SEXUATION DU TRAVAIL SPORTIF ET CONSTRUCTION SOCIALE DE LA FÉMINITÉ Catherine Louveau L'Harmattan | Cahiers du Genre 2004/1 - n° 36 pages 163 à 183
ISSN 1298-6046
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-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Louveau Catherine,« Sexuation du travail sportif et construction sociale de la féminité », Cahiers du Genre, 2004/1 n° 36, p. 163-183. DOI : 10.3917/cdge.036.0163
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Cahiers du Genre, n° 36
Hors-champ
Sexuation du travail sportif et construction sociale de la féminité 1
Résumé Si les femmes sont de plus en plus nombreuses à pratiquer une activité physique ou sportive, toutes n’accèdent pas à ces pratiques, les propriétés sociales produisant des différences et des inégalités entre elles. Par ailleurs, le retour sur l’histoire montre une féminisation différentielle des sports, certains ayant été de longue date investis par les femmes, d’autres en revanche ne s’étant guère féminisés. Alors que tous les sports s’offrent comme possibles aujourd’hui, la sexuation de ces pratiques demeure effective. Cette durable distribution des femmes et des hommes dans les activités physiques et sportives est en homologie avec la sexuation de toutes les formes de travail et elle se pose en révélateur de la construction sociale de la féminité.
On sait que le sport est une pratique sociale et culturelle ; ses formes, ses valeurs, ses institutions sont des productions sociales, historiques. Une des questions qui doit intéresser la sociologie du sport est de rendre intelligibles les conditions de possibilité de pratique des femmes et plus généralement leurs conditions d’accès et de participation à l’institution et aux pratiques sportives. 1
Ce texte correspond à la communication faite au Colloque international Les recherches féministes francophones. Ruptures, résistances et utopies, atelier « Corps, sport, genre ». Université de Toulouse - Le Mirail, 17-22 septembre 2002.
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Catherine Louveau
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Cette interrogation émerge à la fin des années soixante-dix en France, dans une conjoncture de mouvements féministes et de travaux de sciences sociales portant spécifiquement sur les femmes ; à ce moment, c’est rendre compte/rendre visible du (seul) féminin qui importe (Perrot M. 1984). La participation des femmes aux pratiques physiques ou sportives est alors traversée par deux thèses opposées : le sport est émancipateur pour les femmes (thèse plutôt apologétique et souvent associée à une programmatique), le sport est aliénant pour les femmes puisqu’il les inscrit dans des pratiques masculines (thèse de la sociologie critique du sport), thèses qui d’ailleurs se développent au plan plus général de la sociologie du sport. Ainsi qu’on l’a souligné à l’époque, ces deux voies d’analyse étaient impuissantes à rendre compte des inégalités et différences marquant l’accès des femmes aux pratiques sportives, tant au plan historique que contemporain (Louveau 1981). D’une part parce qu’il fallait expliquer l’inégale présence des femmes dans le sport en fonction de leurs propriétés sociales et conditions d’existence (non pertinence sociologique d’une représentation univoque de « LA femme »), mais aussi leur inégale présence dans les disciplines sportives 2, autrement dit mettre au jour et expliquer la distribution différentielle des femmes et des hommes dans les activités sportives. Ici encore, et bien que le lien ne se soit organiquement pas fait, les travaux engagés s’inscrivaient dans l’évolution très explicite des travaux de sciences sociales sur les femmes et le féminin, avançant, dès le tournant des années quatre-vingt, la nécessité de ne pas se limiter aux approches dissociées, voire « dichotomiques », du féminin et du masculin mais « de poser la question » de la différence des sexes et plus généralement « du rapport des sexes comme centrale » ( Perrot M. 1984). Le sport, structurellement résistant à l’investigation des sciences sociales, durablement présenté, étudié, enseigné comme une entité neutre, ne s’est pas facilement ouvert aux approches mettant en 2
À tort nommée par moi comme par d’autres « inégale féminisation des pratiques » ; la notion de féminisation peut être ambiguë : elle renvoie ici à la représentation numérique et non à un processus qualitatif de transformation des activités.
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évidence les logiques de distinction, de différenciation, de domination entre les groupes sociaux et les sexes. Le peu pensé des différences et des inégalités dans la sociologie du sport ne peut être analysé ici ; on peut simplement rappeler le peu d’intérêt de ces thématiques pour les chercheurs (et chercheuses) des sciences sociales — l’histoire, la sociologie, l’anthropologie, l’économie… investissent peu et depuis peu de temps le champ du sport, beaucoup l’ont découvert récemment comme activité engageant le social, la culture, le politique, l’éthique… Concernant les pratiques des femmes et a fortiori les différences et rapports de sexes, cet « objet social mineur » qu’est le sport (Wacquant) se minore doublement, d’autant qu’il représente un espace (pratique et institutionnel) d’édification du masculin et de la virilité — question d’ailleurs à son tour assez peu pensée et largement amenée par les problématiques sur les femmes, tout comme, hors ce champ, les questions de l’identité masculine. « L’histoire des femmes a d’abord été une histoire de leur corps » rappelait Michelle Perrot au début des années quatrevingt, corps sexuel, de la maternité, du travail « nié, masqué, refoulé ». Ainsi qu’on l’a rappelé il y a quelque temps, la sexuation du sport — pourtant pratique sociale, instituée, enseignée — est longtemps restée impensée tant dans les approches historiques que sociologiques (Louveau 1994). Le sport (et soit dit en passant l’éducation physique scolaire) implique fondamentalement les corps ; dès lors nous adoptons totalement la position de Geneviève Fraisse rappelant qu’on ne saurait « penser le corps sans son sexe, sans la sexuation » (1996). S’agissant d’activités physiques, c’est peu de dire que « la différence des sexes ne peut y être neutralisée » (Fraisse 1996). Les pratiques physiques et sportives sont des pratiques sociales où s’expriment et se construisent des « usages sociaux » des corps qui sont sexuellement différenciés 3. À l’instar de toutes les pratiques sociales (relevant de l’éducation, de la culture, du travail professionnel, de la politique…), les pratiques sportives 3
Car aux fondements des choix sportifs, il y a l’incorporation de rapports aux espaces, aux objets et plus généralement une inscription dans des « cultures somatiques » (Boltanski 1971).
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sont des lieux de construction de différences et d’inégalités entre les sexes, de rapports sociaux de sexe, de même sont-elles parties prenantes de la construction des identités de sexe 4. Dans cette problématique d’ensemble, on peut par exemple montrer que le sport est partie prenante de la sexuation du travail 5 ou plus exactement de toutes les formes de travail. Les pratiques sportives sont sexuées, on y observe une distribution différentielle des deux sexes dans les activités, les fonctions d’encadrement et de responsabilités ; cette sexuation est un processus historique toujours opérant. Elle entretient un rapport d’homologie avec la sexuation du travail social et domestique et avec les rapports sociaux de sexe 6. De plus, elle donne à voir les contours de la féminité et de la masculinité (changeants selon les époques et les cultures) et leur acceptation sociale ; on peut ainsi montrer comment le sport participe de la construction sociale du féminin — et du masculin. Si ces deux axes problématiques nous paraissent importants c’est aussi que nous nous positionnons très explicitement dans le champ des problématiques et travaux des historiens, des sociologues du travail, de l’éducation ; il importe en effet de montrer comment les pratiques physiques et sportives sont parties prenantes des problématiques qu’elles et ils développent sur les rapports et identités de sexe.
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Nous préférons la notion de sexe à celle de genre… Avec certaines chercheuses comme Geneviève Fraisse nous pensons qu’il y a un enjeu ici à « ne pas défaire le biologique et le social » et même à travailler sur la biologisation ou naturalisation du social tout particulièrement à l’œuvre dans le champ et l’histoire du sport. 5 Sexuation du travail a pour nous le même sens que division sexuelle du travail ; si ce dernier concept est le plus évident et le plus travaillé (il renvoie à des problématiques précises, cf. Hirata, Laborie, Le Doaré, Senotier 2000), l’utilisation de sexuation du travail procède d’une volonté de différencier clairement le sexuel et le sexué, le champ de la sexualité et celui de l’assignation sociale… d’autant qu’on peut aussi prendre pour objet la sexuation du travail sexuel. 6 Problématiques que nous avons commencé à travailler au début des années quatre-vingt.
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Les temps sont révolus où les femmes étaient jugées comme inconvenantes ou incapables sur les terrains sportifs ; de plus en plus elles pratiquent une activité physique et théoriquement tout sport leur est dorénavant possible. On observe aujourd’hui une massification de la pratique d’une activité physique ou sportive au sein de l’ensemble de la population : près de six personnes sur dix déclarent pratiquer, au moins une fois par semaine, une activité physique ou sportive en France en 2000 7, quand, à la fin des années soixante, un Français sur quatre se déclarait sportif plus ou moins assidu. Les femmes ont largement participé à cet accroissement aussi récent que remarquable de la pratique physique. En 1967, 22 % d’entre elles étaient recensées comme sportives « régulières » ou « occasionnelles » ; en 1983, 32 % reconnaissaient une pratique « régulière ou rare » 8. Aujourd’hui, c’est dans une proportion tout à fait comparable à celle des hommes qu’elles sont adeptes de l’exercice ou du sport : 79 % des femmes de 15 à 75 ans déclarent pratiquer au moins une activité physique à un moment de l’année quand c’est le cas de 88 % des hommes de 15 à 75 ans 9. Cette évolution quantitative s’est faite dans une conjoncture économique, sociale et politique qui permet d’en rendre compte : tertiarisation des emplois, massification des moyens de communications, place croissante des médias, de l’image, injonctions du devoir de travail des apparences et du devoir d’entretien du corps dans une culture de la performance, individualisation des modes de vie, individualisme contemporain, diffusion/massification des pratiques physiques et sportives… Ces chiffres issus d’enquêtes, associés à des images dominantes et à des propos volontaristes, amènent à se représenter 7
Taux de pratique établi par l’Enquête MJS/INSEP réalisée en 2000 sur un échantillon représentatif de la population française de 15 à 75 ans. L’enquête précédente donnait un taux de pratique de 68 % (CREDOC 1994). 8 Sondage SOFRES pour Le Parisien libéré : « Comment les Français voient le sport », mai 1983. 9 Enquête MJS/INSEP 2000 ; ces taux ont été obtenus après relance à une question générale sur la pratique.
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Les femmes participent de plus en plus aux pratiques physiques et sportives
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aujourd’hui le sport comme un espace partagé, ouvert, mixte, où hommes et femmes pourraient accéder et comparaître identiquement et de façon paritaire. La représentation dominante aujourd’hui est celle de la femme « égale » aux hommes devant le sport. La réalité est toute autre : différences et inégalités demeurent effectives, qu’il s’agisse de la pratique, des images, des représentations et des discours. Le sport n’est pas une entité neutre, tant dans les pratiques que dans ses organisations, institutions et représentations.
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Le sport, comme toute pratique sociale, est porteur de différenciations et d’inégalités, et davantage pour les femmes. Le sport est en effet une culture commune à une majorité d’hommes, quelles que soient leurs conditions de vie, leur origine et leur position sociales. Parmi les femmes, en revanche, existe une très grande distance, bien plus grande que chez les hommes, entre les femmes ouvrières par exemple, ou encore les femmes agricultrices, qui sont celles qui accèdent le moins aux pratiques sportives, et les femmes cadres, les femmes qui ont de hauts niveaux d’études qui, elles, ont les plus fortes probabilités de pratiquer (en 2000, les taux de pratique relevés sont : 95 % pour les femmes cadres et membres des professions intellectuelles supérieures, 67 % pour les ouvrières, 56 % pour les agricultrices, toutes formes et tous moments de pratiques confondus). Cette différenciation sociale — surdétermination de la position de sexe par la position sociale — est d’ailleurs effective dès la jeunesse. Annick Davisse a bien montré qu’existe une déperdition sexuée dans le sport à l’adolescence, et qui se fait au détriment des filles des milieux populaires (Davisse 1996 ; Davisse, Louveau 1998). Ainsi faut-il rectifier les propos généraux et les moyennes statistiques qui donnent « la » femme « sportive » comme on a pu la dire « libérée ». Pour toutes les femmes, mais inégalement de l’une à l’autre, les rapports au temps, au travail et les rapports au corps demeurent, et de longue date, au principe des
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De plus en plus de femmes pratiquent, mais pas toutes les femmes
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L’inégale présence des femmes dans les activités physiques
Si l’on considère l’ensemble de la population française, ce sont surtout les rangs des pratiques de forme, d’entretien du corps, de loisir physique que les femmes sont venues grossir et augmenter depuis une trentaine d’années. En revanche, elles demeurent nettement sous-représentées au sein de l’institution sportive aujourd’hui. Quelques chiffres indiquent cette « avancée » donnée comme sensible par certains mais qui apparaît comme lente. En 1963, 18 % de l’ensemble des licenciés étaient des femmes ; en 2000, le mouvement sportif, toutes fédérations confondues, comprend un tiers de femmes parmi les licenciés. À presque quarante ans d’écart, on ne saurait conclure à un saut quantitatif considérable. Sur 100 licenciées dans les sports olympiques, 32 sont des femmes, c’est-à-dire à peu près un tiers. Dans 25 fédérations olympiques sur 29 la proportion de femmes est inférieure à 52 %, c’est aussi le cas pour 49 des 51 fédérations non olympiques et pour 18 des 29 fédérations multisports et affinitaires. Au total, 93 parmi les quelque 109 fédérations reconnues présentent une sous-représentation des femmes. 10
L’article fondateur de Luc Boltanski (1971) demeure une référence très pertinente, en cette période où les inégalités économiques, sociales et culturelles se creusent à nouveau et en particulier au sein de la population féminine.
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activités qu’on « choisit », les nécessités des unes — travailler ses apparences par de multiples pratiques et consommations esthétisantes — étant le superflu des autres 10. Les normes qui se diffusent aujourd’hui pour imposer un « être (au) féminin » — dont le « bouger sportif » n’est pas la moindre composante — n’ont sans doute jamais été aussi impératives et aussi drastiques, le nombre de femmes aussi soucieuses de s’y conformer. Néanmoins, les conditions d’existence et les représentations de la féminité génèrent parmi les femmes des façons de faire différentes et surtout fort inégales d’un bout à l’autre de l’espace social.
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L’augmentation du nombre de femmes licenciées depuis plusieurs décennies n’a pas modifié les tendances lourdes observées de longue date : plus la pratique est structurée, codifiée et institutionnalisée, moins elle comprend de femmes. L’activité sportive instituée est donc plus fréquemment masculine que féminine, a fortiori quand elle est compétitive. En 2000, l’ensemble des compétiteurs, tous niveaux confondus, compte 24 % de femmes, proportion qui n’a pas varié depuis quinze ans 11. La part qu’elles représentent parmi les sportifs de haut niveau (25 % en 1989, 32 % en 2000) ou encore parmi les participants aux Jeux olympiques (15 % de femmes en 1972, 21 % en 1976, 29 % en 1992, 31 % en 1996, 38 % en 2000) laisse entrevoir une évolution sensible très récente en même temps qu’une sous-représentation persistante. La prise de responsabilité et l’encadrement dans le sport accentuent les différences puisque les femmes représentent 9,7 % des dirigeants arbitres et autres cadres au sein des fédérations olympiques et non olympiques 12. La sexuation des pratiques physiques et sportives
Le champ des pratiques sportives, et le sport institué tout particulièrement, est donc un univers majoritairement masculin et des différences entre hommes et femmes se font très visiblement sur le choix des disciplines. On a montré de longue date que les pratiques sont sexuées, c’est-à-dire qu’hommes et femmes se distribuent très inégalement dans les sports et que cette distribution a partie liée avec une assignation des pratiques à chacun des deux sexes (Louveau 1981, 1988 ; Davisse, Louveau 1998). Cette sexuation des pratiques physiques et sportives est un processus durable ; elle structure tout d’abord l’histoire du (des) sport(s). La présence accrue des femmes sur les terrains de la pratique au fil du temps n’a pas eu pour corollaire une fémini11
Enquête MJS/INSEP 2000. La précédente enquête montrait que 25 % des compétiteurs étaient des femmes, cf. Irlinger, Louveau, Métoudi (1988). 12 Données du ministère de la Jeunesse et des sports (1999). La présence des femmes dans les organisations sportives, postes, fonctions, modes d’accès fait actuellement l’objet d’une recherche menée par Caroline Chimot, doctorante (universités Paris 8/GERS et Paris 11).
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sation égale de tous les sports. Sur plus d’un siècle d’histoire du sport moderne, on observe que les sports se sont diversement ouverts aux femmes, à des moments différents. Ne serait-ce qu’aux plans réglementaire et institutionnel, on peut repérer des pratiques qui les accueillent, plus ou moins tôt dans cette histoire, quand d’autres ont résisté à leur venue si elles ne les évinçaient pas 13. Au-delà de cette ouverture/fermeture des institutions, il apparaît que certains sports ont été de longue date investis par les femmes : les danses, les gymnastiques, la majorité des modalités de l’équitation ; d’autres, tels les sports de glace, la natation ou l’athlétisme (à quelques disciplines près) se sont féminisés assez rapidement au cours du XXe siècle 14. D’autres, en revanche, ne se sont guère féminisés : la lutte, le cyclisme, le football, l’haltérophilie appartiennent à cet ensemble dont on ne saurait faire la liste exhaustive ici. Cette sexuation est un schème organisateur des pratiques sportives toujours opérant aujourd’hui. Des interdits expressément stipulés ont pu représenter de réels obstacles à la pratique des femmes. Mais il ne suffit pas qu’un sport soit potentiellement accessible aux femmes pour qu’elles y accèdent en nombre, le fait est avéré à travers de multiples exemples au fil de l’histoire. La féminisation différentielle des sports demeure effective aujourd’hui, bien que tous soient réglementairement ouverts et s’offrent donc comme possibles en tant que pratiques instituées. Alors que les femmes « peuvent tout faire », une trentaine de fédérations environ comptent moins de 20 % de femmes. Derrière Jeannie Longo, ou Félicia Ballanger 15..., il n’y a pas de peloton. Les femmes représentaient 0,1 % des licenciés du 13
Cette histoire qui se déroule sur plus d’un siècle est marquée de « conquêtes » mais aussi de résistances, de refus ou de valses-hésitations, elle est ponctuée d’histoires singulières et de faits trop exemplaires et répétitifs pour n’être pas significatifs. L’histoire détaillée de la féminisation des sports a été ébauchée dans Davisse et Louveau (1998). Voir aussi les actes des Journées de recherche en histoire du sport (Louveau 1994). 14 Il a fallu, par exemple, un siècle pour que l’athlétisme se féminise définitivement ; c’est seulement en 1987 que la Fédération française d’athlétisme a accepté officiellement que les filles sautent à la perche, courent le 3000 m steeple, lancent le marteau, concourent au triple saut, etc. 15 Championne du monde et championne olympique à de multiples reprises en cyclisme sur route et sur piste ces dernières années.
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cyclisme en 1963, proportion inchangée jusque dans les années quatre-vingt-dix ; elles sont presque 10 % en 2000, toutes formes de licences confondues. Il convient de mentionner ici le cas du football : malgré le soi-disant « engouement des femmes » après le Mondial en 1998, proclamé par de nombreuses personnalités et observateurs, on ne compte toujours que 2 % de femmes à la Fédération française de football, proportion inchangée depuis 1980 16. Aujourd’hui comme hier, et toutes proportions gardées, des disciplines choisies aux façons de s’y adonner, on peut repérer des pratiques physiques « de femmes » — en ce que les femmes les choisissent électivement, les aiment, en rêvent — pratiques qu’on dit « féminines » (les gymnastiques, les danses, l’équitation…), comme il y a des pratiques « d’hommes » — en ce que les hommes les choisissent électivement, les aiment, en rêvent — pratiques qu’on dit masculines. Peu de femmes choisissent aujourd’hui ces sports qu’on a pu qualifier « de tradition masculine » (Louveau 1986), du rugby au cyclisme en passant par le vol libre, le motocyclisme ou la haute montagne pour ne citer que quelques exemples... 17 Comment expliquer cette historique et durable sexuation des pratiques sportives qui ne tient que pour partie aux interdits et règlements, eux-mêmes tributaires de conjonctures sociales et institutionnelles ? Deux voies explicatives peuvent être retenues. La sexuation des pratiques sportives entretient un rapport d’homologie avec la sexuation du travail — social et domestique. Simultanément et en corollaire, cette sexuation donne à voir les contours de la féminité et de la masculinité — changeants selon les époques et les cultures — et leur acceptation sociale. Les ouvertures de certains sports aux femmes, plus ou 16
On peut certes observer un taux d’accroissement important des licenciées à la rentrée sportive 1998/1999, mais on le note aussi pour les hommes ; en outre ce taux d’accroissement ne s’est pas maintenu l’année suivante (Frédéric Coduys, mémoire de maîtrise Staps, université Paris 11, 2002). 17 Les sports très peu féminisés actuellement demeurent, comme dans l’étude menée il y a plus de dix ans, les sports de combat rapproché, les sports collectifs de grand terrain, les sports énergétiques (type marathon, cyclisme sur route et sur piste), les sports motorisés, les sports de pleine nature et de glisse.
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moins tardives dans le XXe siècle, ont à voir avec des normes conjoncturelles de la bonne féminité ou de la féminité dominante ; on peut ainsi montrer comment le sport a participé et participe encore de la construction sociale du féminin — et du masculin.
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La distribution des hommes et des femmes dans les sports, les pratiques choisies, les niveaux d’engagement, les goûts sportifs sont en parfaite homologie avec la division sexuée de toutes les formes de travail — des espaces et plus généralement des pratiques sociales. Les sports sont sexués comme le sont les métiers, les fonctions, les niveaux de responsabilités. Par exemple, quand il s’agit de sports de combat, de sports de force, de sports durs physiquement, mais aussi de sports qui exigent des compétences techniques, des compétences scientifiques, des savoirfaire techniques, technologiques, ou encore dans le cas des activités se déroulant dans de grands espaces, sur les grands terrains ou risquées, les pratiques sont très peu investies par les femmes 18. Il en va de même dans la distribution des hommes et des femmes dans les métiers. Dès que les activités impliquent la force, le risque, le technique, le scientifique… et a fortiori les armes et le combat ou les grands espaces, il s’agit toujours de « territoires » masculins, de lieux — pratiques ou symboliques — où se construit en propre la masculinité sinon la virilité 19. En outre, il faut rapporter ces divisions à celles observées pour le travail domestique. Enquête après enquête, décennie après décennie, les données observées montrent que le bricolage 18 Cf. Talons aiguilles et crampons alu… (Louveau 1986), recherche dans laquelle une construction hypothétique de cette superposition (superposition des « logiques internes ») était proposée. 19 Les mêmes logiques sont à l’œuvre concernant les postes de responsabilités, de direction, d’encadrement ; dans le sport comme dans les entreprises, les administrations, la politique, les femmes sont de plus en plus sous-représentées à mesure qu’on monte dans les hiérarchies, en un mot le pouvoir.
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Sexuation des pratiques sportives et sexuation du travail
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et l’entretien de la voiture demeurent préférentiellement des activités d’hommes, contrairement à ce que laissent croire les modèles visibles de « nouveaux pères » et de « nouveaux hommes » omniprésents dans les publicités. Dans les pratiques, le bricolage et la voiture demeurent aux hommes ce que le linge demeure aux femmes : leurs tâches électives, celles qui leur reviennent en propre, « naturellement ». Notons au passage qu’il est intéressant d’observer que le linge demeure une activité de femmes quand d’autres se partagent plus volontiers (comme faire les courses, mettre le couvert…) ; le linge engage la question du corps et de l’intime. Ici encore, la partition des activités est très tenace à l’échelle de l’histoire. La sexuation de toutes les formes de travail — professionnel, domestique et sportif — renvoie bien à la question des rapports aux corps, aux objets et aux espaces, et tout particulièrement aux techniques, de même que se pose ici et là le rapport entre le biologique et le social ainsi que l’ont analysé Helena Hirata et Danièle Kergoat (1998). Ici, il faut considérer la surdétermination de la position sociale dans cette sexuation des pratiques, puisque l’on sait que la division du travail tend à s’atténuer à mesure que l’on monte dans l’espace social, ou tout au moins à évacuer les visibles dimensions physiques pour se déplacer sur d’autres formes de « compétences » ou « qualités ». Sexuation des activités et construction sociale de la féminité
La durabilité de cette sexuation des sports et des pratiques sociales, comme les métiers, a partie liée avec les représentations dominantes de la féminité. Ce qui est en cause, ce sont les normes de la féminité dont on sait qu’elles s’énoncent principalement à partir des apparences. L’« être au féminin », c’est-à-dire ce qui est considéré comme faisant la femme, est souvent réduit à l’« être perçu » (Bourdieu 1998). La caractérisation de la féminité est inéluctablement rapportée au corps des femmes pour lequel des canons fonctionnent. Des apparences, des activités, des fonctions sont données comme possibles voire enviables pour les femmes, qui sont compatibles
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avec la définition dominante de la féminité. En vertu de ces normes de la « bonne féminité » — les « vraies femmes » —, certaines pratiques, certains attributs, des activités, des « traits de personnalité » sont en revanche considérés comme littéralement inconvenants pour les femmes. Ces normes et ces catégorisations des pratiques et attributs assignés aux sexes ne sont ni transculturelles, ni transhistoriques, elles sont différentes selon les époques et les cultures, conjoncturelles ; en même temps on peut repérer des modèles dominants et récurrents. Les ouvertures et les refus qui ont ponctué l’accès des femmes aux différents sports sont très significatifs à cet égard. Au début du XXe siècle, c’est le tout du sport qui était inconvenant pour les femmes. Il fut inconvenant de dénuder ses chevilles puis ses jambes, il fut inconvenant d’avoir les cheveux défaits. Seules les « femmes publiques » ou les « dévergondées » laissaient leur chevelure non attachée ou non couverte. Évidemment, il était alors tout autant impensable que les femmes soient en sueur. Dans le premier quart du XXe siècle, courir un 800 m était considéré comme un effort trop violent pour les femmes (cette épreuve fut durablement supprimée des épreuves féminines après le 800 m des Jeux olympiques de 1928 ; elle ne fut de nouveau possible que dans les années soixante). Les cheveux défaits, les jambes dénudées, l’effort étaient incompatibles avec la tenue alors attendue des femmes — au double sens du terme. Le corset a d’ailleurs durablement imposé cette tenue que les bourgeoises respectaient si on se réfère à leurs pratiques sportives ainsi qu’aux vêtements qu’elles portaient. Une attention à l’iconographie des sportives montre que l’effort et la sueur ont durablement été donnés comme incompatibles avec la féminité — l’un comme l’autre étant peu montrés jusqu’aux années quatre-vingt environ. Aujourd’hui, si peu de femmes choisissent ces sports « de tradition masculine » (du rugby au cyclisme en passant par le vol libre, le motocyclisme ou la haute montagne pour ne citer que quelques exemples), c’est certainement qu’ils ne s’accordent pas avec les catégorisations spontanées à partir desquelles hommes et femmes jugent ce qui convient ou non à une femme, c’est qu’ils s’accommodent mal avec le modèle dominant de la féminité dans notre culture. L’assignation au masculin de certains
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sports, tenace à l’échelle de l’histoire, devient intelligible en prêtant attention aux aptitudes physiques que ces sports requièrent, aux rapports au corps et aux engins qui s’y mettent en jeu, aux caractéristiques techniques et spatiales qui sont les leurs… Ainsi, montrer ou exercer sa force, se livrer à un combat, porter ou recevoir des coups, les armes, les grands terrains, le pilotage d’engins lourds, la prise de risques corporels... autant d’attributs pratiques ou symboliques donnés comme inconvenants avec la féminité, que les femmes semblent ne pas pouvoir faire leurs et qui appartiendraient donc, en propre, à la masculinité. L’acceptabilité de pratiques et de modes d’engagement du corps pour les femmes s’est modifiée au fil de l’histoire ; le « non féminin » est une catégorie instable, une construction sociale évolutive : la gymnastique n’a pas été donnée comme féminine « de tous temps ». Plus généralement, la question du « sexe » des pratiques s’avère changeante selon les époques et les cultures. Le contenu et le registre du « pas féminin » se sont déplacés, mais on observe aussi des formes constantes : certains sports « ouverts » depuis plusieurs décennies se féminisent très timidement, ils demeurent des territoires masculins sinon des « conservatoires de vertus viriles » comme l’a suggéré Pociello à propos du rugby (1983). Ont ainsi successivement dérogé à « la féminité » les athlètes dans les années vingt, les marathoniennes dans les années soixante, les boxeuses ou encore les joueuses de rugby de nos jours. Parallèlement, la majorité des femmes continue d’investir préférentiellement les activités d’entretien et d’esthétisation du corps (les gymnastiques, les danses…). Malgré ces « déplacements », on peut observer que les interdits comme les prescriptions de pratiques sportives pour les femmes se réfèrent à trois représentations dominantes de la femme. Ce sont trois figures récurrentes tout au long XXe siècle, c’est-à-dire qu’on retrouve dans les textes, les discours, les jugements, tant des pédagogues, des professionnels du sport et de l’éducation physique que des médecins, des journalistes… Deux modèles de femmes sont donnés comme positifs : la femme-mère et la femme bel objet. La fonction maternelle et
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l’esthétique sont des arguments valorisés, sinon fondateurs de l’incitation à pratiquer du sport ou certaines formes de pratiques physiques (Labridy 1978), des formes d’activités et d’exercices préconisés… Ce sont ces mêmes images qui sont convoquées quand il s’agit de proscrire des activités jugées « dangereuses » pour les organes féminins ou trop « violentes » (par exemple les courses à pied ou les sports collectifs au début du XXe siècle). La troisième représentation est celle de la femme virile. Celle-ci, au contraire des deux autres figures, est donnée comme modèle repoussoir. Si la référence à la mère s’est peu à peu estompée au fil du temps (ou se manifeste autrement, la préconisation du « travail du giron » est devenue rare, penser l’organisation des pratiques avec des garderies pour les enfants très fréquent), la femme bel objet et la femme virile sont en revanche des références fortement récurrentes qui ont traversé le siècle. Le traitement médiatique des sportives est un puissant révélateur sur cette question. Hors période olympique, les patineuses et les gymnastes sont les sportives visibles de façon dominante : belles, gracieuses, souriantes, n’appartiennent-elles pas à cet ensemble des « vraies femmes » ? Car il y a celles qu’on ne voit pas : les joueuses de rugby, les lutteuses, les footballeuses ou les haltérophiles, celles qu’on dit « viriles », « masculines ». D’ailleurs « sont-elles de vraies femmes ? ». Question récurrente à son tour et qui, semble-t-il, importe si on prête attention à ce qui est dit des sportives. Concernant les femmes, le sport montré et le sport discouru sont éminemment normatifs, différentes analyses l’ont mis en évidence, qu’il s’agisse des représentations médiatiques (Brocard 1992 ; Louveau 1999 ; Ministère de la Jeunesse et des sports 1999 ; Lemieux 2002) ou du langage utilisé pour nommer les femmes dans le sport (Tétet 1997). Le problème soulevé ici est que la description des unes, ou les reproches qui leur sont faits, deviennent, comme le note Philippe Perrot à propos du travail des apparences (1984), une prescription pour les autres, c’est-àdire des énoncés dessinant comment il faut être et du même coup comment il convient de ne pas être.
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Catherine Louveau
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Les sportives, a fortiori de haut niveau et dans les sports historiquement masculins, subissent ce que nous tenons à appeler un procès de virilisation. Encore une question récurrente dans l’histoire de l’accès des femmes aux sports, mais qui dépasse complètement l’univers des pratiques sportives. Cette qualification accompagne l’histoire de l’accès des femmes à des fonctions socialement dévolues aux hommes : les femmes écrivaines, les premières femmes politiques, les premières avocates ont toutes été données comme viriles (Maugue 1987). Au début du siècle, ce qualificatif valait pour toutes celles qui accédaient à des domaines masculins, a fortiori dans l’espace public et dans des fonctions susceptibles d’amener de la reconnaissance sociale. Dans le sport, la référence à la virilisation persiste largement aujourd’hui. Ainsi, dès que les sportives dérogent au « féminin » quant au sport choisi, elles font « un sport d’homme ». C’est le cas par exemple pour le cyclisme, le football. La référence à la femme virile apparaît encore pour celles qui ont un signe sexuel secondaire habituellement, culturellement assigné aux hommes, « trop de muscles », les épaules « trop carrées », « pas assez de poitrine » ou bien des hanches gommées. Celles-là ont des apparences considérées au mieux comme « androgynes », elles sont immédiatement suspectées sur leur identité de femme : « Ce ne sont pas de vraies femmes », « Le sport menace leur beauté », « Elles sont hommasses », ou encore, désignation banalisée et qui se veut parfois élogieuse, « des garçons manqués ». Pourquoi évoquer un procès de virilisation fait aux sportives ? Parce que dans ce questionnement relatif à l’identité de sexe voire cette mise en accusation (sous forme interrogative ou affirmative : « Sont-elles de vraies femmes ? » « Elles ne sont pas ou plus des femmes ») sont amalgamées ici les grandes, les musclées, les costaudes, les contrôlées positives aux androgènes ainsi que les homosexuelles déclarées 20 (Louveau 2000). Sont ainsi assimilés les morphologies différentes de celles de la
20
Voir les déclarations d’autres joueuses après qu’Amélie Mauresmo ait rendu publique son homosexualité, Martina Hingis déclarant qu’elle était une mi-homme par exemple.
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femme canon 21, les effets de produits dopants et encore des modes de vie et des sexualités dont on estime qu’ils ne sont pas dans les normes. Certes, l’histoire n’a pas manqué d’exemples alimentant la confusion à propos d’une sportive « entre deux identités » et de longue date (cas de transsexualisme). Mais il faudrait travailler sur l’usage de ces cas et exemples comme justification de l’amalgame entre la femme sportive et la femme virile. Car c’est justement une appréciation de « trop de virilité » et ces suspicions qui ont amené, dans les années soixante, la mise en place de contrôles de féminité. Cette pratique ne peut pas être considérée comme anodine et on doit s’interroger sur les positions adoptées par les sportives elles-mêmes sur sa légitimité (du silence au soutien) d’autant que, de fait, elles sont ainsi désignées comme ayant des identités soupçonnables. Un sportif n’est jamais suspecté sur son identité masculine, un homme ne sera jamais trop viril. Un travail en cours sur le test de féminité montre que cette mesure de l’identité de « vraie femme » présente beaucoup de failles largement soulignées par des chercheurs, d’autant qu’on sait de longue date que la féminité se décline au plan chromosomique et au plan anatomique certes, mais encore aux plans psychologique et social. L’identité sexuée est multidimensionnelle et ne saurait donc se réduire à une paire de chromosomes… Bien que ce contrôle de féminité soit en voie de disparition (supprimé aux Jeux olympiques à Sydney en 2000), le procès de virilisation est toujours fait à de nombreuses sportives aujourd’hui. Versant donné comme positif (la sportive montrée souriante, non dans l’effort et son substrat, la sueur, celle dont on louange les formes, le sourire ou la grâce, bref la féminité) et versant négatif (la sportive dite trop musclée, anguleuse, bref décrite comme masculine) sont les deux faces d’une même attente pesant sur les sportives et que les médias révèlent. C’est toujours la même femme qui est attendue, idéale et canon, celle de la sédui21 Il n’est pas rare que chez des médecins le diagnostic clinique et le jugement de valeur se confondent. La pratique sportive des femmes peut être donnée sous leur plume comme « un danger », « une menace » pour « l’esthétique, la beauté, la féminité ».
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Catherine Louveau
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sante à qui est assignée avant tout une fonction décorative et d’objet sexuel. On sait que le rapport au corps des femmes est socialement déterminé et surtout qu’il est « sans cesse exposé à l’objectivation opérée par le regard et le discours des autres » (Bourdieu 1998, p. 70-75). Comme les autres femmes et peut-être même davantage qu’elles, les sportives sont tenues d’être en (re)présentation de la féminité et elles ne sauraient transgresser cette obligation sociale durable de conformité sans risquer d’y perdre leur identité ou plutôt un certain « ordre de la nature », comme disent certains, et qui est bien un ordre de la culture — au sens de l’organisation sociale. Le sport réclame de « vraies » femmes et de « vrais » hommes au sens le plus classique : femmes féminines, hommes virils. Dans ce qui est montré et discouru du sport des femmes comme dans les pratiques majoritairement choisies par elles (gymnastiques d’entretien, pratiques physiques de loisirs esthétisantes...), le travail de la beauté du geste et le modelage corporel aux fins de l’image occupent une place centrale — que cela apparaisse ou que cela soit réclamé. Pierre Bourdieu postule que la prétendue féminité s’inscrit dans un rapport de dépendance à l’égard des autres, en particulier des hommes. Quel sens en effet donner à ces impératifs de féminité (incorporés par les femmes puisqu’en se maquillant et se parant elles les respectent ou plus précisément s’y soumettent) sinon qu’ils s’inscrivent dans la question de la séduction, du désir (selon le point de vue — dominant — masculin) ? Il faut s’interroger sur le travail accentué de parure/de la surface du corps des sportives/athlètes de haut niveau, corps éminemment musclés, performants… S’agit-il de se disculper à l’avance du procès de virilisation alors qu’elles « tombent sous les regards » ? 22 Dans les pratiques sportives, se posent avec acuité le problème des ressemblances et du risque de confusion entre les sexes ; c’est un objet analyseur fort. 22 De même doit-on s’interroger sur cette pratique de plus en plus répandue : les calendriers proposés par des équipes féminines posant nues ou dans des postures sensuelles ou érotisées… Concession des sportives à la vraie féminité attendue, prix à payer pour la reconnaissance… des sponsors et des médias ?
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En affichant des corps prenant leur liberté par rapport aux canons, de nombreuses sportives posent, malgré elles, et de façon cruciale, la question des contours de la masculinité et de la féminité. Elle provoquent, involontairement le plus souvent, du désordre dans l’ordre des catégories et des rapports de sexe. Être pareil — qui est bien autre chose que faire pareil — est une perspective insoutenable et impossible. C’est bien à cette question que sont renvoyés d’abord les hommes devant les footballeuses ou les boxeuses… Qu’est-ce qui restera en propre aux hommes si les femmes peuvent être costaudes, fortes, musclées, si elles vont au combat, autrement dit si elles peuvent jouer au rugby, pratiquer la boxe, etc. ? C’est une question contemporaine qui ne se pose pas seulement dans le sport (elle se pose pour toutes les pratiques sociales et concerne les tâches domestiques et parentales) mais qui s’y pose spécifiquement car il s’agit de pratiques corporelles, lieu premier d’inscription/expression de l’identité de sexe. Il faut prendre le sport très au sérieux en tant que pratique sociale et comme pratique chargée d’enjeux. Prendre le sport très au sérieux, car la présence des femmes dans les pratiques sportives a partie liée avec leurs conditions et plus généralement avec les rapports sociaux entre les sexes qui se construisent simultanément à l’école, dans l’espace domestique, dans l’espace public, dans le travail, dans les activités culturelles, dans les loisirs, etc. Nous voyons bien que la place des femmes dans le sport en dit long sur leur place et leur considération, leur traitement, dans une culture donnée et dans les rapports sociaux dans lesquels elles se situent. Ce qui se passe dans d’autres sociétés dans le monde aujourd’hui en témoigne : voir l’impossibilité ou l’extrême contrôle de la pratique sportive des filles et des femmes dans nombre de pays d’Afrique, du Moyen-Orient… et qui ne sont compréhensibles que rapportés aux conditions des femmes. Ici, le sport s’inscrit en effet dans des logiques émancipatrices. Il faut prendre le sport au sérieux car le sport médiatisé — omniprésent — tout comme le cours d’éducation physique et sportive de l’école sont des lieux essentiels de la construction des identités sexuées et des relations filles/garçons qui portent les futurs rapports entre les femmes et les hommes.
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Catherine Louveau
182 SPORT
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DIVISION SEXUELLE DU TRAVAIL
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VIRILISATION (PROCÈS DE)
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FÉMINITÉ — INÉGALITÉS
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Références
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