vérité ou Kino-Pravda,

dont les raisons d’être sont la sincérité et le montage révolutionnaire et un autre cinéma, le cinéma-poing, qui s’attachera à créer une réaction au sein du public ; malgré cela tous les deux s’appliquent à employer leur force productrice sur des sujets « révolutionnaires » (révolution, collectivisation, quotidien, guerre civile…). Sergueï Eisenstein (1898-1948) est un réalisateur. Avant plusieurs films qui marqueront l’histoire révolutionnaire, il réalise un théâtre itinérant nommé le montage des attractions qu’il utilisera dans un agit-train31 , pratique qu’il mentionnera dans la re30. Sergueï Eisenstein, In T. Rokotov, 1927. 31. Le parti sovietique utilisera des trains pour amener des artistes à la ligne de front de la guerre civile, sur le


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vue L.E.F. (tenu par Rodtchenko et Maïakovsky) en octobre 1924 et qui consiste à monter deux plans successifs avec des images apparemment sans rapport entre elles, mais dont l’addition provoque une idée ou un choc chez le spectateur. Il est professeur de « Proletkoult »32 et appliquera ses observations en étant derrière la caméra dès 1924. Il est solidaire de la ligne Stalinienne, celle d’un cinéma éducatif pour les masses, avec un degré de déterminisme avancé.

Après La Grève en 1924, Eisenstein réalise le Cuirassé Potemkine en 1925 pour

les vingt ans de la révolution de 1917 (les autorités voulaients faire des événements de 1905 un signe avant-coureur de la Révolution d’Octobre le film sera commandé par une commission à laquelle siègera Kasimir Malevitch). Il ne couvrira que deux événements qui s’y déroulèrent : le soulèvement du cuirassé et la répression Tsariste sur l’escalier monumental d’Odessa.

Dans ce film muet muni d’intertitres, Eisenstein essaye de faire ressentir au specta-

teur l’élan, la fougue et la rage révolutionnaires qui parcoururent l’équipage du cuirassé et le soutien de la population qui sera injustement châtiée selon lui (et le parti). Par les moyens d’une réalisation, de prise de vues techniques inédites (le premier travelling en contre-plongée de l’histoire) et le montage de ses images. Il souffle sa vérité (personnelle) au spectateur et veut provoquer une réaction recherchée telle des ressentiments contre la bourgeoisie. Son approche est très dramatique, mise en scène et utilise des ressorts proches des films hollywoodiens : « L’attraction telle que nous la concevons est tout fait montrée (action, objet, phénomène, combinaison, conscience…) connue et vérifiée, conçue comme une pression produisant un effet déterminé sur l’attention et l’émotivité du spectateur et combinée à d’autres faits possédant la propriété de condenser son émotion dans telle ou telle direction dictée par les buts du spectacle. De ce point de vue, le film ne peut simplement se contenter de présenter, de montrer les évènements, il est aussi une sélection tendancieuse de ces évènements, leur confrontation, affranchies de tâches étroitement liées au sujet, et réalisant, conformément à l’objectif idéologique d’ensemble, un façonnage adéquat du public »33.

Il est malgré tout un artiste révolutionnaire, dans Le Cuirassé Potemkine, il repré-

sente la révolte des marins face à une hiérarchie tsariste oppressante, et leur émancipation qui se prend par la force et la détermination. La prise des canons et leur orientation vers l’ennemi en est un exemple fort. Mais aussi l’injustice face à une répression aveugle, contre une foule, de femmes et d’enfants par les troupes tsaristes. Pour figurer cette dramaturgie, il utilisera une des toutes premières fois la plongée avec la caméra. Le choix de lumière est très important, car il en résulte une pression sur le spectateur avec des images contrastées et des formes géométriques prononcées (le grand escalier d’Odessa, les canons du cuirassé). Ce film récuse la filmographie bourgeoise par son sujet mais aussi par sa forme et son contexte, même s’il en a tiré, réutilisé des éléments, comme celui de créer chemin, ceux-ci peuvent amener la propagande aux masses des campagnes. Inventé par Alexandre Medvedkine. 32. Proleklout (théâtre d’avant-garde de culture prolétarienne). 33. Sergueï Eisenstein, In la revue LEF,1924 à propos du montages des attractions.


une fiction documentaire.

Le cinéma-poing et le cinéma-œil sont tous deux des cinémas d’action, c’est-

à-dire que la force et la volonté des réalisateurs sont retranscrites à l’image et visent à une certaine réflexion de la part du spectateur. Mais la différence se voit par le traitement de l’image que le cinéma-œil utilise pour parler de la société révolutionnaire et refuse de fictionnaliser la réalité.

Quant à lui Dziga Vertov34 (1896-1954) participe également aux agit-trains, mettant

en pratique ses théories de cinéma-œil, celle d’un montage d’images filmées, lecture de pensée rapide, superposées dans un même plan séquence, dont le travail de la forme, des images qui sont la plupart du temps en synergie. Il commence à réaliser en 1918 en se mettant à disposition du Kino-Komitet et participe au Kino-Nédélia, un magazine filmé sur le front. Et écrit dans la revue  L.E.F. un article intitulé : « L’Appel du commencement ». Dziga Vertov se considère comme un ouvrier du cinéma, quelqu’un qui utilise la technique filmographique pour participer à l’effort révolutionnaire de la société soviétique, il est en effet à mettre à côté des artistes Productivistes russes de l’OBMOKhU. C’est d’ailleurs ce que dit Jean-Luc Godard, réalisateur français ayant crée le Groupe Dziga-Vertov dans les années 1968 : « C’est un artiste progressiste ayant participé à la révolution et il est devenu un artiste révolutionnaire à l’intérieur de la lutte. Il a dit : Le devoir d’un cinéaste – kinoki – n’est pas de faire des films – en fait kinoki ne veut pas dire cinéaste mais ouvrier du cinéma –, mais de faire des films au nom de la Révolution Prolétarienne Mondiale ».

L’un des chef-d’œuvres de Dziga Vertov est tourné en 1929 dans deux villes

d’Ukraine : L’homme à la caméra. Son scénario (qui n’en est pas vraiment un), démarre au lever du soleil et finit à son coucher. Entre ces moments, il montre des scènes du quotidien des citoyens russes en 1930. Sans ambages narratifs, il filme la société soviétique, sans fiction, seulement à la force de l’image. Il utilise des cadrages et des outils originaux : utilisant le travelling en poursuivant un camion de pompier à mobylette et en se montrant entrain de le faire, il utilise la mise en abîme comme une preuve d’authenticité ; en montrant dans son film le montage des séquences qu’il est en train de trourner. Les analogies de forme, les comparaisons de plans, permettent de retranscrire sa vision révolutionnaire de l’image : il utilise également beaucoup de traitement de l’image, comme le ralenti, la superposition ou les travellings. Il est à la limite du flicker35, où la superposition des images séquences permet une fusion de deux séquences opposées, ce qui lui permet par exemple d’aborder le thème du travail aux machines et celui de la prise de vue de manière simultanée.

La façon de traiter le réel, de le représenter selon sa vision et ses outils, permet une

prise de conscience forte et immédiate d’adhérer à une façon de penser révolutionnaire, à créer une narration dictée par l’image et suffisamment évocatrice sans le besoin d’un scénario. Il réussit à montrer les positions de la femme soviétique, son quotidien ; et le 34. Il prend le nom de Dziga Vertov qu’il fait inscrire dans l’état civil soviétique. Dziga, dérivé d’un mot ukrainien désignant la toupie, signifie allusivement « roue qui tourne sans cesse «, mouvement perpétuel (il s’apparente également au mot Tzigane). Vertov dérive du verbe russe vertet qui signifie tourner, pivoter, tournoyer. 35. Dans le contexte, se traduirai par clignotement; technique utilisée dans les procédés d’images en mouvement qui consiste à alterner très rapidement, entre deux images ou deux couleurs.

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faire ressentir sans la nécessité d’y adjoindre la parole, juste avec l’image (je pense qu’il faudra attendre 1968 en France pour une telle liberté de représentation de la société). Il en fait de même pour le fait de vivre dans cette société, ce en quoi il se démarque de la représentation bourgeoise de la société occidentale à cette même époque.

On peut dire que le cinéma-poing est un cinéma de propagande utilisant tous

les moyens pour parvenir à son but ; l’agitation au cœur des spectateurs. Quant au cinéma-œil par son traitement et la radicalité de ses choix d’images, fait plus penser à un documentaire d’une forme révolutionnaire qui arrive également à son but : l’adhésion du public. Chacun pensait être le cinéma révolutionnaire, mais le temps et la politique en feront autrement ; car je pense qu’ils ne prenaient tout leur essor que grâce à la liberté qu’ils avaient entre 1920 et 1934. D’ailleurs Eisenstein parlera de l’art de Vertov comme un art contemplatif : « À travers le montage, opéré sans calculer les effets de fragments de vie authentique (de tonalités authentiques diraient les impressionnistes), Vertov a tissé une trame d’un tableau impressionniste […] Vertov prend du monde qui l’entoure ce qui l’impressionne, lui et non ce par quoi, en impressionnant le spectateur, il labourera à fond son psychisme »36.

Ces deux réalisateurs réalisèrent des films de propagande pour le pouvoir jusqu’au mi-

lieu des années 1950. Ils pouvaient tomber en disgrâce comme ce fut le cas pour Sergueï Eisenstein, ou ne purent continuer leurs travaux comme Dziga Vertov. Jusqu’en 1934 et le Congrès des Écrivains, tous les artistes de l’U.R.S.S. pouvaient décider de la forme et la technique à employer pour leurs œuvres. Après cette date l’État instituera un « droit de regard » sur les œuvres imposées par la nomenklatura et Jdanov37, et commencera à appliquer dans tous les domaines le style de « réalisme socialiste ».

Cette période reste exemplaire par sa vitalité et sa volonté d’éduquer les masses, la

diffusion des films sera généralisée dans de nombreux endroits en Russie et son accès pour les prolétaires facilité (un public de plusieurs millions de personnes), et aussi parce que ces films étaient réalisés pour eux et qu’ils pouvaient s’en emparer. Le cinéma en tant que médium répond exemplairement aux contraintes et aux nécessités de la propagande (fictive ou documentaire) ; sa capacité de reproduction en premier lieu, sa diffusion ensuite quand la politique étatique va dans ce sens. Son aspect « authentique », ses sujets essayant d’être proches du peuple mais également de lui apprendre une idéologie, une « édification des masses ».

Il ne faut pas non plus être aveugle face à la démagogie, ou à la ré-écriture de l’histoire,

surtout dans les films de Sergueï Eisenstein. Œuvrant pour le pouvoir (même avec leur accord) il n’était libre ni de faire ni de dire ce qu’il voulait.

Bien plus tard, on verra ce cinéma comme une influence (non pas forcément

néfaste sur l’idée de propagande) plutôt orienté et s’appliquant à atteindre certains objectifs. Et c’est cette idée qui transparut peut-être dans le mouvement de l’Internationale-Lettriste, ou dans le Groupe Dziga-Vertov  auquel participera 36. Sergueï Eisenstein, In Sur la question d’une approche matérialiste de la forme, 1925. 37. Andreï Jdanov (1896-1948), politicien soviétique, il supervisera le contrôle politique sur toute les formes d’art.


Jean-Luc Godard (groupe issu de la mouvance maoïste), et qu’il gardera à l’esprit dans d’autres de ses films. L’Agitprop, par sa volonté d’éduquer les masses et de communiquer ses idées (ainsi que le constructivisme dans son ensemble) à été une influence prépondérante sur les mouvements de mai 1968. En terme de force et de défi, Les artistes de Mai 68 qui avaient connaissance de l’Agitprop on put s’en inspirer.

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MAI 68

Le vendredi 3 mai 1968, au Quartier Latin, puis à La Sorbonne, se déclare une insur-

rection étudiante, un élan fort qui fut suivi par un mouvement massif des ouvriers en France. Ce bras de fer avec le pouvoir avait de nombreuses ramifications et eut de nombreuses conséquences, dont l’esthétique de la contestation et l’identité de la protestation laisse une empreinte durable dans nos esprits. Il y eut pour ainsi dire deux mouvements; cela a commencé par une révolte étudiante, poussée par des intellectuels et des penseurs situationnistes, puis un mouvement ouvrier étendu, dont la particularité aura été d’être une opposition aux partis et même aux syndicats ; les signes d’une véritable crise sociale.

Si l’ensemble de la population ne partageait pas les idées des grévistes, il en est sorti

un changement important de la société. Par contre l’issue économique des revendications n’eut pas l’importance escomptée. Le « Gaullisme » (parti au pouvoir), et le P.C.F. (parti communiste français), n’avaient plus la considération de la classe ouvrière et l’estime des étudiants : ceux-ci pendant le mouvement se tourneront vers une action plus directe et adopteront une ligne plus proche de l’U.J.C.M.L. (union des jeunesses communistes marxistes-léninistes) d’inspirations pro-chinoises, partisane de la violence révolutionnaire et de la dictature du prolétariat38. En vertu de cette politisation et par la récupération du mouvement par la mouvance gauchiste, certains situationnistes se retirèrent dès le début du mouvement39. Malgré tout, beaucoup de slogans utilisés pendant la révolte sont de leurs veines, « Vivre sans temps morts, jouir sans entraves » ou « Ne travaillez jamais ». Le mouvement a pu, grâce à la conscience de sa force et sa vigueur se forger une identité proclamée par des slogans et appuyé par des affiches tout du long.

L’utilité première était de communiquer rapidement, de donner un mot d’ordre aux mi-

litants et d’entretenir la lutte avec les forces de l’ordre ; c’est pourquoi les slogans ont été aussi violents et efficaces, car issus du mouvement Situationniste, mais aussi maoïste et également de la crise sociale.

Le 15 mai, l’E.N.S.B.A. (école nationale supérieur des beaux-arts) à Paris est occupée

par les étudiants et certains professeurs, se rassemblant en une Assemblée Générale et édicte un « programme de lutte » d’inspiration de l’U.J.C.M.L. Ils ouvrent très vite leurs ateliers à une participation d’artistes engagés d’horizons divers qui produiront plus de cinq cent affiches différentes. Dans l’atelier populaire, les auteurs étaient anonymes, les groupes de travail étaient constitués d’artistes et d’étudiants. Toutes les affiches furent signées « ex-école des beaux-arts » : ceux-ci venaient du mouvement de la Jeune Peinture ou du G.R.A.V. (Groupe de Recherche Art Visuel) ou encore d’Amérique du Sud. Dans un programme intitulé « Atelier Populaire Oui/ Atelier Bourgeois Non » daté du 21 Mai 1968 l’atelier édicte ses convictions. « […] Qu’est-ce que la culture bourgeoise ? C’est l’instrument par lequel le pouvoir d’oppression de la classe dirigeante sépare et isole du reste des travailleurs 38. In, Mai 68 l’Affiche en Héritage, p.8. 39. In, Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations.


les artistes en leur accordant un statut privilégié. Le privilège enferme l’artiste dans une prison invisible. Les concepts fondamentaux qui sous-tendent cette action isolatrice qu’exerce la culture sont : - l’idée que l’art a « conquis son autonomie » (Malraux, voir la conférence faite au moment des jeux olympiques de Grenoble). - la défense de la « liberté de création ». La culture fait vivre l’artiste dans l’illusion de la liberté : 1- Il fait ce qu’il veut, il croit tout possible, il n’a de comptes à rendre qu’à luimême ou à l’Art. 2 – Il est « créateur » c’est-à-dire qu’il invente de toute pièce quelque chose d’unique, dont la valeur serait permanente au-dessus de la réalité historique. Il n’est pas un travailleur aux prises avec la réalité historique. L’idée de création irréalise son travail. En lui accordant ce statut privilégié, la culture met l’artiste hors d’état de nuire et fonctionne comme une soupape de sécurité dans le mécanisme de la société bourgeoise.[…] Voilà pourquoi, lorsque nous écrivons atelier populaire il ne peut s’agir d’amélioration mais d’un changement d’orientation radical »40.

De ce fait et conformément à ce qu’ils promulguèrent, les productions de l’atelier res-

tèrent longtemps anonymes, toutes étant produites sous la bannière de l’Atelier populaire, et répondant aux besoins des grévistes.

Dans un premier temps c’est l’Atelier Populaire qui produisit les premières affiches

en lithographie avant d’organiser et de planifier la production en sérigraphie : « La décision de produire des affiches suscite l’adhésion immédiate de tous les occupants. Il semble que sa mise en œuvre ait débuté à l’atelier de lithographie, existant au sein de l’école, où une première affiche est tirée sur pierre à une trentaine d’exemplaires, avec ce seul texte : « Usines Universités Union ». Guy de Rougemont soumet l’idée de constituer un atelier de sérigraphie. […] La première affiche est produite le soir même, il s’agit du poing similaire à ceux qui ornent les manchettes de presse maoïste »41.

La sérigraphie représentait le meilleur moyen de produire des affiches, avec un tirage

moyen mais en pouvant modifier presque à loisir le motif, le lettrage etc. Ce procédé répondait au besoin de flexibilité qu’avait le mouvement : de cette manière les affiches étaient proposées en assemblée général, discutées puis produites le jour même. Si certaines affiches sont directement conçues pour l’offset avec l’aide d’imprimeurs solidaires, 40. In, Mai 68 l’Affiche en Héritage, p.4. 41. Idem, p.10.

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au début le procédé est rustique, ce qui provoque une esthétique directe, vibrante, et franche puisque l’impression est monochrome en raison du temps et de la qualité des écrans de sérigraphie. Plus tard les formats vont pouvoir s’agrandir et les traits s’affiner grâce à l’insolation. L’engouement pour ces affiches est réelle et motive la production ainsi que les grévistes : « Par ailleurs, l’intense activité de fabrication qu’elles exigent est amplement mobilisatrice, ce qui n’aurait sans doute pas été le cas d’un simple lieu de conception »42. Quand les ouvriers rejoignent le mouvement le bras de fer avec le gouvernement s’intensifie et de nombreux organismes publics cessent le travail ; c’est le cas de l’ORTF (office de radiodiffusion télévision française). Ce qui amène l’Atelier Populaire à éditer des affiches contre la répression policière et le gouvernement, mais pas pour très longtemps, ainsi un mouvement anti-gaulliste s’affirmera plus dans l’atelier de sérigraphie ouvert à l’école des Arts Décoratifs.

Les ouvriers viennent demander directement des affiches à l’Atelier Populaire et

celui-ci fait passer leurs demandes avant les autres. C’est ce que dit un écriteau à partir du 18 mai : «En mettant toutes ses capacités au service de la lutte des travailleurs, chacun dans cet atelier travaille aussi pour lui, car il s’ouvre par la pratique au pouvoir des masses populaires »43.

Le 27 juin les forces de l’ordre ferment l’Atelier Populaire, mais anticipant grâce à

des fuites au sein de la police, le matériel de sérigraphie est emmené dans d’autres ateliers plus ou moins clandestins. « Le principe des « ateliers populaires partout » se perpétue durant le festival d’Avignon, en juillet, […] Des militants étrangers ont pu faire le déplacement aux Beaux-Arts : des Anglais, des Italiens, des Tchèques. Ces derniers, en août, créent des affiches appelant à la résistance face à l’invasion soviétique, formellement proche de celles de Paris, mais d’une tonalité plus tragique »44.

Les participants à l’Atelier Populaire étaient des artistes engagés bien avant les événe-

ments de mai; et avaient une bonne connaissance de ce qui fut fait avant eux en matière de contestation visuelle. Parmi celles-ci, les fenêtres Rosta, ces affiches simples, avec une courte narration qui sont les prémisses de l’AgitProp. Certains des artistes étaient originaires d’Amérique du Sud, et avaient déjà pratiqué l’expression politique et collective vers 1950, même si certains appartenaient au G.R.A.V. Et dont la production personnelle était plutôt du registre de l’abstraction alors que certains plus de la peinture figurative. Les affiches cubaines et le mouvement de la Jeune Peinture ont été d’une grande influence sur la dynamique du mouvement, ainsi que l’esthétique de la revue Opus International.

« Bien entendu l’action de l’Atelier populaire avait elle-même ses limites.[Il]

n’a mis en œuvre que des moyens très simples, comme les affiches, et, si son style de travail était exemplaire, il ne poussait pas dans ses derniers retranchements la pratique de l’art beaucoup plus complexe à laquelle étaient formés les 42. In, Mai 68 l’Affiche en Héritage, p.12. 43. Idem, p.16. 44. Idem, p.19.


participants. Faut-il en conclure que pour jouer un rôle si petit soit-il, dans la lutte idéologique l’art doit se réduire à ses formes les plus simples ? Il serait étrange de penser que pour être efficace il doive s’amputer de la plus grande partie de ses moyens. La dernière et la plus positive des expériences que nous avons faite pose donc plus de problèmes qu’elle n’en résout. »45 Commentaires rédigé par Gilles Aillaud en décembre 1968, sur la pratique de l’Atelier.

Les limites de l’Atelier populaire ne se situent peut-être pas dans son esthétique,

ni ses moyens de production, mais plutôt à mon sens dans la perte sur le temps et les années de cet esprit vraiment revendicateur ; et de cette énergie mobilisatrice. Il n’y eut pas vraiment de moment similaire en France depuis en termes d’énergie créatrice, et c’est peut être ce qui manque cruellement à notre époque.

Précédent de presque un an les événements de Mai 68, Chris Marker, artiste et ci-

néaste, avait par sa pratique déjà soulevé les problèmes prolétaires et les crises sociales à l’échelle mondiale. En 1967 il tourne À bientôt j’espère un film documentaire sur le premier mouvement ouvrier depuis 1936 et qui sera le précurseur des mouvements de mai 1968.

45. In, Mai 68 l’Affiche en Héritage, p.20.

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CHRIS MARKER ET LES GROUPES MEDVEDKINE

Chris Marker, cinéaste engagé sur les questions des mouvements sociaux pen-

dant les années 60 et 70, mais également expérimentateur sur ce même médium, la vidéo et le documentaire. Il réalise des films dès 1952, et par la suite sera connu pour La Jetée (1963), court-métrage d’anticipation et de réflexion sur la place de l’individu – le cinéma de Chris Marker est marqué par le fait que la voix-off est subjective et a autant d’importance que les images –. En 1977, il réalise Le fond de l’air est rouge (ce filme dure quatre heures et est structuré en deux parties, « les mains fragiles » et « les mains coupés ») où il revient et commente les utopies socialistes des années 1960 et 1970 ; et leur chute également. Croisant les regards et les ambiances (il utilise un grand nombre d’images glanées sur tous les fronts), le cinéaste tente dans ce film de décrypter l’émergence des mouvements réformateurs de cette époque (de la Tchécquoslovaquie au la chute de Salvadore Allende au Chili) mais également ce qui n’a pas marché, ce qui a raté. « Les véritables auteurs de ce film sont les innombrables cameramens, preneurs de son, témoins et militants dont le travail s’oppose sans cesse à celui des pouvoirs, qui nous voudrait sans mémoire. »46 Chris Marker travaille énormément sur la trace, la mémoire, et sur la restitution de certains événements, (tels que Mai 68), pour permettre au spectateur de prendre de la distance mais aussi bien comprendre le contexte et l’engagement du cinéaste qui expose alors sa subjectivité. C’est avant tout un cinéaste engagé qui pose des questions sur les volontés des sociétés, d’égalité et de confrontation.

Mais avant cela Chris Marker, réalise un film sur l’usine Rodiacheta à Besançon en

1967. Ce film intitulé À bientôt j’espère (le titre reprend les derniers mots du film prononcé par un travailleur syndiqué (Guy Maurivard) montre la classe ouvrière et essaye de lui donner la parole, au sujet des conditions de travail, de la lutte des classes ou encore des différences culturelles entre les classes ouvrières et bourgeoises. Bien que le film essaye de représenter de façon neutre la vie des ouvriers et leur préoccupations (le film sera tourné pendant l’une des premières grève depuis 1936), il a, selon les ouvriers après diffusion du film « une vision trop romantique » de la condition de la classe ouvrière. C’est ce qui ressort d’une bande-son intitulée La Charnière où les ouvriers donnent leur avis sur le film de Chris Marker, et firent remarquer que bien que  À bientôt j’espère tentait de montrer la classe ouvrière (et c’était le premier film a vraiment leur donner la parole) il ne représentait pas leur condition de vie. Une citation tirée de cette bande-son : «  Le cinéma militant ne peut naître que de la collaboration de militants ouvriers et de cinéastes militants ». 46. Chris Marker, In, Le fond de l’air est rouge, générique de fin.


Après ce film et tirant parti des critiques, Chris Marker prenant le contre-pied

du monde du cinéma de son époque (et celui des ouvriers), créa des groupes de cinéastes amateurs constitués d’ouvriers qui allaient prendre en main l’outil cinéma, il fonde le groupe Slon (société de production en vue de réaliser ce que l’on appelle des ciné-tracts) ; des courts métrages filmés et montrés par et pour des ouvriers. Chris Marker et son équipe de réalisation se chargea de trouver des financements et du matériel (table de montage) ainsi que du personnel pour les aider à mettre en forme la vision des ouvriers. Il y eu deux groupes, un sur Besançon (lié au contact établit pendant le tournage du film  À bientôt j’espère , qui d’une certaine manière anticipe Mai 68 et le prolonge ; et un à Sochaux constitué de jeunes ouvriers des usines Peugeot, qui continue bien après Mai 68 à parler des conditions de vie de la classe ouvrières. Ils se nommèrent les Groupes Medvedkine, en l’honneur du cinéaste russe Alexandre Medvedkine47, et c’est en tout quatorze films que ces deux groupes réussiront à produire.

C’est là encore une volonté politique de donner des caméras aux ouvriers, qu’ils puis-

sent enfin montrer leur culture et leur vision du monde, et non celle qui est imposée à l’intérieur de l’usine, ni celle de l’appareil commercial. Car le monde de la culture est important pour les ouvriers et surtout son accessibilité. C’est la question du militantisme qui est abordé par ces groupes, et la première question qui se pose : par où commencer ?

Besançon. Le groupe commence par un film nommé Classe de Lutte où l’action se

passe pendant les débrayages de Mai 68 dans l’usine L.I.P. Le personnage principal du film est une militante (Suzanne), qui va apprendre à s’adresser à la foule, ses collègues de travail, pour s’opposer à la politique paternaliste de leur patron et se syndiquer. C’est une sorte de journal où la part belle est faite à l’image d’une femme qui se bat, et non pas une femme qui tient un foyer. La réalisation est faite par les ouvriers et sans grande connaissance préalable du médium. Ils réussissent à en tirer parti, amenant une réelle poésie à leur prise de vues et une force dans le montage des images : ce sera un des traits marquants commun à tous les films des Groupes Medvedkine. Il faudrait aussi remarquer la volonté de ces groupes d’ouvriers, qui en plus de travailler à l’usine la journée, continuaient à monter leur film le soir, usant d’une nouvelle liberté d’expression, d’une arme à utiliser pour montrer leur monde et leurs revendications. «  Le cinéma n’est pas une magie, mais une technique et une science, une technique née d’une science et mise au service d’une volonté : la volonté qu’ont les travailleurs de se libérer »48

Sochaux. C’est un contexte beaucoup plus dur, et des participants beaucoup plus

jeunes. Ils commencent par réaliser Sochaux 11 Juin 1968, la chronique d’un jour où la 47. Alexandre Medvedkine (1900-1989) cinéaste, est l’inventeur du ciné-train unité mobile de production. Le Bohneur est son film le plus connu, car il met en scène théâtralement de manière simple et forte les différentes classes sociales russes; paysannerie, noblesse et clergé. C’était une vraie critique sociale du début du XIX ème siècle prenant l’aspect d’une comédie. 48. Inscription visible à côté de la table de montage dans le film Classe de Lutte.

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violence entre grévistes et forces de « l’ordre » (C.R.S.) devient terrible alors que dans le reste de la France l’ambiance est à la reprise du travail. « On a fait de l’usine un champ de bataille. 150 blessés, 2 morts ». C’est ainsi que commence le film, une inscription blanc sur fond noir, entrecoupée d’images du combat prises sur le vif, et se répétant, ce qui renforce son aspect dramatique. Pas besoin de voix, la violence du message et les images suffisent. La qualité de la vision au niveau du montage est remarquable, (peutêtre pas seulement le fait des ouvriers, car ils étaient aidés parfois de techniciens) et la force du propos ainsi que la manière dont ils tournent les images sont d’une simplicité éloquente et sans fard.

Puis ils réalisent entre les années 1972 et 1974 Les trois-quart de la vie, Week-end

à Sochaux, et enfin Avec le sang des autres. Les deux premiers films faisant état de la condition de vie des jeunes ouvriers au sein de l’usine Peugeot de Sochaux, le fait qu’ils ne gagnent pas assez, qu’ils sont mal orientés vers leur travail (aucune prise en compte de leur formation initiale) et entassés dans des logements H.L.M. dans ce que l’on appellera « l’hôtel des célibataires » (où ils n’étaient pas libres de vivre comme ils le voulaient), leurs horaires de travail (travail de nuit et stress de la chaîne), etc. Le film mélange prises de paroles de ces jeunes, courts moments de fiction où ils remettent en scène l’administration de l’entreprise et son absurdité ; mais aussi témoignage des ouvriers. Et ce sera plus marquant encore dans Avec le sang des autres, (qui comme tous les autres films des Groupes Medvedkine reprend des images des précédents films) représentera la dureté du travail, les séquelles corporelles du travail à la chaîne ou l’isolement des travailleurs (les minorités étrangères en particuliers, qui n’avaient pas le droit de choisir leurs syndicats) entre eux ou encore l’organisation militante. Il faut remarquer aussi de manière générale dans les films des Groupes Medvedkine, une volonté d’expérimenter le médium cinéma de façon engagée et forte ainsi que celle de créer une certaine poésie malgré (ou en fonction) de leur revendication, alors qu’ils étaient tous à la base des ouvriers avec peu « d’instruction », et avaient seulement la volonté de créer et revendiquer leurs existence.

Ces films seront généralement diffusés dans d’autres lieux devant des ouvriers, des

syndicats et des membres du parti communiste ; et parfois très mal reçus, car trop utopistes, ou ne suivant pas l’orthodoxie régnante chez les syndicats. Et ce sera le plus grand échec de ces films, avoir voulu toucher les autres ouvriers et leur ouvrir les yeux, sans avoir été diffusés à un large public.


THE ART WORKER COALITION

« ART WORKER COALITION »49 est une association libre d’artistes, réalisa-

teurs, scénaristes formés à New-York en janvier 1969, qui s’opposa aux politiques culturelles des institutions new-yorkaises telles que le M.o.M.a.

Dénommé sous son acronyme A.W.C., la formation de ce groupe a pour élément dé-

clencheur la désinstallation d’une télésculpture de l’artiste Takis (Vassilakis Takis, artiste plasticien travaillant dans de nombreux pays, qui invente un procédé de sculpture hydromagnétique en partenariat avec le M.I.T. (Institut de Technologie du Massachussets)) en signe de protestation, exposé par le M.o.M.a. (Musée d’Art Moderne de NewYork) sans son autorisation, car le musée en avait fait l’acquisition.

Cette action pose la question de manière générale à tous les artistes de l’utilisation

de leurs œuvres par les institutions et les organisations marchandes, soumises au règles et restrictions économiques et morales, qu’elles soient communément et légalement admises ou subies. L’artiste étant concerné par son habileté à maîtriser l’exposition de ses œuvres, cette protestation initiale fut l’élément qui déclencha la coalition d’artistes et membres concernés par les questions de dialogue entre les institutions (musées) et les artistes eux-mêmes. Ils étaient également concernés par la représentation des minorités noires et portoricaines au sein de ces institutions ; de cette manière les thèmes abordés par l’A.W.C. s’élargirent, et les actions entreprises augmentèrent de manière exponentielle.

Après une discussion publique avec le MoMa dont l’issue fut infructueuse, l’A.W.C.

organisa une réunion à l’École des Arts Visuels de New-York, qui rassembla des centaines de personnes. Des centaines de déclaration y furent lues et plus tard retranscrites dans un document intitulé Open Hearing et Document 1. En continuité avec les déclarations établies dans Open Hearing, en tant qu’événement social, politique, et des sujets auxquels ils étaient confrontés pendant cette période (de 1969 à 1972) l’A.W.C. commença à prendre position sur les sujets liés au racisme, au sexisme, à l’avortement et à la guerre du Vietnam (de 1959 à 1975 entre es États-Unis et République démocratique du ViêtNam) entre autres. L’« Art Worker Coalition » fut active jusqu’au printemps 1971, date à laquelle il se scinda en plusieurs groupes qui prolongèrent leurs engagements fondamentaux sur la représentation des minorités et des artistes femmes pendant les années 70 et 80. Dans les faits, les actions de protestations de l’A.W.C. était liées au contexte et aux événements, qu’ils créaient eux-mêmes ou en résonance à un engagement ou l’atteinte de la part d’institution à leurs libertés fondamentales.

Une image parmi leur travail fut largement représentée et utilisée par l’A.W.C., il s’agit

du poster And Babies devenu une icône anti-Vietnam. Cette image créée par Irving Petlin, Jon Hendricks et Fraser Dougherty , utilise une image de presse prise par le reporter de combat Ronald L. Haeberle, après ce que l’on appelle le My Lai Massacre. On 49. In le site mémoire de l’A.W.C., http://www.primaryinformation.org/index.php?/projects/art-workers-coalition/.


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peut voir sur l’image l’amoncellement d’une dizaine de corps meurtris sur une route en terre, que l’on suppose être en Asie, les légendes placées par les artistes (en rouge transparent) est la retranscription de la question d’un journaliste (Mike Wallace de CBS News télévision) à un soldat américain après la bataille (Paul Meadlo). « Q. And Babies ? / A. And Babies. » « Questions. Et les enfants ? / Réponse. Et les Enfants. »

Ce poster fait écho. Il est jugé comme étant le « plus réussi des posters faisant état des

outrages où beaucoup tombèrent, perpétrés pendant les guerres en Asie du Sud-Est de l’époque »50. Il représente à la fois les violences et massacres d’une guerre historique, et la position de cette guerre parmi les médias, couvrant l’événement et recherchant le spectaculaire. L’A.W.C. utilisa cette image pour protester contre ces problèmes sociétaux, lors de l’exposition de la toile  Guernica de Picasso au MoMa. Les membres de L’A.W.C. brandirent le poster  And Babies devant les toiles et se firent prendre en photo pendant cette contestation/performance (ce sont les traces de cette manifestation). Cette action évoque plusieurs réalités connexes, le contexte de l’époque bien-sûr, la position du M.o.M.a. exposant l’œuvre d’un artiste (Picasso ayant peint Guernica en réponse au bombardement par la Luftwaffe – armée de l’air allemande sous le régime Nazi – des troupes républicaines espagnoles – le tableau en lui-même représente un massacre dans le style cubiste), et l’engagement des artistes dans cette action.

Il y a l’analogie entre la représentation de deux massacres du XXe siècle mais surtout

la mise en lumière de la censure exercée par une institution : celle qui consiste à pouvoir montrer la contestation et un avis sur une guerre du passé, mais non sur celle du présent. C’est également une question sur les médias, les réseaux de diffusions institutionnels, les musées, la télévision, et en opposition l’engagement et la prise de position contre la guerre des artistes du « Art Worker Coalition ».

La dernière chose qu’évoque cette action est beaucoup plus contextuelle. Il s’agit

simplement de la protestation contre un état de fait (ici la guerre du Vietnam) et de la diffusion le plus largement possible de son opinion grâce aux moyens les plus divers, dont l’art. Ce poster représente une réalité par se légende,  And Babies signifie que les soldats américains ont tué des nourrissons de manières délibérées, dans un contexte d’une guerre opposant deux camps mais entre lesquels il existe des innocents. On pourra se poser ces questions, en quoi des nourrissons représentent-ils une menace immédiate pour un soldat ? Ces soldats sont-ils dans des états normaux (après le massacre de My Lai, les soldats américains impliqués pendant la guerre du Vietnam auront une image, preneurs de substance hallucinogènes addictives) ? Et Finalement cette guerre était-elle une guerre conventionnelle, ou plutôt immorale comme le suggèrent ses opposants ?

Actuellement on pourrait également poser cette question au sujet de la seconde

guerre du golfe et de l’affaire des humiliations des soldats irakiens capturés par l’armée 50. Historien Culturel M. Paul Holsinger, In, http://en.wikipedia.org/wiki/And_babies.


américaine ; ou encore du camp de Guantanamo (qui s’est spécialisé dans l’enfermement des présumés terroriste) des armées américaines, se situant hors des cadres juridiques et n’accordant aucun droit à ses prisonniers.

Pendant toute la décennie de 1970, les axes de contestation étaient quasiment toujours frontaux, avec une cible définie et des revendications toujours claire et explicites. Y figurent en tête de liste la guerre du Vietnam, la lutte contre les discriminations et aussi le féminisme. Les stratégies étaient de toucher un large public sur des sujets connus, ou de mettre en évidence des réalités déformées. Mais à partir des années 1990, l’esthétique de la contestation se fait moins présente et devient peut-être plus subversive, en petit comité ou individuellement. Cela révèle une réalité économique également, et la présence d’un marché plus fort et d’un individualisme plus affirmé dans les sociétés occidentales. Comment et de quelles manières les artistes se situant dans une remise en question de nos sociétés se sont-ils exprimés ? On l’a vu parfois avec sarcasme, ironie, ou encore en utilisant l’absurde ; d’autres ont fait le choix de s’insérer et d’utiliser les nouvelles possibilités proposées par les sociétés post-modernes, en essayant de réinventer une passation de la culture (comme Thomas Hirschhorn), ou en réutilisant des schémas inscrits dans le paysage de nos sociétés (comme etoy.corporation).

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StratĂŠgies et impacts



L’une des plus grandes difficultés de la vie quotidienne dans les sociétés post-mo-

dernes est celle du temps. Prendre le temps revient à aller à l’encontre de toutes les injonctions de consommation et de production qui régissent le quotidien. Il faut faire une différence fondamentale entre le temps de « travail », le temps « social » et enfin le temps « personnel ». J’appelle le temps de travail, l’astreinte à une tâche donnée (rétribué ou non), le temps social, le temps passé en relation avec les autres (qui souvent permet de prendre la mesure de notre place dans la société) et le temps personnel, celui qui permet aux personnes de laisser libre cours à leurs envies sans restriction aucune. Mais on peut constater que la répartition de ces temps est inégals ; le temps de travail et le temps social ont tendance à prendre le pas sur le temps personnel (même s’il n’existe pas de frontière ni de règle entre ces différents temps de vie).

Prendre le temps donc c’est avoir conscience de nos besoins personnels (et avoir pris le

temps de s’être posé cette question également) ; et non d’assouvir des besoins par rapport à la société. Le temps de travail (ou celui passé à en chercher) conditionne notre rapport à la société, et peut être l’illusion d’y prendre part. Le temps social, avec les nouvelles technologies et leur essor, a pris une place prépondérante dans la vie des individus (presque plus que le temps de travail) par le fait que tout simplement le réseau que l’individu tisse pendant sont temps social lui permet de se situer par rapport à la masse des informations qu’il reçoit (par les médias traditionnels, mais aussi son propre réseau). Le temps personnel revient donc à s’isoler, et refuser de prendre part à la marche du monde pendant un moment. Mais pas forcément seul, ni sans travailler.

La T.A.Z. ou Zone Autonome Temporaire, telle que décrite par Hakim Bey dans le

livre éponyme en 1991 correspond le mieux à ce que devrait être le temps « personnel ». La Zone Autonome Temporaire vient d’une réflexion de l’auteur à propos des utopies pirates, des îles libres et autodéterminées dans les Caraïbes au cours du XVIIIe siècle. Le concept de zone autonome temporaire se définit par son appellation : le choix de s’approprier un espace (réel ou métaphorique) et le temps qu’on y partage (seul ou à plusieurs) ; sans regard de ou vers l’extérieur. «  La TAZ est « utopique » dans le sens où elle croit en une intensification du quotidien ou, comme aurai dit les Surréalistes, une pénétration du Merveilleux dans la vie. Mais elle ne peut pas être utopique au vrai sens du mot, nulle part, ou en un lieu-sans-lieu. »1 En résonance avec la T.A.Z., il existe dans l’écart entre l’utopie et la réalité, un espace où peut et même doit prendre possession l’esthétique de la contestation. Mais un espace qui existe et s’adresse à une multiplicité de point de vue. C’est pour cela que pour être efficiente, l’esthétique employé pour contester une société, des préjugés ou un événement doit s’inscrire dans une temporalité propre, personnelle et rendant compte d’une connaissance du temps historique autant que dans un espace physique ou plus métaphorique. 1. Hakim Bey, In, T.A.Z., le net et le web, http://www.lyber-eclat.net/lyber/taz.html#2.

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Un temps personnel d’où émergeront des aspirations et des désirs personnels, sans que ces derniers aient été soumis à un contrôle, et où la société de consommation parfois viendra dénoncer ces dérives.

« La tactique radicale consciente de la T.A.Z. émergera sous certaines conditions :

1. La libération psychologique. C’est-à-dire que nous devons réaliser (rendre réels) les moments et les espaces où la liberté est non seulement possible mais actuelle. Nous devons savoir de quelles façons nous sommes opprimés, et aussi de quelles façons nous nous auto-réprimons, ou nous nous prenons au piège d’un fantasme dont les idées nous oppriment. »2 Il faut aujourd’hui et de manière réaliste bien prendre en compte l’importance des réseaux. La plupart des interactions entre les personnes sont maintenant soumises à ces règles non-explicites de réseau et déterminent l’accession à certaines socialisations, voire au succès économique. Ces réseaux ont de la même manière autant d’importance pour celui qui voudrait se positionner en contre-pied de ces attitudes (ou comment toucher un public visé si il n’y a pas d’accès ?). Il faut donc bien poser la question de la stratégie ainsi que celle de l’entrisme et d’occupation de l’espace. La stratégie c’est donc un but visé ou un objectif vis-à-vis d’un public. L’entrisme (qui est un action politique de s’immiscer dans un autre parti de part son sens historique) est un moyen, tout comme l’est l’occupation de l’espace ; et c’est précisément ce qu’apporte internet et les nouveaux réseaux de communication. «  La T.A.Z. occupe un lieu temporaire, mais actuel dans le temps et dans l’espace. Toutefois, elle doit être aussi clairement «localisée» sur le Web, qui est d’une nature différente, virtuel et non actuel, instantané et non immédiat. Le Web offre non seulement un support logistique à la T.A.Z., mais il lui permet également d’exister ; sommairement parlant, on peut dire que la T.A.Z. « existe » aussi bien dans le « monde réel » que dans l’« espace d’information ». Le Web compresse le temps - les données - en un « espace » infinitésimal. Nous avons remarqué que le caractère temporaire de la T.A.Z. la prive des avantages de la liberté, laquelle connaît la durée et la notion de lieu plus ou moins fixe. Mais le Web offre une sorte de substitut ; dès son commencement, il peut «informer» la T.A.Z. par des données « subtilisées » qui représentent d’importantes quantités de temps et d’espace compactés »3.

Ces « nouveaux » espaces sont déjà d’une importance capitale pour les médias d’infor-

mation et les données du web sont depuis longtemps à l’honneur dans les journaux télévisés. Il faut également remarquer que les acteurs du web sont nombreux et diversifiés, et que dans le champ de la contestation il y a autant d’acteurs militants que d’artistes (voire beaucoup plus) utilisant la toile et la mondialisation comme support. Ce qui n’empêche 2. Hakim Bey, In, T.A.Z., http://www.lyber-eclat.net/lyber/taz.html#2. 3. Hakim Bey, In, T.A.Z., le net et le webhttp://www.lyber-eclat.net/lyber/taz.html#2.


pas d’autres artistes de s’inscrire dans des espaces physiques, en dehors des réseaux préétablis et qui de cette façon font prendre du sens à leurs actions. Ils ouvrent une fenêtre sur la possibilité d’un échange sans condition. C’est le cas de Thomas Hirschhorn, qui vient, de par les matériaux qu’il utilise et sa position vis-à-vis des politiques culturelles, créer un espace de rencontre et de confrontation face à l’art et face à l’autre.

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THOMAS HIRSHHORN

Thomas Hirschhorn est un artiste contemporain suisse, résidant à Paris depuis

1984 (et anciennement graphiste). Dans son travail il utilise des matériaux de construction et d’usage quotidien comme du scotch, des bâches, des photocopies ou encore des tasseaux de bois. Il place au centre de sa réflexion le fait d’établir des ponts entre les philosophies, l’art, le rapport à l’histoire, et la confrontation individuelle à l’art. Ces productions sont souvent à grande échelle, mais peuvent aussi bien prendre la taille d’un tableau ou d’une sélection d’œuvres (philosophique ou artistique) qu’il aura lui-même choisi. Dans The Emergency Library, il réalise un projet éditorial où choisissant les livres qu’il veut éditer, les redimensionne selon l’importance qu’il leur attribue (à son sens) : un livre de Gilles Deleuze pourra avoir une taille de un mètre de hauteur). Thomas Hirschhorn ne pense pas à la valeur des matériaux qu’il emploie, mais plutôt à leur portée politique. C’est comme cela qu’il réalise des ponts intellectuel, en associant des matériaux de tous les jours, des informations sous formes textuelles, ou en utilisant des artefacts de la société de consommation comme des mannequins. L’une des caractéristiques de son travail est la profusion d’éléments et de sens que prennent ses collages à grande échelle, qui deviennent le principal élément de valeur et de réflexion à l’inverse du travail de l’objet « plastique ». «  J’utilise ces matériaux-là pour leur capacité d’adaptation, d’utilisation et de compréhension par tous: du ruban adhésif, du carton du bois, des plexiglas, des néons. Ce sont les matériaux avec lesquels je travaille dans un musée ou dans une galerie aussi bien que dans la rue. Ce sont des matériaux qui ne veulent pas intimider, qui n’apportent pas une plus value en tant que matériaux. Le résultat final n’importe pas, c’est la volonté et l’énergie qui importent. Energie ouiQualité non ! J’y ai pensé tous les jours. La question n’est pas une insuffisance d’énergie, le problème c’est le surplus d’énergie. Car il y a toujours trop d’énergie, le musée précaire Albinet en est un exemple ! Dans l’art comme ailleurs, les gens sans énergie fuient ce trop d’énergie dans la faiblesse et dans la fatigue. Ils abdiquent. Or il faut dépenser, gaspiller ce trop d’énergie ! L’art affirme la vérité par la forme. Je veux affirmer une forme et je veux donner forme. Donner forme n’est pas faire de la forme. J’utilise des formes, des matériaux et je réfléchis à leur dimension politique. C’est pourquoi souvent je ne comprend pas les artistes qui utilisent des matériaux que seuls des techniciens spécialisés des musées ou des galeries d’art contemporain connaissent. »4 « Un musée en bas d’une barre HLM. »5 En 2000 les Laboratoires d’Aubervilliers propose à Thomas Hirschhorn de réaliser une sculpture dans la rue à Aubervilliers. Il accepte, et plus tard naîtra le Musée Précaire Albinet . C’est l’ensemble du projet qu’il faut prendre en compte comme œuvre artistique. De l’instauration du dialogue entre les différents partenaires du projet, le centre pompidou, les laboratoires d’Aubervilliers, la 4. Thomas Hirschhorn, In, Musée Précaire Albinet quartier du Landy, Aubervilliers, 2004, Thomas Hirschhorn Entretiens avec Guillaume Désanges Après: avril 2004. 5. Thomas Hirschhorn, In, Musée Précaire Albinet quartier du Landy, Aubervilliers, 2004, Thomas Hirschhorn p.3


mairie d’Aubervilliers et les habitants du quartier du Landy, il mettra quatre ans à monter ce projet titanesque et à le porter en tant qu’artiste : la réalisation d’un musée éphémère au pied d’une cité et dont la vie impliquerait ses habitants. Dès le départ plusieurs notions étaient très importantes, la présence de l’artiste, l’implication de la vie du quartier dans le projet, et celui de créer la possibilité de la rencontre avec l’art en dehors des musées.

Voilà ce qu’il répondait avant la construction du Musée Précaire Albinet :

«  Y- a-t-il un lien entre l’invitation spécifique à Aubervilliers et le choix de réaliser ici le Musée Précaire Albinet ? J’habite et je travaille dans ce quartier depuis plusieurs années. À partir du moment où j’avais décidé de réaliser mon projet du musée à Aubervilliers, j’ai aussi décidé de le faire juste à côté de chez moi. L’idée de base du Musée Pré caire Albinet est de réaliser un projet avec des voisins, en les impliquant dans ce qui est important pour moi : l’art, et en particulier dans ce que j’aime dans l’art, c’est-à-dire cette extraordinaire capacité qu’il a en tant qu’art de pouvoir changer le monde et la vision du monde. L’art qui agit, l’art qui est actif, l’art qui ne s’efface pas et l’art qui affirme. L’art s’affirme en tant qu’autorité de l’ac tion. Agir veux dire avoir de l’espoir et être responsable pour ce qu’on fait. Le Musée Précaire Albinet est donc une double affirmation : une affirmation par rapport à l’art, mais aussi une affirmation par rapport au lieu d’implantation du projet, la Cité Albinet »6.

Le musée se fera en respect des partenaires mais aussi selon les principes et les mé-

thodologies de l’artiste. De réunion en réunion, avec les associations et agents sociaux, habitants et administratifs du Centre Pompidou, il va mettre en place ce qui semble impossible : déplacer et exposer successivement chaque semaine pendant deux mois des œuvres de Kasimir Malévitch, Salvador Dali, Piet Mondrian, Andy Warhol, Fernand Léger, Marcel Duchamp, Joseph Beuys et Le Corbusier. « J’ai choisi ces artistes pour la force et la beauté de leur travail, leur volonté à travers l’art de s’ouvrir au « non-art ». En ce sens, ce sont des artistes manifestes, que je n’ai pas choisi pour l’échec ou le succès de leur travail. L’art ne doit pas réussir, ni fonctionner, ni être un succès ! L’art doit risquer la transgression par le dépassement et par l’excès […] »7.

C’était une volonté politique de l’artiste, que de décontextualiser ces œuvres, de mon-

trer qu’il était possible que l’art puisse changer la vie des personnes impliquées dans ce projet. En faisant cela, il se place en porte-à-faux vis-à-vis des politiques culturelles institutionnelles et de l’espace réifiant des musées. Dès le départ, après avoir choisi le 6. Thomas Hirschhorn, In, Musée Précaire Albinet quartier du Landy, Aubervilliers, 2004, Thomas Hirschhorn Entretiens avec Guillaume Désanges Avant: avril 2004. 7. Idem

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quartier du Landy et la cité Albinet en raison de sa proximité avec son lieu de vie, il est question de réaliser un livre sur le projet. Il réunira également plusieurs groupes de jeunes personnes qui seront impliquées dans le projet du Musée Précaire Albinet, et qui pour certains seront formés par le Centre Pompidou pour manipuler les œuvres, ou participeront au montage de la biennale d’art contemporain de Lyon. La construction commença le 29 mars 2004, en la présence de l’artiste et une trentaine de jeunes qui seront rémunérés. La construction sera réalisé avec des palettes, bâches et tasseaux. Matériaux utilisés d’habitude par l’artiste, mais aussi en raison de leur capacité d’adaptation. Le premier vernissage aura lieu le mardi 20 avril 2004 par une exposition sur Duchamp, et restera en place jusqu’à son démontage le 14 juin 2004. Pendant toute la durée de l’expérience, l’artiste sera sur place pour porter le projet, comme il le fit lors de son élaboration. Il y eut une activité pour chaque jour, un jour : de montage, un jour de démontage, un atelier pour les enfants, un atelier d’écriture, un débat ou encore une sortie à l’extérieur en continuité de l’exposition. De plus de nombreux partenaires sociaux ont assuré des activités, ou des écrivains sont venus animer ces ateliers avec les habitants. Le but du projet n’était pas de créer un centre socio-culturel, mais bel et bien de créer une expérience artistique vivante ambitieuse et à grande échelle.

Le Musée Précaire Albinet fut une expérience déterminée dans le temps (deux

mois) et en un lieu précis (la cité Albinet). Il devient alors un acte politique, car c’était d’abord un grand défi de seulement sortir les œuvres du Centre Pompidou. Ensuite, car il s’inscrit dans une temporalité en accord avec tous les partenaires et également les habitants qui ont été la force vive du projet (construction du musée, participation aux activités, ou tout simplement appropriation du projet) et enfin parce que ce musée éphémère fut installé en banlieue, dans un lieu déserté par la plupart des politiques culturelles institutionnelles. Mais pas par l’art. «  […] j’ai pensé qu’il était nécessaire de manifester l’importance que peut avoir l’art pour transformer la vie avec un « projet manifeste ». Je pense, c’est un fait que l’art peut, l’art doit, l’art veut transformer, n’ayons pas peur de dire: changer la vie. »8

La dimension sociale très présente dans le travail de Thomas Hirschhorn est une

notion qui se retrouve chez d’autres artistes, adopter une approche personelle. C’est ce que montre le travail de Francis Alÿs qui par ses choix, le déplacement (le choix de vivre dans un autre pays à la culture différente), et la poésie qu’il veut mettre en place, la mise en question de la différence à la fois culturelle et politique.

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8. Thomas Hirschhorn, In, Musée Précaire Albinet quartier du Landy, Aubervilliers, 2004, Thomas Hirschhorn 4ième de couverture.


FRANCIS ALŸS

Francis Alÿs est un artiste contemporain belge, architecte de formation, qui après

avoir participé à un plan d’aide au Mexique en 1987, s’installa à Mexico. De là lui vient sa réflexion artistique sur la ville, le déplacement et l’expérimentation en rapport avec l’environnement urbain.

Pour ce faire, il utilise divers médiums, du dessin à la performance, travaillant sur le

ressenti autant que sur le sens de ses productions, où le contact humain, l’urbanité et le contexte culturel sont autant d’éléments remis en perspective. Dans une performance intitulée Sometimes Making Something Leads to Nothing (1997), Francis Alÿs pousse un glaçon (qui fait la moitié de la taille d’un homme) à travers la ville de Mexico, dont il gardera une trace vidéo. Il filme son périple au travers de la ville, le glaçon fondant au fur et à mesure de son avancée (au départ grand d’un bon mètre), dans la rue un jour de fort soleil. Il n’y a pas de but en soi, sinon celui de représenter une temporalité et de travailler avec la volonté de s’insérer dans le flux urbain. Dans sa façon de s’approprier l’espace (celui du déplacement) et d’insérer un élément anecdotique dans la ville, Francis Alÿs crée à la fois une poésie fait de son ressenti artistique, mais aussi d’une réflexion sur cette espace de transition qu’est la rue et les rencontres que l’on peut y faire : il en résulte que certains passants le regardèrent intrigués, mais beaucoup l’ignorèrent également.

Il y a toujours une notion politique dans le travail de Francis Alÿs, que ce soit

sur les politiques passées qui ont déterminé une certaine urbanisation (celle-ci issue d’une culture propre à chaque pays (l’ubanisation de Mexico City et diférente de celle de New York), quotidien, ou plus ancré dans une réalité historique. C’est le cas dans The Leak (2002), une performance déambulatoire à nouveau, mais se situant à Paris. Dans The Leak l’artiste commence par percer un pot de peinture verte qu’il portera à la main par la suite dans son parcours. Un texte fait la narration du parcours, partant du Musée d’art Moderne pour aller au Couvent des Cordeliers (l’artiste fera un détour à la vue de la police).

Il y a une forte référence politique dans ce travail; c’est la création d’une  ligne verte,

une frontière politique entre deux pays qui se disputent un territoire, rappelle d’une violence politique existant au quotidien pour les habitants de ces pays (tels que Chypre). Par son itinéraire et sa performance, l’artiste met en évidence le fait qu’il existe une frontière pour certaines personnes, qui sont soumises à plus de pressions que la moyenne. Cette frontière représente une fracture sociale et prend place dans un pays « libre » (où en tout cas les droits de l’homme ont cours). Par son intervention artistique l’artiste conteste avec subtilité les représentations de la présence de l’État (les forces de « l’ordre ») et montre un état de fait. Le titre de cette performance n’est pas non plus anodin, The Leak («  La Fuite »), il ne laisse pas de doute sur son interprétation. La vidéo s’achève quand l’artiste parvient au Couvent des Cordeliers, lieu d’exposition d’art contemporain. Exprime-t’il par là que le monde de l’art devrait lui aussi se sentir concerné par ces questionnements ? Ou fait-il référence au fait que l’histoire du Couvent des Cordeliers à Paris est marquée par celle de la Révolution Française la plus dure (le Club des Cordeliers institué par Danton) et qu’il y aurait une analogie entre le passé et le présent ?


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Si Thomas Hirschhorn et Francis Alÿs questionnent le rapport à l’autre, la société et les individus avec une poésie propre à chacun, ce n’est pas forcément le cas de Yann Toma ou etoy.corporation, qui ont voulu revêtir l’habit de ce qu’ils questionnent. C’est l’esthétique de l’entreprise et la mystification vis-à-vis d’une aura (ou âme) dont elle est supposée se targuer, que ces artistes utilisent comme médiums et comme médias. Ils adoptent une stratégie de parasitage en prenant pour point de départ une entreprise artistique. En faisant cela ils en questionnent également l’artificialité.

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OUEST-LUMIÈRE

Fondée en 1901 Ouest-lumière est une compagnie spécialisée dans l’électricité. La

particularité de cette compagnie est qu’elle fut rachetée symboliquement par l’artiste Yann Toma au cours des années 1990. Dès lors le rôle de la compagnie changea, réactivée par le travail de l’artiste, faisant des lieux, archives et réseaux de la société son objet de recherche. Aujourd’hui Ouest-lumière est une entreprise artistique, c’est-à-dire qu’elle travaille et utilise l’esthétique des entreprises comme moyen mais aussi comme sujet. Se posant comme le dirigeant mégalomane de cette compagnie réinvestie qu’est Ouest-Lumière ; Yann Toma s’est élu « président à vie » et pour relancer l’expansion de son capital, s’est appuyé sur l’émission « d’actions » Ouest-lumière. Ce faisant, la société étend son influence ainsi que son capital, intégrant ses actionnaires comme membre de la compagnie, leur attribuant un rôle bien spécifique au sein de la compagnie. Et ce sont ces divisions qui constitueront la base de progression et de travail de l’artiste, comme la création de nouveau département, d’agence à l’étranger ou de chargé de mission, etc.

La structure pyramidale ainsi créée, telle qu’on peut la voir sur le site internet

d’Ouest-Lumière, c’est-à-dire un président s’appuyant sur des actionnaires (ici à peu près deux cents) et qui eux-même s’appuient sur un parterre d’agents et d’abonnés ( à peu près 100 000), cela mis en exergue par cette déclaration « Ouest-Lumière c’est une structure pyramidale autocratique ancrée dans la réalité d’aujourd’hui »9 et qui défini une certaine esthétique du capitalisme (ou de la mégalomanie). Ce diagramme est sous-titré « diagramme d’organisation interne pour la période 1905-2105 ».

Plusieurs énergies sont étudiées et exploitées par la société Ouest-lumière. Parmi

celle-ci les flux-radiants, « les flux-radiants sont des matérialisations de lien »10, lien qui n’est possible d’être retranscrit par la pellicule photographique et par un procédé connu uniquement de Ouest-lumière. Ou encore les épopées, qui sont des représentations épiques peintes, et qui figurent ou transfigurent l’histoire de la société Ouestlumière et de ses acteurs. Il s’agit, entre mythe et réalité, de sublimer le portrait de l’individu au sein de l’entreprise afin qu’il devienne une partie liée à de l’histoire de l’entreprise. Avec les flux-radiants, Yann Toma représente une énergie encore inexploitée par les organes de productions traditionnel : celle de l’absence à un moment marquant. Ce moment invisible est représenté dans des photos, seul preuve de ces liens. Par la nature de l’entreprise, ces photographies produites jouent sur deux tableaux : celui du produit issu d’un processus dans une institution, mais aussi celui de la production artistique et de la représentation d’une énergie particulière. Ce qui les rend particulières en tant qu’œuvres ce sont leurs inscriptions à la fois dans ce processus artistique et ce processus entrepreneurial, et les questionnements que cela provoque, tels que la création de la réalité par une entreprise, et la réception d’une telle réalité par un public. C’est encore plus probant avec le projet de Ouest-lumière s’intitulant épopée, dans ces tableaux épiques, mettant en scène les membres de Ouest-lumière, ses actionnaires et bien évidemment l’artiste, ils posent la question de la création de la réalité par les entreprises. Ces tableaux sont des commandes par les membres des bureaux d’Ouest-lumière, commandes 9. In, le site de OUEST-LUMIÈRE, http://ouestlumiere.free.fr/OL/ol-top06.html. 10. Idem, http://ouestlumiere.free.fr/OL/ol-top06.html.


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sous-traitées dans des ateliers situés en Inde spécialisés dans les affiches de film de « Boolywood ». Faire sous-traiter une tâche pour une entreprise, pour des raisons économiques ou stratégiques, est monnaie courante aujourd’hui. Et quand il s’agit d’une entreprise artistique, dont le but est son expansion, l’œuvre ainsi produite se met en perspective, d’une pratique économique et devient acte artistique : elle crée un méta-langage, une réalité artistique qui parle d’une réalité économique. De ces différents projets émergent des personnalités, des départements spécialisés sur des sujets précis. Tous ces éléments s’inscrivent dans un organigramme complexe. Afin de mettre en avant la culture de l’entreprise, chaque département sera désigné sous un acronyme et aura une place bien précise. Ainsi existe le COMEX ou comité exécutif, composé de conseillers spéciaux ou d’un grand chambellan. Une autre branche les « fondateurs », composée entre-autres de la « Direction des Interventions Furtives » ou du « Bureau de l’Altérité », et enfin les deux cents « actionnaires services », en charge d’un service tel que la « Direction des services des Pannes » ou « Direction de l’immersion Virtuelle et Réelle ».

L’utilisation de l’organigramme est récurrente dans les esthétiques des entreprises :

elle fait partie d’une sémiologie, une suite de codes et signes facilement identifiables par un public et qui la désigne comme telle. La représentation d’une organisation complexe qui permet de situer la place et la fonction de ses éléments constitutifs, de créer un ancrage dans le réel. L’organigramme fait partie du langage des entreprises et représente une volonté de hiérarchiser, diviser et de cette manière se donner une crédibilité. L’inscription dans le réel, comme la création d’une identité participent à une mise en scène : celle de créer « l’âme » de l’entreprise. L’organigramme est emblématique, d’une volonté d’inscription dans le réel, et donc d’une certaine manipulation de ce réel. Cette entreprise particulière par ses recherches et son fonctionnement, ainsi que le fait que ses investisseurs en soit également ses acteurs; possède le mérite de rendre visible une « culture » de l’entreprise. Et donne des exemples des moyens que les entreprises se donnent pour créer une identité remarquable et remarquée. La mise en avant de la structure de l’entreprise Ouest-lumière, qui nous renseigne sur l’esthétique capitaliste en général, permet de se rendre compte, de la forme interne des entreprises tentaculaires, (et de leurs bureaux aux fonctions inconnues), de quelle manière elles rendent ces bureaux visibles, (comment elle représente leur vie interne), pour cela créant les mythes ou les identités nécessaires, et quelles informations ils veulent mettre en avant, (parmi la globalité de toutes leurs activités), celles susceptibles de créer l’adhésion du public visé.


etoy.CORPORATION

E-toy ou plutôt etoy.corporation, est un collectif/entreprise d’artiste zurichois offi-

ciant depuis 1994. Ils furent parmi les pionniers de l’utilisation du médium internet pour l’art et se firent connaître pour une pièce nommé hijack (1996) où ils « capturèrent » un million et demi d’utilisateurs de moteurs de recherches. Ils utilisent l’esthétique des entreprises médicales et d’une manière générale celle des protocoles propres aux institutions et entreprises. « etoy.CORPORATION is art and invests all resources in the production of art beyond traditional dimensions. The aim is to take the resources, tools and legal framework of our time to create a corporate sculpture – a shareholder company registered in Zug/Switzerland that has no other purpose than cultural value. »11

Le point de départ d’etoy.corporation est une anecdote judiciaire. La société etoys

(avec un « s ») fit un recours en justice contre la société artistique etoy (sans « s ») en raison du trop grand risque de confusion entre le nom de domaine des deux entreprises. La multi-nationale du jouet qui avait porté plainte gagna le recours ; et etoy dut changer de nom. C’est depuis cette anecdote (qu’il nomme  TOYWAR) qu’ etoy.corporation à intégrer la notion de marché dans son travail.

La société est constituée de près de deux cents cinquante actionnaires (possédant

poste, fonction et pouvoir de vote en proportion) et comporte plusieurs projets artistiques de grande échelle. Depuis 1998 sous le nom de « etoy.TANKS » ils affrètent un container multi-fonctionnel de couleur orange (la couleur de prédilection de e-toy (leur image de marque) ; ils l’utilisent partout dans le monde où ils en ont besoin pour leurs expositions ou projets. Le faisant venir par cargo, ils représentent à leur yeux le transport physique des données à travers le réseaux mondial, comme un élément de sculpture s’infiltrant dans le réseau de transport mondial. Chaque « etoy.TANK » voyage comme un flot de données et est accompagné d’un protocole TCP/IP-PACKAGE qui est réceptionné par les etoy.agent (toutes les personnes impliquées dans le travail d’e-toy deviennent des etoy.agent).

MISSION ETERNITY (2007) est un projet voulant explorer la vie après la mort.

Les participants (institutions ou personnes) aux projets laissant des traces, vidéo, matériel génétique, écrit, etc. qui seront enfermés dans des capsules (ARCANUM CAPSULES un espace de stockage de 50 méga Bytes). Il y a 1180 utilisateurs enregistrés, répartis entre les ANGELS (les vivants qui protègent les données) et les PILOTS (les morts qui continuent à explorer le temps pour toujours). Déterminé comme un projet à très long terme, il tente d’investir une temporalité de lenteur radicale, après la folie de la vitesse et de l’ère internet. Elle permet également (selon e-toy) de maintenir des fragments digitaux de « l’âme » des utilisateurs et permet aux humains de maintenir une présence active post11. « Etoy.corporation est de l’art et investit toute les ressources dans la production d’art au-delà des dimensions traditionnel. Son but est de prendre les ressources, outils et cadre légal de notre époque pour créer une sculpture entreprenarial – une entreprise d’actions côté en Suisse et qui n’as d’autre but que la valeur culturel. » In, site de etoy.corporation ; http://www.etoy.com/.


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mortem informatique (il n’est pas question de clonage ou intervention scientifique de la sorte). Les données sont sauvegardées dans un réseau de centaines de supports de stockage (comme téléphones portables, ordinateurs etc...) par des centaines etoy.ANGELS participant ainsi au déploiement des CAPSULES dans l’espace et dans le réseau. Pour l’instant il n’y a qu’un seul PILOTS transferé (le système est encore en mode test).


SAMIZDAT, RÉSEAUX ET HACKTIVISME

Il n’y a pas que les artistes qui ont détournés, mystifiés ou créés en vue de proposer

une autre vision. Il existait et existe encore des réseaux qui ont mis ces questions au cœur de leur vision. Ces différents groupes qui se mettent de fait en porte-à-faux avec la culture dominante ont développé des techniques de communication et une conscience de la réalité qui leurs sont propres. C’est le cas des SAMIZDAT, qui étaient des publications clandestines en opposition au pouvoir central et médiatique en URSS pendant les années de plomb; mais aussi des réseaux plus récents qui utilisent les dernières technologies de communication comme le web, comme médium mais surtout comme moyen de lutte active contre des intérêts réels.

Le SAMIZDAT désigne les publications clandestines effectuées par les dissidents

dans les pays du bloc de l’Est pendant l’ère soviétique. Le terme signifie « auto-édition » et s’oppose aux Gosizdat (publication officielle).

Le SAMIZDAT vient de la volonté de contourner la censure omniprésente qui existait

en U.R.S.S. dès 1931. La Glavit, puis le Comité d’état pour la Presse (organisme de censure) validaient les documents qui devaient paraître. De plus il était absolument interdit d’être en possession d’un quelconque moyen de reproduction (à l’exception d’une machine à écrire) sous peine d’emprisonnement.

Les SAMIZDAT sont donc des documents dactylographiés, qui à l’aide de papier car-

bone permettaient de faire vivre une culture « libre », cachée mais qui existait malgré celle imposée par le régime soviétique. Très rarement les SAMIZDAT ont été tirés sur des presses d’imprimeries clandestines. Leurs sujets pouvaient traiter de poésie, de récits qui auraient été interdits par la censure, ou une autre version de l’histoire que celle imposée par le régime soviétique. La qualité d’impression de ces publications était très sommaire et le papier de mauvaise facture. Mais au moins elle permettait de diffuser une culture dissidente par un réseau clandestin en opposition à l’appareil d’information monolithique de l’état soviétique.

Aujourd’hui une association informatique militant pour la liberté d’expression sur in-

ternet se rattache à cette histoire. En 1995 le réseau Samizdat.net fut créé dans la volonté d’être le vecteur d’une culture différente, en dehors de la politique de « l’État et de celle du Marché ». Donnant a ces utilisateurs plusieurs ressources comme hébergement de sites, réseaux et espaces de discussions, plusieurs associations ce sont rattachées à cette dynamique et on peut citer parmi elle Act-up (défense des droits des malades atteint du sida et des homosexuels), nettime-fr (réseau artistique parallèle), Multitudes (revue indépendante mêlant art et internet), les Editions La Fabrique (maison d’édition indépendante), NoPasaran (réseau anti-capitaliste), etc.

Le nouveau front de mobilisation militant est donc devenu internet, avec ses avan-

tages et ses inconvénients. Générant une nouvelle « sous-culture », internet est à l’origine de comportements de groupes ou individuels, originaux et singuliers. C’est le cas de la culture du réseau, et plus restrictivement de celui de « l’Hacktivisme ». Internet permet la production et la diffusion d’informations bien plus rapidement que tous les autres


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médias, mais aussi la connexion entre individus sans rencontre préalable. Mais ces rencontres sont-elles une plus-value dans l’organisation et la création d’une contestation, et a plus forte raison l’adoption d’une esthétique par tout un groupe ?

L’exemple de « l’Hacktivisme » est assez parlant : il désigne la contraction Hacker

(pirate informatique) et activiste. C’est une vision utopique, influencée par la littérature cyberpunk (qui mélange exploration des espaces cybernétiques et volonté de liberté) celle de pirate informatique adoptant une conduite ou une mission sous une identité partagée. C’est le cas de « Wikileaks » (wiki désignant un espace de participation commun à tout le monde sur internet et leaks comme fuite) qui propose à la lecture du monde entier des documents classés confidentiels par de nombreux pays du monde, avec la volonté de déstabiliser l’opinion publique contre ces États. Il y a derrière cette organisation une personne, Julian Assange (Hacker s’étant révélé au grand public), mais aussi un grand nombre de hackers inconnus œuvrant dans l’ombre.

Wikileaks se pose (comme la communauté du hacktivisme dans son ensemble

– qui consiste à pirater des informations pour les faire circuler ou empêcher certains sites de fonctionner) en redresseur de torts selon leur propre « code ». Ils font appel à la liberté d’expression afin de légitimer leurs actions, dans une volonté de partager l’information ou d’attaquer des organisations asphyxiant la liberté d’expression. «  En général nous utiliserons le terme Web pour désigner la structure d’échange d’information horizontale et ouverte, le réseau non hiérarchique ; et nous réserverons le terme de contre-Net pour parler de l’usage clandestin, illégal et rebelle du Web, piratage de données et autres formes de parasitage. Net, Web et contre-Net relèvent du même modèle global, ils se confondent en d’innombrables points. »12

Les membres de « l’Hacktivisme » (dont les récents Anonymous – organisation

anonyme de personne ou hacker se regroupant pour défendre la liberté d’expression ou attaquer des entreprises privées qui idéologiquement s’opposent à leur point de vue) n’ont certainement pas de profil type, et ont chacun leur propre motivation. C’est donc des groupes militants aux contours très flous, qui mélangent beaucoup de combats en même temps : libertés de circulation d’information, attaque contre des entreprises, relais d’information pour les populations subissant une dictature, ou voulant s’y soustraire (les récentes révolutions de la Tunisie ou de l’Egypte). Il est donc très difficile de juger, la portée, sinon la cohérence de ce mouvement ; et de savoir s’il peut avoir une réelle incidence dans la contestation (du pouvoir des États par exemple). Bien sûr les possibilités cumulées d’internet, de fournir une information ciblée mais également au plus grand nombre ; en font un outil et une ressource de première importance aujourd’hui. Mais dans la forme il n’a pas encore révolutionné la considération de remise en cause d’un état de fait ou encore des sociétés de contrôle. Ni même créer une réelle adhésion avec une esthé12. Hakim Bey, In, T.A.Z.


tique originale, rompant avec les formes préexistantes et proposant une remise en cause du fonctionnement d’internet (c’est-à-dire un rapport à son accessibilité par l’entremise d’une entreprise, une gestion et une reconnaissance des flux (surveillance) et une fracture numérique existante entre classes sociales, pays riches et pays pauvres, mais également entre ceux qui ont la connaissance de l’outil internet et ceux qui ne l’ont pas).

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Comme on a pu le voir, ces artistes utilisent tous une stratégie différente, et n’ont pas

les mêmes envies. On peut dire que leur stratégies sont vraiment différentes les unes des autres. D’un côté il y a ceux qui mettent en lumière, comme Bureau d’Études et leur travail sur la connexion et la distance, Alain Bernardini, qui met en lumière des situations quotidiennes et des vides. Cette mise en lumière suppose un engagement et une prise de position assez claire, une connaissance également de ce dont ils parlent.

D’autres utilisent plus l’humour ou la poésie. C’est le cas de Martin Le Chevallier,

qui par ses œuvres interactives traite de contrôle de manière détournée. General Idea se situait plus dans une réflexion entre l’art et les mass-médias, utilisant l’humour pour créer un univers où c’est le nôtre qu’il mettait en abîme. Société Réaliste est quant à eux, un collectif usant plus de l’ironie que de l’humour, ce qui dérange le public assez profondément, et qui ne le pousse pas à prendre au sérieux leur travail. Mais l’utilisation de l’ironie est aussi une manière de traiter la contestation, comme une vacuité et un prétexte.

Je voulais encore parler de ces artistes qui s’engagent pleinement dans leur propos,

avec en tête de file John Heartfield, puis plus tard Martha Rosler et également Thomas Hirschhorn. Chacun à leur manière et dans leur contexte ont adopté une stratégie de lutte frontale, et sans compromis. Ce qui suggère un engagement complet et une conviction dans leur propos, même s’il existe une part de doute dans leur production. Conscient de la mystification et de l’utilisation d’images à des fins idéologiques, ils acceptent ce paradigme et utilisent ces images à leurs propres fins pour provoquer des réactions chez leur public.

Finalement reste l’aspect documentaire, comme l’ont pratiqué Chris Marker ou

Jean-Luc Moulène. J’utilise le terme de documentaire en raison qu’il existe une dimension analytique dans leurs travaux, une volonté de présenter au public des informations de manière assez exhaustive. Bien sûr ils le font de manière très personnelle, comme Chris Marker qui utilisait un point de vue subjectif à l’intérieur de ses films et qui poussa les Groupes Medvedkine à faire de même. Et c’est le cas aussi de Jean-Luc Moulène qui préfère laisser le spectateur venir interroger ses objets – son travail aura été de sélectionner ceux-ci. Le seul reproche que l’on pourra faire à cette approche documentaire c’est le fait de réaliser un compte-rendu, de poser un certain nombre d’idées à la vue des spectateurs, et donc de ne pas pousser le public vers une proposition. C’est à mon sens la différence entre ces travaux et les autres. C’est peut-être un manque de proposition et une trop grande prise en compte de l’objet en tant qu’élément contestataire en soi, alors qu’il réside dans cette approche un engagement dans la recherche.

Il faut rappeler que tous ces artistes, et moi-même; pour pouvoir s’exprimer en

contre-pied, en opposition à une idéologie ou un contrôle, doivent reconnaître et prendre conscience de ce même contrôle. Cela nécessite de s’engager et avoir la volonté de prendre parti, pour dénoncer ou plus simplement ironiser cette société avec laquelle nous ne sommes plus d’accord. Il faut donc bien avoir à l’esprit que tous ces artistes s’inscrivent dans une temporalité, issue également d’un contexte et d’une situation (même si


nous l’avons vu, l’écriture de cette temporalité est souvent le fait de ce que l’on critique) et que s’il n’y avait pas de discours contre lequel se dresser, l’esthétique de la contestation deviendrait lettre morte. «  Ainsi animé d’une humeur de contestation et de subversion qui est à la source de la création et, tout en même temps, d’une volonté d’affirmer cette subversion, de lui donner plein corps et plein sens en la rendant publique, l’artiste se trouve appelé par deux aspirations antagonistes qui sont, la première, de se soustraire à toute participation sociale, de s’éloigner de plus en plus et sur tous les points des vues communes, préserver tant qu’il peut sa différenciation, et par conséquent se préserver des regards et des contacts ; et la seconde, à l’opposé de manifester ses positions en montrant ses ouvrages et en donnant à sa contestation la publicité sans laquelle elle demeurerait balle sans cible. »13

Pour finir, c’est à partir de ce travail que l’Asymdicat prendra sa source. L’Asymdicat

en tant qu’organisation et espace de contestation, se doit de connaître et continuer ce travail de recherche sur l’esthétique de la contestation. L’Asymdicat est un espace de partage et d’échange qui se veut ouvert sur internet, basant sa réflexion sur la création d’un nouveau langage pour la contestation. De ce fait il était essentiel de faire un retour (même succinct) auprès des artistes qui s’étaient déjà engagés pour ces problématiques, et d’en prolonger les questionnements dans le contexte de notre société contemporaine.

Prenant comme base cette culture de la contestation et son engagement, les membres

de l’Asymdicat pourront, je l’espère, inventer d’autres formes et créer de nouveaux sens pour venir questionner notre société. Dans un contexte plus flou et chaotique que ne l’ont été les années 1920 ou les années 1970 il existe aujourd’hui (bien que de façon moins évidente et moins claire) des personnes, des événements et des organisations qui tentent de ne pas se laisser tromper par des idéologies auquelles ils n’adhèrent pas. Dans ce contexte, l’Asymdicat est une proposition au monde pour créer un langage et une dynamique actuelle inscrite dans notre époque ; et en opposition à une culture dominante asphyxiante et réifiante.

13. Jean Dubuffet In, Asphyxiante Culture, p.60.

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FILMOGRAPHIE - MUEL, Bruno, Avec le sang des autres, France, 1974, 50min. -  DEBORD, Guy, La Société du Spectacle, Paris, 1973, 88 min. - EISENSTEIN, Sergueï, Le cuirassée Potemkine, Union-Sovietique: Jacob Bliokh, 1925, 72 min. - GODARD, Jean-Luc, British Sounds, Royaume-Uni, 1970, 52 min. - idem, Film Socialisme, France, 2010, 101min - Groupe Medvedkine Besançon, Classe de Lutte, France, 1968, 39 min. - Groupe Medvedkine Sochaux, Sochaux 11 juin 1968, France, 1970, 20 min. - GILLIAM, Terry, Brazil, Royaume-Uni, 1985, 134 min. - MARKER, Chris, La jetée, France, Argos Film, 1964, 28 min. - idem, l’Ambassade, France, Auto-production, 1973, 17 min. - idem, Le fond de l’air est Rouge, France, INA, Iskra, Dovidis, 1977, ~ 180 min. - idem, MARRET, Mario, À bientôt j’espère, France, 1967-1968, 44mns - MEDVEDKINE,Alexandre, Le Bonheur, Union-Sovietique, 1935, 95 min. - VERTOV, Dziga, L’homme à la camera, Union-Sovietique, 1929, 80 min. - WATKINS, Peter, Punishment Park, États-Unis, 1971, 88 min. - WATKINS, Peter, La Commune, France, 2000, 345 min.


REMERCIEMENTS Je tiens à remercier tous les professeurs qui m’ont instruit et orientés au cours de ces cinq dernières années, et tout particulièrement, mon directeur de recherche Bertrand Gauguet, ainsi que Frédéric Dupuis et Thierry Ballmer.

Achevée d’imprimée sur les presses de l’imprimerie N.S.I. (Nord Sud Impression) à Strasbourg mars 2010


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