L'Assassin des deux rives

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les enquêtes rhénanes Lʼ Assassin des deux rives Claude Peitz

OLICIER



L’Assassin des deux rives


©

2012


Claude Peitz

L’Assassin des deux rives

Collection

Les enquêtes rhénanes



Du même auteur Nuages de Haine (polar), Éditions du Bastberg, 2002 Les Anges du Jugement (polar), Éditions du Bastberg, 2002 Musée du cadavre (polar), Éditions du Bastberg, 2004 Les Amants du Lac Vert (polar), Éditions du Bastberg, 2006 Les Vosges moyennes (guide), avec Gilbert Lutz, Éditions du Bastberg, 2007 Contes et Légendes de Strasbourg, Éditions Alan Sutton, 2008 De guerre lasse (polar), Éditions du Bastberg, 2008 Contes et légendes du Rhin, Éditions Alan Sutton, 2009 Illkirch-Graffenstaden, portraits de ville, Le Verger Éditeur, 2010 Strasbourg de A à Z, Éditions Alan Sutton, 2011



Avertissement de l’auteur Polymnie est la muse de la poésie, Thalie celle de la comédie. La tragédie a aussi sa muse : Melpomène. Et le polar ? Je propose : G. Simenon, H. Mankell, M. Connelly, A. Indridason, U. Waite, J.-C. Izzo, d’autres encore. Ils sont talentueux et bien réels. Au contraire de mes personnages qui, eux, sont de pure fiction. Et quand je dis « pure », c’est façon de parler, « frelatée » conviendrait mieux. Mais de là à s’imaginer qu’ils auraient pu être inspirés par des personnages vivants !… Il faudrait vraiment avoir l’esprit mal tourné !



Chapitre 1er

Le trajet à bicyclette l’avait épuisé et l’endroit offrait un point de vue inédit sur le Rhin et les deux rives du fleuve. « Mousse » posa son vélo contre le parapet. Le visage cramoisi, au bord de l’asphyxie, il aspirait l’air goulûment, la sueur au front, un filet de bave dégoulinant sur son tee-shirt aux couleurs fanées. À travers l’étoffe usée de son jean, il palpa son postérieur et se fendit d’une grimace. Un stage de six mois derrière les barreaux ne constitue pas la préparation idéale pour une compétition cycliste. Précautionneusement, il posa ses fesses endolories sur l’un des bancs de bois qui agrémentent la plate-forme au beau milieu de la passerelle des deux Rives. Enfant, « Mousse » avait grandi dans ce quartier strasbourgeois du Port du Rhin. À l’époque, il venait souvent sur ces berges avec les copains de la cité. Il se rappelait les bagarres impitoyables qui les opposaient aux lascars des cités voisines, ceux qu’on surnommait les « Indiens » du Stockfeld. Il revoyait les explorations intrépides, derrière les bâtiments de l’auberge de jeunesse, dans ce qui n’était alors qu’une forêt sauvage qui, avec ses sentes humides, ses grands arbres et ses lianes, rappelait la jungle de Tarzan. Tout avait changé ! « Mousse » ne reconnaissait plus rien de ces berges rustiques qu’il fréquentait autrefois. 9


Aujourd’hui, tant du côté français que du côté allemand, ce n’étaient que pelouses tondues à ras, parterres de fleurs, jets d’eau, promenades et jeux d’enfants. L’élégante passerelle pour piétons et cyclistes avec ses haubans et ses mâts élancés reliait les deux parties du « Jardin des deux rives ». « Un truc de bourges ! » grommela « Mousse ». La sentence était sans appel : en aménageant les lieux, ils avaient saccagé sa mémoire et les rares souvenirs heureux de sa jeune existence. Peu de temps après, son père, ce furoncle répugnant, guidé par ses bijoux de famille indiscutablement plus gros que son cerveau, son père, ce sac à foutre dégueulasse, les avait largués, sa mère et lui… Et c’est après que ça s’était gâté ! Et pas qu’un peu ! — Dis, m’man, y revient quand, Papa ? demande « Mousse » du haut de ses onze ans. — Bientôt, tu verras…, le rassure-t-elle avant d’éclater en sanglots. « Mousse » n’y comprend rien ! — Pourquoi qu’on déménage au Neuhof ? interroge le gamin qui va vers ses treize ans — Bien obligés. Ton fumier de père ne paye plus la pension ! Un bateau porte-conteneurs, lourdement chargé, remontait péniblement le courant. Derrière lui, l’eau, fendue par le passage de l’énorme bâtiment, semblait mousser et se tordre, brassée par l’hélice. Et tandis qu’une bourrasque légère apportait ses odeurs de mazout et de poisson mort, 10


des relents fugaces et nauséeux du passé de « Mousse » venaient le tourmenter. — Dis bonjour au monsieur ! Allez, dis bonjour à monsieur Maurice ! Maurice vient tous les soirs à la maison. Il est boucher. Il sent mauvais. Il a une face de lune mongole. Il repart au petit matin en laissant quelques tranches de jambon ou un morceau de pot-au-feu. Après lui, il y en a plein d’autres, épicier, chômeur, garagiste, tous plus glauques les uns que les autres qui, en partant, laissent un cageot de fruits, une télé d’occase, du pognon parfois, de l’humiliation souvent. Mais à la longue, ça ne fait même plus mal, ça se galvaude et tu fais avec. D’ailleurs, à presque seize ans, « Mousse » n’est plus en âge de tenir la chandelle. Trop faible pour péter la gueule à tous ces faux pères éphémères, il se casse dès qu’ils arrivent. Il traîne ses jours à rouiller au pied des immeubles, ses nuits chez un pote ou, à défaut, dans une cave ou une cage d’escalier… Et puis, il y eut ce matin fatal. Après une nuit d’errance, dès qu’il ouvrit la porte, « Mousse » comprit qu’il était arrivé un malheur… Au loin retentit la sirène d’un remorqueur. Comme une plainte… « Mousse » serra les yeux, très fort, pour chasser le fantôme de sa mère… Quand Paco vint s’asseoir sur le banc adossé au sien, « Mousse » ne lui prêta guère d’attention. Abîmé dans ses noires pensées, il n’avait vu arriver ni le cycliste sur son VTT ni le chien qui le suivait en haletant. 11


Sans se retourner, comme s’il s’adressait à l’animal couché à ses pieds, l’homme énonça d’une voix calme : — Je suppose que t’es mon gars ? Surpris, « Mousse » pivota un instant pour dévisager le nouveau venu puis détourna les yeux, intimidé. Il ne s’attendait pas à un vieux. De type méditerranéen, plutôt râblé, la cinquantaine solide, le crâne rasé à la Zidane, avec une fine moustache poivre et sel qui tranchait sur sa peau mate, il ne correspondait pas à l’idée qu’il s’en était fait. La surprise était réciproque. — T’es pas un peu jeune ? interrogea Paco. — Qu’est-ce que ça peut foutre ? répondit « Mousse », piqué au vif. C’est vrai qu’il avait l’air d’un môme. On l’avait assez charrié pour ça. Sans compter ce surnom de « Mousse » qu’il traînait depuis son passage au Lycée Professionnel de la Navigation à Schiltigheim, et qui l’avait poursuivi jusqu’en prison. Les six mois qu’il venait de purger à la maison d’arrêt de l’Elsau n’y avaient rien changé. Son séjour là-bas avait blindé son caractère, mais il avait gardé cet aspect d’éternel adolescent. Paco l’observa des pieds à la tête. Cinquante kilos, à peine. Soixante pour cent de carcasse et de peau, trente pour cent d’entrailles, et pour le reste, sous une coiffure en pétard grâce à un demi-litre de gel, un visage poupin où quelques poils épars perçaient entre les boutons d’acné et des yeux gris et troubles comme l’eau du Rhin qui coulait sous leurs pieds. — Bientôt vingt-deux ! crut-il bon de préciser à l’adresse de Paco en le défiant d’un regard glacial. — Bon, ça va, ça va, tenta de l’apaiser Paco qui avait perçu son irritation. Mais autant qu’on soit clairs tous les 12


deux et qu’il n’y ait pas de lézard. On m’a dit que tu ferais l’affaire. Je ne serais pas ici s’il n’y avait pas quelqu’un qui s’était porté garant. OK ? « Mousse » hocha la tête. C’était Kevin qui l’avait mis dans le coup. Un caïd, connu dans la cité ! Deux ans plus tôt, c’était Kevin qui était au volant de la BMW volée. C’était Kevin qui avait embouti la Clio poussive, blessant grièvement la conductrice. Mais Kevin avait pu se tirer avant l’arrivée des keufs. Tandis que lui, un peu sonné lors du choc, la portière passager coincée, il s’était fait pincer alors qu’il se glissait côté conducteur. « Mousse » avait tout pris sur lui. Pour jouer au dur, il s’était laissé accuser à la place de Kevin qui, malgré son jeune âge, avait déjà un casier plus épais que le bottin téléphonique. C’était peut-être une connerie mais il devait bien ça à la mère de Kevin ! Ne l’avait-elle pas, disons, « recueilli » ? À sa table et même dans son lit… « Mousse » sentit une bouffée de rougeur lui monter au visage. Il contorsionnait ses maigres épaules, croisait et décroisait ses jambes comme s’il était soudain assis sur une fourmilière… En retour, c’était à Kevin de lui filer un coup de main et ils seraient quittes. « Qu’est-ce qui lui a pris, à Kevin, de me refiler ce gamin ? » Paco se demandait s’il ne ferait pas mieux de tout laisser tomber. Qu’est-ce qui lui prouvait que ce blanc-bec n’allait pas paniquer à la première embrouille et ne ferait pas tout capoter, l’embarcation et l’affaire par la même occasion ? Le coup était trop gros pour qu’il puisse se permettre de le foirer… Comme s’il avait lu dans ses pensées, « Mousse » se redressa sur son banc et lança avec une assurance un peu trop forcée pour être tout à fait crédible : 13


— Vous… euh… Te bile pas. Je suis pas épais mais pour les rafiots, j’en connais un rayon ! C’est pas pour rien qu’on me surnomme le « Mousse » ! Il avait revendiqué son surnom, comme un autre aurait exhibé des galons d’amiral. Devant tant de naïve présomption, Paco ne put s’empêcher de sourire : il lui faisait penser un peu à lui, au même âge, il y a trente ans de cela. Dans la mouise jusqu’au cou, prêt à tout pour s’en sortir… Il en avait fait des conneries, lui aussi ! Et des séjours sous les verrous, plus qu’il n’en faut !… Enfin, si ce n’était pas un miracle c’était tout du moins un sacré coup de bol, Maria avait croisé son chemin chaotique. Maria était ce qu’il y avait eu de mieux dans sa chienne de vie. Grâce à elle, il s’en était sorti. Grâce à elle, il avait pu mener une vie honnête, monter ce chenil dont ils avaient rêvé ensemble… Etait-ce bien le moment de flancher, alors qu’elle avait besoin de lui ? — Cela fait longtemps que vous… euh… que tu fais ce… euh… ce boulot ? demanda « Mousse » — Non, mais c’est le seul moyen de se faire un bon paquet de thunes rapidement. Et j’en ai fichtrement besoin pour… Il s’apprêtait à fournir des explications mais il se ravisa et demanda : — T’es venu comment ? — En bike. D’un mouvement du menton, « Mousse » désigna le vélo appuyé contre le parapet de la passerelle. Pas le modèle haut de gamme, c’est le moins qu’on puisse dire ! Paco fit la moue, un peu goguenard, et « Mousse se renfrogna encore un peu plus. Le mec devrait savoir que c’est pas facile de piquer un biclou quand on sort de zonzon et qu’on n’a pas les outils 14


qu’il faut… Surtout que maintenant, à force de se les faire chouraver, les Strasbourgeois sont devenus méfiants et mettent des cadenas pas possibles, plus gros qu’une chaîne d’ancre de marine… — Y a pas d’os, maugréa-t-il, j’en fais mon affaire. — Dans ce cas, on peut y aller. — Où ça ? — Repérer les lieux. Je prends les devants, tu me suis à cinquante mètres pour pas qu’on nous voie ensemble. C’est raté, ricana « Mousse », ça fait vingt minutes qu’on est ensemble ! Et au vu de tout le monde ! Drôle d’endroit pour un rencard discret ! — D’abord, je te fais remarquer qu’on n’est pas ensemble puisque, depuis le début, on se tourne le dos. Ni la mère de famille avec sa poussette et ses trois mômes, ni le couple d’amoureux qui se bécote le museau, ni le peloton de cyclistes en goguette ne nous ont prêté la moindre attention. Sache que c’est dans les endroits les plus fréquentés qu’on risque le moins de se faire remarquer. Ce ne sera pas pareil là où nous allons. Et puis… Non, ce n’est pas la peine, suis-moi. « Mousse » se rétracta comme une limace enrhumée en pleine canicule. Il détestait qu’on lui fasse la leçon. Il détestait encore plus les gars qui ne terminent pas leurs phrases, comme s’ils voulaient lui signifier qu’il était trop con pour comprendre. Il s’apprêtait à se dresser sur ses ergots pour distiller ses quatre vérités avec quelques grammes de rancœur à cet ersatz de prof prétentieux, mais quand il se retourna, Paco avait disparu. Il l’aperçut qui roulait au bas de la passerelle, le chien trottant à ses côtés. 15


C’était pas Thomas Voeckler1, mais le vieux avait un beau coup de manivelle ! Il fallait faire fissa pour ne pas le perdre de vue. « Mousse » enfourcha sa bécane et se dressa sur les pédales pour ne pas se laisser distancer. S’il avait su ce qui l’attendait, aurait-il mis le grand braquet ?

Cycliste professionnel, d’origine alsacienne. Plusieurs fois champion de France et vainqueur d’étapes du Tour de France dont il porta vingt fois le maillot jaune et termina à la 4 e place en 2011. 1

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