Geert Goiris // L'œil photographique

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GEERT GOIRIS L’ŒIL PHOTOGRAPHIQUE Les photographies de Geert Goiris montrent des lieux insolites, des scènes fortes, étranges. Elles sont une sorte de condensation de l’expérience. La main de l’homme est pour une grande part dans l’étrangeté des lieux et des situations photographiés par l’artiste, qu’il s’agisse des utopies architecturales des années 1970, de paysages aux confins de la civilisation, d’un kangourou albinos ou d’un arbre à voeux…


GEERT GOIRIS

À L’INSU DES OBJETS ET D E S P AY S A G E S L E PHOTOGRAPHE BELGE G E E RT GOIRIS CAPTE LA PA RT I NA P P R I VO I S É E DU MONDE.

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L’ŒIL PHOTOGRAPHIQUE

Geert Goiris dit parfois de ses photographies qu’elles sont « rencontrées » ou « découvertes », comme si elles préexistaient en quelque sorte dans la réalité, et qu’il suffisait d’aller à leur rencontre. On se doute que les choses ne sont pas aussi simples. Car pour les découvrir, encore faut-il savoir les chercher au bon endroit et être dans la disposition qui permet de les percevoir. Où sont ces lieux, et que sont-ils ? Ils ne sont pas strictement localisables sur le plan géographique, même si l’artiste a des paysages deprédilection, l’Antarctique, les déserts, des lieux abandonnés, « sauvages ». Mais la « sauvagerie » peut aussi bien surgir dans un jardin européen, une architecture moderniste, une ville américaine : elle est affaire de regard et de posture. Comme Geert Goiris le dit on ne peut plus clairement, « c’est la raison pour laquelle j’ai choisi la posture de l’étranger, et qu’en toute chose, je m’efforce de préserver l’ambiguïté. La raison pour laquelle également je recours à la métaphore du “sauvage” : je voyage non par goût de l’exotisme (mes photos ne sont pas des trophées), mais pour me libérer des contingences propres à chaque lieu et ouvrir à une compréhension plus large du “sauvage”, de “l’inapprivoisé” ».

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GEERT GOIRIS

ENTREVOIR UNE INTENSE EXPÉRIENCE DE LA RÉALITÉ. Le paradoxe est que l’étrangeté et l’ambiguïté d’un monde dont nous sommes absents, d’un monde tel qu’il est quand personne ne le regarde, n’apparaissent que si le photographe parvient à faire comme s’il n’était pas vraiment là, à se décaler jusqu’à la périphérie. Cette lisière des choses est parfois spatiale, et se traduit alors par des vues panoramiques ou en plongée. Toutefois, l’artiste ne cultive aucunement les angles compliqués et le motif principal se trouve le plus souvent au centre de l’image. Mais elle peut aussi être liée à un procédé technique, une vue aux rayons X, ou bien un temps de pose très long, jusqu’à plusieurs heures, qui donne naissance à une nouvelle matérialité du paysage, révélant ainsi les failles du monde des apparences, ses fractures, et l’étrangeté qu’il recèle

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Les photographies naissent de cette expérience dans le temps et dans l’espace, et se chargent à leur tour de la transmettre au spectateur. Expérience parfois inquiétante, comme si le monde semblait s’animer d’une vie propre, une vie lente et menaçante comme celle d’un animal primitif – mais expérience profondément mél ancol i que aussi, tant le sentiment de la perte y est intense, comme chez les Maîtres de la peinture flamande dont le travail de Geert Goiris est imprégné, sans nostalgie mais avec une conscience aiguë de la catastrophe du présent. C’est, par exemple, dans la série Whiteout, cette vue d’une barre d’immeubles à l’assaut de laquelle semblent monter les herbes du terrain vague attenant. Dans


L’ŒIL PHOTOGRAPHIQUE

CCTS, c’est la plante du désert qui déploie ses bras au sol comme une araignée géante. Dans Mud Vulcanoes, une langue de glace semble émaner d’une source cachée et témoigner d’une sourde menace. LAIR, une vue de Los Angeles aux rayons X transforme la ville en une sorte de savane spectrale, préfigurant le retour de cette cité du désert à sa condition première. Tout se passe comme si un léger tremblé animait les lieux et les choses. Dans Slowfast, la pose longue donne à la mer une consistance laiteuse, et à la falaise la légèreté paradoxale d’une aquarelle.

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Il est possible de montrer Trajectory (1999) et Palanga (2000) sous deux formes : une photo encadrée ou une affiche. Les dimensions de l’affiche varient en fonction du lieu d’exposition. Quand avez-vous commencé à montrer certaines de vos images sous forme d’affiche et pourquoi ? J’ai présenté pour la première fois une image sous forme d’affiche en 2004 à la galerie Art:Concept à Paris. Il y avait plusieurs raisons à cela. À la galerie, l’espace n’était pas très grand et en couvrant un mur avec Trajectory, celui-ci devenait une sorte de fenêtre panoramique qui ouvrait l’espace. L’image en elle-même est clairement graphique dans les tons, et les lignes tracées par les motos évoquent un dessin. En imprimant la photo en très grand et en mat, elle se situe quelque part entre le dessin intimiste et le traditionnel paysage en trompe l’oeil. Comme le lieu représenté n’était pas vraiment spectaculaire et plutôt désert, l’affiche ne pouvait pas tomber dans ledécoratif. On oscille entre l’observation attentive et la vue d’ensemble détachée et distancée. L’autre élément, c’est l’échelle. Le petit buisson au premier plan de la photo est quasiment à échelle . Le recours à cette échelle réaliste permet que le regardeur devienne très conscient de son propre corps, et finalement de sa position face à quelque chose.

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Pourrions-nous dire que le recours à l’affiche, dans le cas de Trajectory et Palanga,accentue la dimension « conceptuelle » de votre travail, qui serait de l’ordre du « paysage mental »? J’ai vu la présentation de Liepaja (2004) au Palais de Tokyo 3. J’ai trouvé que la présence du mur sous le poster était très sensible. Il devenait dès lors difficile de se projeter physiquement dans l’image. On restaitdans une sorte d’entre-deux permanent, quelque chose d’impossible à résoudre. Êtes-vous d’accord avec cela ? Au Palais de Tokyo, Liepaja était imprimée à une très grande taille, presque trois mètres sur cinq. On voit rarement une image avec de telles dimensions en dehors du cinéma et des panneaux d’affichage publicitaires. J’ai utilisé une technique expérimentale pour montrer cette image : au lieu de l’imprimer sur un papier et la coller sur le mur, j’ai utilisé une technique de transfert, où en fait le pigment pénètre directement dans la peinture blanche du mur. L’épreuve n’a plus de support : le mur lui-même devient le support. Ceci, combiné au format cinématographique, évoque une projection en arrêt, une sorte de postimage oubliée sur le mur.


L’ŒIL PHOTOGRAPHIQUE

Trajectory montre un terrain de motocross. Le choix du noir et blanc souligne les tracés, les trajectoires. Lorsque je regarde cette image, je pense comme vous à un dessin. Vous avez beaucoup parlé de la Spiral Jetty de Robert Smithson avec Vincent Lamouroux 4. Trajectory m’évoque dans l’esprit, les dessins de Smithson. Est-ce que son travail et en particulier ses dessins ont une influence sur vos photos ? Je n’ai jamais vu de dessins de Robert Smithson, seulement quelques reproductions sur des livres. Je ne peux donc pas affirmer qu’ils me sont familiers. Quelques-unes de mes photos montrent cependant une sensibilité pour les traces, les interventions dans le paysage. Elles sont donc assez proches des earthworks de Robert Smithson. Le concept d’entropie est très palpable dans un lieu tel qu’un terrain de motocross où les lignes surgissent à la fois de la logique et du hasard : les motards recherchent les pentes les plus raides, les chemins les plus aventureux. Une fois les motards partis, il n’y a plus ce sentiment de vitesse, et les seules choses restantes sont les traces qui disparaissent lentement dans le sol. Deux forces apparemment opposées – une rapide et une lente – sont ici thématisées. Les traces sont donc le résultat visuel d’un processus plutôt lent. L’incessante poursuite d’un même chemin.

Palanga se situe entre le dessin et l’apparition/disparition. Avez-vous retouché cette photo Palanga n’a pas été modifiée ou numériquement retravaillée. L’épreuve ressemble vraiment à l’image originale. Durant le voyage où j’ai pris cette photo, j’ai dû passer par quelques petits aéroports dont les postes de contrôle étaient équipés d’antiques machines à rayons x. Quelques pellicules furent endommagées par la radiation. Au début, je n’ai pas voulu utiliser Palanga en l’état : le coin de la photo en bas à gauche était complètement voilé. J’ai quand même décidé de garder l’image car cette altération faisait sens et semblait lui « appartenir ». La perte des détails sur la pellicule soulignait encore plus la structure métallique du pavillon. La réduction et la simplicité des tons évoquaient un projet d’architecture. Grâce à cette erreur technique, quelque chose émerge qui ajoute une forme de clarté à cette photo. L’erreur en améliore l’expression. À un niveau plus conceptuel, le fait qu’une machine à rayons x ait laissé une trace sur le cliché lui confère plus de temps , plus d’ histoire . Pendant la Guerre froide, Palanga ( Lithuanie) était une station balnéaire où les cadres du parti communiste venaient se reposer. Aujourd’hui, tout cela est derrière nous et ce pavillon apparaît comme un monument de cette époque révolue. Cette image, avec l’empreinte des rayons x, sonne comme un écho ralenti de cette histoire. 09


GEERT GOIRIS

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FURTIVEME Le travail de Geert Goiris a toutes les propriétés d’une photographie documentaire. Ses images sont un regard sur le monde. Elles se présentent sous forme de description. Tout fait croire à l’observation: le format, la composition bien ordonnée, le point de vue naturel. Ce qui est, est. C’est une photographie claire, sans maquillage ni parure.Il semblerait qu’il s’agisse d’un observateur fidèle. Mais ce n’est qu’une apparence. Le spectateur se rend compte aussitôt que sa première constatation n’est pas la bonne. Car au lieu d’avoir prise sur le monde, de retenir et de conserver un fragment du monde, le monde se dérobe .

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Ce moment frontalier du temps rejaillit sur l’espace. Le temps se réduit à moins qu’un instant. Le ‘il y a’ du monde est moins encore qu’un point. Alors le miracle se produit. C’est comme si d’un coup le monde retenait son haleine. En se libérant du temps linéaire, le monde devient seuil: il se manifeste dans son ‘être-là’, dans son mystère ultime. Il n’est plus ce lieu défini, il devient un ailleurs. ‘Rencontrer’ signifie alors: cet instant extrêmement rare et toujours unique où un détail permet au monde de s’offrir à nous dans sa pleine dimension. L’oeuvre de Geert Goiris n’est pas un document photographique. Mieux vaut l’appeler une ‘rencontre photographique’. 11


GEERT GOIRIS

Bien que sa photographie essaie de fixer ce moment extraordinaire, elle ne peut nous montrer que sa disparition. Ou à nous le montrer en train de disparaître. De la sorte elle est toujours à nouveau appelée à a l l e r à l ’ e n c o n t r e d e c e tt e présence absente, à la posséder et à la perdre au moment précis où elle croit avoir pris possession d’elle. Cela fait de chaque adieu une espérance et une attente.

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L’ŒIL PHOTOGRAPHIQUE

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Election Day, framed lambda print, 100 x 125 cm, 2010


Subterrain, framed archival pigment print, 50 x 60 cm, 2011


Walk, framed lambda print, 100 x 145 cm, 2002


Eugenes Neighbourhood, framed lambda print, 100 x 145 cm, 2002


Le spectateur se rend compte aussitôt que sa première constatation n’est pas la bonne. Car au lieu d’avoir prise sur le monde, de retenir et de conserver un fragment du monde, le monde se dérobe. Quelque chose qu’il ne parvient pas à cerner s’introduit furtivement.



Yungay, framed lambda print, 35 x 45 cm, 2012



Dead Bird, framed lambda print, 120 x 100 cm, 2008


Broken, framed archival pigment print, 35 x 44 cm, 2012


Hotel Posta, framed lambda print, 120 x 100 cm, 2000


Yungai, framed lambda print, 120 x 100 cm, 2000


Palm, framed lambda print, 120 x 100 cm, 2008


Mammatus, framed lambda print, 125 x 165 cm, 2010


Brain, framed lambda print, 120 x 100 cm, 2008






Liepaja, framed lambda print, 100 x 135 cm, 2004




Albaya, framed lambda print, 100 x 125 cm, 2010


Blue key, framed archival pigment print, 50 x 60 cm, 2011


Albino, framed lambda print, 100 x 125 cm, 2010


Wave land, framed archival pigment print, 50 x 60 cm, 2011








Ministry of transportation, framed lambda print, 120 x 100 cm, 2008



Fools gold, framed lambda print, 120 x 100 cm, 2008


Fall #1, framed lambda print, 125 x 165 cm, 2010


Whitout, framed lambda print, 120 x 100 cm, 2008


Behind the fall, framed lambda print, 125 x 165 cm, 2010




12 minutes silence, framed lambda print, 100 x 125 cm, 2010


Melting snow, framed archival pigment print, 50 x 60 cm, 2011


Blast #3, framed lambda print, 100 x 125 cm, 2010


Blast #6, framed archival pigment print, 50 x 60 cm, 2011



Inertia, framed lambda print, 100 x 135 cm, 2004






Geert Goiris est né en 1971 à Bornem en Belgique. Il vit et travaille à Anvers. Son travail est présent dans les collections suivantes : Seattle Art Museum, Seattle; Hamburger Kunsthalle, Hambourg; Musée de la photographie, Anvers; Centro de A r t e Ca ja d e B urgos, E spagne; Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris; Centre National des Arts Plastiques, Paris; Direction des Affaires culturelles de la Ville de Paris. Expositions : DARKCLOUD, Art : Concept, Paris (8.09-13.10); Whiteout and other stories, Hamburger Kunsthalle, Hambourg; Le Silence. Une fiction, Villa Paloma, Nouveau Musée National de Monaco (curator: Simone Menegoi); Fresh Hell, Carte Blanche à Adam McEwen, Palais de Tokyo, Paris.


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