Emilie Barrucand - Un barrage contre l'hégémonique

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barrage contre l’hégémonique Âgée de 25 ans, ethnologue engagée, Émilie Barrucand a séjourné à plusieurs reprises chez les Indiens Mebêngôkre, au Brésil. Son premier ouvrage, Wayanga, Amazonie en sursis, est la relation de son apprentissage de la vie à leur côtés. C’est aussi, à sa façon, un manifeste politique. Entretien avec une jeune femme très déterminée.

Emilie Barrucand WAYANGA, Amazonie en sursis Photographies de Pierre Perrin Le Cherche-midi, à paraître le 13 octobre 2005 17 euros

topo : Ce premier livre témoigne d’un grand art de la composition et d’une belle liberté. Comment définiriez-vous le genre de cet ouvrage ? Emilie Barrucand : Écrire de façon scientifique aurait à coup sûr créé une distance entre les personnages et le lecteur. J'ai donc essayé de présenter les choses comme je les ai vécues sur place, afin de permettre au lecteur de s'immerger dans un univers donné. Ce n'est pas un roman pour autant, tout ce que j'ai écrit est véridique, mais j’ai utilisé de temps à autre les outils romanesques. Mon but était clairement d’émouvoir, je ne m’en cache pas. En Europe, les gens ont des Amérindiens une image, disons, « exotique ». Au Brésil, pour certains, ils seraient fainéants et sales, entre autres clichés. J'ai essayé de les décrire, sinon comme ils sont, du moins comme je les vois, moi. Et de les rendre plus proches des lecteurs. t. : On découvre quelques Indiens venus défendre leurs droits dans la Fondation qui les concerne, la FUNAI*, peu intéressés par les festivités qu’on daigne leur consacrer un jour par an. C’est là une réalité plutôt détachée du folklorique.

E.B. : Avant de me rendre au Brésil pour la première fois, je me méfiais quelque peu de la FUNAI. On m'en avait dressé un tableau noir, celui d’une organisation corrompue. Il s’y trouve peut-être des fonctionnaires corrompus, passant des accords illégaux avec des bûcherons et des chercheurs d'or. Cependant, nombre de personnes engagées y travaillent également. Dans ce livre, j'ai désiré présenter la FUNAI comme elle est : une sorte de mur de protection contre ceux qui veulent détruire la terre indigène. Ce mur est certes percé par endroits, la FUNAI abritant des gens qui vont à l'encontre des droits indigènes, mais je reste persuadée que, sans ce barrage, la situation serait pire. t. : Comment qualifiez-vous votre démarche ? Êtes-vous une ethnologue engagée ? E.B. : Je me qualifierais par mes buts et mes moyens : faire le portrait de la situation de ces peuples grâce à mes connaissances ethnologiques, politiques et grâce à mon expérience – la relation que j'entretiens avec les Indiens. t. : Il y a ce poème, qu'un jeune Indien vous donne…

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E.B. : Oui, je l'ai trouvé beau et touchant. Il disait bien ce que signifie pour la plupart des peuples indigènes d’Amazonie le fait d'être indien. L'auteur est âgé de quatorze ans environ : « Être indien. Être indien, c'est être gai, c'est jouir de la beauté des choses qui vous entourent. Être indien, c'est vivre dans la forêt, et jouer dans les fleuves et les cascades. Être indien, c'est se promener le corps peint et orné de parures et vivre dans la quiétude, sans avoir peur du lendemain. Être indien, c'est avoir la peau brune et contempler la lune durant les nuits sereines. Être indien, c'est savourer les fruits de la forêt, c'est admirer la beauté champêtre. Être indien, c'est manger ce qu'offre la nature et souffrir auprès des animaux sans perdre le sourire. Être indien, c'est vivre dans un village, en communauté, et nager dans le fleuve qui serpente. Être indien, c'est aimer la nature et l'aider à préserver sa beauté en conservant sa pureté. Être indien, c'est être gai, c'est vivre dans l'histoire et rester bien différent des autres. Être indien, c'est être doux et pur comme l'eau cristalline. Enfin, être indien, c'est préserver sa culture et sa langue. » [un temps] Je suis impliquée, je partage mon temps avec les Amérindiens, mais j'espère que ce poème produira sur le lecteur le même effet que sur moi. On oublie souvent d'évoquer la joie de vivre des Amérindiens. Ils souffrent de voir une partie de leurs terres envahies par des chercheurs d'or et des bûcherons, mais n'ont pas le souci, par exemple, de gagner de l'argent pour manger ou d'obtenir un diplôme afin de trouver un emploi, ils échappent au désir d’accumulation. À ce titre, ils ne font pas encore partie de la société de consommation, qu’ils ont esquivée à leur manière. A contrario, dans notre société française, par exemple, nous sommes toujours à la poursuite de quelque chose et jamais dans le présent. Je le ressens dès que je reviens en France. J’ai rarement vu autant de gens heureux que chez les Indiens. Tout dépend, bien entendu, de la situation qu’ils parviennent à négocier – je parle des peuples qui parviennent à vivre selon leurs us et coutumes, dans une terre suffisamment vaste pour cela. Ceux qui sont pri-

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vés de terre et de nourriture sont évidemment ramenés aux soucis primordiaux, il leur faut gagner de l'argent. Comment faire ? Se prostituer est malheureusement une réponse fréquente, par exemple chez les femmes Kaigang. Autre solution : accepter de louer une partie de leurs terres aux grands propriétaires terriens. Là, on se retrouve dans un système qui ressemble un peu plus au nôtre. t. : Nombre d’Indiens que vous rencontrez connaissent la vie citadine, les jeunes comme les chefs. Certains passent d’un monde à l’autre, apparemment sans états d’âme. E.B. : Aujourd’hui, de plus en plus de leaders politiques indigènes ont compris qu’il leur fallait mettre un pied dans

On n’évoque pas assez les problèmes nés de certains projets de développement lancés par le gouvernement ou par les ONG

le monde des Blancs afin de mieux défendre leurs peuples et leurs terres. C’est ainsi qu’ils avancent. À l'instar du chef Ropni, que j'évoque dans mon livre . Il se bat pour le respect des droits des peuples indigènes et la protection de leurs terres implique et doit, pour cela, passer de longs moments en ville. En réalité, la ville, Ropni ne la supporte pas. En ville il est triste, il voit des jeunes qui boivent, qui coupent leurs cheveux, qui ont honte d'être indiens ; cela le fait souffrir. Aller en ville c’est donc, avant tout, se donner les moyens de défendre les intérêts de son peuple. Il m’est arrivé d’emmener un jeune chef en ville. Il m'aidait beaucoup au village et avait le désir de devenir à son tour un grand leader, comme Ropni. Pour ce faire, il devait acquérir certaines

connaissances du monde des Blancs. Je lui ai présenté d'autres grands leaders indigènes qui étaient déjà engagés dans cette lutte, comme Pirakuman Yawalapiti, Daniel Cabixi. Il a été passionné par leurs discours et a découvert certaines facettes du monde des blancs dont il n'avait pas conscience, comme le fait qu'il existe des gens pauvres, sans rien à manger, parce que personne ne leur vient en aide. Je lui expliquais ce qui se passe en ville lorsqu’on n’a pas d'argent, en lui montrant ce qui était arrivé aux Kaigang, et qui pouvait arriver aux Mebêngôkre (Kayapo) s'ils vendaient leurs terres à leur tour. Cet apprentissage l’a finalement rendu malheureux : il se sentait en environnement hostile. Il a perçu la réalité de certaines choses qui l'attiraient lorsqu'il était au village. À son retour, il a parlé de ce qu'il avait vu et compris. J'espère que son peuple en tirera profit. Je suis tentée d’alerter les tribus que je connais sur les risques qu'elles encourent quand elles vendent leurs terres, par exemple. Mais je suis une femme et je ne suis pas forcément écoutée, même si j'ai accès de manière extraordinaire aux discussions politiques. J'estime en outre que ce n'est pas mon rôle de leur faire la morale. Je peux juste les aider à se rendre compte par eux-mêmes de ce qui les menace. t. : Pour la tribu dans laquelle vous passez des mois entiers se pose une question cruciale, celle de la succession des chefs et notamment celle du leader charismatique Ropni, votre « père adoptif ». E.B. : Ropni ne sait pas qui va prendre sa place. Deux jeunes, Béko et Tahu, sont en lice, mais n'osent pas encore lui en parler. En revanche, ils ne craignent pas d’en débattre avec moi. J'essaie de leur donner certains éléments sur le monde des Blancs, qui pourraient les aider à devenir plus forts. t. : Vous évitez la posture, le jugement et même les questions de base de l’ethnologue, celles de votre identité à vous. On a le sentiment que votre


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apprentissage et l’urgence des revendications indiennes vous engagent à aller plus vite que vos illustres prédécesseurs anthropologues. Vous êtes une Blanche chez les Indiens ? Un écrivain sur le motif ? E.B. : Je ne prétends pas être une Indienne ni une aventurière. J'élabore des projets, l'association Wayanga, par exemple, dont je m’occupe, ainsi qu'un projet intitulé Solidarité inter-ethnique, qui vise à permettre aux peuples du Mato Grosso de se fédérer et de proposer eux-mêmes une politique indigéniste adaptée aux problèmes qu'ils

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rencontrent. Actuellement, il n'existe qu'une politique, la même pour tous, complètement obsolète et indifférente aux projets politiques, et qui va, de toute évidence, à l'encontre des intérêts des Indiens. Dans le cadre de notre projet, les peuples indigènes seraient pour la première fois à la base de la politique qui les concerne. t. : On est frappé par ce terme si générique, presque enfantin, d’« Indiens », qui dissimule des ethnies et des histoires très différentes. E.B. : Dans les politiques actuelles,

on présente un Indien « générique », comme si toutes les tribus avaient les mêmes problèmes et vivaient dans le même environnement. C'est totalement faux, vous vous en doutez. Certains peuples sont menacés par l'alcoolisme, la dépression ; d'autres ont perdu une grande partie de leurs coutumes et essaient de réinvestir leur langue et leur vie d'autrefois ; d'autres encore les ont conservées et parviennent à maintenir la tradition. La situation varie réellement d'un peuple à l'autre, une politique commune pour tous est donc parfaitement inadéquate. C'est ce que nous voulons éviter en lançant le projet Solidarité interethnique. On parle beaucoup de déforestation, d'invasion des terres indigènes, mais l’on n'évoque pas suffisamment les problèmes nés de certains projets de développement mis en place par le gouvernement ou par les ONG. J'ai entendu parler d'un projet d'élevage de poissons dans le fleuve Xingu : c'est ridicule, je n'ai jamais vu autant de poissons de ma vie que dans ce fleuve ! Avec cet élevage, les Indiens auraient leur poisson à disposition et n'iraient plus pêcher. Parallèlement, un projet d'installation électrique est prévu dans le village. Si ces deux projets voient le jour, les Indiens auront tous la télévision et un frigo dans lequel ils mettront le poisson entreposé juste à côté du village ! Ce qui signifiera : plus de pêche, plus de danse. Au début, les Indiens seront contents, ce n'est que plus tard qu'ils s'apercevront que la spécificité de leur joie a disparu. Autant dire l’essence de leur existence. On ne peut pas non plus les présenter comme des candides. Mais je sais ce qui peut leur arriver pour l'avoir constaté chez d'autres peuples, et je crois nécessaire de les aider à rester sur leurs gardes. t. : Comment vous voit Ropni ? E.B. : Je crois qu'il estime que je joue un rôle complémentaire au sien. À son image, j'ai un pied planté dans le monde des Blancs et un autre rivé dans le sien : j'ai accès à des choses auxquelles il n'a pas droit, et inversement. Étant extérieure à la tribu, je peux l'aider à faire passer certains messages.


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t. : Votre extrême jeunesse est celle des premiers apprentissages. Vous pensez obtenir une compréhension différente de ce qu’ils sont, eu égard à ce que vous êtes, justement ? E.B. : J’ai un statut assez particulier. Il est vrai que plus j'y vais, plus je me rapproche d'eux et de leur monde. J'en suis revenue récemment, et j'ai le sentiment d'avoir encore dépassé certains « caps ». Ropni table sur le fait que je possède bien leur langue et que je comprenne leur culture intimement, afin de réaliser un bon travail ensuite. Il est même assez dur avec moi de ce point de vue ! Il me fait la morale, me reprend, etc. Une fois, j'ai eu le malheur de lui faire répéter quelque chose que je n'étais pas sûre d'avoir bien compris. Il s'est mis à crier : « Tu te moques de moi ! Je t'ai déjà raconté ça ! Tu ne comprends donc pas ? » [rires]. Je me considère comme leur amie. J’ai le désir et peut-être les moyens de les aider. Eux me donnent les éléments pour que j'y parvienne. Je ne serais pas allée si loin sans leur confiance et leur amitié. t. : Le passage à l’écriture a sans doute installé une distance supplémentaire. A-t-elle été favorable à la définition de l’action que vous souhaitez mener ? E.B. : Mon action repose sur un processus assez long. Il y a plusieurs caps de compréhension : ce que je vis sur place, ce que je rédige là-bas, puis ce que je comprends au retour, en relisant mes notes. Vient ensuite le travail de réécriture : en corrigeant certaines idées, en réfléchissant sur des notions ou des coutumes entraperçues, je tente de trouver une réponse à ce qui, sur place, était un mystère et que je peux ensuite partiellement dissiper. t. : Une qualité frappe particulièrement à la lecture de votre livre : l’humour dévastateur qui vous réunit dans un même éclat de rire, eux et vous ! E.B. : Certaines particularités de leur vie ressemblent aux nôtres, et d'autres sont radicalement différentes, c'est ce que j'essaie de montrer dans cet ouvrage. Pour ce qui est du sens de l’humour, on n’imagine pas forcément

que les Indiens en aient un aussi vif ! À mon arrivée, ils m'ont continuellement mise en boîte avec le plus grand sérieux apparent. Parfois, ils me menaçaient : j'étais assez effrayée, je pleurais ; ils trouvaient ça très drôle ! Alors ils reprenaient de plus belle. Je ne comprenais pas, tout ceci était illogique pour moi. J’avais été une enfant éprise du monde des Amérindiens. J’ai toujours su que je m’approcherais d’eux. J’avais une vision encore idéalisée, je touchais mon rêve du doigt, et eux plaisantaient ! Aujourd'hui, s'ils me menacent, je leur rends la monnaie de la pièce ! C'est devenu un jeu dans lequel je me sens bien et grâce auquel ils me respectent. Maintenant, nous sommes au même niveau : je ne suis plus ce petit animal

Il faut réactualiser les livres d’histoire, dans lesquels on parle trop peu des peuples autochtones en train de pleurer parce qu’on vient de lui faire une mauvaise blague ! t. : Dans votre apprentissage de la vie au contact des Indiens, rien n'est donné immédiatement. Par exemple, ils vous disent qu'ils vous ont vue danser et que vous commencez enfin à vous débrouiller un peu. Ils pratiquent une pédagogie étape par étape et c’est sans doute l’aspect le plus étrange de cette initiation. E.B. : Quand je suis arrivée, j'étais transparente, je n'existais pas, les Mebêngôkre se demandaient qui était cette Blanche et ce qu'elle voulait. Maintenant, ils sont tout le temps après moi –en train de regarder ce que je fais, de me critiquer… Très tôt le matin, le mari de ma « sœur » Mebêngôkre vient me réveiller pour me demander de préparer à manger. Et si le poisson est mal cuit, j'en entends de toutes les couleurs, il me demande si je sais seulement faire à manger chez moi, en France ! Parmi eux, j'ai toujours le sentiment d'être

une enfant, d’être en apprentissage. t. : L’autre axe passionnant du livre est ce statut que vous affichez aux côtés des Indiens : « mi-homme, mifemme », statut qui implique un sens de la métamorphose. E.B. : Je suis une femme qui a accès au monde des hommes. Au centre du village Mebêngrôke (Kayapo), se trouve la maison des hommes, le grand centre politique. Les femmes n'ont pas le droit d'y entrer ; moi, si. Mais il n'a pas été facile d'obtenir cette autorisation. Lorsqu'ils ont pris conscience que je cherchais à participer à leur vie politique et à les aider à défendre leurs droits, j'ai acquis peu à peu un statut mi-homme mi-femme, qui me permet de naviguer entre les deux mondes. Je participe aux activités des femmes –je suis avec elles dans les plantations, je danse avec elles, je confectionne des ornements – et à celles des hommes – chasses, réunions politiques. Je me transforme selon que je suis avec les hommes ou avec les femmes. Avec les femmes, je m'exprime, je bouge, je m'habille comme une femme. Et quand j’accompagne les hommes dans des expéditions de chasse qui peuvent durer plusieurs mois, je dois aussi être à la hauteur. Cette ambivalence me permet de mieux comprendre le fonctionnement de leur société et me permet d'être acceptée en tant qu'alliée. t. : Est-ce pour eux une manière médiane d’envisager la politique que de faire appel à des alliés extérieurs, comme vous, qu’ils instrumentalisent peu ou prou, à leur façon ? Avez-vous assisté à l'émergence de revendications identitaires ? E.B. : Les Kayapo Mebêngrôke ont une personnalité très forte. En général, ils sont en première ligne lorsqu'il s'agit de défendre les droits des peuples indigènes. En comparaison, les Pareci, que je connais bien également, sont plus pacifiques et ont du mal à se faire entendre. La situation est plus difficile pour eux. Je ressens néanmoins chez eux un désir de plus en plus vif de s'unir contre un ennemi commun,

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les Blancs. Le fait que certains peuples parviennent à se faire mieux comprendre que d'autres est finalement contrebalancé par l'entraide qui les lie. t. : Que pensez-vous des essais de vos aînés ? Leurs textes sont-ils datés ? Tout est-il à refaire ? E.B. : Cela dépend. Beaucoup de livres, de films ou d'articles de presse alimentent la vision exotique des peuples indigènes. Certains de ces travaux sont obsolètes et restent pourtant des références ; d'autres défendent des idées fausses ou des préjugés, nés de l'ignorance. On présente encore trop ces peuples comme des enfants ou comme des paresseux, incapables de prendre des décisions par eux-mêmes, ce qui sert de prétexte à l'élaboration de projets de développement sans qu'ils soient consultés. Ces préjugés ont également servi de justification à la conquête des territoires indigènes. Il faut réactualiser les livres d'histoire, dans lesquels on parle trop peu des peuples autochtones, et travailler à ce que la presse les présente sous un jour plus réaliste, moins fantasmatique. Il faudrait simplement que les personnes qui rédigent les articles ou les ouvrages scolaires évitent de se référer à des manuels d'ethnologie non réactualisés ou à des journaux d'aventuriers et de missionnaires des siècles passés ! En revanche, les réflexions des grands anthropologues tels Claude Lévi-Strauss ou Darcy Ribeiro demeurent la bibliothèque de base de tout esprit attaché à ces problématiques, bien entendu. t. : C'est pour cela que vous souhaitez organiser, en novembre prochain, une rencontre avec les chefs de tribus à Paris, avant de les emmener à l’ONU ? E.B. : Cette rencontre doit leur permettre d’exprimer par eux-mêmes leurs désirs et leurs problèmes. C'est à eux de le faire, moi, je les aide juste à trouver les moyens pour cela. Dans la même optique, j'essaie de monter une radio avec une association indigène. C'est un projet en pleine préparation. Je donne aussi des conférences dans des écoles,

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Émilie Barrucand n’est pas seulement une jolie jeune femme blanche qui parle aux Indiens comme saint François parlait aux oiseaux. Sa fascination pour les Amérindiens est née alors qu’elle était encore enfant. Le lecteur n’en apprendra guère plus au cours de ce premier livre époustouflant et peu importe. Émilie ne se prend pas pour une Indienne ; elle assume le regard qu’elle porte sur une civilisation distincte de la sienne, qu’elle ne juge pas mais décrit et commente. Ce « plain-pied » qui évacue en partie la posture de l’ethno-anthropologue du XXe siècle, – tout en en reconnaissant la valeur et l’histoire – , est suffisamment radical pour surprendre. C’est avec un naturel confondant mais aussi stimulant que la jeune femme, encore étudiante à l’École des hautes études, parle et vit aux côtés des Indiens. Pas dans un mimétisme hystérique ni dans une acculturation forcée, et sans folklore d’aventurière d’aucune sorte. Elle observe les Indiens non comme des attardés civilisationnels, mais plutôt comme les figurants d’une évolution distincte. Car les passerelles entre les mondes s’établissent de manière bien plus cohérente et structurée que nous ne le croyons de ce côté-ci de la longue vue, accoutumés que nous sommes à l’idée que nous sommes garants de toute vérité. Admirablement composé, le livre a également ceci de particulier qu’il relate un apprentissage de la vie incarné par une jeune femme en train de s’accomplir : un certain nombre de découvertes sont donc humaines avant que d’être indiennes, d’où le fort sentiment d’universalité. Émilie Barrucand éblouira ensuite son lecteur par la justesse de ses points de vues, la sobriété de ses analyses, le choix des dialogues incisifs qu’elle restitue, la parcimonie avec laquelle elle se traite elle-même, dégageant à peine une silhouette, une épaule ornée ou un bras recouvert d’un bracelet de perles, petites marques abandonnées au plaisir du fétiche, malgré tout. Cette recherche sur l’identité, celle des Amérindiens, celle des nonAmérindiens apparaît en détails et en éclats. L’homogénéisation disparaît, et avec elle toute volonté hégémonique. L’auteure parvient, enfin, à restituer non seulement l’étrangeté de son parcours ou l’exemplarité de sa quête, mais entr’ouvre des gouffres bien plus abyssaux : mi-femme, mi-homme, mi-animal, Émilie Barrucand se rapproche de la substance même du roman et découvre en même temps que son lecteur le statut métamorphique qui est celui des écrivains. L’humour, enfin, semble décidément universel, et c’est là encore une occasion de se réjouir et de lire «Wayanga, Amazonie en sursis ».

je réponds à des interviews pour des radios locales, dans des petites villes situées à proximité des terres indigènes : mon but est d'expliquer comment les peuples y vivent et de combattre les préjugés. De rétablir un respect envers eux, qui, peut-être, se transmettra de génération en génération et mettra fin à certains problèmes récurrents. t. : Vous risquez d'être confrontée à des refus de toutes sortes, de la part des politiques en place. E.B. : J'ai préparé la venue des chefs indiens en rencontrant différentes ONG investies dans la défense des peuples autochtones, des membres de l'ONU…

Mais ensuite, ce sont les leaders qui diront ce qu'ils ressentent et ce dont ils ont besoin. Pour ma part, je me contenterai de compléter leur discours si besoin est, en tant que témoin externe. Je ne veux pas parler à leur place alors qu'ils seront là pour cela. PROPOS RECUEILLIS PAR ISABELLE RABINEAU * FUNAI : Fondation nationale de l’Indien, établie à Brasilia Pour tout renseignement sur l'association Wayanga et la venue des leaders indigènes en Europe : contact@wayanga.org. http//:www.wayanga.org


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