J’aime le ciel parce qu’il est dans tes yeux…

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J’aime le ciel parce qu’il est dans tes yeux…


© Éditions @telier de presse 2007 www.atelierdepresse.com ISBN : 978-2-35310-014-9 Toutes représentation ou reproduction, intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur, de ses ayants droit, ou ayants cause, est illicite (article L.122-4 du Code de la Propriété Intellectuelle). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait une contrefaçon sanctionnée par l’article L.122-5 du Code de la Propriété Intellectuelle. Le Code de la Propriété Intellectuelle n’autorise, aux termes de l’article L.122-5 que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective d’une part et, d’autre part, que les analyses et les courtes citation s dans un but d’exemple et d’illustration.


GIL PONS

J’aime le ciel parce qu’il est dans tes yeux… roman



It’s very nice to be important but it’s more important to be very nice… (c’est très bien d’être quelqu’un d’important mais c’est plus important d’être quelqu’un de bien…)

J’aime le ciel parce qu’il est dans tes yeux… Gil Pons



Chapitre 1

ANNIVERSAIRE – Marion, attends que je sois prêt à prendre la photo pour souffler. Je ne voudrais pas rater cet instant. Les yeux fermés, Marion, docilement, attendait le signal pour souffler les quarante-deux bougies, plantées telles des banderilles roses et blanches, sur le gâteau au chocolat qu’Anthony était parvenu non sans mal à cuisiner. Tout l’après-midi avait été nécessaire et Marion avait, pendant ce temps-là, été priée d’aller « jouer dehors » ! – Marion, ça y est, c’est bon… Eh ! p’tit cœur, tu peux y aller. Magne-toi avant que les bougies ne dégoulinent sur mon chef-d’œuvre. Mais qu’est-ce qu’il y a ? Tu pleures ? Ah non, pas de ça aujourd’hui, tu sais que je n’aime pas voir quelqu’un pleurer. – Excuse-moi, je viens juste de faire un voyage dans le temps de vingt-cinq ans. Un jour de septembre comme celui-là où tout a commencé. Le décor et les personnages n’étaient pas les mêmes, mais la scène et les dialogues à peu 9


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près pareils. Pardonne-moi cette absence. C’était il y a si longtemps… D’une claque sèche, le vent ponctua cette phrase en giflant le mur d’un coup de volet. En un éclair une tornade s’abattit sur la maison qui semblait s’enfoncer dans la terre en s’arc-boutant comme pour protéger ses occupants. Dehors, le vent hurlait, se déchaînait en secouant le vieux pin pour l’arracher, pour le briser. Puis, tout s’apaisa aussi vite que cela avait commencé… C’était il y a si longtemps…


Chapitre 2 ANNIVERSAIRE BIS – Marion bon sang, attends que le flash soit chargé pour souffler. S’agit pas de rater la photo ! Marion, les joues gonflées, attendait le signal pour tenter d’éteindre en une seule bourrasque dévastatrice, les dixsept bougies piquées sur la charlotte au chocolat confectionnée avec amour par sa mère. Des bougies qui, dans la pièce obscure, faisaient danser les ombres. Lesquelles semblaient vouloir s’agripper aux murs en de vains efforts de survie. Sur le balcon, le chat de la voisine miaulait à s’en péter les cordes vocales. Faut dire que la vieille Mme Smurf, Marguerite Smurf pour ses copines, aussi folles qu’elles de la messe, lui avait tout fait couper trois jours auparavant. Un manque à gagner qui rendait le matou fou de colère. Faut comprendre… – Ça y est, tu peux y aller ! Michel Polskay, très seyant dans son pull gris perle à col roulé, venait de donner le coup d’envoi des festivités. Pilote 11


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de ligne à Air France, il n’était pas souvent là. Mais il avait tenu à être présent pour fêter les dix-sept ans de sa fille unique et préférée comme il aimait à le répéter… À côté de lui se tenait, très digne, la mère de Marion. Avec, sur le visage, comme dessiné au crayon gras, cet éternel sourire « clic-clac ». Un qualificatif qui lui était venu à l’esprit lors d’une séance de pose pour le magazine Elle, dans ce studio surchauffé par les spots où il fallait, malgré cette horrible migraine, faire croire à l’objectif du photographe et conséquemment aux futurs lecteurs que ces clichés avaient été pris ailleurs dans une joyeuse ambiance de camaraderie. Ailleurs, c’était par exemple sur une île des Seychelles, entre baignades et parties de jambes en l’air au soleil couchant, lorsque le sable hésite à opter pour le saphir de la mer ou pour le rubis du ciel… Bien que divorcés depuis longtemps, les parents de Marion s’étaient jurés de recréer la cellule familiale dissoute, à chacun des anniversaires de leur fille. Une ambiance factice mais c’était mieux que rien. Soudain, toutes lumières éteintes, la pièce fut plongée dans l’obscurité totale quelques secondes avant que l’éclair du flash ne refasse jaillir une brève, mais intense clarté. Marion pensa que rien ne semblait vrai ici, dans ce vaste appartement du Parc Rambeau où elle ne se plaisait guère. Car il fallait supporter la présence de celle qu’elle désignait à l’extérieur sous le terme peu flatteur de « Mémère ». Sa belle-mère en fait, qui partageait la vie de son père depuis de nombreuses années. Une femme sèche avec un nez à piquer les gaufres, des fesses aplaties au presse-purée et la poitrine en gant de toilette. Mais bon, puisque son père lui trouvait un charme dingue… Sauf qu’avec Marion elle ne se contentait pas d’être moche et qu’elle en rajoutait dans 12


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le côté : je suis chiante et je ne fais rien pour que ça s’arrange. Le genre : range ta chambre, as-tu fait tes devoirs ? C’est qui ce garçon qui t’a raccompagné l’autre jour ? Il serait temps que nous abordions toutes les deux le problème des hommes… etc., etc. ! – Quel problème avec les hommes, lui avait alors rétorqué Marion excédée. Moi, ils ne me posent pas de problème, au contraire même. Allez salut, tchao, bye-bye… (Et à voix basse pour ne pas qu’elle entende :) « Va chier à Calais, tu verras la mer ! » Aussi, dès qu’elle le pouvait, elle passait chercher Flore, son amie qui habitait l’immeuble contigu au sien. Et même si cette blonde insipide, toujours mal fagotée ne lui apportait pas grand-chose, elle se sentait alors revivre. Surprenant les regards envieux de Flore qui trouvait toujours cette jupe sexy, ce pantalon super ou ce chemisier mettant « too much » en valeur, à la fois la couleur de ses yeux et les rondeurs de sa poitrine, Marion savait que son bonheur tenait à peu de chose : plaire, se savoir désirée et sentir autour d’elle la douce chaleur que procure la tendresse d’un regard. Tout cela, Flore le lui donnait sans retenue, trop contente d’être l’amie et la confidente de celle que tous les garçons de la classe de première du collège du Sacré-Cœur d’Aix-en-Provence déshabillaient du regard. Comme le boutonneux Jean-François ou Claude, voûté parce que déjà trop grand pour son âge. Et tous les autres, les Franck, Gaby, Sébastien qui bavaient d’envie mais ne savaient comment le dire. Ceux-là mêmes qui, pour éviter le regard bleu-violet de Marion baissaient les yeux pour plonger dans son décolleté, petit sillon duveteux séparant deux seins ronds et fermes, ou se brûlait la rétine en essayant de distinguer au travers de la jupe rendue translu13


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cide dans la lumière du soleil, le dessin des fesses qu’aucune main masculine n’avait jamais caressées. Sauf la fois où, imbibé d’alcool, un pauvre-taré-dégénéré lui avait collé la main aux fesses lors d’une soirée à Marseille. S’étant retournée vivement pour le gifler, elle avait alors arrêté son geste, s’était approchée de lui si près qu’elle pouvait sentir son haleine de phoque ayant mal digéré un rat crevé et lui avait effleuré la joue sous le regard effaré des témoins. Faisant croire à cette loque, les yeux larmoyants flottant dans le whisky, qu’il l’avait faite chavirer d’une seule pression de ses cinq petits doigts boudinés, elle lui avait décoché un coup de genou tellement violent dans les parties sensibles que le gus était passé par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel avant de sprinter pour vomir dans les toilettes comme si un tigre du Bengale venait de lui lécher le mollet ! Bref, tous les amoureux transis du collège venaient confesser à Flore, leur amour pour Marion, tentant même de gagner sa confiance afin qu’elle intercède auprès de sa copine « canon » pour fixer un rendez-vous après la sortie des cours. Toutes deux riaient ensuite en se moquant de ces godelureaux qui ne connaissaient rien à l’amour et n’y voyaient que le moyen de « tirer un coup » comme ils disaient. Pourtant Marion s’était laissé aller l’autre jour à une confession surprenante. À la terrasse du Grillon, le café du cours Mirabeau qui leur servait de point de rendez-vous et où elles aimaient boire un « indien » après ou même… pendant les cours, Marion avait chuchoté à l’oreille de Flore : – Tu sais, j’ai vraiment envie de faire l’amour. Parfois le soir, quand je n’arrive pas à dormir, je laisse mes mains s’amuser avec mon corps. C’est bon. Mais il faut que je trouve un mec beau et doux à la fois. Pas le genre macho avec Ray-Ban et santiags qui baise comme un lapin épileptique ! 14


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Les joues rouges, elle avait alors éclaté de rire devant la mine déconfite de sa copine avant de changer radicalement de sujet. – Alors Marion, toujours dans la lune, hein ? On t’attend pour couper le gâteau… – Pardon papa, je pensais à autre chose. – Et peut-on savoir vers quels rivages voguait ton esprit volage ? – Je me demandais quelles fringues j’allais mettre ce soir pour sortir. – Ce soir ? Mais où vas-tu encore, tu ne restes pas avec nous ? – Maman ! J’ai aujourd’hui dix-sept ans. J’ai quand même le droit d’aller au resto avec des copains, non ? T’inquiète pas, Flore sera là et de toute façon, je suis sûre que papa va t’emmener dîner au Clos de la Violette. Profitez un peu que vous êtes tous les deux. Ça ne se produit qu’une fois par an, alors… Mais ce que Marion avait caché à ses parents, c’était sa véritable préoccupation. Car elle savait déjà qu’elle mettrait sa robe bleu ciel qui soulignait si bien la rondeur de sa poitrine et qui, grâce à de nombreux et judicieux boutons, pouvait dévoiler le galbe d’une cuisse presque jusqu’au pli de l’aine. Non, ce qui la tracassait, c’était surtout de savoir si Anthony, le copain de Christophe allait venir… Anthony… Anthony… Anthonyyyyyy… criait-elle parfois dans sa chambre lorsqu’elle se savait seule. Anthony… soufflait-elle dans cette baignoire d’eau brûlante où elle se caressait. Ayant pris soin de bien verrouiller la porte de la salle de bains, ce que Mémère détestait arguant du fait qu’un malaise est si vite arrivé, surtout dans l’eau chaude, 15


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Marion allongée de tout son long, le corps nimbé de mousse parfumée, la tête rejetée en arrière, commençait d’abord par ses seins. La pulpe des doigts frôlant les aréoles rosées sans presque jamais les toucher. Puis tournant autour en une folle sarabande, le contact se faisait plus précis pour finir en légers pincements qui lui arrachaient des soupirs. Entre ces râles de plaisir, sa langue venait humidifier ses lèvres charnues, pendant qu’une main glissait sur son ventre. Après y avoir valsé un moment, cette dernière descendait, ne s’arrêtant que quelques instants sur la petite touffe de poils noirs délicatement épilée en un fin rectangle. Enfin sous ses doigts, Marion sentait grossir l’épicentre de son plaisir, concentration de toutes ses terminaisons nerveuses. Le fameux « clit » comme elle l’appelait en riant et qui avait laissé Flore perplexe lorsqu’elle s’était un jour exclamée en pleine rue : « Un petit clit pour un grand crac ! » Réveillée en sursaut par sa mère frappant à la porte, Marion qui s’était assoupie après sa trop forte jouissance, termina de se laver sans oublier d’abondamment se parfumer. Si Anthony venait ce soir, elle se sentait prête à tout…


Chapitre 3

ANTHONY « Quand on aime la vie, on va au cinéma. » Anthony avait fait sien ce slogan publicitaire en forme d’adage populaire et il s’attachait à le suivre à la lettre. Aussi, c’est près de trois à quatre fois par semaine qu’il se rendait seul ou avec Christophe, son ami d’enfance ou bien encore avec Coralie, sa sœur, au Cinévog, au Majestic, au Rex ou à ce qui allait devenir plus tard, le complexe cinématographique « Cézanne-Renoir ». Croqueur de pellicule, il s’asseyait pile au milieu de la salle, bien au centre de l’écran pour ne pas trop s’éloigner du grand rectangle blanc qui allait bientôt s’animer comme par magie. Et lorsque le mot FIN apparaissait en incrustation sur la dernière image, il lui arrivait fréquemment de fermer les yeux et de se projeter, de mémoire, sur l’écran mobile de ses paupières, les meilleures scènes du film qu’il venait de voir. Parfois, il versait une larme comme ce fut le cas pour Love Story lorsque Ryan O’Neal sort de l’hôpital où Ali 17


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Mac Graw vient de mourir et qu’il croise le père de la jeune fille. Un dialogue final qu’il n’est pas prêt d’oublier. Le père bredouillant au travers des sanglots : – Je suis désespéré… Et lui, fier de relever la tête et de répondre en fixant la caméra : – L’important en amour, c’est de ne jamais désespérer… Avec en apothéose le thème musical désormais célèbre de Love Story signé Francis Lai qui monte à l’assaut des nuages pendant que la caméra regarde une dernière fois ce jeune homme s’éloigner à pas lourds dans la neige qui semble terne de trop de détresse accumulée. Malheureusement, lorsque Coralie l’accompagnait, il fallait rapidement quitter la salle car les alvéoles pulmonaires de la petite se trouvaient être en crise de manque. Un manque qu’il était nécessaire de combler sur-le-champ avec une dose de nicotine-goudron contenue dans une JPS, paquet noir et or. Car la miss ne fumait que ces cigarettes, les autres étant à son goût trop fortes, pas assez, voire même hallucinogènes comme elle disait… Un sujet de dispute fréquent entre Anthony et sa sœur. Peut-être le seul du reste, tellement Coralie adorait ce grand garçon d’un mètre quatre-vingts, blond aux yeux noirs. Des yeux d’encre qu’elle comparait souvent à la résurgence de la Fontaine-de-Vaucluse. Ce trou béant aux mystérieuses profondeurs qui cachait cependant une infinie douceur. Une eau sombre mais calme dont il était bien difficile de troubler la sérénité. Allongé sur son lit, Anthony laissait son regard dériver sur les murs, dans cette chambre où ses parents n’entraient pour ainsi dire jamais. Son véritable domaine aux murs noircis de photos d’acteurs et de comédiennes célèbres. 18


ANTHONY

Presque tous, hormis ceux d’une autre génération, avaient confié leurs visages aux mains expertes de sa mère, maquilleuse de plateau. Et lorsque cette dernière rentrait d’un tournage, Anthony la pressait de questions avant même qu’elle ait pris le temps de se détendre dans l’un des fauteuils du vaste salon qui faisait face à la cheminée devant laquelle, l’hiver, les quatre membres de la famille aimaient à se regrouper. Une réunion rendue difficile par les urgences auxquelles son père, médecin, devait répondre et par les absences répétées de sa mère, toujours par monts et par vaux… Aussi Anthony restait-il souvent seul avec Coralie qu’il regardait grandir et devenir femme. Ce fut d’abord les seins qu’elle ne cessait de montrer au travers d’étoffes transparentes, puis ce furent les fesses et le bassin qui s’arrondirent. Mais il y avait également le langage ! Pas plus tard qu’hier alors qu’Anthony lui reprochait une nouvelle fois de se jeter sur son paquet de cigarettes comme un rapace sur sa proie, elle lui répliqua sèchement, un éclair de malice dans les yeux : – Tu devrais être content que je ne me sois pas encore mise à la pipe… – ??? Satisfaite de son effet, l’œil égrillard, elle tourna les talons, releva sa jupe et se trémoussa quelques secondes. – Si tu payes tes culottes plus de cinq francs, c’est que le commerçant est un voleur, vu le peu de tissu que le fabricant utilise ! – Et encore tu n’as pas tout vu. Je me suis acheté un string et j’ai décidé de le porter la ficelle devant… répondit Coralie en claquant la porte. Cette gamine est vraiment de plus en plus effrontée 19


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pensa Anthony en souriant. Mais il aimait ces joutes oratoires pleines d’humour qui lui rappelaient des dialogues de cinéma. Et puis le caractère de sa sœur n’était pas pour lui déplaire, lui qui avait fait sienne cette quête du Graal : rencontrer une fille belle, sensuelle, sexy, intelligente, drôle et très vive. Le genre de nana qui sache aimer un homme sans l’étouffer tout en lui apportant une indispensable complémentarité, tant spirituelle que physique. Et si en plus elle était brune, le teint mat, qu’elle possédât ce regard à la fois doux et espiègle dans un dégradé de bleus et enfin qu’elle adore sentir sur son joli corps, le souffle de la tendresse avec cet insatiable appétit qui font les grandes amantes, il semble qu’il serait alors comblé… Tout de suite un visage venait en surimpression sur l’écran blanc de ses nuits noires. Le visage de Marion, cette fille qu’il avait moult fois croisée dans les couloirs ou dans la cour de récréation du collège avant qu’ils ne se découvrent un ami commun. Et c’est ainsi qu’il put approcher la belle, lui parler, l’embrasser sur les joues même, au grand dam de ses copains jaloux comme un VRP ayant épousé une nymphomane. Marion qui sera peut-être là ce soir, près de lui, dans cette crêperie de la rue de la Verrerie. Ce soir, où il faudra vaincre cette timidité maladive pour oser une invitation au ciné ou ailleurs si l’occasion se présente. Ce repas de rêve au cours duquel il faudra se montrer brillant sans excès, charmeur sans paraître dragueur. Tout un art quoi. Un peu le genre Brad Pitt, mâtiné de Ben Affleck et un rien de Benicio Del Toro. Mission : tout simplement impossible… Sous la douche, alors que la vapeur envahissait la salle de bains, Anthony écoutait L’hymne à l’amour chanté par l’immense Édith. Celle que Léo Ferré avait immortalisé en 20


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quelques mots jaillis du cœur : « Piaf, tu avais un nom d’oiseau et tu chantais comme cent, comme cent mille oiseaux qu’auraient la gorge en sang. » Piaf qui, d’une chanson aux paroles mièvres, élevait un culte, un monument à l’amour. Piaf qui, sur scène, dans sa petite robe noire semblait sentir la mort venir. Elle dont la voix pouvait sortir de n’importe quel poste de radio, dans une cuisine délabrée, dans un troquet minable, dans un cul-de-basse-fosse où des hommes embrassaient à pleine bouche des filles parfumées à la sueur, leurs mains aux ongles en berne se glissant sous les jupes pour pétrir les chairs molles, sans que jamais la magie ne soit absente. Car cette voix savait faire oublier le quotidien sordide pour vous transporter vers un ailleurs au goût de miel. Une fois séché, Anthony vaporisa sur sa peau un nuage épicé au relent de coriandre baptisé Drakkar Noir. Un parfum suave et envoûtant qui savait rester viril. Le genre de fragrance qui ne laissait pas les femmes indifférentes. Un bon atout pour séduire Marion qui ne semblait guère apprécier les garçons négligés. 18 heures, le moment de téléphoner à Christophe pour se fixer rendez-vous au Victoire, l’un des seuls bars d’Aix où il soit possible de trouver un baby-foot correct avec de vraies balles molles. Cheveux au vent, Anthony aimait rouler vite. Ayant un peu trafiqué son cyclo, il prenait un malin plaisir à coucher l’engin dans les virages sur cette petite route des Pinchinats qu’il connaissait par cœur. Il ne savait pas encore, à cette heure-là, que sa vie allait prendre un nouveau tournant…


Chapitre 4

LA RENCONTRE Comment pouvait-on rester simple lorsque l’on était aussi belle ? C’est la question que se posait Anthony en contemplant le délicat profil de Marion qui resplendissait à ses côtés autour de cette table, dans le cadre chaleureux de la Crêp’Sautière, ancienne cave voûtée reconvertie en crêperie. Il y avait d’abord ce petit nez en forme de tremplin de ski où il devait faire bon se laisser glisser. Puis il y avait ces yeux tantôt lapis-lazuli, tantôt turquoise et parfois même avec un soupçon de violet comme ceux de Liz Taylor. Et cette bouche aux lèvres charnues qui semblait avoir été dessinée par un peintre baudelérien, amoureux des Fleurs du Mal. Anthony ne savait plus où regarder. Les crêpes n’avaient plus aucune saveur. Il avait chaud et les bolées de cidre ne parvenaient pas à le désaltérer. Lorsqu’il baissait les yeux, c’était pire ! Car si le bleu de la robe restait la couleur dominante, il ne pouvait s’empêcher de poser son regard 22


LA RENCONTRE

sur cette cuisse pain d’épices délicieusement dévoilée par quelques boutons coquins que Marion avait, pour son plus grand bonheur, omis de glisser dans leurs boutonnières respectives. À tel point qu’il lui sembla même apercevoir un minuscule morceau de coton blanc à la faveur d’un éclat de rire qui fit basculer en arrière cette fille, encore plus resplendissante que celle qui hantait ses rêves les plus fous. Non contente d’être belle, Marion savait s’imposer en attirant l’attention sur elle sans ostentation. C’était comme si elle créait autour de sa silhouette, un champ magnétique dont les deux pôles auraient épousé dans l’espace la courbure de ses seins. – Anthony, tu connais le groupe Supertramp ? –… – Eh les gars, j’ai l’impression qu’Anthony s’est trouvé un charmant centre d’intérêt. Si tu veux, on peut te laisser seul avec Marion… Bien que confortablement assis, Anthony sentit le sol se dérober sous lui à l’instant où Jean-Pierre, petit frimeur sans envergure, l’avait mouché devant tout le monde. Le rouge aux joues, il crut se trouver dans un avion plongeant inexorablement en piqué vers la mer. Un inévitable crash qui l’aurait complètement anéanti si Marion, dont le père était pilote de ligne, n’était alors intervenue. Posant une main aussi douce qu’une aile d’oiseau sur la cuisse d’Anthony, elle répondit vertement à Jean-Pierre. – Est-ce qu’il t’arrive de rêver ailleurs que la nuit dans ton lit ? – Heu… – Non bien sûr et tu sais pourquoi ? – Ben non ! – Tout simplement parce qu’il y a autant de différence 23


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entre un romantique et toi qu’entre un basset artésien et un paysan du Danube ! Un ange passa… – Pour en revenir à Supertramp, intervint prestement Christophe, je peux vous dire que leur dernier album que l’on vient d’acheter avec Anthony est carrément génial. Mais Anthony n’écoutait plus. Il n’avait noté que cette démonstration d’agressivité spontanée dont avait fait preuve Marion lorsqu’il s’était agit d’intercéder en sa faveur. Il savait qu’il devait réagir instantanément pour ne pas paraître idiot mais c’était comme si sa langue était prise dans un bac de ciment prompt. La main de Marion avait depuis longtemps quitté sa cuisse afin d’expliquer avec force gestes que Jean-Pierre, qu’elle ne portait pas dans son cœur, était décidément trop nul, lui qui ne trouvait de talent à aucun chanteur français. Sur son nuage, Anthony vit se terminer la soirée sans qu’il put intervenir dans quelque domaine que ce soit. On en était aux « au revoir » sonores, et il n’avait encore rien tenté. Elle allait partir, rentrer chez elle, sans qu’Anthony n’ait pu lancer son invitation pour le dimanche. Car il n’était pas question de passer un long weekend sans la voir. Aussi, n’écoutant que son courage, le cœur battant et les mains moites, il s’entendit dire à Marion : – Tu veux que je te raccompagne en cyclo ? Et c’est, les yeux marine plantés dans les siens, qu’elle eut cette charmante réponse qui allait longtemps résonner à son oreille : – Pourquoi pas, à condition que tu ne profites pas des virages pour me basculer ! Malgré la fraîcheur du soir, Anthony sentait bien que 24


LA RENCONTRE

Marion s’accrochait et se collait à lui plus que de raison. Et lorsqu’à mi-parcours, elle lui chuchota d’un air mutin « J’ai froid aux mains », tout en les glissant sous son blouson de cuir, Anthony sentit monter en lui cette bouffée de chaleur qu’il savait caractéristique d’une intense émotion. Arrivés à destination, dans ce Parc Rambeau désert, ils restèrent un long moment silencieux face à face, n’écoutant que les battements de leurs cœurs rompre la quiétude nocturne. – Ça te ferait plaisir de venir au ciné avec moi demain après-midi ? demanda Anthony d’une petite voix mal assurée. – Voir quoi ? – Surprise ! – Ok ! À quelle heure ? – 13 heures 30 ici. – Non, je préfère que l’on se retrouve en ville à cause de mes parents. 13 heures 30 au Grillon, ça te va ? – Super ! Le chemin du retour ? Quel chemin ? Anthony s’était retrouvé chez lui dans cette vaste maison biscornue des Pinchinats, d’où, sur la terrasse l’été, on pouvait veiller sur le sommeil de cette belle ville d’Aix, lovée au pied de la montagne Victoire, sans savoir comment il était arrivé à bon port. Assis au bord de la piscine, dans le fracas des stridulations des grillons, Anthony tentait vainement de discerner les lumières du Parc Rambeau où il savait que Marion s’était allongée dans son lit après s’être déshabillée. Ce soir-là, il repoussait à dessein la fatigue qui lui enjoignait d’aller se coucher car l’idée de quitter Marion pour rejoindre Morphée le rendait morose. Mais il se dit que, plus vite il dormirait, plus vite il approcherait de 25


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l’heure à laquelle il allait enfin se retrouver à côté de Marion, dans cette salle obscure du Paris où l’on projetait Dites-le avec des fleurs avec Francis Blanche. Un titre qui lui plaisait et lui semblait de bon augure. Mais la nuit allait être longue à devenir demain…


Chapitre 5

TES LÈVRES À peine levée ce dimanche matin-là, Marion avait téléphoné à Flore. – Alors, raconte, suppliait cette dernière. – On va au ciné tous les deux cet après-midi. – Génial, voir quoi ? – J’en sais rien. Surprise qu’il a dit. Mais de toute façon, je m’en fous, c’est pas le plus important. Car tu ne sais pas tout… C’est avec un malin plaisir que Marion ménageait son effet, sûre de l’intérêt que lui portait son interlocutrice suspendue à ses lèvres. – Alors, c’est quoi ce que tu me caches, bordel ! – Hé, keep cool ! je vais te le dire. Quand on s’est fait la bise pour se dire au revoir, il m’a presque embrassée sur la bouche. J’ai senti la chaleur de ses lèvres, si près que j’aurais pu y mordre dedans. – Et tu ne l’as pas fait ? 27


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– T’es bête, je veux voir comment il va s’y prendre maintenant que le poisson est ferré. – Tu parles comme une professionnelle. – Et alors ! Cette fois, il faudra jouer serré parce que celui-là, je le veux à poil dans mon lit. – Marion, t’es folle ou quoi. Et tes beaux principes de ne jamais faire l’amour avant le mariage, de ne… – Oh Flore, fais pas chier, je crois entendre Mémère. Les principes c’est bien, mais que veux-tu, je sens que là entre nous deux, ça peut marcher du feu de Dieu. Tiens, rien que d’en parler, j’ai les bouts des seins qui durcissent et je suis toute mouillée. – Toi alors, tu ne changeras décidément jamais. Bon, tu me bigophones ce soir pour me raconter tout ça en détail. Je compte sur toi. – Vous en faites pas chef, vous aurez un rapport en trois exemplaires dès demain sur votre bureau. – Hein… c’est malin, je te dis merde quand même. Salut… – Bye. – Mais qu’avez-vous tant à vous raconter, vous vous voyez presque tous les jours ! – Papa, c’est ça l’amour ! – ??? Sous le jet brûlant de la douche, Marion, dans une atmosphère qui confinait au sauna, chantait à tue-tête. De sa belle voix au timbre fragile, elle forçait sciemment la note, riant des gouttelettes qui roulaient sur sa peau de pêche comme des caresses de soie. Encore une fois, ce fut Mémère qui rompit le charme en hurlant qu’elle ne par28


TES LÈVRES

viendrait jamais jusqu’au lavabo sans se cogner contre le bidet ou tout autre obstacle, tellement la buée avait envahi la pièce. Depuis qu’elle était rentrée, après le départ de la mère de Marion, il lui paraissait nécessaire de rendre tangible sa présence à grand renfort de railleries et de descriptions tonitruantes de ses faits et gestes durant son absence du domicile pseudo-conjugal. Marion, ne cherchant même pas à répondre se drapa dans une serviette éponge bleu azur qui parvenait difficilement à masquer son corps parfait. Un corps que Mémère détaillait du regard, tentant vainement de dénicher un soupçon de cellulite ou le moindre signe d’un affaissement mammaire, l’une des principales raisons pour laquelle la « belle doche » n’enlevait jamais le haut sur la plage l’été. Car pas question de se passer des précieux élastiques qui maintenaient fermement la chair avachie, semblable à une glace à la vanille oubliée au soleil. Une image qui fit rire Marion au point qu’elle faillit laisser choir la serviette au grand dam de Mémère, somme toute assez prude malgré son allure de femme de petite vertu qui refuse de vieillir en masquant les ravages du temps sous une épaisse couche de maquillage, la faisant le plus souvent ressembler à une camionnette volée. Dans sa chambre, Marion choisissait sa tenue. Elle opta pour un pantalon de velours bleu marine à fines côtes et pour un chemisier bleu ciel. Pour rejoindre à pied le Grillon, il lui fallait passer devant le supermarché Casino et emprunter le boulevard qui débouchait sur la fontaine de la Rotonde. Laquelle Rotonde, en ce début d’après-midi de septembre, éclaboussait la chaussée de gouttelettes, jaillies de la gueule des lions de pierre qui en ornaient la base. Et c’était comme si il pleuvait des diamants de lumière sous l’indigo du ciel… 29


J’AIME LE CIEL PARCE QU’IL EST DANS TES YEUX…

Marion s’était arrêtée un instant afin de contempler le spectacle. La journée s’annonçait belle et c’est en chantonnant qu’elle remonta le cours Mirabeau. Sur son passage, elle sentait les regards d’envie des garçons. Ceux qui la déshabillaient par la pensée, ceux que la timidité empêchait d’aller plus loin, ceux enfin qui tentaient une approche en balançant une phrase comme on lance une bouée à quelqu’un qui vient de tomber à la mer. À la différence que là, le futur noyé rayonnait de beauté, d’assurance et que, dans son corsage, deux pommes d’amour délicatement mises en valeur par un soutien-gorge de dentelles blanche, semblaient dire : « Vous pouvez y jeter un œil mais un seul aura le droit d’y planter ses dents et c’est celui-là que je vais rejoindre… » Mais elle ne put s’empêcher d’éclater de rire lorsqu’un dragueur à la petite semaine, genre cacou marseillais, dont les fringues étaient aussi cintrées que le guidon de son cyclomoteur, plus chromé qu’une bagnole américaine restaurée lui lança : « Eh poupée, vos parents habitent toujours chez vous ? » Plus ringard que lui, tu meurs, pensa Marion qui s’amusa à se remémorer ces invectives longuement travaillées, policées, qu’utilisaient certains baratineurs pour palier le manque d’à propos. Lui revint ainsi en mémoire cette délicate sentence assenée un soir au Rétro 25, la discothèque située à l’entrée de Luynes sur la route de Marseille. Au beau milieu d’un slow que Marion avait accepté de danser à contrecœur, un mec aux relents d’eau de toilette Prisunic qui la collait comme une sangsue orpheline, lui bava dans l’oreille : « Tu sais que tu as des lèvres qui feraient rougir une sucette ! » On n’en était pas encore aux « z’ivas » de banlieue qui parlaient de« bebon » et de « meufs trop bon30


TES LÈVRES

nes à niquer » et dont les seuls vrais repères en matière de sexualité se résumaient aux films de cul de Canal + avec, dans le rôle du héros, un Rocco Siffredi monté comme un étalon de concours… Riant toute seule, elle eut soudain le souffle coupé à la vue d’Anthony. Car malgré les nombreux Aixois goûtant aux toujours chauds rayons de soleil d’un été qui n’en finissait pas de mourir, on ne voyait que lui. Lui et ses longs cheveux blonds, lui et ses lunettes noires dissimulant ses yeux ébène, lui et son nez fin, lui et sa bouche charnue mais sans excès, lui et ses épaules musclées sagement lovées dans un polo turquoise, lui et ses longues mains à la fois puissantes et finement dessinées. À mesure que Marion approchait, à chaque pas qu’elle faisait vers lui, une douleur commençait de sourdre. Comme si on venait de lui enfoncer une lame de poignard chauffée au rouge entre le nombril et le sexe. D’abord inquiète, Marion comprit que c’était là, la manifestation de son désir et que ce qui comptait à présent, loin de toute considération moraliste, c’était de sentir la peau d’Anthony contre la sienne, de frissonner en laissant ses lèvres courir sur sa poitrine, de gémir en laissant ses doigts la fouiller et de permettre enfin à son sexe de la déchirer. Mais qu’il allait être bon de le faire attendre un peu, juste un peu…


Chapitre 6

EMBRASSE-MOI Assis à côté d’elle, Anthony entendait son propre cœur battre comme dans l’intro de l’un des plus célèbres morceaux des Pink Floyd. Pendant les publicités, il s’était senti incapable de tenter quoi que ce soit. Et après l’entracte au cours duquel il avait jeté négligemment un œil sur de vieilles bandes dessinées oubliées dans la pliure d’un fauteuil, l’obscurité avait de nouveau envahi la salle. Sur l’écran, le générique défilait lorsque Anthony, sentant la sueur perler au creux de ses omoplates, glissa un regard vers Marion qui, sereinement, semblait attendre l’arrivée de Francis Blanche. De profil, on remarquait d’abord son nez retroussé puis ses lèvres pulpeuses et plus bas, par l’échancrure du chemisier, ce qui ressemblait à deux dunes de sable blond, chaudes et douces, dont on n’apercevait qu’une infime partie du modelé. Se tournant vers lui, Marion lui sourit. Alors, emplissant au maximum ses poumons comme pour une plongée 32


EMBRASSE-MOI

en apnée genre Grand Bleu, Anthony, lui demandant si tout allait bien, s’engaillardit à lui caresser la joue du dos de la main avant que leurs doigts par on ne sait quelle magie, ne s’entremêlent. Le contact physique établi, Anthony se pencha vers Marion et, à l’instant précis où leurs lèvres se touchaient, il plongea dans le parme des prunelles comme dans un océan aux profondeurs abyssales. Un regard qu’il ne parviendrait jamais à oublier… Dans sa bouche, la langue de Marion dansait une rumba endiablée, tantôt terriblement présente, tantôt frileusement absente. Un baiser fou de trop de désir accumulé qui durait plus que de raison. Lorsque enfin, à bout de souffle, leurs lèvres se séparèrent, ils restèrent à se regarder en souriant comme s’ils savaient déjà que leur avenir allait s’inscrire sur fond bleu. Revenu au film, Anthony conservait en mémoire la tessiture et le goût des lèvres de Marion. À tel point qu’il lui semblait avoir mordu dans une pêche trop mûre. Posé sur la cuisse de Marion, à quelques centimètres de ce triangle des Bermudes auquel il ne fallait même pas penser sous peine de courir à sa propre perte, la main d’Anthony reposait là, immobile, semblable au museau d’un chien béatement endormi sur la jambe de son maître. Pourtant, bien que Francis Blanche fût excellent et malgré la passion qu’Anthony vouait au septième art, il ne put s’empêcher de replonger vers Marion et vers cette bouche qui l’hypnotisait. Prenant de l’assurance et alors que sa langue venait inlassablement battre contre les dents de celle qui peuplait ses songes, Anthony posa sa main sur cette gorge tant convoitée, juste à l’échancrure du chemisier. Puis lentement, comme s’il redoutait de voir un sauvage en pagne brandissant un coupe-coupe jaillir en beuglant du corsage, 33


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il laissa filer ses doigts. Une douce chaleur l’envahissait tandis qu’il rencontra les premières dentelles du soutien-gorge. S’autorisant une halte, il se concentra sur cet interminable baiser, une pelle d’enfer comme aurait dit Coralie. Puis, il reprit son exploration, sentant la respiration de Marion s’accélérer. Se glissant sous le fin tissu, il parvint jusqu’au mamelon qui devint instantanément dur au contact de la pulpe de son doigt. Marion, ayant lâché sa bouche pour respirer, haletait, les yeux fermés et la tête renversée sur le bord du fauteuil. N’y tenant plus et gêné par ce maudit soutien-gorge plus entêté que le pack du XV de France, mené à la marque à Twickhenham, Anthony défit un à un les boutons du chemisier jusqu’à la ceinture du pantalon avant de laisser glisser la maudite bretelle du soutien-gorge sur l’épaule de miel. Marion respirait de plus en plus fort, poussant de temps en temps de légers soupirs, prémices d’un plaisir que l’on subodorait aussi violent qu’un orage du mois d’août, lorsque le ciel entre soudain, dans une colère noire. Heureux comme un enfant devant un sapin de Noël, Anthony laissait tourner la pointe de sa langue autour de cette boule de chair rose, prenant l’aréole pour une piste de skate-board. Dans son pantalon, il sentait la dure réalité de son désir tendre l’étoffe de coton léger à mesure que s’approchait la main de Marion. Les lèvres aspirant goulûment le sein, Anthony avait entrepris d’enfermer au creux de sa paume l’entrejambe humide et brûlant qui n’en finissait pas de palpiter. Froissant le velours trempé, les doigts d’Anthony cherchaient à trouer le tissu quand soudain la main de Marion vint se poser sur son sexe, le faisant rouler à lui en faire mal. 34


EMBRASSE-MOI

Leurs bouches, comme soudées par une colle à prise rapide, tentaient parfois de se dégager pour reprendre un peu d’air mais, tels deux aimants en carence de fer, venaient aussitôt se tordre l’une contre l’autre. Anthony sursauta lorsque Marion osa LA caresse que sa timidité empêchait de tenter. Ouvrant la braguette de son pantalon, elle écarta le slip et libéra le fauve, rouge de trop d’attente et de rage contenues. Pour ne pas qu’il y eut de jaloux, Anthony dégagea l’autre sein et plongea vers lui pour le mordiller pendant que Marion le masturbait avec fougue. Sentant qu’il allait exploser, Anthony tenta de freiner le mouvement de piston de la main qui tenait fermement cette colonne de chair où le sang venait cogner comme un forcené, mais il n’eut que le temps de limiter les dégâts au moment où son sperme avait jailli, lui arrachant un cri de stupeur. Par bonheur, ils étaient tout au fond de la salle et presque seuls en cet après-midi où le soleil vidait les salles de cinéma. À l’aide d’un kleenex tendu par Marion et pendant que celle-ci dissimulait aux éventuels regards, ses dunes blondes, Anthony masquait sa gêne en s’affairant sur le tissu du pantalon afin d’en faire disparaître les taches suspectes. Plus tard, ils en riraient, Marion lui décrivant son expression du moment, à cheval entre le sourire béat de l’homme politique qui vient d’être réélu et la honte du légionnaire que l’on vient de surprendre en train de câliner la plus belle chèvre du troupeau. Pour lors, ils ne savaient quoi se dire, hébétés par leur trop proche et trop fugace sensation de bonheur. Serrés l’un contre l’autre, ils regardaient déambuler les promeneurs sur ce trottoir du cours Mirabeau où toutes les excentricités semblaient permises et même vivement encoura35


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gées. Se succédaient ainsi des filles au corps à peine voilé sous un tissu arachnéen, les seins libres battant la mesure de leur démarche savamment étudiée afin que chaque mouvement de fesse déclenche un début de cataracte chez celui qui les suivait de près, les yeux rivés à ces rondeurs juvéniles où la fermeté se disputait au soyeux du grain de la peau que l’on devinait aisément sous la robe. Mais il y avait aussi celles et ceux que la nature n’avait pas avantagé et qui n’attiraient que commisération, amusement, voire même, dégoût avant qu’un bellâtre ne vienne rétablir l’équilibre précaire de cette artère ombragée sur laquelle régnait d’un côté la statue du roi René, de l’autre la Rotonde. Pour Marion et Anthony, le cours Mirabeau revêtait une toute autre importance. Car si c’est là qu’ils se donnaient le plus fréquemment rendez-vous, il dissimulait également un secret qui n’appartenait qu’à eux. Un secret qui n’était rien d’autre que le dernier platane en haut à droite de la statue du roi, en face du cinéma Rex. C’est là que la première fois, ils avaient émis un vœu en tout point irréalisable et qui avait pourtant, par on ne sait quel miracle, abouti. Dès lors, chaque fois qu’ils désiraient ardemment quelque chose, ils se rendaient au pied de l’arbre et, enlacés, se chuchotaient à l’oreille leur souhait. C’est là que Marion avait proposé à Anthony d’attendre avant que de s’aventurer plus loin sur le terrain de la sexualité. Là qu’ils s’étaient jurés, croix de platane, croix de fer, de célébrer ainsi le nouvel an, leurs corps enfin réunis par ce trait d’union de chair que Marion avait tenu entre ses doigts. Le platane seul, savait ainsi pourquoi ce garçon blond aux yeux noirs et cette fille aux allures de poupée, brune aux 36


EMBRASSE-MOI

yeux parme, tant attirés l’un par l’autre que leurs corps en devenaient plus durs que ses branches les plus solides, venaient de temps en temps calmer leurs ardeurs au pied de son tronc rassurant…


Chapitre 7

LE TRIMESTRE LE PLUS LONG Voilà bientôt trois mois que Marion ne vivait plus que dans l’attente de se retrouver nue aux côtés de celui qu’elle avait gentiment surnommé Kinou. Un petit nom qui allait à ravir à Anthony, lui qui n’était pas non plus avare de mots tendres du style : Petit Bidule ou Kinette par analogie ou même Bicou et par extension Bicounette. Autour d’eux, le vide s’était fait peu à peu car il semblait que plus rien ne comptait, si ce n’était leur joie d’être ensemble. Coralie était forcément jalouse de ce « canon », roulée comme une poupée de magazine et Flore commençait sérieusement à en avoir marre de s’entendre confier les désirs de caresses et les envies de celle qui restait malgré tout sa meilleure amie. À tel point qu’un jour, excédée, elle lui répliqua sèchement : « Tu n’as qu’à le sucer une bonne fois pour toutes. Ça te calmera ! » Ce à quoi Marion lui avait rétorquée qu’elle ne comprenait rien à la beauté de leur amour et à la qualité de leurs 38


LE TRIMESTRE LE PLUS LONG

étreintes sans cesse contenues et enfin, qu’elle confondait vraisemblablement érotisme et pornographie. Quant à Christophe qui avait eu une première expérience sexuelle avec une amie de sa mère, affichant au compteur vingt ans de plus que lui, il imaginait difficilement comment on pouvait volontairement se priver d’une chose pareille. La dernière quinzaine de décembre avait ainsi failli leur être fatale. C’était un mercredi après-midi dans la grande chambre d’Anthony. Les radiateurs poussés au maximum, un filet de musique provenant du premier étage se faufilait dans cette vaste demeure désertée par les parents, plantée au sommet d’un chemin en pente raide, dans ce quartier des Pinchinats, royaume des cigales l’été et parfois presque isolé par la neige l’hiver. Il faisait chaud et Marion sentait les lèvres d’Anthony courir sur sa poitrine nue tandis que sa main fourrageait sous sa jupe. Parce qu’elle n’en pouvait plus de trop de désir frustré, elle l’avait laissé faire lorsqu’il baissa la fermeture Éclair, qu’il repoussa le rêche tissu de laine, qu’il roula tant bien que mal le collant noir et qu’il s’apprêtait à faire de même avec le slip de dentelle blanche. « Viens », lui cria-t-elle lorsque les doigts d’Anthony se posèrent avec la légèreté d’un papillon sur son sexe qui, tel un coquillage apeuré et aveugle s’ouvrit sous la pression. Arrachant quasiment la chemise de celui qu’elle appelait son homme, Marion roula sur lui et soupira d’aise lorsque deux mains vinrent englober ses fesses. Haletante, les reins en sueur, elle promenait sa bouche sur ce torse imberbe (« T’es ras comme un lavabo », disait son père en se moquant de lui) et qui allait le rester au grand plaisir d’Anthony qui n’aimait pas les torses velus façon SaintMacloud !) « Prends-moi », supplia-t-elle alors qu’elle s’af39


J’AIME LE CIEL PARCE QU’IL EST DANS TES YEUX…

fairait sur les boutons de ce Levis 501, rempart presque implacable contre le viol. Gémissant et se trémoussant, elle parvint à saisir le sexe dressé pendant qu’Anthony la caressait, sans jamais oser s’aventurer plus avant. « Baise-moi Kinou, baise-moi », souffla-t-elle alors qu’il venait de la renverser et de s’allonger sur elle. Mais alors qu’il allait la transpercer et la déchirer à jamais, lui vint à l’esprit l’image menaçante du platane et leur vœu d’abstinence. Inutile de préciser que c’est une Marion boudeuse et furieuse de n’avoir pu garder son self-control qu’il raccompagna devant l’entrée du Parc Rambeau sur son cyclomoteur, en priant pour ne pas croiser Moustache, le flic le plus terrible d’Aix qui ne souriait que lorsqu’on lui mordillait une couille. Et pas besoin d’insister sur le fait que chacun, dans la solitude de ses draps, s’était caressé jusqu’à ce que l’orgasme réparateur vienne calmer leurs esprits surchauffés…


Chapitre 8 CADEAU

En sortant de l’épreuve écrite du Bac blanc de français, Marion retrouva Flore et toutes deux partirent se promener dans les rues d’Aix. Tout doucement, l’hiver prenait ses quartiers, plongeant la ville très tôt dans l’obscurité. Comme si la nuit favorisait son approche sournoise, lui permettant de se dissimuler derrière les statues, de se lover dans un coin de la place Albertas ou au creux d’une porte cochère. Mais trahi par la fontaine d’eau chaude du cours Mirabeau, drapée dans des écharpes de brume à l’aide desquelles, elle semblait protéger ses mousses transies de froid, l’hiver se trouvait démasqué. Furieux de cette dénonciation silencieuse, il se jetait alors sur la Rotonde, saisissant les lions en pierre de terreur glacée… Pétrifiées, les « pauvres bêtes » voyaient leurs babines se refermer sur un long arceau de glace qu’ils leur étaient alors impossible d’avaler ou de cracher. Marion aimait cette ville où chaque pierre, chaque rue évoquait un souvenir. Aux côtés de Flore, elle 41


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déambulait à la recherche d’un cadeau de Noël à offrir à Anthony. Véritable abeille affolée par le calice odoriférant d’une fleur aux pétales chatoyants, Marion butinait les vitrines, ne parvenant pas à se décider. Allait-elle opter pour une fringue, un coffret de disques ou pour cette fine chaîne en or qu’Anthony avait remarquée lors d’une de leurs promenades ? Perdue dans ses pensées, elle n’entendit pas tout de suite l’idée géniale que Flore venait de lui souffler. – Quoi ? – Ça fait plaisir de tenter d’aider une amie dans la détresse ! – Oh charrie pas ! Dis-moi plutôt ce que tu proposes. – Eh ben moi si j’étais à ta place, je réserverai une chambre dans un hôtel quatre étoiles où vous pourriez faire tranquillement l’amour après la soirée du nouvel an chez JeanJacques. En plus il n’y aura pas de galère avec les parents puisqu’on les a déjà prévenus qu’on passerait une nuit blanche et que, le temps de ranger, ils ne sont pas prêts de nous voir débarquer. Et de toute façon ils auront tellement mal aux cheveux après leur soirée qu’ils ne s’apercevront de rien ! – Mais tu sais que tu es exceptionnellement douée lorsque tu fais un petit effort. – Merci… – Non, je plaisante ! C’est vraiment super. Viens, on y va tout de suite. Et c’est d’un pas léger qu’elles poussèrent la porte de l’hôtel des Augustins, situé dans une petite rue perpendiculaire au cours Mirabeau. Pour 200 F, Marion avait obtenu une grande chambre avec un ensemble lit rond-radio incorporée et une salle de bains dotée d’une baignoire où Kiki Caron aurait pu s’entraîner pour la compétition. Un 42


CADEAU

rêve qui coûtait deux fois plus cher mais que le gérant, ému par cette superbe fille aux yeux indigo, avait dans un sourire, mis à sa portée parce que ce jour-là, il se sentait le cœur joyeux, sachant que dans la petite pièce du second, là où l’on rangeait le linge de l’étage, la gamine qui s’occupait à mi-temps de l’entretien des chambres, l’attendait la culotte à la main et la bouche humide, soyeuse comme un étui à pipe… De retour sur le cours, cette artère centrale où pulsait le cœur de la ville, les filles traînèrent un peu dans les rues, Marion se décidant quand même pour un disque d’Elton John, afin de ne pas paraître trop pingre en annonçant, les mains vides, qu’un cadeau surprise allait suivre dans quelques jours.


Chapitre 9

HAPPY NEW YEAR Jean-Jacques habitait une grande maison située sur la route du Tholonet en bordure de la Torse, petite rivière légèrement polluée, dont la surface était souvent recouverte d’une mousse jaunâtre, résultat du rejet de l’eau de rinçage des machines à laver alentour. Une pollution qui rebutait Jean-Jacques et qui l’avait à jamais dégoûté de la pêche, que petit, il pratiquait dans l’onde claire de ce ru. Mais l’heure n’était pas à la nostalgie au moment où la trentaine d’invités hilares se régalaient de petits fours. Les yeux dans les yeux, Marion et Anthony, enlacés, dansaient un slow langoureux. Sur la platine, les Rolling Stones vantaient les charmes d’Angie juste après que Christophe n’ait déploré le départ d’Aline, celle-là même dont la mer avait effacé le prénom inscrit en lettres de feu sur le sable brûlant. Serrés l’un contre l’autre, les deux amoureux sentaient monter leurs désirs. Désirs d’être enfin seuls et de pouvoir dessiner des mots d’amour sur 44


HAPPY NEW YEAR

leurs peaux luisantes de sueur. Marion sentait le sexe d’Anthony contre son ventre, ce qui se traduisait par de multiples frissons dans tout son corps. Aux douze coups de minuit, chacun se souhaita la bonne année en s’embrassant chaleureusement. Et c’est vers une heure du matin que, n’y tenant plus, Anthony prit Marion par la main pour l’entraîner vers la petite pièce qui servait de vestiaire. En passant devant la chambre de Jean-Jacques, Marion perçut un râle qu’elle reconnut tout de suite comme étant les prémices d’un orgasme proche. Poussée par une curiosité malsaine, elle entrouvrit la porte et ce qu’elle vit alors, la fit sourire. Flore, les seins à demi sortis de son corsage, la jupe relevée sur son bassin, était assise à califourchon sur Jean-Jacques, chemise ouverte, pantalon et slip roulés sur ses chevilles. Au bruit de la porte, Flore tourna la tête et voyant Marion, la gratifia d’un clin d’œil égrillard. Marion s’aperçut alors que Flore n’avait pas pris le temps d’ôter sa culotte que Jean-Jacques avait glissée entre ses fesses et qu’elle s’était empalée sans plus attendre sur le sexe de son amant d’un soir. Refermant précautionneusement la porte, elle rejoignit Anthony qui l’attendait, prêt à partir, la doudoune rouge de Marion dans une main et son sac à main dans l’autre. Il ne comprit alors pas pourquoi un éclat mordoré illuminait les prunelles de sa belle qu’il trouva, si cela était possible, encore plus désirable. Immédiatement, cette lumière dans les yeux de Marion lui fit penser à ce que lui avait raconté son père : ce fameux rayon vert qui déchire parfois le ciel du couchant, aux Antilles, lorsque le soleil plonge trop brusquement dans la mer. – Où va-t-on ? lui demanda-t-il d’une voix anxieuse. – Surprise, répliqua Marion en barrant verticalement de son index, la bouche veloutée d’Anthony. 45


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C’est transis de froid qu’ils parvinrent à l’hôtel où le veilleur de nuit leur remit une clef, celle de la chambre 22, chiffre fétiche d’Anthony. – Tu es super géniale, s’écria le garçon en découvrant la chambre où régnait une douce chaleur. Mais ça a dû te coûter une fortune ! – Oui. C’est pourquoi tu vas devoir me rembourser en nature, lui souffla Marion à l’oreille, mordillant le lobe de ses petites dents, rangée de perles dans un écrin de velours. La chambre était vaste, décorée de bleu, des rideaux au couvre-lit en passant par la moquette. – Voilà, à toi de jouer, fit Marion, en posant la clef sur la table en vieux bois, à côté d’un vase empli de fleurs aussi mauves que ses yeux. Anthony resta un instant adossé contre la porte, cherchant à imprimer dans sa mémoire, ce tableau plus merveilleux que le plus merveilleux de ses songes les plus fous. Dans sa robe de soie noire, cadeau de Noël de sa mère, Marion ressemblait à une panthère de la même couleur. Dans la pénombre, seuls ses yeux brillaient d’une inquiétante lueur comme deux saphirs birmans incrustés dans la roche volcanique. Sa silhouette, moulée dans le fin tissu de la robe, faisait penser aux dunes du Grand Sud tunisien, lorsque le soleil s’efface derrière le rideau opaque de la nuit. Imperceptiblement, ses mains tremblaient et sa respiration se faisait plus lourde. Lentement, Anthony s’avança, pris Marion dans ses bras et la serra une longue minute sans bouger. Puis leurs lèvres se soudèrent et ce fut comme s’ils venaient tous deux de s’électrocuter sur une ligne à haute tension. Leurs mains dansaient un frénétique ballet, froissant leurs vêtements et magnétisant leurs chairs. Marion réagissait violemment au 46


HAPPY NEW YEAR

contact des doigts d’Anthony qui, ayant relevé sa robe, malaxait ses fesses, passant et repassant sous le fin tissu bleu du slip. Ne voulant pas être en reste, elle défit la ceinture du pantalon de coton bleu marine d’Anthony, arracha presque le bouton et fit glisser la fermeture Éclair. Puis, prenant le tissu à deux mains, elle baissa en même temps le pantalon et le slip, saisissant au creux de sa paume le sexe dressé à l’équerre. S’agenouillant aussitôt, elle se trouva face à cette colonne de chair veinée de bleu. Et comme elle l’avait vu faire au cinéma dans ce film mémorable visionné un soir de déprime au K7 avec Flore et intitulé sobrement Caprices pervers pour adolescentes sans culotte, elle avala le sexe dur qui vint buter au fond de sa gorge. Surpris par cette caresse inespérée, Anthony poussa un rugissement. Marion, trouvant goût à la chose, allait et venait le long de la hampe, s’arrêtant pour enrouler sa langue autour du gland où perlait parfois une goutte de rosée. Sentant qu’il allait exploser, Anthony releva Marion, la poussa délicatement sur le lit et, à genoux, laissa courir sa langue à l’intérieur de ses cuisses, là où la peau est plus douce qu’un brugnon trop mûr. Doucement, il remontait pour finir par poser ses lèvres sur la culotte de Marion, s’amusant à constater l’effet produit. Un peu comme si, on avait plaqué là, à cet endroit chaud et humide, l’appareil qui permet de sauver ceux dont le cœur a momentanément cessé de battre… Puis, n’y tenant plus, il arracha littéralement le fin tissu bleuté, dégrafa le soutien-gorge assorti, libérant ainsi les seins, comme deux oranges gorgées de suc. Avec une infinie douceur, il partit alors se noyer au creux des reins de Marion. Lorsqu’ils s’éveillèrent vers 9 h dans les bras l’un de l’autre, ils n’avaient pratiquement pas dormi…



UN AN PLUS TARD



Chapitre 10

VACANCES EN DOUCE Sautant de joie dans sa baignoire à l’annonce de la nouvelle, Anthony heurta du coude la coupelle en verre contenant le savon. Celle-ci, sous le choc se brisa net. Un éclat pointu glissa sous la mousse et vint se ficher dans le bas de son dos, incisant légèrement la peau. Mais Anthony se moquait bien des quelques gouttes de sang qui teintaient la mousse. Une vision qui lui rappelait cependant cette image entrevue à la télévision où les cameramen avaient filmé le massacre d’une dizaine de dauphins. La mer, comme pour hurler de honte, s’était teinte en rouge sang face à un tel concentré de bêtise humaine. Devant un tel spectacle de haine gratuite envers des animaux gais, facétieux et terriblement attachants, Anthony avait senti les larmes perler sous ses paupières. Peut-être est-ce cette image qui avait déterminé sa vocation et qui l’avait décidé plus tard, à engager le combat aux côtés de ceux qui protègent les animaux. Ces animaux sans défense que l’homme maltraitait 51


J’AIME LE CIEL PARCE QU’IL EST DANS TES YEUX…

sciemment pour de l’argent, au nom d’une croyance ancestrale totalement infondée ou tout simplement parce que trop lâche pour s’attaquer à plus fort que lui. Ah ! il fallait les voir tous ces cons, donner de grands coups de pied à leurs chiens et chier dans leurs frocs au premier carrefour venu lorsqu’un balèze descendait de voiture pour leur faire payer une queue de poisson en menaçant de leur casser la gueule… Et comment ne pas sourire devant ces tartarins chartérisés qui, pour six mille balles en pension complète, allaient traquer le tigre ou l’éléphant lors d’un safari de pacotille alors qu’ils trempent leurs chemises et sont pris de diarrhée dès que le chef de service, au boulot, élève la voix. – Ses parents ont accepté ? – Oui je te dis, tu ne vas pas me le demander quinze fois ! Ça alors, il n’en revenait pas. Comment les parents de Marion, si sévères, surtout Mémère, avaient pu accepter que leur fille parte une semaine au ski en Italie, dans le même club qu’Anthony. C’était tellement improbable, qu’Anthony n’y crut vraiment que lorsqu’ils furent installés dans le car. Il faut dire qu’ils avaient souvent prié auprès de leur platane favori… Juste avant de partir, sa mère s’était aperçue qu’Anthony n’avait pas d’après-skis corrects. Il fallut donc retarder un peu le départ, le temps de foncer dans le magasin de sport le plus proche et d’acheter une paire de bottes fourrées recouvertes de longs poils de chèvre. Une fois le car parti, même si Christophe était du voyage, les deux tourtereaux semblaient seuls au monde. Pour eux, ces vacances avaient valeur de voyage de noces. Aussi, une fois installés dans le chalet-hôtel, furent-ils tout heureux de constater que leurs 52


VACANCES EN DOUCE

chambres étaient contiguës. Des chambres doubles mais très étroites avec lits superposés qui permettaient à Christophe et Anthony de ne pas se séparer même si les pensées de ce dernier étaient plus souvent tournées vers le mur qui le séparait de Marion. Dans cette minuscule station de Sauze d’Oulx, à quelques kilomètres de la frontière, le temps semblait s’être arrêté. La nuit, Marion venait parfois discrètement se glisser dans le lit d’Anthony. Pour ne pas réveiller Christophe, ils ne faisaient l’amour que le matin, prétextant une petite fatigue afin de ne pas aller skier avec les autres. Puis, tout le monde se retrouvait pour le déjeuner avant de dévaler les pentes tout schuss, prenant tous les risques sur les bosses. Le soir, ils partaient à plusieurs dévaliser un magasin de disques tenu par une petite grand-mère aussi myope qu’une taupe au coucher du soleil. Chacun payait un 45 tours et ressortait avec une pile de 33 tours cachés sous le blouson. Puis c’était le rituel du bain. C’est là qu’un jour, le personnel de l’hôtel affolé, défonça la porte de la salle de bains où Marion et Anthony avaient pris l’habitude de se retrouver. Allongé sous l’eau, Anthony se détendait sous les caresses de Marion, qui, à genoux, lui lavait la tête. C’est lorsque le shampooing lui piqua les yeux qu’il agrippa pour se relever la ficelle qui pendait au-dessus de la baignoire. Une ficelle de détresse qui, ils l’apprirent plus tard, était reliée à la réception et permettait de secourir ceux qui, pris d’un malaise, n’avaient que ce moyen pour demander de l’aide. Le soir même, alors que tout le monde dînait dans la salle aux murs couverts de boiserie, la directrice les fit venir à sa table. Adipeuse, le visage dessiné à la pâte à modeler, 53


J’AIME LE CIEL PARCE QU’IL EST DANS TES YEUX…

elle pendait de partout. Ses yeux de crocodile guettant sa proie, c’est à très haute voix, qu’elle prononça l’acte d’accusation. – J’en ai marre de vous savoir tous les deux en train de baiser comme des malades dès que j’ai le dos tourné. Le matin, les femmes de ménage râlent car elles ne peuvent pas entrer dans ta chambre, Anthony, sans vous trouver au pieu. C’est un club de ski ici, pas un baisodrome. Si j’ai encore à me plaindre de vous, je vous renvoie chez vous. Une sentence qui, sur le moment, leur fit l’effet d’une douche froide et leur coupa l’appétit. Mais lorsque l’instant d’après, Sereno e’, la chanson de Drupi, jaillit du juke-box, les deux amoureux, à nouveau seuls au monde, éclatèrent de rire. Ce n’était pas une vieille maquerelle, jalouse de ne plus pouvoir se faire sauter, qui allait gâcher leurs vacances !


SIX MOIS PLUS TARD…



Chapitre 11

PASSE TON BAC D’ABORD Il ne restait plus que deux mois avant l’échéance du baccalauréat. Deux mois pendant lesquels il fallait bosser dur, rattraper les cours « taillés » pour aller jouer au baby-foot au Victoire, un sport auquel Anthony et Christophe étaient accrocs. C’est ce jour-là que le drame se produisit. En cette soirée de début mai, le printemps avait fait éclater les bourgeons et les tables blanches semblaient sortir de terre comme par enchantement à la terrasse des cafés. Les Aixois goûtaient alors aux prémices des longues soirées d’été lorsque le mistral se fait caresse afin de ne pas troubler la douceur de l’air. Ce soir-là, Marion avait quitté le collège plus tôt que d’habitude pour pouvoir réviser la physique qui lui causait souci. Après une bise rapide sur la bouche d’Anthony lors de la récré de 16 h, elle s’enfuit en courant, laissant quelques secondes l’empreinte de son parfum flotter dans l’air. Cela faisait maintenant un an et demi qu’Anthony vouait une passion exclusive à Marion. 57


J’AIME LE CIEL PARCE QU’IL EST DANS TES YEUX…

Un an et demi de fou rire, de tendres baisers et d’amour sans limite. Mais depuis peu, il sentait confusément que quelque chose avait changé. Ni l’un ni l’autre n’ayant vraiment souffert d’un départ, d’un décès ou d’un drame excepté la perte d’un cochon-dinde pour Anthony et la disparition d’un chien pour Marion, il lui manquait des éléments de comparaison sur l’échelle de la douleur humaine. Anthony n’aurait ainsi pas su dire avec précision ce qui se passait, mais il lui semblait que l’habitude du bonheur avait insidieusement détruit un peu de leur amour. C’était comme un pressentiment, un vague à l’âme, une douleur sourde qui lui nouait l’estomac, qui… – Oh Tony, qu’est-ce que tu fous là ? Tu viens faire un baby ? – Ah salut Christophe ! Non, je vais rentrer pour bosser un peu ce putain de bac. – Allez, déconne pas ! T’as bien le temps de faire un baby… – Non, je t’assure, mon père ne me pardonnerait pas de rater cet exam. – Juste une petite partie et on y va. Allez, sois sympa ! – Toi, quand tu as une idée dans la tronche, tu ne l’as pas ailleurs ! Sur la terrasse du Victoire, les derniers rayons du soleil jetaient de l’or dans les verres de ceux qui, attablés, se laissaient bercer par la mélancolie du soir. Anthony et Christophe se dirigèrent d’un pas décidé vers l’arrière-salle où trônait le baby-foot. Après avoir salué Roger, le patron, un petit moustachu à lunettes, toujours de bonne humeur, ils engagèrent le combat. Non loin, à la table d’à côté, un couple s’embrassait à pleine bouche, visiblement heureux de voler au reste du monde, ces instants 58


PASSE TON BAC D’ABORD

merveilleux où plus rien ne compte hormis le souffle de l’autre et la chaleur de ses baisers. La fille aux longs cheveux noirs bouclés, tournait le dos aux deux copains qui s’insultaient gentiment en se traitant de jardinier, chaque fois que l’un d’eux « ratissait » la balle à l’aide des demis, les joueurs du milieu de terrain. C’est au moment où Anthony tentait de marquer le point de la victoire grâce à une « fourchette » dont il avait le secret que, dans un grand éclat de rire, la fille se retourna. Et ce fut comme si la foudre s’était soudain abattue là, sur les pieds d’Anthony. La bouche grande ouverte, les yeux frappés de stupeur, il resta figé comme ceux de Pompéi que la lave du volcan en furie avait surpris dans leurs tâches quotidiennes. Les jambes coupées, tremblantes sous l’effet du choc, Anthony crut que la mer venait d’entrer dans le bar, noyant tout sur son passage. L’espace d’un instant, lorsque leurs regards se croisèrent, Anthony fut persuadé qu’il rêvait. Ce n’est pas possible, ce ne pouvait pas être Marion, là, en train d’en aimer un autre, dans ce bar où il avait ses habitudes… Mais bientôt la réalité se fit un chemin jusqu’à son cerveau. Ivre de tristesse, comme un automate, il traversa le café sans un mot. Des torrents lui coulaient des yeux. Mort. Broyé. Assassiné. Anthony venait de plonger dans le grand trou noir d’où l’on ne revient que meurtri, blessé, le cœur charcuté. Après un an et demi d’amour fou, de passion sans limite, Marion venait de le pousser du haut de la falaise. En bas, une eau noire et glacée l’attendait. Une eau putride qui sentait la mort, le vomi, l’absurde, le néant. Haut dans le ciel sans étoile, la lune de fiel lui éjaculait au visage son venin. Il ne restait rien…


Chapitre 12

LES CINQ CENTS JOURS… La température était plutôt fraîche en cette matinée de juin. Lorsque Anthony ouvrit un œil, ce n’était pas tant le manque de sommeil qui avait boursouflé son visage, mais bien les larmes qui s’étaient déversées en cascades derrière ses paupières. Hier soir, à la sortie du collège, Marion lui avait annoncé la fin de leur histoire. Avec une brusquerie dont elle n’était pas coutumière, elle avait tenté de lui expliquer que cela ne pouvait plus durer et qu’elle se sentait désormais libre de mener une vie plus dissolue. Qu’il n’aurait jamais dû pardonner lorsqu’elle avait couché avec Marc, après l’épisode cruel du Victoire, qu’il devenait collant, qu’il l’empêchait de respirer, d’aimer à sa guise et que… Enfin que tout était fini et qu’il devait laisser passer un certain temps avant de chercher à la revoir. Abasourdi, effondré, Anthony l’avait écouté en silence, sentant monter les larmes. Un peu comme si un juge au tribunal venait confirmer le verdict énoncé d’une voix haineuse par le 60


LES CINQ CENTS JOURS

porte-parole du jury, l’accusant d’un crime qu’il n’avait pas commis. Étouffé par son chagrin, il n’avait même pas esquissé un geste pour la retenir. Se laissant embrasser sur les deux joues, il demeurait là, avec au fond des yeux, la fine silhouette de Marion qui s’éloignait au moment où le soleil, rouge de confusion, partait se cacher derrière l’horizon. Un horizon qui lui semblait vide de sens comme ces ruelles du vieil Aix où il avait ensuite déambulé, ne se décidant pas à rentrer chez lui. Plus tard, alors que la nuit venait sournoisement de prendre possession du terrain à la tête de son armée de l’ombre, Anthony s’affala dans un fauteuil sur la terrasse, les yeux rivés aux litres d’encre que contenait la piscine, avec en fond sonore, les Pink Floyd et leur musique désespérée. Cette piscine qu’il revoyait un jour de plein soleil avec Marion à ses côtés. Sur la serviette jaune, elle ressemblait à un pain d’épices prêt à être croqué. Doucement, il s’était approché d’elle, son regard allant de ses seins nus, fièrement dressés, à ce petit morceau de tissu rouge qui lui servait de maillot. Confectionné au crochet par sa grand-mère, il avait la particularité d’être noué sur le haut des cuisses à l’aide de deux ravissants nœuds. Abandonnée, les jambes légèrement écartées, Marion s’était endormie. Avec les plus infimes précautions, il avait alors tiré les ficelles de coton, ouvrant le maillot comme un portefeuille bourré de liasses. Puis il avait plongé la tête entre ses jambes, laissant le bout de sa langue faire office de sésame. La grotte mystérieuse aux reflets de corail s’entrouvrit alors en même temps que les paupières de Marion qui, surprise, ne put qu’étouffer un cri. Sans bouger, il l’avait alors léchée jusqu’à ce qu’elle explose et qu’elle hurle sa jouissance dans le bleu du ciel. 61


J’AIME LE CIEL PARCE QU’IL EST DANS TES YEUX…

Mais ce qui laissait Anthony sans force, c’était ce rire qui résonnait encore dans ses oreilles. Un rire en cascade, frais comme un chant d’oiseau, doux comme un bruissement de feuilles dans le vent du soir. Pas comme celui de Christophe qui ressemblait au sinistre bruit que ferait un sac de noix crevé sur un escalier roulant. Ni comme celui de Coralie, plus aigu et moins spontané. Non, le rire de Marion, l’éclat de ses yeux à cet instant, c’était comme une poussière de diamant, comme un reflet dans des prunelles d’or. Aujourd’hui, seule une chouette revêche perçait l’épais silence. Quelques moustiques tentaient parfois vainement de le distraire. Les yeux dans le vague, Anthony se projetait au ralenti le film de ces mois de complicité et d’amour. Un an et demi, plus de cinq cents jours de soleil, entachés çà et là de quelques minuscules nuages. Pourquoi tant de haine ? Pourquoi cette maison qu’il adorait lui paraissait-elle soudain si monstrueuse sous ce clair de lune voilé ? Tard dans la nuit, il avait tenté de se réfugier dans un sommeil réparateur, mais le visage de Marion revenait avec insistance pour l’empêcher de sombrer. Il en était là à son réveil, englué dans cette détresse d’un petit matin pâle, lorsque Coralie entra dans sa chambre sans frapper comme elle avait coutume de le faire. Face au visage ravagé de son frère, elle comprit tout de suite l’étendue du drame. Sautant sur le lit, elle le prit dans ses bras et lui chuchota à l’oreille : – Pleure un bon coup, ça te fera du bien… Anthony se laissa aller au creux de l’épaule de Coralie. La tête contre son sein, il marmonnait ce mot qui lui revenait sans cesse sur les lèvres : POURQUOI ? – Parce que vous étiez trop jeunes et pas assez mûrs pour un grand amour. Parce que cette salope… 62


LES CINQ CENTS JOURS

– Ne l’insulte pas s’il te plaît ! – Parce que cette nana a besoin d’air, d’aller voir ailleurs si tu n’y es pas. – Elle n’a pas le droit de me faire ça, sanglotait Anthony, pas le droit. Tout en caressant ses beaux cheveux blonds, Coralie lui expliqua qu’il n’était encore qu’un bébé et que Marion avait envie d’un homme… – Ne dis pas de conneries. Tu crois que Marc est un homme ? C’est un minet sans envergure avec gomina et pattes d’éph’, un futur « costard-cravate » qui n’a qu’une idée en tête : la sauter et par là même, me ridiculiser devant tout le monde au collège. Mais pourquoi bordel ! Coralie ne savait plus que dire ni que faire. Elle proposa une promenade dans la pinède. Mais Anthony ne l’entendait plus. Son esprit était à nouveau en train de vagabonder vers les lointaines contrées du souvenir. Là où il pouvait en toute quiétude, revivre ces instants de bonheur qu’il lui semblait ne plus jamais devoir connaître.



QUELQUES ANNテ右S PLUS TARD窶ヲ



Chapitre 13

LA GOMME DU TEMPS « Le temps, image mobile de l’immobile éternité. » Une définition qui résumait à merveille ce qu’était cette chose monstrueuse qui ne cessait d’aller de l’avant. Avec le temps, Anthony avait appris à vivre sans Marion, sans la chaleur de son corps, sans la lumière de son regard. Avec le temps, il avait d’abord été ce bateau ivre de souffrance qui craque dans la tempête lorsque les vagues viennent se jeter contre la coque afin de la briser. Seul dans l’immensité de la vie, il était allé de rivages en rivages, de filles en filles. Il n’en avait aimé aucune comme il eût pu le faire de Marion. Certes, il s’était laissé aller dans d’autres bras, avait sucé d’autres seins, caressé d’autres peaux. Mais jamais il n’avait plus ressenti cette plénitude de l’âme et de la chair qui confine au bonheur. Jamais la jouissance physique n’avait atteint le sublime, l’irréel comme lorsqu’il explosait dans le sexe brun de Marion. Même avec Sophie, la perverse qui aimait à le sucer dans des lieux tous plus incongrus les uns que les autres… 67


J’AIME LE CIEL PARCE QU’IL EST DANS TES YEUX…

En cette fin du jour, alors que le soleil venait de laisser place à la froidure hivernale, il se remémorait ce voyage en train qu’il avait effectué avec la belle Sophie entre Marseille et Nice où l’attendait un congrès de vétérinaires. Peu de temps après le départ, elle l’avait entraîné presque de force dans les toilettes exiguës du wagon des premières. La porte à peine verrouillée, elle s’était jetée sur lui, sa bouche courant partout et ses bras prenant tentaculairement possession de son corps. La soulevant brusquement, il l’avait alors assise sur le rebord du lavabo et pris d’une folie subite, sans prendre le temps de lui ôter sa culotte, l’avait brutalement pénétrée, la défonçant à coups de reins puissants et répétés. Et il souriait encore aujourd’hui au souvenir de l’air effaré peint sur le visage de cette grenouille de bénitier qui les avait vu sortir de ce lieu où le commun des mortels et en tous les cas, une créature du Seigneur, se rend d’ordinaire seule. Vétérinaire comblé, il exerçait son métier à Venelles, petit village lové dans la campagne aixoise. Passionné par le comportement animal et plus particulièrement par la psychologie canine, il lui semblait être heureux. Ne pouvant désormais s’attacher à une seule femme, il rendait visite de temps en temps à l’une ou l’autre de ses maîtresses, rencontrées çà et là au hasard de l’existence. De loin en loin, il avait suivi le parcours de Marion, ne la voyant que très rarement. Des visites qu’il avait volontairement espacées, car à chaque fois, l’envie de la serrer dans ses bras devenait irrésistible et prenait le pas sur la raison. « Montée » à Paris, Marion était devenue journaliste collaborant à plusieurs revues dont Elle, Paris-Match, Femme Actuelle et Le Figaro magazine. Toutes les fois où il apercevait sa signature au bas d’un papier, il dévorait l’article, 68


LA GOMME DU TEMPS

tout en sachant le mal que cet exercice lui procurait. Il avait ainsi suivi l’évolution de son style et la justesse de ses analyses, même si parfois, elle développait des idées contraires aux siennes. Mariée à Michel, un caméraman d’Antenne 2 devenue France 2, elle était sur une autre planète. Anthony seul à Aix-en-Provence, dans cette villa perdue au cœur de la pinède, qu’il avait achetée il y a peu et Marion, mariée, dans ce vaste appartement près du bois de Boulogne, à 800 kilomètres de distance… La vie sépare ceux qui s’aiment et la mer, comme dirait Prévert, efface inexorablement sur le sable, les pas des amants désunis.


Chapitre 14

PARIS BY NIGHT Calée dans le moelleux des fauteuils en cuir de la petite BMW coupée, les Rolling Stones à plein volume sur la chaîne laser avec chargeur frontal, cadeau de Michel pour l’anniversaire de ses trente ans, Marion remontait les Champs-Élysées, illuminés en cette veille de Noël. Chaque branche d’arbre remplacée par une dentelle de lumière, tendait ses guirlandes, zébrures luminescentes, comme des javelots fluorescents pointés vers les étoiles. Alors que Mike Jagger s’époumonait à s’en faire péter le larynx, les yeux mauves de Marion regardaient le ballet des silhouettes le long des trottoirs. Virgin, Mac Donalds, Adidas, chaque magasin vomissait son flot d’inconnus chargés de paquets qui prendraient place sous le sapin, ces fils de géants mutilés, arrachés à la forêt pour pourrir en pleurant leurs épines dans un salon surchauffé. Les boules… La tête à l’envers, Marion se rangea sur le côté, sentant monter les larmes à l’assaut de ses yeux. Ah ! ça n’allait pas 70


PARIS BY NIGHT

fort en ce moment… Pourtant tout semblait idyllique au regard de ses proches. Michel, trop souvent absent à cause de son métier, l’entourait d’affection dès son retour sans pour autant se décider à lui faire cet enfant qu’elle désirait tant. Pigiste recherchée, elle volait d’une rédaction à une autre, consciente de sa séduction et de son talent. Boulimique, elle ne savait pas dire non et passait son temps à courir. Le petit déjeuner de Michel, la voiture qui en ce moment refusait parfois de démarrer, les embouteillages, le klaxon, les bises à celles et à ceux que l’on connaît à peine, le temps passé derrière son ordinateur à écrire, la salade sans sauce au resto du coin, le salon de coiffure, le shopping, le dîner composé de mets souvent bizarres préparé par la femme de ménage Philippine qui comprend le français quand ça l’arrange, le maquillage waterproof qui dégouline à la première ondée, les embouteillages again, les cons au volant, cette soirée ratée, ce pince-fesses qui porte bien son nom où il faut sourire à des peigne-culs qui croient avoir déposé en exclusivité le brevet de l’humour et repousser les avances de ce bellâtre gominé à l’haleine chargée de whisky-coca, puis le lit enfin pour quelques heures de sommeil entrecoupées parfois d’insomnies ou de cauchemars… Ah, elle est belle ma vie ! explosa Marion à haute voix. Pourquoi cette course ? Pourquoi cette folie quotidienne ? Pour le fun, le plaisir d’être au centre du monde, de faire partie d’une élite, d’être à la pointe de l’info ? Oui et non ! Non et oui ! Oh et puis merde tiens ! Qu’est-ce qu’il m’arrive ce soir ? Et pourquoi est-ce que je pense soudain à Anthony qui dort là-bas au calme près de son chien, dans cette maison où je suis passée une fois lui dire bonjour lors d’un reportage dans le Sud ? Pourquoi lui, dont je n’ai plus de nouvelles depuis deux ans ? Prise d’une soudaine et irrésistible envie de 71


J’AIME LE CIEL PARCE QU’IL EST DANS TES YEUX…

savoir ce qu’il devenait, Marion alluma les warning (alibi d’aujourd’hui pour jeter sa voiture n’importe où dans la rue même si ça gêne tout le monde) et se précipita vers une cabine en pestant contre son portable dont la batterie venait de déclarer forfait, il y a quelques minutes. – … Mais non, j’te dis, le chat n’est pas malade. Il fait qu’à se gratter, c’est tout. –… – Quoi ? Mais non il a pas un cancer de la peau, le véto à dit que c’était de l’eczémo… –… – Oui, c’est pareil, t’as compris quand même. De l’eczéma qu’il a dit. Et toi chéri comment tu vas là-bas ? Il fait froid ? Le véto a dit… Marrant cette coïncidence. Se balançant d’un pied sur l’autre pour se réchauffer, Marion attendait que la cabine se libère pour appeler un véto, loin, très loin. Un homme qu’elle avait aimé puis détesté, puis presque oublié et qu’un désir violent enjoignait de lui téléphoner séance tenante. Encore faudrait-il que cette grosse dame au triple menton et aux bajoues de cocker, taillée comme une bouteille de Perrier à l’envers et moulée dans un caleçon mauve surmonté d’un anorak vert clair et d’un pull à col roulé orange aille se secouer l’eczéma plus loin. Incroyable ce que les gens sont bavards au téléphone. Les femmes surtout qui utilisent ce moyen de communication comme une tribune en prenant des poses. Se rapprochant de celle qui monopolisait la cabine autant que l’espace (elle semblait aussi féminine que Stallone avec des boucles d’oreilles) Marion se prit au jeu et imagina les réponses de l’interlocuteur à l’autre bout du fil en fonction de ce qu’elle disait. 72


PARIS BY NIGHT

– Tu ne sors pas sans l’écharpe que je t’ai tricotée et sans bien te couvrir parce qu’il fait très froid hein ? – T’inquiète pas Bouboule, ce matin, j’ai fait ma tournée des clients en body transparent et en tutu turquoise. Par moins deux degrés, j’ai fait fureur… – Bon, c’est bien ! Est-ce que tu penses à ton gros bébé au moins ? – Ben non, tu parles ! Bien content d’échapper à ta peau grasse, à tes relents de frite rance. Je me suis dragué la serveuse au resto de l’hôtel et j’ai un sérieux ticket avec elle. – Tu fais pas de bêtises, hein ? – Quelles bêtises pourrai-je faire en plein hiver à Montceau-les-Mines ? À part la petite vieille à qui j’ai piqué le sac, mon chef de secteur avec qui j’ai fait le pari que j’avais un plus gros sexe que lui et l’épicier maghrébin à qui j’ai mis la main aux fesses, je ne vois pas ce que je pourrai te signaler ! – Tu me manques ma petite crotte en sucre… – Et pourquoi pas ma bouse en chocolat, mon furoncle en béchamel, mes hémorroïdes en guimauve, ma pustule au caramel ou encore mon eczéma à la crème ! – Je t’aime, à bientôt… Bizarre cette jolie femme pliée en deux de rire derrière moi. Trop jolie pour être honnête, pensa la dame en s’extirpant de la cabine comme un papillon de sa chrysalide. Manquait juste la grâce… Marion dut se calmer avant de composer le numéro. Làbas, loin dans le Sud de la France, au cœur d’une maison isolée par les ténèbres, un téléphone hurlait sa solitude dans le froid de la nuit. Heureusement, son copain le répondeur prit le relais. 73


J’AIME LE CIEL PARCE QU’IL EST DANS TES YEUX…

– Bonjour, vous êtes bien chez le docteur Anthony Journel. Pas besoin de vous préciser que je suis absent. Si c’est une urgen… Marion avait brusquement raccroché. Toute envie de parler à Anthony s’était envolée à l’écoute de cette voix de machine bien pratique pour laisser son heure d’arrivée à l’aéroport ou pour décommander un dîner ennuyeux mais certainement pas pour exprimer un quelconque sentiment. Et puis, quel sentiment d’abord ? Que raconter à Anthony ? Sa vie trépidante, les soirées parisiennes, la trop grande gentillesse de son mari ou sa cruelle indifférence ? Qu’est-ce qu’Anthony comprendrait à tout ça, lui qui fréquentait plus souvent les animaux que les hommes ? Lui qui vivait presque en ermite au milieu de la pinède où le mistral venait la nuit, arracher aux touffes de thym, un peu de ce parfum de farigoule pour le porter aux nues. Pourtant, au souvenir des mains d’Anthony, de la douceur de son regard, un frisson la parcourut. STOP ! Arrête de penser aux fantômes, remonte dans ta voiture et rentre chez toi. – Oh non, monsieur l’agent, vous n’allez pas verbaliser une gentille fille à quelques jours de Noël. Je ne suis restée là que deux minutes. – Trop tard, fit l’agent d’une voix rogue sans lever les yeux de son carnet à souches. – Oh, c’est trop injuste ! Et Marion se mit à sangloter comme elle savait le faire sur commande quand le besoin s’en faisait sentir. Ému, le gendarme leva les yeux en même temps que le bord de son képi et fut paralysé par tant de beauté. Au travers des larmes, il percevait le bleu-mauve du regard de Marion. Comme si des éclats de lasers venaient pointer 74


PARIS BY NIGHT

leurs rayons au centre de l’iris. Même légèrement déformé par les pleurs, le visage gardait sa pureté aux traits angéliques. La bouche bée, le regard bovin genre bœuf charolais surpris de voir passer une ancienne locomotive refaite à neuf, crachant son jet de vapeur dans le bleu du ciel, en lieu et place du TGV de 19 h 01, le flic ne put qu’articuler un « Circulez, c’est bon pour cette fois ». Et malgré la foule, aussi dense que lors du marathon de New York, qui arpentait le trottoir des Champs-Élysées, il se fit violence pour ne pas trop s’attarder à suivre du regard cette merveilleuse silhouette, véritable songe des mille et une nuits pour rêveur illuminé. C’est fou ce qu’une femme peut obtenir avec un sourire, une larme qui roule sur la joue, un mot gentil, un murmure… Une injustice qui mettait Michel au comble de la fureur. Car même si vous ressemblez à Richard Gere ou Mel Gibson, allez donc sourire à une contractuelle qui vous dresse procès-verbal pour stationnement gênant et refus d’obtempérer. Autant expliquer au pape ou à ses évêques que le préservatif ne sert pas uniquement de bombes à eau mais peut également sauver des vies humaines en empêchant la propagation du SIDA… vous aurez certainement plus de succès !


Chapitre 15

AIX, MA BELLE… « Il était là, le nez contre la vitre… Devant ce magasin de lingeries fines, ce vieillard sans âge se tenait immobile. La casquette posée en « bandoulière » sur le sommet du crâne, il restait là, rivé au sol par le poids du souvenir. Un souvenir que nul n’aurait aimé trahir. Un souvenir qui lui faisait oublier le monde extérieur et tous ces gens qui l’évitaient en zigzaguant. Seul face à cette vitrine, légèrement voûté, il contemplait le délicieux spectacle de ce body rouge qui semblait danser au milieu des mini-slips à dentelles et des culottes à frou frou. Face à ce catalyseur de souvenirs, il serait peut-être resté là des heures sans bouger, en silence, comme pour ne pas faire fuir les images jaunies de son passé. Il y serait même peut-être encore si une belle jeune fille brune à la silhouette élancée, ne l’avait brusquement ramené à la triste réalité, devant ce magasin, d’où son imagination l’avait depuis longtemps arraché. Avec toute l’insouciance de ses vingt ans, la jeune fille lui demanda du 76


AIX, MA BELLE…

feu. Et lui, resta là, à la regarder sans mot dire, paralysé par tant de beauté soudaine. Lui qu’une flamme intérieure dévorait, ne pouvait accéder à cette requête si gracieusement formulée. La belle crut alors voir en cet homme qui ne demandait qu’à se raconter un peu, un satyre de la pire espèce. Se détournant en haussant les épaules, elle partit en pouffant de rire dans ses mitaines. Sans jeter un dernier regard à la vitrine, l’homme reprit son pas traînant en se dirigeant vers son morne quotidien. Et tout en marchant, le vieillard gomma d’un revers de manche, une larme brûlante qui s’apprêtait à rouler sur sa joue plissée. Une goutte, véritable rosée du souvenir, qu’une fille belle comme le jour, venait d’arracher à ce fantôme de la nuit. » Posant son stylo, Anthony, assis derrière la baie vitrée du Grillon, le bar toujours à la mode qui venait d’être refait à neuf en disposant cette fois d’un second étage, mettait un point final à sa chronique hebdomadaire qu’il livrait à La Provence, le journal local. Car cette ville, élue chaque année « la plus sexy de France », était pour lui une source inépuisable d’inspiration et cette chronique, un jeu, un challenge, un pari, une joie et… un vrai sacerdoce. C’est après un dîner bien arrosé en compagnie du rédacteur en chef de l’agence locale – un copain dont le chien souffrait d’eczéma chronique – qu’il avait accepté de relever le défi. C’était parti comme une blague de potache du style : « Tu lui soignes son eczéma et je t’offre une chronique ! » Depuis, il lui fallait se renouveler chaque semaine tout en observant sans cesse le comportement humain. Heureusement, son métier l’aidait, lui qui côtoyait chaque jour des animaux, accompagnés de leurs maîtres, souvent farfelus. Mais ce qu’il aimait par-dessus tout, c’était se bala77


J’AIME LE CIEL PARCE QU’IL EST DANS TES YEUX…

der le nez en l’air en suivant son inspiration en même temps que le dédale des rues d’Aquae Sextiae, le nom romain donné à Aix la belle. À la table d’à côté, une charmante jeune femme parcourait La Provence. S’apercevant qu’elle lisait sa chronique de la semaine dernière, il se surprit à lire par-dessus son épaule : « Lorsque l’on “monte” à Paris et que l’on avoue habiter à Aix-en-Provence, les yeux des Parisiens se font plus doux. Les sourires dessinent des soleils sur les visages de ceux qui courent toujours après un bus, un métro ou un RER. Car là-bas, dans la capitale, tout le monde a entendu parler d’Aix. Le cours Mirabeau et ses arbres majestueux, sa fontaine d’eau chaude où s’enroule, l’hiver, une écharpe de brume vaporeuse, ses vieilles rues où il fait bon se promener lorsque le soleil fait danser les ombres sur les murs en pierres de taille. « Aix, c’est un cri d’enfant qui fait s’envoler les pigeons de la place Albertas, c’est un petit vieux qui raconte en provençal à une Suédoise, une blague qui la fait rire. La pauvre ne comprend pas un mot mais, pourtant, elle écoute la voix rocailleuse qui la berce comme le ferait une cigale perchée sur un pin centenaire. « Aix, c’est aussi cette jeune fille aux longues jambes dorées qui, rencontrée au détour d’une ruelle, vous laissera sans voix, la poitrine transpercée par la flèche de Cupidon. Belle, elle ondule dans sa robe en fin coton blanc, que le soleil rend transparente. Ses yeux, bleu comme le ciel de sa Provence natale, se posent sur vous tandis qu’une musique monte doucement à l’assaut des rares nuages qui viennent parfois ternir la goutte de rosée qui brille dans la clarté du matin. Suivez cette fille-fleur insouciante qui butine les vitrines et tire sur votre cœur un trait bleu-cerise. 78


AIX, MA BELLE…

« Aix, c’est elle. Et lorsque la nuit se glisse autour de la Rotonde, prête à jouer avec la lumière des réverbères, asseyez-vous sur un banc et écoutez le calme. Vous entendrez peut-être un bruissement d’ailes, oiseau troublé par la chute d’une poussière d’étoile. Aix est endormie… » À Aix, la vie déroulait sa reposante monotonie. Pas la monotonie stressante du métro, boulot, julot, dodo. Mais plutôt celle, tranquille, des matinées de silence et des soirées passées à écouter la stridulation des cigales puis celle des grillons. Comme si un gigantesque brasier enflammait la nuit de flammèches invisibles, se transformant dans le ciel en une nuée d’étoiles, faisant craquer chaque brindille… Avec un disque des Pink Floyd en incrustation sonore, celui d’avant la rupture avec Roger Waters, âme damnée du groupe, Anthony se faisait son propre cinéma sur l’écran infini de la galaxie. La pureté de la guitare électrique lui donnait des frissons. Il aimait ainsi se retrouver seul avec son chien, un gros bobtail bourru nommé Ulysse, pour entendre le « non-bruit ». Par « non-bruit », il désignait tout ce qui ne parasitait pas la douce harmonie de l’air ambiant. Un chant d’oiseau, le vent furetant à la cime des arbres, une musique douce, la chaleur d’une voix, la cassure d’une vague sur un rocher en mille diamants d’écume, tout cela était un « non-bruit ». Mais la furie d’un klaxon, l’accélération démente d’un cyclo au pot trafiqué, les cris, les pubs à la radio, les hurlements d’un nouveau-né, les alarmes de voitures qui se déclenchent parfois dès qu’un insecte frôle la carrosserie… ça n’était plus supportable. Et Anthony se surprenait à vivre de plus en plus comme un 79


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ermite, refusant toute invitation où il savait trouver matière à bruit. Replié sur lui-même, il n’avait que peu d’amis fidèles qu’il prenait plaisir à voir. Et ceux de son adolescence comme Christophe qui avaient tout partagé, habitaient loin d’ici… Quelques femmes çà et là, venaient de temps en temps distraire cette douce monotonie mais il n’en gardait aucune à force de trop les comparer à celle qu’il savait vivre loin d’ici, dans l’agitation et la fureur de la capitale où il se rendait parfois lorsque son métier l’exigeait. Des congrès au cours desquels, on travaillait un peu, on buvait et mangeait beaucoup et parfois même on y faisait l’amour avec une jolie consœur, une hôtesse ou une serveuse. Plaisirs d’une nuit qui laissent parfois un goût amer. Celui de boire au goulot au lieu de déguster un bon vin en humant son bouquet, en admirant sa robe, en laissant la cuisse caresser le verre et en humidifiant chaque papille pour que la tessiture finisse par exploser dans le cerveau. Le bruit d’un verre brisé net sur le sol le tira de sa rêverie. La belle venait de replier le journal trop brusquement, faisant basculer son cocktail. Anthony, ramené à la réalité se rappela qu’il devait remettre une chronique d’avance au rédacteur en chef de l’agence de La Provence, située en haut du cours Mirabeau, en vue des quelques jours pendant lesquels il serait absent. Un congrès l’appelait en effet à Paris pour débattre des souffrances infligées aux animaux élevés en batterie, tels ces poulets que l’on groupe à cinq ou six dans une cage minuscule avec lumière artificielle dans l’œil, 22 heures par jour et, en guise de plateau repas, leurs propres excréments recyclés. Des méthodes qui rendaient Anthony vert de rage, lui qui n’achetait ses poulets et ses œufs que dans une ferme à 80


AIX, MA BELLE…

30 km de chez lui afin d’être sûr de ne pas être un maillon de plus de cette vaste chaîne de productivité à outrance où l’appât du gain tenait lieu de ligne de conduite. Mais il savait ce combat quasiment perdu d’avance car c’était là le seul moyen pour faire chuter les prix et permettre au plus grand nombre des habitants de cette planète de manger à leur faim. Avec son caractère révolté, qui lui avait parfois valu le surnom de Don Quichotte, il allait une fois de plus se faire un tas d’ennemis parmi ses confrères. Paris vaut bien une messe, alors pourquoi pas un congrès…


Chapitre 16

LES RETROUVAILLES Ah Paris ! Ville magnifique, peut-être l’une des plus belles du monde lorsque l’on s’y promène en touriste, mais cité tentaculaire, sale et triste quand on est obligé de la subir en RERiste ou en banlieusard scotché à sa bagnole. Chaque fois qu’Anthony, après s’être posé à Orly Ouest, sautait dans un taxi, son humeur changeait. C’était d’abord le chauffeur à qui il fallait faire entendre raison pour qu’il jette sa vieille Gitane maïs figée entre les lèvres comme un crachat séché et qu’il daigne baisser le bouton du volume de la radio bloqué sur un programme hésitant entre un jeu débile et des pubs pour déficients mentaux. Le calme à peine revenu, il fallait qu’il supporte les jurons du Fangio des G7, pour qui chaque voiture environnante constituait un ennemi potentiel. Une seule fois il avait éclaté de rire lorsque le chauffeur de son taxi, n’ayant pas supporté l’affront d’un dépassement intempestif, se retrouva fort mari par la réplique de l’insulté. Arrivé à un feu rouge, à la hau82


LES RETROUVAILLES

teur de ce barbare des périphériques, de ce skinhead du bitume qui avait osé le défier d’un clignotant nonchalant, il lui cria, rouge de colère un « Enculé » tonitruant. Et l’autre, sans se départir de son sourire, en se penchant pour descendre sa vitre côté passager, de lui assener un « Jaloux, va ! » qui le laissa pantois… Ce matin-là, un beau soleil se levait sur la capitale, jouant de ses reflets pour se glisser de la tour Montparnasse à la tour Eiffel en frôlant l’Arc de Triomphe, gardien fidèle des Champs-Élysées, sans conteste l’une des plus belles avenues du monde avant que les fast-food et autres restaurants pour speedés chroniques ne la défigurent. Le cœur léger, Anthony se fit déposer à son hôtel : le Méridien de la porte Maillot qu’il trouvait pratique parce que non loin des Champs-Élysées et proche du périphérique pour rejoindre au plus vite Orly, une fois le congrès terminé. Mais ce qui lui plaisait surtout, c’était le bar situé au dernier étage, qui offrait une vue merveilleuse sur la capitale. Tout en dégustant un Pina Colada, son cocktail préféré, il s’amusait à contempler les passants réduits à la taille de fourmis qui s’agitaient en tout sens. Un peu comme si un géant avait, d’un coup de pied, affolé une fourmilière. Mais avant de s’offrir ce plaisir, il allait devoir supporter certains débats plus ennuyeux que la lecture exhaustive d’un contrat d’assurance ou que celle de certains scenarii de films français… Lui qui adorait le cinéma, n’y allait plus que de rares fois lorsque vraiment, il était quasiment certain de ne pas sombrer dans l’ennui le plus total. Comme par hasard, son choix se portait alors le plus fréquemment sur des films américains qui, s’ils n’étaient pas tous d’un niveau intellectuel élevé, avaient le mérite de le distraire. Aujourd’hui, s’il devait donner une définition d’un bon film, ce serait avant 83


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tout deux heures de plaisir total, deux heures d’oubli, deux heures de complet abandon. Il aimait être ainsi pris en charge, choyé, chouchouté, charmé mais aussi brusqué, choqué voire même violenté par certaines scènes. Et il avait bien ri en lisant un jour dans Libé cette sentence prononcée par un producteur : « Donnez 100 millions de dollars aux Américains et ils font Rencontre du Troisième Type, donnez la même somme aux Français et ils font Trois hommes qui se rencontrent ! » À l’instant où il pénétra dans cette salle de conférence déjà bondée, ce n’est pas le cinéma qui le préoccupait mais un sentiment de gêne, d’angoisse. Comme s’il pressentait un danger. Pas médium pour deux sous, tout en serrant des mains tendues, son regard voletait dans la pièce à la recherche de cette « force » qui l’attirait et lui faisait peur. Il allait renoncer à chercher, se traitant de fieffé imbécile, incapable de contenir le moindre frisson d’angoisse comme le ferait la plus niaise des héroïnes du feuilleton Hélène et les garçons, lorsque sur sa rétine, s’imprima une image familière. Celle d’une silhouette, d’un flou de chevelure. Puis il y eut une couleur de peau, du bleu, du gris, un visage qui prenait forme. Attiré comme le fer par l’aimant, il avançait vers l’épicentre de son angoisse tel un noyé nageant avec fureur vers le trou de lumière aperçu à la surface. Ce n’est pas possible, ce n’est pas elle, pas cette fille aux yeux violet-turquoise, à la bouche velours, aux cheveux d’encre et au corps sculpté au millimètre selon les critères bien établis de la perfection. Ce ne pouvait pas être celle qui hantait ses nuits, celle dont le rire résonnait parfois tristement à ses oreilles, celle… ou plutôt l’unique, l’irremplaçable, la seule qui ait jamais comptée. Et pourtant… Malgré la sensation de froid qui lui gla84


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çait les membres, malgré le sang qui battait à ses tempes tel un solo de batterie de Phil Collins, il avançait dans la pièce sans rien voir d’autre que cette femme aux yeux de ciel. Moulée dans un tailleur turquoise, ses longs cheveux bouclés alanguis sur le foulard de soie gris perle assorti à son sac à main et à ses chaussures, elle ne laissait rien au hasard. Anthony se remémora alors sa surprise, chaque fois qu’il la retrouvait le matin dans la cour de l’école. Maquillée sans excès, nimbée d’essences rares (elle fabriquait elle-même ses parfums en mélangeant à l’envi de précieuses fragrances), toujours habillée de couleurs vives, Marion émergeait du lot de ses congénères comme un flamboyant au milieu d’une forêt de hêtres. En se plantant devant elle sans se soucier de ses interlocuteurs, il fit un bond dans le passé qui faillit lui faire perdre l’équilibre tant le sentiment de vertige était intense. Et puis ce fut un cri, des bras qui se nouèrent autour de son cou, des lèvres qui glissaient sur ses joues, un rire, une voix, une caresse, des rides qu’il ne connaissait pas, un bras qui l’entraîna au-dehors, un bar, un restaurant, un tourbillon. Comment il s’était retrouvé là, à cette table, face à une assiette de blanquette de veau, il ne saurait le dire. Toujours est-il qu’elle était là, vivante, à portée de main, de bouche, à portée d’amour. – … nuie pas à Aix ? – Pardon ? – Tu ne m’écoutes pas. Tu es toujours aussi distrait ou c’est ma conversation qui ne t’intéresse pas ? Tu penses à autre chose ou quoi ? Autre chose ? Comment lui dire qu’il tentait de mémoriser chaque seconde de ce tête-à-tête ? Comment lui faire comprendre que le monde entier venait de disparaître à 85


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l’instant où il l’avait aperçue ? Comment lui expliquer qu’il trouvait ses yeux encore plus bleus que dans ses rêves ? Comment exprimer en quelques mots ce qu’il ressentait : à la fois une indicible joie de la revoir et en même temps, une terrible frustration à l’idée de ne pas pouvoir la serrer fort dans ses bras, la caresser jusqu’à l’entendre ronronner de plaisir et faire courir sur sa peau des ondes de bonheur… – Non, non, je t’écoute, mais je m’étais tellement peu préparé à te revoir… Tout ça est si soudain, si violent, si… – Chut, du calme ! Ça me fait, à moi aussi, très plaisir de te revoir, mais ça ne change rien à ce que nous sommes devenus. Toi à Aix, moi à Paris, toi qui passes ton temps entouré d’animaux et de mémères à chien-chien, moi qui zappe entre les embouteillages, les interviews et les soirées mondaines, sans parler du repassage et des corvées de bouffe… Toi qui adores la nature, les longues balades avec ton chien ! Au fait, c’est toujours la même ? – Non celui-ci s’appelle Ulysse et c’est un… – Bon, et moi qui ne voit un arbre que lorsque je fais mon jogging au bois de Boulogne, refusant systématiquement à Michel la présence d’un animal de compagnie, tant la contrainte de la pisse de 21 heures me file le bourdon et me donne des envies d’euthanasie canine. – Évidemment, vues sous cet angle, nos deux vies semblent aussi opposées que celles d’un moine tibétain et d’un travesti brésilien. Mais je suis sûr qu’il faudrait peu de choses pour que tout recommence, que tout redevienne comme avant, comme au temps du lycée. – Anthony, arrête un peu de délirer. Ça m’a fait vraiment très plaisir de te revoir et de déjeuner avec toi. Mais de là à croire que la vie, c’est comme au cinéma, il y a une marge. Allez, sois gentil, n’en parlons plus. 86


LES RETROUVAILLES

– Oui, tu as raison, n’en parlons plus. – D’ailleurs, il faut que j’y aille, sinon, je ne vais même pas savoir de quoi ils vont parler à ce congrès et mon rédacteur en chef va me faire passer un sale quart d’heure. – Attends ! Reste encore un peu. Parle-moi de toi, de ta vie, de Michel. – Une autre fois Anthony, c’est promis. La prochaine fois que tu viens à Paris, fais-moi signe. Je te laisse les coordonnées du journal. Je préfère que tu téléphones là car Michel est très jaloux, surtout de mon passé et je ne veux pas lui donner l’occasion de me faire une scène. Il n’a pas besoin de ça… – Ce qui veut dire que tu es malheureuse avec lui ? – Une autre fois Anthony, merci pour ce déjeuner. Bisou. – Bisou. Et elle s’en était allée, laissant Anthony face à son assiette froide, le cœur chamallow, les yeux dans le vide et la vie au bord de nulle part, aux portes de presque rien.


Chapitre 17

LE DIVORCE Pourquoi ai-je été aussi violente avec lui ? Pour me protéger, pour ne pas lui montrer mon trouble ? Coincée dans les embouteillages sur les quais de Seine, Marion se posait tout un tas de questions. Car revoir Anthony sans y être préparée ne fut pas une chose facile. Et elle espérait de tout cœur qu’il ne se soit aperçu de rien. Après tout, il fallait bien se rendre à l’évidence : elle mariée, prise dans le tourbillon du stress parisien et lui, véto de province, un chien, sûrement des maîtresses et une petite vie sans grande surprise… quoi de plus antinomiques que ces deux existences-là ? À peine arrivée dans le beau 100 m2 avec terrasse surplombant le bois de Boulogne qu’elle partageait avec Michel, Marion sentit monter en elle une indicible colère. Un sentiment de haine pour tout ce qui l’entourait et pour tout ce qu’elle voyait. Michel, son cher petit mari, avachi sur le canapé comme un cachalot venu s’échouer sur le 88


LE DIVORCE

sable, ne prit même pas la peine de se lever pour la serrer dans ses bras. Il était bien loin le temps où ce beau blond aux yeux verts, musclé comme un clone de Jean-Claude Van Damme, l’intelligence en plus, s’astreignait à une heure de gym par jour pour entretenir ses « tablettes de chocolat ». Aujourd’hui, les tablettes s’étaient muées en mousse pas fraîche et le seul sport que pratiquait encore Michel, c’était de s’abrutir devant la télé. Oh, sans oublier bien sûr les rares fois où il daignait encore lui faire l’amour. Mais là aussi c’était plutôt du genre : « Par où t’es rentré, je ne t’ai pas senti passer ni vu sortir ! » Rien de comparable aux étreintes passionnées de leur début lorsqu’il passait des heures à errer sur sa peau qu’il découvrait par petites étapes. Attentif à son plaisir, il savait mieux que personne la faire vibrer. Il en jouait comme d’un Stradivarius, interprétant sans fin la partition de l’amour pour duo de cordes sensibles et de cordes vocales. Et ce n’est que lorsqu’elle avait hurlé son plaisir qu’il se vidait en elle dans son sexe trempé, sa bouche ou son anus. Des jeux de l’amour sans tabou qui la rendaient heureuse comme jamais depuis Anthony… Ce prénom qui lui traversa soudain l’esprit, ce fut comme un électrochoc, un flash. Le doux visage de son ancien amant apparut et disparut presque simultanément dans les limbes de son cerveau fatigué. Mais il venait de lui laisser un message. Le genre de message qui disait : « Regarde un peu ta vie ! Un mari qui ne te dit presque plus bonjour, un appartement confortable où tu t’ennuies, des journées de dingue qui te laissent lessivée, exsangue de trop de fatigue accumulée… » Mécaniquement, elle alla dans la salle de bains prendre une douche. L’eau brûlante sur sa peau lui fit du bien. 89


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Noyée dans une douce torpeur, enveloppée de buée, elle prit alors la décision de tout remettre en question, ce soir même sans plus attendre. Démaquillée, le cheveu encore humide, elle se sécha rapidement avant d’enfiler un jogging bleu ciel, commandé un soir de déprime à la Redoute. 48 heures chrono, voilà un slogan qu’elle allait appliquer à elle-même ! Cuisine simple (pâtes au thon et au fromage, glace Haagen-Daas pour Michel, clémentines pour elle), lave-vaisselle, dents brossées et descente en piquée sur le canapé du salon où Michel lisait son journal. – Michel. –… – Michel. – Hum. – Tu ne crois pas qu’il faudrait que l’on se parle un peu ? – Quoi ? – Tu m’écoutes ou pas ? Posant son journal, ôtant ses minuscules lunettes demilunes, son mari leva les yeux vers elle. Des yeux qui, jadis avaient fait craquer Marion quand Michel lui faisait l’amour et qu’au moment de la pénétrer, elle y décelait une étrange flamme, celle du bonheur. Aujourd’hui, la flamme était éteinte et sous la cendre, elle ne vit que des yeux tristes sans particularité aucune. – Oui, je t’écoute. Qu’est-ce qu’il y a de si important pour que tu m’empêches de me détendre et de lire tranquillement mon journal ? – Ce qu’il y a d’important… Marion ne put s’empêcher de sourire même si elle sentit que les larmes n’étaient pas loin. Qu’est-ce qu’il y a de si important… Comment deux êtres, adultes et vaccinés, responsables de leurs actes autant que faire se peut, en vien90


LE DIVORCE

nent-ils à ce seuil d’indifférence ? Comment le temps, l’habitude, pouvaient-ils à ce point tuer l’amour ? Pourtant elle avait lutté contre cette maladie insidieuse qu’est l’usure au quotidien. De toutes ses forces, elle avait livré bataille. Pour cela, elle avait mis toutes les chances de son côté. Marion veillait ainsi à toujours se montrer fraîche, jolie, bien maquillée et habillée avec goût. Souvent, elle optait pour des tenues sexy qui allumaient des braseros dans le regard de ses collègues masculins. Pas qu’elle soit allumeuse, loin de là, mais elle aimait plaire et savait que Michel adorait la voir ainsi parée. Consciente de sa beauté, elle savait qu’il n’était pas nécessaire d’avoir recours à des robes fendues jusqu’aux aisselles, à des décolletés style Gorges du Verdon ou à l’ensemble porte-jarretelles, string panthère et bas résilles. Non, avec Marion, un simple jean très serré à la ceinture et un tee-shirt blanc porté sans soutien-gorge pouvaient être aussi torrides qu’un film avec Sharon Stone et Demi Moore réunies ! Et pourtant… malgré tout cela, elle avait échoué ! – Alors, tu me dis ce qu’il y a de si important ? – Ce qu’il y a d’important, à mes yeux tout au moins, c’est que je vais te quitter. – Pardon ? Qu’est-ce que tu racontes ? Tu déconnes ou quoi ? – Eh non, Michel, je suis très sérieuse. Je vais dès demain chercher un appartement, engager une procédure avec un avocat en essayant que ça se passe le mieux possible pour nous. – Et moi alors, tu as pensé à moi ? Tu as pensé à me demander mon avis ? – Ton avis, je n’en ai pas besoin. Ton attitude ce soir lorsque je suis arrivée m’a suffi. À peine bonjour, pas même 91


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un « comment s’est passée ta journée »… rien que de l’indifférence. Et ça, je n’en veux plus. Aujourd’hui, j’ai revu par hasard Anthony dont je t’ai souvent parlé et… – Ah c’est donc ça ! C’est ton grand amour de jeunesse qui t’a tourné la tête. Mais j’y pense, il a fait peut-être plus que ça, non ? Il a sûrement dû te proposer de le rejoindre dans sa chambre d’hôtel pour mieux se souvenir du bon vieux temps… – Michel, s’il te plaît, arrête, ne gâche pas tout ! – Tout gâcher, mais c’est toi qui m’annonce froidement que tu veux divorcer après avoir passé l’après-midi à baiser. Est-ce qu’il t’a faite jouir au moins ! – Michel, arrête, mais tu es complètement dingue. Il ne s’est rien passé avec Anthony. On est juste allés déjeuner ensemble à la porte Maillot. – C’est ça, je vais te croire. Je t’ai vu arriver dans ton ensemble turquoise et tes talons hauts. On dirait une vraie pute. J’en ai marre de te voir partir au boulot habillée comme une salope… Sans réfléchir, Marion, d’un bond, se leva et lui assena une gifle magistrale. Les larmes trop longtemps contenues jaillirent de ses yeux. – Tu n’es qu’un sinistre con. Dire que je t’ai donné mes plus belles années pour en arriver là. À partir de ce soir, tu dors sur le canapé jusqu’à ce que j’ai trouvé un nouvel appart. Et crois-moi, ça ne va pas être long. Sur ce, bonsoir ! Au moment de refermer la porte de la chambre, Marion prit peur. Car Michel, le visage déformé par la haine, après avoir jeté un regard à sa main rouge de sang – la bague de Marion lui avait éclaté la lèvre – lui lança : « Ce que tu viens de faire, tu le regretteras toute ta vie. Crois-moi, tu vas le payer cher ! » 92


LE DIVORCE

Incapable de fermer l’œil, Marion écoutait son cœur battre contre sa poitrine. Ce soir, elle venait de tourner une page importante de sa vie et chaque seconde qui l’éloignait de Michel, la rapprochait d’une forme de néant qui lui faisait peur. Oh bien sûr, ses copines se réjouiraient de la savoir libre de sortir avec elles, libre de partir en week-end, libre de laisser le destin la guider vers un autre homme… Mais toutes ces années alors ? Toute ces minutes de vie mises bout à bout et qui ne voulaient plus rien dire. Tous ces vrais et ces faux bonheurs auprès d’un homme dont on a aimé la peau au point de s’y frotter comme une chatte en chaleur, ces discussions autour d’une bonne bouteille de graves, ces fous rires et ces larmes ne conduiraient donc qu’à cet échec, qu’à ces quelques mots qui résonnaient encore à ses oreilles : salope, pute, baiser… et cette terrible phrase : « Ce que tu viens de faire, tu le regretteras toute ta vie. Et crois-moi, tu vas le payer cher… » Pelotonnée au creux des draps froids imprégnés du parfum de Michel et du sien mélangés, Marion ne savait pas encore à quel point le prix à payer serait élevé. Michel, allongé sur le canapé du salon, fou de rage, fumait cigarette sur cigarette en buvant du whisky. Quelque chose venait de disjoncter dans sa tête et lorsqu’un sourire illumina son visage, il comprit qu’il tenait sa vengeance et qu’il allait lui en faire vraiment baver. Mais lui non plus ne se doutait pas que le prix à payer allait être aussi élevé…


Chapitre 18

JENNIFER – Je n’aurai jamais dû aller à ce congrès de merde où on ne rencontre que des bouffons qui se disent vétérinaires et ne font pas la différence entre le cul et la tête d’un singe Nasalis Larvatus… – Un quoi ? – Tu sais, ces singes qui ont un nez rose comme une patate binje avec des poils dessus et un cul pelé arc-en-ciel. – Désolé mais je n’ai pas eu l’honneur d’en rencontrer. Quoique, au bureau, certains pourraient aisément correspondre à cette description. Tiens prends par exemple Roger, que tu ne connais pas. Il pourrait être bel homme s’il arrêtait de se coiffer avec une motte de beurre, s’il abandonnait son dentifrice à l’ail, si son nez ne ressemblait pas à une carte de France avec autoroutes, nationales et départementales représentées en relief et si enfin, il optait pour un Vétiver au lieu du parfum Sueur Froide de chez Crado qu’il laisse flotter dans la pièce 94


JENNIFER

lorsqu’il daigne évacuer le monstrueux tas de saindoux qui lui sert de corps. En riant aux éclats, Anthony lui répondit : – Tu as l’air de vachement l’aimer celui-là. – Tu peux pas savoir, je le veux, c’est mon nouveau fiancé. Je n’ai pas le choix puisque tu ne veux pas de moi. C’est bien ça, hein ? – Béa, tu ne vas pas recommencer ? – Je ne recommence pas, je continue. Et sache que je ne m’arrêterais jamais. Depuis qu’Anthony avait sauvé Cerise, son yorkshire, d’une mort certaine, elle était devenue une amie mais rien de plus. Très bourgeoise, mariée à l’un des grands directeurs de l’Oréal toujours en voyages d’affaires, elle organisait des fêtes somptueuses dans sa magnifique villa avec piscine, au pied de la montagne Victoire. Tous deux s’amusaient de cette ambiguïté et un soir où Anthony avait du vague à l’âme, il lui avait raconté Marion. – Qu’est-ce que tu fais samedi ? – Samedi ? Je crois que j’ai un truc à… – Teu teu teu ! N’essaye pas de me mentir, je sais que tu n’as rien de prévu. Viens à la maison, j’ai invité plein d’amis sympas et de belles nanas, jeunes et sexy comme tu les aimes… – Oh tu sais, les nanas… – Pfui ! Tu files un mauvais coton toi, qu’est-ce qui t’arrive ? Tu as fait une rencontre à Paris ? – Tu ne crois pas si bien dire. Au congrès, je suis tombé sur Marion. – Non ? Ta Marion ? – Oui, celle dont je t’ai parlé. Depuis, je ne parviens pas 95


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à la sortir de ma tête. J’ai tout le temps son sourire devant les yeux. – Bon, on sort les kleenex maintenant ou on déclenche le plan Orsec ? Tu vas dans le jardin te fumer une branche de thym et tu vas te coucher. Ensuite, tu bosses comme un dingue jusqu’à samedi et tu rappliques à la maison, ok ? – Yes Cerise. – Ne m’appelle pas Cerise, tu fais de la peine à mon quatre pattes. Allez, à samedi. Tu viens, hein ? – Peut-être, tchao ! En raccrochant, Anthony s’aperçut qu’il souriait. La joie de vivre de Béa lui faisait du bien. Samedi, il n’avait rien de mieux à faire que de se rendre à cette soirée. Voir du monde lui serait profitable et lui ferait oublier Paris et cette rencontre inattendue qui l’avait bouleversé. Pourtant qu’est-ce qu’elle était belle. Lorsqu’il l’avait vue, c’était comme s’il contemplait une photo de foule sur laquelle seule sa silhouette serait nette et tout le reste flou. Encore une fois, il avait plongé à pieds joints dans le bleu de ses yeux, le cœur battant la chamade, les jambes flageolantes. Comment traduire par des mots, cette extraordinaire sensation de plénitude et de bien-être qui le saisissait à chaque fois qu’il se trouvait en sa présence ? Pour l’expliquer à Béa, il s’était un jour comparé à Ulysse. Pas son chien ! Plutôt le héros de l’Iliade et l’Odyssée, de retour chez lui après un si long voyage. Comme s’il savait que c’était là qu’il poserait définitivement ses valises, là qu’il pourrait humer la douceur de l’air. Comme si, en sa compagnie, il allait enfin pouvoir se souvenir des levers de soleil sur le Grand Canyon du Colorado, de la palette d’érables pendant l’été indien si cher aux Canadiens ou de ces couchers de soleil sur une plage des Seychelles. Des endroits de rêve qu’il 96


JENNIFER

aurait aimé visiter avec elle, pour voir dans ses yeux d’enfant danser la merveille de l’instant. Anthony savait que c’était elle et qu’il suffisait qu’elle prononce un seul mot : viens ! pour qu’il laisse tout tomber. Non pas adieu veau, vache, cochon, couvée comme dans la célèbre fable de La Fontaine mais plutôt adieu chiens, chats, hamsters, lapins nains, maison, calme, campagne, douceur des nuits d’été, liberté… Et bonjour pollution, bruit, stress, embouteillages… Un énorme sacrifice qu’il était prêt à consentir si Marion souhaitait ne pas quitter Paris à cause de son job. Mais qu’est-ce qu’il m’arrive moi ? Parce qu’elle a semblé un peu troublée à Paris quand elle m’a vu, parce qu’elle m’a avoué à demi-mots ne pas être heureuse avec son mari, me voilà déjà dans son lit à tirer des plans sur la comète au lieu de profiter de cette soirée où Béa m’a convié. – Moi je me refuse à aller aux États-Unis. Un pays qui a vu naître le Khu Klux Klan, faut pas délirer ! Le genre de sentence qui faisait bondir Anthony. Sortant de sa rêverie, il répliqua sèchement à ce « monsieur je sais tout » que lorsque l’on habite un pays où Le Pen se retrouve au deuxième tour d’une élection présidentielle, on n’est pas en mesure de donner des leçons. Passablement énervé, il partit dans une grande explication, affirmant qu’il était indécent de ramener un pays entier aux agissements d’un groupuscule si condamnable soit-il. Et que par ailleurs, il ne voyait pas comment on pouvait être aussi catégorique sur un sujet que l’on maîtrisait vraisemblablement mal, étant donné que l’on n’avait jamais foutu les pieds dans ce pays. Et puis merde à la fin, y en a marre de 97


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ces avis à l’emporte-pièce dictés par des « je sais tout » dont la seule source d’information est le 20 heures de TF1. Emporté dans son élan, Anthony n’avait pas senti que le ton de sa voix couvrait peu à peu les discussions alentour. Mouché, son interlocuteur tenta une sortie. – Sans parler de leur musique de singe et de leur culture Disney qui… – Mon pauvre garçon, si jeune et déjà un vieux con qui s’ignore en répétant les mêmes arguments appris par cœur à longueur de discussion… Je vais aller voir plus loin si l’air n’est pas moins pollué, déclara Anthony sans se soucier d’avoir jeté un froid dans l’assistance. – C’est ça, casse-toi, pauv’ con ! Inconsciemment, Anthony riait. En quittant la terrasse, il s’enfonça sous les grands arbres, dans l’obscurité qui sentait bon le genet. Une douce quiétude l’envahit à mesure qu’il avançait sous les épais feuillages. Plus il vieillissait et plus l’envie de vivre sur une île déserte le poussait à traverser l’existence comme un sauvage. Pour justifier sa goujaterie, il se remémorait toutes ces discussions stériles où chaque participant ne voyait pas plus loin que son nombril. Et rien d’autre ne les intéressait, à part le baptême du petit Pierre, la grossesse de la fille de Thérèse, la maladie d’Alzeimer de tante Suzette – vous vous rendez compte que l’autre jour, elle est descendue pour faire pisser le chien et qu’elle est remontée seule avec un gâteau d’anniversaire, sans pouvoir se rappeler où elle avait fourré le clébard que l’on a retrouvé en train de fouiller les poubelles de l’immeuble d’à côté –, ou les études de la fifille qui a bien du mal avec l’orthographe. Et la mainmise des Talibans sur la population afghane qui interdisaient, il n’y a pas si longtemps encore la musique et poussaient les femmes à rester cloîtrées chez elle ? Et les mas98


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sacres perpétrés en Algérie au nom d’Allah qui, s’il est grand, n’est pas forcément d’accord pour absoudre ceux qui ont les mains tachées de sang ? Et la pollution qui, conjuguée à la surnatalité de certains pays et à la raréfaction de l’eau, conduit cette planète à un désastre inévitable pendant que l’on discute des heures autour d’une table ronde – si elle est carrée ou rectangulaire, adieu les négociations – pour savoir si le diesel est plus polluant que l’essence ou si telle ou telle centrale nucléaire ne va pas nous péter à la gueule… Au lieu de cela, désinformés, incultes, ils errent dans la vie, imbus de leur petite personne, fiers de leur carte de visite avec nom en relief et titre ronflant, heureux de ne rien savoir et de s’en foutre. Mais que l’on ne s’avise pas de toucher à leur bagnole, à leur télé ou bien encore à leur job. Calés dans leurs fauteuils qu’ils ne savent pas éjectables, ils prennent un plaisir sadique à terroriser l’inférieur, à le ridiculiser devant témoin, à l’humilier pour jouir bruyamment de ce pouvoir qui les fait bander. Heureusement Anthony savait reconnaître l’être humain chaleureux, jovial, prêt à donner sa chemise sans rien attendre en retour. Celui ou celle qui, de par le monde savait ouvrir ses bras et son cœur pour écouter, réconforter, aimer sans calcul et sans excès. Il en était là de ses réflexions, lorsque, de retour sur la terrasse, une voix féminine l’apostropha. – Ça fait plaisir de voir qu’il y a encore des hommes avec une langue et des couilles, si vous voulez bien excuser l’expression. La silhouette, tapie dans l’ombre semblait le contempler avec une certaine admiration. – Vous êtes tout excusée. Avec une aussi jolie voix, on peut dire ce que l’on veut. J’espère au moins ne pas avoir cassé l’ambiance. 99


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En s’avançant quelque peu vers la lumière, elle lui répondit : – Rassurez-vous, Béa vous connaît bien. Elle m’avait d’ailleurs longuement parlé de vous. Mais elle avait omis de préciser que belle gueule rimait chez vous avec grande gueule… C’est alors que la silhouette s’approcha de la lumière. Ce fut comme dans un film, lorsque l’héroïne, en robe diaphane lavée à 90°C quand le fabricant stipulait sur l’étiquette de ne surtout pas dépasser 30°C, apparaissait en contre-jour au héros. Le mâle, barbe de trois jours, teint hâlé, la chemise ouverte sur un torse presque glabre, voyait alors se dessiner les longues jambes, le galbe délicat des hanches, l’ovale parfait d’un sein. Puis la fille lui murmurait quelque chose de sensuel de cette inimitable voix douce et rauque à la Mélanie Griffith. Enfin, le héros fatigué d’avoir dû flinguer la moitié de la planète ou d’avoir été contraint et forcé de faire parler ses poings et son six coups en modifiant quelque peu le mobilier du saloon, apercevait le visage de la belle. Une cascade de cheveux châtains bouclés, un petit nez fin, une bouche entrouverte aux lèvres charnues et surtout, deux émeraudes plantées dans une peau caramel. Anthony, fasciné par ce regard qui captait si bien la lumière, faillit manquer à sa réputation de beau parleur ayant suffisamment de repartie pour se sortir des situations les plus embarrassantes. – Je ne savais pas que j’aurai un jour la joie de pouvoir dialoguer avec un diamant brut, poli juste ce qu’il faut, aussi brillant à l’intérieur qu’à l’extérieur, sachant se jouer de la lumière pour en faire une arme de séduction tout en laissant de nombreuses facettes dans l’ombre pour donner à l’autre l’irrésistible envie de les découvrir. 100


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– Bonne réponse. Un peu alambiquée mais qui a le mérite de l’originalité. Vous pouvez revenir en deuxième semaine… – Une semaine à vous attendre, cela doit paraître une éternité. Un peu comme si une éclipse de soleil durait sept jours. Puis-je me montrer encore plus impoli que tout à l’heure et vous enlever aux invités de cette soirée. – Eh là, chevalier, qu’est-ce qui vous fait croire que je suis prête à suivre le premier gentilhomme venu vers une destination inconnue, à bord d’un vaisseau pas toujours sûr, à l’heure où la nuit est la plus sombre, risquant à tout moment de voir le prince charmant se transformer en un violeur lubrique. – Ce que je lis dans vos yeux ! – Et que lisez-vous ? – J’y vois… – Attention, vous n’avez droit qu’à une seule réponse. Si cette réponse me surprend, me séduit, je vous suivrai. Dans le cas contraire, je retournerai prendre un verre avec les amis de Béa… – Vous êtes une joueuse. – C’est votre réponse ? – Non, non, attendez, c’était juste une remarque. – Alors j’attends ! – Ok, ok. Ce que je vois dans vos yeux, c’est une irrésistible envie d’être différente, une rébellion comme bouclier de protection pour cacher une infinie tendresse. Dans ce délicieux regard, limpide et profond comme un lac de montagne, je vois aussi une soif de parcourir le monde, d’aller à la rencontre des autres dès l’instant où ils présentent un intérêt. Mais j’y vois aussi des blessures, des larmes et ce rejet d’une vie millimétrée, réglée comme du papier à 101


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musique. Il y a beaucoup d’amour dans ce regard mais aussi beaucoup de révolte contre la connerie et la méchanceté de certains êtres humains qui vous ont trahi. Malgré cela, grâce à sa couleur qui est celle, dit-on, de l’espérance, on peut y déceler une bonne dose d’optimisme. Quant aux éclats d’or qui parsèment la prunelle, ils sont les restes d’un bonheur fragmenté qui ne demande qu’à se reconstituer. Voilà ce que j’y vois. Il me manque juste une chose : votre prénom… À mesure qu’il parlait, Anthony l’avait senti fléchir, à l’image d’un boxeur qui baisserait progressivement sa garde. Et quand il vit le regard s’embuer un peu, il comprit qu’il avait touché le point sensible. Ce qu’il garda pour lui, c’était qu’une grande partie de ce qu’il venait de « lire dans ses yeux », il le tenait en fait du brief rapide que lui avait fait Béa lorsqu’il lui avait demandé qui était cette fille merveilleuse qui dégageait un tel parfum de sensualité et qui, en entrant dans une pièce, faisait taire les conversations. Le prénom de cette « grenade dégoupillée », il le connaissait mais il préférait que ce soit elle qui le lui chuchote à l’oreille… Complètement sous le charme, subjuguée par le fait que cet inconnu puisse deviner tant de choses dans son regard, elle resta un instant silencieuse à le fixer, lui et ses yeux noirs, son sourire craquant et son torse musclé contre lequel elle rêvait déjà de poser sa tête, de fermer les yeux et de ronronner de bonheur. Reprenant de sa superbe, elle plissa légèrement les yeux et prenant Anthony par le bras, elle lui murmura à l’oreille : – Je m’appelle Jennifer. Où va-t-on ? – Surprise ! Vous n’avez rien d’autre à faire qu’à vous laisser guider. 102


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– Chouette, j’adore les surprises… La précédant sur l’allée de gravier, il la dirigea vers sa voiture, un énorme Toyota Land Cruiser couvert de boue dont il eut soudain honte. Tout en appuyant sur le bouton qui commandait le déverrouillage des serrures à distance – la voiture lui fit un clin d’œil de ses quatre clignotants – il se retourna vers Jennifer, avec sur le visage l’air d’un gamin qui vient d’être surpris à piquer un jouet dans un grand magasin. – Rassurez-vous, je ne vous imaginais pas dans une voiture de beauf ni dans un coupé sport genre aspirateur à gonzesses selon l’expression consacrée. Ravi en même temps que rassuré de cette tirade, il lui ouvrit la portière, ne pouvant s’empêcher de jeter un coup d’œil sur le haut de ses cuisses dévoilé par la robe très courte qu’elle portait. Croisant son regard amusé, il s’empressa de refermer la lourde portière avant qu’elle ne puisse voir son trouble. – Comment un homme comme vous, visiblement à l’aise financièrement, bien de sa personne, n’ayant pas la langue dans sa poche, drôle, intelligent et galant de surcroît, n’est pas entouré de femmes énamourées et folles de votre corps. Vous n’êtes pas homosexuel quand même. Car si tel est le cas, la malchance qui me poursuit avec les hommes depuis que j’ai des seins et des poils, continue de me coller à la peau. Éclatant de rire devant tant de spontanéité, Anthony comprit à cette seconde qu’il venait de tomber amoureux de Jennifer. – Rassurez-vous, j’aime trop les femmes pour coucher avec les hommes. Mais je pourrai vous retourner le compliment. Comment se fait-il qu’une amazone comme vous, 103


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au corps de déesse et aux yeux si purs, n’ait pas encore trouvée l’âme sœur ? – Devinez ! – Peut-être les hommes ne voient-ils en vous que cette enveloppe, qu’une superficialité qui cache une belle âme. Peut-être qu’ils se sont tous arrêtés à votre plastique comme on dit sans aller chercher cette beauté intérieure que je devine à fleur de peau… Un long silence se fit, seulement troublé par le ronronnement du moteur. Anthony avait pris la direction de Bandol, où il connaissait un bar en terrasse ouvert tard la nuit et donnant sur la baie et sur le port illuminé. Les yeux baissés, Jennifer tripotait nerveusement la lanière de son minuscule sac à main. Lorsqu’elle se tourna vers lui pour le regarder, il vit ses yeux pleins de larmes et c’est dans un souffle qu’elle lui dit : – Gagné. Puis, appuyant sa tête sur son épaule, ses longs cheveux venant chatouiller sa nuque, elle se laissa aller à parler. – Oui, tous les hommes que j’ai connus ne voyaient que mon cul. Excusez-moi si je parle crûment mais je n’aime pas les circonvolutions de langage. Je vais toujours droit au but et j’ai cru comprendre que ça ne vous gênait pas… – Pas le moins du monde, au contraire. – Vous avez touché le point sensible, j’espère que vous ne me décevrez pas comme ils l’ont tous fait. À chaque nouvelle rencontre, ma naïveté m’a poussé à croire qu’ils allaient voir plus loin que mes rondeurs. Mais c’est avec leurs queues qu’ils réfléchissent et je suis de plus en plus persuadée que pour la plupart des hommes, l’orgasme rend con. Un peu comme si, en crachant leur sperme, ils éjaculaient aussi leur cervelle. Je vous choque ? 104


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– Pas du tout, continuez ou plutôt continue, si je peux me permettre de vous tutoyer. – Faites, jeune homme. Pour en finir avec mon passé, je dirai que les hommes que j’ai rencontrés ne m’ont pas donné une bonne image de l’humanité. Déjà que j’ai beaucoup de mal avec certaines femmes, il ne me reste pas grand monde à aimer. Mais vous allez trouver, à juste titre que je suis triste à mourir alors que cette soirée avait si bien commencé. Il faut dire que j’ai été prise d’un fou rire lorsque vous… lorsque tu as renvoyé dans ses cordes cet imbécile qui bavait sur les États-Unis sans jamais y avoir mis les pieds. Ça t’arrive souvent de faire ce genre de sortie ? – Assez, c’est pourquoi je sors peu. Mais Béa a tellement insisté pour que je vienne… Cela dit je ne regrette rien car je n’aurai pas eu le plaisir de te rencontrer. – Hum, peut mieux faire en ce qui concerne le baratin. Tu m’as prouvé que tu savais parler aux femmes. Mais peut-être que tu as d’entrée placé la barre trop haut et que tu vas avoir du mal à me surprendre désormais. Parle-moi de toi. Concentré sur sa conduite, Anthony cherchait vainement comment éviter les banalités d’usage dans ce genre de situation. Il savait que Jennifer serait terriblement déçue de le voir patauger, chercher ses mots, manquer d’humour… Un sacré challenge en perspective.


Chapitre 19 LA HAINE

– Je me fous du prix que cela coûtera. Je veux humilier cette salope sans prendre aucun risque. Car même si elle sait que c’est moi qui ai tout manigancé, je ne veux pas qu’elle puisse un jour le prouver. Michel arpentait le salon au pas de charge. Tony, gros bébé joufflu de 40 ans, bagues en or et chaîne du même métal avec pendentif représentant l’île de beauté dont il était originaire, ses 110 kilos et son mauvais cholestérol, suivait d’un regard amusé ce fauve en cage qui passait et repassait devant lui, gesticulant comme si un essaim d’abeilles avait confondu son oreille avec le calice d’une fleur odoriférante. – Écoute, Tony. Comprends-moi bien. Je ne veux pas qu’elle soit blessée physiquement. Je veux juste l’humilier et la punir par là où elle a péché. Elle m’a trompé avec un ancien mec à elle qui habite dans le Sud et qui est venu l’autre jour à Paris. Je veux que tu me trouves deux acteurs 106


LA HAINE

de porno qui tournent dans tes films. Je lui aurais fait boire un cocktail dont j’ai le secret, mélangé à un peu d’ecstasy qui va la rendre dingue. À mon signal, ils se mettront des masques sur la tête et ils la baiseront dans tous les sens face à une caméra posée sur pied. Je veux qu’ils se retiennent le plus longtemps possible, qu’ils se fassent sucer, qu’ils la défoncent, qu’ils la sodomisent et qu’ils lui éjaculent partout. Et je veux qu’ils fassent en sorte que l’on voit le plus souvent son visage. Mais il ne faut pas que tu me trouves des branques. Car je veux qu’ils ne laissent pas de trace. Ils ne doivent toucher aucun objet sur lequel ils seraient susceptibles de laisser des empreintes. Et je ne veux surtout pas qu’ils la frappent. Car il ne faut pas que l’on croit à un viol. Il faut que sur le film, tout le monde pense en le voyant, qu’elle était consentante et que c’est une fieffée salope. Capicce ? – Ok, ok, ne te mets pas dans tous ces états. Je crois que j’ai ce qu’il te faut. Deux mecs, des hardeurs qui n’ont pas un pois chiche dans la tête, qui sont séronégatifs et qui seront ravis de me rendre service en même temps que de faire voir du pays à cette petite bourgeoise, drôlement baisable, excuse-moi l’expression. Michel balaya la remarque d’un geste agacé. – Continue ! – Ces deux-là peuvent bander pendant des heures et se retenir aussi longtemps qu’il le faut. Et quand je leur aurai expliqué qu’ils ne risquent rien, que l’on ne pourra pas les reconnaître, ils seront ravis de donner une petite leçon à ton ex tout en prenant leur pied ailleurs que sur un tournage. – À ce propos, fais bien attention à ce qu’ils ne portent pas de signes distinctifs, genre tatouage ou cicatrice trop voyante. 107


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– T’inquiète, tu me prends pour un blaireau ou quoi ? – Combien ? – Quoi combien ? – La monnaie ? – Ah… Attends que je compte. Pour les deux mecs, disons 1 500 chacun, plus l’ecstasy, les frais, ma part… disons 10 000. – 5. – Quoi 5 ? Même là tu discutes. T’es un vrai marchand de tapis toi. Trouve-toi quelqu’un d’autre. On n’est pas dans les souks de Marrakech ici. J’essaye pas de te fourguer un sac en peau de chameau ou une paire de babouches ou un putain de plat en faux étain de chez escroc shop… – Calme-toi Tony. Je veux bien payer pour un service surtout s’il est impeccable. Je te propose donc 5 000 tout de suite, puis 2 500 à la remise de la cassette et 2 500 deux mois plus tard si tes deux mecs n’ont pas merdé et si cette pute n’a pas de quoi aller voir les flics. Ça marche ? – Marché conclu mec. – Bon après le cocktail, il faudra que j’arrive à lui faire fumer quelques joints. J’ai de la bonne herbe ici, la même que celle que je lui donnais lorsque j’avais envie qu’elle se libère et qu’elle devienne encore plus folle du cul qu’elle ne l’est. Une fois, je lui en avais fait fumer deux avant d’aller bouffer au resto. C’était l’été dernier. Je lui avais dit de s’habiller sexy, genre petite robe ultra-moulante sans soutiengorge avec juste un string, histoire de pas rester collée à la banquette quand elle mouille. Je te dis pas l’effet que l’on a fait en entrant dans le resto. Bref, on n’avait pas encore choisi ce qu’on allait bouffer qu’elle avait enlevé sa chaussure et que par-dessous la table, elle me caressait avec son pied en me regardant avec des bites dans les yeux. Pendant 108


LA HAINE

tout le repas, elle m’a excité comme ça en me répétant qu’elle avait envie de moi, qu’elle aurait aimé que je la prenne là sur la table. À l’époque, je l’aimais comme un dingue, tu peux pas savoir l’effet qu’elle me faisait. Tony que ce récit excitait au plus haut point, feignit la compassion en posant ses cinq doigts boudinés sur l’épaule de Michel. – Tu n’es pas obligé de me raconter tout ça, si ça te fait du mal. – Si si, c’est pour que tu comprennes bien que c’est une folle du cul et à quel point l’herbe lui fait de l’effet. Après le resto, on est allés se garer dans une allée du bois de Boulogne où on a re fumé un joint en matant les travelos qui racolaient sur la voie publique. Elle était tellement excitée qu’elle a commencé à me sucer dans la voiture. Mais je l’ai arrêté avant de ne plus pouvoir me retenir. Tu veux que je te fasse une surprise, je lui ai dit. « Oh oui », qu’elle m’a répondu, la bouche tremblante de désir pendant que de son autre main, elle se caressait sous sa robe. Garde des forces pour tout à l’heure, je lui ai dit. Je t’emmène dans un endroit super où on pourra baiser comme des fous. On est allé au 2 + 2, tu sais la boîte échangiste… – Ouais je connais bien. – Après les trois joints, elle était comme folle. Elle respirait fort. C’était la première fois qu’elle venait là et elle croyait que c’était une boîte comme les autres. Elle a bien sûr été un peu surprise de voir la tenue des serveuses mais c’est quand elle a vu un couple se caresser sur la piste de danse qu’elle a compris où nous étions. Ensuite, ça a été un vrai feu d’artifice. On s’est d’abord caressé un peu en matant les autres, puis un couple est venu s’asseoir à 109


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côté de nous. Le mec avait la cinquantaine mais paraissait dix ans de moins, quant à sa nana, elle devait à peine avoir vingt ans. Une blonde avec de longs cheveux qui lui arrivaient jusqu’aux fesses, des seins d’enfer qui débordaient de son débardeur et une jupe tellement courte que même debout, on voyait sa culotte. Après avoir discuté un peu, on est descendus au sous-sol pour s’isoler dans un coin sombre. Les deux filles étaient assises côte à côte et nous de part et d’autre. Elles ont alors commencé à s’embrasser puis à se caresser. C’était la première fois que je voyais Marion avec une nana, même si elle m’avait raconté qu’ado, elle avait eu une expérience avec une fille de sa classe. Très vite, elles se sont retrouvées presque à poil, il faut dire qu’avec le peu de vêtements qu’elles avaient sur elles, ça a été rapide. Bref, je te passe les détails mais on a fini à quatre, moi en train de sodomiser Marion pendant qu’elle suçait le mec et que la blonde, allongée sous elle lui bouffait le clito sans oublier parfois de me lécher les couilles au passage. – Sympa comme soirée. – D’enfer ! Tout ça pour te dire que l’herbe lui donne une envie folle de baiser. Ça plus l’ecstasy et je suis sûr que c’est elle qui va les violer plutôt que le contraire. – Mais si toutefois la peur la paralysait ou si le fait de pas connaître les mecs ne provoquait pas l’effet escompté, qu’est-ce qui se passe alors ? – Dans ce cas-là, ils la violent. Je garderai les scènes ou on a l’impression qu’elle est consentante. De toute façon, je n’ai pas besoin de deux heures de film. – Mais qu’est-ce que tu veux faire avec ce film ? – Je vais l’envoyer aux trois rédac chefs qui la font bosser. Il y en a un qui la drague depuis des années et qu’elle 110


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a menacé de plainte au tribunal pour harcèlement sexuel. Ça va lui faire drôle de voir cette grande journaliste qui joue à l’effarouchée se faire sodomiser. Quant à ses parents, deux retraités qui coulent des jours heureux au bord de la mer du côté de Carry, ils vont faire une crise cardiaque en recevant ce premier bout d’essai de leur fille adorée devant la caméra d’un grand metteur en scène. – T’es complètement barjot. Pourquoi tant de haine pour cette nana que tu as aimée ? – Pourquoi ? Parce qu’elle m’a viré comme un malpropre, parce qu’elle m’a trompé avec son ex, un véto de province, genre bouseux tout juste bon à soigner les chienchiens des mémères embagousées. Parce que cette pute est trop belle et qu’elle mérite une leçon. Et parce que ça me fait bander de savoir qu’elle va se faire défoncer par deux acteurs de porno. – Ok, ok, t’énerve pas. – Je t’appelle pour te dire quand je suis prêt. – Ça marche. Bon, mec j’y vais. See you soon. – Ouais, tchao et ferme ta grande gueule où je mets un contrat sur la tête. – T’es vraiment complètement barje ! Une fois la porte refermée sur Tony, Michel se laissa tomber dans le canapé. Peu à peu, son plan prenait forme. Il alla dans la cuisine se servir une Corona avec un zeste de citron vert. Dans ce vaste appartement déserté par Marion, il se sentait comme un lion en cage. Ah, elle l’avait pris pour un faible, sans tenir compte de ses menaces… Bientôt elle serait là, à sa merci, le suppliant à genoux de l’épargner. Alors, comme il l’avait vu faire dans les films, il feindrait de réfléchir quelques secondes, faisant croire qu’elle l’avait ému, presque convaincu. Et au moment où elle croirait 111


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avoir gagné, alors il donnerait l’ordre aux deux mecs de se jeter sur elle et de la défoncer jusqu’à ce qu’elle en soit dégoûtée pour la fin de ses jours. Oui bientôt, elle serait enfin à lui, à jamais…


Chapitre 20

ENFIN L’AMOUR Après cette merveilleuse soirée à Bandol, Anthony avait raccompagné Jennifer au pied de son immeuble, rue d’Italie. Il n’avait rien osé tenter, se contentant de deux bises sur les joues. De retour chez lui, son chien était resté scotché à sa veste de costume, humant un parfum non répertorié dans sa mémoire olfactive et mécontent de constater que son maître aille batifoler sans lui. Après avoir fait semblant de bouder quelques minutes, il était revenu prendre sa place habituelle, sa grosse tête posée sur les genoux de son maître, le surveillant du coin de l’œil. – Qu’est-ce que tu as à me regarder comme ça toi ? Tu aurais fait quoi à ma place, hein ? Cette fille est une véritable bombe atomique. Si un jour je te la présente, tu comprendras ce que je veux dire. Penchant la tête, le chien semblait compatir mais son regard trahissait une lueur d’ironie… – Non mais vas-y, moque-toi ! Tu n’as pas ce problème 113


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toi ! Tu les renifles un peu, tu leur tournes autour et hop, emballé, c’est baisé… Le chien bâilla et poussa un énorme soupir comme s’il se désintéressait de la question. – Tu as raison, tiens. Je vais essayer d’aller dormir pour oublier. Le lendemain matin, Anthony se réveilla avec les symptômes d’une gueule de bois. Il n’avait pas bu plus de deux ou trois verres mais il savait à qui il devait cet état. Jennifer avait hanté sa nuit comme un spectre les couloirs d’un vieux manoir battu par les vents sur la lande écossaise. Après une douche presque froide et un petit déjeuner copieux composé de céréales, d’un jus d’oranges pressées accompagné de quelques clémentines, il se planta devant le téléphone. Appelle, appelle pas ? That is the question… Complètement désarmé par la force de caractère de Jennifer, il ne savait que trop qu’il fallait à chaque fois la surprendre, l’étonner pour la séduire. Ayant trouvé une idée, certes peu originale, il s’empara du combiné. La sonnerie semblait résonner dans le vide. Au bout de quelques secondes, il allait raccrocher lorsqu’il reconnut la voix de velours. – Oui ? – Je suis bien chez mademoiselle Jennifer Tily, demanda-t-il d’une grosse voix caverneuse. – Oui, de la part ? – Je suis désolé de vous déranger un dimanche matin… – C’est déjà fait, alors venez-en au fait ou allez jouer ailleurs ! – Eh bien un monsieur m’a demandé de vous livrer des fleurs mais j’ai mal noté l’adresse… je suis désolé… 114


ENFIN L’AMOUR

– Il y a un mot qui accompagne ces fleurs ? – Oui, ne quittez pas, je vous le lis… Posant le combiné et faisant exprès du bruit avec un journal, Anthony, le sourire aux lèvres, laissa passer quelques secondes avant de reprendre. – C’est signé Anthony… – Anthony ? Lisez-le-moi. – Voilà… Suite à soirée merveilleuse, voudrais te faire découvrir petit bistrot sympa pour grignoter sandwich ce soir, dimanche. Tel. si ok. Bisous, Anthony. Si vous voulez mon avis, il a l’air d’en pincer vraiment pour vous cet Anthony et je… – Vous voulez savoir, je me fous de votre avis. Livrezmoi les fleurs si vous voulez au 13 rue des Romarins. Merci d’avoir appelé. – Mais de rien, à tout de suite. – C’est ça ! Un petit bistrot pour bouffer un sandwich ? Ça ne ressemblait pas à Anthony ça. Serait-il radin à ce point ou cherche-t-il à me bluffer en m’emmenant dans des endroits glauques ? En proie au doute, elle regarda sa montre et composa le numéro d’Anthony. – Allô, ici la boutique Pétale pour vous servir… – Immonde salaud, cria Jennifer dans l’appareil, c’était donc toi ce fleuriste bidon. Et c’est quoi cette histoire de bistrot et de sandwich. Tu veux m’emmener taper le carton dans un tripot enfumé alors qu’il fait 35°C à l’ombre dehors ? Anthony riait aux éclats devant la fureur de Jennifer. – Fais-moi confiance… – Sûrement pas avec ce que tu viens de me faire subir… Attends deux minutes, on sonne à la porte. 115


J’AIME LE CIEL PARCE QU’IL EST DANS TES YEUX…

Anthony riait d’avance en imaginant la tête qu’allait faire Jennifer lorsqu’elle allait voir un vrai livreur de fleurs débarquer chez elle. Il avait fait des pieds et des mains pour qu’elle soit livrée à une heure précise en demandant instamment au livreur de l’appeler en bas de chez elle et de patienter quelques minutes avant de monter afin de mettre au point son petit stratagème. – Mais tu es complètement fou, je n’ai pas de vase assez grand pour disposer toutes ces fleurs, il va me falloir la baignoire entière. Ça a dû te coûter une fortune ! – Tu es comptable aussi ? – Arrête de te foutre de moi. Bon tu as gagné. À quelle heure passes-tu me prendre ? – 18 heures, ça te va ? On a un peu de route à faire… – Je serai prête. Maquillée, coiffée, parfumée, habillée… Au fait, on met quoi pour aller dans ton tripot du bout du monde ? – Quelque chose qui fasse rêver les hommes. – Tu ne vas quand même pas me jouer au poker ou m’obliger à danser sur la table pour essayer de faire bander mou et baver des vieux pervers pépères ? – Quelle imagination ! Bon à plus… – Yes my dear, see you soon… Eh ! – Oui ? – Merci encore, les fleurs sont superbes. – Elles vont malheureusement très vite se faner à ton contact. La beauté ne souffre pas de concurrence. – Baratineur des bacs à sable. Va jouer avec ta pelle et ton seau au lieu d’importuner une innocente jeune fille un dimanche matin en les harcelant au téléphone… Ouais, ça a marché ! hurla Anthony en sautant à pieds joints et en bondissant comme s’il venait de s’asseoir sur un 116


ENFIN L’AMOUR

essaim d’abeilles. Ulysse qui dormait à ses pieds, fit un bond de côté comme si la foudre venait de tomber au ras de sa truffe, à même la carpette où il avait pris ses aises. Complètement malade ce mec, semblait penser le chien qui jeta à Anthony un regard lourd de reproches. L’après-midi passa à une allure de tortue. Anthony essaya de lire, mais toutes les trois lignes son esprit vagabondait vers d’autres lignes. Plutôt des courbes, celles de Jennifer qu’il allait retrouver sous peu. Le tirant de ses rêveries, la sonnerie du téléphone emplit la pièce. Craignant d’apprendre que Jennifer annulait la soirée, il tarda à répondre. – Oui, dit-il timidement. – Salut c’est Béa, je te dérange ? – Non. – Eh bien, on dirait pas. Tu n’es pas seul peut-être ? – Si, pourquoi cette question ? – Prends-moi pour une demeurée. Tu crois que personne n’a remarqué ta sortie hier soir. Après t’être jeté comme une bête fauve sur ce pauvre Paul qui a eu le malheur de critiquer les États-Unis, tu t’es éclipsé sans me dire au revoir au bras de la plus belle fille d’Aix. Pal mal comme exploit en quinze minutes. – Désolé Béa, je n’ai pas voulu gâcher ta soirée. Mais ce pauvre Paul est tellement con et… – Et Jennifer est tellement belle que tu n’as pas osé me montrer que tu la préférais à moi. C’est ça ? – Je ne l’aurais pas exprimé ainsi mais… – Vous avez couché ? – Je te demande pardon. – Et le voilà qu’il reprend ses grands airs de sainte Nitouche. Mais qu’est-ce que cette fille me raconte ? Mon 117


J’AIME LE CIEL PARCE QU’IL EST DANS TES YEUX…

Dieu, quelle horreur ! Couché, mais c’est ignoble. Bon tu réponds à ma question, tombeur de mes deux. – De tes deux quoi Béa ? – Seins, fesses, lèvres, yeux… – Alouette. – C’est ça, alouette, fous-toi de ma gueule pendant que tu y es. – Mais non Béa, tu sais bien que tout ça est amical. Et pour répondre à ta question : non, je n’ai pas couché… pas encore… – C’est prévu à quelle heure ? – Tu es infernale. J’en sais rien moi. – Tu la revois quand ? – Ce soir. – Bon et bien voilà. C’est CE SOIR ! – Tu es bête. – Non Anthony, je suis une femme et je sais le pouvoir qu’a Jennifer sur les hommes. Hier soir quand son regard a croisé le tien, il y a eu comme une décharge électrique. Mais même si je suis terriblement jalouse, je suis heureuse pour toi car je sais que c’est une fille bien. – Je ne te remercierai jamais assez de m’avoir forcé à venir et de me l’avoir décrite aussi bien. – De rien. J’ai d’ailleurs en projet de monter un club de rencontres. Comme ça au moins j’aurai la satisfaction de pouvoir faire se rencontrer tous ceux que je n’ai pas mis dans mon lit. Enfin je parle de toi là parce que Jennifer… – Quoi Jennifer ? – Un soir que nous étions seules et que nous avions un peu trop bu et fumé… – Et alors ? – Alors ? C’est un souvenir torride. Au lit, c’est une 118


ENFIN L’AMOUR

bombe. Douce comme un chaton et l’instant d’après, tigresse prête à te dévorer à pleines dents. N’oublie pas de prendre des vitamines. À ton âge… – Merci pour l’âge et pour le conseil. Mais tu sais, ça ne me gêne pas que vous ayez couché ensemble. Deux femmes entre elles, je trouve ça infiniment plus beau que deux hommes ou même qu’un homme et une femme. – Bonne réaction. Et à trois ? – Quoi à trois ? – Et bien deux femmes et un mec. – Stop ! je vois où tu veux en venir. Mais je t’arrête tout de suite, je ne suis pas prêt à la partager. – Égoïste va. Bon amuse-toi bien ce soir. – Merci Béa, merci pour tout. – Pourquoi tu me dis ça. – Ne te fais pas plus idiote que tu ne l’es. Merci d’être ce que tu es. – De rien chéri, tchao. – Tchao. Pantalon à pinces bleu, polo de la même couleur, veste crème en alpaga et chaussures bleu marine, Anthony avait fière allure lorsqu’il se vit dans la glace du hall d’entrée en train d’appuyer sur l’interphone marqué Tily. – Oui ? – C’est Anthony. – Je descends ! Ce n’était pas cette fois-ci qu’il aurait la chance d’admirer son intérieur. Lorsqu’elle s’extirpa avec grâce de l’ascenseur, Anthony en eut le souffle coupé. À cet instant, il comprit à la fois qu’il allait tomber raide dingue de cette fille mais aussi qu’il ne pourrait pas se promener dans la rue à 119


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ses côtés sans attirer des regards d’envie, voire même de meurtre chez certains de ses concitoyens ou concitoyennes. Jennifer était moulée dans une robe rouge qui semblait avoir été cousue à même la peau et qui essayait péniblement de couvrir ses cuisses tout en dévoilant son nombril. – Alors, fit-elle en tournoyant devant lui, balançant des effluves de Courrèges in Blue, l’un des parfums préférés d’Anthony. – Superbe, absolument magnifique. – Tu crois que je vais les faire bander, tes petits michetons dans ton rade minable. Mais quelle idée d’aller là-bas. Tu crois pas que l’on est un peu trop bien habillés pour ce genre d’endroit ? Parce que toi aussi tu es pas mal. J’ai une copine qui dirait même : « Ce mec est parfaitement baisable ! » – On y va ? – Je te suis beau prince. Mais fais gaffe de ne pas me décevoir en m’emmenant dans un bouge où je risque de m’ennuyer et d’où l’on ressort avec les cheveux qui puent le graillon. Assis à côté d’elle dans la voiture, Anthony avait un mal fou à se concentrer. Un œil sur la route, un autre sur les cuisses dénudées très haut, presque à la naissance du slip, par la robe de Jennifer, il éclata de rire en pensant qu’il allait finir avec un strabisme divergent ou encastré dans un arbre. – Qu’est-ce qui te fait rire comme ça ? – Une bêtise de macho amoureux d’une étoile. – Tu parles souvent de la sorte, en essayant de balancer des faux alexandrins pour en mettre plein la vue à ton auditoire ? – Pfoui ! tu m’as l’air bien tendue ce soir. 120


ENFIN L’AMOUR

– Je suis comme un élastique prêt à péter si tu veux savoir. Je ne sais pas où tu m’emmènes, j’ai très faim, très soif, ça fait plus d’une heure que l’on roule et même si j’adore les surprises, je ne suis pas certaine de pouvoir supporter plus longtemps ce supplice infernal. – Relax Jenny, relax, on est presque arrivés. Maintenant tu vas fermer les yeux et me promettre de ne pas les rouvrir avant mon signal. Se renfrognant sur son siège, Jennifer posa la tête sur l’appui du même nom, ravie en fait de se laisser porter. Mais ce qui ne lui avait pas échappé, c’était le fait qu’Anthony l’ait appelée Jenny. Ce n’était pas tant le diminutif employé mais le ton plein de tendresse qui avait accompagné ce mot. Lentement les minutes s’égrenaient et Jennifer savait qu’elle était en route vers le bonheur.


Chapitre 21

L’AMOUR VIOLÉ Une chaleur tropicale régnait sur la capitale en cette journée d’août. Marion supportait à peine le tee-shirt qui lui collait à la peau. Ce matin, en s’habillant, elle n’avait pas pu se faire à l’idée de se sentir comprimée dans un soutien-gorge. Prenant le risque de s’entendre siffler dans la rue ou de subir les réflexions de certains balourds qui draguent façon camionneurs, elle avait revêtu un tee-shirt turquoise en coton et une fausse mini-jupe bleu nuit qui dissimulait en fait un short. Pratique pour s’asseoir et travailler sans se soucier des regards inquisiteurs de ceux qui ne se sont toujours pas remis de la fameuse scène de Basic Instinct où Sharon Stone dévoile sa blonde intimité lors d’un interrogatoire de police. Après une journée moins speedante que d’habitude, elle était passée chez elle prendre une douche en savourant le peu de circulation qui rendait Paris à peu près viable à cette époque de l’année. Hier soir, elle avait reçu un appel de Michel qui lui enjoignait de 122


L’AMOUR VIOLÉ

lui rendre visite à l’appartement afin de récupérer les dernières affaires qu’elle avait laissées. Il lui avait demandé avec beaucoup de gentillesse d’accepter de boire un verre en sa compagnie car il voulait savoir ce qu’elle devenait et bavarder un peu. Sa voix était douce, sans animosité. Après avoir hésité quelques instants, elle donna son accord. Quelque part cela lui faisait plaisir de revoir Michel pour pouvoir le quitter en meilleurs termes que lors de leur dernière entrevue. Marion conduisait presque automatiquement, retrouvant d’instinct les raccourcis qu’elle prenait lorsqu’elle rentrait à son ancienne adresse pour rejoindre celui qu’elle aimait. Miracle ! une place libre l’attendait au bas de l’immeuble. Après avoir composé le code machinalement, Marion se surprit à rectifier sa coiffure dans la glace de l’entrée. Aujourd’hui, elle se trouvait belle avec ses yeux de ciel d’été, sa chevelure bouclée encadrant un visage aux traits fins, barré d’une bouche aux lèvres définitivement sensuelles. Malgré ses quarante ans, la silhouette ne la trahissait pas. Fine, campée sur de longues jambes, ses petites fesses dessinant dans l’espace deux jolies courbes, elle avançait la poitrine en avant, vibrante sous le fin tissu de la robe couleur lavande qu’elle avait choisie après sa douche, comme heureuse de ne pas être comprimée dans de la dentelle à balconnet. Lorsque Michel ouvrit la porte, elle eut un premier choc. Les cheveux longs, une barbe de quatre jours piquait son visage de zones d’ombre. De gros cernes ourlaient ses yeux et sa tenue montrait un laissez aller certain. Chemise froissée ouverte sur la poitrine, le jean déchiré, pieds nus, il lui offrit son plus beau sourire. – Salut Marion, je suis si content de te revoir. – Bonjour Michel, moi aussi. 123


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– Eh bien entre ! Tu ne vas pas rester plantée sur le paillasson. Tu ne m’embrasses pas. Méfiante, Marion tendit sa joue sur laquelle il déposa un bisou sonore sans chercher ses lèvres comme elle le redoutait. – Tu n’as pas l’air très en forme. – Pourquoi dis-tu ça ? – Je ne sais pas, tu m’as habituée à une tenue plus classe… – Oh ! t’inquiète, c’est parce que aujourd’hui je ne travaillais pas. Et puis, il fait tellement chaud que je ne sais plus quoi mettre. Toi, par contre tu as une mine superbe. Tu es vraiment canon dans cette petite robe. – Merci. – Qu’est-ce que je te sers à boire ? – Je ne sais pas. Quelque chose de frais. – Si tu veux, je te propose un cocktail super rafraîchissant dont j’ai le secret. – Ouais, je veux bien, mais ça dépend ce que tu mets dedans. – Ah ça, je ne peux pas te le dire. Mais tu verras, c’est top bon. Assieds-toi, détends-toi, je reviens dans trois minutes. Enlevant ses chaussures comme à l’accoutumée, Marion se lova sur le canapé. Son regard erra dans le salon où rien ne semblait avoir changé depuis son départ, si ce n’est les bibelots, photos et autres meubles qu’elle avait embarqués avec elle. Marion fut tout de même intriguée par les deux projecteurs montés sur pied qui faisaient ressembler le salon à un plateau de cinéma. Croyant entendre des voix venant de la cuisine, elle lança à celui qui était toujours officiellement son mari tant que le divorce ne serait pas prononcé : 124


L’AMOUR VIOLÉ

– Tu veux de l’aide Mich ? – Non, non tout baigne, j’arrive. Quelques instants plus tard, Michel arriva porteur d’un plateau où trônaient des olives, du pain beurré tartiné de soubressade (une sorte de chorizo mou et épicé) ainsi que des tramousses. Deux grands verres à cocktail décorés de sucre glace contenaient un liquide bleuté, trace évidente de curaçao. – Tu te débrouilles vachement bien depuis que je ne suis plus là. – Il le faut, même si ce n’est pas facile tous les jours. Tu me manques Marion mais je me fais peu à peu à l’idée que tu ne seras plus là et que bientôt, on ne se verra peut-être plus. Chacun va refaire sa vie et partir vers d’autres directions. Tu sais, je voulais vraiment m’excuser pour mon attitude l’autre fois. J’ai vraiment manqué de tact… – C’est pas grave, j’ai déjà oublié. Je préfère garder en mémoire les bons moments que nous avons connus. – Je parle, je parle et je manque à tous mes devoirs. Tu dois mourir de faim et de soif. Tiens tchin ! – Tchin ! La première gorgée très fraîche fit à Marion l’effet d’une perfusion de liquide destinée à calmer les angoissés avant une opération chirurgicale. – Qu’est-ce que tu mets là-dedans ? C’est super bon et ça détend tout de suite. – Ce n’est pas trop fort au moins ? – Non, non, mais tu me promets de me donner ta recette. – Promis avant que tu partes. Sers-toi, fais comme si c’était encore chez toi. Sans comprendre pourquoi, Marion se sentait bien, 125


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comme débarrassée des tensions de la journée et de celles accumulées depuis sa séparation. Michel était doux, prévenant, à l’image de celui qu’elle avait rencontré un jour de printemps. Elle se revoyait soudain en train de rire à gorge déployée, installée à la terrasse d’un café, dans l’une des nacelles de la grande roue déployée place de la Concorde où dans une salle de cinéma, lovée contre celui qu’elle aimait à la folie. – À quoi tu penses ? – À rien, je me disais juste que je n’avais pas été aussi bien depuis longtemps. L’espace d’un instant, Michel eut envie de tout arrêter. De prévenir les deux hardeurs qui se cachaient dans sa pièce bureau de ne pas se montrer tant que Marion ne serait pas partie. D’oublier sa funeste vengeance. Mais soudain, il se ressaisit, sa haine pour cette fille aux yeux azur revenant tel un boomerang lui rappeler ses nuits sans sommeil. Marion venait d’avaler la dernière gorgée de son cocktail lorsqu’une chaleur intense la parcourut des pieds à la tête. Elle se mit à transpirer abondamment, mettant ça sur le compte de la chaleur ambiante. Pourtant, elle se sentait mal comme si son sexe avait soudain décidé de mener sa vie sans lui rendre de compte. Marion tenta d’oublier la brûlure qui lui enflammait le bas-ventre comme si on venait de lui enfoncer un tisonnier entre les cuisses et qu’elle appelait cette intrusion de tout son être. Dans sa bouche, la langue de Marion semblait peser des tonnes lorsqu’elle se tourna vers Michel qui la fixait avec des yeux bizarres. – À quoi ça sert ces deux projecteurs que tu as installé là ? 126


L’AMOUR VIOLÉ

– Tu vas le savoir bien vite. La voix de Michel avait changé, se faisant plus grave. Soudain Marion prit peur, se demandant s’il ne lui avait pas fait boire quelque chose. – Bon, je vais y aller. Tentant de se relever, elle sentit la terre se dérober sous ses pieds et retomba à la renverse sur le canapé. – Bon Dieu, qu’est-ce qu’il m’arrive ? Qu’est-ce que tu m’as fait boire. Pour toute réponse, elle n’eut droit qu’à un immense éclat de rire. – Tu vas payer pour tout ce que tu m’as fait subir. Toutes les humiliations, celles que je connais et toutes celles dont je n’ai pas conscience. Et tu vas payer avec ton cul, salope ! – Michel ! Tu ne vas pas recommencer à déconner. Donne-moi mes affaires et laisse-moi partir ! – Moi je voudrais bien mais mes copains ne seront sûrement pas d’accord. Je doute qu’ils aient attendu tout ce temps pour repartir la bite sous le bras. – Tes copains, quels copains ? Michel, qu’est-ce que tu cherches ? Arrête tes conneries. – Hé, les mecs, vous pouvez venir. Et apportez la caméra. En proie à une vive panique, Marion tenta une nouvelle fois de se lever pour partir mais la tête lui tournait, elle avait presque envie de vomir. Et cette brûlure… comme lorsqu’elle se caressait parfois pendant de longues minutes, allongées sur son lit après sa douche. – Toi, tu bouges pas. Ce serait dommage que tu rates ça. T’inquiète pas, ça va être ta fête ! Deux hommes genre pivots d’usines à muscles venaient d’entrer dans le salon, le visage recouvert d’un masque sou127


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ple qui ne laissait apparaître que leurs yeux et leurs bouches. Ils étaient habillés comme des jumeaux : marcel sans manche blanc et jean délavé. Pieds nus, ils faisaient face à Marion pendant que Michel préparait la caméra. Sans un mot, ils la fixaient avec des yeux de bêtes fauves prêtes à sauter sur sa proie. Marion, recroquevillée sur elle-même n’osait plus faire un geste. – Michel, laisse-moi partir s’il te plaît. Je t’en prie, je ne t’ai rien fait. – Ta gueule ! Tu fais moins la fière maintenant, pas vrai ? La petite Marion n’est plus la divine salope qui fait bander tous les mecs dans les couloirs et dans la rue, qui allume son patron sans jamais passer à l’acte et qui fait baver les hommes avec ses petites robes moulantes sans rien dessous. – Michel, arrête ! Ne fais pas le con. Une nouvelle fois elle se leva mais l’un des mecs la poussa avec violence dans le canapé. La peur la fit frissonner même si elle sentit la sueur dégouliner le long de son dos. Sa langue semblait si épaisse dans sa bouche aux lèvres sèches qu’elle n’arrivait plus à parler. Et ces deux tordus qui, bras croisés, la dévisageaient toujours comme deux pitbulls affamés voyant passer une minuscule grand-mère de retour du Mammouth, les bras chargés de victuailles. – Bon, les gars, je suis prêt. Marion, je te préviens que si je t’entends crier, si je te vois te défendre, mordre ou griffer, je te casse ta petite gueule si fort qu’aucun chirurgien esthétique ne pourra rien faire pour toi. Ces deux beaux mecs sont tout entier à ton service pour te satisfaire. Ils vont bien s’occuper de toi pendant que je te filme pour la postérité. Tâche d’être à la hauteur et n’oublie pas, tu cries, je te brûle la gueule. 128


L’AMOUR VIOLÉ

– Non Michel, non ! Pas ça, s’il te plaît. Ne détruit pas ta vie et la mienne ainsi que celle de ces jeunes gens qui ne me connaissent pas et… – Allez les mecs, mettez-lui quelque chose dans la bouche pour l’empêcher de dire des conneries. Vous allez voir comme elle est bonne. Et n’oubliez pas de garder vos masques. Le visage à demi dissimulé, les deux hommes saisirent Marion. – Non, nooooon… Allongée sur le dos sur le canapé, les bras coincés derrière la tête par une main ferme, des lèvres venaient de s’écraser sur les siennes. Avec dégoût, elle sentit une langue fouiller sa bouche, alors que les cuisses maintenues écartées, une main soulevait sa robe et une autre bouche venait de se coller sur le tissu de son string comme une ventouse. Le cauchemar allait durer près d’une heure. Sans la frapper mais toujours d’une main ferme, les deux mâles en rut la plièrent à tous leurs caprices : fellations, fessées, pénétrations multiples, rien ne lui fut épargné. Déchirée, humiliée, elle voyait parfois, entre les larmes qui noyaient ses yeux en permanence, Michel, l’œil rivé à la caméra qui filmait sans cesse sous tous les angles. Les deux hommes semblaient insatiables et à chaque fois qu’elle pensait en avoir terminé, ils revenaient à la charge, la malaxant dans tous les sens comme une poupée de chiffon. Prise de dégoût, elle sentait leurs transpirations, leurs souffles rauques et leurs mains qui salissaient sa peau tel un cauchemar répété à l’infini. Un moment, elle crut que l’horreur venait de prendre fin. Mais alors qu’elle reprenait un peu ses esprits, l’un des deux hommes la fit se retourner et l’obligea à se mettre à genou. Le premier la prit par les cheveux et alors qu’elle 129


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allait hurler, lui enfonça son sexe profondément dans la bouche. Sous la poussée Marion faillit vomir. Mais le plus terrible restait à venir. Alors que le premier la forçait à le sucer en lui maintenant fermement la tête d’une main de fer sur la nuque, elle sentit l’autre lui enduire l’anus d’une substance glacée. Et soudain, une terrible douleur la fit presque s’évanouir. C’était comme si on lui déchirait les reins. Sodomisée, détruite, elle n’en pouvait plus de honte et de douleur. Après d’interminables minutes, les deux hommes se retirèrent en même temps et lui crachèrent leur sperme et leur mépris sur le corps avant de l’abandonner comme une vieille outre vidée de son eau. Comme dans un mauvais film, elle entendit Michel couper la caméra, éteindre les projecteurs et dire au revoir à ses deux violeurs en leur donnant de l’argent. Puis comme s’il s’agissait d’une autre, elle sentit que Michel l’essuyait avec un mouchoir en papier, lui enfilait sa robe, la forçait à se mettre debout et la raccompagnait chez elle avec sa propre voiture. Sans trop comprendre, Marion se retrouva sur le canapé de son salon jetée là comme un enfant l’aurait fait d’un vieux jouet dont il ne voulait plus. Pantin désarticulé, souillée de honte, à ses oreilles résonnait encore la dernière phrase de Michel : « Voilà, on est quittes. J’espère que tu as pris ton pied et que ça t’apprendra à ne plus avoir le feu au cul… » Après son départ, les larmes recommencèrent à couler. Hébétée, elle se répétait sans cesse cette même question : POURQUOI TANT DE HAINE ? Pourquoi avoir choisi de la briser délibérément alors qu’elle n’avait jamais trompé Michel ? Soudain, elle ne put retenir un cri en pensant à la caméra. Qu’allait faire Michel de ce film grâce auquel, avec un bon montage, il pourrait faire facilement croire 130


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qu’elle était consentante ? L’horreur qu’elle venait de vivre ne serait alors rien en comparaison de ce qu’il pouvait advenir si jamais ce film tombait entre de bonnes mains. La seule lampe allumée jetait une lueur diaphane dans le petit salon. Le corps meurtri et le cœur déchiré, Marion avait l’impression de se noyer comme si son esprit s’était mis en pilotage automatique. L’horreur qu’elle venait de vivre l’empêchait de penser. La tête lui tournait et elle eut juste le temps de courir aux toilettes pour vomir. Pleurant sans pouvoir s’arrêter, elle faillit s’étouffer. Elle n’était que douleur, plaie ouverte, crevant de honte et de rage. Enlevant sa robe, elle se traîna sous la douche. L’eau brûlante lui fit un peu de bien mais même après s’être savonnée plusieurs fois avec un gant de crin jusqu’à s’irriter au sang, Marion se trouvait toujours aussi sale. Tel un zombie, elle n’avait pas le courage de se sécher. Ruisselante, elle se jeta sur le lit, enfouissant sa tête sous l’oreiller, se rappelant l’autruche qu’elle avait vu un jour au Kenya. Dans son esprit perturbé, une seule solution venait de germer : en finir tout de suite avec la vie. D’un pas chancelant elle se dirigea vers la salle de bains où elle savait trouver dans l’armoire à pharmacie suffisamment de saloperies pour que tout cela s’arrête immédiatement. Comme un automate, elle avala en pleurant un tube de somnifères et s’écroula à nouveau sur le lit pour oublier que la vie venait de lui jouer l’un de ses plus mauvais tours. Essayant de ne pas penser à l’atroce réalité des heures passées, ses pensées divaguèrent lentement vers des rivages de soleil avant que l’image d’Anthony ne vienne s’imprimer comme une évidence dans son cerveau. Anthony, le véto, l’homme qu’elle avait aimé et qui ne l’avait jamais trahie. C’est avec lui qu’elle aurait dû construire son avenir, avec lui qu’elle aurait dû 131


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partager les meilleurs comme les pires instants, contre son épaule qu’elle aurait dû poser sa tête… Tout d’un coup ce fut presque comme une évidence. Elle avait raté sa vie, à courir après la pige, à partager le quotidien de ces êtres de néant qui peuplaient son existence. Chaque jour, elle se débattait au milieu de ses faux importants qui jouaient les durs pour cacher leurs médiocrités, de ces péronnelles qui jacassaient, ivres de jalousie et assoiffées de pouvoir, s’accrochant à leurs petites misères comme à des bouées. Les paroles d’une des dernières chansons de Renaud lui revinrent en mémoire : « Loin des projos, loin des télés et des animateurs blaireaux, de ces crétins dégénérés, fringués, coiffés comme des proxos. Loin des journaux et des radios, des interviews conformistes par des zombies mongolitos, un peu nazes, souvent fumistes. Loin des questions parfois obscènes, ridicules ou bien vic’lardes, des nullos de la bande FM, rois de la musique ringarde. Loin des boîtes, des fêtes branchées, de la jet-set et du show-biz, des pétasses “cocaïnées“ et des bellâtres à la dérive. Loin des premières où l’Tout Paris vient poser sans aucun scrupule pour quelques pauvres paparazzis qui aiment mitrailler les nuls. Loin des cocktails, des dîners, des mondanités imbéciles entre starlettes d’un seul été au QI frisant le débile. Loin des conversations minables sur les charmes sur-fabriqués de quelques ados improbables dans un loft télévisé. Très loin des Stars Académiques et des Pop Stars de mes deux qui sont un peu à la musique ce que le Diable est au Bon Dieu… » Presque heureuse de sentir ce trop-plein de lucidité aux portes de la mort, Marion se repassait le film de son existence. Elle qui n’imaginait pas de vivre ailleurs qu’à Paris, au milieu de la foule où elle se sentait au centre du monde, au confluent de là où tout se passe, où tout se sait, 132


L’AMOUR VIOLÉ

elle eut soudain la vision de ces paradis artificiels vers lesquels elle avait tant couru. Cette course à l’argent, au besoin de posséder, de paraître. Marion s’était brûlée les ailes. Comme Icare, elle avait tenté d’approcher le soleil, jouant avec le feu, quêtant un peu de chaleur. Mais aujourd’hui, elle avait pleinement conscience de cette superficialité qui brillait dans les yeux des allumés de la nuit. Elle savait qu’Anthony avait eu raison de vivre loin de la capitale, de choisir l’amour des animaux pour oublier la cruauté des hommes. Marion avait froid malgré la terrible chaleur que la nuit ne parvenait pas à tempérer. Frissonnante de haine et de regrets, elle se voyait partir, ravie de se sentir bientôt délivrée du fardeau de l’existence. Au loin, elle entendait un bruit sourd comme des coups portés. Non, la peur n’allait pas revenir, les médicaments l’empêcheraient de craquer. Cette fois-là, Marion serait la plus forte, maîtresse de son destin… Plus jamais les coups qu’elle entendait au loin, plus jamais de haine… Plus rien que le silence… Elle venait de mourir alors qu’elle se sentait toujours vivante.


Chapitre 22

SURPRISE… Les yeux fermés, Jennifer sentit que la voiture ralentissait et qu’elle s’engageait sur une allée de graviers. – Ça y est, tu peux ouvrir les yeux. –… – Alors, déçue ? – T’es vraiment barge toi. Devant elle, une vieille bastide illuminée se découpait sur la toile indigo du ciel. Autour, le silence n’était troublé que par les dernières cigales collées aux branches des pins. À droite de la voiture, un immense bouquet de lavande embaumait l’air du soir. – C’est Alain Ducasse qui a transformé cette bastide du XVIIe. Benoît, le chef, est un copain depuis que j’ai sauvé son épagneul d’une mort quasi certaine. Viens… Avant d’entrer dans cette maison en pierres de pays, Jennifer laissa son regard errer alentour. Partout, l’impression de sérénité, de solidité… 134


SURPRISE…

– Anthony, enfin te voilà. Tu permets je te tutoie ! L’homme qui venait d’apparaître était rond comme une pomme, jovial et respirait la joie de vivre. Un immense sourire découpait son visage. On aurait dit une citrouille dans laquelle on aurait coupé une large part. Il parut tout de suite sympathique à Jennifer d’autant qu’il n’était pas avare de compliments. – Benoît, je te présente Jennifer. Se penchant pour un baisemain, elle l’entendit murmurer : « C’est chaque fois un plaisir de rencontrer une jolie femme… », et se relevant, le visage encore plus rubicond :« Mais là j’avoue que l’on touche au sublime. » Et se tournant vers Anthony :« Je ne savais pas que tu avais des goûts aussi sûrs. Où diable as-tu trouvé cette merveille ? En plus, je suis certain que son âme est aussi belle. Je me trompe rarement sur les gens. Bon, vous devez mourir de faim et moi je joue les maquignons. Je vous ai réservé le salon des amoureux. Je vous laisse aux bons soins de Sophie, il faut que je retourne en cuisine si vous voulez manger quelque chose. » – Il est génial ce Benoît, dit en riant Jennifer. – Oui, j’adore ce genre de mec. Un talent fou et une simplicité monacale tout en conservant un féroce sens de l’humour. Et puis cette gentillesse que tu sens dès le premier instant où tu le rencontres. Dans l’intimité de ce minuscule salon, le repas fut un enchantement. Après les amuse-bouche, ils prirent chacun un melon de Cavaillon nappé de gelée de bœuf corsée au poivre noir. Puis Jennifer opta pour des légumes presque confits en cocotte au lard paysan et truffe écrasée tandis qu’Anthony choisissait un cul de lapin de ferme tartiné de moutarde et cuit à la broche. Par gourmandise, ils terminè135


J’AIME LE CIEL PARCE QU’IL EST DANS TES YEUX…

rent par des crostinis aux fraises accompagnés de salade de menthe et de glace vanille. – Tu es fou de me faire manger comme ça. Je vais mourir et disparaître de la même manière que les Envahisseurs lorsqu’ils croisaient la route de David Vincent. Il ne restera plus de moi qu’un petit tas de cendres. – Ce serait bien dommage. Je préfère nettement l’enveloppe charnelle. À ces mots un éclair passa dans le vert des yeux de Jennifer. Quelque chose comme un filament d’or en même temps qu’un petit bout de langue rose venait humecter ses lèvres. Passant sa main dans sa chevelure bouclée, les yeux coquins elle lança : « Tu sais Anthony, les hommes que j’ai rencontrés étaient le plus souvent des guerriers. Bien sur, ils cachent tout ça derrière des costumes Armani, des manières de gentleman, un parfum qui enivre, une voix qui séduit. Et hop, ils t’emmènent sur leur champ de bataille, là où ils croient connaître toutes les aspérités du terrain pour triompher haut la main. Je veux parler du lit évidemment. Et là, ils oublient de faire l’amour pour continuer à faire la guerre. Guerre contre la peur de ne pas être à la hauteur, guerre contre le soutien-gorge de leur partenaire qui refuse de se laisser crocheter par leurs gros doigts, guerre contre leur queue pour qu’elle ne les laisse pas tomber au dernier moment, guerre contre le timing, contre cet orgasme qu’ils ne parviennent pas à déceler dans les gémissements de l’autre. J’en passe et des meilleures. Ces hommeslà ne pensent pas une seconde que ce n’est pas cela que nous attendons d’eux. Ce n’est pas une performance, une pénétration sauvage qui dure une demi-heure, une baise qui ressemble plus à un cours de stretching avec changement de position toutes les cinq minutes et mots grossiers 136


SURPRISE…

hurlés dans l’oreille afin qu’on acquiesce genre oui j’aime ça, je suis ta petite pute, vas-y défonce-moi… Je te choque ? » – Non, non vas-y continue, j’aime cette franchise. – Bon. Tout ça pour te dire que tu ne me parais pas être ce genre de mec. Et même si tu as une grande gueule, on sent chez toi une tendresse à fleur de peau, une féminité dans le bon sens du terme. Bref, on a très envie de goûter pour voir si l’impression est bonne ou si on s’est fourré le doigt dans l’œil jusqu’au vagin. Voilà une tirade qui m’a donné soif. Sers-moi un peu de cet excellent saint-estèphe. Je suis déjà complètement pompette. Alors un peu plus ou un peu moins… – Jenny, comme tu as dû souffrir pour arriver à une telle analyse. C’est vrai que beaucoup d’hommes pourraient se reconnaître dans la description que tu viens de faire. C’est pourquoi j’ai choisi ce métier car l’animal ne te trahit jamais. Il peut t’attaquer mais toujours avec raison, soit parce qu’il a faim, soit parce qu’il a peur. L’homme par contre comme le chante Renaud dans l’une de ses chansons, « c’est avec son flingue ou avec sa queue qu’il part au combat, traquant l’odeur de poudre, chose qui ne fait pas frissonner les ovaires des femmes »… L’animal et le chien en particulier n’appartient qu’à un seul maître si tenté que celui-ci ne le déçoive pas. Il est entier, brut de décoffrage. Ce sont des sentiments que l’on ressent parfois en amitié même si dans ce cas-là tout est beaucoup plus fragile, plus aléatoire. – Qui t’a fait souffrir autant pour que tu sois si différent des autres ? Quelle femme a pu te faire mal à ce point ? – Pourquoi me dis-tu ça ? – Anthony, joue pas ce petit jeu avec moi. Tu as commencé, va jusqu’au bout, parle-moi d’elle… 137


J’AIME LE CIEL PARCE QU’IL EST DANS TES YEUX…

– À quoi bon, c’est si loin maintenant. – Anthony, s’il te plaît… – Bon, ok. Elle s’appelle Marion. C’est selon l’expression consacrée « l’amour de ma vie », celle pour qui j’étais prêt à faire des folies, à décrocher la lune, à inventer des mots d’amour pour pouvoir les dessiner sur sa peau. Elle habite aujourd’hui Paris, nous avons chacun des vies très différentes, elle journaliste dans le show-biz, moi bouseux avec mon 4 x 4, mon chien et ma maison à la campagne. Voilà ce que tu voulais savoir. – Hum, je ne suis pas certaine que tu m’aies tout dit, mais bon. – Et toi, tu n’as pas un amour de jeunesse ? – Non. Je sais seulement combien certains hommes sont décevants mais cela ne m’empêche pas de chercher toujours la perle rare et je ne suis pas devenue militante MLF ou Chienne de garde, voire même lesbienne pour autant, même si parfois… – Parfois quoi ? – Non rien. – Comment ça rien. Je te livre la partie la plus intime de ma vie, de ma mémoire et tu me refuses la moindre confidence. – J’ai peur que tu me juges mal, que tu le prennes mal. – Quoi, si tu m’avoues que parfois tu couches avec une femme ? – Comment… – Chut, je trouve ça très mignon, très beau, très sensuel et si j’étais une femme, je suis sûr que je serai bisexuelle. – Et pourquoi tu n’essayes pas avec un homme ? – Parce que ce n’est pas pareil. Il n’y a pas cette poésie, cette soif de caresses données et reçues, cette connaissance 138


SURPRISE…

de l’autre jusque dans ses moindres recoins si j’ose dire. Deux hommes ensemble, c’est encore une fois un acte de pénétration, de possession… de guerre presque même si cela peut être doux. Deux femmes ensemble, c’est une symphonie, une harmonie, un échange, un glissement. C’est beau quoi. Soudain, le silence se fit, chacun prenant le temps de réfléchir à ce que l’autre venait d’énoncer. Des bruits étouffés leur parvenaient depuis les autres salles du restaurant. Les yeux dans les yeux, ils se parlaient plus qu’avec des mots. C’était plus fort, presque violent comme échange et ce fut Jennifer qui, la première rompit le silence. – Anthony, fit-elle du bout des lèvres… – Oui ? – Je ne pense pas que je pourrai attendre d’être rentrée à Aix pour faire l’amour avec toi. D’un autre côté, je ne voudrai pas que notre première nuit d’amour ait lieu sur le siège arrière de la voiture comme deux étudiants américains fiers d’étrenner la banquette de la vieille Cadillac de daddy. À toi de trouver une solution. – Je crois que cela peut s’arranger si tu m’autorises à quitter la table quelques minutes. – Va mon ami, va, je vais continuer à me saouler en attendant ton retour. – Reste lucide quand même. Je ne voudrais pas que demain tu m’accuses d’avoir profité de la situation. Je ne tiens à me retrouver au tribunal pour viol… – Rassure-toi. Par contre si tu restes là sans rien faire, ce n’est pas pour viol que je te traînerai en justice mais pour non assistance à personne en danger. Le rire puissant d’Anthony résonnait encore à ses 139


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oreilles lorsqu’il revint dans le salon, un sourire satisfait dessiné sur les lèvres. – Ça y est, tout est arrangé. Et tu peux même continuer à boire car nous n’allons pas quitter ce merveilleux endroit. Benoît s’est occupé de tout… – Tu les emmènes toujours ici ? – Qui ? – Tes conquêtes d’un soir. – Jenny ! C’est la première fois que je viens ici avec une femme. Je n’étais venu qu’une seule fois auparavant, suite à l’invitation de Benoît. Et j’étais seul, répondit-il d’un ton plus sec qu’il ne l’aurait souhaité. – Ne te fâche pas, Anthony, je voulais juste jouer à la femme qui cherche à être exclusive. Passant une main sur sa nuque, elle attira son visage vers elle jusqu’à ce que leurs lèvres se frôlent. Mais au dernier moment, Anthony refusa ce contact, sachant qu’il ne pourrait plus rien maîtriser. Les yeux dans les yeux, ils avaient déjà commencé à faire l’amour. La suite promettait d’être encore plus torride. – Viens, Jenny… Viens nous faire du bien…


Chapitre 23 SAUVÉE…

– Allô, le Samu, venez vite, mon amie est en train de mourir. Vite, vite ! – Calmez-vous madame, donnez-nous déjà l’adresse et décrivez-nous ce que vous avez sous les yeux. Respirant à fond pour ne pas hurler, Stéphanie se rendit vite compte que la voix d’homme au téléphone avait le pouvoir de la rassurer et qu’elle était de bon conseil. – Excusez-moi. L’adresse bien sûr ! C’est au 22, rue d’Aix dans le XVe arrondissement, dernier étage. – Il y a un code ? – Oui, le 35 A 47 et un interphone au nom de Polskay. – Ne quittez pas une seconde… Au bout d’un temps qui lui parut interminable, la voix se fit de nouveau entendre. – Allô ? – Vite, je vous en prie, faites vite ! 141


J’AIME LE CIEL PARCE QU’IL EST DANS TES YEUX…

– Du calme madame, une voiture vient de partir, elle sera là dans quelques instants. Dites-moi ce qui se passe. – Il se passe que ma meilleure amie est en train de mourir à poil sur son lit et que j’ai trouvé une boîte de somnifères vide par terre. Voilà ce qui se passe. – Est-ce qu’elle respire encore ? – Oui, je crois. J’espère… À ses mots, Stéphanie fondit en larmes. La situation était trop inhabituelle, l’horreur de la mort si proche et si palpable qu’elle sentait ses nerfs la lâcher. – Attention, ce n’est pas le moment de craquer. Il faut tenir encore un peu, je suis sûr que vous en avez le courage. Allô, vous m’entendez ? – Oui, oui, excusez-moi… – Première chose après avoir raccroché, couvrez-la et essayez de la mettre sur le côté en la bougeant le moins possible, d’accord. Vérifiez qu’elle ne s’étouffe pas ou qu’elle n’a pas vomi. Ensuite ne faites rien d’autre que de faciliter l’accès à la chambre au plus vite dès que vous entendrez les secours. D’accord ? – Oui, oui, merci. – Bon courage ! À peine eut-elle raccroché que Stéphanie perçut un râle venant de la pièce à côté. À cet instant, elle sut que Marion n’était pas morte et qu’il y avait des chances de la sauver. La suite se déroula comme dans un mauvais rêve pour Stéphanie qui permit d’abord aux secouristes d’arriver jusqu’à Marion après l’avoir recouverte d’une couverture et l’avoir penchée sur le côté comme l’homme au téléphone lui avait conseillé de le faire. Puis elle s’effondra en larmes, secouée de spasmes incontrôlables au point que les pompiers durent aussi s’occuper d’elle. Dans un état second, dû 142


SAUVÉE…

à la piqûre de calmant qu’un des secouristes avait fini par lui faire, Stéphanie comprit que Marion allait pouvoir s’en sortir après un sérieux lavage d’estomac. Puis ce fut le trou noir, une sensation de bien-être comme la fois où elle s’était laissé aller à fumer trois joints en une seule soirée et qu’elle s’était sentie hors de son enveloppe charnelle, en état d’apesanteur, prête à s’envoler, genre superwoman matinée d’Icare. Et à l’image du héros de la mythologie grecque, fils de Dédale (déjà pas facile comme ascendance) qui s’envola au moyen d’ailes de cire et de plumes, hors du labyrinthe où le roi Minos l’avait enfermé, la chute fut brutale. Ce matin-là, Stéphanie se réveilla en sursaut. Elle mit un peu de temps à comprendre qu’elle se trouvait toute habillée sur le lit de Marion, dans cette chambre où quelques heures plus tôt, elle avait découvert son amie inanimée. D’un bond, elle fut sur ses pieds, sa première pensée étant de se dire qu’elle ne pouvait pas dormir dans la chambre d’une morte. Puis elle se raisonna, se rappelant qu’elle avait entendu plusieurs pompiers affirmer qu’elle s’en sortirait après un bon lavage d’estomac. Et puis Marion ne pouvait pas mourir comme ça. Pas elle, pas cette super fille, malheureuse en amour mais si fidèle en amitié. Une nana qui lui avait trouvé du travail en la présentant à des gens influents dans de nombreuses rédactions de magazines alors que la tendance dans le métier est plutôt du genre « Va jouer ailleurs que sur mon territoire de chasse ou je te flingue ». Reprenant ses esprits, ses yeux tombèrent sur un mot griffonné à la hâte par l’un des pompiers accourus au chevet de Marion : « Hôpital Laennec », suivi d’un numéro de 143


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téléphone. Un geste sympa qui lui permit d’avoir très vite de bonnes nouvelles. Marion était encore dans les vapes mais elle était hors de danger… En se dépêchant de prendre une douche, elle pourrait arriver à temps pour assister à son réveil. Comme elle travaillait en free-lance pour de nombreux magazines, il lui fut facile d’annuler le rendezvous qu’elle avait en fin de matinée avec un rédacteur en chef. De toute façon, celui-là, elle ne le sentait pas trop ! C’était le genre à vous regarder droit dans les seins et à vous demander d’avoir la gentillesse de lui passer l’exemplaire du magazine posé sur la petite table loin derrière vous afin de compléter le chiffre qui lui manquait : 90/60/90… D’un air satisfait, il vous faisait alors miroiter un impressionnant volume de piges, et si tout se passait bien (nouveau regard libidineux sur mes « airbags » comme ils disent parfois entre eux), on pourrait envisager une place au sein de la rédaction, d’abord en CDD puis très vite en CDI. Tout juste s’il ne rajoutait pas « et plus si affinités ! ». La matrone de l’accueil, à l’hôpital, semblait issue, en ligne directe, du croisement entre un orang-outang femelle et un pit-bull. Moustachue au point d’hésiter un moment sur son appartenance au sexe dit « faible », elle avait le sourire d’Elephant Man, caché derrière des lunettes aux verres si épais qu’ils semblaient avoir été taillés dans les carreaux incrustés dans les murs de certaines salles de bains. Répondant au doux prénom de Bernadette (inscrit sur le badge qui semblait ridicule, planté là sur une poitrine-montgolfière tel un minuscule rafiot ballotté par les vagues d’une gigantesque tempête), le cerbère faillit lui interdire l’accès à la chambre de Marion. Stéphanie avançait encore dans le couloir, qu’elle l’entendait toujours 144


SAUVÉE…

marmonner : « Si c’est pas malheureux de se suicider à cet âge… ça devrait être condamné par la loi… t’es pas d’accord avec moi Paulette… » Sur le pas de la porte de la chambre 42, Stéphanie eut un haut-le-cœur. Sur son lit, la tête seule dépassant des draps, Marion, la belle Marion, ressemblait à un cadavre. L’image du mort qui reposait sur la table d’autopsie lorsqu’elle avait dû aller interviewer un médecin légiste dans le cadre de l’une de ses enquêtes journalistiques lui revint en mémoire. Un instant elle crut que son amie n’avait pu être sauvée et que personne n’avait voulu lui annoncer la nouvelle au téléphone. Mais Marion, sentant sa présence, ouvrit les yeux et esquissa un pâle sourire. – Bon Dieu Marion, tu m’as foutu une de ces trouilles. Je te croyais morte. Mais qu’est-ce qui t’as pris de faire une chose pareille ? Tu te rends compte que si tu ne t’étais pas ratée, personne n’aurait rien compris. Tous ceux qui t’aiment comme moi n’auraient même pas eu droit à un mot d’adieu, c’est… – Steph… – C’est complètement fou, un… – Steph… Du calme… – Oh Marion, tu m’as fait si peur. Quand je t’ai vue, allongée sur ton lit, j’ai cru que tu étais morte. – Comment tu as fait pour me sauver la vie ? – Je ne sais plus. Je suis passée te voir hier soir et en bas de l’escalier, j’ai croisé ta concierge qui m’a raconté avec un clin d’œil salace que ton mari venait de te raccompagner mais que tu ne semblais pas très en forme, comme si tu avais bu ou que tu t’étais droguée. Elle a terminé sa phrase en me demandant si cela me semblait normal. Je suis alors montée chez toi. J’ai sonné, tapé à la porte, jusqu’à ce que 145


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je me rappelle que tu m’avais fait refaire les clés de ton appartement afin que je vienne m’occuper des plantes lorsque tu serais partie en reportage. Mais ne me fais plus jamais un coup pareil. Qu’est-ce que Michel t’a dit pour te mettre dans cet état et te pousser à commettre l’irréparable ? – Pas dit, fait… – Quoi ? – Ce qu’il m’a fait… – Et qu’est-ce qu’il a bien pu te faire ? Il ne t’a pas tabassée quand même ? Hein Marion, dis-moi qu’il n’a pas levé la main sur toi. Ce mec est capable de tout. – Steph… – Oui ! – Approche. Viens t’asseoir à côté de moi. – Je suis là Marion, t’inquiète pas, je vais m’occuper de toi. Raconte-moi ce qui s’est passé. Serrant la main de Stéphanie, elle tourna vers sa copine un visage ravagé par les larmes. Et c’est dans un sanglot que Stéphanie crut entendre l’horreur. Incrédule, elle fit répéter à Marion pour être bien sûre d’avoir compris. – Steph, il m’a fait venir chez lui sous prétexte de récupérer mes affaires. Là, il m’a fait boire une saloperie et au moment où je voulais partir, il a appelé deux mecs qui étaient cachés dans la cuisine. Et ils m’ont… ils m’ont… Marion ne put terminer sa phrase, tellement les larmes jaillissaient de ses yeux. Voyant qu’elle ne parviendrait pas à la calmer et sentant monter la crise de nerf, Stéphanie se résolut à appeler l’infirmière qui lui fit tout de suite une piqûre de calmants. – Je vais faire un tour en ville pendant qu’elle dort. Je vous la confie. Prenez-en soin, c’est ma meilleure amie, dit146


SAUVÉE…

elle sur le ton de la confidence à la grosse dame noire en blouse blanche dont le visage respirait la bonté. – Vous en faites pas m’dam. J’la surveille comme si c’était ma propre fille. – Merci. Elle paraît avoir tellement souffert. – Qu’est-ce qui s’est passé pour qu’elle en soit arrivée là ? Une si belle femme. Elle a un visage de poupée. – Je ne sais pas encore. Elle n’a pas pu me le dire. Mais ça doit être très grave car ce n’est pas son style. C’est une fille extra, le cœur sur la main, toujours prête à aider les autres. Son mari est par contre un vrai salopard. Je vais lui crever les yeux s’il lui a fait du mal. – La vengeance n’est pas toujours une bonne chose, m’dam. Parfois, l’indifférence fait plus de mal. – Oui, vous avez peut-être raison. À tout à l’heure. Dehors, la ville était poisseuse. Les trottoirs et la chaussée, semblaient se consumer sous l’effet d’un gigantesque brasier. Les yeux brûlés de trop de lumière, Stéphanie avançait en aveugle. Autour d’elle, la foule transpirante lui apparaissait en parfaite transparence. Même les odeurs et les bruits lui parvenaient atténués comme si un épais manteau de neige étouffait l’ensemble. Il faisait trop chaud dans son tee-shirt et son jean lui collait aux cuisses. Mais elle n’avait que faire de l’image qu’elle donnait d’ellemême. L’important était de savoir ce qui était arrivé à Marion au point de provoquer un geste aussi désespéré. L’idée du viol lui était tout de suite venue à l’esprit lorsque son amie avait parlé des deux hommes cachés par Michel. Mais cet acte lui paraissait si horrible qu’elle ne pouvait se l’imaginer. Elle n’arrivait pas à concevoir une telle horreur, surtout de la part de quelqu’un qui avait aimé Marion au point de l’épouser et de vouloir lui faire un enfant. En mar147


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chant dans la lumière, elle se souvint alors de sa propre expérience de la violence, l’été dernier. À cet instant précis, au milieu d’une foule d’anonymes, elle se remémorait cette honte au point de sentir encore l’odeur de cet homme, de sentir ses mains sur elle comme des traînées de vomi. Elle avait passé une soirée lambda au bar discothèque du camping où, pour tromper sa solitude, elle était partie rejoindre une copine en villégiature sur la Côte d’Azur, à quelques kilomètres du Lavandou. La journée, s’il était alors relativement facile d’éloigner les beaufs aux regards salaces et aux propos sensés provoquer l’hilarité de celles qu’ils reluquent avec des yeux de crapauds morts d’amour au soleil, dès la nuit tombée, cette espèce poilue issue du croisement entre un homme-singe et une limace-glue se faisait plus pressante. Au moment où débutait la série des slows, Stéphanie avait choisi de rejoindre la caravane sans attendre les invitations appuyées d’une œillade baveuse, sans parler des mains moites et des haleines aux relents de pastis frelaté. Elle marchait tranquillement dans les allées peu éclairées du camping lorsqu’une brute l’avait saisie par les cheveux tout en lui plaquant une main de basketteur sur la bouche afin de l’empêcher de hurler. Elle avait à peine eu le temps de réaliser ce qui lui arrivait qu’elle s’était retrouvée allongée face contre terre. Une main lui relevait sa robe et lui arrachait son string pendant qu’une voix lui chuchotait à l’oreille des mots de haine du style : « Tu vas voir salope, je vais t’enculer à sec… tu vas aimer ça, sale chienne… si tu gueules, je t’étrangle… » Le programme aurait sans doute été suivi à la lettre si cette ordure n’avait pas renversé un pied de parasol qui, en tombant sur une caravane proche fit suffisamment de bruit pour alerter le voisinage et faire fuir son agresseur. Stéphanie en fut quit148


SAUVÉE…

te pour une belle frousse. Depuis ce jour, la peur ne l’avait plus quittée. Elle la semblait vivre en elle tel un Alien ressurgissant dès qu’un regard trop appuyé ou qu’un signe d’agressivité venait l’atteindre. Stéphanie comprenait d’autant mieux ce que pouvait ressentir Marion si le viol était bien la cause de sa tentative de suicide… Ses pas l’ayant ramenée vers l’hôpital, elle n’allait pas tarder à en avoir le cœur net. Avant de frapper à la porte 42, Stéphanie inspira plusieurs fois, son intuition lui chuchotant que ce qu’elle allait entendre, la mettrait face à cette terreur qu’elle cherchait par tous les moyens à enfouir en elle aussi profondément que possible. Lorsqu’elle entra, Marion feuilletait distraitement un magazine. – Stéphanie, enfin ! Je ne savais pas si tu allais revenir aujourd’hui. Tu es la seule à prendre soin de moi. – C’est normal, tu n’as prévenu personne. Je te rappelle que ce… cette… – Connerie que j’ai faite… – Voilà, je cherchais le mot. Que cette connerie donc, s’est produite hier au soir. Vas-tu enfin me dire pourquoi tu as fait ça ? – Viens là (Marion tapotait du plat de la main le rebord du lit.) Tu as bien le droit de savoir. Les larmes aux yeux, secouée parfois de sanglots, Marion raconta tout en glissant toutefois sur les détails. Au fur et à mesure que se déroulait le récit de l’horreur, le visage de Stéphanie se muait en une grimace de dégoût. La pauvre semblait en proie à un cruel dilemme : rester afin de réconforter son amie ou partir en courant respirer l’air pur du dehors et se gaver de soleil. Stoïque, elle avait choisi de demeurer assise et de raconter à Marion ce qui lui 149


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était arrivée afin de tenter de dédramatiser un peu la situation… – Voilà pourquoi j’ai décidé de me balancer. Car si ce salaud décide de me faire chanter, il en a désormais le pouvoir. Le film qu’il a tourné et dans lequel il va sûrement prendre soin de gommer tout ce qui pourrait ressembler à un viol peut très bien atterrir chez des amis ou même sur le bureau d’un rédacteur en chef. Tu imagines un peu la honte… – Mais quelle saloperie ce mec. Je le crois pas ! Qu’estce que tu vas faire ? – Que veux-tu que je fasse ? – Je sais pas moi. Porter plainte. Le traîner au tribunal, l’envoyer en taule afin qu’il se fasse lui aussi violer par les détenus qui ne lui feront pas de cadeau. Je lisais justement un article là-dessus l’autre jour… – Steph ! – Un article où… – Steph ! – Quoi ? – Imagine deux secondes ce qui va se passer. Je vais porter plainte au commissariat face à des flics qui vont me regarder avec un petit sourire en coin genre « celle-là, faite comme elle est, si j’étais son mari, je la séquestrerai chez elle pour l’empêcher de sortir et crois-moi qu’elle y passerait tous les soirs, voire même plusieurs fois par jour ». – Enfin, Marion, tous les flics ne sont pas comme ça. – C’est vrai tu as raison, mais la plupart oui. C’est une phrase que j’ai entendu prononcée par un copain de Michel, un haut fonctionnaire au ministère des Affaires étrangères. Tu vois un peu ce que cela peut donner chez un flic de base à qui je vais raconter que deux mecs me 150


SAUVÉE…

violaient sous les yeux de mon mari, lequel était en train de filmer nos ébats… Et même si je tombe sur un flic sympa, prévenant et compréhensif, tu penses un peu à la suite ? – Quoi la suite ? – Le procès Steph, le procès. L’avocat de Michel, un certain Maître Varnier que je connais bien. Une enflure de première celui-là qui me demandera de raconter tous les détails face aux jurés en insistant bien sur tel ou tel point. Car même si le procès est à huis clos, il me faudra revivre tout cela. Supporter plusieurs fois les questions immondes, voir le film projeter comme pièce à conviction. Michel, tel que je le connais, produira sûrement des photos qu’il m’avait demandé de faire un jour… – Quelles photos ? – Oh Steph, je suis si malheureuse. – Quelles photos, Marion ? – Des photos de moi nue avec une autre fille qu’il avait recrutée par annonce. Il voulait devenir photographe de charme et m’avait demandée de poser nue pour lui plusieurs fois jusqu’à ce jour où il m’avait suppliée de faire une séance avec cette nana. Il ne s’est rien passé entre nous mais il fallait faire semblant. Et au tribunal, tu imagines ce que cela peut donner. – Merde alors ! On va laisser ce gros porc te faire du mal sans broncher. C’est dingue ça. – Et toi lorsque cela a failli t’arriver, tu as porté plainte ? – Non, mais j’avais tellement peur. Je voulais oublier au plus vite. – Tu vois, ce n’est pas facile. Mais toi au moins, il n’existait pas de film et il n’est pas allé jusqu’au bout. – Qu’est-ce tu vas faire alors ? 151


J’AIME LE CIEL PARCE QU’IL EST DANS TES YEUX…

– Je crois que j’ai besoin de me reposer, de partir quelque part pour tenter de tout oublier. Le médecin qui gère le service m’a proposé de rencontrer un psychologue qui exerce dans une maison de repos près de la mer, dans les Landes. Je crois que je vais accepter, d’autant que c’est pris en charge par la sécurité sociale et que je n’aurai que les frais de transport. – Les Landes, mais c’est hyper loin. Comment je vais faire pour venir te voir. Et tes piges, et… – Steph, j’ai besoin de ton aide. Il faut que je parte làbas pour me remettre. Je ne supporte plus cette ville, ce métier à la con où beaucoup se prennent pour des cadors, sous prétexte qu’ils sont au cœur de l’actualité. S’il reste encore de vrais journalistes qui font leur métier consciencieusement, il en est tellement d’autres pour qui une rédaction est un champ de bataille, que cela en devient trop lourd. Et je ne parle pas de toutes ces pétasses, refusant de vieillir, qui s’habillent comme des sapins de Noël, fument comme des cheminées d’usine pour oublier qu’elles sont devenues anorexiques et imbaisables à force de régimes. Méchantes, aigries, elles te crachent leur venin et leur hargne à la figure, jalouses de toi et de ta jeunesse. Comme si on y pouvait quelque chose. Prends le relais de mes piges, en attendant que je me refasse une santé. Aide-moi à disparaître quelque temps, tu veux bien ? – Oui Marion, tout ce que tu veux. Si tu penses que c’est bien pour toi, je t’aiderai le plus que je peux. Dis-moi comment tu souhaites procéder. – J’aimerais que tu ailles chercher quelques fringues chez moi. Prends deux grands sacs dans l’armoire de la chambre, sur l’étagère du dessus et remplis-les comme si c’est toi qui partais en vacances. Ne dis rien à personne, 152


SAUVÉE…

surtout pas à la concierge et réserve-moi un billet de train pour Bayonne. Le médecin a dit que l’on viendrait me chercher. Tu seras la seule à connaître mon adresse et tout passera par toi, si tu veux bien. – Ok, pas de problème. Quand veux-tu partir ? – Demain si c’est possible. Je dois revoir le médecin tout à l’heure afin qu’il me donne tous les détails. – Bon, je vais tout de suite chez toi et je reviens te déposer tes bagages. Ou plutôt non. Je vais entreposer les sacs chez moi et je t’accompagnerai à la gare. À quelle heure souhaites-tu partir ? – Je m’en fous, l’essentiel c’est que je quitte tout ça et que j’essaye d’oublier au plus vite avant de devenir folle. Stéphanie avait déjà la main sur la poignée de la porte lorsque Marion lui dit : – Eh Steph, merci pour tout… Haussant les épaules, son amie se tourna vers elle, la gratifiant de son plus beau sourire. – De rien. Je sais trop bien que si ça avait été moi, allongée là à ta place, tu aurais fait exactement la même chose. Je te téléphone tout à l’heure pour te dire où j’en suis. D’ici là, keep cool…


Chapitre 24

L’AMOUR AU FÉMININ Six mois ! Cela faisait aujourd’hui six mois qu’il couchait avec Jennifer. Même s’il était heureux, il sentait confusément que quelque chose clochait. Peut-être cette joute oratoire à laquelle Jenny le soumettait en permanence sans jamais vouloir déposer les armes avait fini par l’épuiser. Il avait parfois besoin de calme, de sentir une présence tout en conservant le silence. Mais avec Jennifer, impossible de prévoir une soirée à lire au coin du feu avec en sourdine un CD de Trip-Hop genre Café Del Mar, en s’amusant de voir la tête d’Ulysse, couché sur la carpette, essayant de venir à bout de ce canard en plastique qui, une fois mastiqué à mort, reprenait forme en sifflant d’aise. Dotée d’une énergie débordante, elle ne pouvait rester cinq minutes sans entreprendre quelque chose comme repein-dre une pièce, restaurer un meuble ou bien entamer une grande discussion. Quand ce n’était pas pour venir se frotter à vous telle une chatte en chaleur, ronron154


L’AMOUR AU FÉMININ

nant de plaisir dès qu’une main caressante venait au contact de sa peau. Constamment sur la défensive, elle était toutes griffes dehors en la moindre occasion. Cela faisait quelques semaines qu’il ne l’avait pas vue et curieusement, il subodorait que ce qu’il avait pris au début de leur relation pour un coup de foudre avec promesse d’amour-toujours, se délitait peu à peu. Il n’aurait pas su dire à quel moment ce sentiment l’avait saisi, mais il était indéniable que leur amour ne durerait pas au-delà de la date limite raisonnable. Il ne voulait en aucun cas aller trop loin, au risque de gâcher de merveilleux souvenirs et peut-être d’empêcher une amitié d’éclore. Résolu à lui parler, il grimpa dans son 4 x 4, ignorant une fois encore le regard implorant d’Ulysse qui voyait mieux à faire en cet après-midi ensoleillé de décembre que de rester garder la maison pendant que son maître s’éloignait dans son tas de ferraille. Prenant soin de ne pas oublier les clés de l’appartement de Jennifer, il rejoignit Aix en passant par la route ombragée des Platanes. Une route qu’il parcourait toujours à petite vitesse, amoureux qu’il était du paysage au milieu duquel émergeait des bastides ocres comme l’hôtel du Prieuré. Arrivé au quartier qui fut jadis baptisé les 200 logements, il prit à gauche pour emprunter la traverse qui permettait de rejoindre la route du Tholonet. Après avoir contourné la fontaine, il passa devant la piscine municipale et pénétra à droite dans la résidence que bordait la Torse, un ruisseau minuscule pris dans les glaces à cette époque de l’année. L’appartement de Jennifer était situé au septième et dernier étage avec vue extraordinaire, d’un côté sur la pelouse du stade de football et sur les toits de tuiles de la vieille ville, de l’autre sur la montagne Victoire si chère à Cézanne. 155


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Appelée mont Venture jusqu’à la Révolution, elle évoquait ainsi par son nom la force du vent et des dieux de la montagne. Devenue peu à peu Victoire, elle a été arbitrairement « ordonnée » sainte par les prêtres catholiques. C’est pourquoi, en signe de protestation contre cette récupération religieuse, Anthony continuait à la désigner sous le nom de Victoire… Car même si la croix de Provence plantée au sommet, à près de 1011 mètres d’altitude, domine toute la région, il ne faut pas oublier que le mistral est venu à bout des trois autres, arrimées au même endroit, et ce depuis le XVe siècle. En octobre 1906, alors qu’il peignait le cabanon de Jourdan, Cézanne s’effondra sous le soleil et dans le vent face à ce paysage qu’il aimait tant. En appuyant sur l’interphone marqué Tily, Anthony ne pensait pas à Cézanne mais plutôt à ce qu’il allait dire à Jennifer. Il était toujours le doigt appuyé sur le bouton lorsqu’un ouvrier en bleu de travail, sortit de l’immeuble pour le prévenir que l’électricité commandant les interphones et les sonneries des portes était momentanément coupée suite à un court-circuit. Déjà claustrophobe de nature, Anthony choisit l’escalier plutôt que l’ascenseur de peur de se voir bloqué entre deux étages. Arrivé devant la porte, il resta là un moment pour reprendre son souffle en même temps que ses esprits. N’obtenant aucune réponse, il frappa à l’huis de plus belle, mais la musique qui s’échappait de l’appartement mitoyen, l’empêchait d’entendre ce qui se passait de l’autre côté de la porte. En ce dimanche aprèsmidi, l’immeuble bruissait d’activité, de bruits de vaisselle, de cris de mômes et sentait le graillon. Certain que Jennifer n’était pas là, il glissa la clé dans la serrure afin de lui laisser un mot, histoire de ne pas avoir fait le déplacement pour rien. Une chanson d’Alabina emplissait la pièce. 156


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Planté au milieu du salon éclairé par l’immense baie vitrée il appela Jennifer. Aucune réponse… Gêné, il se faisait l’effet d’être un voleur. Son regard se promena lentement sur les objets familiers, s’arrêtant un instant sur les livres, véritables tranches de vie qui se pressaient frileusement sur les étagères de la bibliothèque qu’ils avaient trouvée chez un antiquaire de Saint-Cannat. Il sourit à la vue du presse papier en forme de phallus que Jennifer avait rapporté lors d’un week-end à Amsterdam, riant d’avance de voir la tête de certaines de ses amies confrontées à cette hampe énorme et ne sachant pas trop comment se comporter face à cet objet incongru en granit veiné, posé sur deux testicules plus vrais que nature. Avançant vers la chambre d’où venait la musique, il fut étonné de trouver les volets clos et les rideaux tirés. Seule une lampe de chevet dont l’abat-jour était recouvert d’un tissu orange, diffusait une lumière à peine perceptible. Figé sur le seuil, caché dans l’ombre, il s’apprêtait à prononcer une nouvelle fois le nom de Jennifer, lorsque ses yeux s’étant habitués à l’obscurité, il se rendit compte que deux silhouettes étaient enchevêtrées sur le lit. Sa première réaction fut de battre en retraite afin de ne pas gêner mais la curiosité fut la plus forte. Il voulait bien admettre qu’il était cocu mais il voulait savoir qui était l’heureux élu. Jennifer ayant le dessus, il ne pouvait pas voir distinctement la personne qui se trouvait allongée sur le dos. Il ne voyait que ses mains, courant sur la peau de Jenny, lui soulevant le teeshirt, tournant autour de l’attache du soutien-gorge et glissant parfois sous l’élastique du pantalon d’intérieur en soie qu’il lui avait récemment offert. C’est alors qu’il s’aperçut que la main avait les ongles peints. Une main de femme, un corps de femme qui se frottait maintenant en gémissant 157


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à celui de Jennifer. Les quatre mains volaient à la rencontre des peaux, épousaient des rondeurs, faisaient glisser des morceaux d’étoffe. La faible lumière découpait des ombres dans un camaïeu de pourpre. Il faisait chaud dans la chambre et Anthony transpirait à grosses gouttes mais il ne voulait pas quitter son poste d’observation, fasciné par le spectacle de ces deux femmes-amour. Elles s’effleuraient du bout des doigts, partaient à la découverte l’une de l’autre. Des boutons quittaient leurs boutonnières, des bretelles glissaient sur des épaules caramel, des bouts de peau apparaissaient peu à peu. Puis il reconnut les seins bien ronds de Jennifer, qu’une main aussi douce qu’une aile d’oiseau cueillit au creux de la paume comme pour en graver la pointe dressée. Malgré la musique, il entendait des gémissements étouffés, des oui chuchotés, des frottements comme autant de mots d’amour esquissés à même la peau. Quelques minutes plus tard, un string rouge glissait le long de cuisses fuselées couleur de miel. Une douce fourrure fauve flamboya à la source des jambes comme si une feuille d’automne était venue se poser là sous la caresse d’une brise légère. Le désir mal contenu de ces deux guerrières de l’amour allumait des foyers d’incendie dans la nuit de cette chambre. Subjugué par ce qu’il voyait, prenant soin de ne pas bouger afin de ne pas troubler ce parfait accord de peau, Anthony goûtait à cette sensualité. Tout n’était que douceur même si les bouches ayant pris le relais, la tension devenait palpable. L’air de la pièce embaumait de parfums lourds, musqués, les râles se faisaient plus violents, plus sourds. Des cheveux d’or voletaient, se mêlaient aux mèches brunes de Jenny. La fille qu’Anthony ne connaissait pas avait un corps de poupée. Blonde comme les blés, elle se tortillait sur la couche, brûlée par le feu des caresses. 158


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Puis ce fut une explosion, comme si un courant de 100 000 volts avait soudain parcouru les corps des deux nymphes. Avant de se retirer, Anthony eut le temps d’entendre la partenaire de Jennifer l’implorer de ne plus la tromper avec un homme, de rester fidèle à Lesbos, la déesse de leur amour, celle qui bénissait leurs ébats… Sur la pointe des pieds, Anthony regagna le salon où il laissa sur la table basse, coincé sous le phallus ces quelques mots : « L’amour de deux femmes est un bien trop précieux… Une blonde et une brune comme du sable sous une mer d’encre, des caresses sans cesse renouvelées, soleil et ombre, jour et nuit comme une évidence… Oublie notre amour… Rappelle un ami… Anthony » Le cœur léger, il regagna sa maison. Ulysse lui fit une fête inhabituelle lorsqu’il comprit qu’il allait l’emmener en balade dans la forêt. C’est pendant qu’ils étaient tous deux dans les bois, heureux de se retrouver côte à côte, se comprenant sans avoir à se parler, jouant pendant de longues minutes avec un bâton que le téléphone sonna deux fois. Le premier appel fut celui de Jennifer qui le remerciait de sa compréhension même si elle ne put s’empêcher de le traiter de vieux sadique voyeur et promettait de le rappeler très vite. Le deuxième appel était resté anonyme, la personne n’ayant pas souhaité laisser un message sur le répondeur. Anthony ne pouvait pas se douter que c’était en fait un appel de détresse, un appel à l’aide, un « au secours » qu’il n’espérait plus depuis longtemps…


Chapitre 25

LA VIE REVIENT – Tu n’as pas laissé de message ? – Je n’ai pas eu le courage. Chaque fois, l’envie de l’appeler est très forte, mais dès que j’entends sa voix sur le répondeur, je flanche et je ne me sens plus capable de lui dire quoi que ce soit. – Il va bien falloir que tu lui expliques un peu ce qui se passe quand même. Tu ne peux pas attendre qu’il dise allô et lui balancer, après plusieurs années de silence : « Bonjour, c’est Marion, viens me chercher à telle adresse… » – Tu es bête ! Bien sûr que je ne peux pas faire ça. C’est pour cette raison que je raccroche à chaque fois. Et puis je me dis qu’il a certainement refait sa vie, qu’il n’a pas très envie de me voir débarquer comme ça, dans son existence. Je ne veux pas qu’il me regarde comme s’il découvrait un cafard au milieu de son foie gras… – La comparaison entre le foie gras et le cafard est intéressante à plus d’un titre. Elle montre d’une part que ton 160


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imagination n’est pas complètement anesthésiée et d’autre part que tu te considères toujours comme le vilain petit canard de la portée. Celui par qui le malheur arrive et dont on a que faire… – Ça y est Mme Freud est repartie pour un cycle de thérapie. – Non mais vas-y ! Fous-toi de ma gueule… Tu as sans doute oublié trop vite dans quel état tu es arrivée ici. – Te fâche pas Mamie ! Tout en prononçant cette phrase, Marion prit la grandmère dans ses bras. Elle sentait bon Visit d’Azzaro, le parfum d’homme qu’elle adorait et dont elle s’aspergeait copieusement au sortir de sa douche, redoutant par-dessus tout l’odeur de la vieillerie comme elle disait. C’est vrai que Mamie avait été d’une aide précieuse lorsque Marion avait débarqué, quasi inconsciente dans cette maison de repos perdue au milieu des bois. Plutôt que maison, il serait plus juste de parler de château… L’immense demeure avec tourelles, située à quelques kilomètres d’Hossegor avait été construite un peu dans le même style que le château de Ravignan près de Labastide-D’Armagnac. Datant du XVIIe siècle, la bâtisse monumentale s’ornait de belles fenêtres à meneaux et l’intérieur était cossu sans être trop ostentatoire. La salle à manger par exemple, presque aussi grande qu’un hall de gare, était dotée d’un magnifique plafond peint. Mais c’est le long couloir balisé de tableaux représentant des vieillards constipés qui faisait le plus sourire Marion. Comment, dans une demeure consacrée au repos et habitée à 90 % par des personnes ayant depuis longtemps passées l’âge de participer au marathon de New York, pouvait-on choisir une déco aussi morbide. Obligée d’emprunter ce long couloir pour se rendre à sa chambre, 161


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Marion frissonnait à l’idée de croiser le regard morne de ces ancêtres sévères qui semblaient la juger. C’est pourtant grâce à eux qu’elle avait rencontré Mamie et qu’elle avait engagé la conversation avec la vieille dame, elle qui ne souhaitait parler à personne. Rentrant d’une longue marche sur cette autoroute de sable qui joue les funambules entre deux océans, l’un vert-pin et l’autre bleuvague, Marion sentait encore le souffle du vent sur sa peau et les embruns gifler ses joues. Chaque fois, c’est comme si elle venait de prendre une bonne cuite. L’air marin la saoulait et c’est à moitié ivre qu’elle rentrait au château. Une sensation de plénitude l’envahissait encore lorsque, empruntant une nouvelle fois ce fameux couloir, elle se trouva brusquement ramenée à la réalité par le regard réprobateur de Jean-Alphonse IV, le genre militaire parcheminé, pliant sous le poids des décorations comme un arbre de Noël mal arrimé sur son socle en plastique. Passant devant l’illustre et non moins vénérable emmerdeur, elle lui tira la langue puis s’amusa à lui faire toutes sortes de grimaces. C’est alors qu’elle entendit pour la première fois la voix de Mamie. – Vous pouvez lui tirer la langue. Il ne s’offusque plus de rien depuis qu’une jeune stagiaire infirmière rentrant passablement bourrée d’une virée nocturne lui a montré ses fesses. Je suis en tout cas bien heureuse de voir que vous allez mieux… – Mais… Comment savez-vous que cette infirmière lui a… enfin s’est mise… – Qu’elle lui a montré son cul vous voulez dire. Et bien parce que j’ai assisté par hasard à la scène et que nous en avons beaucoup ri par la suite. C’était une gamine très sympa, belle comme un soleil, qui avait une peur panique 162


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que je raconte l’épisode à la directrice. Franchement, vous me voyez, moi en balance ? – Heu, je ne sais pas, je… – Est-ce que maintenant que la glace est rompue, vous me permettrez de vous offrir un thé dans ma chambre ? – Heu, vous savez, je ne suis pas d’une compagnie très agréable et… – Et bien moi je pense que si et je suis certaine que vous avez besoin de vous confier un peu à quelqu’un qui n’a rien d’autre à faire de mieux que de vous prêter une oreille attentive. – Mais qu’est-ce qui vous fait croire que j’ai envie de parler ? Même si vous me paraissez très sympathique, je ne vois pas pourquoi j’irai vous raconter ma vie. – Farouche et sauvage avec ça. Je me demande bien ce qui vous manque… – Comment ça ? – Et bien si l’on fait rapidement le tour de la question, on peut résumer par : meuf top canon, caractère en acier trempé, visage d’ange, une sensualité dévastatrice, le genre bombe atomique quoi… À ces mots, Marion ne put s’empêcher d’éclater de rire. Comment cette petite vieille bien mise et sentant sûrement la naphtaline, pouvait parler comme un lascar de banlieue ? – Il y a pourtant cette faille, cet éclat de tristesse que l’on peut lire dans vos yeux. Quelque chose qui sent le drame, le sang et les larmes. – Vous ne pensez pas que l’on devrait faire chauffer l’eau si l’on veut boire le thé avant de dîner ? Éclatant d’un petit rire sonore qui semblait pourtant fragile comme du cristal, la mémé la prit gentiment par la 163


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taille et c’est presque bras dessus bras dessous qu’elles parvinrent dans la petite chambre confortable où vivait celle que Marion allait bientôt appeler Mamie… – Hum, c’est super mignon chez vous. Et toutes ces photos, ces visages, c’est vous qui les avez prises. – Oh, non ! C’est John… L’œuvre de toute sa vie. Le pauvre est mort avant d’avoir pu assister à la gigantesque exposition qui a retracé toute sa carrière. C’est aussi pour ça que je voulais vous parler. Pour vous dire que quoi qu’il vous soit arrivé, il faut s’accrocher avant tout à l’essentiel. – Et c’est quoi l’essentiel selon vous ? – L’essentiel, c’est l’amour, l’amitié, les échanges avec les autres sous toutes formes comme par exemple les voyages. – Les voyages ? – Oui, les voyages. C’est comme ça que l’on avance, que l’on croise d’autres cultures, que l’on agrandit son horizon. Un dicton sénégalais, côté tribu sérère dit ceci : « La vérité se trouve au-delà des montagnes. Pour la découvrir, il faut voyager… » – Moi je connaissais un Africain qui me répétait toujours avec sa grosse voix et ses grosses lèvres : « Vous, en Occident, vous avez plein de montres. Nous, on a juste le temps. » – Très vrai. Marion… – Comment… Comment connaissez-vous mon vrai prénom ? – Oh pas besoin de s’appeler Sherlock Holmes pour savoir que vous vous faites appeler Stéphanie comme votre copine, mais qu’en réalité vous êtes Marion Polskay, en instance de divorce et que… – Mais vous n’avez pas le droit de fouiller dans la vie des gens comme ça. Vous vous prenez pour qui, un détective ? 164


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Qui vous a payé pour enquêter sur moi, pour me surveiller ? Les yeux de Marion soudain agrandis de terreur, c’est en pointant le doigt vers la vieille dame qu’elle hurla : – C’est lui, hein, c’est ce fumier qui m’a retrouvé et qui vous a payé pour savoir ce que je faisais et comment je m’en sortais… L’attrapant par les épaules, elle secouait la vieille dame, renversant par terre l’eau de la bouilloire destinée au thé. – Mais parlez bon Dieu, dites-moi que ce n’est pas vrai, dites-moi que je me trompe ! Et Marion s’effondra au sol comme une poupée de chiffon. – S’agenouillant pour être à sa hauteur, la vieille dame, en lui caressant les cheveux, lui murmura ces quelques mots que Marion n’oublierait plus jamais : « La vraie gentillesse, c’est de sourire aux aveugles. » – Quoi ? Qu’est-ce que vous dites ? – Rien, rien… – Si, j’ai bien entendu. Pourquoi parlez-vous d’aveugle ? – Je me remémorais juste cette phrase que m’a dite un jour un aveugle justement. Après l’avoir aidé à traverser une rue très encombrée, je lui ai souri en lui disant au revoir. Et c’est là qu’il m’a pris le bras et en le serrant fort, il m’a dit ces mots que je n’ai jamais oubliés : « Vous, vous êtes une vraie gentille. » Je lui ai répondu : « Vous savez ce n’est rien, je vous ai seulement aidé à traverser… » « Non, non, m’a-t-il alors répondu. Si je vous dis que vous êtes une vraie gentille c’est parce que vous m’avez souri. Et sourire à un aveugle qui par définition ne vous voit pas, c’est rare. Encore merci pour ce moment de bonheur. » Et il m’a planté là sur le trottoir. 165


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– Mais pourquoi me racontez-vous tout ça ? – Simplement pour vous dire que je ne vous veux que du bien. Je suis vieille maintenant et même si la vie ici n’est pas folichonne, surtout lorsque ce sont vos propres enfants qui ont insisté pour vous enfermer dans cette prison dorée, je ne passe pas mon temps à jouer au flic. Je voulais juste vous dire que je connaissais votre prénom et votre situation parce que, par curiosité, je l’avais demandé à la fille qui travaille aux bureaux des admissions. Une gamine charmante d’ailleurs que j’ai aidé à sortir des griffes d’un mari mauvais comme une teigne en lui trouvant un job ici et en demandant à un avocat d’instruire son divorce. Ne voyez aucun mal dans ma tentative de faire plus ample connaissance et… – Je, je suis… je ne sais plus quoi dire pour… – Alors surtout, ne dites rien. Sucre, miel ou rien dans votre thé ? – Un soupçon de miel s’il vous plaît. Pendant que la mamie s’activait devant le petit réchaud, les yeux de Marion firent à nouveau le tour de cette pièce minuscule où le contenu de toute une vie avait trouvé refuge. De dos, la silhouette de son hôte semblait plus frêle, plus fragile, voûtée par les ans. Pourtant, les vêtements, s’ils n’étaient pas à la dernière mode, n’étaient pas ringards pour autant. Marion eut alors rétrospectivement très honte des phrases assassines qu’elle lui avait lancé au visage. Un visage qui respirait la bonté et qui lui souriait de toutes ses rides, celles du savoir, des douleurs, des peurs et des fous rires. Celles que la vie sculpte dans la peau pour que le miroir vous les renvoie en pleine tronche tous les matins au réveil et tous les soirs au coucher. Marion eut alors envie de disparaître dans un trou de souris.


Chapitre 26

MARSEILLE Chaque fois qu’Anthony allait dans la cité phocéenne pour rendre visite à sa sœur, Coralie, il ne pouvait s’empêcher de se réciter cette phrase de l’écrivain Jean-Claude Izzo : « Marseille appartient à l’exil. Cette ville ne sera jamais rien d’autre, la dernière escale du monde. Son avenir appartient à ceux qui arrivent. Jamais à ceux qui partent. » Le pauvre Izzo est mort sans avoir pu assister à l’adaptation télé de ses trois romans : Total Kheops, Chourmo, Solea. Ce qui finalement est peut-être un bienfait, tant le Fabio Montale de la trilogie a été phagocyté par Alain Delon. Un Delon impérial, grandissime comme il sait l’être mais pas marseillais dans l’âme. Car on ne s’improvise pas marseillais du jour au lendemain quand bien même l’on est un acteur d’exception. La version filmée avec Richard Bohringer dans le rôle principal est bien plus fidèle à la réalité. Marseille, c’est un lion en cage, une bête traquée qu’il faut apprivoiser. On entre dans la ville comme on 167


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entre en religion, celle du cœur, du bon sens et de l’amitié. Ici, tous les habitants semblent doués de talents de comédie. Lorsque l’on naît Marseillais, on naît forcément acteur, capable de jouer sur tous les registres, à l’image du Raimu du bar de la Marine. Quelque chose d’énorme, de puissant, de tonitruant où la mauvaise foi et « l’ézagération » sont toujours de mise. En débouchant du tunnel qui passe sous le Vieux-Port, Anthony avait fait sienne cette affirmation de Jean-Claude Izzo : « C’est ça l’histoire de Marseille. Une ville où, à peine le pied posé sur le sol, un homme pouvait dire : je suis chez moi ! » Comme à chaque fois qu’il passait voir sa sœur, il s’arrêtait au préalable au café de l’OM sur le Vieux-Port pour offrir à Franck, son beau-frère, un écusson, un nounours, un porte-clé, une montre aux couleurs du club. Car Franck était fou de foot et surtout dingue de l’OM. Il suffisait de prononcer ces deux lettres magiques et il partait comme une fusée, se montrant intarissable et incollable sur la vie du club, des joueurs… Pour lui comme pour la majorité des Marseillais, lorsque l’OM toussait, c’est toute la ville qui s’enrhumait. Aujourd’hui, en cette belle journée de printemps, c’est la Marseille sexy qui l’attendait. Celle du mistral coquin qui vient soulever les jupes des filles, juste assez longtemps pour entrevoir des jambes de miel barrées d’un trait de coton blanc ou rose. Lorsqu’il avait le temps, il adorait s’installer sur les murets de pierre édifiés sur le Vieux-Port, face aux vendeurs de poisson pour voir passer les filles. Il aimait surtout voir leur réaction lorsqu’un courant d’air venait révéler au reste du monde les dessous de la belle. Il y avait celles qui perdaient de leur superbe, celles qui rougissaient, gênées de se voir ainsi dévoilées. Mais celles qu’il 168


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préférait, c’étaient celles qui éclataient de rire et continuaient comme si tout cela n’avait aucune importance. Comme elles avaient raison de se dire qu’une jolie paire de fesses décorées d’un string minuscule pouvaient faire plus de bien que de mal. Et puis, lorsqu’elles allaient l’été, bronzer sur le sable des Catalans ou sur les rochers, le long de la route qui mène aux Goudes ou à Callelongue, elles en montraient bien plus sans s’en offusquer ! C’est ce genre de filles qu’il aimait aborder. Parce qu’elles respiraient la joie de vivre comme sa sœur Coralie. Tiens parlons-en de Coralie. Une vraie femme-enfant celle-là ! Une nana belle comme un coucher de soleil sur les pointus qui dansent sur les eaux dorées du Vieux-Port, un soir d’été. Une femme de cœur qui avait su trouver un bon équilibre entre son travail – responsable de clientèle au Virgin Mégastore de la rue Saint-Férréol – et sa vie amoureuse. Franck, sans conteste l’homme de sa vie, un mec chaleureux, généreux mais sans forfanterie. Et s’il adore l’OM, il n’en est pas moins féru de littérature contemporaine américaine (il a une passion pour les thrillers bien écrits), de cinéma et se passionne pour toute forme de musique depuis qu’il vit avec Coralie. Et puis il y a aussi la pêche et les balades en bateau jusqu’aux calanques de Port-Miou, Port-Pin et En-Vau. Chaque fois que Franck se retrouve sur l’eau, il ne peut s’empêcher de se répéter cette phrase : « Face à la mer le bonheur est une idée simple. » Et lorsqu’un « estranger » – ici quelqu’un qui habite au nord d’Avignon – lui parle de Marseille avec un petit sourire en coin, il monte sur ses grands chevaux… « Ah oui, Marseille… Le pastis, la pétanque, les poissonnières, le savon, la sieste et l’accent, ou plutôt l’assen ! Des clichés tout ça mon bon monsieur ! Rien qu’un ramassis de clichés qui me font mal au cœur 169


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rien que de les entendre. Car Marseille est unique, Marseille déchaîne les passions. Ce n’est pas une cagole, pas une pisse-froid, Môsieur. Marseille c’est la porte de l’Orient depuis le temps des rois francs. C’est une gonzesse qui ne s’allonge pas devant le premier venu. Pour comprendre et aimer Marseille, il faut la laisser venir. Car c’est toujours elle qui fait le premier pas lorsqu’elle sent qu’on va l’aimer. Parfaitement Môsieur ! » Lorsque Franck s’emballe, rien ne peut l’arrêter. Juste le temps de reprendre son souffle et il enchaîne avec le ton d’un guide touristique passionné et passionnant. « Il vous faut bien comprendre que Marseille et la mer ne font qu’un. De l’Estaque à Callelongue, elle et la ville, c’est une grande et belle histoire d’amour. Et s’il y a parfois entre elles des frictions, elles ne peuvent vivre l’une sans l’autre. Té, pour résumer je vais vous dire ce que c’est Marseille. Marseille, c’est un peu comme une fille que l’on croit facile mais qui finalement, ne l’est pas. À la voir comme ça se donner en spectacle avec la Méditerranée, on se dit qu’on peut la coucher facile. Mais si tu en restes là, c’est comme si tu étais allé aux putes et qu’en sortant tu croyais avoir connu l’amour. Marseille, il ne suffit pas de lui baisser la culotte pour la posséder, l’aimer et la comprendre. Il faut longuement la caresser en te baladant dans le dédale des ruelles éclaboussées d’ombre du Panier, il faut rendre hommage à sa mère, lui porter des fleurs comme tu le ferais en allant t’agenouiller au pied de la Bonne-Mère, patronne de tous les marins, il faut la déshabiller lentement en descendant une à une les marches du grand escalier de la gare Saint-Charles, il faut l’embrasser tendrement comme le font les amoureux dans les allées du jardin du parc Borély… » Et Franck de conclure cette longue tirade par cette phrase superbe : « Tu sauras jamais ce 170


MARSEILLE

qu’est Marseille si tu n’as pas compris que c’est tour à tour une fille de joie, une fille de rien et une fille du soleil. Celle-là, vé, elle n’aime rien tant que séduire encore et toujours. » Et c’est vrai que le soir, lorsque le soleil brûle des feux de la passion, le spectacle est magique. Comme une symphonie silencieuse qui te parle plus qu’une musique assourdissante avec trombone, grosse caisse et tout le toutim. C’est en montant au Pharo que la vue est la plus belle. Là, à vos pieds, douce comme une caresse, la ville ronronne dans les derniers rayons du couchant, les bateaux amarrés dans le Vieux-Port, brillants tels des diamants de couleur. Anthony l’aimait vraiment cette ville où il viendrait habiter lorsqu’il serait trop vieux pour cette grande maison isolée dans la campagne. Car dans quel autre endroit du monde tu pouvais croiser une fille aux yeux aussi bleus que la mer toute proche, en entendant des répliques du genre : « Hé, qu’est-ce vous croyez ! Elles sont fraîches mes moules. Et si elles bâillent un peu les pauvrettes, c’est de fatigue… » ? Dans quelle autre ville du globe, tu peux boire un pastis à la terrasse d’un café au moment de Noël en entendant tes voisins raconter que le pôvre Norin qui voulait acheter une rascasse pour préparer la bouillabaisse, s’est fait rabrouer l’autre jour en ces termes peu amène : « Dis donc pépé, elle te plaît pas ma rascasse ? Vé, comme elle est fraîche. Elle a encore la queue qui bouge. Pas comme la tienne, pas vrai ? » Oui Marseille lui faisait du bien lorsque Anthony se sentait un peu le vague à l’âme et lorsque certains épisodes de sa vie lui revenaient très fort en mémoire. Parfois comme aujourd’hui, au lieu de rentrer directement chez lui après avoir rendu visite à sa sœur, il s’asseyait avec un Coca 171


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au pied de la statue hommage aux marins perdus en mer et laissait son esprit vagabonder en admirant les voiliers et les barcasses de pêche rentrant au port dans les derniers délires colorés de la fin du jour. Dans ces moments-là, un nom lui venait souvent en mémoire. Un nom qu’il chuchotait parfois, les yeux brillants et le cœur à fleur de peau : Marion… Où-était-elle ? Que devenait-elle dans cette capitale enfumée au milieu du stress et du bruit ? Depuis qu’il l’avait revue lors du dernier congrès vétérinaire, il n’avait pas eu de nouvelles. Pas étonnant du reste tant leurs vies étaient opposables. Alors, il restait là, jusqu’à ce que la nuit le drape de son ombre et noie ses souvenirs dans l’obscurité. Puis, furtivement, en frissonnant, il rentrait retrouver son chien pour ne plus penser qu’il était passé à côté de quelque chose, de quelqu’un… et qu’il avait frôlé de si près le bonheur.


Chapitre 27 MAMIE

– Alors, Marion, est-ce que vous allez enfin vous décider à me raconter ce qui vous est arrivé pour que vous vous retrouviez ici, au milieu de nulle part avec le cœur en lambeaux ? – Si je vous le dis, vous ne me croirez sûrement pas. Vous penserez que je suis mythomane et que je m’invente un drame pour que l’on s’occupe de moi comme l’ont pensé certains des médecins qui m’ont auscultée. – Écoute Marion ! Tu permets que je te dises tu ? À mon âge, ça n’a plus beaucoup d’importance… –… – Hum ? Tu permets ? – Oui, oui ! – Bon alors, je reprends tout à zéro ! Pour la dernière fois, je te répète que je ne te veux que du bien. Que ma vie est derrière moi et que je n’ai pas l’âme d’un flic. En clair, je ne suis pas mandatée par je ne sais quel salopard pour 173


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essayer d’en apprendre plus sur toi. Et enfin, si vraiment tu ne veux pas me parler et que tu veux t’en sortir seule et bien je ne te retiens pas, ma porte est grande ouverte et elle le sera toujours dans les deux sens, que se soit pour entrer ou pour sortir. Comprende ! – Vous fâchez pas… heu, heu… – Céline, mais tout le monde m’appelle Mamie et tu vas me faire le plaisir de me tutoyer. – D’ac Mamie, mais je vous ass…, je t’assure que ça va. – Bien sur ! il n’y a aucun problème. Prends-moi pour une conne par-dessus le marché. Mais je n’insiste pas. Après tout it’s not my business comme répétait toujours John. – Vous, tu parles souvent de John, c’était l’amour de ta vie ? – Oui, ça paraît bête aujourd’hui de dire ça mais je n’ai connu que lui. – De toute ta vie, tu n’as connu qu’un seul homme ? – Et oui petite. De mon temps comme disent les vieux et les vieilles connes, on ne couchait pas facile comme maintenant et lorsque l’on avait la chance de tomber sur un gentil du premier coup, on ne le lâchait plus. – Un gentil, c’est bien le mot. Tu as raison, tiens. Quand on en croise un il faudrait le reconnaître et ne plus le laisser partir. – Tu en as croisé un dans ta vie toi ? – Je crois que oui. – Et tu l’as laissé filer ? – Je crois bien que oui. – Alors, ce n’est pas à cause de lui que tu es ici ? – Non, c’est plutôt à cause du méchant… – Un méchant vraiment méchant ? 174


MAMIE

– Mamie ! – Oui… – Si ce que je te raconte fait le tour de cette maison de fous, je crois que je serais capable de te tuer de mes mains. – Ma fille, si tu n’as pas confiance en moi, n’en dis pas plus. Bois ton thé et vas jouer dehors sous les pins. Mais qu’est-ce qu’il a bien pu te faire ce mec pour que tu sois comme ça à fleur de peau ? Il faut vraiment que ce soit grave pour te mettre dans des états pareils… Je suis sûr qu’il… Dans la poche de sa chemise, le portable de Marion se mit à vibrer. – Excusez-moi, Mamie, je reviens… Sortant dans le couloir, Marion répondit à l’appel. – Allô. – Marion, c’est Steph. – Ça va toi ? – Marion, il n’est pas question de moi là. – De qui alors ? répondit Marion avec une voix cassée, feignant un détachement qui cachait une peur panique. Peur de ce que Stéphanie allait lui annoncer. Peur de replonger dans cette spirale de terreur qui ne la quittait plus. – Marion, tu es là ? – Oui, oui. Que se passe-t-il ? – Je sors de chez Maxi et… – Et quoi Steph, ils ne veulent plus me faire travailler parce qu’ils n’ont plus de nouvelles de moi depuis quelques semaines, c’est ça ? –… – C’est ça, hein ? Mais c’est pas grave tu sais. Ne te fais pas de souci pour ça. J’espère qu’ils vont te donner mes piges et que tu… 175


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– Marion, bordel arrête de jacasser et écoute-moi. C’est déjà assez difficile de te l’annoncer alors ne me complique pas les choses ok ? – Ok, ok, te fâche pas. Alors c’est quoi le blème. – Le blème ! Si ce n’était qu’un blème comme tu dis, je n’aurais même pas pris la peine de te déranger. Figure-toi que lorsque je suis arrivé au mag, il n’y avait pas grand monde dans la salle de rédac. Au début je n’y ai pas pris attention. Mais c’est en cherchant ce salaud de Paul… – Paul ? – Paul Lafeuillade, le rédac chef, tu vois qui je veux dire ? – Très bien. – Bon ! C’est donc en le cherchant que j’ai poussé la porte du bureau de sa secrétaire. Il y avait une quinzaine de personnes massées devant le poste de télé en train de mater quelque chose. – Ah bon quoi ? – Toi, Marion, toi ! Lorsqu’ils m’ont vu, les commentaires se sont tus. Et dans le silence de mort qui régnait, je n’entendais que tes cris Marion. Ce salaud de Michel est en train d’arroser toutes les rédactions de copies du DVD qu’il a faites. Voilà ce qui se passe ! – Non, nooooooooooon ! En entendant les hurlements, Mamie sortit en courant. C’est alors qu’elle découvrit Marion en pleine crise de nerfs. Elle allait s’occuper d’elle lorsqu’elle vit arriver deux infirmières qui lui administrèrent tout de suite un calmant par voie intra-veineuse. Voyant le portable par terre, elle s’en empara dans l’espoir que l’interlocuteur de Marion était toujours là. Elle pourrait alors lui dire ce qu’elle pensait à ce fumier. Son allô fut ainsi on ne peut plus sec. 176


MAMIE

– Allô, qui est à l’appareil ? – Une amie de Marion et vous ? – Une amie aussi. – Vous vous foutez de ma gueule ou quoi. Vous vous dites une amie alors que vous venez de l’abattre en un seul coup de fil. Qu’est-ce qui se passe autour de cette fille qui ne demande rien d’autre que la paix ? Vous voulez la tuer ou quoi espèce de salope ? – Dites donc, je ne vous permets pas… – Et moi je ne vous permets pas de lui faire de mal. Et même si je n’ai plus l’âge de toutes ses conneries, je connais encore des gens capables de venir vous casser la gueule, petite garce. – Mais enfin, vous allez vous calmer. Qui êtes-vous donc ? Est-ce que Marion vous a parlé ? – Elle allait le faire avant que votre coup de fil la rende hystérique. Qu’est-ce que vous avez bien pu lui raconter pour la mettre dans des états pareils ? – La vérité. Je lui ai seulement dit que cette ordure de Michel avait envoyé le DVD à toutes les rédactions des magazines où Marion travaillait… – Le DVD ? Quel DVD ? – Ah vous ne saviez pas qu’il existait un DVD… Vous ne devez pas être très amie avec Marion, alors. – Écoutez, heu, heu… – Stéphanie. – Écoutez Stéphanie. Je suis une vieille dame de 71 ans et je n’ai rien d’autre à faire ici, à part attendre que la mort vienne me chercher. Si je fais tout cela pour Marion, c’est parce que je pense qu’elle est en danger et que je peux tenter de l’aider en étant sur place à ses côtés. Elle m’a déjà parlé de vous et m’a affirmé que je pouvais avoir confiance 177


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en vous. Alors faites de même et dites-moi ce que contient cette cassette qui déclenche des ouragans dans le cœur de cette fille qui ne mérite certainement pas ça. – Un DVD que le mari de Marion a tourné pendant qu’il la faisait violer par deux salopards en ne gardant au montage que toutes les scènes où l’on peut croire que Marion était consentante. Et comme Marion qui est si belle devait sans cesse d’une part repousser les avances des gros porcs avec qui elle travaille et d’autre part affronter les crises de jalousie des innombrables pétasses que compte la profession, vous imaginez un peu les dégâts que cela peut causer. –… – Allô ? –… – Allô, vous êtes toujours là ? – Oui, je suis là, répondit Mamie dans un souffle. Stéphanie, ce que vous me racontez là est ignoble. Mais Marion n’a pas porté plainte ? – Pour quoi faire ? Pour que les flics la traitent de salope en se régalant devant le DVD et en se faisant passer les photos de nus qu’elle avait faites avec son mari du temps où ils s’aimaient… – Je comprends… – Madame ? – Mamie, appelez-moi Mamie comme tout le monde ici. Et excusez-moi pour tout à l’heure. Je ne savais pas que c’était vous… – Bien, Mamie. Je vais essayer de venir rendre visite à Marion. Mais avant, promettez-moi de l’aider à tenir le coup, et surveillez-la bien pour qu’elle ne fasse pas de bêtises. 178


MAMIE

– Quelles bêtises ? – L’irréparable. Elle a déjà essayé. C’est pour cela qu’elle a atterri dans cette maison de repos. – Je vous promets de m’en occuper 24 heures sur 24. Laissez-moi votre numéro de portable afin que je puisse vous joindre si besoin est. – D’accord, mon numéro est le 06 99 02 03 05. Je compte sur vous ? – Ne vous inquiétez pas. À plus tard ! Après avoir raccroché, Mamie se rendit directement dans la chambre de Marion. En ouvrant la porte, un frisson la parcourut à la vue de cette belle fille endormie, le visage enfin détendu qui reposait sur son lit. Une image de mort que Mamie repoussa très vite de son esprit. Sans bruit, elle se glissa sur la chaise qui jouxtait le lit et prenant la main de Marion dans la sienne, attendit que celle-ci se réveille. Ce ne fut pas long car le contact de cette main agit sur son subconscient et Marion ouvrit les yeux. Tout de suite, son beau visage détendu se crispa car la mémoire lui balançait 100 000 infos à la seconde. Toute l’horreur déversée par cette pauvre Stéphanie lui revint d’un seul coup. Sa vie ne serait jamais plus comme avant. Agressée par tous ces souvenirs, elle s’en prit à la première personne qu’elle aperçut à son réveil. – Qu’est-ce que vous faites là à me regarder comme ça ? – Stop, Marion, la guerre est finie. Stéphanie m’a raconté en deux mots le calvaire que vous vivez. Cet enfant de salaud qui fut votre mari ne doit pas continuer à vous détruire de la sorte. Il faut… – Il faut quoi ? cria Marion, au bord de la crise de nerfs. Il faut quoi ? vous allez me le dire peut-être. Je suis tombée sur une pourriture, un vrai méchant. Mais de toute façon 179


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c’est trop tard le mal est fait, plus rien ne sera jamais comme avant. Ma vie est foutue… – Bon eh bien puisque vous ne voulez pas vous en sortir et que visiblement, vous n’avez besoin de personne, je vais vous laisser. Je crois que ma place n’est pas ici. D’un bond que son âge n’aurait pas permis de soupçonner, Mamie fut près de la porte et alors qu’elle s’apprêtait à l’ouvrir, une petite voix faible, un murmure presque inaudible lui intima l’ordre de rester. – Mamie, pardon, je suis désolée… – Tu sais qu’il faut être de bonne composition avec toi. – Excusez-moi, je ne sais plus où j’en suis. Je crois que j’aimerais mieux mourir. – Il est vrai que tu es tombée sur un vrai fumier ! – Oh Mamie ! on ne parle pas comme ça à votre âge. – Premièrement je t’ai demandé expressément de me tutoyer. Deuxièmement les mots ne m’ont jamais fait peur. Il faut juste les employer à bon escient car c’est là qu’ils ont le plus de poids. Et je persiste à dire que ton ex-mari est un beau fumier. Voilà. Bon pour ce qui est du reste, il va falloir apprendre à vivre avec. Et réagir très vite, ok ? –… – Ok ? – Oui, Mamie. Aide-moi, je ne sais plus où j’en suis. – D’abord le divorce. Où en est-on de ce côté ? – Il faut que je reprenne contact avec mon avocat, mais comme c’est moi qui ai quitté le domicile conjugal, je n’aurai droit à rien. – Tant mieux, c’est pas la peine de se déchirer pour une platine CD ou pour un verre de lampe. Ta nouvelle vie commence aujourd’hui, on ne va pas s’emmerder avec ces détails, d’autant qu’il va y mettre la meilleure mauvaise 180


MAMIE

volonté possible. Il sera toujours temps de faire pression sur lui pour qu’il te rende les affaires auxquelles tu tiens le plus. Encore que si on peut éviter, ce ne sera pas plus mal… Tu vas me donner les coordonnées de ton avocat, je vais lui secouer les puces à ce bon à rien. – C’est vrai Mamie, vous, heu pardon, tu ferais ça pour moi ? – Mais oui, idiote, je ne vais pas te laisser couler, une belle fille comme toi. L’avenir est devant et il est au soleil. – C’est joli ce que tu dis là. – Ah mais tu sais, je ne fais pas que jurer comme un charretier. Il m’arrive de causer joliment la France… À ses mots, Marion ne put s’empêcher d’éclater de rire. – À la bonne heure, voilà bien longtemps que je t’avais pas vu sourire. Avec ça et le reste, tu vas faire des ravages dans les cœurs. – C’est bien mon problème. J’en ai marre de me faire harceler dans la rue, au bureau par ces mâles en rut qui ont presque tous une bite à la place du cerveau. Quand ils te regardent leurs yeux sont aussi sales que leurs mains. – Hum, jolie formule. On sent la patte journalistique. – Ne te moque pas de moi Mamie, c’est pas le moment. – Ok, ok. Bon, le divorce, on va régler ça au plus vite. Le DVD, on ne peut plus intervenir. Il faut laisser le temps faire son œuvre. – Tu en as de bonnes toi. Tu me vois, débouler dans un magazine sans savoir si les gars ne m’ont pas matée en train de coucher avec deux mecs. Déjà que je ne pouvais pas mettre de jupe ou de robe trop moulante pour aller bosser, là, c’est carrément une armure que je devrais me foutre sur le dos pour ne pas les voir baver comme des escargots après dix jours de jeûne. 181


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– Tu as raison. C’est pourquoi je préconise un changement radical de vie. Stéphanie m’a dit que tu voulais changer de région, quitter Paris, exercer ton métier ou un autre ailleurs. As-tu un point de chute, des amis, chez qui tu pourrais te réfugier pour recommencer autre chose ? – Non, Mamie, je n’ai personne à part Stéphanie. Michel… – Michel ? – Mon mari ! Il a tout fait pour que je m’éloigne de tout le monde, que je tire un trait sur mon passé. Même Anthony, lorsque je l’ai revu, j’ai eu peur de lui parler trop longtemps, je pensais être suivie. Michel est un jaloux maniaco-agressif. – Anthony ? Qui c’est celui-là ? – Un vrai gentil. Mon premier vrai amour, celui que je n’aurais jamais dû laisser filer. – Et tu sais où le trouver ce bel inconnu ? – Il y a quelque temps, on s’est croisés à Paris. Il m’a laissé son numéro de téléphone et son adresse. – Il habite où ? – Près d’Aix-en-Provence, dans une grande maison en pleine campagne avec son chien. Enfin c’est ce qu’il m’a dit. Si ça se trouve, il a trois enfants hurleurs et une nana chieuse qui lui bouffe la vie. – Tu as essayé de l’appeler depuis ? – Oui, une fois. – Alors ? – Je suis tombée sur le répondeur. J’ai raccroché sans laisser de messages. – Bon, et bien c’est déjà quelque chose. Dès que tu iras mieux, tu essayeras de l’appeler pour tester sa réaction. S’il 182


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est aussi gentil que tu le décris, ce sera peut-être ta bouée de sauvetage. – Mais je ne veux pas lui faire du mal. Je l’ai déjà quitté une fois et je crois qu’il m’en veut toujours. – C’est ce que tu as ressenti lorsque tu l’as revu ? – Non. Je crois qu’il est toujours amoureux de moi. Pourtant il n’y a vraiment pas de quoi… – Et si tu me racontais tout en détail au lieu de ne me livrer que quelques bribes, je serai sûrement plus à même de t’aider, non ? – Ma pauvre Mamie, ce serait bien trop long ! – Pas de blème comme tu dis si bien, j’ai tout mon temps… Au bout de quelques semaines à s’échanger des confidences, elles étaient devenues inséparables et ne se quittaient plus. L’une apportant à l’autre la fraîcheur de sa jeunesse, tandis que la plus jeune buvait les paroles de son aînée avec la certitude d’approcher de près une indicible sagesse. C’est par une splendide journée de printemps, alors que le ciel s’était peint en bleu que Mamie lança la dernière offensive. Celle qui allait déterminer à jamais le destin de Marion. Elles revenaient d’une longue promenade sur la plage, les pieds dans l’eau. Marion riait à chaque fois qu’une vague un peu trop entreprenante venait à l’assaut de ses jambes, l’obligeant à soulever sa robe en coton bleu lavande, presque assortie à ses yeux. Mamie adorait voir la métamorphose de cette merveille de la nature, constatant avec bonheur que les phases de découragement tendaient à s’espacer de plus en plus. La vieille dame avait eu de très longues conversations avec Stéphanie. Toutes deux, elles avaient convenu de se battre pour Marion et Stéphanie avait consigne de taire les ravages que le DVD avait provoqués. Mamie avait surtout caché à 183


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Marion, l’avis de recherche lancé par Michel. Discrètement, elle avait pris contact avec un haut fonctionnaire du ministère de l’Intérieur, un vieil ami de John, pour que l’enquête s’arrête avant d’avoir commencée, rassurant le commissaire chargé du dossier. Elle avait également menacé Michel par lettre (anonyme et postée par le fils d’une amie à l’autre bout du pays) de porter plainte pour atteinte à la vie privée entraînant un grave préjudice moral. Heureuse de cette promenade, les joues rougies par l’iode, les yeux brillants, Marion chantonnait en préparant le thé pour sa vieille copine lorsque celle-ci lui tendit le téléphone en lui disant : – Vas-y, appelle-le ! – Qui ça ? – Ne fais pas l’imbécile, veux-tu. Appelle Anthony, maintenant. – Mais il n’est peut-être pas chez lui… Il n’a peut-être pas envie de m’entendre ou de me parler… Il… – Teu teu teu ! Ça ne va pas durer des années cette histoire. Tu as envie de le revoir, oui ou non ? – Oui, mais… – Alors vas-y ! C’est ainsi que débuta la longue série d’appels sans réponse ni messages laissés. Jusqu’au jour où Mamie se décida à appeler elle-même, ayant pris soin au préalable de noter le numéro sur la mémoire du portable de Marion. Les mains tremblantes, Mamie avait décidé d’attendre le 13 juillet, jour de son anniversaire, pour tenter le tout pour le tout. Et c’est l’angoisse au ventre qu’elle composa le numéro imaginant les ondes invisibles voguant à travers les airs à la rencontre d’une voix, d’un physique, de quelqu’un qui allait peut-être pouvoir sauver Marion…


Chapitre 28

ALLÔ, C’EST POUR ELLE… Toute la nuit, le mistral avait soufflé en rafales, faisant grincer la charpente de cette vieille demeure, la seule où Anthony se sentait bien, en sécurité. Depuis sa séparation avec Jennifer, il vivait là seul avec son chien, ne cherchant pas particulièrement à briser cette solitude. Après un solide petit déjeuner, il avait été courir dans la colline comme presque tous les samedis matin. Avec Ulysse qui soufflait sur ses talons, il adorait ces moments de calme où le rythme saccadé de sa respiration était le seul élément de trouble dans l’épais silence qui régnait alentour. Au-dessus de lui, le ciel explosait de trop de bleu. Dans peu de temps, les cigales allaient démarrer leur concert. Un show en live qui ne finirait qu’à la tombée du jour, lorsque le soleil basculerait à l’horizon dans un délire orangé. Debout dans le salon, Anthony buvait de l’eau à même le goulot, Ulysse effondré à ses pieds. Ruisselant de sueur, il s’apprêtait à prendre une bonne douche presque froide lorsque le téléphone se mit à sonner. 185


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– Et merde, ils ne me foutront jamais la paix. Je ne suis pas là ! Surpris par ce cri du cœur, Ulysse releva la tête et sembla même relever un sourcil en signe de désapprobation… – Ok, ok, j’y vais. Mais tu noteras que c’est toujours le même qui se dérange. Après tout, c’est peut-être pour toi. Allô ? –… – Allô ! – Bonjour, monsieur, je souhaiterais parler à Anthony, s’il vous plaît. – Bonjour madame, vous l’avez. Et moi à qui ai-je l’honneur ? – Mon nom ne vous dirait rien, mais j’appelle de la part de quelqu’un qui vous connaît bien… – Écoutez madame, soyez sympa. Nous sommes samedi matin, je viens de courir une heure dans la colline, je ruisselle de sueur, alors soyez cool, épargnez-moi les devinettes, j’ai passé l’âge. – C’est bien ce qu’elle m’avait dit… – Qui vous avait dit quoi ? – Elle m’avait dit que l’on pouvait vous ranger dans la catégorie soupe au lait ou si vous préférez « ours mal léché ». – Ah oui, ELLE vous avait dit cela. Et bien d’une part, sachez que ma vie sexuelle ne vous regarde pas et que, d’autre part, j’ai autre chose à faire que d’écouter vos conneries au téléphone. Avec tout le respect que je vous dois, au revoir madame. Ulysse signifia une nouvelle fois son courroux en gémissant très fort lorsque Anthony raccrocha bruyamment le combiné. Se dirigeant vers la salle de bains, il fut de nouveau stoppé par la sonnerie stridente du téléphone. 186


ALLÔ, C’EST POUR ELLE…

– C’est encore vous ! Je… – Anthony… – Oui, qu’est-ce qu’il y a ? Que voulez-vous ? – Vous parler de quelqu’un qui, je crois, vous est cher. Vous n’avez pas constaté depuis un certain temps qu’il y avait des appels sur votre répondeur mais que la personne qui téléphonait ne vous laissait pas de message ? – Si mais… – Cette personne, je la connais et elle me tuerait si elle savait ce que je suis en train de faire. – Madame, sans vous paraître désobligeant, pourriezvous vous montrer plus précise, s’il vous plaît ? – C’est que c’est délicat… – Et bien prenez votre temps, ma douche attendra si c’est si important que cela pour cette personne que je connais sans connaître. Un prénom peut-être… – Marion –… – Allô, vous êtes là ? – Oui, oui, quel prénom avez-vous dit ? – Marion – La Marion que je connais ? – Je n’en vois pas d’autre, sauf si vous en connaissez plusieurs. – C’est une blague. – Oh j’aimerais bien que ce soit plus drôle que cela vous savez. – Mais pourquoi ne m’appelle-t-elle pas elle-même ? – C’est une bien longue histoire que je souhaiterais vivement vous raconter, si toutefois vous vouliez bien l’écouter. – Allez-y je vous en prie. 187


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– Pas au téléphone, je ne pourrais pas. Il faut que je vous vois pour me rendre compte de certaines choses. J’ai un train qui part dans une heure. Je peux être à Marseille à 16 heures 33. Pourriez-vous venir me chercher ? – Écoutez c’est un peu soudain, un peu… – Cavalier, je vous l’accorde. Mais je n’ai pas le choix. Et croyez-moi qu’à 71 ans, j’ai d’autres choses à faire que de jouer les Ménie Grégoire. Mais pour Marion, je ferai n’importe quoi. Et vous êtes sa seule chance. – Mais enfin, pourquoi moi, après tant d’années ? Et pourquoi employez-vous un ton aussi dramatique. Et puis enfin elle est mariée. – C’est justement là qu’est le problème. – Vous savez, je crois que vous perdez votre temps. La dernière fois que je l’ai vue, elle m’a à peine parlé et elle semblait très amoureuse de son mari. – Anthony, s’il vous plaît. Laissez-moi vous parler. Donnez-moi une seule chance de m’expliquer, de vous raconter, de voir qui vous êtes vraiment. Laissez-moi vous approcher. Vous n’entendrez plus jamais parler de moi après, je vous le promets. – Bon eh bien je serai à la gare Saint-Charles à 16 heures 30. Quel train dois-je attendre ? – Celui en provenance de Bayonne. – Et comment vous reconnaîtrai-je ? – Moi je vous reconnaîtrai. Anthony ? – Oui. – Merci. – Y a pas de quoi. – Oh que si et vous ne savez pas encore à quel point. Après avoir raccroché, Anthony fonça sous la douche. Il y resta une demi-heure, réfléchissant à ce coup de télépho188


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ne. Dans sa tête, toutes les hypothèses tournaient à cent à l’heure. Incapable de se concentrer sur quoi que ce soit, il était tellement impatient qu’il arriva à la gare avec une heure d’avance. Pour tuer le temps, il alla s’acheter un Coca au distributeur et, assis sur un banc, s’amusa à observer les gens qui allaient et venaient dans ce hall balayé par le mistral. Toute la population était représentée là en abrégé et il ne se passait pas un instant sans qu’un événement quelconque ne se produise. À un imperceptible grondement de la foule, on notait l’arrivée de la famille Michu composée du père en pompe-sueur marcel à trous gonflé sur le ventre comme un spi de bateau par grand vent, de deux enfants qui semblaient avoir rampé par terre, tellement ils étaient sales… Deux terreurs qui n’en finissaient pas d’houspiller la mère pour une glace ou un Carambar, la pauvre ayant déjà bien du mal à traîner ses 100 kilos. Le genre de femme dont les mamelles préviennent de sa venue une demi-heure avant l’arrivée définitive de la propriétaire, des air-bags qui auraient fait pleurer d’envie Lolo Ferrari… Il y avait également ce couple qui, à eux deux, affichaient plus de 150 ans au compteur et qui semblaient toujours prêts à s’écrouler sous le poids de leur fardeau. Puis venait une chenille d’enfants joueurs, scouts en goguette, attentifs aux ordres de Renard avide ou de Belette sensuelle, leurs mentors et leurs guides pour les siècles et les siècles à venir… Amen ! Et au milieu de toute cette agitation, il se trouvait toujours un ou une amoureuse, le cœur à fleur de peau, le regard rivé au panneau d’affichage, les traits ravagés par l’anxiété. Viendra, viendra pas ? Changé pas changé ? Est-ce que je lui plairais toujours ? Ne va-t-il (elle) pas être déçu(e) en me voyant ? Devant Anthony, se trouvait justement un joli spécimen. Un p’tit mec avec la beauté du 189


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diable, habillé Célio, genre décontracté chic, le bouc peroxydé assorti aux cheveux, dressés comme s’il venait de mettre deux doigts dans une prise électrique. Mains dans les poches, il faisait les cent pas sous le panneau d’affichage, fumant comme les cheminées de Gardanne. Anthony s’amusa à ne regarder que lui et à essayer de deviner qui il attendait. Une fille, un mec, sa maman ? Non, ce devait être une fille car il avait remarqué qu’une belle poupée Barbie genre bombe atomique mais version cagole, passant devant lui, l’avait distrait quelques secondes de son attente et qu’il n’avait pu s’empêcher de la suivre des yeux, manquant d’encaper le mal de mer, tant les hanches de la demoiselle, jouaient au pointu accroché dans le vallon des Auffes par temps de mistral. Soudain, une voix féminine, style SNCF, c’est-à-dire tellement suave que l’on pourrait croire à la version soft de l’aboiement d’un pit-bull en rut, annonça l’arrivée du train 3822 en provenance de Bayonne, via Montpellier et Nîmes sur la voie E. Une annonce qui sembla tétaniser le jeune garçon avant qu’il ne se décide à se rendre à l’embouchure de la dite voie. Anthony le suivit et se plaça légèrement en retrait, espérant avoir le temps de voir la beauté, toute crinière au vent qui n’allait pas manquer de se jeter dans ses bras. Tout occupé à guetter une telle apparition, il fut surpris de trouver face à lui, en baissant les yeux, un petit bout de femme aux cheveux de neige qui le fixait de ses yeux bleu laser, un léger sourire aux lèvres. – Pas excessivement beau mais avec un charme que l’on remarque de loin et qui annonce une beauté intérieure, la tête toujours droite et le regard éminemment distrait, habillé classe sans ostentation, vous devez être Anthony, n’est-ce pas ? 190


ALLÔ, C’EST POUR ELLE…

– Et vous la mystérieuse correspondante, porteuse d’un message tellement top secret qu’il ne peut être confié par téléphone, je me trompe, madame… – Appelez-moi Mamie, comme tout le monde. – Ok, Mamie, donnez-moi votre sac, je vais vous conduire à mon carrosse. Tournant la tête, Anthony eut le temps d’apercevoir le jeune homme de tout à l’heure, s’accroupir pour accueillir dans ses bras un petit bout de chou, portant autour du cou, une pancarte plastifiée presque aussi grosse que lui. Drame du divorce, un peu chez papa, beaucoup chez maman et de la rancœur pour toujours… – … Marseille ! – Pardon, Mamie, que disiez-vous ? – Je vous demandais si avant de me trouver un hôtel, vous auriez la gentillesse de me faire faire un tour de Marseille en voiture. Depuis la guerre et le bombardement par les Allemands du pont transbordeur, je n’y ai plus jamais remis les pieds et j’adorerais la revoir encore une fois avant de mourir. – Bien sur Mamie, pas de problème. Et en ce qui concerne votre hébergement… Vous partez quand au fait ? – J’ai un train demain à 13 heures. J’ai dit à Marion que j’allais voir une tante malade près de Montpellier. – Parfait. Premièrement il n’est pas question que vous dormiez à l’hôtel. Ma maison est suffisamment grande, votre chambre y est déjà prête. – Oh merci, Anthony, mais je ne voudrais pas vous gêner. – Trêve de salamalecs. Si je vous le propose c’est que cela me fait plaisir. Venez, je vais vous montrer le Marseille que j’aime. 191


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Pendant plus de deux heures, Anthony s’amusa comme un petit fou à jouer le rôle de guide pour cette charmante grand-mère dont le visage tranquille aurait pu orner les pots de confiture ou la farine à l’ancienne. Curieuse de tout, elle s’émerveillait de chaque chose, de chaque lieu. Place des Treize-Cantons, dans le vieux quartier du Panier, il fallut même faire une halte pour que Mamie se fournisse en chocolat et régale ses amies au retour. Puis ils prirent l’autoroute à la porte d’Aix et Mamie ne put s’empêcher de sourire à la vue de toute cette population immigrée, rassemblée là comme sur la place Jemaa-El-Fna à Marrakech. – Heureusement que Le Pen n’est pas passé, sinon adieu le Marseille cosmopolite qui fait toute sa richesse. – Oui, mais il n’en reste pas moins vrai qu’il faut faire quelque chose pour que l’on ne parle plus de cette ville comme une base avancée de la Mafia et que la police se décide un peu à mettre de l’ordre dans les quartiers Nord avant que la bombe à retardement n’explose. Mais vous n’êtes pas venue jusqu’ici pour rendre un rapport circonstancié au maire de Marseille concernant les problèmes que rencontre sa ville et les solutions à y apporter… Parlez-moi plutôt de Marion ! – Toujours aussi impatient et direct. Mais je comprends votre empressement et c’est une bonne chose car j’y vois les restes d’un sentiment très fort envers cette fille qui le mérite au-delà de tout. – Que lui est-il arrivé ? – Quelque chose d’horrible, de dévastateur. Quelque chose de vraiment dégueulasse, terrible… – Mamie, je suis assez grand pour l’entendre cette chose si terrible, alors soyez gentille arrêtez de tourner autour du pot, vous me mettez les nerfs à fleur de peau. 192


ALLÔ, C’EST POUR ELLE…

– C’est que c’est si difficile à dire… Les larmes au yeux, des sanglots dans la voix, Mamie commença alors son récit alors qu’Anthony restait le regard fixé devant lui, les mâchoires crispées, les muscles des bras tétanisés sur le volant. – Vous avez vu le film Irréversible avec Monica Belluci ? – Oui… – Comment avez-vous trouvé ? – Génial mais à la limite du supportable… L’horreur absolue, la bêtise humaine dans toute sa splendeur… Mais je ne vois pas le rapport avec Marion, à moins que… – Oui, Anthony, à moins que… comme vous dites et le malheur veut que ce qui lui est arrivé est dix fois pire que ce que l’on voit dans ce film ! À mesure que Mamie déroulait le fil de son récit, Anthony semblait gonfler de rage. À peine arrivé chez lui, il laissa Mamie seule dans la voiture pour aller hurler sa peine dans le sous-bois limitrophe. Une fois apaisé, il revint vers la voiture, s’excusant de manquer de la sorte à ses devoirs… – Ne vous excusez pas ! Votre réaction est saine et très normale, elle… – Il faut le sodomiser avec un fer rouge, lui couper les couilles à ce salopard, cette ordure, ce… Excusez-moi Mamie, je suis désolé… – Dites, vous n’allez pas vous excuser toutes les deux minutes. Montrez-moi plutôt cette belle maison et conduisez-moi à mes appartements jeune homme. Parvenant à sourire au milieu des larmes qui s’étaient mises à couler sur ses joues, Anthony manqua s’excuser à nouveau de son manque d’éducation, ayant laissé debout sous le soleil cette grand-mère de 71 ans, au visage angélique et aux yeux ciel de Provence. 193


J’AIME LE CIEL PARCE QU’IL EST DANS TES YEUX…

À peine la porte entrouverte, Ulysse, se jeta sur Anthony dans un délire de sauts et de battements de queue. Puis il vit Mamie et commença son inspection en reniflant ses mollets, l’air circonspect. Ce qu’il découvrit sembla le satisfaire car il s’assit pour se laisser caresser, appréciant semble-t-il le fait que cette dame aux cheveux neige n’adopte pas un langage de dégénéré pour lui parler. Il avait en effet horreur de constater à quel point certains humains pouvaient devenir débiles dès qu’il le croisait. Le style Rain Man ou Sam, très peu pour lui et non il n’irait pas chercher la baballe ni déterrer le nonos car il n’était pas le bon chienchien que l’on croyait qu’il fut. Et si le débile persistait, au lieu de lui donner sa papatte, il lui flanquait discrètement une gifle, guettant du coin de l’œil l’approbation de son maître qui parvenait avec beaucoup de difficultés à cacher un fou rire naissant… Une fois Mamie installée, Anthony descendit préparer le dîner. Un plat de pâtes à la carbonara ferait l’affaire, servi avec un excellent saint-estèphe 1995, en l’honneur de cette petite grande dame qui lui avait dit aimer le bon vin, rouge de préférence… Assis face à face autour de la table, Anthony attendait que Mamie lui parle de Marion. Il voulait tout savoir d’elle, comment elle avait surmonté le choc, est-ce que les cassettes avaient circulé, ce qu’elle comptait faire… C’est alors que Mamie l’interrompit en levant la main… – Du calme, Anthony, du calme… Marion va bien mieux désormais même si elle est très fragile. – Mais son avenir, elle le voit comment ? – Son avenir, il n’a pour l’instant qu’un seul nom… – Un nom mais lequel ? – Le vôtre Anthony, le vôtre ! 194


ALLÔ, C’EST POUR ELLE…

– Mais je suis le passé, pas le présent ni l’avenir. Vous dites vous-même qu’elle a essayé de m’appeler mais qu’elle n’a jamais pu aller jusqu’au bout. Je ne veux pas lui faire de mal et je ne veux pas non plus qu’elle me voit comme une bouée de secours qu’elle jettera aux ordures dès qu’elle sera sauvée de la noyade… – Jolie métaphore mais dans son esprit vous n’êtes pas le passé, vous êtes son présent et ce qu’elle aimerait transformer en avenir. – Mais… – Anthony, ne vous montrez pas plus bête que vous ne l’êtes. Marion a beaucoup réfléchi sur sa vie, sur la course qu’elle menait contre elle-même, sur les amitiés qu’elle n’a pas su garder et sur ce mariage qui a si lamentablement foiré. Elle sait qu’elle s’est trompée et que c’était vous et vous seul… – Mais Mamie, vous oubliez qu’elle m’a trompé, qu’elle m’a humilié devant mes copains, qu’elle m’a largué comme une vieille chaussette, qu’elle ne m’a plus jamais donné de nouvelles, qu’elle… – Vous n’avez pas le numéro de téléphone de l’Abbé Pierre au Paradis, lui vous écouterait sûrement plus religieusement que moi et vous répondrait certainement que celui qui ne s’est jamais trompé dans ses choix ou dans ses actes jette la première pierre. Vous seriez alors lapidé en quelques secondes… – Ok, Mamie, j’ai compris le message… Que dois-je faire alors ? – Je vais vous dire ce que je ferais moi, dans pareille situation, vous agirez ensuite comme bon vous semble. – Je suis tout ouïe. – Si je m’appelais Anthony, charmant jeune homme de 40 ans, je prendrais quelques jours de congé, mon chien 195


J’AIME LE CIEL PARCE QU’IL EST DANS TES YEUX…

sur la banquette arrière et j’irais m’installer à Hossegor ou dans les environs. Je peux d’ailleurs vous donner d’excellentes adresses de chambres d’hôte et de fermes auberges où l’on mange divinement bien. – Et puis ? – Je choisirai un restaurant très très romantique où l’on s’éclaire encore à la bougie, j’en connais un super, et j’inviterais Marion par mon intermédiaire. Après, vous êtes assez grand pour vous passer de moi… – Vous voyez ça comme ça vous. Et vous pensez qu’elle va être ravie de me voir, qu’elle ne va pas croire à un coup monté, qu’elle ne va pas penser qu’on la met devant le fait accompli, qu’on… – Oh là, oh là, vous ne faites donc jamais confiance à personne, vous ? Si Mamie vous dit que Marion sera la plus heureuse des femmes en vous voyant, même si elle tombe dans les pommes, vous pouvez me croire. – Ok, ok… permettez quand même que je réfléchisse… – Vous avez jusqu’à mon départ demain à 13 heures. Moi, je vais me coucher. – Bien chef, vous aurez ma réponse en trois exemplaires sur votre bureau demain avant 13 heures. – Eh Anthony… – Oui ! – Ne m’en veuillez pas si je vous taquine un peu, mais c’est parce que vous m’êtes sympathique et que je vous aime bien. Et aussi parce que forte de mes 71 ans d’expérience, je sais que vous êtes le seul à pouvoir sauver Marion. Car je ne vous l’ai pas dit, mais fragile comme elle est, il suffit d’un rien pour qu’elle bascule dans le vide. C’est une grosse responsabilité que vous prenez si vous décidez d’aller la retrouver. Sa vie sera alors entre vos mains. Donnez196


ALLÔ, C’EST POUR ELLE…

lui alors le bonheur qu’elle mérite et elle vous le rendra au centuple, croyez-moi. – Merci Mamie pour tout ce que vous faites… – Bonne nuit Anthony. – Bonne nuit Mamie…


Chapitre 29

TO GO OR NOT TO GO… Quelques jours après le départ de cette grand-mère volcanique, Anthony se posait toujours la question : y aller ou pas ? Comment Marion allait réagir après toutes ces années ? Comment lui annoncer que Mamie avait tout manigancé ? Comment surtout recommencer à zéro une relation qui, au fil du temps, s’était émoussée au point de ne devenir qu’un souvenir embelli ? Comment enfin ressouder deux existences aussi disparates avec d’un côté une journaliste courant les cocktails au pas de charge, distribuant sourires et mots doux et de l’autre un rustre, fort en gueule, tellement échaudé par l’humanité qu’il ne croyait plus qu’en l’animal ? Mais une voix murmurait aux oreilles d’Anthony : « C’est peut-être là, la chance de ta vie. Ne la laisse pas passer, elle ne reviendra plus. Et puis quoi, si tu te plantes encore une fois, tu seras au moins sûr que cette fille n’était pas la bonne. Vas-y, fonce et ne te retourne pas… » 198


TO GO OR NOT TO GO…

Fonce ! C’est ce qu’il faisait sur l’autoroute, ayant choisi de louer une BMW pour l’occasion même si la fille chez Hertz voyait d’un très mauvais œil la présence d’Ulysse vautré sur la banquette arrière. Anthony avait oublié combien il adorait la vitesse, les cheveux flottant dans le vent qui s’engouffrait tel un ouragan par la vitre baissée. Avant de partir, il avait téléphoné à Mamie, lui demandant de lui réserver une chambre sympa et lui donnant rendez-vous pour déjeuner en tête à tête le lendemain, afin de préparer au mieux sa rencontre avec Marion. Et maintenant qu’il se trouvait face à elle, un gigantesque plateau de fruits de mer disposé entre eux, il se sentait comme un puceau, fébrile à l’idée de rencontrer le père de celle qu’il désirait par-dessus tout sentir nue, vibrer sous ses mains… Chassant cette pensée de son esprit il plongea son regard dans le bleu des yeux de Mamie. Un bleu lagon que ne venait perturber aucune vague. – Comment faites-vous pour être si calme, alors que moi, je tremble de tous mes membres. – L’âge sûrement et puis le fait que je sais que vous êtes faits l’un pour l’autre et qu’il faut absolument réparer ce gâchis avant qu’il ne soit trop tard. – Vous en avez de bonnes vous. Que vous a dit Marion à propos du dîner de demain soir. Qui attend-elle ? Elle a dû vous poser mille questions. – Ah ça oui ! Vous la connaissez aussi bien que moi… – Ça je ne crois pas, non. – Mais si. Elle n’a pas changé même si elle est devenue, par la faute de cette saloperie de mec, un petit être craintif en apparence. – Pourquoi en apparence ? 199


J’AIME LE CIEL PARCE QU’IL EST DANS TES YEUX…

– Parce que chez Marion, la force demeure et elle pourrait abattre des montagnes mais il faut qu’elle se sente aimée, entourée, choyée… Il lui faut un homme qui la guide, qui la canalise, qui la comprenne et qui l’emmène très haut, là où elle devrait être. – Rien que ça. – Et oui, rien que ça. Je lui ai dit qu’elle aurait une surprise demain soir et qu’un ami à moi viendrait la chercher pour dîner. Je lui ai conseillé de se faire belle, mais c’est une phrase vaine tant elle est naturellement ravissante. Et vous savez ce qu’elle m’a demandé ? – Non, mais je me doute. – Elle m’a dit en me regardant droit dans les yeux : « Mamie, ne joue pas la mère maquerelle. Je ne suis pas en état de vivre une aventure. Je crois même que je ne pourrais plus jamais faire l’amour avec un homme de ma vie. » Ce à quoi je lui ai répondu : « Il te reste les femmes alors. » – Mamie ! – Oh vous n’allez pas faire le choqué non. Pensez plutôt à votre soirée de demain, il vous reste 36 heures pour la préparer. Et celle-là, il ne va pas falloir la rater ! – C’est bien ce qui me fait peur… – Allons, détendez-vous et le seul conseil que je puisse vous donner, c’est : « Soyez vous-même. » Et rappelez-vous que hier c’est une histoire, demain un mystère et aujourd’hui, un cadeau… Après ce déjeuner, Anthony avait parcouru les rues d’Hossegor, une station balnéaire où il avait passé une grande partie de ses vacances. Même si les promoteurs avaient quelque peu défiguré le paysage, il se rappelait le canal du Boudigau et ces maisons de style « basco-landais ». 200


TO GO OR NOT TO GO…

Le lendemain, levé tôt, il emmena Ulysse pour une balade autour du lac de Soustons puis s’en alla visiter Biarritz (Miarritze en basque). Après avoir déjeuné légèrement de poissons crus marinés au Café des bains de Minuit en admirant la somptueuse vue sur la mer, il partit visiter le musée du chocolat avec dégustation des crus de cacao. Puis il rentra à la chambre d’hôte prendre un bain en lisant pour tuer le temps. À mesure que l’heure de sa rencontre avec Marion approchait, il devenait de plus en plus nerveux. À une demi-heure du rendez-vous, il était tendu comme une corde d’arbalète prête à se rompre. Pour se donner une contenance, il décida d’emmener Ulysse, lequel semblait apprécier le confort et l’odeur de vieux cuir de la BM. Anthony avait passé un pantalon à pince blanc cassé, un polo bleu ciel avec un pull en coton noué sur les épaules de la même teinte que le pantalon. Comme parfum, il avait choisi Grey Flannel, une eau de toilette légèrement poivrée. Ce fut lui qui la vit le premier et malgré toutes ses années, il en eut le souffle coupé. En grande discussion avec Mamie, elle ne le vit pas arriver. Il profita alors de ces quelques secondes pour l’admirer. Elle avait laissé onduler ses cheveux qui tombaient en cascade sur son dos. Sa robe turquoise et mauve sensiblement décolletée laissait voir une peau de miel. Sa silhouette ne s’était pas alourdie avec le temps et de longues jambes fuselées gainées de soie se dessinaient par transparence au travers du tissu. À tel point qu’à contre-jour, elle paraissait délicieusement nue, la robe devenant voile quelques centimètres après la courbure des fesses. Anthony fut parcouru d’un frisson et il sentit la sueur perler à son front. Puis ce fut comme dans un film lorsque l’héroïne se retourne au ralenti et découvre l’amour de sa vie planté de l’autre côté 201


J’AIME LE CIEL PARCE QU’IL EST DANS TES YEUX…

de la rue avec un bouquet de fleurs à la main pour tout accessoire… Anthony avait choisi des roses jaunes piquetées çà et là d’iris comme pour lui envoyer le message suivant : jaune pour toi, soleil de ma vie et mauve pour tes yeux, dont le reflet n’a jamais quitté mon souvenir. Des yeux qui s’agrandirent d’étonnement puis d’effroi et enfin de colère amusée lorsque Marion se retourna d’un seul mouvement brusque vers Mamie qui déjà battait en retraite comme satisfaite du devoir accompli. – Antho… Anthon… – Moi c’est Anthony et vous ? – Mais, mais qu’est-ce que tu fais là ? Et moi qui me suis habillée n’importe comment ? C’est Mamie qui a tout manigancé hein ? – Réponse à la première question : je suis venu t’inviter à dîner. À la deuxième, ne change rien tu es tout simplement magnifique. À la dernière : oui, Mamie est derrière tout ça, mais ne la blâme pas. Et même si tu n’a pas envie de me voir, je garderai jusqu’à ma mort au fond des yeux ton image. Rien que pour ça, je ne regrette déjà rien. – Mais merde Anthony, tu aurais pu prévenir quand même… – Du style : « Allô, Marion, c’est Anthony, tu sais le mec avec qui tu es sorti il y a plus de vingt ans et qui passe te chercher demain soir à dîner. Fais-toi belle, je t’emmène dans le grand monde. Allez tchao… » – Je vois, toujours aussi grande gueule, hein. Ça me fait tellement plaisir de te voir. Bon on ne va pas rester toute la soirée plantés là, dans ce hall alors que tout le monde nous regarde, notamment les espions que Mamie a placé partout. Où va-t-on ? 202


TO GO OR NOT TO GO…

– Surprise. Mais avant je voudrais te présenter un être cher qui nous attend dans la voiture. À ces mots Anthony s’amusa de sentir Marion se crisper et de voir son sourire s’effacer brusquement de son visage de porcelaine. Il savait bien que dans sa tête, les neurones fonctionnaient à plein régime et qu’elle se disait : Nous ne serons pas seuls, il est avec sa femme. Mais pourquoi les fleurs alors, pourquoi tout ça ? Comme dans un rêve, elle vit la belle voiture racée, campée sur ses roues comme un fauve prêt à bondir et derrière la vitre couverte de buée, une énorme tête poilue, avec, plantés dans la fourrure deux yeux rieurs. Ouvrant la porte côté passager, Anthony fit les présentations : – Marion, voici Ulysse. Ulysse, c’est Marion, celle dont je te rabat les oreilles depuis que tu es né. – Il est super mignon. – Quand il veut oui. Mais il a ses têtes et ceux qui ne lui plaisent pas, crois-moi qu’il le fait savoir. – Tel chien, tel maître en somme… – Gnagnagna… Tous deux éclatèrent de rire lorsque Ulysse posa sa grosse tête sur l’épaule de Marion. – Ulysse, tu pourrais être un peu plus délicat dans tes avances. Tu dragues comme un rustre… Marion sauta sur l’occasion : – Et toi, tu dragues comment ? – Heu… Heu… Joker ! – Tu es tout rouge Anthony, c’est mignon. Bon on va où ? Heureux de changer de sujet, Anthony se fit fort d’expliquer qu’il s’agissait d’une surprise et qu’il ne pouvait pas divulguer le lieu, tout cela afin qu’il garde son mystère, etc., etc. 203


J’AIME LE CIEL PARCE QU’IL EST DANS TES YEUX…

Pour la première fois depuis longtemps, Marion se sentait bien, en paix. Comme si elle était arrivée au bout d’un chemin ou plutôt à un carrefour et qu’il lui fallait désormais choisir la bonne route en arrêtant de se planter à nouveau. Anthony respectait le silence pour ne pas gâcher le moment présent… – C’est à toi cette belle bagnole ? – Non, je l’ai louée. – Pourquoi, tu n’as pas de voiture. – Si, mais… – Mais quoi ? – C’est un vieux et énorme 4 x 4 et j’ai pensé que ce ne serait pas très présentable. – Tu ne fais quand même pas partie de ces mecs qui draguent avec leur arbre à came en tête et qui parlent soupapes au lieu de leur dernier voyage au Guatemala. Rassure-moi Anthony, tu n’es pas comme ces tordus qui astiquent leur bagnole en oubliant qu’ils ont une femme et qui préférerait coucher avec leur bagnole plutôt qu’avec celle qui partage leur vie… – Je te rassure, les bagnoles, je m’en tape. Mais j’ai pensé que, avec ta vie à Paris… Soudain, tendue, sur la défensive, les narines palpitantes, Marion se raidit. – Quoi ma vie à Paris ? Qu’est-ce que tu en sais ? Qu’est-ce que Mamie t’a raconté ? À ses mots, la voix de Marion était montée d’un octave et les mots tremblaient dans sa bouche peu de temps avant que les premières larmes noient ses yeux mauves. Arrêtant la voiture sur le bas-côté, Anthony se tourna vers elle et de sa voix la plus douce possible : – Marion, chut… Je sais tout ce qu’il faut savoir. Je sais 204


TO GO OR NOT TO GO…

quelles épreuves tu as traversées, je sais combien tu as souffert et je sais que j’ai envie de tuer un homme pour la première fois de ma vie. – Ramène-moi, Anthony, tout ça ne rime à rien. – Je te ramènerai mais pas avant que nous ayons parlé ensemble. Pas avant que tu ne le veuilles vraiment. Parce que tu es toujours la même pour moi Marion, rien n’a changé. Soudain, comme un oued après un orage, les pleurs jaillirent, noyant tout sur leur passage. Marion hoquetait de rage, de haine, les traits déformés par la peur. – Oh que si. Je ne serai plus jamais la même et tu le sais. J’ai été salie, humiliée, détruite. Ce mec m’a cassée. Et ce n’est pas parce qu’il m’a prise de force que je suis si mal. Je suis fracassée parce qu’il a violé mon âme. Tous ces médecins débiles pensent que c’est mon cul ou mon vagin qui ont mal. Mais c’est pas ça. Un accouchement c’est parfois bien pire. Ce qui fait si mal, c’est ce qui est cassé à l’intérieur. Quelque chose qui ne se répare jamais… – Et si tu me laissais être ta colle ? – Quoi ? – Je disais : si tu me laissais être ta colle, celui qui comprend et qui t’aide à recoller les morceaux comme un puzzle qu’un ouragan a fait s’envoler. Je sais que je peux t’aider si tu me laisses t’approcher, si tu me laisses te soigner comme je le fais tous les jours. Ta souffrance est animale et ça, c’est mon rayon. – Anthony… je suis horrible, mon rimmel à coulé, j’ai des rides, les seins qui ne vont pas tarder à tomber, les fesses qui ramollissent et je ne pense pas pouvoir supporter la main d’un homme sur ma peau. Je ne suis plus bonne à 205


J’AIME LE CIEL PARCE QU’IL EST DANS TES YEUX…

rien, je n’ai plus de métier, plus d’amis, plus d’avenir. Ce salaud a tout cassé. – Marion… Marion… Sèche tes larmes et viens dîner avec moi, s’il te plaît. Un dîner ça n’est rien d’autre. Après tu feras ce que tu veux, d’ac ? – Tu es plus tenace qu’un pit-bull toi ! – Dis pas ça à Ulysse, il déteste cette race et si tu me compares à un pit-bull, il va me faire la gueule toute la soirée. Une réflexion qui arracha un sourire à Marion. Se redressant sur son siège, elle entreprit de se remaquiller à l’aide du miroir de courtoisie. – C’est pour ça que je n’ai pas pris mon 4 x 4. Il n’y a pas de miroir ! – Tu as réponse à tout hein. – Oh que non. J’essaye juste de vivre en harmonie avec moi-même en suivant cette devise : « It’s very nice to be important. But it’s more important to be very nice… » – Jolie phrase. Elle te va bien. – Merci ! – Tu es marié ? – Si je l’étais, je ne serais probablement pas dans cette voiture en train de te parler… – Hum… Tu as quelqu’un alors. – J’avais mais… – Mais quoi ? – Sûrement que ce n’était pas la bonne… – C’est quoi la bonne pour toi ? Au lieu de répondre, Anthony annonça qu’ils étaient arrivés. La voiture s’immobilisa sur les graviers de la cour et un groom en costume se précipita sur la portière comme s’il venait de voir débouler le président de la République en 206


TO GO OR NOT TO GO…

personne. L’instant d’après, la stupeur se dessina sur son visage à la vue de l’énorme chien étalé sur la banquette arrière. En lui tendant les clés Anthony lui dit : – Ne soyez pas inquiet. Il est impressionnant mais doux comme un agneau. Garez la voiture où vous voulez en laissant les vitres baissées. Il a l’habitude. – Bien monsieur. – Viens Marion, laisse ton passé dehors le temps d’un dîner. Demain sera un autre jour. Tu sais ce que dit Mamie. Hier c’est une histoire, demain un mystère… – Et aujourd’hui, un cadeau… – Oui ! Et mon plus beau cadeau, c’est toi… Pour atteindre leur table située sur une terrasse montée sur pilotis et dominant tout le lac de Soustons, ils durent traverser toute la salle, ce qui eut pour effet de couper court à certaines conversations tant le couple qu’ils formaient était en harmonie. – Tu vas encore être le déclencheur de scènes de ménage. J’ai vu au moins deux mecs se péter les yeux sur tes hanches. Et quand je dis les hanches… – Tu es bête… – Peut-être à force de les côtoyer, mais ce qui est sûr c’est que je suis fou de bonheur à l’idée d’être là avec toi, tous les deux seuls au monde l’espace d’une soirée. – Mais pourquoi Anthony, après toutes ces années, après ce que je t’ai fait subir. Tu sais, lorsque je t’ai revu à Paris lors de ton congrès, je t’ai appelé mais je suis tombée sur ton répondeur et je n’ai pas laissé de message. – Pourquoi ? – Parce que j’ai eu peur de la suite… – Je comprends ! 207


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Le silence s’installa alors jusqu’à ce que le maître d’hôtel vînt leur porter les cartes. Marion semblait calme, comme apaisée par la quiétude du lieu. Les flammes des bougies léchées par le vent faisaient danser la lumière dans ces yeux, allumant des éclats dorés, comme des étoiles dans un ciel de jais. Elle était divinement belle et Anthony sut, à cet instant, qu’il jouait son cœur à face ou pile. Face, il gagnait sa confiance et parvenait à faire renaître cet amour de jeunesse, pile, il la perdait à jamais et sa vie ne serait alors plus la même… Concentré sur la carte des vins, il savait qu’il n’avait pas droit à l’erreur et que la Marion qu’il avait devant lui n’avait jamais été si fragile. Un faux pas et ce serait la catastrophe. Mais Anthony savait qu’il ne devait pas jouer de rôle et qu’elle ne supporterait pas de le voir s’abaisser à tenter de la séduire. Il fallait qu’il soit naturel, calme, drôle… Comme pour Le Grand Bleu, c’est en apnée totale qu’il plongea dans ses yeux lavande, là où il savait trouver la Marion qu’il n’avait jamais cessé d’aimer… – Qu’est-ce qui te ferait plaisir ? Avec un petit sourire en coin, les yeux rivés dans ceux d’Anthony, Marion répondit dans un souffle : – Que cette soirée ne finisse jamais… – Hum… je voulais parler de ce qu’il y a d’inscrit sur la carte. – Ah ! fit Marion quelque peu déçue. Du foie gras et un excellent vin rouge. – C’est tout ? – Oui mais c’est déjà beaucoup. Tu sais, je suis comme un accidenté de la route, plongé dans une sorte de coma et qui renaît à la vie. Alors du foie gras et une bonne bouteille, ce sera parfait. 208


TO GO OR NOT TO GO…

– Va pour le foie gras alors. Que dirais-tu d’un graves de Vayres, 1995 ? – Génial. Mais tu sais, je ne suis pas là pour juger si le restaurant mérite une toque ou une fourchette ou un macaron, je ne sais plus ce que l’on donne comme récompense. Je suis là parce que… parce que c’est toi. Anthony n’aimait pas du tout la tournure que prenait la conversation. Il sentait confusément que la soirée lui échappait. Il ne fallait pas lâcher prise, ne pas laisser retomber la pression. Il fallait qu’il se sorte les tripes. Aussi, après avoir expédié la commande et attendu que le sommelier leur apporte le vin puis qu’il lui fit goûter, il attendit qu’il se soit éloigné pour reprendre l’avantage. – Marion… – Oui ? – Je voudrais être Zorro ou Spiderman ou même Batman pour te faire oublier le passé et… – Chut… Laisse-moi te regarder. Laisse-moi me dire que je ne rêve pas. Qu’aucun mot ne va venir entacher cette divine soirée. Toi et moi en tête à tête, en train de dîner aux chandelles par une belle nuit étoilée. C’est déjà plus qu’il n’en faut pour me faire tout oublier. – Tu sais lorsque je t’ai revue tout à l’heure, j’ai cru que j’allais m’évanouir. Et même si je sais que la beauté n’existe que dans les yeux de celui qui la regarde, laisse-moi te dire combien tu es belle. – Anthony, comme tu sembles timide. J’ai l’impression de te voir il y a vingt ans, lorsque tu rougissais comme un collégien que tu étais alors. J’ai aimé ton parcours, j’aime ta vie et je suppose que ta maison est à ton image. Mais je n’y ai pas ma place. Je ne te mérite pas. Un lourd silence suivit cette dernière phrase qui fit plus 209


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mal à Anthony qu’un coup de poing en pleine gueule. Il laissa une certaine gêne s’installer jusqu’à l’arrivée du foie gras. Sans toucher à son assiette, il regardait Marion poser délicatement un morceau de nourriture sur un toast chaud. Il n’arrivait pas à détacher son regard de ce visage qui avait tant souffert et qui gardait malgré tout une splendeur due sans doute, au majestueux port de tête de cette femme qu’il avait tant aimée. Mon vieux, se dit-il, c’est maintenant ou jamais. Maintenant que tu joues ta vie à quitte ou double. C’est le moment d’abattre tes cartes même si tu as très peu d’atout et que l’adversaire peut te contrer à tout moment. S’éclaircissant la gorge, il but une longue gorgée de vin avant de se lancer. – Marion. – Oui… – Il faut que je te dise quelque chose. – Ouh là. Quel ton sérieux tu prends. Tu vas m’annoncer quoi ? Que tu te maries bientôt ? Que tu m’as caché avoir une tripotée d’enfants ? – Marion, écoute-moi deux minutes s’il te plaît. – Ok, je suis 100 % branchée sur la fréquence vocale de ta voix. – Je sais que tu as mal et que ce salaud t’a bousillée. Je sais aussi combien c’est dur pour toi de reprendre goût à la vie en laissant derrière toi tout ce que tu aimais. Je voulais juste te dire que je ne suis pas là pour te demander quoi que ce soit. Je veux simplement te dire qu’après ce dîner, je vais te raccompagner puis je reprendrai la route car j’adore conduire de nuit. Et puis, je te laisserai réfléchir tout en sachant que ma porte te sera toujours ouverte à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit. Maintenant j’aimerai que tu profites de l’instant présent 210


TO GO OR NOT TO GO…

et que tu te détendes. On dirait un élastique prêt à me péter à la figure. À mesure qu’il parlait, Anthony vit les yeux de Marion se remplir de larmes. Ses lèvres tremblaient et son regard divaguait vers des mers intérieures, des abysses de haine et de détresse. Il ne pouvait qu’envoyer une bouée de sauvetage en espérant qu’elle l’attraperait au vol. – Merci Anthony, je saurai m’en souvenir. Mais parlemoi de toi un peu. Qui es-tu devenu ? – Mamie ne te l’a pas dit ? Je suis un ours qui vit replié dans sa tanière avec ses bouquins, sa musique, son chien, le crépitement des cigales l’été et celui du bois dans la cheminée l’hiver. – Parle-moi de ta maison. – Ma maison, elle est toute en pierres, en désordre comme celle d’un vieux célibataire. Je vis au jour le jour, heureux chaque fois que je peux soulager la douleur d’un animal et en même temps celle de son maître ou de sa maîtresse. – Joli mot : maîtresse. Tu ne dois pas que soulager la douleur de leur chien ou de leur chat. Non, je me trompe ? – Joker ! – Facile. Moi je ne dirai pas joker mais dérobade. – Et bien soit, je me dérobe. – Et nous dans tout ça ? La question fut si directe, au moment où Anthony s’y attendait le moins qu’il faillit s’étrangler. – Nous ? – Oui, tu sais, toi et moi ? Quelle place dans tout ça ? – Celle d’honneur. Celle que tu n’aurais jamais dû quitter. Parce que c’est toi Marion que je vois parfois dans une attitude, dans un geste, dans une silhouette. C’est toi que 211


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je crois apercevoir parfois dans la courbure d’un corps, dans une ondulation de chevelure, dans un drapé de robe, dans la douceur d’un coton… C’est ton souffle que j’entends dans le vent. Toi que je sens dans un parfum du soir, toi que j’espère lors des nuits de pleine lune comme un reflet sur ta peau. Toi que j’écoute dans un rire, toi qui me fais frémir lorsqu’une voix monte de plusieurs octaves. Toi enfin après quoi je cours depuis vingt ans. Voilà, c’est dit, tant pis pour moi et tant pis pour les conséquences. Tu m’en veux ? Sur les joues de soie de Marion, des gouttes de pluie roulaient telles des perles noires sans jamais pouvoir s’arrêter. Un peu comme un fleuve qui, soudain sortait de son lit, charriant des tonnes de boue, expulsant tout ce qui l’oppressait pour terminer apaisé. C’est ce qu’Anthony croyait voir sur le visage de Marion. Mais intérieurement, il tremblait de peur à l’idée de l’avoir choquée. Et c’est dans un rêve qu’il sentit sa main se poser sur la sienne et ces mots sortir de sa bouche : – Jamais quelqu’un ne m’avait dit de si jolies choses. J’avais oublié tes talents de poète, j’avais oublié combien tu pouvais être gentil, j’avais oublié que l’amour avec toi c’est facile. En fait non… – Quoi non ? – En fait, je n’avais rien oublié…


Chapitre 30

DEUX BILLETS POUR LE FUTUR Les phares de la BMW trouaient la nuit. Dans la voiture, Anthony se repassait le film de la soirée et surtout cette phrase qu’elle avait prononcée en le regardant bien dans les yeux : « En fait, je n’avais rien oublié. » Cela voulait-il dire qu’elle l’aimait toujours, lui si loin de ce qu’était sa vie d’avant le drame ? Oui, mais elle avait dit aussi qu’elle était comme un bébé venant de naître et que sa vie ne serait plus jamais la même. Certes, mais que faire maintenant qu’ils s’étaient quittés avec une certaine gêne, devant la porte de cet établissement de soins où elle n’aurait jamais dû se trouver ? Pour calmer ses nerfs, Anthony écoutait les CD qu’il aimait : John Lee Hooker, Paradisiac, Café del Mar et puis surtout, en voiture, de la country. En ce moment la belle voix de la sublime Faith Hill résonnait dans l’habitacle. Puis ce fut au tour de Garth Brooks, l’un des plus gros vendeurs de disques au monde. Et c’est en entendant cette voix des grands espaces, des rodéos, des feux de camp au 213


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milieu de nulle part que lui vint l’idée qu’il qualifia de géniale. Dans la conversation, hier soir, Marion avait dit qu’elle rêvait de connaître les États-Unis. Quand elle avait parlé de ce pays, ses yeux s’étaient éclairés, sa voix avait changé. Anthony avait alors sauté sur l’occasion. Pendant des heures, il lui avait parlé de New York, cette ville folle qui ne s’arrête jamais et qui a su ne pas sombrer malgré le terrible « nine eleven », ce 11 septembre que le monde presque dans son entier n’aurait jamais voulu connaître. À chaque fois qu’il s’arrêtait de parler, elle lui posait d’autres questions. Il lui avait alors raconté Memphis, Nashville et New Orleans, ces villes où l’âme des musiciens est presque palpable… Et parce qu’il la voyait boire ses paroles, il s’était laissé aller à raconter le jazz, le blues et la country… des musiques qui ont une âme, une histoire, des envies. Et il lui avait longuement parlé de ces trois villes américaines au tempo envoûtant, là-bas le long du Mississippi… « Fin du XIXe siècle… un peu avant ? En vérité personne ne sait au juste quand tout cela a commencé. Ça s’est fait comme ça, sans y penser. Tout d’un coup le jazz était là et tout le monde était content… On suppose cependant que le nom viendrait d’un orchestre de rue, le “Razzy Dazzy Jazzy Band“ et que la première formation a été fondée vers 1880 à la Nouvelle-Orléans par le cornettiste noir Bunny Bolden. Noir… le mot est lâché ! Car le blues comme le jazz, à contrario de la country qui est une musique exclusivement de Blancs, est un hymne à la négritude. C’est avant tout un chant libérateur, celui psalmodié par les esclaves arrachés à leur Afrique natale pour trimer dans les champs de coton. Et puisque leurs seigneurs et maîtres leur avaient interdit l’usage du tam-tam ou du tambour afin de ne pas allumer en eux la flamme de la révolte 214


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(la seule musique autorisée étant la liturgie protestante), ils se donnaient du cœur à l’ouvrage par des lamentations et des chants qui rythmaient la cadence au travail. Ainsi naquit le blues, réminiscence de mélopées africaines, modifiées par l’influence des sons européens. Une musique de sang et de sueur qui fait tout de suite penser à ces longues plaintes montant le soir le long des quais du Mississippi après une dure journée de labeur. Car le blues, c’est avant tout ces airs mélancoliques qui racontent une partie de l’histoire sombre de l’humanité. Des vies brisées, avilies, des existences mortes avant d’avoir commencé, mais où l’espoir, toujours, demeure. Parce que le blues qui fait écho aux cris déchirants des sirènes des lourds bateaux à aube, chargés de balles de coton et qui remontent pesamment le fleuve mythique, n’est pas une musique triste. Bien au contraire ! Il suffit pour s’en convaincre de pousser la porte de l’un des bars de Beale Street, à Memphis, Tennessee. Ici, lorsque certains Noirs vous parlent, c’est déjà du blues. Mais ce n’est rien comparé à l’ambiance qui règne au B.B. King Blues Club (le club du grand B.B. King) ou au This Is It par exemple. La journée, la ville s’assoupit sous la chaleur et se laisse aller au rythme du Mississippi qui semble s’écouler très lentement (en fait l’un des fleuves les plus puissants de la planète avec un débit moyen de 20 000 m3 par seconde). Mais dès que le soleil donne le tempo en saignant l’horizon, le blues s’installe. Puissant, rauque, comme un cri d’amour, une berceuse pour âmes esseulées et pourtant jamais larmoyante parce que jouée sur la note optimiste. Et ça fait chaud au cœur… » Anthony fit une pause pour voir si Marion suivait. Il comprit à l’insistance de son regard qu’elle était partie avec lui, là-bas, et qu’il ne fallait surtout pas qu’il se taise afin de ne pas rompre la 215


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magie qui s’était installée. Alors lancé dans son récit, sa passion, il avait continué à l’emmener très loin… « Memphis est le berceau du blues et toute son âme vibre au son de cette musique, véritable révolte qui sort du fond de la gorge. Dans les années 20, ce grand port où transite presque tout le coton, vibre de mille sensations. Le quartier compris entre Beale Street et 4th street est entièrement voué aux jeux, à la prostitution et à la musique. Des orchestres noirs sillonnent les rues, jouant avec une sorte de trompette rudimentaire, le jug, une bouteille vide dont ils tirent des sons bizarres en soufflant dedans. Les cabarets sont alors le théâtre de bagarres, de soûleries rythmées par le son déchirant de ce blues à l’âme qui donne des frissons. L’un des établissements les plus célèbres de l’époque, le Pee Wee’s, affichait la couleur à l’entrée en ces termes : “Nous ne fermons pas avant le premier meurtre.“ Blues, jazz, country, trois musiques qui attirent, tel un aimant, les mauvais garçons et les filles légères… Né à Storyville, le quartier des maisons closes de New-Orleans (on prononce Newlins), le jazz est avant tout une musique de bordel comme le montre La Petite, le célèbre film de Louis Malle avec Brooke Shields. Car à l’époque, jouer dans la rue ne permettait même pas de survivre. Les bordels avaient alors pris l’habitude d’embaucher des orchestres de jazz et de les payer. Ainsi, le Anderson’s Annex, salle de jazz au rez-dechaussée et maison close à l’étage comptait à l’époque dans son personnel, un certain Louis Armstrong qui jouait là tous les soirs pour quelques malheureux dollars avant d’être remarqué par un impresario de Chicago… « Si le blues et le jazz sont nés noirs, les Blancs ont contribué à les faire sortir du ghetto où ces musiques menaçaient de sombrer. C’est d’abord le Belge Adolphe 216


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Sax, inventeur de l’instrument qui porte son nom. Lequel instrument, utilisé par les fanfares militaires, a débarqué en 1866 à La Nouvelle-Orléans grâce à l’armée française qui y fit escale après son échec contre les révolutionnaires mexicains. Entre la France et la Louisiane, l’histoire d’amour a duré jusqu’en 1803, date à laquelle Napoléon cède cette province française pour 15 millions de dollars de l’époque. Un siècle plus tard, nombreux sont les habitants de la Nouvelle-Orléans qui ne parlent encore que le français. Le jazz s’appelle alors ici Dixieland. Pourquoi ce nom qui sonne “blanc“ ? Tout simplement parce que les billets de banque étaient imprimés d’un côté en anglais, de l’autre en français. Les plus courants, ceux de 10 dollars avaient une face marquée Ten, une autre marquée Dix que les Américains prononçaient “Dixie“. New Orleans devint ainsi le “Dixie-land“, tout comme la musique jouée dans l’un des bars de Bourbon Street, LA rue où il faut être si l’on veut “laisser les bons temps rouler”, conformément à la devise de la Louisiane. Le soir, l’âme de New Orleans se trouve quelque part dans le Vieux Carré, l’ancien quartier français. Atmosphère enfumée, riff de guitare, un saxo qui pleure et la batterie qui rythme les battements du cœur… Le jazz et la java enfin réunis pour une love story qui s’écrit dans la bouche de ce Noir aux yeux de braise et au sourire soleil. Dehors, la température ne cesse d’augmenter tandis que la sueur brûle les yeux. Mais rien à faire, on doit rester dans le tempo, jusqu’à l’aube s’il le faut. Car le jazz ne se donne pas au premier venu. Il attend qu’on l’aime pour séduire à son tour. À toi de savoir l’écouter… » – Encore Anthony, encore, avait supplié Marion, jamais personne ne m’avait parlé des États-Unis comme cela. Continue s’il te plaît ! 217


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« Billie Holiday, Ella Fitzgerald, Lester Young, Thomas “Fats“ Waller… des noms qui s’écrivent noir sur blanc au fronton du rythm’n blues. Mais parce que la musique ne connaît pas de barrière, ni de race, il fallait un “trait d’union“ entre les Blancs et les Noirs. Quelqu’un à la peau claire avec une voix, une sonorité, une sensualité exceptionnelle, proches de celles des chanteurs noirs. L’Amérique pleure James Dean, son dernier rebelle. La place est libre pour le futur King. Un mouvement de hanches, la mèche agressive, les jambes écartées, une moue de bébé et cette voix… Les filles de Memphis trépignent, pleurent, se griffent le visage, sautent, hystériques, Elvis est né ! Vingt ans plus tard, le 16 août 1977, avec 110 kg et 500 millions de disques vendus, il s’écroule dans sa salle de bains. Mort de trop de tout et surtout de sandwiches au beurre de cacahuète, le petit gars de Tupelo (un bled paumé de l’État du Mississippi où l’on peut visiter sa maison natale) est aujourd’hui encore une star. Il faut qu’un jour tu vois sa maison, Graceland, même si tout cela est devenu une gigantesque pompe à fric. C’est un peu comme si le King te conviait à dîner dans son sweet home. Si le kitch est de rigueur (salle de séjour tapissée façon jungle), ça fait quelque chose de se retrouver là où rien n’a changé depuis ce jour de deuil national lorsque l’une des plus célèbres voix du monde s’est tue. À quelques kilomètres de là, c’est une toute autre histoire que l’on raconte à Nashville, capitale mondiale de la country. Pour certains, c’est une musique de beaufs. Une musique de Blancs qui caresse l’Amérique dans le sens du poil. Au niveau paroles, pas de sang ni de larmes mais des bons sentiments. Car la country parle d’amour, de la famille, de cette terre qui ne se montre pas toujours nourricière, des highways sans fin sur 218


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lesquels roulent des caisses chromées et des trucks rutilants… Mais les paroles, il faut les boire plutôt que de chercher à les comprendre. « Le soir, dans l’un des bars enfumés de Broadway, c’est autour d’une Budweiser (la Kronenbourg locale), que les cow boys partagent l’amour de ce son si particulier. Stetson posé sur le crâne, chemise en denim et jean Wrangler (celui des rodéos), le chanteur rythme la musique à coups de talon de santiags. Et il suffit de fermer les yeux pour voir défiler les immenses plaines façon Lucky Luke dans le style “poor lone some cow boy and a long way from home”. Ambiance de franche camaraderie où les femmes ont une place de choix… Ici, la fête est permanente. Elle a la saveur des longues chevauchées dans la poussière d’or du petit matin, l’odeur du cuir et du feu de camp. Quant aux stars de la country, elles n’ont jamais oublié leurs débuts. Il n’est pas rare, dès lors, de voir débouler Willie Nelson, Alan Jackson et bien d’autres pour faire le bœuf avec les musiciens présents et même convier une spectatrice à pousser la chansonnette. À Nashville, la nuit est longue à devenir demain et lorsque le soleil se lève enfin, il ne croise pas grand monde dans les rues. Du reste, une journée suffit pour visiter la ville qui s’étire autour de Broadway, l’avenue principale, sous l’œil de la caméra de surveillance fixée au sommet de l’immeuble en forme de chauve-souris, baptisé… Batman. Il ne faut cependant pas partir sans visiter le Country Music Hall of Fame and Museum. Un nom à rallonge qui cache un musée entièrement dédié à toutes les grandes stars de la country et de la musique. Photos, documents, affiches, instruments, costumes, tout y est, même une Cadillac ayant appartenu à Elvis avec intérieur en or, tourne-disques, TV, boîte à peignes et cire-chaussures 219


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assortis. Outre les bars de Broadway comme le Robert’s Western World, avec pour seul décor, un mur crasseux tapissé de santiags, deux temples de la country permettent d’écouter les meilleurs artistes du moment. Si le Grand Ole Opry, à l’extérieur de la ville est réservé aux grosses pointures style Johnny Cash, Willie Nelson, Dolly Parton ou bien encore Garth Brooks, Alan Jackson, Tim Mac Graw ou Trisha Yearwood, le Ryman Auditorium a su garder un côté intimiste où le micro est accessoire. Ceux qui comprennent les paroles de ces chansons entendront alors parler d’amour mais pas forcément du “Grand Dérangement“ des Acadiens. Sous ce nom presque sympathique se cache pourtant l’une des plus grandes opérations d’épuration ethnique de tous les temps, organisée par un État. C’est en 1755 que l’oublié commandant Charles Lawrence entame les hostilités envers ce peuple : terre confisquée, bétail volé, maisons brûlées et familles séparées. Sur 13 000 Acadiens, 10 000 furent expulsés et la moitié moururent lors de la déportation. En 1785, sept bateaux bourrés à craquer des derniers réfugiés abordent la Nouvelle-Orleans. Déracinés, sans terre, ils s’installent dans les bayous, sortes de marécages infestés d’alligators. Au fur et à mesure de leur difficile intégration, les Acadiens perdent le “a“, devenant des Cadiens puis des Cajuns. Mais le nom importe peu puisqu’ils vont réussir à conserver leur culture, qu’elle soit culinaire (une synthèse des traditions gastronomiques française, espagnole et antillaise adaptée aux produits de base des bayous : riz, coquillages, poissons, crevettes, écrevisses…), linguistique (un accent mais aussi un vocabulaire où crevette se dit “chevrette“, crocodile “cocodrile“ et voiture “char“) ou musicale. « Lors du “Grand dérangement“, les Cajuns ne purent 220


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emporter avec eux les instruments dont ils jouaient au Canada. Seuls quelques violons parvinrent jusqu’en Louisiane. Plus tard, triangle, guimbarde et accordéon entrèrent dans la danse pour donner naissance au zydeco au début des années 1950. Un mélange de créole, de jazz, de blues et de rythm & blues. Le mot zydeco viendrait d’une des chansons les plus connues dont le refrain parle “des haricots pas salés“. La preuve : les Américains prononcent zydeco, “zarico“… Petite histoire mêlée à la grande, c’est toute l’Amérique qui s’écoute et se raconte au travers de ces musiques. “I have a dream… (Je rêve qu’un jour, sur les rouges collines de Georgie, les enfants d’esclaves et les enfants des propriétaires d’esclaves s’assiéront ensemble à la table de la fraternité…).“ Une phrase qui résonne comme un tempo de liberté. Celui qui parlait ainsi s’appelait Martin Luther King. Le 4 avril 1968, un tireur embusqué le fit taire au moment où il sortait de sa chambre du Lorraine Motel à Memphis. Aujourd’hui transformé en musée, le motel raconte le combat des Noirs pour l’égalité. Au fur et à mesure de la visite, l’émotion va crescendo. C’est d’abord ce bus grandeur nature où une fois assis, un policier te hurle dans l’oreille, éructant que ta place de “nègre“ est à l’arrière. Puis autour d’un bar reconstitué, ce film qui montre le passage à tabac d’un Noir. Point d’orgue, la chambre du pasteur noir reconstituée à l’identique comme s’il venait juste de sortir sur le balcon après une courte nuit de sommeil et un café-donnuts vite avalé. « Autre décor, le Peabody Hotel de Memphis, le plus beau de la ville construit au début du siècle. À l’intérieur, dans le lobby luxueux et feutré (l’écrivain William Faulkner avait coutume de dire que “le Mississippi luimême passe par le lobby du Peabody Hotel“…), on assiste 221


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à l’une des scènes les plus hallucinantes du monde. Tous les jours à 11 heures, au son d’une marche militaire martelée au piano, la King Cotton March, des canards logés sur le toit, descendent par l’ascenseur, accompagnés d’un chasseur en livrée afin de barboter dans la fontaine centrale. À 17 heures, on déroule à nouveau le tapis rouge pour le chemin du retour ! Une coutume qui date de 1930, lorsque deux chasseurs rentrant bredouilles et passablement éméchés, placèrent des leurres vivants (ancêtres des canards actuels) dans la fontaine. Sur le toit de l’hôtel, à la faveur d’un concert, c’est encore la musique qui rythme les nuits de cette ville. Une cité qui, comme New-Orleans et Nashville, chaque soir recommencé, tremble de fièvre, vibrante d’électricité trop longtemps contenue. Sons déchirants, plaintes immortelles, le sang pulse dans les veines, sillons de vie sous des peaux couleur amour. « Au loin, la puissante sirène du Natchez, célèbre bateau à aube devenu désormais piège à touriste, donne le tempo d’une ville qui sait si bien s’agenouiller devant un musicien en haillons, capable de faire pleurer son saxophone sous la lumière d’un réverbère. Une musique qui réunit Blancs et Noirs dans la même ferveur comme les touches sur le clavier d’un piano. » Anthony aurait pu continuer comme ça pendant des heures car, outre le fait que ce pays le fascinait, il sentait bien que Marion s’évadait et qu’elle ne pensait plus à rien d’autre. Alors il avait continué à lui parler d’autres États comme un conteur passionné par son sujet. « Pas un bruit… juste quelques grillons qui défient de leurs stridulations le lourd silence. Tout autour, des Indiens Navajos dorment dans leurs hogans (petites huttes faites de bois, de branchages et d’argile), sous l’œil bienveillant 222


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d’une chouette dont les plumes brillent sous la lune. Il est cinq heures, Monument Valley s’éveille… Un fabuleux spectacle à l’instant magique où le soleil point à l’horizon. Moment inoubliable où les lumières de l’aube dessinent peu à peu les contours des énormes rochers de 500 mètres de haut. La terre rouge paraît alors s’enflammer, elle qui résonne encore des chevauchées fantastiques des plus célèbres westerns tournés dans ce décor de rêve : Fort Apache, Rio Bravo, Billy the Kid… « Pour deux dollars, un Navajo vêtu en cow boy (un comble) prend la pose face aux photographes comme jadis, John Wayne surveillant la vallée du haut d’un piton rocheux. Et si l’aurore est ici splendide, elle l’est parfois plus encore sur la rive sud du Grand Canyon du Colorado (le fleuve et non l’État), situé au nord-ouest de l’Arizona. Là, à l’instant où la lune passe le relais au soleil, on aperçoit des traînées de brume qui paressent lentement en suivant les méandres de cette gigantesque faille terrestre. Puis, au fur et à mesure que le soleil gagne en vigueur, le fleuve Colorado apparaît, chargé de boue. Selon l’angle de la lumière, il prend alors des teintes vertes, argent ou mordorées. Plus au nord encore, Page est classée, selon une enquête du journal Neewsweek comme “la troisième plus sympathique des petites villes d’Amérique“. Il faut dire qu’à quelques kilomètres de là, le spectacle des falaises ocres tombant dans les eaux bleues du lac Powell mérite bien le slogan : “Attention : splendeur sauvage.“ Et comme il est facile de s’arrêter pour camper sur l’un des terrains aménagés bordant ce “petit“ point d’eau qui totalise quand même 3 150 kilomètres de rivages, on peut profiter au maximum des plaisirs d’une halte prolongée en pratiquant la pêche, en se baignant ou mieux encore en louant à la 223


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journée ou pour un week-end un house-boat. Prolongement idéal du motor-home, cette maison-bateau permet de naviguer sans difficulté et sans permis sur les eaux calmes du lac. Quant à la nuit passée à bord sous la voûte d’un ciel piqué de milliers de diamants, en bénéficiant de tout le confort moderne, je te jure qu’elle est inoubliable ! » – Je te crois. S’il te plaît Anthony continue… – D’ac. C’est au sud de l’État que l’on comprend pourquoi les Mexicains ont baptisé l’Arizona, « Arida Zona ». Ici en effet, les sagaros règnent en maîtres incontestés. Ce sont des cactus géants pouvant atteindre 15 mètres de haut, protégés nuit et jour par une escouade de rangers. Le sagaro étant l’emblème de l’Arizona (inscrit sur les plaques minéralogiques), on comprend mieux l’utilité d’une telle protection rapprochée. Les Américains qui ne reculent devant rien en matière de gigantisme circulent souvent à bord de motor-home, ces immenses « maisons sur roues » derrière lesquelles ils attellent leurs voitures. Ceci afin de pouvoir plus facilement visiter les environs. Tombstone – littéralement « pierre tombale, nom que l’on doit à Ed. Schieffelin, fondateur de la ville à qui l’on répétait sans cesse : N’allez pas par là, vous n’y trouverez qu’une pierre tombale… » – mérite le déplacement. C’est dans cette petite ville que le 26 octobre 1881 se déroula le fameux règlement de comptes à OK Corral ! Le shérif Wyatt Earp, ses deux frères et Doc Holliday étaient partis pour arrêter les frères Clanton et les McLaury. La fusillade ne dura que 30 secondes à l’issue de laquelle les McLaury furent transformés en flûtes à six trous et où Clanton, avant de mourir, demanda à quelqu’un de lui enlever ses bottes car il avait promis à sa maman de ne pas être enterré avec ! 224


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Aujourd’hui encore, la légende de cet Ouest sauvage perdure grâce à une troupe de comédiens qui, tous les jours, reconstituent les duels dans les rues et déboulent dans les saloons avec leurs colts… Dans cet État qui abrite de très nombreux parcs nationaux, il en est un qui te plonge plus encore au temps de la ruée vers l’or. Le Canyon de Chelly (on prononce Canyon di tché), cache en effet les vestiges d’habitations indiennes bâties en terre, à même la paroi rocheuse. Après l’époque des massacres, les Indiens se battent aujourd’hui afin de conserver leurs traditions et de transmettre leurs coutumes aux générations à venir. Accueillants, amicaux et hospitaliers envers ceux qui savent les respecter, ils sont l’âme de l’Arizona. Parés de bijoux de turquoise, leur pierre fétiche, ils ne font qu’un avec la terre de leurs ancêtres. Et s’ils ne chassent plus le bison et ne se baladent plus parés de plumes, mais conduisent maintenant des voitures en jean et baskets, ils ont gardé au fond du cœur une immense fierté : celle d’avoir été les tout premiers êtres humains à poser le regard, à l’ombre d’un cactus géant, sur les merveilles de la nature, ici rassemblées. Et puis comme Marion en voulait encore et encore, il lui parla de la Californie, peut-être l’État qu’il préférait le plus… – Entre San Diego et San Francisco, la magnifique route qui longe le Pacifique, relie quelques-uns des plus beaux sites de cet État mythique, presque aussi grand que la France. À ceux qui affirment que les États-Unis ont « trop de géographie et pas assez d’histoire », la Californie est là pour les contredire. Car ici, l’équilibre entre les deux est sans cesse vérifié comme c’est le cas, par exemple, à Santa Barbara. Outre la superbe mission construite en 1829 pour succéder au bâtiment d’origine de 1786, détruit 225


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par un tremblement de terre, cette petite ville pleine de charme est un joyau jalousement préservé. Entre la plage, la nature intacte et la cité qui a gardé traces de son passé espagnol, notamment ses maisons d’adobe (terre rouge), ses places à arcades et ses ruelles où bruissent quelques fontaines nichées dans des patios, la qualité de vie y est remarquable. – Santa Barbara comme le feuilleton guimauve ? – Oui, bien que ça n’ait rien à voir car tout a été tourné en studio. Mais c’est pour ça que Santa Barbara est connue dans le monde entier grâce à la série télévisée du même nom. À quelques kilomètres au sud, Los Angeles (la cité des Anges) est en réalité un puzzle de 80 quartiers (Hollywood, Downtown, Venice, Santa Monica, Berverly Hills, Chinatown…), vivant chacun de façon autonome comme une rencontre de l’Occident et de l’ExtrêmeOrient. Avec ses 80 km de long et ses 60 de large, cette ville tentaculaire est devenue le berceau d’une culture capable de s’exporter dans le monde entier. Usine à rêves d’Hollywood (il faut absolument que tu vois un jour la plus célèbre salle de cinéma de la planète, le Mann’s Chinese Theater et que tu poses tes mains dans les empreintes des stars telles que Marilyn), roller-skate, jogging, body-building, beaucoup de modes ont commencé là. Le dimanche, à Venice – un quartier qui borde le Pacifique et qui tire son nom des canaux qui le parcouraient naguère – c’est la cour des miracles : masseurs hindous, jongleurs, chanteurs, bateleurs, voyantes… s’y retrouvent dans une joyeuse cacophonie rythmée par les « méga bass », des danseurs en rollers. Une ambiance que l’on retrouve un peu à San Diego, entre les façades de toutes les couleurs du Horton Plaza. Un immense centre com226


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mercial à ciel ouvert comprenant plus de 140 boutiques et restaurants répartis sur six niveaux. Au nord de Santa Barbara, en suivant le fameux Highway one, on découvre, au sommet d’une colline, le San Simeon Hearst Castle, la maison la plus chère du monde. Elle appartenait à William Randolph Hearst, magnat de la presse, dont la vie a inspiré Orson Welles pour son fameux film, Citizen Kane. La visite permet de voir l’essentiel des 115 pièces, dont 38 chambres et 41 salles de bains, ainsi que les deux piscines, la Neptune extérieure en marbre et la Romaine intérieure, entièrement tapissée d’une mosaïque bleu et or. « Monterey est assis sur la pente d’une colline, au-dessus d’une baie très bleue et devant une forêt de grands pins sombres… » C’est ainsi que l’écrivain John Steinbeck décrivait cette péninsule dans Tortilla Flat. Classée zone protégée depuis 1992, elle abrite un sanctuaire marin d’une incroyable richesse avec loutres, otaries, éléphants de mer et même des baleines grises qui y séjournent au printemps avant de faire route vers le Mexique. À quelques kilomètres, Carmel est le repaire des millionnaires en dollars. Une loi y interdit les néons, les parcmètres, les panneaux publicitaires et les feux de signalisation jugés inesthétiques. Les maisons n’ont pas de boîte aux lettres et il est formellement interdit de couper les arbres. Un décret stipulait même que l’on ne devait pas manger de glaces dans la rue, mais Clint Eastwood qui en fut le maire de 1986 à 1990, l’a abrogé… Et je t’ai gardé le meilleur pour la fin avec San Francisco qui mérite bien son surnom de Everybody’s Favorite City. Avec ses célèbres rues en pente, son cable-car (tramway tracté par un énorme câble). La ville où est né Jack London, l’auteur de Croc Blanc, a su garder son âme depuis la ruée vers l’or de 1848 et le mou227


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vement hippy de 1965. Assis face à la mer à l’entrée du Golden Gate Bridge, tu sais le fameux pont suspendu rouge, je me suis mis un jour à fredonner la chanson de Scott MacKenzie : « If you come to San Francisco, be sure to wear some flowers in your hair. » Aujourd’hui, l’époque n’est plus aux fleurs dans les cheveux mais la Californie, c’est toujours du rêve plein les yeux… Le silence avait suivi ses dernières paroles. Marion était partie très loin. Alors, pour la ramener à la réalité, il avait posé les mains sur les siennes et lui avait murmuré : « Mais rien n’est plus beau que tes yeux… » Elle avait alors souri, sans rien dire de plus, ni de moins ! C’est en se remémorant ces nombreux voyages qu’il avait effectués là-bas et en comprenant le profond désir de Marion de s’évader loin de ses problèmes que l’idée avait germé en lui. Dès son arrivée, il allait foncer dans l’agence de voyages dont il connaissait le patron pour avoir un jour soigner son cocker qui s’était planté une herbe grimpante dans l’oreille. Il prendrait un billet Biarritz-Paris au nom de Marion, un billet Marseille-Paris à son nom et deux billets Paris-New York avec retour par San Francisco. Depuis le temps qu’il n’avait pas pris de vraies vacances, il projetait de partir cinq semaines avec elle, afin de lui faire découvrir toutes les richesses de ce pays. Seule interrogation mais de taille : Marion serait-elle d’accord pour s’embarquer avec lui pendant si longtemps, dans un pays inconnu ? Et si dès le premier jour, ils s’apercevaient que tout cela n’était qu’un énorme malentendu ? Et s’ils en venaient à se détester ? Résolu à en avoir le cœur net, il prit une douche pour s’empêcher de dormir, se changea avec un jean délavé et une chemise du même tissu, sa tenue préférée avant de se jeter sur le téléphone pour joindre Mamie. 228


DEUX BILLETS POUR LE FUTUR

– Allô, Mamie, c’est Anthony. – Oui cher ami, comment allez-vous ? Pourquoi avezvous fui comme un malpropre ? – Je vais bien et je n’ai pas fui mais j’avais besoin d’un peu d’espace et de temps pour réfléchir. – Normal, je comprends. Pourtant, il me semble que vous avez été brillant hier soir. – Ah bon, pourquoi me dites-vous cela ? – Parce que Marion me bassine depuis ce matin avec les États-Unis d’Amérique. Elle me parle de cow boys et d’Indiens, de territoires sauvages, de villes tentaculaires. Moi qui n’aime pas trop les Américains que je trouve un poil imbus d’eux-mêmes, genre c’est nous les maîtres du monde, j’ai du mal à partager son enthousiasme. Mais je suis peut-être trop vieille pour ça. – Non Mamie, vous êtes plus jeune que nous tous. – Tout flatteur vit aux dépens de celui qui l’écoute… Quel est le but de votre appel si ce n’est de me souhaiter amicalement une bonne journée ? – Je voulais vous demander votre avis. – Faites jeune homme ! – Je pensais envoyer à Marion des billets d’avion et l’emmener cinq semaines là-bas pour lui faire découvrir ce pays qu’elle ne connaît pas. En même temps cela va lui changer les idées. Mais… – Il y a toujours un mais dans cette chienne de vie. – Oui, vous avez raison. Le « mais » c’est que je ne sais pas comment elle va le prendre. Et si elle se décide à venir et que l’on s’aperçoive, une fois sur place, que nous ne sommes pas faits l’un pour l’autre, aïe, aïe, aïe ! – Anthony, je vais vous dire une bonne chose. Dans la vie, il n’y a rien de pire que les regrets. Alors foncez avec 229


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tact et advienne que pourra. Au moins vous ne vous direz pas un jour, lorsque vous aurez mon âge : « J’ai foiré ce coup-là parce que je n’ai pas essayé. » Si vous ne faites pas tout pour l’emmener là-bas, cette pensée va vous hanter jusqu’à la fin de vos jours. – Mamie… – Oui ? – Merci pour tout. Mais vous pensez que Marion va accepter ? – Qui ne tente rien, n’a rien !


Chapitre dernier

UN SI LONG VOYAGE… Depuis quatre jours qu’Anthony était parti, elle n’avait pas eu de nouvelles. Seule mamie lui avait annoncé qu’il était bien arrivé. Elle sortait de la douche, enroulée dans un peignoir bleu ciel, offert par Steph, les cheveux enveloppés dans une serviette jaune nouée en turban lorsqu’elle remarqua l’enveloppe glissée sous sa porte. A chaque fois une décharge d’adrénaline la parcourait, tant elle craignait que Michel ne la retrouve. Mamie lui avait bien assuré qu’elle ne risquait plus rien et que, grâce aux anciennes relations de John, elle avait réussi à calmer ce salopard et à l’attaquer en justice pour « lui faire cracher un max » après l’histoire des cassettes envoyées un peu partout, elle ne parvenait à se calmer que lorsqu’elle reconnaissait l’écriture de Steph, la seule à savoir où lui écrire. Prenant délicatement l’enveloppe du bout des doigts, elle se rendit compte qu’elle tremblait car l’écriture ne lui était pas familière. Elle ne se calma qu’en retournant l’enveloppe. Anthony avait pris soin de 231


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noter son adresse au dos. Pourtant, elle ne se décidait pas à décacheter l’enveloppe… Peur de lire ce qu’elle n’aurait pas aimé découvrir sans savoir vraiment à quoi elle pouvait s’attendre. L’enveloppe était lourde. Sûrement des photos… Retenant sa respiration elle décolla doucement l’enveloppe. Des billets d’avion glissèrent sur le dessus de lit blanc lorsqu’elle déplia le mot qui les entourait. Marion, Oscar Wilde avait coutume de dire que les femmes ne sont pas faites pour être comprises mais pour être aimées. Moi, à mon petit niveau, je ne cherche qu’à deviner ce qui passe dans ta tête, à t’apprivoiser, à t’aimer… Et comme j’ai tenté de construire ma vie autour de cette jolie formule : « Être un peau rouge qui s’efforce de ne pas marcher en file indienne… », je pensais que nous pourrions aller voir si làbas, il nous reste quelque chose à construire. Rassure-toi, je serai respectueux de ton intimité (nous aurons une chambre chacun) et je te laisserai décider de l’emploi du temps. J’ai prévu cinq semaines (ne t’inquiète pas pour l’argent, j’ai ce qu’il faut) afin que tu puisses voir le maximum de choses sans stresser. Voilà Marion, cela ne nous engage à rien. Juste le fun, « just let’s good times roll », comme il disent à New Orleans. Je te propose donc de laisser les bons temps rouler. Cinq semaines pour apprendre à mieux se reconnaître, cinq semaines pour ne rien regretter. Je serai le 13 à Roissy à la descente de ton avion en provenance de Biarritz. Nous aurons deux heures d’attente avant de prendre le vol pour New York. Je te protégerai des regards… Prends juste un sac. Nous t’achèterons des fringues là-bas, ce n’est pas ce qui 232


UN SI LONG VOYAGE…

manque. Plus que 10 jours avant de te redécouvrir… peutêtre… Ton Anthony. Pour être certaine de bien avoir compris, Marion relut le mot plusieurs fois. Elle se sentait partagée entre l’envie de hurler son bonheur et l’envie de dire non car trop de questions restaient en suspens. Une seule personne pouvait l’aider à prendre sa décision : Mamie ! – Qu’en penses-tu ? – Mais attends au moins que j’ai fini de le lire. Toi tu le connais par cœur ce mot mais moi, avec mes vieux yeux, il me faut du temps et puis, connaissant Anthony, je suis certaine qu’il a écrit une centaine de brouillons et que chaque mot est pensé, soupesé, analysé. – Bon, Mamie, ne me fais pas languir. – Et d’abord toi, quelle est ta réaction ? – Je ne sais pas si je dois hurler de bonheur ou de peur. – C’est déjà quelque chose, au moins tu n’es pas indifférente. – Il faudrait être sacrément salope pour rester indifférente à une telle proposition. – Je suis contente que tu ne te ranges pas dans cette catégorie. Tu veux savoir ce que je ferais à ta place ? C’est bien ça ? – Oui, Mamie, vite dis-moi ce que tu en penses… – Et bien moi, ma petite, si j’avais un jour reçu une lettre comme celle-là, je n’aurai pas hésité une seule seconde. Mon sac serait déjà prêt. – Oui mais si ça se passe mal, si… – Teu teu teu ! Et si ma tante en avait ce serait mon 233


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oncle. Qu’as-tu à perdre ? Rien, mis à part le fait de savoir qu’Anthony est le mec qu’il te faut ou qu’il n’est pas du tout celui-là et alors passer à autre chose. Mais je crois savoir moi, ce qui te fait si peur. – Ah ? C’est quoi ? – C’est qu’en fait tu aimerais tellement que ce soit lui, que tu redoutes terriblement d’être confrontée à la réalité. Pourtant, pour en avoir le cœur net, il te faut bien passer par là, non ? – D’après toi il faut que j’y aille. – Marion s’il te plaît, ne prends pas ce ton de victime. Je vois bien que tu en meurs d’envie. Allez va faire ton sac. Il ne nous reste que peu de jours pour aller faire quelques emplettes. Même si tu trouves là-bas des fringues de cow boy comme il dit, je ne veux pas que tu partes cul nu. Les dix jours passèrent comme dans un rêve en même temps que l’angoisse étreignait Marion au fur et à mesure que se rapprochait la date fatidique. Sans nouvelles d’Anthony, elle se voyait, seule à Roissy, livrée à elle-même dans ce grand hall glacial. Et s’il ne venait pas ? Mais pourquoi alors dépenser tant d’argent pour les billets ? Et si ça se passait mal ? Chaque fois, Mamie était là pour la pousser. Mais lorsque cette femme qui lui était devenue indispensable, un peu comme une béquille pour un estropié, ne serait plus à ses côtés, qu’allait-elle devenir ? Pour autant, il fallait aussi qu’elle s’assume seule et qu’elle affronte les réalités de la vie. Avec Mamie, elles avaient écumé les boutiques. À chaque fois, la vieille dame insistait pour payer lui expliquant que n’ayant pas d’héritage à distribuer, ses enfants ne lui donnant jamais signe de vie, elle préférait « claquer son pognon plutôt que de le filer à des ingrats ». Et puis le jour du départ était arrivé. En larmes, 234


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Marion ne parvenait pas à se détacher des bras de Mamie qui avait, elle aussi, beaucoup de mal à contenir ses pleurs. – N’oublie pas que je t’ai acheté un portable tri-bande. Le vendeur nous a certifié que tu pouvais téléphoner du pays des cow boys sans souci. Mais s’il y avait le moindre problème, tu sautes dans le premier avion et je viens te chercher à Paris, ok. Allez va, ta vie est là-bas et je suis certaine que tu as fait le bon choix. – Mamie… – Oui, mon enfant ? – Je n’aurai jamais assez de temps à vivre pour pouvoir te remercier. – Ne dis pas de bêtise et donne vite de tes nouvelles, bye. – Bye. Le jeune douanier boutonneux ne comprit pas pourquoi cette fille splendide prenait l’avion en larmes. Une fois dans la salle d’embarquement elle appela Steph sur son portable pour lui raconter l’aventure qu’elle allait vivre. Elle aussi lui assura qu’elle avait fait le bon choix et que c’était ce qui pouvait lui arriver de mieux. Pourtant, lorsque l’avion se posa sur le tarmac parisien, son angoisse reprit le dessus. Prise dans la bousculade des passagers pressés de quitter l’appareil, elle ne vit Anthony qu’au dernier moment, à l’instant précis où elle se retrouva face à lui. – Bonjour Marion. – Bonjour Anthony. Gauches, comme deux collégiens invités à leur première teuf, ils ne savaient que faire. Se hissant sur la pointe des pieds – elle portait des tennis blanches, un jean et un teeshirt rose – Marion esquissa un mouvement pour lui faire 235


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la bise. Prise de vertige, elle sentit son parfum délicieusement poivré, celui qu’il portait toujours au lycée : Drakkar noir. Le rouge aux joues, elle l’entendit qu’il lui proposait d’aller chercher son bagage. – Tiens, je t’ai acheté des lunettes de soleil et cette casquette pour ne pas que quelqu’un te reconnaisse. Je sais que les journalistes voyagent beaucoup et je ne voudrais pas que tu croises une de tes anciennes relations. Et puis comme ça tu ressembles vraiment à une Américaine. – Merci, c’est gentil d’y avoir pensé. C’est à partir de cet instant que Marion commença à se détendre et qu’elle décida de s’abandonner complètement en profitant pleinement du moment présent. En confiance, elle savait qu’Anthony ne lui voulait que du bien. Sa seule peur, sa véritable angoisse avait trait au sexe. Et s’il se montrait trop pressant ? Elle ne pourrait sûrement pas supporter qu’il la touche. Mais allait-elle vivre comme une nonne jusqu’à la fin de ses jours ? Ce salaud de Michel serait trop heureux de savoir qu’il avait gagné au-delà de toutes ses espérances. Relevant les yeux, elle vit qu’Anthony l’observait avec la plus extrême attention. Et comme s’il lisait ouvertement dans ses pensées. – Tu sais, pour moi aussi c’est très dur. Mais j’aimerais que tu te détendes. Et rassure-toi, je ne suis pas du genre à t’obliger à faire quelque chose dont tu n’as pas envie. On s’est bien compris. Elle fit oui de la tête, essayant de toutes ses forces de ne pas laisser l’horrible passé ressurgir. Changeant de sujet, elle demanda : – Quel est le programme ? – Il n’y a pas de programme hormis l’arrivée à New York et le départ de San Francisco, cinq semaines plus tard… 236


UN SI LONG VOYAGE…

– Non, dis-moi ce que tu vas m’emmener voir. Et au fait, je te remercie d’avance pour tout. – Eh ! attends, tu me remercieras à la fin. J’ai l’impression d’être déjà revenu. – Tu es bête. J’espère que notre retour sera bien différent. – Comment ça ? – Chut ! Raconte-moi plutôt ce que je vais voir. Pendant les deux heures qui précédèrent le décollage pour l’aéroport JFK de New York, Anthony lui expliqua qu’il comptait lui faire passer quelques jours dans « Big Apple », puis prendre un vol intérieur pour New Orleans. De là, location de voiture pour aller voir Memphis et Nashville, puis retour à New Orleans avec vol jusqu’à Phoenix. De là, nouvelle voiture de location pour aller voir Monument Valley, le Grand Canyon du Colorado, le canyon de Chelly, le lac Powell, les parcs de l’Utah et du Wyoming puis enfin la Californie en passant par Las Vegas. Chaque mot qu’il prononçait avait des consonances magiques et elle buvait littéralement ses paroles. Dans l’avion elle s’endormit après le repas pendant qu’Anthony, toujours aussi fou de cinéma regardait l’un des deux films projetés. Quand elle ouvrit les yeux, elle s’aperçut que sa tête avait glissé sur son épaule et qu’il l’avait recouverte d’une couverture afin qu’elle ne prenne pas froid à cause de la clim. Des attentions auxquelles elle n’était plus habituée depuis longtemps comme le fait de se voir ouvrir une portière de voiture, tenir une porte afin de s’effacer pour la laisser entrer, etc. Anthony ne la quittait pas des yeux, guettant ses moindres réactions, précédent autant que faire se peut ses moindres désirs. Petit à petit, elle se détendait, reprenait goût à la vie, riait d’un bon mot, d’une situation 237


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cocasse. Marion se sentait enfin elle-même, un sentiment qu’elle n’avait pas ressenti depuis de très longues années. À New York, elle avait tenu à ce qu’il l’emmène voir Ground Zero, là où jadis les twins towers étiraient leurs longs cous pour taquiner les nuages. Sensible, à fleur de peau, elle s’était mise à pleurer face à tant de haine et de cruauté. Anthony avait alors tenu son visage entre ses deux grandes mains et ses yeux noirs plantés dans les siens, il lui avait alors murmuré : – Marion, fais-moi le plaisir de me promettre que je ne verrai plus jamais de larmes de tristesse dans tes yeux. Les seules larmes que j’autorise seront des larmes de joie. Elle avait souri et puis oublié l’incident. Mais chaque fois qu’elle sentait une certaine tristesse l’envahir – ce qui se produisait souvent le soir après avoir chacun regagné leurs chambres respectives – elle se rappelait cette promesse qu’elle lui avait faite et cela la faisait sourire. À New Orleans, dans une ruelle mal famée éloignée du Vieux Carré où ils avaient projeté de passer la soirée à écouter de la musique dans l’un des bars de Bourbon Street, elle fit une grosse bêtise qui aurait dû mettre Anthony très en colère. Après qu’il soit descendu pour leur acheter une boisson fraîche, elle ne comprit pas ce qu’il lui avait dit et sortit de la voiture pour le rejoindre. Lorsqu’elle claqua la portière, elle comprit trop tard que les clés étaient restées sur le contact. Inquiète de la réaction d’Anthony (à sa place, Michel aurait hurlé comme un veau qu’on égorge) elle le vit se précipiter vers elle pour la protéger et la mettre à l’abri à l’intérieur du magasin. L’ayant confiée aux deux grosses femmes, tellement énormes qu’elles se mouvaient à grand-peine, il alla quémander de l’aide auprès des rares passants qui pressaient le pas. Après de nombreuses 238


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tentatives restées vaines, c’est un voleur de voiture, qui à l’aide d’un cintre, parvint à déverrouiller la portière. C’est quand elle vit le regard affolé d’Anthony, comprenant qu’elle se trouvait seule au milieu de la rue, désemparée, qu’elle comprit qu’elle l’aimait plus que tout au monde. Restait le point le plus crucial, le sexe. Un soir, elle se laissa aller à se caresser et retrouva avec étonnement les sensations qu’elle croyait avoir oubliées. Volontairement, elle retardait le moment de non-retour, ayant trop peur de culpabiliser par la suite. Mais une fois apaisée par un orgasme violent, elle comprit qu’elle avait fait une grande partie du chemin vers la guérison. L’ennui c’est que si elle acceptait facilement ses propres mains sur elle, Marion ne savait pas si elle pourrait supporter tout ce que faire l’amour avec un homme implique. C’est pourtant elle qui prit l’initiative car elle savait que jamais Anthony n’aurait le moindre geste déplacé. Ils étaient partis avant l’aube, alors que les ténèbres résonnaient encore du cri des coyotes, afin d’assister au lever de soleil sur Monument Valley. Passant outre la barrière qui fermait l’accès à la vallée, Anthony avait engagé la voiture sur le sentier cahoteux où la terre était couleur rouge sang. Puis il s’était garé sous un arbre derrière un monticule de façon à ce qu’on ne puisse les voir, au cas où un ranger vint patrouiller à cette heure plus que matinale. Il faisait face au plus gros monolithe, le plus célèbre parce que le plus photographié. Marion avait enfilé un gros pull de coton à même la peau et le froid de l’aube faisait dresser ses seins, déjà excités par le contact du coton. Elle portait également un jean taille basse et un string bleu ciel qui apparaissait lorsqu’elle se baissait. La tête appuyée sur le torse d’Anthony, elle avait ouvert les boutons de sa chemise et 239


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laissait sa main courir sur sa peau, jouant parfois avec la petite touffe de poil blond plantée au milieu des deux pectoraux. Surpris par cette initiative, Anthony n’osait pas bouger. Le silence était total, presque irréel. Lentement, la main de Marion descendait en cercles concentriques vers la boucle du ceinturon en cuir qui faisait froncer le jean d’Anthony. À son âge, il avait toujours un corps d’athlète, bien musclé. Enhardie par ce contact, Marion laissa tomber sa main qui vint se poser comme par mégarde sur la braguette d’Anthony. Sous ses doigts immobiles elle sentait le sang pulser et quelque chose grossir. Anthony, les yeux clos exhala un soupir. Tout doucement, comme si elle avait peur de commettre l’irréparable, elle défit la ceinture et fit très lentement sauter les boutons. La bosse qui déformait le caleçon semblait énorme. Marion caressa le sexe d’Anthony à travers le tissu de coton tout en commençant à embrasser sa peau qui sentait si bon le parfum. Alors que sa main se faisait plus précise, elle se mit à lui mordiller les mamelons. Sous ses caresses expertes, Anthony gigotait comme s’il était soumis à une effroyable torture. Il n’osait pas faire un geste de peur de rompre le charme. Soudain, la main de Marion passa sous l’élastique et vint emprisonner le membre qui semblait prêt à bondir tels ces taureaux de rodéo à qui l’on a comprimé les couilles pour mieux les rendre furieux. Sa main faisait aller et venir la petite peau qui protège le gland puis, sans crier gare, elle plongea bouche ouverte pour engloutir le sexe dressé. Elle sentit alors la main d’Anthony se glisser sous son pull et lui caresser le dos. La sentant se raidir, il ôta aussitôt sa main. Il fallait pourtant qu’elle supporte cette présence, qu’elle accepte cette main qui allait bientôt la fouiller sans douceur. Partager entre sa crainte, son dégoût et son désir violent de 240


UN SI LONG VOYAGE…

lui faire l’amour, elle s’interrompit un instant pour lui dire dans un souffle : – S’il te plaît, touche-moi. Réapprends-moi l’amour. – Tu es sûre que tu ne le regretteras pas, que tu ne m’en voudras pas et que tu pourras encore me regarder sans que je te dégoûte ? – Touche-moi et tais-toi, j’en ai trop envie. Alors qu’elle le reprenait dans sa bouche, la main d’Anthony vint se glisser à nouveau sous son pull. Il lui griffait très légèrement le dos, essayant de lui emprisonner un sein. Comme elle accélérait le mouvement et qu’elle le sentait venir, Anthony l’arrêta, lui releva le visage et lui donna un long, très long baiser. La main de Marion n’avait pas lâché le sexe dur qui défiait si bien les lois de l’apesanteur. Anthony laissait courir ses doigts sous son pull et lui caressait doucement les seins. De temps en temps, il pinçait doucement un mamelon lui arrachant un râle de plaisir. Puis il souleva complètement son pull et posa ses lèvres sur elle. Entre ses cuisses Marion se sentait toute humide. Doucement, Anthony s’arracha à son étreinte, la fit se rasseoir sur le siège côté passager et vint se placer à genoux entre ses jambes. Alors il entreprit de la lécher partout, réapprenant avec sa langue chaque parcelle de sa peau. Marion, la tête rejetée en arrière gémissait, en proie à une terrible excitation. Chaque fois qu’elle ouvrait les yeux, c’était pour voir le ciel changer de couleur. Du noir intense, il vira au bleu nuit, puis au violet avant de se peindre d’indigo. Anthony avait posé ses lèvres sur le bord de son jean et enfouissait son nez dans son nombril laissant ses mains danser un ballet infernal sur sa poitrine dénudée. Elle avait chaud et oubliant toute pudeur et toute honte, elle hurla : 241


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– Antho, mange-moi, bois-moi, fais-moi jouir comme personne ne m’a jamais fait jouir. Comme cette fois où je t’ai emmené dans la chambre d’hôtel un jour de l’an. Faismoi du bien pour que je n’ai plus jamais mal. Alors avec une lenteur infinie, presque insupportable, il défit le bouton du pantalon et laissa glisser la fermeture Éclair en écartant à deux mains les pans du jean. Marion se trémoussa pour qu’il puisse enlever complètement son pantalon. En string, les cuisses largement écartées, elle plongea son regard dans celui du garçon à ses pieds. Un regard qui semblait lui dire : « Ne me déçois pas, ne me laisse plus jamais, je suis à toi, tout entière, nue comme au premier jour, offerte sans pudeur. Parce que l’amour ne doit pas avoir de barrières… » Anthony comprit le message. – Maintenant Antho, s’il te plaît… Avec une infinie tendresse, il laissa sa bouche parcourir l’intérieur de ses cuisses, repoussant au maximum l’instant où il allait poser ses lèvres sur son sexe. Marion se caressait d’une main les seins tandis que de l’autre main, elle lui attrapait les cheveux pour l’attirer vers elle, vers son sexe moite qui frémissait d’impatience. Alors, les lèvres, la langue d’Anthony partirent explorer cette douce vallée humide, riche de promesses. Cette caresse, Marion l’adorait autant qu’elle la redoutait, ayant toujours peur de ne pas être parfaitement propre. Mais ce matin, elle sentait le bébé et Anthony avait entrepris de la lécher jusqu’à plus soif. Écartant d’une main le fin tissu du string qui lui barrait parfois le chemin en un trait d’azur, il commença de lents mouvements circulaires autour de la petite boule de chair rosée. Sa langue se perdait parfois plus profondément ou s’insinuait timidement entre les petites fesses de Marion qui explosa en plusieurs orgasmes successifs. Ne pouvant 242


UN SI LONG VOYAGE…

plus attendre, Anthony se redressa, posa son sexe à l’entrée de celui de Marion et attendit qu’elle ouvre les yeux pour qu’elle lui donne le feu vert. Il ne voulait surtout pas la brusquer ni faire un geste qui aurait pu lui rappeler de mauvais souvenirs. Lentement revenue de sa jouissance, Marion détacha ses longs cils. Deux billes bleues presque fluorescentes apparurent, comme des rayons laser venant se planter dans le noir des yeux d’Anthony. – Va mon amour, va… Prouve-moi que je suis à toi, rien qu’à toi… Imperceptiblement, essayant d’oublier qu’il espérait ce moment depuis plus de vingt ans, Anthony avança les reins de quelques millimètres. N’y tenant plus, le visage agité de tics nerveux, Marion se précipita à la rencontre de cette chair brûlante qui allait la rendre folle. Ils bougeaient maintenant à l’unisson sans se quitter une seconde des yeux. Et lorsque Anthony, après quelques coups de reins vigoureux explosa en elle en hurlant son plaisir avant de basculer en avant en appuyant sa tête contre sa poitrine perlée de sueur, elle ouvrit les yeux au moment même où le soleil dessinait une fine courbure à l’horizon d’un ciel de feu. Marion comprit alors qu’elle venait de renaître à la vie… THE END


Aux éditions @telier de Presse http://www.atelierdepresse.com Ouvrages disponibles en édition classique ou téléchargeables au format pdf Mohamed Aknoun Un parfum de révolte Yves Barraud Le bonheur, mode d’emploi Pierre Bitoun Paris-Parjure Frédéric Campion Pompier volontaire Antoine Colletta Une police secrète : la protection rapprochée Erick Dietrich Mon couple, mon psy et moi Vincent Gili Mon premier tarot de Marseille Corinne Lepage Ecoresp 2 Constitution pour une nouvelle république Pierre Ménard Le rôdeur de minuit Robert Mermet Feu le marron Paul Quilès et Alexandra Novosseloff Face aux désordres du Monde Pierre de Saint-Yves L’Abécédaire du justiciable


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