24h Collège

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Wesley Greeves

24 Heures Collège



Il y eut un avant… Vinrent trois femmes… Et il y eut un après.



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Tout juste revenu en pleine forme de sa promenade matinale et après avoir délaissé son meilleur ami canin au bras de sa plantureuse épouse, notre héros s'engouffre dans sa magnifique Jaguar, gai et plein d'entrain. Encore une splendide journée qui s'annonce, pense-t-il, le sourire aux lèvres. Un cartable quasiment vide, humble vestige du passé que son possesseur ne se résigne pas à abandonner, siège à sa droite. Le soleil levant irradie les cuirs brillants de l'intérieur de la voiture. La Jaguar avale les kilomètres. Dans le poste, Mike Oldfield joue des cloches tubulaires, de la guitare et des voix numériques. Jacques fredonne. La vie est belle. Formidablement belle. Arrivé sur le parking avec un bon quart d'heure d'avance, L’enseignant jubile : il est le premier. Non que cela affecte l'ordre de passage pour l'immuable rituel de la photocopieuse - depuis la dernière réforme du ministre de l'Education Nationale François Baroin, une partie des taxes sur les produits polluants a permis à l'établissement d'être doté de cinq photocopieuses supplémentaires -, mais il a gagné son pari avec Florent, son jeune collègue tout juste sorti de l'IUFM - autant dire de l'œuf. Effectivement, ledit Florent gare sa Lotus quelques instants plus

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tard, et ils pénètrent ensemble dans l'Antre du Savoir par le portail grand ouvert, en feignant de faire encore la course. La plupart des élèves sont déjà dans la cour, où règne une atmosphère électrique. Ahhhh, l'impatience de la jeunesse.. Nous arrivons, petits, nous arrivons... Les élèves piaffent. Jacques se fait harponner par l'un d'entre eux : - Bonjour, M. Baué ! Comment allez-vous ce matin ? - Très bien, je te remercie pour ta sollicitude. Que puis-je pour toi ? - Voilà : vous nous avez donné le devoir à la maison n°47 hier, mais comme je serai absent la semaine prochaine parce que ma maman m'emmène interviewer le Prix Nobel de littérature à New York pour le journal du collège, j'ai bouclé le devoir hier soir vers 23h pour vous le rendre en avance. - Trèèès bien. Jacques saisit la feuille, la glisse délicatement dans le trieur de son cartable et abandonne Kévin Winterstein, de 3ème SGL (pour Sino-Germano-Latiniste)... Dans le même temps, Florent a bien du mal à se défaire de quelques élèves de sexe féminin, dont l'une lui agrippe la manche de son veston Calvin Klein. - Alleeeez, Monsieur, expliquez-moi enfin pourquoi la réciproque de Pythagore ne fonctionne pas dans l'exercice 312 ! Je n'en ai pas dormi de la nuit ! - Encore un peu de patience, Elysianne, tu sauras tout demain après la récréation de 8h40. - Oh non, j'en peux plus, là !... - Je n'en peux plus... - Ah oui oups, mille excuses, Monsieur... - Ce n'est pas grave. À bientôt... (Avisant son collègue) Dis, c'est toujours comme ça quand on est prof ? Les coutures de ma veste ont souffert... - Non-non, là ça va, la demande est plutôt réduite... Heureusement qu'on n'a que dix douze élèves par classe ! Tu imagines s'il fallait être sur le pont avec une vingtaine d'élèves assoiffés de connaissances ??? - L'enfer !... 8


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- Tu m'étonnes... Après une série de « Après toi - je t'en prie - je n'en ferai rien », l'un des enseignants se décide à ouvrir la porte du bâtiment 1. Au rez-de-chaussée, un beau vacarme les accueille. Alors que les deux seuls élèves absents le jour précédent perçoivent leur billet d'absence complété, les Assistantes d'Education se crêpent le chignon. - Je te dis qu'aujourd'hui, c'est moi qui m'occupe de la perm' ! - Non, le chef a refait nos emplois du temps pendant le week-end, maintenant le mardi c'est moi. Le Conseiller Principal d'Education surgit tout à coup de nulle part ; en un tour de main il apaise les tensions et met tout le monde d'accord : - Veuillez cesser ce raffut, s'il vous plaît. Les élèves ne s'entendent plus penser. Mademoiselle Schmitt, prenez connaissance des nouveaux changements. Ne vous plaignez pas, je vous ai réservé l'appel de midi pour la cantine. - Ah chouette, merci ! - Veinarde, va... Témoins involontaires et privilégiés de la scène, Florent et Jacques saluent leurs collègues de la Vie Scolaire et prennent le couloir en direction de la salle des profs.

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En entrant dans ladite salle, les enseignants sont accueillis chaque jour par une splendide fresque, une vue à couper le souffle de l'Etang du Stock recouvrant tout un pan de mur, exécutée avec une maestria certaine par des élèves de quatrième l'année précédente ; elle avait logiquement reçu les honneurs de la presse régionale et Mme Gross, la collègue d'Arts Plastiques qui avait développé ce projet en Activité du Soir avait pu s'enorgueillir d'une petite interview en prime - sous couvert du chef d'établissement, premier cité cela va de soi. Plaisir des yeux, plaisir des oreilles : des haut-parleurs dispersés aux quatre coins de la salle sort une douce mélopée : les mœurs des occupants sont inconsciemment adoucies par les sons numériques langoureux de Vangelis. Pendant que Florent jette un coup d'œil rapide à son casier qui, malgré un intérêt pluri-quotidien à son égard, le laissera bredouille, Jacques interroge le Tableau des News, un petit dispositif électronique guère plus grand qu'un écran de GPS fixé à hauteur d'homme : il tape son code à cinq chiffres, celui-là même qui l'identifie personnellement auprès de l'ensemble des ressources du collège - mais pour beaucoup, ce code sert

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essentiellement à la mise en route des photocopieuses. Gêné, Florent se lance néanmoins : - Dis, j'ai pas encore compris tout ce qu'on pouvait faire avec ce truc. - Oh, plein de choses ! Tu peux visionner le menu de la cantine, ou alors la consultation des mails académiques, des news catégorielles de ton syndicat ; et puis les changements importants concernant les gamins que tu as en classe aussi... Et cetera... - Ce serait pas plus simple d'afficher tout ça au mur ? Jacques sourit en repensant à l'époque pas si lointaine où des feuilles de toutes couleurs et de tous formats tapissaient le mur sur lequel s'étalent désormais les teintes de l'automne mirées dans l'étang le plus imposant du Saulnois. Comme si le vent d'octobre avait d'abord soufflé toute cette paperasse indigeste. Tellement indigeste d'ailleurs, que nombre de collègues ne prêtent plus réellement attention à tout cet étalage d'informations. N'ayant pas envie de s'étendre sur la question, Jacques préfère couper court à la conversation. - Bienvenu dans le monde de la technologie au service de l'Humain ! Bon, on se voit à 10h alors ? - Pas de problème. Les autres collègues arrivent comme chaque matin au compte-gouttes. S'enchaînent des échanges de brefs saluts ou de bises appuyées ; l'ambiance est chaleureuse, la cordialité est de mise dans les petits groupes qui se forment au gré des déplacements. Graduellement, la salle des profs redevient cette entité vivante, une fourmilière qui s'emplit dans un premier temps, pour libérer ensuite au signal donné sa quantité d'ouvriers de l'Education Nationale prêts à affronter le Monde Extérieur. Sonnerie. Au son du morceau composé spécialement par le professeur de musique du collège lui-même, le monde stoppe sa course. Il est 7h50. Les enseignants sortent de leur salle, empruntent le couloir et arrivent comme un seul homme dans le hall du bâtiment qui donne sur la cour via une baie vitrée comme on en voit désormais partout dans les établissements labellisés HQE. Déconvenue : dehors, il pleut à seaux. Les élèves, dont la plupart 12


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sont visiblement frigorifiés et se recroquevillent tant bien que mal dans leur fin blouson, attendent patiemment, en rang par deux, derrière le numéro de leur salle. Après une brève hésitation, (Quelque chose cloche...) Jacques sort du bâtiment et s'arrête vingt mètres plus loin à l'emplacement réservé aux occupants de la salle A004, en l'occurrence les élèves de 6èmeB, de 7h50 à 8h40. Devant lui, Loïc lui adresse un franc sourire, malgré sa chevelure d’où ruissellent des litres d'eau de pluie. - Monsieur Baué, vous avez manqué un moment d'anthologie il y a deux minutes. - Ah bon ? Raconte-moi ça... - Il y a un élève de 3ème qui ne voulait pas rester dehors parce qu'il a horreur de la pluie, alors il est sorti du rang pour aller se réfugier dans le bâtiment. - Et... ? - Les délégués de classe l'ont rattrapé, et les autres élèves ont commencé à le huer en criant « Hadrien est en sucre, Hadrien est en su-creuh ». Il est devenu rouge comme une tomate bio, vous auriez dû voir ça. Il ne savait plus où se mettre. - Et après ça, je suppose qu'il est rentré dans le rang ? - Ben oui. Reformaté vite fait. - Parfait ! Tout va pour le mieux, alors ! Allons-y... La petite troupe de 6èmeB, flanquée de son prof de maths, prend donc le chemin de la salle dans un calme précocement studieux. Ce marchant, Jacques croise Marie Trinkwald, alias la collègue de lettres modernes, alias son aventure de l'an passé, et lui adresse un petit salut tendre et complice ; leurs yeux se sourient, ce qui n'échappe guère aux élèves observateurs des deux classes respectives. Après une courte pause dans le couloir qui jouxte la salle, les élèves entrent, non sans avoir adressé un sincère « Bonjour ! » à leur enseignant. Ponctuelle, la seconde virgule faisant office de sonnerie retentit : l'heure de cours débute officiellement. (Quelque chose cloche...) D'un coup d'œil expert, Jacques repère l'absence de Chloé, une élève épileptique, et s'empresse de transmettre 13


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l'information grâce à l'ordinateur à disposition dans la salle et relié au réseau administratif du collège. Après une correction d'exercices - une formalité presque expédiée, Jacques distribue l'activité du jour ; la propriété de Thalès est découverte en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire. Pendant qu'il fournit la série d'applications correspondante, Jacques décide de s'éclipser ; il laisse les élèves à leur travail en autonomie totale, l'élève Jéromine ayant été nommée responsable de salle pour cette semaine. Jacques se rend alors au bureau de la Vie Scolaire, où l'attendent comme chaque jour quelques croissants et du bon café chaud. - Bonjour les filles ! - Bonjour, Charlie ! répondent en chœur les trois Assistantes d'Education. Un café ? - Oh non, merci, décline Jacques, je me sens un peu... bizarre, ce matin. Pourtant, la journée a bien commencé... - C'est vrai, vous m'avez l'air un peu patraque ; allez, asseyez-vous donc. Le sémillant quadra avise la chaise de bureau qu'on lui cède de bonne grâce ; Monsieur Starck, le Principal du collège, en tournée matinale, l'aperçoit par l'entrebâillement de la porte et lui adresse un amical salut de la main tout en continuant d'arpenter tranquillement le couloir, tel un seigneur sur ses terres. Sitôt assis, Jacques se frotte les yeux : les surveillantes qu'il dévisage lui apparaissent brusquement floues. - Est-ce que vous ne couveriez pas une grippe ? - Fort possible. - Si j'étais vous, j'irais illico me recoucher. Rentrez donc à la maison. - Il m'en faut bien plus pour m'achever... Le dernier congé de maladie que j'ai pris date d'au moins... (Il lève les yeux et fronce les sourcils)... Pfiou... trois ans minimum ? - Vous voulez jouer au héros ? Jacques n'entend pas cette remarque moqueuse d'Aline, la brune la plus grande du trio qui avait été poliment remise en place par le CPE. Tout à coup, son visage s'éclaire à nouveau : 14


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- Ça y est ! Je sais ! - Vous savez quoi ? - Oh rien... Et Jacques reprend la direction de sa salle, quelques minutes avant la fin du premier cours. Perplexe, Aline déclare : - Les profs de maths, allez comprendre...

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Jacques pénètre dans la salle des profs et se dirige vers son casier d'un pas alerte, dans l'attente de l'arrivée des collègues pour cette première récréation de la journée. Comme beaucoup d'entre eux, il ressent toujours un sentiment mitigé, ce mélange indescriptible de curiosité enfantine agrémentée d'une pointe d'angoisse, au moment d'ouvrir la petite porte en polypropylène grise sur laquelle sont inscrits ses nom et prénom en Arial Bold 24. - Non, ne fais pas ça ! hurle soudain Octave, le prof de musique arrivé dans son dos. (Avec un prénom pareil, la fée Clochette qui s'était penchée sur son berceau avait immédiatement pris en main l'avenir professionnel du joufflu bébé.) - Ne fais pas quoi ? répond Jacques, agacé, après un sursaut. - Tu es chez AGF ? - Non, à la MAIF... - Sssss... - Haw haw haw... Très drôle. Mais je vois pas le... - On a eu les bulletins de paie... Sssssssssss... - Octave, tu es tordant, susurre Jacques non sans ironie. 17


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Il ouvre néanmoins la porte du casier malgré le danger : la feuille bleue trône là, effectivement. Après une lecture rapide des lignes sibyllines, il en découvre une nouvelle qui ne laisse planer aucun doute dans son esprit : Indemnité exceptionnelle pour bivalence. - Ah tiens, la modif' du statut est passée, alors ? - Eh ouais ! Pour vous les profs de maths, vous enseignez désormais 1°) l'algèbre et 2°) la géométrie ! - Et pour toi ? - Ben, l'histoire de la musique d'une part, le solfège et l'instrument d'autre part. Cool, non ? Depuis de nombreuses années, Jacques reste plutôt admiratif devant l'imagination déployée par le Ministère qui permet aux professeurs d'engranger plus tout en ne changeant absolument rien aux pratiques pédagogiques en classe. Tous ces tours de passe-passe budgétaires donnent parfois le tournis, mais ils mettent surtout du beurre dans les épinards (lesdits légumes devenant, soit dit en passant, de plus en plus onéreux de par leur rareté). Mais Jacques n'a cure de ces augmentations successives : il a coutume de dire qu'un train de vie dépend bien plus de ce qu'on dépense que de ce qu'on gagne... - Mouais. Bon. Changeons de sujet : tu tombes bien, c'est toi que je voulais voir. - À quel propos ? - De la sonnerie que tu as composée. Elle a quelque chose qui cloche. - Ah bon ? Mais elle n'a pas de cloche, pourtant... (Dieu qu'il peut-être soûlant avec son prétendu « humour »...) - À peu près au milieu du morceau, tu as mis un accord qui sonne un peu bizarrement, comme s'il fallait plutôt monter ou descendre une note d'un demi-ton. Cet accord crée une sorte de... tension, non ? - Ouah, Monsieur Baué a l'oreille musicale ! Je me suis inspiré d'un passage romantique de Wagner, effectivement. Mais la tension est résolue à l'accord final. - Peut-être, mais il me semble que pendant deux ou trois mesures, cela pourrait... gêner inconsciemment les élèves... 18


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- Oh, tu ne trouves pas que tu exagères un peu, là... ? Et Jacques de se fermer soudain comme une huître. À l'époque où il siégeait au Conseil d'Administration, il avait milité pour la diffusion de parfums apaisants dans les salles de classe. Tout le monde avait trouvé l'idée pour le moins cocasse, mais les parents d'élèves ainsi que le Principal, désireux que l'établissement soit à la pointe de toutes les innovations (fussent-elles saugrenues), avaient voté le projet. Depuis, les fragrances de lavande, de mandarine ou d'Ylang Ylang sont entrées dans les mœurs ainsi que dans les narines, et personne n'y trouve rien à redire. Pas même le Rectorat qui a sagement cessé de quantifier l'impact de toutes ces expérimentations sur les résultats des élèves. Il n'en demeure pas moins que dans l'esprit de certains collègues à courte vue, Jacques reste exclusivement le Grand Gourou du bien-être des élèves. Nouvelle sonnerie : il est 8h55. Jacques dresse l'oreille : ce satané demi-ton est bien audible, obstinément. Le professeur part récupérer ses élèves de 3ème qui doivent composer un devoir en classe. C'est le genre d'heure qu'il déteste généralement car il doit avant tout lutter contre l'assoupissement, en changeant fréquemment de place, tantôt assis, tantôt debout, flânant dans les allées tout en essayant de ne pas gêner les élèves par sa présence. Aujourd'hui pourtant il se surprend à les considérer d'un œil résolument neuf. Est-ce l'effet de l'orange et du néroli ? Mais en considérant sa classe, concentrée et travailleuse, il se met à les aimer. Simplement.

Une main. Fébrile, hésitante. Elle griffonne : « Monsieur, aujourd'hui le temps est venu pour moi d'extirper de mon crâne toutes ces pensées qui m'empoisonnent depuis des semaines comme un cancer. Et je n'ai pas d'autre choix que de coucher le mal sur le papier, et de vous le transmettre, puisque c'est vous qui... » Mais non. 19


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Imbécile. Il va reconnaître ton écriture, à coup sûr. Allez, froisse la feuille. Et remets ça à plus tard. Avec un traitement de textes et une imprimante.

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- Monsieur, j'ai bien réussi le devoir d'aujourd'hui ! annonce-t-elle fièrement. - Tu es sûre, Euphrosine ? J'ai surtout vu que tu t'es épanchée sur un autre sujet qui n'avait certainement rien de mathématique ! - Oh, ça... J'avais fini tous les exercices sans difficulté, j'ai relu ma copie en deux passes en suivant les consignes du prof de français, pour qu'elle soit parfaite. Ensuite, comme je n'avais plus rien à faire, j'ai entamé autre chose... - Cela ne me pose aucun problème, tant que tu as effectivement rempli ton contrat... Jacques ramasse les autres copies restées orphelines sur certaines tables ; il jette un coup d'œil à la ronde pour s'assurer de la propreté de la salle et libère ainsi Mathieu, le responsable de la semaine, qui s'empresse de rejoindre ses camarades en route pour le cours suivant. Dans un même élan vers l'extérieur, Jacques quitte la salle après avoir déposé le tas de copies sur son bureau. Aline le hèle alors qu'il passe devant le bureau de la Vie Scolaire : - Alors, ça va mieux ?

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- Ah oui, pas de souci... Un petit coup de pompe sans doute !

Quelques instants plus tard, Jacques retrouve son comparse Florent en salle des profs : - On reste ici ou on va en salle de travail ? - Ecoute, pour une fois j'ai des questions à te poser. Donc on sera plus tranquille là-bas. - Ah ? Des problèmes avec des élèves ? - Non, non. J'ai juste besoin d'idées pour mon deuxième mémoire. - Ok. Allons-y. Je suis extrêmement flatté d'être ton pourvoyeur d'idées, commente Jacques d'un ton délibérément obséquieux. Cependant, flatté, il l'est réellement, car depuis qu'il connaît Florent, il se demande à quoi peut bien lui servir un Conseiller Pédagogique. Après avoir exercé en CDD pendant deux ans, Florent est en passe d'obtenir un CDI, à l'issue de cette année consacrée pour moitié à de l'enseignement face aux élèves, et pour l'autre à diverses réflexions relatives au métier. De fait, Jacques ne trouve absolument rien à redire sur la manière d'enseigner de son jeune collègue. Ils fonctionnent bien plus en tandem que dans une relation expert/apprenant. - Alors, quel sujet as-tu choisi pour ce mémoire ? demande Jacques avec curiosité avant même de poser son veston sur une chaise de la salle de travail. - Donc, j'ai peut-être un peu d'ambition, mais je voulais essayer de décrire le fossé entre ce que l'on nous enseigne à l'IUFM et la réalité du terrain... - Ouh là là, c'est un terrain miné, tu marches sur des œufs dans des sables mouvants... T'aurais pas un sujet un peu plus... passe-partout ? Florent affichant une moue de gamin insatisfait, Jacques s'empresse d'oublier cette question gênante et enchaîne : - Remarque, ça tombe bien, j'ai ma propre idée sur cette contradiction : depuis septembre et tout au plaisir d'avoir un « élève-enseignant », je suis tout de même outré d'entendre ce

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qu'on vous serine à longueur de semaines dans les cours de l'IUFM. - J'avais déjà noté, oui... glisse Florent, un petit sourire aux lèvres. - Regarde autour de toi, on est tout de même bien loti ici, non ? Les élèves sont studieux, les collègues vont tous dans le même sens de l'intérêt commun, l'Administration nous soutient sans réserve... Pourquoi diable faut-il qu'en haut lieu, on vous... noircisse le tableau ? - Si je puis dire... - Donc justement, c'est la question que je me pose : peutêtre veulent-ils nous préparer au pire afin d'être prêts à toutes les éventualités ? - Mais... quelles éventualités ? De celles où l'élève, dans le pire des cas, oublie son rapporteur ou son mouchoir parce qu'il est morveux ? Ça ne m'est plus arrivé depuis 2006, alors tu penses... - On ne sait jamais ce qui p... - Ben si. Justement. Ça fait partie de notre métier. Tout ce qu'on te raconte à l'IUFM, ce sont des... des doumettes. - Des quoi ? - C'est du platt : ça veut dire des bêtises, des futilités... « Dummheit » en allemand. - Ah. Florent étant un pur messin, il n'apprécie qu'à moitié cette débauche de mots franciques dans la bouche de ses collègues du secteur ; ça le met mal à l'aise. Dieu qu'ils peuvent être soûlants avec leur patois... De son côté, Jacques sent sa bonhomie initiale le quitter à grandes enjambées. La conversation prend une tournure inattendue. Et du fond de lui, le malaise du matin, à peine oublié, resurgit avec force. Une espèce de nausée le saisit. Dans la poche de son pantalon, le vibreur du portable s'active soudain. Sauvé par le gong... - Excuse-moi, Florent... J'ai un appel. Jacques déglutit, se lève et s'empresse de sortir de la pièce. En suivant le couloir qui le mène à la sortie, il ne peut 23


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s'empêcher de jeter un œil sur l'affiche diffusée à l'initiative des parents d'élèves et qui annonce, fort à propos : Portable ou cigarette Ma liberté s'arrête Je vais voir dehors Pour goûter seul mon confort

La petite « poésie » est suivie d'une mise en garde, en caractères plus petits mais néanmoins encore très lisibles : Nous rappelons que les émissions à hautes fréquences endommagent le cerveau ; son utilité étant toute relative, nous recommandons l'abandon total du portable par les collégiens. - Allô ? ... ... Ah, c'est toi ... ... Non, je pensais rentrer de toute façon ... ... Le menu de la cantine ? Du magret de canard avec des pêches cuites et des galettes de maïs, ça ne me dit rien. Et toi, tu nous feras quoi ? ... ... ... Waouh ! Mais c'est jour de fête aujourd'hui, ou ? ... ... Mais si, chérie, bien sûr que ça me revient. À tout à l'heure ! Bisous. Perplexe, Jacques referme son portable. Ça ne lui « revient » pas du tout, contrairement à ce qu'il vient d'affirmer en bon acteur à sa femme. Grand Dieu, mais on est le 12 mars... Que peut-il donc y avoir à fêter ? À toute vitesse défilent les dates anniversaires de l'année. Sans succès. Jacques, en digne représentant de la gent masculine, a une façon bien à lui de se dédouaner de ses quelques trous de mémoire : le cerveau masculin n'est pas fait pour les dates, voilà tout. Il est bien plus doué lorsqu'il s'agit de faire corps avec une machine roulant à l'hydrogène et se repérer les yeux fermés en pleine cambrousse. Mais les dates, ça, c'est un truc de filles. Chacun son truc, alors, et les vaches seront bien gardées. Ce qui ne l'empêche pas, en cet instant d'embarras, de pester contre lui-même et d'appréhender quelque peu la suite de la journée, comme s'il en perdait peu à peu la maîtrise, le contrôle... Sans parler de ce maudit trouble qui le tenaille...

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Jacques a un haut-le-cœur en retournant vers la salle de travail. - Mauvaise nouvelle ? Tu es tout blême... note Florent. - Non, non, je ne suis pas dans mon assiette, c'est tout. En repensant au déjeuner préparé à la maison, la mémoire lui revient inopinément : Ça fait un an que je lui ai tout dit à propos de Marie et moi !... Cette découverte inespérée est loin de le rassurer : en quoi cela serait-il prétexte à un déjeuner d'exception ? Et, avec le recul, de juger la voix de sa femme bien trop enjôleuse pour être honnête...

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À dix heures trente cinq, heure bénie de la seconde récréation de la matinée, toute la matière grise adulte du collège s'agglutine autour d'un somptueux fondant au chocolat apporté par Nelly, la collègue d'allemand, dont les formes sont aussi appétissantes que son gâteau fait maison. Chacun s'empresse de prendre un morceau, tant qu'il en reste encore, tout en s'efforçant de le faire poliment et en souhaitant bien fort que son prochain anniversaire tombe dans quelques semaines. Un peu à l'écart, Jacques et Florent ne perdent néanmoins pas une miette de cette ruée vers l'or noir. Bénédicte Augier, la professeure documentaliste, entre parmi les derniers dans la pièce avec la vivacité habituelle qui la caractérise. - Aïe, Florent, cache-moi ! murmure Jacques en glissant furtivement derrière son collègue d'un pas chassé. - Qu'est-ce que tu lui as fait ? - Moi ? Rien. Mais depuis un certain temps elle trouve tous les prétextes pour me mettre le grappin dessus en jouant la pauvre fille en détresse... et en profite pour me scanner de la tête aux pieds. - Ça lui passera quand elle jettera son dévolu sur un collègue tout aussi attentionné que toi, mais libre. - Tu la veux ? Ah mais je te la laisse bien volontiers ! 27


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Comme un fait exprès, Marie passe à ce moment dans le dos de Jacques, affairée, avec un certain nombre de photocopies à effectuer. Nul besoin de se retourner : il la repère aux effluves entêtants de son parfum fétiche, « Trésor de Lancôme »... Une question jaillit soudain dans l'esprit de Jacques : M'a-t-elle encore dans la peau ? Et aussitôt, une boule de culpabilité et d'angoisse enfle dans son ventre tandis que les visages de sa femme et de ses deux enfants s'impriment dans sa tête. Il ferme les yeux un bref instant comme pour conjurer le sort. - Bon, Florent, on reparle de ton mémoire la semaine prochaine, d'accord ? Il te reste combien de temps pour le boucler ? - Environ deux semaines pour une première ébauche avec le plan et les idées principales... - Ça devrait aller. - Pas de problème donc. À la sonnerie, remarquant que Jacques ne se dirige pas vers sa salle, Florent le questionne : - Tu vas en salle multiméd ? - Oui. Avec mes 5ème, on va travailler avec GeoGebra. - Quoi, sur cette antiquité ? s'indigne le jeune collègue. Windows StarSlide® supporte un tel soft ? - Et heureusement ! Depuis les années 2000, on n'a pas fait mieux comme outil de géométrie... Rien ne m'horripile plus que tous ces gadgets qu'on a ajoutés petit à petit aux systèmes d'exploitation juste pour faire joli... On ne peut rien contre cette course effrénée à la soi-disant « convivialité »... Mais on est encore en droit d'utiliser de vieux logiciels... Liberté pédagogique, mon cher, égale liberté numérique... Jacques lui adresse un clin d'œil en guise d'au revoir et sort du bâtiment 1 sous un soleil jouant à saute-nuages. Comme il fait plutôt frisquet, il s'empresse de rejoindre le bâtiment administratif où sont regroupés tous les bureaux ainsi que les installations informatiques. Les élèves se redressent à l'apparition de leur enseignant au bout du couloir. Ils sont là, droits comme des I, impatients et ravis.

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- Monsieur, c'est à mon tour de proclamer les consignes aujourd'hui. - Si tu le dis, Martin. Tu iras les récupérer à l'imprimante dès que les élèves seront à leur place. Jacques pose son pouce sur l'écran tactile situé juste audessus de la poignée ; les trois pênes métalliques entrent en action et déverrouillent immédiatement la porte. Les élèves pénètrent calmement dans la salle multimédia et repèrent leur place habituelle. - Bonjour à tous, asseyez-vous. Martin, les consignes. Ledit Martin récupère la page fournie par l'imprimante réseau qui contient les consignes générales de la séance du jour (Jacques transmet toutes les données le soir précédent, par le truchement d'Internet, et celles-ci s'impriment au jour et à l'heure prévus). L'élève lit les consignes à haute et intelligible voix ; l'enseignant complète : - Comme d'habitude, dès que vous serez sur votre Espace Numérique de Travail, vous pourrez consulter les consignes personnalisées. Alors allez-y, mettez vos... dés à coudre et... bon travail ! Devant chaque élève, juste un écran de 19 pouces de diagonale. Grâce au boom d'Internet et des réseaux en général, la politique de simplification des stations a pris un essor considérable : exit les lecteurs de disque en local ! Tous les softs sont installés au Rectorat sur d'immenses serveurs, où chaque « client fin » possède un petit morceau d'Espace Numérique qui lui est entièrement dédié. Au rebut également, les souris et autres claviers alphanumériques : après avoir nettoyé le bout de leurs doigts avec un petit mouchoir désinfectant jetable, les élèves fixent leur DigitMaster, un dispositif composé de dix capuchons en néoplast (une matière inorganique ayant la propriété de se déformer automatiquement pour s'adapter à la morphologie de chacun) équipés de capteurs de mouvement, ainsi que de deux patches à placer dans la paume de chaque main. Ainsi armés de leurs « dés à coudre » comme dit Jacques, les élèves sont capables de voyager en trois dimensions dans un décor personnalisable ; de 29


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manière très naturelle, chaque utilisateur devient rapidement un expert du Slide, l'art de « glisser » entre les applications, chacune étant représentée par un portail à franchir si on veut l'exécuter. (Par défaut, le paysage proposé est celui d'une école. Au collège, tout le monde connaît Jason Bour, qui a été exclu dé-fi-ni-ti-vement de la salle pour avoir osé implanter un décor de space opera. Il s'en mord encore les doigts.) Le seul vestige du XXème siècle est l'imprimante, à disposition dans la plupart des salles informatiques. Les corporations d'enseignants se sont opposés à sa disparition, au motif que la production papier d'un travail fini reste un objectif prioritaire, ce à quoi Jacques ajoute que la lecture papier a également pour rôle de couper l'élève de son ENT (qu'il considère parfois un brin « ludo-hypnotique »), de lui faire prendre du recul et de maintenir sa concentration au niveau maximal. Jacques accompagne ses élèves dans leur travail personnel, soit en déambulant dans la salle, jetant un œil audessus de leur épaule, soit en surveillant la progression de l'un d'entre eux en particulier, à partir de sa propre station de travail capable d'espionner celles des élèves. Ainsi passe rapidement cette dernière heure de la matinée, calme et fructueuse. À l'issue de cette séance, Jacques sort du bâtiment administratif et, s'avisant que le passage à la salle des profs représente un petit mais fâcheux détour, prend la direction de la sortie vers le parking. Il se fraie un passage entre quelques élèves dont certains se rangent à destination de la cantine et d'autres qui se dirigent vers la salle multimédia, en libre accès après onze heures trente pour ceux qui peuvent manger au deuxième service. - Au revoir, Monsieur Baué ! Bon appétit ! - Merci, Jéromine. À toi aussi !

Des pieds trépignent. Un cœur bat la chamade. L'impatience atteint son paroxysme. Allez, allez... Ça vient, oui... 30


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Ah ! Ça y est, l'éditeur Wintext® se lance enfin. Un gargouillis dans l'estomac noué. Plus de recul possible. La vérité est en marche.

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11h30 – 12h30

A Jacques. La vie... Ma vie, Jacques, a basculé le jour où vous avez croisé mon regard ; depuis, mes pensées volent sans cesse vers vous. Que faites-vous ? Où êtes-vous ? À quoi pensez-vous ? Autant de questions sans réponses, qui emplissent ma tête d'un bourdonnement d'abeilles lancinant. Je n'en peux plus. Mon crâne va bientôt exploser. Avec qui partager cette souffrance indicible ? Personne ne sait ce que je ressens. Pas même vous... Aujourd'hui ma vie ne tient plus qu'à un fil. Je ne veux plus me cacher, je ne veux plus souffrir. Innocente que j'étais ! Je voulais juste vous aimer. Simplement. Dans le silence de mon secret. Jouir de ces instants passés à regarder votre visage magnifique, à écouter le doux son de votre voix grave, à contempler vos mains délicates et robustes à la fois. Non ! Car elles sont arrivées. Oh, je ne parle même pas de votre femme, mais de toutes ces autres qui vous courtisent. Et des sourires malicieux par ci. Et des clins d'œil qui m'insupportent par là. Et vos gestes à peine voilés en retour... Autant de coups de poignard assassins, autant de souffrances sans larmes. Mon ventre a mal, je suis écartelée de l'intérieur.

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11h30 – 12h30

Enfin, le jour est venu de me libérer de cette souffrance. Sachez, Jacques, que vous êtes aimé de façon absolue, et que je ne vous demande rien en retour. Sauf d'exister encore, à la fin de cette journée. Et de renaître demain matin, plus beau que dans mes souvenirs encore... Au fond de moi, je rêve peut-être d'une échappatoire, la seule qui ferait de demain un jour plus extraordinaire que ce jour-ci. Mais me voici déjà envahie par une sorte de douce chaleur... Que cela fait du bien, de se libérer de(Sonnerie.)

À la sonnerie stridente du four, Stéphanie retire le gratin de pâtes au jambon et le pose précautionneusement sur la table, à l'écart des enfants. - Papa va bientôt venir ? - Oui ma puce. - Il est content que tu lui as préparé son menu préféré ? - Oh oui, je pense. Mais on dit : « Il est content que je lui aie préparé ça », corrige-t-elle. - Moi aussi j'adooore les nouilles. - « Moi aussi j'adore les nouilles, moi aussi j'adore les nouilles ». Pfff ! - Maximilien, arrête de te moquer de ta sœur. - Mais c'est elle, elle m'énerve avec ses nouilles, là. Et y'a quoi comme dessert ? - Un yaourt. Soudain lasse, Stéphanie soupire en se demandant si elle veut vraiment que Jacques montre le bout de son nez. Une curieuse pensée la traverse : un mari est-il donc si indispensable ? Elle se sent parfois impuissante à gérer les enfants au moment de les installer à table, ils rechignent pour tout : placer les couverts et les serviettes, se laver les mains (quelle corvée !) et entretenir un volume sonore inférieur aux limites des oreilles adultes. Quand Jacques est là, notamment aux repas du soir, tout fonctionne à merveille. En sa présence, Maximilien et Corinne se tiennent à 34


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carreau sans qu'il ait à bouger le petit doigt. Elle en serait presque jalouse, bien que tirant évidemment bénéfice de la situation. Est-ce le revers de la médaille, le prix à payer depuis son retour dans le monde du travail il y a deux années ? Pourtant, ses horaires aménagés lui permettent de libérer les plages critiques que représentent les trajets maison-école, et elle ne se prive pas, loin s'en faut, de gérer certains dossiers à la maison pour les transmettre au bureau via Internet. Mais depuis qu'elle a repris son activité dans l'association, c'est comme si un système pervers de vases communicants s'était mis en place, siphonnant sa générosité, son esprit de solidarité, son sens inné du don de soi. Ses nouveaux enfants, ce sont ces adultes à la dérive, opprimés par la société, noyés dans le surendettement, délaissés par les autres puis par la vie elle-même. Que reste-t-il à mes enfants ? Alors qu'elle entend la Jaguar pénétrer dans le garage, elle jette un coup d'œil involontaire sur la lettre reçue aujourd'hui à son intention. Ouverte, lue et reposée dans son enveloppe sur le buffet de la cuisine. Son ego reprend des couleurs ; elle respire un grand coup. Au fond d'elle-même, une petite diablesse se réveille et son sentiment de culpabilité s'évanouit comme par enchantement. - Mmmh, c'est délicieux, constate Jacques après avoir englouti le plat de résistance en un temps record. - Heureuse que ça te plaise. Les enfants, prenez un yaourt dans le frigo et vous pouvez aller le manger devant la télévision. - Ben, et mon dessert ? demanda Jacques, feignant de s'insurger. - Il arrive, il arrive. Il faut juste qu'il refroidisse encore un peu. Stéphanie débarrasse la table puis s'en va prendre une assiette à dessert qu'elle dépose devant son mari. Jacques est d'humeur songeuse. Stéphanie s'assied devant lui, à l'affût, attendant qu'il s'exprime. - C'est bizarre... - Quoi donc ? - Depuis ce matin, j'ai une curieuse impression, celle de vivre quelque chose d'irréel. 35


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- Ah. Jacques pèse ses mots : - Tu vas me trouver stupide ou rabat-joie mais... Tout ça c'est trop beau. - C'est bien toi, ça : même quand tout fonctionne comme sur des... - Le boulot est formidable, la coupe Jacques, les élèves sont intéressés, l'ambiance entre collègues est au beau fixe, j'ai une vie de famille épanouie, des enfants merveilleux, je... - Moui, bon, rétorque froidement Stéphanie, qui en a déjà trop entendu. Je pense que le dessert est prêt. Elle se lève, ouvre le frigo et en sort un splendide tiramisu. Jacques se voit gratifié d'une part d'ogre. - Tu n'en prends pas, toi ? remarque-t-il. - Bof, non, ça ne me dit rien. Mais vas-y, toi. Jacques ne se fait pas prier, et enfourne la première bouchée... qu'il recrache aussitôt en toussant copieusement. - Mais... Il est infect ! éructe-t-il entre deux quintes. - Ah ? Stéphanie s'est rassise devant lui ; elle arbore un petit sourire mi-compatissant, mi-sardonique. Jacques tente vainement de se débarrasser du goût horrible, amer et salé, qui a envahi sa bouche. Stéphanie choisit ce moment pour porter l'attaque : - Tu n'as rien à me dire ? - Quoi donc ? - Ta greluche, là, ta « petite Marie », elle s'accroche ? - Mais de quoi tu parles ? Pourquoi tu ressasses ça aujourd'hui ? Ça fait au moins un an qu'on a rompu, tu sais bien ! - Trois cent cinquante-sept jours exactement. - Ben et alors ? Stéphanie a toutes les peines du monde à ne pas hurler sa rage montante. Les enfants ne sont plus dans la pièce, certes, mais ils ne sont pas sourds pour autant. Elle serre les dents. - Ça fait trois cent cinquante sept jours que tu te fous de ma poire, oui ! Les mots eux-mêmes, plus encore que le ton de sa voix, blessent Jacques. Stéphanie a été élevée dans un milieu 36


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respectable et elle a l'habitude d'utiliser un langage châtié. Mais son contact professionnel permanent avec la misère humaine a changé sa manière de s'exprimer : dès lors qu'elle s'emporte, les mots de ses interlocuteurs défavorisés, d'ordinaire enfouis dans un recoin de sa mémoire, resurgissent et frappent. Autant pour se calmer que pour abréger cette comédie, elle s'empare de la lettre et la jette sur la table, devant lui. Jacques déglutit, écarte les deux volets de l'enveloppe et en extrait une feuille A5 pliée en deux. Le message est court et limpide, écrit à l'aide d'un traitement de textes, en caractères énormes : « Pardonnez-moi, Madame, mais j'aime votre mari. Je vous en prie, pardonnez-moi. » Jacques blêmit. Pendant quelques secondes, il n'entend plus sa femme qui recommence à le harceler de questions. - ... encore à la charge, et tu vas me dire qu'il n'y a plus rien entre vous ? Pendant qu'elle parle, appuyée sur ses deux poings en position de femelle dominante, sa poitrine s'offre à la vue de Jacques, aux premières loges, et le distrait un court instant. Il écarte cette pensée inopportune d'un battement de cils et se ressaisit vite. Regardant sa femme droit dans les yeux, il affirme en articulant chaque mot : - Je te jure... que je ne comprends rien à ce qui se passe. En bon enseignant, il est également bon comédien, et sa femme le sait. Mais elle sait aussi, en cet instant fulgurant où leurs yeux se parlent, qu'il dit la vérité. Néanmoins, s'apercevant qu'elle est allée trop loin pour faire machine arrière, elle saisit la lettre, ses mains la froissent brutalement et, après avoir imaginé l'expédier au visage de son mari présumé volage, elle la lance dans un coin de la cuisine, en un geste d'impuissance. Stéphanie sort de la pièce, les yeux embués, espérant que Jacques disparaisse à sa vue. Celui-ci semble comprendre le message, ou peut-être désire-t-il simplement quitter à la seconde une atmosphère devenue irrespirable. Il se lève de sa chaise, ses jambes lourdes le portent tant bien que mal. Il reprend sa veste à la penderie et, malgré le quart d'heure d'avance par rapport à l'horaire habituel de départ, s'éclipse dans le garage. 37


11h30 – 12h30

Confortablement installé au volant, Jacques soupire profondément. Stéphanie a bien préparé son coup... Et moi qui n'ai rien vu venir, comme d'habitude... Loin de s'en vouloir, Jacques est même plutôt prêt à sourire de sa naïveté. Après 12 ans de mariage, je me suis fait avoir comme un bleu ! Avec le recul, il se rend compte peu à peu des éléments que son cerveau a complètement passés sous silence : le chien, par exemple. D'habitude, il fait la fête à son maître pour chaque retour à la maison. Et là, rien. Il est resté prostré sur le canapé du salon, reniflant l'orage à venir puis attendant le réconfort des enfants. Tiens, je vais promener le chien, ça me détendra peut-être... Jacques sort de la Jaguar, entrouvre la porte du vestibule et, brisant un silence de plomb, appelle discrètement Asimov.

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24 HEURES COLLÈGE

12h30 – 13h30

Une angoisse diffuse et le sentiment d'incompréhension qui l'accompagne n'étaient pas invités, mais ils s'incrustent dans le cœur de Jacques. Celui-ci ne comprend pas grand-chose à ce qui vient de se passer. Bien sûr, des heurts se produisent de temps à autres dans leur couple, mais pas de cette ampleur-là depuis ce que Jacques appelle pudiquement son « incartade » de l'an passé. C'est surtout le pourquoi de la dispute qui lui échappe totalement, tout comme lui échappe Asimov, décidé à s'éloigner le plus possible de son maître. Le chien, nerveux comme jamais, tire sans arrêt sur la laisse, si bien que Jacques doit le remettre régulièrement dans le droit chemin en grommelant. Une colère sourde s'installe, inéluctable montée des eaux, menaçante et glaciale. Tout juste revenu en pleine confusion de sa promenade indigeste et après avoir délaissé ce stupide clébard au pied de la maison, notre héros s'engouffre dans sa magnifique Jaguar, sombre et plein de rancœur. Tiens, une après-midi pourrie qui s'annonce, pense-t-il, ça change. Son cartable quasiment vide, humble vestige du passé que son possesseur aurait dû abandonner depuis longtemps s'il en avait eu le courage, siège piteusement à sa droite. Le soleil de midi plonge les cuirs de l'intérieur de la 39


12h30 – 13h30

voiture dans une pénombre inquiétante, irréelle. La Jaguar avale les kilomètres. Dans le poste, Jacques aimerait bien diffuser la guitare nerveuse de Satriani ou un hurlement déchirant des Pixies, mais bien évidemment ils ne sont jamais là quand on a besoin d'eux... Jacques fulmine. La vie est chiante, parfois. Vraiment chiante.

Bien enfoncée dans son fauteuil de repos, Marie cherche. Les yeux fermés, elle compte ses respirations. Déjà, au bout de sept ou huit, la boule au creux de son ventre s'effiloche, se réduit, se dissout presque. Les tensions de la matinée s'estompent. Elle se sent mieux. Totalement relâchée, comme paralysée volontairement. Son corps ne lui appartient plus. Seuls le cœur et le diaphragme travaillent encore, obstinément. Inspirations goulues ; expirations toujours plus lentes et plus profondes. Sa conscience s'effiloche, se réduit, se dissout presque... Marie cherche, et trouve. Jacques est là, en face d'elle, les yeux également clos, à faire comme elle sa sieste réparatrice d'entre midi. Elle sourit. Elle devine qu'il sourit aussi. La communion silencieuse opère. Marie a beaucoup cherché dans sa vie, et elle cherche encore. Un autre boulot, pour commencer. Celui d'enseignante ne lui procure qu'un ersatz de satisfaction et un simulacre de reconnaissance. Tout juste des bribes de bonheur arrachées aux sourires de ces quelques élèves qui restent un peu, après la fin du cours, comme pour raccourcir le moment de solitude de l'enseignante. Moment qui survient invariablement. « Et pourtant, au René Barjavel, on est tout de même bien lotis... », lui a affirmé Jacques un jour. Certes. Mais enseigner, ce n'était décidément pas sa vocation. Comme un boulet, elle traîne déjà un lourd passé d'écrivaine manquée, fait de désillusions répétées, de refus polis et formatés des maisons d'édition, de dépenses conséquentes et stériles pour tenter sa chance en solo avec quelques exemplaires édités soi-même et refoulés sans ménagement par des libraires qui 40


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n'ont même pas pignon sur rue... Avec Internet elle a cru que sa chance tournerait : les blogs, bon sang mais c'est bien sûr, voilà ce qui allait lancer sa carrière. Elle a même cru être l'inventeuse du blog-roman. Elle supposait que son idée d'histoire à épisodes sur la vie trépidante d'une famille de gros propriétaires terriens au milieu du XIXème siècle allait tenir en haleine des milliers de lectrices en mal de mots bien orthographiés et de romanesque à l'eau de rose. Elle a vite déchanté. Marie a aussi cherché sa moitié, et n'a trouvé que des drôles de types en écho. L'un d'entre eux, un garagiste, souhaitait plus que tout la guérir de son manque de confiance récurrent et s'est improvisé psychanalyste. Il avait sûrement dû être un preux chevalier sur un blanc destrier dans une vie antérieure. Après avoir lu quelques chapitres de Freud, il est retourné à ses voitures et chez sa mère, non sans lui avoir expliqué qu'il avait décelé chez elle des dons de radiesthésiste. Un autre, Edouard-Aimé, un beau black déniché sur Internet, a traversé l'Atlantique pour apporter un peu d'exotisme martiniquais dans la vie morne de Marie. Après quelques semaines d'une activité sexuelle intense, il a perdu le goût des choses ; elle avait pour ainsi dire éteint sa lumière. Lequel des deux a plaqué l'autre, nul ne s'en souvient, mais la décision les a soulagés tous deux de cette douleur entêtante, cette espèce d'incapacité au bonheur. C'est ça, pense-t-elle, je suis une handicapée du bonheur. Et puis Jacques est arrivé dans sa vie, sans bruit, l'air de rien. Pas un baratineur, ne connaissant ni Freud ni aucun autre réparateur de conscience agréé, pas sportif pour deux sous mais pas fumeur non plus, singulièrement attiré par la beauté cachée des gens, des mots et des choses. Discret, poli, jamais un mot plus haut que l'autre. Leur complicité a duré un an, le temps que Marie trouve ses marques dans ce nouvel établissement dans lequel Jacques enseigne depuis une dizaine d'années. Puis, la mutation, lente et irréversible, de leur relation ; le cercle vicieux, la spirale infernale et l'an dernier, le trou noir.

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12h30 – 13h30

En arrivant au collège, Jacques découvre celui-ci sous un jour complètement nouveau. Le panneau d'accueil, par exemple : il lui paraît soudain fort défraîchi, un bon coup de pinceau s'imposerait. Des huit lettres en bois laqué fixées au panneau, le « J » de Barjavel semble décidé à prendre un aller simple direction la verte pelouse, pour écraser au passage quelques innocents narcisses et pensées. Jacques s'élance dans la cour à grandes enjambées, croisant Aline qui surveille déjà quelques élèves errants ayant mangé tout leur plateau-repas (mais pas l'entrée, ni le dessert, ni les légumes et encore moins la tranche de pain bio complet), promis-juré-craché Maman... Devant la salle des profs, au beau milieu du couloir, quelques inconditionnelles poireautent en papotant (à moins que ce ne soit l'inverse) ; parmi elles, Euphrosine, Jéromine (Mais c'est quoi tous ces prénoms en « ine » ? pense-t-il soudain) et deux autres qui doivent être des élèves de Florent. Jacques, d'ordinaire bien plus attentionné, feint de les ignorer et force quelque peu le passage. Il n'a qu'une hâte, qu'une envie : retrouver son petit havre de paix intérieure, derrière les paravents de la salle des profs, où quelques enseignants ont fait de la sieste d'après déjeuner un rituel quasi immuable. - Bonjour Monsieur ! - B'jour. - On ne vous a pas vu à la cantine aujourd'hui. Pourtant d'habitude... Mais Jacques s'est déjà éclipsé. Marie sent qu'il est entré, son palpitant dérape un peu, une extrasystole médicalement parlant. À contrecœur, elle ouvre ses yeux tristes sur les mensonges de la vie réelle. Elle soupire, puis décèle un problème: de l'autre côté du paravent, Jacques marche d'un pas nerveux sur la moquette en jonc de mer. Par réflexe, il ouvre son casier. Marie patiente. Elle entend une enveloppe qu'on ouvre. Une lettre qu'on déplie. Quelques sons faibles et rauques. Une respiration saccadée. 42


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Inquiète, Marie sort de la zone de repos et découvre le visage de Jacques qui s'effiloche, se réduit, se dissout presque... - Jacques, qu'est-ce qui se... Mais Jacques est déjà ailleurs : il se jette sur le Tableau des News, pianote sur quelques touches. Sur l'écran à cristaux liquides, le plan de l'établissement indique l'occupation en temps réel des bureaux de l'administration : celui du Principal Adjoint est signalé en vert. - Excuse-moi, Marie, un problème urgent à régler, je vais voir Michel.

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12h30 – 13h30

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13h30 – 14h30

Tous les élèves présents dans la cour voient repasser M. Baué en coup de vent, mais est-il vraiment lui-même ? On dirait un vrai zombie. Blanc comme de la craie, expressif comme un écran de veille. Il n'a jamais été du genre à montrer ses émotions, encore moins à ses élèves, mais la vacuité de son regard frappe tous les témoins. Il marcherait trois mètres derrière ses jambes que ce serait la même chose. Ses quelques groupies le suivent de loin, inquiètes de le voir dans cet état second. Dans sa main droite se balance la lettre anonyme, suivant docilement le mouvement pendulaire de son grand bras. Il pénètre dans le bâtiment administratif, adresse un bonjour sans conviction à la secrétaire qui a le nez dans les dossiers d'orientation de 3ème, et envoie une phalange de son index droit signaler sa présence à la porte du principal adjoint, Michel Zins. Assis en face du bureau acajou sur lequel trône un désordre contrôlé de paperasses, Jacques se sent déjà mieux ; le flux d'émotions se retire. Il reprend ses esprits. - Qu'est-ce qui t'amène, Jacques ? Sans dire un mot - que pourrait-il bien dire d'ailleurs ? -, il tend la lettre à l'adjoint qui comprend immédiatement que Jacques n'est pas venu prendre un digestif. Après l'avoir lue dans 45


13h30 – 14h30

un silence religieux, Michel expire un grand coup et retrouve sa bonhomie naturelle. - Hé bien, je vois que tu as des admiratrices... Sacré Don Juan va !... Venant d'une autre personne, Jacques n'apprécierait guère ce genre de remarque. Mais de la part de Michel, il n'y a aucune moquerie dans ces propos. L'adjoint utilise souvent une dose homéopathique d'humour pour désamorcer les tensions. Avec un flair reconnu par tous, et toujours à bon escient. Un vrai thaumaturge parfois ! S'il n'avait pas été destiné à être personnel de direction, il serait sans doute négociateur dans les situations de crise ou médiateur dans une banlieue chaude. Jacques prend soudain conscience d'une raideur douloureuse dans ses cervicales, mais qui heureusement s'estompe déjà. Le brouillard de son esprit se dissipe, son côté rationnel reprend les choses en main, comme dans les cours qu'il dispense à ses élèves : analyse des données, recherche d'une propriété, énoncé de la conclusion. En face, Michel est lui-même en train de procéder, relisant attentivement le courrier une seconde fois. - Penses-tu qu'il faille se faire du souci ? demande Jacques, que le silence reposant commence tout de même à inquiéter. - Mmmh... C'est difficile à dire. As-tu une idée de qui il peut s'agir ? - Sûrement une élève, mais laquelle ? Je n'ai rien vu venir ces derniers temps. - Pas de réaction excessive de l'une d'entre elles, un dérapage en cours, un geste mal interprété ? Tu es sûr et certain ? En temps normal, Jacques ne supporterait pas qu'on fasse ainsi planer la moindre suspicion de légèreté sur son comportement. Car il a la conscience tranquille : en une quinzaine d'années de service, il est toujours resté à sa place. - Non, je t'assure... - Il y a bien un nom qui te vient à l'esprit ? - Aucun... Ou plutôt si, tout une flopée en fait... Comment savoir ce qui se passe dans la tête des filles à cet âge ?

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24 HEURES COLLÈGE

- Justement, c'est bien le problème. Et pourquoi pas une collègue ? - Ah, je n'y avais pas pensé... Mais ça fait encore des possibilités supplémentaires... Tiens, je pense à autre chose : qui a accès à la salle des profs entre midi ? - Tu sais bien que la salle est ouverte aux quatre vents... - Je demanderai si des collègues n'ont pas vu une gamine déposer quelque chose dans mon casier... - Il était quelle heure quand tu l'as consulté pour la dernière fois ce matin ? - Ben juste avant de partir, comme d'habitude. Jacques réfléchit et se ravise : - Ah non, je dis une bêtise, là : j'étais parti directement de la salle multiméd. Donc, ça devait être à la récré de 10h30. - Ca fait un sacré créneau... Elle a certainement choisi un moment propice pour ne pas être vue... Michel se radosse à son siège, l'air songeur. - Bon, je pense qu'il est urgent d'attendre. Je vais demander à Armelle Stauder si elle n'a rien détecté dans ses rendez-vous récents ; le CPE va être informé afin que les Assistantes d'Education redoublent de vigilance. C'est tout ce qu'on peut faire pour l'instant... Si c'est un canular, tu n'entendras plus rien, sinon tu seras recontacté et elle se livrera d'elle-même petit à petit. - En d'autres temps ton optimisme m'aurait convaincu, mais là... - Qu'est-ce qui t'inquiète ? - C'est trop bien écrit, les termes ne sont pas évasifs, il n'y a pas que de l'affectif dans ses propos. Elle semble réfléchie, décidée. À quoi, je ne sais pas, mais pourquoi pas au pire ? Et puis il faut que je te dise... - Quoi ? - Ma femme a aussi reçu une lettre ce matin. Elle est plus succincte, mais le message reste le même. - Aïe. Pour une simple blague de potache, ça représenterait déjà un sacré boulot... - C'est ce que je pense.

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- Mais qu'est-ce que tu veux que je fasse ? Si j'ameute tout le monde, ça ne fera qu'empirer les choses... Il vaut mieux que ça reste « entre vous », crois-moi, elle se sentira en sécurité jusqu'à ce qu'on la débusque. Michel parle comme le chasseur invétéré qu'il est. Capable de rester des heures sans broncher, assis sur un siège pliant ridiculement petit, sous une pluie battante. À l'affût. Sûr de lui. Jacques est invariablement saisi par ce calme olympien que Michel dégage et qui le surprend toujours. - OK, on marche comme ça. Je vais réfléchir à tout ça posément. Après l'avoir remercié, Jacques sort du bureau de l'adjoint et manque de renverser Euphrosine et Compagnie. - Mais... qu'est-ce que vous faites là, vous ? - C'est justement la question que je voulais leur poser, tiens... coupe Aline, dans le dos de Jacques. Retournez dans la cour, mesdemoiselles. Tout de suite. Le ton est glacial et les élèves obtempèrent immédiatement. Jacques s'interrompt. Et si c'était l'une d'entre elles ? Euphrosine, par exemple... Pourquoi pas ? Intellectuellement, elle est tout à fait capable d'écrire ce genre de prose. Mais non. Elle est un peu collante, d'accord, mais de là à penser que... Navré, il se rend compte que chaque soupçon porté sur une élève provoquerait en lui des vagues et des courants contraires qui ne le mèneraient nulle part... Aussi décide-t-il de ne pas se laisser entraîner par ces maelströms et de maintenir son bassin d'émotions à marée basse. Me triturer le cerveau n'y changera rien, autant prendre les choses comme elles viennent... Je vais juste être plus attentif aux signes et voir ce qu'il adviendra. Début du cours avec la classe de 3èmeA à 13h40. Ce ne sont plus les mêmes élèves, Jacques ne les reconnaît plus. Son regard a changé. Il dévisage les filles, une par une, puis une sorte de gêne l'envahit : il ne peut plus les regarder. Professionnel, il tente de faire illusion. Comme d'habitude il laisse son cartable fermé trôner sur le bureau : tout dans la tête, rien dans le sac. Il commence par un bilan de la séance précédente que les élèves 48


24 HEURES COLLÈGE

tapent dans leur cahier électronique de cours. Jacques décide ensuite de se changer les idées, allume le portable et le tableau interactif et se lance dans un grand ballet destiné à démontrer l'alignement des points singuliers du triangle sur la droite d'Euler. Face au tableau, donc dos aux élèves, il se sent mieux. Au bout d'un moment il a même l'impression d'être tout seul dans la salle. Les élèves suivent, impressionnés, les mains de l'enseignant qui glissent sur le tableau blanc, entraînant des fenêtres, ouvrant des menus ou déplaçant des éléments géométriques. Maîtrise totale. Respect silencieux, ou presque. - Wôa Monsieur, on dirait Tom Cruise dans Minority Report. À l'évocation de cette comparaison somme toute flatteuse, Jacques se retourne et sourit à Alexandra, exagérément penchée en avant, offrant un décolleté frais et généreux, un brin provocant pour ce mois de mars. Oh non, pense Jacques. Une candidate de plus sur la liste... Il jette un œil furtif sur sa Rolex : il n'est que 14h. Et de prier pour que le temps se décide à accélérer sa course. Vivement la fin de cette journée, souhaite-t-il, ou au moins que l'heure de sophro arrive vite ! Et contre toute attente, Jacques est soudain intimement persuadé que l'affaire va effectivement se tasser, avec le temps...

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14h30 – 15h30

Elle est enceinte. La nouvelle est tombée il y a trois jours, au début du week-end, mais elle n'en est pas pleinement consciente ni complètement remise. Quelle tuile. Elle avait bien besoin de ça, en ce moment. Punaise... Oh ça, des gosses, elle a toujours voulu en avoir. Plein. Mais pas maintenant. C'est trop tôt, elle est beaucoup trop jeune. Pensez donc, vingt-quatre piges. Elle qui bosse d'arrache-pied depuis des mois pour obtenir ce satané concours et devenir prof d'économie. Pschitt. Plouf. Et puis ça va précipiter sa rupture avec Luigi, son bel étalon ; elle l'avait choisi pour sa fougue latine et son corps d'athlète, le géniteur idéal en somme. Embauché pour le plaisir, mais avec mission d'éviter régulièrement l'excès de zèle, jusqu'à l'instant choisi par elle. Il était convenu qu'il s'éclipserait dès le miracle de la fécondation accompli. Ciao. Prise d'un accès de nostalgie imprévu, elle se dit qu'elle voudrait bien le garder encore un peu, finalement, mais c'est trop tard : le mal est fait et les règles sont les règles, surtout quand c'est elle qui les instaure. Basta. Elle qui croyait être si bien réglée, que son horloge interne

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14h30 – 15h30

remplaçait avantageusement la pilule, elle avait aujourd'hui un polichinelle dans le tiroir. Incroyable. Aline Schmitt, qui fait déjà figure d'ancienne au bureau de la Vie Scolaire en raison de sa troisième année de présence, voit tous ses plans chamboulés à cause de la queue d'une comète italienne. Pas d'épiphanie en vue, mais une nuit bien noire. Et maintenant, c'est d'un père pour son enfant dont elle a cruellement besoin. L'élever seule ? Impossible. Plutôt avorter. Non, mourir avec l'embryon. Comme ça, ni remords ni regret pour personne. Et merde, une nausée...

- Dis, Jacques, j'ai un problème, là... - Oui, Bénédicte ? Le ton de Jacques est doux au possible, masquant tant bien que mal le léger agacement qui l'a saisi en voyant la documentaliste débouler vers lui. Il ne peut pas sempiternellement l'éviter, Jacques le sait bien. Quand diable va-t-elle enfin se décider à demander sa mut' ? pense-t-il gentiment. Autour de lui, certains compatissent avec un petit sourire entendu. Ça ne le console pas. Ce n'est vraiment ni le jour ni l'heure de jouer une énième fois le bon samaritain. Il aurait dû rester dans sa salle pour la récré de 14h30, au lieu de prendre le bain de foule habituel en salle des profs. Mais justement, les habitudes, ça sécurise : donc aujourd'hui particulièrement, impossible de s'y soustraire. Avec cette affaire de lettre anonyme qui le turlupine (pour employer un doux euphémisme), additionnée d'une soupe à la grimace à midi, voilà que certains symptômes se multiplient : l'esprit qui s'embrume, les élèves du premier rang qui paraissent si loin, et les collègues qui parlent comme dans un seau à champagne. Une prise de distance astronomique et salutaire, un détachement de la réalité pour se protéger de celle-ci. Les délices d'un joint sans les inconvénients, en quelque sorte. - J'ai un problème avec la base de données élèves sur BCDI : il y a des doublons, on a dû rajouter des élèves à la main alors qu'ils étaient déjà créés, je suppose... Moi, j'ose pas y 52


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toucher, tu sais bien... Heureusement, toi tu es spécialiste de tout ça (C'est ça, c'est ça, tiens je l'attendais, le coup classique de la flatterie, allez on enchaîne avec l'auto-dénigrement...) parce que tu sais bien que moi, j'y comprends rien à ce logiciel. Je suis nulle. (Ben voyons. Il ne manque plus que les violons...) ... (Ah ben non, pas de violon finalement) - Moui, bon, écoute, je viendrai voir ça demain pendant mon heure de libre, promis, concède Jacques. Oui, demain. Demain sera un autre jour. « Ça ira mieux demain », dit la chanson. Sonnerie : une libre adaptation de la Chevauchée des Walkyries par Octave. Il est 14h40. N'ayant pu se confier à Marie qui le fixait de l'autre bout de la salle, le regard inquiet, alors qu'il répondait mollement à Bénédicte, Jacques se dirige vers sa dernière heure de cours de la journée.

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14h30 – 15h30

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15h30 – 16h30

- Allez, Jacques, plie un peu plus les genoux, appuie-toi mieux sur le sol ! Tu veux te souder à lui, tu veux le repousser. Le repousser ? Faudrait savoir... Complètement frappadingue, cette nana, pense l'intéressé. - Voilà. Maintenant tout le monde, on laisse tomber la tête en avant, de tout son poids. Menton contre la gorge. Muscles de la nuque complètement étirés. Ensuite, tête en arrière. Voilà. Maintenant, elle revient à l'avant en passant au-dessus de l'épaule gauche. Et on continue, on fait des mouvements de rotation lente pour refermer le cercle. Voi-là. Jacques adore cette heure de détente-relaxation. Organisée dans le cadre des après-midi récréatifs, elle attire bon nombre d'enseignants en sus des élèves, tous unis collégialement. 15h35, les lundi, mardi, jeudi et vendredi : l'heure figure dans l'emploi du temps des gamins, mais son caractère obligatoire n'en dérange aucun. La concurrence est de fait très rude entre les ateliers proposés : théâtre ? Informatique ? Origami ? Lithographie ? Choix cornélien et irréversible pour une période fixe de six semaines. Sauf pour les enseignants volontaires, qui peuvent naviguer d'un atelier à l'autre à leur gré.

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15h30 – 16h30

Installé au fond, près du mur, où il espérait passer inaperçu, Jacques est clairement dans la ligne de mire de la collègue d'EPS, ex-championne de France minimes de Gymnastique Rythmique et Sportive. Au début de la séance, tendu comme un fil à linge, il était trop facilement repérable par l'œil expert de l'animatrice. Depuis elle ne le lâche plus d'une semelle de ballerine. Et ce pour un petit plaisir entre collègues complices : jouer à la relation prof/élève. Passée la gêne en réponse aux sourires un tantinet moqueurs des élèves, Jacques est bien. Il se vide, devient mou comme une chiffe. Délicieuse sensation de liquéfaction. Il n'est plus soudé au sol, il dégouline, il s'y répand. Quel était son souci, déjà ? Il ne sait plus. Son esprit commence à errer. Oh, pas bien loin, juste de l'autre côté de la paroi : Marie y mène son propre atelier. Elle l'a monté il y a un mois environ. Objectif ? Briser le formatage langagier des élèves, en les obligeant à remplacer les mots grossiers par des quasi homophones. Vaste chantier, avait jugé Jacques, six semaines n'y suffiront évidemment pas. Elle s'est de nouveau engagée dans un truc trop ambitieux qui risque de la décevoir, à terme. C'est tout Marie, ça... Des quolibets de collègues bien-pensants ont fusé. Elle les a essuyés, puis s'est lancée dans l'aventure comme on part à la guerre, sans inventorier les munitions au préalable. Le Rectorat, ayant eu vent de cette innovation pédagogique majeure, avait baptisé l'atelier « C.P.A. », à savoir « Canalisation des Pulsions Agressives ». Toujours la manie des sigles, à l'Education Nationale, à tel point qu'ils en ont déjà fait le tour... a ironisé Jacques. De l'autre côté, donc, les élèves sont appelés à trouver eux-mêmes les expressions dérivatives qui leur permettront de se désintoxiquer. Un patch à la nicotine, tout disgracieux qu'il peut être, est mille fois préférable à la cigarette, non ? De sa petite voix, Marie énonce les cinq mots du jour, avec une infinie précaution, comme de peur d'être elle-même contaminée. « Putain », « Enfoiré », « Salope », « Con », « Merde ». Un beau best-of de cour de récré. - Enf..., tente un élève inspiré. - Oui, « enf... » ? encourage Marie. 56


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- Enf...er et putréfaction ! Hilarité générale, au milieu de laquelle perce la voix tonitruante d'Octave qui, excellent public, s'esclaffe également. - Woâ Germain ! Trop fort celui-là ! - Oui mais Madame, « espèce d'enfer et putréfaction », ça fait pas terrible en plein milieu d'une conversation ! réplique le rabat-joie de service avec un regard désapprobateur. - C'est vrai, ça ! - Madame, j'en ai un facile pour « Putain ». - Vas-y, Claude. - « Punaise » ! - Bien, facile à retenir ! - Surtout si on en met une sur votre chaise, Madame ! Nouvel éclat de rire. Marie, elle, rit un peu jaune. Dans sa tête, elle entend Jacques qui la prévient gentiment : les élèves joueront le jeu, mais est-ce pour autant qu'ils en retiendront quelque chose ? Oui, Marie en est persuadée. Il suffit d'enfoncer le clou jusqu'à la tête, quitte à rabâcher. - Espèce de con...stipé du bulbe ! - Voui. Ça reste péjoratif, mais c'est un peu plus recherché, disons... - Et « Mince », Madame, ça remplace efficacement « M... » - Sans conteste. - Sa... sa... sa...? Flûte, je l'ai sur le bout de la langue... - Oui, Clarisse ? - Sa...perlipopette ! - Joli. - Ou « Salopette », intervient un autre, c'est encore mieux. « Espèce de salopette », ça le fait, non ? S'ensuit un brouhaha difficilement maîtrisable. Chahut exagéré, dirait un C.P.E. mal embouché. Émulsion invasive, rétorquerait Marie avec fierté. Le bruit du débordement créatif se répand sans peine hors des murs. La voix de souris de Marie ne parvient plus aux oreilles de Jacques, tout occupé qu'il est à faire le chat. La première fois,

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15h30 – 16h30

ça l'avait bluffé, cette série d'étirements imités de ceux du félin. Mais le résultat était là : un bien-être intérieur sans pareil. L'heure de relaxation prend fin, puisqu'il le faut bien, et comme toujours beaucoup trop tôt. Jacques rejoint la salle des profs, déjà nostalgique et impatient. Il découvre la porte de son casier ornée d'un mot de Michel, vraisemblablement déposé aux environs de 15h : « Assistante Sociale : R.A.S. ». Jacques hésite, puis se décide à le jeter à la corbeille, en fin de compte. Rien de l'Assistante Sociale. Râpé pour Armelle Stauder. Rien À Sauver. Retour Aux Sources. Le geste de la main droite est machinal. La porte émet ce très léger chuintement caractéristique auquel il ne prête plus guère attention. Son regard détecte immédiatement une incongruité, et la première pensée qui émerge de son cerveau zen le fait se dédoubler : Quel bazar dans le casier d'un prof de maths. Et à la vérité, Jacques aime à dire que le fouillis dans ses affaires est inversement proportionnel à la rectitude du rangement de ses idées. Mais là, un tel capharnaüm ? Feuilles volantes qui ont littéralement volé, revues diverses sens dessus dessous, tasse à café gisant sur le côté, feutres et autres crayons dispersés par la théorie du chaos appliquée à son endroit... Mais quel est le vandale qui... pense-t-il furtivement. Jacques blêmit. La réponse s'impose d'elle-même. Et qui plus est, elle a osé démolir un de mes stylos rouges pour tartiner de l'encre un peu partout avec son doigt, cette... cette... cette… salopette ! À ceci près qu'il ne s'agit absolument pas d'encre rouge.

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24 HEURES COLLÈGE

16h30 – 17h30

Quelqu'un pousse la porte de la salle ; Jacques referme instinctivement son casier. Gêne et honte s'entremêlent. Un sentiment d'impuissance s'empare de lui... - Ah, c'est toi, dit-il soulagé, après avoir dévisagé l'arrivante. - Tu pensais bien que j'allais venir aux nouvelles, tout de même... Comme tout le monde part à la sauvette du collège, à part toi qui aimes tellement faire durer le plaisir, je savais bien que je te trouverais ici. Qu'est-ce qui se passe, Jacques ? Tu m'expliques un peu ? Ou alors je ne serai mise au courant que demain matin, par les petits potins du bahut ? Allez, dis-moi tout. Laisse-moi t'aider. Jacques hésite. Pour l'instant, seules l'administration et la Vie Scolaire sont effectivement au parfum, mais il ne fait aucun doute que l'information va se répandre comme une traînée de poudre. De la part des collègues, il aura alors droit à tout un florilège de paroles compatissantes ou de conseils plus ou moins avisés, mais aussi à des regards ambigus voire soupçonneux... Marie hésite. Pendant un court instant de regret, elle serre les mâchoires. Ses paroles ont été plus rapides que sa pensée. Réaction trop affective. Encore son Ça qui lui joue des tours. Et à 59


16h30 – 17h30

chaque fois que son Ça prend tout son petit monde intérieur de vitesse, les ennuis sont à coup sûr au bout de la route. Mais mince, Marie, qu'est-ce que tu fiches ? Tu espères quoi, là ? Jacques a encore les yeux involontairement rivés sur le casier. Impossible de les en déloger. Un véritable trou noir, qui aspire non pas la lumière, mais la raison des gens. Jacques souhaite ne plus jamais avoir à l'ouvrir, ce foutu casier. Mais peut-être a-t-il mal vu ? Peut-être que si Marie l'ouvrait, les choses redeviendraient raisonnables et retrouveraient leur place dans l'ordre universel ? Marie se sent happée par le champ gravitationnel du trou noir. Au fond d'elle-même, une petite lumière rouge commence à clignoter. Impossible pourtant de faire machine arrière. Gentiment mais avec fermeté, elle ordonne : - Fais-moi lire la lettre. - Hein ? Quoi ? - La lettre. Celle que tu as trouvé ce midi, qui t'a tout chamboulé. - Ah oui. Jacques s'exécute avec lenteur, comme dans un mauvais rêve . Il extirpe la lettre de la poche de sa veste et la tend à Marie. - Je ne suis vraiment pas sûr que ce soit une bonne idée, Marie. Je ne sais pas si tu es... d'attaque pour affronter ça. - Qu'est-ce qui te permet d'en juger ? Tu fais encore allusion à la psychothérapie que j'ai dû entreprendre suite à ma dépression de l'an passé ? C'est de l'histoire ancienne, je suis requinquée, merci. Le docteur Rémy m'a d'ailleurs déclarée guérie, je te signale, depuis trois mois. - Oui, mais attends de voir de quoi il s'agit, justement... Jacques l'observe attentivement pendant qu'elle lit la lettre. S'il y a bien une personne dans cet établissement qui peut m'aider à décrypter l'esprit tordu de cette fille, c'est elle, pense-til pour se dédouaner de l'avoir impliquée dans cette rocambolesque affaire. Marie semble bien supporter le choc de l'inévitable comparaison, ce retour brutal au présent d'un passé qu'elle croyait englouti. Mais tout de même, elle s'assied. Les longs cheveux bruns qui ondulent délicatement sur son visage fin 60


24 HEURES COLLÈGE

et ovale tombent un peu mollement sur son chandail rose pivoine. Tout en parcourant les lignes enflammées de la lettre, elle porte inconsciemment la main droite à son cou, juste sous le col roulé. - Oh mince... - Tu l'as dit. À ton avis, c'est du sérieux ? - Les émotions qui se dégagent de cette déclaration... Et en même temps cette lucidité froide... Oui, Jacques, cette fille est on ne peut plus sérieuse. C'est vraiment troublant, ça me rappelle... - Oui ? - Non, j'allais dire une bêtise... - Dis toujours, ça peut m'aider, on ne sait jamais... - Jacques, cette lettre, j'aurais tout à fait pu l'écrire moimême l'an dernier... Marie soupire. Jacques l'imite, et s'assied à son tour. Leurs yeux, d'ordinaire si diserts, s'évitent et se perdent dans le néant du plancher. - Il a dû se passer quelque chose..., dit Jacques. - Quoi donc ? - Pour que je retrouve mon casier dans cet état. - De quoi parles-tu ? - Elle y a fichu un bazar indescriptible, euphémise Jacques. Surtout ne pas lui montrer, ce serait trop. Pourvu qu'elle n'insiste pas pour le voir... Marie relit la lettre : Ma vie ne tient plus qu'à un fil... Je ne veux plus souffrir... je rêve peut-être d'une échappatoire... Comme s'il lisait ses pensées, Jacques suggère : - Elle veut se... suicider, tu crois ? - Difficile à dire. De toute manière, pour elle, ce ne serait pas un suicide, mais plutôt une sorte de libération. - Oui, enfin ce n'est pas une raison pour la laisser faire... - Ce n'est pas ce que j'ai laissé entendre, Jacques. Elle parle d'une échappatoire, si on pouvait découvrir laquelle... - Elle veut peut-être que je la trouve ? Pour lui donner un espoir de réciprocité ? Mon Dieu, mais qu'est-ce que je dis, là... C'est grotesque. Toute cette histoire est grotesque.

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16h30 – 17h30

- Pas pour elle, Jacques, pas pour elle, assène Marie d'une voix froide. Je ne pense pas que ce soit forcément son désir le plus cher, car elle ne laisse pas assez d'indices pour que tu remontes jusqu'à elle. Par contre... En cet instant précis, Jacques bénit le don unique de Marie. Il ne s'agit ni d'intuition féminine, ni d'un quelconque sixième sens. C'est plutôt une sorte d'empathie avec autrui. Elle s'imprègne du vécu de la personne avec tout le spectre des émotions que celle-ci ressent. Un don, oui, mais qui est la plupart du temps un vrai fardeau. À nouveau, elle porte la main à son cou, comme pour appliquer un onguent. Redondance nécessaire. Est-ce qu'on distingue encore les marques ? se demande Jacques, coupable de voyeurisme malsain. Comme beaucoup de ses collègues, il attend que Marie retrouve plus de confiance en elle pour exhiber à nouveau la peau blanche de son décolleté, de ses jambes et de ses bras. Et de sa nuque. Peut-être cet été ? Non, Jacques ne la croit pas encore prête à affronter le monde sans cette armure vestimentaire qu'elle s'est forgée pour se protéger des regards. - Par contre, elle ne veut pas que tu ébruites l'affaire. C'est entre elle et toi. - Tu penses que le saccage du casier était prémédité ? - Non. Plutôt un coup de sang. Forcément en réponse à un de tes faits et gestes. - Elle m'a vu ! - Hein ? - Foncer chez Michel ! Et elle en a conclu que j'allais tout balancer... Alors elle s'est senti attaquée, cernée... - Oui, ça doit être ça... Mais dis-moi : ça réduit nettement le nombre de suspectes, non ? Tu n'en as pas croisé des milliers à ce moment-là... - Il en reste encore suffisamment pour m'inciter à la plus grande prudence. Surtout après cette seconde violation de mon casier. - Pourvu que ça n'aille pas plus loin... Jacques ne prend pas en compte cette dernière remarque, tout heureux qu'il est d'avoir commencé à saisir le problème 62


24 HEURES COLLÈGE

auquel il est confronté. Sans réfléchir, il se jette dans les bras de Marie, et l'enserre tendrement. Elle a un petit hoquet de surprise et reste sans réaction devant ce débordement d'affection reconnaissante. - Merci mille fois, Marie. - Ben, je t'en prie, Jacques... Petit moment de gêne mutuelle. Ils sentent arriver l'heure de se séparer. Le portable de Marie joue le petit air classique indiquant l'arrivée d'un SMS. Elle le consulte aussitôt. Le docteur Rémy. Vous avez annulé votre RDV mensuel pour la 3ème fois de suite. Veuillez me contacter rapidement. - Qui est-ce ? demande Jacques, plus par réflexe que par curiosité. - Oh rien, c'est... Fred, ment Marie. - Fred ? Le garagiste ? Ah bon ? Tu le revois ? - Non-non, mais il retente sa chance, ça fait trois fois qu'il me relance. (Espèce de constipé du bulbe.) En fait, j'aimerais qu'il me foute la paix. (Trois mois sans psy et je vais très bien, tu m'as assez épluché le cerveau, fais-toi du blé sur le dos de quelqu'un d'autre, encodé de mes deux...) Allez, à demain. Et si ça ne va pas, tu m'appelles, ok ? - Promis. À demain. Marie prend congé, Jacques la laisse partir en rêvant soudain qu'une véritable amitié puisse renaître entre eux, après cette année pleine de flottements et de non-dits. Il ferme son casier à clé, geste inconcevable pour lui jusqu'à aujourd'hui, tout en se demandant si le sujet des caméras de surveillance ne serait pas à l'ordre du jour du prochain Conseil d'Administration. Quelques minutes plus tard, Jacques se retrouve sur le parking presque vide du collège. Il arpente le macadam recouvert des gigantesques croix jaunes indiquant les emplacements réservés aux bus scolaires. Seul à nouveau. Seul, et inquiet. Démarche inédite : il fait le tour de sa voiture et l'inspecte minutieusement. Des fois que. Une rayure, c'est vite commis. Mais là, ouf, rien. La Jaguar est intacte. 63


16h30 – 17h30

À soixante-cinq à l'heure dans Lettendorff, Jacques roule un peu plus vite que de coutume, et met plusieurs minutes à s'en rendre compte. Quand il se réveille, son restaurant favori du centre-ville est déjà loin derrière. Il lève le pied et respire un grand coup. Et Asimov, est-ce qu'il va bien, lui ? pense-t-il en voyant défiler des images de films d'épouvante où le détraqué commence par s'en prendre à ce qui est le plus cher au héros, au lieu d'aller droit au but et de viser le héros lui-même.

À peine descendue du bus qui effectue la liaison quotidienne Lettendorff-Vallering, Jéromine prend la poudre d'escampette et sème sans difficulté sa sœur qui, elle, prend tout le temps qu'elle estime nécessaire pour rallier la maison. Puis, s'avisant de l'avance qu'elle possède à mi-chemin de l'arrivée, Jéromine aligne ses pas sur le bord du trottoir, passant une jambe devant l'autre avec précaution. Equilibre précaire, au-dessus d'une falaise abrupte. Un jeu d'enfant. (Je l'aime oh qu'est-ce que je l'aime mon Dieu que vais-je faire ses mains ses yeux je l'aime je l'aime je ne peux pas vivre sans lui punaise mais il m'a fait mal comme je l'aime je veux le serrer dans mes bras être avec lui écouter sa voix pendant une éternité je l'aime je-) - Mais, Euphrosine, qu'est-ce que tu fiches ? Tu viens oui ou non ? Maman va se demander où on reste... - M'en fous. Et mêle-toi de ce qui te regarde, espèce de fouinarde. Fâchée, Euphrosine reprend contact avec la réalité. Sa logorrhée mentale, bien trop courte à son goût, est déjà du passé. - « Fouineuse ». On dit « fouineuse ». - Qu'est-ce que tu en sais, fouinarde ? - On a vu le mot avec Mademoiselle Trinkwald. C'est dans un Vargas. On dit foui-neu-se. Pfff, pense Euphrosine. Cette prof de français, tu parles. La belle affaire. Les Vargas, c'est juste bon à faire frémir les

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24 HEURES COLLÈGE

sixièmes. Chateaubriand, Proust, c'est tout de même autre chose. Le programme de troisième est bien plus intéressant. - Tu penses encore à Steve, hein ? - Mais tu vas te taire, oui ? Arrête de me spammer, punaise... - T'es encore amoureuse de lui, hein ? C'est top génial. Qu'est-ce que j'aimerais être amoureuse, moi... Dis, ça arrive à quel âge en principe ? - Tu peux pas te mettre en veille, non ? Tu me pourris vraiment la vie... Espèce de fouine ! Jéromine n'insiste plus. Elle s'engouffre dans la maison, bientôt suivie par sa sœur. Est-ce que j'étais aussi chiante à son âge ? se demande Euphrosine. Et qu'est-ce qu'elle a à me saouler avec Steve ? Moi, encore avec ce puceau de 4ème ? Remets tes données à jour, ma vieille... Les jeunes, c'est tous des has been, je préfère... oh mince, qu'est-ce que tu me manques mon amour je t'aime à la folie pourquoi m'as-tu

fait ça

vivement

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je

te

revoie

dans

mes

rêves...


16h30 – 17h30

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17h30 – 18h30

Chez lui, Jacques fait les cent pas, nerveusement agrippé à une tasse pleine de café qui ne sait plus où donner de la tête. Cuisine-hall d'entrée, hall-séjour, séjour-cuisine, cuisine-séjour. Asimov, perché sur le dossier du canapé, suit son maître des yeux tant qu'il peut et pousse de temps à autre un miaulement plaintif et résigné. - Mais, Papa, arrête de tourner en rond... enchaîne Maximilien à la suite du chien, tout en exécutant un putt magistral avec la Wiimote de sa console. Yesss ! - Hé dis donc, est-ce que tu as fait tes devoirs, au moins ? - Mais oui, Papa, tu sais bien que la Wii3 ne peut démarrer que si j'ai envoyé mes résultats par Internet à la maîtresse... - Oui, bon, euh, c'est bien, balbutie le père, à court de mots. Séjour-cuisine. Rien à faire, l'atmosphère est toujours aussi pesante. Jacques sent encore des relents de colère sourde irradier des murs, et des échos muets de la saine mais frustrante altercation de ce midi. Il a vraiment hâte que cela se termine. Les conflits, sans façon, merci. Cuisine-cellier. Autant laisser ça aux professionnels. Aux sortants de l'IUFM, tiens, par exemple. Avec tous leurs cours de psycho à deux sous, les Florent et autres 67


17h30 – 18h30

stagiaires s'en sortiraient-ils mieux que lui ? Bah. Avec les femmes, vous ne pouvez compter que sur quelques postulats de base. Laissez au brouillon le raisonnement inductif ou hypothético-déductif. Jusqu'à ce jour, aucun théorème sur la gent féminine n'a été démontré : contentez-vous d'informations fragmentaires, élaborez de petites conjectures plus ou moins fondées à partir de quelques éclairs d'intuition. Brrr, ça caille ici. Cellier-cuisine-hall. Bon, elle ne devrait plus tarder, là... (En principe, d'après l'échantillon représentatif des heures de rentrée du mardi depuis deux ans.) Il pourra au moins lui expliquer que la lettre qu'elle a reçue a une sœur jumelle qui l'attendait, lui, dans son casier. Qu'il est victime de cette histoire au moins autant qu'elle. Qu'il n'y a rien d'autre à faire que de se serrer les coudes. Tiens, au fait, la lettre... Stéphanie avait bien sûr fait le ménage de son côté : Jacques retrouve la boule de papier flottant dans la poubelle sous l'évier. Il la déplie. A quoi bon ? Mais il la déplie. Le message n'a pas changé. Juste un peu moins lisible, les plis de la feuille ont effacé quelques lettres. Les mots sont brouillés, comme les œufs du matin, comme l'esprit chagrin de Jacques. Pardon ez-m i, Ma ame, mais j'aim vot ma i. Je vou en p ie, pa don ez-mo . La boule de papier est reformée de main de maître. Celle d'angoisse également, au creux de l'estomac. L'une s'en va rejoindre définitivement la poubelle, mais pas l'autre qui s'étale, se répand, se dilate. L'ouverture automatique du garage se déclenche. Stéphanie est de retour. Cuisine-couloir. Non. Couloir-hall d'entrée. Jacques glisse la main dans la poche de sa veste pour en soutirer sa lettre. Hall-couloir. Stéphanie fait une entrée de reine, tête haute, buste droit, feignant presque d'ignorer la présence de Jacques. Pas un mot. Dans les duels au revolver, celui qui dégaine le premier n'est-il pas expédié ad patres aussi sûrement que les poules n'ont pas de dents ? - Stéphanie, heu... (Ça commence mal, mon bonhomme...) marmonne Jacques. À propos de la lettre que tu... 68


24 HEURES COLLÈGE

- C'est quoi, ça ? coupe-t-elle en désignant la main de Jacques. - Ben, justement, il se trouve que j'ai reçu ça dans mon casier. Tu vas vite comprendre qu'il ne s'agit pas de Marie. C'est certainement une de mes élèves... - Mmmh. Montre-moi ça. Gagné. Stéphanie semble visiblement amadouée. Jacques se relâche. La mine de chien battu produit toujours son petit effet. - Mouais, acquiesce-t-elle en parcourant la déclaration de sa drôle de rivale. Jacques commence à lire de la commisération dans les yeux de sa femme. - Non, effectivement, ça ne peut pas être ta mijaurée... Les excuses viendront certainement plus tard, Jacques se contente déjà de « mijaurée » en lieu et place de « greluche » : elle a déjà mis pas mal d'eau dans son vin. - On en reparle après, d'accord ? Je suis vraiment claquée, l'après-midi a été longue. Le visage plus détendu, elle dépose furtivement un baiser sur la joue de son mari, en guise de point final. Dong-ding-ding-dong ! En début de soirée, alors que Stéphanie est tout à la préparation du repas et que les enfants achèvent leur dix-huit trous, retentit cette sonnerie que Jacques n'a pas entendue depuis plusieurs jours : Olivier est de retour ! Ravi, il s'assied contre la table basse rétroéclairée sur laquelle vient de s'allumer l'échiquier virtuel. Son collègue des Ardennes, enseignant la philosophie, a enfin joué un nouveau coup dans cette partie d'échecs qui dure depuis plusieurs semaines. Jacques adore les échecs et c'est peu dire. L'infinie variété des combinaisons, l'attaque, la défense, les feintes, les prévisions, les surprises, c'est de la vie à l'état pur. - Alors, des news d'Olivier ? - Oui, ça a l'air d'aller mieux, regarde... Jacques appuie sur la touche « Replay » de la table pour revoir le déplacement de la pièce. Souple. Direct. La ligne droite est le plus court chemin. Le fou est placé impeccablement dans l'axe du jeu. Tous ces petits détails, mine de rien, en disent long sur l'état d'esprit de celui qui exécute le coup. Aussi parlant 69


17h30 – 18h30

qu'une goutte de sueur qui perle sur le front d'un joueur de poker. Pas de doute, Olivier sait ce qu'il fait, c'est une attaque en règle. Le fou est-il de la partie ou fait-il juste diversion ? Jacques sourit, mais ses yeux sont plissés par une extrême concentration. Au bout de quelques instants, il jette provisoirement l'éponge : il n'y voit rien. Il écrase alors deux doigts sur ses paupières fermées, comme pour les pétrir. Il repense à ses élèves, parfois prisonniers du tableau noir, noyés dans le corps d'une démonstration à étapes. Que leur répète-t-il invariablement dans ce cas ? Prenez du recul. Jacques leur demande de s'éloigner du tableau, parfois jusqu'au mur opposé, pour percevoir la globalité de leur raisonnement, apprécier le rythme de leurs idées, et être en mesure de corriger le tir. Jacques se lève et réexamine le théâtre des hostilités du haut de son mètre quatre-vingt-cinq. Soudain tout s'éclaire. La plupart des pièces semblent disparaître, laissant trois autres former un triangle d'attaque presque imparable : Fou, Tour et Cavalier. Avec pour cible désignée sa Reine blanche. Mazette, pense-t-il admiratif, cette stratégie avait dû être pensée depuis un bail. Mais il a laissé passer plusieurs jours entre deux coups pour me donner l'impression d'entamer une autre phase, oh le petit malin... Malheureusement, Jacques n'a pas le temps de pavoiser. Un autre recoin de son cerveau se met à sonner le tocsin : Mais oui ! Il faut la cerner ! Il n'y a que comme ça qu'on arrivera à la déloger, à l'obliger à sortir de son trou et à la démasquer ! Ses premiers coups étaient beaucoup trop prévisibles : Assistante Sociale réduite au silence forcé, Principal Adjoint qu'elle a vu arriver gros comme une maison... Il faut faire entrer une nouvelle pièce sur l'échiquier. - Stéph' ? - Oui ? - Ton frère, Baptiste, ça fait longtemps que tu lui fais la gueule ? - Plus d'un an, pourquoi ? Me dis pas que tu veux... - Eh si, on a plus que jamais besoin de l'avis d'un poulet, mon lapin…

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24 HEURES COLLÈGE

18h30 – 19h30

Jacques raccroche. Chou blanc. Il se prend même à regretter d'avoir naïvement espéré une lumière au bout du tunnel. Son beau-frère, Baptiste Adam, brigadier de police exerçant sa mission dans un commissariat de Metz, l'a poliment écouté exposer le problème : pas de matraquage irrespirable de questions, cette artillerie lourde habituellement réservée aux victimes de tout et aux coupables de rien. Simple témoin, Jacques a résumé sa journée de travail rocambolesque, en omettant évidemment l'épisode, sans intérêt pour le souci qui le préoccupe, de la scène de ménage de midi. Corollaire imprévu : chaque mot déversé dans le micro l'a libéré d'un petit poids nauséabond qui le minait depuis plusieurs heures. C'était déjà ça. Puis un silence on ne peut plus parlant s'est instauré entre les deux interlocuteurs, pendant une courte éternité. Il peut s'en passer des choses sous un crâne pendant un tel laps de temps. Les vieilles rancœurs envers Stéphanie ont-elles parasité l'échange téléphonique ? Jacques ne le saura sans doute jamais. Ce dont il est sûr, en revanche, c'est que Baptiste, en ouvrant la bouche pour répondre, lui a renvoyé l'image d'un être dépassé par les événements. Peut-être même un peu parano, allez dis-le, a pensé Jacques. Une image intolérable d'impuissance. Miroir, mon joli 71


18h30 – 19h30

miroir, dis-moi quel est le prof le plus adulé par ses élèves, à tel point qu'elles en crèveraient d'amour pour lui ? En voilà une couronne - d'épines - dont il se serait bien volontiers passé. - Tu comprends, Jacques, avec aussi peu d'éléments... Tu n'as même pas le début d'un commencement d'indices sur le corbeau, putain ! Que veux-tu que je fasse ? (Ben je ne sais pas, moi, cherche un peu, nom d'une pipe, c'est toi le flic ou moi ?) - Ben oui, je comprends, mais je ne sais pas quoi faire, si tu pouvais m'aiguiller, me donner un conseil... Je m'étais dit que vous avez peut-être déjà traité ce genre d'affaires ? Baptiste a réfléchi (ou a fait mine de, ce qui pour un téléphone accomplissant consciencieusement son travail revient au même, c'est-à-dire au chômage technique à durée indéterminée). Fournissant la preuve de son immense sens tactique à contourner soigneusement l'obstacle, il a asséné : - C'est Stéphanie qui t'a dit de m'appeler, ou...? Et Jacques avait raccroché. Je suis seul… constate-t-il amèrement. Autant pour sa stratégie inspirée des échecs. Pour l'instant, oui, effectivement, c'est bien lui qui est mis en échec. Par la Reine d'en face, bien planquée derrière toute une armada de pions. Et lui qui pensait rameuter des troupes, encercler l'adversaire avec du sang frais ! Acculé dans un coin de l'échiquier, oui, voilà sa seule et véritable place. Juste bon à sautiller sur deux ou trois cases adjacentes en attendant la mise à mort, paniquant comme une mouche sur une vitre qui vibre sous les premiers coups de journaux... - Attends... Du calme... - Du calme ? Mais comment veux-tu que je sois calme ? - Attends, te dis-je... À tout problème il existe une solution... - Pendant des années, t'as martelé ça, ouais, t'as même réussi à me convaincre un temps, mais là, laisse-toi paniquer, s'te plaît, laisse-toi oublier pourquoi tu paniques, car la panique efface tout... - NON !

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24 HEURES COLLÈGE

Jacques reprend le contrôle. Il ferme les yeux, masse ses tempes avec ses doigts et expire un grand coup. Allez, les problèmes, ça me connaît. Il se décide à rejoindre femme et enfants attablés dans la cuisine. Avec une idée dans la tête à appliquer dès après le repas du soir : coucher tous les protagonistes et suspects potentiels sur le papier, établir des liens entre eux, construire un organigramme détaillé de leurs relations, faire le tri dans sa mémoire sélective pour y dénicher les souvenirs cruciaux mais passés inaperçus... Planquée par ses pions, la Reine ? Pas pour longtemps... Mais... Mais oui, tiens, au fait, faudra pas oublier les pionnes...

Stéphanie est troublée, ce qui se voit sur le visage de ses enfants. Son Jacques de mari, après avoir englouti la soupe de pois cassés à une vitesse qui défie l'imagination et propulsé quelques morceaux de pain à peine mâchouillés dans l'estomac, s'est éclipsé sans mot dire dans son bureau. Il plane dans l'air une tension. Différente de celle de midi, plus diffuse, plus inquiétante, ô combien plus pernicieuse et durable. Les enfants font profil bas. Maximilien se risque néanmoins : - Maman... ? - Oui ? - Papa et toi... Est-ce que vous êtes fâchés ? Stéphanie est bêtement prise au dépourvu. Elle devait bien s'y attendre, pourtant. Les questions des enfants, même prévisibles, surprennent toujours. Les adultes pensent souvent que les enfants sont capables de remiser provisoirement au fond d'eux-mêmes certaines questions qui les inquiètent, comme le font les grands. Mais non. Pour les enfants, c'est tout de suite ou jamais. - Heu... Non, mon chéri, plus maintenant. Papa est juste inquiet. - À propos de son travail, hein, c'est ça ?

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18h30 – 19h30

- Oui. Il a des soucis au collège. Mais rien de grave, je vous rassure. Conforté dans son analyse, Maximilien se détend sur sa chaise et reprend un morceau d'Ortolan. Corinne, qui observe toujours attentivement les réactions de son frère, comprend donc qu'il n'y a pas lieu de s'inquiéter outre mesure. À la fin du repas, les enfants prennent congé et se précipitent pour quelques trop courtes minutes encore devant l'incontournable écran de télévision. Stéphanie s'occupe de la vaisselle. La vaisselle, c'est obligatoire, certes, mais ça aide aussi à penser. Au loin, elle entend Jacques qui soupire et pousse parfois de petits « Non non non » de découragement. Cela lui rappelle... quoi déjà ? Quand l'a-t-elle donc vu dans cet état pour la dernière fois ? Ah oui, pense-t-elle, lorsqu'il bossait pour l'agrégation. Tout jeune marié, encore plein d'ambition et de fougue à l'époque. Autant dire la préhistoire. Stéphanie, jeune mariée, encore pleine d'illusions pour sa part, avait comme « attendu son tour » : il restait des journées entières enfermé dans son bureau, à ne pas voir le soleil. À maugréer, à pester quand il ne trouvait pas la solution dans le temps qu'il s'était imparti. Le pire, c'est qu'il adorait être confronté à ce qu'il qualifiait de vrais problèmes. Heureusement, petit à petit, le mariage l'a façonné différemment et ses enfants lui ont ouvert d'autres perspectives. Depuis ce temps-là, il a compris que la plupart des problèmes doivent être avant tout évités. Et quand cela n'est pas possible, il répète à l'envi que tout problème trouve sa solution, même et surtout dans la vie : à celui de la solitude, le mariage. A la routine, les enfants - ou le marivaudage, cela dépendait du degré de l'équation routinière. Et à la vie, la mort, solution unique et finale. Stéphanie s'enorgueillit d'avoir bien élevé son homme. De l'avoir... lissé. Mais comme on ne peut pas le refaire entièrement, elle laisse subsister quelques vestiges du temps jadis : ainsi les échecs, qui contribuent au labeur jubilatoire des neurones sousexploités. Même si elle ne s'en rend guère compte, le mariage et les crises subséquentes l'ont également transformée : il y a cinq ans, 74


24 HEURES COLLÈGE

il y a un an, elle aurait été incapable de ne pas faire un véritable esclandre à chaque œil féminin lascivement posé sur son mari. Certes, la jalousie fera toujours partie de son caractère trempé, mais la Stéphanie de l'an passé n'aurait pas supporté cette odeur de parfum qu'elle a sentie tout à l'heure sur la veste de Jacques. Trésor de Lancôme, si ma mémoire est bonne. Et la mémoire olfactive d'une femme est toujours excellente.

Repu d'incertitudes, dépité, furieux et seul, Jacques finit par jeter son paperboard à terre. Comment croire qu'on peut résoudre de façon rationnelle un problème qui dépasse l'entendement ? Comment se mettre à la place d'une nénette dont les actes trahissent avant tout la folie la plus pure ? Comment ? Dormir. Je veux dormir. Et oublier.

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18h30 – 19h30

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24 HEURES COLLÈGE

19h30 – 20h30

- Hé ! Tu dors ? Jacques sort de son hébétude et se redresse sur le siège de son bureau. Stéphanie enchaîne : - Tu fais quoi tout de suite ? Coucher les enfants ou essuyer la vaisselle ? - Heu... Va les coucher, si tu veux... Je m'occupe du reste, répond Jacques de l'autre bout de la galaxie. Stéphanie avise les feuilles éparpillées partout dans la pièce, mais ne dit rien. Le bureau de Jacques, c'est chasse gardée. Jamais vraiment rangé, mais jamais en bazar non plus. À l'image de son casier au collège : une sorte de désordre maîtrisé, voire calculé. Et évidemment, Jacques est seul détenteur du GPS qui lui permet de s'y retrouver, dans sa petite jungle. Un pincement aigu la cueille néanmoins en plein cœur : là, il est évident que le souk n'est pas du tout géré. Jacques semble vraiment marqué et son apathie fait peine à voir. Ne me cache-t-il pas quelque chose de plus grave ? pense-t-elle avant de se répondre : Il ne m'a pas tout dit... Mais est-ce pour la protéger, ne pas l'importuner, ou pour une tout autre raison qu'elle ne doit pas découvrir ?

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19h30 – 20h30

- Alors ? C'est toi qui nous couches, Mamounette ? intervient Corinne. - Oui, Coco... - Tu m'fais l'avion alors ? - D'accord, soupire Stéphanie, vaincue. La mère agrippe la fille, place les frêles jambes sous son bras droit et soutient le dos de Corinne de l'autre bras, tant bien que mal, en position horizontale. Dix-sept kilos, ce n'est pas rien. - Fais le bruit, Maman... - …iiiiiiiiiiiiiiiiiioooooooonnnnnngggggg... Mais le cœur n'y est pas vraiment. L'avion se pose dans la salle de bains sans encombre. Alors que les deux enfants brossent vigoureusement leurs dents, Stéphanie voit passer Jacques dans l'entrebâillement de la porte. Il déambule d'un pas exagérément lent. D'aucuns estimeraient que la corvée d'essuyage est seule en cause. Une demi-heure plus tard, après que Maximilien a lu à sa petite sœur l'histoire du loup qui se retrouve happé par un trou noir parce qu'il a trop mangé de brownies, les enfants sont bordés. - Papa vient nous faire un bisou ? demande Corinne. - Oui, je vais voir. Mais Jacques est déjà à mille lieues du quotidien. Essuyer la vaisselle, c'est nécessaire, mais ça aide aussi à penser. Alors qu'il lui reste le plus gros à faire, il s'interrompt brutalement, retourne dans son bureau d'un pas décidé, bouscule la souris pour réveiller l'écran et le disque dur du même coup, double-clique sur la magnifique icône orange du logiciel ProfNote 14, s'assied sur sa chaise à roulettes, ouvre sa base d'élèves, hésite un instant, choisit parmi ses sept classes celle de 3èmeA, fait défiler les fiches classées dans l'ordre alphabétique, hésite encore, arrête sa sélection sur « Granier » et appuie sur la touche Entrée. La fiche signalétique apparaît. Jacques griffonne le numéro de téléphone sur un Post-It.

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24 HEURES COLLÈGE

- Tiens, prends ça dans ta face... éructe Euphrosine en balançant le dictionnaire électronique à sa sœur assise sur le canapé. - Oh, mais... Tu peux pas arrêter de me flooder ? Jéromine saisit néanmoins le dico, aussi petit et léger qu'une carte de crédit, et considère l'écran qui affiche : FOUINARD, E adj. et n. Fam. Se dit d'une personne indiscrète, qui fouine, aime à fouiner. SYN : fouineur.

- Tu vois, déclare Euphrosine triomphalement, ça existe ! Il est cloué, ton bec, maintenant ? - Mamaaaaan, gémit la benjamine pour seule défense. Euphrosine approche son visage de celui de sa sœur et lui murmure : - Fouille-merde ! Fouille-merde ! - MAMAAAN, Euphrosine m'embête !... - Ben quoi, je lui apprends juste les rudiments du français... Le visiophone se met à jouer un air de flûte traversière. - J'y vais, dis Euphrosine, ravie de l'opportunité. - Tut tut tut ! répond Madame Granier qui pénètre dans le salon. Elle décroche le combiné ; sur l'écran à cristaux liquides apparaît le visage d'un aimable quadra, tempes grisonnantes, quelques rides pas le moins du monde disgracieuses, yeux charmeurs mais un peu las. Elle sait l'avoir déjà rencontré, mais où ? Quand ? - Bonsoir, Madame Granier. Excusez-moi de vous déranger à une heure aussi tardive. Je suis Monsieur Baué, le professeur de mathématiques de vos deux filles. - Ah oui, je vous réimprime. Bonsoir.

Bon ben voilà tu lui dis quoi, maintenant ? s'inquiète Jacques. Bien belle idée de visiophoner à une des suspectes potentielles, mais il aurait peut-être fallu que tu prépares ton speech, que tu trouves une raison valable de passer un coup de fil. Vite, sinon elle va s'apercevoir d'un os. 79


19h30 – 20h30

Manque d'inspiration, trou noir, angoisse de la page blanche ? Heureusement, Jacques a l'habitude de construire ses séquences pédagogiques dans l'urgence, de faire turbiner ses hémisphères dans un prolifique brainstorming. Un bref coup d'œil à l'écran sur la fiche d'Euphrosine, et une idée surgit de nulle part, vite exposée à son interlocutrice avant même que celle-ci ne se départisse de son sourire de bienvenue. - Voilà. Je vous téléphone à propos de l'orientation d'Euphrosine. J'ai son Livret de Compétences Electronique sous les yeux, et je vois que vous avez formulé le vœu d'une Seconde avec comme unique option « Gestion des Sites Web ». - Oui, et... ? - Je pense qu'au vu de ses résultats et de ses facilités, il serait dommage qu'elle ne suive pas également l'option appareillée « Protection des Données sur Internet ». La charge de travail supplémentaire ne me paraît... - Comment se fait-il que son Professeur Référent ne nous ait pas parlé de cette possibilité ? interrompt Madame Granier, d'une voix de fer. (Aïe. Vite, une réponse adéquate. Et ne te laisse pas embarquer, bon sang. Pense à ta Mission.) - Vous savez bien que Madame Gross ne voit les élèves qu'une fois dans la semaine. C'est délicat pour elle de concilier enseignement pour tous les élèves du collège et orientation pour ceux de 3èmeA. Alors des collègues prennent parfois le relais : l'orientation, c'est un travail d'équipe. (Bravo. Bien joué.) Jacques a soudain l'impression que sa collègue d'Arts Plastiques est dans la pièce, qu'elle peut entendre leur conversation. Il ressent une gêne à s'être emparé de ce fallacieux prétexte. Mais bon, il a tout du moins évité de médire... autant que faire se pouvait. Ses pensées se recentrent vite sur son véritable objectif : que fait donc Euphrosine, à l'heure où il parle ? Tout le reste n'est que vétille... - J'aimerais savoir... (Il hésite.) ce que votre fille en pense.

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24 HEURES COLLÈGE

- Bien sûr. Euphrosine, y'a ton prof de maths qui voudrait te poser une question. - Ah ? L'adolescente apparaît sur l'écran du visiophone, un brin débraillée, un tantinet intimidée mais sans plus. En tout cas, pas du tout la dégaine d'une gamine amourachée de son prof de maths au point de lui adresser des messages anonymes et sanglants. Ou alors, elle mérite un Molière sur l'heure. Soulagé sur le moment, Jacques serait maintenant presque déçu : sa recherche n'est pas finie. Encore un échec. Mais il faut bien achever la conversation. - Tu ne serais pas intéressée par l'option PDI ? Elle se combine à merveille avec la GSW. - Oh ben ouais, pourquoi pas ? répond l'adolescente, sur un ton de juvénile évidence. C'est ainsi : on s'obstine parfois à convaincre certains élèves qui se braquent invariablement, tandis que d'autres se laissent persuader sans coup férir. Désarçonnant. À vaincre sans péril... Jacques met poliment fin à l'échange visiophonique. La perplexité le gagne. - Pas si bête, ton idée, confie Stéphanie qui se tient dans l'embrasure de la porte. - Les enfants sont couchés ? - Oui. Mais dis, tu ne vas pas passer toute la soirée à contacter les parents d'élèves, tout de même. Je ne veux pas te décourager, mais il me semble que tes tentatives seraient vaines. D'abord, tu dois avoir pas mal de candidates évidentes et autant de coups de fil à passer ; ensuite si ça se trouve, la coupable n'a jamais fait parler d'elle jusqu'à présent. Tu pourrais être passé à côté d'elle sans jamais rien remarquer ! Crois-en une femme d'expérience comme moi. - Tu as sans doute raison. Je crois que... - Oui ? - Que je vais essayer de penser à autre chose pour ce soir. Ça ne mène à rien de me triturer les méninges.

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19h30 – 20h30

- Voilà exactement ce que je voulais t'entendre dire. D'ailleurs, tu peux compter sur moi pour t'aider à penser à autre chose, dit-elle avec un regard plein de malice. On descend au salon ? Prenant les affaires en main, Stéphanie entraîne son mari vers d'autres pensées moins moroses.

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24 HEURES COLLÈGE

20h30 – 21h30

Les réjouissances, quoiqu'on en dise, ça se mérite. Et chaque chose en son temps. Jacques s'enquiert ainsi de la vaisselle qui trône sur l'égouttoir : elle attend le coup de torchon final depuis qu'il l'a lâchement abandonnée, un quart d'heure auparavant, mû comme un ressort par une idée soudaine. Il faut bien solder les comptes de la journée, non ? Il laisse donc Stéphanie le précéder au salon. Celle-ci tombe lourdement sur le canapé en poussant un énorme soupir de soulagement. Quelques minutes plus tard, la corvée d'essuyage achevée, Jacques la rejoint et se pelotonne contre elle. La télévision, dès lors, n'a plus de spectateur chez les Baué ; imperturbable, elle continue néanmoins de déverser son flot ininterrompu de sons et d'images pour essayer d'attirer l'attention. Peine perdue. Taquin, Jacques demande malgré tout : - Y'a quoi ce soir à la télé ? La réponse, il s'en fiche éperdument. Il s'agit de ne pas détourner la conversation ou de casser l'ambiance qui s'instaure. Il s'agit bien au contraire d'attiser le désir en envoyant ce satané média définitivement dans les cordes. Et rien de tel qu'une bonne analyse de fond pour y parvenir. Stéphanie ouvre le programme d'un air entendu. 83


20h30 – 21h30

- Sur la Une, « Les Spécialistes à Seattle », une nouvelle enquête bien capillotractée avec plein d'hémoglobine. - Mmmh, marmonne Jacques, faussement intéressé. - Sur la Deux, le téléfilm « Une moisson de bonheur », qui raconte l'histoire d'un agrico célibataire qui recueille un enfant de la DDASS... - Super, commente Jacques, de plus en plus emballé. Donne-moi ce truc. Il saisit le programme et enchaîne : - Mouais. Alors sur RTL9, on a droit à Chuck Van Damme dans la jungle new-yorkaise, et sur la Cinq.... ah ? Aha ! - Oui ? Quoi sur la Cinq ? Jacques sourit. - Ça te plairait, ça, c’est sûr : l'histoire autobiographique d'une mamie nymphomane prénommée Pétronille : elle écume les fêtes de mariages en quête de jeunes hommes afin de satisfaire sa faim insatiable de sexe... - Waouh ! Mais c'est du Woody Allen ou une production Marc Dorcel ? - Qu'est-ce qu'on s'en fiche ! répond-il en s'esclaffant. Et Jacques de conclure l'inventaire en envoyant le programme TV valdinguer dans les airs, signifiant par là que l'attente n'a déjà que trop duré. Sur l'écran, la télévision tente une dernière manœuvre en affichant la mosaïque de leurs seize chaînes préférées, comme chaque soir à 20h45. Ultime effort qui demeure vain. Le visiophone retentit dans la pièce, cette sonnerie d'antan à jamais tapie quelque part dans l'inconscient collectif : Rrrriiiiiiiinnnngg... Rrrriiiiiiiinnnngg... Stéphanie affiche une mine exagérément dépitée, pendant que Jacques prend l'appel. Florent apparaît sur l'écran. - Ah, c'est toi ! - Salut Jacques. Je te dérange pas, j'espère ? - Non, ment Jacques en adressant à sa femme un sourire qui semble dire : « Ne t'inquiète pas, j'en ai pour deux secondes. » Que me vaut l'honneur ? (Est-il au courant ? C'est pour « ça » qu'il m'appelle ?) 84


24 HEURES COLLÈGE

- Ce matin, on a oublié de parler de la séance de demain. Je ne t'ai plus recroisé à midi. Donc qu'est-ce qu'il en est ? Tu viens, où...? (Non, il n'a pas eu connaissance de mes déboires...) - Ah oui, c'est vrai, je n'y pensais plus. Bon, écoute, je viendrai une dernière fois dans ta classe, mais après ce sera bon. Pas la peine d'abuser, tu n'as plus besoin d'un ancêtre comme moi pour observer ta séquence du fond de la salle, va. - Donc ce sera une activité sur les expériences aléatoires à une épreuve, approche fréquentiste et loi de probabilité inconnue. Je compte donc faire l'expérience du Franc Carreau, donc je ramènerai des pièces de monnaie identiques, mais il m'en faudrait plus : tu aurais quelques pièces de cinquante cents ? - Attends deux secondes, je vais voir, répond Jacques, un peu pris de court et passablement irrité. Il passe devant Stéphanie qui continue de faire la moue tout en tapotant sa montre OLED de l'index. Un peu longues, toutes ces secondes, semblent dire les yeux de la dame. Dans le vestibule, Jacques avise son portemonnaie rangé dans la poche intérieure de sa veste. Il déniche quatre pièces. - J'en ai quatre, ça te suffira ? - Heu, non. Tu pourrais pas demander à... - J'ai compris. Stéph', est-ce que... - Ça va, ça va, si ça peut accélérer le mouvement..., marmonne l'intéressée de mauvaise grâce. Stéphanie part à son tour à la recherche des disques de métal si convoités et apporte l'obole à son mari. Six pièces en tout. Jacques n'a pas le temps de remercier sa femme : elle s'est déjà éclipsée, direction le premier étage. L'homme en manque a une brutale envie de stopper net la conversation. - Donc ça devrait suffire, commente Florent. Les élèves n'auront qu'à se les prêter entre eux si nécessaire. (Abrège, mais abrège ! Et puis cette manie qu'il a de mettre des « donc » à toutes les sauces, c'est usant comme les kilomètres à pied... Où est-ce qu'on lui a appris les liens de cause à effet, au gamin ?)

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20h30 – 21h30

Le quadra sent que l'échange professionnel touche à sa fin ; il s'apprête à prendre congé, mais Florent s'accroche encore : - Dis-moi, j'ai l'impression de vous avoir un peu dérangé. Mes excuses. Tout va bien au moins, tu n'as pas bonne mine ? Jacques se remémore instantanément leur semblant d'altercation du matin, faisant poindre un soupçon de culpabilité qui s'ajoute à celle d'obliger Stéphanie à poireauter plus que de raison. Il n'y a pas été avec le dos de la cuillère, en diagnostiquant une paranoïa exacerbée des formateurs de l'IUFM. Et maintenant quoi ? Que dire ? Tout lui balancer ? Il l'apprendra de toute façon demain. Si cela pouvait au moins me soulager, pense-t-il, las. - Bof. Autant que tu le saches, j'ai eu une sacrée surprise aujourd'hui. Et une mauvaise. - Ah ? lâche Florent avec une attention renouvelée. - Pour faire court, disons qu'une de mes élèves m'a dans la peau, elle me harcèle par courrier. Elle est complètement frappée, avec Marie on envisage même qu'elle commette un... acte irréparable. - Nooon !? répond Florent, le ton ne permettant pas de trancher entre étonnement dégoûté et scepticisme moqueur. Donc qu'est-ce que tu vas faire ? - Rien. Attendre. Pas le choix. - Oui. C'est pas simple. L'autre jour, lors du séminaire de psychologie des ados, l'intervenant a expliqué... - Bon, Florent, c'est pas que, mais on verra ça demain, je suis fatigué, j'ai besoin d'une bonne nuit de sommeil. - Ah, oh, oui, bien sûr, bredouille le stagiaire. À demain alors. - Bye. Jacques coupe le visiophone et, sans plus attendre, monte à l'étage pour enfin entamer cette nuit dont il avait l'impression qu'elle ne commencerait jamais. Une faible clarté verdâtre émane du bureau ; Stéphanie y a donc élu domicile pour calmer son impatience. Déjà vêtue de son immense tee-shirt « Betty Boop », elle tapote fébrilement sur le clavier de l'ordinateur. Jacques entre discrètement.

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24 HEURES COLLÈGE

- Voilà, Florent m'a enfin lâché la bride. Et toi, qu'est-ce que tu fais ? - Je réponds à Aude, elle m'a envoyé un mail. - Ah. Le mari prend position derrière le siège ergonomique, pose ses mains sur le dossier et se penche en avant, juste audessus des cheveux de sa femme qui propagent une douce odeur de pomme et de cannelle. - Elle a enfin réussi à faire fonctionner son lecteur enregistreur ? - Elle dit que oui. Elle et la modernité, ça fait deux. - Et avec toi, ça fait trois ! taquine Jacques. - Mais… on n'a même pas de lecteur enregistreur ! Triple idiot va... Stéphanie écrit sa formule de politesse, expédie le message, ferme le logiciel de messagerie puis éteint l'ordinateur. L'obscurité s'installe dans la pièce. Jacques se redresse et fait mine de partir, les bras dans le dos. Stéphanie tâtonne devant elle avec ses doigts, jusqu'à ce qu'elle trouve la main de son homme, qu'elle s'approprie. Ainsi liés, ils passent le seuil de leur chambre.

Ouh que c'est chelou, le prof de maths qui visiophone à la maison le soir... Y'a anguille sous roche, c'est certain..., analyse Euphrosine. Il se doute sûrement de quelque chose. Va falloir en parler au groupe, pas plus tard que maintenant. Le cœur battant, Euphrosine ouvre sa messagerie instantanée. Youpi, Elysianne, Sébastienne et Lorie sont toutes déjà connectées. C'est parti pour quelques heures de tchat, sous le couvert à distance de la mère, télédépendante à tendance narcoleptique. On sait quand on commence, mais...

Est-ce que la période de disette allait prendre fin un jour ? Devant son écran désespérément figé, Marie se morfond : rien n'y 87


20h30 – 21h30

fait, pas moyen de sortir une idée un tant soit peu satisfaisante de son cerveau. De la constipation mentale pure et simple. L'histoire n'avance pas, Marie et ses personnages se traînent, embourbés dans la campagne berrichonne de 1854. Et pour couronner le tout, voilà son Jacquou, « Jacquou le Craquant » comme elle aimait à dire, qui refait surface. La brève étreinte de reconnaissance dans l'après-midi l'a marquée au fer rouge et il s'agit surtout de ne plus se laisser brûler comme par le passé. Heureusement, ce Bon Docteur Rémy lui a enseigné des techniques mentales permettant de ne pas se laisser emporter par des sentiments chimériques. Un sorte de guillotine à idées noires, aux résultats aussi nets et francs qu'un coupe-circuit dans une installation électrique survoltée. Se peut-il que Jacques ait encore des... [TCHAC !] Elle avait trouvé ces exercices réellement stupides, au début, avant de reconnaître l'aspect à la fois très efficace et très ludique de la lame de l'autre Bon Docteur sur ses désirs coupables. Et si j'avais à nouveau envie de... [TCHAC !] Considérant toutes ses obstructions à son imagination, Marie décide de jeter l'éponge et va se coucher. La nuit porte conseil. Jacques, s'il te plaît, accompa... [TCHAC, TCHAC et RE-TCHAC !]

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Dieu qu'elle se sent seule dans cet appartement qui lui paraît soudain immense !... Luigi parti, sans autre forme de procès, même pas une once de remords de sa part, aucune velléité de prolonger leur liaison, après avoir froidement acté qu'un minuscule avorton s'est glissé entre eux. Elle a espéré qu'il hésiterait, démontrant à Aline qu'il tient tout de même un peu à elle, malgré la règle du jeu qu'elle avait imposée : amant fougueux oui, mais papa au rabais, hors de question. Il n'a même pas claqué la porte, l'indifférent, a noté Aline, vexée. Est-il donc si sûr de trouver un beau petit lot de consolation dans un délai raisonnable ? Elle est restée prostrée plusieurs minutes dans le vestibule, fixant de ses yeux vides le trousseau de clés qui pendouillait sur le cylindre de la serrure, ne sachant même plus si elle devait s'enfermer ou pas. Aline soupire. Rien dans la journée écoulée ne l'incite à continuer. Elle a meublé son vide intérieur pendant quelques heures, en visiophonant à ses collègues de la Vie Scolaire. Quoi de mieux pour tromper sa solitude ? Et d'en profiter pour exprimer devant un auditoire féminin conquis d'avance sa colère pleine et entière envers les hommes, ces êtres tous si pleutres. Non, pas Jacques Baué, se ravise-t-elle. Et après une deuxième 89


21h30 – 22h30

consultation intérieure : Si, même lui, en fait. Hélas, toute bonne chose a une fin : ces heures de parlotte entre filles, ce n'est que reculer pour mieux plonger. Elle a la vague impression de se noyer dans un océan de rancœur et de désespoir. Elle n'a plus d'amarre, plus de sextant, elle navigue à vue dans le brouillard. Plus rien n'a de sens. Qu'envisageait-elle, déjà ? Devenir prof d'économie. Prof... d'économie... Heureusement, le monde sait où il va, lui, pense-t-elle, se demandant au passage si elle en fait encore réellement partie, de ce monde. Elle caresse son ventre, provisoirement bien plat. Là, audedans, un gage d'avenir, une promesse de vie. Mais les promesses sont-elles toutes faites pour être tenues ? Après une rapide toilette faciale et buccale, sa décision est prise. Elle enfile sa chemise de nuit, vérifie que l'alarme de son réveille-matin est bien calée comme tous les jours sur 5h00 on ne sait jamais, parfois les aiguilles se meuvent à notre insu -, et se glisse entre les draps de coton blanc. Elle a froid. C'est vrai, le chaud lapin n'est plus là. Oh et puis zut ! Aline se relève, le regard sombre et une idée revigorante derrière la tête. Allez, un dernier message pour solder tous les comptes.

Dans le doux silence de la maisonnée endormie, Jacques et Stéphanie en ont fini de communiquer avec le monde extérieur. Exit les conversations par mail et visiophone ; ils entament leur échange avec un langage muet qui leur est propre. Doit-on absolument tout verbaliser ? L'heure n'est plus aux discours creux, convenus ou hésitants, par définition imparfaits. Les mots sont souvent inutiles. Parfois même nuisibles. Ils gâchent la fête avant même qu'elle n'ait commencé. Ainsi, l'un emmène l'autre sans mot dire, avec une infinie douceur dans leurs doigts qui se caressent et s'entremêlent. Pendant que Jacques se déshabille lentement, Stéphanie feint de l'ignorer et plonge avec délice au fond du lit. C'est ainsi : même à l'orée de leurs ébats programmés, le protocole d'endormissement se doit d'être respecté. En l'espèce, le rituel n'altère aucunement 90


24 HEURES COLLÈGE

leur appétit. Une maîtrise du temps totale, après des années de travail d'horloger. Et avec la maîtrise du temps vient celui de leur désir. Elle est loin la période où Stéphanie devait déployer des trésors d'imagination pour théâtraliser la séance de déshabillage, offrant un spectacle d'effeuillage et de contorsions diverses aux yeux avides de son mari. - Eteins. Doit-on absolument tout voir ? Les yeux cachent l'essentiel et brouillent les cartes. Soufflent les odeurs, endorment le toucher, masquent les sons et la musique, affadissent le goût des choses. Enlevez la vue, il reste... tout. Les yeux, de grâce, mettez-vous en sourdine. Quelqu'un éteint leur vue d'un clic d'interrupteur. Dès lors, la perfection est à nouveau de ce monde. Plus de bourrelets disgracieux, ni de grain de beauté portant mal son nom, ni d'asymétrie déplaisante à quelque endroit du corps... Jacques entreprend le long et lent exode de sa main sur le corps de sa femme, blottie dos contre ventre, offerte. La peau glisse sur le coton délicat de l'ample tee-shirt. Celui-ci cède volontiers et accompagne la main baladeuse dans la danse imposée. Le dos, les épaules, la poitrine, le ventre... Jacques continue son périple sans fin : la joue, les cheveux, puis la nuque, tout est exploré, caressé avec minutie. Mais la Terre Promise n'est pas encore en vue. Poussée par les attouchements à être plus participative, Stéphanie se retourne. Les souffles se mélangent, les bouches se frôlent. À son tour, elle envoie sa main en mission dans le dos de Jacques. Lui se raidit en souriant, la main est encore froide, mais plus pour longtemps. Saisissant le haut du pyjama, elle entreprend de débarrasser son homme de cette seconde peau si collante. Après le haut, le bas. Stéphanie, qui mène maintenant les débats et considère qu'on n'est jamais plus vite servie que par soi-même, envoie Betty Boop s'étaler sur le parquet devant la table de nuit, misérablement. À quel jeu va-t-on jouer, cette nuit ? pense Jacques. Excitante expectative. Contre toute attente, Stéphanie s'affaisse lascivement sur le ventre, de tout son long. Ses cheveux d'ébène couvrent son visage posé sur le côté gauche ; Jacques se l'imagine les yeux clos 91


21h30 – 22h30

et un sourire énigmatique aux lèvres, pendant qu'il enjambe sa belle endormie pour faire corps avec elle. Leur peau s'échauffe peu à peu, les vaisseaux se dilatent. De son ventre, Jacques masse la magnifique croupe de sa femme, tout en lui caressant le dos de haut en bas, de bas en haut... N'y tenant plus, il enlève la dernière frontière qui le sépare de l'Eden en faisant glisser sans ménagement la petite culotte le long des jambes de sa femme. Laquelle reste néanmoins imperturbable. Forteresse imprenable aujourd'hui ? pense Jacques, décontenancé. Qu'est-ce qui lui prend ?... Mais Stéphanie sait exactement ce qu'elle fait. Les mouvements de Jacques se font plus pressants. Les mains tentent une approche sur le flanc droit, puis sur le flanc gauche. Elles se rapprochent dangereusement, par vagues successives. Stéphanie tente de résister le plus longtemps possible à toutes ces attentions. Plaisir et frustration se mêlent dans un gémissement remarquable. Enfin elle cède et, relevant légèrement le dos, offre une ouverture aux doigts énervés de Jacques. Celui-ci ne se fait pas prier et saisit l'opportunité à pleines mains, comme pour éviter aux deux seins de subir la dure loi de la gravité. Stéphanie l'appelle en tournant le visage ; ils s'embrassent goulûment, leur langue est insatiable. Quelque peu incommodée par cette position, elle achève de livrer son corps en se redressant sur les coudes et les genoux. Ses cuisses s'entrouvrent, Jacques est en terrain connu, l'objectif se précise : il y envoie ses deux éclaireuses en cercles concentriques. Et très vite, le drapeau blanc. Reddition. Tu m'as vaincue, mon bel amant... Tu domines la situation... Tu es à moi, vraiment et entièrement... - Viens... Jacques entre en elle. Dans sa tête, une vague de plaisir s'insinue, se répand puis déferle comme une nuée de soldats haletants vers la Terra Nova. D'abord tout se mélange dans un fouillis neuronal indescriptible, ses sensations, ses souvenirs, ses émotions. La machine intracrânienne semble ensuite cesser de fonctionner, et l'instant d'après toutes ses pensées convergent à la célérité de la lumière en une sorte de Big Bang inversé. Un éclair blanc, et tout se fige dans le cri interrompu de Jacques. Stéphanie, 92


24 HEURES COLLÈGE

heureuse quoique insatisfaite, subit encore quelques assauts pour la gloire, une dernière incursion dans les lignes alliées, un dernier aller-retour qui ne donne rien. Qu'importe. Jacques se retire. C'était une coucherie héroïque. Les amants se laissent mourir sur le matelas, épuisés. Ils irradient. Jacques jouit autant qu'il peut de ce moment de fatigue sensuelle. Ses doigts errent toujours sur le corps de sa femme, naviguant sur la rosée de sa peau moite. Son cœur cogne encore fort dans la poitrine, mais il s'apaise progressivement. Il remercie mentalement sa maîtresse de lui avoir pour ainsi dire défragmenté le disque dur : ses idées semblent à nouveau claires, solides, structurées. Et il se surprend à n'avoir pas même évoqué Marie ou tout autre fantasme auquel il fait d'habitude appel. La fraîcheur de la pièce se rappelant à leur nudité, ils s'engouffrent à nouveau sous les draps, toujours intimement liés. Ils ne peuvent se résoudre à se séparer. Encore quelques minutes, allez... Retenir les secondes... Empêcher le sommeil... Rrrriiiiiiiinnnngg... Rrrriiiiiiiinnnngg...

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Jacques s'éveille en sursaut de son premier sommeil et avise sa compagne qui n'a pas bougé. Elle n'a rien entendu, semble-t-il. A-t-il rêvé, ou... ? Rrrriiiiiiiinnnngg... Hé non. Stress immédiat. Son palpitant s'affole le premier. Un geyser monte à ses oreilles. Qui peut bien visiophoner à cette heure ? Une seule réponse s'impose : elle. Décidée à le harceler, jusqu'au bout de la nuit. Jusqu'à ce qu'il craque. Le cauchemar reprend, en séance nocturne. Rrrriiiiiiiinnnngg... Il se lève. Faire cesser cette comédie. Et le visiophone par la même occasion, avant qu'il ne réveille les gosses. Marre. Passant dans l'embrasure de la porte, il se retourne, comme pour dire au revoir. Il distingue les contours de sa femme, à peine couverte par les draps, la chair encore tiède après leur étreinte. Un rai de lune frappe un bras le long du corps, l'autre reposant sur l'oreiller, paume ouverte. Tout à fait dans l'esprit du wabi, pense Jacques, évoquant l'apprentissage délicat de l'ikebana, l'art floral ancestral du Japon qu'il a pu étudier. Une simple fleur dans un vase, comme expression ultime de la beauté. Il l'aime. Quelqu'aient été ses raisons, elle a joué son rôle 95


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d'épouse à plein. Etait-ce pour se rassurer sur ses charmes ? Pour aider son enseignant de mari à oublier sa journée ? Pour se rattraper après avoir douté de lui ? Peu importe. Foin de toutes ces interrogations qui torturent l'esprit de Jacques. Celui de Stéphanie, tout au contraire, recèle une grande force : il est simple. Pas de questions inutiles, pas de tergiversations, pas de sous-entendus. Les mots et les actes vont droit au but. Et ce soir, le contrat est bel et bien rempli. Merci... Jacques ferme silencieusement la porte, de crainte de déranger tous ses anges. Rrrriiiiiiiinnnngg... Regain d'optimisme inopiné : et si c'était Octave Lallemant ? Ce serait bien dans son style, ça. Même au mois de mars, il serait fichu d'affirmer que dans un calendrier amish, bouddhiste ou aztèque, on est le premier avril. - Mais non, tu délires, mon Jacquot, Octave n'a jamais fait dans l'humour noir. Tu l'imagines vraiment en train de mettre à sac ton casier et y répandre du rouge à lèvres ? - Non, mais... Peut-être a-t-il eu vent de l'affaire, et il est capable de s'en faire des gorges chaudes... - T'es complètement siphonné, mon pauvre. J'te dis que c'est encore elle, ça peut pas être quelqu'un d'autre. Ta femme t'a vraiment retourné le cervelet, dis... J'te préférais avant... Passablement énervé contre lui-même, Jacques pénètre dans le salon, allume la lampe du guéridon, saisit énergiquement le visiophone et prend l'appel en passant le pouce sur la touche verte. Il s'attend, non sans une certaine anxiété, à l'apparition d'un visage féminin, peut-être la clé de l'énigme, du moins une preuve tangible que sa journée a bien eu lieu et que toute cette sinistre histoire va enfin s'achever. Cruelle désillusion : des figures géométriques ondulent dans l'espace multicolore de l'écran. Au centre de cet arc-en-ciel au mouvement hypnotique, une fine mention indique : Vocalys, votre messagerie 100% vocale, 100% gratuite

tandis que les haut-parleurs du visiophone confirment d'une voix suave préenregistrée : - Vous avez reçu un appel vocal en provenance de - non précisé -. Voulez-vous écouter son contenu ? 96


24 HEURES COLLÈGE

Evidemment, c'te question... pense Jacques en faisant la moue. A-t-on vraiment le choix ? Il valide sa réponse du doigt, opinant involontairement du chef. La même voix féminine tout droit sortie d'un hall de gare ordonne platement : - Jacques, consultez votre boîte mail, vite.

L'intéressé pousse un rire jaune et bref. On se moque de moi, là, on se fout de ma gueule, c'est pas possible... La frappadingue n'ose pas se montrer ? Passe encore... Mais pourquoi ne transmet-elle pas l'intégralité du message par Vocalys ? Elle a peur de voir sa facture atteindre des sommets astronomiques ? Ce serait logique, pour une ado... À moins que la dictée au visiophone ne lui corresponde guère, car elle dispose d'une plus grand aisance à l'écrit ? Il y a là matière à réfléchir. Alors que l'esprit de Jacques fonctionne déjà à l'allure d'un A.G.V. lancé, le temps lui manque pour disséquer les informations sous-jacentes. Il n'a pas d'autre alternative que de suivre les directives de la forcenée. Tel un pantin furieux de s'emmêler dans ses propres ficelles. Jacques repose le combiné, éteint la lumière et retourne à l'étage, direction son bureau. Il rallume l'ordinateur, lequel affirme fièrement dès l'écran de présentation que le système d'exploitation StarSlide version 16.37.1C est le plus stable et le plus convivial sur le marché. On s'en fiche. Je passe à Ubuntu dès les prochaines vacances. Grouille-toi de charger les fichiers, bon sang... Jacques n'a pas pris la peine d'éclairer la pièce. L'obscurité a pris ses quartiers dans le bureau ; la lumière verdâtre du moniteur LCD s'évertue à la percer. Fébrile, le nez collé à l'écran, Jacques lance son logiciel de messagerie et clique sur « Envoyer/Recevoir ». Une flèche bleue indique l'arrivée d'un courriel dans la boîte de réception. Dieu que c'est long... Mais allez... Dépêche... On y est.

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22h30 – 23h30

De : Goodbyelife@hotmail.fr À : Jacques.Baue@ac-nancy-metz.fr Objet : Je pars... Jacques, mon Jacques. Notre journée se termine comme elle a commencé : entre vous et moi. À ceci près que cette fois, aucune sonnerie intempestive n'interrompra mon propos comme ce midi. La nuit est revenue, elle sonne le glas de mes dernières illusions. Je n'ai plus rien à espérer de cette vie. Vous m'avez ôté tout espoir de rédemption. Quel funeste accueil réservé à ma déclaration qui était pourtant sincère et sans fard ! Vous n'en avez pas saisi toute la portée, je le crains, malgré votre grande intelligence. Fallait-il un tel aveuglement de votre part pour que mes propres yeux s'éclairent... Quand je vous ai vu vous élancer dans la cour, ma lettre à la main, j'ai compris. Vous n'avez pas accepté mes sentiments, vous les avez fuis comme la peste. Pire : le monde entier a été averti de notre relation unique et inestimable. Et je vous en ai voulu, oui, à la mesure de l'amour infini que je vous porte. Vous m'avez mortellement blessée ; j'ai répandu le sang de mon index en retour, pour vous faire partager mon indicible souffrance. Vous avez mis tout mon être en vrac ; vos effets personnels ont subi le même sort sous le coup de ma colère. Mais je ne vous en veux plus. Vous êtes désormais si loin de moi, comme l'ensemble de ma vie qui me paraît tellement... irréelle. Plus de raison de vivre, je suis SEULE. Mon cœur est vide et mes pensées aspirent au néant. Si dur de trouver les mots. Demain sera mon dernier jour. C'est ainsi. Ne vous croyez pas responsable. Tout sera apaisé : vous, votre couple, moi... Je n'ai plus mal. Je suis sereine. Adieu, Jacques. Une morte. 98


24 HEURES COLLÈGE

Mon Dieu, elle va le faire, elle va se suicider. C'est imminent. Et moi je suis là, peinard, à lire les dernières pensées morbides de cette parfaite illuminée que je n'ai toujours pas réussi à identifier. Ce n'est pas possible, ce n'est tout simplement pas possible. Je vis un cauchemar. L'instinct lui commande de cliquer sur l'icône « Répondre à ». Une nouvelle fenêtre apparaît, qui comprend le message reçu, et le curseur vient attendre les ordres en clignotant sagement au bout de la zone de texte. Il hésite ; ses doigts sont gourds et raides. Que répondre à cette malheureuse ? Admettons qu'il soit foudroyé par un trait de génie : ne risque-t-il pas malgré tout de produire l'inverse de l'effet escompté et de hâter l'échéance ? Absolument aucune garantie. Rien, rien, rien. Il se prend la tête entre les mains. Ses yeux sont irrités depuis un moment par la lumière de l'écran ; un battement conscient des paupières les rafraîchit. Sa nuque commence à lui faire un mal de chien. Tout à coup, son impuissance explose : dans un accès d'énervement mêlé de lassitude, il éteint l'ordinateur d'un clac sauvage sur le bouton On/Off. Il pousse un gros soupir de résignation et décide d'aller se recoucher. Il n'y a rien d'autre à faire. C'est un androïde mû par l'énergie du désespoir qui se lève. Il sait bien qu'il ne fermera pas l'œil une seconde. Mais au fond de lui il espère que la nuit, fûtelle blanche, lui portera tout de même conseil.

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22h30 – 23h30

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24 HEURES COLLÈGE

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Jacques rejoint sa femme au lit. Il se glisse sous les draps telle une couleuvre afin de ne pas la réveiller ; un insomniaque, c'est déjà largement suffisant. Pourtant, il a une envie irrépressible de s'épancher, alors dans le doute, il susurre plein d'espoir : - Tu dors ? Pas de réponse. Il insiste en tapotant deux fois la clavicule de l'endormie avec l'index. Aucune réaction. Tant pis, au moins une qui pionce, pense Jacques. Passe une bonne nuit, ma chérie. Il se retourne sur le flanc gauche en position semi-fœtale. Les amants se retrouvent dos à dos comme des duellistes et il se demande soudain s'il n'a pas déjà perdu une bataille, sa bataille. Manquant cruellement d'informations sur le camp adverse et sachant pertinemment que le renseignement est le nerf de la guerre, il imagine déjà un cadavre de jeune fille jonchant le sol d'une salle de bain ou vautré sur un matelas ensanglanté. Froid comme la mort, Jacques l'était bel et bien en entrant dans le lit conjugal. Maintenant, aux contacts conjugués de sa femme et de ses angoisses, il transpire déjà. La couette pèse singulièrement sur ses membres inférieurs. Il extirpe la jambe droite et lui fait prendre l'air en la balançant dans le vide, comme 101


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pour narguer le monstre de son enfance tapi sous le sommier et prêt à le démembrer mé-tho-di-que-ment. Pliant le genou, il ramène le pied vers le lit et le laisse s'effondrer sur la couette. Pouf. Ah, de ce côté, un peu de fraîcheur bienvenue. Des clichés de sa journée au collège viennent le hanter, il se laisse docilement faire. A-t-il le choix ? Au milieu de tout ce maquis d'images et de sons se trouve peut-être le détail qui pourrait tout changer. Il se concentre sur les filles croisées aujourd'hui, revoit d'abord la généreuse poitrine d'Alexandra, non mais et puis quoi encore ; enchaîne ensuite sur les trois drôles de surveillantes et leur invariable « Bonjour Charlie », ce qui le fait invariablement sourire ; passe sur les gâteaux de Nelly qu'il n'a même pas goûtés et le tiramisu de Stéphanie qu'il a dû recracher, triste ironie du sort gastronomique ; zappe sur les regards ambigus d'Euphrosine, de sa sœur et de leur petit groupe de midinettes qui le dévorent des yeux chaque jour ; embraye sur les plaintes mielleuses de Bénédicte et pour finir goûte la furtive étreinte avec Marie. Tout ça ne mange pas de pain, certes, mais ça ne fait pas recette. Bon sang, mais qu'ai-je donc raté ? Ai-je seulement raté quelque chose, d'ailleurs ? Jacques sent son cœur battre. Non, se débattre. Pendant de brefs instants, la pompe fait une pause puis redémarre, affolée par le retard pris. Oh non, de l'arythmie, manquait plus que ça, tiens... soupire-t-il intérieurement. Mais contente-toi donc de cogner contre ma poitrine, c'est tout ce qu'on te demande... Mais non. Le cœur du bonhomme n'en fait qu'à sa tête. Un quart de tour sur la droite, et le voilà sur le dos. Il ouvre les yeux droits devant lui. Comme ça, pour le principe. Il est éveillé, après tout. Mais il n’y voit pas grand-chose pour autant : seules trois rangées de pointillés filtrent la lumière blafarde émise par les Lampaleds publics, éclairant sommairement et en rafale des bouts de photos de famille sur le mur. Qu'avait donc coutume de dire son ami Olivier, philosophe au lycée comme à la ville ? Quelque chose comme : « C'est la nuit qu'on distingue le mieux certaines choses ». Pfff. Des doumettes, commente Jacques, un brin désabusé. C'est quoi cette théorie fumeuse de l'éclairante obscurité ? À part la nuit la plus noire, 102


24 HEURES COLLÈGE

noire comme la mort, qu'y a-t-il d'autre à reluquer ? Ce qu'il visualise très bien en revanche, c'est la manchette du Républicain Lorrain du jeudi 14 mars : Suicide inexpliqué d'une ado chez elle : personne n'a rien vu venir. Puis le lendemain : Une minute de silence au collège Barjavel pour exorciser le drame. Et le 18 mars : Dépôt de plainte des parents pour « non-assistance à personne en danger de mort » : un enseignant savait ! Un frisson d'horreur parcourt l'échine du futur inculpé. Tout cela est dramatiquement plausible, voire probable. Bien sûr, ça ne ferait les choux gras du Réplo que pendant quelques jours, mais ma vie serait définitivement brisée. Comme celle de la gamine. A ceci près que les déboires psychologiques d'un prof, ça n'intéresse personne à part les pros du ciboulot... Ding... Deng... Dong... Il est 23h45. Les cloches de l'église de Harboncourt viennent de rompre le silence de la nuit campagnarde. Simple rappel des minutes objectives qui s'écoulent, alors que les pensées de Jacques (Mon Dieu il n'est que cette heure-là ?) semblent allonger le ressort du temps jusqu'à la limite de sa résistance. Jacques sait résolument qu'il entendra chaque quart d'heure qui passe. C'est qu'il va y en avoir un nombre certain, de ces quarts d'heure qui défilent. Au bas mot rien que vingt-cinq jusqu'à l'heure officielle du lever. Curieusement, cette idée ne l'affecte pas : son angoisse est déjà à son apogée. Physiologiquement survolté, Jacques atteindrait presque une forme de stoïcisme. Comme si plus rien ne pouvait l'atteindre. D'un calme olympien, alors que son esprit bout. Les yeux ouverts qui ne broient que du noir, comme ceux des condamnés à la chaise électrique ou à l'injection létale dans les anciens couloirs de la mort made in USA. - Attends-attends ! Qu'est-ce qu'elle a dit au début de son courriel ? - ?!? 103


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- Un truc du genre qu'on se serait vu entre quatre z'yeux dès le début de la journée. Je crois qu'elle emploie même l'expression « Entre vous et moi »... - Ah oui, exact. Sauf que... à bien y réfléchir, je n'ai discuté avec aucun membre de la gent féminine ce matin ! - Mais si : il y a déjà Aline qui s'est intéressée à ton petit malaise, je te signale. - Ah oui. Mais... Aline ?!? Peut-on sérieusement la mettre sur la liste des suspectes ? On se connaît à peine, et c'est une adulte, tout de même... - Voilà deux arguments archi nuls, mon Jacquot ! Primo, vous vous côtoyez depuis quelques années dans le bahut, c'est bien assez pour fantasmer sur ton joli minois. Secundo, la folie n'a pas d'âge, que je sache... - Mouais. Et comme je n'ai parlé à aucune autre fille ce matin, alors... ce serait elle ? - J'ai pas dit ça. Tu vas un peu vite en besogne. - Explique. T'es pénible (et lourd et pesant, avec tes allusions)... - Le contact passe parfois autrement que par la parole... - Je te suis pas, mais je sens que tu vas me dénicher des maboules potentielles en pagaille. - Réfléchis un peu, Sherlock. Tu oublies trop souvent qu'elle est complètement timbrée, la nana ! Tu peux pas espérer qu'elle raisonne de manière logique, malgré des écrits aussi bien fichus. - Bon, et alors ? - Elle n'analyse plus aucune réalité objective. Plus d'intellectualisation, tout n'est plus qu'affectivité. Les événements qui vous concernent sont vécus par elle de manière exacerbée, tout peut être monté en épingle. - Comme... ? - Par exemple un simple « Bonjour », ou un regard échangé... Gonflé démesurément par son esprit malade, ce genre de fait apparemment anodin peut facilement se transformer en déclaration d'amour... - Mon Dieu... Mais comment veux-tu que je me souvienne des regards que j'ai croisés ce matin ? C'est impossible ! Et 104


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quand bien même j'en aurais la liste exhaustive, qu'en ferais-je, hein ? - ... - Mon Dieu... Ding... Deng... Dong... Ding... Deng... Dong... Ding... Deng... Dong... Ding... Deng... Dong... Dooong... Dooong... Dooong... Dooong... Dooong... ...ooong... ...ong... ... ... Contre toute attente, un sommeil léger et agité s'empare provisoirement de Jacques.

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23h30 – 0h30

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24 HEURES COLLÈGE

0h30 – 1h30

Gavé par les images de la chaîne 13ème Rue, Florent éteint le téléviseur en bâillant, presque heureux que le sommeil s'impose enfin. Allez au dodo ! dit-il pour lui-même, et son regard las tombe sur le cartable debout contre un pied de chaise. Mince, j'ai complètement oublié de préparer mes cours ! constate-t-il rageusement en se frappant la tempe. À l’issue d’une réflexion expéditive, il botte en touche : Donc j'aviserai demain matin, avant de partir. Et d'évoquer mentalement sa classe de 3ème qui ne verrait guère la différence, puisqu'il est désormais capable de produire à l'assemblée une leçon à la fois instructive et dynamique sans consulter ses notes de cours. A fortiori s'il n'a pas de notes ! Personne ne le remarquerait, sauf peut-être Elysianne, douée parmi les doués de la classe, dotée par la nature d'une finesse d'analyse exceptionnelle. Florent repense soudain au sulfureux problème de Jacques, se demandant s'il n'aurait pas dû l'informer au visiophone du petit incident de vendredi dernier : la gamine, d'un comportement toujours également discret, s'effondrant en larmes devant lui. Bah, ça n'a sûrement aucun rapport, mais je lui en toucherai deux mots demain quand je le verrai. Et de lui souhaiter intérieurement une bonne nuit, ainsi qu'à tous ses élèves qu'il prend un réel plaisir à accompagner et à instruire. 107


0h30 – 1h30

Il en est deux qui n'ont pas fini de converser par le biais d'Internet, malgré l'heure avancée de la nuit. L'écrémage entamé vers neuf heures s'est poursuivi toute la soirée, les copines sont allées se coucher l'une après l'autre, si bien qu'il ne reste plus que deux finalistes accrochées à leur clavier comme si leur vie en dépendait. (Peut-être est-ce d'ailleurs le cas.) - Alors c'est pour cette nuit ? - Oui, ou plutôt demain matin, aux aurores. - Tu es sûre de ce que tu fais ? Personne te fera changer d'avis ? - Non, Euphrosine. J'irai jusqu'au bout. Ce que je ressens est enivrant : le fait de maîtriser son destin procure une liberté incroyable, tu sais... On a l'impression qu'on peut enfin déplacer des montagnes. - Avant de se dire adieu, je voulais juste te dire... - Quoi ? - Que je... t'admire. Enfin, je sais pas si c'est le mot juste, mais... - Oh... - Si, t'as un tel courage ! Je t'envie... Et je regrette de ne pas t'avoir tout de suite acceptée dans le team. - Faut dire que j'étais un peu... comment dire... réservée ? J'ai mes torts aussi tu sais... - Dis pas ça. Maintenant que tu vas... partir, je te regrette déjà. - T'as le sens de l'euphémisme, toi ! On se reverra pas, ça c'est certain, mais rassure-toi : je serai bien mieux « là-bas ». - Comment peux-tu en être si sûre ? Moi, l'inconnu me fiche une trouille bleue... Et puis tu ne crois pas que tes parents vont être... enchaîne Euphrosine, avant de se rendre compte qu'elle a transgressé une des règles du groupe : ne jamais mentionner les géniteurs. Sa phrase reste ainsi suspendue dans l'éther numérique, avant qu'elle n'appuie finalement sur « Enter », espérant que son amie rebondisse tout de même sur l'idée. Après tout, c'est la dernière fois qu'elles dialoguent, non ? 108


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- ...Malheureux ? Peut-être. Je m'en fiche. Se préoccupent-ils le moins du monde du bonheur de leur fille, ou même simplement de ce que je pense ??? Tu crois que je serais seule dans cette immense baraque pendant toute une semaine, s'ils avaient un tant soit peu de clairvoyance sur le mal qu'ils me font et sur mes intentions en leur absence ? Allez on arrête de parler de ça, ou on va gâcher nos derniers échanges. Changeons de sujet et parlons un peu de toi : qu'en est-il de ton idylle avec Cédric ? - Couci-couça. On se voit si peu. J'en viens presque à espérer qu'il redouble sa seconde pour avoir une chance d'être dans sa classe l'année prochaine. Du coup j'ai demandé la même option que lui, GSW, au cas où. Mais remarque, le fait de l'attendre pendant deux jours, puis de le revoir le mercredi et le week-end, ça me permet d'en profiter un max. Je passe des heures formidables avec lui et chaque minute est précieuse... - Tant mieux. Profite, profite. Prends tout ce que le vie peut te donner (Vie de merde !) parce qu'elle reste pas généreuse très longtemps. Euphrosine ressent un malaise à la lecture de ces phrases. Ce n'est pas la première fois : son amie a bien trop souvent des mots d'adulte dans la bouche, réalistes, cruels, définitifs. S'ensuit un long moment où chacune se rend peu à peu compte qu'elles ont exploré toutes les facettes de leur vie tourmentée d'ados. Le silence perdure. Les doigts restent suspendus au-dessus des touches. L'instant redouté de leur séparation est arrivé, un peu en traître, mais il est là. Il n'y a plus qu'à se résigner. - Adieu, Euphro. - Adieu, Ely. Je penserai toujours à toi. Toujours.

Ils sont venus, ils sont tous là, ces chers apprenants. Jacques est gonflé à bloc, prêt à en découdre avec les cerveaux d'en face, en particulier les plus réfractaires. Aujourd'hui, on lui a collé un panel d'élèves issus de classes et même de niveaux différents, Dieu seul sait pourquoi. Sûrement pour le tester dans 109


0h30 – 1h30

des conditions extrêmes d'enseignement. Y a-t-il un inspecteur au fond de la salle ? Inquiet, Jacques vérifie : non, pas de crâne d'œuf en complet trois pièces à l'horizon. Ouf. Il embrasse le groupe du regard. Aux premières loges, Jéromine est assise, chose improbable, à côté de sa grande sœur. Chloé, l'épileptique d'ordinaire aux abonnées absentes, fait du gringue à Edouard, lequel a inexplicablement délaissé son belvédère habituel sur la poitrine d'Alexandra. Celle-ci aurait tout à gagner à changer de système respiratoire, tant elle semble engoncée dans son Wonderbra. Impossible de ventiler dans cette situation. Des branchies, peut-être... ? pense Jacques en pouffant intérieurement. Dans les autres rangées, les élèves présents lui paraissent encore flous, ennuagés, anonymes. Peu importe, il est l'heure : que le cours de maths commence ! Jacques se retourne vers le tableau, inspire un grand coup, mais voilà qu'on frappe. Aline entre et les élèves se lèvent comme un seul homme. - Bonjour, asseyez-vous, je vous en prie. Excusez-moi de vous déranger, Monsieur Baué, j'ai deux communications à passer aux élèves. - Faites, faites. - Voilà : première chose, le ou les élève(s) qui ont « emprunté » les lettres J et B de « BARJAVEL » à l’entrée du collège sont priés de les ramener au plus vite, afin qu'aucune sanction ne soit appliquée. - Pas de problème, Alien, euh je veux dire Aline, je vous les refile cet aprem, répond un Kévin pas gêné pour deux sous. Mais je tiens à préciser qu'elles sont tombées toutes seules, ces lettres, hein. Je les ai pas arrachées du panneau, elles broutaient l'herbe verte depuis un moment déjà. Je les ai juste ramassées avant qu'un esprit malfaisant ne les pique. Elles font tout de même partie intégrante de l'histoire du collège, c'est comme qui dirait des piliers, ce serait dommage qu'on les abîme... - Merci de ta sollicitude, Kévin. Deuxième chose : parmi les filles, quelles sont celles qui avaient rendez-vous avec Madame Stauder, l'Assistante Sociale, demain de treize à quatorze heures ? Six mains se lèvent promptement dans l'assistance. 110


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- Vous six donc, prenez votre carnet de correspondance, et indiquez dans la partie « Informations » que l'heure prévue est remplacée par une séance exceptionnelle de soutien psychologique. - Ah bon ? s'étonne Elysianne. Et pour quelle raison ? - L'une d'entre vous va se suicider cette nuit, donc les autres auront droit à un entretien particulier. - Waaaa, génial ! s'exclame Euphrosine. Les autres filles jubilent également. Les garçons font une moue empreinte de jalousie. - Pourquoi c'est toujours les filles qui ont les meilleurs changements de cours, hein ? râle Edouard, mauvais joueur. C'est du sexisme ou je m'y connais pas. Jacques fronce les sourcils. Quelque chose ne va pas dans ce groupe. Pas un seul n'a tiqué à cette annonce, incroyable ! Comment peut-on rester de marbre face à une nouvelle aussi dramatique ? C'est complètement absurde. Il observe les élèves avec attention : visiblement ça ne choque vraiment personne, tout leur paraît normal. Ce n'est pas normal ! - Voilà. Vous avez noté ? - Oui, Madame. Mais est-ce que vous savez qui va mettre fin à ses jours ? - Ah non, ça c'est la surprise, répond l'Assistante d'Education sur un ton affreusement neutre. Vous verrez bien. Au revoir. Aline quitte la pièce. Jacques est plongé dans un abîme de perplexité. A-t-il bien ouï tout ce qu'il a entendu ? Ou ses oreilles lui jouent-elles un tour pendable ? - Monsieur Baué, moi je suis sûr que vous savez qui c'est, affirme Kévin, le regard oblique. Les profs, ça sait tout. L’enseignant rougit perceptiblement. Il recule, mais le tableau blanc stoppe net sa tentative d'évasion. - Mais non, qu'est-ce que tu vas imaginer... Si je le savais, tu penses bien que... - À votre avis, M'sieur, c'est quand le meilleur moment pour se suicider, dans une journée ? coupe Euphrosine en fixant des yeux rêveurs sur les lampes du plafond.

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0h30 – 1h30

- Moi, je sais ! répond Chloé, ravie de pouvoir participer, pour une fois. C'est au petit matin ! - Ah bon, et pourquoi donc ? - Ben, le matin, c'est l'aube d'un nouveau jour, ça marque l'espérance d'une rédemption. C'est un autre monde qui remplace l'ancien, celui qu'on veut quitter. Le dépressif ne supporte plus la nuit, il veut la laisser derrière lui. - Moi j'aurais plutôt dit : le soir, affirme Elysianne. Jacques ne sait plus du tout où il en est. Ni ce qu'il fait là. Depuis quand son cours est-il devenu un lieu d'échanges psychophilosophiques ? Incapable de couper court, il laisse ses élèves mener les débats. Il reprendra le contrôle au moment qu'il jugera opportun. - Explique, Elysianne ! lance une autre gamine. - C'est simple : le soir venu, on a l'angoisse de la mort qui resurgit, on est tendu, confronté à ses propres démons. On ne sait pas ce que la nuit nous réserve comme (mauvaises) surprises, alors pour « garder la main », le suicidaire préfère anticiper, en quelque sorte. - C'est donc aussi le meilleur moment pour faire l'amour, non ? enchaîne Kévin. Il s'agit de tromper cette angoisse, de lui adresser un pied de nez, de lui faire... la nique ! Des éclats de rire fusent dans l'assistance. Impayable, ce Kévin. Imparables, les jeux de mots. Tout le monde se bidonne, hormis Jacques, de plus en plus éberlué. - Vous savez exactement de quoi je parle, hein M'sieur ? Vous avez eu droit aux faveurs de votre épouse, cette nuit... A-telle dissipé votre anxiété ? A-t-elle réussi son... coup ? - Mais... je... Mais qui... bredouille Jacques. Comment diable ce jeune freluquet peut-il être au courant de mes faits et gestes aussi bien que moi-même ? J'hallucine, tout bonnement ! - Vous nous avez habitués à plus de répartie, M'sieur Baué. On est déçu. Franchement. Pendant que le cerveau de Jacques cherche désespérément à sortir de cette situation ubuesque, Kévin se lève, sûr de lui, et enfonce le clou :

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- Vous savez qui va se suicider. Le seul problème, c'est qu'une partie de vous ne veut pas admettre que vous savez. L'enseignant n'écoute plus le laïus que d'une oreille. Son regard essaie d'accrocher un élément rationnel dans la salle, un point d'ancrage pour éviter de défaillir. Mais ni la logique, ni la mesure, ni la raison ne viennent à son secours. Comment en suisje arrivé là ? Pourquoi ? pense-t-il, affolé de perdre irrémédiablement le contrôle de la situation. - Oh, mais cessez donc avec tous vos « Pourquoi ? » ! Pourquoi ci, pourquoi ça, pourquoi ces deux droites sont-elles parallèles, pourquoi le carré de l'hypoténuse est-il égal au carré des deux autres côtés du triangle rectangle, etc. etc. Doit-on toujours tout expliquer ? (J'ai pas rêvé, là, il lit carrément dans mes pensées !!!) Au fur et à mesure de l'échange verbal, Kévin mûrit à vue d'œil : son ossature se renforce, sa musculature également, et un petit duvet se développe au-dessus de la bouche. Jacques, quant à lui, commence à ressentir une impression d'écrasement au niveau de la poitrine. La cage thoracique comprimée, sa respiration s'accélère, il s'arc-boute contre le mur. Il n'a pas les armes pour lutter. Ni de soutien en vue : aucun élève ne prête réellement attention à la joute. La panique s'immisce en lui. Il plonge la main dans la poche droite de son pantalon en toile et fouille. Les doigts fébriles ne trouvent rien. Bon sang, mais j'ai toujours un Lexomil sur moi, d'habitude !. Baissant le regard sur sa pogne vide, il constate que son avant-bras est entièrement recouvert de petites écailles jaunâtres, disposées en quinconce sur la peau désormais masquée. Dieu, mais qu'est-ce que c'est que ça, maintenant ? Acculé par cette succession d'aberrations aux portes de ce qu'il croit être la folie, il ne peut plus faire autre chose que se mettre en colère et, dans un ultime refus de la réalité, il hurle : - Kévin, ASSIS ! - Assis ? Ah non ! - Ah si ! Et tu vas rester coi ! - Quoi ? - Rester coi. - Pourquoi coi ? 113


0h30 – 1h30

- Dis, tu crois que tu vas me mener longtemps par le bout du nez ? - Et même par les deux bouts. Je suis toujours debout. Et vous, vous êtes presque occis. - Oh non. - Oh si... ! Jacques a l'impression tangible et très désagréable d'être victime d'un sketch de Raymond Devos pour le compte d'une émission de caméra cachée. Cela pourrait le rassurer, voire lui arracher un sourire, mais tout est allé beaucoup trop loin : entraîné malgré tous ces efforts dans un irrésistible vortex, il ressent qu'au fond de lui quelque chose se libère en même temps que sa rage. Quelque chose d'irrationnel qui a été brimé trop longtemps, reclus dans un coin oublié de son esprit. - Ah ben je vois que Monsieur Baué reprend du poil de la bête ! constate Kévin en désignant les avant-bras de Jacques. Effectivement, certaines écailles perdent de leur éclat. Jacques frotte. Elles résistent à peine, tombent au sol. Les doigts balaient la surface de la peau avec frénésie. - Allez partez, maintenant, je crois savoir que vous avez de la visite, conclut Kévin, dont le visage a brusquement perdu sa malice. La mue s'achève. Jacques a fait peau neuve. Et soudain, il comprend. Soudain, il sait : il est en train de rêver.

Jacques se réveille, en nage et haletant, dans des draps tout entortillés. Stéphanie dort toujours, impassible. Presque impossible, pense-t-il. Quand du rez-de-chaussée lui parvient très distinctement un bruit de chute.

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1h30 – 2h30

L'homme est anxieux, aussi tendu que la corde d'un arc. Le souffle court et le cœur battant à tout rompre. À ce régime-là, je ne sais pas combien de temps il tiendra, pense Jacques, désabusé. Il repousse les draps, se lève et enfile ses savates puis les remise à nouveau - pour la discrétion elles repasseront. Ses oreilles sont à l'affût, dans l'expectative d'une autre preuve de la présence d'un intrus. À moins qu'il ne s'agisse d'un des gosses ? espère-t-il, mais en rasant les murs jusqu'à leur chambre il doit se rendre à l'évidence : leur respiration caractéristique indique qu'ils dorment à poings fermés, eux. Doit-il allumer la lumière dans le couloir ? Non, pas tant qu'il ne sait pas ce qui a provoqué le bruit : il peut tirer avantage de l'obscurité en cas de mauvaise rencontre. Il descend l'escalier précautionneusement, appuyant la main sur la rampe en bois comme pour y puiser quelque assurance, et compte les marches dans sa tête. Un, deux, trois, je suis aux abois. Toujours pas d'autre bruit suspect. Il continue sa progression. La peau moite de sa voûte plantaire adhère au carrelage ; c'est désagréable au possible. Quatre, cinq, six, ai-je fait une bêtise ? Victime du syndrome universel du lait sur le feu, il s'interroge : avant d'aller se coucher, a-t-il ou non branché l'alarme volumétrique dans la partie jour de la maison ? 115


1h30 – 2h30

Probablement. En principe, oui. En principe. Et il se voit en train de basculer l'interrupteur. Mais était-ce hier ou avant-hier ? Quel bazar dans sa tête ! Impossible de faire le tri entre les pseudo souvenirs, les informations oniriques et la réalité. De toute façon, pas la peine de tergiverser, on arrive. Dix, onze, douze, alors ? Suis-je dans la bouse ? Il prend conscience que le Jacques d'il y a deux heures n'aurait jamais eu l'inspiration d'une telle comptine. C'est même complètement saugrenu au vu des circonstances. Cette prise de distance moqueuse le stupéfie, il commence à se dire qu'il y a du changement en vue dans sa caboche. Bon gré mal gré, il faudra bien qu'il refasse connaissance... avec lui-même. Au pied de l'escalier, Jacques sent un déplacement d'air tout proche, à deux ou trois mètres à peine. Des mouvements rapides et saccadés, comme des va-et-vient d'essuie-glace. Quelqu'un halète ! Mais... ce quelqu'un est de petite taille et il respire la bouche ouverte. Soulagé, Jacques expire bruyamment et appuie sur le commutateur. La lumière inonde le hall. C'est bien Asimov ! Attendant son maître depuis que celui-ci tâtonne dans l'escalier, il remue la queue, redoublant d'allégresse. À côté du chien gisent un panier en osier renversé, des bâtonnets d'encens, des savonnettes et un sachet de pot-pourri, le tout dans un joyeux désordre. - Alors, c'était toi ! chuchote Jacques. Tu es inquiet et tu ne dors pas, hein ? Comme ton maître... - Ouaf ! répond Asimov qui semble acquiescer. - Chuuuuut ! Tu vas réveiller les autres... Attends, il faut que j'aille couper l'alarme avant qu'elle se déclenche. C'est déjà une chance que tu l'aies pas mise en route, avec ton remueménage ! Jacques s'exécute en pianotant le code à cinq chiffres sur le boîtier placé à côté de la penderie. Il s'en fallait d'une vingtaine de secondes. Une pensée effleure son esprit, mais le chien a déjà anticipé et se précipite vers la porte d'entrée. Ou plutôt en l'occurrence, de sortie.

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24 HEURES COLLÈGE

- Bonne idée, Asimov, l'air frais nous fera le plus grand bien. Je prends ta laisse, je mets quelque chose aux pieds et sur le dos, et on y va.

Hésitant, Jacques appuie néanmoins sur la poignée. On ne sait jamais, après tout, qui ne tente rien n'a rien. Impeccable ! Elle n'est pas fermée à clef ! Il y a un Dieu... Après avoir attaché Asimov au pied d'un sapin majestueux, Jacques pousse la lourde porte du XVIIIème des deux mains ; celle-ci pèse son poids et en franchir le seuil doit apparemment se mériter. Le clocher se met en branle pour accueillir le visiteur nocturne : il est deux heures et quart. L'idée lui est venue alors qu'il suivait Asimov furetant dans la prairie, aux abords de l'église. Le froid de cette nuit de mars lui agrippait les oreilles depuis un moment ; il commençait à frissonner, son pyjama n'offrant sous la veste qu'une bien maigre résistance à la bise cinglante. L'imposant édifice paraissait l'appeler à s'y abriter momentanément. Le sacristain, d'un âge canonique, a dû oublier de la refermer pour une raison quelconque depuis la dernière messe mensuelle. À moins que ce ne soient des grenouilles de bénitiers déguisées en femmes de ménage. En fait, peu lui importe. Jacques est d'abord surpris par l'atmosphère particulière qui règne dans le lieu de culte. L'air qui est emprisonné sous la voûte prend une sorte de consistance étrange. Le silence, impressionnant, ordonne d'être respecté. Jacques fait du mieux qu'il peut pour ne pas le briser, mais chacun de ses pas sur le dallage de l'église résonne atrocement. Voilà un mécréant qui vient troubler la quiétude de ses hôtes ! Il a l'impression d'interrompre une sorte de fête à laquelle il n'est pas invité. Même un triste Saint Antoine semble être là pour lui réclamer un billet d'entrée. Plus loin, d'autres statues grandeur nature guettent ses faits et gestes, immobiles et menaçantes. C'est comme dans cet épisode de la 4ème dimension où les mannequins prennent vie dès la fermeture du magasin d'habillement : on jurerait que les 117


1h30 – 2h30

représentations des saints et/ou personnages bibliques ont une vie propre. Quand personne ne les regarde. Assez déliré, mon Jacquot. Qu'est-ce que tu es venu faire ici ? Cet endroit me fiche la chair de poule... Précision : il n'a plus froid à cause du vent. C'est la nature même de ses frissons qui a changé. Mais la curiosité est la plus forte : puisqu'il est là, autant visiter, cela fait un bail qu'il n'a pas mis les pieds dans une église. La dernière fois, se rappelle-t-il, ça devait être pour une messe de Noël, peu après le baptême de Corinne, l'année où la veillée était célébrée à Harboncourt. Prospecter la bâtisse de nuit, qui plus est, apporte un peu de piquant auréolé de mystère. Vilain défaut, certes, mais péché véniel. Le visiteur passe sous la tribune de la chorale supportée par quatre colonnes gothiques. De vieux bancs en bois foncé, disposés en rangées numérotées de vingt-quatre à un, défilent à sa gauche et à sa droite. Parvenu au centre de la nef, l'église devrait lui apparaître dans toute sa splendeur, si elle n'était dans une obscurité presque totale. Les vitraux rappelant des scènes de la vie de Jésus sont noirs et donc inappréciables. Seules deux veilleuses disposées de part et d'autre du chœur rappellent que la lumière triomphe toujours de la nuit. Enfin, pour le coup, le triomphe est modeste, ironise Jacques. Elles ont autant de clarté que les panneaux lumineux accrochés aux dessus des deux sorties de secours ! Et Jacques de poursuivre l'inventaire de ses découvertes : sur sa gauche, adossée au mur, voilà l'antique chaire à prêcher, sur laquelle nul n'est autorisé à monter pour cause de dangerosité clairement indiquée. Une chaînette de bon aloi mais de mauvaise qualité barre d'ailleurs le passage à celles et ceux qui voudraient risquer leur col du fémur. La chaire est richement ornée, notamment par quatre personnages que Jacques suppose être les évangélistes. Mais... chacun d'entre eux est flanqué d'un dæmon ! constate le visiteur amusé qui vient tout juste de boucler la lecture de la passionnante saga de Philip Pullman, « Les royaumes du Nord ». Jacques s'approche : effectivement, les saints écrivains sont tous affublés d'espèces d'animaux de compagnie, qui un aigle, qui un taureau, qui un lion, qui un homme ailé. À propos d'anges, ceux-ci figurent en bonne place dans l'église : en regardant vers le chœur, Jacques en distingue 118


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plusieurs au format XXL au-dessus des autels de la Sainte Vierge et de Saint Joseph. Et parés de teintes chatoyantes du meilleur goût : apparemment (Jacques plisse les yeux en s'avançant) les robes sont soit vert pomme, soit rose bonbon, couleurs choisies lors de la dernière rénovation datant de 1987. Et que dire des représentations de Jésus ? En bon calculateur qu’il est, Jacques les a repérées et comptées dans la pénombre. C'est pléthorique. Le Fils de Dieu est omniprésent, comme pour prouver qu'il a effectivement le don d'ubiquité. Pas moins de sept statues à son effigie, de tous les âges, de l'enfance bénie à la trentaine crucifiante. Comme pour sermonner que Dieu n'a pas d'âge. Et cela sans compter le chemin de croix en quatorze stations réparties en autant de tableaux polychromes tout autour de la nef. Jacques n'a pas le courage d'aller plus loin, de pénétrer dans le chœur, de scruter le transept, de perquisitionner la sacristie. Il est pris d'une sorte de tournis. Trop c'est trop. Trop de symboles, trop de chiffres, trop de visages, trop de signes incompréhensibles, trop de couleurs et de dorures devinées dans la pénombre... Comment diable un chrétien peut-il se concentrer sur ce que dit le prêtre ? Est-il en mesure d'examiner sa propre conscience, d'élever son âme et de communier avec Dieu malgré de tels... parasites ? Jacques a une soudaine envie de vomir. Rebelote, comme ce matin, en présence des Assistantes d'Education : - Vous m'avez l'air un peu patraque ; allez, asseyez-vous donc. Le souffreteux obéit à l'injonction sans demander son reste. Il avise le banc de gauche de la rangée une et y pose son séant. Le banc gémit en bon vieux banc qu'il est ; les statues font une fois de plus la grimace. Mais, mon Jacquot, tu es seul, je te signale ! On s'en tape, du bruit ! Jacques tente de s'en convaincre sans y parvenir tout à fait. En tout cas, la nausée se calme un peu, c'est déjà ça. Il passe la main sur son front humide, puis sur ses yeux pour les masser, et bâille à se décrocher la mâchoire. Devant lui, tenant compagnie à la Vierge Marie, une nonne portant sur la poitrine un crucifix et un bouquet de roses invite les fidèles (contributeurs) à prier à une intention quelconque. Moyennant la 119


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modique somme de deux euros pour l'achat d'un lumignon censé... Oui, censé quoi ? Booster l'exaucement ? Même la Pucelle d'Orléans, qui exhibe fièrement drapeau et armure non loin, semble sourire à cette pensée. Jacques ferme les yeux. Malgré l'obscurité il y voit encore trop, finalement, dans cette église. Il préfère se réfugier en lui-même. Cela lui fait du bien. L'atmosphère est froide et humide, mais son cœur est au chaud. Son palpitant se calme. Il commence à saisir ce qu'exprimait Olivier à propos de la nuit-quirévèle-certaines-choses. Détendu, confiant, il plonge. Exit la problématique actuelle. Un voyage intérieur débute. Vers son propre passé. Vers sa propre vie. Ding… Deng… Dong… Ding… Deng… Dong…

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24 HEURES COLLÈGE

2h30 – 3h30

S'agissant d'un lieu, il serait lugubre, humide, malsain, comme une grotte aux parois suintantes par une nuit glaciale de pleine lune. Voici livrée à l'expertise de Jacques une facette inattendue et encore inexplorée de sa personnalité, peu amène de prime abord, voire repoussante. En termes de physionomie, il se figure des cheveux longs et gras qui viennent caresser un visage orné d'une barbe de cinq jours, de joues creusées et d'un front haut parcouru de larges sillons. Un second Jacques, atteint par les ans, miné par la souffrance, ravagé par des plaisirs immédiats si vite oubliés. Le loqueteux s'adresse à son visiteur d'une voix rocailleuse : - Bonjour, mon Jacquot ! Ben dis donc tu es matinal toi ! Quel honneur de te recevoir ! Excuse l'inconfort, j'ai fait ce que j'ai pu avec ce que tu m'as laissé comme place... - Heu... qu'est-ce que je fais là ? Pourquoi vous... tu... m'as amené ici ? - Ah là permets-moi de rectifier illico : c'est toi qui as besoin de moi, tu t'es invité tout seul comme un grand. Mesdames et messieurs, voici Jacques le Majeur qui vient me rendre visite !

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2h30 – 3h30

Je suis flatté que tu voies le merdier dans lequel je patauge depuis un an grâce à toi... Et en guise de bienvenue, l'hôte adresse un magistral coup de poing dans le ventre de Jacques. Pris par surprise, celui-ci recule, plié en deux. Mais son alter ego est déjà sur lui. Craignant une deuxième marque de sympathie, Jacques se recroqueville pour encaisser. Contre toute attente, il est soudain pris affectueusement par les épaules. À les observer on jurerait avoir affaire à deux potes de trente ans qui parlent conquêtes féminines et tenue à l'alcool. - Allez je t'en veux pas, va, tu m'as tout de même réveillé, même si t'avais guère le choix. Jacques, décontenancé, se laisse manœuvrer. L'introspection prend un tour imprévu et plutôt nauséabond. Qui c'est ce type, d'abord ? pense-t-il. - Appelle-moi Jacques le Mineur, ça m'ira comme un gant. Mineur, parce que j'ai dû creuser un bout de temps pour arriver ici, où j'ai fait mon trou peinard ; mais mineur dans l'autre sens du terme aussi. Pour ça, j'suis bon, hein ? - Pour quoi donc? - Te sortir de la bouse dans laquelle tu t'es fourré... Ledit bouseux tique. Décidément, le vocabulaire fleuri de ce bonhomme, ça ne passe pas. - Mais arrête de faire comme si tu me connaissais pas, merde ! Tu te fous de ma gueule ou quoi ? - !?! - J'te rappelle que je suis une part de ta personnalité, et c'est pas parce que tu m'as fait croupir ici, au fond de toi, que j'ai pas droit à un minimum d'égards. Et prem's, tu pourrais au moins me regarder dans les yeux. Jacques obéit et constate que le visage du Mineur s'adoucit à nouveau, comme empreint d'une compassion insoupçonnée, l'air presque affligé. - Enfin, t'es pas entièrement responsable de mon... de notre état. C'est sûr, y'a le temps qui passe, les habitudes habituelles, les circonstances qui font que, et puis le mariage, les mioches, la vie pépère au collège et à Harboncourt... 122


24 HEURES COLLÈGE

J'comprends, j'te jure, j'comprends... Tout ça, c'est... affadissant, hein ? Et quand un petit problème survient, pas de panique, tu sais faire : t'as appris à gérer, hein ? Ouais, au bout du compte, t'es qu'un gestionnaire... Le Mineur a prononcé cette phrase avec un rictus de dégoût, comme s'il proférait la pire des insultes qu'on puisse imaginer. Beurk, un gestionnaire... - C'est que dans ta vie, mon pauvre Jacquot, y'a plus de bas, mais plus de haut non plus ! Un encéphalogramme dramatiquement horizontal ! Un océan de platitude, la marée coef' zéro ! Du riz saupoudré à la semoule de blé dur ! Ouarf, trop dure pour moi, ton existence... Tu m'fais pitié... Aussi estomaqué que par le geste d'accueil, le Majeur ne peut guère contester les dires de son homologue. Ces phrases assassines trouvent même une sorte d'écho en lui. Stéphanie l'a bien dit un jour en plaisantant : dans leur couple, elle est le Feu, lui est l'Eau. Elle s'en était plainte souvent par la suite. Mais estce que cet état de fait ne l'arrangeait pas quelque part ? pense Jacques. - Justement, mon Jacquot ! Réfléchis un peu : dans notre histoire, qui a éteint qui ? Qui a éteint qui ? Hein, à ton avis ? Le Mineur s'étant approché, Jacques sent une haleine puant l'ail, le schnaps de prune et les bonbons à la menthe extraforte. Il ne peut s'empêcher de faire la grimace. Sur sa lancée, son autre lui-même enchaîne : - Alors quand t'as daigné me laisser m'exprimer, l'an dernier, t'as pas été heureux, dis ? T'as pas pris ton pied, avec la Marie-couche-toi-là ? Jacques tique à nouveau. Ce type est vraiment infect. JE suis infect, donc ! Une fois de plus, il est obligé d'admettre cette autre part de vérité qu'il a occultée : sa parenthèse adultérine lui a administré un bon bol d'air frais. C'était un acte salvateur, nécessaire et jubilatoire. Et à l'instant même, il ressent violemment la culpabilité afférente à cette idée. - Hooooooo, de grâce, laisse ton surmoi où il est, bordel ! Il va t'user jusqu'à la corde... Déjà qu'il a réussi à te convaincre 123


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que ton ex-maîtresse t'a bel et bien oublié alors qu'elle en pince encore grave à ton sujet... Ça sédimente sec dans ton cerveau rempli de flotte, mec... « L'Eau », ouais, pfff, tu parles... La seule chose que t'as engloutie, c'est moi, ton serviteur peut-être un peu fêlé, je te l'accorde, mais assurément zélé, tu me l'accorderas. - Qu'est-ce que tu attends de moi ? - T'inverses encore les rôles ! Arrête de te victimiser ! Tu as besoin de moi, okay. Alors voici mes conseils. Enfin, si ça intéresse Môsieur. (Comme si j'avais... comme si nous avions le choix !) Tu t'en sortiras que si tu me laisses un peu de place. Bon, j'demande pas un palace, mais quand même... - « M'en sortir » ? Mais c'est pas moi qui suis en danger ! C'est plutôt cette fille, là... - Que tu crois ! Elle n'a fait que te confronter à toi-même, mon vieux, la preuve... Si tu veux vraiment la sauver (ce dont j'ai un doute au vu de la façon dont tu te démerdes), c'est toi qu'il va falloir reformater. Il suffit de me laisser un peu agir, t'es trop raisonnable, trop prévisible... Un gestionnaire quoi. Faut absolument rééquilibrer la balance. Quand y'a une crise, toi t'analyses. T'as tout faux, mec. C'est parfois complètement inefficace. Au lieu de t'adapter, faut parfois enrager. Humanisetoi un peu ! Retire les mains de tes poches, vide ton sac, bouge-toi les fesses, sors de tes gonds de temps en temps, merde. Ris à gorge déployée, pleure à chaudes larmes et ose péter en public, bordel. T'es pas un robot. Laisse-toi submerger par les émotions au lieu de te gargariser à grandes lampées de raisonnements stériles. On se sentira beaucoup mieux après, tu verras... Comme pour appuyer sa démonstration, le Mineur entoure à nouveau affectueusement les épaules de Jacques. Tout son visage semble éclairé par une lueur d'espoir qui jaillit de ses yeux. Mais Jacques reste circonspect. Le tableau dressé par son vis-à-vis n'est-il pas trop beau ? - Bon, c'est sûr, j'te dis pas que ça va être tout rose, Stéphanie et les gosses ne vont peut-être pas apprécier tout de suite le changement. Mais crois-moi, notre bonheur en dépend.

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Jacques ne pipe mot. Le Mineur sent la victoire au bout de la langue. Il choisit ce moment pour porter l'estocade : - Dis-moi, mon Jacquot, es-tu un homme heureux ? - Tu devrais le savoir, puisque tu es une partie de moi. - Je veux te l'entendre dire. - Oui. - Mensonge éhonté. Es-tu heureux ? - Je te dis que oui, répète Jacques sans masquer son agacement. J'ai tout ce dont je désire : femme, enfants, situation... - Balivernes. Repense à un seul événement heureux de ces dix dernières années, et repose-toi la question. Et dépêche-toi, le coq va bientôt chanter. De mauvaise grâce, Jacques s'exécute néanmoins, afin d'en terminer avec cet interrogatoire en clouant le bec à ce sansgêne. Des images sortent plutôt aisément de sa mémoire : les naissances de Corinne et surtout de Maximilien, des vacances homériques à Saint-Malo trois ans auparavant, les dix ans de mariage fêtés dignement avec un tête-à-tête aux chandelles... Mais Jacques éprouve une sensation étrange : les morceaux de vie défilent comme s'ils appartenaient à un autre. Son cœur reste sec, il n'éprouve aucune émotion. Il s'efforce, soudain conscient d'un vide insupportable en lui, mais cela ne change rien. En face de lui, le Mineur sourit tristement. - Tu comprends maintenant ? Ces souvenirs, tu n'en as plus aucune trace affective, tout est à moi. Peux-tu réellement connaître un bonheur plein et entier sans ça ? - Non, je l'avoue. - Yesss ! Alors allons-y, partner, on bosse de concert ! Tu me laisses mener la danse, on suit ma partoche quand c'est nécessaire, ok ? Pour tout dire, j'commençais à me morfondre grave ici. Et puis ça manque d'action, ton histoire. J'suis pas le seul à le penser, d'ailleurs. Jacques ne relève pas l'allusion : il est déjà tourné vers les conséquences de cet accord pour l'avenir immédiat.

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Jacques ouvre lentement les yeux. Quelle expérience troublante... Pas si désagréable, au bout du compte, mais très déconcertante. Et instructive surtout. Il n'imaginait pas avoir autant de ses propres neurones à décortiquer. Devant les élèves, profession et passion obligent, l'éloquence a toujours été son fort. Mais pour la prolixité intérieure, plus personne. Du moins jusqu'à aujourd'hui. Son corps tout engourdi refuse encore de répondre pleinement présent. Sur ce vieux banc de bois, la position assise est devenue insupportable. Il se lève donc, mais ses jambes le trahissent ; il flageole. Raidissant les genoux, il étire les bras, émet un ample bâillement. Devant lui, les escaliers de marbre menant au chœur semblent onduler, comme si réalité et illusion hésitaient à se séparer pour reprendre leur place naturelle dans l'ordre des choses. Ainsi donc, ne plus trop réfléchir. Fonctionner à l'instinct. Eh bien c'est parti. Jacques pense soudain à Asimov qui doit s'ennuyer ferme, là dehors. D'un pas pressé, il reprend immédiatement la nef direction la sortie. Passant sous la tribune, voilà que son œil est attiré par des reliefs, des couleurs et de grandes lettres tracées sur des feuilles de papier d'un format improbable. Placardées contre les murs du fond, elles échappent à la vue du visiteur entrant. Des travaux ludiques effectués en guise de préparation à un sacrement, communion ou profession de foi vraisemblablement. Cela manque parfois de finesse, mais a le mérite d'être concis et expressif. Sans raison autre qu'une forme de curiosité amusée, Jacques s'approche. Les affiches mettent la Vierge Marie à l'honneur. S'y étalent diverses phrases tirées d'un auteur de spectacles musicaux, un certain Daniel Facérias : Quand on ne voit plus la lumière Quand notre regard est court Quand pèse sur nos paupières La poussière du parcours Quand on nous mène aux galères Marie nous ouvre le jour.

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Difficile de ne pas évoquer sa Marie, si fragile et attentionnée et peut-être encore amoureuse de lui. Elle a essayé de l'aider du mieux qu'elle pouvait, mais sans succès. Jacques soupire. S'apprêtant à sortir il engouffre déjà une main dans la poche de sa veste et effleure un bout de papier. La lettre, tiens, la lettre est encore en sa possession. Il n'a aucun souvenir de l'avoir replacée là, après l'avoir fait lire à Stéphanie. Combien d'autres gestes machinaux a-t-il ainsi oubliés ? (Retire les mains de tes poches !) Il sort la lettre, la déplie sous le faible éclairage de l'applique indiquant « Issue de secours » au-dessus de la porte d'entrée de l'église. Il ne distingue pas grand-chose, la lettre a une apparence de vieux parchemin fantomatique... La forcenée a bien pris la peine de la structurer en paragraphes mais, détail insolite, il n'y a aucun retrait à gauche. Juste... (Hein ?) Impossible de déchiffrer le contenu exact de la lettre, mais (Qu'est-ce que... ?) les lettrines, elles, demeurent lisibles ! Pourquoi donc des lettrines, d'ailleurs ? C'est complètement désuet. Il tend le bras comme un futur presbyte pour mieux lire le mot qui apparaît (Comment ai-je pu manquer ça ???) et le temps se fige. Un tel enchaînement ne peut être statistiquement le fruit du hasard : c'est celui d'une volonté tortueuse. Sans calculer la probabilité d'aligner aléatoirement des lettrines précises, Jacques pressent que l'on dépasse une chance sur cent millions. Un mot qui désigne l'auteure, bien plus qu'une signature..., pense-t-il en écarquillant des yeux effarés, ne voulant pas encore y croire. Elle s'est bien jouée de moi ! Elle remet ça ! MARIE ! - Marie ! crie-t-il dans l'enceinte du lieu et ce prénom lui revient inlassablement en écho. Qui d'autre que celle qui a déjà failli mettre fin à ses jours par amour l'an passé ? Qui d'autre qu'une passionnée de mots, adepte des sous-entendus les plus abscons, passée maîtresse dans l'art épistolaire de brouiller les pistes, serait prête à considérer son éventuelle disparition comme un simple... retrait ? Marie... C'était 127


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trop évident... Alors pourquoi fallait-il chercher de midi à quatorze heures ? Quelqu'un crie dans la tête de Jacques. Il ne s'entend plus penser. Comme s'il était sujet à des micro sommeils répétitifs, Jacques vit les minutes suivantes en pointillé. La porte de l'église. L'arbre. Asimov est détaché. Ils courent. (Bouge-toi les fesses !) Son cœur s'emballe, tambourine, explose. Sa respiration ne suffit pas, il lui faut un poumon de plus. Ses jambes ont mal. Il traverse la route. L'asphalte écrase ses pieds. Il n'a jamais couru aussi vite. La dernière fois, c'était quand ? Il faut qu'il la contacte. Ça urge. Sa trachée brûle. Pourquoi a-t-il négligé de prendre son portable ? Il perd de précieuses secondes. Voilà la maison. Mais pas pour se recoucher. Oh non. Ce ne sera pas le lit, à reluquer le plafond comme si c'était la Sixtine. Pas de sommeil en vue. Pas de démangeaison insoutenable entre deux doigts de pied non plus. La porte de la maison. Plus de souffle. Le guéridon. Exténué. Le visiophone. Il tape : 03 87 89... (NON ! Attends !) Il doit réfléchir un peu à ce qu'il va dire. L'an passé, Marie n’avait mis personne au courant de sa dépression et avait tenté de nier avec acharnement après la découverte du pot aux roses par Jacques. Avec moult arguments et sans sourciller, elle avait presque réussi à le convaincre qu'il délirait ! Sachant qu'elle a aujourd'hui plus encore une chance d'être identifiée, elle a nécessairement fourbi ses armes, prévu une contre-attaque, sauf... sauf si elle veut ardemment que Jacques la sauve à nouveau. Mais compter là-dessus, c'est trop risqué. Il ne doit pas la laisser s'installer dans la conversation. Et si ce n'est pas elle ? Une chose ne colle pas dans les courriers. C'est vrai ça, pourquoi donc m'aurait-elle vouvoyé ? Jacques temporise, tergiverse. Si, c'est elle, forcément. Elle a voulu me rendre la tâche plus rude, semer de faux indices... En tout cas, hors de question de tourner autour du pot, Jacques décide d'y aller au bluff, tout de go. Il tape le numéro et inspire un grand coup.

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À l'étage, Stéphanie ne dort pas. Et ce depuis un moment. Les paupières closes, le corps immobile, elle ne perd pas une miette de ce qu'elle doit entendre.

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Fichue nuit pour Marie, victime consentante d'un sommeil agité et entrecoupé de longues phases de réveil. Avec en prime une imagination qui travaille à plein temps. Dernier épisode en date, le revisionnage de la scène dans laquelle Jacques l'a entourée de ses bras, en salle des profs cette après-midi. La nuit entraînant un relâchement de sa vigilance, ses techniques d'autocensure sont inopérantes : impossible pour elle de ne pas extrapoler, de ne pas chercher un sens caché et des sous-entendus dans la tête de son ex-amant. Impossible surtout de ne pas graver de sentiments sur cette sensation de chaleur douce et enveloppante qu'elle a ressentie dans les bras de Jacques. Débordé par ses émotions pendant d'interminables minutes, incapable d'endiguer un flot d'idées contradictoires, son cœur s'est tout de même décidé à se calmer vers trois heures du matin. Comme souvent, seule la toute fin de nuit apporte le repos que Marie espère et en principe, c'est le réveil qui vient interrompre sa fragile quiétude. Aujourd'hui, il s'agit d'un appel au visiophone. Elle met plusieurs secondes à charger ses fichiers de démarrage, à se rappeler qui elle est, quel jour on est, juste avant de pester contre ce trublion qui vient interrompre son court 131


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assoupissement. Elle se redresse tant bien que mal contre la tête de lit et saisit maladroitement l'appareil pour le poser ensuite en équilibre sur les cuisses. Trop groggy pour formuler une question sensée, elle pousse juste un Allô ! entre deux esquisses de bâillement. Le visage de Jacques apparaît sur l'écran. Son cœur fait un bond dans la poitrine, mais elle n'a pas le temps de se demander pourquoi il lui visiophone à une heure aussi incongrue. Il a l'air remonté comme une pendule. - Salut Marie ! Comment, pas encore en train de préparer ton suicide ? Ou alors t'es passée aux médocs cette année et je viens de couper pile poil ton élan autodestructeur ? (Waouh ! C'est moi qui viens de dire ça ?) - Jacques ? Mais de quoi... - Faudrait que tu veilles à te dépêcher, tout de même, j'ai pas que ça à faire. Au fait, avant que tu nous quittes, bien joué, ton petit numéro en salle des profs ! - Mon... numéro ? - Mais c'est vrai que tu as eu largement le temps de le répéter, on allait forcément se croiser aujourd'hui... Dis-moi, à ce moment-là, tu savais déjà que tu allais passer à l'acte où tu attendais encore de voir ce que j'allais faire de ma soirée ? Des fois que j'me radine à ton chevet pour réaliser un fantasme morbide ? (Hé, t'y vas pas un peu fort là ?) Et ça t'a plu, ce petit jeu du chat et de la souris avec tes mystérieuses lettres enflammées, hein ? Marie est à deux doigts de raccrocher. Ce qu'elle ferait sur-le-champ si elle avait au moins une vague idée de ce qui se passe. Mais comme elle n'en sait rien, elle attend que l'orage passe en essayant de comprendre le sens de tout ce qu'elle entend. Elle récapitule rapidement. Suicide. Salle des profs. Fantasme. Lettres enflammées. Ah ça y est, j'y suis ! Le gros souci de Jacques lui revient enfin en tête. Pour une raison qu'elle ignore, il croit donc qu'elle est l'instigatrice de tout ce micmac ! Elle ne l'a jamais vu dans un pareil état de surexcitation ; faut-il qu'il soit absolument certain de ses allégations pour être si véhément, si sûr de lui ! Mais il n'y a pas 132


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que cela dans le regard de son interlocuteur, il y a autre chose. Pendant un instant infinitésimal, elle a même la curieuse impression de ne plus le reconnaître. Elle demeure hypnotisée par ces grands yeux qui poussent une espèce de cri primal. - Je... - ... honte de jouer ainsi avec mes sentiments, tu te prends pour... - Jacqu... - ... malgré ce qui s'est passé entre nous, rien ne te... Punaise, impossible d'en placer une. La litanie sans fin continue. Qu'attend Jacques au juste ? Le savoir permettrait au moins d'achever le soliloque. Ah mais oui, bien sûr... Il n'a aucune certitude, en fait. Il veut une confirmation. Marie tourne soudain de l'œil. Sa tête bascule en arrière, heurte violemment la tête de lit en chêne, un bruit sec et mat se fait entendre. Marie glisse ensuite sur la droite, la bouche gémissante, le corps comme à l'agonie. Dans le même mouvement, elle entraîne le visiophone qui s'incline inexorablement pour s'affaisser sur le côté. Le bras tombe sur la lampe de chevet, la lampe sur le sol en linoléum, et la nuit dans la chambre et sur l'écran du visiophone. Bon, c'était pas Janet Leigh passant de vie à trépas dans Psychose, mais ça devrait suffire pour calmer Jacques, suppose Marie. Qu'il y croie ou pas, qu'il s'écroule de rire ou d'inquiétude, aucune importance. Au moins, ça le fera taire. En réalité ce sont la surprise et l'incrédulité qui l'emportent dans l'esprit de Jacques. Et du coup, il s'est effectivement tu, restant bouche bée jusqu'au moment où il perd l'image et le son. - Marie ? MARIE ! Mimant toujours l'inconscience pour ne pas faire de bruit, Marie sourit. Combien de temps va-t-elle le faire poireauter ? Allez, encore un petit peu, c'est trop bon. C'est donc qu'il y croyait vraiment à cette rocambolesque histoire de récidive, le bougre. Le visiophone continue de transmettre le silence et les ténèbres. Quand soudain Marie entend un véritable rugissement à 133


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l'autre bout du fil. Un rugissement tout ce qu'il y a de plus féminin.

Jacques, sidéré, voit débouler sa femme dans le salon, une véritable furie. Totalement paralysé, il ne peut éviter le premier coup. Le poing droit de sa femme s'abat sur sa lèvre inférieure ; celle-ci éclate immédiatement comme une tomate mûre. Jacques lâche le visiophone qui tombe sur le tapis. Le goût du sang envahit sa bouche tandis qu'il tente de se protéger le visage avec ses bras. Sa défense n'a qu'une seule conséquence, celle d'amplifier encore la colère de Stéphanie, qui frappe désormais au rythme cadencé d'un coup par mot. Juste avant de rentrer dans sa carapace, il distingue des ruisseaux de pleurs séchés sur les joues de sa femme. - Espèce... de... salopard....! Tu... m'as dit... qu'il... n'y... avait... plus rien... entre vous ! Les avant-bras de Jacques commencent à souffrir des attaques redoublées. De beaux bleus en perspective ! Ballotté de gauche à droite, il est incapable de réfléchir. La situation est trop incroyable. Sortant les griffes, Stéphanie plante même ses ongles dans la peau claire de son mari. Il recule, cogne du talon la table basse, chancelle, pose une main sur l’échiquier tactile, lequel s'allume sur la partie en cours avec Olivier. La Reine blanche est toujours sous la menace des trois autres pièces majeures. (Qui a éteint qui, hein?) Il est des moments délicats dans une vie où, malgré la confusion ambiante, l'esprit humain sent qu'il est à la croisée des chemins. Qu'un choix irrévocable et lourd de conséquences doit être fait dans un laps de temps si court qu'il interdit toute réflexion posée. Que l'instant présent doit basculer du côté du passé, confortable et stérile, ou vers un avenir florissant mais incertain. Jacques en est là. Des flashs de l'an dernier le hantent à nouveau. Il revit la honte de l'adultère qui sédimente en lui au point d'en devenir étouffante. Puis le calme pesant et trompeur qui

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a régné dans leur couple parce qu'il n'a pas eu le courage d'affirmer haut et fort sa personnalité. (Sors de tes gonds de temps en temps, merde !) Jacques se redresse, essuie encore une méchante gifle sur la joue. Mais il n'en a cure et répond par un sourire insolent. Stéphanie, hors d'elle, envoie son bras prendre de l'élan vers l'arrière pour expédier une droite dont il se souviendra à tout jamais. Mais le poing rageur n'atteint pas sa cible : d'un geste rapide et précis, Jacques intercepte le poignet de sa femme. - Non, dit-il d'un ton sobre et ferme. Stéphanie tente de récidiver avec la main gauche. Echec symétrique. Elle se rend soudain compte qu'elle est à sa merci, les bras réduits à l'impuissance. Jacques resserre son étreinte sur les deux poignets si fins, si délicats. Il lui semble entendre les os gémir, les vaisseaux sanguins s'entortiller. - Mais... Aïe ! Arrête, tu m'fais mal !!! La surprise dans les yeux de Stéphanie se transforme en incompréhension mêlée de peur. (Tu as vu ça, mon Jacquot ? Elle a la trouille, la trouille !) Et Jacques apprécie ce moment inédit où il a enfin le sentiment de dominer la situation. Jouissifs instants, rares et précieux. - J'en ai marre de devoir supporter tes p'tits caprices de femme bafouée, ça m'emmerde. Y'a plus important que toi sur cette planète, à l'heure où je parle. Alors fiche-moi la paix. S'il te plaît. Jacques repousse brutalement sa femme (elle s'effondre dans le fauteuil derrière elle) et lui jette un regard noir. Elle demeure prostrée, sanglotant, reniflant et massant ses poignets endoloris. Le pauvre Asimov, qui en a plus qu'assez de la bizarrerie de cette journée de fous et qui s'est planqué derrière le canapé pendant toute la rixe, rechigne à sortir de sa cachette pour consoler sa maîtresse. - Bon, dit Jacques en constatant le retour au calme. Il reprend tranquillement possession du visiophone qui gît éteint par terre, et entreprend de rappeler Marie. Mais celle-ci le devance de quelques secondes. Autant pour la stratégie initiale, 135


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mais on continue d'improviser, allez hop ! Il laisse le visiophone sonner une fois, deux fois, plusieurs fois, le temps de s'installer confortablement dans son bureau à l'étage, juste après avoir vérifié que les enfants n'ont pas été réveillés par le grabuge. - Jacques ? dit Marie d'une voix peu rassurée. Jacques, ça va ? Qu'est-ce qu'il s'est passé ? J'ai entendu un cri et puis on a été coupés... Jacques sourit. Curieux comme l'interruption de la matrone a eu pour effet d'effacer leurs compositions respectives dignes de la Ligue d'Improvisation ! - Ce n'est rien, un prob’ avec Stéph', mais c'est réglé, ment-il avec aplomb. - Tant mieux, répond Marie, ni dupe ni désireuse de s'étendre sur ce sujet épineux. Punaise, qu'est-ce qui t'a pris de me haranguer comme ça ? (« Haranguer » ? Elle pourrait pas parler un peu normalement parfois ?) - J'pourrais te retourner la question, très chère. Efficace, ton mélo. - S'il a atteint son but, c'est l'essentiel, non ? Tu peux me dire pourquoi tu pensais que j'étais à l'origine des lettres anonymes ? Que je voulais me suicider ou je ne sais quoi ? La petite voix de Marie meurt dans le haut-parleur du visiophone. Jacques soupire. Autant tout lui dire, maintenant. - J'ai repéré un truc bizarre dans la lettre que j'ai eue ce matin, les lettrines assemblées forment un mot, « Alinéa ». J'ai tout de suite pensé à toi, étant donnés tes... (Jacques cherche le mot adéquat)... antécédents. - Je comprends. Mais ça n'excuse pas ton attitude ! ajoute-t-elle en pensée et dans le ton utilisé. C'est assez troublant en effet, et... - Certainement volontaire, hein ? - J'allais le dire. Il se trouve que j'ai bossé la mise en forme d'un document sur Wintext avec les élèves de 4ème et de 3ème récemment. - Mouais. On peut pas dire que ça m'aide beaucoup. Les pistes (noires) sont de nouveau ouvertes. 136


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- Je pense à une autre chose. Tu as la lettre, là, sur toi ? Jacques se rend soudain compte de l'accoutrement qu'il porte depuis sa visite à l'église : pyjama, chaussures, veste. Et dans la poche droite de cette dernière, la lettre. - Oui, confirme-t-il. - Approche-la du visio, que je puisse la voir. - Ok. (Jacques procède.) C'est bon, là ? - Avance encore un peu, c'est flou. Stop ! Voilà. Marie parcourt la lettre en diagonale et s'attarde sur la fin. - Tu as omis de me préciser un détail important, Jacques : elle n'est même pas terminée ! - Ce qui veut dire... - Que la fille a été interrompue avant de finir ! Marie exulte presque ; son intuition se confirme. Jacques retourne la lettre et avise les derniers mots de celle-ci. Comme il reste silencieux, Marie enchaîne : - Tu ne vois pas ce que ça signifie ? - Non, pas du tout. - À la place d'un mot, elle a peut-être voulu écrire un début de phrase ! - ALINE A... ! disent-ils en chœur. - Tu crois qu'elle me parle d'Aline Schmitt, l'Assistante d'Education ? demande Jacques. Tu la connais ? - Non, pas plus que ça. Mais l'auteure de la lettre, elle, la connaît mieux que nous, certainement. Tu t'attardes souvent à la Vie Scolaire, tu n'as pas repéré de manège particulier qui pourrait évoquer un sentiment amoureux de sa part ? L'esprit de Jacques tourne à plein régime ; les idées tourbillonnent et s'entrechoquent, d'autres pensées naissent de leur télescopage comme les bosons de Higgs générés dans le Grand Collisionneur de Hadrons du CERN depuis fin 2008. Mais rien n'émerge de cette effervescence cérébrale qui laisserait croire à Jacques qu'Aline est folle de lui. Ou bien, il pourra encore se maudire de n'avoir rien vu venir alors que c'était peut-être flagrant... pour un autre (le Mineur par exemple). Devant Marie, Jacques préfère donc éluder cette question sans réponse.

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- Tu penses que l'auteure est quelqu'un qui veut nous prévenir du suicide d'Aline ? C'est complètement tordu comme transmission d'infos ! - « Pourquoi donc faire simple quand on peut faire compliqué ? » Deuxième possibilité : c'est Aline qui parle d'ellemême à la troisième personne, c'est classique en psychiatrie, ça permet en quelque sorte de s'auto-déculpabiliser. L'acte de suicide se transforme alors en assassinat et... - Théorie fort intéressante, coupe Jacques, tu m'excuseras si je te laisse pas le temps de développer, mais on est un peu à la bourre. On a une fille à secourir. Marie retrouve bien là son côté chevalier servant. Toujours prêt à aider la veuve et l'orpheline. C'est cet aspect de lui qui l'avait le plus touchée. - Tu sais où elle habite ? demande Jacques. - À Heckring, je crois. On aura l'adresse exacte et le numéro de visiophone sur l'annuaire du site académique. - Ok, c'est parti : je suis dans mon bureau devant la bécane. Le temps de l'allumer... Marie apprécie de pouvoir rester au lit tandis que Jacques fait ses recherches. Elle profite de ce court répit pour se réveiller tout à fait en se frottant les yeux puis la nuque. Elle bâille à s'en décrocher la mâchoire ; heureusement, Jacques n'a rien vu, il s'affaire à cliquer et à slider dans tous les sens. - J'ai ! Je lui visiophone et te rappelle juste après. - D'accord. À tout à l'heure. Jacques raccroche et compose le numéro d'Aline dans la foulée. Il sent le stress qui le gagne à chaque nouvelle sonnerie. Réponds, al-lez, ré-ponds... Rien à faire. C'est plutôt mauvais signe. Sauf si elle a l'habitude de débrancher le visiophone pour la nuit. Jacques laisse encore sonner un peu, on ne sait jamais, avant d'abdiquer. Il rappelle Marie qui décroche à la première demisonnerie. - Alors ? - Alors rien. Ça ne répond pas.

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- Qu'est-ce qu'on fait ? interroge Marie en remarquant qu'ils emploient le pronom indéfini depuis un petit moment, le signe d'un partenariat naturel qui est loin de lui déplaire. - Je fonce chez elle, lance Jacques. - Non, laisse-moi faire : Heckring, c'est à plus de trentecinq kilomètres de chez toi. Si vraiment urgence il y a, j'y serai plus vite. C'est quoi son adresse ? - 44 rue Akounine. - Je retiens. Bon, j'y vais. Souhaite-moi bonne chance. - Je te dis merde. Tiens-moi au courant dès que tu sais quelque chose, hein. - Bien sûr. Je t'embrasse.

Marie se lève du lit, enfile son jean et son pull à col roulé. Mon Dieu, mais dans quoi m'as-tu embarquée, Jacques ? Et moi qui me rue dans la brèche, en plus... Elle se précipite dans le hall, enfile des baskets, prend les clés de sa Corsa et sort de chez elle. La nuit glacée lui saisit le visage. Il est 4h26.

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Tandis que sur la chaussée défilent les ombres blafardes des maisons et des platanes, Marie sent naître une boule de stress au creux de l'estomac. L'énormité de la mission s'est insinuée en elle comme un poison et se concentre maintenant pour la plier en deux. Et elle se met à gamberger, envisageant tous les cas de figure pouvant se présenter au 44 de la rue Akounine, à Heckring, à savoir : 1°) Aline dort à poings fermés et Marie, à force d'investigations, l'oblige à se réveiller. Je me ferais bien enguirlander et bonjour les explications biscornues..., songe-telle. Ou alors 2°) Elle est déjà morte. Brrr... Je n'ose imaginer le spectacle. C'est toujours pire quand ça arrive aux autres... Et enfin 3°) Elle n'est pas encore passée à l'acte mais s'apprête à le faire. Et là, je fais quoi ? Je lui dis quoi ? Je lui sors un laïus comme m'en a servi le Bon Docteur Rémy ? Marie s'en sent, pour l'heure, bien incapable. Les crises d'inspiration, elle connaît, alors une de plus ou de moins, quelle importance ? Sauf que celle-ci peut coûter une vie. On ne joue plus, là, on n'est pas dans une fiction romanesque où les personnages tombent comme des mouches au gré des envies morbides de l'auteure, sous le fallacieux prétexte que les conditions de vie dans le monde rural au milieu du XIXème sont dantesques. Face à une Aline décidée à mourir, il lui faudrait trouver des arguments percutants ; les 141


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échanges avec son psychothérapeute pourraient lui en fournir (si tant est qu'ils lui reviennent au moment opportun). Pour l'heure, c'est plutôt l'angoisse de la page blanche qui domine. Ah, si tout coulait de source comme l'an dernier..., pense-t-elle avec nostalgie. À cette époque, l'écriture allait tellement bon train qu'elle avait l'impression d'être emportée par son stylo, comme si l'histoire précédait sa pensée consciente. C'était magique et dérangeant. Elle était comme... possédée. Lors des séances de débrouillage mental chez le psy, elle avait compris cette idée toute bête : elle était amoureuse, et quand on est amoureuse, tout est tellement plus simple. Et alors quoi ? Faut-il être en état second pour être capable d'écrire ? En vertu de cette assertion, il lui faut donc bien conclure ceci : elle n'est encore qu'en « état premier ». Aucune énergie créatrice procurée par un sentiment fort pour un autre, qu'il soit né de sa chair ou objet de ses fantasmes. (Quoiqu'avec Jacques, je...) [TCHAC !] Pas même une âme sœur avec qui tout échange peut se faire sans mot dire... Ah, si au moins elle était l'adepte fervente d'une religion ! Voilà une source d'inspiration sans commune mesure dans l'Histoire. Et elle revoit cette image du tailleur de pierre qui œuvrait sans relâche pour la gloire de son Dieu alors même qu'il se savait dans l'impossibilité de s'extasier un jour devant la cathédrale achevée. Non, rien de tout ça : aucune passion ne guide Marie en cette vie. Un voile de tristesse recouvre son âme au moment où elle fait ce douloureux constat. Elle ne désire plus la mort depuis longtemps, et en ce sens la psychothérapie est déjà une réussite. Apprécie-t-elle l'existence pour autant ? Rien n'est moins sûr. Une année s'est écoulée depuis sa tentative avortée, et Marie a l'impression de l'avoir vécue dans une sorte de grisaille psychique protectrice. Le docteur l'avait bien prévenue : la reconstruction nécessiterait du temps et elle devrait s'en faire un allié, peut-être trop lent à son goût certes, mais d'une fidélité et d'une efficacité à toute épreuve. J'aimerais tout de même voir le résultat final de mon vivant, moi... Ce pensant, elle porte inconsciemment la main à son cou, effleurant le souvenir de sa cicatrice... 142


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Enfin sortie de Saint-Avold, la Corsa E-tric serpente silencieusement au milieu des champs et des bosquets qui confèrent au décor une douce harmonie. Les premières gouttes d'une pluie fine viennent mourir écrasées sur le pare-brise. Il ne reste plus qu'une dizaines de kilomètres jusqu'à Heckring. Consultant sans y penser la jauge, Marie devient livide. N'ayant pu être rechargées pendant toute la nuit, les batteries n'ont plus qu'une autonomie réduite. Elle lève le pied, luttant contre le sentiment d'urgence qui la tenaille et l'oblige à rouler légèrement au-dessus des limites autorisées depuis le départ. Mince, et le chauffage ! Oh non, quelle tête en l'air ! La résistance électrique, bien trop gourmande, puise en effet largement dans les réserves pour réchauffer l'habitacle et son occupante. Marie la coupe immédiatement. Finalement, je vais quand même mettre une bonne vingtaine de minutes pour y arriver, en roulant cool. Zut ! Et si je tombe en rade au retour ? Oh, j'appellerai Jacques à la resc... Elle se rend soudain compte que dans la précipitation, elle a oublié son portable, lequel trône, rutilant et inutile, sur le guéridon de l'entrée. Oh, c'est pas vrai !... Enfin le panneau indiquant l'entrée du village. Celui-ci est plongé dans une obscurité peu engageante mais incontournable, c'est le lot de toute agglomération de moins de cinq mille habitants à partir de minuit - comme les Lampaleds obligatoires pour l'éclairage public, Grenelle de l'environnement oblige. Bon, par où commencer ? Logiquement - ça y est, je me mets à penser comme Jacques -, une rue avec un tel nom devrait être assez grande, sans être la rue principale (qui porte souvent le nom éponyme d'ailleurs). Sur sa gauche, Marie distingue un amas de maisons disposées d'une façon bien ordonnée, quasi militaire. Un lotissement. Tentant. Elle sait qu'Aline habite en appartement, il y a donc des chances que ce soit ici, dans un de ces petits bâtiments qui comporte souvent trois ou quatre petits logements. Il ne pleut plus. Elle arrête la voiture, sort de celle-ci et se dirige vers la maison la plus proche. « Rue Mérimée » indique le panneau d'entrée planté sur le trottoir. Bingo ! Un lotissement dont les rues portent des noms d'écrivains ; ça change 143


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des sempiternelles fleurs des champs... Pour y voir plus clair et ne pas surconsommer d'électricité, elle décide donc de continuer à pied. Elle a tôt fait de trouver la rue Akounine, qui n'est provisoirement qu'un chemin gravillonné en attente d'asphalte. Mais dans la nuit, impossible d'appréhender le plan tordu des parcelles et encore moins la manière dont ont été numérotées les maisons qui, pour la plupart, n'exhibent d'ailleurs pas la plaque prévue à cet effet. Si un riverain la voyait... Mince, je perds du temps..., constate amèrement Marie, en essayant de se repérer dans le dédale. Pourvu que je n'aie pas à le regretter... Après avoir, lui semble-t-il, un peu tourné en rond, elle déniche enfin la maison recherchée : le carreau de faïence collé sur le muret du jardin l'atteste. Elle emprunte le petit chemin de pas japonais, s'approche de l'entrée qui, pour des raisons qu'elle ignore est légèrement entrouverte, lui évitant ainsi la corvée de l'interphone. La grande porte vitrée donne accès à un petit hall contenant les boîtes aux lettres des locataires ; celle d'Aline Schmitt fait bien partie du lot. Appartement 2, au premier. Marie emprunte les escaliers à pas feutrés. Son cœur bat à tout rompre. Et ensuite ? À l'étage, elle se plante devant une sobre porte d'entrée couleur hêtre et marque un temps. Doit-elle sonner ? Elle met l'oreille sur la porte, croit entendre de la musique (James Blunt ?) qui provient de très loin. Elle ne dort donc pas, en déduit Marie. Bon allez, je sonne. Pourvu que je n'ameute pas les voisins. Driiiiiiiiing... Drrrrrrrriiiiiiiiiiiiiiinnnng... Pas de réponse, pas de lumière, pas de mouvement. Pas bon signe. Pas bon signe du tout. Puisque ça ne coûte rien d'essayer, Marie manœuvre à tout hasard la poignée de la... Punaise, c'est ouvert ! Oh là là, qu'est-ce que je fais maintenant ? La peur et la curiosité et le stress et l'excitation se mélangent dans un cerveau qui ne sait plus quoi penser. Mais elle n'a pas vraiment le choix. Elle est déjà certaine qu'il se trame quelque chose d'inhabituel à l'intérieur. (Mais ne suis-je pas en train de m'en persuader ?)

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Il lui faut impérativement découvrir quoi. Et autant que faire se peut, en se faisant repérer le plus tard possible, voire en jouant la femme invisible jusqu'au bout. L'intruse engage la tête dans l'entrebâillement de l'entrée. Tout est noir à l'intérieur du logement. Ah non, des rais de lumières illuminent finement l'encadrement d'une porte, à l'extrémité d'un couloir étroit qui fait face à Marie. Elle s'introduit dans l'appartement, referme délicatement derrière elle puis se dirige à pas de loup vers la clarté rectangulaire, les sens plus que jamais en éveil. Une odeur de jasmin et de lavande. Un bon vieux tube de James Blunt. Une atmosphère moite. Des clapotis. Un bain ! Elle prend un bain, tout simplement ! Quelle idiote je suis... Elle doit sûrement porter des écouteurs, c'est pour cela qu'elle n'a entendu ni le coup de visiophone, ni la sonnerie de la porte... Marie fait alors demi-tour, soudain toute honteuse de s'être introduite comme une voleuse et espérant juste repartir avant d'être prise sur le fait. Elle n'est qu'à deux mètres de la salle de bains. (Mais non, crétine, si elle avait eu des écouteurs, comment aurais-je pu entendre la musique de l'autre côté de la porte d'entrée ?) Dans son dos, la voix d'Aline retentit, faible et résignée : - La vie n'est que promesses... La vie n'est donc que trahison... Tu as mis le temps pour revenir, dis... Marie s'arrête, paralysée, bouche ouverte, doutant de la réalité même de ce qu'elle vient d'entendre. Elle n'a plus aucune raison de se cacher, Aline sait que quelqu'un rôde chez elle et, fait très étrange, il n'y a aucun signe d'affolement dans sa voix. Après quelques secondes d'apnée interminables, Marie expire enfin, se tourne à nouveau vers la salle de bains, fait trois pas puis pousse des doigts la porte qui n'est pas fermée. La chaleur humide et la lumière aveuglante des plafonniers l'enveloppent comme un linceul. Elle plisse les yeux. Aucune des deux femmes ne s'attendait pas à rencontrer l'autre en cette heure et en ce lieu. Il est 5h17, au 44 rue Akounine à Heckring. 145


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Qu'est-ce que je suis bien... pense Aline, l'esprit serein, le corps à l'abandon. Les yeux fermés, en accord parfait avec tout ce qui l'entoure, presque immobile, à l'écoute de l'Univers qu'elle sent palpiter au rythme des battements de son cœur. L'eau ondule à chaque respiration, recouvre la femme et la caresse comme une couverture chaude et soyeuse. Aline affectionne ce rituel du bain matinal et ne le manquerait pour rien au monde. Elle repense au coup de fil qu'elle a passé à ses parents, hier au soir. Elle n'en revient pas du courage dont elle a fait preuve. Il a fallu qu'elle attende ce mardi 12 mars, vingt-quatre ans après sa naissance, pour leur dire enfin ce qu'elle pense d'eux et régler une fois pour toutes leurs différends latents. Mieux vaut tard que jamais. Elle leur a tout balancé. Aucune concession, aucun oubli, tout. En particulier ce qu'ils ne pouvaient pas supporter d'entendre. Elle a sommé sa mère de passer la voir tout de suite. Viendra-t-elle ? se demande Aline une dernière fois. Bah, elle serait déjà là si elle avait voulu... analyse-t-elle presque avec soulagement. Elle a tranché dans ce qu'il y a de plus vif, et les liens familiaux, les derniers qui lui restent, sont coupés à jamais. Allez, tranche, ma fille, coupe ! Et Aline coupe. Et Aline taillade. Une douleur brève mais vive, comme un ultime rappel de son appartenance à l'humanité. Driiiiiiiiing... Drrrrrrrriiiiiiiiiiiiiiinnnng... Quelle blague... La voilà qui se pointe... Décidément, toutes ces ironies de la vie me fatiguent... Aline respire lentement, profondément. Elle se sent partir et elle sourit. Une douce ivresse embrasse tout son être. Elle vit en circuit fermé depuis trop longtemps. Mais ça va beaucoup mieux maintenant ; tous les horizons semblent enfin s'ouvrir. ~ And I see no bravery, no bravery, in your eyes anymore, only sadness ~ Bientôt elle ne fera plus qu'un avec cette eau parfumée qui l'enveloppe. À chaque contraction du cœur, la fémorale libère un 146


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peu de son liquide vital. Elle a eu mal sur le coup, mais pas tant que ça finalement. L'eau très chaude y est sûrement pour quelque chose. Et elle ne sera pas transie de froid avant de sombrer. Aline glisse avec volupté. Elle pose le couteau de cuisine sur le rebord de la baignoire ; il a rempli son office. Sa mère arrive juste à temps pour la voir partir, quelle récompense inattendue ! Elle est là, pas très loin, Aline le sent et s'en délecte. Elle dit : - La vie n'est que promesses... La vie n'est donc que trahison... Tu as mis le temps pour revenir, dis... Quelques instants plus tard, la porte de la salle de bains s'ouvre sur... Marie, la professeure de français ?!? Mais... qu'estce qu'elle... ? pense Aline confusément. Elle se raidit tout en cherchant à nouveau le couteau, les yeux écarquillés par la panique. Un réflexe de survie pour le moins absurde dans la situation présente. Elle ressent soudain un coup de fatigue ravageur. Ses muscles cèdent, elle est contrainte de s'adosser à nouveau dans la baignoire en vidant ses poumons. Oh non... Quelle dèche... Elle va prévenir les secours et me faire rater mon suicide... À bout de forces, Aline ne peut plus guère agir, elle est à la merci de sa visiteuse. Marie, blanche comme un linge, analyse la situation d'un seul regard et déglutit avec peine. Le sang a déjà bien coloré l'eau du bain. La plaie sur le haut de la cuisse est nette et sans bavure. Mon Dieu, elle ne s'est pas ratée... Alerter le SAMU ? Cela ne servirait à rien ; elle n'en a plus que pour quelques instants. Marie s'approche donc lentement de la condamnée, lui signifiant qu'elle ne tentera rien à son encontre. Elle s'agenouille à ses côtés. La surprise initiale cède alors la place à une espèce de communion résignée. Les gestes sont lents comme s'il fallait les apprécier à leur juste valeur. Tu attendais Jacques... Il n'est jamais venu... Les yeux emplis de pitié, elle prend la main d'Aline dans la sienne et la caresse. Un contact apaisant, mieux qu'une parole, un geste comme seule une sœur de cœur saurait l'accomplir. Aline se laisse dorloter comme une enfant ; elle ne pouvait rêver mieux comme dernier acte, finalement. Elle ferme les yeux. Marie a soudain l'impression de se dédoubler. C'est cette chaleur poisseuse..., pense-t-elle en jetant un œil sur la buée du 147


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miroir, lequel semble ainsi refuser de renvoyer ce spectacle d'agonie. Ou la fatigue... Non, pas seulement : affectivement, elle ne fait qu'un avec Aline, elle l'envierait presque de parvenir à ses fins. À sa fin. Comment pourrait-elle la juger, attenter à sa liberté souveraine, l'empêcher de commettre un acte qui ne nuit à personne d'autre qu'à elle-même ? - Luigi... Oh, mon bébé... Maman... Adieu... murmure Aline, presque inconsciente. (Luigi ? Ah oui, son dernier petit ami, je crois...) Aline paraît rassurée d'être en bonne compagnie et se laisse bercer, une main sur le ventre. Un sourire triste naît sur le visage de Marie, qui se demande ce qu'elle aurait fait si elle était arrivée dix minutes plus tôt. Elle est vraiment soulagée de ne pas avoir eu à choisir. Et heureuse d'être là pour l'accompagner dans son dernier voyage. C'est elle ! Marie a une révélation fulgurante. Mais oui, bien sûr, la voilà, sa complice, sa moitié, la muse qu'elle cherchait sans même le savoir... Elle en est toute bouleversée, l'eau lui monte aux yeux, mais elle n'a pas le temps de pleurer, elle cherche à jouir encore de cette relation fusionnelle pour les rares et précieux instants qui restent. Aline expire discrètement, presque en catimini, et le haut de son corps apaisé glisse complètement dans l'eau. Ses beaux cheveux bruns se répandent, comme s'ils cherchaient une sortie au milieu de la mousse et de l'eau pourpre. Marie lâche la main d'Aline et la dépose sur le corps sans vie. C'est fini. Après un moment de recueillement, la survivante se relève, émue aux larmes. Elle sort de la salle de bains après avoir éteint la lumière. Le visiophone n'est pas loin dans le vestibule, elle va pouvoir informer Jacques de ce (triste ?) épilogue. Et les pompiers et le SAMU aussi. C'est alors qu'un petit gyrophare rouge se met à tourner à plein régime dans sa tête : Quoi ? Tu n'y penses pas ?!? Evidemment, c'est un suicide, tout enquêteur même aveugle, même tatillon le verrait ! Mais comment expliquerait-elle sa présence ici, à cette heure surréaliste, alors qu'il n'y pas d'effraction ? Qui comprendrait autre chose qu'un suicide assisté voire... l'habile maquillage d'un assassinat ? Ses explications paraîtraient trop bancales et feraient naître un 148


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soupçon légitime. Même Marie se sent coupable de quelque chose, d'ailleurs, et ça se verrait sur son visage comme le nez au milieu de la figure ... Mieux vaut donc tout laisser en l'état, éviter d'autres traces de sa venue. Surtout pas de visiophone. Marie Trinkwald n'est jamais passée par ici. Oh, flûte, j'allais oublier ! Elle retourne à la salle de bains et rallume la lumière. A-t-on déjà vu une macchabée se relever pour éteindre... Qui plus est sans verser une goutte de quelque liquide que ce soit sur le sol ? Comme elle est venue, Marie repart, le cœur gros et la tête étourdie pour longtemps par cette expérience forte et déstabilisante. Elle finira bien par rappeler le Bon Docteur Rémy, en fin de compte...

Bon sang, mais qu'est-ce qu'elle fiche ? se dit Jacques en raccrochant pour la deuxième fois en dix minutes. Elle a dû oublier son portable, cette tête de linotte. C'était bien le moment ! Depuis que Marie est partie, comme habitée par un désir irrépressible, un grain de sable a enrayé la belle machine qu'ils avaient fabriquée tous les deux. Quelque chose ne collait pas dans cette théorie avec Aline. Alors Jacques a profité de son attente frustrante pour relire le mail du corbeau, pendant que Stéphanie retournait au lit, toute penaude. Et il a mis le doigt dessus : « Aucune sonnerie intempestive n'interrompra mon propos comme ce midi ». Merde, mais Aline ne pouvait pas physiquement taper cette lettre entre midi ! L'altercation du matin à la Vie Scolaire lui est revenu comme un uppercut en pleine poire : Aline devait s'occuper de l'appel de la cantine. Et qui dit appel dit surveillance dans la foulée. Elle ne pouvait donc pas se trouver au même moment devant un écran d'ordinateur ! Mais alors, qui... ?

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Même la ténèbre n'est point ténèbre devant toi et la nuit comme le jour illumine (Ps 139,12)

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À quoi rêvent-ils ? se demande Jacques en ayant une pensée pour ses collègues endormis à cette heure-ci. Monsieur Starck, principal du collège Barjavel de Lettendorff, dort du sommeil du juste, un sommeil réparateur et sans rêve. Ce n'est pas le cas de Michel Zins, son adjoint. Sous une pluie battante, le voilà qui fait le piquet pour une battue au sanglier à la lisière du Buchwald. Tandis qu'il écoute les cris des rabatteurs, il s'aperçoit que ses voisins de ligne ne sont autres que le C.P.E. et ses Assistantes d'Education ! Quel gibier chassent-ils donc aujourd'hui ? Octave Lallemant, qui enseigne la musique et la bonne humeur, se réveille en sursaut grâce à une idée de génie assénée à retardement. - Ah, c'est ça que j'aurais dû lui répondre ! se reproche-t-il en promettant d'avoir plus de répartie la prochaine fois. Bénédicte Augier, professeure documentaliste, évolue dans un monde onirique où l'ordinateur n'existe plus. Elle éprouve un plaisir immense à ranger les fiches et les ouvrages à la main dans une bibliothèque aux dimensions infinies. Seule au milieu de

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ses trésors, qu'est-ce qu'elle se sent bien... Le sourire aux lèvres, elle se pelotonne pour conserver la chaleur dans son lit. Olivier Dioné, professeur de philosophie dans les Ardennes, déambule dans les couloirs de son lycée. Pas d'élèves pour l'heure, mais tous les collègues sont présents et conversent gaiement autour d'un pot. Olivier les observe de loin. Il savoure secrètement les liens invisibles tissés avec eux au fil des années. Sa famille de substitution, voilà ce qu'ils sont. Aline Schmitt traverse un tunnel étroit et sombre au bout duquel l'attend une lumière étincelante. Mais Aline ne rêve pas et ne se réveillera pas, car elle ne dort pas. Et quatre autres personnes au moins sont logées à la même enseigne...

Rarement attente lui aura paru aussi longue. Prostré devant la maison, le ventre tenaillé par la faim et l'absence de repos, les doigts sur le visiophone crispés par le froid, Jacques contemple la nuit constellée et par ricochet la petitesse de son être. Bientôt la chape bleue va s'abattre sur le monde, manger toute crue l'humilité du noctambule avec sa gueule d'atmosphère, et le soleil à nouveau aveugler nos pauvres sens... Moins de deux heures avant l'aube. Déjà les prémices d'une renaissance se font sentir, un changement de température et d'humidité à peine perceptible. La nature s'impatiente ; Jacques n'est pas aussi pressé. Après tout, la nuit conserve l'espoir ; le jour sonnerait le glas de la malheureuse. Perdu dans ses réflexions, Jacques tressaille : le visiophone vient de se réveiller. - Marie ? Hé ben c'est pas trop... lance-t-il avant de dévisager l'interlocuteur qui apparaît deux secondes après la prise de contact. - Jacques ? Non, c'est Florent là, répond une voix masculine toute étonnée. (Florent ? Allons bon, encore un autre qui ne pionce pas ?) Une sorte de pudeur inopportune s'empare de Jacques. Il essaie involontairement d'adopter un ton plus léger pour tromper 152


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son angoisse. Il s'agit aussi de ne pas embarquer Florent dans la tourmente inutilement. - Encore un problème de probas ? C'est pas une heure pour... - Je ne dors pas, le coupe Florent avec aplomb. J'arrête pas de gamberger. Depuis que tu m'as parlé de la lettre que t'as reçue, toute cette histoire me trotte dans la tête. - Oh mince ! Ecoute, je suis désolé de t'avoir mis dans la confidence, c'est venu comme ça, sans crier gare... Marie est déjà impliquée jusqu'au cou, je voudrais pas que toi aussi tu... - T'excuse donc pas. C'est pour ça que t'attendais son coup de fil ? - Oui, on a peur que la foldingue passe à l'acte. Elle m'a envoyé un mail en pleine nuit pour confirmer son intention de se suicider. - Quoi ? Alors il faut que je te raconte ce qui me turlupine, c'est peut-être vital. Et puis de toute façon ça me soulagera. Le cœur de Jacques fait un bond d'espoir. - Vas-y, je t'écoute. - Elysianne, tu vois qui c'est ? - Ben oui, je l'avais en classe il y a deux ans. C'est une de tes élèves non ? Je vois pas en quoi... - Attends. J'y viens. Depuis la rentrée, tu viens me voir presque chaque mercredi dans cette classe. Tu es tout seul à une table, mais il se trouve qu'elle est placée juste derrière toi. Elle peut te mater comme elle veut. (Et dans mon rêve. Elle était dans mon rêve ! Pourquoi ?) - Oui-bon, répond Jacques qui commence à s'impatienter. Et alors ? - Vendredi dernier, elle n'avait pas l'air dans son assiette, alors je lui ai demandé de venir me parler à la fin du cours. Ce qu'elle a fait. Mais quand elle a essayé de sortir un mot, elle a littéralement fondu en larmes. Donc je l'ai laissée se calmer, elle m'a demandé un mouchoir en papier, je lui en ai donné un et là j'ai remarqué qu'elle avait un tatouage sur le bras. - Oui ? - Un « I » suivi d'un cœur et d'un « J ». - « I love Jacques », tu penses vraiment ?!? 153


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L'intéressé n'ose pas trop y croire. Echaudé par ses précédentes présomptions qui se sont toutes avérées fausses, il lui en faut désormais bien plus pour se jeter à l'eau. - Attends, poursuit Florent, laisse-moi te raconter la suite. Elle m'a fait vaguement comprendre sa solitude, un amour impossible, ses parents qui se désintéressent d'elle, d'ailleurs absents en ce moment... - Tu veux dire qu'elle est seule chez elle actuellement ? - Exact. Donc ne sachant que faire je lui ai demandé d'aller voir rapidement l'Assistante Sociale, elle m'a juré qu'elle irait dans l'après-midi même... - Et elle ne s'est pas pointée, je présume. - Non, effectivement : j'ai posé la question lundi soir à Armelle. Voyant qu'elle est allée trop loin dans la confidence vendredi, Elysianne a dû avoir peur et a peut-être juste voulu me rassurer... - Tu l'as revue aujourd'hui, enfin, hier, je veux dire ? - Je ne l'ai pas le mardi. Mais elle m'a agrippé dans la cour en abordant les exos de maths que je leur ai donnés, du coup cette histoire ne m'est plus revenue à l'esprit. Si ça se trouve, tout était calculé de sa part. - Possible. C'est une fille très… (oblique) …intelligente. Jacques n'est toujours pas convaincu par le propos. Le doute bénéficie à l'accusée ; beaucoup d'indices même concordants ne valent pas preuve. Peut-être que Florent, qui a l'air de se complaire dans le rôle du procureur ménage-t-il ses effets pour asséner l'argument explosif qui fera table rase des dernières hésitations ? - Et tu n'as pas l'impression d'avoir été suivi, espionné, ces jours-ci ? questionne Florent. (Devant chez Michel à 13h30, elles étaient là... Et toujours à squatter devant la salle des profs, avec des sourires en coin quand j'approche...) - Maintenant que tu le dis... Avec Euphrosine et sa sœur, c'est vrai qu'Elysianne est toujours dans les parages. J'ai 154


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l'impression que tous mes faits et gestes ont été scrutés ces derniers temps. - Mais pas de garçon dans le lot, pas vrai ? - Non, c'est vrai. - Curieux pour quelqu'un qui exhibe un tel tatouage. Dans ma classe d'ailleurs, aucun garçon n'a de prénom qui commence par un « J »... Même pas un Jérémy... - Et les rares fois où je la croise dans le village, elle est toute seule à errer... - Parce qu'elle habite Harboncourt ? - Ben oui, de l'autre côté du bled. Bon. Je vais aller jeter un œil, je suis frigorifié à ne rien faire de toute manière. On se retrouve au bahut après ? - Pas de problème. Et aujourd'hui je serai le premier ! Jacques apprécie que Florent essaie de le dérider. La tentative est bienvenue. - Florent, je te remercie beaucoup. J'espère que ton info... Enfin, je ne sais plus quoi espérer... - Je comprends. Donc à tout à l'heure.

- La lumière au rez-de-chaussée vient de s'éteindre, mon Jacquot, t'as vu ça ? - Pour sûr que je l'ai vue. Elysianne trafique bien quelque chose, ou alors c'est une matinale. - Une gamine qui se lève aux aurores alors que ses parents sont au diable vauvert ? Y'a vraiment que toi pour penser ça... Pfff... - Oui-bon, ça va, hein. Adossé à une rangée de thuyas en limite de propriété, Jacques continue d'observer. Doit-il tenter une approche ? Toute la maisonnée est plongée dans le noir depuis quelques secondes, lorsqu'un claquement de porte se fait distinctement entendre. (Planque-toi ! Elle va débouler de ce côté !) Elysianne apparaît, vêtue d'une parka sombre et portant un sac à dos à peine chargé. Elle se dirige vers la rue et donc vers 155


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Jacques sans le savoir. Il se cache encore un peu, attendant le moment le plus favorable. Plus que quelques secondes avant la si attendue et si redoutée confrontation. Il se plante devant elle sur le trottoir. L'effet de surprise est total. - Jac.. Monsieur Baué ? Mais... qu'est-ce que vous faites là ? - Allons-allons, Elysianne, n'est-ce pas ce que tu voulais ? Je t'ai trouvée, me voilà ! dit-il en cachant son angoisse du mieux possible. Je dois absolument apprendre ce qu'elle a précisément en tête et l'empêcher de faire une bêtise. Elysianne prend soudain peur. C'est pourtant bien lui, son Jacques, mais en même temps ce n'est pas lui. Pas ici, tellement loin du collège. Jacques se précipite sur elle, comble en un rien de temps les trois mètres qui les séparent et l'agrippe par le bras. Elysianne, tétanisée, ne réagit pas jusqu'au moment où il soulève la manche droite de sa parka pour y découvrir le tatouage évocateur et une cicatrice longue et récente sur l'index. (Mon casier ! La paperasse tachée de sang !) Plus de doute possible. C'est elle. Enfin. Jacques pousse un soupir de soulagement prématuré : Elysianne a assimilé le fait qu'elle est découverte et commence à se débattre violemment. - Laissez-moi ! crie-t-elle. Jacques ayant inconsciemment relâché son étreinte, Elysianne se libère sans peine. De l'autre côté de la rue, une lumière vient de s'allumer dans une maison proche et Jacques le remarque. Bon sang ! Si quelqu'un appelle les flics à cause du tapage, je suis cuit... Il doit absolument l'empêcher de crier à nouveau. Son cerveau est en ébullition. Il réfrène une brutale envie de la plaquer au sol et de la bâillonner. Pure folie. Non, le mieux c'est de la laisser prendre ses distances. Au pire, elle fichera le camp. C'est ce que fait Elysianne dans un premier temps : méfiante, elle recule rapidement tout en continuant à lui faire face, les deux mains cramponnées aux bretelles du sac à dos. Jacques lève ses paumes ouvertes devant lui, signifiant qu'il ne tentera rien, puis n'esquisse plus aucun geste. Au bout de quelques mètres, elle est assez loin pour pouvoir décamper sans 156


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risque si elle le veut. Se sentant en sécurité, la chatte se détend un peu. Elle est sur son territoire et en cas de danger, pfiut ! elle peut déguerpir ventre à terre. Mais elle n'est plus sûre de vouloir disparaître, j'ai une chance de la raisonner... se dit Jacques. Il faut que je la saisisse. - Tu parlais d'une échappatoire dans ta lettre, dit-il de sa belle voix grave et posée. - Hein ? - Tu disais que tu n'étais pas sûre d'aller au bout de tes intentions. Qu'aujourd’hui pouvait encore être plus extraordinaire qu'hier. Vas-tu laisser passer ta chance ? Elysianne, je sais que tu es amoureuse de moi, je suis venu pour toi. Tu ne vas pas t'en aller comme ça, il faut qu'on parle tous les deux... Elysianne passe sous un Lampaled toujours en reculant, elle est maintenant à une bonne dizaine de mètres de Jacques. Elle hésite, marque le pas. Ses traits sont tirés. Elle fronce les sourcils. - Ça n'est pas comme ça que les choses devaient se passer. Pourquoi n'êtes-vous pas venu me voir plus tôt, si vous saviez ? J'en crève depuis si longtemps... - Je ne pouvais pas agir, à cause de ma femme... Sans parler du qu'en dira-t-on au collège... (C'est ça mon Jacquot, vas-y, enfonce Stéphanie un peu plus. Même pas honte !...) Mais je suis là pour t'aider, maintenant. Je t'en prie, accepte de m'écouter. Un autre Velux s'allume dans la maison voisine, prêtant ainsi main forte aux Lampaleds et à la lune. Bon sang, on est trop loin l'un de l'autre pour causer, je suis obligé de parler fort pour me faire entendre. On va se faire repérer ! Qu'est-ce qui pourrait la convaincre de... Soudain Jacques croit comprendre quelque chose de crucial. Une hypothèse confuse s'immisce dans son esprit. Il doit continuer de jouer sur la corde sensible. Mais pour ce faire il doit ôter le masque de l'adulte sûr de lui qu'il porte en permanence sur le visage. Oublier sa posture d'enseignant droit comme un I sur son estrade. Aussi et surtout mettre de côté tout ce qu'il a enduré pendant ces vingt-quatre heures à cause d'elle. Il

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sent le Mineur remonter du tréfonds de son être, amenant avec lui avec sa mélancolie rédemptrice. - Elysianne, je suis vraiment... désolé. L'adolescente est surprise par cet aveu inattendu. - Mais... de quoi ? - De t'avoir fait autant souffrir. Tout est de ma faute. Sans mon aveuglement, tu n'en serais pas là. La réaction ne se fait pas attendre. Jacques jurerait qu'Elysianne encaisse chaque mot de plein fouet. On dirait qu'elle ne supporte pas qu'il se confesse ainsi. - Non, ne... - Je n'ai pas été là quand tu as eu besoin de moi, c'est impardonnable. Jacques est si convaincant qu'il commence à croire à ses propres paroles. Et le miracle survient : Elysianne est émue aux larmes. Elle incline la tête, porte la main au-dessus de la bouche. Ses sentiments débordent, le barrage va bientôt céder. - Je vous en prie, ne dites pas ça... À peine dix mètres entre eux, un peu de bitume froid et un long ruban d'obscurité. Jacques est presque invisible dans son long manteau gris, son visage devient flou et changeant. Elysianne ne distingue plus que deux mains ouvertes en signe de bienvenue. L'attraction est irrésistible. L'instant d'après, elle se jette dans les bras du père qu'elle a attendu pendant de si longues années, et qui l'accueille enfin. Enfin. Le barrage cède d'un coup. Mon Dieu, ça a marché..., pense Jacques. Lui-même bouleversé, (Allez mon Jacquot, pleure à chaudes larmes) il pense à cet instant précis à ses enfants Maximilien et Corinne. Depuis combien de temps ne les a-t-il plus étreints comme seul un père sait le faire ? Une larme coule sur son visage, décrivant un bel arc jusqu'au menton. Avec une infinie délicatesse, il pose une main hésitante sur la chevelure de la petite qui continue d'inonder son pardessus. Elle se vide entièrement et en se vidant, remplit son futur d'une espérance insoupçonnée. - Vous vous rendez compte... dit-elle entre deux sanglots. J'ai juste reçu un mail depuis qu'ils sont partis. Un mail. Je les hais... 158


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- Alors tu voulais partir ? Pour les... punir ? - Non, c'est pas vraiment ça... Mais plus rien ne me retenait ici. Sauf vous. Elysianne semble avoir abandonné toute velléité de rébellion et d'escapade nocturne. Jacques sent que le moment est propice à une explication franche. Il la saisit fermement par les bras, comme seul un père sait le faire. - Tu as une idée du sang d'encre que je me suis fait ? Et tes parents, bon sang ! Tu comptais réellement... attenter à ta vie ? - Je n'en sais plus rien, à présent. J'étais juste certaine de vouloir m'en aller. Partir, c'est mourir un peu... - En tout cas avec un sac à dos aussi léger, c'était effectivement… (suicidaire) très risqué. Tu savais où aller au moins ? - Pas du tout. Elysianne se réfugie à nouveau dans les bras de son sauveur. - Où est Mademoiselle Trinkwald ? J'étais persuadée que vous viendriez avec elle... Jacques se remémore le mot caché derrière les lettrines. - Pourquoi l'as-tu mêlée à cette histoire ? - Vous faisiez un si beau couple l'an passé. Mais j'étais très jalouse et donc heureuse que vous ayez rompu. (Bon sang mais on n'a aucune vie privée dans ce collège !?!) Je ne sais pas ce qui m'a pris. Je voulais que vous vous inquiétiez tous les deux pour moi, peut-être ? - Ecoute, Elysianne : tu te rends compte de ce que tu as fait ? Toi, avec ton petit groupe d'espionnes ? La vie n'est pas un jeu ! On n'est pas dans un roman ! Tu nous as manipulés, c'est très grave ! Tu ne peux pas te servir ainsi des gens pour parvenir à tes fins ! Et écrire des lettres où tu dramatises délibérément ton malêtre... Elysianne baisse la tête et rougit. Elle renifle. Quel immense travail d'éducation est à fournir avec cette gamine... pense Jacques. - J'ai été stupide... 159


5h30 – 6h30

- Tu peux le dire. Maintenant il va falloir s'adresser à des personnes qui pourront t'aider. Et en premier lieu Armelle Stauder, l'Assistante Sociale. Je veillerai personnellement à ce que tu ailles la consulter. - D'accord. - Allez viens maintenant, on rentre chez toi. Tu me jures de te tenir tranquille et de prendre le bus tout à l'heure ? Tu n'as peut-être pas beaucoup dormi mais je veux te voir au collège. - C'est promis. Les mots sonnent juste ; Jacques estime qu'il peut avoir confiance en elle. Il la raccompagne. Arrivés au perron, Elysianne s'inquiète : - Qu'est-ce que vous allez leur dire ? - Rien qui puisse te nuire, répond-il en posant la main sur l'épaule de l'adolescente. Au collège, je transmettrai que tu es dans une période de grande fragilité, c'est tout. Que tu as un cap difficile à passer. Maintenant on va vite contacter tes parents pour repartir sur de nouvelles bases, d'accord ? - Vous m'aiderez ? - C'est moi qui entamerai la conversation, ne t'inquiète pas. - Non je veux dire, après. - Bien sûr. Je suis là pour ça. - Dites, demande-t-elle en lui lançant un regard suspicieux, vous n'êtes pas vraiment amoureux de moi, n’est-ce pas ? - Mais non, Elysianne. Tu as effectivement besoin de beaucoup d'amour, mais pas du mien. - Vous direz à votre femme que je suis... désolée. - Merci de penser à elle, elle a eu son lot de soucis. Tiens, mouche-toi. Jacques lui tend un paquet de mouchoirs en papier. Elysianne s'essuie le nez puis sort les clés de la maison de sa poche. Ils entrent.

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Epilogue

Tout juste revenu en pleine forme de sa promenade matinale imprévue et après avoir délaissé son meilleur ami canin et sa plantureuse épouse encore tous deux en pleine confusion, notre héros s'engouffre dans sa magnifique Jaguar, gai et plein d'entrain. Encore une splendide journée qui s'annonce, pense-t-il, le sourire aux lèvres. Un cartable quasiment vide, humble vestige du passé, siège à sa droite ; il le saisit et, d'un geste désinvolte, l'expédie par la fenêtre ouverte de la portière. Le cartable atterrit avec un son clair sur le carrelage brillant du garage, à deux pas de son futur cercueil en plastique vert. Satisfait d'avoir enfin fait place nette, Jacques démarre. C'est parti ! Le soleil levant irradie les cuirs brillants de l'intérieur de la voiture. La Jaguar avale les kilomètres. Dans le poste, Phil joue de la batterie et des cordes vocales. ~ I'm feeling so confused today, it seems they've changed the rules again... ~ Jacques fredonne. Passant devant l'église d'Harboncourt éclairée par l'astre du matin, il a le sentiment étrange de la détailler pour la première fois. ~ I'll live forever, always one more tomorrow... ~

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Au terme du refrain, Jacques coupe le son. La musique, c'est bien beau, mais... (Elle empêche de penser...) Place au doux silence du moteur à hydrogène. Jacques sourit. La vie est belle. Formidablement belle. Arrivé sur le parking du collège avec un bon quart d'heure d'avance, Jacques ne jubile pas pour autant. Marie est au portail à l'attendre. Elle n'a pas cours le mercredi, mais il se doutait bien qu'elle viendrait rendre compte de sa propre virée nocturne. Elle n'a pas la tête des grands jours... remarque-t-il d'emblée, la mort dans l'âme. Peu importe : quand je lui raconterai la fin de l'histoire, ça ira mieux... - Et tu réussis à t'en convaincre ? interroge une voix familière au fond de lui. Non mais t'as vu dans quel état t'as laissé Stéphanie tout à l'heure ? Mon pauvre Jacquot, t'es pas au bout de tes surprises... Heureusement que je suis là pour t'épauler désormais... Et le Mineur éclate d'un rire sinistre.

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MERCI à Stan pour les relectures patientes, les corrections pointues et les remarques lumineuses. MERCI à Lotheyr Rivieri pour son résumé. MERCI à Marc pour sa participation à la couverture.

Impression numérique online par Sprintoo : www.sprintoo.com


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