les enquêtes rhénanes Le pays des
Cendres Pierre Marchant
OLICIER
©
© éditions Calleva, 2007, pour l'édition originale 2011 pour la présente édition.
Pierre Marchant
Le Pays des Cendres
roman policier
Collection
Les enquĂŞtes rhĂŠnanes
1 Je ne peux pas vous révéler où je me trouve aujourd’hui. Je me suis fixé ici l’année dernière, après plusieurs saisons d’errance à travers le royaume de France. Au détour d’un chemin isolé, par un été très chaud, j’ai trouvé cette belle maison paysanne qui menaçait ruine. Sa porte qui battait au vent donnait sur une pièce sombre et basse de plafond, qui avait été blanchie à la chaux longtemps auparavant. La poussière recouvrait une grande table et des bancs de bois sombre. Par la fenêtre qui perçait le mur du fond, on apercevait des collines boisées plantées de quelques vignes baignées de soleil. Depuis le seuil, la vue portait audelà des pâturages sur les champs alentour, où le blé poussait en abondance. Un verger aux pommiers vieillissants cachait le sentier presque effacé qui menait à la route par laquelle j’étais arrivé. Dehors, un souffle d’air brûlant remuait vaguement la poussière, mais à l’intérieur, les murs de pierre épais avaient emprisonné un air frais et humide. Assis sur le banc noir, cela sentait le torchis, l’herbe, les fleurs, la terre. Cette maison, qui dressait ses colombages fleuris entre vignes et champs, m’offrait comme une image de la lointaine province d’Alsace, qui ne cessait de hanter mon cœur et mes 7
souvenirs depuis trois longues années de vagabondage. Je me sentais chez moi. J’ai inspiré profondément et retroussé mes manches. C’est ainsi que je me suis installé, si loin du Rhin, sous une nouvelle identité. Il ne m’est pas possible non plus de vous donner le nom sous lequel je vis désormais. Depuis les événements qui m’ont amené à prendre la route, j’ai changé plusieurs fois de nom et de vêtement pour m’assurer qu’aucun soldat de Sa gracieuse Majesté ne puisse me reconnaître. Il y a quatre ans maintenant que je suis devenu un déserteur, et sans doute un criminel. En une dizaine de jours, j’ai perdu l’essentiel de ce que la plupart des gens m’enviait : mon nom, mon titre, mes charges et mon grade militaire. Je suis devenu un fuyard, même si, depuis mon arrivée en ce lieu, je ne suis plus un vagabond. Mais c’est au cœur qu’a été portée ma blessure la plus grave. La solitude n’est qu’une plaisanterie au regard de l’absence. Mon véritable nom est Armand, Gaston, Louis Bertaut. Je suis le fils aîné du chevalier Gaston, Louis, Hercule Bertaut, lieutenant de l’armée de notre bon roi Louis le Grand, quatorzième du nom. Mon père, bien que de petite noblesse, se voulait homme de cour. Pétri de tradition, raide de dignité, il portait son titre comme un vêtement empesé. Fervent catholique, il s’était illustré au siège de la Rochelle, plus par son intransigeance verbale à l’égard des Huguenots que par ses faits d’armes. À l’époque de ma jeunesse, des conspirations successives ont visé le roi Louis XIII et le cardinal de Richelieu. Elles scandalisaient d’autant plus mon père qu’elles étaient le fait de grands nobles et de princes du sang. Il entrait alors dans des crises d’indignation, et récitait 8
des principes de morale. Il usait de son autorité paternelle pour nous maintenir à table longtemps, et guettait dans nos yeux, après chaque réplique, une étincelle d’admiration qui récompenserait sa droiture. Ma mère, pour sa part, s’était enfermée dans une forme de mutisme qui la protégeait sans doute de ces sollicitations incessantes. Elle avait élevé ses quatre enfants avec tout le soin qu’il convenait d’y apporter. Patiente, attentive, elle participait elle-même à notre toilette, laissant notre unique domestique à l’entretien de notre maison. Sans nous parler, ni nous écouter, elle veillait à notre éducation dans un mouvement tranquille qui contrastait avec les emportements de Père. Elle avait sur nous une autorité calme et sereine, qu’il ne nous serait jamais venu à l’esprit de contester, et nous a élevés ainsi, avec un soin minutieux et un sens aigu de son devoir de mère, sans affection, sans caresse ni encouragement d’aucune sorte. Malgré les soins assidus dont nous fûmes l’objet, mon plus jeune frère et moi-même avons été les seuls à atteindre l’âge adulte. De cette enfance partagée entre deux mutismes si différents, nous avions en commun, vers l’âge de quinze ans, une forte prédisposition à la mélancolie. Pour moi, qui étais l’aîné, mon père avait établi un plan de route bien arrêté. Lui-même, à cette époque, avait obtenu une place administrative auprès de l’Intendant de la généralité de Rouen, qui convenait bien à son tempérament. Il me destinait à une carrière à ses côtés, dans l’ombre des grands argentiers du royaume. Pour m’introduire dans la bonne société, il usa de tout son entregent pour me permettre d’intégrer la compagnie des chevau-léger de la garde, qui était exclusivement réservée aux 9
gentilshommes. C’est là que, libéré de l’ombre de mon père sans avoir eu besoin de le demander, mon caractère propre prit son essor. Je me découvris un goût réel pour la carrière militaire. L’exercice me réveillait, et je découvris dans l’œil de mes supérieurs qu’il était finalement possible d’intéresser quelqu’un à mes propres capacités. Je fis la connaissance de nombreux jeunes gens semblables à moi-même, au sein de notre compagnie ou parmi d’autres, comme celle des mousquetaires du roi, où monsieur d’Artagnan n’était pas encore arrivé. Je liai mes premières amitiés. Je découvris les vertus euphorisantes de la camaraderie, et j’en appris aussi les limites. Stimulé par cet environnement nouveau, je m’investis suffisamment dans mon apprentissage pour me gagner une excellente réputation et les bonnes grâces de nos officiers. L’idée de finir mes jours en Normandie à prélever les impôts du royaume me devint insupportable. À la mort du cardinal de Richelieu, les intrigues de mon père se noyèrent dans la vague du changement. L’occasion ne se représenterait pas : pour la première fois de ma vie, je lui tins tête et refusai de rejoindre la généralité de Rouen. C’est à Rocroi, peu après, avec la compagnie des chevauléger, que je participai à ma première grande bataille. Je m’y rendis avec le sentiment d’un accomplissement. Dans mon esprit, j’avançais avec mes compagnons sur une route nouvelle que j’avais librement choisie : ce fut un massacre impressionnant, qui me cueillit par surprise. Beaucoup de mes compagnons les plus chers tombèrent. Les milliers de morts, espagnols ou français, me hantèrent plusieurs jours. L’annonce, dès le lendemain de notre victoire, de la mort du roi Louis XIII finit de me désorienter. Quel était donc le sens 10
de cette bataille ? Je croyais avoir découvert la vie : je venais de découvrir le monde. Je sortis indemne de cette première confrontation avec l’absurde et la mort. Je devins enseigne au régiment de monsieur de Turenne, qui allait m’emmener en Allemagne et me faire découvrir l’Alsace, où s’est réellement jouée ma vie. C’est peu après cette date qu’a commencé mon habitude de tenir mon journal, jour après jour. Après toutes ces années, j’ignore encore la raison précise de ce rituel quotidien que je pratique toujours. J’étais jeune alors, libre et entreprenant. Je ne pouvais pas savoir que ce journal me permettrait aujourd’hui, dépouillé de tout, y compris de mon nom, de raconter, avec tous les détails, comment je suis devenu un assassin.
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