pavillon philips/poème électronique
un testament de le corbusier
valentin carless
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pavillon Philips/poème électronique un testament de Le Corbusier
valentin carless
École nationale supérieure d'architecture de Paris-Belleville
sous la direction de Marie-Jeanne Dumont
juin 2021
« La rose est sans pourquoi »
Angelus Silesius, cité par J-C Bailly, Sur la forme, Paris, éditions Manuella, avril 2013.
AVANT-PROPOS Depuis le début de mes études j’ai découvert une quantité de projets, d’œuvres, de constructions, d’aménagements de toutes sortes. Parmi toutes ces références, il y en a peu qui restent gravées en moi. Elles sont rares, toujours espérées et se comptent sur les doigts de la main. C’est avec ces images en tête que j’ai commencé à travailler sur ce mémoire. Des images floues, des désirs d’espace, un souvenir d’atmosphère. Pour parler de ces images et pour les différencier d’autres, on utilise le mot œuvre. On dit œuvre pour signifier qu’elles comptent, qu’elles marquent et qu’elles se sont fabriquées une importance pour nous. Ces œuvres réagissent à leurs contextes, elles sont œuvres car elles marquent un moment, se saisissent d’un état de l’art et du monde pour formaliser, formuler des désirs profonds. Parmi ces images, celle du couvent de la Tourette reste une des plus fortes : la crypte, l’oratoire et le paysage. Le projet de la Tourette - 1953-1957 - est une des œuvres issues de la collaboration - pas toujours assumée comme telle - de Le Corbusier (1887-1965) et de son collaborateur Iannis Xenakis (1922-2001) Parmi ces images, il y a aussi celles du pavillon Philips de l’exposition de Bruxelles 1958, projet issu de la même collaboration. C’est en premier lieu la forme même du pavillon qui m’intriguait, qui restait dans un coin de ma tête comme une énigme, comme une complexité trop grande pour la détricoter et la démystifier d’un seul coup d’œil ou d’un seul coup de crayon. Il fallait qu’un jour je m’y attèle, que je m’y plonge pour comprendre.
Hornbaekhaus, Copenhague. Kay Fisker, 1922. photographie de l’auteur
REMERCIEMENTS Je souhaite remercier chaleureusement l’ensemble des personnes qui m’ont soutenu et aidé à réaliser ce mémoire. Je suis reconnaissant de chaque regard attentif porté sur mes projets. J’ai tenu à ce que ce travail universitaire prenne une ampleur suffisante pour donner un regard singulier sur le projet du pavillon Philips et du poème électronique. En tout premier lieu, je souhaite remercier Marie-Jeanne Dumont pour sa bienveillance, sa patience et ses précieux conseils. Je remercie aussi ses collègues du séminaire Faire de l’histoire, Françoise Fromonot et Mark Deming pour leur lecture attentive. Je remercie la Fondation Le Corbusier et en particulier Arnaud Dercelles qui s’est toujours montré attentif à mes requêtes. Son enthousiasme a permis de bien étoffer le sujet et nous a offert de belles discussions dans les locaux magnifiques de la FLC. Ces espaces, ces souvenirs ne s’oublient pas ! Merci à Mâkhi Xenakis pour le temps qu’elle a bien voulu m’accorder, pour ses riches anecdotes et pour ses précieux conseils de lecture. Je remercie également les différents fonds d’archives qui ont su s’adapter à cette situation pandémique si particulière et qui ont permis aux étudiants et aux chercheurs de continuer à travailler. Merci aux personnels de la bibiothèque de la Cité de l’architecture et de la médiathèque de l’ENSAPB.
je profite de coucher sur le papier quelques mots pour mes proches les remercier de leur soutien de leur amour mes parents Carine, Eric qui sont pilliers indispensables Coline petite sœur adorée Hermine le plaisir que l’on a à vivre nos vies ensemble ma famille mes amis le soleil pour le bonheur, pour les souvenirs
SOMMAIRE
INTRODUCTION un projet
I A
LES DEBUTS ET LES DESIRS la position des architectes de la section néerlandaise
23 15 29 18
le choix de le corbusier, ses désirs et ses conditions
33 21
le choix de Varèse, ses désirs et espoirs
39 26
le choix de Xenakis, ses désirs et ambitions
42 28
le projet selon Philips
B
DEROULEMENT DE LA CONCEPTION DU PROJET le poème électronique de Le Corbusier
II A
B
musique le poème électronique de varèse musique interlude sonore de xenakis
104 60
REALISATION DU POEME ELECTRONIQUE le poème de Le Corbusier
109 63
le poème de Varèse
121 72
le projet de Philips
128 77
un contexte
83 135
LA GUERRE FROIDE, L’ENERGIE ATOMIQUE COMME MENACE ET ESPOIR contexte politique global après la seconde guerre mondiale, menace atomique
137 85
thèmes et préoccupations à bruxelles en 1958
143 88
L’EXPO 58 EST UNE LECTURE DES INFLUENCES ARCHITECTURALES modernité en crise et implosion des CIAM
146 91 156 96
les formes libres, formes gauches, quadriques
161 99
la construction en coques de béton
162 100
relecture de l’exposition
169 105
un regard, frei otto
171 107
la place du pavillon Philips dans cette histoire
173 108
l’exposition et ses pavillons
C
49 33 75 47 102 58
le pavillon Philips
C
13 22
SONS ET IMAGES DANS LES ANNEES CINQUANTE le cinéma dans les années cinquante
178 112
la musique électronique dans les années cinquante
179 113
III
une ouverture A
CONTENU DU RECIT ET FORME DU POEME ELECTRONIQUE contenu du poème électronique analyse critique du poème électronique
B
191 122 194 125 200 131
REGARD CRITIQUE notes sur un ‘geste électronique’
134 203 204 135
le commencement d’une œuvre
207 138
conflits xenakis et le corbusier
EPILOGUE
142 216
BIBLIOGRAPHIE
146 220
ANNEXES
146 227
« Philips a créé dans cette enceinte un appareillage automatique qui inaugure un art nouveau, celui des jeux électroniques, synthèse inédite et aux possibilités illimitées, de la lumière, de la couleur, de l’image, de la parole et de la musique dans l’espace. » Le Corbusier
commencement du poème électronique. Le Corbusier, 1958.
PREFACE Au-delà du pavillon lui-même et du projet dans son ensemble, j’ai cherché à travers ce travail à questionner les limites du métier d’architecte, à comprendre jusqu’où il est possible d’amener un projet et de quelles compétences et disciplines il en revient. Je pense que le pavillon Philips de l’exposition de Bruxelles est représentatif de cette possibilité de décloisonner les disciplines. Ainsi, il ne s’agit pas d’un mémoire à propos de Le Corbusier, il ne s’agit pas tout à fait d’une monographie, mon objectif n’est pas d’apporter de nouvelles connaissances concrètes du projet. Il s’agit d’un travail d’étudiant, une préparation à l’idée de projet, la recherche de ce en quoi mon travail d’architecte pourra consister. Le projet du pavillon Philips/poème électronique constitue une référence à l’idée de projet, il symbolise une liberté de conception et de pensée rare qui milite envers une liberté projectuelle. Les recherches que j’ai faites pour réaliser ce mémoire m’ont emmené dans des univers vastes allant des avant-gardes de la musique électroacoustique des années cinquante aux voûtes minces de Felix Candela, passant par une histoire des techniques de mise en œuvre du béton armé. Le projet Philips m’a permis de découvrir des pans entiers de l’histoire de la musique, de l’architecture et des techniques audiovisuelles. Ce mémoire donne au pavillon Philips et à son poème électronique un contexte culturel, le met en perspective face aux avant-gardes et face aux techniques de l’époque.
INTRODUCTION Le pavillon Philips - et son poème électronique - est une œuvre totale, qui se joue des frontières entre les disciplines : mathématiques, musique, architecture, cinéma. Elle a impliqué une multitude de protagonistes, presque tous appelés par Le Corbusier pour réaliser une partie de la commande Philips. Edgard Varèse (1883-1965) est appelé pour réaliser la partie sonore du poème électronique, Le Corbusier se charge en personne de la conception du spectacle d’images et de lumières, assisté par Jean Petit et Philippe Agostini. Il charge son collaborateur ingénieur-compositeur Iannis Xenakis pour la conception architecturale du pavillon après lui avoir donné un certain nombre de directives projectuelles. Étant donné, l’importance de l’œuvre de Varèse dans l’histoire de la musique, étant donné la singularité formelle du pavillon dans l’œuvre de Le Corbusier, ainsi que toutes les images associées au spectacle du poème, le pavillon Philips continue d’intéresser plusieurs publics constitués autant d’architectes, de musiciens que d’artistes. A Bruxelles aujourd’hui, sur le plateau du Heysel, il n’y a plus de traces du pavillon Philips de 1958. Seuls ont subsisté le tracé des voies de circulation sur le site de l’exposition, l’Atomium et le socle du pavillon américain. Des arbres, des pelouses et des enfants jouant au ballon ont remplacé le condensé de monde qui s’était construit ici. Etudier un projet d’architecture ayant eu une existence physique aussi courte que celle du pavillon Philips, c’est réduire son expérience du projet à des dessins, des photographies, des textes et quelques témoignages. N’ayant pas la possibilité de faire l’expérience de l’espace, notre expertise se limite à celle de ceux qui ont eu la chance d’y être, puis, rapportant leurs expériences. Nous héritons de ces données, notre analyse est alors orientée par celle de ceux qui ont vécu, nous sommes dépendants de leurs regards et devons en extraire une forme objective de ce qui a été à Bruxelles en 1958. C’est d’abord la parole des auteurs de l’œuvre elle-même qui nous conditionne. Dans l’œuvre complète de Le Corbusier, le pavillon Philips apparaît sur une double page seulement, sans présenter d’image du poème et sans faire mention de l’œuvre collective qu’il constitue 1. Le Corbusier a souhaité présenter le pavillon comme une œuvre mineure, un projet sans grande importance : trois photos du pavillon, une photo d’une maquette de travail, un petit texte succinct et la lettre que Richard Neutra lui a envoyée à la suite de sa visite à Bruxelles. Il n’y en a pas davantage pour présenter la complexité du projet Philips. Pour Iannis Xenakis, le projet du pavillon Philips est un moment important, l’occasion d’amorcer des relations entre architecture, musique et mathématiques qui formeront la singularité de son œuvre et l’accompagneront toute sa vie. Les frustrations de Xenakis lors de la conception du pavillon et les conflits qui en découlent nous semblent aujourd’hui bien dérisoires étant donné les nombreux projets multimédias qu’il a réalisés tout au long de sa carrière. Il a régulièrement fait référence au projet du pavillon Philips, à sa première version de concret PH et au développement d’un espace pour l’interprétation de la musique électroacoustique.
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Le Corbusier, Œuvre complète 1952-1957, Paris, Editions d'Architecture, volume n°6, 1966, p.200-201.
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site du pavillon Philips en l’état actuel, septembre 2020. photographie de l’auteur
Pour Edgard Varèse, un « jeune de soixante-dix ans » 2, le poème électronique représente une synthèse des expérimentations précédentes. Le matériel et les techniciens que Philips met à sa disposition lui donnent les moyens de réaliser sa première œuvre entièrement électroacoustique. Varèse passe au total sept mois à Eindhoven pour composer son poème et entend pour la première fois « sa musique littéralement projetée dans l’espace ». 3 La destruction à la dynamite du pavillon Philips a lieu le 2 février 1959, les ouvriers ont commencé à couler les fondations le 6 mai 1957 et le pavillon est terminé en décembre de la même année. 4 Cette destruction annonce la fin définitive du poème électronique sous sa forme projetée et donne naissance à un mythe. Le pavillon détruit, il a fallu attendre 25 ans et la disparition progressive des protagonistes pour que les aventures Philips refassent surface. La première publication qui a traité du sujet en profondeur est l’article publié en janvier 1984 par Bart Lootsma 5, critique d’architecture néerlandais, dans le magazine Wonen-TA/BK, en lien avec une exposition à l’université d’Eindhoven aux Pays-Bas, la ville historique de la société Philips. Le premier livre qui a redonné une large visibilité au pavillon Philips est celui de Marc Treib, Space calculated in seconds : the Philips Pavilion, Le Corbusier, Edgar Varese, publié à Princeton en 1996. Suivi par Le Corbusier. Padiglione Philips, Bruxelles d’Alessandra Capanna, à Turin en 2000, dans la collection Universale di Architettura dirigée par Bruno Zevi. En 2006, en lien avec une exposition à propos d’Edgard Varèse au musée Tinguely de Bâle, paraît le livre Edgard Varèse und das Poème électronique : Eine Dokumentation édité par la fondation Paul Sacher à Bâle. Un congrès s’est tenu le 18 juin 2006 à Eindhoven, lors duquel la fondation Alice a exposé une faisabilité de reconstruire le pavillon sur un ancien site industriel de Philips à Eindhoven. Les études et les recherches liées à ce projet de reconstruction ont été publiées dans un ouvrage en 2007, Make it new : le poème électronique. En 2008, Peter Wever publie un ouvrage sur le pavillon Philips à l’occasion des 50 ans de l’exposition de Bruxelles 1958, Dichtbij klopt het hart der wereld. Nederland op de expo 58. En 2009, Vincenzo Lombardo, Andrea Valle, John Fitch et Kees Tazelaar réalisent grâce au projet Virtual Electric Poem une reconstitution partielle du poème électronique en réalité virtuelle. Depuis 2013, le Rijksmuseum d’Amsterdam abrite une maquette originale du pavillon Philips, accompagnée par une reconstitution du poème électronique de Varèse par Keez Tazelaar. Il décrit les détails de cette reconstruction dans son livre On the threshold of beauty : Philips and the origins of electronic music in the Netherlands 1925-1965. L’ensemble de ces publications ont permis petit à petit de ressortir des archives de nouveaux éléments d’appréhension du pavillon Philips et de son poème. La plupart des 2
J. Petit, Le Poème électronique de Le Corbusier, Paris, éditions de Minuit, Forces vives, 1958. Extrait d’une conférence donnée au Sarah Lawrence College en 1959, dans E. Varèse, Écrits, Paris, Christian Bourgois Éditeur, 1983, p.152. 4 J. de Heer & K. Tazelaar, From harmony to chaos : Le Corbusier, Varèse, Xenakis and le poème électronique, Amsterdam, 1001 publishers, 2017, p.138. 5 B. Lootsma, « Een ode van Philips aan de voorwitgang », Wonen TA/BK, 1984, n°2. 3
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fonds d’archives sont conservés à la Fondation Le Corbusier à Paris, au Getty Research Institute à Los Angeles et dans les fonds de la fondation Paul Sacher à Bâle. Aussi en 2009, certains films originaux du poème électronique, que l’on pensait perdus, ont été retrouvés. Ils sont conservés au EYE Film Instituut d’Amsterdam. En 2015, Peter Wever publie Inside Le Corbusier’s Philips Pavilion, A Multimedial Space at the 1958 Brussels World’s Fair chez nai010 publishers dans lequel il met au jour un certain nombre de détails à propos du pavillon et de son poème, dont les témoignages de certains employés du pavillon au moment de l’exposition. En 2015, Carlotta Darò publie le premier ouvrage en français consacré au pavillon Philips et à son poème, Les murs du son : le Poème électronique au Pavillon Philips, aux éditions B2. Bien que cet ouvrage mette en avant le projet Philips pour la première fois en français, il reste relativement sommaire. En 2017, Keez Tazelaar, compositeur et enseignant au sonology instituut de La Hague, et Jan de Heer, architecte, publient From Harmony to Chaos - Le Corbusier, Varèse, Xenakis and Le Poème électronique, chez 1001 publishers. C’est l’ouvrage monographique le plus complet et le plus à jour qui existe aujourd’hui. En 2018, le second ouvrage en français dédié au sujet est publié par Séverine BridouxMichel, Le Corbusier & Iannis Xenakis : un dialogue architecture/musique, aux éditions Imbernon. L’ouvrage de Bridoux-Michel situe de manière plus précise la position du projet Philips, à la fois dans l’œuvre de Xenakis, dans celle de Le Corbusier et dans celle de Varèse. Cet ouvrage n’apporte pas d’information nouvelle sur le projet en lui-même. Notre travail s’inscrit en complémentarité des ouvrages précédemment écrits sur le sujet et cherche à prolonger quelques pistes encore sous-exploitées. Le pavillon Philips quitte petit à petit sa posture de mythe et devient, grâce aux nombreux éléments concrets qui permettent désormais de mieux l’appréhender, un sujet d’étude possible. Cependant, bien que les publications se multiplient, elles n’existent que trop peu en français. Le pavillon Philips a bénéficié d’une grande visibilité ces dernières années avec la publication d’ouvrages majeurs. Ces ouvrages monographiques montrent pour la première fois de manière exhaustive des archives, des images, des photographies ainsi que des éléments de conception du poème. On peut découvrir très précisément le déroulement du projet dans son contexte de l’Exposition de 1958. Ces ouvrages donnent également des éléments de compréhension du poème électronique et le situent dans les carrières respectives de Le Corbusier, d’Edgard Varèse, de Iannis Xenakis et aussi dans l’histoire que Philips a tissé avec les expositions universelles. Dans ce travail, on donne une chronologie du déroulement du projet, de ses débuts à sa destruction puis on cherche à convoquer un contexte plus large dans lequel inscrire le projet, non plus seulement dans la vie des protagonistes mais plutôt dans une histoire globale. Quelle place le projet du pavillon Philips/poème électronique occupe dans l’histoire des idées et des théories, dans l’histoire de la musique, des techniques et dans celle de l’architecture ? Il s’agit aussi de situer l’exposition universelle de 1958 dans son contexte politique et culturel, marqué par la montée en puissance des tensions de la guerre froide et par la menace atomique. Nous nous interrogeons enfin sur la réception du projet,
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constituant une fortune critique dans laquelle on tâche de confronter l’avis des protagonistes à l’issue de cette aventure et de sa réussite relative. Nous aurions souhaité nous attarder davantage sur le contexte cinématographique des années cinquante afin de comprendre dans quelle histoire s’inscrit le poème visuel de Le Corbusier. Cela aurait été un prétexte pour s’intéresser à l’environnement dans lequel émerge la Nouvelle Vague tout au long de la décennie avec les Cahiers du cinéma d’abord puis avec la réalisation de films. Le contexte difficile dans lequel ce travail a été réalisé, impliquant la fermeture de tous les lieux de consultation pendant une longue période, a rendu laborieux l’accès aux sources, aux livres, au revues et à l’ensemble des documents qui sont nécessaires au traitement sans raccourci et en profondeur d’un sujet.
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I
un projet
Le pavillon Philips et son poème est un projet complexe, mêlant plusieurs protagonistes sur un temps court et intense. L’ensemble des ouvrages qui existent sur le sujet retrace son histoire en se concentrant tantôt sur le projet de pavillon et tantôt sur le poème. Nous allons ici tenter de retracer le développement du projet dans son ensemble, allant de l’architecture à la musique sans distinction. Il s’agit de donner une lisibilité à ce projet complexe dans lequel les composantes se mêlent en formant un tout - presque - cohérent.
A
LES DEBUTS ET LES DESIRS
A
LES DEBUTS ET LES DESIRS
LE PROJET SELON PHILIPS
La société Philips est fondée en 1891 par la famille Philips à Eindhoven, elle produit à LE PROJET SELON PHILIPS l’origine des lampes à filament de carbone. L’entreprise se développe et devient rapidement un desest leaders duen marché de l’éclairement électrique. partir deà La société Philips fondée 1891 européen par la famille Philips à Eindhoven, elleA produit 1925, Philips compétences pour L’entreprise se diversifiersedans les domaines de la l’origine des profite lampes de à ses filament de carbone. développe et devient télévision, radio et de du l’équipement médical.deLal’éclairement production d’ampoules rapidementdeunlades leaders marché européen électrique. électriques A partir de donne les moyens de produire des tubes électroniques pour l’amplification qui permet 1925, Philips profite de ses compétences pour se diversifier dans les domaines de de la développer la latélévision, quil’équipement permet elle-même deLa développer haut-parleurs pour la télévision, de radio et de médical. productionlesd’ampoules électriques radio d’entrer un peu plus foyers européens en quête de modernité. donneetles moyensainsi de produire desdans tubeslesélectroniques pour l’amplification qui permet de développer la télévision, qui permet elle-même de développer les haut-parleurs pour la Pendant la 2nd guerre mondiale, directoire Philips et une partie du capital migrent aux radio et d’entrer ainsi un peu plusledans les foyers européens en quête de modernité. Etats-Unis, permettant à l’entreprise de continuer à fonctionner, la production a continué dans les pays pour participerleàdirectoire l’effort dePhilips guerre.etLes ontcapital été envahis dèsaux le Pendant la 2ndalliés guerre mondiale, unePays-Bas partie du migrent mois de maipermettant 1940 par les troupes allemandes qui ont réquisitionné usines d’Eindhoven Etats-Unis, à l’entreprise de continuer à fonctionner, la les production a continué pour du matériel de guerre - radiosde et guerre. ampoules En décembre 1942 et endès mars dans produire les pays alliés pour participer à l’effort Les-.Pays-Bas ont été envahis le 1943, lesmai troupes britanniques bombardéqui Eindhoven pour détruire les usines et les mois de 1940 par les troupesont allemandes ont réquisitionné les usines d’Eindhoven capacités de communication des troupes allemandes : ¼ -.des et 70% pour produire du matériel de guerre - radios et ampoules En usines décembre 1942des et bureaux en mars sont 1943,détruits. les troupes britanniques ont bombardé Eindhoven pour détruire les usines et les Après la guerre, Philips continue de diversifier sa production et, étant implanté dans capacités de communication des troupes allemandes : ¼ des usines et 70% des bureaux l’industrie musicale à travers la radio diffusion, décide de lancer son propre label ainsi que sont détruits. ses propres supports de diffusion. tient Après la guerre, Philips continue L’entreprise de diversifier sa désormais productionune et,place étantimportante implanté dans l’industrie musicale àinternationale. du film sonore et deson sespropre bandeslabel sonsainsi permet travers la radioL’essor diffusion, décide de lancer que aussi à Philips de se développer dans le domaine desdésormais équipements projection. ses propres supports de diffusion. L’entreprise tient unede place importante dans En 1958, l’entreprise emploie 60 000 personnes aux Pays-Bas etses 160bandes 000 dans le permet monde l’industrie musicale internationale. L’essor du film sonore et de sons entier. aussi à6Philips de se développer dans le domaine des équipements de projection. En 1958, l’entreprise emploie 60 000 personnes aux Pays-Bas et 160 000 dans le monde Philips 6n’en est pas à sa première exposition universelle. Depuis 1881, l’entreprise a profité entier. de toutes les occasions qui lui étaient données pour présenter ses productions d’éclairages artificiels, vantant de ces nouvelles technologies pour magnifier les façades des Philips n’en est pasleàpotentiel sa première exposition universelle. Depuis 1881, l’entreprise a profité monuments. de toutes les occasions qui lui étaient données pour présenter ses productions d’éclairages Pour l’exposition Bruxellesdedeces 1958, l’organisation et lapour misemagnifier en placelesdufaçades projetdes du artificiels, vantant de le potentiel nouvelles technologies pavillon Philips sont confiées à Louis Kalff (1897-1976). Il est architecte, diplômé à monuments. l’université de technologie de Delft. Il est l’organisation entré chez Philips 1925enenplace tant du queprojet designer Pour l’exposition de Bruxelles de 1958, et laenmise du graphique et se spécialise à l’usage de laKalff lumière artificielle dans lesarchitecte, bâtiments. diplômé Il s’occupeà pavillon Philips sont confiées à Louis (1897-1976). Il est d’organiser destechnologie projets d’éclairement grande échelle des en monuments et des l’université de de Delft. Il està entré chez Philipspour en 1925 tant que designer expositions, à Amsterdam puis àartificielle Liège en 1930, à Bruxelles enIl1935 et à graphique etcomme se spécialise à l’usageen de1928 la lumière dans les bâtiments. s’occupe Paris en 1937des avec son bureau de conseilàengrande éclairage, le Lichtadviesbureau - LiBu -, qui fait d’organiser projets d’éclairement échelle pour des monuments et des 7 partie de l’antenne de la en société expositions, commeartistique à Amsterdam 1928Philips. puis à Liège en 1930, à Bruxelles en 1935 et à Paris en 1937 avec son bureau de conseil en éclairage, le Lichtadviesbureau - LiBu -, qui fait partie de l’antenne artistique de la société Philips. 7 6 7 6 7
J. Petit, op. cit., p.2. pavillon Philips à l’exposition de Bruxelles en 1935. Tiré de louiskalffinstituut.nl https://www.louiskalffinstituut.nl/en/louis-c-kalff/, consulté le 27-01-21. J. Petit, op. cit., p.2. https://www.louiskalffinstituut.nl/en/louis-c-kalff/, consulté le 27-01-21.
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A
LES DEBUTS ET LES DESIRS
LE PROJET SELON PHILIPS
La société Philips est fondée en 1891 par la famille Philips à Eindhoven, elle produit à l’origine des lampes à filament de carbone. L’entreprise se développe et devient rapidement un des leaders du marché européen de l’éclairement électrique. A partir de 1925, Philips profite de ses compétences pour se diversifier dans les domaines de la télévision, de la radio et de l’équipement médical. La production d’ampoules électriques donne les moyens de produire des tubes électroniques pour l’amplification qui permet de développer la télévision, qui permet elle-même de développer les haut-parleurs pour la radio et d’entrer ainsi un peu plus dans les foyers européens en quête de modernité. Pendant la 2nd guerre mondiale, le directoire Philips et une partie du capital migrent aux Etats-Unis, permettant à l’entreprise de continuer à fonctionner, la production a continué dans les pays alliés pour participer à l’effort de guerre. Les Pays-Bas ont été envahis dès le mois de mai 1940 par les troupes allemandes qui ont réquisitionné les usines d’Eindhoven pour produire du matériel de guerre - radios et ampoules -. En décembre 1942 et en mars 1943, les troupes britanniques ont bombardé Eindhoven pour détruire les usines et les Kalff. Tiré louiskalffinstituut.nl capacités de communication des troupes allemandes : ¼Louis desC.usines etde70% des bureaux sont détruits. Après la guerre, Philips continue de diversifier sa production et, étant implanté dans l’industrie musicale à travers la radio diffusion, décide de lancer son propre label ainsi que ses propres supports de diffusion. L’entreprise tient désormais une place importante dans l’industrie musicale internationale. L’essor du film sonore et de ses bandes sons permet aussi à Philips de se développer dans le domaine des équipements de projection. En 1958, l’entreprise emploie 60 000 personnes aux Pays-Bas et 160 000 dans le monde entier. 6 Philips n’en est pas à sa première exposition universelle. Depuis 1881, l’entreprise a profité de toutes les occasions qui lui étaient données pour présenter ses productions d’éclairages artificiels, vantant le potentiel de ces nouvelles technologies pour magnifier les façades des monuments. Pour l’exposition de Bruxelles de 1958, l’organisation et la mise en place du projet du pavillon Philips sont confiées à Louis Kalff (1897-1976). Il est architecte, diplômé à l’université de technologie de Delft. Il est entré chez Philips en 1925 en tant que designer graphique et se spécialise à l’usage de la lumière artificielle dans les bâtiments. Il s’occupe d’organiser des projets d’éclairement à grande échelle pour des monuments et des expositions, comme à Amsterdam en 1928 puis à Liège en 1930, à Bruxelles en 1935 et à Paris en 1937 avec son bureau de conseil en éclairage, le Lichtadviesbureau - LiBu -, qui fait partie de l’antenne artistique de la société Philips. 7
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J. Petit, op. cit., p.2. https://www.louiskalffinstituut.nl/en/louis-c-kalff/, consulté le 27-01-21.
Le Corbusier dira de lui : « Mr. Kalff d’Eindhoven (grand de 1,95m) […]. Calme, gentil, cachant ses anxiétés, se tenant face à l’inconnu, […] est une de ces productions des Pays-Bas - patient, persévérant, confiant, courageux - qui a donné à cette petite nation une grande histoire ». 8 Louis Kalff a assisté à la Fête de la lumière de l’exposition universelle de Paris en 1937. Eugène Beaudouin et Marcel Lods, les deux architectes qui ont réalisé ce grand spectacle lumineux, avaient magnifié le site de l’exposition par des jeux de lumières, de fontaines, de feux d’artifice et de musique. La performance s’est tenue sur le Champ-de-Mars et elle a particulièrement marqué Kalff par l’usage spectaculaire des systèmes d’éclairages pour magnifier les pavillons. Il voit en cette performance une prochaine contribution possible pour la société Philips : « Commence un spectacle comme on n’a jamais vu avant. Sous les sonorités de la musique composée spécialement pour l’occasion par des compositeurs célèbres, des fontaines de lumière commencent à jaillir de part et d’autre de ce pont [pont de Iéna] et au milieu de la Seine. Les fontaines changent constamment de taille et de couleurs en fonction du rythme et en harmonie avec l’esprit de la musique. […] de telle manière que le spectateur est entouré de tous les côtés par ce plaisir de couleurs, de lignes et de sons. Les architectes ont atteint quelque chose d’assez exceptionnel avec ces combinaisons de musique et de lumière ». 9 La plupart des composantes du pavillon Philips de l’exposition de Bruxelles de 1958 étaient donc déjà présentes à l’exposition universelle de Paris. Ce sont les désirs de Louis Kalff, devenu depuis 1946 le directeur artistique de la société Philips, qui ressortent au mois de janvier 1956 au moment de la candidature que l’entreprise propose pour sa participation à l’exposition universelle de Bruxelles qui doit ouvrir au mois d’avril 1958. Kalff, intelligent, n’impose rien à son directoire et propose de former un groupe de travail afin de réfléchir « de quelle contribution il s’agirait » si l’entreprise choisissait de participer à l’Expo. 10 Il n’attend pas la constitution de ce groupe pour mettre en place son idée et envoie dès le 9 janvier 1956 une lettre à son collègue de Philips France Roger d’Aboville pour lui demander de lui arranger un rendez-vous avec un architecte, Le Corbusier. Kalff précise dès lors que sa demande ne consiste pas en un pavillon d’exposition des produits Philips mais en une démonstration de lumière et de son. 11 Le 16 janvier 1956, Le Corbusier reçoit une lettre de Roger d’Aboville lui proposant de planifier une réunion pour « discuter du sujet ». 12 Sur une copie de la lettre, il est écrit « L.C. trouve cela intéressant ». D’Aboville rencontre ainsi Le Corbusier le 23 janvier, une seconde 8
J. Petit, op. cit., p.10. L.C. Kalff, « Illumination at the International Exhibition in Paris 1937 », Philips Technical Review, décembre 1937, n°12, p.361. 10 Lettre de Kalff à Loupart, 4 janvier 1956, FHTC, op. cit., p.194. 11 Lettre de Kalff à d’Aboville, 9 janvier 1956, FHTC, op. cit., p.194. 12 Lettre de Aboville à LC, 16 janvier 1956, FLC J2-19-77. 9
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Fred Money, Paris night, 1937
réunion est planifiée le 24 février à laquelle sont présents le chef des relations publiques de la société Philips et Louis Kalff. A Eindhoven, le 17 janvier, Louis Kalff présente son idée lors d’une réunion du Tentoonstellingsdienst - le service des expositions - : « une formule qui inclut des éléments ‘d’écoute’ et de ‘vision’ doit être trouvée. Mr. Kalff explique son projet qui consiste en un large auditorium dans lequel la lumière et le son peuvent être expérimentés. Des effets remarquables peuvent être obtenus avec la réverbération et d’autres combines acoustiques. Ils peuvent être supportés et renforcés par des effets de lumière. Une œuvre musicale spéciale devra être composée, avec Benjamin Britten mentionné comme compositeur possible, alors que l’architecte du bâtiment serait Le Corbusier ». 13 Les dirigeants Philips ont confiance en leur directeur artistique pour déterminer un programme, il leur propose un pavillon sans production présentée directement et donne la liberté aux artistes de mettre en valeur les produits Philips à travers leur travail. Ainsi, l’entreprise gagne de la part du public une image progressiste et bienveillante. Cette nouvelle stratégie de communication est aussi un moyen de dissimuler le retard que Philips a pris dans la course à la transmission des images en couleur puisque la société IBM a prévu d’exposer une TV en couleur dans le pavillon américain de l’exposition de 1958. Louis Kalff ne connaît pas personnellement Le Corbusier mais il est familier avec son travail, il précise dans sa lettre à d’Aboville : « nous avons été frappés par les photos de sa nouvelle ‘petite église dans les Vosges’, l’intérieur de laquelle nous a semblé inclure des éléments qui pourraient aussi être applicables dans notre pavillon ». 14 En sollicitant la participation de Le Corbusier au projet, Kalff souhaite asseoir le statut de l’entreprise Philips en tant que multinationale, une grande entreprise qui s’est remise de la guerre et qui met sa technologie au service des arts. L’idée de mettre la technique et les avancées scientifiques au service de l’humanité n’est d’ailleurs pas limitée à Philips, c’est toute l’exposition de Bruxelles qui tient ce discours et cet idéal comme leitmotiv. Aux côtés de Le Corbusier, Louis Kalff suggère Benjamin Britten (1913-1976) comme compositeur et Ossip Zadkine (1890-1967) comme sculpteur. Britten est un compositeur de musique classique britannique, très connu aux Pays-Bas. Il est l’auteur d’œuvres symphoniques comme Young Person’s Guide to the Orchestra - 1947 - et Spring Symphony - 1949 - qui sont composées dans des formes plutôt traditionnelles. Elles expriment des sentiments de bienveillance envers le public qui conviendraient parfaitement à la démonstration musicale souhaitée par Philips.
13 G. van Kooten, Philips Tentoonstellingsdienst, “Bespreking concerndeelname aan de Wereldtentoonstelling 1958 te Brussel”, 17 janvier 1956, FHTC, op. cit., p.194. 14 Lettre de Kalff à d’Aboville, 9 janvier 1956, FHTC, op. cit., p.194.
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Zadkine est un sculpteur russe vivant à Paris, bien moins célèbre que Britten et Le Corbusier, dont une des œuvres les plus célèbres, Monument à la ville détruite - 1953 -, trône dans le centre-ville de Rotterdam. Il ne s’inscrit pas dans une avant-garde de la sculpture mais flirte avec un cubisme tardif. Le choix de ces artistes révèle les goûts de Louis Kalff et de ses équipes et donne des indices quant à leurs attentes pour la démonstration qui se tiendra dans le pavillon de la société Philips. Pendant toute la durée de conception et de construction du pavillon Philips, le manque de temps se fait ressentir à de nombreuses reprises et oblige parfois les protagonistes à prendre des décisions à la hâte. C’est le cas par exemple concernant le choix de l’emplacement du pavillon sur le site de l’exposition. Philips avait le choix de s’implanter à trois emplacements différents : dans la section Belge, la Belgique étant le pays d’accueil, sur le terrain octroyé aux Pays-Bas, le pays d’origine de l’entreprise ou bien dans une section neutre réservée aux organisations indépendantes. Philips n’est pas une entreprise belge et souhaite mettre en avant son statut de multinationale. La section neutre semble alors la plus adaptée aux volontés de l’entreprise mais est aussi certainement une des plus sollicités. La société Philips s’étant manifesté tardivement, il n’y avait plus d’emplacement assez grand disponible, l’entreprise a donc pris place sur son terrain national aux côtés du pavillon néerlandais, sur un emplacement que le gouvernement leur a cédé. LA POSITION DES ARCHITECTES DE LA SECTION NEERLANDAISE
Le temps passe et Philips prend du retard sur un planning déjà serré. Alors que les études du pavillon ont à peine débuté, la construction du pavillon néerlandais voisin commence. Les architectes du pavillon néerlandais et du site réservé aux Pays-Bas sont Joost Boks (1904-1986), Jo van den Broek (1898-1978), Jacob Bakema (1914-1981), Frits Peutz (18961974) et Gerrit Rietveld (1888-1964), regroupés au sein du ‘Groupement d’architectes Bruxelles 1958’. Ils ont été chargés de la conception du pavillon national par la ‘Fondation de l’exposition internationale de Bruxelles 1958 - section néerlandaise’, supervisée par les architectes Jacobus J.P. Oud (1890-1963) et Benjamin Merkelbach (1901-1961), dont le rôle est d’organiser, d’aménager, de gérer et de remettre en état le site mis à leur disposition pour l’exposition. Le thème choisi pour le pavillon néerlandais est celui de l’eau, qui est à la fois un allié et un ennemi des Pays-Bas, un élément autant support de développement qu’obstacle d’aménagement. Les responsables de la Fondation offraient par ailleurs la possibilité à des entreprises néerlandaises d’être représentées à Bruxelles sous les couleurs nationales, cette cohabitation devant se faire sous certaines conditions esthétiques déterminées par les architectes en chef de la section. Philips est la seule entreprise à avoir eu la permission d’occuper une partie du site dédié aux Pays-Bas. C’est le 23 mars 1956, tardivement donc, que Louis Kalff fait la demande d’installer un pavillon sur le site néerlandais. Le projet doit donc être soumis aux conditions des architectes en chef de la section qui vont utiliser de leur pouvoir pour mettre pression la société Philips et son architecte. 28
LA POSITION DES ARCHITECTES DE LA SECTION NEERLANDAISE
Le temps passe et Philips prend du retard sur un planning déjà serré. Alors que les études du pavillon ont à peine débuté, la construction du pavillon néerlandais voisin commence. Les architectes du pavillon néerlandais et du site réservé aux Pays-Bas sont Joost Boks (1904-1986), Jo van den Broek (1898-1978), Jacob Bakema (1914-1981), Frits Peutz (18961974) et Gerrit Rietveld (1888-1964), regroupés au sein du ‘Groupement d’architectes Bruxelles 1958’. Ils ont été chargés de la conception du pavillon national par la ‘Fondation de l’exposition internationale de Bruxelles 1958 - section néerlandaise’, supervisée par les architectes Jacobus J.P. Oud (1890-1963) et Benjamin Merkelbach (1901-1961), dont le rôle est d’organiser, d’aménager, de gérer et de remettre en état le site mis à leur disposition pour l’exposition. Le thème choisi pour le pavillon néerlandais est celui de l’eau, qui est à la fois un allié et un ennemi des Pays-Bas, un élément autant support de développement qu’obstacle d’aménagement. Les responsables de la Fondation offraient par ailleurs la possibilité à des entreprises néerlandaises d’être représentées à Bruxelles sous les couleurs nationales, cette cohabitation devant se faire sous certaines conditions esthétiques déterminées par les architectes en chef de la section. Philips est la seule entreprise à avoir eu la permission d’occuper une partie du site dédié aux Pays-Bas. C’est le 23 mars 1956, tardivement donc, que Louis Kalff fait la demande d’installer un pavillon sur le site néerlandais. Le projet doit donc être soumis aux conditions des architectes en chef de la section qui vont utiliser de leur pouvoir pour mettre pression la société Philips et son architecte.
croquis de Gerrit Rietveld pour le pavillon néerlandais à l’exposition de Bruxelles 1958. Het Nieuwe Instituut, Rotterdam, RIET_667-1 . 29
La firme a sollicité Le Corbusier pour concevoir son pavillon et lui laisse une totale liberté artistique. Connaissant l’œuvre protéiforme de Le Corbusier, les architectes du pavillon néerlandais font preuve de réticence envers ce qu’ils perçoivent alors comme une forme de concurrence, ils sont méfiants et n’apprécient pas qu’un architecte étranger conçoive un pavillon sur leur section nationale, ils craignent aussi que cette construction ne soit pas en accord avec leur pavillon qu’ils ont voulu sobre. En réaction, ils proposent à Philips de contenir l’intervention de leur architecte à l’intérieur d’une enveloppe dont un des membre du groupement dessinerait l’aspect extérieur, cette collaboration garantirait alors une harmonie entre les deux pavillons. Philips s’accorde à cette volonté et accepte la collaboration avec Gerrit Rietveld pour l’extérieur et Le Corbusier pour l’intérieur du pavillon. De nombreuses discussions ont lieu entre Philips et la Fondation pour contraindre les dimensions du pavillon, les parties se sont par exemple accordées à limiter la hauteur de la construction à 15m. Dans les collections du Het Nieuwe Instituut de Rotterdam sont conservés des dessins de la conception du pavillon néerlandais de l’exposition de Bruxelles, réalisés par le groupement d’architectes. Parmi ces documents, un croquis montre qu’ils ont imaginé que le pavillon Philips soit intégré au pavillon néerlandais. Il y apparaît comme un parallélépipède vertical qui domine le reste du projet. Sur ce dessin, on peut lire « Philips aboie haut mais dans ce cas c’est trop haut ». 15 Le feuillet n’est pas daté mais on peut tout de même imaginer que ce croquis intervient relativement tôt dans la conception des pavillons, à un moment où Philips n’a pas encore fait connaître l’ensemble de ses ambitions. On est néanmoins éclairés sur la façon dont Rietveld aborde la cohabitation avec la multinationale, c’est un élément d’analyse de son projet pour ‘l’extérieur’ du pavillon. En effet, Gerrit Rietveld propose une esquisse à Louis Kalff dans laquelle, le pavillon Philips prend la forme d’un chapiteau aux facettes colorées sur lesquelles sont représentés en grand, des yeux, des prismes, des ampoules, des oreilles accompagnés des mots ‘Philips’, ‘light’, ‘colour’, ‘sound’. Ces figures et ces mots font autant référence aux productions de l’entreprise qu’au contenu qu’abrite cette enveloppe. Le 8 juin 1956 au matin, une réunion se tient au 35 rue de Sèvres avec Louis Kalff, Gerrit Rietveld, Le Corbusier et Iannis Xenakis. Lors de cette réunion, Le Corbusier montre ‘une petite photo d’une maquette qui semble plutôt moderne, et un élégant plan de sol’. 16 Pour cette réunion, Rietveld a apporté quelques croquis et une petite maquette de son modèle de pavillon, il décide de ne pas les montrer à ses confrères. 17 Lors de cette même réunion, Le Corbusier fait une remarque qui exclue toute possibilité de collaboration entre les deux architectes : « Rietveld, je fais un intérieur qui n’a pas d’extérieur ». 18 Cette remarque est volontairement provocante, et Rietveld l’a mal reçue : 15
Croquis de G.Rietveld, manuscrit. 667-1, HNIR. Il faut noter que ce dessin est conservé dans les archives de Gerrit Rietveld, nous ne pouvons pour autant affirmer qu’il en est l’unique auteur. La mention manuscrite non traduite est « Philips blaft hoog doch in hier te hoog gunge ». 16 P.Wever, Inside Le Corbusier’s Philips Pavilion, Rotterdam, nai010 publishers, 2015, p.18. 17 Ibid., p.18. 18 Ibid., p.20. 30
maquette du pavillon Philips de Gerrit Rietveld. Central museum Utrecht, 31245 31
« Penser qu’il est le seul à savoir le mieux est quelque chose qu’il partage avec « Penser grands qu’il estdelenotre seul profession à savoir le(ex mieux est quelque partage avec d’autres Fr. Lloyd Wright),chose mais ilqu’il le fait à un degré 19 d’autres grands de notre profession (ex Fr. Lloyd Wright), mais il le fait à un degré tel que ça fait de lui un petit homme à mes yeux ». tel que ça fait de lui un petit homme à mes yeux ». 19 Avec du recul, Rietveld dit à propos de cette rencontre : Avec du recul, Rietveld dit à propos de cette rencontre : « J’ai trouvé cela déplaisant, mais ça ne m’a pas touché. Je savais déjà que ce serait «le J’ai trouvé déplaisant,même mais ça m’a pas touché.mes Je savais déjà pavillon decela Le Corbusier, s’ilsneavaient accepté dessins ». 20que ce serait le pavillon de Le Corbusier, même s’ils avaient accepté mes dessins ». 20 Jusqu’au mois d’octobre, la nature de la collaboration entre les deux architectes reste Jusqu’au mois nature la collaboration les de deux reste floue, Kalff est d’octobre, pris entre la son désir de d’offrir à Philips unentre pavillon Le architectes Corbusier et les floue, Kalff strictes est prisimposées entre sonpar désir d’offrir à Philips un pavillon de Le Corbusier les contraintes les architectes de la section néerlandaise. Dans une et lettre contraintes strictes imposées les àarchitectes de la section néerlandaise. Dans une lettre du 16 octobre 1956, Kalff par écrit Jaap Bakema, un des membre du groupement du 16 octobre 1956, Kalffl’état écritduàprojet. Jaap 21Bakema, un des membre du groupement d’architectes, pour préciser d’architectes, pour préciser l’état du projet. 21 « Aussi loin que l’on puisse actuellement voir, le pavillon de Le Corbusier n’aura en « Aussi loin que l’on puisse le pavillon de Lecontre Corbusier n’aura en effet qu’un intérieur […] etactuellement Le Corbusier voir, est par conséquent l’idée qu’une effet qu’un forme intérieur […] et Le Corbusier est àpar conséquent contre l’idée qu’une quelconque architecturale soit donnée l’apparence extérieure. En soit, nous quelconque forme donnée à l’apparence En soit, nous trouvons que c’estarchitecturale une façon desoit penser originale, et nousextérieure. croyons aussi que ce trouvons que extérieur c’est unepuisse façonêtre de penser et nous croyons aussi que ce pavillon sans plus ouoriginale, moins sensationnel. Bien entendu, nous pavillon sans extérieur puisse être plus ou moins sensationnel. Biende entendu, nous regrettons assez que cela empêche fondamentalement toute forme coopération regrettons assez que empêche fondamentalement toute forme avec Mr. Rietveld […].cela Néanmoins, nous espérons maintenant que de lescoopération idées de Le avec Mr. Rietveld […]. vers Néanmoins, nousappelée espérons maintenantfortement que les idées Le Corbusier conduiront une forme à contraster avecdeson Corbusier conduiront vers qui unesera forme appelée à(…)contraster fortement son environnement, mais aussi si différente qu’elle mènera à uneavec solution environnement, sera sid’atteindre différente (…) mènera à une plus satisfaisantemais que aussi si l’onqui essayait unequ’elle certaine harmonie ensolution faisant 22 plus si l’on essayait d’atteindre une certaine harmonie en faisant appelsatisfaisante à l’un de vosque architectes ». appel à l’un de vos architectes ». 22 Les membres de la Fondation répondent à Kalff que selon eux, « l’idée que ce pavillon n’ait 23 Les membres de la Fondation répondent à Kalff que selon eux, que ce».pavillon n’ait qu’un intérieur sans carapace peut être difficilement prise« l’idée au sérieux Par cette 23 qu’un intérieur sansque carapace peut de être difficilement priseétéautout sérieux Par cette réponse, on devine la remarque Le Corbusier n’a pas à fait».comprise par réponse, on devine que la remarque de Le Corbusier n’a pas été tout à fait comprise par les membres de la Fondation, il semblerait qu’elle ait été entendue davantage comme une les membresque de lacomme Fondation, semblerait provocation l’idéeil véritable duqu’elle projet.ait été entendue davantage comme une provocation que comme l’idée véritable du projet.
19
Lettre de Rietveld à Kalff, 10 juin 56, FHTC, op. cit., p.196. P.Wever, cit., p.20. Lettre de Op. Rietveld à Kalff, 10 juin 56, FHTC, op. cit., p.196. Jaap Bakema P.Wever, Op. (1914-1981) cit., p.20. est un architecte néerlandais, il est membre du Team X. 22 21 P.Wever, Ibid., p.21. Jaap Bakema (1914-1981) est un architecte néerlandais, il est membre du Team X. 23 22 P.Wever, Ibid., p.21. 23 P.Wever, Ibid., p.21. 20 19 21 20
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LE CHOIX DE LE CORBUSIER, SES DESIRS ET SES CONDITIONS
Au-delà de son aspect provocateur, la remarque que fait Le Corbusier à Rietveld a bel et bien un sens architectural. Il sous-entend que l’aspect extérieur du pavillon résulte de ce qui y est contenu - le spectacle et ses supports -, ce qui implique que le dessin de l’intérieur coïncide avec celui de l’extérieur, qui ne fait donc pas l’objet d’un nouveau dessin. Quand on applique cette idée à certains des projets théoriques de Le Corbusier, on comprend qu’il ne s’agit pas seulement d’arrogance. On pense par exemple au projet de musée à croissance illimitée de 1939, où les espaces d’exposition s’organisent en une spirale carrée qui peut se développer sans limites, ne constituant donc pas une forme figée et définitive. Ce projet de musée garde son actualité dans l’œuvre de Le Corbusier des années cinquante avec une application de ce principe pour le projet du Musée National des Beaux-Arts de l'Occident à Tokyo en 1955 : « Le musée n'a pas de façade, le visiteur ne verra jamais de façade ; il ne verra que l'intérieur du musée ». 24 On pense aussi au pavillon des Temps Nouveaux de l’exposition universelle de Paris de 1937 qui est un exemple de structure sans façade qui ne révèle rien de son contenu, laissant aux visiteurs la surprise de ce qu’il se passe à l’intérieur. Le Corbusier dit pour le projet Philips : « Je ne ferai pas de façade Philips, je vous ferai un poème électronique. Tout se passera à l’intérieur : son, lumière, couleur, rythme. Peut-être un échafaudage serat-il le seul aspect extérieur du pavillon. […] Une bouteille suspendue dans une cage en structure tubulaire ». 25 Ce qui a tout de suite intéressé Le Corbusier dans le projet Philips, ça n’est pas tant le pavillon mais plutôt son contenu. Au début de l’année 1956, lorsque Philips contacte Le Corbusier pour un projet de petit pavillon, il est très occupé par ses immenses chantiers en Inde du complexe du Capitole et de la Haute Cour de Chandigarh (1952-1959). Il jouit alors d’une reconnaissance internationale et a déjà refusé deux propositions pour concevoir un pavillon à l’exposition de Bruxelles qui doit se tenir deux ans plus tard. Ce qui fait que la proposition de Louis Kalff retient son attention, c’est que d’emblée on lui propose de concevoir un intérieur capable d’accueillir une « production espace-couleur-lumièremusique » qui permettrait de pousser les limites des technologies Philips tout en offrant un jeu électronique au public de l’exposition, comme jamais vu auparavant. 26 Le Corbusier a très vite fait preuve d’enthousiasme vis-à-vis de cette proposition en laquelle il voit l’occasion de réaliser une synthèse des arts, projet total qu’il désire mener à bien depuis ses années de formation à La Chaux-de-Fonds. Jeune apprenti, il reçoit une formation en Arts décoratifs. Il considère alors l’alliance des arts comme un idéal coopératif. La mise en œuvre de cet idéal évoluera tout au long de sa vie d’architecte, allant de la simple intégration d’œuvres dans ses bâtiments, à la question du mural, puis jusqu’à l’invention du modulor à la fin des années 1940, mesure garantissant l’harmonie des relations entre les espaces, les objets, et ceux qui y vivent. 24
Le Corbusier, op. cit., p.166. Le Poème électronique de Le Corbusier, Jean Petit,1958. 26 Lettre de Kalff à d’Aboville, 9 janvier 1956, op. cit., p.194. 25
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Il conditionne sa participation à quelques éléments : il souhaite lui-même concevoir le scenario de la démonstration, il veut lui-même être chargé de la conception de l’intérieur du pavillon et il veut que Edgard Varèse compose la musique. Il désire aussi ne donner aucune garantie de coût ou de délais et demande à ses clients des honoraires très élevés. 27 Si Le Corbusier impose ces conditions strictes, c’est non seulement pour faire entendre qu’il est un grand architecte mais aussi pour mettre en place les conditions d’une synthèse des arts telle qu’il souhaite la construire. Le projet de pavillon tel que Louis Kalff l’imagine constitue déjà une forme de synthèse entre couleur, espace et son. Le Corbusier se saisit de cette opportunité pour concevoir sa propre synthèse, il y voit la possibilité de mener à bien ce désir. Après la guerre, le projet de synthèse entre les arts se pose encore plus pour Le Corbusier, c’est dans cette période intense de reconstruction où l’architecture montre plus que jamais sa pesanteur sociale et politique, qu’il va chercher à faire aboutir ses idées. Lors des CIAM VI de Bridgwater en 1947 et VII de Bergame en 1949, la question de la synthèse des arts est intégrée aux débats. Le Corbusier y prend part aux côtés entre autres de Siegfried Giedion (1888-1968) en 1947 puis de Walter Gropius (1883-1969) en 1949. A la suite du CIAM de Bergame, André Bloc (1896-1966) et Felix Del Marle (1889-1952) fondent l’Association pour une synthèse des arts plastiques. Elle a pour vocation de participer à l’intégration les différentes formes d’art dans l’aménagement des villes, Le Corbusier en est le président et Henri Matisse (1869-1954) le vice-président. En 1950, avec son projet de pavillon de la synthèse des arts majeurs porte Maillot à Paris, Le Corbusier imagine construire l’espace d’exposition qui soit le lieu de cette synthèse. Avec André Bloc, ils souhaitent créer un espace d’exposition ouvert sur la ville, une « concentration des lieux sous une construction métallique permanente permettant de réaliser des expositions interchangeables, renouvelables à volonté, démontables et susceptibles d'être expédiées dans d'autres pays ». 28 Le pavillon doit accueillir les œuvres d’artistes internationaux au fil d’une promenade architecturale fédérée par une toiture en parapluie, dans des « ‘conditions architecturales’ infiniment variables ». 29 Ce projet ne voit pas le jour et à la suite de cet échec, dès 1951, André Bloc et Felix Del Marle fondent le groupe espace au sein duquel sont rassemblés peintres, sculpteurs, architectes et plasticiens dans un objectif similaire d’intégration des arts à l’architecture et à la ville. Dans son projet de la porte Maillot, Le Corbusier fait preuve d’ambiguïté par son approche des relations entre artistes et architectes. Les œuvres sont juxtaposées dans un espace transparent qui réduit son expression architecturale à sa simple couverture, mettant ainsi directement en relation les toiles et sculptures exposées avec l’extérieur. Le Corbusier parle pourtant d’une synthèse, suggérant que l’architecture soit davantage que le seul support des œuvres et prenne ainsi part à la synthèse en tant qu’art spatial pur.
27
M.Treib, Space calculated in seconds, Pinceton, Princeton University Press, 1996. Le Corbusier, op. cit., volume n°5, 1946-1952, p.67. 29 Ibid. 28
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Le Corbusier, plan de toiture du Musée des national des beaux-arts de l’occident, Tokyo
Le Corbusier, pavillon de la synthèse des arts majeurs, Porte Maillot, Paris, 1950. FLC 00658 35
La forme de la synthèse des arts majeurs continue d’évoluer dans les années cinquante et bien que Le Corbusier reste attaché aux principes du projet de la porte Maillot, il déclare dans une conférence à Venise en 1952 : « La synthèse de nature plastique qu’apporteront les chantiers en appellera bien vite à tous les arts expressifs de l’émotion humaine : la musique, le théâtre, le ballet, l’écriture aussi, vitalisant également les arts en pleine évolution, tel le cinéma ». 30 C’est lors de cette conférence qu’il déclare pour la première fois la musique et le cinéma comme des disciplines faisant partie de sa synthèse des arts. Le Corbusier ne limite plus son projet aux arts qu’il considère ‘majeurs’ : la peinture, la sculpture, l’architecture ; il s’ouvre alors vers une synthèse des arts plastiques qui inclut tous les arts visuels, les arts de la scène, et même la littérature. Il évoque ici la possibilité d’une synthèse plus large que celle proposée par André Bloc au sein du groupe espace qui ne regroupe alors que des architectes, peintres, sculpteurs et plasticiens, et aucun compositeur. Dans cette vision plus large de son idée de synthèse, Le Corbusier évoque, sans le savoir encore, l’ensemble les éléments qui constituent son Poème électronique en 1958. Notons que l’idée de synthèse des arts n’est pas propre à Le Corbusier et que bien avant lui, la question d’une œuvre d’art totale - gesamkunstwerk - s’est déjà posée, notamment par Richard Wagner (1813-1883) dès 1850. En 1876 est inauguré à Bayreuth en Allemagne, le Festspielhaus, conçu par Otto Brückwald (1841-1904), une salle des fêtes dédiée à la représentation d’un des opéras de Wagner. Dans ce projet, tout est fait pour renforcer l’illusion dramatique : emplacement de la salle à l’écart de la ville qui implique un cheminement à travers la campagne avant et après la représentation, absence de loges dans la salle, faible éclairage et disposition de l’orchestre dans une fosse dissimulée par des auvents donnant l’illusion que la musique vient de nulle part. Comme le pavillon Philips, il est initialement prévu que le Festspielhaus de Bayreuth soit provisoire, ses qualités acoustiques lui ont finalement permis de se maintenir dans le temps et la salle n’a jamais été détruite. Le Corbusier n’est jamais allé à Bayreuth mais connaît parfaitement le sens du projet wagnérien. 31 Malgré les similitudes, il faut distinguer des divergences importantes entre le gesamkunstwerk et la synthèse des arts. Pour Wagner, les différentes formes d’art architecture, musique et scénographie - sont au service d’une seule œuvre et participent à renforcer son intensité et sa puissance dramatique. L’objectif de la synthèse de Le Corbusier est d’atteindre l’espace indicible, un espace dans lequel les arts sont autonomes et résonnent entre eux. La synthèse est un évènement hétérogène, les œuvres ne tirent pas forcément l’espace dans un sens commun et c’est entre autres ce qui la différencie de l’œuvre d’art totale de Wagner. L’hétérogénéité de l’œuvre et l’indépendance des artistes 30
Le Corbusier, Les rapports des artistes entre eux : synthèse des arts plastiques, conférence à Venise, 28 septembre 1952, FLC U3-7-317 à 321. 31 Il a une bonne expérience des arts du spectacle en général, il a notamment assisté au « Orphée et Eurydice » de Gluck, joué au Festspielhaus Hellerau en 1913. C’est Adolphe Appia (1862-1928) qui en a réalisé la scénographie et Jaques-Dalcroze (1865-1950) la mise en scène. 36
dans leurs productions est d’ailleurs un des premiers paramètres décidés par Le Corbusier pour le poème électronique, il s’attachera à dissocier l’image et le son en garantissant la liberté de chacun dans l’œuvre. 32 Ce caractère hétérogène et asymétrique est une des qualités qui fait du poème une œuvre moderne. Au-delà de ses connaissances des arts du spectacle, Le Corbusier a une relation privilégiée avec la musique. Il est issu d’une famille de musiciens, sa mère lui a transmis sa passion pour le piano et son frère a été élevé pour devenir un violoniste virtuose. Il a baigné pendant toute son enfance dans une ambiance musicale, il a une grande culture dans ce domaine et s’est toujours intéressé aux formes nouvelles de la musique. Par le biais de son ami William Ritter (1867-1955), il a l’occasion d’écrire des critiques musicales sur concerts donnés à Berlin, alors qu’il travaille chez Peter Behrens (1868-1940). Son ouverture et ses connaissances dans le domaine de la musique sont sans doute à l’origine de son attrait pour l’œuvre d’Edgard Varèse (1883-1965). Dans son désir de mener à bien la synthèse des arts d’une société machiniste et industrialisée, Le Corbusier se détache des collaborations que Kalff lui propose pour en imposer d’autres. C’est le cas concernant son choix du compositeur, Kalff lui proposant initialement le britannique Benjamin Britten dont Philips possède les droits de certaines des compositions. Il préfère Edgard Varèse, compositeur français vivant à New York depuis 1915, bien moins célèbre que Britten et dont Philips découvre le travail en écoutant Déserts - 1954 - sur un 33 tours. Le Corbusier pense que seul Varèse est en mesure de « déchaîner le torrent électronique musical » nécessaire. 33 Avant l’aventure Philips, Edgard Varèse et Le Corbusier ne se connaissaient pas tout à fait. On pense qu’ils se sont rencontrés soit lors d’un premier voyage de Le Corbusier à New York en 1935 à l’occasion d’un concert dirigé par Varèse, ou bien lorsque Varèse est revenu vivre à Paris pendant six ans entre 1928 et 1934. Le Corbusier a déjà tenté à plusieurs reprises de travailler avec lui. Il avait été invité pour la soirée des CIAM d’Aix-en-Provence le 26 juillet 1953, organisée sur le toit de la Cité Radieuse de Marseille, dont Xenakis a réalisé la programmation musicale. À l’issue de cette soirée, Le Corbusier retient : « Quand Varèse éclata ce fut harmonieux c’est-à-dire, conforme, convenable, consistant, efficace etc. ». 34 Le 27 janvier 1954, il le contacte pour lui proposer de concevoir un carillon électronique pour la chapelle de Ronchamp. Aussi, une lettre du 6 janvier 1955 offre à Varèse une invitation pour un diner qui n’a certainement pas lieu. Les deux hommes semblent
32 Même si nous verrons bientôt que Le Corbusier a tenté à plusieurs reprises d’intervenir dans la composition de Varèse, notamment en souhaitant insérer des phrases parlées et une coupure au moment de la planche #19. 33 J. Petit, op. cit. 34 Le Corbusier à Albert Jeanneret, 31 août 1953, FLC R1-10-573-003. R. Baudouï et A. Dercelles, Le Corbusier, correspondace : lettres à la famille 1947-1965, Paris, éditions Infolio, Tome 3, 2016, p.303.
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s’accorder une bienveillance mutuelle sans pour autant avoir l’occasion de partager de relation particulière. Varèse a récemment fait beaucoup parler de lui à Paris et c’est sans doute la raison qui a mené au choix définitif de Le Corbusier. Le jeudi 2 décembre 1954 à Paris au Théâtre des Champs-Elysées, a lieu la création de Déserts. Edgard Varèse est présent et c’est le grand chef d’orchestre allemand Herman Scherchen qui dirige l’orchestre ce soir-là. L’œuvre de Varèse est mêlée à une programmation plus conformiste, entre une la Grande ouverture en si bémol de Mozart et la Symphonie pathétique de Tchaïkovski. La soirée est retransmise à la radio en stéréophonie et Xenakis écoute depuis chez lui. L’œuvre a provoqué un scandale qui « dépasse en ampleur tous les scandales de l’histoire de la musique jusqu’alors ». 35 Le Corbusier n’est pas présent à ce concert, il est encore en Inde et ne doit rentrer à Paris que le 17 décembre. Ce scandale séduit certainement Le Corbusier et l’aide à affirmer son choix pour Varèse au moment du projet Philips, il veut pour le poème « ‘un raffut de Saint Polycarpe’ de tous les diables », comme ça a été le cas un soir de décembre 1954 à Paris. 36 Ainsi, dès que Kalff mentionne le nom de Benjamin Britten, Le Corbusier répond immédiatement en suggérant celui d’Edgard Varèse. C’est alors que le 12 juin 1956 il lui demande de prendre la responsabilité de la partie musicale du poème électronique pour l’exposition de Bruxelles de 1958, en précisant : « Pouvez-vous faire la musique de cette partition de huit minutes ? J’ai demandé trois millions pour vous. Il est bien entendu que vous devrez, avec moi, fusionner la musique et le scenario. Je vous signale, par ailleurs, que c’est Xenakis qui, dans mon atelier, dessinera ce Pavillon et préparera le dessin utile et le minutage et le synopsis des séquences différentes. Ce pavillon a une entrée (une espèce de sas) et une sortie (autre espèce de sas) l’un pour permettre d’entrer dans l’ambiance ; l’autre pour permettre de reprendre contact avec la lumière du jour : deux minutes pour entrer- et les mêmes deux minutes pour sortir à l’autre bout. Ces deux minutes de musique, j’avais l’intention de les confier à Xenakis (pour qu’il prenne part à tout cela) […] Ce sera la première œuvre véritablement électrique et de puissance symphonique. » 37 Pour Varèse, cette commande est une aubaine, jamais auparavant ont a mis à sa disposition de tels moyens de composition. Il répond rapidement « je veux vous faire savoir immédiatement que je trouve votre projet superbe et que j’accepte avec grand plaisir votre offre de collaboration ». 38
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F. Ouelette, Edgard Varèse, Paris, Christian Burgois editeur, 1989, p.183. Lettre de Le Corbusier à Varèse, 12 juin 1956, FLC G2-20-516/517. 37 Lettre de LC à Varèse, 12 juin 1956, FLC G2-20-516/517, version annotée par Xenakis, CFIX. 38 Lettre de Varèse à LC, 16 juin 1956, FLC R3-6-57. 36
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LE CHOIX DE VARESE, SES DESIRS ET ESPOIRS
En 1956, Varèse a 73 ans et a derrière lui une grande carrière de compositeur et de chef d’orchestre. Il est né en France en 1883 et s’est installé à New York en 1915 pour y passer le reste de sa vie. Là-bas il mène une carrière accomplie jusqu’à la fin de sa vie en 1965. Il est connu pour avoir développé très tôt des idées sur la musique électronique, dès 1907 avec son ami Ferruccio Busoni. Les idées avancées par Busoni dans son livre Entwurf einer neuen Asthetik der Tonkunst accompagnent Varèse toute sa vie et résonnent jusque dans le poème électronique de 1958. 39 Busoni pense que « tous les arts, ressources et formes ont toujours cherché la même chose, à savoir, l’imitation de la nature et l’interprétation de sentiments humains ». 40 D’après lui, l’architecture, la sculpture, la poésie et la peinture sont des « arts vieux et matures », alors que la musique à cette époque est encore « un enfant ayant appris à marcher, mais devant toujours être guidé. [La musique] est un art vierge sans expérience en la vie et en la souffrance ». 41 Busoni propose aux compositeurs d’entamer une remise en question profonde de l’usage des systèmes traditionnels de composition, il questionne la place des instruments traditionnels, la structure classique de l’orchestre et critique le système tonal tempéré. « on discerne strictement les ‘consonnances’ des ‘dissonances’ - dans un milieu où aucune dissonance puisse exister ! » 42 Busoni critique aussi la division traditionnelle de l’octave en douze demi-tons qui, selon lui, limite la composition. On peut imaginer que cette division puisse être plus fine encore en divisant chaque ton en tiers-tons, voire en sixièmes de tons. L’octave pourrait alors être décomposée en 18 ou 36 intervalles. La possibilité d’une telle décomposition est impensable avec les instruments de l’orchestre traditionnel et Busoni voit la possibilité de cette réalisation en la musique électronique, et particulièrement grâce au Telharmonium, un instrument électromécanique inventé par Thaddeus Cahill (1867-1934) à New York dans les mêmes années. Cet instrument révolutionnaire dont on pouvait moduler le timbre produisait 36 notes par octaves. Pour Varèse, de « nouveaux moyens doivent être trouvés pour libérer le son, pour le libérer des limitations du système tempéré ». 43 Il suit ces nouveaux paramètres de composition et commence à expérimenter dès 1914 avec des sirènes mécaniques pour produire des glissandi qui lui permettent justement d’éviter la division de l’octave en intervalles. 44 Ces expérimentations, qu’il applique dans plusieurs de ses œuvres dont Amériques (19181921) et Ionisation (1929) constituent la base de ce qu’il appelle plus tard « musique spatiale ». 45 Pour Varèse, cette notion concerne autant la structure du son que sa diffusion dans l’espace, elle définit à la fois la perception que l’on a de la musique dans l’espace, liée
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F. Busoni, Esquisse d’une nouvelle esthétique musicale, 1907. FHTC, op. cit., p.40. Ibid. 41 Ibid. 42 Ibid. 43 E. Varèse, The Liberation of Sound, p.205. FHTC, op. cit., p.40. 44 Un glissando est un glissement continu d’un ton à un autre. 45 E. Varèse, Ibid., p.41. 40
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à la position et à la nature des sources sonores, que la distance entre un ton grave et un ton aigu. Varèse a toujours recherché des moyens de libérer le son et profite de l’invention de nouveaux instruments électroniques pour en faire usage, comme dans Ecuatorial (1934) où il compose deux passages pour deux thérémines qui sont par la suite remplacés par deux ondes Martenot, ces instruments ayant tous deux été inventés dans les années vingt. A partir de 1929, Varèse intègre les moyens électroacoustiques à ses compositions et développe des formes musicales véritablement nouvelles. Avec Espace, il met en place trois éléments clés à cette avancée musicale : les instruments électroacoustiques doivent travailler au sein de l’orchestre traditionnel pour constituer de nouveaux timbres, la gamme chromatique doit se subdiviser en microtons et les sons produits par l’orchestre et leur chœur doivent être diffusés dans l’espace grâce à des amplificateurs et à des hautparleurs. Varèse a travaillé sur Espace pendant une vingtaine d’années mais ne vient jamais à bout de son œuvre, ses nombreuses esquisses constituent la base de certaines de ses compositions, dont Déserts (1950-1952) et Le poème électronique. Dans Déserts, Varèse fait usage de la musique électronique sous forme « d’interpolations de son organisé électroniquement », à trois reprises des sections de musique électronique s’insèrent dans la partition instrumentale jouée par l’orchestre, elles sont diffusées dans la salle via des haut-parleurs. Ici l’usage que fait Varèse de la musique électronique change. Dans ses premières expérimentations, avec son usage des sirènes mécaniques et des sons électroniques pures, il cherchait à fracturer le timbre des instruments traditionnels et à déséquilibrer la structure harmonique des morceaux. Les sirènes étaient jouées en même temps que les instruments traditionnels au sein de l’orchestre, agissant comme un prisme qui décompose la lumière blanche. Dans Déserts la musique électronique et l’orchestre ne jouent jamais simultanément, les interpolations s’insèrent entre les partitions instrumentales et brisent la composition horizontalement non plus dans la verticale qui structure les harmoniques, mais dans l’horizontale qui détermine une ligne mélodique -. En utilisant la musique électronique de façon ponctuelle et indépendante, Varèse forme un contraste avec les sonorités de l’orchestre. Il imagine sa composition avec des oppositions de masses et de plans en mouvement dans l’espace, c’est pour lui une façon de remplacer la manière linéaire et classique de concevoir la musique. Le poème électronique est sa seule œuvre entièrement électroacoustique, elle est composée d’une multitude de sons électroniques purs, d’enregistrements concrets et constitue une forme de synthèse de l’ensemble de ses expérimentations sonores. Edgard Varèse a eu l’occasion d’émettre quelques réflexions sur le cinéma et précisément concernant les relations que la musique entretient avec les images. En mai 1938, il s’installe à Los Angeles pour s’approcher d’Hollywood, il espère alors que ses idées vont intéresser des réalisateurs. Il écrit en 1940 :
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« le ‘son organisé’ peut intervenir lorsque la parole a atteint les limites de son efficacité, et lorsque la précision de l’image semble restreindre les envolées de l’imagination ». 46 « le ‘son organisé’ peut intervenir lorsque la parole a atteint les limites de son lorsque la précision l’image semble les envolées de Il plaideefficacité, ainsi pouretune indépendance de de l’image et du son, restreindre les ‘sons organisés’ devant 46 l’imagination ». ajouter une dimension supplémentaire au cinéma, la musique ne devant pas être conçue comme une « musique d’accompagnement ». 47 IlBien plaide pour unesoit indépendance du son, les ‘sons devant queainsi Le Corbusier d’accord surde le l’image principeet d’indépendance desorganisés’ poèmes visuel et ajouter une dimension supplémentaire au cinéma, la musique ne devant pas être conçue sonore, il réclame à Varèse à plusieurs reprises que la musique et l’image s’accordent à comme « musique d’accompagnement ». 47 quelquesune moments choisis du scenario. Bien que Le Corbusier soit d’accord sur le principe d’indépendance des poèmes visuel et sonore, il réclame à Varèse à plusieurs reprises musique et l’image s’accordent Edgard Varèse est un compositeur unique, il tientque unelaplace singulière dans l’histoire de laà quelques choisis musique àmoments un moment oùdulesscenario. évolutions techniques et scientifiques sont considérées comme des vecteurs de progrès et de modernité. Dans les années cinquante, l’humanité Edgard Varèse est un compositeur unique,que il tient une place singulière dans l’histoire dedu la met beaucoup d’espoir dans la technique les artistes cherchent à mettre au service musique à un moment où les évolutions techniques plaisir et de la liberté. Varèse donne une place nouvelle et à lascientifiques technologie sont dans considérées l’histoire de comme desorchestrale vecteurs deetprogrès et àdefaire modernité. les années cinquante, la musique participe entrer saDans discipline dans une nouvellel’humanité ère. Il est met beaucoup d’espoir dans la technique que les artistes cherchent à mettre au service du une figure modèle de l’expérimentation musicale et son œuvre en est la base de beaucoup plaisir et dans de la les liberté. Varèse donne une place la technologie l’histoire de d’autres générations qui suivent, Iannisnouvelle Xenakis àfaisant partie dedans celles-ci. la musique orchestrale et participe à faire entrer sa discipline dans une nouvelle ère. Il est une figure modèle de l’expérimentation musicale et son œuvre en est la base de beaucoup d’autres dans les générations suivent, Iannis Xenakis faisant partie de celles-ci. LE CHOIX DE XENAKIS , SES DESIRSqui ET AMBITIONS Dans sa lettre du 12 juin 1956, dans laquelle Le Corbusier demande à Varèse de participer à ses côtés à la conception d’un poème électronique pour l’exposition de Bruxelles 1958, il LE CHOIX DE XENAKIS, SES DESIRS ET AMBITIONS précise pour appuyer son propos que « c’est Xenakis qui, dans mon atelier, dessinera ce Dans sa lettre du 12 juinle1956, dansutile laquelle Corbusier demande à Varèse participer Pavillon et préparera dessin et leLeminutage et le synopsis desdeséquences 48 conception d’un poème électronique pour l’exposition de Bruxelles 1958, il àdifférentes ses côtés à».la Il ajoute qu’il composera aussi deux minutes d’intervalles entre chacune précise pour appuyer son propos que « c’est Xenakis qui, dans mon atelier, dessinera ce des représentations. Pavillon et préparera le dessin utile le minutagec’est et le synopsis desque séquences Si Le Corbusier mentionne le nom de sonetcollaborateur parce qu’il sait Varèse a 48 différentes ». Il ajoute qu’il composera aussi deux minutes d’intervalles entre chacune de l’estime pour lui et que cette participation est un argument favorable. En effet, Iannis des représentations. Xenakis a récemment fait parler de lui dans le monde de la musique expérimentale avec la Si Le Corbusier mentionne le nom deœuvre son collaborateur c’est parce qu’il(1952-1954), sait que Varèse publication en 1954 de sa première d’importance, Anastenaria donta de l’estime pour lui et que cette participation est un argument favorable. En effet, Iannis le troisième mouvement Metastaseis est une chose jamais entendue auparavant et qui n’a 49 Xenakis a récemment parler de lui parisiennes dans le monde la musique expérimentale avec la rien à voir avec lesfait avant-gardes du demoment. Cette œuvre marque publication en le 1954 de de sa sa première d’importance, Anastenaria (1952-1954), dont véritablement début carrièreœuvre de compositeur. le troisième mouvement chose jamais entendue auparavantd’Athènes et qui n’a Iannis Xenakis est né en Metastaseis 1922 à Brăilaest enune Roumanie, il entre au Polytechnique 49 rien à voir avant-gardes du moment. Cette œuvre marque en 1940 d’oùavec il est les diplômé en 1947. parisiennes Pendant la guerre, il est un leader de la résistance véritablement le début sacontre carrière compositeur. étudiante grecque et sede bat lesdeoccupations italienne, allemande puis britannique. Iannis Xenakis né en à Brăila en Roumanie, il entre au Polytechnique Il est blessé auest visage par1922 un éclat d’obus britannique en 1945 et condamné àd’Athènes mort par en 1940 d’où il est diplômé en 1947. Pendant la guerre, il est un leader de la résistance étudiante grecque et se bat contre les occupations italienne, allemande puis britannique. Il est blessé au visage par un éclat d’obus britannique en 1945 et condamné à mort par 46
F. Ouelette, op. cit., p.152-153. Ibid. 48 Lettre de LC à Varèse, 12 juin 1956, FLC G2-20-516/517, version annotée par Xenakis, CFIX. 49 46 “Iannis Xenakis: Composer, Architect, Visionary, the Drawing Center”, drawing paper, n°88, p.18. F. Ouelette, op. cit., p.152-153. 47 Ibid. 48 Lettre de LC à Varèse, 12 juin 1956, FLC G2-20-516/517, version annotée par Xenakis, CFIX. 41 49 “Iannis Xenakis: Composer, Architect, Visionary, the Drawing Center”, drawing paper, n°88, p.18. 47
« le ‘son organisé’ peut intervenir lorsque la parole a atteint les limites de son « le ‘son organisé’ peut intervenirde lorsque la semble parole arestreindre atteint lesles limites de son efficacité, et lorsque la précision l’image envolées de efficacité, et lorsque la précision de l’image semble restreindre les envolées de l’imagination ». 46 l’imagination ». 46 Il plaide ainsi pour une indépendance de l’image et du son, les ‘sons organisés’ devant Ilajouter plaideune ainsidimension pour unesupplémentaire indépendance de l’image et du son, les devant au cinéma, la musique ne ‘sons devantorganisés’ pas être conçue 47 ajouter supplémentaire au cinéma, la musique ne devant pas être conçue comme une dimension « musique d’accompagnement ». comme musique soit d’accompagnement ». 47 Bien queune Le «Corbusier d’accord sur le principe d’indépendance des poèmes visuel et Bien que Le Corbusier soit d’accord sur le principe des poèmes visuel età sonore, il réclame à Varèse à plusieurs reprises qued’indépendance la musique et l’image s’accordent sonore, réclame àchoisis Varèseduà scenario. plusieurs reprises que la musique et l’image s’accordent à quelquesil moments quelques moments choisis du scenario. Edgard Varèse est un compositeur unique, il tient une place singulière dans l’histoire de la Edgard un compositeur unique, iltechniques tient une place singulière dans de la musiqueVarèse à un est moment où les évolutions et scientifiques sontl’histoire considérées musique à un moment où les évolutions techniques sont considérées comme des vecteurs de progrès et de modernité. Danset lesscientifiques années cinquante, l’humanité comme des vecteurs dedans progrès et de modernité. Dans les années àcinquante, met beaucoup d’espoir la technique que les artistes cherchent mettre aul’humanité service du met beaucoup d’espoirVarèse dans ladonne technique que les artistesàcherchent à mettre service du plaisir et de la liberté. une place nouvelle la technologie dansau l’histoire de plaisir et deorchestrale la liberté. Varèse donneà une nouvelle à la technologie dans l’histoire de la musique et participe faireplace entrer sa discipline dans une nouvelle ère. Il est la musique orchestrale et participe à faire entrer sa discipline une ère. Il est une figure modèle de l’expérimentation musicale et son œuvredans en est la nouvelle base de beaucoup une figure modèle de l’expérimentation musicale et son œuvre est ladebase de beaucoup d’autres dans les générations qui suivent, Iannis Xenakis faisanten partie celles-ci. Iannis Xenakis, projets Iannis en coursXenakis à l’atelierfaisant du 35 rue de Sèvres au 29 janvier 1957. d’autres dans les générations qui suivent, partie de celles-ci. FLC J2-19-553
LE CHOIX DE XENAKIS, SES DESIRS ET AMBITIONS LE CHOIX DE XENAKIS, SES DESIRS ET AMBITIONS
Dans sa lettre du 12 juin 1956, dans laquelle Le Corbusier demande à Varèse de participer sa lettre 12 juin 1956, laquelle Le Corbusier demande à Varèse de participer àDans ses côtés à ladu conception d’undans poème électronique pour l’exposition de Bruxelles 1958, il àprécise ses côtés à la conception d’un poème électronique pour l’exposition de Bruxelles 1958,ceil pour appuyer son propos que « c’est Xenakis qui, dans mon atelier, dessinera précise pour appuyer son c’est qui,etdans atelier, ce Pavillon et préparera le propos dessin que utile« et le Xenakis minutage le mon synopsis desdessinera séquences 48 Pavillon et ».préparera dessin utile etaussi le minutage et led’intervalles synopsis des séquences différentes Il ajoutelequ’il composera deux minutes entre chacune différentes ». 48 Il ajoute qu’il composera aussi deux minutes d’intervalles entre chacune des représentations. des Si Lereprésentations. Corbusier mentionne le nom de son collaborateur c’est parce qu’il sait que Varèse a Si Corbusier nomparticipation de son collaborateur c’est parce qu’il sait Varèse deLe l’estime pourmentionne lui et que le cette est un argument favorable. Enque effet, Iannisa de l’estime pour lui etfait queparler cettede participation est un de argument favorable. En effet,avec Iannis Xenakis a récemment lui dans le monde la musique expérimentale la Xenakis a récemment fait de luiœuvre dans le monde de la Anastenaria musique expérimentale avec la publication en 1954 de saparler première d’importance, (1952-1954), dont publication en 1954 de sa première œuvre d’importance, Anastenaria (1952-1954), dont le troisième mouvement Metastaseis est une chose jamais entendue auparavant et qui n’a 49 le troisième Metastaseis est une chosedu jamais entendue auparavant qui n’a rien à voir mouvement avec les avant-gardes parisiennes moment. Cette œuvreetmarque rien à voir avec les de avant-gardes parisiennes du moment. 49 Cette œuvre marque véritablement le début sa carrière de compositeur. véritablement sa carrière Iannis Xenakis le estdébut né ende1922 à Brăilade encompositeur. Roumanie, il entre au Polytechnique d’Athènes Iannis Xenakis en 1922 Brăila Pendant en Roumanie, il entre auun Polytechnique d’Athènes en 1940 d’où ilest estnédiplômé enà 1947. la guerre, il est leader de la résistance en 1940 d’où il estet diplômé en 1947. la guerre, il estallemande un leaderpuis de la résistance étudiante grecque se bat contre lesPendant occupations italienne, britannique. grecque et separ batuncontre occupations italienne, allemande puis britannique. Ilétudiante est blessé au visage éclat les d’obus britannique en 1945 et condamné à mort par Il est blessé au visage par un éclat d’obus britannique en 1945 et condamné à mort par 46
F. Ouelette, op. cit., p.152-153. Ibid. F. Ouelette, op. cit., p.152-153. Lettre Ibid. de LC à Varèse, 12 juin 1956, FLC G2-20-516/517, version annotée par Xenakis, CFIX. 49 48 “Iannis Xenakis: Composer, Architect, Visionary, the Drawing Center”, drawing paper, n°88, p.18. Lettre de LC à Varèse, 12 juin 1956, FLC G2-20-516/517, version annotée par Xenakis, CFIX. 49 “Iannis Xenakis: Composer, Architect, Visionary, the Drawing Center”, drawing paper, n°88, p.18. 47 46 48 47
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contumace en Grèce pour ‘terrorisme politique’. Il fuit son pays d’adoption après l’obtention de son diplôme d’ingénieur. Sur son chemin vers les Etats-Unis, Xenakis passe par Paris où il trouve du travail à l’AtBat de l’atelier de la rue de Sèvres grâce à la recommandation de Georges Candilis (1913-1995), un ami de l’Ecole polytechnique d’Athènes et collaborateur de Le Corbusier depuis deux ans environ. 50 Lorsqu’il vivait en Grèce, il a suivi quelques cours de composition mais ne se prédestinait pas à une carrière dans la musique et pas davantage dans l’architecture, discipline pour laquelle ses connaissances étaient bien superficielles avant son arrivée à Paris. Xenakis est entré chez Le Corbusier avant tout pour ses qualités d’ingénieur civil. L’AtBat - Atelier des Bâtisseurs - est rattaché à l’atelier LC, il est créé pour la conception technique de l’Unité d’Habitation de Marseille. Le travail de Xenakis consiste principalement à dimensionner les structures de l’UH de Marseille. Petit à petit, Le Corbusier confie à Xenakis des travaux de nature plus architecturale que technique, il prend part aux projets du complexe du Capitole de Chandigarh, du couvent de la Tourette à Eveux, de la maison de la culture de Firminy ou du stade de Bagdad. La passion que Xenakis a depuis toujours pour la musique s’est endormie depuis quelques années mais se réveille dans les années cinquante. En parallèle de ses activités d’architecte et d’ingénieur, il cherche à étudier la composition et participe aux cours de différents compositeurs : Arthur Honegger (1892-1955) - contact malheureux - et Darius Milhaud (1892-1974) à l’École normale de musique, puis Olivier Messiaen (1908-1992) au CNSM Conservatoire National Supérieur de Musique - de Paris avec qui il a une relation particulièrement enrichissante. En 1953, Le Corbusier demande à son jeune collaborateur de s’occuper de la partie musicale d’une soirée organisée à l’occasion du 25e anniversaire des CIAM. Un « concert spatialisé » se tient sur le toit de l’Unité d’habitation de Marseille, avec trois sortes de musiques diffusées en trois lieux différents : musique concrète, jazz, musiques traditionnelles indienne et japonaise. 51 A Paris et aux côtés de Le Corbusier, Xenakis se forge une personnalité multidisciplinaire, il compose, il dessine et il écrit des textes théoriques majeurs tel que La crise de la musique sérielle, publié en juillet 1955 dans le premier numéro de la revue de « science musicale, électroacoustique et sonore » 52 Gravesaner Blätter, dirigée par le chef d’orchestre Herman Scherchen. 53 Ce texte virulent dresse une critique du sérialisme que Xenakis considère comme une branche de la musique classique. 54 Il reconnait que la musique sérielle a permis de franchir une étape importante dans l’abstraction des variables musicales - sons et silences - mais critique les compositions sérielles de ses contemporains. 55 Xenakis appelle 50
Association des amis de Xenakis.org, consulté le 11/06/2021. Lettres de Le Corbusier à sa mère et à Albert, 6 août 1953 et 31 août 1953, op. cit., p.298-303. 52 Sous-titre de la revue dans laquelle Xenakis a toujours une place, 29 numéros parus de 1955 à 1966. 53 « La crise de la musique sérielle », Gravesaner Blätter, n°1, juillet 1955. 54 Avant-propos de la partition de Metastaseis (London : Boosey & Hawkes, 1967), FHTC p.50. Traduit par l’auteur. 55 Le sérialisme est une forme de dodécaphonisme, c’est un courant de composition inventé dans les années 1920 par Schönberg, Berg et Webern à Vienne. La musique sérielle bouscule le système 51
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au dépassement de la « ‘catégorie linéaire’ de la pensée musicale » et prend Varèse comme référence de cette évolution. 56 Il admire son œuvre et trouve que sa posture visà-vis de la musique électronique est juste. Il considère aussi que « l’orchestre humain est capable de surpasser, en termes de sonorités et de finesse, les nouvelles techniques électromagnétiques ». 57 Quelques années plus tard, il le soutient face aux doutes de la firme Philips qui attendait du compositeur des passages symphoniques, et argumente l’intérêt de sa participation au projet du poème électronique : « M. Varèse n’a jamais composé de musique uniquement ‘concrète’. Sa dernière œuvre : ‘Le Déserts’, exécutée à Paris en décembre 1954, était essentiellement écrite pour orchestre à vents et percussions avec seulement des interpolations de musique concrète. Et jusqu’à cette date il a toujours écrit pour instruments. Je pense même que la musique de M. Varèse est exactement celle qui mettra le mieux en valeur les chaînes électroniques du Pavillon Philips car elle utilise tous les registres et toutes les dynamiques de chaque instrument ce qui d’habitude ne ‘passe’ pas dans la diffusion ordinaire. Je crois que M. Varèse par la puissance et la qualité de sa musique instrumentale est un des meilleurs choix que vous et M. Le Corbusier auriez pu faire ». 58 En 1955, véritable marque de reconnaissance de sa part, Le Corbusier laisse à Xenakis l’opportunité de présenter la partition de Metastaseis dans le Modulor II. Xenakis utilise les propriétés du Modulor pour calculer la progression des glissandi, représentés par des courbes mathématiques entre abscisses et ordonnées : « Le Modulor a trouvé une application dans l’essence même du développement musical ». 59 Dans Metastaseis, Xenakis poursuit l’idée initiée par Varèse de masses sonores en mouvement, ici en utilisant des glissandi comme élément de base de la composition et en donnant à chacun des 65 musiciens de l’orchestre une partition unique. Au-delà de l’usage révolutionnaire qu’il fait du glissando, ce qui est unique chez Xenakis, c’est que la composition de la partition orchestrale - écrite en langage classique, intelligible partout et par tous - est précédée par une représentation graphique de l’œuvre. Grâce à une notation précise sur papier millimétré sous forme de courbes, il détermine des surfaces réglées dont les valeurs correspondent à une hauteur de son et à une durée. Avec cette notation graphique, Xenakis peut juger visuellement de l’équilibre des masses sonores, de façon omnisciente et objective. En indiquant la hauteur du son en ordonnées et sa durée en classique qui est basé sur une organisation des notes au sein de gammes tonales. Il n’y a désormais plus de hiérarchie entre les notes et donc plus de gammes, c’est le début de l’atonalité. Ce système utilise la série comme base de composition à laquelle une multitude de transformations peuvent être appliquées. Bien que dans un premier temps ce système révolutionne la composition musicale, il est critiqué car il ne s’éloigne pas tant des règles de la musique classique. 56 La crise de la musique sérielle, Ibid. 57 FHTC, Ibid., p.50. 58 Lettre de Xenakis à Kalff, 3 décembre 56, FLC J2-19-236. 59 Le Corbusier, Modulor II, Boulogne-sur-Seine, Éditions de l'Architecture d'Aujourd'hui, Collection ASCORAL, 1955. Article de Xenakis, p.341. 44
abscisses, la superposition des glissandi constitue des surfaces réglées décrivant des formes continues qui semblent familières lorsqu’on les compare aux photographies du pavillon Philips. En effet, la notation utilisée par Xenakis pour Metastaseis semble être issue d’un dessin architectural, elle suggère davantage le travail de conception d’un espace que celui d’une composition musicale. A ce propos Xenakis répond : « Dans le pavillon Philips j’ai réalisé l’idée de base de Metastaseis : comme dans la musique, j’étais ici aussi intéressé par la question de s’il est possible d’aller d’un point à un autre sans briser la continuité. Dans Metastaseis ce problème a mené aux glissandos, alors que dans le pavillon ça a donné des paraboloïdes hyperboliques ». 60 Metastaseis constitue la première véritable vision musicale de Xenakis. Il y utilise les mathématiques pour manipuler des entités globales, à l’échelle de l’œuvre entière et non plus à celle de la série ou de l’accord. Les mathématiques lui permettent de transposer des sentiments vagues en formes précises et réglées. Il utilise tout au long de sa carrière une multitude de lois mathématiques allant des probabilités - chaînes de Markov pour Evryali (1973) - à la géométrie, en passant par des lois de physique - Loi de distribution des vitesses de Maxwell pour Pithoprakta (1955-1956) -. L’application de ces lois ne se résume pas à de complexes calculs cérébraux, c’est un moyen pour Xenakis de mettre en forme des désirs de mouvements globaux et de donner à entendre des phénomènes naturels imperceptibles. Les mathématiques sont un moyen de transposition de ses désirs de compositeurs en sonorités. Dans Pithoprakta, les instruments à cordes de l’orchestre - joués frappés, en pizzicati, à l’archer ou en glissandi suggèrent le déplacement de nuées de cigales dont les mouvements dans le ciel sont comparables à ceux des molécules d’un gaz dans l’air. 61 Xenakis publie une démonstration de son utilisation de ces lois pour la composition de Pithoprakta dans le sixième numéro de Gravesaner Blätter, paru en décembre 1956 : « Théorie des probabilités et composition musicale ». Dès 1955 Xenakis est bien impliqué sur la scène expérimentale internationale et ses œuvres sont jouées par quelques grands chefs d’orchestre. Metastaseis est créée le 16 octobre 1955 au prestigieux Donaueschinger Musikstage, à Donaueschingen en Allemagne, par le chef d’orchestre Hans Rosbaud et l’orchestre du Südwestfunk ; Pithoprakta est créée le 8 mars 1957 au festival Musica Viva de Munich avec Hermann Scherchen comme conducteur ; le 9 septembre 1958 c’est la première européenne d’Achorripsis par le chef d’orchestre Ernest Bour. A ces représentations s’ajoutent ses nombreuses publications dans la revue d’Hermann Scherchen, Gravesaner Blätter, qui reste jusqu’à sa mort en 1966 un très grand soutien pour Xenakis.
60 61
B. A. Varga, Conversations with Iannis Xenakis, Londres, Faber and Faber, 1996, p.24. FHTC, op. cit., p.51. 45
En parallèle de la conception du pavillon Philips et de son travail à l’atelier Le Corbusier, Xenakis continue de composer. Il réalise sa première œuvre électroacoustique de janvier à juin 1957, elle est intitulée Diamorphoses. La première de cette œuvre se tient le 5 octobre 1958 à Bruxelles, lors des journées internationales de musique expérimentale qui se déroulent du 5 au 10 octobre. 62 Il a produit son œuvre au studio fondé par Pierre Schaeffer en 1951 à Paris, le Groupe de Recherches de Musique Concrète - GRMC -, dans lequel il a été admis en 1954. Varèse a aussi des relations avec ce studio et avec son fondateur, il y produit les trois interpolations pour Déserts. Chacun des deux compositeurs ne souhaite pourtant pas être associé aux théories de Schaeffer et de la musique concrète. 63 Les œuvres de Xenakis et Varèse diffèrent en effet totalement de ce que Schaeffer appelle musique concrète, nous revenons sur cette distinction plus tard dans ce mémoire, dans le chapitre « sons et images dans les années cinquante ». Dans les années cinquante Xenakis se constitue une singularité autant au 35 rue de Sèvres comme architecte qu’à l’extérieur en tant que compositeur. Il bâtit toute son œuvre sur des éléments déjà présents dans le projet du pavillon Philips, parfois dans leur continuité et parfois dans leur critique. En 1956, lors de la commande Philips, Le Corbusier rêve de mettre en forme une synthèse des arts en adéquation avec son époque et souhaite que tous les arts représentés participent en un geste véritablement nouveau. Lorsque Louis Kalff lui propose le programme qu’il a imaginé pour le pavillon de la firme Philips à l’exposition de Bruxelles 1958, il saisit tous les moyens qu’il a à sa disposition pour composer un chef-d’œuvre. Le Corbusier réclame Edgard Varèse à la place de Benjamin Britten et il exige que ce soit luimême qui réalise le scenario du poème. Philips accepte ces conditions. Lorsque les architectes de la section néerlandaise interfèrent dans la conception du pavillon en faisant usage de leur autorité, Le Corbusier leur répond que son projet se fera ‘sans extérieur’, donnant à Xenakis, sous ses ordres, l’opportunité de concevoir le pavillon. Le Corbusier choisit ses collaborateurs, met en place le cadre propice à la réalisation de l’œuvre totale qu’il désire réaliser depuis longtemps, tout en prenant en compte les volontés artistiques de chacun. Il comprend que, comme lui, ses collègues mettent dans ce projet une énergie artistique importante. Le Corbusier laisse les intelligences se déployer pour faire parler de lui et de la société Philips à Bruxelles en 1958.
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Brochure des Journées internationales de musique expérimentale du 5 au 10 octobre 1958. FHTC, Ibid., p.52.
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Le Corbusier, premiers croquis du projet Philips, 27 mai 1956. FLC 30530B
B
DEROULEMENT DE LA CONCEPTION DU PROJET
LE POEME ELECTRONIQUE DE LE CORBUSIER
Les premiers croquis qui concernent le pavillon Philips et le poème électronique datent du 27 mai 1956. Il s’agit d’une page dense de petits dessins et de notes établis par Le Corbusier en préparation d’une réunion avec Louis Kalff et Gerrit Rietveld qui se tient le 8 juin au 35 rue de Sèvres. Sur cette page on peut voir que la majorité des caractéristiques du projet sont déjà présentes : qualités formelles du pavillon et ingrédients du poème. L’essence du plan est déjà là, un boyau pour l’entrée, un autre pour la sortie, et entre les deux un vaste espace circulaire qui accueille le public : « un volume contenant simple ». La main ouverte est elle aussi déjà présente, elle est entourée deux fois et dessinée en grand pour montrer son importance dans le projet. Le Corbusier suggère aussi « une musique d’entre acte de Xenakis fragment de sa symphonie » puis un « morceau composé de Varèse ». Il indique la présence de quelques éléments figuratifs et symboliques, « personnages gigantesques ou animaux », « la lutte d’un tigre et d’un enfant nu » et le tout dans « le noir, la nuit ». Aux côtés de la main ouverte, un autre croquis important figure, c’est celui bien connu de la course du soleil qui rythme la vie sur Terre. 64 Pour la forme du pavillon : « 1 boite…lumière noire », un volume du type pavillon des Temps Nouveaux de 1937, pour qu’à l’intérieur « successif : noir rouge bleu jaune vert blanc etc ». Sur cette page, la presque totalité des éléments du projet sont déjà présents, ils vont par la suite être développés, concrétisés. C’est lors de la réunion du 8 juin que Le Corbusier a exprimé pour la première fois à Louis Kalff ses intentions et ses conditions pour la participation au projet Philips. Il a alors montré son désir de faire travailler Edgard Varèse pour composer la partie musicale d’un scenario dont il serait lui-même l’auteur. Le 12 juin, Le Corbusier écrit au compositeur pour lui « faire une proposition capable de [l’]intéresser », il lui parle alors de la proposition que lui fait la compagnie Philips et de la nature du projet : « Ils [Philips] désirent faire la chose la plus extraordinaire possible, c’est-à-dire hors de toute évocation de nature commerciale ». 65 Le Corbusier lui expose les premières idées qu’il a présentées à Kalff quelques jours plus tôt, à savoir que « l’extérieur [du pavillon] ne sera fait que d’échafaudages », et qu’à l’intérieur « un jeu doit donc surgir […] et ce jeu sera exclusivement de nature ‘électrique’, ‘électronique’ ». A propos de la musique et du rôle que Varèse doit tenir là-dedans, « c’est tout un scénario à créer dans une liaison totale : lumière, plastique, dessin et musique », il lui demande simplement : « Pouvez-vous faire cette partition de huit minutes ? […]. Il est bien entendu que vous devrez avec moi fusionner la musique et le scénario ». 66 64
Ce schéma est gravé dans le béton des Unités d’habitation. Lettre de Le Corbusier à Edgard Varèse, 12 juin 1956, CFIX. 66 Ibid. 65
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Après quelques mois de réflexion et de négociation avec ses supérieurs, Louis Kalff décide de s’engager aux côtés de Le Corbusier, avec tout ce que cela implique. Le 13 octobre, il donne son accord concernant le contrat qui lie désormais la société Philips avec l’architecte, mais pas seulement. L’engagement des deux parties implique plusieurs conditions strictes. Le contrat stipule : « Nous vous chargeons d’une part de faire les plans du pavillon Philips d’autre part de composer le scénario pour une présentation ‘son, lumière et couleur’ au dit pavillon d’une durée de 8 min et ceci, les 2 projets, pour une honoraire de 10 Millions de francs. […] En ce qui concerne l’accompagnement musical et sonore nous avons noté votre désir de vous assurer la collaboration de M. Varèse. Il est toutefois entendu que M. Varèse devra tenir compte de notre souci de faire apprécier la qualité de nos reproductions pour le public et incorporera en conséquence, dans sa partition des passages symphoniques ». 67 Il est aussi indiqué des détails à propos des rémunérations des deux protagonistes, précisant un échelonnage des versements au fur et à mesure du rendu des différents documents de travail et une rémunération de trois millions de francs pour Edgard Varèse. En donnant son accord, Kalff prend des risques car il délègue à Le Corbusier l’entièreté de son rôle de maître d’œuvre, réduisant le sien à celui de maître d’ouvrage de l’affaire. Louis Kalff perd ainsi une grande partie du contrôle artistique sur la situation et accepte de placer Le Corbusier au centre du projet. Malgré tout, le contrat stipule des échéances de rendu pour le pavillon et pour le poème, ce qui oblige Le Corbusier à respecter, tout de même, quelques conditions imposées par Philips. Le plan pour le scenario doit être remis à la fin de l’année 1956 et le scenario définitif pour le 1er avril 1957 afin de permettre aux techniciens d’avoir du temps pour la mise en œuvre technique du poème dans le pavillon. Ainsi, aucune consigne concernant le contenu du scenario n’est exigée par Philips. Nous verrons que ces délais n’ont pas du tout été respectés et que cela aura des conséquences sur la qualité de la mise en œuvre du poème. Le Corbusier s’empresse d’informer Varèse de cette nouvelle : « J’ai le plaisir de vous annoncer que l’entente me concernant est faite avec la Sté Philips, sur un programme qui me laisse entièrement libre. Cette entente comporte votre présence obligatoire, votre rémunération […] ». 68 Ainsi Varèse quitte New York pour Paris où il retrouve Le Corbusier le 16 décembre 1956 pour préparer une réunion qui doit se tenir cinq jours plus tard avec les équipes Philips. Varèse a été invité par l’entreprise pour discuter de sa collaboration au projet. Louis Kalff et ses collègues ont montré de nombreux doutes envers le compositeur que Le Corbusier leur impose. Cette réunion est l’occasion de discuter de vive voix avec les deux 67 68
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Lettre de Louis Kalff à Le Corbusier, 13 octobre 1956, FLC J2-19-4. Lettre de Le Corbusier à Edgard Varèse, 24 octobre 1956, FLC R3-06-37/39.
protagonistes afin de mieux comprendre leurs intentions pour le poème. La société Philips s’est tout de même déjà engagée avec Le Corbusier, et par la même donc, avec Varèse. Les deux collaborateurs ont pris soin de s’accorder sur la nature de la performance qu’ils vont proposer à Philips, quelques notes de leur entrevue du 16 décembre indiquent leurs suggestions concernant la musique : « de l’harmonique au chaotique ». 69 Hormis cette indication accompagnée de quelques croquis d’un plan du pavillon, l’accord entre Varèse et Le Corbusier semble ne pas comporter d’autres conditions, chacun considérant la liberté de l’autre. Le 21 décembre, une réunion se tient donc au 35 rue de Sèvres. A l’issue de cette rencontre, Kalff semble montrer satisfaction : « Nous avons eu une longue discussion avec l’architecte Le Corbusier et le compositeur Varèse de New-York ; étaient aussi présents Evert Cornelis de Baarn [une ville néerlandaise] et Xenakis du bureau de l’architecte. […] Nous avons l’impression qu’à la fois les sons devant être inventés par Varèse et le pavillon et le scenario de Le Corbusier atteindraient effectivement l’effet désiré, à savoir que Philips donne une démonstration d’avant-garde qui sera certainement l’un des évènements les plus saisissant de l’exposition tout entière ».70 Ainsi, les deux sexagénaires semblent avoir séduit les représentants de la société Philips. La conception du scenario du poème, c’est-à-dire la contribution de Le Corbusier, s’est déroulée en trois étapes qui s’étalent sur un peu plus de deux ans, de février 1956 à mars 1958. La première commence par les rencontres initiales entre Le Corbusier et Louis Kalff et se termine en mai 1957 par la remise du scenario ; la seconde se termine en novembre 1957 à la remise d’un minutage, document qui indique seconde après seconde, très précisément, les éléments du poème devant apparaître ; la dernière étape est celle de la révision et de l’adaptation du premier minutage à des considérations techniques. Une compilation des documents finaux est rendue le 2 mars 1958, c’est le minutage définitif des ambiances et images. Le jour du réveillon de la nouvelle année, Le Corbusier réalise un plan pour le scenario de son poème. Il s’agit de huit feuillets sur lesquels il regroupe l’ensemble des idées qu’il a en tête depuis le début de la conception du poème. C’est un document complet qui n’est pas un résumé d’idées mais un étalage sur papier de la matière brute de son scenario. La remise de ce document avant la fin de l’année 1956 était prévue dans le contrat et constituait une seconde échéance de paiement pour Le Corbusier. Les huit pages ont alors été envoyées à Louis Kalff, à Varèse et à Xenakis. Sur la première page, Le Corbusier liste les trois points essentiels qui composent son scenario : « 1. lumière et couleur ; 2. son et rythme ; 3. volume-surface-trait : objets inertes et objets mobiles ». 69 70
Accord entre Le Corbusier et Varèse, 16 décembre 1956, R3-06-48. FHTC, op. cit., p.203, note n°36. 51
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Le Corbusier, plan pour le scenario, 31 décembre 1956. FLC J3-20-16-001 et 002
Le second item s’adresse davantage à Varèse qu’à lui-même. Il développe les deux points qui le concernent dans lesdavantage pages suivantes. Le second item s’adresse à Varèse qu’à lui-même. Il développe les deux points Sur la seconde page, il note les possibilités qui le concernent dans les pages suivantes.de projection qu’il envisage, à la fois concernant la et le page, mouvement depossibilités ces projections et à la fois couleurs. C’est Surnature la seconde il note les de projection qu’ilconcernant envisage, àles la fois concernant sous forme de petits croquis circulaires, à la manière de hublots d’avion, que Le Corbusier la nature et le mouvement de ces projections et à la fois concernant les couleurs. C’est décrit le mouvement des lumières et des couleurs. que l’espace peut être sous forme de petits croquis circulaires, à la manièreOn de comprend hublots d’avion, que Le Corbusier empli de lumière en totalité ou à moitié, par bandes verticales ou horizontales ou encore décrit le mouvement des lumières et des couleurs. On comprend que l’espace peut être de façon circulaire. La lumière qui décompose ainsi l’espace peut être constituée de 7 empli de lumière en totalité ou à moitié, par71bandes verticales ou horizontales ou encore couleurs, 3 couleurs ou de noir blanc. Cette constitue base de ce que de façon de circulaire. La lumière qui et décompose ainsipage l’espace peut la être constituée deLe 7 Corbusier va par la suite appeler les ambiances, 71 une composante fondamentale du poème couleurs, de 3 couleurs ou de noir et blanc. Cette page constitue la base de ce que Le électronique. Le la principe des ambiances, composées exclusivement de couleurs et de Corbusier va par suite appeler les ambiances, une composante fondamentale du poème lumière, est basé les multiples observations de l’architecte lors de sesdevoyages en avion. électronique. Le sur principe des ambiances, composées exclusivement couleurs et de Illumière, a à plusieurs reprises dessiné dans ses carnets le spectacle du coucher du soleil quiavion. dans est basé sur les multiples observations de l’architecte lors de ses voyages en le ciel offre un spectre de couleurs très riche et qui se décline souvent par strates Il a à plusieurs reprises dessiné dans ses carnets le spectacle du coucher du soleil qui dans abstraites. Unun desspectre éléments ces strates l’horizon, médianesouvent de séparation de la le ciel offre dede couleurs trèsest riche et quiligne se décline par strates Terre et du ciel ou de la mer et du ciel sur laquelle parfois les couleurs se reflètent. abstraites. Un des éléments de ces strates est l’horizon, ligne médiane de séparation de la Terre et du ciel ou de la mer et du ciel sur laquelle parfois les couleurs se reflètent.
Le Corbusier, observations au travers du hublot d’un avion, novembre 1956. FLC CA-K44-27 71
Les sept couleurs sont rouge, orange, jaune, vert, bleu, extra-bleu et violet. Les trois couleurs sont les trois couleurs primaires. 71 Les sept couleurs sont rouge, orange, jaune, vert, bleu, extra-bleu et violet. Les trois couleurs sont les trois couleurs primaires. 53
Sur les pages qui suivent, Le Corbusier esquisse un autre composant du scenario qui semble concerner l’intitulé « volume-surface-trait ». On peut lire sur ces pages plusieurs séries ou familles d’objets qui se développent de gauche à droite. Au sein de chaque famille, les objets semblent avoir un point commun, une particularité formelle ou physique qui justifie leur association. Sur la première ligne, il s’agit d’une série d’éléments géométriques élémentaires : un tétraèdre, un cube, un dodécaèdre, une étoile à cinq branches et un polyèdre complexe. Sur la ligne qui suit, on peut voir un développement similaire qui décrit le passage de l’horizontale à la verticale : une ligne horizontale, un parallélépipède horizontal, un autre un peu plus épais, un carré, un parallélépipède vertical, un autre un peu plus fin puis une ligne verticale. Cette logique évolutive s’applique de la même manière aux éléments du vivant : une graine, une fleur, un arbre puis un ver, un serpent, un crabe, une araignée, une sauterelle, une libellule puis encore un éléphant, un phoque, une trompe, une main. La façon avec laquelle Le Corbusier organise les relations entre les objets a de nombreuses similitudes avec le Ballet Mécanique de Fernand Léger, à propos duquel un article est paru dans l’Esprit Nouveau n°28 en 1925. Après les éléments de la géométrie universelle et ceux du vivant, Le Corbusier constitue des familles d’objets de la civilisation machiniste - bennes preneuses, bulldozer, grue - au côté desquels il note le nom de personnalités cocasses - Laurel & Hardy, Fernandel, Donald Duck, Hitler -. Sur la sixième page, des images de scènes de batailles, de camps de concentration, de camps de la mort et de crémation sont mêlées à celles du cosmique, de la géométrie et des solidarités fatidique ou aimante. Si les séries annoncent que le poème comporte un récit organisé par la logique, l’indication « Il n’y a pas de parole….Mais. mais si ! Regarde ! » suggère que ce récit est explicite et clairement intelligible. Pour conclure le document, Le Corbusier réalise un petit sommaire de ce qu’il reste à faire pour achever le scenario. Ces huit pages constituent à la fois le développement et le début du scenario. Le poème se précise et l’importance des composantes se révèle un peu plus ici par la précision du caractère logique des relations entre les images, formant récit. Le 1er mars 1957, Le Corbusier écrit à Varèse lui disant qu’il prépare un minutage du scenario qu’il lui avait réclamé. 72 Tandis que la conception du pavillon suit son cours et que le projet architectural se concrétise, le poème électronique n’évolue pas davantage sur le papier avant le mois de mai 1957. Le 15 avril, Xenakis et Le Corbusier vont à Eindhoven pour discuter de questions techniques, notamment concernant les haut-parleurs, à l’aide d’une maquette à grande échelle de leur pavillon. Suite à la perception de l’espace intérieur du pavillon permise par la maquette, Le Corbusier décide de décomposer son poème en différents éléments, projetés par différents appareils dans différentes parties du pavillon. Il souhaite alors installer deux écrans de projection de 8x20 mètres chacun sur deux parois opposées : il s’agit des écrans, élément le plus figuratif du poème. Autour de ces deux écrans gravitent trois petits trous de formes ‘corbuséennes’ dont la position et le contenu varient constamment : c’est un élément tantôt figuratif tantôt abstrait. Ces trois trous, ce sont les tri-trous, ils constituent une composante hybride du scenario. Les tri-trous et les écrans
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Lettre de Le Corbusier à Varèse, 1er mars 1957, FLC G1-11-254.
sont deux films, ils sont projetés sur deux parois opposées depuis deux cabines de projection. Ces films sont projetés dans des ambiances, une atmosphère colorée qui emplit la totalité de l’espace du pavillon, monochrome, polychromique ou noir et blanc, il s’agit de l’élément le plus abstrait de la composition. Les ambiances miment les événements cosmiques que Le Corbusier a pu observer depuis le hublot d’un avion, ce sont ceux qui rythment la vie sur Terre. Les batteries de néons qui permettent de réaliser les ambiances monochromes sont dissimulées derrière la balustrade et un dispositif doit être installé au centre du pavillon pour projeter les ambiances polychromiques en bandes verticales et horizontales. C’est à partir de la connaissance de ces éléments techniques et des possibilités matérielles mises à sa disposition que Le Corbusier a continué de réaliser son scenario. Le 17 mai 1957, Le Corbusier voyage de Beyrouth à Paris en avion, il prend quelques pages d’observations et de notes dans son carnet qui concernent le poème électronique. 73 Ses observations concernent le spectacle cosmique auquel il assiste à travers le hublot, il le décrit précisément étapes par étapes. Il cherche à organiser son récit par rapport à ces évènements en y associant quelques instructions pour son poème. Ces pages de notes révèlent un peu plus encore que les ambiances de couleur sont issues directement de l’observation du ciel lors de voyages en avion. Le 21 mai, il note d’autres instructions pour la suite du travail, qui commence dès le 25 mai suivant. Il réalise un synopsis qui, en une page récapitulative, dresse les vingt-sept points qui composent le poème. On peut y lire la majorité des éléments déjà rencontrés dans les précédents documents et on commence ainsi à comprendre la logique du récit. Ici les indications mêlent à la fois des éléments abstraits et figuratifs, à la fois des atmosphères de couleurs et des images concrètes. Le point n°19 indique : « silence et immobilité 19 - ambiance blanche avec lumière sur les arêtes tous deux » Pour Le Corbusier, le moment de cette dix-neuvième planche est le seul où la musique de Varèse et son scenario se croisent. Il souhaite que cet instant médian du poème soit comme un « point de contact » entre la musique, la lumière et l’architecture. Il demande donc à Varèse d’y prévoir un silence. Cette requête marque le début d’un désaccord entre les deux protagonistes. Le synopsis du 25 mai « a servi à établir la maquette en couleur » du scenario, c’est-à-dire les 27 planches de couleur qui forment la substance des ambiances. Les numéros qui accompagnent chaque point du récit correspondent donc à une des planches. La construction du pavillon ayant commencé au début du mois de mai, la majorité des décisions qui concernent les équipements et les conditions de projection ont déjà été 73
Le Corbusier, Carnets. 3. 1954-1957, Paris, Herscher, 1982, n°936-941. FLC CA-148-7-9-11/14. Le Corbusier, croquis d’un lever de soleil, mai 1957. FLC CA-J37-38 et FLC CA-l48-7 55
sont deux films, ils sont projetés sur deux parois opposées depuis deux cabines de projection. Ces films sont projetés dans des ambiances, une atmosphère colorée qui emplit la totalité de l’espace du pavillon, monochrome, polychromique ou noir et blanc, il s’agit de l’élément le plus abstrait de la composition. Les ambiances miment les événements cosmiques que Le Corbusier a pu observer depuis le hublot d’un avion, ce sont ceux qui rythment la vie sur Terre. Les batteries de néons qui permettent de réaliser les ambiances monochromes sont dissimulées derrière la balustrade et un dispositif doit être installé au centre du pavillon pour projeter les ambiances polychromiques en bandes verticales et horizontales. C’est à partir de la connaissance de ces éléments techniques et des possibilités matérielles mises à sa disposition que Le Corbusier a continué de réaliser son scenario. Le 17 mai 1957, Le Corbusier voyage de Beyrouth à Paris en avion, il prend quelques pages d’observations et de notes dans son carnet qui concernent le poème électronique. 73 Ses observations concernent le spectacle cosmique auquel il assiste à travers le hublot, il le décrit précisément étapes par étapes. Il cherche à organiser son récit par rapport à ces évènements en y associant quelques instructions pour son poème. Ces pages de notes révèlent un peu plus encore que les ambiances de couleur sont issues directement de l’observation du ciel lors de voyages en avion. Le 21 mai, il note d’autres instructions pour la suite du travail, qui commence dès le 25 mai suivant. Il réalise un synopsis qui, en une page récapitulative, dresse les vingt-sept points qui composent le poème. On peut y lire la majorité des éléments déjà rencontrés dans les précédents documents et on commence ainsi à comprendre la logique du récit. Ici les indications mêlent à la fois des éléments abstraits et figuratifs, à la fois des atmosphères de couleurs et des images concrètes. Le point n°19 indique : « silence et immobilité 19 - ambiance blanche avec lumière sur les arêtes tous deux » Pour Le Corbusier, le moment de cette dix-neuvième planche est le seul où la musique de Varèse et son scenario se croisent. Il souhaite que cet instant médian du poème soit comme un « point de contact » entre la musique, la lumière et l’architecture. Il demande donc à Varèse d’y prévoir un silence. Cette requête marque le début d’un désaccord entre les deux protagonistes. Le synopsis du 25 mai « a servi à établir la maquette en couleur » du scenario, c’est-à-dire les 27 planches de couleur qui forment la substance des ambiances. Les numéros qui accompagnent chaque point du récit correspondent donc à une des planches. La construction du pavillon ayant commencé au début du mois de mai, la majorité des décisions qui concernent les équipements et les conditions de projection ont déjà été 73
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Le Corbusier, Carnets. 3. 1954-1957, Paris, Herscher, 1982, n°936-941. FLC CA-148-7-9-11/14.
Le Corbusier, synopsis définitif du scenario, 25 mai 1957. FLC J2-19-475-001 57
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Le Corbusier, scenario du poème électronique, les 27 planches, 25 mai 1957. FLC J3-20-39 à 65 59
prises. Avec la connaissance du matériel mis à sa disposition, Le Corbusier est désormais en mesure de préciser son scenario et d’en produire une version définitive. Il faut pourtant attendre la fin de l’année 1957 pour qu’il réalise un minutage précis du poème qui permette de mettre en œuvre fidèlement son scenario. Les 27 planches sont le développement des brouillons de scenario réalisés jusqu’alors, il s’agit de la première matérialisation complète des notes et des annotations que Le Corbusier a faites depuis le 27 mai 1956. Les 27 planches constituent ainsi le véritable scenario du poème, elles consistent en une série de collages réalisés sur un demi-format de papier pour machine à écrire. Elles parlent en premier lieu des ambiances de couleur, mais aussi des images du récit et des volumes. Les dix premières planches du scenario sont issues de l’observation du lever du soleil que Le Corbusier décrit dans son carnet. Il y annote précisément les couleurs et les phénomènes qu’il voit et ajoute des indications qui concernent le poème. Les dix premières planches s’organisent de façon similaire à ce qui est décrit dans ces pages de carnet. Il y a l’horizon, le ciel et les couleurs, la nuit étoilée, la lune blanche qui se reflète sur l’eau, puis l’aube et le soleil rouge qui se lève. Il y a aussi le crépuscule, la neige blanche et le ciel bleu. Ces planches abordent le point « 1- Lumière et couleur » des pages du 31 décembre 1956. Elles décrivent un spectacle totalement abstrait constitué de jeux de couleurs et de lumière. Le reste des 27 planches concerne le point « 3- volume surface trait », un jeu bien plus figuratif d’images et de volumes qui est incorporé au spectacle de couleur. On y retrouve les séries logiques dessinées en décembre 1956, sont matérialisées ici par des collages et des croquis. Les volumes sont un des composants du poème électronique, ils consistent en deux objets suspendus aux sommets du pavillon. L’objet mathématique est incarné par un dodécaèdre et la femme par un mannequin de magasin, ils sont tous deux recouverts d’une peinture sensible aux UV qui permet de les faire apparaître, disparaître ou changer de couleur. A eux deux ils représentent la dualité du corps et de l’esprit qui constitue une part de la logique de Le Corbusier. Sur la planche n°19, il indique : « silence et immobilité arrêt de la musique (coupure arbitraire/brève) ambiance blanche avec lumière sur les arêtes très doux le traumatisme de l’âme ou à 25 » Avec l’indication « ou à 25 », Le Corbusier semble se laisser la possibilité de déplacer le moment de croisement du scenario et de la musique du milieu vers la fin du poème. La planche n°19 décrit un basculement, c’est le moment où l’illusion du spectacle de couleur
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et d’images est remplacée par la réalité de l’espace du pavillon, et par le véritable regard des spectateurs entre eux, c’est un instant de clarté et de conscience qui est offert au public. Les 27 planches constituent un des documents les plus explicites du poème électronique, c’est un héritage important qui nous permet de comprendre largement quelles étaient les intentions de Le Corbusier et la façon avec laquelle il comptait les exprimer. Il n’y figure cependant pas encore de notion de temporalité, ce qui devient pourtant de plus en plus nécessaire pour réaliser le poème à temps. Bien que la consigne soit que le poème musical et le poème visuel soit indépendants l’un de l’autre - sauf à un instant décidé par Le Corbusier -, Varèse a besoin d’avoir une idée de l’organisation temporelle de la partie de son confrère pour composer la sienne : leur indépendance ne signifie pas leur ignorance. Edgard Varèse arrive en Hollande au début du mois de septembre 1957 afin de travailler sur la composition du poème électronique avec les techniciens de la société Philips. Après deux semaines à Eindhoven, il signale à Le Corbusier qu’il a besoin de connaître la durée approximative de chacune des 27 planches, le seul document complet et précis qu’il possède alors. Suite à cette requête, Le Corbusier contacte Jean Petit pour lui demander de collaborer avec lui à la réalisation d’un minutage de son scenario. Pour lui, le minutage désigne l’organisation du scenario dans le temps. Ce document, Varèse et Philips l’attendent impatiemment car il est nécessaire à l’avancée du travail, pour commencer à composer ou à régler des détails d’ordre technique. Depuis le mois de mai il s’est passé bien des événements dans la vie de Le Corbusier qui ont compliqué son travail pour le projet Philips, et pour d’autres choses aussi sans doute. Le 5 octobre 1957, son épouse Yvonne Gallis décède à Paris. Il faut attendre le 26 octobre 1957 pour que Le Corbusier envoie à Louis Kalff un document complet qui permet de réaliser son poème : « j’ai le plaisir de vous faire savoir que j’ai fini mon Poème électronique et que toutes choses sont exprimées par deux graphiques : un rond de huit minutes contenant les 7 séquences du Poème exprimant la composition symphonique : polychromie, rythme, projection huit ronds de chacun 60 secondes, totalisant 480 secondes et contenant les 7 séquences avec leur attribution du temps successive ou simultanée : image, polychromie et ces 7 feuilles de papier machine manuscrites donnent le détail de chaque séquence : ambiance, écran, tri-trous 7 chemises contenant environ 150 documents photographiques destinés au travail en commun d’Agostini et de moi la description des appareils Philips réalisant la polychromie et les images et l’indication de leur emplacement. […] Je vous ai annoncé qu’il y avait à la 6ème et 7ème séquence, quelques secondes parlées par moi et qui seront parlées soit par-dessus la musique de Varèse ou, au contraire, en emporte-pièce à travers la musique de Varèse.
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J. Petit, op. cit., p.212
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Le Corbusier, premier minutage du poème électronique, les 9 ronds, octobre 1957. FLC J3-20-66-001 à 008
[…] P.S. Je crois très sincèrement qu’il n’y a aucun retard et que tout est très au point ». 74 Les cinq documents attachés n’ont pas été conservés ensemble et les sept chemises qui contiennent les cent-cinquante documents photographiques, ainsi que la description des appareils Philips n’ont pas été retrouvés. Le rond de huit minutes et sept des huit ronds de soixante secondes sont conservés à la Fondation Le Corbusier. C’est le rond qui décrit la deuxième minute qui manque dans les archives, il est cependant reproduit en noir et blanc dans Le Poème électronique de Jean Petit. Les 9 ronds sont terminés le 22 octobre 1957 et sont donc envoyés à Eindhoven le 26 suivant. Il s’agit du premier minutage du poème, constitué de cercles décomposés en soixante portions égales numérotées, que l’on lit dans un sens de lecture indiqué - celui des aiguilles d’une montre - autour duquel sont crayonnés des couleurs et des formes. Le premier rond est un peu différent des huit autres, il regroupe la totalité des huit minutes et des sept séquences du poème. C’est un élément récapitulatif, composé de cercles concentriques, où chaque cercle représente une composante du scenario. Ce rond est certainement destiné en particulier à Varèse car il est approximatif et s’attarde sur les moments où Le Corbusier souhaite faire intervenir sa voix ou des extraits de films. On comprend clairement avec ces 9 ronds que le poème est rythmé par la progression des ambiances. Contrairement aux autres éléments du scenario, les ambiances ne sont interrompues à aucun moment et constituent un flux continue de lumière et de couleurs. Les 9 ronds décomposent ainsi la performance en 480 secondes qui demeure la plus petite unité utilisée par Le Corbusier pour composer son poème. On constate que chaque séquence est organisée différemment et que ce sont les ambiances qui en forment la structure. La première séquence est organisée par blocs de 6x10 secondes, la deuxième en 4x15 et la troisième en 2x30. Les séquences IV, V, VI et VII montrent une plus grande variété et une structure moins stricte. La structure globale du poème reste la même, avec la planche n°19 comme point de bascule du récit, placée ici à la fin du rond de la sixième séquence, soit à l’exact moitié du poème. Cette représentation des 8 minutes, 480 secondes du poème n’est certainement anodine, elle est issue de la symbolique que Le Corbusier donne à la montre, un objet qu’il a côtoyé avec beaucoup de proximité lorsqu’il était jeune, à l’école de gravure sur gousset de La Chaux-de-Fonds. L’usage du cadran est pour lui un moyen d’exprimer la fuite du temps, combiné aux ambiances qui représentent la course du soleil qui rythme nos vies, cette représentation est un nouvel outil de lecture du sens que Le Corbusier souhaite donner au poème électronique. Les 9 ronds ont apporté une division à la fois temporelle et thématique du scenario, décomposant les huit minutes en sept séquences. Le point de bascule du récit est placé à la moitié et il induit une forme de symétrie à l’ensemble. Pour briser la perception de cette symétrie, Le Corbusier a divisé le poème en un nombre impair de séquences. Dans son envoie du 26 octobre, un document décrit cette décomposition thématique du scenario : 74
Lettre de Le Corbusier à Louis Kalff, 26 octobre 1957, FLC-J2-19-141. 63
« 7 feuilles de papier machine manuscrites donnent le détail de chaque séquence ». La description précise et manuscrite des sept séquences synthétise le contenu élément par élément sans en indiquer la durée. Il s’agit d’une description objective - dénuée donc de représentation - qui vise à faire comprendre le contenu et le sens de chaque séquence. Alors que les 27 planches expriment davantage le contenu et la progression des ambiances, la description manuscrite des sept séquences s’attarde plus en détail sur la composition des écrans et des tri-trous, ainsi que sur l’origine de leurs images. Dans ces descriptions manuscrites, Le Corbusier s’attarde aussi particulièrement à décrire les paroles qu’il souhaite diffuser pour la séquence VII. Ce désir de faire intervenir sa voix comme composante supplémentaire du poème apparaît relativement tardivement, juste avant la réalisation des 9 ronds, au mois d’octobre 1957. 75 La description de la septième séquence contient donc à la fois le texte lui-même et la manière avec laquelle il doit être parlé et diffusé dans l’espace du pavillon, à travers les routes sonores et sur les écrans. Ainsi, grâce à cet envoi du 26 octobre et aux nombreux documents qu’il contient, Varèse a en sa possession l’ensemble des documents qui lui permettent de comprendre le poème électronique de Le Corbusier dans son contenu ainsi que dans son organisation, il compose ainsi la partie musicale de l’œuvre en ayant une connaissance précise du scenario. Varèse saura à sa guise tenir à distance ou rapprocher sa musique de la partie visuelle du poème. Si ces documents lui permettent d’avancer dans la composition, cela n’est pas suffisant pour les techniciens Philips qui ont besoin d’un minutage plus précis du scenario pour pouvoir le mettre en œuvre.
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Le Corbusier, op. cit., 13 octobre 1957, n°1046 et 1047. FLC J3-20/27.
« Attention ! Attention ! 1/ Tout s’accomplira subitement : une civilisation nouvelle § un monde nouveau ! 2/ Il est urgent de rétablir les conditions de nature dans ton corps dans ton esprit soleil/espace/verdure 3/ Construisons les routes d’Europe les routes du monde pour rendre la terre accessible productive et naturelle ! 4/ Reconnais cette main ouverte ‘’ la main ouverte ‘’ dressée comme un signe de réconciliation ouverte pour recevoir ouverte pour donner 5/ Univers mathématique sans bornes Bornes humaines sans bornes » 76
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Contenu du texte enregistré par Le Corbusier pour son poème, FLC A3-2658. 65
Le 27 octobre 1957, Le Corbusier réalise un second rond récapitulatif, plus précis et plus ordonné, il semble être une version mise au propre de celui réalisé le 22 octobre. Seule une copie en noir et blanc de ce document a été conservée, on ne peut ainsi pas comparer la totalité des informations des deux ronds récapitulatifs. Quelques détails peuvent tout de même être identifiés, la durée des séquences a quelque peu changé et Le Corbusier mentionne les extraits de deux films et non plus de trois. Il dédie davantage de temps à un extrait du film Le Corbusier, l’architecte du bonheur de Pierre Kast qu’il place dans la dernière séquence du poème. La projection de cet extrait est accompagnée de paroles prononcées par Le Corbusier lui-même. Cette décision a d’importants impacts sur la nature du poème électronique. Il s’agit désormais d’un spectacle figuratif qui se termine par des images élogieuses de son auteur dont la voix prophétique retentit dans le pavillon. Le 5 et le 15 novembre 1957, deux réunions se tiennent à Paris avec pour la première la présence de Kalff, Tak, Varèse, Xenakis, Petit et Le Corbusier et pour la seconde Kalff et Le Corbusier uniquement. Durant ces réunions, ce sont surtout des problématiques techniques concernant la projection qui sont abordées. Le 27 novembre, Le Corbusier finalise un minutage de son poème sous la forme d’un tableau qui organise de façon bien plus précise et rigoureuse chaque composante du scenario. Ainsi les ambiances, les écrans, les tri-trous et les volumes occupent chacun une colonne du tableau - de gauche à droite - et les éléments sont cochés, colorés ou annotés dès qu’ils doivent apparaître. La majorité de l’espace de la page est dédiée à des annotations qui donnent des précisions sur la nature de ce qui doit être projeté. Ce minutage-tableau est le document le plus complet et le plus fidèle aux désirs de Le Corbusier pour son poème électronique. Il n’a subi aucune interférence de la part ni de Philips, ni des techniciens, ni de personne. Malgré les nombreuses incohérences qui vont par la suite être soulevées lors de la mise en œuvre de ce scenario, il s’agit du document le plus fidèle à l’idée et aux intentions de l’auteur. Le 28 novembre 1957, Le Corbusier passe l’après-midi avec Philippe Agostini pour lui expliquer et lui confier tous les documents qui vont lui permettre de réaliser une minutetest du poème qui sera présentée à son retour des Indes face aux personnels Philips. Pour ce test, Le Corbusier propose à Agostini de réaliser la seconde séquence. De son côté, Louis Kalff commence à s’impatienter car même si Agostini se met au travail pour réaliser la minute-test du film des écrans, les techniciens Philips ne peuvent pas davantage avancer de leur côté pour procéder à l’automatisation des éclairages des ambiances et des volumes. Dans sa lettre du 13 décembre 1957, Kalff se satisfait que le « pavillon [soit] complètement fermé » et qu’à la fin du mois la plus grande partie des échafaudages pourra être retirée. 77 Il appuie le fait que la construction du pavillon est presque terminée et que « immédiatement après on va monter les 400 haut-parleurs » pour mettre un peu plus la pression à Le Corbusier et lui montrer que la remise de son scenario ne peut plus attendre : « Nous sommes désolés de ne toujours pas avoir le scénario et le minutage. Notre schéma nous indique que si nous ne pouvons pas en disposer cette semaine chaque 77
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Lettre de Louis Kalff à Le Corbusier, 13 décembre 1957, FLC J2-19-148/149.
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Le Corbusier, minutage-tableau du poème électronique, 27 novembre 1957. FLC J3-20-74-006 à 012
jour que nous ne l’aurons pas répondra à un jour de retard pour l’inauguration de notre pavillon ». Il ajoute : « M. [Frits] Philips commence à s’inquiéter un peu de notre démonstration ». En effet, les inquiétudes concernant le retard du scenario s’ajoutent aux nombreux doutes que les dirigeants de la société Philips émettent envers Varèse et sa musique. Kalff prévient Le Corbusier qu’ils feraient peut-être faire « une composition par un autre compositeur, afin d’avoir 2 possibilités au lieu d’un[e] », chose qu’il ne souhaite pas avoir à faire. Louis Kalff termine en disant « nous vous annonçons cet état d’esprit à Eindhoven pour vous faire comprendre que nous sommes forcés de prendre des décisions graves et définitives dans le plus bref délai ». 78 Le Corbusier répond le 24 décembre à la lettre affolée de Louis Kalff, il lui dit très simplement : « Bon ! vous êtes, à Eindhoven, à l’heure de la ‘petite grande crise’ morale qui atteint tout client au tournant décisif du chantier. Du calme s.v.p. ! ». Le Corbusier justifie son retard par son succès et sa reconnaissance d’architecte, priant son client d’avoir confiance en ce qui l’a rendu célèbre et d’être fier d’en faire partie. Il précise qu’il « ne peut pas être question, une minute, de renoncer à Varèse. Si cela se faisait, je me retirerai de l’affaire. C’est très sérieux ». 79 La pression que Louis Kalff transmet à Le Corbusier lui a été transmise auparavant par ses supérieurs. Pourtant, un retard dans la livraison des bandes magnétiques chez Philips aurait de toutes manières empêché aux techniciens d’avancer correctement sur l’automatisation du scenario, même si Le Corbusier avait rendu son scenario en temps voulus. 80 Jean Petit réalise une copie du minutage-tableau qui est envoyée à Louis Kalff le 17 décembre 1957. Cette copie est relativement fidèle à l’originale de Le Corbusier, elle est plus claire et plus simplement organisée. Les composantes du poème sont organisées sous forme de colonnes de gauche à droite et seconde par seconde de haut en bas. Dans sa version, contrairement à Le Corbusier, Petit n’utilise pas de couleurs, toutes les indications sont alors inscrites manuscritement. Cette version est forcément différente de celle de Le Corbusier, bien qu’elle soit plus simple à lire pour les techniciens. Jean Petit a forcément été contraint d’interpréter et de traduire les inscriptions du minutage-tableau original. Il a par exemple à chaque fois prolongé la durée des écrans et des tri-trous pour les rendre simultanés à celle des ambiances. Il a aussi rempli quelques passages laissés vides et n’a pas retranscrit l’ensemble des indications concernant les tri-trous qui ont pourtant été assidûment décrits. Petit n’a pas non plus détaillé les cinq objets de la collection personnelle de Le Corbusier qui doivent être présentés dans la séquence III. Les deux minutages sont les véritables premiers documents qui considèrent, seconde par seconde, chacune des composantes du poème dans un tout hétérogène et cohérent. Les 78
Ibid. Lettre de Le Corbusier à Louis Kalff, 24 décembre 1957, FLC J2-19-150. 80 FHTC, op. cit., p.109. 79
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Jean Petit, minutage-tableau du poème électronique, 17 novembre 1957. FLC J2-19-392-001 à 037 71
registres sont traités simultanément et permettent de lire le poème dans son ensemble avec la plus grande précision. Dans son minutage-tableau, Le Corbusier ajoute aussi des titres à ses séquences, ce qui n’était pas le cas jusqu’alors : I II III IV V VI VII
Genèse D’Argile et d’esprit Des profondeurs à l’aube Des dieux faits d’hommes Ainsi forgent les ans Harmonies Et pour donner à tous
Le nom de ces séquences ne change rien au récit et au scenario, le passage d’une séquence à l’autre n’est pas explicitement matérialisé dans le poème. Ce qui rythme véritablement le scenario, c’est la progression des ambiances tout au long de la performance. Le minutage du 17 décembre 1957 est le document qui conclut le travail de Le Corbusier pour le poème électronique. Il déclare le 6 janvier 1958 que le minutage de Petit est la version définitive de son scenario, mais les choses vont pourtant se dérouler différemment. 81 Le 16 janvier, une réunion a lieu à Paris pour laquelle Kalff a préparé une liste de questions qui vont aboutir à des altérations considérables du scenario de Le Corbusier. Ces altérations concernent principalement les ambiances - 28 sur un total de 42 - et sont issues de problèmes de mise en œuvre technique. Les modifications apportées sont incorporées dans les ambiances coloriées qui consistent en trente-neuf planches sur lesquelles figurent des coupes du pavillon, coloriées au crayon de couleur. Ces ambiances coloriées donnent une bonne idée de l’effet que Le Corbusier a en tête, des couleurs précises qu’il imagine et de la taille des bandes de couleurs qui sont issues du modulor. A côté du dessin sont indiqués le numéro de l’ambiance, des précisions sur ce qu’elle contient, la durée de sa projection ainsi que les autres éléments qui l’accompagnent. Avec ces ambiances coloriées, Le Corbusier montre des lacunes concernant ses connaissances du mélange de lumière colorée qui fonctionne selon le principe de la synthèse additive. Il imagine à plusieurs reprises que le mélange de couleurs donne le même résultat avec de la peinture qu’avec de la lumière. Les problèmes relevés par Kalff concernent notamment ce point-là. Kalff souligne aussi un souci de clarté provoqué par les ambiances : il est impossible de projeter un quelconque film dans un espace éclairé. La projection d’ambiances très claires ou pâles rend invisible les images des écrans et des tritrous. Dans les nombreux problèmes répertoriés par Kalff, il y en a certains qui sont le fait de Philips et notamment concernant les équipements mis à disposition. Il s’agit d’une faille de la part de l’entreprise qui a depuis longtemps connaissance de l’idée de base du poème électronique : la projection d’un film combinée à un spectacle lumineux. En tout, plus de la moitié des ambiances sont donc remplacées par une version plus adaptée à la projection dans le pavillon. Cela représente une altération trop importante pour que le poème 81
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FHTC, op. cit., p.112, note n°44.
Le Corbusier, ambiances coloriées, janvier 1958. FLC J3-20-86-001 à 040 73
électronique puisse s’en remettre. Le Corbusier accepte ces changements drastiques pour des raisons purement pragmatiques. électronique puisse s’en Corbusierduaccepte drastiques pour Le dernier document quiremettre. constitue Le le scenario poèmeces est changements une compilation du minutage des raisons purement pragmatiques. de Jean Petit et des ambiances coloriées, il s’agit du minutage définitif. 82 Cette version Le dernier document qui constitue le scenario poème estaux unedifférents compilation du minutage finale est terminée le 2 mars 1958 et est du distribuée participants et 82 de Jean Petit et des ambiances coloriées, il s’agit du minutage définitif. Cette version techniciens. De part et d’autre de la page, une ambiance coloriée et la portion du finale est terminée mars 1958sont et est distribuée Ce auxdocument différentsestparticipants et minutage-tableau quilelui2correspond représentées. une nouvelle techniciens. De part et d’autre de la page, une ambiance coloriée et la portion du adaptation du scenario original à des exigences techniques et matérielles, il contient aussi minutage-tableau sont lareprésentées. Ce document est une nouvelle une alternative au qui film lui de correspond Pierre Kast pour dernière séquence. adaptation du scenario à des exigences techniques et àmatérielles, contient aussi Le 6 et le 7 février 1958,original Le Corbusier et Varèse se retrouvent Eindhoven ilpuis à Bruxelles une alternative au film de Pierre Kast pour la dernière séquence. pour la projection de la minute-test du poème accompagnée de la musique, le tout face Le 6principaux et le 7 février 1958, LedeCorbusier VarèseMême se retrouvent à Eindhoven puis à Bruxelles aux dirigeants la sociétéetPhilips. si le travail de Le Corbusier touche à pour projection de la minute-test du poème de la musique, le l’histoire. tout face sa fin,lapour les techniciens Philips ce n’est que le accompagnée début et pour Varèse, la suite de aux principaux dirigeantsàde la société Philips. Même si le travailsoit de prêt Le Corbusier touche à Il reste encore beaucoup faire pour que le poème électronique pour la projection sa fin,lepour les techniciens Philips ce n’est que le début et pour Varèse, la suite de l’histoire. dans pavillon, face au public. Il reste encore beaucoup à faire pour que le poème électronique soit prêt pour la projection dans le pavillon, face au public. LE PAVILLON PHILIPS
Le PAVILLON premier croquis LE PHILIPS du pavillon date aussi du 27 mai 1956, il décrit très simplement l’idée du plan, composé d’un cercle et de deux boyaux pour l’entrée et la sortie. Il contient déjà Le premier croquis du pavillon dateleaussi du 27 mai 1956, il décrit très simplementrépond l’idée la substance de ce que va devenir pavillon Philips. Ce petit croquis élémentaire du composé d’unde cercle et de«deux pour l’entrée et lapersonnes sortie. Il contient déjàà auxplan, besoins primaires l’espace, touteboyaux 9 10 minutes 600 à 700 » assistent la substance de ce que va devenir le pavillon Philips. Ce petit croquis élémentaire répond une projection. Sur le même document, des notes donnent quelques indications aux besoins primaires l’espace, « toute:9«10 600 à 700 personnes supplémentaires sur lade nature de l’espace unminutes volume contenant simple », « »à assistent l’extérieurà une projection. Sur le même document, des notes donnent quelques indications 83 du pavillon = 1 boite », « volume type Temps Nouveaux ». Pour l’exposition de Paris en supplémentaires sur la nature l’espace : « un volumelégère contenant simple », « à l’extérieur 1937, Le Corbusier avait conçude une structure haubanée et parallélépipédique. Cette 83 du pavillon = 1 boite », « volume type Temps Nouveaux ». Pour l’exposition de Paris en structure sans façade installée Porte Maillot accueille une exposition qui s’organise le long 1937, Le Corbusier avait conçu une structure haubanée légère et parallélépipédique. Cette d’un riche parcours architectural. structure façade Maillot exposition s’organise le avec long Le croquissans du 27 mai installée 1956 estPorte réalisé pour accueille préparerune la réunion qui qui se tient à Paris d’un riche architectural. Louis Kalff parcours et Gerrit Rietveld au début du mois de juin. Le Corbusier a préparé son discours Le croquis du 27 mai 1956 est réalisé pour préparer la réunion qui se tientcollaboration à Paris avec pour faire face aux néerlandais qui souhaitent discuter d’une potentielle Louis Kalff et Gerrit Rietveld au début du mois de juin. Le Corbusier a préparé son discours entre Rietveld et lui. La société Philips souhaitait initialement présenter un pavillon pour pour faire face aux néerlandais qui souhaitent d’une potentielle l’exposition universelle de Bruxelles à l’écart dudiscuter drapeau néerlandais, soncollaboration désir étant entre Rietveld lui. La société Philips souhaitait présenter un pavillon pour d’afficher son et implantation internationale et soninitialement statut de multinationale. L’entreprise l’exposition universelle de Bruxelles à l’écart du drapeau néerlandais, son désir étant souhaitait initialement réserver une parcelle dans une section neutre mais celles qui d’afficherdisponibles son implantation internationale et son statut de Le multinationale. restaient en septembre 1955 étaient trop petites. choix qui leurL’entreprise restait était souhaitait initialement réserver une parcelle dans une section neutre mais celles qui de s’implanter soit dans la section belge, soit dans la section néerlandaise. En novembre synthèse additive synthèse soustractive restaient disponibles septembre 1955 étaient trop petites. Le choix leur restait 1955, Philips a fait le en choix de se montrer sous l’étendard national, sequi mettant ainsi était sous de s’implanter soit dans la section belge, soit dans la section néerlandaise. En novembre l’ordre des architectes de la section néerlandaise. 1955, Philips fait c’est le choix de Kalff se montrer sous l’étendard national, se mettant Comme on leasait, Louis qui a été chargé d’organiser l’évènement enainsi tantsous que l’ordre des architectes de la section néerlandaise. directeur artistique de la firme. Il a alors une idée très précise de ce qu’il souhaite faire Comme on le sait, c’est Louis Kalff qui a été chargé d’organiser l’évènement en tant que directeur artistique de la firme. Il a alors une idée très précise de ce qu’il souhaite faire 82
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Le poème électronique, Le Corbusier. Minutage Définitif des Ambiances et Images. 2 mars 1958, GRI. FHTC, op. cit., p.120-123. 83 82 Le Corbusier, 27 mai 1956, FLC 30530B. poème électronique, Le Corbusier. Minutage Définitif des Ambiances et Images. 2 mars 1958, GRI. FHTC, op. cit., p.120-123. 83 Le Corbusier, 27 mai 1956, FLC 30530B.
électronique puisse s’en remettre. Le Corbusier accepte ces changements drastiques pour des raisons purement pragmatiques. électronique puisse s’en Corbusierduaccepte drastiques pour Le dernier document quiremettre. constitue Le le scenario poèmeces est changements une compilation du minutage 82 des raisons purement pragmatiques. de Jean Petit et des ambiances coloriées, il s’agit du minutage définitif. Cette version Le dernier le scenario poème estaux unedifférents compilation du minutage finale est document terminée qui le 2constitue mars 1958 et est du distribuée participants et 82 de Jean Petit et des ambiances coloriées, il s’agit du minutage définitif. Cette version techniciens. De part et d’autre de la page, une ambiance coloriée et la portion du finale est terminée mars 1958sont et est distribuée Ce auxdocument différentsestparticipants et minutage-tableau quilelui2correspond représentées. une nouvelle techniciens. part etoriginal d’autre de exigences la page, une ambiance coloriée etil la portionaussi du adaptation duDe scenario à des techniques et matérielles, contient minutage-tableau sont lareprésentées. Ce document est une nouvelle une alternative au qui film lui de correspond Pierre Kast pour dernière séquence. adaptation du scenario à des exigences techniques et àmatérielles, contient aussi Le 6 et le 7 février 1958,original Le Corbusier et Varèse se retrouvent Eindhoven ilpuis à Bruxelles une au film Pierre Kast du pour la dernière séquence. pouralternative la projection de lademinute-test poème accompagnée de la musique, le tout face Le et le 7 février 1958, LedeCorbusier VarèseMême se retrouvent à Eindhoven puis à Bruxelles aux6principaux dirigeants la sociétéetPhilips. si le travail de Le Corbusier touche à pour projection de la minute-test du poème de la musique, le l’histoire. tout face sa fin,lapour les techniciens Philips ce n’est que le accompagnée début et pour Varèse, la suite de aux principaux dirigeantsàde la société Philips. Même si le travailsoit de prêt Le Corbusier touche à Il reste encore beaucoup faire pour que le poème électronique pour la projection sa fin,lepour les techniciens Philips ce n’est que le début et pour Varèse, la suite de l’histoire. dans pavillon, face au public. Il reste encore beaucoup à faire pour que le poème électronique soit prêt pour la projection dans le pavillon, face au public. LE PAVILLON PHILIPS
Iannis Xenakis, première maquette du pavillon Philips, octobre 1956. FLC L1-3-13-001
Le premier croquis du pavillon date aussi du 27 mai 1956, il décrit très simplement l’idée LE PAVILLON PHILIPS du plan, composé d’un cercle et de deux boyaux pour l’entrée et la sortie. Il contient déjà Le premier croquis du pavillon dateleaussi du 27 mai 1956, il décrit très simplementrépond l’idée la substance de ce que va devenir pavillon Philips. Ce petit croquis élémentaire du composé d’unde cercle et de«deux pour l’entrée et lapersonnes sortie. Il contient déjàà auxplan, besoins primaires l’espace, touteboyaux 9 10 minutes 600 à 700 » assistent la substance de ceSur quelevamême devenirdocument, le pavillon Philips. Ce petit croquisquelques élémentaire répond une projection. des notes donnent indications aux besoins primaires l’espace, « toute:9«10 600 à 700 personnes supplémentaires sur lade nature de l’espace unminutes volume contenant simple », « »à assistent l’extérieurà 83 une projection. Sur »,le« volume même document, notes ».donnent quelques de indications du pavillon = 1 boite type Temps des Nouveaux Pour l’exposition Paris en supplémentaires sur la nature l’espace : « un volumelégère contenant simple », « à l’extérieur 1937, Le Corbusier avait conçude une structure haubanée et parallélépipédique. Cette 83 du pavillon = 1façade boite », « volume type Temps Nouveaux Pour l’exposition de Paris en structure sans installée Porte Maillot accueille une».exposition qui s’organise le long 1937, Le Corbusier conçu une structure haubanée légère et parallélépipédique. Cette d’un riche parcoursavait architectural. structure façade Maillot exposition s’organise le avec long Le croquissans du 27 mai installée 1956 estPorte réalisé pour accueille préparerune la réunion qui qui se tient à Paris d’un architectural. Louisriche Kalff parcours et Gerrit Rietveld au début du mois de juin. Le Corbusier a préparé son discours Le croquis mainéerlandais 1956 est réalisé pour préparer la réunion qui se tientcollaboration à Paris avec pour faire du face27aux qui souhaitent discuter d’une potentielle Louis et Gerrit au début mois de juin. Le Corbusier a préparé son discours entre Kalff Rietveld et lui.Rietveld La société Philipsdusouhaitait initialement présenter un pavillon pour pour faire face aux néerlandais qui souhaitent d’une potentielle l’exposition universelle de Bruxelles à l’écart dudiscuter drapeau néerlandais, soncollaboration désir étant entre Rietveld lui. La société Philips souhaitait présenter un pavillon pour d’afficher son et implantation internationale et soninitialement statut de multinationale. L’entreprise l’exposition universelle réserver de Bruxelles l’écart dans du drapeau néerlandais, souhaitait initialement une àparcelle une section neutre son maisdésir cellesétant qui d’afficher son implantation internationale et son statut de Le multinationale. restaient disponibles en septembre 1955 étaient trop petites. choix qui leurL’entreprise restait était souhaitait initialement parcelle danslaune section neutre mais celles qui de s’implanter soit dansréserver la sectionune belge, soit dans section néerlandaise. En novembre restaient disponibles septembre 1955 étaient trop petites. Le choix leur restait 1955, Philips a fait le en choix de se montrer sous l’étendard national, sequi mettant ainsi était sous de s’implanter soit dans soit dans la section néerlandaise. En novembre l’ordre des architectes delalasection sectionbelge, néerlandaise. 1955, Philips fait c’est le choix de Kalff se montrer sous l’étendard national, se mettant Comme on leasait, Louis qui a été chargé d’organiser l’évènement enainsi tantsous que l’ordre desartistique architectes section directeur de de la la firme. Il a néerlandaise. alors une idée très précise de ce qu’il souhaite faire Comme on le sait, c’est Louis Kalff qui a été chargé d’organiser l’évènement en tant que directeur artistique de la firme. Il a alors une idée très précise de ce qu’il souhaite faire 82 Le poème électronique, Le Corbusier. Minutage Définitif des Ambiances et Images. 2 mars 1958, GRI. FHTC, op. cit., p.120-123. 83 82 Le Corbusier, 27 mai 1956, FLC 30530B. Le poème électronique, Le Corbusier. Minutage Définitif des Ambiances et Images. 2 mars 1958, GRI. FHTC, op. cit., p.120-123. Le Corbusier, 27 mai 1956, FLC 30530B.
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Le Corbusier, croquis pour le pavillon Philips, novembre 1956. FLC CA-K44-10 et 13
pour l’exposition de Bruxelles et cherche à entrer en contact avec Le Corbusier dès le début du mois de janvier pour lui proposer de concevoir le pavillon Philips. Par l’intermédiaire de Roger D’Aboville, un membre de Philips France, Kalff lui demande d’arranger une réunion qui se tient le 23 janvier 1956 et qui marque le début de l’aventure Philips. Quelque semaines plus tard, le 25 février, Le Corbusier rencontre Louis Kalff pour lui proposer de travailler sur l’intérieur du pavillon. Ce qui intéresse l’architecte, âgé de 69 ans en 1956, ça n’est pas tellement de concevoir un énième projet de pavillon, mais plutôt ce qu’il se passe à l’intérieur. Les architectes en chef de la section se sont rapidement méfiés de la présence d’un architecte étranger et ont cherché à maîtriser son intervention. Pour contenir ses possibilités, ils ont chargé Gerrit Rietveld de réaliser un projet de pavillon. C’est cette proposition de pavillon qu’il doit proposer aux deux protagonistes le 8 juin 1956. On connait l’issue de cette réunion où Le Corbusier fait clairement comprendre que la collaboration n’est pas envisageable : « Rietveld, je fais un intérieur qui n’a pas d’extérieur ». 84 Après cette réunion, Le Corbusier laisse de côté le projet du pavillon Philips quelque temps, étant donné qu’aucun contrat ni accord n’a encore été passé avec la société Philips. Il a tout de même émis quelques autres idées et contacte Varèse le 12 juin pour lui proposer de prendre part au projet à ses côtés. Le 13 octobre 1956, Louis Kalff accepte le contrat pour la conception du pavillon Philips et du poème électronique qui lie désormais l’entreprise à l’architecte. Cet accord conclu, Le Corbusier va se plonger davantage sur le projet et notamment sur la question qui est à traiter en premier lieu, celle du pavillon. Il a déjà prévu « que c’est Xenakis qui […] dessinera ce pavillon ». Il existe deux projets de pavillon, l’un réalisé au mois d’octobre 1956 et l’autre, qui est une évolution du premier et qui est définitif, a été réalisé lors du premier semestre de l’année 1957. Dès octobre 1956, Xenakis réalise une première maquette qui reprend les intentions de plan de Le Corbusier. La maquette est constituée d’épingles à cheveux qui forment trois sommets et qui sont reliées entre elles par des cordelettes pour former la couverture de la structure. Les cordelettes sont clouées à une petite planche de bois en suivant la périphérie du plan, la forme de la maquette est ainsi générée par des surfaces réglées. En parallèle, sur ses carnets, Le Corbusier a aussi fait évoluer le projet. Plusieurs croquis montrent qu’il cherche à donner une forme à son plan, il cherche un dessin qui convient à une situation de projection. Il imagine un volume conique en « armature tubulaire » et « tôle déployée » dont le plan et la coupe sont identiques. Le Corbusier imagine déjà un « volume aspect aluminium » pour ce pavillon et bien que le projet évolue encore beaucoup, c’est bien l’aspect final du pavillon Philips. Tout au long du mois d’octobre, Xenakis dessine un projet complet et cohérent. Dans les archives de la FLC, on retrouve des dessins signés à la fois de Xenakis et de Le Corbusier et parfois de Le Corbusier seul, suggérant qu’il s’est à quelques reprises installé à sa table à dessin. Une réunion est prévue le 24 octobre 1956 pour présenter les dessins à Louis Kalff. Lors de la préparation de cette réunion, Le Corbusier et Xenakis ont multiplié les dessins allant jusqu’à parfois dessiner des choses tout à fait similaires.
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P.Wever, op. cit., p.20. 77
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Iannis Xenakis, plan et perspective du pavillon Philips, octobre 1956. FLC 28581 et 28583
Le Corbusier, plan et perspective du pavillon Philips, octobre 1956. FLC 28584 et 28585 79
Iannis Xenakis, perspective du pavillon Philips signée par Le Corbusier, 23 octobre 1956. FLC 31925
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La proposition de Xenakis reprend l’idée du plan de mai 1956 et le déforme pour rendre le parcours de l‘entrée et de la sortie plus fluide. 85 A partir d’une première version de plan qui couvre une surface pouvant accueillir 600 personnes et d’une maquette, il réalise une perspective du projet construite géométriquement et très précisément. On y voit en volume les arêtes en épingle à cheveux et les surfaces réglées. 86 Le 24 octobre, Louis Kalff peut donc voir un premier plan, une première maquette et une première perspective, réalisés par Xenakis mais pas seulement. Le Corbusier a lui aussi senti le besoin de dessiner un plan et une perspective du premier projet. Le 22 octobre, il dessine un plan du pavillon à main levée dont la forme est identique à celui dessiné par Xenakis. Le Corbusier complète le dessin par une esquisse d’aménagement extérieur, montrant des bassins, des pelouses, des assises et ce qui ressemble déjà peut-être à des sculptures. La perspective est elle aussi dessinée à main levée et a été redessinée à partir de la perspective géométrique de Xenakis. A nouveau, Le Corbusier profite de ce dessin pour installer quelques aménagements extérieurs, ajoutant quelques arbres aux bassins et aux pelouses. On peut comprendre que Le Corbusier ait préféré montrer une image moins géométrisée du pavillon et plus ancrée dans son environnement. Ce qui est surprenant, c’est que le lendemain Xenakis dessine une troisième perspective. Celle-ci se base à son tour sur le premier dessin, elle montre à peine les abords du pavillon et ne donne pas beaucoup plus d’informations. Le dessin est annoté « DESSINE PAR XENAKIS 23-10-56 » et juste en dessous Le Corbusier a ajouté sa signature. La multiplication des perspectives semble indiquer que chacun a souhaité reprendre le dessin en son nom. Quelques temps après cette réunion, les architectes se sont rapprochés des ingénieurs de l’ancienne entreprise Eiffel à Paris auxquels ils ont soumis le projet. Les ingénieurs ont apporté leur expertise concernant les possibilités de mise en œuvre du pavillon et des systèmes constructifs qui pourraient y être appliqués. L’avis rendu par les ingénieurs entraine de nombreuses modifications du projet, notamment dans sa géométrie et dans sa forme mais n’ont pas d’impact sur sa substance. Il est décidé que le nombre de spectateurs soit réduit à cinq-cents personnes et que l’ensemble de la géométrie du projet soit modifiée pour que les surfaces réglées en conoïdes soient transformées en paraboloïdes hyperboliques. Le premier projet de Xenakis emploie une majorité de conoïdes, des surfaces réglées complexes à construire et à calculer. Les ingénieurs lui suggèrent alors de revoir la géométrie du projet en transformant ces surfaces en paraboloïdes hyperboliques qui sont bien plus simples à calculer et à mettre en œuvre. En effet, ces surfaces sont constituées presque exclusivement de lignes droites, ce qui en facilite grandement la mise en œuvre et lorsqu’une coque est formée d’un assemblage de paraboloïdes hyperboliques, les jonctions entre elles sont des lignes de forces importantes qui transmettent directement les charges aux fondations. En tenant compte de ces suggestions et alors que Le Corbusier est en Inde, Xenakis réalise un second projet entre le 8 novembre et le 14 décembre 1956. Ce second projet s’attarde 85 86
Plan du 16 octobre 1956, Xenakis, FLC 28581. Perspective du 19 octobre 1956, Xenakis, FLC 28583. 81
principalement sur des questions géométriques, cherchant à transformer la courbure des surfaces réglées du premier projet en paraboloïdes hyperboliques. Pour réaliser cette étape, Xenakis utilise un petit dispositif simple constitué de deux barrettes directrices dont il peut choisir la position dans l’espace et de cordelettes génératrices, attachées à ces barrettes en des points réguliers. La surface réglée générée par ce dispositif est une paraboloïde hyperbolique. En appliquant son dispositif sur la maquette du premier projet, Xenakis peut ainsi copier le plus fidèlement possible la courbure des parois. Il mesure ensuite l’angle d’inclinaison des génératrices en fonction d’une horizontale de référence et reporte ces données sur le papier pour dessiner précisément les surfaces réglées. Les nouvelles surfaces réglées modifient la forme des parois, des intersections entre elles et de l’intersection avec le sol qui forme le plan, donnant ainsi naissance au second projet de pavillon. Dans une série de croquis publiés dans plusieurs ouvrages, Xenakis explique très clairement tout le processus de conception qui a mené à la forme finale du pavillon. 87 Le premier croquis montre le croquis élémentaire du plan de Le Corbusier, celui qui constitue la décision élémentaire du projet. Cette idée subit une déformation formelle qui devient un estomac et qui prend des dimensions, 25x40 mètres. Xenakis montre ensuite la façon avec laquelle il a couvert le plan, en installant une première pointe qu’il a reliée à des points régulièrement disposés le long de la première moitié du périmètre. Une seconde pointe est reliée à la seconde moitié, puis une troisième pointe équilibre l’ensemble. Le positionnement des pointes dans l’espace est judicieusement choisi à la fois pour couvrir la surface avec un nombre minimum de surfaces réglées et pour répondre à des nécessités d’acoustique. Pour le moment, les formes et les courbures sont libres et n’ont d’autre critère que l’appréciation de l’architecte. Il s’agit ensuite pour Xenakis de réaliser ce même dessin avec des surfaces réglées en paraboloïdes hyperboliques et de fixer la hauteur et la position des pointes dans l’espace en fonction de la géométrie. Le croisement des paraboloïdes hyperboliques avec le plan virtuel du sol donne le plan définitif du pavillon. Bien que les conseils des ingénieurs Eiffel aient pu faire avancer le projet, notamment grâce à leur conseils concernant la forme des parois, le reste de leurs suggestions ne sont pas satisfaisantes pour Xenakis. Pour ne pas perdre plus de temps, Louis Kalff décide de consulter d’autres entreprises en lançant un appel d’offre. Une dernière réunion est organisée le 30 janvier 1957 avec les ingénieurs Eiffel et une semaine plus tard, Louis Kalff rencontre l’ingénieur Hoyte Duyster (1907-1987). Il est le directeur de la Société de Travaux en Béton et Dragages, la STraBeD, qui est la branche belge de la Hollandse Betonmaatschappij, une entreprise hollandaise spécialisée dans la construction en béton armé. Le système constructif proposé par Duyster pour le pavillon Philips est bien plus adapté que celui proposé par les architectes de l’entreprise Eiffel qui proposaient de monter des nervures métalliques et d’y suspendre les parois. Duyster propose de considérer les parois du pavillon comme un système de surfaces réglées qu’il imagine construire comme des coques en béton armé. Pour permettre la construction d’une telle structure, il propose que les coques soient préfabriquées hors du site pour être ensuite 87
Ces croquis ont été publiés dans : « Gravesaner Blätter », n°9, 1957, dans « Philips Technical Review », n°1, 1958 et dans J. Petit, Le Poème électronique, 1958.
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Iannis Xenakis, croquis sur la forme du pavillon Philips. Philips Technical Review et Gravesaner Blätter
assemblées et solidarisées par un système de mise sous contrainte. Le système proposé par Duyster permet théoriquement de libérer l’espace intérieur et extérieur de tout point d’appui ponctuel, les jonctions renforcées entre les parois suffisant à supporter l’ensemble de la structure. Très rapidement, ce principe de mise en œuvre séduit Le Corbusier et Xenakis. Le 13 février 1957 à Paris, ils rencontrent l’ingénieur Hoyte Duyster avec Louis Kalff. Quelques jours après cette réunion, Duyster répond à l’offre pour la construction du pavillon, officialisant son engagement pour la construction du pavillon Philips de l’exposition de Bruxelles 1958. La forme du pavillon Philips n’est pas seulement issue de nécessités géométriques et constructives, elle est aussi en grande partie une réponse à la problématique acoustique que lui pose son statut d’auditorium électroacoustique. Dans ce projet, Xenakis mêle ses connaissances d’architecte et d’ingénieur à ses connaissances de compositeur. Il a déjà une conscience très fine des nécessités de l‘espace acoustique qui est selon lui le « réceptacle des développements actuels de la musique électromagnétique ». 88 L’espace doit alors avoir une faible réverbération et implique de bannir certaines formes. Parmi la liste que Xenakis établit il y a les surfaces planes parallèles, les angles trièdres - ce qui bannit donc les volumes parallélépipèdiques - et les surfaces à rayon de courbure constant - ce qui bannit les portions sphériques ou cylindriques -. Les formes à rayon de courbure variable sont, par contre, tout à fait indiquées car elles ne concentrent pas les sons en un point de l’espace mais, au contraire, favorisent sa diffusion dans toutes les directions. La perception est donc homogène en tous points de l’auditorium et chacun des cinq-cents spectateurs est à même de percevoir la composition de Varèse dans les meilleures conditions. Xenakis voit aussi dans ce projet l’occasion de montrer que le temps de « l’Architecture de translation semble terminer sa course magnifique mais restrictive ». Il considère être à l’aube d’une autre architecture, une nouvelle conception qui considère réellement les trois dimensions de l’espace. Il l’appelle « l’architecture du groupe volumétrique ». 89 « Le Pavillon Philips de par son architecture s’insère non seulement dans une démarche plastique nouvelle mais de plus a provoqué la découverte d’un moyen original et général de mise en œuvre sans coffrage de ces surfaces difficiles qui, réalisant ainsi une œuvre bâtie en tout point originale, appartient à une nouvelle architecture révolutionnaire, l’architecture volumétrique ». 90 Pour mettre en œuvre cette architecture volumétrique, Le Corbusier et Xenakis ont trouvé en Hoyte Duyster l’ingénieur et l’entrepreneur dont ils avaient besoin. Il propose dès le début de son travail sur le pavillon de le construire avec des éléments préfabriqués en béton et solidarisés entre eux par un système de câbles afin de former une entité cohérente et homogène. La proposition de Duyster remplit l’ensemble des critères qui permettent de rendre concrète la construction du pavillon. Une de ces caractéristiques est de retenir les sons à l’intérieur de l’auditorium pour qu’il ne se diffuse pas à tue-tête aux alentours du pavillon. Pour cela Philips avait exigé que les parois du pavillon soient 88
I. Xenakis et S. Kanach, musique de l’architecture, Marseille, éditions Parenthèses, 2006, p.170. Ibid., p.167. 90 Ibid., p.178. 89
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suffisamment épaisses, rendant inenvisageable la construction d’une structure légère en toile ou en matière plastique. A propos de l’usage du béton pour construire une structure éphémère, Xenakis considère : « Pour l’instant, le béton seul est à l’origine de l’architecture nouvelle du groupe volumétrique. Il prépare le lit où les matières plastiques de demain formeront le fleuve riche de formes et de volumes que recèlent non seulement les êtres biologiques mais surtout les mathématiques les plus abstraites ». 91 Il prévoit ainsi dès 1958 une évolution des techniques et non tellement de la forme des structures éphémères. Il en réalise un exemple vingt ans plus tard dans son projet de Diatope pour l’inauguration du Centre Pompidou en 1978. Les surfaces étant des paraboloïdes hyperboliques, elles permettent le calcul et la répartition uniforme des forces dans la matière. Duyster a ainsi cherché à faire travailler les parois en compression seule. Si les parois fonctionnent en compression seule, c’est grâce à la force de tension exercée par les systèmes de câbles sur des nervures en béton précontraint, solidement ancrées dans le sol. Bien que les calculs structurels soient relativement simples avec des paraboloïdes hyperboliques, il n’était pas possible de déterminer par les mathématiques seules la résistance de la cohésion des éléments préfabriqués entre eux, surtout pour les surfaces les plus horizontales du pavillon. Un ensemble de maquettes et d’expérimentations structurelles ont donc été réalisées pour vérifier les hypothèses de Hoyte Duyster. C’est C.G.J. Vreedenburgh, professeur de mécanique appliquée à la Technische Hogeschool de Delft qui est chargé de mener à bien ces expérimentations. 92 Le temps est compté car il reste environ quatorze mois avant que l’exposition de Bruxelles commence. Au mois de février 1957, une première maquette au 1 :25e a été réalisée au TNO - Toegepast Natuurwetenschappelijk Oderzoek -, un institut de recherche indépendant installé à Rijswijk. Cette maquette est réalisée en acier tubulaire et en grillage métallique recouvert de plâtre, elle est tenue par trois étais qui soutiennent les trois sommets de la structure. La maquette a été uniformément chargée afin d’évaluer les performances globales de la proposition de Duyster. Elle est considérée pour ces tests comme une structure construite d’un bloc et non pas comme la structure composite qu’elle est. Les tests ont été concluants mais ne pouvaient être totalement exploités, étant donné que la structure de la maquette n’est pas fidèle à celle de la proposition de Duyster. Pour aller plus loin donc, une seconde maquette a été réalisée et celle-ci reproduit très fidèlement à échelle réduite les assemblages entre les différentes composantes de la structure. Cette maquette est réalisée à la Technische Hogeschool de Delft sous les ordres du professeur Vreedenburgh, de Adolf L. Bouma et de Frans Lichtenberg. Elle est construite au 1 :10e mais ne reproduit pas la totalité du pavillon, seules les deux parois les plus complexes - les parois E et K indiquées sur le schéma - sont construites. 91 92
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Ibid., p.178. “Philips Technical Review”, op. cit., p.9.
maquettes du pavillon Philips qui ont permis de réaliser les tests structurels, 1:25e et 1:10e. Philips Technical Review 87
Pour que l’expérimentation soit considérée comme satisfaisante, il faut que la structure résiste à deux critères : qu’elle supporte son propre poids, notamment sur ses surfaces les plus horizontales et qu’elle résiste à une charge équivalente à deux fois son poids qui simule la pression du vent et des intempéries. La maquette été réalisée avec le même principe structurel que la proposition de Duyster, les nervures des jonctions sont en acier tubulaire, le réseau de fil de nylon reproduit le système de tension et les panneaux préfabriqués en béton qui forment la coque sont en contreplaqué trois plis. Lors de l’assemblage, les morceaux de contreplaqué sont d’abord solidarisés entre eux grâce à une bande adhésive avant que le système soit mis sous tension. La proposition de Duyster suggère initialement d’installer un unique réseau de câbles le long de la surface intérieure du pavillon pour laisser la surface extérieure lisse et homogène, la maquette reproduit ce principe. Les étais ont d’ailleurs été enlevés afin de vérifier leur nécessité structurelle. Cette deuxième maquette a elle aussi été un succès, la structure s’est comportée comme prévu et a permis de confirmer la majorité des hypothèses émises par Hoyte Duyster. La maquette a même tenu sous le poids de cinq techniciens et d’un enfant, tous montés sur la maquette pour immortaliser leur réussite. L’ensemble des tests sur modèles réduits ayant donc été concluants, le début des travaux doit commencer le plus rapidement possible. Au début du mois d’avril 1957, les architectes ont dessiné la forme définitive de l’entrée et de la sortie et ont complété le dessin des bassins de récupération d’eau au pied du pavillon. De leur côté les ingénieurs dessinent les derniers détails, notamment concernant la connexion du pavillon avec ses fondations. Aussi, des décisions précautionneuses ont été prises afin de garantir la solidité de la structure et d’éviter sa déformation. Il a notamment été décidé qu’un second réseau de câbles soit installé sur la partie extérieure du pavillon. Les travaux de fondation du pavillon Philips commencent le 6 mai 1957 simultanément avec la préfabrication des panneaux de béton qui forment les coques. Il n’était pas envisageable de couler une structure de cette ampleur directement sur le site de l’exposition, cela aurait largement augmenté la complexité de la mise en œuvre et les coûts de construction. Les panneaux en béton ont donc été préfabriqués au sec, dans un grand hangar situé proche du site de l’exposition. La préfabrication des panneaux de béton est une des particularités du projet, elle est à son image, à la fois audacieuse et archaïque. L’espace du hangar a été rempli de tas de sable qui vont être sculptés pour former le négatif des coques du pavillon. Dans le sable, les paraboloïdes hyperboliques sont générées très précisément à l’aide de lambourdes qui forment les lignes directrices de la paroi. A l’intérieur de celle-ci, des baguettes en bois sont installées dans le sens de la courbure pour diviser la surface en des centaines de panneaux en forme de losange. Un autre des avantages de la paraboloïde hyperbolique, c’est que ses génératrices sont droites et qu’il n’est donc pas nécessaire de cintrer les éléments de bois qui constituent son coffrage. Les panneaux de béton sont ensuite coulés sur le sable qui a été mis en forme puis décomposé en ces éléments assez petits pour être transportés en camion sur le site et manipulés par deux ouvriers, chaque panneaux mesure environ un mètre carré et fait cinq centimètres d’épaisseur. Etant donné que les coques subissent exclusivement des efforts de compression, il n’est théoriquement pas nécessaire d’armer les panneaux de béton. Pour rendre les éléments moins fragiles et pour assurer leur transport et installation sur site,
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mise en forme des tas de sable dans le hangar
tracé géométrique et subdivision des parois
pose d’une armature métallique et coulage du béton
marquage des panneaux
les pannaux sont détachés et acheminés sur site
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une fine armature métallique est tout de même déposée dans le fond du coffrage de chacun des panneaux. Une fois secs, les panneaux sont méticuleusement numérotés, puis transportés sur le site de l’exposition où ils vont pouvoir être assemblés pour former les parois du pavillon. On donne ensuite au sable la forme d’une autre paroi et le processus est répété pour chacune des sept surfaces réglées du pavillon. Sur le site du pavillon, un immense échafaudage a été installé. Son rôle est double, il va permettre de couler sur places les nervures qui forment les jonctions entre les parois et de supporter les panneaux préfabriqués lors de leur installation avant que la structure soit mise sous tension. Les nervures de béton sont cylindriques - quarante centimètres de diamètre - car lors de la mise sous tension, la paroi doit pouvoir ‘tourner’ autour de la nervure. Elles sont aussi fortement précontraintes pour résister aux efforts de torsion provoqués par les sollicitations des câbles. Les centaines de panneaux de béton sont installés sur l’échafaudage de bois qui reproduit la forme des surfaces. L’interstice entre les panneaux est comblé par un mortier puis la structure est doucement mise sous tension. Le système de mise sous tension est double, installé à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de la paroi de béton. Il est composé d’un réseau de câbles de sept millimètres de diamètre espacés les uns des autres tous les cinquante centimètres environ. Un des atouts indéniables de la société STraBeD pour la construction de ce projet est qu’elle est spécialisée dans les constructions en béton sous contrainte. Elle a développé des dispositifs qui ont été brevetés et qui permettent de faciliter la mise sous tension des structures. Dans la plupart des systèmes classiques de mise sous tension, les câbles doivent passer à travers les éléments en béton, ce qui le fragilise et complique parfois la mise en œuvre. Le système breveté par la STraBeD permet d’emprisonner les câbles directement dans le béton des éléments structurels et ainsi de les ancrer aux nervures. Le système de platines emprisonnées dans le béton laisse dépasser un morceau d’environ cinquante centimètres de câble à l’extrémité duquel est accroché une attache prête à accueillir la grande longueur de câble nécessaire. La STraBeD a aussi breveté l’outil qui permet de tendre le dispositif d’accrochage, il s’agit d’une sorte de cric équipé d’un appareil de mesure de la tension. La force de serrage peut ainsi être ajustée très précisément en fonction des besoins et de la géométrie de la paroi. Grâce à ce dispositif, les panneaux de béton sont totalement indépendants construction de l’échafaudagedu système de contrainte. Le comportement de la structure, une fois l’ensemble des câbles mis sous tension, s’apparente à celui d’une coque uniforme dans laquelle les forces de compression, de tension et de torsion s’équilibrent. Le sol du plateau du Heysel est par ailleurs très meuble, il obligeait les architectes à concevoir des fondations très profondes qui rendaient la réalisation du projet plus coûteuse. Contrairement au pavillon néerlandais voisin dont la structure est supportée par des fondations ponctuelles et profondes, le pavillon Philips est construit sur un système en construction des nervures en béton précontraint radier qui permet à la structure de ‘flotter’ sur le sol meuble. La construction de la structure du pavillon Philips est terminée au mois de décembre 1957, elle a duré environ sept mois et s’est déroulée sans complications. Les échafaudages qui soutenaient les panneaux préfabriqués des parois sont alors retirés et l’aménagement de l’intérieur du pavillon commence. Les routes de son sont installées en premier lieu, ainsi les centaines de haut-parleurs qui constituent le dispositif acoustique sont directement
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pose des panneaux sur l’échafaudage
fixation des câbles aux nervures
une fine armature métallique est tout de même déposée dans le fond du coffrage de chacun des panneaux. Une fois secs, les panneaux sont méticuleusement numérotés, puis transportés sur le site de l’exposition où ils vont pouvoir être assemblés pour former les parois du pavillon. On donne ensuite au sable la forme d’une autre paroi et le processus est répété pour chacune des sept surfaces réglées du pavillon. Sur le site du pavillon, un immense échafaudage a été installé. Son rôle est double, il va permettre de couler sur places les nervures qui forment les jonctions entre les parois et de supporter les panneaux préfabriqués lors de leur installation avant que la structure soit mise sous tension. Les nervures de béton sont cylindriques - quarante centimètres de diamètre - car lors de la mise sous tension, la paroi doit pouvoir ‘tourner’ autour de la nervure. Elles sont aussi fortement précontraintes pour résister aux efforts de torsion provoqués par les sollicitations des câbles. Les centaines de panneaux de béton sont installés sur l’échafaudage de bois qui reproduit la forme des surfaces. L’interstice entre les panneaux est comblé par un mortier puis la système de fixation des câbles breveté par latension. STraBeD Le système de mise sous mise tension sous tension câbles structure est doucement mise sous estdes double, installé à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de la paroi de béton. Il est composé d’un réseau de câbles de sept millimètres de diamètre espacés les uns des autres tous les cinquante centimètres environ. Un des atouts indéniables de la société STraBeD pour la construction de ce projet est qu’elle est spécialisée dans les constructions en béton sous contrainte. Elle a développé des dispositifs qui ont été brevetés et qui permettent de faciliter la mise sous tension des structures. Dans la plupart des systèmes classiques de mise sous tension, les câbles doivent passer à travers les éléments en béton, ce qui le fragilise et complique parfois la mise en œuvre. Le système breveté par la STraBeD permet d’emprisonner les câbles directement dans le béton des éléments structurels et ainsi de les ancrer aux nervures. Le système de platines emprisonnées dans le béton laisse dépasser un morceau d’environ cinquante centimètres de câble à l’extrémité duquel est accroché une attache prête à accueillir la grande longueur de câble nécessaire. La STraBeD a aussi breveté l’outil qui permet de tendre le dispositif d’accrochage, il s’agit d’une sorte de cric équipé d’un appareil de mesure de la tension. La force de serrage peut ainsi être ajustée très précisément en fonction des besoins et de la géométrie de la paroi. Grâce à ce dispositif, les panneaux de béton sont totalement indépendants du système de contrainte. Le comportement de la structure, une fois l’ensemble des câbles mis sous tension, s’apparente à celui d’une coque uniforme dans laquelle les forces de compression, de tension et de torsion s’équilibrent. Le sol du plateau du Heysel est par ailleurs très meuble, il obligeait les architectes à concevoir des fondations très profondes qui rendaient la réalisation du projet plus coûteuse. Contrairement au pavillon néerlandais voisin dont la structure est supportée par des fondations ponctuelles et profondes, le pavillon Philips est construit sur un système en radier qui permet à la structure de ‘flotter’ sur le sol meuble. La construction de la structure du pavillon Philips est terminée au mois de décembre 1957, elle a duré environ sept mois et s’est déroulée sans complications. Les échafaudages qui soutenaient les panneaux préfabriqués des parois sont alors retirés et l’aménagement de l’intérieur du pavillon commence. Les routes de son sont installées en premier lieu, ainsi les centaines de haut-parleurs qui constituent le dispositif acoustique sont directement
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© Hans de Boer. Nederlands Fotomuseum
accrochés à la surface intérieure des parois. Quelques trois-cent-vingt-cinq haut-parleurs sont donc répartis dans l’espace intérieur du pavillon, permettant de diffuser les sons dans des directions différentes de l’espace tel que le décrit Xenakis : « vous [Edgard Varèse] aurez à votre disposition environ une dizaine de pistes magnétiques commandant : a. des essaims de haut-parleurs, b. des routes de sons, c. des graves seulement ou des moyens ou des aigus, d. des mixages spéciaux etc. Je crois que jamais jusqu’ici on n’a mis à la disposition d’un compositeur de tels moyens électroacoustiques ». 93 Les routes de sons longent les nervures des coques du pavillon tandis que les essaims sont disposés au-dessus de l’entrée et de la sortie du pavillon. Le poème électronique de Varèse est enregistré sur une bande magnétique de trois pistes qui permet de multiplier les effets sonores et les effets de diffusion dans l’espace. Les informations inscrites sur chacune des trois pistes sont amplifiées puis envoyées vers les haut-parleurs. Des signaux de contrôle ont été enregistrés sur une autre bande magnétique qui contient davantage de pistes, ils permettent alors de déterminer les haut-parleurs qui doivent s’activer et à quel instant de la partition afin d’orienter la diffusion des sons dans l’espace. 94 Le passage d’un hautparleur à un autre permet de donner l’impression que les sources sonores sont en mouvement, il est ainsi possible pour les compositeurs d’adapter le parcours et la vitesse de déplacement à leurs désirs. Iannis Xenakis et Edgard Varèse feront tous les deux un usage totalement différent de ces systèmes de diffusion. Une fois les haut-parleurs installés, un revêtement en amiante - limpet asbestos, mélange d’amiante et de ciment - projeté sur la totalité des surfaces intérieures du pavillon pour une épaisseur d’environ dix-neuf millimètres. Ce revêtement est ensuite légèrement tassé puis peint en blanc car il joue à la fois le rôle d’isolant acoustique et de finition pour lisser la surface du pavillon qui accueille les projections du poème de Le Corbusier. A l’extérieur du pavillon, une couche de peinture imperméabilisante est appliquée pour protéger les câbles de l’érosion et pour étanchéifier les coques du pavillon. Le tout est finalement recouvert d’une peinture « aspect aluminium », tel que Le Corbusier l’avait imaginé dès octobre 1956. Les orifices de l’entrée et de la sortie contrastent fortement avec cet aspect lumineux et brillant, ils sont peints en jaune vif, une couleur qui permet aux yeux des spectateurs de faire transition de l’obscurité à la luminosité, et inversement. Les portes de l’entrée du pavillon sont peintes en une alternance de rouge et de bleu foncé et celles de la sortie en une alternance de rouge et de vert vif. Ces couleurs - hormis celle d’aspect aluminium - font partie des types de couleurs de Le Corbusier, la palette qu’il utilise depuis 1951. 95 93
Lettre de Xenakis à Edgard Varèse, 11 juin 1957, FLC R3-06. W. Tak, The Sound Effects, “Philips Technical Review”, n°2/3, 1958, p.43. 95 P. Wever, op. cit., Colour in the Philips Pavilion, p.36-47. 94
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Aux abords extérieurs directs du pavillon, une sculpture, une stèle, un panneau directionnel et une enseigne donnent des indices sur la nature de ce que cache cette forme abstraite et métallisée. Ces quelques éléments explicites indiquent que le pavillon est le contenant d’un poème électronique, qu’il est le fruit d’une collaboration entre plusieurs artistes, qu’il a été réalisé pour le compte de la compagnie Philips et enfin la direction à suivre pour y assister. Au-dessus de l’entrée, une sculpture similaire à l’objet mathématique qui est suspendu à l’intérieur de l’auditorium, est posée sur une sorte de piédestal dans le bassin qui entoure le pavillon. Cette sculpture géométrique a été dessinée par Le Corbusier et Iannis Xenakis, elle a été réalisée dans les ateliers Philips à Eindhoven. Elle est constituée d’un enchevêtrement gigogne de volumes tubulaires colorés entre lesquels est installée une écriture en néon qui indique avec l’écriture manuscrite de Le Corbusier : « Philips poème électronique » Initialement, Louis Kalff imaginait installer une sculpture d’Ossip Zadkine à laquelle Le Corbusier a préféré proposer une œuvre d’Antoine Pevsner. Pour des raisons budgétaires, aucune des deux propositions n’est retenue et l’objet mathématique est dessiné. Ces décisions sont définitivement prises en février et en mars 1958. 96 Lorsque le public entre dans le pavillon Philips, il voit sur sa gauche l’ensemble des installations qui permettent d’automatiser la projection : les tables de contrôle qui permettent de lancer la performance, les racks contenant les amplificateurs de signaux ou les systèmes de relais des haut-parleurs qui créent les routes de son. Il y a aussi les lecteurs de bandes magnétiques qui permettent de jouer la musique de Varèse et de contrôler les jeux de lumière. Pour alterner deux spectacles sans délai, c’est-à-dire en théorie toutes les dix minutes - mais en pratique vingt minutes -, les lecteurs de bandes magnétiques, les bandes magnétiques elles-mêmes et les dispositifs de contrôle sont doublés. Tous ces équipements sont installés dans une petite salle lovée dans une des paraboloïdes hyperboliques. La salle est séparée de l’auditorium par une baie vitrée qui donne à voir les technologies Philips dès l’entrée dans le pavillon. Cette salle ne rassemble que les instruments de contrôle de la musique et des dispositifs lumineux, les films écrans et tri-trous sont projetés depuis deux cabines de projection. Dans chacune de ces cabines, deux projectionnistes sont chargés de synchroniser les films avec le reste de la performance. La balustrade qui enlace le public permet de dissimuler l’ensemble des équipements de projection du poème électronique, elle mesure 1.83 mètre de hauteur. Xenakis a par ailleurs souhaité réduire la taille des haut-parleurs accrochés aux parois du pavillon pour des raisons à la fois esthétiques et structurelles, interférant ainsi dans la proposition du technicien Willem Tak. Les haut-parleurs se trouvent alors moins performants dans les fréquences basses et pour compenser cette perte, des woofeurs sont installés au niveau du sol derrière la balustrade qui cache les dispositifs de projection. 96
Cette sculpture est le seul élément matériel du pavillon Philips qui a été conservé, il est aujourd’hui installé dans le parc de l’université technique d’Eindhoven.
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croquis de Louis Kalff pour les espaces techniques du pavillon, 12 novezmbre 1956. FLC J2-19-233-002
coupe sur la ballustrade et sur ce qu’elle dissimule. Philips Technical Review, septembre 1958 95
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© Hans de Boer. Nederlands Fotomuseum
© Hans de Boer. Nederlands Fotomuseum 97
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plan du pavillon Philips avec ses différents équipements. Philips Technical Review, septembre 1958
Le poème électronique de Le Corbusier est composé de cinq effets de lumière différents. Les ambiances sont produites par la projection de lumière colorée le long des parois du pavillon grâce à des batteries de néons et à des projecteurs. Les volumes, les deux objets suspendus aux sommets de l’espace, sont couverts d’une peinture sensible aux rayons ultraviolets. Lorsqu’ils sont irradiés avec un projecteur adapté, la peinture réagit pour devenir rouge pour le mannequin femme et bleu-vert pour l’objet mathématique. Les écrans sont deux grandes surfaces de parois qui se font face et sur lesquelles sont projetées d’immenses images en noir et blanc, ils sont produits grâce à deux projecteurs de cinéma installés de part et d’autre de l’auditorium dans deux cabines de projection qui se font aussi face. Les tri-trous sont projetés de la même manière, depuis les mêmes cabines de projection, sur les mêmes parois du pavillon et par deux autres projecteurs. Le dernier effet de lumière permet de produire un soleil rouge vif, une lune blanche, des étoiles et des nuages dans le ciel du pavillon. En tout, ce sont quatre projecteurs de cinéma, six projecteurs de 3 kW, deux projecteurs de 1 kW, six plus petits projecteurs de 500 W, quatre réflecteurs avec ampoule de 125 W pour projeter les rayons UV, cinquante étoiles de 5 W répartis sur les parois du pavillon, et quarante batteries de cinq néons qui éclairent blanc, rouge, jaune vert et bleu. Tous ces éléments permettent de projeter la partie visuelle du poème. Les systèmes de projection et de diffusion du poème électronique dans le pavillon Philips sont complexes et tout à fait uniques. L’ampleur des équipements mis à la disposition de Le Corbusier, de Varèse et de Xenakis sont principalement du matériel Philips. Chacun des protagonistes en a fait un usage différent, plus ou moins dédié et plus ou moins maîtrisé. L’inauguration du pavillon Philips a lieu le 18 avril 1958, au lendemain de l’ouverture de l’exposition universelle de Bruxelles. Pendant quelques jours, des dirigeants de l’entreprise Philips, des journalistes et des personnalités politiques assistent à plusieurs projections du poème électronique. Le pavillon ferme ses portes le 23 avril après que ces cérémonies officielles aient eu lieu afin de terminer la préparation de la performance. Le pavillon ouvre au public le 20 mai et, jusqu’à la fin de l’exposition le 19 octobre, un total de 3013 récurrences du poème électronique sont jouées pour environ un million-et-demi de visiteurs. Malgré les tentatives de Le Corbusier et de Louis Kalff pour maintenir le pavillon en activité - pour qu’il devienne par exemple un auditorium dédié aux musiques électroacoustiques -, il est détruit au début du mois de février 1959.
Iannis Xenakis, schéma des routes du son 99
100
destruction du pavillon Philips au mois de février 1959 101
MUSIQUE LE POEME ELECTRONIQUE DE VARESE
Malgré la destruction du pavillon, le poème électronique de Varèse demeure une œuvre indépendante. Elle existe aujourd’hui encore sous la forme de reproductions de l’œuvre produite sur bandes magnétiques. Leur diffusion sur formats commerciaux ne prend pas en compte la dimension spatialisée de l’œuvre. On peut néanmoins comparer ces reproductions du poème de Varèse au récit de Le Corbusier et comprendre qu’il s’agit de deux œuvres tout à fait indépendantes. Cette indépendance n’empêche pas des similitudes entre les deux compositions. On peut remarquer que les éléments qui constituent le poème de Varèse s’enchaînent sans presque jamais se superposer, ils sont même parfois séparés par un intervalle de silence. Cet enchaînement de sons fabrique un effet de diaporama où les images-sons sont mises en relation temporellement grâce à l’art du montage. Le choix de la forme de la composition que fait Varèse se rapproche très fortement de celui que Le Corbusier a fait en réalisant ses 27 planches, envoyées au compositeur au mois de juin 1957, quelques mois avant qu’il commence à composer. Pour composer son œuvre, Philips met à sa disposition les moyens électroacoustiques les plus avancés de l’époque ainsi qu’un de ses techniciens. 97 Varèse doit donc se rendre à Eindhoven, et cela en dépit des sérieux doutes émis par l’entreprise à son propos. 98 Sa femme Louise et lui quittent New York le 24 aout 1957 pour rejoindre Rotterdam le 2 septembre suivant. Le studio qui est mis à sa disposition est installé dans un garage pour camions sur le Strijp III à Eindhoven. Willem Tak, le technicien qui l’assiste, s’empresse de lui présenter l’ensemble des possibilités permises par les moyens de production et de reproduction électroacoustiques mis à sa disposition. Environ deux semaines après son arrivée aux Pays-Bas, Varèse se met au travail pour composer son poème. Au même moment, les Varèse quittent l’hôtel Atlanta dans lequel ils séjournaient jusqu’alors pour s’installer dans une petite maison de travailleur sur la Gagelstraat. Les installations présentes dans le garage d’Eindhoven permettaient dans un premier temps de tester des effets sonores produits par Tak ainsi que des systèmes de spatialisation sonore. A la découverte de l’ensemble des moyens qui lui sont offerts et des possibilités qui s’ouvrent à lui, Varèse comprend très vite que la composition va durer plus longtemps que les ‘quelques semaines’ que Kalff lui avait annoncées. Un second assistant les a d’ailleurs rapidement rejoints, Jan de Bruyn. Il est jeune et a déjà travaillé avec des compositeurs de musique électroacoustique, notamment avec Henk Badings (1907-1987). C’est d’ailleurs lui qui a mis en place le studio temporaire du garage à camions. Ils ont à leur disposition plusieurs magnétophones, plusieurs tables de mixage, des appareils permettant de boucler les pistes, un magnétophone à vitesse de lecture variable, des filtres, des modulateurs et d’autres équipements encore, leur permettant de réaliser des effets de réverbération. Avec tous ces équipements, avec ses deux techniciens et avec le soutien de Le Corbusier et de Xenakis, Varèse a tous les moyens pour réaliser une œuvre électroacoustique d’ampleur. Malgré tout cela, le climat artistique n’est pas bon. Tak et de Bruyn sont deux excellents techniciens mais ils n’ont pas de réelles notions de musique, et encore moins concernant les avant-gardes musicales auxquelles Varèse appartient. Il faut ajouter à cela les 97 98
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Lettre de Louis Kalff à Varèse, 24 juillet 1957, FLC R-3-6-59. Lettre de Louis Kalff à Varèse, 29 novembre 1956, FLC J-2-19-99.
frustrations de Tak, il a montré beaucoup d’enthousiasme pour la conception du système de diffusion installé dans le pavillon - Xenakis a apporté de nombreuses modifications à son projet technique - et il a aussi présenté à Varèse une grande collection de sons qu’il a presque tous rejetés. Par ailleurs, Varèse est lui-même complètement ignorant des questions techniques et cette incompétence creuse un peu plus, le temps avançant, les relations entre les trois hommes. 99 Lors de la démonstration partielle du poème électronique de Le Corbusier et de Varèse face aux dirigeants Philips qui a lieu le 6 février 1958, un certain nombre de décisions ont été prises pour permettre de terminer le travail à temps. En un peu plus de cinq mois, Varèse n’a composé que la moitié de son poème. Pour accélérer le travail et améliorer l’ambiance artistique au studio du Strijp III, Philips met à sa disposition un troisième technicien : Anton Buczynski, un technicien autrichien qui vit à Vienne. Dans sa ville, il travaille notamment à l’enregistrement d’orchestres et de chœurs mais il a peu de connaissances en musique électronique. Il est envoyé à Eindhoven pour ses qualités de technicien et pour sa sensibilité musicale. On ignore les raisons du choix d’Anton Buczynski mais rapidement, il noue une relation de confiance avec Varèse. Ceci s’explique notamment par le fait qu’ils parlent tous les deux italiens et que cela leur permet de communiquer sans que les deux techniciens hollandais ne les comprennent. Ces derniers ne parlant que très peu anglais et pas du tout français, la communication avait été très difficile entre les trois hommes. La présence de Buczynski marque un réel tournant dans la composition du poème électronique, il a permis de briser la solitude dans laquelle Varèse s’était retrouvé dans cette ville qu’il ne connait pas et a apporté une énergie nouvelle à la suite de l’œuvre. 100 Varèse quitte Bruxelles le 8 avril 1958 avant même que la version finale de sa composition ne soit terminée, il laisse ainsi Buczynski terminer le travail sans lui. Il a passé au total sept mois à Eindhoven pour composer les huit minutes du poème électronique. A Bruxelles, il travaille avec Tak à la spatialisation de l’œuvre au travers du système de diffusion du pavillon.
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FHTC, op. cit., p.207. P. Wever, op. cit., An Austrian in Eindhoven, p.82-99.
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MUSIQUE INTERLUDE SONORE DE XENAKIS
En plus de la composition de Varèse, Iannis Xenakis a composé une seconde pièce musicale pour le projet Philips. Il s’agit d’un interlude sonore qui est joué avant et après le poème de Varèse, lorsque le public entre et sort du pavillon. Cet interlude est la version spatialisée du fameux Concret PH que Xenakis a sorti quelques temps après l’exposition. Dès les premières notes du mois de mai 1956, Le Corbusier établit que Xenakis prendra part au projet aussi en tant que compositeur : « une musique d’entre acte de Xenakis fragment de sa symphonie pour faire grand vacarme = sortie et entrée des gens puis morceau composé de Varèse avec déroulement du scenario électronique ». 101 En évoquant le ‘fragment de sa symphonie’ Le Corbusier fait sans aucun doute référence à Metastaseis, composée en 1953 pour soixante musiciens et crée en 1955 au Festival de Donaueschingen. 102 Avec cette composition, Xenakis a fait parler de lui dans le monde de la musique. Tout comme Déserts de Varèse, Metastaseis a créé un scandale au moment de sa création. En choisissant ces deux compositeurs qui sont chacun à l’origine « des deux plus grands troubles musicaux des années 1950 », Le Corbusier engage la contribution de Philips à l’exposition universelle de Bruxelles vers la même direction. 103 Le rôle de Xenakis est alors de proposer une musique de deux minutes, cent-vingt secondes qui serait jouée entre chaque performance, comme interlude entre deux diffusions du poème de Varèse. Le Corbusier a émis différentes idées pour cet interlude sonore, le 27 novembre 1957, il expose plus clairement ses attentes à Xenakis. 104 Il lui signale que son interlude doit fournir, par le biais d’une voix humaine, les instructions nécessaires à l’orientation du public pour qu’il entre et sorte du pavillon. Le Corbusier lui demande aussi que sa contribution soit suffisamment contrastée avec le poème de Varèse afin qu’il n’y ait ni confusion ni continuité entre les deux œuvres. Il ne doit donc pas utiliser le même matériel sonore que Varèse. Le Corbusier lui demande de faire usage de sources sonores ordinaires et refuse qu’il se rende à Eindhoven pour profiter du studio du Strijp III. Xenakis aurait rêvé de passer quelques temps à Eindhoven pour travailler dans ce studio, aux côtés d’un compositeur qu’il admire et pour profiter du matériel de pointe qui y était mis à sa disposition. Un premier document daté du 29 novembre 1957 et intitulé plan de l’interlude indique la répartition des évènements tout au long des cent-vingt secondes. « Fin du poème électronique 5 à 10 sec. d’absence = silence + reflets de lumière diffuse immobile qui permettrait les déplacements du public dans la pénombre 101
Le Corbusier, premiers croquis pour le poème électronique, 27 mai 1956, FLC 30530B. https://brahms.ircam.fr/works/work/12834/, consulté le 20-05-21. 103 FHTC, op. cit., p.179. 104 Lettre de Le Corbusier à Xenakis, 27 novembre 1957. FHTC, op. cit., p.179-180. 102
104
10 à 15 sec. voix disant que le spectacle est terminé et donnant les ordres d’évacuation de la salle d’un ton très bref mais normal en français ou en anglais 90 à 100 sec. Nuages de sons ponctuels variants dans l’intensité dans les densités et dans l’espace du pavillon. 5 sec. d’un signal rythmé compréhensible par le public international par exemple : les coups de marteau qui annoncent la levée du rideau au théâtre. début du poème électronique » 105 Comme l’a demandé Le Corbusier, Xenakis a construit sa composition en contraste avec celle de Varèse, en faisant usage d’un matériel sonore différent. La composition de Xenakis est homogène et issue d’un matériau sonore unique : le crépitement de charbon en combustion. De ce matériel concret, Xenakis en a enregistré des fragments, les a édités puis assemblés selon ses désirs. Le résultat est une substance homogène, dense et absolument continue. Ce travail a été réalisé à Paris, dans le studio de la DMS - diffusion magnétique sonore - de Pierre Arnaud avec l’assistance de Pierre Chottin. Le studio avait été acquis tout récemment par la société Philips. Si le matériel sonore est unique et homogène, c’est parce que Xenakis souhaite baser la complexité de sa composition sur la diffusion des sons dans l’espace du pavillon. Le crépitement du charbon est percussif, très aigu et il est aussi très dense. L’idée de Xenakis est de faire parcourir ces sons en suivant les routes de son de façon très rapide, si rapide que le public ne peut pas véritablement distinguer les mouvements du son dans l’espace. Toute la composition de Xenakis est ainsi basée sur la diffusion spatiale de l’œuvre dans l’espace spécifique du pavillon. Ceci la différencie un peu plus du poème de Varèse parce qu’il n’a considéré la question de la diffusion sonore que dans un second temps et de façon indépendante du travail de composition, la considérant comme une forme d’expansion de la musique. Xenakis s’attache ici à fabriquer une musique littéralement spatiale dont la forme est avant tout le fruit d’une manipulation de l’espace. Etant à la fois architecte et compositeur pour ce projet, il est clair que cet interlude sonore est l’occasion pour lui de lier l’architecture à la musique. Xenakis fait en sorte que dans un même temps, le pavillon soit le réceptacle idéal des sonorités électroacoustiques de son époque et que la musique en soit un révélateur efficace de spatialité. Xenakis dessine la partition de son interlude sonore le 6 avril 1958, elle décrit principalement la diffusion spatiale de l’œuvre dans le pavillon. La composition est enregistrée sur trois bandes qui suivent chacune un parcours différent le long de treize droites acoustiques. Cette partition est donc l’indication scrupuleuse du parcours du son dans l’espace. Xenakis a estimé que deux minutes ne seraient pas suffisantes pour permettre au public d’entrer et de sortir du pavillon, il a donc choisi de prolonger son interlude de quelques secondes pour une durée totale de 2 minutes 45 secondes. Ceci révèle qu’à quelques jours de l’ouverture du pavillon au public, Xenakis imagine encore que le poème électronique soit joué de façon ininterrompue, comme une boucle
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Plan de l’interlude, 29 novembre 1957. FHTC, op. cit., p.180. 105
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Iannis Xenakis, partition de l’interlude sonore, avril 1958. CFIX 107
automatisée. Ce n’est pas le cas et la performance est jouée en moyenne, pendant les six mois d’exploitation du pavillon, deux voire trois fois par heure. La composition de Xenakis est une stéréophonie, elle consiste largement en un geste spatial qui souligne les lignes directrices de l’espace intérieur du pavillon, horizontalement, verticalement puis diagonalement. En somme, Xenakis s’attache à appuyer les trois dimensions réelles de son projet qui dépasse selon lui « l’Architecture de translation » et qui évolue vers une architecture qu’il nomme « architecture du groupe volumétrique ». 106 A la différence du poème électronique de Varèse, l’interlude sonore de Xenakis n’a pas continué d’exister après la destruction du pavillon Philips. La totalité de la composition est basée sur le système de diffusion du pavillon spécifiquement adapté à l’espace de l’auditorium. Par la destruction, l’œuvre de Xenakis a perdu sa forme spatialisée, sa forme composée et se résume désormais à un matériel sonore homogène et dense. La forme que l’on connaît aujourd’hui de cette composition est Concret PH. Xenakis a ainsi adapté l’interlude sonore, œuvre spatialisée, en un objet diffusable sur les canaux d’écoute classiques. Concret PH est aussi plus long de quarante secondes que l’interlude.
Iannis Xenakis, partition graphique de Metastaseis, 1953-1954. CFIX
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Xenakis, op. cit., Le Pavillon Philips à l’aube d’une architecture, p.167.
C
REALISATION DU POEME ELECTRONIQUE
LE POEME DE LE CORBUSIER
On sait que Le Corbusier a montré beaucoup d’enthousiasme pour le projet Philips dès le début de l’année 1956, il y a placé ses espoirs de réaliser la synthèse des arts qu’il rêve de réaliser depuis de nombreuses années. Il n’a pourtant pas vraiment fait la publicité du projet après qu’il eut été détruit et il existe peu de témoignages concernant ses satisfactions et ses déceptions. Quelques bribes de lettres nous permettent néanmoins d’identifier ce qu’il pensait du poème électronique et de sa collaboration avec Varèse. Albert Jeanneret est invité par son frère à venir à Bruxelles les 9 et 10 novembre 1958 pour assister à une séance du poème électronique. Le Corbusier lui a au préalable donné un laissez-passer qui lui permet de ne pas faire la queue pour entrer dans la pavillon et de demander aux personnels une séance spéciale. Quelques personnalités ont ainsi pu assister à une ‘audition’ du poème dans des conditions particulières. À la suite de ce séjour à Bruxelles, Le Corbusier écrit à son frère et à sa mère - qui vivent ensemble - pour leur faire part de sa déception et comme pour reconnaître devant son frère que, malgré son travail acharné, le poème électronique qu’il a réalisé n’est pas à la hauteur de ses attentes. Il parle d’une « catastrophe » dont le responsable est le « Service Philips Couleur ». « Cet Albert qui a crâné en avion et s’est fait jouer (comme un prince) le Varèse pour lui tout seul ! Je suis bien persuadé que cette musique est près de la perfection. […] Monsieur l’Albert a fait au poème en question, la petite bouche ! Et va donc méfiant type ! Tu te figures que c’est la vidange d’une corbeille de documents pêlemêle ! Jamais encore je n’ai sué comme pour cette affaire-là : huit minutes avec cinq cents lascars dont il faut tripoter les tripes et les couilles (les dames exceptées !) Et pour réaliser cela, monsieur l’Albert, ce fut quelque chose, et une année d’inquiétude, presque d’angoisse : tout dans la tête, avec huit à dix choses ensemble dans chaque seconde. Et là : quatre cent quatre-vingts secondes. Pas moinsse mais Monsieur l’Albert est partisan des morceaux pour violon seul sur une corde. Farceur. C’est moi le farceur, je te chine ! […] Et c’est bien quand on a fait un petit de le remettre à son destin qui est l’emploi qu’en font les autres. A propos, ton appréciation élogieuse pour le carrousel lumineux coloré, (Pavillon Philips) concerne précisément une catastrophe que au ‘Service Philips Couleur’, qui, trouvant qu’il tenait un rôle trop modeste a mis pétarade, foire et hors d’échelle (de l’art décoratif) là où étaient évènements cosmiques : lumière blanche totale, arrêt subit de la musique, = coup dans l’estomac du spectateur. Et ce qui était merveilleux : c’est-à-dire le décalage des deux projecteurs d’images, ils en ont fait un simultané exact, massacrant ainsi tout le halètement, le souffle, la branche de l’évènement.
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Voilà Albert, les mésaventures de Corbu. » 107 D’après cette lettre qui s’adresse à sa famille et donc qui n’a pas vocation à être rendue publique, on peut croire en la véritable déception de Le Corbusier quant à son poème électronique, même si peut-être certains sentiments sont exagérés pour appuyer son impuissance vis-à-vis de la situation. Selon lui, les problèmes rencontrés lors de la mise en œuvre du poème ne sont pas seulement d’un ordre technique. Ils interfèrent aussi directement avec son scenario, accusant les techniciens d’avoir voulu en faire un évènement spectaculaire et faisant ainsi rater les effets émotionnels qu’il souhaitait déclencher chez les spectateurs. Dans une lettre à Fernand Ouellette de 1960 - sans doute pour préparer la première biographie de Varèse qui paraît en 1966 - Le Corbusier retrace en quelques lignes le contenu de la commande Philips, le choix de Varèse et le travail qui a suivi ensuite. Il note, l’amertume de 1958 étant passée, que « Le Poème Electronique doit beaucoup à M. Kalff ». 108 Le Corbusier semble reconnaître, malgré les déceptions qu’il exprime dans la lettre à son frère, que Louis Kalff a joué un rôle central dans la réalisation du projet. Il lui témoigne d’ailleurs directement au moment des discussions à propos de la destruction du pavillon : « Vous avez été ‘un chef de file’ parfait pendant trois années et notez que c’est là un rôle déterminant dans les entreprises humaines. Mais, en général, quand ces hommes existent, on oublie d’apprécier leur présence et quand il n’y a pas de tels hommes, on ne s’aperçoit pas de leur absence car aucune œuvre n’a été entreprise ! » 109 Le Corbusier fait preuve de diplomatie et de politesse vis-à-vis de Kalff et cela n’empêche pas de le croire sincère. Ses reproches à propos du ‘Service Philips Couleur’ seraient alors davantage dirigés vers les techniciens eux-mêmes, ceux qui ont concrètement réalisé son poème et non tellement envers le directeur artistique de l’opération qu’est Louis Kalff. Pourtant, certains éléments permettent de montrer qu’il est à l’origine de la plupart des altérations du scenario de Le Corbusier, causes de sa déception. Plusieurs évènements, contretemps et difficultés techniques ont compliqué la réalisation du poème. altérations du scenario de Le Corbusier dans la réalisation du poème électronique Un des premiers obstacles a été sa méconnaissance des différentes caractéristiques des mélanges de lumière en couleur - synthèse additive -, Le Corbusier étant plutôt habitué au mélange de pigments pour la peinture - synthèse soustractive -. Ces deux principes physiques font que la superposition des couleurs ne donne pas le même résultat : tend vers le noir pour la peinture et vers le blanc pour la lumière. Les lacunes de Le Corbusier à ce sujet ont fait réagir Kalff lors d’une réunion à Paris le 16 janvier 1958 pendant laquelle ils discutent du minutage, qui devait être le dernier document du scenario, qui a été 107
Lettre de Le Corbusier à sa mère, 23 octobre 1958. Le Corbusier, op. cit., p.500-501. Lettre de Le Corbusier à Fernand Ouellette, 4 juin 1960, FLC U3-09-7. 109 Lettre de Le Corbusier à Louis Kalff, 31 octobre 1958, FLC J2-19-179. 108
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terminé le 17 décembre 1957. Lors de cette réunion, Kalff dresse une liste de plusieurs problématiques liées notamment aux ambiances. Sur les quarante-deux que compte le scenario, Kalff suggère d’en altérer vingt-huit pour régler des problématiques de synthèse des couleurs, de luminosité dans l’espace, et pour mieux les adapter aux équipements de projection qui vont être utilisés. Plusieurs ambiances contiennent une majorité de lumière blanche ou de couleur claire, ce qui rend difficile la projection des films écrans et tri-trous, ainsi que la séparation nette des couleurs entre elles. Ces altérations ont été incorporées aux ambiances coloriées de janvier 1958 et forment les premières modifications du scenario du poème. D’autres nombreux obstacles vont encore altérer le travail de Le Corbusier. Il avait initialement prévu dans son minutage d’utiliser les images du film de Pierre Kast, Le Corbusier, l'architecte du bonheur, de 385’’ à 445’’, ce qui occupait une grande partie de la séquence VII du poème. Le 12 février 1958, il reçoit une réponse favorable du distributeur du film qui lui permet d’utiliser les images dont il a besoin. 110 C’est le réalisateur lui-même qui refuse la demande de Le Corbusier, certainement pour des questions de droit d’auteur. Quelques semaines avant de rendre son minutage définitif, Le Corbusier se retrouve avec un trou d’une minute dans son scenario. Pour pallier à cela en partie, il propose de réaliser le fragment d’une scène à laquelle il tient : celle du dessin des routes du monde. Il propose à Agostini d’inclure une nouvelle version du dessin qu’il avait réalisé pour le film de Kast. Malgré tout, cet évènement laisse un vide dans la dernière séquence du scenario. Pour ne pas inquiéter davantage Kalff d’un nouveau contre-temps, Le Corbusier lui laisse penser que cette absence n’est pas importante et qu’il saura la compenser par des ambiances noires, blanches et colorées. C’est une maladresse de sa part qui n’a fait que renforcer l’effet « vidange d’une corbeille de documents pêle-mêle » aux yeux de Philips, qui se sentira par la suite plus libre à l’interprétation. Dans les deux versions du film écrans que l’on connaît aujourd’hui, l’une correspond bien au scenario du 2 mars 1958, le minutage définitif, et l’autre en est une modification. 111 Dans la première version, Le Corbusier a décidé de marquer une pause dans le film écrans entre 241’’ et 280’’ pour laisser s’exprimer son texte. Dans la seconde version, cette interruption se trouve à 275’’ et implique alors une réorganisation de la totalité du scenario du film, modifiant la relation entre le récit et la musique de Varèse. 112 Les 6 et 7 février 1958, Philips organise une projection test dans le garage du Strijp III à Eindhoven et dans le pavillon à Bruxelles. Il s’agit de présenter un montage test d’une minute de la séquence II du scenario que Philippe Agostini a réalisé. Des membres du directoire de l’entreprise sont présents et c’est aussi l’occasion pour eux d’écouter une version spatialisée du poème de Varèse qui est lui aussi loin d’être terminé. À la suite de la projection du poème de Le Corbusier, Louis Kalff et ses supérieurs décident d’agir en prenant en charge la réalisation des films écrans et tri-trous.
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Lettre de J.P. Vivet à Le Corbusier, 12 février 1958, FLC B3-10-283. Ces versions sont conservées au EYE Film Instituut d’Amsterdam. 112 FHTC, op. cit., p.229. 111
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Louis Kalff, Philippe Agostini, Le Corbusier, Edgard Varèse et Willem Tak, le 6 avril 1958 à Eindhoven
« Nous ne pouvons plus perdre de temps et pour cela nous désirons vivement prendre la production des films en main et les faire faire exécuter par un atelier qui est lié avec la maison Philips et qui fera dans un minimum de temps et avec beaucoup moins de frais que cela sera possible à Paris. » 113 Kalff expose les raisons de ce choix : « A Paris nous avons eu quelques difficultés à surmonter pour que tout le monde se comprenne bien. M. Agostini a eu quelques hésitations au sujet de la fabrication des films par Alga-Cinéma. Comme le travail n’est pas normal et comme il y a beaucoup de préparations graphiques et photographiques avant qu’on puisse procéder aux prises de vue, Alga-Cinéma a dû calculer pour le film total un prix entre huit et quatorze millions francs français, non compris les travaux photographiques. Comme M. Agostini supposait que tous ces travaux pourraient se faire plus avantageusement à Eindhoven et à Amsterdam nous avons étudié ces possibilités et nous allons faire faire cette semaine à Amsterdam un bout de film qui sera surveillé par M. Agostini, pour savoir si nos amis à Amsterdam seront capables de réaliser exactement vos idées et celles de M. Agostini. » 114 Kalff assure bien à Le Corbusier que « M. Agostini […] reste cent pour cent responsable pour cette partie du scénario ». 115 C’est le studio de Joop Geesink, basé à Amsterdam, qui est donc chargé de réaliser les sept minutes restantes de chacun des deux films. Le fragment réalisé par Agostini leur sert de modèle pour réaliser la suite des films. Le 26 février 1958, il se rend à Amsterdam pour livrer aux techniciens du studio Geesink les photos nécessaires à la réalisation des films et leur présente par la même la minute qu’il a déjà composée. Le travail réalisé à Amsterdam se limite alors à la captation de photographies, alors qu’Agostini a pu avoir accès à la collection d’objets de Le Corbusier dont il a fait des prises de vue avec des mouvements de caméra. Le Corbusier rappelle à Kalff que « c’est Agostini qui a ma confiance, mes ordres. Je lui ai expliqué l’esprit du scenario : il le connaît. Et c’est lui qui doit tout naturellement transmettre cela aux exécutants de la Geep Film. Il ne saurait en être autrement ! ». 116 Après son voyage à Amsterdam, Agostini a rapidement décrit à Le Corbusier ce qu’il a pu constater là-bas : « Il a vu une projection de l’essai d’une minute de film. Il se déclare tout à fait rassuré quant à la technicité des moyens employés. Pour la bonne réussite de l’affaire, (et c’est un fruit de son expérience) il est indispensable que la Geep Film soit autorisée à tourner un peu plus que le temps rigoureusement prévu pour la durée du film, ceci afin de permettre une sélection et un montage définitifs lors d’une prévision à
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Lettre de Louis Kalff à Le Corbusier. 13 février 1958, FLC-J2-19-164. Lettre de Louis Kalff à Le Corbusier. 13 février 1958, FLC-J2-19-164. 115 Ibid. 116 Lettre de Le Corbusier à Louis Kalff. 5 mars 1958, FLC G1-13-236-001. 114
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Bruxelles. C’est dans ces conditions seulement que M. Agostini estime obtenir le résultat maximum qui donne satisfaction aussi bien à Philips qu’à moi-même. ». 117 Philippe Agostini pensait qu’il serait responsable du montage final de chacun des deux films mais ça ne sera pas le cas. Sans le déclarer officiellement et sous prétexte d’efficacité, Philips a évincé Agostini de la réalisation des films écrans et tri-trous, éloignant un peu plus encore Le Corbusier de son poème. Cette situation a posé problème, étant donné qu’un certain nombre d’éléments du minutage n’ont pas été bien respectés : la forme et la durée des tri-trous ont été interprétées librement par les techniciens du studio Geesink. Cela a eu pour effet principal de briser la structure du scenario, laquelle était subtilement organisée par les décalages et déséquilibres entre les deux films et ambiances. L’éloignement de Le Corbusier pour la réalisation de son poème par le biais de celui de Philippe Agostini est d’autant plus accentué puisqu’il est en Inde du 7 mars au 7 avril 1958. Les altérations ne touchent pas que les deux films, une autre composante du poème est aussi victime de nombreuses modifications de la part de Philips : les ambiances. Suite à la projection du 6 février, Johan Jansen, un technicien éclairagiste Philips, est nommé responsable de la mise en œuvre du scenario de Le Corbusier dans le pavillon. Jansen est le « bras droit » de Louis Kalff, ils sont deux des fondateurs du LiBu et sont tous deux impliqués dans le développement des technologies d’éclairage chez Philips. 118 Johan Jansen travaille à partir du minutage définitif de Le Corbusier qui est la compilation réalisée par Jean Petit de tous les composantes du poème, réparties dans le temps et dans l’espace par des tableaux et des coupes coloriées du pavillon. Ce document est terminé le 2 mars 1958, il est la dernière contribution de Le Corbusier et sert de base au travail des techniciens de la société Philips. Le minutage définitif compte de nombreuses modifications par rapport aux idées initiales de Le Corbusier qui sont regroupées dans son minutage de novembre 1957. Les ambiances avaient été altérées à plusieurs reprises déjà, notamment dans les ambiances coloriées de janvier 1958 qui prennent en compte les modifications suggérées par Kalff lors d’une réunion à Paris le 16 janvier 1958 et qui concernent vingt-huit des quarante-deux ambiances. Ces révisions visent à adapter le scenario aux équipements de projection qui seront mis à disposition dans le pavillon. C’est Jean Petit qui remet le 2 mars 1958 le minutage définitif à Louis Kalff qui fait ensuite l’objet de plusieurs copies pour être distribué aux techniciens. Petit a ensuite passé quelques jours avec les éclairagistes Philips pour réaliser les premiers tests des ambiances dans le pavillon. Il a vite compris ce qui était en train de se passer et ce que les ambiances allaient devenir entre les mains de Jansen. 119 Le Corbusier est alors en Inde, à son retour une seconde réunion avec Jansen se tient à Bruxelles les 13 et 14 avril. Dans une lettre du 2 mai 1958 à sa mère et à son frère, il évoque son séjour : 117
Ibid. FHTC, op. cit., p.225. 119 Lettre de Jean Petit à Le Corbusier, 25 mars 1958, FLC. 118
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« Aucune nouvelle de Bruxelles Philips de mes quarante-huit heures là-bas (13-14 avril). Ereintant, décisif, décider,Philips voir clair tenirquarante-huit le coup, tenir tête, obtenir « Aucune nouvelle de Bruxelles de ;mes heures là-bas: minute (13-14 après minute. avril). Ereintant, décisif, décider, voir clair ; tenir le coup, tenir tête, obtenir : minute Je n’aiminute. pas vu-entendu mon poème électronique car me fais tout corriger il fallait après exécuter millemon soudures fils électriques !!! Alors, cecicorriger étant fait ; on Je n’ai pastrente-six vu-entendu poèmede électronique car me fais tout il fallait 120 presse untrente-six bouton etmille tout se déchaine. exécuter soudures de »fils électriques !!! Alors, ceci étant fait ; on presse un bouton et tout se déchaine. » 120 La version du minutage définitif annotée par Johan Jansen est conservée à l’Institut Getty de version Los Angeles, elle contient une grande quantité d’annotations quià l’Institut indiquentGetty des La du minutage définitif annotée par Johan Jansen est conservée 121 changements importants du scenario. On comprend alors qu’il a été nécessaire, une fois de Los Angeles, elle contient une grande quantité d’annotations qui indiquent des 121 encore, d’adapter le scenario a une réalité technique pasnécessaire, autant ambitieuse changements importants du scenario. Onmatérielle comprendet alors qu’il a été une fois que ce que Le Corbusier imaginait. Dans un premier temps, Philips lui avait présenté un encore, d’adapter le scenario a une réalité matérielle et technique pas autant ambitieuse système de projection cylindrique qui lui aurait permis de projeter des bandes de couleurs que ce que Le Corbusier imaginait. Dans un premier temps, Philips lui avait présenté un verticalesde ouprojection horizontales sur les parois pavillon. système cylindrique qui luidu aurait permis de projeter des bandes de couleurs Le Corbusier imaginait pouvoir proportionner les bandes lumineuses aux mesures du verticales ou horizontales sur les parois du pavillon. Modulor et faire que les couleurs soient distinctement séparées les unesaux desmesures autres. Ces Le Corbusier imaginait pouvoir proportionner les bandes lumineuses du bandes cherchent à reproduire le soient coucher ou lever de séparées soleil, la course soleil étantCes le Modulor et faire que les couleurs distinctement les unesdudes autres. fondement des ambiances du poème. Cet équipement, en fonction duquel Le Corbusier bandes cherchent à reproduire le coucher ou lever de soleil, la course du soleil étant lea donc réalisédes une partie dudu scenario pas livré en et fonction il s’avèreduquel que des fondement ambiances poème.ne Cetsera équipement, Le projecteurs Corbusier a classiques à réflecteur parabolique nene permettent ce type Les donc réalisé une partie du scenario sera pas pas livrédeetréaliser il s’avère que de desmontage. projecteurs ambiances monochromes sont alors produites avec des batteries de tubes fluorescents classiques à réflecteur parabolique ne permettent pas de réaliser ce type de montage. Les dissimuléesmonochromes derrière la balustrade du pavillon, jeux dede couleurs verticaux et ambiances sont alors produitestandis avec que des les batteries tubes fluorescents horizontaux derrière sont mislaenbalustrade œuvre avec solution d’urgence par Johan Jansen.etIl dissimulées duune pavillon, tandis que les imaginée jeux de couleurs verticaux propose de peindre les bandes de couleurs sur des vitres, ensuite installées sur des disquesIl horizontaux sont mis en œuvre avec une solution d’urgence imaginée par Johan Jansen. rotatifs et à tour le faisceau projecteur. Il réalisesur deux de propose detraversées peindre lestour bandes de par couleurs sur desd’un vitres, ensuite installées destypes disques vitres qui sont utilisées de cette manière à remplacer les ambiances qu’imaginait Le rotatifs et traversées tour à tour par le faisceau d’un projecteur. Il réalise deux types de Corbusier. vitres qui sont utilisées de cette manière à remplacer les ambiances qu’imaginait Le Ces bandes ont été peintes à la main et la chaleur des projecteurs en a parfois altéré la Corbusier. netteté, comme on peut le constater vitres. Ainsi, limites entre Ces bandes ont été peintes à la mainsur etles la photos chaleurde desces projecteurs enles a parfois altéréles la couleurs ne sont pas tout à fait distinctes et ne donnent pas du tout l’effet escompté netteté, comme on peut le constater sur les photos de ces vitres. Ainsi, les limites entrepar les Le Corbusier. Les pas ambiances sont une composante fondamentale du poème électronique, couleurs ne sont tout à fait distinctes et ne donnent pas du tout l’effet escompté par par cet échec de mise en œuvre, Philips réduit à néant une part importante des intentions Le Corbusier. Les ambiances sont une composante fondamentale du poème électronique, de Le le 2œuvre, mars 1958, la remise du minutage définitif, et le 17 par cetCorbusier. échec de Entre mise en Philipsmoment réduit àde néant une part importante des intentions avril, du1958, poème électronique face aux Philipset etleface de Lepremière Corbusier.représentation Entre le 2 mars moment de la remise dudirigeants minutagede définitif, 17 àavril, la presse, Louis Kalff a cherché à faire du scenario de Le Corbusier quelque chose première représentation du poème électronique face aux dirigeants de Philips et face pour sa hiérarchie. àd’acceptable la presse, Louis Kalff a cherché à faire du scenario de Le Corbusier quelque chose d’acceptable pour sa hiérarchie. La forme projetée du poème n’a en fait pas vraiment à voir avec le scenario très précis de Le Corbusier car chaque composante a subi altérations De laprécis volonté La forme projetée du poème n’a en fait pas des vraiment à voirtrop avecimportantes. le scenario très de 122 de former harmonie, le poème électronique est devenu œuvre chaotique. Le Corbusier car chaque composante a subi des altérations trop importantes. De la volonté de former harmonie, le poème électronique est devenu œuvre chaotique. 122 Rapport de la réunion du 11 février 1957 qui s’est tenue au 35 rue de Sèvres.
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FLC J2-19-362 Lettre de Le Corbusier à sa mère et à Albert, 2 mai 1958. Le Corbusier, op. cit., p.485. 121 120 FHTC, op. cit., p.120-125. 122 Lettre de Le Corbusier à sa mère et à Albert, 2 mai 1958. Le Corbusier, op. cit., p.485. 121 From Harmony to Chaos. FHTC, op. cit., p.120-125. 122
From Harmony to Chaos.
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système de projection cylindrique qui lui aurait permis de projeter des bandes de couleurs verticales ou horizontales sur les parois du pavillon. Le Corbusier imaginait pouvoir proportionner les bandes lumineuses aux mesures du Modulor et faire que les couleurs soient distinctement séparées les unes des autres. Ces bandes «cherchent à reproduire le coucher ou de lever soleil, la course du soleil le Aucune nouvelle de Bruxelles Philips mesdequarante-huit heures là-basétant (13-14 fondement des ambiances du poème. équipement, encoup, fonction Le Corbusier avril). Ereintant, décisif, décider,Cet voir clair ; tenir le tenirduquel tête, obtenir : minutea donc réalisé une partie du scenario ne sera pas livré et il s’avère que des projecteurs après minute. classiques à réflecteur parabolique permettent pas decar réaliser ce type montage. Les Je n’ai pas vu-entendu monne poème électronique me fais tout de corriger il fallait ambiances monochromes sont alors produites avec des batteries de tubes fluorescents exécuter trente-six mille soudures de fils électriques !!! Alors, ceci étant fait ; on 120 dissimulées derrière la balustrade pavillon,»tandis que les jeux de couleurs verticaux et presse un bouton et tout sedu déchaine. horizontaux sont mis en œuvre avec une solution d’urgence imaginée par Johan Jansen. Il propose dedu peindre les bandes couleurspar surJohan des vitres, ensuite installéesàsur des disques La version minutage définitifdeannotée Jansen est conservée l’Institut Getty rotatifs et traversées tour à tour par le faisceau d’un projecteur. Il réalise deux typesdes de de Los Angeles, elle contient une grande quantité d’annotations qui indiquent 121 vitres qui sont utilisées du de scenario. cette manière à remplacer ambiances qu’imaginait Le changements importants On comprend alorslesqu’il a été nécessaire, une fois Corbusier. encore, d’adapter le scenario a une réalité matérielle et technique pas autant ambitieuse Ces bandes ontCorbusier été peintes à la main et la projecteurs parfois altéréun la que ce que Le imaginait. Dans unchaleur premierdes temps, Philips en lui aavait présenté netteté, comme on peut le constater photos de ces vitres. Ainsi, les limites les système de projection cylindrique quisur lui les aurait permis de projeter des bandes de entre couleurs couleurs ne sont pas tout à fait distinctes et ne donnent pas du tout l’effet escompté par verticales ou horizontales sur les parois du pavillon. Le Corbusier. ambiances sontproportionner une composante du poème Le Corbusier Les imaginait pouvoir les fondamentale bandes lumineuses aux électronique, mesures du par cet échec de mise en œuvre, Philips réduit à néant une part importante des intentions Modulor et faire que les couleurs soient distinctement séparées les unes des autres. Ces de Le Corbusier. Entre le 2 mars 1958, moment de la remise du minutage définitif, et le 17 bandes cherchent à reproduire le coucher ou lever de soleil, la course du soleil étant le avril, première du poème face dirigeants deLe Philips et facea fondement desreprésentation ambiances du poème. Cetélectronique équipement, en aux fonction duquel Corbusier à la presse, Kalff aducherché faire dupas scenario Corbusier quelque chose donc réalisé Louis une partie scenarioà ne sera livré etdeil Le s’avère que des projecteurs d’acceptable pour sa hiérarchie. classiques à réflecteur parabolique ne permettent pas de réaliser ce type de montage. Les ambiances monochromes sont alors produites avec des batteries de tubes fluorescents La forme projetée dulapoème n’a endufait pas vraiment à voir précis de dissimulées derrière balustrade pavillon, tandis que lesavec jeuxledescenario couleurstrès verticaux et Le Corbusier car chaque composante a subi des altérations trop importantes. De la volontéIl horizontaux sont mis en œuvre avec une solution d’urgence imaginée par Johan Jansen. 122 de former poème de électronique estdes devenu chaotique. propose deharmonie, peindre leslebandes couleurs sur vitres,œuvre ensuite installées sur des disques rotatifs et traversées tour à tour par le faisceau d’un projecteur. Il réalise deux types de vitres qui sont utilisées de cette manière à remplacer les ambiances qu’imaginait Le 120 Lettre de Le Corbusier à sa mère et à Albert, 2 mai 1958. Le Corbusier, op. cit., p.485. Corbusier. 121 FHTC, op. cit., p.120-125. 122 bandes ont été peintes à la main et la chaleur des projecteurs en a parfois altéré la Ces From Harmony to Chaos. netteté, comme on peut le constater sur les photos de ces vitres. Ainsi, les limites entre les couleurs ne sont pas tout à fait distinctes et ne donnent pas du tout l’effet escompté par Le Corbusier. Les ambiances sont une composante fondamentale du poème électronique, par cet échec de mise en œuvre, Philips réduit à néant une part importante des intentions de Le Corbusier. Entre le 2 mars 1958, moment de la remise du minutage définitif, et le 17 avril, première représentation du poème électronique face aux dirigeants de Philips et face à la presse, Louis Kalff a cherché à faire du scenario de Le Corbusier quelque chose d’acceptable pour sa hiérarchie.
La forme projetée du poème n’a en fait pas vraiment à voir avec le scenario très précis de Le Corbusier car chaque composante a subi des altérations trop importantes. De la volonté de former harmonie, le poème électronique est devenu œuvre chaotique. 122 120
Lettre de Le Corbusier à sa mère et pour à Albert, 2 mai Le Corbusier, cit., p.485. vitres peintes utilisées projeter les 1958. ambiances de couleur op. du poème électronique. GRI FHTC, op. cit., p.120-125. 122 From Harmony to Chaos. 121
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vitre peinte utilisée pour projeter les ambiances de couleur du poème électronique. GRI
photographie d’une performance du poème électronique, Lucien Hervé. FLC L1-3-58-001 117
collaboration entre Le Corbusier et Edgard Varèse Ce qui semble réjouir Le Corbusier, malgré tout et du début à la fin du projet Philips, c’est la participation d’Edgard Varèse pour réaliser le poème à ses côtés. Il ne cache pas sa satisfaction d’avoir permis cette rencontre, et on ne peut avoir aucun doute quant au plaisir qu’il a eu à travailler avec Varèse : « j’avais totale confiance en lui. Je lui dis : ‘Vous ferez ce que vous voudrez ; je vous laisse libre […]. Je n’ai pas donné l’ombre d’un scenario à Varèse ». 123 Le Corbusier a imposé dès les premières discussions avec Philips la participation Varèse comme une condition à la sienne. Philips a souvent montré des réticences mais lui et Xenakis ont toujours tâché de prendre sa défense et de justifier de la grande qualité de son travail. Le Corbusier estime beaucoup le travail de Varèse, il considère que le poème électronique lui doit beaucoup et souhaiterait que Louis Kalff partage cet avis : « Je pense que vous êtes content tout de même d’avoir pris Varèse dans votre team. […] J’ai la certitude que sans Varèse, nous aurions été purement et simplement perdus, y compris les auditeurs et spectateurs du ‘Poème’ ». 124 le scenario de Le Corbusier et la musique de Varèse Derrière la satisfaction de Le Corbusier, il y a plusieurs étapes de travail dans lesquelles son scenario tente d’interférer avec la musique de Varèse, notamment concernant deux sujets : un arrêt de la musique au milieu du poème pendant lequel Le Corbusier prévoit une « ambiance blanche avec lumière sur les arêtes », ainsi que la diffusion d’une voix off - la voix de Le Corbusier lui-même - pour la séquence VII du scenario. Bien qu’il dise à plusieurs reprises qu’il ne souhaite pas interférer avec le travail de Varèse, il le prévient dès juin 1956 qu’il « est bien entendu que vous devrez, avec moi, fusionner la musique et le scénario » 125 et insiste sur le fait que « votre musique est libre, mon scenario est libre…chacun suit sa piste et ne prend contact que dans le silence du #19 ». 126 Dans sa lettre du 24 octobre 1956 qui officialise leur collaboration pour le projet Philips, il précise à propos de l’adéquation de son scenario avec la musique qu’il fera preuve de « toute la souplesse et [de] la curiosité qui [lui] sont propres ». 127 Tout au long de la conception du scenario et de l’avancée du poème électronique, Le Corbusier cherche à ce que Varèse prenne en compte ces deux éléments dans la conception de la musique. Dans le minutage de novembre 1957, il est prévu de 241’’ à 245’’ : « blanc et silence », « arrêt de la musique ». 128 A cette demande, Varèse lui répondit : « Mon cher Corbu, je n’ai 123
Lettre de Le Corbusier à Fernand Ouellette, 4 juin 1960, FLC U3-09-7. Lettre de Le Corbusier à Louis Kalff, 31 octobre 1958, FLC J2-19-179. 125 Lettre de Le Corbusier à Varèse, 12 juin 1956, CFIX. 126 Lettre de Varèse à Louis Kalff, 11 juillet 1957, FLC J2-19-131/132. 127 Letre de Le Corbusier à Varèse, 24 octobre 1956, FLC R3-06-37/39. 128 minutage de Le Corbusier, novembre 1957, FLC J3-20-74-7. 124
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pas pu réaliser ce silence ; c’est précisément le moment où il y a le plus de bruit dans mon affaire ». 129 En effet, bien que Le Corbusier ait négocié les meilleurs conditions pour que Varèse compose la musique de son poème, cela ne l’oblige en rien à le laisser lui dicter ce que la musique doit contenir et à quel moment. L’indépendance de Varèse est totale, sa vision du poème électronique va au-delà de sa diffusion pour l’exposition de Bruxelles, la composition ne peut se limiter à une forme projetée. Cette volonté de composer le poème comme une œuvre relativement indépendante est d’autant plus claire quand on évoque les paroles que Le Corbusier souhaitait diffuser au moment de la séquence VII, au moment du fragment de film de Pierre Kast. La diffusion d’un texte enregistré et intégré à la bandeson implique une diminution ou un arrêt de la musique à ce moment-là, créant nécessairement une altération dans la structure de la composition. Il sait ainsi que cette proposition pose des problèmes avec Varèse. A travers leur échange du 18 février 1958, on comprend que Varèse s’oppose à la diffusion du texte qui entre en conflit avec la fin de la composition qu’il aurait, soi-disant, déjà achevée. C’est un coup de bluff de la part de Varèse qui est loin d’en être à ce stade, mais cela suffit à faire changer Le Corbusier d’avis. Il lui propose de lui laisser une totale liberté entre 384’’ et 480’’ et de déplacer sa prise de parole en condensée de 241’’ à 280’’. Il ajoute : « C’est l’effort que je vous demande ayant fait, de mon côté, l’effort le plus grand. » 130 ; ce qui montre bien qu’il s’agit d’une négociation dans laquelle Le Corbusier ne laisse plus vraiment de choix à Varèse. Dans sa réponse qui vient six jours plus tard, Varèse répond simplement et clairement que c’est Louis Kalff qui s’assurera de « garder l’homogénéité de l’ensemble tout en sauvegardant l’intégralité de ses composants. » 131 L’opposition de Varèse est affirmée et Le Corbusier aura des difficultés à passer outre. Louis Kalff, porte-parole de la voix de Varèse, n’en oublie pas son rôle de directeur artistique, il oriente le débat en laissant Le Corbusier enregistrer son texte et choisir quelle pourrait être sa place dans le scenario. Il ne demande pas pour autant à Varèse d’adapter sa musique à ces interventions. Ainsi, c’est uniquement lors des projections du mois d’avril 1958 face à la presse et aux dirigeants Philips que ces paroles ont été entendues. Elles y ont été jouées sur un lecteur indépendant de la piste du poème électronique de Varèse. Durant les performances suivantes, la voix off est retirée et seule la musique de Varèse composée indépendamment des critères de Le Corbusier est diffusée par les centaines de haut-parleurs du pavillon. Le Corbusier avait toute confiance en Varèse et en ses capacités à réaliser une œuvre singulière pour ce poème électronique. Même s’il a exprimé à plusieurs reprises sa volonté d’interférer sur la partie sonore du poème, c’est Varèse qui a eu le dernier mot. Au total, Le Corbusier assiste à deux représentations du poème électronique après que le pavillon Philips ait ouvert au public. Une première fois le 26 juin 1958, alors qu’il passe deux jours à Bruxelles pour donner une conférence au pavillon français et en compagnie de Guillaume Gillet, l’architecte du dit pavillon. Une seconde fois le 29 septembre suite à 129
Lettre de Le Corbusier à Fernand Ouellette, 4 juin 1960, FLC U3-09-7. Lettre de Le Corbusier à Varèse, 18 février 1958, FLC R3-6-67. 131 Lettre de Varèse à Le Corbusier, 24 février 1958, FLC R3-6-68. 130
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l’invitation de Louis Kalff pour qu’il vienne, avec Iannis Xenakis, Jean Petit et Philippe Agostini, déguster une « côtelette monumentale » à l’issue d’une séance spéciale du poème électronique. Presque toute l’équipe qui a travaillé sur le projet Philips est présente ce jour-là, seul Varèse manque à l’appel.
120
garage à camion sur le Strijp III à Eindhoven. FLC L1-3-21-001
LE POEME DE VARESE
Lorsque Le Corbusier annonce à Edgard Varèse que Philips accepte - sans véritablement leur laisser le choix - qu’il compose ‘la musique du pavillon’, il se montre particulièrement enthousiaste à l’idée de cette opportunité : « Cette collaboration avec vous m’intéresse tellement…j’espère que tout va coller ! ». 132 Edgard Varèse a passé sept mois à Eindhoven pour composer son poème électronique, puis deux mois à Bruxelles pour le voir ‘projeté dans l’espace’. Il part de New York en paquebot, accompagné de sa femme Louise, le 24 aout 1957 et arrive le 2 septembre à Rotterdam. La composition du poème est terminée le 8 avril 1958 mais ils ne repartiront que le 18 juin pour Paris, puis au mois de juillet pour New York. 133 les moyens mis à disposition de Varèse Avant de quitter New York au mois d’août 1957, Varèse compile des fragments de partitions de passages de ses œuvres Etudes pour espace - chœurs, pianos et percussions - et Déserts - passages d’orgues - qu’il emporte avec lui aux Pays-Bas. Au départ Louis Kalff avait imaginé que « quelques semaines, peut être un mois » suffiraient pour réaliser le poème, mais après avoir passé les deux premières semaines de septembre 1957 à l’hôtel Atlanta d’Eindhoven, les Varèse s’installent dans une maison de travailleur de la société Philips. 134 Leur maison est sur la Gagelstraat, non loin du garage à camion du Strijp III dans lequel un studio temporaire a été installé, avec tout le matériel le plus à la pointe pour composer de la musique électroacoustique. Dans ce garage est aussi entreposée une maquette du pavillon Philips sur laquelle sera étudiée la position des haut-parleurs dans l’espace. Varèse n’est pas un technicien en électronique, bien qu’il soit sensible aux sonorités nouvelles et à l’implication des techniques dans la musique, il n’a pas les connaissances nécessaires pour manipuler ces instruments. Sa seule expérience électronique est celle de la composition des trois interpolations de Déserts, aux côtés de Pierre Henry à Paris quelques années auparavant. Pour l’accompagner cette fois, Philips met à sa disposition un de ses experts en acoustique, Willem Tak. Il est chargé par Kalff dès février 1957 de concevoir l’installation sonore du pavillon Philips pour laquelle il a suggéré un certain nombre de solutions techniques qui permettent une répartition adéquate du son dans l’espace et la réalisation de routes et de nuages de sons. Alors dès l’arrivée de Varèse à Eindhoven, Tak a pris soin de lui expliquer les détails de cette installation et des possibilités qu’elle lui offre. A cette période, le pavillon est encore en construction. En plus du studio temporaire installé sur le Strijp III, un système de test d’effets sonores et de diffusion des sons dans l’espace a été mis en place. Tak et Varèse sont rapidement rejoints par Jan de Bruyn, un jeune expert en électroacoustique de chez Philips. Tak et de Bruyn sont deux très bons techniciens mais ils n’ont que peu de connaissances en musique et ne comprennent pas véritablement les avant-gardes musicales auxquelles Varèse 132
Lettre de Varèse à Xenakis, 24 février 1957, CFIX. FHTC, op. cit., p.218. 134 FHTC, op. cit., p.205. Lettre de Kalff à Varèse, 24 juillet 1957, FLC R3-6-59. 133
121
appartient. Le studio mis à sa disposition à Eindhoven est largement à la hauteur des studios les plus avancés de musique électronique en Europe à cette époque. C’est le climat artistique qui va poser problème et qui va créer des tensions dans l’équipe. En effet, le travail à Eindhoven n’a pas toujours été simple, la composition du poème électronique a été longue et fastidieuse. Willem Tak s’est dès le départ beaucoup impliqué dans le projet du pavillon Philips, autant sur l’installation sonore du pavillon que sur la composition de la musique. D’autant plus que le système de diffusion des sons qu’il a imaginé pour le pavillon a été en grande partie remis en question et altéré par les architectes au moment de sa conception. En effet, Tak avait proposé un dispositif sonore dans lequel les haut-parleurs occupent une place trop importante à l’extérieur du pavillon, comme de grosses boites préfabriquées disposées sur la coque. Cette solution technique pour disposer les haut-parleurs a posé des problèmes d’ordres esthétique et structurel aux architectes. L’idée de Tak était de placer le châssis des haut-parleurs au nu intérieur des parois du pavillon, la partie arrière du dispositif étant donc déportée à l’extérieur du pavillon. Il était ainsi nécessaire de percer la coque du pavillon et de faire apparaitre des protubérances sur la face extérieure des parois. D’après Xenakis, les multiples percements aurait fragilisé la construction et la visibilité des haut-parleurs depuis l’extérieur lui aurait donné « des allures de ferme normande ». 135 Il suggère que la taille des haut-parleurs soit réduite et qu’ils soient montés sur les parois intérieures du pavillon. La réduction du gabarit des haut-parleurs a des conséquences sur la diffusions des fréquences basses que Xenakis propose de compenser par l’installation de caissons de basses au sol, derrière les balustrades et aux côtés des équipements de projection. La proposition de Xenakis est presque entièrement adoptée et mise en place dès avril 1957. Avant même le début de la construction du pavillon, des tensions et des conflits d’égos font leur apparition entre techniciens et artistes. Tak a aussi montré beaucoup d’enthousiasme dans sa collaboration avec Varèse en lui proposant de nombreux sons et enregistrements qu’il avait préparés. Tak a en fait développé l’illusion qu’ils composeraient le poème électronique tous les deux. Varèse lui ne le considère que comme un assistant technique et ne fera usage d’aucun des sons proposés. Cette nouvelle déception pour Tak a creusé un peu plus encore les différends entre techniciens et artistes. En janvier 1958, lors d’un dîner dans la maison de la Gagelstraat, Jan de Bruyn a lui-même avoué suivre des ordres de Willem Tak qui s’opposent pertinemment à ceux de Varèse. 136 A cela s’ajoutent aussi l’incompétence technique de Varèse et ses nombreuses hésitations. Au mois de décembre 1957, les doutes que les membres du directoire Philips ont développés depuis 1956 à propos de Varèse prennent de plus en plus de place et se font ressentir jusqu’au garage du Strijp III. En effet, au début du mois, une réunion a lieu entre des dirigeants Philips, avec Frits Philips lui-même, pendant laquelle ils mettent clairement en question la participation du compositeur et décident de réaliser une visite surprise aux
135 136
122
Lettre de Xenakis à Tak, 18 avril 1957, FLC G1-11-472. K. Tazelaar, On the Threshold of beauty, Rotterdam, V2 publishing, 2013, p.142.
croquis des différentes possibilités de montage des haut-parleurs, 11 février 1957. FLC 30618C 123
studios d’Eindhoven où lui et ses assistants travaillent. 137 A la suite de cette visite, Varèse écrit à Xenakis : « Il va sans doute y avoir du pétard. MM. Philips et… n’aiment pas un fragment de la composition que X… leur a fait entendre. Il est vrai que cela était sommairement présenté avec des moyens… tout à fait inadéquats, Verdict : pas de mélodie, pas d’harmonie. Ces messieurs, à ce qu’il paraît, seraient heureux d’être débarrassés de moi, mais je ne suis pas habitué à me laisser faire… ». 138 les doutes à propos de Varèse Ce pressentiment est bien réel puisque Frits Philips s’est montré le plus critique vis-à-vis de ce qu’il a entendu, qualifiant que cette musique est représentative de l’état d’esprit confus de l’époque et que cela ne convient pas à l’image que Philips souhaite montrer au monde lors de cette exposition universelle. 139 Dans cette situation complexe, Louis Kalff a un rôle délicat et décide d’écrire à Le Corbusier pour lui faire part de la gravité de la situation. Dans sa lettre du 13 décembre 1957, il écrit : « M. Philips commence à s’inquiéter un peu de notre démonstration, qui pourrait être tellement abstraite et étrange à tout ce que le grand public connaît, qu’elle manquerait son but ; qui est de consolider le prestige de la maison Philips dans le monde. C’est notamment au sujet de la musique de Varèse, qu’on s’inquiète surtout et on voudrait donc avoir la possibilité, avant la fin de cette année, de décider si on ne ferait pas faire une composition par un autre compositeur, afin d’avoir 2 possibilités au lieu d’un. […] Mais nous annonçons cet état d’esprit à Eindhoven pour vous faire comprendre que nous sommes forcés de prendre des décisions graves et définitives dans le plus bref délai ». 140 Ainsi, Varèse a eu raison de s’inquiéter et son anxiété était bien fondée. Le 24 décembre, Le Corbusier répond à son client de façon claire : « Du calme s.v.p. ! » et le rassure « Le Poème électronique Philips sera une grande chose avec un scénario de haute portée et capacité. Il ne peut être porté que par la musique de Varèse. Les instruments Philips, la magistrale technique Philips apparaitront dans une symphonie : rythme, couleur, image, musique ». Il réaffirme l’importance de Varèse dans ce projet : « Dites à la Direction Philips qu/ils doivent avoir confiance et être fiers. […] Il ne peut pas être question, une minute, de renoncer à Varèse. Si cela se faisait, je me retirerai de l’affaire. C’est très sérieux. » ; il conclut « Philips a signé avec courage sur des noms de bataille. Nous avons mis (vous avec nous) tout notre courage, toute notre 137
FHTC, op. cit., p.209. Lettre de Varèse à Xenakis, F. Ouellette, op. cit., p.195. 139 FHTC, op. cit., p.209. 140 Lettre de Kalff à Le Corbusier, 13 décembre 1957, FLC J2-19-148/149. 138
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foi. […] Dans l’Expo de Bruxelles 58, vouée au progrès humain, Philips se retirerait de la lutte ? Quelle bruit, quel scandale dans l’opinion publique. Quelle défaite !!! Nous arrivons au port, et vous chavirez !! ». 141 La réponse de Le Corbusier est explicite, si Philips souhaite se débrasser de Varèse, ils doivent aussi renoncer à s’afficher à ses côtés. Suite à ce conflit et aux mises au point qui ont été faites, la situation se calme courant du mois de janvier et une projection est organisée le 6 février 1958 au garage d’Eindhoven où la minute-test de Philippe Agostini est présentée aux côtés d’un fragment du poème de Varèse. A l’issu de cette projection, les inquiétudes se dirigent davantage vers le travail de Le Corbusier et d’Agostini dont la structure et la cohésion semblent moins claires. Anton Buczynski à Eindhoven Malgré les doutes qui persistent parmi certains membres du directoire Philips, des moyens supplémentaires sont donnés pour réaliser le poème électronique dans les temps. Ainsi un troisième technicien rejoint l’équipe qui travaille aux côtés de Varèse dès février 1958. Philips choisit de faire venir le technicien autrichien Anton Buczynski, qui s’occupe de l’enregistrement de musique classique pour la société Philips à Vienne. Il n’a pas de connaissances particulières en musique contemporaine et encore moins en musique électronique. 142 On ignore les raisons qui ont poussé Philips à faire venir un de leur technicien d’Autriche mais cela a bien eu un effet bénéfique sur le travail au Strijp III. Buczynski arrive le 19 février 1958 à Eindhoven, cinq mois et demi après Varèse. Il leur reste environ la moitié du poème à composer avant le début de l’exposition au mois d’avril. Il découvre en arrivant les fortes tensions entre Tak, de Bruyn et Varèse : le compositeur ne se sent pas pris au sérieux, étant donné ses incompétences techniques et les demandes parfois absurdes qu’il fait à ses assistants ; Tak accepte mal le rôle subalterne qui lui est donné pour la réalisation du poème. Buczynski a rapidement compris que Varèse se sent très isolé parmi ces experts en électroacoustique, dans une ville, dans un pays et avec une langue qui ne sont pas les siens. Rapidement aussi, Varèse et Buczynski se rendent compte qu’ils parlent tous les deux italien, ce qui leur permet de communiquer sans barrière de langue - Buczynski parle mal anglais et français - et de manière à ce que personne d’autre ne les comprenne. Petite revanche pour Varèse qui a dû subir depuis quelques mois des discussions en néerlandais auxquelles il ne pouvait prendre part. L’arrivée d’Anton Buczynski à Eindhoven a été, pour Varèse et pour la composition du poème électronique, une vraie respiration qui a permis de terminer dans les temps. Le 8 avril 1958, Varèse quitte Eindhoven pour Bruxelles alors que le poème n’est pas tout à fait terminé, laissant alors à ses trois assistants la responsabilité de terminer le travail.
141 142
Lettre de Le Corbusier à Kalff, 24 décembre 1957, FLC J2-19-150. P.Wever, op. cit., p.83. 125
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lettre de Edgard Varèse à Iannis Xenakis, 28 mai 1958. CFIX COR 039-01
le poème électronique d’Edgard Varèse dans le pavillon Philips A Bruxelles, Varèse a travaillé aux côtés des techniciens pour affiner la distribution de sa pièce. Après une première projection pour la presse et les dirigeants Philips qui a lieu le 17 avril, le pavillon ferme aussitôt ses portes. Varèse se confie à Xenakis pour lui dire à quel point il est déçu et agacé de la façon dont son poème a été ‘bouzillé’. Trois semaines plus tard, Varèse confie une nouvelle fois à Xenakis son ressenti de la situation : Il semble être bien plus satisfait de ce qu’il a entendu ce jour-là. « Ça y est ! Entendu ce matin pour la 1ére fois : Votre pièce qui sonne et se distribue admirablement - et La mienne qui rend bien aussi. Tout sera au point - (pour le patron) la semaine prochaine - et je pense que ça bardera comme il le faut ». 143 Le pavillon ouvre au public le 22 mai 1958, un mois après le début de l’exposition. Il ferme ses portes définitivement le 19 octobre. Pour Varèse, le poème électronique représente une synthèse de ses expérimentations précédentes et il imagine qu’il puisse continuer d’exister au-delà du pavillon. Contrairement au poème de Le Corbusier, la pièce de Varèse dépasse l’existence éphémère du projet Philips pour devenir une œuvre indépendante : la compagnie ayant les droits sur la pièce, le poème électronique sort en 1960 sur 33 tours. Pour Varèse, c’est une satisfaction totale il exprime à Le Corbusier sa joie d’avoir participé à ce projet à ses côtés : « Je suis fier et heureux d’avoir été votre collaborateur ». 144 Le poème électronique est pour lui « une charge contre l’inquisition sous toutes ses formes. Quand l’élément surprise a disparu, apparaît l’épaisseur tragique de l’œuvre, et son humanité, sa singulière beauté. » 145 Malgré les nombreuses difficultés aussi rencontrées par Varèse pour réaliser son poème électronique, l’issue semble satisfaisante pour lui comme pour Philips. Il semble d’ailleurs que ce soit le poème de Varèse qui souffre le moins des interférences de l’entreprise. Dans une lettre rétrospective du mois de novembre 1958, Kalff fait savoir sa satisfaction à Le Corbusier, en utilisant un ‘nous’ qui inclut ses collègues : « Nous sommes comme vous convaincus que Varèse nous a livré un travail excellent et qu’il serait difficile de trouver mieux en ce moment. Les efforts faits jusqu’ici par d’autres artistes pour s’exprimer dans l’espace par le son, ont tous été moins convaincants que la création de Varèse ». 146 Albert Jeanneret, dans une lettre à son frère du mois d’octobre 1958, fait des éloges à la musique de Varèse :
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Lettre de Varèse à Xenakis, 9 mai 1958, CFIX. Lettre de Varèse à Le Corbusier, 6 décembre 1958, FLC R3-6-72. 145 F. Ouellette, op. cit., p.198. 146 Lettre de Louis Kalff à Le Corbusier, 14 novembre 1958, FLC J2-19-181. 144
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« De Brueyn m’a fait auditionner la musique seule entre deux spectacles complets et j’ai été rempli de joie par cette partition puissante et variée. Je l’ai goûtée beaucoup plus qu’associée à l’image où il y a amoindrissement, éparpillement de l’une à l’autre. La voix humaine, pour finir, fait figure de chant de libération, les schémas de Ville radieuse, de programme, face aux images de destruction ; les coquilles, les figures de pierre, d’éléments de perfection proposés. On y sent un cheminement déjà rencontré précédemment, tandis que la musique seule - est vraiment une création spontanée douée de l’infini vers lequel tend toute musique. Elle bénéficie de cette originalité à laquelle ne touche pas une propagande dont on a déjà rencontré les démarches par ailleurs. Je le répète : pour le public, pour la Société, pour Philips, c’est une réussite ». 147 Lorsque Varèse quitte Bruxelles pour Paris au début du mois de juillet 1958, il profite largement de l’engouement lié à son œuvre, il fait écouter ses bandes dans un studio de la RTF où il reçoit des amis artistes et des groupes de jeunes compositeurs. 148 Lorsqu’il retourne à New York, il constate que le succès qu’il a connu à Bruxelles s’est exporté. Le 9 novembre 1958, une audition en stéréophonie du poème électronique est organisée à Greenwich Village par deux médias locaux. Cette première audition est reçue avec enthousiasme et va donner lieu à l’exécution de différentes œuvres de Varèse dans les mois et années qui suivent. Pour Varèse, l’année 1958 est certainement « l’année la plus extraordinaire de sa vie de compositeur » et le succès du poème facilitera la diffusion de ses œuvres. 149 Il a gagné à Bruxelles une ‘bataille majeure’, autant face aux nombreux doutes de l’entreprise Philips que face aux critiques plus virulentes et décisives qu’il a souvent connues dans sa carrière. Il dit en 1959 : « Je crois que je vais avoir des possibilités importantes de réalisation ici aux U.S.A., après tout, j’ai attendu assez longtemps et commencé à croire au proverbe ‘tout vient à point à qui sait attendre’ ». 150 Philips semble tout de même satisfait de ce que Varèse leur a offert, son poème électronique aurait atteint le but qui motivait la participation de l’entreprise à l’exposition universelle de Bruxelles, celui de « consolider le prestige de la maison Philips dans le monde », mais à quel prix ? 151 LE PROJET DE PHILIPS
Il ne faut pas perdre d’esprit que le but de Philips, dans sa participation à l’exposition universelle de Bruxelles, est avant tout publicitaire. L’entreprise avait précédemment participé à plusieurs expositions, mais cette fois-ci, le directeur artistique Louis Kalff a proposé à ses supérieurs que leur pavillon se différencie radicalement de ce qu’ils ont pu 147
Lettre de Albert Jeanneret à Le Corbusier, 14 octobre 1958, F. Ouellette, op. cit., p.198. F. Ouellette, Ibid., p.198-199. 149 F. Ouellette, op. cit., p.201. 150 F. Ouellette, op. cit., p.203. 151 Lettre de Kalff à Le Corbusier, 13 décembre 1957, FLC J2-19-148/149. 148
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discours de Louis Kalff lors de l’inauguration du pavillon Philips, avril 1958. FLC L1-3-78-001 129
connaître auparavant. Il suggère que le pavillon « consiste en un grand auditorium dans lequel la lumière et le son puissent être expérimentés ensemble », 152 il imagine alors concevoir un pavillon dans lequel les productions Philips ne seraient pas directement exposées au public. le choix des protagonistes Dès 1928, Louis Kalff réalise pour Philips plusieurs pavillons et lieux d’expositions dans lesquels les productions de l’entreprise sont accompagnées par des démonstrations de leurs potentiels. Ainsi, le LiBu - Lightning Service Bureau - est créé en 1929 et organise pour Philips plusieurs évènements ou pavillons, comme à l’occasion des différentes expositions universelles dans les années trente. En tant que directeur artistique, il désire mener ces innovations plus loin pour l’exposition de Bruxelles de 1958 en proposant « une démonstration d’avant-garde qui sera certainement une des plus remarquables de l’exposition ». 153 Pour s’assurer la qualité de la performance et la plus grande visibilité de la contribution, Kalff suggère de miser « sur des noms de bataille » auxquelles associer le nom Philips. 154 Afin de s’offrir cette image de prestige, il pense à Benjamin Britten pour composer la musique et à Le Corbusier comme architecte du pavillon. Comme on le sait, dès l’instant où Philips fait le choix de s’associer à Le Corbusier, les choses prennent une autre direction car il impose plusieurs conditions sine qua non à sa participation : la collaboration avec Edgard Varèse et le fait qu’il réalise lui-même le scenario d’un poème électronique. Dès que Le Corbusier a montré sa volonté d’associer Edgard Varèse au projet en juin 1956, les Philips se sont empressés de glaner des informations à propos de ce compositeur dont ils ignorent encore totalement le travail. Au mois de novembre 1956, Louis Kalff a reçu de nombreuses lettres de ses collègues cherchant à l’avertir à propos de ce compositeur, de la nature de son travail et mettant en doute son aptitude à composer une partition qui puisse être jouée par un orchestre. 155 Il n’était donc pour l’heure pas question de musique électronique. Malgré ces éléments peu ‘rassurants’ pour Philips - Louis Kalff le fait bien savoir à Le Corbusier -, Edgard Varèse se rend à Paris le 13 décembre 1956 pour une première réunion qui se tient le 19 décembre au 35 rue de Sèvres de Sèvres. Lors de cette réunion, Kalff semble être conquis par Varèse, il note : « Dans l’après-midi du 19 décembre, nous avons eu une longue discussion avec l’architecte Le Corbusier et le compositeur Varèse de New York […]. Nous avons l’impression qu’à la fois les sons devant être conçus par Varèse et le pavillon et le scenario de Le Corbusier atteindraient effectivement l’effet désiré, à savoir que Philips donne une démonstration d’avant-garde qui sera certainement un des évènements les plus saisissant de l’exposition tout entière ». 156
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FHTC, op. cit., p.196, note n°10. P.Wever, op. cit., p.101. 154 Lettre de Le Corbusier à Kalff, 24 décembre 1957, FLC J2-19-150. 155 FHTC, op. cit., p.202. 156 FHTC, op. cit., p.203, note n°36. 153
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Depuis le début et malgré les doutes émis par ses collègues, Louis Kalff reste fidèle à son désir de faire travailler Le Corbusier pour le nom de son entreprise. Le temps étant compté jusqu’à l’ouverture de l’exposition en avril 1958, Kalff a dû devancer la rencontre avec Varèse pour s’assurer de sa collaboration avec l’architecte. Le 13 octobre 1956, il officialise la commande à Le Corbusier et annonce les termes du contrat sur lesquels ils se sont auparavant accordés. « Nous vous chargeons par conséquent d’une part de faire les plans du pavillon Philips d’autre part de composer le scénario pour une présentation ‘son, lumière et couleur’ au dit pavillon d’une durée de 8min et ceci, les 2 projets, pour une honoraire de 10 Millions de francs ». 157 Kalff indique un échelonnement de la rémunération : 3.5M à la signature du contrat, 3.5M à la remise du projet de scénario - fin décembre 1956 -, 2M à la remise du scénario définitif - 1er avril 1957 -, puis 1M à l’ouverture de l’exposition. Il continue à propos de Varèse : « En ce qui concerne l’accompagnement musical et sonore nous avons noté votre désir de vous assurer la collaboration de M. Varèse. Il est toutefois entendu que M. Varèse devra tenir compte de notre souci de faire apprécier la qualité de nos reproductions pour le public et incorporer en conséquence, dans sa partition des passages symphoniques ». 158 le plan de secours de Philips Par la signature de ce contrat, l’entreprise se trouve pieds et poings liés avec Le Corbusier, lui laissant une presque totale liberté. La collaboration de Varèse n’est plus un choix, Philips doit accepter la participation du compositeur. Malgré cela, Le Corbusier et Xenakis ont dû justifier à plusieurs reprises des qualités du compositeur, de l’importance de son œuvre et de sa participation au projet Philips. Tout au long de la réalisation du poème, Philips a émis des doutes sur Varèse, concernant la qualité de son travail et la nature de sa contribution. Certains dirigeants Philips estiment que la musique de Varèse ne permet pas de montrer toutes les qualités du matériel qu’ils souhaitent mettre en avant et que les émotions qu’elle véhicule ne sont pas toutes bonnes à associer avec l’entreprise. Pour garder le contrôle de la situation et en cas d’échec du poème électronique de Le Corbusier et d’Edgard Varèse, Philips a secrètement organisé un ‘spectacle de remplacement’. A la fin de l’année 1957, le français Pierre Arnaud (1921-2013), est ainsi approché pour réaliser une performance de secours dans le pavillon de Le Corbusier. Il est le cofondateur du studio D.M.S. - diffusion musicale sonore - basé dans le XVIIe arrondissement de Paris et fondé en 1948 puis racheté par Philips en novembre 1957. Il est spécialisé, entre-autres, dans la production de performances son & lumière, généralement réalisées pour être projetées sur les façades de monuments partout en France.
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Lettre de Kalff à Le Corbusier, 13 octobre 1956, FLC J2-19-4. Ibid. 131
« Il semblerait être le type de personne le plus approprié pour agir comme intermédiaire avec le compositeur Corbusier ». 159 La mise en place d’un tel projet s’est faite dans le but de répondre à trois problématiques sur lesquelles Philips n’a plus de pouvoir : le manque de connaissances techniques des deux septuagénaires, la qualité de leurs productions - dont ils doutent - ainsi que l’assurance d’une démonstration qui met en valeur les capacités techniques de l’entreprise. La société Philips ne souhaitait courir aucun risque et c’est pour cette raison qu’en parallèle de l’avancée de la composition de Varèse et du scenario de Le Corbusier, Arnaud a commencé à préparer cette performance de substitution. D’après Pierre Arnaud, dans le cas où le poème de Le Corbusier compromettrait la réputation de l’entreprise, son ‘spectacle de remplacement’ serait mis en œuvre dans le pavillon et Le Corbusier recevrait directement une compensation de vingt-cinq millions de francs. 160 Le scenario du poème électronique de Pierre Arnaud propose une « symphonie de sons et d’images, en trois parties et une coda », il se veut « plein de symbolisme » et en opposition avec celui de Le Corbusier qui « manque de toute cohésion ». 161 Pour son poème, Arnaud fit appel au compositeur Henri Tomasi (1901-1971) qui écrit une partition pour solistes et chœurs devant être jouée, enregistrée, mixée et transférée sur bandes magnétiques. La réalisation de ce poème électronique de remplacement n’aura pas lieu et c‘est bien les œuvres de Le Corbusier et d’Edgard Varèse qui prennent place dans le pavillon Philips pour l’EXPO 58. « Le travail de Le Corbusier a été traité dans de nombreux journaux, magazines et émissions. Comme prévu, son spectacle a généré une grande quantité d’intérêt et a reçu beaucoup de - parfois excessifs - louanges. », ce qui aurait certainement été dans une moindre mesure avec la performance d’Arnaud et Tomasi. 162 Philips a tâché de bien garder le secret de sa collaboration avec Arnaud mais a tout de même su profiter des services du - nouvellement acquis - studio à Paris. Le studio D.M.S. est donc une antenne parisienne de Philips et à la demande de Kalff et de ses collègues, le studio a été mis à disposition de Le Corbusier pour qu’il y enregistre sa voix, ainsi qu’à celle de Xenakis pour qu’il y produise son interlude sonore. le bilan est positif pour Philips Malgré les retards accumulés, autant sur la partie technique que sur la partie artistique, le pavillon Philips ouvre ses portes du 18 avril au 23 avril 1958, exclusivement pour les dirigeants Philips, pour la presse et pour des personnalités politiques. Le pavillon ouvre véritablement au public le 20 mai et, jusqu’à la fin de l’exposition le 19 octobre, un total de 3013 récurrences du poème électronique sont jouées pour environ un million-et-demi de visiteurs. Ainsi, les nombreuses difficultés techniques liées à la mise en œuvre du scenario, ou les différents doutes vis-à-vis de la pertinence de la musique n’ont pas empêché au pavillon Philips d’être un véritable succès d’exploitation. 159
FHTC, op. cit., p.208, note n°47. P.Wever, op. cit., Shadowplay, p.76. 161 P.Wever, op. cit., Shadowplay, p.79. 162 P.Wever, op. cit., Shadowplay, p.80. 160
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Le 22 juillet, Le Corbusier s’agace auprès de Louis Kalff : « Je vous signale entre autres, que je n’ai jamais reçu de mot aimable de votre Comité Directeur pour l’effort énorme que j’ai fait à l’occasion de votre Pavillon. Cela s’appelle purement et simplement l’ingratitude humaine. Quand un architecte a fait un bâtiment, le client lui paye une côtelette de mouton ou de bœuf à la fin des travaux et lui fait un petit sourire, même si celui-ci doit être de travers. La publicité Philips autour du Poème électronique est énorme et personne chez Philips ne se doute de la difficulté immense qu’il a fallu vaincre pour le réaliser ». 163 Il reconnaît le succès de son pavillon et du poème qu’il abrite mais résume les choses un peu facilement d’après Kalff. Le 28 juillet 1958, il lui répond à propos de « l’ingratitude [qu’il reproche au] comité directeur », il lui expose ouvertement les raisons pour lesquelles ils se sont inquiétés : « Il ne faut pas oublier que votre scénario a causé pas mal d’opinions très divers parmi les membres de notre conseil administrative et qu’une démonstration unanime de leur part d’enthousiasme était impossible. Le retard dans l’inauguration du pavillon et la mise en marche très lente de nos séances, qui étaient encore très incomplètes au début et qui sont encore en ce moment en cours de perfectionnement, ne nous a pas donné l’occasion d’organiser une inauguration retentissante. » Kalff reconnaît à son tour que le projet est un succès et flatte son architecte : « ‘l’opinion publique’ a changé considérablement depuis le 22 avril et le succès du Poème électronique en face du public et surtout l’estime que les architectes, les musiciens et les artistes ont manifesté pour notre réalisation, a maintenant convaincu notre haute direction que ce que nous avons fait est une réussite et vaut les efforts et les capitaux considérables qui ont été investis. Le petit sourire dont vous parlez devient un grand sourire et n’est plus de tout de travers et ‘le client’ qui est en réalité une organisation très complexe désire vivement vous payer une côtelette monumentale ». 164 Le bilan semble alors plutôt positif, il est du moins assumé comme tel. Le pavillon Philips est en tous cas un des objets incontournables de l’exposition de Bruxelles 1958, aux côtés de l’Atomium et des grands exploits techniques soviétique et américain, il fait partie des éléments les plus photographiés et diffusés dans la presse à l’époque.
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Lettre de Le Corbusier à Kalff, 22 juillet 1958, FLC J2-19-173. Lettre de Kalff à Le Corbusier, 28 juillet 1958, FLC J2-19-174. 133
bilan comptable et naissance de l’Evoluon En 1957, le profit de la société Koninklijke Philips N.V. s’élevait à plus de 173 millions de bilan et naissance de l’Evoluon 165 florinscomptable néerlandais. Initialement, le budget alloué à la contribution de l’entreprise pour En 1957, le profit de la société Koninklijke Philips N.V.Au s’élevait à plus millionsont de l’exposition de Bruxelles était d’un million de florins. 31 mars 1958,deles173 dépenses 165 florins néerlandais. Initialement, le budget alloué à la contribution de l’entreprise pour atteint 1.9 millions alors que d’autres coûts supplémentaires doivent encore s’ajouter à ce l’exposition de Bruxelles était d’un million de florins. Au 31 mars 1958, les dépenses ont total. atteint 1.9 amillions que d’autres coûts supplémentaires encore s’ajouter à ce Louis Kalff estiméalors que le projet du pavillon Philips a coûté àdoivent son entreprise environ deux total. florins par visiteur, ce qui représenterait au total environ trois millions de florins, un coût Louis Kalff a raisonnable estimé que les’ilprojet du en pavillon Philips avec a coûté à son entreprise environ deux qu’il estime est mis perspective la publicité considérable dont ils florins par visiteur, qui représenterait au total environ trois millions de florins, un coût 166 ont bénéficié à cetteceoccasion. qu’il estime esttous misles enmembres perspective la publicité dont ils Cet avis n’estraisonnable pas partagés’ilpar du avec directoire Philips.considérable Frits Philips est plus 166 ont bénéficié à cette occasion. nuancé, il se demande si l’argent a véritablement été bien dépensé. Il propose que son Cet avis n’est partagé paraux tous les membres du directoire Philips. Frits Philips est ainsi plus entreprise ne pas participe plus expositions universelles et que les dépenses soient nuancé, il se demande si l’argent a véritablement été bien dépensé. Il propose que son dédiées à la construction d’un lieu d’exposition permanent à Eindhoven. Ainsi, à l’occasion entreprise ne participe anniversaire plus aux expositions universelles et 24 queseptembre les dépenses soient ainsi du soixante-quinzième de la société Philips, le 1966, l’Evoluon dédiées à la construction d’un lieu d’exposition permanent à Eindhoven. Ainsi, à l’occasion ouvre ses portes. Il s’agit d’un grand hall d’exposition en forme de soucoupe, le bâtiment du soixante-quinzième anniversaire de lade société le 24 septembre 1966,C’est l’Evoluon semble s’être posé sur l’eau aux marges la villePhilips, mère de Philips, Eindhoven. Louis ouvre ses portes. Il s’agit d’un grand hall d’exposition en forme de soucoupe, le bâtiment Kalff qui a dessiné le projet et c’est l’entreprise N. V. Hollandse Beton Maatschappij - dont semble s’être l’eau auxestmarges de lapour ville concevoir mère de Philips, Eindhoven. Louis la STraBeD estposé une sur filiale - qui consultée la partie techniqueC’est du projet Kalff qui a dessiné le projet et c’est l’entreprise N. V. Hollandse Beton Maatschappij dont et pour construire l’Evoluon. Comme pour le pavillon Philips, des chercheurs de l’université la une filiale qui est consultée pour la partie technique167du projet deSTraBeD Delft ontest participé à la -conception technique et concevoir constructive des structures. et pour construire l’Evoluon. Comme pour le pavillon Philips, des chercheurs de l’université 167 de Delft ont participé à la conception constructive deslaquelle structures. L'Evoluon a abrité jusqu’en 1989 une technique expositionet interactive, dans il était possible d’interagir avec les éléments exposés, de réaliser des manipulations permettant aux L'Evoluon a abrité 1989 une possible visiteurs d’être en jusqu’en interaction avec desexposition lois de la interactive, physique etdans de lalaquelle chimie. ilAétait travers cette d’interagir avec les éléments exposés, de réaliser des manipulations permettant aux exposition, le but de Philips était de sensibiliser les visiteurs à des phénomènes visiteurs d’être en interaction avec des lois de la physique et de la chimie. A travers cette scientifiques et d’éveiller les plus jeunes aux curiosités de la technologie, de nombreuses exposition, but d’Eindhoven de Philips était de sans sensibiliser visiteurs classes de lale ville se sont doute les rendues dansà cedeslieuphénomènes dédié à la scientifiques 168et d’éveiller les plus jeunes aux curiosités de la technologie, de nombreuses pédagogie. classes de la ville d’Eindhoven se sont sans doute rendues dans ce lieu dédié à la pédagogie. 168
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P.Wever, op. cit., p.113. Evoluon, Eindhoven Ibid. 167 165 https://evoluon.dse.nl/historie-e.htm, dernière visite le 18/04/2021. P.Wever, op. cit., p.113. 168 166 Pour en voir davantage : https://youtu.be/m-_pZV3tDiw et https://youtu.be/RMSdP_jxwC4, Ibid. 167 dernière visite le 18/04/2021. https://evoluon.dse.nl/historie-e.htm, dernière visite le 18/04/2021. 168 Pour en voir davantage : https://youtu.be/m-_pZV3tDiw et https://youtu.be/RMSdP_jxwC4, dernière visite le 18/04/2021. 166
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II
un contexte
le corbusier un corbusier du corbusier corbusier
Après avoir donné une chronologie de la conception du projet, qui s’étale donc du début de l’année 1956 au début de l’année 1959, il est nécessaire d’élargir les horizons. Pour bien comprendre le dessein du projet Philips du point de vue de chacun des protagonistes, il s’agit désormais de décrire un contexte. Le projet Philips s’est déroulé dans une période politique tendue, en pleine guerre froide et sous une menace nucléaire permanente. L’EXPO 58 est l’occasion de partager et de promouvoir un message d’espoir à travers le monde. Le Corbusier, autant qu’une grande partie des artistes et architectes qui participent à cette exposition, intervient en ce sens : promouvoir un message d’espoir pour l’humanité. Dans cette partie, nous présentons le contexte politique, architectural et culturel de l’époque. On considère que les influences architecturales et artistiques participent entièrement à la fabrication du projet, que son émergence est une réaction à ce contexte singulier. L’EXPO 58 est l’occasion de regarder Le Corbusier dans son contexte architectural, non plus comme protagoniste isolé mais comme citoyen d’un monde en crise. Il s’agit donc de contextualiser le projet Philips, non pas dans la carrière de chacun mais dans une histoire plus large et plus globale des techniques et des idées. L’appréhension de ce contexte élargi est nécessaire pour extraire le sens contemporain et transposé du pavillon Philips et de son poème électronique.
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A
LA GUERRE FROIDE, L’ENERGIE ATOMIQUE COMME MENACE ET ESPOIR
Le pavillon Philips de l’exposition de Bruxelles est l’écrin d’un poème électronique, une œuvre dont le scenario a été réalisé par Le Corbusier. Tout au long des huit minutes du poème, des images s’enchaînent, elles sont projetées sur les parois du pavillon dans une atmosphère colorée. Ces images sont lues dans un contexte particulier par les spectateurs, le contexte de leur présent. A la fin des années cinquante beaucoup de choses bougent, le monde est encore dans une grande fragilité politique et de nombreuses menaces pèsent sur l’humanité. Il est nécessaire de comprendre dans quel contexte le poème électronique a été pensé par Le Corbusier et dans quelle atmosphère il a pu être observé par ses contemporains. CONTEXTE POLITIQUE GLOBAL APRES LA SECONDE GUERRE MONDIALE, MENACE ATOMIQUE
La seconde guerre mondiale a laissé des traces dans les mémoires et dans les villes européennes, en 1958 la plupart des pays et des organisations internationales sont de nouveaux en mesure de financer une exposition universelle. Malgré la signature de traités de paix et d’accords internationaux, les années cinquante connaissent de nombreux conflits armés et voient les tensions monter entre le bloc de l’Est et le bloc de l’Ouest. En plein cœur de la guerre froide et dans un contexte diplomatique difficile, l’exposition universelle de Bruxelles 1958 est un moment de célébration de la solidarité entre les peuples, elle est la première grande exposition internationale après la guerre. A la fin de la guerre, l’Europe cherche à retrouver une prospérité économique et une stabilité politique, les pays touchés se reconstruisent et rétablissent leurs structures démocratiques et républicaines. Depuis la fin des années quarante, avec le soutien des États-Unis via leurs programmes de rétablissement européen, les pays touchés par la guerre connaissent désormais une croissance économique forte. Plusieurs accords internationaux voient alors le jour, en 1948 est créée l’Organisation Européenne de coopération économique -OECE- qui annonce les prémisses d’une union européenne et en 1949 nait l’Organisation du traité de l’Atlantique nord - OTAN -. Ces traités assurent la paix, garantissent une solidarité militaire et économique entre les peuples occidentaux alliés de l’Ouest. La création de ces organisations internationales entraine le lancement de grands concours d’architecture pour la constructions de leur siège, en 1947 est lancé le concours pour le siège des Nations unies de New York. Le 3 novembre 1958 a lieu l’inauguration du siège permanent de l’UNESCO à Paris, conçu par Bernard Zehrfuss, Marcel Breuer et Pier Luigi Nervi, dont Le Corbusier sera aussi un des membres du jury du concours. Côté soviétique, c’est le pacte de Varsovie, signé en 1955, qui assure la cohérence du bloc de l’Est et qui s’impose comme un contrepoids à l’OTAN. Dès la fin de la seconde guerre mondiale et les accords entre les états vainqueurs, deux blocs se constituent : le bloc de l’Ouest, libéral et capitaliste mené par les États-Unis, et le bloc de l’Est, communiste, mené par l’URSS. C’est le début de la guerre froide, les 137
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ville de Hiroshima après le bombardement américain du 6 août 1945
frontières entre les deux empires s’affirment avec d’abord la création en 1949 de la RFA et de la RDA puis plus encore avec la montée des tensions au fil des années cinquante. Jusqu’en 1949, les États-Unis sont le seul pays à maitriser l‘arme atomique. L’URSS finance d’intenses recherches pour se mettre à niveau puis pour dominer la puissance nucléaire américaine, les deux empires se font face à une échelle mondiale, sur plusieurs fronts et dans des mesures différentes : soutien de pays alliés, soft-power, course à l’armement, course à l’espace. Les années cinquante sont marquées par de nombreux conflits armés : la guerre d’Indochine -1946 à 1954-, la guerre de Corée -1950 à 1953-, la guerre du Vietnam -1955 à 1975-. Ce sont des conflits locaux à résonnance internationale dans lesquels s’opposent directement ou indirectement les deux blocs. En 1956 les conflits régionaux à Suez et en Hongrie renforcent encore davantage les tensions. La crainte de voir apparaitre un nouveau conflit nucléaire devient de plus en plus forte. Les deux blocs possèdent maintenant l’arme atomique et travaillent intensément à la rendre toujours plus puissante, toujours plus destructrice. Les bombardements américains sur Hiroshima et Nagasaki en aout 1945 ont marqué les esprits, les peuples occidentaux ne veulent pas voir de telles horreurs se reproduire. Les années cinquante sont pourtant le moment de la montée en pression de cette nouvelle menace autodestructrice. En France, le cinéma se saisit des images du bombardement d’Hiroshima pour rappeler les désastres que l’arme atomique y a commis, on pense à Hiroshima mon amour réalisé en 1959 par Alain Resnais dont le scenario a été écrit par Marguerite Duras. Le bloc de l’Est et le bloc de l’Ouest s’affrontent sur plusieurs fronts, tous les moyens sont bons pour affirmer leur puissance. En octobre 1957, avec le lancement du Spoutnik I et la réussite de sa mise en orbite, l’URSS lance la course à l’espace. Les américains répondent dès janvier 1958 avec le lancement d’Explorer I et, comme pour rattraper le retard pris par rapport aux soviétiques, s’en suivent de grands et nombreux projets de conquête spatiale dont l’apogée est la mission Apollo 11 de 1969. Ainsi la guerre froide prend la forme d’une bataille technologique et scientifique autant sur le thème de la maîtrise de l’énergie atomique que sur celui de la conquête spatiale, tout en étant une véritable bataille sanglante sur de multiples fronts partout à travers le monde. Les armes nucléaires ne sont pas utilisées mais cela n’empêche pas la violence extrême des combats qui sont photographiés grâce au travail des reporters et photographes de guerre pour être diffusés dans la presse. Pour certains pays européens comme la Belgique et la France, c’est aussi une période de grande fragilité politique. En France, la IV république en place depuis 1946 donne un pouvoir fort au parlement qui contrôle et compose le gouvernement, le pays connaît alors une période d’instabilité où les gouvernements se succèdent. L’instabilité politique a encore davantage de conséquences hors métropole, dans ce qui est appelé à cette époque l’Union Française - France métropolitaine et son empire colonial -. La constitution de 1946 transforme déjà les colonies en territoires d’outre-mer et celle de 1958 en républiques autonomes au sein d’une Communauté Française. En effet, la volonté d’indépendance de certaines des anciennes colonies devient de plus en plus forte. Les engagements de la France sont de plus en plus tournés vers l’Europe, ce qui va à
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essais nucléaires réalisés avant 1960
l’encontre du maintien d’un vaste empire colonial. Dès 1954, dans les colonies d’Afrique du nord et en particulier en Algérie, des mouvements nationalistes se soulèvent et réclament l’indépendance. En 1960, la France perd quatorze de ses colonies et se bat toujours pour garder l’Algérie sous sa gouvernance. La décennie des années cinquante voit la fin progressive des empires coloniaux qui mène à la création de nouvelles républiques indépendantes dans les années soixante. Dans ce climat de tensions autant nationales et qu’internationales, quelques grands évènements internationaux continuent d’avoir lieu. En 1952 ont lieu les Jeux Olympiques de Helsinki où l’URSS participe pour la première fois, en 1956 ceux de Melbourne/Stockholm où les deux Allemagnes participent sous un même drapeau. 1 Plusieurs autres expositions internationales spécialisées ont lieu dans cette décennie mais l’exposition de Bruxelles 1958 reste bien la première grande exposition universelle depuis la fin de la guerre. Dès 1946, la ville de Bruxelles, future capitale européenne, annonce sa volonté d’organiser une grande exposition qui est alors prévue pour l’année 1950. Pour des raisons économiques évidentes l’exposition ne peut se tenir que huit ans plus tard. La Belgique organise et finance l’exposition ainsi que les grands travaux qui l’accompagnent. Bruxelles « carrefour de l’Europe » est un chantier permanent qui dure de nombreuses années et qui transforme la ville bien plus que ne l’a fait la guerre. 2 Pour accueillir les trente millions de visiteurs attendus - dont la moitié en voiture -, de grands travaux d’infrastructures sont réalisés tout autour de la ville. On construit et on élargit certaines autoroutes, on transforme la petite ceinture de la ville en quatre voies en construisant des tunnels et des ponts, puis on bâtit un nouvel aéroport à Zaventem. La ville de Bruxelles entre dans une nouvelle ère et le visage qu’on lui connaît aujourd’hui hérite directement de ces grands aménagements qui lui offrent son statut de ville internationale et de nouvelle capitale européenne. L’année 1958 est une année de rupture dans l’histoire de la ville et dans l’histoire du pays. Les aménagements mis en place pour l’exposition témoignent d’une vision utopique de la modernité, c’est un regard qui touche plusieurs lieux de vie et ceux-ci par différents moyens : à un niveau culturel, avec l’aménagement du Mont des Arts, à un niveau social avec le développement de la prévoyance sociale, d’un point de vue urbain avec la construction de nombreuses tours de bureaux et le tracé de grands axes routiers puis avec l’affirmation d’un pouvoir politique tourné vers le progrès grâce à une toute nouvelle et moderne cité administrative. La seconde guerre mondiale a révélé la puissance de l’énergie nucléaire par le désastre de deux bombes atomiques envoyées sur des populations civiles au Japon. En 1949, l’URSS montre qu’elle possède elle aussi désormais la maitrise de cette arme de destruction massive, c’est la naissance d’un équilibre par la terreur. En 1951 nait aux États-Unis une autre utilisation de l’énergie atomique, une utilisation plus pacifique, celle d’une énergie productrice d’électricité au service des populations et du progrès. Les années cinquante voient apparaitre cette utilisation d’une technologie qui n’a alors pas 1
https://www.olympic.org/fr/jeux-olympiques, consulté le 16/02/2021. R. Devos et M. de Kooning, L’Architecture moderne à l’EXPO 58 : pour un monde plus humain, Bruxelles, 2006.
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discours «Atoms for Peace» du président Eisenhower, le 8 December 1953
bonne image et qui devient, tout au long de la décennie, partie prenante de l’utopie progressiste. En 1954 ouvre la première centrale nucléaire civile à Obninsk en URSS qui sera suivie par celle de Sellafield en Angleterre en 1956, puis de Shippingport aux ÉtatsUnis en 1957, puis de Chinon en France. 3 On voit fleurir de part et d’autre du rideau de fer ces nouvelles infrastructures de production d’électricité. Côté Ouest, c’est le discours du président Eisenhower prononcé le 8 décembre 1953 face aux Nations Unies à New York qui annonce la nouvelle image avec laquelle l’énergie atomique doit désormais se parer : Atoms for peace. 4 Ce discours prône l’utilisation de l’atome comme outil de paix et de prospérité à travers le monde pour l’agriculture, pour la médecine ou pour la production d’énergie, il propose aussi la création d’une agence internationale dédiée à l’énergie atomique - International Atomic Energy Agency -, un organisme régulateur de l’utilisation de cette énergie qui existe encore aujourd’hui. La mise en place de ces ambitions pacifistes autour du nucléaire se déroule en parallèle d’une augmentation exponentielle des stocks d’armes atomiques au sein des deux blocs. Les années cinquante constituent autant une période prometteuse que de méfiance visà-vis de cette énergie. L’exposition de Bruxelles porte ces contradictions avec par exemple, l’Atomium, symbole phare de l’exposition qui est absolument représentatif du caractère ambivalent de la technologie à cette période. « Comme la tour Eiffel, érigée à l’occasion de l’Exposition de 1889 à Paris, marquait l’avènement du siècle de l’acier, de même, à Bruxelles, s’élèvera à 110 mètres de haut ’ l’Atomium’, témoin de la naissance de l’ère de l’atome ». 5 THEMES ET PREOCCUPATIONS A BRUXELLES EN 1958
A Bruxelles en 1958, l’atome s’illustre comme un symbole, incarné par l’Atomium qui représente un cristal élémentaire de fer agrandi 165 milliards de fois. Par ses grandes dimensions et par sa situation centrale, le monument domine largement l’ensemble de l’exposition, il est le plus haut de tous les pavillons. Il est composé de 9 sphères reliées entre elles par des tubes creux d’acier de trois mètres de diamètre qui font office de circulations. Ainsi chacune des sphères de l’Atomium peut accueillir du public qui y trouve différentes expositions en rapport avec l’énergie atomique et ses utilisations pacifiques. L’Atomium joue son rôle de symbole, il est salué et admiré par le public mais très mal accueilli par les critiques. Dès 1958, Sibyl Moholy-Nagy (1903-1971) dit de l’édifice qu’il « est aussi vain qu’un hochet d’enfant géant - disgracieux, creux et pathétiquement dénué de tout rapport avec les forces invisibles qui pourraient bien signifier la fin de nous tous ». 6 L’Atomium est un héritage majeur de l’EXPO 58, il ne se démarque pas tant par ses qualités architecturales mais plutôt par l’éclairage qu’il nous offre sur un contexte, sur ce moment charnière de l’histoire du XXe siècle. C’est le symbole ultime de la 3
https://www.iaea.org/fr, consulté le 16/02/2021. https://www.iaea.org/about/history/atoms-for-peace-speech, consulté le 16/02/2021 5 « Bruxelles 1958, L’Atomium symbole d’un monde pacifique », courrier de l’UNESCO, juillet 1957, p.4. 6 R. Devos et M. de Kooning, op. cit. 4
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popularisation de l’énergie atomique qui est alors sujette à autant de craintes que d’espoirs, un progrès à la fois séduisant et menaçant. C’est aussi l’icône d’une idéologie de l’EXPO 58, celle qui a foi en un avenir dominé par la technologie. L’Atomium représente au passage un fabuleux témoignage du savoir-faire de l’industrie métallurgique belge de l’époque. Le pavillon Philips est d’ailleurs aussi à sa manière le symbole de ce moment charnière dans l’histoire de l’architecture. Les images du pavillon parlent de cette foi en la technologie, de l’espoir d’une liberté obtenue par les techniques. On peut le voir à son tour comme un témoignage du savoir-faire des différents métiers du béton du moment. Dans la continuité du discours Atoms for Peace, un des rôles de cette immense infrastructure et des expositions qu’elle abrite est de débarrasser l’énergie nucléaire de sa connotation négative en en présentant des applications pacifiques et en démontrant qu’elle constitue un espoir pour l’humanité. Un des objectifs des organisateurs de l’exposition est de présenter la science comme la clef du progrès, celle par laquelle l’humanité saura relever les défis qui se présentent à elle. A Bruxelles, la science ne doit pas éveiller de mauvais sentiments mais être évocatrice d’espoir et d’émerveillement pour le public. Si l’Atomium présente les innovations du nucléaire, le Palais International de la Science s’attarde sur la recherche fondamentale, activité que l’on dissocie des applications techniques et technologiques qui pourraient apporter une connotation négative aux recherches scientifiques. On met en avant la pédagogie et la démocratisation des sciences pures comme vecteurs de progrès en considérant que le savoir est commun à tous les peuples, qu’il ne connaît pas les limites politiques et qu’il peut donc s’appliquer partout dans le monde. Dans le Palais International de la Science comme dans le Palais International des Beaux-Arts, les prouesses scientifiques pour l’un et les œuvres d’art pour l’autre, sont présentées selon une classification thématique et non nationaliste. 7 Ainsi, les pays ne peuvent pas y tenir de stands et les nationalités sont indiquées individuellement sur chacun des éléments présentés, l’objectif est de montrer ces disciplines comme un savoir mondial et sans frontière. En 1958, les préoccupations de l’humanité sont aussi d’ordre démographique. En effet, la prospérité économique et les progrès scientifiques de l’époque participent à l’accroissement de la population mondiale qui a plus que doublé en un siècle. 8 On pense alors que les difficultés auxquelles l’humanité fait face doivent être envisagées à une échelle mondiale et que « seuls les progrès de la science et de la technique permettront de [les] résoudre. ». 9 L’exposition de Bruxelles est l’occasion de rendre concret le développement de la société en construisant un monde en raccourci. Il s’agit de dresser le bilan d’un monde ayant laissé la guerre derrière lui et qui se tourne vers une modernité pacifique. Bilan du monde pour un monde plus humain - Balans van de wereld voor een humane wereld - est le 7
courrier de l’UNESCO, op. cit., p.4. courrier de l’UNESCO, op. cit., p.8. Il est alors précisé : « elle pourrait atteindre sinon dépasser 4.5 milliards d’ici un siècle. ». Aujourd’hui en 2021, 63 ans après ces estimations, nous sommes 7.8 milliards d’êtres humains sur Terre. 9 courrier de l’UNESCO, op. cit., Maurice Lambilliotte, Primauté de l’humain sur le technique, p.13. 8
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leitmotiv de l’exposition universelle de Bruxelles 1958 qui accueille environ 42 millions de personnes dont 80% de la population belge. 10 L’EXPO 58 est l’incarnation d’un humanisme moderne en tension entre les utopies de la technique et les images des dystopies menaçantes. La réponse face à cette ambivalence est celle d’une rhétorique de la fête, comme un moyen de chasser toutes les craintes, une façon de profiter de la fraternité retrouvée entre les peuples. On célèbre la vie et la ville, c’est une fête des formes, des matières, des couleurs et des cultures qui a lieu pendant six mois dans la nouvelle capitale d’une Europe désormais pacifique. Les visées humanistes et progressistes des années cinquante se font sentir dans la plupart des contributions. De nombreux pavillons sont construits avec des matériaux légers, des formes souples et des principes structurels audacieux. C’est un langage commun qui se met en place alors même qu’aucune directive formelle n’a été donnée par les organisateurs de l’exposition. L’architecture que l’on conçoit est ouverte, légère et colorée, elle s’affranchit - à quelques exceptions près - d’une conception classique et monumentale du pouvoir.
couverture du courrier de l’UNESCO, juillet 1957. 10
R. Devos et M. de Kooning, op. cit. 145
B
L’EXPO 58 EST UNE LECTURE DES INFLUENCES ARCHITECTURALES
L’EXPOSITION ET SES PAVILLONS
L’exposition se tient sur le plateau du Heysel à l’actuel site du Parc d'Osseghem-Laeken qui se trouve au nord de Bruxelles. Le site couvre une surface de 220 ha, il borde le domaine royal de Bruxelles à l’est et le Stade Roi Baudouin à l’ouest. Il est desservi par le Ring de Bruxelles au nord qui le relie directement à l’aéroport international de Zaventem. Le site est divisé en sept sections qui accueillent chacune plusieurs pavillons : section belge, section coloniale, section commerciale, section étrangère et section mondiale. Les sections belges et coloniales représentent à elles seules la moitié de la surface totale du site de l’exposition, c’est le service technique du commissariat général de l’EXPO 58 qui a décidé du plan général et des différentes dispositions sur le terrain. A ces sept sections s’ajoutent un parc d’attractions et la cité de la Belgique Joyeuse, reproduction d’un quartier folklorique belge où on peut manger, boire et faire la fête. Pour la première fois dans une exposition universelle, les entreprises multinationales, dont Philips fait partie, sont représentées. La plupart d’entre elles sont installées dans la section belge. Au sein de la section mondiale, il y a, pour la première fois aussi, quelques grandes organisations internationales telles que l’Organisation des Nations unies - ONU -, l’Organisation européenne de coopération économique - OECE - ou la Communauté européenne du charbon et de l’acier - CECA -. La construction d’un monde à échelle réduite se matérialise par les relations entre les pavillons sur le site de l’exposition, leurs proximités, leurs tailles, formes, ambitions et aussi par la façon avec laquelle ils sont mis en scène par le tracé des voies. La qualité de ces relations spatiales est une réduction de l’ensemble des équilibres de pouvoir qui se font entre les différentes régions du monde représentées. Ceci se fait particulièrement sentir avec l’organisation de la section coloniale et de la section belge. À elles-deux, elles cherchent à exprimer la cohésion de tout un empire, une forme d’unité qui prend une place très importante sur le site. Ainsi la section coloniale se place en continuité de la section belge en longeant un des axes majeurs du site entre la porte du Benelux et l’Atomium. 11 La section coloniale doit apparaître en harmonie avec la section belge, davantage sur des questions culturelles que sur des questions esthétiques. Elle est ainsi soumise à certaines règles, les directives données favorisent des « dispositions surprenantes », ce qui est un moyen d’éviter toute forme de monumentalité. 12 Le long de l’avenue du Ruanda sont mises en scène les missions colonisatrices de l’Etat belge et ses trois piliers : l’Etat, l’Eglise et l’Industrie. La section coloniale tout entière est traitée avec un langage différent de celui des autres terrains de l’exposition, on distingue le mobilier urbain et on y fait figurer des motifs africanisants portant l’image caricaturale d’une colonie : zébrures, totems, bois tropicaux. En se baladant dans les jardins tropicaux de la section, on peut visiter un village de cases africaines « authentiques » où habitent des artisans Congolais que l’on voit travailler, 11 12
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Voir carte de l’exposition. R. Devos et M. de Kooning, op. cit.
plan du site de l’exposition universelle de Bruxelles, 1958. plateau du Heysel 147
amenés à Bruxelles pour l’occasion et habillés dans des tenues elles aussi « authentiques ». 13 Face à cette image et au traitement qui est donné aux populations Congolaises, on lit le résumé d’une situation qui illustre les relations qu’entretient un Etat colonial avec ses colonies dans les années cinquante, décennie charnière pour la diplomatie belge. Notons que deux ans plus tard, le Congo proclame son indépendance et que d’autres pays africains suivent ce mouvement d’indépendance, la France perd pareillement quatorze de ses colonies. Le traitement offert à la section belge est bien différent de celui de la section coloniale. Ici, l’architecte en chef a réservé des gabarits rigoureux dans lesquels les contributeurs doivent s’installer. La taille, la couleur et la typographie des inscriptions sont imposées et un schéma de « couleurs technologiques » doit être suivi : gris, blanc et bleu. Le but de ces règles est de rendre la section la plus unifiée possible, de réaliser une « unité absolue de conception » au service du « rythme » et de la « discipline ». 14 Cette volonté se place en contraste avec les autres sections et avec l’exposition universelle qui s’est tenue ici au Heysel 23 ans plus tôt, en 1935, et dont l’organisation était bien plus disparate. La volonté de contenir les ambitions des pavillons de la section belge cherche à mettre en avant le caractère démocratique, ouvert et progressiste de la nation hôte. L’avenue et la place de Belgique se dressent à une échelle monumentale, c’est une composition urbaine axialisée qui va de l’Atomium jusqu’au palais des expositions du Heysel, le point culminant de tout le site de l’exposition. Ce vaste ensemble regroupe sept bâtiments dont les trois principaux ont été construits pour l’exposition universelle de 1935. Le pavillon central est de style Art-déco, pour l’occasion et pour qu’il convienne mieux aux esthétiques des années cinquante, il est habillé d’un grand geste architectural : comme un décor de théâtre, une fine parabole de béton blanc masque la façade du palais, il s’intègre désormais dans un ensemble monumentale, moderne et lumineux. La monumentalité des pavillons de la section belge est adoucie par la présence d’une grande diversité de mobilier urbain, de nombreuses fontaines et de parcelles fleuries. L’ensemble de la section est aussi régi par une unique identité visuelle, dont la majorité des éléments ont été dessinés par le graphiste Lucien de Roeck (1915-2002). L’étoile asymétrique à cinq branches, symbole logo de l’EXPO 58, est reproduite de toutes les manières qui soient, sur tous les supports imaginables : en goodies, en motifs, en éclairage urbain ou en affiches. Pour renforcer un peu plus le sentiment d’unité, l’usage individuel des logos est réglementé, ainsi seuls les drapeaux et les étoiles animent le paysage. Si les organisateurs cherchent à exprimer un tel sentiment d’unité et de grandeur c’est parce le monde occidental tout entier a les yeux tournés vers eux. Pendant six mois c’est au total 42 millions de personnes qui visitent l’exposition universelle de Bruxelles. Cette année-là, la Belgique compte un peu plus de 9 millions d’habitants, l’ampleur de cet événement se mesure autant par ces chiffres que par la symbolique de cette grande réunion internationale, première depuis les conflits de 1939-1945.
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Ibid. Ibid.
Quarante-huit nations participent à l’EXPO 58, elles sont toutes installées sur un site aménagé de façon plus libre et moins dense que pour la section nationale. Dans la section étrangère aucune directive particulière n’est donnée pour contenir la forme des pavillons, ceci provoque une grande diversité de l’ensemble des contributions, chaque nation cherchant à afficher ses « spécificités nationales ». 15 L’architecte en chef de la section étrangère, Marcel van Goethem (1900-1959), s’assure qu’au moins 70% des surfaces mises à la disposition des nations soient construites et qu’aucun arbre ne soit coupé. En effet, la consigne donnée pour l’ensemble des constructions est que le site sur lequel elles sont installées soit remis en l’état à la fin de l’évènement, les arbres doivent donc subsister aux aménagements. On trouve par exemple dans le pavillon américain un certain nombre de grands arbres, intégrés à l’espace intérieur de la rotonde. Cette consigne implique aussi la destruction de tous les pavillons dans un délai proche suivant la fin de l’exposition. Certains pavillons seront épargnés comme l’Atomium bien sûr, le socle du pavillon américain, le planétarium, une partie des grands pavillons de la section Belge - certains déjà hérités de l’exposition de 1935 - et certains plus petits, ils subsistent tous encore aujourd’hui. La conception des pavillons intègre parfois cette consigne pour faciliter le montage et le démontage des éléments, le pavillon de l’URSS a par exemple été conçu entièrement démontable, il a été fabriqué en URSS, installé à Bruxelles puis démonté pour être réinstallé à Moscou. Au total, ce sont donc quarante-huit nations qui participent à l’exposition, avec des contributions plus ou moins ambitieuses. A quelques exceptions près, l’exposition de Bruxelles est le lieu d’une expérimentation formelle et constructive. On y met en avant de nouveaux matériaux plus légers, plus résistants ou plus simples à mettre en œuvre, les pavillons servent aussi à afficher toutes ces innovations. L’expérimentation architecturale demeure avant tout au service de l’Homme moderne, de sa sensibilité et de son confort. On considère les corps et les sens pour fabriquer des espaces au service de la paix entre les peuples, les grandes nations occidentales se montrent alors comme des démocraties prospères. Les traditions locales et les spécificités culturelles sont mises en avant, elles sont parfois même intégrées aux expérimentations, elles participent à fabriquer ce qui fait le caractère de l’exposition de Bruxelles, sa grande diversité qui fait que c’est un moment majeur de l’architecture des années cinquante. Les coutumes et la typicité de chaque nation sont affirmées pour participer à un mouvement progressiste global. Un des points de tension de la section internationale se trouve au niveau de la place des Nations, là où les deux Grands se font face. C’est une question délicate qui se pose aux organisateurs de l’exposition, celle de l’emplacement relatif des Etats impliqués dans les conflits de la guerre froide. De part et d’autre de l’avenue du Parc, le pavillon soviétique et le pavillon américain se font face, l’un est un parallélépipède stricte de verre et d’acier, l’autre est une forme circulaire pure percée en son centre. Les deux pavillons sont monumentaux, autant par leur taille que par la relation qu’ils ont avec la place des Nations.
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R. Devos et M. de Kooning, op. cit. 149
logo de l’exposition dessiné par Lucien de Roeck
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depuis l’avenue de la passerelle : au premier plan le pavillon français, au fond l’Atomium
Le pavillon américain a été conçu par l’architecte Edward Durell Stone (1902-1978), il mesure cent-seize mètres de diamètre et trente mètres de haut. Sa forme circulaire et ses proportions imposantes - proches de celles du Colisée de Rome - lui donnent les allures d’un monument antique ayant été transposé dans une modernité à la recherche de symboles de paix : le cercle et la transparence pour accueillir et rassembler les hommes et les femmes au sein d’une démocratie exemplaire, prospère et tournée vers l’avenir. Les États-Unis se montrent ici comme une grande démocratie pacifique en fabriquant un espace globalisant, comme un résumé de l’idéal américain d’après-guerre. En face, de l’autre côté de la place des Nations, le pavillon de l’URSS se dresse comme un immense volume de vingt-deux mètres de haut, cent-cinquante de long et soixante-douze de large. Il est conçu par l’architecte Anatoli Polianski (1928-1993) qui met rigoureusement en œuvre le verre, l’acier et l’aluminium dans une composition qui rompt avec la tradition ornementale soviétique. Le pavillon de l’URSS est un édifice colossal, il est d’une grande transparence et s’organise selon une symétrie axiale, mise en valeur par d’immenses statues qui glorifient les dirigeants soviétiques. Alors que le pavillon américain met en avant les désirs d’une amélioration du confort et des modes de vie des citoyens, le pavillon soviétique présente davantage les grandes réussites industrielles et technologiques du pays, telles qu’une réplique de Spoutnik I, des modèles d’avions commerciaux et un brise-glace à propulsion nucléaire. Face aux deux Grands se dresse le pavillon français, une immense toiture en paraboloïde hyperbolique conçue par Guillaume Gillet (1912-1987), dont la taille rivalise largement avec celles des pavillons américain et soviétique. La France s’y illustre comme une puissance européenne majeure en affichant ses ambitions internationales. Le pavillon incarne la prospérité retrouvée et montre qu’à la fin des années cinquante, la France est une grande puissance industrielle. Pour chacun des pays participant, l’architecture du pavillon est le premier moyen qui permet de mettre en avant les spécificités nationales qui peuvent être d’ordre culturel, industriel, économique ou politique. Les architectures sont toutes explicites par leurs formes, par leurs matériaux et par leur relation à l’extérieur, tous les paramètres sont utilisés pour donner à voir une représentation condensée de la nation mise à l’honneur. A l’exposition de Bruxelles, l’architecture moderne côtoie les formes libres qui sont très présentes dans l’ensemble des contributions, l’objectif étant toujours de présenter une image dynamique et progressiste de ceux que l’on représente. De nombreux pavillons sont constitués en tout ou partie par des formes paraboloïdes hyperboliques ou par des structures tendues, c’est par exemple le cas du pavillon français, du pavillon britannique, du pavillon Marie Thumas ou de la flèche du pavillon du génie civil. 16 Ces quelques pavillons sont à observer dans un contexte de libération des formes plus global dont on peut largement faire une lecture sur l’ensemble des contributions. Les années cinquante connaissent une grande crise de l’architecture moderne, un conflit idéologique et intergénérationnel qui remet en question une conception de l’architecture devenue désormais consensuelle. Nous nous attarderons sur les raisons de cette crise un peu plus loin dans le développement. 16
Marie Thumas est une entreprise belge qui produit des légumes en conserve jusqu’en 1980. 151
photographie du pavillon soviétique à l’exposition de Bruxelles, 1958
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photographie du pavillon américain à l’exposition de Bruxelles, 1958. getty
prospectus «guide, pavillon de l’U.R.S.S.» 153
Pour la première fois dans une exposition universelle, l’architecture moderne est présente partout, presque chacun des pavillons est conçu selon des principes d’ouverture vers le dehors, de fluidité des parcours et de grande rigueur constructive. Cette omniprésence montre que chaque nation prend pour elle-même les idéaux de modernité et de progrès que véhiculent les formes de l’architecture moderne. Quelques pavillons affichent malgré tout un style traditionnel et ornementé - pavillon thaïlandais -, alors que d’autres se montrent résolument monumentaux ou que d’autres encore s’effacent par leur transparence - pavillon allemand -. Il y a à Bruxelles une grande diversité des formes et des structures qui ont majoritairement tendance à s’alléger. Dans cette recherche de légèreté et d’équilibre, persistent toujours les désirs de concevoir des pavillons monumentaux. Il ne s’agit plus systématiquement d’une monumentalité rigide et axialisée, elle peut se montrer plus souple, gauche et plus ouverte mais garde toujours ses prétentions de domination et de supériorité. Frei Otto (1925-2015) dresse une virulente critique de ce qu’il appelle alors un « concert de grosse caisse » dans son article paru dans l’Architecture d’Aujourd’hui en 1958. 17 Pour bon nombre de nations, l’exposition universelle est une formidable occasion de présenter l’ampleur des ressources naturelles de leur territoire au reste du monde, c’est le cas par exemple du pavillon du Venezuela qui met en avant les ressources en pétrole et en or du pays, ou de la Belgique qui montre la profusion des ressources du Congo belge. Pour quelques autres pays, cette grande réunion internationale est l’occasion d’un repentir ou d’une prise de distance avec le reste de l’exposition, on pense par exemple au pavillon allemand qui réunit les deux Allemagne au sein d’un même ensemble de verre et d’acier, ouvert sur une végétation généreuse. L’EXPO 58 est le lieu d’une formidable diversité, d’un foisonnement architectural, culturel et commercial. L’hétérogénéité des contributions et leur caractère spécifique montrent que l’architecture moderne comme style international, comme symbole global du progrès dans le monde s’essouffle pour laisser s’exprimer parfois les caractères nationaux et régionaux dans un retour à une forme de ‘style national’. De façon générale, et malgré leurs nombreuses différences, l’ensemble des contributions plébiscitent un nouvel humanisme, souvent un humanisme inscrit au travers des techniques et au sein duquel la société Philips se retrouve en jouant le rôle de mécène artistique pour son pavillon. Au sein de cette multitude de contributions, le pavillon Philips trouve sa place dans la section internationale, non loin de la porte du Benelux, au sud du site. Il est installé sur le terrain réservé aux Pays-Bas qui est le pays d’origine de l’entreprise. Il se glisse entre le pavillon néerlandais et le pavillon du Maroc. De l’autre côté de l’avenue de l’Europe, sur laquelle il donne, sont installés le pavillon de l’Autriche, le pavillon de la ville de Paris et le pavillon français.
17
F. Otto, Formes, techniques et constructions humaines, « Architecture d’Aujourd’hui », n°78, 1958, p-4.
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J. Bakema, G. Rietveld et J. Boks posant devant le pavillon néerlandais , le pavillon Philips en arrière plan. Central museum utrecht, 544 F 004 155
MODERNITE EN CRISE ET IMPLOSION DES CIAM
Après avoir situé le pavillon Philips dans son environnement bâti et dans le contexte global de la fin des années cinquante en Europe, il s’agit désormais de le replacer dans son présent architectural, dans l’actualité des débats qui animent les architectes à la fin des années cinquante. L’hétérogénéité des formes à l’exposition de Bruxelles a une raison théorique profonde, celle d’un bouleversement général de l’architecture strictement moderne. Ce bouleversement a lieu sur deux fronts simultanés dont l’EXPO 58 révèle bien la coexistence. La crise de l’architecture moderne commence entre les modernes eux-mêmes, au sein du groupement qui les unis depuis 1928, les CIAM - Congrès internationaux d'architecture moderne -. A La Sarraz en Suisse, « la génération de 1928, au sein de la confusion d’alors, a formulé un programme " CIAM-PREMIER " et en a détaillé et hiérarchisé les chapitres ». 18 Le programme dont il s’agit correspond à la Charte d’Athènes, un document établi par Le Corbusier comme conclusion du congrès de 1933 à Athènes. L’ensemble des membres des CIAM s’appuyait depuis lors sur ce texte pour promouvoir l’architecture moderne partout dans le monde. Dès la fin de la guerre et tout au long des années cinquante, les grands travaux de la reconstruction ont été l’occasion de nombreuses expérimentations en Europe. La nécessité de reconstruire les villes détruites et le pic démographique d’après la guerre mettent en marche des politiques de production de masse. Il faut construire pour reloger les populations précarisées par les destructions, ainsi le MRU - Ministère de la Reconstruction et de l'Urbanisme - est créé dès 1944 pour mettre en place ces politiques de grande envergure. Partout en Europe, la production du logement et la production de la ville sont en débat. En France, les pouvoirs publics fixent quelques objectifs quantitatifs et économiques et se reposent en grande partie sur des principes fonctionnalistes, relativement distants de l’esprit de la Charte d’Athènes. La question de la forme de la ville et du logement est cependant toujours en mouvement, toujours en débat chez les architectes et les urbanistes. Quelques grands chantiers exceptionnels sont lancés dès 1945 tels que celui de la reconstruction du centre-ville du Havre par Auguste Perret (1874-1954), d’un quartier résidentiel à Sotteville-lès-Rouen par Marcel Lods (1891-1978) ou de l’unité d’habitation de Marseille de Le Corbusier. Cependant dans la plupart des cas, les références que fait le MRU au modernisme et à la Charte d’Athènes ont plutôt servi à légitimer une approche fonctionnaliste réductrice et normalisée. Cette attitude des pouvoirs publics a en grande partie mené à la construction de grands ensembles anonymes et monotones, n’ayant que peu de relations avec les contextes géographiques et les modes de vie spécifiques des lieux où ils sont bâtis. Ces décisions politiques ont été très critiquées par les architectes, y compris par les membres des CIAM qui dès le congrès de 1947 à Bridgewater ont tenu à réaffirmer leurs 18 Message de Le Corbusier adressé au X congrès CIAM à Dubrovnik, 23 juillet 1956, FLC D3 (7)121-127.
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désirs de construire « un environnement physique qui saura satisfaire les besoins émotionnels et matériels des Hommes ». 19 Pour concevoir un environnement de qualité, il faut d’abord « enrichir le langage esthétique de l’architecture » puis le « combiner avec un idéalisme social, une planification scientifique et la totalité des techniques disponibles ». 20 En 1949 à Bergame lors du septième congrès des CIAM, un sentiment de frustration apparaît en faisant le constat de l’échec de la plupart des opérations de reconstruction à remplir les qualités suggérées par la charte d’Athènes. On pourrait réduire les débats des CIAM d’après-guerre à un simple conflit générationnel, à une volonté de ‘tuer les pères’ ou à une série de désaccords profonds vis-à-vis de la charte d’Athènes. Dans son article Team 10, the French Context, Catherine Blain invite à voir au-delà de ces raisons simplistes bien qu’en partie valables. Elle explique que, dans le contexte français - qui comprend la France métropolitaine, l’Algérie et le Maroc - les architectes s’accordent à critiquer les projets normatifs du MRU et à soutenir des approches plus innovantes comme le travail de Michel Ecochard en Afrique du Nord ou de Le Corbusier en Inde. Les membres des CIAM semblent avoir bien compris l’enjeu de cette période de reconstruction, faisant le constat du caractère purement fonctionnaliste de la majorité des opérations du MRU. La réaction des délégations francophones aux quatre congrès d’après-guerre a été de promouvoir une ‘humanisation’ de la planification urbaine, un assouplissement de la vision strictement fonctionnelle de la vie urbaine au profit des différents contextes morphologique et historique. Cette sensibilité aux contextes réels a permis de maintenir une forme de consensus au sein des groupes français, algériens et marocains autour de certaines opérations exemplaires. Bien que la prééminence de Le Corbusier sur les CIAM se soit réduite après la guerre, il garde une forte influence sur les groupes francophones. Le Corbusier a très bien compris l’importance d’adapter les idéaux de la charte d’Athènes aux problématiques contemporaines et locales qu’il rencontre dans sa propre pratique, comme pour les projets de reconstruction de St-Dié et des plans directeurs de Bogota et de Chandigarh qu’il présente au congrès d’Hoddesdon de 1951. Le congrès de 1953 se déroule à Aix-en-Provence, il est organisé par l’ASCORAL Assemblée de constructeurs pour une rénovation de l'architecture -, un groupement d’architectes français dont Le Corbusier fait partie. La délégation française aura une grande influence dans l’orientation théorique du congrès qui vise à établir une charte de l'Habitat dont le but est de définir le terme ‘habitat’ et d’affiner les principes de la charte d’Athènes en encourageant chacun à réfléchir à la signification de ses quatre fonctions. La définition de cette charte est un échec pour le neuvième congrès des CIAM, les participants n’ont pas su s’accorder sur un modèle bien que sur le fond, chaque groupe partage un objectif commun : aller au-delà du modèle fonctionnaliste pour constituer un cadre théorique complexe, adapté aux nécessités de l‘habitat.
19
C. Blain, Team 10, the French Context, tiré de “Reaffirmation of the aims of CIAM”, Bridgewater, September 13th, 1947, S.Giedion, A decade of New Architecture, Girsberger ed., Zurich, 1951. 20 Ibid. 157
Le Havre, hiver 1944-1945.
158
reconstruction de Sotteville-lès-Rouen, immeubles Garibaldi, Marcel Lods architecte, 1954.
L’année suivante, au mois de janvier 1954, certains des jeunes membres chargés de l’organisation du dixième congrès des CIAM rédigent le manifeste de Doorn dans lequel ils dénoncent une « planification urbaine envisagée et construite selon les termes de la charte d’Athènes » en affirmant leur détermination à « reformuler les objectifs de la planification urbaine ». 21 Aucun français ne participe à la rédaction de ce texte fondateur pour le groupe Team X - on pense en particulier à Georges Candilis (1913-1995) qui est aussi absent de la photo de groupe prise à la fin du congrès d’Otterlo en 1959, annonçant la fin des CIAM -. Fin juillet 1956, Le Corbusier adresse un message au « X Congrès CIAM à Dubrovnik » pour expliquer en trois points et deux schémas les raisons de son absence à ce dixième congrès. Il y expose l’ensemble des travaux de « la génération de 1928 », les « CIAM-PREMIER » et annonce que « la génération de 1956 va prendre le commandement ». En passant le relais aux « CIAM-SECONDS », Le Corbusier résume l’entièreté du débat à une raison simple : « CRISE OU EVOLUTION ? Réponse : problème de générations ». 22 Il profite de son exposé pour donner un cadre au travail des CIAM-SECONDS, pour rappeler les doctrines dont ils sont les héritiers. On comprend ainsi la volonté de Le Corbusier de passer le relais dans une forme de continuité, il conclut « Faites que les CIAM continuent dans la passion créatrice […]. Bonne chance, Vivent les CIAMSECONDS ! Votre ami ». 23 Dans cette lettre de transition, il insiste à plusieurs reprises sur le conflit générationnel qui divise les CIAM en PREMIERS et SECONDS, tout en encourageant une continuité entre les deux générations. Cette opposition facile, telle que Le Corbusier la présente lui-même, est contredite par la description que fait Candilis - un de ses collaborateur à partir de 1947 et membre de l’AtBat jusqu’en 1954 - du congrès de Aix-en-Provence dans l’Architecture d’Aujourd’hui. Il parle d’une « immense rencontre entre jeunes et vieux, étudiants et professeurs » qui, « comme des pères, discutent, recherchent et analysent » avant de se dire au revoir à la « grosse soirée qui s’est tenue le soir sur la terrasse du bâtiment de La Maison des hommes de Le Corbusier à Marseille, éclairée comme un phare dans la nuit, indiquant le chemin de la véritable architecture moderne aux jeunes membres des CIAM ». 24 La façon dont Candilis décrit l’ambiance fraternelle des CIAM d’Aix-en-Provence nous laisse penser qu’il s’agit peut-être plus d’un conflit géographique que d’un conflit générationnel comme Le Corbusier souhaite le montrer. Cela signifie pour lui et pour les CIAM-PREMIERS que la possibilité d’une architecture internationale, globalisée et dont les principes sont applicables partout dans le monde est remise en question. Déjà lors de la définition de la Charte de l’habitat, certaines idées clefs sont apparues pour défendre sa nature fondamentalement évolutive et la nécessité de systématiquement l’associer à 21 C. Blain, Team 10, the French Context, tiré de “Statement on habitat“, CIAM meeting,28-31, Janvier 1954, Doorn, publié dans « Forum », n°7, 1959. 22 Le Corbusier, op. cit. 23 Ibid., p.6. 24 C. Blain, Team 10, the French Context, tiré de G. Candilis, CIAM 9 Aix-en-Provence, juillet 1953, la Charte de l’habitat, « l’Architecture d'Aujourd'hui », n°49, oct 1953, p.14. Traduit de l’anglais par l’auteur.
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un lieu et à un moment ; ce qui a contribué à l’échec de la rédaction d’une telle Charte, dont les principes doivent pouvoir être applicables universellement. 25 Quoi la position Le Corbusier change 1949. L’engouement lié à la un lieuqu’il et à en un soit, moment ; ce quide a contribué à l’échec de dès la rédaction d’une telle Charte, 25 conception de l’Unité Marseille universellement. passé, il a drastiquement modifié la dont les principes doiventd’Habitation pouvoir êtrede applicables structure de son atelier en y réduisant son personnel. Certains de ses collaborateurs, comme restent relativement proches de luidèsen1949. travaillant pour la branche Quoi qu’ilCandilis, en soit, la position de Le Corbusier change L’engouement lié à la technique de l’AtBat, crééede pour la conception de l’UH demodifié Marseille. conception de l’atelier, l’Unité d’Habitation Marseille passé, technique il a drastiquement la Ce changement duson 35 rue de SèvresCertains marquede uneses manière différente structure de son structurel atelier ende y l’atelier réduisant personnel. collaborateurs, de concevoir projets,relativement Le Corbusierproches est désormais présent carlail branche souhaite comme Candilis,lesrestent de lui enmoins travaillant pour privilégierde l’écriture la peinture. multiples projets de la décennie seront en technique l’atelier,etl’AtBat, crééeLes pour la conception technique de l’UH de dessinés Marseille. petites équipes organisées autour d’André Wogensky (1916-2004) d’abord puis de Yannis Ce changement structurel de l’atelier du 35 rue de Sèvres marque une manière différente Xenakis ensuite. de concevoir les projets, Le Corbusier est désormais moins présent car il souhaite privilégier l’écriture et la peinture. Les multiples projets de la décennie seront dessinés en L’implosion desorganisées CIAM révèle la crise profonde que connaît l’architecture après petites équipes autour d’André Wogensky (1916-2004) d’abord moderne puis de Yannis la guerre. L’exposition universelle de Bruxelles réunit les signes d’une grande transition Xenakis ensuite. architecturale dont nous venons de voir une partie des raisons théoriques. Une partie de cette crise est deslamodernes eux-mêmes, de divergences tropmoderne importantes qui L’implosion desdonc CIAMissue révèle crise profonde que connaît l’architecture après éclater les CIAM en 1959, au de congrès d’Otterlo. lafont guerre. L’exposition universelle Bruxelles réunit les signes d’une grande transition architecturale dont nous venons de voir une partie des raisons théoriques. Une partie de cette crise est donc issue des modernes eux-mêmes, de divergences trop importantes qui 26 LES FORMES LIBRES , FORMES GAUCHES , QUADRIQUES font éclater les CIAM en 1959, au congrès d’Otterlo. Xenakis entre à l’atelier Le Corbusier comme ingénieur en 1947, il commence par travailler à l’AtBat sur la recommandation de Georges Candilis pour y réaliser des dessins LES FORMES LIBRES, FORMES GAUCHES, QUADRIQUES 26 techniques pour l’UH de Marseille. C’est dans ce contexte qu’il intègre l’équipe de Le Corbusier, il voit alors les Le effectifs se réduire dèsingénieur 1949. Xenakis entre à l’atelier Corbusier comme en 1947, il commence par Xenakis àest né ensur 1922, il fait partie des de jeunes collaborateurs deyl’atelier. de travailler l’AtBat la recommandation Georges Candilis pour réaliser Au desdébut dessins son expérience auprès de Le Corbusier, Xenakis a fraîchement obtenu un diplôme techniques pour l’UH de Marseille. C’est dans ce contexte qu’il intègre l’équipe de Le d’ingénieur civilalors à l’université polytechnique Il s’intéresse alors très peu à Corbusier, il voit les effectifs se réduire dèsd’Athènes. 1949. l’architecture et 1922, n’est pas dans les débats qui émergent au sein CIAM. Xenakis est né en il faitimpliqué partie des jeunes collaborateurs de l’atelier. Au des début de Xenakis ne prend pas part liés àXenakis l’habitata et au logement, ce qu’ilundésire faire son expérience auprès de aux Le débats Corbusier, fraîchement obtenu diplôme avant toutecivil chose en s’installant à Paris, c’est composer de la musique étudier d’ingénieur à l’université polytechnique d’Athènes. Il s’intéresse alorsettrès peu àla composition avec différents grands professeurs. l’architecture et n’est pas impliqué dans les débats qui émergent au sein des CIAM. 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D’autre recherches originales de précurseurs des étrangers et en «part, Mes les propres recherches musicales sur les Sons à pays variation continue enparticulier fonction du temps (Voir Le Corbusier Modulor N°2, dernière page) me faisaient pencher 25 C. Blain, Team the French Context, tiré à debase ASCORAL, CIAM:9,des Contribution de l’architecte pour des 10, structures géométriques de droites surfaces réglées. D’autre d’aujourd’hui à larecherches Charte de l’habitat, ed.de Architecture Paris,d’Otterlo, 1954. mort desd’aujourd’hui, CIAM lors du congrès Pays-Bas, 1959. part, les originales précurseurs des pays étrangers et en particulier 26
Il fautquadrique noter la présence de J. Bakema sur cette photo, ainsipar queune l’absence d’architecte français. D’après CNRTL, : En géométrie, surface représentée équation du second degré. 25 C. Blain, Team 10, the French Context, tiré de ASCORAL, CIAM 9, Contribution de l’architecte d’aujourd’hui à la Charte de l’habitat, ed. Architecture d’aujourd’hui, Paris, 1954. 26 160 D’après CNRTL, quadrique : En géométrie, surface représentée par une équation du second degré.
un lieu et à un moment ; ce qui a contribué à l’échec de la rédaction d’une telle Charte, un lieu et à un moment ; ce qui a contribué à l’échec de la rédaction d’une telle Charte, dont les principes doivent pouvoir être applicables universellement. 25 dont les principes doivent pouvoir être applicables universellement. 25 Quoi qu’il en soit, la position de Le Corbusier change dès 1949. L’engouement lié à la Quoi qu’il en soit, la position de Le Corbusier change dès 1949. L’engouement lié à la conception de l’Unité d’Habitation de Marseille passé, il a drastiquement modifié la conception de l’Unité d’Habitation de Marseille passé, il a drastiquement modifié la structure de son atelier en y réduisant son personnel. Certains de ses collaborateurs, structure de son atelier en y réduisant son personnel. Certains de ses collaborateurs, comme Candilis, restent relativement proches de lui en travaillant pour la branche comme Candilis, restent relativement proches de lui en travaillant pour la branche technique de l’atelier, l’AtBat, créée pour la conception technique de l’UH de Marseille. technique de l’atelier, l’AtBat, créée pour la conception technique de l’UH de Marseille. Ce changement structurel de l’atelier du 35 rue de Sèvres marque une manière différente Ce changement structurel de l’atelier du 35 rue de Sèvres marque une manière différente de concevoir les projets, Le Corbusier est désormais moins présent car il souhaite de concevoir les projets, Le Corbusier est désormais moins présent car il souhaite privilégier l’écriture et la peinture. Les multiples projets de la décennie seront dessinés en privilégier l’écriture et la peinture. Les multiples projets de la décennie seront dessinés en petites équipes organisées autour d’André Wogensky (1916-2004) d’abord puis de Yannis petites équipes organisées autour d’André Wogensky (1916-2004) d’abord puis de Yannis Xenakis ensuite. Xenakis ensuite. L’implosion des CIAM révèle la crise profonde que connaît l’architecture moderne après L’implosion des CIAM révèle la crise profonde que connaît l’architecture moderne après la guerre. L’exposition universelle de Bruxelles réunit les signes d’une grande transition la guerre. L’exposition universelle de Bruxelles réunit les signes d’une grande transition architecturale dont nous venons de voir une partie des raisons théoriques. Une partie de architecturale dont nous venons de voir une partie des raisons théoriques. Une partie de cette crise est donc issue des modernes eux-mêmes, de divergences trop importantes qui cette crise est donc issue des modernes eux-mêmes, de divergences trop importantes qui font éclater les CIAM en 1959, au congrès d’Otterlo. font éclater les CIAM en 1959, au congrès d’Otterlo. Robert Maillart, hall d’exposition, Zurich, 1939. LES FORMES LIBRES, FORMES GAUCHES, QUADRIQUES 26 LES FORMES LIBRES, FORMES GAUCHES, QUADRIQUES 26
Xenakis entre à l’atelier Le Corbusier comme ingénieur en 1947, il commence par Xenakis entre à l’atelier Le Corbusier comme ingénieur en 1947, il commence par travailler à l’AtBat sur la recommandation de Georges Candilis pour y réaliser des dessins travailler à l’AtBat sur la recommandation de Georges Candilis pour y réaliser des dessins techniques pour l’UH de Marseille. C’est dans ce contexte qu’il intègre l’équipe de Le techniques pour l’UH de Marseille. C’est dans ce contexte qu’il intègre l’équipe de Le Corbusier, il voit alors les effectifs se réduire dès 1949. Corbusier, il voit alors les effectifs se réduire dès 1949. Xenakis est né en 1922, il fait partie des jeunes collaborateurs de l’atelier. Au début de Xenakis est né en 1922, il fait partie des jeunes collaborateurs de l’atelier. Au début de son expérience auprès de Le Corbusier, Xenakis a fraîchement obtenu un diplôme son expérience auprès de Le Corbusier, Xenakis a fraîchement obtenu un diplôme d’ingénieur civil à l’université polytechnique d’Athènes. Il s’intéresse alors très peu à d’ingénieur civil à l’université polytechnique d’Athènes. Il s’intéresse alors très peu à l’architecture et n’est pas impliqué dans les débats qui émergent au sein des CIAM. l’architecture et n’est pas impliqué dans les débats qui émergent au sein des CIAM. Xenakis ne prend pas part aux débats liés à l’habitat et au logement, ce qu’il désire faire Xenakis ne prend pas part aux débats liés à l’habitat et au logement, ce qu’il désire faire avant toute chose en s’installant à Paris, c’est composer de la musique et étudier la avant toute chose en s’installant à Paris, c’est composer de la musique et étudier la composition avec différents grands professeurs. composition avec différents grands professeurs. Sa sensibilité à la musique et son esprit rationnel d’ingénieur civil l’ont fait s’intéresser à Sa sensibilité à la musique et son esprit rationnel d’ingénieur civil l’ont fait s’intéresser à d’autres influences que celles des modernes au début de cette décennie. Comme il le dit d’autres influences que celles des modernes au début de cette décennie. Comme il le dit dans sa contribution au Poème électronique, l’ouvrage édité par Jean Petit : dans sa contribution au Poème électronique, l’ouvrage édité par Jean Petit : « Mes propres recherches musicales sur les Sons à variation continue en fonction « Mes propres recherches musicales sur les Sons à variation continue en fonction du temps (Voir Le Corbusier Modulor N°2, dernière page) me faisaient pencher du temps (Voir Le Corbusier Modulor N°2, dernière page) me faisaient pencher pour des structures géométriques à base de droites : des surfaces réglées. D’autre pour des structures géométriques à base de droites : des surfaces réglées. D’autre part, les recherches originales de précurseurs des pays étrangers et en particulier part, les recherches originales de précurseurs des pays étrangers et en particulier 25 25
C. Blain, Team 10, the French Context, tiré de ASCORAL, CIAM 9, Contribution de l’architecte C. Blain, Team the French Context, de ASCORAL, CIAM 9, Contribution d’aujourd’hui à la10, Charte de l’habitat, ed.tiré Architecture d’aujourd’hui, Paris, 1954.de l’architecte d’aujourd’hui à la Charte de l’habitat, ed. Architecture d’aujourd’hui, Paris,équation 1954. du second 26 D’après CNRTL, quadrique : En géométrie, surface représentée par une 26 D’après CNRTL, quadrique : En géométrie, surface représentée par une équation du second degré. degré.
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celles de Bernard Laffaille, pionnier dans ce domaine en France, m’avaient familiarisé avec des surfaces réglées simples engendrées par des droites et de courbes planes, les paraboloïdes hyperboliques et les conoïdes. Ces surfaces, connues depuis longtemps par les géomètres, avaient non seulement été étudiées depuis une génération par la statique et la théorie de l’élasticité des voiles minces, mais avaient été récemment réalisées en béton-armé coffré dans plusieurs pays toujours pour remplacer les toitures ou les toits-terrasse ». 27 Dans cette citation, Xenakis dresse un court panel des influences architecturales qu’il a en tête en 1956 lorsqu’il est chargé de concevoir le pavillon Philips. Le Corbusier est aussi familier avec les travaux d’Eugène Freyssinet (1879-1962), un autre précurseur dans le béton armé. Dans Vers une architecture, en 1923, il publie deux images du grand hangar à dirigeable d’Orly construit entre 1921 et 1923. Ces réflexions autour de moyens performants de mettre en œuvre le béton armé et l’acier se développent en Europe dès les années vingt. Elles permettent de couvrir de grandes surfaces d’exploitation, le tout avec des quantités de matière et un coût moindre par rapport à des techniques traditionnelles. Dans une logique d’optimisation des performances de chaque matériaux et d’adéquation entre efforts et caractéristiques structurales, les surfaces réglées sont très efficaces comme systèmes de toitures. Elles se développent très largement après la guerre pour couvrir le plus souvent des hangars logistiques ou de manière générale, des espaces de grandes portées exigeant l’absence de points porteurs. Ainsi, dans la majorité des cas, les coques sont cantonnées à la couverture des bâtiments, le corps du bâtiment étant construit avec des systèmes maçonnés ou à ossatures poteaux-poutres plus traditionnels. Les exemples dans lesquels les formes réglées constituent à la fois façades, ossature et couverture du bâtiment sont encore rares et se multiplient tout au long des années cinquante. Afin de bien mesurer en quoi le pavillon Philips de l’exposition universelle de Bruxelles 1958 est un véritable exploit technique, il nous faut dresser une histoire succincte de la construction en coques de béton. LA CONSTRUCTION EN COQUES DE BETON
Le béton ne résiste pas bien aux efforts de tension, mais extrêmement bien aux efforts de compression. Pour compenser cette faiblesse, on l’arme : on emprisonne une armature métallique dans la matière même. Grâce à cette armature, le béton-armé peut être utilisé comme du bois ou du métal, il résiste beaucoup mieux aux efforts de tension et peut donc prendre la forme de poutres et de poteaux. Le béton entretient une relation très intime avec l’acier, leur symbiose peut aussi se faire avec des systèmes de contraintes. Sans artifices, sans systèmes complémentaires qui permettent de lui donner ces performances, le béton reste tout de même très intéressant lorsqu’il est soumis à des efforts de compression seuls. Il existe des façons de le soumettre presque uniquement à ces efforts de compression, ces moyens sont géométriques et le plus souvent empiriques. 27
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J. Petit, op. cit.
La mise en œuvre du béton a connu plusieurs évolutions, certaines basées sur des techniques de contrainte et d’autres basées sur une utilisation purement rationnelle du matériau. Il faut alors différencier les coques aux courbures arbitraires des coques quadriques dont les courbures sont aisément calculables et directement issues d’une rationalité de mise en œuvre. Les ouvrages aux courbures arbitraires impliquent d’armer le béton très fortement pour lui permettre de résister aux efforts de tension et de traction auxquels il ne saurait résister seul. Tandis que d’autres courbures, issues directement de la géométrie, telles que les paraboloïdes hyperboliques, permettent de faire travailler le matériau en compression seule, sans perturbation et donc sans la nécessité d’ajouter des armatures métalliques. Le dessin et la mise en œuvre de ces deux types de coques sont totalement différents, les procédés et les idéaux qu’ils impliquent le sont tout autant. On peut différencier deux écoles chez les constructeurs de coques de béton, et plus largement même chez les architectes : il y a celle les formalistes, les idéalistes, ceux pour qui l’importance de la forme domine celle des moyens de mise en œuvre et il y a les rationnels, ceux pour qui la forme se substitue aux matériaux et aux efforts qu’ils subissent. Chacune des deux écoles profite de la continuité des formes permises par le béton-armé pour mettre en avant différentes qualités : pour les uns c’est la symbolique, le geste, le volume, la forme et pour d’autres la légèreté, la finesse, l’économie de moyens. L’une n’empêche pas forcément l’autre mais les intentions ne sont pas les mêmes. Une véritable approche du matériau est apparue au tout début du vingtième siècle avec la construction de ponts et de dalles en béton-armé, on a ainsi cessé de l’utiliser pour copier la forme des arches en pierre pour petit à petit prendre conscience de sa plastique propre et de ses capacités de franchissement. C’est Robert Maillart (1872-1940) qui le premier va montrer les capacités structurelles du béton-armé. Il réalise plusieurs ponts en Suisse, le pont de Zuoz en 1901, le pont de Tavanasa en 1905, ainsi qu’un entrepôt de stockage à Zurich pour lequel il invente la dalle-champignon. En 1939, il conçoit une voûte paraboloïde hyperbolique de béton pour un hall d’exposition à Zurich. Eugène Freyssinet, un ingénieur français, a lui aussi participé au développement du béton-armé grâce à une série d’inventions et de prouesses techniques, notamment concernant la mise en contrainte - pré ou post contrainte -. Dans les nombreux ponts qu’il a construits, pont du Veurdre en 1912, pont Albert Louppe à Plougastel en 1925-1930, Freyssinet invente constamment de nouveaux systèmes permettant de mettre en œuvre le béton de différentes façons. Freyssinet a aussi été un des premiers à appliquer ses innovations à des bâtiments, partout en France de nombreux et vastes hangars ont été construits. Ces structures abritent des magasins généraux, des centres ferroviaires, des hangars industriels et des hangars pour avions et dirigeables. Ses hangars à dirigeable construits à Orly en 1921-1923 sont des voûtes en paraboloïde hyperbolique. Son œuvre est un des premiers témoignages qui montre la richesse plastique et structurelle du matériau. En Allemagne, c’est Ulrich Finsterwalder (1898-1988) qui met en avant les potentiels du béton, avec des systèmes de coques minces et de contrainte. La construction de
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différentes halles, comme la markthalle de Bâle en 1929, a permis de montrer l’efficacité et l’économie permise par les dômes. Maillart, Freyssinet et Finsterwalder sont de grands constructeurs, ils sont les pionniers de la construction en béton-armé. Ils abordent le matériau davantage comme des ingénieurs et des constructeurs que comme des architectes. Anton Tedesko (1904-1994), un ingénieur autrichien, introduit les toitures en coques minces de béton aux États-Unis dès 1934 avec le planétarium de Hayden à New York. En 1936, il conçoit la première grande coque mince construite aux États-Unis pour un stade de hockey, la Hershey Arena. En Italie, c’est Pier Luigi Nervi (1891-1979) qui participe significativement au développement des structures complexes en béton-armé, il est lui aussi ingénieur. Dans sa pratique, Luigi Nervi a cherché l’équilibre entre les nécessités statiques et le désir de forme, le tout devant tenir dans une économie de moyens. Dans la majorité de ses constructions, il a mis en avant l’expression des forces subies par la matière. On peut faire la lecture de ces efforts grâce aux systèmes de nervures, Nervi dissocie presque systématiquement les éléments porteurs, les lignes de forces, des éléments de remplissage de la couverture. Cette dissociation lui permet dans certains projets de faire entrer la lumière, comme dans le hall d’exposition Agnelli de Turin construit en 1948. On lit aussi très distinctement les lignes de force sur la coupole du petit palais des sports de Rome, construit en 1957. En 1958 est inauguré à Paris la maison de l’UNESCO, le siège d’une grande organisation internationale, pour laquelle Nervi a conçu l’auditorium. En Suisse, Heinz Isler (1926-2009) conçoit des coques en béton-armé dont la forme est directement issue de maquettes très simples, constituées d’une toile humide suspendue et recouverte de plâtre. La forme naturellement adoptée par la toile est issue d’une tension pure. Une fois renversée et sèche, la structure résiste à aux efforts de compression pure et soutient son propre poids. La réalisation de ce type de maquettes est un moyen très rationnel de concevoir une coque de béton, elle garantit une construction économique dans une utilisation minimale du matériau et dans une optimisation de ses performances. Avec cette façon de concevoir les structures le dessin de l’architecte s’efface derrière les caractéristiques physiques du matériau. Son intervention se limite alors aux quelques paramètres qui font varier la forme de la coque, le dessin est régi par une économie pure, sans référence à l’architecture. Notons que les constructions de Isler sont plus tardives, sa première coque mince date de 1961 avec le Wyss Garden Center à Soleure en Suisse. On peut imaginer qu’au début de l’année 1956, lorsque Le Corbusier et Xenakis reçoivent la commande du pavillon Philips, les travaux de Heinz Isler n’ont pas encore atteint les architectes. Dans le numéro 64 de l’Architecture d'Aujourd'hui de mars 1956 intitulé STRUCTURES, dédié aux constructions contemporaines innovantes, les structures de Isler ne figurent pas dans les exemples cités alors que les coques minces de Bernard Laffaille (1900-1955) et de Felix Candela (1910-1997) y occupent plusieurs pages. La publication de ce numéro est coordonnée avec la commande Philips pour laquelle Xenakis commence à travailler à partir du mois d’octobre 1956.
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Pier Luigi Nervi, petit palais des sports, Rome, 1957
Heinz Isler, maquette
Gaudí, maquette de la Colonia Güell, 1898
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Tedesko, Nervi et Isler sont eux aussi de grands constructeurs, ils sont à leur manière des pionniers dans la construction de coques minces en béton. Chacun fait preuve d’une sensibilité esthétique, d’une grande conscience de la plastique propre du matériau. Leur travail n’est pas tant issu des calculs, il est très empirique. Leurs conceptions prennent en compte autant les aspects formels, esthétiques que les aspects rationnels constructifs et les questions de coût des projets. Les concepteurs de coques minces espagnols ont une approche encore différente, ils sont davantage à la recherche de finesse, d’un aspect lisse de la matière et d’une expression abstraite du béton. Leurs travaux s’inscrivent dans une tradition constructive issue des voûtes catalanes de briques planes. Quelques grands architectes espagnols ont contribué au développement de la géométrie et des techniques liées au béton. On pense d’abord à Antoni Gaudí (1852-1926) qui est un grand usager des surfaces réglées, il a peu mis en œuvre le béton mais toute son œuvre a servi de point de référence à des générations d’architectes pour des questions géométriques. Gaudí est un des témoins d’une tradition constructive catalane, son usage empirique des paraboloïdes hyperboliques, des courbes en chaînette et des surfaces réglées a permis de faire perdurer une tradition géométrique et rationnelle appliquée à la construction. Pour déterminer les voûtes en chaînette, Gaudí réalise des maquettes simples : une cordelette lestée de petits sacs de sable, suspendue par ses extrémités. Chaque cordelette forme voûte, ainsi lorsqu’elles sont judicieusement assemblées elles peuvent former coupole, flèche, transept d’une église. Ces voûtes formées la tête-en-bas sont drapées puis photographiées, développées et retournées dans le sens de la construction pour devenir des géométraux. Gaudí fait usage de ces géométries spécifiques pour profiter de leurs bénéfices structurels, l’école de la Sagrada Família construite en 1909 en est un bon exemple. Les courbures de la toiture et des murs périphériques permettent d’améliorer la stabilité de l’édifice avec une quantité de matière moindre, seulement deux épaisseurs de brique planes montées en quinconce suffisent à tenir le tout. Edouardo Torroja (1899-1961) a aussi contribué à développer la construction de structures audacieuses en béton-armé. Cet ingénieur espagnol a construit dès les années trente des structures complexes, comme le marché central d’Algésiras en 1934, le Frontón Recoletos en 1935 ou les tribunes de l’Hippodrome de la Zarzuela la même année. Torroja a une véritable attitude de pionnier si on considère autant l’attention qu’il apporte aux formes que l’aspect constructif. Il analyse très précisément les efforts subis par le matériau, comprend les zones sollicitées et tâche de renforcer là où c’est nécessaire sans chercher à exprimer littéralement les lignes de forces comme aurait pu le faire Nervi, par exemple. Pour Torroja aussi la construction de coque mince en béton doit s’inscrire dans une logique rationnelle et adaptée aux caractéristiques du matériau. Chacun de ces architectes et ingénieurs sont des pionniers qui ont permis de développer l’usage du béton, les uns en perfectionnant et en inventant des techniques de mise en œuvre, les autres en faisant usage de la géométrie pure dans ses formes les plus audacieuses. Un autre précurseur à la construction de coques minces de béton est l’architecte espagnol Felix Candela. En 1939, il s’installe au Mexique où il construit la plupart de ses
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Edouardo Torroja, prototype pour l’hippodrome Zarzuela, Madrid, 1935
Felix Candela, pavillon des rayons cosmiques, Mexico, 1951-1952
Felix Candela , restaurant Los Manantiales, Mexico, 1958
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œuvres. En 1952, il construit le pavillon des rayons cosmiques de l’université de Mexico dont la couverture est une paraboloïde hyperbolique en béton d’un centimètre et demi d’épaisseur. Cette finesse était nécessaire, la coque devait être la plus fine possible pour permettre à l’appareil qu’elle abrite de faire son travail de détection des rayons cosmiques. Pour garantir la solidité du tout, une nervure de béton-armé a été ajoutée au milieu de la surface réglée, rendant la coque non suffisamment autonome pour Candela. Il défend une utilisation rationnelle du béton, fidèle à ses caractéristiques structurelles. Pour lui, la résistance d’une coque doit être directement issue de la forme et non pas de calculs complexes qui cherchent à compenser des efforts de torsion. Il est ainsi très critique des coques de béton purement formelles, comme celles construites par certains de ses contemporains comme Eero Saarinen (1910-1961), Oscar Niemeyer (1907-2012) ou Jørn Utzon (1918-2008). Il est en désaccord avec le projet de l’opéra de Sydney dont la solidité des coques est en grande partie permise par les calculs d’Ove Arup (1895-1988) et non par leur forme propre. Candela milite pour une approche géométrique et économique en (re)donnant aux calculs une place secondaire. Il ne relègue pas pour autant l’importance de la forme qui pour lui joue un rôle majeur dans la « recherche d’un langage commun », elle doit être pensée en harmonie avec le matériau et avec sa mise en œuvre : « Je pense être un formaliste, car j’entends l’art comme une volonté de forme, mais une volonté de forme ordonnée, harmonieuse, stable ». 28 Une forme juste permet aux charges de se répartir uniformément dans la membrane de béton, cette distribution des efforts permet de faire travailler chaque partie de l’ouvrage de façon uniforme en compression pure, et ainsi de réduire au maximum l’ajout d’armatures métalliques. Lorsque la concentration des efforts est trop forte à un endroit, Candela fait varier l’épaisseur de béton et non la quantité d’armature. En principe, certaines des coques réalisées par Candela pourraient totalement se passer d’armatures métalliques, étant donné que la forme optimise le travail en compression, le peu d’effort de tension peut être supporté par le béton. Malgré tout, Candela a toujours armé un minimum ses coques en béton pour éviter tout risque de craquement ou de déformation. Pour Candela, on peut donner toutes les formes à une coque en béton mais celle qui est la plus simple à calculer et à mettre en œuvre est la paraboloïde hyperbolique 29. « La hypar [paraboloïde hyperbolique] est la seule surface gauche dont l’équation est suffisamment simple pour permettre de calculer les efforts avec des mathématiques élémentaires ». 30 En effet, une paraboloïde hyperbolique est composée presque exclusivement de lignes droites, ce qui facilite grandement la mise en œuvre des coffrages : les planches de bois qui le composent n’ont pas besoin d’être cintrées. Sur ces planches Candela préconisait 28
E. X. de Anda Alanis, CANDELA. La maitrise des limites, Taschen, 2008. La paraboloïde hyperbolique est une surface gauche générée par le déplacement d’une parabole convexe, la génératrice, suivant une autre parabole concave, la directrice. 30 M. E. Moreyra Garlock & D. P. Billington, Felix Candela. Engineer. Builder. Structural Artist, Princeton, 2008. 29
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de couler, sauf exception, une épaisseur de quatre centimètres de béton. Cette valeur est selon lui le meilleur compromis entre solidité, poids et coût. Lorsqu’une coque est formée d’un assemblage de paraboloïdes hyperboliques, les jonctions entre elles sont des lignes de forces importantes qui transmettent directement les charges aux fondations. Candela les considère souvent comme des poutres dissimulées par la continuité du béton. C’est le cas pour la coque du restaurant Los Manantiales construit en 1958 à Mexico, où des poutres sont dissimulées au niveau des jonctions entre les paraboloïdes hyperboliques, ce qui permet de libérer les arêtes extérieures et de donner une sensation de finesse à l’ouvrage. Dans le numéro 64 de l’Architecture d'Aujourd'hui de mars 1956 qui met en avant les coques minces en béton, quelques constructions de Candela sont présentées : le pavillon des rayons cosmiques de l’université de Mexico de 1951-1952, l’Église de la Vierge de la Médaille Miraculeuse à Mexico de 1953-1955, la chapelle Notre Dame de la Solitude à Coyoacan, 1955. 31 Quelques autres exemples de coques minces en béton sont publiés au côté des projets de Candela, comme l’Auditorium du MIT à Cambridge, USA, construit par Eero Saarinen en 1955 ; le marché couvert de Royan construit en 1955 par les architectes Louis Simon (1901-1965) et André Morisseau (1907-1993) et par l’ingénieur René Sarger (1917-1988) ; le CNIT de la Défense - centre des nouvelles industries et technologies - conçu par les architectes Robert Camelot (1903-1992), Jean De Mailly (1911-1975) et Bernard Zehrfuss (1911-1996) et par l’ingénieur Nicolas Esquillan (1902-1989), construit en 1958. On pourrait ajouter à ces quelques actualités la Dorton Arena construite à Raleigh, Caroline du Nord en 1952 par Maciej Nowicki, la Cathédrale du Sacré-Cœur d'Alger construite en 1956 par les architectes Jean Le Couteur (1916-2010) et Paul Herbé (1903-1963) et l’ingénieur René Sarger ou l’église Notre-Dame de Royan construite par Guillaume Gillet (1912-1987) et Bertrand Laffaille entre 1954 et 1958. RELECTURE DE L’EXPOSITION
Ces exemples témoignent d’un « assouplissement progressif de la plastique architecturale » 32 qui a lieu tout au long des années cinquante et dont quelques architectes et ingénieurs français sont les protagonistes. Cette évolution, qui va dans le sens d’une architecture économe, légère et parfois dégagée de tout esprit formalisant va continuer en prenant des formes différentes et en étant incarnée par d’autres architectes. A l’exposition de Bruxelles, on pourra très clairement faire la lecture de cette évolution, comprendre en quoi les formes gauches, les structures tendues et les coques minces sont devenues les formes contemporaines de l’architecture, celles qui permettent à chacun de s’identifier en tant que puissance, en tant que nation.
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F. Candela, Les voûtes minces et l’espace architectural, « L’Architecture d'Aujourd'hui », numéro n°64, Paris, mars 1956, p.22. Une image de la chapelle Notre Dame de la Solitude accompagne l’article de Xenakis publié dans la revue technique Philips dédiée au pavillon Philips, op. cit., p.3. 32 L’Architecture d'Aujourd'hui, numéro n°64, op. cit., p.1. 169
L’EXPO 58 est un moment de « confrontation des tendances architecturales » de l’époque. Pour René Sarger, « l’ensemble des participants a pensé Architecture », marquant « l’abandon presque complet du décor » qui caractérisait une bonne partie de ce type de manifestation depuis le début du siècle. 33 Si les décors de stuc et les similimarbres ont presque totalement disparu, c’est une autre forme de perversion qui apparaît à Bruxelles. Dans la grande diversité des contributions, Sarger observe une « tendance structurale », une volonté de concevoir l’Architecture « comme une expression plastique des structures ». 34 L’expression de la poésie de ces structures est le sujet de nombreuses contributions. Qu’elles soient faites de bois, de béton ou de métal, l’ingénieur est aux cotés de l’architecte pour concevoir des « structures réelles » qui sont les « éléments spatiaux de l’architecture ». Le pavillon national étant l’objet principal pour certains contributeurs, un désir absolu de participer à ce mouvement global et mondial de la structure-audace fait surface, menant parfois vers des absurdités architecturales et constructives totales. C’est le cas par exemple du pavillon de l’O.E.C.E. - Organisation européenne de coopération économique - dont la couverture en selle de cheval est supportée par des poutres-fuseaux, ou du pavillon du Saint-Siège dont la structure véritable n’a rien à voir avec ce que ses arcs paraboliques et câbles tendus suggèrent. Ainsi, un certain nombre de contributions s’égarent dans des gestes purement formels, dénués de bon sens structurel : « c’est toute la floraison des voiles gauches et des formes de toitures en résilles suspendues qui n’ont conservé que le graphisme des structures et vont parfois jusqu’au mensonge architectural ». 35 Les prétentions nationales, lorsqu’elles s’inscrivent dans un langage architectural clair, sont souvent traduites par des pavillons « conçus pour durer infiniment plus » que les six mois de l’exposition. 36 « L’abri devenant ‘Palais’ », les architectes ne considèrent que peu le caractère temporaire de leurs constructions, travaillant même souvent à les rendre plus monumentales et plus imposantes. C’est une critique que formule Frei Otto dans un article publié aux côtés de celui de René Sarger en 1958, il pose alors la question : « ‘Bilan d’un monde pour un monde plus humain’ n’est-t-il pas le thème de cette exposition ? S’agissait-il seulement de montrer l’évolution des techniques ? N’aurait-il pas été préférable de mettre l’accent sur les moyens mis à notre disposition pour jeter les bases d’un monde plus pacifique et pour aider au développement psychologique et matériel de l’homme ? ». 37
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R. Sarger, Valeur plastique des structures à l’exposition de Bruxelles, « L’Architecture d'Aujourd'hui », numéro n°78, Paris, 1958, p.6. René Sarger est ingénieur-conseil pour le pavillon français de l’exposition. 34 Ibid., p.6. 35 Ibid. 36 Ibid. 37 F. Otto, Formes, techniques et constructions humaines, « L’Architecture d'Aujourd'hui », numéro n°78, Paris, 1958, p.4. 170
UN REGARD, FREI OTTO
Frei Otto est un architecte allemand, né en 1925. Il a connu la guerre en tant que soldat et toute sa vie d’architecte, son obsession est de « se sortir de la guerre, de la mégalomanie, du culte du führer et de la personnalité ». Il associe toujours le caractère massif et lourd des édifices au caractère patriotique mis en avant par l’Allemagne nazi. L’architecture officielle nazi souhaitait donner, à travers la monumentalité et la masse, une impression d’éternité, un sentiment de permanence et le symbole d’un état puissant. Il plaide toute sa vie pour substituer à cela une architecture sous la lumière, des espaces ouverts et des structures légères. Il combat l’architecture lourde et le sentiment de prestige qu’elle véhicule. Pour lui les constructions légères et les voiles minces sont une réponse à cela et Frei Otto rappelle dans son article la nature de ces constructions, leurs buts initiaux et le rôle qu’elles auraient pu jouer à l’exposition de Bruxelles : « L’exposition aurait dû faire naître un espoir : celui de ne plus faire de l’homme l’esclave de ses propres rêves, l’esclave de ces techniques qu’il invente, mais qui l’étouffent, celui enfin de lui apprendre qu’il les domine aujourd’hui, et qu’il a su forger par elles le plus efficace des outils pour la paix ». Otto fait référence à l’arme atomique et à la relation ambivalente que l’humanité a avec cette technologie dans les années cinquante, entre la menace et l’espoir symbolisés par l’Atomium : « Les grandes créations techniques, on les regarde aujourd’hui avec une joie mitigée, on en connaît tous les aspects et leurs revers ; l’ivresse des siècles passés a disparu ». Cette injonction s’applique autant aux techniques qu’à l’architecture, pour Otto le souvenir des démonstrations de puissance de la guerre est encore présent et implique de concevoir une autre architecture. « C’est seulement après la dernière guerre mondiale que l’impulsion a été donnée : voiles minces, poutres effilées, cadres de grandes portées, et toutes ces sortes de structures tendues ». Il rappelle que « la construction légère s’est développée en opposition à la construction monumentale », et constate qu’à Bruxelles de nombreux pavillons se servent pourtant de systèmes structurels légers pour affirmer un statut de monument. Le principe même des coques minces et des structures légères est de « rechercher des solutions techniques simples, des formes structurales qui, aux meilleures conditions économiques, offrent le plus de possibilités d’application. », c’est ainsi que Candela considère aussi le rôle de ces structures. Ils sont tous les deux à la recherche d’une « forme où rien ne soit superflu, […] une enveloppe dans ce qu’elle a de plus rationnel ». D’après Frei Otto, « A Bruxelles, ces techniques ont été utilisées abusivement pour des ‘manifestations de puissance’, […] elles sont orgueilleuses en elles-mêmes, dans l’adoration de leur propre audace, ceci à peu d’exceptions près ». 171
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Yona Friedman, ville spatiale, 1959-60. FRACCENTRE
Ces quelques lignes dressent une image de ce que sont les formes structurales dans les années 1958, de l’usage judicieux ou détourné qui en est fait à Bruxelles et des désirs qu’ont les ‘jeunes’ architectes pour après. C’est le début de certaines avant-gardes qui prendront de l’importance dans la décennie suivante, affichant la volonté de légèreté, de mobilité et d’ouverture encore plus fortement. 38 Frei Otto de donner un dernier regard sur cette exposition, ouvrant vers ce qui constituera une grande partie de son travail : « Nous espérons, nous architectes, réussir à éviter d’accentuer ces tendances trop fortes de l’architecture soumise aux recherches ‘de formes et de technique’ pour parvenir à des conceptions plus humaines, garantes d’un meilleur avenir et d’un monde pacifié ». 39 La conclusion d’Otto et son désir de formuler une architecture pacifique est sans aucun doute partagée par Le Corbusier, qui exprime les mêmes désirs dans son poème électronique. LA PLACE DU PAVILLON PHILIPS DANS CETTE HISTOIRE
René Sarger prend le pavillon Philips comme exemple d’une construction qui sait utiliser consciencieusement les techniques : « Le Corbusier n’a-t-il pas songé dès le début à une tente dont les surfaces gauches intérieures s’effacent, se courbent, se tordent ou s’estompent, participant par les volumes mouvants qu’ils suggèrent au ‘poème électronique’ qui s’y représente ? Mais la conception technique ne répond-elle pas à l’idée essentielle ? ». 40 En effet, le pavillon Philips fait partie des nombreux exemples d’architecture ‘structurale’ présents à Bruxelles, il est un représentant des constructions en coques minces de béton, un témoin de leur actualité. Le projet du pavillon Philips utilise deux principes constructifs dont il combine les avantages, c’est une structure complexe et rationnelle dont la géométrie a été adaptée à sa mise en œuvre. A l’exception d’une surface conoïde, toutes les surfaces du pavillon Philips sont des paraboloïdes hyperboliques. Le pavillon est alors un assemblage de PH, il est composé de neuf coques en béton-armé de seulement cinq centimètres d’épaisseur. La plus haute pointe du pavillon culmine à presque vingt-et-un mètres de hauteur. Il aurait 38
Y. Friedman, L’architecture mobile, est d’abord présenté à Dubrovnik en 1956 puis publié en petit nombre dès 1958. 39 F. Otto, op. cit., p.4. 40 R. Sarger, op. cit., p.6. La phrase qui suit est ambiguë : « Il y a là une recherche spatiale très belle, qui semble contredite par le retard du constructeur sur l’Architecte. » La critique de Sarger semble portée sur le principe structurel imaginé par l’ingénieur Duyster plutôt que sur le travail fait par l’architecte. 173
ainsi été impensable de concevoir toutes les coques minces d’une seule traite ou de les couler sur place d’un seul tenant sans décomposer le système. Ce qui fait la complexité constructive de ce projet et qui en fait un exploit structurel, c’est que les coques de béton qui le composent ont été fragmentées en plusieurs morceaux préfabriqués. Chaque paraboloïde hyperbolique a été décomposée en morceaux d’environ un mètre de côté en forme de losanges. Ils ont été coulés sur lit de sable dans un hangar hors du site de l’exposition, puis acheminés par camion à l’emplacement du pavillon pour y être assemblés. La fragmentation des parois rend inenvisageable le principe de la coque mince en béton où toutes les forces se transmettent uniformément grâce à la continuité du matériau. Pour compenser cette faiblesse, un système de précontrainte par post-tension a été imaginé, il se compose de deux éléments principaux : un réseau de nervures qui forment les jonctions entre les paraboloïdes hyperboliques, elles ont été coulées sur place et précontraintes pour compenser les efforts de torsion ; à ces nervures est accrochée une résille de câbles de sept millimètres de diamètre. Les dalles préfabriquées sont déposées sur un échafaudage en bois et liées entre elles avec un mortier, après quoi on tend progressivement les câbles. Il était initialement prévu d’installer un seul réseau de câbles à l’intérieur du pavillon, lequel aurait théoriquement suffi à exercer la tension nécessaire au maintien de toutes les dalles entre elles. Par précaution, une seconde résille a été installée à l’extérieur du pavillon. La tension des câbles entre les nervures du pavillon permet de faire travailler les coques paraboloïdes hyperboliques en compression, le système est hybride et profite à la fois de principes géométriques adaptés au béton que des techniques de précontrainte. Le déploiement de ce principe s’est fait en plusieurs étapes et suite à l’intervention de plusieurs protagonistes. C’est d’abord Le Corbusier qui donne les premières conditions du projet. Il dessine un plan qui comprend une entrée, une sortie et une surface pouvant accueillir cinq-cents personnes. Il évoque une tente, similaire aux principes de son pavillon des Temps Nouveaux de 1937, pour couvrir toute la surface. Le système de toile tendue n’était pas envisageable ici, pour des raisons acoustiques Philips demandait une masse de 120kg/m² de paroi. Un système de béton projeté par ‘gunitage’ sur résille métallique a alors été imaginé, dans les deux cas le système structurel nécessitait des points d’appuis ponctuels au sol, à l’extérieur et à l’intérieur du pavillon. Comme Xenakis l’explique ensuite : « Pour ordonner les facteurs susceptibles de déterminer sa forme, on devait tenir compte des facteurs suivants : 1. La Surface d’évolution du public : le public reste 8 à 10 minutes et est réparti d’une façon homogène sur toute la surface intérieure. Résultat abstrait en plan : cercle avec deux boyaux, l’entrée et la sortie. 2. L’Auditorium-électroacoustique est le réceptacle des développements actuels de la musique électromagnétique. La réverbération doit être suffisamment faible. Les surfaces planes parallèles doivent être bannies en raison des réflexions multiples. Les angles trièdres doivent l’être également, car il y a réverbération accumulée sur le plans bissecteurs des angles dièdres.
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© Cas Oorthuys. Nederlands Fotomuseum 175
En revanche, les surfaces à rayon de courbure variable sont excellentes, mais les portions de sphère, par exemple, sont à rejeter, car elles produisent des échos localisés. 3. Lumière en couleurs et projections [...] 4. Construction - Technique : parmi toutes les surfaces géométriques, lesquelles sont autoportantes, accessibles au calcul statique et réalisables sur un chantier normal ? » 41 Tel a été le travail de Xenakis et sa contribution pour ce projet. Il ajoute : « Mes propres recherches musicales […] me faisaient pencher pour des structures géométriques à base de droites : des surfaces réglées. » Il a dans un premier temps dessiné le pavillon à partir des idées de Le Corbusier, considérant le pavillon d’une façon purement volumétrique. Les formes obtenues sont des conoïdes, des courbures issues de sections de cônes. Xenakis a tenté de rationaliser ces formes pour les rendre quantifiables et représentables. Lors d’une première concertation avec des ingénieurs à Paris, il leur est suggéré de transformer l’ensemble des conoïdes en paraboloïdes hyperboliques, plus facilement calculables et exécutables. Xenakis a dû, de façon très méthodique et précise, réaliser un nouveau dessin prenant en compte ces géométries. Grâce à des maquettes élémentaires, il a donné à son dessin initial une forme plus rationnelle, permettant d’en envisager la mise en œuvre. L’inventeur du système constructif du pavillon Philips est le docteur H.C. Duyster, ingénieur et directeur de la société STraBeD. Il a répondu à l’appel d’offre en proposant le système hybride que l’on connaît. L’entreprise STraBeD était tout à fait à même de mettre en œuvre le pavillon de Le Corbusier et de Xenakis étant donné qu’ils sont détenteurs de plusieurs brevets de systèmes de précontrainte du béton. Duyster est l’inventeur de systèmes et d’outils qui permettent la tension de câbles métalliques, pour le pavillon Philips ce sont des systèmes d’accroche permettant de tendre les câbles avec les nervures qui ont été utilisés. Le pavillon Philips de l’exposition de Bruxelles 1958 est le premier ouvrage en coques minces de béton avoir été préfabriqué, y’en-a-t-il d’ailleurs eu d’autres ? C’est un projet hybride, à la fois concernant son système constructif et à la fois dans les idées qui ont fait émerger sa forme. La forme du pavillon est d’abord fonctionnaliste, elle est une réponse à une demande pragmatique de Philips et des considérations techniques liées au poème électronique. Elle est aussi issue de l’intérêt de Xenakis pour les mathématiques dont il a déjà détourné les usages pour produire de la musique. Un autre paramètre qui a nourri le pavillon et qui a participé au dessin de sa forme, c’est un aspect purement culturelle, celui du contexte dans lequel le projet a été pensé. A la lumière du contexte que l’on s’est attaché à décrire, la construction d’un pavillon de structure 41
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J. Petit, op. cit.
ambitieuse est une façon pour les architectes et pour ceux qu’ils représentent de se montrer dans l’actualité. Le pavillon Philips est lui aussi construit en réaction à l’histoire récente de l’architecture. Dans cette tâche, Le Corbusier a su profiter des qualités de son collaborateur en lui confiant la conception du projet. Le projet du pavillon Philips est à cheval entre rationalité technique et geste formelle, tous les paramètres ont été considérés pour arriver à cet état d’équilibre subtil et judicieux. Il a constitué le support idéal du poème électronique de Varèse et de Le Corbusier, formant une expérience singulière dans un lieu singulier. Il est l’espace idéal qui permit à Le Corbusier de mettre en scène son optimisme pour le progrès et la paix. Bien au-delà du pavillon Philips, les formes se libèrent pendant toute la décennie et le moment de l’exposition en est un témoignage. Cette libération a lieu dans plusieurs domaines et pour plusieurs raisons croisées dont nous avons tenté ici de présenter quelques aspects. La lecture de ces influences nous permet de comprendre le contexte des années cinquante qui est le moment d’un grand basculement de nos sociétés vers la polarité internationale que l’on connaît. Les besoins de légèreté, les performances de l’industrie et l’invention de nouveaux matériaux issus de la pétrochimie ont continué de faire évoluer l’architecture vers des formes libératrices, favorisant le développement de ce qui a été semé dans les années cinquante.
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C
SONS ET IMAGES DANS LES ANNEES CINQUANTE
Le pavillon Philips est un des composants d’une œuvre totale qui mêle à l’architecture la musique et le cinéma. Cette œuvre globale a été pensée par Le Corbusier comme une synthèse des arts hétérogène. Pour la réalisation de cette synthèse, il confie les parties musicales à Edgard Varèse et Iannis Xenakis et se charge lui-même de composer le scenario du poème électronique. A l’image de la conception du pavillon, la compréhension du contexte permet de lire le projet plus en profondeur, de l’analyser dans son présent, au sein même des questions qui se sont posées à ses auteurs. Dès les premiers croquis de Le Corbusier à propos du projet Philips, quelques éléments de base apparaissent concernant le pavillon, la musique et le contenu du « scenario électronique ». 42 S’il ne pense pas tout à fait à un réaliser un film, il utilise un vocabulaire propre à une œuvre de cinéma : ‘le tout dans le noir, la nuit’ ‘des personnages gigantesques ou animaux’, ‘images successives faisant film bref super ralenti’, ‘1 boite lumière noire fond noir avec couleurs ‘‘électriques’’ […] successif : noir rouge bleu jaune vert blanc etc’. Dans ces premiers croquis, il fait aussi référence à la place que prendra la musique dans tout cela, sans faire mention d’autres éléments sonores pour le moment. 43 LE CINEMA DANS LES ANNEES CINQUANTE
Tout au long de la conception du scenario, le poème électronique de Le Corbusier a pris de nombreuses formes, il a été film muet et film parlé ainsi qu’abstraction et figuration. L’invention du scenario s’est étalée sur une longue période pendant laquelle Le Corbusier s’est irrégulièrement attelé au scenario, subissant alors les nombreuses relances de Louis Kalff. Le développement du poème n’a cessé d’évoluer entre mai 1956 et la fin de l’exposition universelle, il a été déterminé par de nombreuses discussions avec Varèse, par l’évolution des techniques de projection mises à disposition par Philips et par les différentes personnes qui sont intervenues pour mener à bien sa réalisation. Le poème électronique de Le Corbusier est composé de deux films : écrans et tri-trous ; ainsi que d’un ensemble de projection de couleurs, les ambiances. Ces éléments sont accompagnés de deux objets suspendus aux sommets du pavillon, recouverts d’une peinture sensible aux ultra-violets : l’objet mathématique et mannequin femme. La seule chose commune à ces éléments disparates, auxquels on peut ajouter la musique, est le temps. C’est la base sur laquelle le récit s’est construit pour les quatre-cent-quatre-vingts secondes. La conception des parties musicales du poème étant librement composées par Varèse et Xenakis, le lien entre la partie visuelle et la partie sonore est plutôt fortuit. Le son et l’image sont ainsi dissociés et ont un fonctionnement autonome. Cette dissociation est soutenue par une matière théorique qui mélange le montage intellectuel de Sergueï
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Mai 1956, FLC 30530B. Ibid.
Eisenstein (1898-1948) à la polyvision d’Abel Gance (1889-1981) dans Napoléon en 1927. 44 Nous souhaitions nous attarder davantage sur le contexte cinématographique des années cinquante afin de comprendre dans quelle histoire s’inscrit le poème visuel de Le Corbusier. Cela aurait été un prétexte pour s’intéresser à l’émergence de la Nouvelle Vague tout au long de la décennie avec les Cahiers du cinéma puis par le cinéma avec La Pointe courte d’Agnès Varda (1928-2019) sorti en 1955 ou Le Beau Serge de Claude Chabrol (1930-2010) sorti en 1958. Le contexte difficile dans lequel ce travail a été réalisé, impliquant la fermeture de toutes les bibliothèques pendant une longue période, a rendu laborieux l’accès aux sources, aux livres, au revues et à l’ensemble des documents qui sont nécessaires pour traiter sans raccourci et en profondeur un sujet. Nous regrettons de ne pas traiter la dimension cinématographique du poème électronique mais nous nous rattrapons avec la partie musicale, pour laquelle les sources sont bien plus abondantes et facilement accessibles depuis chez soi, confiné. LA MUSIQUE ELECTRONIQUE DANS LES ANNEES CINQUANTE
Les schémas qui illustrent l’ensemble de cette partie ont été gracieusement réalisés par Hermine Lew Yan Foon. Les œuvres qui ont été composées pour le pavillon Philips ont fortement marqué l’histoire de la musique électronique, autant parce qu’elles sont l’œuvre de grands compositeurs que par leur ambitieuse diffusion dans l’espace, et cela même en les considérant avec nos moyens contemporains. A cette époque en France et en Allemagne, l’installation de groupes d’haut-parleurs ne dépasse pas les quatre ou cinq sources disposées autour et au-dessus du public. Dans le cas du pavillon Philips, ce sont environ trois-cent-vingt-cinq haut-parleurs qui sont dispersés dans tout l’espace selon des routes de sons et nuages de sons, auxquels il faut ajouter les caissons de basse placés tout autour du public derrière les palissades. Chacun à leur manière, Varèse et Xenakis ont su profiter de cette installation exceptionnelle. Pour Varèse, le poème électronique est une œuvre ultime qui apparaît à la fin de sa carrière de compositeur, alors que pour Xenakis, cette expérimentation spatiale et sonore forme la base de la musique qu’il va toute sa vie composer. Deux courants de la musique électroacoustique se développent pendant les années quarante et cinquante, la musique concrète à Paris en France, et la elektronische Musik à Cologne en Allemagne. Ces deux écoles sont toutes deux pionnières dans la musique électronique, elles ont fortement contribué à son développement en Europe et bien que de nombreuses choses les rapprochent, elles se distinguent aussi dans leur usage des technologies. Il est généralement donné que la musique concrète assemble des sons
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Mail de Véronique Boone à l’auteur, 22 avril 2021. 179
enregistrés et que la elektronische Musik produit des sons à partir d’oscillateurs, mais pas seulement. musique concrète et elektronische Musik La musique concrète est basée sur les théories de Pierre Schaeffer (1910-1995) qui, aux côtés de Pierre Henry (1927-2017), fonde en 1951 le groupe de musique concrète - GMC - qui devient en 1958 le groupe de recherches musicales - GRM -. Au sein de ces groupes installés dans les locaux de la radio-télévision française - RTF - à Paris, ils théorisent le rapport de la musique avec les nouvelles technologies d’enregistrement et de diffusion et y composent de nombreuses œuvres dont Symphonie pour un homme seul, 1949-1950. La musique concrète est constituée à partir d’un matériel sonore existant concrètement, enregistré - d’abord avec un gramophone, puis sur bande magnétique et même ensuite digitalement - puis modifié et transformé en studio. La musique concrète n’est donc pas basée sur une notation symbolique des sons, ce sont les sonorités elles-mêmes qui font la musique, sans intermédiaire. De leur côté, les compositeurs de l’elektronische Musik considèrent les sons comme des entités abstraites, ils fabriquent les sonorités en utilisant un ensemble de principes avec des tons purs de fréquences différentes. Pour fabriquer ces sons, ils utilisent entre autres des oscillateurs qui leur permettent de produire des sinusoïdes avec la fréquence du son en abscisse et sa hauteur en ordonnée. L’utilisation de ces systèmes offre la possibilité de diviser l’octave à l’infini, comme Busoni et Varèse l’imaginaient en 1907. Les compositeurs de Cologne notaient leurs compositions sous formes de graphiques et de tableaux, c’est une des caractéristiques principales qui les opposent avec l’école de Paris. Chaque groupe a aussi ses propres pratiques de jeux et de performance de la musique. En Allemagne, la musique électronique s’est d’abord développée par la radio avec la rundfunkeigene Musik, une musique spécialement composée pour la radiodiffusion qui n’est pas destinée à être jouée dans des salles de concert mais à être diffusée directement par les ondes, sans l’intervention de musiciens. Lorsque cette musique était exceptionnellement jouée dans une salle, le positionnement dans l’espace faisait entièrement partie de la composition et donnait lieu à un enregistrement. Pour la musique concrète, qui est aussi produite dans des studios de radio, les résultats des expérimentations étaient présentés au public lors d’une émission radio à partir de 1948. Dès 1950, Schaeffer et Henry jouaient leurs compositions en direct avec leurs gramophones, haut-parleurs et tables de mixage. Les performances du GMC posent ainsi la question de la distribution du son dans l’espace, Schaeffer souhaitant avoir un contact direct avec le public. En 1951 est alors inventé le potentiomètre d’espace, un dispositif qui permet au ‘chef d’orchestre’ de distribuer les sons horizontalement ou verticalement dans l’espace en jouant d’un simple geste de la main avec un « concentrateur électrique […] qu’il présente […] successivement et à son goût, et à des vitesses variables et à des distances utiles (provoquant le grand vacarme ou la ténuité du son), aux cerceaux qui l’entourent ». 45 Le Corbusier, Xenakis et Varèse ont eu l’occasion une fois au moins
45 Lettre de Le Corbusier à Albert, 31 août 1953, FLC R1-10-573-003. Le Corbusier, op. cit., p.301304.
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d’assister à une performance du potentiomètre d’espace lors de la soirée du 26 juillet 1953 sur le toit de la Cité Radieuse de Marseille, à l’occasion des CIAM d’Aix-en-Provence. Pour la musique électronique allemande, toutes les performances sont potentiellement identiques étant donné que l’aspect spatial est pris en compte dans l’enregistrement et que la diffusion se fait sans musiciens. A la différence de la musique concrète française qui considère la performance musicale au tout début de la vie de l’œuvre et qui réalise une distribution spatiale spécifique à chaque représentation. Avec l’exemple de Déserts, on pourrait considérer que la musique de Varèse est davantage associée à la musique concrète. En effet, les trois interpolations de musique électroacoustique insérées dans la partition orchestrale sont des enregistrements sur bandes réalisés en grande majorité dans le studio de Schaeffer à Paris et avec l’assistance de Pierre Henry. Ses idées formulées dans The Liberation of Sound en 1939 ont pourtant tendance à le rapprocher de l’elektronische Musik allemande : « Après que le compositeur ait mis sa partition sur le papier grâce à une notation graphique nouvelle, il transférera ensuite avec la collaboration d’un ingénieur du son, la partition directement à sa machine électronique. Après ça, n’importe qui sera en mesure d’appuyer sur un bouton pour déclencher la musique telle que le compositeur l’a écrite”. 46 Dans ce contexte de la musique électronique, Varèse est un personnage à part entière. Il n’appartient véritablement à aucune école et considère chacune de ses compositions comme une expérimentation nouvelle qui contribue à une libération du son nécessaire. Il est depuis le début du vingtième siècle un pionnier dans le développement des musiques électroacoustiques auxquelles il a contribué par ses compositions et par ses écrits. Dans une lettre de 1961 à Fernand Ouellette (né en 1930), Varèse dira qu’il « ne souhaite pas être associé avec la ‘musique concrète’, ou avec aucune autre clique ». 47 Pour Xenakis aussi, la catégorisation n’est pas évidente et il ne souhaite pas davantage être associé aux idées de Schaeffer. Il est pourtant admis en 1954 au groupe de recherches de musique concrète - GRMC - de Schaeffer. La même année, il achève la composition de Metastaseis dont il a dressé une représentation sur papier millimétré où les glissandi des violons forment des surfaces réglées. Cette représentation graphique de la musique est nouvelle et unique. C’est un outil de composition en-soi qui précède chez Xenakis l’écriture de la partition dans un langage traditionnel. Ce dessin lui permet de se concentrer d’abord sur l’apparence physique des masses de sons produites par les glissandi avant de se concentrer sur chaque élément individuellement. dodécaphonisme et atonalité A cette époque, c’est une conception pointilliste de la musique sérielle qui est dans la tendance, « frénésie de décomposition du son, […] de recomposition ». 48 Pour Xenakis, la musique sérielle est une forme de musique classique, il reconnaît que le courant a joué 46
E. Varèse, The Liberation of Sound, Music as an Art-Science, 1939. FHTC, op. cit., p.52. Lettre de Varèse à Ouelette, 29 mars 1961, F. Ouelette, op. cit, p.212. 48 I. Xenakis, La crise de la musique sérielle, « Gravesaner Blätter », juillet 1955, n°1, p.2-3. 47
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un rôle important dans le processus d’abstraction des variables musicales mais refuse catégoriquement le sérialisme de ses contemporains. La musique sérielle est un principe de composition dérivé du dodécaphonisme inventé par Arnold Schoenberg (1874-1951) dans les années vingt à Vienne. Le langage un rôle important dans le processus d’abstraction des variables musicales mais refuse dodécaphonique utilise les douze notes de la gamme chromatique sans hiérarchie entre catégoriquement le sérialisme de ses contemporains. elles, contrairement à la musique tonale, et donne ainsi naissance à l’atonalité. 49 La La musique sérielle est un principe de composition dérivé du dodécaphonisme inventé composition est le résultat d’une succession de variations subies par la série par Arnold Schoenberg (1874-1951) dans les années vingt à Vienne. Le langage dodécaphonique fondamentale établie par le compositeur : dodécaphonique utilise les douze notes de la gamme chromatique sans hiérarchie entre elles, contrairement à la musique tonale, et donne ainsi naissance à l’atonalité. 49 La « La forme […] n’est que l’ensemble des ‘manipulations’ multilinéaires de la série composition est le résultat d’une succession de variations subies par la série fondamentale ». 50 dodécaphonique fondamentale établie par le compositeur : Cette série fondamentale à partir de laquelle le compositeur réalise le thème de sa « La forme […] n’est que l’ensemble des ‘manipulations’ multilinéaires de la série composition, se décline 50 en trois séries variables : la forme rétrograde, la forme miroir et fondamentale ». 51 la forme rétrograde miroir. Cette série de fondamentale partirimpliquait de laquelle le compositeur le thème de ce sa L’abolition la hiérarchieàtonale qu’aucune note ne réalise soit répétée jusqu’à composition, se décline en trois séries variables : la forme rétrograde, la forme miroir et que les douze notes chromatiques aient toutes été jouées dans l’ordre de la série afin de 51 la forme leur rétrograde garantir même miroir. importance. Elle ne peut être transformée qu’avec le paramètre de
hauteur des sons, verticalement. L’invention de Schoenberg est « la plus importante L’abolition de la hiérarchie tonale impliquait qu’aucune note ne soit répétée jusqu’à ce révolution qui a jamais affecté le langage musical ». 52 Il ouvre la composition à d’autres que les douze notes chromatiques aient toutes été jouées dans l’ordre de la série afin de possibilités en sortant la musique des carcans classiques de la polarisation tonale pour garantir leur même importance. Elle ne peut être transformée qu’avec le paramètre de explorer d’autres caractéristiques des sons comme le timbre, le rythme et le hauteur des sons, verticalement. L’invention de Schoenberg est « la plus importante développement mélodique. révolution qui a jamais affecté le langage musical ». 52 Il ouvre la composition à d’autres possibilités en sortant la musique des carcans classiques de la polarisation tonale pour musique sérielle explorer d’autres caractéristiques des sons comme le timbre, le rythme et le Le sérialisme est donc une évolution du dodécaphonisme qui a été développée par Anton développement mélodique. Webern (1883-1945) et Alban Berg (1885-1935), deux élèves de Schoenberg. Ils forment, avec d’autres compositeurs, la seconde école de Vienne. La musique sérielle cherche à musique sérielle étendre les possibilités offertes par le dodécaphonisme en permettant à la série de subir Le sérialisme est donc une évolution du dodécaphonisme qui a été développée par Anton plusieurs transformations selon différents paramètres, c’est-à-dire plus seulement Webern (1883-1945) et Alban Berg (1885-1935), deux élèves de Schoenberg. Ils forment, applicables à la hauteur des notes. Les transformations sont désormais applicables à tous avec d’autres compositeurs, la seconde école de Vienne. La musique sérielle cherche à les paramètres musicaux comme la durée, la nuance, le timbre ou le tempo. 53 Bien que la étendre les possibilités offertes par le dodécaphonisme en permettant à la série de subir musique sérielle soit une remise en cause fondamentale du système tempéré, « le plusieurs transformations selon différents paramètres, c’est-à-dire plus seulement matériel […] ne change pas », la division de l’octave en douze demi-tons n’y est pas remise applicables à54la hauteur des notes. Les transformations sont désormais applicables à tous en question. les paramètres musicaux comme la durée, la nuance, le timbre ou le tempo. 53 Bien que la musique sérielle soit une remise en cause fondamentale du système tempéré, « le matériel […] ne change pas », la division de l’octave en douze demi-tons n’y est pas remise en question. 54 49
schéma I La gamme chromatique. Une octave est décomposée en douze demi-tons. HLYF
Voir schéma I. 50 Ibid., p.2-3. 51 Voir schéma II. 52 P. Boulez, Schoenberg Is Dead, “The Score”, 1952, Notes of an Apprenticeship, 1968. 53 49 http://www.musiquecontemporaine.fr/doc/index.php/Musique_s%C3%A9rielle, consulté le Voir schéma I. 50 01/04/21. Ibid., p.2-3. 54 51 P. Boulez, Ibid. Voir schéma II. 52 P. Boulez, Schoenberg Is Dead, “The Score”, 1952, Notes of an Apprenticeship, 1968. 53 http://www.musiquecontemporaine.fr/doc/index.php/Musique_s%C3%A9rielle, consulté le 182 01/04/21. 54 P. Boulez, Ibid.
un rôle important dans le processus d’abstraction des variables musicales mais refuse catégoriquement le sérialisme de ses contemporains. La musique sérielle est un principe de composition dérivé du dodécaphonisme inventé par Arnold Schoenberg (1874-1951) dans les années vingt à Vienne. Le langage dodécaphonique douze notes de la gamme chromatique sans hiérarchie entre un rôle importantutilise dans les le processus d’abstraction des variables musicales mais refuse elles, contrairement à la musique et donne ainsi naissance à l’atonalité. 49 La catégoriquement le sérialisme de sestonale, contemporains. composition est leestrésultat d’unede succession variations subies par lainventé série La musique sérielle un principe compositionde dérivé du dodécaphonisme dodécaphonique fondamentale établie par le compositeur : par Arnold Schoenberg (1874-1951) dans les années vingt à Vienne. Le langage
dodécaphonique utilise les douze notes de la gamme chromatique sans hiérarchie entre « La forme […]à n’est que l’ensemble ‘manipulations’ multilinéaires de la 49 série elles, contrairement la musique tonale, des et donne ainsi naissance à l’atonalité. La 50 fondamentale ». composition est le résultat d’une succession de variations subies par la série dodécaphonique fondamentale établie par le compositeur : Cette série fondamentale à partir de laquelle le compositeur réalise le thème de sa composition, se décline en trois variables : la forme rétrograde, la formedemiroir et « La forme […] n’est que séries l’ensemble des ‘manipulations’ multilinéaires la série 51 la formefondamentale rétrograde miroir. ». 50
L’abolition la hiérarchieàtonale qu’aucune note ne réalise soit répétée jusqu’à Cette série de fondamentale partirimpliquait de laquelle le compositeur le thème de ce sa que les douze notes chromatiques aient toutes été jouées dans l’ordre de la série afin de composition, se décline en trois séries variables : la forme rétrograde, la forme miroir et garantir même miroir. importance. Elle ne peut être transformée qu’avec le paramètre de 51 la forme leur rétrograde hauteur des sons, verticalement. L’invention de Schoenberg est « la plus importante révolution affecté le langage musical ». 52 Il ouvre la composition à d’autres L’abolitionqui de ala jamais hiérarchie tonale impliquait qu’aucune note ne soit répétée jusqu’à ce possibilités en sortant la musique des carcans classiques de la polarisation tonale pour que les douze notes chromatiques aient toutes été jouées l’ordre de la série afin de schéma II Exemple de quatre transformations à partir d’unedans série dodécaphonique originale. HLYF explorer leur d’autres despeut sons le timbre, et de le garantir même caractéristiques importance. Elle ne êtrecomme transformée qu’aveclelerythme paramètre développement mélodique. hauteur des sons, verticalement. L’invention de Schoenberg est « la plus importante révolution qui a jamais affecté le langage musical ». 52 Il ouvre la composition à d’autres musique sérielle possibilités en sortant la musique des carcans classiques de la polarisation tonale pour Le sérialisme est donc une évolution du dodécaphonisme été développée par Anton explorer d’autres caractéristiques des sons comme qui le atimbre, le rythme et le Webern (1883-1945) et Alban Berg (1885-1935), deux élèves de Schoenberg. Ils forment, développement mélodique. avec d’autres compositeurs, la seconde école de Vienne. La musique sérielle cherche à étendre les possibilités offertes par le dodécaphonisme en permettant à la série de subir musique sérielle plusieurs transformations selon différents paramètres,quic’est-à-dire plus seulement Le sérialisme est donc une évolution du dodécaphonisme a été développée par Anton applicables à la hauteur des notes. transformations sont désormais applicables à tous Webern (1883-1945) et Alban BergLes (1885-1935), deux élèves de Schoenberg. Ils forment, 53 les paramètres musicaux comme la durée, la nuance, le timbre ou le tempo. Bien que avec d’autres compositeurs, la seconde école de Vienne. La musique sérielle cherche laà musiqueles sérielle soit une remise cause fondamentale du système « le étendre possibilités offertes par en le dodécaphonisme en permettant à latempéré, série de subir matériel […] ne change pas »,selon la division de l’octave en douzec’est-à-dire demi-tons n’y est pas remise plusieurs transformations différents paramètres, plus seulement 54 en question. applicables à la hauteur des notes. Les transformations sont désormais applicables à tous les paramètres musicaux comme la durée, la nuance, le timbre ou le tempo. 53 Bien que la musique sérielle soit une remise en cause fondamentale du système tempéré, « le matériel […] ne change pas », la division de l’octave en douze demi-tons n’y est pas remise 54 en 49 question. Voir schéma I. 50
Ibid., p.2-3. Voir schéma II. 52 P. Boulez, Schoenberg Is Dead, “The Score”, 1952, Notes of an Apprenticeship, 1968. 53 http://www.musiquecontemporaine.fr/doc/index.php/Musique_s%C3%A9rielle, consulté le 49 01/04/21. Voir schéma I. 54 50 P. Boulez, Ibid., p.2-3.Ibid. 51 Voir schéma II. 52 P. Boulez, Schoenberg Is Dead, “The Score”, 1952, Notes of an Apprenticeship, 1968. 53 http://www.musiquecontemporaine.fr/doc/index.php/Musique_s%C3%A9rielle, consulté le 01/04/21. 51
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la crise de la musique sérielle En France dès 1942, Olivier Messiaen (1908-1992) enseigne la musique sérielle à ses élèves Serge Nigg (1924-2008), Pierre Boulez et Henri Martinet (1909-1985) et leur conseille « d’écrire des œuvres sérielles non seulement avec des séries de fréquences, mais aussi avec des séries d’intensités de timbre et de durées. Mais ce n’est qu’en 1949 qu’il [réalise] pour piano son idée féconde dans ‘Mode de valeurs et d’intensités’. Aussitôt tous les jeunes eurent comme un éblouissement et se lancèrent dans des compositions imitant ou paraphrasant cette œuvre. » 55 Dans son article publié en 1955 dans le premier numéro de la revue Gravesaner Blätter du chef d’orchestre Hermann Scherchen, intitulé La crise de la musique sérielle, Xenakis place Mode de valeurs et d’intensités (1949) de Messiaen au ‘sommet’ de la ‘pyramide sonore’ dont les fondations ont été établies une vingtaine d’années plus tôt à Vienne. De ce fait, il annonce en 1955 la fin de la musique sérielle en considérant que « le système sériel se trouve en porte-à-faux », il estime que « la synthèse totale de MESSIAEN [a] mis le point final à son évolution ». 56 Il reconnait que la musique sérielle a permis de franchir une étape importante dans l’abstraction des variables musicales - sons et silences - mais critique les compositions sérielles de ses contemporains. Pour Xenakis, la notion même de série procède d’une conception linéaire de la musique directement héritée de la Renaissance, alors même que dès 1936 Varèse suggérait un dépassement du contrepoint traditionnel vers une conception spatiale de la musique en surfaces et en masses de sons en mouvement. Xenakis considère aussi que « les appareils électromagnétiques ou électroniques ont ouvert des champs de possibilités qui annulent les obstacles d’ordre technique » permettant alors aux compositeurs d’aller au-delà de la « composition des timbres de l’orchestre classique ou [de] la virtuosité des exécutants » et de remettre en question plus profondément encore la structure du son. En effet, en musique électronique la division de l’octave en douze demi-tons n’a plus de sens, on peut en imaginer une division infinitésimale : Busoni suggérait déjà en 1907 une division de l’octave en trente-six pas. 57 La division à l’infini de l’octave est permise par les nouveaux moyens d’analyse et de production des sons. Le phénomène existe déjà avec les sonorités classiques mais est trop subtile pour la seule oreille humaine. Les nouveaux moyens de mesures considèrent les sons comme des fréquences et permettent ainsi de les exprimer mathématiquement. 58 Xenakis se demande même : « Pourquoi pas la continuité du spectre des fréquences ? ». 59 Pour conclure du sort de la musique sérielle, il dit que : « La polyphonie linéaire se détruit d’elle-même par sa complexité actuelle. Ce qu’on entend n’est en réalité qu’amas de notes à des registres variés. La complexité énorme empêche à l’audition de suivre l’enchevêtrement des lignes et 55
I. Xenakis, op. cit. Ibid. 57 Une octave est un intervalle entre deux fréquences dont l'une est le double de l'autre. En musique classique, l’octave est divisée en cinq tons et deux demi-tons. Voir schéma III. 58 Voir schéma IV. 59 I. Xenakis, op. cit. 56
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schéma III Décomposition traditionnelle de l’octave. HLYF
schéma IV Décomposition infinitésimale de l’octave. HLYF
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a comme effet macroscopique une dispersion irraisonnée et fortuite des sons sur toute l’étendue du spectre sonore. Il y a par conséquent contradiction entre le système polyphonique linéaire et le résultat entendu qui est surface, masse ». 60 Cette critique s’applique aussi à la musique concrète qui se concentre trop sur les caractéristiques individuelles des objets sonores, les timbres, sans considérer que les compositions puissent être masses, surfaces en mouvements. Pour répondre de ces impasses, Xenakis introduit en musique la notion de probabilité, un outil qui permet au compositeur de générer des mouvements sonores par le biais des mathématiques, de la géométrie et du calcul statistique, c’est la musique stochastique. Il suit les traces de Varèse qui prévoit que la composition s’affranchisse d’une conception ancienne de la polyphonie pour devenir une « totalité mélodique ». 61 Varèse avait aussi très tôt envisagé la composition en intégrant de nouveaux instruments et de nouvelles sonorités aux partitions orchestrales, considérant l’électronique comme un « nouveau medium libérateur » qui n’est pas voué à « remplacer les anciens instruments de musique, que les compositeurs, y compris moi [Varèse], continueront à utiliser ». 62 Il avait compris que les techniques allaient avoir un impact durable sur nos vies et sur nos modes de consommation. Schoenberg Is Dead Cette conception de la musique, partagée par Xenakis et Varèse, ne fait pas encore tout à fait l’unanimité dans les années cinquante. En 1952, dans son sévère article paru dans la revue britannique The score, Boulez dresse à sa manière le bilan de la musique sérielle depuis son invention à Vienne. Contrairement à Xenakis, il considère que le sérialisme marque une rupture plus profonde avec la musique classique, une révolution qui touche le langage et non pas le matériau musical : c’est le passage « d’une organisation tonale […] à une organisation sérielle » des sons. 63 Selon lui, Schoenberg n’a pas perçu « le phénomène sériel » et c’est Webern, son élève, qui semble être le premier à en avoir compris les possibilités. Boulez établit franchement que l’inventeur du sérialisme n’a pas saisi l’ampleur de son invention et propose même de l’en dissocier. Il suggère deux issues valides à la recherche d’un langage contemporain de la composition, les deux étant en continuité avec le principe de la série. La première de ses propositions consiste en un « élargissement du domaine sériel avec des intervalles autres que le demi-ton » et donc avec une division de l’octave différente qui implique l’utilisation de sons complexes - sousentendus, les sons électroniques -. La seconde suggère, non sans rappeler les avancées de Messiaen à ce propos, de « généraliser le principe sériel aux quatre constituantes du son : hauteur, durée, intensité et attaque, timbre ». 64 Ici Boulez s’inscrit alors en continuité avec l’enseignement qu’il a reçu de Messiaen en proposant de baser le langage contemporain de la musique sur une ouverture des transformations sérielles à toutes les composantes du son. Cette généralisation du principe sériel, critiquée par Xenakis 60
I. Xenakis, op. cit. E. Varèse, The Liberation of Sound, compilation de textes par Chou Wen-Chung, 1965. 62 Ibid. 63 P.Boulez, op. cit. 64 Ibid. 61
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schéma V Musique tonale et atonale. HLYF
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quelques années plus tard est selon lui à l’origine d’une complexité trop grande qui « empêche à l’audition de suivre l’enchevêtrement des lignes » mélodiques. Xenakis, dans la continuité de Varèse, appelle à un changement d’échelle du travail de composition pour un contrôle de tous les évènements sonores de l’œuvre. On comprend ainsi, qu’à trois années d’intervalles, Boulez et Xenakis, tous deux élèves de Messiaen - Boulez à partir de 1944 et Xenakis de 1951 - ont deux visions différentes des avant-gardes musicales du moment. Ce sont deux conceptions du contrepoint, très dense chez Boulez et plus spatial chez Xenakis. Dès 1955, des compositeurs comme Karlheinz Stockhausen (1928-2007) commencent à déplacer leur intention de la note vers les groupes et masses de sons, mais toujours « basée sur l’étude de leurs propres compositions sérielle. » 65 Dans ce contexte à dominante atonale, entre musique sérielle, musique concrète et influences électriques, certains compositeurs ont continué à composer de la musique tonale, comme Benjamin Britten à qui Philips souhaitait commander la partie musicale du poème électronique avant que Le Corbusier n’impose Varèse. A l’unisson, les deux écoles refusent cette conception classique, Boulez déclarant : « depuis la découverte viennoise, chaque compositeur hors des expérimentations sérielles a été inutile ». 66 John Cage Un autre compositeur, John Cage (1912-1992) a eu une contribution encore différente et plus radicale que ses contemporains. Il est américain et ancien élève de Schoenberg avec qui il étudie « l’analyse, la composition, l’harmonie et le contrepoint » de 1934 à 1936. 67 L’inventeur du dodécaphonisme avait définitivement immigré à Los Angeles en 1933. Schoenberg est le premier compositeur à rompre avec la tonalité mais il reste tout de même très attaché à la notion d’harmonie qu’il espérait construire avec l’atonalité. 68 Cage, en rupture totale avec son maître, remet en cause l’idée d’harmonie en contestant le postulat de base en musique selon lequel des relations entre les sons doivent exister. Il cherche à abolir l’idée que la musique puisse être un langage ou un moyen d’expression d’une intériorité - manifestation des émotions, du goût, de la mémoire - afin de la libérer de la subjectivité. Cage propose de « laisser les sons être eux-mêmes » en faisant appel au hasard. Ainsi, les relations entre les sons ne dépendent pas de la volonté du compositeur mais sont déterminées par des causes extérieures à lui. Il se place alors aux antipodes de Xenakis qui cherche, par le calcul des probabilités, à « se mettre en condition pour prédire l’imprévisible ». 69 Pour Cage, l’utilisation du hasard et du silence permet de rompre avec le caractère intentionnel de la musique et de l’ouvrir à tous l’univers des bruits. Il estime que : 65
FHTC, op. cit., p.50. P.Boulez, Ibid. 67 https://brahms.ircam.fr/john-cage, consulté le 04-04-2021. 68 L’harmonie, c’est l’ordre chez les grecs anciens pour qui c’est une notion très liée à l’ordre social. L’harmonie permet de faire tenir ensemble les entités isolées que sont les notes. 69 M. Solomos. John Cage, Rompre avec l’harmonie, « La Recherche », 2002. hal-01789806 66
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« les hommes, comme les instruments, n’ont pas besoin de s’accorder [entre eux], ils peuvent coexister tels qu’ils sont » sans que leurs relations ne soient nécessairement harmonieuses. 70 musique expérimentale dans le contexte de l’exposition En 1958, ont lieu les Journées internationales de musique expérimentale, du 5 au 10 octobre sur le site de l’exposition de Bruxelles. Quotidiennement, des séries de concerts et de conférences s’enchaînent sur différents thèmes. Diamorphoses, la première composition électroacoustique de Xenakis, qui a été produite de janvier à juin 1957 pendant qu’il travaillait sur le pavillon Philips -, a été jouée pour la première fois à l’occasion de ce festival de musique expérimentale. 71 L’œuvre est jouée lors de la première journée qui est dédiée à la musique concrète. Elle est présentée aux côtés d’œuvres concrètes, bien que Xenakis refuse d’y être associé, qui ont été « réalisées dans les studios de la Radio-Télévision française ». 72 Au programme : -LA MUSIQUE CONCRETE, exposé de Pierre Schaeffer et concert de musique concrète. Schaeffer, Henry, Arthuys, Philippot, Varèse, Ferrari, Sauguet et Xenakis. - BALLETS DE MUSIQUE CONCRETE, direction de Maurice Bejart. -CONCERT AUDIO-VISUEL - ŒUVRES D’ANTON WEBERN ET IGOR STRAVINSKY - MUSIQUE ET TECHNIQUE D’AUJOURD’HUI, exposés. -MUSIQUE ELECTRONIQUE, studios d’Hilversum, Eindhoven, Bruxelles et Berlin ; studios de Cologne, Milan et Bruxelles. - ESTHETIQUE DE LA MUSIQUE RECENTE, exposés. -MUSIQUE DE CHAMBRE, Cage, Wolff, Varèse, Messiaen, Cage, Schoenberg, Kagel. -FORMES NOUVELLES DE LA PRATIQUE INSTRUMENTALE, exposés. -ORCHESTRE DE CHAMBRE, Nono, Maderna, Froidebise, Brown, Berio, Pousseur. - MUSIQUES FONCTIONNELLES : RADIO - THEATRE - CINEMA. - L’ENSEMBLE INSTRUMENTAL DU ‘DOMAINE MUSICAL’, Nilsson, Philippot, Webern, Stockhausen, Boulez. Parmi le foisonnement et la diversité des concerts et exposés qui sont donnés durant toute cette semaine, on retrouve bien les quelques protagonistes cités tout au long de ce travail auxquels se sont ajoutés d’autres très nombreux compositeurs. Ces journées de la musique expérimentale montrent bien la « vitalité de l’époque » dans le domaine de la musique. Qu’elle accompagne la danse, l’image au cinéma ou qu’elle soit composée pour elle-même, la musique est omniprésente dans les années cinquante. Elle le devient davantage encore avec le développement ininterrompu de ses supports de diffusion. De 70
Ibid. FHTC, op. cit., p.52. 72 Programme des Journées internationales de musique expérimentale, 5-10 octobre 1958. 71
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la radio au vinyle puis du CD aux formats numériques, et à l’heure du streaming désormais, les questions de la diffusion de la musique dans l’espace se posent de façon toujours plus nécessaire. Dans le cas du poème électronique et de l’Interlude sonore de Varèse et Xenakis, le matériau sonore est en grande partie concret - Interlude sonore devient après la destruction du pavillon, son support de diffusion, Concret PH -. Ils sont tous deux passés par le studio de Schaeffer à Paris, Varèse ayant utilisé une partie des sons enregistrés pour les Interpolations de Déserts dans le poème et Xenakis ayant aussi profité du matériel d’enregistrement et de mixage à d’autres moments de sa carrière. Si le matériau sonore est bien concret, l’assemblage des sons et le jeu de leur diffusion de l’espace ne l’est pas. Les intentions musicales et spatiales ne sont pas les mêmes, il s’agit pour le pavillon Philips de réaliser une composition capable d’être diffusée via un système complexe de hautparleurs, pour environ cinq-cents personnes, toutes les dix minutes et dans une forme totalement automatisée.
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III
une ouverture
Dans son poème électronique, Le Corbusier n’a utilisé l’abstraction qu’en partie, comme contour d’éléments concrets : ambiances, écrans - jeux d’échelle -, tri-trous. Ce qui reste de ce projet, ce qui a persisté dans le temps, c’est non pas le pavillon mais l’ensemble des dessins qui ont permis de le réaliser et de réaliser le poème qu’il contenait. On se demande comment ce projet est devenu un mythe, une image architecturale qui persiste dans le temps, bien que Le Corbusier n’en ait pas fait la publicité. Après le projet du pavillon Philips, Xenakis a écrit ‘notes sur un geste électronique’, un texte dans lequel il critique ouvertement le spectacle de Le Corbusier et où il met en cause la place de l’abstraction dans cette œuvre égocentrée. Sa critique trouve une forme dans son projet pour l’inauguration du Centre Pompidou en 1978. une image architecturale Quand on parle de l’exposition universelle de Bruxelles de 1958, on évoque le plus souvent les immenses pavillons américain et soviétique, l’ambiance de fête, les couleurs ou le téléphérique qui survole le plateau du Heysel. On évoque encore l’Atomium ou les grands travaux de Bruxelles carrefour de l’Europe qui métamorphosent la ville et la font entrer dans une nouvelle ère. Quand on parle de l’EXPO 58, on y associe aussi souvent des images du pavillon Philips, que l’on montre la plupart de temps depuis l’extérieur. Quand on parle de Le Corbusier, ce sont les images d’une œuvre protéiforme qui font surface, c’est un corpus immense de formes et d’espaces auquel le pavillon Philips participe à la grande diversité. Il est une parenthèse dans son œuvre, comme un geste qui participe à la rendre large, ample et complexe à appréhender d’un seul tenant. Lorsque l’on évoque Iannis Xenakis, pour ses travaux au 35 rue de Sèvres ou pour tout le reste de sa carrière, on évoque presque toujours l’épopée du pavillon Philips, comme un moment clé dans son œuvre, comme un point de départ. Lorsque l’on parle de Varèse, le poème électronique est souvent présenté aux côtés de Déserts, comme l’aboutissement d’une grande carrière de compositeur et comme une contribution majeure à la musique orchestrale et électroacoustique. La destruction du pavillon Philips a lieu dans le brouillard, entre le vendredi 30 janvier et le 2 février 1959. Les images de cette destruction sont les derniers témoins de l’existence matérielle du pavillon. Elle a marqué la naissance d’un mythe, d’une image architecturale qui persiste dans les mémoires de nombreux architectes et musiciens. Aujourd’hui, le site de l’exposition universelle de Bruxelles est un grand parc public constitué de pelouses, d’allées et de bosquets, seuls quelques vestiges du grand rassemblement de 1958 sont encore présents. Si le projet du pavillon Philips persiste dans nos mémoires aujourd’hui encore, c’est parce que les images dont nous héritons sont puissantes, elles témoignent d’une forte capacité de communication et savent mettre en scène les qualités sculpturales de l’édifice. Cette force, on la doit en partie au travail de Lucien Hervé qui est l’auteur des images les plus diffusées. C’est aussi certainement grâce à la célébrité de Le Corbusier, de Varèse et de Xenakis que les images sont encore largement diffusées. La forme du pavillon elle-même
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est une raison de cette persistance, elle est complexe et ne permet pas d’être saisie ou comprise en une seule image, ce qui implique la multiplication des points de vue et des regards. Pendant longtemps, c’est-à-dire pendant près de vingt-cinq ans, le projet du pavillon Philips est resté peu diffusé et relativement peu connu. Pour cause, le décès de Le Corbusier et d’Edgard Varèse en 1965 et la période qui suit pendant laquelle Xenakis ne cherche pas à raviver les différends. Après l’exposition et la destruction du pavillon, le chapitre est clos. Malgré la place importante du projet Philips dans l’œuvre de Le Corbusier, il ne lui a accordé qu’une maigre double page dans son œuvre complète - ouvrage encyclopédique qui se veut être un résumé exhaustif de son œuvre -. Sur ces deux pages figurent trois photographies du pavillon et une unique phrase à propos du poème électronique : « Le poème électronique de Le Corbusier au Pavillon Philips est la première manifestation d’un art nouveau : ‘Les jeux électroniques’, synthèse illimitée de la couleur, de l’image, de la musique, de la parole, du rythme ». 1 Ces quelques lignes montrent que l’enthousiasme de Le Corbusier n’est pas le même qu’en 1956 au moment de la commande et nous permettent d’imaginer qu’il existe des raisons à ce silence. Il faut attendre la publication de l’article de Bart Lootsma en 1984 pour que le projet Philips refasse surface. Depuis lors, la plupart des publications sur le sujet s’attachent au projet du pavillon et très peu au poème de Le Corbusier. Il faut attendre 2017 pour qu’un ouvrage d’ampleur soit presque exclusivement consacré au travail de Le Corbusier sur le poème électronique, dont il décrit et montre pour la première fois les composantes. La destruction à la dynamite du pavillon dans une ambiance hivernale et brouillardeuse, ainsi que le silence qui règne autour du projet longtemps encore après la mort des deux protagonistes, combiné à la force non ternie des photographies du pavillon, ont fait du projet Philips une image d’architecture persistante et mythique.
1
Le Corbusier, Œuvre complète 1952-1957, op. cit., p.200. 193
A
CONTENU DU RECIT ET FORME DU POEME ELECTRONIQUE
CONTENU DU POEME ELECTRONIQUE
L’ensemble des difficultés rencontrées lors de la réalisation du poème électronique nous informent sur de nombreux points nécessaires à la compréhension du projet Philips dans sa globalité, sur les intentions initiales de l’entreprise et les rapports de force entre techniciens et artistes, ainsi que sur les raisons probables de la déception de Le Corbusier à l’issue du projet. Si on considère le poème électronique à partir de ces seuls éléments historiques, on se limite à une interprétation nostalgique du projet, l’espace qui accueillait ce jeu de sons et de lumières ayant été détruit. Le pavillon Philips constituait l’existence matérielle du poème, sa mise en œuvre spatiale - pour laquelle il a été imaginé - et son adaptation aux moyens technologiques de l’époque. Cette matérialisation comprenait aussi l’ensemble des interférences techniques et idéologiques de Philips. Aujourd’hui, soixante ans après, l’unique héritage véritable du poème électronique qu’il nous reste et que l’on peut interpréter de façon rigoureuse, sans interférences et sans soucis techniques, ce sont les éléments papiers du scenario de Le Corbusier. Notre héritage du poème, ce sont ces dessins, ces minutages, planches, croquis et notes qui sont pour la plupart conservés à la FLC. Comme il est précisé dans l’ouvrage de Jean Petit : « Cette suite de planches ne saurait être la reproduction du Poème électronique, celui-ci étant un ensemble de sons, de lumière, d’images, de rythme et de couleur, abrité dans une architecture, volume spécifiquement dépendant de l’espace ». 2 Cela n’enlève rien au fait qu’à partir de ce matériau concret, on peut lire ce que Le Corbusier a voulu exprimer à travers ce travail pour pouvoir en faire une interprétation juste. Les films qui nous restent ne sont pas tout à fait fidèles aux intentions de Le Corbusier, même s’ils sont directement issus de son scenario et qu’il en a lui-même choisi l’iconographie, ils ont subi plusieurs étapes de captation et de montage qui ont mis à distance le scenario du résultat final. Le sens que Le Corbusier a voulu donner au poème électronique est clairement lisible lorsque l’on parcourt les documents de son scenario, on lit la volonté qu’il a exprimée de « montrer au milieu d’un tumulte angoissant notre civilisation partie à la conquête des temps modernes ». 3 En huit minutes et quatre-cent-quatre-vingts secondes, il dépeint les tourments auxquels l’humanité fait face, les réussites qu’elle connaît et le chemin qu’elle suit dans cette civilisation machiniste contemporaine. Son récit commence par la formation de l’univers, par la naissance de l’Homme et se termine par une vision optimiste et prophétique d’un monde en harmonie. Dans le pavillon Philips, « édifice sacré à l’intérieur duquel se déroule un grand rite corbuséen », Le Corbusier cherche à exprimer sa spiritualité au plus grand nombre, à la 2 3
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J. Petit, op. cit. Ibid.
foule. 4 Pour s’assurer la compréhension de tous, il utilise un langage universel, clair et direct qui peut être lu par tous : les images. Pour composer son poème, Le Corbusier se sert de plusieurs moyens d’expression, plus ou moins figuratifs et parfois abstraits, qu’il superpose dans le temps et dans l’espace du pavillon pour construire son récit. Le film écrans est l’élément fondamentalement figuratif - voire réaliste - de sa composition, il est constitué d’une succession d’images en noir et blanc qui sont organisées dans le sens du récit et qui confèrent au poème un niveau de lecture immédiatement intelligible. Les ambiances constituent la partie la plus abstraite du poème, elles évoquent la course du soleil et les cycles de déplacement des astres autour du globe. Elles placent le récit dans le cosmos, montrant l’humanité qui vit au rythme du soleil, entre l’aurore et le crépuscule. Entre ces deux éléments de réalisme et d’abstraction, il y a les tri-trous : trois petits trous de forme typiquement corbuséenne qui gravitent autour des écrans et qui montrent simultanément des images ou des couleurs. Ces figurent hybrides jouent un rôle de contrepoint et anticipent ou rappellent certaines images des écrans. Le scenario du poème fait aussi apparaitre des volumes qui sont deux objets réels suspendus dans la partie haute du pavillon : un objet mathématique, structure tubulaire qui symbolise l’intelligence de l’Homme et un mannequin femme qui incarne le vivant, la matière même de la vie. Les volumes constituent une dualité, ils expriment deux caractères propres à l’espèce humaine. Dans le pavillon, ces objets émergent de l’obscurité à des moments choisis par Le Corbusier, ils ont été recouverts d’une peinture sensible aux UV qui permet de les faire apparaitre et disparaitre. Ainsi, dans son poème Le Corbusier mélange différentes composantes et fait le choix que certaines d’entre elles soient figuratives et que d’autres soient plus abstraites, ce jeu de niveaux de lecture constitue le récit du poème électronique. les séquences Le scenario de Le Corbusier est structuré à la fois dans le temps et dans l’espace. Il est constitué de sept séquences qui organisent le récit dans la durée et de différents dispositifs de projection qui permettent sa mise en œuvre dans l’espace. Les sept séquences sont de durées différentes et ne sont pas lisibles dans la forme projetée du poème, elles sont identifiées par un titre uniquement dans les différents documents qui forment le scenario. Leur nom renseigne largement sur le sens que Le Corbusier donne à ce récit : I genèse II d’argile et d’esprit III des profondeurs à l’aube IV des dieux faits d’hommes V ainsi forgent les ans VI harmonie VII et pour donner à tous 4 V. Casali, L'imaginaire du poème électronique, Le symbolique, le sacré, la spiritualité dans l’œuvre de Le Corbusier, éditions de la Villette, 2004, p.139-157.
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On peut réaliser une analyse élémentaire de ces séquences en se basant sur les documents du scenario de Le Corbusier, notamment en étudiant les changements de couleur des ambiances et le sens que les successions d’images donnent au récit. L’analyse qui suit se base sur les minutages de Le Corbusier et de Jean Petit, datant de novembre et décembre 1957. séquence I : genèse. De 0’’ à 60’’. Le poème électronique débute dans l’obscurité totale, dans l’espace intersidéral. Lorsque la lumière apparaît, c’est l’aube, elle est constituée du spectre des couleurs que Le Corbusier a pu observer depuis les airs, lors de ses déplacements en avion. L’aube c’est la naissance du jour, la création de la lumière, elle symbolise ici l’apparition de l’univers et introduit le spectateur dans le cosmos. La lumière disparaît, l’obscurité revient et laisse apparaître cette fois quelques scintillements, comme des étoiles dans le ciel : c’est la nuit. Ainsi le cadre est fixé, le poème tient entre ces deux évènements cosmiques. La genèse de l’univers est le commencement de toute chose, la condition qui va permettre d’accueillir la vie. A nouveau le jour se lève, l’aurore apparaît sur le monde créé : l’objet mathématique et le mannequin apparaissent en rythme, ils symbolisent le corps et l’esprit pour faire allusion à l’être humain. Comme Le Corbusier l’a exprimé dans son poème de l’angle droit quelques années auparavant, la verticale symbolise l’Homme debout face à l’horizon, formant un angle à quatre-vingt-dix degrés avec le sol. Le passage de l’horizontale à la verticale, c’est le symbole même de l’être humain et de sa bipédie, caractéristique qui le différencie des autres animaux. Ainsi des ambiances en bandes verticales apparaissent avec des nuages qui défilent horizontalement pendant que les tritrous montrent ‘la danse des singes’, en référence à l’apparition biologique de l’Homme. Aucune image n’a encore été projetée sur les écrans et pourtant déjà le poème de Le Corbusier a pris tout son sens en mettant en scène successivement les dualités du jour et de la nuit, du corps et de l’esprit, de l’horizontale et de la verticale. 5 A la quarantième seconde, un taureau apparaît sur les écrans. Il symbolise l’instinct animal, la force à l’état naturel qui fonde la hiérarchie de la chaîne alimentaire. Le toréador, première figure humaine à apparaître, illustre bien le rapport de force qui a lieu entre les êtres vivants. La tête de la ‘statue du jour’ de Michel Ange occupe ensuite les tri-trous et écrans, elle introduit une noblesse de la pensée humaine face au caractère brut de l’animal. Suit le visage d’une femme qui « s’éveille, sourit puis ahurie » qui conclut cette séquence de genèse dans laquelle ont été introduits toutes les notions fondamentales de la vie sur terre telle que Le Corbusier la considère. séquence II : d’argile et d’esprit. De 61’’ à 120’’. La deuxième séquence du poème se concentre sur une des dualités annoncées dans la première partie, celle du corps et de l’esprit : la double nature de l’être humain. Sur une ambiance de fond noir avec ‘lune blanche intense et très nette’, des séries de crânes et d’objets à réaction poétique de la collection de Le Corbusier apparaissent et se succèdent de façon saccadée. C’est une danse de la vie, une danse des objets qui la matérialisent et 5
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V. Casali, op. cit., p.139-157.
qui symbolisent la matière, le corps, l’argile. Cette danse s’interrompt pour laisser place au ‘ballet des têtes, nez, mains de divers savants’ qui suggère l’esprit, le second élément de la dualité humaine. Tout au long de la séquence, cette dualité est exprimée avec d’autres éléments de l’argile et de l’esprit comme des corps et des têtes de femmes noires, la femme couchée de Courbet, des figures d’art antique et sumérien, ainsi que des squelettes d’homme et de dinosaure, des têtes de singe et des statues grecques. Ces successions d’images, parfois saccadées, sur les écrans prend place sur fond de couleur ‘outremer très sombre au sol jaune intense au ciel’, sur ‘ciel grand bleu’ puis sur ‘soleil rouge ciel blanc mer noire’. Les tri-trous participent à la danse et à la saccade d’éléments appartenant à chacune des deux dualités. La séquence se termine avec des images de masques cinghalais et russes qui représentent à eux seuls cette double nature de l’Homme. séquence III : des profondeurs à l’aube. De 121’’ à 204’’. La séquence III commence avec une ambiance de ‘bleu sombre total avec bandes de nuages blancs obliques’ sur laquelle alternent de façon très rythmée - jusqu’à deux images par secondes - des yeux de hibou, un bec et une tête de dindon, une tête de cigale. Ces images sont indiquées comme écrans en comète, ce qui signifie qu’elles se succèdent très rapidement et qu’elles subissent des transformations en miroir ou en retournement. Cette longue série d’yeux d’oiseaux crée l’inquiétude dans les yeux du public, c’est une introduction dans les profondeurs de la vie. Dans cette séquence, Le Corbusier s’attarde aux actions des hommes les plus tragiques, celles qui touchent aux profondeurs de l’esprit et aux ténèbres intérieurs. Puis de la ‘seconde 149 à la seconde 158 il s’agit d’un véritable ballet des Dieux de la guerre et objets L-C’. Ici les objets de la collection personnelle de l’architecte sont à nouveau utilisés en contrepoint, dans une logique similaire à la partie II qui permet de noyer le propos, de le rendre plus flou, ils « [brisent] une continuité d’images […] qui expliquerait trop » 6 La descente dans les profondeurs continue et le ballet de statuettes symbolisant la guerre montre la raison de l’inquiétude. S’en suivent ‘la main du squelette de cro-magnon’, des images du camp de concentration nazi d’Ohrdruf qui montrent que la guerre est une tragédie qui touche toutes les civilisations et toutes les époques. Autour de ce récit tragique, les ambiances sont ‘tout noir’ puis ‘tout rouge’ avec des éclairs blancs qui traversent l’espace. L’alternance d’images de guerre et de jouets d’enfants annonce une renaissance. Dans l’obscurité du pavillon, des images évoquent la religion - et particulièrement la religion chrétienne - en montrant le Christ, la Vierge et l’enfant, un Ange de l’annonciation : ‘alternance des actes compatissants et de consolement’. La séquence se termine par l’aube, une ambiance violette emplit le pavillon comme un message d’espoir, la possibilité d’une Rédemption. séquence IV : des dieux faits d’hommes. De 205’’ à 240’’. La séquence commence avec dix secondes d’ambiance sans écrans ni tri-trous, ce qui abaisse la tension de la séquence précédente et permet au spectateur de prendre du recul. L’objet mathématique s’illumine et semble symboliser un retour à la raison. A nouveau, le jour se lève sur une ‘aurore douce’. Dans ce paysage apaisé, une suite de 6
V. Casali, op. cit., p.139-157, note n°38. 197
figures humaines divines exprime la volonté de l’humanité à s’élever en divinités en créant les symboles et les signes de ses transformations. A nouveau, Le Corbusier fait appel à la spiritualité et à des éléments très symboliques pour exprimer les aspirations de l’humanité à devenir meilleure. L’objet mathématique et le mannequin s’illuminent chacun à leur tour, puis simultanément. Les figures divines et personnifiées de l’Ile de Pâques, d’Angkor et du Bouddha sont interrompues régulièrement pour montrer des éléments matériels et concrets de la vie : des ‘coquillages cubes’. Les ambiances montrent tout le spectre des couleurs, en bandes verticales d’abord puis en rayonnement tournoyant, ‘s’allumant successivement puis toutes ensemble puis tournent comme ailes de moulins’, comme pour signifier une danse des couleurs entre elles et la fascination que cela procure. Cette séquence ne compte aucun tri-trous et la séquence se conclut par une ‘atmosphère rose’ et l’illumination des deux volumes. séquence V : ainsi forgent les ans. De 241’’ à 300’’. A la moitié des 480’’ du poème électronique, Le Corbusier souhaitait marquer une rupture franche avec son récit en demandant un ‘arrêt total de la musique’ pour faire entendre ses quelques mots dans une ambiance de ‘blanc total’. Cette rupture signifie la fin d’un récit rétrospectif et le passage à un temps présent, le regard tourné vers le passé devient regard contemporain. Ce sont les images de l’énergie atomique et des ‘outils de l’ingénieur’ qui marquent l’entrée dans cette nouvelle ère. Comme pour convoquer le public dans la seconde partie du poème, des ‘variations sur la foule’ apparaissent sur les écrans. La civilisation machiniste est introduite par des éléments de la technique contemporaine, par des éléments d’observation du ciel, par des outils d’exploitation du sol à la fois anciens et contemporains. Les figures de Charlot et de Laurel & Hardy, qui sont indiquées sur le minutage ‘Philosophie Charlot’ et ‘Philosophie Laurel Hardy’ symbolisent une forme de perplexité vis-à-vis de la technologie. Le Corbusier exprime l’existence d’aspects négatifs que peut avoir le progrès, c’est une forme de premier avertissement du mauvais emploi des outils de la civilisation machiniste qui est un des thèmes du film Les Temps Modernes dans lequel Charlot est le protagoniste principal. Les créations du monde machiniste défilent sur fond coloré. Des ‘Bombardier USA’, ‘Fusée USA’ indiquent les formes les plus contemporaines du progrès humain mais ‘les enfants inquiets regardent…’ et à leur tour, donnent un deuxième avertissement quant aux perversions possibles de la technique. La volonté que Le Corbusier a exprimé à plusieurs reprises de faire entendre un texte est un l’élément majeur de cette séquence, celui qui nous apprend le plus sur le sens qu’il souhaite donner à son poème. « Confier à sa propre voix la lecture d’un message prophétique, au cœur d’un spectacle de sons et d’images [qui exprime le tumulte de l’humanité], signifie se manifester, sans aucun doute, comme prophète et Sauver ». 7 Ses mises en garde ne suffisent pas et à la seconde 280’’ il y a ‘les explosions nucléaires’ qui emplissent à leur tour tout l’espace des écrans, dans une ambiance ‘rouge total’. La main squelette apparaît sur les tri-trous. Les explosions nucléaires continuent et, à 7
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V. Casali, op. cit., p.139-157.
nouveau ‘les garçons regardent’. Dans une ‘atmosphère rouge’, la séquence conclut sur ‘l’écheveau embrouillé’, le « symbole corbuséen de la complexité de la vie des hommes » qu’il avait déjà exprimé dans son poème de l’angle droit. séquence VI : harmonie. De 301’’ à 360’’. L’avant-dernière séquence du poème débute avec ‘les treillis ordonnés de la Tour Eiffel’ dans une ambiance jaune. Dans un ‘bleu moyen’ se succèdent ensuite le ‘ballet des éléments mécaniques’ avec des éléments organiques qui sont déjà apparus : animaux, yeux de hibou, visages. Ainsi les éléments mécaniques entrent en contraste avec ces symboles du vivant et la danse s’arrête avec les images répétées de Charlot et Laurel & Hardy. Les écrans projettent désormais des évènements cosmiques : galaxie, éclipse solaire, flammes solaires ; en alternance avec les images des comiques. Cette alternance introduit une sorte de grande relativité qui met en perspective le cosmos avec la technique. Arrêt de la musique, arrêt des écrans et message de Le Corbusier ‘scandé, martelé, localisé, répandu sur la route sonore’ dans une ambiance ‘rose avec étoiles électriques’ : « Soleil, Soleil, espace, espace, verdure, Il faut rétablir les conditions de nature dans ton corps et dans ton âme. » 8 Par sa parole prophétique, Le Corbusier invite ses semblables à retrouver l’harmonie. La séquence se termine avec une réponse claire, l’amour : ‘deux amoureux sur un banc’, ‘qui s’embrassent’ puis ‘les bébés’. Dans cette séquence d’introduction au final, Le Corbusier montre que l’harmonie est possible sur Terre, entre les techniques et les évènements cosmiques elle peut trouver sa place dans le cœur des hommes et des femmes. Pour lui, l’harmonie est une condition essentielle à la joie et au bien-être humain. En comparant les évènements cosmiques aux activités humaines, il exprime l’idée selon laquelle l’Homme est aussi capable de créer sa propre harmonie, ses propres ‘conditions de nature’ matérielle et spirituelle. séquence VII : et pour donner à tous. De 361’’ à 480’’. Dans l’ultime séquence, la plus longue du poème électronique, Le Corbusier nous donne les moyens d’atteindre l’harmonie célébrée dans la partie précédente. Des images de villes défilent : les ‘gratte-ciel Paris’, ‘New York hirsute’ puis ‘Nantes Rezé’ et ‘Marseille Michelet’. Par le rythme saccadé des images de villes denses, l’œuvre de Le Corbusier est introduite comme une respiration, des images de Chandigarh se répètent pour s’opposer à ‘la ville hirsute N-York’. Les écrans illustrent une recherche d’harmonie permise par un instrument dédié : Le Modulor. Les œuvres de l’architecte continuent de défiler, le Plan de Paris ou l’urbanisme d’Alger montrent des exemples de cette harmonisation de l’habitat. Le Corbusier souhaitait présenter un extrait de 60’’ de film de Pierre Kast, dans lequel il dessine les routes de l’Europe et espérait à ce moment-là de nouveau formuler quelques paroles, l’issue sera différente mais cela n’enlève rien à ses intentions.
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FLC J2-19-392-30. 199
Le Corbusier souhaite alors que la dernière partie de son poème soit presque exclusivement dédiée à son œuvre. Il s’est ainsi donné les moyens d’expliciter de façon tout à fait claire, évidente et bien loin d’une quelconque abstraction, les idéaux que ses projets véhiculent. Son dessin des routes de l’Europe invite à abolir les frontières et à aménager les continents par les moyens de l’architecture et de l’urbanisme. L’image de deux enfants de couleurs de peaux différentes suggère qu’il faut construire cette harmonie dans la paix et dans la fraternité entre les peuples, c’est le symbole de la main ouverte. Le ballet des bébés et la main ouverte concluent la séquence d’écrans et de tritrous dans une ambiance qui fait se succéder blanc, rouge, jaune, vert bleu, comme un horizon sur la mer. C’est une conclusion optimiste qui montre les possibilités de l’Homme à trouver sa propre harmonie dans la civilisation moderne. Le Corbusier se fait lui-même prophète de cet espoir en montrant les images qui représentent son œuvre et qui matérialisent cet idéal. L’architecture, son architecture s’adresse aux ‘solitaires’ : à la ‘femme seule’, au ‘gosse seul’ ou à la ‘mémère seule’, au ‘clochard’ ou à ‘la bonne’. Le ballet des bébés est alors le signe ultime de l’espoir et de l’optimisme avec lequel les spectateurs quittent le pavillon. ANALYSE CRITIQUE DU POEME ELECTRONIQUE
Comme on peut aisément le constater, le poème électronique n’est pas une œuvre d’abstraction et n’est pas non plus une œuvre purement formelle : le scenario de Le Corbusier cherche à donner un sens qui soit intelligible par tous. Il est explicitement clair, volontairement didactique et figuratif. A l’image d’un prophète, Le Corbusier montre à son public la voie à suivre vers le bonheur et la plénitude. 9 Ce désir prophétique est presque divin, il est tout à fait explicite à la lecture des scenarios. Le Corbusier est pourtant athée et, malgré une éducation dans un milieu protestant, il s’est toujours tenu à distance des religions officielles. Cela ne l’a pas empêché de développer une grande spiritualité, notamment autour de la notion d’espace indicible - un phénomène miraculeux - et s’est souvent identifié à la figure du moine, travailleur, solitaire, ayant fait le choix du sacrifice et de l’austérité. 10 Le contenu des paroles qu’il souhaite formuler dans le poème, d’autant plus prononcées par lui-même, avec sa propre voix projetée au travers des trois-cent-vingt-cinq hautparleurs du pavillon témoigne sans aucun doute de cette volonté prophétique. Le récit qu’il fait d’un tumulte angoissant de l’histoire de l’humanité et des civilisations dans leur quête d’harmonie se termine par l’image de ses propres projets, de ses propres créations dont il estime qu’elles sont la source nécessaire et attendue de l’harmonie sur Terre. On identifie une structure globale du poème qui s’applique autant à l’ensemble du récit que partie par partie. Chaque séquence est constituée d’évènements qui s’emballent ou qui se répètent afin de montrer leur banalisation dans le temps et dans l’histoire puis se termine par un bouleversement qui est tantôt heureux tantôt chaotique : la structure du 9
Le Prophète, c’est celui qui révèle le futur sur inspiration divine. Le Messie est le sauveur envoyé par Dieu. D’après V. Casali, op. cit., p.139-157. 10 Ibid. 200
poème est tout entière construite comme cela. Ainsi, tout le développement du récit est fait pour rendre la fin plus explicite, pour amener le public au moment où Le Corbusier met en avant son œuvre comme un moyen d’atteindre l’harmonie. Le Corbusier a saisi l’occasion d’avoir un public et des moyens techniques à sa disposition pour parler de son œuvre et de lui-même. Dans la dernière séquence du poème, et pour donner à tous, il aurait souhaité utiliser un extrait du film de Pierre Kast dans lequel il est représenté aux côtés d’enfants sur le toit de la Cité Radieuse de Marseille - son corps pendant que sa voix prophétique retentirait dans le pavillon - son esprit -. Le Corbusier a non seulement choisi de réaliser un spectacle figuratif qui l’a éloigné des avant-gardes cinématographiques de l’époque qui est d’autant plus égocentré car tout le récit ne vise qu’à montrer la pertinence de son œuvre comme une réponse au contexte productif machiniste dans lequel il vit, l’aboutissement d’une longue marche des hommes vers une occupation heureuse de la planète. L’abstraction tient une maigre place au début du poème, au moment où chacun des éléments de projection prend sa place, les ambiances seules d’abord, puis les écrans qui montrent des images dont on ne comprend pas encore tout à fait le sens. Plus le récit avance, plus le spectacle devient clair, explicite et intelligible pour le public. C’est le but de Le Corbusier : rendre son œuvre explicite et compréhensible par tous en montrant la place qu’elle prend dans l’histoire globale. Ce geste est un testament de sa part dans lequel il lègue au monde sa connaissance et sa vision prophétique de la société machiniste. En 1956, Le Corbusier disait avec humour : « tout va trop vite, il est temps que j’entre sous terre ». 11 Lorsqu’il réalise ensuite le scénario de son poème, entre novembre et décembre 1957, il est dans le deuil de sa femme Yvonne, décédée au mois d’octobre 1957. Lorsque l’on parcourt les correspondances avec sa famille dans lesquelles il fait référence à sa femme, par nostalgie ou pour parler de sa sépulture - courant de l’année 1958 -, on constate qu’il y associe régulièrement son travail autour du poème électronique. On pourrait donc penser que Le Corbusier, dans ce contexte d’omniprésence de la mort dans sa vie, adopte une posture testamentaire et un regard rétrospectif qu’il souhaite partager au plus grand nombre, comme ultime don de sa main ouverte. Cette distance avec l’abstraction éloigne Le Corbusier de Varèse, son collaborateur compositeur avait émis, dans les années quarante et lorsqu’il souhaitait composer pour le cinéma hollywoodien, des idées à propos du rôle de la musique dans le sens donné aux images. On résume en partie sa vision de la musique - des sons organisés - avec l’image : « Maîtrisant une quantité de sensations et d’émotions, depuis la sensation purement physique jusqu’à la conception la plus abstraite, le ‘son organisé’ peut
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I. Xenakis et S. Kanach, op. cit., p.185. 201
intervenir lorsque la parole a atteint les limites de son efficacité, et lorsque la précision de l’image semble restreindre les envolées de l’imagination ». 12 Varèse est alors attaché à l’idée que la musique soit indépendante de l’image, qu’elle soit un élément expressif à part entière qui participe au déploiement de l’imagination, au-delà de la parole et de l’image. On comprend qu’il ait été hostile aux volontés d’intervenir sur la partie sonore en incorporant des paroles ou qu’il ait refusé à plusieurs reprises d’accorder sa musique au scenario. Edgard Varèse n’a cependant jamais reproché cela à Le Corbusier. Pour Iannis Xenakis, c’est un peu différent. Bien qu’il ne soit pas directement concerné par les décisions artistiques de Le Corbusier, il émet certaines réserves et critiques à propos de son scenario : il critique fortement l’aspect figuratif du poème électronique.
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F. Ouelette, op. cit., p.152.
B
REGARD CRITIQUE
CONFLITS XENAKIS ET LE CORBUSIER
En 1958, dans l’ouvrage de Jean Petit dédié au Poème électronique, Iannis Xenakis signe deux articles, le premier décrit l’Architecture du Pavillon et le second concerne la performance de sons et de lumière du poème électronique. Nous pensons que ce second texte, Notes sur un ‘geste électronique’, est un outil majeur de compréhension de l’œuvre de Xenakis. Il y expose ses intentions pour le développement des arts de la musique, de l’architecture, du cinéma, de la peinture et de la sculpture. Par ce texte, il indique une direction valable à suivre et on peut rétrospectivement constater que c’est celle qu’il a suivie pendant le reste de sa vie, après avoir travaillé auprès de Le Corbusier. licenciement A la rentrée de septembre 1959, Iannis Xenakis, André Maisonnier et Acevedo Tobito, trois collaborateurs du 35 rue de Sèvres, reçoivent une lettre de renvoi. Cette lettre met fin à un conflit qui devenait de plus en plus pesant pour Le Corbusier, les trois collaborateurs lui demandant de façon de plus en plus appuyée la reconnaissance de leur rôle « d’architectes associés » à la fois financière et morale qu’il ne souhaite pas accepter. 13 « L’architecture moderne triomphe en France ; elle est adoptée. Vous pouvez aujourd’hui y trouver un champ d’application de tout ce que vous avez acquis par vous-même comme aussi de ce que votre travail avec moi vous a apporté. Je crois que vous avez avantage à saisir toutes occasions qui peuvent se présenter ou que vous pourrez susciter. Je vous rends donc votre liberté à partir du 1er Septembre 1959. Il est bien entendu que je remplirai à votre égard les obligations légales et aussi celles qui découlent naturellement de l’amitié. Je le ferai avec plaisir et selon ce que les circonstances me permettront. Au 35 rue de Sèvres, vous avez accompli une étape de votre vie. Je suis bien persuadé qu’en pleine maturité de votre âge vous poursuivrez brillamment votre carrière comme tous ceux d’ailleurs qui vous ont précédé ici chez moi et qui, l’heure venue, ont fait leur propre vie. Croyez en ma réelle amitié. Le Corbusier » 14 Cette lettre met fin à un conflit qui a commencé, dans le cas de Xenakis, au moment de la conception du pavillon Philips et des questions de paternité qu’il a souhaité soulever à ce propos.
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S. Sterken, Travailler chez Le Corbusier, p.207. Lettre de Le Corbusier à Xenakis, 31 aout 1959. CFIX. 203
Avec culot, il a décidé de parler ouvertement et directement de cette question à Louis Kalff. Le 3 octobre 1957, sans avoir préalablement consulté son employeur, il écrit que c’est lui qui a « entièrement conçu la forme et l’expression mathématique du Pavillon Philips. » et exige « très fermement, que [les] services de Presse mentionnent [son] nom dans la création architecturale du Pavillon, aux côtés du nom de M. Le Corbusier, car c’est lui l’architecte choisi par Philips ». 15 Xenakis parle d’un « geste de justice et de vérité » qui lui est dû par Philips. 16 On peut imaginer qu’il avait déjà à plusieurs reprises demandé à son patron une forme de reconnaissance pour son travail sur le pavillon, celui-ci ayant refusé d’honorer les demandes de son collaborateur, il a donc choisi en ultime et audacieux recours, d’en faire part aux entreprises Philips, arbitres du débat. Philips a rapidement transmis copie de la lettre à Le Corbusier qui se trouvait alors à Chandigarh. Comme on peut le comprendre, et c’était certainement le souhait de Xenakis, cette lettre a fait naître un conflit profond entre les deux hommes auquel Le Corbusier a donné fin par la rupture de leur collaboration. Malgré que les réclamations de Xenakis soient louables, pour Le Corbusier il s’agit « d’une manifestation violente d’un tempérament violent lui-même ». Le Corbusier ne souhaitant pas réduire son image au profit de celle de son collaborateur, il se réaffirme face à Kalff comme « l’auteur [du] Pavillon et du Poème Electronique qui s’y développera ». 17 Temporairement et dans le cas du projet Philips, la question trouve une issue favorable pour toutes les parties et n’est pas encore décisive pour la collaboration de Xenakis au 35 rue de Sèvres. L’accord qui est trouvé est d’indiquer le nom des auteurs tel que : « Philips – Le Corbusier (collaboration Xenakis) – Varèse ». 18 Le conflit reste malgré tout sous-jacent et les différends idéologiques et artistiques vont encore un peu plus se creuser dans les mois qui suivent. On réduit souvent le différend entre Le Corbusier et Xenakis à une question de paternité du pavillon mais le problème certainement est plus profond et il est indubitablement idéologique. Dans Notes sur un ‘geste électronique’, les ambitions de Xenakis sont clairement affichées quand il qualifie le projet de son patron comme une « première expérience […], une première étape vers un ‘geste électronique’ ». 19 NOTES SUR UN ‘GESTE ELECTRONIQUE’
Dans Notes sur un geste électronique, Xenakis s’attarde sur les « réseaux actuels de la création artistique qui convergent vers une intégration des arts de la vue et de l’ouïe ». 20 Il y expose la nécessité pour tous les arts d’évoluer vers l’abstraction qu’il définit comme les « manipulations conscientes de lois et de notions pures, et non pas d’objets 15
Lettre de Xenakis à Kalff, lettre du 3 octobre 1957, FLC J2-19-256/257 et CFIX. Ibid. 17 Lettre de Le Corbusier à Kalff, 12 octobre 1957, FLC J2-19-137. 18 Lettre de Le Corbusier à Kalff, 16 octobre 1957, FLC. 19 I. Xenakis et S. Kanach, op. cit., Notes sur un geste électronique, p.202. 20 Ibid., p.197. 16
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concrets ». 21 Comme nous l’avons constaté dans notre analyse du poème, le scenario de Le Corbusier ne décrit pas une œuvre d’abstraction mais de totale figuration qui utilise des éléments concrets. Pour Xenakis, « Le courant abstrait est tellement puissant et tellement important que ses détracteurs, dans le domaine des arts, paraissent atteints de débilité mentale ». 22 On peut alors lire ce texte comme la critique implicite mais virulente du poème électronique de Le Corbusier. Il estime que le détachement des formes et des couleurs de leur contexte permet de les considérer et de les manipuler en concepts, ainsi allégés d’une épaisseur souvent anecdotique qui affaiblit leur lecture. Ces notions pures sont porteuses d’un sens premier et leur manipulation est une « philosophie des essences » qui permet la perception plus rapide et plus simple des « rapports des volumes et de lumière ». 23 Xenakis effectue un rapprochement judicieux entre peinture et cinéma, suggérant que la peinture s’est « hissée au niveau de l’abstraction » et qu’elle est désormais forcée « de par sa nature propre à s’adjoindre le concept du temps ». 24 Pour lui, la « peinture cinématique » est une nécessité vitale « de l’art de la couleur et des formes », il semble considérer le poème électronique comme un exemple de cette nécessité et le situe dans la lignée de certaines œuvres expérimentales des années vingt, comme Un Chien andalou ou Le Ballet mécanique. 25 A cet ‘art de la couleur et des formes’, il y a désormais la question de l’espace de projection qui se pose - comme se posait celle de l’espace d’exposition -, Xenakis propose que la surface de l’œuvre ne se limite plus à un périmètre donné et restreint mais qu’il « se déplace sur toutes les parois d’une salle construite à cet effet entièrement en surfaces gauches ». 26 Il met alors à l’honneur, sans le nommer, l’idée essentielle du projet du pavillon Philips, réceptacle d’un jeu de lumière et de couleur. Après la question spatiale qui concerne le pavillon, il y a la question de l’obscurité, elle est conséquence du principe même de projection : pour projeter des formes et des couleurs de façon précise il est nécessaire que l’espace soit plongé dans l’obscurité et plus elle est profonde, plus le public n’a pas la perception de l’espace dans lequel il est. Dans le cas du poème électronique, les ambiances permettent d’aller au-delà, elles donnent une épaisseur lumineuse et colorée à l’espace du pavillon, offrant au public la conscience de l’espace. Cette nouvelle perception s’ajoute aux autres moyens qui créent un flou entre ce qui est projeté et ce qui est perçu, rendant l’expérience plus riche et permettant de multiplier les possibilités d’interprétation de l’œuvre.
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Ibid. Ibid., p.199. 23 Ibid., p.197. 24 Ibid., p.198. 25 Ibid. Un Chien andalou, 1928 de Buñuel, Dalí et García Lorca ; Le Ballet mécanique, 1924, Murphy, Léger et Man Ray. 26 Ibid., p.199. 22
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Xenakis ajoute : « Nous sous-entendons enfin à quel point le mouvement des caméras et des projecteurs en couleur nécessite une infrastructure électronique parfaite, régie automatiquement ». 27 Comme l’architecture et le cinéma, la musique a aussi suivi « une route vers l’abstraction » dont Xenakis situe le commencement à peu près à la même époque. Il considère que « l’abstraction consciente en musique » commence avec la découverte de l’atonalité, c’est-à-dire « l’équivalence des douze sons tempérés ». 28 Il critique dans cette avancée et dans la musique sérielle qui en est la descendante immédiate, que cette musique soit restreinte par une « contrainte linéaire » qui empêche de concevoir sa structure dans une logique plus générale, elle est par définition ponctuelle. La musique sérielle ne peut par exemple pas admettre « les sons à variations continues », comme les glissandi dont Xenakis a déjà fait usage dans Metastaseis et dont Varèse a aussi fait usage avec ses sirènes. Pour dépasser ces contraintes, Xenakis propose une « musique stochastique » dont la composition se base sur les mathématiques et sur le calcul des probabilités. Cette musique stochastique, il l’a exprimée dans de nombreuses œuvres musicales pendant sa vie et dès 1955-1956 dans Pithoprakta. L’évolution des techniques électroacoustiques a aussi « favorisé un nouvel élargissement des tendances abstraites » dont la musique concrète de Paris et la elektronische Musik de Cologne en sont les deux principales expressions. Une des particularités du pavillon Philips, c’est son installation acoustique qui se déploie dans tout l’espace en suivant des routes de sons. La juxtaposition de haut-parleurs le long de ces lignes permet d’imaginer que l’ensemble des géométries qui existent dans l’espace euclidien puissent aussi exister dans l’espace acoustique dans lequel le public se tient. La vitesse et l’intensité de la diffusion des sons le long de ces routes pourrait subir des variations et n’être pas constante, les sons donneraient alors la perception d’un mouvement. Le compositeur formule ainsi sa musique en un « geste sonore ». Xenakis imagine les possibilités offertes par ces techniques, concernant à la fois la projection de lumière et de couleurs et à la fois la diffusion de sons dans l’espace, elles sont pour lui des moyens supplémentaires d’entrer dans le domaine de l’abstraction. Il conclut : « Nous pouvons constater, après ce rapide tour d’horizon, que ces prolongements magnifiques de l’art de la vision et de l’art de l’ouïe ne sont rendus possibles et en partie créés que par des techniques électroniques. Elles permettent une vaste synthèse audiovisuelle en un ‘geste électronique total’, jamais atteint jusqu’ici et qui, de plus, se situe dans le domaine de l’abstraction, qui est le climat naturel et 27
Ibid., p.199. On attribue généralement l’invention de l’atonalité à Arnold Schönberg, ici Xenakis l’attribue à Anatole Loquin en 1895 avec son ouvrage L’harmonie rendue claire et mise à la portée de tous les musiciens, Traité général des traités d’harmonie.
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indispensable à son existence ». Il ajoute pour bien montrer un détachement : « Le Pavillon Philips de l’Exposition de Bruxelles représente, à cet égard, une première expérience de cette synthèse artistique du son, de la lumière, de l’architecture, une première étape vers un ‘geste électronique’ ». 29 Lorsque Le Corbusier parle de son poème électronique, il parle de « lumière, couleur, rythme, son, image ». 30 Il compte donc les images en plus des éléments de l’abstraction que sont les ambiances et la musique de Varèse. Lorsque Xenakis parle d’un geste électronique, il entend ‘peinture cinématique’, architecture, musique et ‘geste sonore’ et ne fait pas référence à des éléments concrets. Lorsqu’il évoque le poème électronique, il ne parle que des éléments abstraits qui le composent mais jamais des images ou du récit proposés par Le Corbusier. Dans son texte, Xenakis confronte le poème électronique face à son présent technique et artistique pour montrer en quoi c’est une œuvre pertinente sous certains aspects de la création contemporaine. Il résume ce travail comme une « première étape » et considère que ce n’est qu’un début. 31 Si ce texte a initialement été publié dans Le Poème électronique de Jean Petit, c’est qu’il montre en quoi le projet Philips est annonciateur d’une multitude d’espoirs artistiques à venir. Il est à première vue relativement élogieux et donne un regard contemporain, ouvert sur le projet. Rétrospectivement et grâce au temps qui s’est écoulé depuis, on peut aussi y lire une critique claire de Xenakis. Il montre ici qu’il est l’auteur d’une idée globale, celle qui inclut à la fois l’architecture, la musique et la lumière : son projet pour le pavillon Philips, dont il revendique être le seul auteur, fait partie d’un tout cohérent dans lequel les images du poème figuratif de Le Corbusier font tâche. « Je lui ai dit [à Le Corbusier] que j’étais déçu parce que je pensais qu’il allait faire quelque chose d’abstrait et que c’était son opportunité, mais il a juste projeté des films et des images d’évènements réels ». 32 Ce que Xenakis appelle geste électronique en 1958 est une combinaison d’éléments purement abstraits de musique et de couleur projetées dans l’espace, c’est déjà le nom et le contenu du projet qui va prendre place en 1978 sur la piazza du Centre Pompidou pour son inauguration. LE COMMENCEMENT D’UNE ŒUVRE
Sa liberté rendue en septembre 1959, Xenakis va avoir le choix de suivre la route d’un architecte, d’un ingénieur ou d’un compositeur. Nous allons voir qu’il a choisi de suivre chacune des trois voies, les mêlant toutes dans une forme de synthèse globale des arts et 29
Ibid., p.202. J. Petit, op. cit. 31 Ce n'est qu'un début - Le pavillon Philips : Le Corbusier-Xenakis. Il s’agit du nom d’une conférence qui s’est déroulée à l’université de Rouen le 13 novembre 2018, tenue par Emmanuel Delabranche et Sharon Kanach. https://webtv.univ-rouen.fr/videos/utlc-ce-nest-quun-debut-lepavillon-philips-le-corbusier-xenakis-par-emmanuel-delabranche-et-sharon-kanach/, consulté le 25-05-2021. 32 FHTC, op. cit., p.54, note n°76. Traduit par l’auteur. 30
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Affiche pour le diatope de Beaubourg, 1978. Centre Georges Pompidou M5050-ARCV002-AF 9300419
des techniques. On considère que dans Notes sur un ‘geste électronique’, Xenakis établit les bases et les grandes directions de son œuvre, c’est le début d’un chemin riche et multidisciplinaire à l’image du projet Philips. Parmi l’ensemble de ses travaux autour de la musique, de l’architecture et de la technique, nous allons ici nous attarder sur le projet du Diatope réalisé à l’occasion de l’ouverture du Centre Pompidou à Paris en 1977. Ce projet se place dans la grande famille des Polytopes qui commence en 1967 avec le Polytope de Montréal et qui s’achève avec le Diatope de Beaubourg. 33 Diatope La spécificité de ce projet est que Xenakis est à la fois le compositeur du spectacle de son et de lumière et à la fois l’architecte de la structure qui l’accueille. Le Diatope et le pavillon Philips sont similaires en de nombreux points, comme par le fait qu’ils sont tous deux des structures éphémères, imaginées pour un évènement ponctuel. Elles sont toutes deux vouées à accueillir un poème ou un geste électronique qui convoquent musique, lumière et couleur. Les proportions du Diatope sont bien moindres que celles du pavillon Philips, autant concernant la taille de la structure que l’ampleur du système de diffusion. Le système de projection - lumineuse et sonore - installé dans le Diatope compte onze hautparleurs disposés en cercle et un réseau de câbles qui épouse la forme de la coque, supportant un appareillage optique et électrique. Le système comporte mille-six-centquatre-vingts flashs au xénon répartis sur l’ensemble du réseau de câbles qui court sous le plancher en carreaux de verre et le long des paraboloïdes hyperboliques de la structure. Il y a aussi quatre lasers, trois verts et un rouge, qui sont réfractés par quatre-cents miroirs fixes ou pivotants montés sur six colonnes de verre. L’ensemble est commandé par un programme informatique conçu spécialement pour ce geste électronique, rendant la performance entièrement automatisée. Le nom que Xenakis a donné à sa performance de lumière et de musique est La Légende d’Eer, il l’a en partie réalisée dans les studios de la radio Westdeutsscher Rundfunk - WDR - de Cologne. L’œuvre y est enregistrée sur une bande de sept pistes, elle est composée à la fois de sons instrumentaux, de musique concrète et de sons générés par ordinateurs. Ainsi, vingt ans après le pavillon Philips et son poème électronique, Xenakis réalise un projet similaire dans lequel l’architecture, la musique et la lumière prennent place. Une différence majeure entre les deux projets qu’il est important de noter concerne la structure du pavillon. Ils ont tous les deux été conçus comme des constructions éphémères mais de façon différente pour chaque projet. Le pavillon Philips devait retenir les sons à l’intérieur de l’espace, ce qui a imposé la construction d’une structure d’au moins cinq centimètres d’épaisseur en béton. Son poids et ses fondations en ont fait un édifice ancré sur son site, immuable et indémontable. Pour le Diatope de Beaubourg, Xenakis a fait un autre choix. Il a dessiné une structure entièrement démontable et relativement légère composée de treillis métalliques ancrés dans des fondations amovibles. Dans son idée, le spectacle et le pavillon doivent devenir itinérants après 33 Issu du grec polus - plusieurs - et de topos - espace, lieu - ; le préfixe dia veut dire ‘séparation’ et ‘au travers’ à la fois. Polytope désigne les réalisations de Xenakis qui mêlent musique, lumière et architecture.
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Iannis Xenakis, projet du diatope de Beaubourg, 1978. CFIX
l’inauguration du Centre Pompidou. Ils peuvent être plusieurs fois montés et démontés pour voyager en France ou à l’étranger et toucher un maximum de public. Le préfixe dia prend tout son sens lorsque l’on considère la nature de la coque en paraboloïde hyperbolique : une toile vinyle rouge et translucide au travers de laquelle les sons peuvent passer. Dans un sens ou dans l’autre, de l’extérieur vers l’intérieur ou de l’intérieur vers l’extérieur, les sonorités de la ville et de La Légende d’Eer se mélangent. La relation qu’entretient le Diatope avec la piazza - ou avec un potentiel autre site d’accueil - est donc bien différente de celle du pavillon Philips sur son site de l’EXPO 58, ici le rapport avec l’environnement est immédiat. Notons d’ailleurs que le projet de Xenakis pour l’inauguration du Centre Pompidou était à l’origine bien plus ample et proposait un spectacle à l’échelle de toute la ville. Xenakis a suggéré de réaliser un « réseau aérien de rayons lasers reliant par des jeux de miroirs les points hauts de Paris » et de diffuser une musique spéciale qui serait transmise par les sirènes d’alerte antiaérienne de la ville. 34 Pour des raisons de déficit de coût et d’ambition, Xenakis a dû revoir son projet à la baisse et le contenir dans les trois paraboloïdes hyperboliques du Diatope. Le Diatope ouvre ses portes au mois de juillet 1978 avec un mois de retard par rapport à la date officielle d’inauguration du Centre Pompidou et il est démonté en janvier 1979. A raison de trois séances par jour, six jours sur sept, le spectacle de 45 minutes et 48 secondes accueille en tout dix-mille spectateurs. Le projet s’installe aussi à Bonn, sur le parvis de la gare où il accueille encore vingt-cinq-mille personnes. En 1981, le projet va pour s’installer définitivement à Marseille mais les équipements électroniques, la structure et la couverture du Diatope sont en trop mauvais état pour être remontés. 35 L’installation est donc jetée et la musique poursuit une carrière autonome, de la même manière que le poème électronique d’Edgard Varèse. le poème électronique et La Légende d’Eer Ce qui différencie aussi très clairement les deux projets, c’est le contenu du poème électronique et de La Légende d’Eer, les deux spectacles qui ont lieu à l’intérieur des coques architecturées à cet effet. Pour Xenakis, « la musique n’est pas un langage » mais plutôt une sorte de « rocher de forme complexe avec des stries et des dessins gravés dessus » dont il existe une infinité de manières d’en déchiffrer le sens « sans qu’aucune soit la meilleure ou la plus vraie ». 36 Il ne s’agit donc pas pour lui de fournir un spectacle clairement lisible pour le public. Contrairement au récit de Le Corbusier, le geste électronique de Xenakis se veut délibérément abstrait. Si la question formelle est traitée différemment dans les deux cas, le fond est sensiblement le même : « traiter des abîmes qui nous entourent et parmi lesquels nous vivons ». 37
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I. Xenakis et S. Kanach, op. cit., p.347. I. Xenakis et S. Kanach, op. cit., p.399. 36 I. Xenakis et S. Kanach, op. cit., Geste de lumière et de son du Diatope au Centre GeorgesPompidou, 1978, p.353. 37 Ibid. 35
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La diffusion des jeux de lumière ne suit pas un scenario préalable comme dans le poème mais cherche autant à exprimer les grandes lois naturelles auxquelles nous sommes soumis, comme celles « de la vie ou de la mort, des univers visibles ou invisibles ». Xenakis conçoit le Diatope comme « un lieu de condensation de ces signes des mondes ». 38 Lorsque Le Corbusier imagine les ambiances pour exprimer les mouvements cosmiques qui rythment la vie sur Terre, les flashs et lasers de Xenakis forment ciels étoilés et galaxies en mouvements. Le rythme et la structure du spectacle lumineux sont régis « par des enchevêtrements de fonctions mathématiques ». Xenakis résume ainsi la visée de son geste électronique : « Bref, comme notre univers est formé de grains (la matière) [symbolisée par les flashs] et de droites (le rayonnement photonique) [symbolisés par les lasers] régis par des lois stochastiques (probabilités) ou déterministes, de même ce spectacle en propose un reflet miniaturé mais symbolique et abstrait. » 39 Les spectateurs qui entrent dans le Diatope de Beaubourg se voient recevoir une brochure dans laquelle cinq textes sont édités, « ils forment l’argument du spectacle ». 40 Il s’agit d’un corpus choisi par Xenakis, ces textes sont des « sommets » pour expliciter « les idées de la morale, du destin, des univers physique et extra-physique, de la mort, de la vie, dans un système fermé ». 41 En somme, ils permettent à l’auteur de La Légende d’Eer d’expliquer à quels évènements de la vie le spectacle fait référence, et à quelles cordes de la sensibilité humaine il touche. 42 Ces textes font intégralement partie de la composition, à l’image des paroles rédigées par Le Corbusier pour son poème. Ils répondent à la question du sens et sont un support supplémentaire de compréhension pour le public, que le spectacle soit figuratif ou totalement abstrait. Ainsi concernant la forme, on constate de nombreuses différences et il serait réducteur de lire le geste de Xenakis uniquement dans le prisme de celui de Le Corbusier, à vingt ans d’écart et autant d’années d’évolution de la pensée et de progrès technique. Sur le fond par contre, on peut noter le même désir de réduire à une échelle d’espace et de temps les phénomènes cosmiques face auxquels nous ne sommes rien et qui règlent nos vies. A l’analyse de ce projet on comprend que la majorité des questions répondues par Le Corbusier en 1958, auxquelles Xenakis a réagi dans Notes sur un ‘geste électronique’, font l’objet vingt ans plus tard d’une nouvelle interprétation, d’une nouvelle mise en œuvre par les moyens techniques qui conviennent. Iannis Xenakis est sans doute le plus grand des héritiers de ce testament magnifique de Le Corbusier, son œuvre tout entière y prend racines. Bien que le fond reste sensiblement le même, ce qui change c’est la forme, c’est-à-dire le prisme de lecture des évènements de la vie. 38
Ibid. Ibid., p.356. 40 Ibid., p.353. 41 Ibid. 42 Les cinq textes sont : La Légende d’Eer de La République de Platon, Poimandrès de Hermès Trismégiste, L’infini des Pensées de Blaise Pascal, Siebenkäs de Jean Paul, Supernova de Robert Kirschner. 39
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Iannis Xenakis, projet du diatope de Beaubourg, 1978. CFIX
EPILOGUE Le sujet de l’architecte, c’est toujours la forme. Les réponses qu’il donne aux questions de la forme ne cessent d’évoluer pour s’adapter au langage et aux moyens. La matière et les événements qui sont mis en mouvements, eux, ne changent pas et sont presque toujours les mêmes : il s’agit pour chaque musicien de travailler avec l’ouïe, pour chaque architecte de travailler avec l’espace. Aujourd’hui encore, on parle de ce projet de pavillon. On ne l’identifie pourtant plus tellement comme un objet de publicité et il n’est plus du tout associé à l’image des entreprises Philips mais la persistance de son image dans le temps montre qu’il a bien joué son rôle publicitaire. Soixante-trois ans après, le projet du pavillon Philips fait toujours sens, il n’a pas perdu toute sa pertinence car certaines des questions qu’il soulève se posent aujourd’hui encore. Au-delà de la volonté de Philips de faire publicité et au-delà du caractère égocentré du poème électronique de Le Corbusier, le projet est par tous ses aspects une ouverture considérable sur le monde des arts et des techniques, c’est le récit d’un présent. En choisissant de détruire le pavillon, Philips a fait disparaître le poème électronique en sa matérialisation spatiale et pour Varèse, cette décision est une « insulte que lui fait la compagnie Philips [à Le Corbusier] ». 43 En démolissant le pavillon, le poème électronique a donc perdu sa forme projetée dans l’espace mais nous ne parlons là que d’une existence matérielle et nécessairement vouée à disparaître à un moment ou à un autre, par usure ou par obsolescence. Cette disparition a fait du projet un évènement éphémère dans l’histoire et elle a permis de le rendre pertinent dans son contexte ponctuel. Qu’en seraitil aujourd’hui d’un poème électronique ? Notre héritage n’est donc pas matériel, il est spirituel, il est philosophique et se résume à quelques photographies, quelques archives, quelques sonorités. Cette matière suffit pour en extraire une essence, un jus fécond de sens qui nous aide pour penser nos présents. Il y a déjà dans le processus de conception du projet une forme d’intelligence de collaboration, à la fois au sein même de l’atelier du 35 rue de Sèvres et aussi dans la relation entre Le Corbusier et Edgard Varèse. Le Corbusier a su profiter des idées lumineuses et performantes de son jeune collaborateur en lui offrant une totale liberté conceptuelle. Cette force qui fait la qualité du projet, il en a tiré parti autant pour luimême que pour son client. Xenakis, qui a senti très bien ce qu’il se passait, a brusquement réagi en envoyant à Philips une demande simple et sans intermédiaire pour que son nom soit inscrit aux côtés de celui de Le Corbusier, révélant alors le malaise. Suite à cet ‘incident Xenakis’ et à cause d’autres différends entre les deux hommes, leur relation s’achève à la fin du mois d’août 1959 par une décision de Le Corbusier. Si par la suite il n’a pas tant vanté le projet du pavillon Philips dans son œuvre complète, on peut imaginer que c’est parce qu’il n’en assume pas totalement la paternité et que c’est pour lui une façon de la céder à Xenakis.
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F. Ouelette, op. cit., p.210.
Il y a aussi un regard à porter sur Edgard Varèse, artiste fidèle à lui-même qui a suivi son idée rigoureusement, sans subir les interférences de quiconque. Il a donné au poème électronique toute son abstraction, et une grande partie de sa pertinence formelle. Il a réalisé une œuvre abstraite qui a permis de mettre à distance les images concrètes du poème dont le public fait une interprétation immédiate. Par sa musique, Varèse a renforcé la force d’abstraction des tri-trous et des ambiances et grâce à lui, la performance a pris du relief dans l’espace du pavillon. « Le cœur de l’humanité palpite dans [son] immense Poème électronique ». 44 Les nombreux dessins, dont nous héritons aujourd’hui et qui ont servi de support de production à chacun des protagonistes, forment une grande partie de notre héritage, ils sont une forme poétique en soi. On pense aux multiples croquis et minutages du scenario de Le Corbusier, aux partitions sur papier millimétré de Xenakis pour son interlude sonore ou aux gribouillis d’Edgard Varèse pour organiser sa composition. Il y a beaucoup de choses à extraire du projet Philips, on peut en tirer des leçons qui concernent parfois l’architecture, mais aussi beaucoup des disciplines qui lui sont extérieures. Avec ce travail, on comprend ce que peut être un architecte, le rôle qu’il peut tenir dans nos sociétés et dans des projets complexes, ainsi que la place qu’il doit prendre dans certaines situations particulières. On y voit aussi la place qu’a l’architecture dans la synthèse entre les arts et le rôle qu’elle doit y jouer aujourd’hui encore dans les domaines de la création. L’architecte donne du sens aux désirs des clients et les mêle à ses propres volontés. Le projet du pavillon Philips/poème électronique ouvre une multitude de potentialités pour les architectes, pour les musiciens et pour les artistes qui nous sont contemporains.
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Ibid. p.212.
Ce travail a été réalisé entre janvier 2019 et juin 2021, dans le contexte de la pandémie de covid-19 qui a touché le monde entier et qui a occasionné en France trois confinements successifs ainsi que la fermeture des lieux publics, des cafés, des restaurants et de certains magasins. Ces conditions ont parfois rendu l’accès aux sources difficile. L’aboutissement de ce travail a été en partie rendu possible grâce aux rares sources accessibles en ligne et aux plateformes de commerce en ligne.
ambiance 1 de 0’’ à 11’’
ambiance 9 de 96’’ à 110’’
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ambiance 31 de 293’’ à 296’’
ambiance 42 de 472’’ à 480’’
Ces dessins ont été gracieusement réalisés par Clément Beaubert, dessinateur. Ils suivent les indications du minutage du mois de novembre 1957. Ces dessins sont une interprétation de ce qu’aurait pu être l’intérieur du pavillon Philips lors d’une projection du poème électronique. Cette représentation ne tient pas compte des équipements de projections utilisés à l’époque. Les ambiances, les tri-trous et les écrans correspondent cependant aux volontés de Le Corbusier. 219
BIBLIOGRAPHIE ARCHIVES
Les abréviations utilisées réfèrent aux collections et centres d’archives suivant : FLC Fondation Le Corbusier, Paris CFIX Collection famille Iannis Xenakis, Paris FHTC archives reproduites dans l’ouvrage from harmony to chaos, elles correspondent à des copies des archives du fond Getty, Los Angeles HNIR Het Nieuwe Instituut, Rotterdam Dans l’ensemble des citations, les fautes d’orthographe originales ont été conservées.
SOURCES IMPRIMEES - PREMIERE MAIN
livres, revues FAURE ELIE Histoire de l’Art. L’Esprit des formes, Paris, éditions G. Crès et Cie, 1927 LE CORBUSIER Oeuvre complète, Paris, éditions d’Architecture, volume n°6, 1966, p.200-201 MALRAUX ANDRE Le musée imaginaire de la sculpture mondiale, Paris, Pléiade, 1952-1954 PETIT JEAN Le poème électronique : Le Corbusier, Paris, éditions de Minuit, Forces vives, 1958 XENAKIS IANNIS, KANACH S. Musique de l’architecture, Marseille, éditions Parenthèses, 2006
articles, textes BOULEZ PIERRE «Schoenberg is Dead», dans Notes of an Apprenticeship, 1968, p.268-275 BOUMA A.L., LIGTENBERG F.K. «Model Tests for Proving the Construction of the Pavilion», dans Philips Technical Rewiew, V.20, n°1, sept. 1958, p.17-27
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ETUDES CRITIQUES - SECONDE MAIN
livres ANDA ENRIQUE X. DE Félix Candela, 1910-1997 : la maîtrise des limites, Paris, Taschen, 2008 BAUDOUÏ REMI, DERCELLES ARNAUD Le Corbusier, correspondace : lettres à la famille 1947-1965, Paris, éditions Infolio, Tome 3, 2016 BESSET MAURICE Qui était Le Corbusier ?, Genève, éditions Skira, 1968 BILLINGTON DAVID, MOREYRA GARLOCK MARIA Félix Candela : Engineer, Builder, Structural Artist, Princeton, Princeton University Art Museum, 2008 BONY ANNE Les années 50, Paris, éditions du Regard, 1982 BRIDOUX-MICHEL SEVERINE Le Corbusier & Iannis Xenakis : un dialogue architecture/musique, Marseille, éditions Imbernon, 2018 CAPANNA ALESSANDRA Le Corbusier. Padiglione Philips, Bruxelles - Universale di Architettura, Turin, Testo & Immagine, 2000 CASALI V. L’imaginaire du poème électronique, Le symbolique, le sacré, la spiritualité dans l’oeuvre de Le Corbusier, édition de la Villette, 2004, p. 139-157 DARO CARLOTTA Les murs du son : le Poème électronique au Pavillon Philips, Paris, éditions B2, 2015 DEVOS RIKA, KONING MIL DE L’architecture moderne à l’Expo 58 : « Pour un monde plus humain », Bruxelles, Fonds Mercator et Dexia Banque, 2006 HEER JAN DE, TAZELAAR KEES From Harmony to Chaos - Le Corbusier, Varèse, Xenakis and La Poème électronique, Amsterdam, 1001 publishers, 2017
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NERDINGER WINFRIED sous la dir. de Frei Otto : Complete Works, Lightweight Construction, Natural Design, Bâle, Birkhäuser, 2005 OUELLETTE FERNAND Edgar Varèse, France, Christian Bourgeois editeur, 1989 STERKEN SVEN Iannis Xenakis, ingénieur et architectecte, thèse, Gent, 2003-2004 TAZELAAR KEES On the Threshold of Beauty : Philips and the Origins of Electronic Music in the Netherlands 1925-1965, Rotterdam, V2_Publishing, 2013 TREIB MARC Space calculated in seconds : the Philips Pavilion, Le Corbusier, Edgar Varese, Princeton, Princeton University Press, 1996 VARGA B.A. Conversations with Iannis Xenakis, Londres, Faber & Faber, 1996 WEVER PETER Inside Le Corbusier’s Philips Pavilion, A Multimedial Space at the 1958 Brussels World’s Fair, Rotterdam, nai010 publishers, 2015
articles, textes BLAIN CATHERINE «Team 10, the French Context» dans In search of a Utopia of the Present, NAI Publishers, 2001, p. 61-81 BOONE VERONIQUE «Le Poeme électronique : de l’art primitif au multimédia», dans Le Corbusier et les arts dits «primitifs», éditions de la Villette, 2019, p.220-235 DARO CARLOTTA «Le Poeme électronique ou la création d’un musée imaginatif moderne», dans Le Corbusier et les arts dits «primitifs», éditions de la Villette, 2019, p.236-249 FRAMPTON KENNETH «The English Crucible», dans In search of a Utopia of the Present, NAI Publishers, 2001, p. 114-129
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LE CORBUSIER «Modulor II», dans L’Architecture d’Aujourd’hui, 1955, p.341 LOOTSMA B. Een ode van Philips aan de voorwitgang, Wonen Ta/BK, 1984, n°2 SCALBERT RÉNÉE «Architecture as a Way of Life : The New Brutalism 1953-1956», dans In search of a Utopia of the Present, NAI Publishers, 2001, p. 57-83 SOLOMOS MAKIS «John Cage, Rompre avec l’harmonie», dans Ordre & Désordre, n°9, novembre 2002, p. 86-89 «Musique et Architecture chez Xenakis», dans Archistorm, n°22, nov.-déc. 2006 VIOLEAU JEAN-LOUIS «Rules versus Behaviour : in search of an inhabitable world», dans In search of a Utopia of the Present, NAI Publishers, 2001, p. 171-178
sources en ligne AKADEMIE DER KÜNSTE - ARCHIV : https://archiv.adk.de/bigobjekt/44596, consulté le 27 avril 2020 > tous les numéros de la revue d’avant garde en musique électronique Gravesaner Blätter, dans laquelle Xenakis et LC ont publié des textes à propos du pavillon ALICELAB - VIMEO : https://vimeo.com/alicelab/, consulté le 27 avril 2020 >vidéo présentant le pavillon modélisé, intérieur et extérieur, avec une reconstitution en poème en partie projetée AMERICAN RADIO STORY : https://www.americanradiohistory.com/Philips_Technical_Review.htm, consulté le 27 avril 2020
>tous les numéros de la revue Philips Technical Review dans laquelle plusieurs articles sont dédiés au pavillon de 1958 et à sa conception ARCHEE : http://archee.qc.ca/ar.php?page=article&no=326, consulté le 27 avril 2020 >article de Pierre Boudon, le poème électronique ou l’architecture comme cosmos ARCHIEVEN : https://www.archieven.nl/en/, consulté le 27 avril 2020 >archives des Pays-Bas : civiles, de presse, photographiques
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ARTS SONORES : https://fresques.ina.fr/artsonores/accueil, consulté le 27 avril 2020 >frise présentant l’évolution de la musique électroacoustique tout au long du 20e siècle jusqu’à aujourd’hui >représentations sonores de certaines oeuvres + nombreux entretiens de compositeurs >donne une perception globale, permet de donner un contexte ATOMIUM : https://atomium.be/expo58, consulté le 27 avril 2020 >17 avril 58, ouverture de l’expo aux 44 pays >il y a eu 7 expositions universelles à Bruxelles entre 1885 et 1935 >comptabilise 41454412 entrées >à l’époque les voyages sont encore rares, l’expo est une fenêtre sur le monde >le traité de Rome pour la création de la CEE est signé en 1957 >Lucien de Roeck à l’origine du logo de l’expo 58 : forme déportée (=dynamisme), globe (=universalité, temps) >c’est la guerre froide : l’URSS expose son Spoutnik, les USA leur american dream COMITE INTERNATIONAL 16 février 2021
OLYMPIQUE : https://www.olympic.org/fr/jeux-olympiques, consulté le
BNF - ARCHIVES ET MANUSCRITS : https://data.bnf.fr/fr/13900757/edgard_varese/, consulté le 27 avril 2020
>conserve le livre d’or de la section française de l’expo 58, autographe de LC
DEUTSCHES ARCHITEKTURMUSEUM consulté le 27 avril 2020
: http://archiv.dam-online.de/handle/11153/708-010-003,
>conserve 3 maquettes du pavillon Philips datant de 1958
EMDOKU : https://www.emdoku.de/en, consulté le 27 avril 2020 >International documentation of electroacoustic music : informations de base + liens pour aller plus loin EYE FILMMUSEUM : https://www.eyefilm.nl/en/film/le-po%C3%A8me-%C3%A9lectronique, consulté le 28 avril 2020
>musée du cinéma à Amsterdam au sein duquel sont conservés les deux films originaux écran et tri-trous >c’est ici que le 27 mai 2017 une version restaurée du poème a été projetée GETTY RESEARCH INSTITUT : https://rosettaapp.getty.edu/delivery/DeliveryManagerServlet?dps_pid=IE379402, consultés le 27 avril 2020
https://rosettaapp.getty.edu/delivery/DeliveryManagerServlet?dps_pid=IE2034674, >conserve les archives de Louis Kalff pour le pavillon Philips : 26 vitres colorées utilisées pour produire les effets de lumière du poème + un certain nombre d’éléments de conception non accessibles en ligne >30 planches contact de Lucien Hervé pour le pavillon Philips
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HAL-ARCHIVES OUVERTES : https://hal.archives-
ouvertes.fr/search/index/q/*/authFullName_s/Makis+Solomos, consulté le 27 avril 2020
>multitudes d’articles de Makis Solomos sur Xenakis et sur la musique électroacoustique, téléchargeables HET NIEUWE INSTITUUT : https://hetnieuweinstituut.nl/en, consulté le 27 avril 2020 >conserve une maquette du pavillon, 470x1000x820 mm IANNIS XENAKIS : https://www.iannis-xenakis.org/fxe/actus/actu.html, consulté le 27 avril 2020 >actualités, documents à propos de Xenakis INTERNATIONAL ATOMIC ENERGY AGENCY : https://www.iaea.org/fr, consulté le 16 février 2021 INSTITUT DE RECHERCHE ET COORDINATION ACCOUSTIQUE/ MUSIQUE : https ://brahms.ircam.fr/works/work/12834/, consulté le 20 mai 2021 LOUIS KALF INSTITUTE : www.louiskalffinstituut.nl/en/louis-c-kalff, consulté le 27 janvier 2021 vidéos, films MINNE GEOFFREY, CAPEL BENOIT, VAN SAET JONATHAN Le Corbusier - Pavillon Philips [vidéo en ligne]. Vimeo, 2/10/2018 [consulté le 27 avril 2020], 1 vidéo, 18min. https://vimeo.com/292888191
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ANNEXES Iannis Xenakis, La crise de la musique sérielle, « Gravesaner Blätter », n°1, juillet 1955. Frei Otto, Formes, techniques et constructions humaines, « l’Architecture d’Aujourd’hui », n°78, 1958, p-4. Edgard Varèse, The Liberation of Sound, “Music as an Art-Science”, 1939.
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valentin carless 2021
Cet ouvrage raconte l’histoire d’un projet avec ses réussites et ses échecs, ses désirs menés à bien ou avortés. Le processus de projet est un exercice long et complexe, et dans le cas du projet Philips, il est très intense. Il nous éclaire sur ce en quoi consiste ou peut consister le métier d’architecte : être libre de tenter au risque que rien ne se passe comme prévu. Le projet semble repousser toujours un peu plus les limites de ce en quoi consiste le travail de l’architecte, on émet ainsi des doutes quant à la possibilité de définir des limites à son rôle dans un projet et dans la société. Jusqu’où sommes-nous architectes ? On apprend de cette œuvre une grande volonté de liberté de pensée et de conception, un désir illimité de projet, d’architecture et d’idées, et bien davantage qu’une simple pertinence formelle du poème et du pavillon. Ceci est notre héritage : non la forme, non l’espace, mais l’idée et la recherche d’une liberté.