SPORT, RIVALITÉ ET SOLIDARITÉ DANS LES GHETTOS Le cas du football dans le township de Kayamandi Pascal Duret et Sylvain Cubizolles Presses Universitaires de France | Ethnologie française 2010/4 - Vol. 40 pages 715 à 723
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 109.190.111.104 - 12/03/2015 17h42. © Presses Universitaires de France
Article disponible en ligne à l'adresse:
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-ethnologie-francaise-2010-4-page-715.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Pour citer cet article :
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Duret Pascal et Cubizolles Sylvain,« Sport, rivalité et solidarité dans les ghettos » Le cas du football dans le township de Kayamandi, Ethnologie française, 2010/4 Vol. 40, p. 715-723. DOI : 10.3917/ethn.104.0715
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France. © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays.
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 109.190.111.104 - 12/03/2015 17h42. © Presses Universitaires de France
ISSN 0046-2616
Dossier : Bembo puf310663\MEP\ Fichier : Ethno_4_10 Date : 21/7/2010 Heure : 16 : 38 Page : 715
VARIA
Sport, rivalité et solidarité dans les ghettos Pascal Duret Université de La Réunion Sylvain Cubizolles Université de la Réunion
Le cas du football dans le township de Kayamandi
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 109.190.111.104 - 12/03/2015 17h42. © Presses Universitaires de France
La communauté de Kayamandi se nourrit des rivalités entre ses trois principaux clubs de football. Toutefois, à domicile, le respect mutuel entre équipes du township est de mise ; il y prévaut une règle de retenue dans les manières d’encourager. Cette règle est dictée par le sentiment d’appartenance à une même communauté menacée. L’esprit solidaire du township prime sur l’esprit partisan du club. Par contre, à l’extérieur, en déplacement hors du township, on retrouve des formes plus marquées de partisanerie. Les supporters modulent alors leurs encouragements en fonction de la communauté rencontrée (noire, coloured ou blanche). Mots-clés : Football. Township. Communauté. Intégration. Discrimination. Pascal Duret et Sylvain Cubizolles Université de La Réunion Faculté des sciences de l’homme et de l’environnement 117, rue du Général-Ailleret 97450 Le Tampon Pascal.duret@univ-reunion.fr Sylvain_cubizolles@yahoo.fr
Les vertus ou les méfaits prêtés aux sports relèvent plus souvent de l’idéologie que de l’observation scientifique. Lieu de tous les préjugés normatifs, les fonctions attendues du sport sur le lien social se déclinent grâce à une longue liste de poncifs que l’effet d’évidence empêche de réellement questionner. Le sport, c’est « évidemment » bon « pour la régulation sociale » et « pour la solidarité » ou, inversement, le sport est tout aussi « évidemment » « source de violence » et d’exacerbation des rivalités. En raison même de leurs partis pris apologétiques ou dépréciateurs, ces oppositions en miroir constituent des impasses sur le chemin du sens. Face à ces clichés contradictoires, nous avons choisi d’enquêter sur un terrain où l’entretien du lien social est problématique (le township de Kayamandi en Afrique du Sud), pour voir, en pratique, ce que le sport produisait. Ce township, dans lequel nous sommes restés cinq mois, est situé à la périphérie du centre de Stellenbosch, ville de la province du Cap-Occidental, symbole de la communauté blanche afrikaner. Il reste marqué, quinze ans après son abolition, par les
conséquences de l’apartheid. Il est donc impossible d’écrire ou de prononcer le mot « township » sans comparer ce mode de ségrégation aux autres formes de « ghettos ». Pour éviter l’amalgame entre les jeunes des cités (en France), ceux des ghettos noirs (aux ÉtatsUnis) et ceux des townships (en Afrique du Sud), il faut rappeler brièvement les conditions de vie des uns et des autres. En France, la cité de banlieue s’est historiquement constituée par une concentration de travailleurs souvent immigrés [Vieillard-Baron, 1994 ; 2006]. Ce n’est qu’une fois le chômage massif implanté que ces travailleurs immigrés vont être traités en « étrangers », même si la deuxième génération puis la troisième étaient françaises, et tenus pour responsables de la précarité économique puis de l’insécurité [Masclet, 2003 ; Beaud et Masclet, 2006]. La variable ethnique et l’âge deviennent alors les principales sources de discrimination négative [Castel, 2007]. Le sport, dans ce contexte, a surtout servi de contre-feu aux flambées de violence des jeunes des cités [Duret, 2008]. Face à ces troubles médiatisés, les pouvoirs publics proposent des actions ponctuelles, elles-mêmes médiatisées, Ethnologie française, XL, 2010, 4, p. 715-723
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 109.190.111.104 - 12/03/2015 17h42. © Presses Universitaires de France
RÉSUMÉ
Dossier : Bembo puf310663\MEP\ Fichier : Ethno_4_10 Date : 21/7/2010 Heure : 16 : 38 Page : 716
Pascal Duret et Sylvain Cubizolles
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 109.190.111.104 - 12/03/2015 17h42. © Presses Universitaires de France
comme les « opérations prévention été », les « 20 000 projets J » ou les « contrats bleus » [Gasparini et Marchiset, 2008]. Loin d’améliorer l’image des cités, ces actions ont eu pour effet de concourir à leur stigmatisation, puisque leur hypothèse commune était de considérer les jeunes comme de potentiels « délinquants ». Le sport, loin de rapprocher les jeunes sportifs et les autres habitants de la cité, a conduit à marquer les frontières générationnelles et à construire un entresoi juvénile. Il n’a pas nourri l’identité collective de la cité [Duret, Mignon, 1998]. Les habitants ne sont pas, par exemple, les supporters des clubs sportifs locaux. Ils ne s’identifient que très faiblement aux exploits des jeunes joueurs des cités. Ils préfèrent les vedettes des grandes équipes des championnats européens [Duret, 2003]. Aux États-Unis, les premiers ghettos urbains permirent de concilier exploitation économique et ostracisme ethnique [Wacquant, 2005]. Le « ghetto communautaire » du milieu du XXe siècle reposait, pour Loïc Wacquant [2006], sur une concentration spatiale de la population noire dans un quartier au cœur même des grandes villes (par exemple, Harlem à New York) ; l’« hyperghetto » le remplace, en fin de siècle, en tant que nouvelle organisation décentralisée du point de vue spatial, délabrée du point de vue économique, et caractérisée par une double ségrégation de race et de classe. Dans cet « hyperghetto » les sportifs s’identifient aux valeurs de leurs clubs, mais celles-ci se construisent en opposition avec celles du quartier. Le club de boxe de Woodlawn, dans le ghetto sud de Chicago, se forme, par exemple, contre la loi des gangs [Wacquant, 2000]. Le « gym » (gymnase) isole et protège du reste du quartier. L’entraînement au « gym », aussi dur soit-il, offre avant tout un refuge, « un îlot d’ordre et de vertu » par rapport à la violence de la rue [Wacquant, 2000 : 18]. Ce sanctuaire sportif n’est pas là pour célébrer l’identité du « quartier » mais pour la conjurer. Les rivalités entre clubs se structurent dans le temps long des rendez-vous annuels (les Golden Gloves, par exemple). La coupure entre rivalité et solidarité est ainsi nette et tranchée. On est solidaire avec les boxeurs de son club et adversaire avec tous les autres. En Afrique du Sud, les lois d’apartheid avaient contraint tous les Noirs à un confinement spatial à perpétuité. On peut s’étonner de voir que la suppression de ces lois n’a pas entraîné un flux important de sortie du ghetto. Le confinement par la loi a fait place au confinement par la nécessité : les candidats au départ sont immédiatement retenus par la stigmatisation dont Ethnologie française, XL, 2010, 4
ils font l’objet hors du ghetto. Les individus noirs ne peuvent « se blanchir » par leur réussite sociale 1. Pour autant, habiter le township ne signifie pas partager un même destin. Le « parquage » spatial n’empêche ni la diversité sociale ni la possibilité d’ascension sociale à l’intérieur même du ghetto. Les lignes de démarcation entre solidarités et rivalités sportives ne sont plus totalement celles qui séparent les clubs, rivaux, mais aussi unis par une même appartenance au township 2. Les sportifs des différents clubs peuvent s’y montrer à la fois compétitifs et solidaires. En définitive, les banlieues françaises opposent prioritairement les jeunes de la cité à tous les autres (jeunes et vieux de la cité ou non), le ghetto américain oppose prioritairement les Noirs pauvres de tous âges aux riches de tous âges, le township de Kayamandi oppose prioritairement les Noirs d’une communauté aux Blancs ou Métis et aux Noirs des autres ethnies. Dans ce cadre, tracé à grands traits, notre question est de savoir comment entrent en tension rivalité et solidarité au niveau des clubs de football du township. En quoi cette tension joue-t-elle sur la définition de soi des pratiquants et spectateurs ? A-t-elle un effet global sur la dynamique sociale du township ?
■
Kayamandi, un township noir dans une ville blanche
Situé à la sortie nord de Stellenbosch, le long de la route 304 qui mène à Cape Town, se trouve Kayamandi, quartier noir établi à flanc de colline, dont le nom signifie « doux foyer » en isixhosa. Le quartier, créé en 1955, s’est développé à partir de 1966 quand de grandes entreprises, telles que les fermes fruitières, les vignobles et les fabriques d’alcool, firent venir de la main-d’œuvre africaine de la province voisine du Cap-Oriental [Penderis et Van Der Merwe, 1994 : 33]. De manière générale, Kayamandi est l’un des quartiers les plus pauvres de la municipalité de Stellenbosch. Fortement peuplé, il présente les traits habituels d’une zone de relégation urbaine. On y recense 31 000 habitants et 41 % d’entre eux ont entre 16 et 34 ans. 30 % seulement de cette population ont accès à un emploi ; les salaires y sont bas, le revenu moyen est estimé à 612 rands mensuels (environ 60 euros), mais 35 % de la population de la cité touche moins de 400 rands par mois (environ 40 euros). Enfin, seulement 1 % de la population du quartier africain entre à l’université.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 109.190.111.104 - 12/03/2015 17h42. © Presses Universitaires de France
716
Dossier : Bembo puf310663\MEP\ Fichier : Ethno_4_10 Date : 21/7/2010 Heure : 16 : 38 Page : 717
717
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 109.190.111.104 - 12/03/2015 17h42. © Presses Universitaires de France
Une zone de squatters dans Kayamandi (cliché de Sylvain Cubizolles, mai 2008).
Il y règne une forte unité culturelle puisque la population est composée à 90 % d’Africains, et 80 % d’entre eux parlent la même langue : l’isixhosa. Autre caractéristique des résidents de Kayamandi : ils sont faiblement motorisés ; seuls 2 % de ses habitants se meuvent dans leur propre voiture, les moyens de déplacement les plus utilisés étant la marche (29 %) et le minibus/ taxi (19 %) [Naidoo & As, 2005]. À Kayamandi, on constate un grand déséquilibre de l’offre sportive. On trouve un club de boxe, un club de cricket, un club de rugby, un club de netball, un club de BMX (récemment ouvert) et 29 clubs de football. Aucune de ces associations ne relève d’un service municipal. Ce mode d’organisation libérale explique que seuls quelques clubs de football du quartier sont affiliés à la fédération sud-africaine de football, la South
African Football Association (SAFA). Les autres évoluent dans des ligues locales moins contraignantes, ou vivotent pour former ponctuellement une équipe le temps d’un tournoi. À Kayamandi, 15 clubs seulement jouent donc dans le championnat réglementaire proposé depuis 2006 par la SAFA. Parmi eux 4 sont en SAB league (la division régionale) et 11 dans la division municipale. Si le Sundowns FC éprouve des difficultés à se maintenir en SAB league, le Mighty 5 Star FC, le Hotspurs FC et le Mighty Peace FC terminent chaque année dans les cinq premières équipes de la compétition, et, deux années de suite, il s’en est fallu de peu que l’une d’elles n’accède à la division supérieure. Les trois clubs occupent le haut de l’affiche à Kayamandi. Évoluant dans un championnat multiethnique, ils sont le symbole sportif du township et de sa communauté Ethnologie française, XL, 2010, 4
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 109.190.111.104 - 12/03/2015 17h42. © Presses Universitaires de France
Sport, rivalité et solidarité dans les ghettos
Dossier : Bembo puf310663\MEP\ Fichier : Ethno_4_10 Date : 21/7/2010 Heure : 16 : 38 Page : 718
Pascal Duret et Sylvain Cubizolles
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 109.190.111.104 - 12/03/2015 17h42. © Presses Universitaires de France
africaine, et à ce titre rallient le plus de suffrages à Kayamandi. Bien que les aventures sportives des trois clubs rythment la vie des habitants du quartier noir, il n’existe pas à proprement parler de clubs de supporters officiels. Les supporters les plus partisans sont généralement des individus dont la vie est ou a été mêlée à l’un de ces trois clubs. Pour autant, cette affiliation ne signifie pas que la partisanerie exclut les autres résidents du township ; comme le rappelle Alegi [2004 : 51] dans son histoire du football sud-africain, ceux-ci sont par culture tournés vers le football, qui est une des distractions principales de la vie du quartier noir. Comprendre les fonctions du football dans le township suppose de garder en mémoire la nature des relations qu’entretient la communauté africaine avec les communautés coloured et blanche de la ville. À Stellenbosch, le groupe africain cumule plusieurs handicaps. D’abord, il est considéré comme « la minorité dernière arrivée » en raison de son installation tardive (1955) dans une ville de culture blanche, fondée aux premières heures de la colonie du Cap (1679). Cette représentation, bien que démographiquement erronée – les Africains constituant le deuxième groupe ethnique (24 %), derrière les Coloureds (55 %), mais devant les Blancs (21 %) [Zietsman, 2007] –, reste vivace et opère comme un premier stigmate. Ensuite, le groupe africain inquiète par son taux élevé de croissance démographique (9,3 % par an). Coloureds et Blancs craignent de voir Stellenbosch devenir une cité noire. Enfin, ce même groupe concentre le ressentiment et l’envie jalouse des autres communautés, qui se considèrent comme régulièrement oubliées des politiques menées par les différents gouvernements depuis la fin de l’apartheid, au profit des Africains. Ces griefs à l’encontre de la population de Kayamandi ont deux effets. D’une part, ses résidents sont confortés dans l’idée que le township les protège de l’hostilité des autres populations de Stellenbosch, et qu’il vaut mieux en sortir le moins possible. D’autre part, ils estiment qu’il existe dans la municipalité un racisme généralisé à leur égard, faisant de tout Coloured ou Blanc un agresseur potentiel. Malgré cette animosité ambiante, la tentative de chaque communauté d’honorer le pacte de la nation « arc-en-ciel », exprimé par Mandela, permet de coexister tant bien que mal au quotidien. En hommage à cet idéal (dont la transgression peut être publiquement reprochée), chacun veille donc à ne pas provoquer trop ouvertement son prochain quand il est issu d’une autre communauté. Ethnologie française, XL, 2010, 4
■
Choisir son club à Kayamandi
Dans un premier temps nous avons ramené les relations entre les trois clubs à un jeu de concurrence propre à une logique de distinction [Bourdieu, 1979]. L’opposition des styles de jeu de chaque équipe peut dans ce cadre être considérée comme une lutte pour la définition des manières les plus légitimes de jouer. Chaque club essaie, dans cette perspective, d’imposer sa vision de ce que doit être le match de football, et de ce qu’il convient de juger comme glorieux, tolérable ou honteux. Les jeunes que nous avons rencontrés passent par deux opérations pour se définir. D’une part, ils se débrouillent systématiquement pour échapper à toute définition les réduisant à leur mode d’habitation. Ils se présentent en footballeurs (par opposition valorisante aux oisifs et aux dépravés). D’autre part, au sein de cette catégorie générale des « footballeurs », ils établissent une hiérarchie en comparant leur équipe aux autres. La rivalité des trois clubs qui occupent à Kayamandi le haut de l’affiche (le Mighty 5 Star, le Mighty Peace et le Hotspurs) est moins liée au palmarès de la compétition sportive qu’à la concurrence entre l’image que chacun d’eux souhaite donner. L’enjeu majeur est d’attirer le plus de joueurs et le plus de spectateurs, les résultats de la compétition n’étant qu’un moyen comme un autre d’y parvenir. Le Mighty 5 Star cultive à l’envi son aspect sérieux (« respectable »), « on n’est pas là pour s’amuser au Mighty 3 ». Le club se présente comme un refuge face à la violence de la rue. Faire des règles sportives un mode de vie constitue l’esprit du Mighty 5 Star. « Chez nous, assure Sanga [ancien entraîneur, voir illustration], on ne rencontre que des gars qui en veulent dans la vie comme sur le terrain de foot. Pas de délinquants, pas de fainéants ni d’alcoolos comme chez les Hotspurs. » Ayant vu les équipes des trois clubs à l’entraînement, on constate pourtant une forte similitude dans les exercices proposés par les entraîneurs. Toutefois, ceux du Mighty 5 Star ont une spécificité : le rappel régulier des règles morales qui font le club. « Ici on ne se bat pas ; même si vous n’êtes pas d’accord avec l’arbitre, vous le respectez ; ici on ne jure pas, on ne s’insulte pas entre nous et surtout ceux qui boivent de l’alcool peuvent rentrer directement chez eux, c’est bien compris ? » clame Simbele, et, avec une pointe d’humour, il ajoute à chaque entraînement : « Je ne le répéterai pas. » Ainsi, alors que les joueurs du Hotspurs s’accordent une bière après les entraînements et en
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 109.190.111.104 - 12/03/2015 17h42. © Presses Universitaires de France
718
Dossier : Bembo puf310663\MEP\ Fichier : Ethno_4_10 Date : 21/7/2010 Heure : 16 : 38 Page : 719
Entraîneur du Mighty 5 Star comblé de titres (cliché de Sylvain Cubizolles, avril 2009). Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 109.190.111.104 - 12/03/2015 17h42. © Presses Universitaires de France
déplacement, ceux du Mighty 5 Star vivent toujours sous la surveillance de Simbele : « Si j’en vois un avec une bière dans le quartier, je lui fais passer un sale quart d’heure dont il se souviendra. » Plusieurs joueurs relatent que l’entraîneur n’a pas hésité à mettre plusieurs fois ses menaces à exécution. Le Mighty 5 Star construit son image dans un double démarcage, se voulant plus sérieux et vertueux que les Hotspurs mais aussi moins féminisé et moins fragile que le Mighty Peace. Twite, joueur vedette des Mighty 5 Star, en est consterné : « Je sais pas ce qui leur est passé par la tête à ces gars du Mighty Peace, ils ont plein d’équipes de filles dans leur club. L’entraîneur entraîne les garçons comme des nanas, je te jure, les filles sont capables de suivre les entraînements des garçons. » Ces critiques valent parfois leur pesant de machisme comme quand Lucas, gardien de but du Mighty 5 Star, s’indigne : « Ah non non, le Mighty Peace, ils ont trop de filles. C’est pas bon. Elles jouent comme des patates ; dès qu’il pleut, elles ne viennent plus à l’entraînement, ou alors elles occupent le terrain pour rien ; après, nous, quand on veut s’entraîner, il fait nuit. » Vue du camp des Hotspurs, la situation est simple : seuls de vrais hommes comme eux peuvent défendre l’honneur de Kayamandi. « Quand ça chauffe, nous on ne recule pas, on rend les coups et si possible avec intérêt » (Karija, attaquant des Hotspurs). L’esprit sportif des Hotspurs repose sur l’éloge de la virilité. Ils tombent évidemment d’accord avec les joueurs du Mighty 5 Star quand il s’agit de critiquer la féminisation excessive du Mighty Peace. Mais, pour les Hotspurs, les Mighty, quels qu’ils soient, sont des « mauviettes » (« wimps »)
719
et des faibles (« weaks »). Tann, pilier des Hotspurs, résume clairement : « Ma petite sœur joue au Mighty Peace ; la seule équipe qu’elle ne craint pas, c’est les garçons du Mighty 5. » Pour lui, toutes les équipes de Kayamandi doivent une fière chandelle aux Hotspurs sans qui aucun joueur du township ne serait respecté. Vu par les Mighty Peace, le football n’est pas là pour renforcer la discipline collective et l’ascèse individuelle (comme chez les Mighty 5), ni comme moyen d’affirmation de sa virilité (comme chez les Hotspurs), mais pour contribuer au développement des amitiés entre les équipes (voir illustration). L’ouverture des joueurs sur l’extérieur du township sert de fondement à l’esprit sportif du Mighty Peace. Ses entraîneurs développent un discours rodé (qu’on retrouve presque au mot près chez chacun d’eux) sur le désenclavement offert par le football comme moyen de sortir du confinement. Cette ouverture, il faut également la proposer aux filles. Les dirigeants du Mighty Peace prônent une plus grande égalité des sexes dans le sport. Ils s’accordent avec le Mighty 5 pour dénoncer la mauvaise réputation des Hotspurs. Pour Mirte, joueur confirmé au Mighty Peace, « dès qu’un joueur du Mighty Peace tourne mal, on le retrouve chez les Hotspurs. Au fil du temps, on retrouve chez eux tous les casseurs virés par les autres clubs ». Mais les Mighty Peace stigmatisent aussi sans retenue l’aspect m’as-tu-vu des Mighty 5 Star. L’entraîneur des Mighty Peace souligne qu’« aller en déplacement ou recevoir une équipe, c’est d’abord échanger ; on n’est pas comme les Mighty 5 Star qui veulent avant tout en imposer. Leurs dirigeants sont comme ça ; ils arrivent en grosses voitures, avec leur taxi sur lequel il y a marqué : “Ce qu’on a nous, vous ne l’avez pas.” Nous, on reste humbles, on discute avec les gars d’où qu’ils viennent ». Ces données prennent sens dans un modèle de distinction 4 ; un tel cadre d’analyse est nécessaire mais insuffisant car il ne permet guère, comme nous allons l’envisager maintenant, de rendre compte des opérations construisant la cohésion du township malgré et contre ces rivalités et fractionnements.
■
Les derbys de Kayamandi : le compromis pour faire vivre l’esprit du township
Si les valeurs que portent les trois clubs servent à se différencier entre membres du township, les matchs à domicile n’en demeurent pas moins des moments de Ethnologie française, XL, 2010, 4
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 109.190.111.104 - 12/03/2015 17h42. © Presses Universitaires de France
Sport, rivalité et solidarité dans les ghettos
Dossier : Bembo puf310663\MEP\ Fichier : Ethno_4_10 Date : 21/7/2010 Heure : 16 : 38 Page : 720
Pascal Duret et Sylvain Cubizolles
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 109.190.111.104 - 12/03/2015 17h42. © Presses Universitaires de France
communion du ghetto. Lors de ces rencontres, il est étonnant de noter que le premier souci n’est pas l’engagement partisan mais le soutien global au quartier, et cela peu importe laquelle des trois grandes équipes est en lice. Dans les rangs des spectateurs, il est ainsi courant de reconnaître des joueurs ou des supporters des autres clubs de Kayamandi, venus encourager l’équipe maison contre un adversaire visiteur. Dans ses travaux sur la « partisanerie », Christian Bromberger [1995] montre qu’être supporter est une manière pour les spectateurs de se penser en véritable acteur du drame incertain qui se joue durant quatre-vingt-dix minutes. À condition de prendre parti, le match de football permet, d’une part, de vivre et d’exprimer l’ensemble des émotions – faisant passer du rire aux larmes, de la colère à la félicité, de l’inquiétude au soulagement – et, d’autre part, d’exprimer des oppositions de la vie quotidienne par la forme symbolique des clubs. Dans le township, l’engagement supporter prend des formes éloignées selon que le club joue à domicile ou à l’extérieur, selon que l’adversaire est de la même communauté ou non. À domicile, quand deux des trois grands clubs de Kayamandi s’affrontent, rares sont les provocations entre partisans de chaque club. La passion ne s’exprime pas par une surenchère démonstrative si bien décrite par Bromberger à propos des supporters marseillais ou des tifosi italiens. Pourtant, l’affiche est loin de laisser le township indifférent. Elle attire beaucoup de spectateurs, les deux équipes s’affrontant pour une domination symbolique qui est d’une grande importance dans le quartier, comme le dit Lwando : « Le derby c’est très important. Il y a beaucoup de monde, il y a du bruit, de la tension dans l’air. Les gens sortent de chez eux. Ils viennent en nombre, surtout quand le Mighty Peace joue contre le Mighty 5 Star, ils se battent pour le nom “Mighty”. Le match est très tendu, personne ne veut perdre ! Aucune des deux équipes ne joue pour un match nul non plus, les deux équipes jouent pour gagner. » La rivalité reste cependant contenue, pour ne pas nuire à la dignité d’ensemble du township. Massivement attroupés autour du terrain et sur la longue pente au gazon jauni qui le borde, les partisans de chaque club ne s’adonnent à aucune manifestation exubérante. Le lieu, dépourvu de service d’ordre, surmonté d’une butte qui octroie une grande liberté de manœuvre, s’y prêterait pourtant à merveille. De même, le derby n’est précédé d’aucun « rituel » 5 consacrant la passion pour le club : nulle banderole déployée, nul déguisement arboré, nul chant ou danse entamé, nulle fanfaronnade Ethnologie française, XL, 2010, 4
Jeunes joueurs du Mighty Peace rigolant à l’entraînement (cliché de Sylvain Cubizolles, juin 2006).
espiègle ; tout juste entend-on quelques cornes résonner. L’attitude de retenue partagée par l’ensemble des supporters du township remplit deux fonctions. Premièrement, elle est un compromis qui garantit le respect à tous les clubs du township. La retenue exprime donc d’abord que chaque club, à sa manière, mérite d’être considéré. Ce pacte tacite entre habitants du ghetto explique que même les plus partisans n’exhibent pas leur attachement. Sur les bords du terrain règne ainsi la discrétion vestimentaire. Dans le township, Alex porte souvent un maillot de son club le Mighty Peace. Bien qu’il joue chez les moins de 19 ans, appartenir à ce club le rend fier. Le jour du derby contre les Hotspurs, nous le retrouvons assis à mi-pente de la butte ; avec des coéquipiers, ils regardent la partie. Étonnés de le voir conserver son maillot sous son blouson, nous lui demandons pourquoi. Il nous répond : « Question de respect, j’ai des amis qui jouent aux Hotspurs. Ce sont quelquefois de mauvais garçons mais je les comprends. En plus, tu vois le type là, l’arrière gauche, c’est mon modèle, j’ai toujours voulu être aussi fort que lui, alors même si je joue au Mighty Peace, je ne vais pas dénigrer les Hotspurs. » D’un point de vue personnel, adopter une attitude de retenue lors du derby permet aux habitants de ne pas se fixer uniquement sur une grande équipe du township, ni sur les valeurs qu’elle symbolise. Marquer sa préférence interdirait aux supporters la possibilité de faire circuler leurs encouragements d’une équipe à une autre. Or, pour signifier son attachement à l’esprit du township, cette circulation des valeurs est essentielle.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 109.190.111.104 - 12/03/2015 17h42. © Presses Universitaires de France
720
Dossier : Bembo puf310663\MEP\ Fichier : Ethno_4_10 Date : 21/7/2010 Heure : 16 : 38 Page : 721
Sport, rivalité et solidarité dans les ghettos
La règle de retenue ne signifie pourtant pas que les supporters soient indifférents au résultat de leur équipe. Le derby ne divise pas la communauté mais renforce les hiérarchies. Si le vase clos du township empêche que l’unité de la communauté soit remise en question, il accentue, en revanche, les classements en son sein. Les perdants, contraints à rester dans le township, ne peuvent se mettre à distance le temps que s’estompe la meurtrissure de la défaite. Ils sont forcés d’endurer, dès le lendemain de la rencontre, le regard de la communauté qui les perçoit en « loosers », et leur rappelle, où qu’ils aillent, leur mauvaise performance du week-end.
■
Jouer et supporter à l’extérieur du township
Si la retenue prévaut lors des derbys entre les trois grands clubs du township, les comportements changent du tout au tout en déplacement. Hors du township, l’observateur accompagnateur retrouve chez les supporters des attitudes partisanes. C’est un point décisif. Toutefois, selon que l’équipe joue dans les quartiers métissés (Coloureds) ou dans le quartier blanc de Stellenbosch, les manières d’encourager diffèrent. Quand l’une des trois grandes équipes de Kayamandi se rend dans un quartier coloured, la partisanerie agit d’abord comme une protection. Elle permet d’atténuer les atteintes d’un environnement hostile à sa visite. En Europe, Christian Bromberger l’a noté, encourager son équipe en déplacement revient à mettre en avant ses valeurs souvent sous la forme d’un humour provocateur. Dans le contexte de la ligue multiethnique de Stellenbosch, faire acte de supporterisme consiste à réaffirmer l’identité africaine et non à entamer un jeu de provocations, celui-ci pouvant se révéler physiquement dangereux. Grundling rappelle qu’en Afrique du Sud les terrains de sport, plus que d’autres lieux, sont des espaces où se produisent des actes violents entre les communautés quand elles se rencontrent pour des oppositions sportives [Grundling, 1995 : 5]. Première manière d’afficher cette identité : se déplacer en nombre pour éviter l’intimidation des locaux. L’exercice reste cependant difficile. Même les trois grandes équipes de Kayamandi n’arrivent pas à mobiliser les habitants quand elles jouent à l’extérieur. D’une part, la population du ghetto en proie à la pauvreté est faiblement motorisée, d’autre part, ayant Ethnologie française, XL, 2010, 4
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 109.190.111.104 - 12/03/2015 17h42. © Presses Universitaires de France
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 109.190.111.104 - 12/03/2015 17h42. © Presses Universitaires de France
Deuxièmement, la modération des supporters s’explique par le primat de la communauté sur le club. Comme le dit Paul, joueur des Hotspurs, « les gens ne savent pas très bien qui ils vont supporter au début. Ils viennent sur le terrain et là, ils choisissent quelle va être l’équipe qu’ils vont supporter. Souvent, le déclic, c’est quand ils trouvent qu’un joueur est fort, alors ils le supportent lui et son équipe ». À Kayamandi, les derbys entre les trois grandes équipes du quartier célèbrent sa cohésion. Pour des supporters européens, une telle attitude paraîtrait sacrilège. À aucun moment ceux-ci n’envisagent d’encourager plusieurs équipes à la fois. Au contraire, la passion partisane se nourrit de l’hostilité et du ressentiment envers l’adversaire, qu’il soit lointain ou proche. Les derbys, où s’affrontent deux clubs d’une même ville, n’échappent pas à la règle. Bromberger note que cette rivalité entre voisins s’appuie soit sur des antagonismes religieux (comme à Glasgow où catholiques et protestants s’opposent à travers le club des Celtic et celui des Rangers) ; ou sur des antagonismes politiques (comme à Barcelone où régionalistes du FC Barcelone s’opposent aux nationalistes de l’Español) ; ou, enfin, sur des oppositions de classes (comme à Turin où le Torino soutenu par la vieille bourgeoisie de la ville s’oppose à la Juventus soutenue par les immigrés du sud de l’Italie [1995 : 45]). Cependant, dans le township, d’un week-end à l’autre, les habitants célèbrent des styles de jeux différents. Comment expliquer, dans leur logique, ce qui apparaît comme une trahison dans la logique des supporters européens 6 ? D’abord, comme le dit Paul, lors d’un derby, les supporters de Kayamandi préfèrent glorifier un joueur plutôt qu’une équipe. Célébrer un héros revient, d’une part, à louer les qualités de la communauté en le louant, et, d’autre part, à se détourner du jeu glissant de l’exaltation partisane entre clubs. Ensuite, en Europe, la guerre des clubs, avec l’opposition des styles qui la sous-tend, n’est rendue possible que parce que, même proches, les équipes et leurs supporters ne vivent pas en vase clos. Joueurs et supporters des différentes équipes ne sont pas tenus aux inévitables relations d’entraide qui animent la vie du township. Twite résume avec l’exemple de sa famille l’entrelacement des liens qu’implique le système fermé du ghetto : « Ici ce n’est pas comme dans les villes à l’étranger, comme Londres et toutes ses équipes qui divisent la ville. Non, finalement nous ne nous sommes pas vraiment divisés. Tu vois, par exemple, je joue pour le Mighty 5 Star, mon frère joue pour le Mighty Peace, et j’ai encore un frère plus lointain qui joue pour le Hotspurs, tu vois. »
721
Dossier : Bembo puf310663\MEP\ Fichier : Ethno_4_10 Date : 21/7/2010 Heure : 16 : 38 Page : 722
Pascal Duret et Sylvain Cubizolles
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 109.190.111.104 - 12/03/2015 17h42. © Presses Universitaires de France
toujours à l’esprit les répressions du passé, elle a peur d’être agressée. Seconde manière d’afficher cette identité : se servir de la langue xhosa. Bien que l’ensemble des joueurs maîtrise l’afrikaans, ils ne l’emploient pas. L’affirmation partisane s’appuie alors sur les chants entonnés lors de l’échauffement. Les vuvuzelas, qui sont non seulement des trompettes popularisées par la coupe du monde, mais aussi de petites comptines, entonnées sur des airs traditionnels, tel celui de Thula Mama 7, donnent « le moral, et font venir l’esprit d’équipe », affirme Sipho, joueur du Mighty 5 Star. La comptine est alors reprise comme un hymne par la poignée de supporters africains qui patientent en faisant le pied de grue sur la ligne de touche. Les déplacements chez les Couloureds et les Blancs confirment les clubs du township dans leur position stigmatisée. Ce n’est pas parce qu’elles jouent mal que les équipes de Kayamandi sont conspuées mais parce qu’elles viennent du township. Elles n’échappent pas à l’étiquetage négatif et sont jugées par avance. Le déplacement dans un autre quartier noir est très différent car on s’y retrouve entre Africains. Les tournois sont particulièrement prisés quand ils se déroulent en lieu sûr. À l’abri de tout risque de violence physique, les supporters peuvent laisser libre cours à leur partisanerie. Désinhibés par l’environnement, supporters et joueurs s’en donnent à cœur joie. En Afrique du Sud, les lois d’apartheid et le Group Areas Act de 1950 avaient assigné tous les Noirs dans
Notes 1. Les propos de l’Américain Larry Holmes, ancien champion du monde de boxe : « C’est dur d’être Noir. Vous n’avez jamais été Noir ? Je l’étais autrefois quand j’étais pauvre » ne font pas sens en Afrique du Sud. 2. Il faut alors se méfier de l’amalgame entre cité française et ghetto nord-américain ou sud-africain. Si l’on s’en tient aux quatre éléments mis en avant par Loïc Wacquant [2006] pour rendre compte du ghetto comme forme d’organisation sociale (stigmate, contrainte, confinement spatial, emboîtement institutionnel), il est clair que les banlieues populaires françaises n’appartiennent pas à une telle catégorie. Pour contester cette assimilation abusive, on peut aussi pointer la présence des services et des interventions de l’État même dans les quartiers français dégradés. Toutes les
Ethnologie française, XL, 2010, 4
un confinement à perpétuité. Une quinzaine d’années après leur suppression, on peut s’étonner de voir que le confinement par la loi a fait place au confinement par la nécessité : les candidats au départ sont immédiatement retenus par la stigmatisation dont ils font l’objet dès qu’ils sortent du ghetto. Le township, aujourd’hui, est toujours un ghetto mais aussi un cocon protecteur. Dans le township, le football est bien plutôt un moyen d’exalter les identités. Il permet une intégration des jeunes à Kayamandi mais sur la base d’une fierté ethnique et d’une hiérarchie morale « racialisée ». C’est pourquoi la préférence pour une des trois équipes du township ne peut s’exprimer en mettant en danger l’esprit d’ensemble de la communauté. La compétition sert à entretenir l’honneur des habitants noirs du township, non seulement à cause des résultats obtenus en championnat, mais surtout parce que les trois équipes phares sont le symbole du mode d’existence collective à Kayamandi. Chaque club apporte sa touche à la configuration « morale » d’ensemble du township. Leurs qualités, réunies, offrent un portrait valorisant de la communauté. Ainsi, pour s’en sortir à Kayamandi, il est requis le sérieux emblématique des joueurs du Mighty 5 Star tout comme l’ouverture de ceux du Mighty Peace. Cependant, comme on ne fait pas que de bonnes rencontres, il faut aussi être suffisamment viril pour, quand c’est nécessaire, se faire respecter comme savent si bien le faire avec bravoure les Hotspurs. ■
zones urbaines déshéritées et stigmatisées ne sont pas aussi délaissées et « défavorisées » par l’État français qu’il n’y semble. Des comparaisons montrent que des quartiers médiatisés de banlieues parisiennes font l’objet d’une discrimination positive par rapport à des quartiers pauvres, moins visibles, comme ceux étudiés dans la Meuse par Dominique Lorrain [Lorrain, 2006]. Les « ghettos » français ne correspondent guère aux ghettos américains [Wacquant, op. cit., 2006] ou sud-africains [Cubizolles-Duret, 2008].
5. Il faut donner là au mot « rituel » un sens affaibli ; il ne s’agit pas de rituels comme ont pu les décrire Van Gennep ou Turner.
3. En ne prolongeant pas après Mighty, Charlie sous-entend qu’évidemment il n’y a qu’un seul vrai Mighty, le Mighty 5 Star.
7. Qui veut dire « les larmes de maman ». Thula Mama est un standard de l’Afrique australe repris par de nombreux artistes contemporains. Miriam Makeba en a livré une version mémorable. L’interprétation qu’en donnent les joueurs africains dans leur vuvuzela d’avant match se rapproche plus d’un gospel (alternant deux phrases musicales) que du grand standard de jazz.
4. C’est-à-dire dans la pensée de Pierre Bourdieu un modèle opposant les goûts sur la base de dégoûts ; « le goût des uns », dit l’auteur, « est avant tout le dégoût du goût des autres ».
6. Les supporters européens se doivent en effet d’avoir une relation exclusive et inconditionnelle à leur équipe. Christian Bromberger a montré que la fidélité au club (en particulier quand celui-ci est en difficulté ou même relégué dans une division inférieure) est un critère distinctif entre les vrais supporters et les autres [Bromberger, 1998].
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 109.190.111.104 - 12/03/2015 17h42. © Presses Universitaires de France
722
Dossier : Bembo puf310663\MEP\ Fichier : Ethno_4_10 Date : 21/7/2010 Heure : 16 : 38 Page : 723
Références bibliographiques
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 109.190.111.104 - 12/03/2015 17h42. © Presses Universitaires de France
ALEGI Peter, 2004, Laduma ! Soccer, Politics and Society in South Africa, Durban, University of KwaZulu-Natal Press. BEAUD Stéphane et Olivier MASCLET, 2006, « Des marcheurs de 1983 aux émeutiers de 2005 », Temps modernes, 637 : 45-59. BOURDIEU Pierre, 1979, La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit. BROMBERGER Christian, 1995, Le match de football, Paris, Éditions de la MSH. – 1998, Football : la bagatelle la plus sérieuse du monde, Paris, Bayard. CASTEL Robert, 2007, La discrimination négative, Paris, Le Seuil. CUBIZOLLES Sylvain et Pascal DURET, 2008, « Les enjeux économiques du football dans les ghettos sud-africains », Rapport DIMPS, Université de La Réunion. DURET Pascal, 2003, Sociologie du sport, Paris, Armand Colin. – 2008, Sociologie du sport, Paris, Presses universitaires de France. DURET Pascal et Patrick MIGNON, 1998, « Faire vivre un club de football en Île-de-France », Annales de la recherche urbaine, 79 : 119-127. GASPARINI William et Gilles MARCHISET, 2008, Le sport dans les quartiers, Paris, Presses universitaires de France. GRUNDLING Albert, 1995, Beyond the Tryline : Rugby and South African Society, Johannesburg, Ravan Press.
723
LORRAIN Dominique, 2006, « La dérive des instruments, les indicateurs de la politique de la ville et de l’action publique », Revue française de sciences politiques, vol. 56, 3 : 17-26. MASCLET Olivier, 2003, La gauche et les cités, Paris, La Dispute. NAIDOO Neville and Associates, 2005, Social Survey 2005 : Stellenbosch Municipality (WC 24), Common Ground Holding, Commissioned by Stellenbosch Municipality. http://www. stellenbosch.gov.za PENDERIS Samuel, John VAN DER MERWE, 1994, « Kayamandi Hostels, Stellenbosch : Place, People and Policies », South African Geographical Journal, 76 (1) : 33-38. TURNER Victor, 1967, The Forest of Symbols, Ithaca, Cornell University Press. VIEILLARD-BARON Hervé, 1994, « Des banlieues aux ethnies », Annales de la recherche urbaine, 64 : 96-102. – 2006, « Des banlieues françaises aux périphéries américaines : du mythe à l’impossible confrontation ? », Hérodote, 122 : 10-24. WACQUANT Loïc, 2000, Corps et âme, carnets ethnographiques d’un apprenti boxeur, Marseille, Agone. – 2005, « Les deux visages du ghetto : construire un concept sociologique », Actes de la recherche en sciences sociales, 160 : 8-24. – 2006, Parias urbains, ghettos, banlieues, État, Paris, La Découverte. ZIETSMAN Herbert, 2007, Recent Changes in the Population Structure of Stellenbosch Municipality, Stellenbosch, Geographical Systems Research Bureau.
ABSTRACT Sport, rivalry and solidarity in the ghettos : The case of Football in the Township of Kayamandi The Kayamandi community thrives on rivalry between its three main Football clubs. However, on home ground mutual respect between the Township Teams is apparent, an established rule pertaining to the way of encouraging the teams prevails. This rule is sustained by a sentiment of belonging to the same threatened community. The spirit of solidarity prevailing in the Township overrides the partisan spirit of the club. On the contrary, one can identify, outside of the Township, more poignant forms of attachment. The supporters then modulate their encouragements depending on the community they meet (Black, Coloured or White). Keywords : Football. Township. Community. Integration. Discrimination.
ZUSAMMENFASSUNG Sport, Rivalität und Solidarität in den Ghettos. Fußball in den Townships von Kayamandi Die Gemeinde Kayamandi ist geprägt von den Rivalitäten zwischen ihren drei wichtigsten Fußballclubs. In Kayamandi gilt allerdings das Prinzip des gegenseitigen Respekts unter den Fußballclubs ; eine Art Unterstützung durch Zurückhaltung. Diese Regel wird durch die Zugehörigkeit zur gleichen städtischen Gemeinschaft aufrechterhalten. Der Geist des Townships steht über dem Geist, Anhänger eines bestimmten Clubs zu sein. Außerhalb des Townships hingegen findet man wesentlich stärkere Formen des Ausdrucks von Zugehörigkeit. Die Fans variieren die Art und Weise ihrer Unterstützung als je nachdem auf welche Gemeinschaft sie bei einem Spiel treffen (Schwarz, Farbig, Weiß). Stichwörter : Fußball. Township. Gemeinschaft. Integration. Diskriminierung.
Ethnologie française, XL, 2010, 4
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 109.190.111.104 - 12/03/2015 17h42. © Presses Universitaires de France
Sport, rivalité et solidarité dans les ghettos