La Ville Horizontale | Une ville réinventée par les communautés

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MAGALI BRESSON

LA VILLE HORIZONTALE Une ville réinventée par les communautés

Mémoire de fin d’étude - Février 2017 École Nationale Supérieure d’Architecture de Paris Val-de-Seine Directeur de mémoire : Sylvie Salles Séminaire « Rendre Visible »



REMERCIEMENTS

Je remercie toutes les personnes m’ayant aidées à réaliser ce mémoire de fin d’étude en architecture, notamment les membres de l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Paris Val-de-Seine avec qui j’ai eu la possibilité d’échanger sur ce sujet personnel. Puisque ce mémoire marque l’évolution et la construction de mon esprit critique tout au long de ce deuxième cycle de Master, je remercie tous ceux qui auront participé à ma formation d’architecte. Je remercie tout particulièrement Sylvie Salles, ma directrice de mémoire, pour son écoute, sa patience et tout son savoir contribuant à la bonne élaboration de ce travail. Accompagnée des enseignantes Sandra Ancelot et Sandra Parvu, je vous remercie toutes trois de m’avoir permise d’exprimer mes pensées et ma sensibilité provenant d’expériences très personnelles dans ce mémoire, et ce grâce à des enseignements en séminaires extrêmement variés, sensibles et enrichissant. Pour finir, je tiens à remercier mon ami architecte Amaury Girardin sans qui ces expériences à l’étranger n’auraient certainement pas vues le jour.

N.B. : Les photographies et dessins dont l’auteur n’est pas cité sont de Magali Bresson.

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SOMMAIRE

Introduction

p.8

1 - Une ville planifiée par agrégation

p.17

1.1 - Des communautés visibles dans la ville, s’agit-il d’appropriation de l’espace ?

1.1.1 - Le communautarisme 1.1.2 - Le rapport au territoire 1.1.3 - L’investissement et l’appropriation

1.2 - New York, une ville blocs pour les migrants

1.2.1 - La planification de New York 1.2.2 - L’investissement de la grille par les communautés 1.2.3 - Modifications et mutations typologiques par agrégation

1.3 - Londres, une ville composite et cosmopolite

1.3.1 - La constitution de Londres 1.3.2 - L’ancrage des communautés dans la ville 1.3.3 - Modifications et mutations typologiques par agrégation

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p.18 p.19 p.24 p.28 p.34 p.36 p.42 p.50 p.54 p.56 p.64 p.70



2 - Une ville horizontale dans le Paris haussmannien

p.77

p.78 p.79

2.1 - L’ancrage des communautés à Paris

2.1.1 - La planification de Paris 2.1.2 - La composition de grandes figures urbaines

par l’ancrage des communautés 2.1.3 - Paris-Banlieue, un territoire mouvant

p.88 p.93

p.96

2.2 - Les procédés d’appropriation de Little Jaffna dans le Paris haussmannien

2.2.1 - Le quartier de La Chapelle (Paris 10) investi par une communauté tamoule 2.2.2 - Un ancrage stratégique 2.2.3 - Les réseaux de l’entre-deux-gares

2.3 - La coexistence de deux villes

p.97 p.117 p.121

2.3.1 - Modes de vie tamouls à La Chapelle 2.3.2 - Vitrine sur une culture exportée 2.3.3 - L’urbanité, moteur de mutation de la ville ?

p.130 p.131 p.137 p.141

Conclusion

p.149

Bibliographie

p.153

Annexes

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Fig. 1 - © BOLDERY David, photographie numérique, Holi Festival of Colours, Fête de l’hindouisme, 2013. Source : https://500px.com/davidboldery


INTRODUCTION

En voyageant dans les grandes métropoles de New York, Londres et Paris, la ville m’est apparue sous un angle différent, composée par d’autres dimensions que les dimensions spatiales et économiques, architecturales, urbaines et paysagères. L’immersion de plusieurs mois dans chacune de ces villes m’aura permise d’explorer longuement leurs quartiers lors de randonnées urbaines. Je percevais la métropole occidentale comme continue et impersonnelle, construite de manière récurrente selon un modèle propre à une culture et un pays. Cependant, le fait d’y être physiquement présente a finalement laisser entrevoir des phénomènes urbains visibles et perceptibles uniquement dans certains quartiers, comme des exceptions à la règle urbaine. L’image d’un rythme de vie effrenée en ville, où, par une individualisation croissante, les masses de populations marchent et se croisent sans se regarder, a été contredite par l’observation de certains quartiers communautaires résistant à ces phénomènes modernes. Aujourd’hui encore, l’immigration modifie les populations des villes, marquées par un brassage des cultures et des origines. Il m’a ainsi été possible de capter in situ l’investissement de communautés ethniques, de pratiques quotidiennes et de procédés d’appropriation récurrents dans ces trois grandes villes cosmopolites. Bien que New York, Londres et Paris soient extrêmement différentes, du point de vu urbain,

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culturel, historique et géographique, certaines pratiques spatiales et socio-culturelles se ressemblent d’une ville à l’autre. Ces pratiques sont visibles grâce à des codes, des symboles, des objets exportés laissant leur trace dans la ville. C’est cet ensemble de ce que je nommerai dans ce mémoire les attributs visibles d’une communauté, qui, si elle ne réside pas toujours sur place, investie les rez-de-chaussée de la ville par de nombreux commerces ethniques. Toutes ces observations, des pratiques spatiales aux objets rajoutés, semblent participer à l’urbanité de ces villes. Ces randonnées urbaines ont ainsi fait apparaître des questionnements sur la manière dont ces communautés investissent la ville, son architecture et ses morphologies. Quelles traces et empreintes laissent-elles dans cette ville ? Peut-on parler d’appropriation, de territorialisation ? Quelles sont les limites de leur ancrage ? Par quels procédés cette communauté ethnique est-elle rendue visible ? En quoi ces attributs permettent-ils une appropriation et une urbanité ? Ces questions m’ont conduite à énoncer la problématique suivante : Une communauté ethnique est-elle en capacité de modifier et de s’approprier la morphologie urbaine d’une grande ville occidentale ? Pour comprendre ces mécanismes de transformation et d’appropriation, nous nous appuierons sur ces trois hypothèses ; 1. La ville héritée, planifiée et continue de la métropole occidentale est réinventée par des communautés qui investissent la couche horizontale des rez-de-chaussée de la ville par des attributs propre à leur culture et des modes d’occupation exogènes. - 10 -


Fig. 2 - Commerce ethnique Cash&Carry, Photographie numérique, Little Jaffna, Rue Cail, Paris, 2016.

Les communautés forment ainsi des micromorphologies, des morphologies agrégatives. 2. Ces modes d’occupation n’impliquent pas forcément un ancrage résidentiel des communautés. En effet, ces communautés vivent sur plusieurs territoires à la fois. De plus, la mobilité, physique ou numérique, permet de développer des réseaux qui réinventent le territoire. 3. Ces morphologies agrégatives composent la vitrine d’une culture exportée. En adaptant et en modifiant l’architecture, les communautés se les approprient. En ce sens, les modes d’occupation de l’espace dans la ville constituent un processus d’appropriation. - 11 -


Dans une première partie, il s’agira de saisir le rapport d’intéraction entre les communautés et le cadre urbain bâti d’une ville. En considérant les pratiques de ces communautés ethniques comme socio-culturelles et spatiales, les disciplines des sciences humaines, de la géographie, de l’urbanisme et de l’architecture seront mobilisées en plus de ma propre observation. Le premier chapitre visera à saisir les notions convoquées lors de l’expérience vécue et l’observation, ainsi que par les questionnements énoncés. Les termes communautarisme, territorialisation ou encore appropriation, composent les étapes de la réflexion qui ont menés à la problématique de ce mémoire. Avec un bref retour sur l’histoire, la compréhension de la constitution et planification urbaine des grandes villes de New York et de Londres participera à l’identification des communautés ethniques et leur ancrage dans la ville. Un chapitre sur New York puis un dernier sur Londres permettront de mettre en parallèle une étude sur une métropole occidentale américaine avec une métropole occidentale européenne. Il sera possible d’admettre ou non des modes d’occupations et d’appropriation similaires de ces communautés. Et de saisir par quels procédés ces dernières façonnent la ville selon leur propre culture. Cette première étude comparative visera à considérer une autre manière de planifier la ville telle que les communautés le font. Elles modifient la morphologie urbaine de manière agrégative, sur une seule couche de la ville. Avec l’investissement et l’appropriation du rez-de-chaussée se fabrique une ville horizontale. Dans le cas de Paris, l’analyse de la ville, de sa planification à l’ancrage des communautés, est encore différente. Des données, telles que des cartographies répertoriant le type de population par ethnie ou religion dans la ville, n’existent pas - 12 -


contrairement à New York ou à Londres. C’est pourquoi, afin de saisir les traces de ces communautés dans la ville, un protocole de captation sera établi lors des randonnées urbaines, par observation et inertie sensorielle, c’est-à-dire par la participation éveillée du corps et des sens dans l’espace. Ce protocole rendra alors possible la production de cartes reproduisant les grandes figures urbaines de ces quartiers communautaires. Etant donné que la plupart de ces quartiers à Paris se situent plutôt en bordure de la ville, proche des banlieues et des grandes lignes de transports en commun, une étude de terrain se focalisera dans un second chapitre sur le quartier de La Chapelle où je réside depuis deux ans. Nommé Little Jaffna, ce quartier est investi au rez-de-chaussée et dans la rue par une communauté tamoule d’origine sri lankaise, qui ne réside pas dans les immeubles des étages supérieurs mais dans des logements répartis un peu partout dans l’Ile-de-France. Il s’agira alors de saisir tous les réseaux établis par cette nouvelle territorialisation et les mobilités qui en découlent. La quantité de stations de transports en commun à proximité de Little Jaffna rend possible une mobilité de la banlieue à Paris intramuros. Une mobilité diurne et nocturne due à l’activité commerciale en journée et le retour à son habitation la nuit, influant directement sur la perception urbaine du quartier de la Chapelle. Au-delà de cette migration pendulaire, la cause historique et politique de la migration de cette population est le levier de tous les autres réseaux constitutifs de cette territorialisation. A savoir pour quelles raisons la communauté a quitté son pays d’origine, la communication maintenue avec celui-ci grâce aux réseaux numériques, la communication au coeur de la communauté et les réseaux de transports de marchandises importées chaque semaine de l’Inde vers la Chapelle. Ce rapport entretenu avec le pays et la culture d’origine de la communauté est ce qui lie la - 13 -


première hypothèse à la dernière. Au travers de l’analyse des modes de vie de la communauté, le dernier chapitre dévoilera les procédés d’appropriation de la ville par ces communautés. Telle une couche horizontale d’attributs dans la ville, comme une vitrine sur une autre culture et la représentation d’une identité.

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1. LA VILLE PLANIFIÉE PAR AGRÉGATION

Cette réflexion autour de la constitution d’une ville occidentale et sa population est réellement apparue en parcourant les rues et les quartiers de New York. Le voyage permet à l’architecte de développer sa culture, sa sensibilité et sa créativité. Il est également ce qui m’aura permis de penser la ville autrement. Il s’agit de penser la ville par la ou les manières dont on peut y vivre, travailler ou commercer, avant toute planification de projet. En parcourant la ville, la traversant de part en part lors de longues marches, des randonnées urbaines, c’est la population croisée qui aura le plus attiré mon attention. Ces randonnées urbaines n’ont pas été anticipées, c’est la raison pour laquelle le choix de s’engager dans une rue puis une autre s’est fait par une inertie sensorielle. Au-delà d’un intérêt particulier pour l’architecture, la morphologie urbaine et son observation, ici l’attrait d’un espace s’accompagne d’une curiosité profonde envers des ambiances, des décors, des odeurs, des objets et des pratiques visibles et perceptibles. Plus simplement, par ce qui peut caractériser un espace du point de vue sensible où un ensemble de personnes l’investit quotidiennement. Ces pratiques urbaines ont été particulièrement visibles dans des quartiers de la ville investis par des communautés ethniques.

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Fig. 3 - Regards croisés, photographie numérique, rue du Faubourg St Denis, Paris, 2016.


1.1 - Des communautés visibles dans la ville, s’agit-il d’appropriation de l’espace ?

Le fait de parcourir une ville étrangère tout en l’étant moi-même m’a finalement placée dans une situation assez semblable à celle d’une immigrée qui découvre une autre culture et cherche des repères. Avec une vision d’architecte, l’immersion de trois mois dans la ville de New York et environ quatre mois à Londres a su développer mon esprit critique stimulé par des observations, des constats et des intuitions. Des constats impliquant des questionnements sur la notion de communautarisme dans une grande ville occidentale, sur l’intéraction d’une communauté ethnique avec le cadre bâti, la morphologie urbaine, la typologie architecturale et le territoire, puis sur les pratiques spatiales et socio-culturelles qui s’y développent. De constats jusqu’aux notions, ces dernières échelonnent les étapes de ma réflexion et mobilisent en plus de l’architecture et de l’urbanisme, les disciplines des sciences humaines, la sociologie et l’anthropologie, ou encore de la géographie.

1.1.1 - Le communautarisme

Dans une grande métropole occidentale, l’accroissement de la population ne cesse d’évoluer, admettant un mélange des cultures, des origines, des religions, de langues etc. Nous sommes un peu tous comme un ensemble d’étrangers dans la ville, où les comportements individuels s’observent. Dans ses écrits, le philosophe et sociologue Georg Simmel (1858-1918) met en avant le phénomène de réciprocité entre l’accroissement quantitatif de la population des métropoles et le décroissement - 19 -


Fig. 4 - L’architecture immobile grouille de monde, Extraits vidÊos, Grand Central, New York, 2015.


qualitatif des relations entre les individus dans la ville 1. Georg Simmel évoque un développement des comportements individuels, qu’il nomme individualisation, comme nouvelle forme de relation sociale dans les grandes métropoles. Il conçoit déjà au début du XXème siècle, et au travers de son essai « Les grandes villes et la vie de l’esprit », que la grande ville s’est développée au même titre que les échanges commerciaux et monétaires, provoquant un rythme de vie effrénée où l’habitant urbain s’est naturellement replié et protégé 2. La proximité spatiale dans une urbanisation massive 3 et dense a modifié les rapports sociaux entre les individus et influencé une certaine distance sociale. D’après Simmel, la grande ville a ainsi engendré « une tendance générale à l’individualisation dans l’évolution des groupes » 4. C’est le premier constat dont j’ai moi même fait l’expérience en arpentant les rues des grandes métropoles de New York et de Londres. Et alors que certains groupes visibles d’individus semblent resister à ce phénomène d’individualisation dans des quartiers de la ville, se pose la question suivante, à savoir s’il s’agit d’une forme de communautarisme, de communautés et de quartiers communautaires dans la grande métropole occidentale ? 1. BONICCO Céline, « La ville comme forme de la vie moderne. L’étranger et le passant dans la philosophie de Georg Simmel », Cahiers philosophiques, 2/2009 (N° 118), p. 48-58, § 9. 2. JURKOWICZ Philippe, « Georg Simmel, Les grandes villes et la vie de l’esprit », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, 2013, mis en ligne le 24 avril 2013, consulté le 26 janvier 2017. Disponible sur internet : http://lectures.revues.org/11348. 3. HARTMUNT Rosa, « Accélération, une critique sociale du temps », La Découverte, 2010, p. 474 4. SIMMEL Georg, « Les grandes villes et la vie de l’esprit ». Suivi de «Sociologie des sens», Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2013, p. 107, trad. J.-L. Vieillard-Baron et F. Joly, préf. P. Simay, ISBN : 978-2-228-90887-0.

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Le terme communautarisme, à l’opposé de l’individualisme, est un terme assez peu utilisé, en France du moins où il porte une connotation péjorative, trop souvent assimilé depuis les années 1990 avec l’islam, les migrants musulmans en France ou les débats sur le port du voile 5. Le terme est apparu aux États-Unis au début des années 1980 suite aux revendications des minorités (ethniques, religieuses, sexuelles, linguistiques), observées dès les années 1960. Suite aux vagues de migration sur le Continent américain, le communautarisme est reconnu comme un procédé de reconnaissance identitaire. Pour étayer cette notion il faudrait plutôt définir le terme de communauté, car si le communautarisme n’apparaît que récemment, la communauté est une notion plus ancienne. C’est par ailleurs la définition du philosophe Michel de Montaigne (1533-1592) que l’on retrouve dans la majorité des dictionnaires, datant de 1580 et qui énonce :

« La communauté est caractère, état de ce qui est commun à plusieurs personnes. » Michel de Montaigne 6

Le terme est assimilé à un groupe social maintenu par une intéraction, un sentiment commun d’appartenance dû à des liens culturels, linquistiques, religieux, ethniques, ou des modes de vie communs. Dans son travail, le sociologue et économiste allemand Max Weber (1864-1920), souvent mis en parallèle avec le travail de Georg Simmel perçus tous deux comme les 5. https://www.cairn.info/revue-confluences-mediterranee-2006-4-page-31.htm, L’affaire du voile : repères, Confluences Méditerranée, 4/2006 (N°59), p. 31-31, Disponible sur le site internet : http://www.cairn.info/, mis en ligne en avril 2006, consulté le 12 janvier 2017. 6. MONTAIGNE, Essais, éd. A. Thibaudet, I, 38, p. 271

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fondateurs de la sociologie urbaine en traitant des formes de relations sociales, d’individualisation et de communauté, rapporte la notion de communauté à l’ethnicité. En définissant l’ethnicité, Max Weber désigne le sentiment de partager une origine commune, que ce soit par les traits physiques, les coutumes, la langue ou l’histoire vécue 7.

Fig. 5 - Schéma individualisation vs communautarisme.

La communauté ethnique désigne ainsi un ensemble de personnes liées par leur origine et leur appartenance, partageant une même culture, langue, religion, une histoire et des coutumes héritées d’une génération par une autre. Comment définir alors ce groupe social dans l’espace d’une grande ville ? Lorsqu’un quartier de la ville est investi par un groupe ethnique avec des pratiques et des coutumes dans l’espace urbain public, s’agit-il d’un quartier communautaire ? Quel peut-être l’ancrage réel de ces communautés ethniques dans la ville ou dans le territoire ? 7. http://www.toupie.org/Dictionnaire/Ethnie.htm, Définition de l’ethnie et de l’ethnicité, Pierre Tourev, licence de documentation libre, consultable sur le site http:// www.toupie.org/, date de mise en ligne inconnue, consulté le 12 janvier 2017. Voir également WEBER Max, Économie et Société, Paris, Plon, 1995 [1921].

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J’ai eu l’occasion d’observer que le quartier communautaire se définit comme le lieu où la communauté se rencontre, et où s’exercent certaines pratiques religieuses ou culturelles propres au groupe ethnique concerné. Il est comme le lieu de centralité pour affirmer son appartenance et maintenir une communauté soudée par le biais de la solidarité. La communauté ethnique se constitue dans la ville étrangère à la suite de migrations, devenant alors un point de repère dans la ville pour tout nouvel arrivant de la même appartenance et forme ainsi un levier d’intégration dans l’espace. La mobilité d’un pays à un autre évoque les notions de l’ancrage et de l’appréhension d’un nouveau territoire pour le migrant.

1.1.2 - Le rapport au territoire

La notion d’ancrage porte deux significations en fonction des disciplines qui la définissent. En sociologie et en psychologie, le processus d’ancrage est interprété comme étant un processus d’analyse et d’assimilation de l’inconnu et de ce qui est nouveau, pour y créer son propre enracinement social, sa propre représentation identitaire 8. Ce processus se rapporte à la notion d’intégration d’un groupe social dans un cadre nouveau, qualifié ici de cadre spatial dans la ville. En géographie, l’ancrage est non pas désigné comme un processus d’enracinement social mais bien physique dans l’espace. Il est défini dans le dictionnaire Larousse une action de fixer quelque chose à une autre ou à un lieu. 8. http://theses.univ-lyon2.fr/documents/getpart.php?id=lyon2.2010. banet_a&part=371592, Le processus d’ancrage, BANET Aurélie, Univesité Lyon2, thèse de doctorat en psychologie, Conscience du risque et attitudes face aux risques chez les motocyclistes, présentée le 22 décembre 2010, consultable sur le site http://theses.univlyon2.fr/, mis en ligne en 2010, consulté le 20 janvier 2017.

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L’ancrage s’assimile à la notion d’implantation. Une implantation se faisant dans un territoire. Le rapport des communautés ethniques avec le territoire se crée grâce à un processus d’ancrage physique, social et symbolique. C’est ce qui se rapporte à la notion de territorialité. « La territorialité exprime, outre un contenu juridique d’appropriation, un sentiment d’appartenance, mais aussi d’exclusion, et un mode de comportement au sein d’une entité, qu’elle qu’en soit l’étendue, quel que soit le groupe social qui le gère. Les territoires sont l’objet d’affects collectifs et individuels. » 9 La territorialité est ce qui se rapporte au territoire et qui désigne lui-même une étendue de terre investie par un groupe 10 qui se l’approprie par des activités et des aménagements. Dans un extrait de « Géographie sociale et territoire » (1998, éd. Nathan), le géographe Guy Di Méo parle de territorialité conformément aux écrits du sociologue Maurice Halbwachs (1877-1945) et notamment « La morphologie sociale » (1938, éd. A. Colin). Pour lui, la territorialité participe à la représentation sociale d’un groupe et celui-ci ne peut être créé et se maintenir sans

9. http://geoconfluences.ens-lyon.fr/glossaire/territoires-territorialisation-territorialite, Définitions de territoires, territorialisation et territorialité, auteurs multiples, licence de documentation libre, consultable sur le site http://geoconfluences.ens-lyon.fr/, date de mise en ligne inconnue, dernières modifications apportées en juillet 2005, consulté le 21 janvier 2017. 10. http://www.cnrtl.fr/lexicographie/territoire, lexicographie du terme territoire, auteurs multiples, licence de documentation libre, consultable sur le site http:/www. cnrtl.fr/, date de mise en ligne inconnue, consulté le 21 janvier 2017.

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Fig. 6 - © HAYES Deirdre, photographie numérique, Little Italy, New York, 2014. Source : https://www.flickr.com/photos/deirdrehayes


‘‘s’appuyer sur certaines formes visibles dans l’espace’’ 11. Le territoire est le support à la représention sociale et identitaire d’un groupe. La territorialisation apparaît donc comme la résultante de la territorialité, en ce sens que la territorialité va d’abord permettre une attache des communautés dans un territoire, et que cette attache va développer un processus d’appropriation. « La territorialisation se réalise également dans la relation entre appropriation et identité. Chaque individu, dans son expérience vécue, possède une relation intime avec ses lieux de vie ; lieux qu’il s’approprie et qui contribuent à façonner son identité individuelle ou collective. Appropriation et enracinement se manifestent par des éléments matériels mais aussi idéels et certaines matérialités du territoire possèdent une forte valeur symbolique. » 12 Le rapport au territoire évoque alors trois grandes notions. La première est celle de l’enracinement, qu’il soit physique, social ou symbolique, généré par l’ancrage au sein d’un territoire; la seconde, que cet ancrage dans le territoire se traduit par un processus de représentation identitaire lorsqu’un groupe investit ce territoire; et la dernière à retenir est finalement que l’ancrage territorial correspond au processus d’appropriation de ce groupe investissant le territoire. 11. HALBWACHS Maurice, 1938, La morphologie sociale, ed A.Colin, in DI MÉO Guy. Extrait de Géographie sociale et territoire, 1998, Editions Nathan, disponible sur internet : http://www.hypergeo.eu/spip.php?article485 12. ELISSALDE Bernard, Article sur la définition du concept de territoire, Encyclopédie électronique Hypergéo, consulté le 25 Janvier 2017, disponible sur internet : http:// www.hypergeo.eu/spip.php?article285

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Les observations faites à New York et à Londres montrent que des communautés ont aménagé un quartier de la ville par des éléments matériels. D’après ces définitions, les quartiers communautaires de ces grandes villes sont des espaces appropriés par les communautés. Comment définir cette appropriation ? Alors que la territorialisation est marquée par un aménagement matériel, quels sont les procédés d’appropriation des communautés qui matérialisent leur ancrage et leur identité ?

1.1.3 - L’investissement et l’appropriation

Dans le « Dictionnaire critique de l’habitat et du logement », sous la direction de Marion Segaud, Jacques Brun et JeanClaude Driant (Paris, éd. A. Colin, 2003), Perla SerfatyGarzon définie la notion d’appropriation sous les angles de la sociologie, l’anthropologie, la philosophie et la psychologie. De Marx à Pierre Bourdieu, l’ensemble des définitions mises en parallèle sur la notion d’appropriation laisse apparaître pour chacune d’entre elles un processus d’intervention et de modification d’un objet ou d’un espace, de sorte qu’il devienne propre à quelqu’un et par extension une expression de soi 13. L’appropriation implique le contrôle et la maîtrise de l’objet ou de l’espace concerné afin de l’adapter à sa propre personne. Il s’agit d’un concept d’identification personnel en ce sens que Perla Serfaty-Garzon le qualifie d’acte de possession. « La propriété est ici d’ordre moral, psychologique et affectif. » 14 13. SERFATY-GARZON Perla, L’appropriation, in Dictionnaire critique de l’habitat et du logement, Sous la direction de Marion Segaud, Jacques Brun, Jean-Claude Driant, Paris, éd. A. Colin, 2003, pp. 27-30.

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Par cette transformation, l’individu ou le groupe matérialise une culture ou un modèle culturel hérité qui rend certaines pratiques possibles dans l’espace. La notion d’appropriation rejoint fortement le concept de territorialité où était évoqué un ancrage terriorial par le contrôle et l’investissement d’un territoire par un groupe. Ici l’appropriation implique non seulement un ancrage territorial mais également un « marquage territorial » 15. Ce marquage est d’une part visible par des objets, c’est-à-dire par un aspect matériel, et d’autre part perceptible par les pratiques et usages quotidiens du groupe dans un territoire. Cet aspect matériel se trouve dans la multitude d’objets pouvant être observés dans les quartiers communautaires. Quelque soit la ville ou la communauté, les quartiers investis quotidiennement par un groupe ethnique sont marqués par des attributs visibles qui renvoient à une autre culture. L’architecture et la rue sont comme décorées par l’apport et l’accumulation de plusieurs objets, symboliques, emblématiques et colorés. Ils sont variés, allant des suspensions de lanternes ou guirlandes au milieu d’une rue commerçante, aux enseignes de magasins, leur encadrement souvent bigarré, des nombreuses enseignes en plusieurs langues, des publicités autocollantes sur les vitrines de personnalités célèbres dans le pays d’origine, d’une figure mythologique ou religieuse, de plantes, de bougies, d’encens, de produits exotiques ou autres objets exportés depuis le pays d’origine et mis en vente, etc. Ces attributs visibles sont si divers et nombreux en fonction des cultures et des quartiers qu’ils nécessiteraient un réel inventaire. 14. SERFATY-GARZON Perla, L’appropriation, in Dictionnaire critique de l’habitat et du logement, Sous la direction de Marion Segaud, Jacques Brun, Jean-Claude Driant, Paris, éd. A. Colin, 2003, pp. 27-30. 15. Ibid.

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Fig. 7

Fig. 8

Fig. 9

Fig. 10

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Fig. 12

Fig. 13

Fig. 14

Fig. 15

Fig. 16

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Fig. 18


Fig. 7 - Photographie numérique, Rue du Faubourg St-Denis, Paris, 2016. Fig. 8 - Ibid., Passage Brady, Paris, 2016. Fig. 9 - Ibid. Fig. 10 - Friendlyrentals, Photographie numérique, Chinatown, Londres, 2008. Source : http:// blog.friendlyrentals.com/en/london/general/chinatown_london-posts-224-1_3850.htm Fig. 11 - © FAUGERAS Olivier, Photographie numérique, Chinatown, New York, n.d. Source : http://www.panoramio.com/user/629243 Fig. 12 - © BURKE Gary, Photographie numérique, Chinatown, New York, 2012. Source : https://www.flickr.com/photos/klingon65/ Fig. 13 - © CHIN Ray, Photographie numérique, Little Italy, New York, 2014. Source : http://www.ahoynewyorkfoodtours.com/wp-content/uploads/2014/08/Puglia.jpg Fig. 14 - © Planes&Pleasure photography, Photographie numérique, Little Italy, New York, 2016. Source : http://planesandpleasures.com/new-york-little-italy Fig. 15 - Ibid. Fig. 16 - Photographie numérique, Passage Brady, Paris, 2016. Fig. 17 - Ibid. Fig. 18 - Ibid., Rue Cail, Paris, 2016.

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Les études de terrains, à New York, Londres et Paris, permettront de les relever plus en détail. La définition d’un attribut, telle qu’on la trouve dans le dictionnaire, est ce qui appartient en propre à quelqu’un ou quelque chose 16, ce qui est particulier et propre à quelqu’un, caractérisé par un signe ou accessoire distinctif 17, pouvant même être qualifié d’artistique et décoratif 18. En plus de l’objet, l’attribut peut se caractériser par tout autre code, comme l’attitude et les coutumes des individus reflétant une manière d’être et une culture. En ce sens, les attributs visibles peuvent englober tout aspect matériel ou symbolique qui participe à l’appropriation de la ville. L’ensemble des pratiques observées et des processus de territorialisation semblent être ce qui façonne et caractérise la ville. En apportant une identité à un quartier d’une grande métropole, en se l’appropriant par des aménagements et des usages, la communauté développe une urbanité. Par la relation qui s’établie entre la ville et la société, et par le processus d’appropriation d’un quartier par une communauté, l’urbanité est ce qui en résulte, c’est ce qui fait la ville 19. Et d’après le géographe Benoît Vicart, l’urbanité est à la fois la ville appropriée par la société qui l’investit, mais

16. http://www.cnrtl.fr/definition/attributs, Définition du terme attribut, auteurs multiples, licence de documentation libre, consultable sur le site http://www.cnrtl.fr/, date de mise en ligne inconnue, consulté le 28 décembre 2016. 17. http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/attribut/6321, Définition du terme attribut, Dictionnaire Larousse en ligne, licence de documentation libre, consultable sur le site http://www.larousse.fr/, date de mise en ligne inconnue, consulté le 28 décembre 2016. 18. http://www.cnrtl.fr/definition/attributs, Définition du terme attribut, auteurs multiples, op. cit. 19. http://www.cnrtl.fr/definition/urbanit%C3%A9, Définition du terme urbanité, auteurs multiples, op. cit.

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également la société qui se réinvente au travers de la ville 20. Il s’agit d’une notion clé de cette réflexion, où l’intéraction étroite entre une communauté ethnique et un cadre urbain bâti agit directement sur la perception d’une grande ville occidentale et peut la modifier.

20. http://www.pop-up-urbain.com/ville-et-urbanite-de-quoi-parlons-nous/, Ville et urbanité, de quoi parlons-nous ?, VICART Benoît, D.R, consultable sur le site http:// www.pop-up-urbain.com/, mis en ligne le 10 septembre 2012, consulté le 27 décembre 2016.

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Fig. 19 - © BURKE Gary, photographie numérique, Chinatown, New York, 2012. Source : https://www.flickr.com/photos/klingon65/


1.2 - New York, une ville blocs pour les migrants

Une des grandes villes occidentales qui peut illustrer au mieux le phénomène de territorialisation n’est autre que New York. Le cadre urbain de la ville est très éloigné de celui visible dans les grandes villes françaises. Il est d’une part surprenant d’observer une telle régularité et homogénéité dans la morphologie de New York. Pour autant certains quartiers semblent déroger à cette règle lorsqu’ils sont investis et appropriés par une population d’une culture lointaine. Par ses dimensions économiques et financières, la ville de New York grouille de travailleurs, résidents et touristes qui parcourent les rues sans se regarder ou se parler, au milieu des grattes ciels immobiles. Cependant quelques quartiers même en plein coeur de l’île de Manhattan apparaissent comme hors du temps lorsque des communautés ethniques les investissent. Là où l’urbanité est plus visible comme à Chinatown, Little Italy, Harlem, ou encore le quartier latino de Washington dans lequel j’ai vécu ces trois mois d’immersion, elle contraste avec l’individualisation visible dans les grands quartiers financiers alentours. Lorsqu’il est investi et approprié, le cadre urbain bâti est le repère de ces groupes. Il est le support de leur marquage territorial. Saisir comment la ville de New York s’est constituée, urbanisée et planifiée, permet alors de comprendre comment les communautés ethniques peuvent s’ancrer et façonner la ville à leur tour.

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1.2.1 - La planification de New York

La ville de New York est qualifiée de capitale culturelle et économique du monde 21, et sa formation le démontre. Lors de sa découverte, ce grand territoire protégé de la côte atlantique a rapidement été perçu comme riche de potentialités commerciales sans se douter qu’il serait le lieu d’un brassage culturel important. Alors occupée par un peuple d’amerindiens, l’île de Manhattan est une terre boisée et en relief, qui suscite l’intérêt de premiers colons hollandais 22. L’île est nommée la Nouvelle-Amsterdam et les premières maisons s’implantent au Sud. Elles seront protégées au milieu du XVIIème siècle par un long mur afin de se défendre d’une part des indiens à qui le Gouverneur Pierre Minuit 23 avait acheté Manhattan, et d’autre part pour se protéger des Anglais qui embarquèrent quelques années plus tard. Wall Street est la rue qui en résulte aujourd’hui 24. La lutte pour ce territoire est ce qui l’aura presque toujours défini. Après la victoire des Anglais en 1664, la Nouvelle-Amsterdam devient New York 25. La lutte entre les hollandais et les anglais durera encore pour gouverner la ville. Mais la victoire des américains pendant la Guerre de l’Indépendance américaine 26 marquera la fin de l’occupation britannique en 1783 et New York deviendra la capitale des États-Unis d’Amérique 27. 21. ARTE, documentaire sur l’histoire de New York, disponible sur le site : https://www.youtube.com/watch?v=VjjgvJYMIL4&list=PLn9FyKPNZt1yCSmRXjoDkUHK34yB3PdZ4, publié le 24 avril 2016, consulté le 28 septembre 2016. 22. GILL Brendan, écrivain, interviewé dans le documentaire ARTE sur l’histoire de New York. 23. Ibid., documentaire ARTE. 24. Eric, New York City, disponible sur le site : http://www.newyorkcity.fr/histoire-denew-york/, date de publication inconnue, consulté le 17 janvier 2017. 25. Ibid., documentaire ARTE, « Le 29 août 1664, la Nouvelle-Amsterdam est officiellement rebaptisée New York, en l’honneur du Duc d’York, frère du Roi Charles II, à qui la colonie a

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Fig. 20 - WOLCOTT ADAMS John (1874-1925) et PHELPS STOKES I.N. (1867-1944), New Amsterdam en 1660, Dessin de reproduction du plan de Castello, n.d. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Castelloplan.jpg?uselang=fr

Pourtant, la ville de New York tout comme la société y vivant vont connaître au XIXème siècle un changement profond suite à l’arrivée massive des Irlandais qui fuient la Grande Famine 28. D’autres immigrants débarquent depuis l’Europe et l’Asie. Le taux de criminalité augmente fortement et des gangs se déclarent la guerre. Le film « Gangs of New York » de Martin Scorsese, sorti en 2002, image les luttes incessantes entre les gangs des ‘‘natifs’’ et des irlandais, les mafias chinoises ainsi que le racisme noir. été promise à sa naissance. ». 26. ENCYCLOPÉDIE LAROUSSE, Guerre de l’Indépendance (1775-1782) qui opposa les treize colonies d’Amérique du Nord à l’Angleterre, disponible sur le site : http://www.larousse.fr/encyclopedie/divers/guerre_de_l_Ind%C3%A9pendance_am%C3%A9ricaine/124905, date de publication inconnue, consulté le 17 janvier 2017. 27. Ibid., Eric. 28. Ibid., Eric.

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Washington Heights

Harlem Spanish Harlem

Fig. 21 - The Commissioners Map of The City of New York 1807, Dessin de reproduction du Commissionner’s Plan, New York, n.d., Source : http://urbanplanning.library. cornell.edu/DOCS/nyc1811plan.jpg

Little Italy

Chinatown


La ville qui se développe rapidement va donc adopter un plan d’organisation et d’urbanisation publié en 1811, initié en 1807 par la commission de New York. La commission regroupe le Gouverneur Morris (un des pères fondateurs des États-Unis), John Rutherfurd (avocat et ancien sénateur), Simeon De Witt (géographe et inspecteur d’État général) et l’ingénieur en chef John Randel Jr. 29. Le Commissioner’s Plan de 1811 dévoile l’application d’une grille urbaine en damier du Sud de l’île de Manhattan jusqu’à sa quasi extrêmité Nord. Composée de 12 Avenues Nord-Sud et 155 rues Est-Ouest, Manhattan se partitionne avec 2028 blocs de maisons parfaitement alignés. Les avenues ont une largeur de 30 mètres, séparées entre elles de 280 mètres. Quant aux rues, celles-ci sont larges de 18 mètres et répétées tous les 60 mètres 30. Aucune d’elle ne porte de nom, il est donc possible de se repérer directement par les numéros attribués, à savoir de la première avenue à la douzième et de la première rue à la cent-cinquante-cinquième. Étant donné la quantité de populations étrangères immigrées, ce système de numérotation a grandement facilité les repérages pour les habitants ne parlant pas l’anglais. Les rues de New York laissent résonner pas moins de 18 langues 31. Cette planification à angle droit, structurée et homogène, présente les avantages d’optimiser l’espace, de faciliter la construction des maisons tout comme leur aménagement intérieur, ainsi que de fluidifier la circulation. Pendant la conception de ce projet s’est posée la question 29. Commissioner’s Plan of 1811, Wikiwand, disponible sur le site : http://www.wikiwand. com/en/Commissioners’_Plan_of_1811, date de publication inconnue, consulté le 17 janvier 2017. 30. MOVILA Pierre, Avenues et Rues : le Commissioner’s Plan, disponible sur le site : http://newyorkmania.fr/2010/06/avenues-et-rues-le-commissioners-plan/, publié le 9 juin 2010, consulté le 26 janvier 2017. 31. Ibid., Documentaire ARTE.

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d’apporter des formes circulaires, ovales ou en étoile dans le plan, apportant du charme à certaines villes notamment en Europe 32. Cependant le choix s’est porté sur la forme la plus simple possible à executer. Dans les objectifs de la commission, l’organisation de Manhattan se devait d’être ‘‘uniforme et démocratique’’ 33, un ordre dans l’anarchie. Le territoire de New York était un terrain boisé et accidenté. Il y avait de nombreuses rivières, des sources et des collines, des chênes et des sapins. Mais tout a été applani pour y imposer la grille d’urbanisation. Et alors que la ville se développait de plus en plus, les habitants ont ressenti le manque de nature 34. La conception de Central Park débutera en 1857 pour s’achever en 1873. D’après F.L.Olmsted, un des architectes paysagistes ayant conçu le parc, il doit être le poumon de la ville où tous les habitants pourront se mélanger et oublier toutes les différences 35. La capitale de New York attire et maintient une croissance toujours plus importante. La population de la ville alors de 800 000 habitants en 1860 atteint rapidement le million d’habitants quinze ans plus tard 36, après des vagues permanentes d’arrivées d’immigrants. Ils débarquent depuis l’Europe et 32. Remarks of the Commissioners for laying out streets and roads in the city of New York, under the act of april 3, 1807, « That one of the first objects which claimed their attention was the form and manner in which the business should be conducted; that is to say, whether they should confine themselves to rectilinear and rectangular streets, or whether they should adopt some of those supposed improvements by circles, ovals, and stars, which certainly embellish a plan, whatever may be their effect as to convenience and utility. In considering that subject they could not but bear in mind that a city is to be composed principally of the habitations of men, and that straight-sided and right-angled houses are the most cheap to build and the most convenient to live in. The effect of these plain and simple reflections was decisive. », disponible sur le site : http://urbanplanning.library.cornell.edu/DOCS/ nyc1811.htm, date de plublication inconnue, consulté le 28 janvier 2017. 33. Ibid., Documentaire ARTE. 34. Ibid., GILL Brendan, documentaire ARTE. 35. Ibid., Documentaire ARTE. 36. Histoire de New York, disponible sur le site : http://etats-unis.americas-fr.com/histoirenew-york.html, date de publication inconnue, consulté le 29 janvier 2017.

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l’Asie et se regroupent entre eux pour former des quartiers communautaires (Chinatown, Little Italy, Little Germany, etc.) 37. C’est à partir de 1898 que New York se composera de Manhattan, Brooklyn, Staten Island, le Bronx et le Queens après leur unification et la formation du Greater New York en cinq districts 38. New York se conforte dans sa position de ‘‘grand(e) port(e) des États-Unis’’ et reste un centre mondial industriel et commercial. La Seconde Guerre Mondiale marquera la ville par de nouvelles arrivées d’immigrants européens, mais la ville souffrira à nouveau de ce mélange ethnique 39. Dans les années 1960 éclatent des émeutes raciales et des mouvements de revendication des minorités (sexuelles, ethniques, etc.). La criminalité est toujours présente et en 1965 l’assassinat de Malcolm X dans le quartier d’Harlem en sera le malheureux symbole 40. Aujourd’hui encore, New York fait face à une forte ségrégation raciale et sociale. De ma propre expérience, les quartiers communautaires sont de forts attraits touristiques mais les communautés ethniques peuvent être fermées ou méfiantes. En hiver de la nouvelle année 2015, pendant mon séjour, le journal télévisé new yorkais félicitait les dix jours consécutifs sans meurtre d’hommes de couleur. Le chauffeur noir du métro remplaçait le chauffeur blanc lorsqu’il se dirigeait vers Jamaïca Center et certains quartiers ou districts portent toujours une mauvaise réputation due à la communauté ethnique présente. Ayant vécue dans le quartier latino de Washington Heights, au Nord de Manhattan, l’entente entre la population latino et juive du quartier paraissait inconcevable même s’ils étaient voisins. 37. Ibid., Eric. 38. Ibid., Eric. 39. Ibid., Histoire de New York. 40. Ibid., Histoire de New York.

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New York est donc, de sa formation à aujourd’hui, une ville constituée par les immigrants qui y résident. Malgré une planification urbaine réglée et uniforme en quête d’une équité, l’ethnicité et le brassage culturel conservent une place majeure de son développement. Pour entrer sur le territoire américain et se rendre à New York, il aura fallu remplir un questionnaire et indiquer son appartenance ethnique. Il est le premier signe d’une préoccupation du pays et ce qui m’aura fait me questionner sur la place des communautés ethniques dans cette grande métropole cosmopolite.

1.2.2 - L’investissement de la grille par les communautés

À l’Est des grands quartiers d’affaires de Manhattan où les gratte-ciel dominent et donnent une impression d’espace impersonnel, certains signes d’investissements et d’ancrage modifient cette appréhension. La communauté chinoise est tout d’abord visible dans la grille par un grand nombre d’enseignes en signes chinois répandues dans l’espace urbain. Elles sont toutes fixées sur les devantures des magasins en rez-de-chaussée et sur les façades des bâtiments dans lesquels ces commerces s’implantent. La largeur des rues et leurs grandes étendues rectilignes portent le regard sur de longues distances. Cela permet d’identifier la délimitation de l’ancrage d’une communauté ethnique et son marquage territorial. Dans le quartier chinois de Manhattan par exemple, la limite est perçue grâce à un agrégat d’attributs qui symbolisent l’entrée dans une micro-ville à part, un micro-pays : ‘‘Chinatown’’. Ainsi, en parcourant la ville à la poursuite de ces signes distinctifs d’une culture asiatique, les uns en entraînant d’autres, - 42 -


Fig. 22 - Limites perçues de Chinatown en rouge, Abords de Little Italy en Vert, New York, 2017.

il a été possible d’identifier les limites du quartier par observation. Sur une même avenue peuvent s’apercevoir des suspensions lumineuses, au-dessus des rues adjacentes, marquant l’entrée et souhaitant la bienvenue dans Chinatown. Elles dessinent le prolongement des bandes de commerces ethniques et restaurants implantés en rez-de-chaussée sur de longues perspectives. À partir de ces portes d’entrées symboliques, une ambiance générale se dégage et renvoit à une culture lointaine exportée. Des couleurs sont visibles au loin, le rouge est dominant et dénoté par du jaune, les couleurs représentant la Chine. Ces couleurs se retrouvent la nuit avec des guirlandes et enseignes lumineuses appelant à pénétrer le quartier. Et ce qui persiste également sont les odeurs s’échappant des restaurants asiatiques, les sons de musiques ou de langues étrangères, et qui participent à l’urbanité du lieu. Les trottoirs, bien que larges, sont investis par des étalages de produits exportés par des pays d’Asie : des produits alimentaires ou bibelots asiatiques, fruits et légumes exotiques, etc. - 43 -



Fig. 7 - Statue Lin Zexu, Kimlau Square, Chatham Square, New York. Source : https:// www.nycgovparks.org/photo_gallery/full_size/20323.jpg Fig. 8 - Google Street View, Welcome to Chinatown, New York, 2014. Fig. 9 - © Rouzaqui Jihane, McDonald Chinatown, New York, 2013. Source : http://www. welovebuzz.com/les-restaurants-mcdonalds-les-plus-impressionnants-au-monde/ Fig. 10 - © PISANO Steven, Chinese musicians in Columbus Park, New York, 2013. Source : https://www.flickr.com/photos/stevenpisano/9495543088/in/album-72157634924907722/ Fig. 11 - Guide des quartiers de New York et Manhattan, Chinatown, New York, 2016. Source : http://newyorkmonamour.fr/quartier-de-new-york/ Fig. 12 - Google Street View, Welcome to Chinatown, New York, 2013. Fig. 13 - © SOLLI Martin, Facade in Chinatown, New York, 2009. Source : https://www. flickr.com/photos/tidsrom/4022762574 Fig. 14 - © BURKE Gary, Chinese chess, Chinatown, New York, 2012. Source : https://www. flickr.com/photos/klingon65/6804004185/in/album-72157605608187770/ Fig. 15 - Chinatown, Blog Oitheblog, New York, 2015. Source: http://oitheblog. com/2015/05/26/new-york-gezi-rehberi/ Fig. 16 - Ibid., © PISANO Steven Fig. 17 - © LIN Jessica, Restaurant Big Wing Wong à Chinatown, New York, 2013. Source : https://www.timeout.com/newyork/restaurants/essential-chinatown-new-york-a-guide-tothe-best-basics Fig. 18 - Ibid., © PISANO Steven

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Ils incitent d’une part à la contemplation mais freinent aussi quelque peu la déambulation. Le rythme urbain, si ce terme peut représenter le dynamisme perceptible du quartier, paraît plus lent que dans les grands lieux touristiques de l’île tels que Times Square ou Wall Street. Cela se ressent par la présence de groupes ethniques rassemblés dans la rue et tout espace public annexe. Par des modes d’occupations exogènes, ils définissent un rythme de vie de quartier, où ils discutent entre eux au coin d’une rue, observent les visiteurs depuis un banc ou pratiquent des activités propres à leur culture comme les échecs chinois. Cette portion de New York semble détâchée du contexte de grande métropole dans lequel la communauté se situe. Chinatown est une centralité dans la ville mais bien qu’elle soit proche des quartiers principaux de Manhattan comme Soho ou Tribeca, elle s’en distingue et s’affirme par sa communauté. De même pour le quartier voisin de Little Italy, des attributs aux couleurs de l’Italie marquent l’investissement d’immigrants italiens. Par l’observation des pratiques et des attributs distinctifs, accumulés dans certains espaces de la ville, il est ainsi possible d’appréhender les limites des quartiers communautaires. En remontant l’île de Manhattan, d’autres communautés se distinguent de part une territorialisation visible. De Chinatown tout au Sud à Washington Heights au Nord, se trouvent les quartiers communautaires d’East Village avec une forte présence de français, Hell’s Kitchen le quartier irlandais, l’Ukrainian Village à l’Est et l’Upper East Side avec sa communauté russe, puis plus haut encore East Harlem plutôt appelé Spanish 41. LECO Mike, traduit par WERNER Charles, Les quartiers de Manhattan, disponible sur le site internet : http://www.usatourist.com/francais/destinations/newyork/ newyorkcity/new-york-city-neighborhoods.html, date de publication inconnue, consulté le 16 décembre 2016.

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Harlem puisque portoricain, Harlem et sa communauté afroaméricaine 41 et enfin Washington Heights un quartier latino au sein duquel j’aurai résidé trois mois. Tous se dissocient les uns des autres et, en se succédant ainsi, ils semblent s’imbriquer comme un puzzle de communautés dans la ville. Par leurs formes concentriques, les communautés de Manhattan constituent des blocs de populations immigrantes de divers pays et divers continents, au sein d’une ville-blocs elle-même. Les quartiers communautaires semblent investir la grille urbaine sous des formes rectangulaires également. Mais à une échelle plus petite, comment ces communautés s’ancrent-elles au sein des typologies de la ville ? Leur appropriation de l’espace urbain engendre-t-elle des modifications ou mutations visibles du cadre bâti lui-même ?

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Washington Heights

Harlem Spanish Harlem

Little Italy Chinatown Fig. 35 - © FISCHER Eric, Race and Ethnicity New York City, cartographie de la population de New York et alentours par appartenance ethnique. Data from Census 2000. Base map © OpenStreetMap, CC-BY-SA, Publiée le 12 Septembre 2010. Source : https://www.flickr.com/ photos/walkingsf/albums/72157624812674967/page1/ « J’ai été stupéfait par la carte de Bill Rankin des clivages raciaux et ethniques à Chicago. J’ai donc voulu voir quelles cartes cela donnerait pour d’autres villes avec la même méthode. Pour correspondre avec sa carte, Rouge est la population blanche, Bleue est noire, Vert asiatique, Orange hispanique, Gris autre, et chaque point symbolise 25 personnes. » Eric Fischer 42 42. « I was astounded by Bill Rankin’s map of Chicago’s racial and ethnic divides and wanted to see what other cities looked like mapped the same way. To match his map, Red is White, Blue is Black, Green is Asian, Orange is Hispanic, Gray is Other, and each dot is 25 people. »

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1.2.3 - Modifications et mutations typologiques par agrégation

Dans le quartier de Washington Heights, l’architecture est loin du gratte-ciel visible dans les quartiers perpétuellement reconstruits du Sud de Manhattan. Ici la brique et les constructions datent du début du XXème siècle 43. Il s’agit de ces immeubles d’habitation nommés tenements 44. Ce sont des ensembles de maisons mitoyennes très denses, occupant la quasi totalité du sol d’un bloc urbain. Les vagues d’immigration successives font croître la population de New York par deux au cours du XIXème siècle 45. La croissance de la ville pousse donc à construire rapidement afin d’éviter la formation de bidonvilles et le développement de nouvelles émeutes dues à la pauvreté. C’est ainsi que 80 000 tènements vont être bâtis en 1900, ils hébergeront 2,3 millions d’habitants, soit les deux tiers de la population totale de la ville au début du XXème siècle 46. Cette typologie continuera d’être bâtie massivement, pour son aspect économique principalement. Le quartier de Washington Heights se situe au-delà de la 155ème rue, c’est-à-dire toute la pointe Nord de Manhattan qui n’était pas soumise à l’urbanisation dans le Commissioner’s Plan. Il est le prolongement naturel de la grille pour répondre à la demande en logements des nouveaux immigrants. Et il est tout à fait fascinant d’y voir encore en 2017

43. History.com Staff, Tenements, Article disponible sur internet : http://www.history. com/topics/tenements, publié en 2010, consulté le 29 janvier 2017. 44. Ibid., History.com Staff 45. Ibid., History.com Staff 46. Ibid., History.com Staff

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Fig. 36 - Broadway above 179th St, Washington Heights, New York City, 1910. Source : https://ephemeralnewyork.wordpress.com/tag/postcard-washington-heights-nyc/

Fig. 37 - Ibid., 2017.


une communauté ethnique ancrée. En effet, il est possible de repérer les modifications qui ont été opérées depuis l’édification de ce quartier jusqu’à aujourd’hui et de relever les procédés d’appropriation visibles au sein de la typologie par les communautés. La plus grande modification visible est l’usage du rez-de-chaussée, son rapport à la rue. Les niveaux supérieurs des habitations n’ont pas l’air touchés par le temps entre 1910 et aujourd’hui. En revanche, les rez-de-chaussée se sont vus totalement investis par de nouveaux commerces. Ceux-ci sont largement plus ouverts et leurs devantures font saillie sur les façades initialement planes des tènements. Les modifications de la typologie par les communautés semblent ne se concentrer que sur une strate. Elles se lient avec les modes d’occupations exogènes dans la rue et sont lisibles sur une seule couche de la ville, celle du rez-de-chaussée. Cependant, si la régularité d’une part de la morphologie urbaine et d’autre part de la typologie est relativement homogène dans le quartier, l’appropriation de la communauté quant à elle est plus discontinue. Même si la couche horizontale relevée est continue au rez-de-chaussée, elle est constituée d’un ensemble d’attributs différents. Concernant l’implantation des commerces dans le bâti existant, elle dessine une délimitation distincte entre le rez-de-chaussée et les niveaux supérieurs. Cela est dû à des devantures de boutiques aux hauteurs différentes, non alignées entre elles. Leur épaisseur est aléatoire d’un magasin à un autre, de même que leur couleur ou encore leur largeur. Il n’y a pas de dimension continue visible et les attributs s’accumulent et s’enchainent par agrégation. Certains commerces sont entièrements ouverts sur la rue, d’autres se protègent du vent, du soleil ou de la pluie avec des stores droits, courbés, rectangles ou carrés. Les enseignes sont des attributs importants également en ce qui - 52 -


Fig. 38 - Strate de commerces ethniques sous les tènements, 530W 207th St,Washington Heights, New York, 2017.

concerne l’ancrage des communautés. Elles annoncent le nom du commerce qui doit être le point de repère pour d’autres personnes de la même appartenance. Elles sont en elles-même les indicateurs de cette appartenance, par la langue utilisée notamment. Les enseignes en signes chinois de Chinatown vues précédemment en sont la parfaite illustration. C’est le code d’une culture exportée, et les publicitées qui s’ajoutent à l’ensemble de ces attributs en est un autre aussi. Il s’agit grandement d’une question de perception visuelle dans les procédés d’appropriation des communautés. Ceci explique entre autre l’apport de lumières en vitrine ou sur les enseignes. En ce sens, par cet agrégat discontinu ou aléatoire des attributs visibles en rez-de-chaussée, se compose finalement un ensemble linéaire sur une strate de la ville. - 53 -


Fig. 39- Š BRANCH Peter, Funatiks Mas band on the road, Carnaval carribÊen de Notting Hill, Londres, 2013. Source : https://peterbphotos.wordpress.com/2013/08/27/notting-hill-carnival-2013-funatiks-mas-band-on-the-road/


1.3 - Londres, une ville composite et cosmopolite

Londres est elle aussi une métropole occidentale cosmopolite et une des plus grandes capitales culturelles et financières du monde 47. Pour autant, en y ayant vécu plusieurs mois après la première expérience à New York, les communautés n’apparaissent pas uniquement concentrées entre elles dans la ville. À la différence de New York, Londres est d’une part une métropole au cadre bâti composite, héritage de plus de 2000 ans de constructions et destructions 48, et d’autre part une ville à la population très mixte 49. Ce brassage culturel provient, entre autres évènements historiques, du statut d’ancien Empire colonial porté par le Royaume-Uni (XVIXXème siècle) 50. Il impliqua à sa toute fin d’importantes venues d’anciennes populations colonisées. Nombreux sont les immigrants indiens, pakistanais, bangladeshis à Londres, ou encore les immigrants caribéens et d’Amérique centrale 51. Le très populaire carnaval caribéen célébré chaque année à Notting Hill est le plus grand carnaval d’Europe. Il fut lancé en 1966 à la suite de séries d’émeutes raciales 52 au début du XXème 47. https://fr.wikipedia.org/wiki/Histoire_de_Londres, Histoire de Londres, auteurs multiples, licence de documentation libre, consultable sur le site http://fr.wikipedia.org, date de mise en ligne inconnue, dernière modification le 26 janvier 2017, consulté le 30 janvier 2017. 48. Ibid., Histoire de Londres 49. https://fr.wikipedia.org/wiki/Londres, Londres, population, auteurs multiples, licence de documentation libre, consultable sur le site http://fr.wikipedia.org, date de mise en ligne inconnue, dernière modification le 6 février 2017, consulté le 6 février 2017. 50. Ibid., Histoire de Londres 51. Ibid., Londres 52. http://www.standard.co.uk/lifestyle/london-life/notting-hill-carnival-2016-itshistory-explained-a3330036.html, Notting Hill Carnival 2016: Its history explained, interview de l’auteur Ishmahil Blagrove, auteurs multiples, D.R., consultable sur le site : http:// www.standard.co.uk/, article mis en ligne en septembre 2016, consulté le 2 février 2017.

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siècle pour attirer toutes les populations et inciter à l’entente. Aujourd’hui, il fait partie intégrante de la culture londonienne 53. Si la ville de Londres telle qu’elle existe désormais provient d’un héritage conséquent de plus de 2000 ans d’histoire, la compréhension des plus grands évènements historiques permettra de saisir la place que prennent les communautés dans la ville aujourd’hui.

1.3.1 - La constitution de Londres

Face à New York, Londres est une ville très ancienne dont les origines remontent à l’époque des Romains 54, c’està-dire avant Jésus-Christ. Et pourtant, elle n’aura jamais connu de véritable planification urbaine comprenant l’ensemble du territoire qu’elle représente aujourd’hui. De nombreux évènements historiques ont provoqué des destructions et des reconstructions de la ville sur la ville. La ville s’est perpétuellement concentrée au bord de la Tamise, ce fleuve coulant au Sud du Royaume-Uni et qui prend une forme de long serpent en plein centre de Londres. En l’an 60, la ville est détruite une première fois par le feu, suivi d’un second incendie au IIème siècle qui ne seront que le début de plusieurs ravages 55. La position de la Tamise est propice à une économie maritime fructueuse, et c’est lors du déclin du port d’Anvers en Belgique que Londres a pu développer son commerce international dès la toute fin du XVIème siècle 56. Cette période permis dans un temps à Londres de croître car, malgré des 53. Op.cit., Notting Hill Carnival 2016 54. Op.cit., Histoire de Londres 55. Op.cit., Histoire de Londres 56. Op.cit., Histoire de Londres

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Fig. 40 - COLOMB John Charles Ready, Imperial Federation, map of the world showing the extent of the British Empire in 1886, dessins 86 * 63cm, Great Britain colonies, 1886.

pertes dues à des épidémies, une forte immigration vit le jour 57. Elle aura également vu naître l’Empire colonial britannique 58. Tout comme d’autres pays d’Europe (Portugal, Espagne, France, Pays-Bas), le Royaume-Uni va coloniser des pays d’Afrique et d’Asie, puis d’Amérique du Nord et des Caraïbes. Des compagnies commerciales y sont implantées telle que la compagnie des Indes Orientales. Les Treize colonies seront créées en Amérique du Nord puis seront perdues à la suite de la Guerre d’Indépendance américaine en 1783 comme évoqué dans l’histoire de New York 59. À Londres, courant du XVIIème siècle, un premier plan d’urbanisme est proposé par l’architecte Inigo Jones (157357. Op.cit., Histoire de Londres 58.http://www.larousse.fr/encyclopedie/autre-region/Empire_colonial_britannique/110266, Empire colonial britannique, Larousse Encyclopédie Numérique, consulté sur le site : http:// www.larousse.fr/encyclopedie, date de mise en ligne inconnue, consulté le 2 février 2017. 59. Ibid., Empire colonial britannique

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1800

1830

1845

1860

1880

1900

1914

1929

1955

1978

1990

2000

Fig. 41- ANGEL Shlomo, PARENT Jason, CIVCO Daniel, and BLEI Alejandro, The expansion of built up urban land in London, 1800 - 2000, NYU Stern Urbanization Project, extrait vidéo, 2014. Source : https://www.youtube.com/watch?v=TYraE0zfans


1652) 60. D’inspiration palladienne, il fait aménager les premiers squares de la ville et fait construire des maisons en bande de type lotissements pour la haute aristocratie. Ce sont des ensembles de maisons étroites sur trois niveaux qui bordent les squares 61. Au siècle suivant, Hyde Park fut le premier grand parc public. Un idéal de vie apparaît alors et Londres ne cesse de s’étendre audelà de ses premières limites concentrées au bord de la Tamise 62. Cependant, la Grande Peste de 1665 ravagea une bonne partie de la population et s’en suivi le grand incendie de 1666 qui dura sept jours et détruira environ 80% de la ville 63. Cet épisode permis finalement sa reconstruction en brique plus resistante au feu. Au cours de la période géorgienne au XVIIIème siècle, Londres voit sa population quasiment doubler en un siècle et s’étend à nouveau vers l’Est et l’Ouest. Des lotissements en bordure de nouveaux squares continuent d’être bâtis. Au XIXème siècle, la ville compte 6,7 millions d’habitants à la fin du siècle alors qu’elle n’en comptait qu’un million à son début 65. Ce siècle marquera le développement de Londres par des nombreuses arrivées d’immigrants juifs, ruraux et surtout irlandais qui fuient la Grande Famine dans leur pays 66. Il sera également touché par d’énormes séries d’épidémies dues à la surpopulation et l’insalubrité. Sous George IV (18201830) 67, l’architecte John Nash 68 entreprend l’aménagement de 60. Op.cit., Histoire de Londres 61. Op.cit., Histoire de Londres 62. Op.cit., Histoire de Londres 63. Op.cit., Histoire de Londres 64. Op.cit., Histoire de Londres 65. Op.cit., Histoire de Londres 66. Op.cit., Histoire de Londres 67. https://fr.wikipedia.org/wiki/George_IV, Georges IV, auteurs multiples, licence de documentation libre, consultable sur le site : https://fr.wikipedia.org, date de mise en ligne inconnue, dernière modification le 31 janvier 2017, consulté le 3 février 2017. 68. MOSSER Monique, « NASH JOHN - (1752-1835) », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 3 février 2017. URL : http://www.universalis.fr/encyclopedie/john-nash/

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vastes avenues pour faciliter la circulation et contribue à l’embellissement de la ville avec des places publiques (ex.: Trafalgar Square) et des bâtiments prestigieux (ex.: Buckingham Palace) 69. À l’époque victorienne (1837-1901) seront principalement bâties des maisons en bande et en brique dites victoriennes 70. Le développement des transports lors de cette période industrielle permettra l’accroissement et l’extension de la ville. Cependant, les tensions économiques et militaires avec l’Allemagne, due à l’économie coloniale, va faire éclater la Première Guerre Mondiale (1914-1918). Les colonies vont porter renfort à l’Angleterre mais cette aide sera freinée pendant la Seconde Guerre Mondiale (1939-1945) lorsque des colonies d’Asie du Sud-Est seront occupées par le Japon 71. Ces évènements ravageurs mèneront à la fin de l’Empire et à la décolonisation. Les Indes, qui étaient la possession britannique la plus peuplée, obtient son indépendance deux ans après la guerre 72. La fin de l’Empire marquera en contrepartie la formation du Commonwealth, la « Communauté des Nations » 73. La ville aura été touchée pendant ces deux guerres par de nombreux bombardements 74. Au XXème siècle seront ainsi construits des ensembles de « Council House » 75. Il s’agit de logements sociaux construits dès le début du siècle et qui se développeront encore à la suite de la dernière guerre grâce 69. Ibid., Histoire de Londres 70. https://fet.uwe.ac.uk/conweb/house_ages/flypast/print.htm, Domestic Architecture 1700 to 1960, University of the West of England, D.R., consultable sur le site : https:// fet.uwe.ac.uk, mis en ligne en 2009, consulté le 3 février 2017. 71. Ibid., Empire colonial britannique 72. Ibid., Empire colonial britannique 73. http://www.larousse.fr/encyclopedie/autre-region/Commonwealth_of_Nations/114245, Commonwealth of Nations, Larousse Encyclopédie Numérique, consultable sur le site : http:// www.larousse.fr/encyclopedie, date de mise en ligne inconnue, consulté le 3 février 2017. 74. Ibid., Histoire de Londres 75. Ibid., Histoire de Londres

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Fig. 42 - Š2009 University of the West of England, Domestic Architecture 1700 to 1960, Londres, 2009. Source : https://fet.uwe.ac.uk/conweb/house_ages/flypast/print.htm


à des procédés de préfabrication qui réduisent les coûts de construction 76. Ainsi, Londres dans son urbanisation successive et aléatoire, est devenue une ville composite, un mélange entre une architecture aristocrate et sociale, entre du baroque et du moderne. La morphologie urbaine est tout autant hétérogène et hétéroclite. Les typologies des maisons comme des bâtiments publics ont des styles très variés, correspondant aux différentes époques de construction. Aujourd’hui le Greater London a une superficie de 1 572 km² et se compose de 32 arrondissements (« Boroughs ») 77. Parmi ses 8 600 000 habitants, de nombreux groupes ethniques en font partie 78. La fin de l’Empire colonial et l’affaiblissement de la Grande-Bretagne après la Seconde Guerre Mondiale mènera à l’immigration d’anciennes populations colonisées pour relancer l’économie du pays 79. Sont dénombrés actuellement un grand nombre d’afro-caribéens (13,3%) avec une majorité de jamaïcains; des asiatiques (indiens, bangladais, pakistanais (12%), chinois (1,5%)); quant à la population européenne, s’observe dans la ville un large mélange de polonais, irlandais, italiens et français 80. Londres est ainsi constituée par une succession d’évènements historiques qui qualifieront cette ville héritée de composite et cosmopolite, où les communautés en grand nombre sont réparties dans toute la ville. 76. https://en.wikipedia.org/wiki/Council_house, Council house, auteurs multiples, licence de documentation libre, consultable sur le site internet : https://en.wikipedia.org, date de mise en ligne inconnue, dernière modification le 23 janvier 2017, consulté le 3 février 2017. 77. https://fr.wikipedia.org/wiki/Grand_Londres, Grand Londres, auteurs multiples, licence de documentation libre, consultable sur le site internet : https://en.wikipedia.org, date de mise en ligne inconnue, dernière modification le 20 janvier 2017, consulté le 2 février 2017. 78. Ibid., Grand Londres 79. Op.cit., Empire colonial britannique 80. https://fr.wikipedia.org/wiki/Londres, Londres, auteurs multiples, licence de documentation libre, consultable sur le site internet : https://en.wikipedia.org, dernière modification le 6 février 2017, consulté le 7 février 2017.

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White

Asian

Black

White british

Pakistani

Caribbean

White irish

Bangladeshi

African

Chinese

Indian

Arab Fig. 43 - Ethnic groups in London, cartographies, Census 2011. Source : https://en.wikipedia.org/wiki/Ethnic_groups_in_London


1.3.2 - L’ancrage des communautés dans la ville

Afin de saisir les traces et les empreintes laissées par une communauté, le même protocole que pour New York a été mis en oeuvre : la randonnée urbaine et l’observation. La première impression en parcourant les rues de Londres fut que dans une morphologie urbaine aussi hétérogène il s’avérait plus difficile de cerner les limites d’un quartier communautaire. De la même manière qu’à New York, c’est la communauté chinoise qui est la plus visible dans la ville de Londres. Elle se situe en plein centre, proche des quartiers d’affaire notamment Soho qui lui est accolé au Nord. À Chinatown, de larges portes, physiques cette fois-ci, sont dressées pour marquer l’entrée dans le quartier. Des signes chinois sont visibles un peu partout, au sommet des grandes portes, sur les devantures des commerces du rez-de-chaussée,

Fig. 44 - © Friendlyrentals, Chinatown London, Photographie numérique, 2013. Source : http:// blog.friendlyrentals.com/en/london/general/chinatown_london-posts-224-1_3850.htm Fig. 45 - © MABBOTT Lizzie, Gerrard Street, Londres, photographie numérique, n.d. Source : http:// www.telegraph.co.uk/food-and-drink/restaurants/chinatown-london-the-best-restaurants/ Fig. 46 - © BATHE Jack, A walk in Chinatown, London, photographie numérique, 2012. Source : http://www.weekendnotes.co.uk/chinatown-london/ Fig. 47 - Ibid., © BATHE Jack Fig. 48 - © ROBERTS & CO, Chinese New Year 2016 - London Chinatown, photographie numérique, 2016. Source : http://www.robertslondon.com/2016/02/08/chinese-new-year-2016/ Fig. 49 - Ibid., © ROBERTS & CO Fig. 50 - Ibid., © ROBERTS & CO Fig. 51 - © whereiliketoeat, Newport Place, Chinatown, Londres, photographie numérique, 2012. Source : http://whereiliketoeat.blogspot.fr/2012_11_01_archive.html Fig. 52 - Ibid., © Friendlyrentals Fig. 53 - © Visitlondon, Chinatown, Londres, photographie numérique, n.d. Source : http:// www.visitlondon.com/things-to-do/place/427231-chinatown Fig. 54 - © Urban75, Chinese New Year Celebration, London, photographie numérique, 2007. Source : http://www.urban75.org/london/chinese-new-year.html Fig. 55 - Ibid., © Urban75

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sur les menus des restaurants présentés sur des pupitres extérieurs. De nombreuses suspensions de lanternes en papier ou lumineuses sont accrochées à la limite entre le rez-de-chaussée et le premier étage. Elles créent comme un long voile au-dessus des têtes des passants. Le niveau de la rue se distingue des habitations des niveaux supérieurs. Il s’agit de maisons en bande de deux à trois étages. Parfois, la couleur de leurs briques, lorsqu’elles sont en terre très cuite, s’accorde avec la couleur des attributs visibles depuis la rue. Le rouge y est dominant, allant des devantures des restaurants aux lanternes suspendues, en passant par les bornes et potelets repeints en rouge. Les vitrines sont principalement des vitrines de restaurants dont le décor est réalisé par la mise en broche de spécialités culinaires ou la démonstration visuelle du cuisinier en pleine confection. La mise en lumière de tous les commerces en rez-de-chaussée met volontairement en scène une ambiance chinoise que de nombreux touristes recherchent en visitant Chinatown. L’ambiance générale et la mise en scène sont si imposantes au piéton que le cadre bâti des niveaux supérieurs à la rue s’efface et s’oubli. D’autres communautés sont visibles, comme les communautés bangladaises et pakistanaises à l’Est de Londres, dans le quartier de Shoreditch, ou encore la communauté indienne au NordOuest à Harrow, la communauté africaine à Brixton, caribéenne à Notting Hill, jamaïcaine et polonaise à Norbury tout au Sud, et Peckham avec sa ‘‘petite Afrique’’. Mais de manière assez générale, les quartiers communautaires à Londres semblent moins affirmés qu’à New York, ou semblent moins concentriques dans le tissu urbain. Les quartiers paraissent moins fermés, avec un mélange de populations d’autres appartenances. C’est le cas à Norbury, dans le Borough de Croydon au Sud où la communauté jamaïcaine se mélange à la communauté polonaise - 66 -


par un entremêlement de commerces tantôt polonais tantôt jamaïcains. Finalement, du fait d’une morphologie urbaine hétérogène à Londres, les communautés semblent s’ancrer de manière plus dispersée, avec moins de régularité qu’à New York. La carte suivante des appartenances ethniques dans la ville de Londres illustre cet aspect disséminé. Les différentes ethnies se mélangent d’avantage entre elles que ce qui est observable sur la carte de New York. Elles sont aussi plus divisées et dispersées dans la globalité de Londres. Pour saisir plus en profondeur les traces laissées par les communautés et les procédés d’appropriation qu’elles développent, le quartier de la petite Afrique à Peckham est un bon terrain d’étude. Il est en effet le quartier où j’ai pu me rendre compte de l’ancrage d’une communauté dans un tissu hétérogène. Avec des modifications visibles de la typologie existante, un tour par Little Africa permettra de comprendre comment la communauté s’approprie une partie de la grande métropole londonnienne.

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Communauté indienne et sri lankaise, Harrow Communauté bangladaise et pakistanaise, Shoreditch Chinatown Little Africa, Peckham

Communautés polonaise et jamaïcaine, Norbury

Fig. 56 - © Jim, Map of London’s population by ethnic group, 2000 Census data, Cartographie, postée le 9 novembre 2010. Source : http://drawingrings.blogspot.fr/2010/11/map-oflondons-population-by-ethnic.html

Sur la cartographie ci-contre, chaque point représente 25 personnes, Rose représente la population blanche, bleue la population noire, verte la population asiatique, orange la population hispanique, et gris la population autre.

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1.3.3 - Modifications et mutations typologiques par agrégation

Le quartier de Little Africa se situe à Peckham, dans le Borough de Southwark. Tout comme sa dénomination l’indique, le quartier est investi par une communauté africaine. Lors des deux Guerres Mondiales, Peckham a été touché par les attaques à la bombe des armées aériennes allemandes 81. Détruisant plusieurs maisons, la ville a dû se reconstruire rapidement. Dans le quartier communautaire de Little Africa se trouvent des logements dont les typologies sont très hétérogènes, des maisons en bande d’époque victorienne en brique ou d’autres logements sociaux plus récents. Les maisons sont mitoyennes mais ne suivent pas un même alignement des hauteurs de construction, comme si chacune d’entre elles avaient été conçues indépendamment des autres. La lecture du quartier paraît donc confuse du fait des nombreux éléments architecturaux mélangés entre eux et des rues tortueuses, plus ou moins larges. La présence de la communauté africaine est lisible en parcourant les grandes routes principales. C’est la cas de Rye Lane qui s’étire du Nord au Sud de Peckham. Cette rue principale est bordée de longues bandes de commerces, uniquement au niveau du rez-de-chaussée. Les niveaux supérieurs sont dédiés à l’habitat. La lignée de commerces engendre la venue quotidienne des membres de la communauté. En commerçant, l’avancée des passants sur le trottoir provoque un mouvement d’inertie, la sensation d’un courant piéton où une attraction pousse à se faire

81. Op.cit., Histoire de Londres

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Fig. 57 - Š Wandsworth libraries, Map of the Wandsworth area, Londres, 1919. Source : https://ww1wandsworth.wordpress.com/category/home-front/ Fig. 58 - Tissu urbain de Peckham traversÊ par Rye Lane, 2017.


Fig. 59 - © ROBINSON Danny P., Rye Lane, Peckham, photographie numérique, 2006. Source : http://www.geograph.org.uk/photo/221993

entraîner avec eux 82. Par les larges ouvertures des commerces telles que les épiceries, boucheries, poissonneries, se forment des groupements de personnes conversant. Toutes les pratiques observées dans cette rue se rapportent au commerce. Il y a des épiceries principalement, des taxiphones, des restaurants, nombreux sont également les boutiques de coiffeurs afro, soins et beauté. Leur implantation est assez particulière puisqu’il est possible d’observer très clairement une modification du bâti existant. Les volumes du rez-de-chaussée sont visiblement extrudés sur la rue. À l’origine, les emplacements des commerces étaient des jardins avant pour les maisons en bande 83. 82. Travels in India, London & the UK, Walking on London’s ‘‘Little Africa Street’’ Wonderful Rye Lane, Peckham, London, U.K., vidéo filmée le 30 août 2013 et publié le 8 septembre 2013 sur internet : https://www.youtube.com/watch?v=hnZkqCnsnaQ, visionnée le 12 novembre 2016. 83. Op.cit., Domestic Architecture 1700 to 1960

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Fig. 60 - Maisons en bande avec jardin avant. Fig. 61 - Commerces extrudĂŠs sur Rye Lane, centralitĂŠ commerciale


L’entrée se faisait depuis la rue. Aujourd’hui les commerces conditionnent une rue uniquement commerçante et les entrées dans les maisons ont été détournées. La lignée de commerces forme une couche horizontale au niveau de la rue et les pratiques de l’espace créent une urbanité propre à la communauté africaine qui s’y trouve. L’encadrement des commerces est ce qui délimite une première strate au niveau de la rue, visiblement dissociée et physiquement détâchée des niveaux supérieurs des habitations. Leur hauteur, leur épaisseur, leur couleur, de la même manière qu’à Washington Heights à New York, dessine une strate quelque peu inégale. Cependant l’ensemble des attributs visibles dans les commerces et qui s’étendent à la rue compose une micromorphologie à part. Une morphologie agrégative sur une seule couche du quartier. En conclusion de cette première partie, il existe une forte intéraction entre le cadre bâti d’une ville et les communautés qui s’y implantent. L’histoire et l’évolution urbaine de New York et de Londres permettent de saisir les présences de certains groupes ethniques et leur territorialisation. En fonction des morphologies urbaines et des typologies d’une métropole à l’autre, américaine ou européenne, l’ancrage des communautés semble pouvoir s’appréhender de la même manière. Cela signifie qu’elles sont rendues visibles par l’agrégat d’attributs propres à une culture dans l’espace. La rue est investie à la fois par des groupes ethniques qui y pratiquent des activités et des rencontres, autour de longues bandes de commerces. L’urbanité du lieu est vécue dans leur traversée par toutes ces pratiques de l’espace par les communautés, et l’agrégation de leurs attributs. Les commerces ethniques constituent tous les services dont un immigrant de la même appartenance ethnique peut nécessiter. - 74 -


Ils composent les repères dans la ville pour les membres d’une communauté. Les attributs visibles depuis la rue se distinguent de l’architecture dans laquelle ils sont accumulés. Que ce soit à New York ou à Londres, malgré un cadre bâti très différent dû à des héritages opposés, l’investissement et l’appropriation des communautés se font d’une manière similaire. En se dissociant du contexte urbain existant, les communautés laissent apparaître une micro-morphologie, une morphologie agrégative. Une autre ville, créée par les communautés sur la seule strate de la rue, se développe sur la ville héritée. Cette dernière est visiblement réinventée, par ce qui pourrait se nommer une ville horizontale.

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2. UNE VILLE HORIZONTALE DANS LE PARIS HAUSSMANNIEN

De retour en France, après plusieurs mois d’immersion dans deux grandes métropoles mondiales, je me suis installée à Paris pour la première fois dans le quartier de la Chapelle à proximité de la Gare de Nord (Paris 10ème). Quand il s’agit de la ville de Paris, son image est instinctivement renvoyée au Grand Paris Haussmannien. La capitale évoque et symbolise une époque où l’urbanisme est devenue uniforme et la ville monumentalisée. Je pensais jusqu’à mon arrivée que cette ville héritée, planifiée et continue, ne pouvait être appropriée et modifiée par la population. En la parcourant, avec ce même regard d’étranger qui découvrait Londres et New York, une urbanité s’est observée dans certains quartiers de Paris. Des codes et des symboles d’une autre culture y sont là aussi visibles. Mon intérêt et mes questionnements sur les communautés dans la ville se sont donc affirmés. La réflexion sur l’intéraction entre un groupe de population et la grande ville impersonnelle est devenue première. Une communauté est-elle capable, de part son investissement de l’espace, de s’approprier et modifier une ville héritée ? C’est au travers de toutes ces expériences personnelles, c’est-à-dire des expériences vécues, qu’il est alors possible d’apporter des réponses. L’étude de Paris comme dernier exemple de métropole occidentale cosmopolite permettra ainsi d’affiner et de développer les premiers constats relevés dans la première partie.

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Fig. 62 - Méditation du matin à Belleville, S2 - Urbanités sonores, photographie numérique, Paris, 2012.


2.1 - L’ancrage des communautés à Paris

Contrairement à New York et à Londres il n’existe pas de relevé cartographique des clivages ethniques à Paris. Les statistiques ethniques sont interdites en France depuis la loi informatique et liberté de 1978 84. Cela s’explique tout d’abord par le fait que la République française est indivisible, laïque, démocratique et sociale 85. Ce genre de donnée pourrait être discriminatoire. De plus, le traumatisme de l’occupation sous le Régime de Vichy (1940-1944) où le recensement des juifs était autorisé et aura mené à l’envoi de milliers de juifs en camps de concentration, reste une cause majeure de cette interdiction en France 86. Pour saisir l’ancrage des communautés à Paris, un protocole d’étude personnel sera donc mis en place. Mais tout d’abord il s’agira de comprendre sa planification. Par la randonnée urbaine dans la ville et l’observation des traces que les communautés peuvent laisser, il sera possible de cartographier sensiblement l’ancrage des communautés et leur rapport au territoire.

2.1.1 - La planification de Paris

Le Paris prisé d’aujourd’hui doit énormément à l’ancien Empereur des Français Napoléon III (1808-1873) 87. C’est la seconde moitié du XIXème siècle qui façonnera définitivement 84. CHEVALIER Gilbert, France info, « Expliquez-nous... les statistiques ethniques », article et vidéo publiés le 21 septembre 2015, consultables sur internet : http://www.francetvinfo.fr/ replay-radio/expliquez-nous/expliquez-nous-les-statistiques-ethniques_1787645.html 85. Ibid., CHEVALIER Gilbert 86. Ibid., CHEVALIER Gilbert 87. http://www.larousse.fr/encyclopedie/personnage/Napol%C3%A9on_III/134750, Napoléon III, Larousse Encyclopédie Numérique, consultable sur le site : http://www. larousse.fr/encyclopedie, date de mise en ligne inconnue, consulté le 15 novembre 2016.

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la ville. Mais les causes d’une nouvelle urbanisation complète de Paris remontent à l’entrée dans le XIXème siècle. Paris implose à l’intérieur de ses enceintes, le Mur des Fermiers Généraux. La ville fait face à la surpopulation du fait d’un exode rural important et de l’essor de l’industrialisation 88. Les nouvelles arrivées de population sont rendues possible par le développement des voies de chemin de fer à travers tout le territoire français. La ville est cependant sur-densifiée, avec des surélévations et le bourrage des parcelles médiévales déjà très étroites 89. Les bâtiments existants se dégradent intensément et l’insalubrité due à l’étroitesse des rues, le manque d’air et de lumière fait rage. Plusieurs séries d’épidémies se répandent 90. En somme, Paris étouffe et se meurt à l’intérieur de ses limites. En un siècle, de 1750 à 1850, la population a doublé et la ville dépasse le million d’habitants 91. Après la Révolution française de 1789, l’aliénation des biens nationaux va permettre la construction de vastes quartiers. Ce sont des lotissements qui se construisent sur l’existant et qui marqueront l’histoire de la spéculation immobilière. C’est pourtant ce qui permettra le véritable développement des « immeubles de rapports » 92. Cette nouvelle typologie d’habitat tient un rôle majeur dans la suite de l’urbanisation du Paris haussmannien. Elle provoque la fin de la maison médiévale car, plus haut et large, l’immeuble de rapport a désormais une façade sur rue allant de 12 à 20 mètres (contre 6 à 8 mètres) et comporte six étages en moyenne (contre 3). Cette typologie va donc transformer non seulement le parcellaire mais 88. LOYER François, Paris XIXème. L’immeuble et la rue, éd. Hazan, 1994. 89. Ibid., LOYER François 90. DES CARS Jean et PINON Pierre, Paris Haussmann, le pari d’Haussmann, éd. du Pavillon de l’Arsenal, 1991. 91. Ibid., DES CARS Jean et PINON Pierre 92. Ibid., LOYER François

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Fig. 63 - Photographie Rue Bréa, à l’angle de la Rue Jules Chaplain, premier bâtiment au centre datant de 1840 avec une écriture déjà haussmannienne, in Paris XIXème. L’immeuble et la rue, François Loyer, éd. Hazan, 1994.

aussi tout le système d’habitat. Comme son nom l’indique, l’immeuble de rapport admet la mise en location du logement. La subdivision de l’immeuble et la répartition des logements par niveau développe ainsi un système nouveau de location 93. C’est également ce qui va impliquer la cohabitation de différentes classes sociales, avec une attribution des logements par étage, de l’appartement bourgeois à la chambre de bonne 94. La silhouette de Paris va fortement se transformer et sa morphologie urbaine tout autant. Déjà en 1769 une première esquisse de percements dans Paris visait à l’embellissement, l’aération, le dégagement des vues, l’alignement et l’ordonnancement de la ville. Sous Louis XVI, deux lois portent sur les alignements de Paris, ainsi que sur son 93. Op.cit., LOYER François 94. Ibid., LOYER François, voir aussi la coupe de Georges Perec représentant l’échelle des classes sociales au sein du logement haussmannien issu de l’immeuble de rapport.

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Fig. 64 - L’échelle des représentations sociales dans l’immeuble du XIXème siècle, dessin, in La vie mode d’emploi, Georges Perec, éd. Hachette littératures, 1980.


ordonnancement 95. En 1807, la Loi de Servitude d’alignement consistait à dire qu’au vu de la forte dégradation des maisons, toute nouvelle construction devait se faire en retrait des anciennes et permettre au fur et à mesure un élargissement des voies 96. Il s’agit des premières amorces de planification urbaine qui mèneront à un des projets urbain les plus ambitieux. Sous Louis-Philippe, le préfet Rambuteau lancera la première percée de Paris, la Rue Rambuteau (13 mètres de large) 97. Et la crise de l’hygiénisme poussa à reproduire d’autres percements tels que la Rue de Rivoli (22 mètres) et le Boulevard de Strasbourg (30 mètres de large). C’est la naissance de la voie large, une chaussée d’une largeur de 12 mètres bordée de deux trottoirs de 6 à 8 mètres, séparés par des allées plantées 98. Et si ces premières percées restent discrètes, c’est à la deuxième moitié du siècle que Paris changera radicalement. Pour répondre aux problèmes grandissants d’insalubrité, de dégradation et d’espace, Napoléon III alors Empereur des français dès 1852 prévoit un des plus ambitieux projet de planification urbaine. En s’armant d’un nouveau préfet, le Baron Haussmann, et de deux ingénieurs des ponts et chaussées, Eugène Belgrand et Jean-Luc Alphand, il lance le grand projet de monumentalisation de Paris 99. D’inspiration londonnienne, les places et boulevards deviennent des lieux de représentation sociale. Ils monumentalisent les édifices remarquables. De Londres encore, Napoléon y retiendra les nombreux squares et parcs publics. Les principales percées vont structurer la ville, l’aérer, et l’embellir. Le prolongement 95. Op.cit., DES CARS Jean et PINON Pierre. Loi de 1783 sur les alignements et ouvertures de Paris et Loi de 1784 sur l’ordonnancement sous Louis XVI. 96. Ibid., DES CARS Jean et PINON Pierre 97. Ibid., DES CARS Jean et PINON Pierre 98. Op.cit., LOYER François 99. Ibid., DES CARS Jean et PINON Pierre

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Fig. 65 - Ilots Rue Perdonnet et Rue Louis Blanc, La Chapelle, Paris (10), in Atlas du Paris Haussmannien, Pierre Pinon, éd.Parigramme, 2002.

Fig. 66 - Exemple de grande percée, le long du Boulevard Voltaire, in Atlas du Paris Haussmannien, Pierre Pinon, éd.Parigramme, 2002.

Fig. 67 - Op.cit., LOYER François, Paris XIXème. L’immeuble et la rue, Ilots rectangulaires ou triangulaires formés par la rue

Fig. 68 - Op.cit., LOYER François, Schéma du règlement de 1859, Document APUR


de la Rue de Rivoli d’Est en Ouest, avec le Boulevard St Michel et de Sébastopol du Nord au Sud dessineront la grande croisée de Paris. Les Grands Boulevards circulaires délimiteront Paris des villages annexes et d’autres axes encore se dirigent vers la périphérie. Les grandes percées auront pour effet de concevoir la ville non pas à partir du parcellaire mais de la rue. À partir de la rue se crée l’îlot, et de l’îlot se crée le parcellaire. De ce fait, certains îlots prendront des formes rectangulaires ou triangulaires, parfois très exigües. Tout se forme et se construit à partir de la rue. Les immeubles s’alignent les uns avec les autres dans un souci d’homogénéité, maintenu avec le règlement de 1859 sur l’affectation des hauteurs de bâtiments par rapport à la largeur de la voie 100. Les îlots sont clos avec un large développé de façade sur rue pouvant aller jusqu’à un immeuble large de 20 mètres. Les intérieurs d’îlots sont troués par des cours et courettes assurant l’éclairage et la ventilation. Enfin, l’annexion en 1860 verra les limites de Paris s’effacer et atteindre l’Enceinte de Thiers 101. Une partie des villages annexes seront donc intégrés à la ville de Paris : Montmartre, La Chapelle, La Villette, Belleville, Ménilmontant, Charonne, Bercy, Gentilly, Montrouge, Vaugirard, Grenelle, Auteuil, Passy et enfin les Batignoles. Le tissu dit haussmannien de Paris s’étend et se reproduit alors sur ces anciens villages. Il assure une homogénéité et fait de Paris une ville continue.

100. Op.cit., LOYER François 101. Op.cit., DES CARS Jean et PINON Pierre

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D’autres projets urbains ont vu le jour depuis le remaniement haussmannien sous Napoléon III. Et pourtant la grande majorité de Paris intramuros reste aujourd’hui l’héritage de cette période. Au vu des lois d’alignements et des règlements sur les hauteurs des immeubles haussmanniens, peut se poser la question de son appropriation. Est-il possible de trouver dans le Paris haussmannien réglé et planifié, des espaces appropriés et appropriables ? Et par quel type de population est-ce possible aujourd’hui, alors que les niveaux sur rue des immeubles haussmanniens étaient réservés aux classes bourgeoises ?

Fig. 69 - Les enceintes successives de Paris, depuis l’Europe Gallo-Romaine jusqu’au XIXème siècle. Source : http://paris1900.lartnouveau.com/paris00/les_enceintes.htm

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2.1.2 - La composition de grandes figures urbaines par l’ancrage des communautés Pour répondre à ces questionnements, il n’existe pas de données statistiques ou cartographiées. Il s’agit donc d’explorer soi-même la ville afin d’y relever des informations à partir d’observations et d’impressions personnelles. La randonnée urbaine et l’immersion dans l’espace urbain parisien permettent de dresser un relevé sensible des lieux appropriés par une population. Cette pratique de l’espace urbain s’assimile avec ce qui a été vu précédemment dans les villes de New York et de Londres. L’observation depuis la rue fait émerger tout d’abord les attributs propres à un groupe d’individus. S’ajoutent à cela les ressentis in situ, les ambiances et l’urbanité. Les premières expériences faites à New York et à Londres influencent, dans le cas de Paris, à centrer la captation sur les éléments et les pratiques visibles dans les espaces appropriés par une communauté. Il s’agit donc dans un premier temps de mettre en oeuvre le même protocole d’observation que pour New York et Londres. Le quartier de la Chapelle est le premier espace relevé. Autrement nommé Little Jaffna (nom de la deuxième ville du Sri Lanka), le quartier est investi quotidiennement par une communauté indienne et sri lankaise. Il s’étend entre les deux Gares du Nord et de l’Est et se concentre à proximité du Boulevard de la Chapelle. Y résidant depuis deux ans, il est un lieu complètement dépaysant. L’ambiance et les attributs visibles dans la rue renvoient directement à une immersion en Asie du Sud. Un peu plus bas se trouve un autre espace semblablement investi, il s’agit du Passage Brady, toujours dans le 10ème arrondissement.

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Les signes d’une culture indienne sont très présents. Ce passage est représenté par une population d’origine pakistanaise, rendue perceptible par les noms des restaurants et les figures religieuses affichées sur les vitrines des boutiques. il est nommé par un commerçant interrogé Little Islamabad, nom de la capitale du Pakistan. En direction de l’Est de Paris se trouve le quartier de Belleville investi par plusieurs groupes ethniques, chinois, maghrébins, africains. Les pratiques spatio-culturelles des communautés se situent au niveau des principales rues commerçantes. Ce sont dans les rues du Faubourg-du-Temple et de Belleville, ainsi que le long du Boulevard de Belleville que se trouvent le plus grand nombre d’épiceries, de restaurants et l’ensemble des services nécessaires aux communautés (coiffeur, soins beauté, téléphonie, etc.) qui font qu’ils s’y regroupent la journée. Le parc de Belleville est quant à lui régulièrement investi par la communauté chinoise, y pratiquant la méditation et des arts corporels chaque matin. Sur la même rive de Paris s’observe un autre quartier avec une forte urbanité, à la Goutte d’Or. À l’Est de la butte Montmartre (Château-Rouge) et au Nord du Boulevard de la Chapelle, le quartier est marqué d’une présence de population africaine. Celui-ci jouxte juste au Sud la communauté sri lankaise de Little Jaffna. Les rues et trottoirs sont quotidiennement envahis par la communauté africaine, les étalages de fruits et légumes s’enchaînent et les épiceries exotiques proposent de vastes quantités de produits en provenance d’Afrique. À l’angle Ouest de la Goutte d’Or et Little Jaffna, s’observe à Barbès une population maghrébine. Le Boulevard de la Chapelle sur l’ancien tracé de l’Enceinte des Fermiers Généraux est ainsi fortement investi aujourd’hui par des populations ethniques.

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Fig. 70 - Cartographie des quartiers communautaires Ă Paris, ĂŠmergence de grandes figures urbaines, Ă la rencontre de la proche banlieue, 2017


Les quartiers communautaires sont plus nombreux et visibles sur la Rive droite que la Rive gauche où le Triangle de Choisy est le seul endroit réellement investi et approprié par un groupe. Ce triangle est délimité par les Avenues de Choisy et d’Ivry, c’est ce qui en fait son appellation. Il a la particularité d’être dans un tissu plus récent, avec un ensemble de tours et HLM construits dans les années 1980 102. Aux pieds des tours s’est développé un quartier où les commerces sont tenus par une population chinoise. Il se nomme, tout comme à New York et Londres, le Chinatown de Paris. Lors de ces randonnées urbaines dans Paris, il m’aura surtout été possible de relever cartographiquement les plus grands et visibles espaces de la ville appropriés. Il existe d’autres lieux investis par des commerces ethniques mais qui ne sont visibles que sur une rue ou deux. Ils se situent plus au centre, dans les premiers arrondissements de Paris. Cependant ils ne sont pas particulièrement investis par une population ethnique, mais majoritairement par des touristes qui recherchent un restaurant atypique. C’est le cas de la Rue Saint-Anne avec son étendue de restaurants japonais classés dans les meilleures adresses pour une cuisine asiatique. Ainsi, la carte permet de relever des grandes figures urbaines, correspondant aux quartiers communautaires les plus investis. Leurs positionnements sur la carte indiquent un phénomène récurrent. Les quartiers communautaires représentés sont tous ancrés proche de la banlieue parisienne, sur les anciens villages annexés en 1860 tels que Montmartre, La Chapelle, Belleville, Ivry et Gentilly. Ils se trouvent principalement le long des grands Boulevards sur les traces de l’ancien Mur des Fermiers 102. https://fr.wikipedia.org/wiki/Italie_13, Italie 13, Paris, auteurs multiples, licence de documentation libre, consultable sur le site : https://fr.wikipedia.org, date de mise en ligne inconnue, dernière modification apportée le 25 décembre 2016, consulté le 5 février 2017.

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Généraux et posent alors la question de leur intéraction avec la banlieue proche. Quels rapports entretiennent ces communautés avec le territoire parisien, de Paris intramuros à la banlieue ?

2.1.3 - Paris-Banlieue, un territoire mouvant

À New York et à Londres, les relevés de statistiques sur la population ethnique permettent de situer les lieux d’habitations des communautés. Mais dans le cas de Paris, la seule possibilité de les repérer se fait à partir d’études de terrain et d’enquêtes en intéragissant avec la population concernée. Le travail de Marie Chabrol a consisté de cette manière à saisir les rapports entre une population et un territoire. Sa thèse en Sciences Humaines et Arts, département Géographie, présentée en 2011, repose sur les « Dynamiques residentielles et commerciales dans le quartier de Château-Rouge (Paris) » 103. Les grandes villes sont de plus en plus touchées par des phénomènes de gentrification. Marie Chabrol explique alors comment des centralités commerciales, telle que Château-Rouge, sont maintenues dans la ville, malgré un décalage avec le lieu de résidence de la population qui les investissent. Elle désigne par centralité commerciale non pas l’espace dédié au commerce mais bien l’espace des usagers qui le pratiquent. En ce sens que l’existence dans le temps des centralités commerciales se fait « par le maintien des pratiques diverses » 104 entre usagers et commerçants et les liens qui s’y établissent. À partir de son étude in situ, elle cartographie les lieux de résidence des enquêtés franciliens à Château-Rouge. 103. CHABROL Marie, thèse consultable sur internet : https://tel.archives-ouvertes.fr/ tel-00658852/document 104. CHABROL Marie, Continuités d’usages et maintien d’une centralité commerciale immigrée à Château Rouge (Paris), dans Les annales de la recherche urbaine, consultable sur internet : http://www.annalesdelarechercheurbaine.fr/IMG/pdf/96-107-Chabrol.pdf

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Fig. 71 - © CHABROL Marie, Lieux de résidence des enquêtés franciliens (non-résidants de Château-Rouge), Cartographie, 2011. Source : http://www.annalesdelarechercheurbaine.fr/IMG/pdf/96-107-Chabrol.pdf

Cette carte met en évidence les mobilités dans le territoire, dues au fait que les usagers de ce quartier viennent principalement de l’extérieur à la fois du quartier et de Paris. Les lieux de résidence peuvent atteindre les limites du Grand Paris et les mobilités des usagers dans le territoire s’étendent dans toute l’Ile-de-France. Le territoire apparaît comme mouvant. Par le maintien de centralités commerciales, les communautés semblent faire face à la gentrification du Nord de la Rive droite. - 94 -


Pour rappel, la gentrification désigne « l’embourgeoisement des quartiers populaires et qui passe par la transformation de l’habitat, voire de l’espace public et des commerces. » 105. Ce phénomène de mouvance dues aux mobilités, de Paris intramuros à la banlieue, est notamment visible dans le quartier de Little Jaffna, mon actuel quartier de résidence. Il est en effet possible de constater des venues quotidiennes de population sri lankaise dans ce quartier haussmannien du 10ème arrondissement de Paris. Quant à savoir où ces populations résident, de ma propre expérience en tant que résidente locale, il n’y a visiblement que des familles de type européennes résidant au sein des immeubles du quartier. Les sri lankais sont pourtant une majorité à investir le niveau de la rue et y tenir la globalité des commerces en rez-de-chaussée. Mais les données de l’INSEE sur le quartier indiquent une majorité de cadres supérieurs et non pas de commerçants. Avec une curiosité grandissante et un intérêt particulier pour cette communauté, dite tamoule, à Little Jaffna, je réaliserai en ce sens une étude de terrain. Elle permettra de mieux comprendre l’histoire de cette communauté et son ancrage au territoire parisien.

105. CLERVAL Anne, « Les dynamiques spatiales de la gentrification à Paris », Cybergeo : European Journal of Geography [En ligne], Espace, Société, Territoire, document 505, mis en ligne le 20 juillet 2010, consulté le 6 février 2017. URL : http://cybergeo.revues. org/23231 ; DOI : 10.4000/cybergeo.23231

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Fig. 72 - Représentation au Générateur, mise en corps, photographie du Générateur, nom inconnu, photographie numérique, 2016.


2.2 - Les procédés d’appropriation de Little Jaffna dans le Paris haussmannien

Il m’est apparu important de saisir à mon tour les phénomènes de territorialisation et les pratiques socio-spatiales de la population tamoule investissant ce quartier. Par une étude de terrain à Little Jaffna, je me mettrai dans la peau à la fois d’une résidente locale, d’une architecte, voir d’une sociologue sans pour autant prétendre en être une. Afin d’aller à la rencontre de la population sri lankaise et de saisir leur rapport au quartier, un protocole de captation plus défini sera mis en oeuvre. Se placer au coeur du terrain me permettra de relever de manière sensible et fine les procédés d’appropriation de cette communauté dans le Paris haussmannien.

2.2.1 - Le quartier de La Chapelle (Paris 10) investi par une communauté tamoule

Le protocole de captation mis en place dans cette étude de terrain provient en partie de mes premières expériences à l’étranger. Il a par ailleurs pris d’avantage de sens à la suite d’une expérience annexe, une mise en corps. Lors du séminaire Rendre Visible en 2016, un exercice de mise en situation corporelle dans l’espace m’aura permise de recentrer mes intérêts et mon observation. Cet exercice de mise en corps dans l’espace s’est concrétisé, à l’issu de plusieurs séances de préparations, par une performance produite au Générateur à Gentilly. Sa progression guide finalement tout le protocole de captation et de relevé de données à Little Jaffna, c’est pourquoi il sera expliqué en parallèle à l’étude du quartier.

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Sur un sol en papier, au centre d’une grande salle de performance, nous étions quatre binômes a participer à cet exercice. Les prémices de cette mise en corps pouvaient être implicites. Il fallait discerner l’espace papier de la performance de l’espace alentour réservé au public. Les limites semblaient floues, de même que celles de Little Jaffna lors de la première immersion dans le quartier. En le parcourant d’avantage, il était alors possible de saisir les espaces urbains investis par la communauté tamoule de ceux qui ne le sont pas. Par la randonnée urbaine, les limites perçues lors des premières traversées du quartier ont évolué vers des limites vécues beaucoup plus définies. Les premières observations de Little Jaffna lui donnait une forme d’ancrage concentrique, limitée au croisement du Boulevard de la Chapelle avec la Rue du Faubourg-Saint-Denis. En traversant de part et d’autre le 10ème arrondissement de Paris, jusqu’au Sud de la Gare de l’Est, l’ancrage de la population indienne s’étend d’avantage qu’il n’est concentrique. La communauté est visiblement ancrée entre les deux voies de chemin de fer des Gares du Nord et de l’Est, tout en dépassant la limite Nord du Boulevard de la Chapelle.

Fig. 73 - © DE FAYET Gilles, Studio photo ENSAPVS, Préparation à la performance, Le Générateur, Gentilly, 2016.

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Fig. 74 - Limites perçues et limites vécues de Little Jaffna, cartographies, 2016.


Une fois l’ancrage de la communauté déterminé et délimité, l’étude de terrain implique un processus de captation précis. En traversant cet espace de papier blanc pendant la performance, il se recouvrait peu à peu de pigment noir laissé par nos propres traces. Chaque traversée est guidée par un point de repère à l’opposé du plan de papier, il s’agit de son binôme. Les premières traversées étaient timides et leurs rythmes relativement lents. Au fur et à mesure des traversées, les mouvements se sont accélérés d’une part et amplifiés d’une autre. Il était possible de ressentir une inertie croissante envers son point de repère, jusqu’à impliquer tout son corps dans la démarche de traversée. C’est la toute l’importance du protocole qui a été développé par la suite. Le ressenti guide la traversée d’un territoire et centre la captation sur des points de repères qui nous attirent. Lors des randonnées urbaines dans le Paris haussmannien, je me suis ainsi laissée guider par ce que j’appellerai ici une inertie sensorielle. Certains espaces de la ville vont attirer l’attention plus que d’autres. Soit parce que les éléments visibles matériels seront démarqués dans le contexte, tels que les commerces ethniques colorés et signalés. Soit parce que l’urbanité d’un lieu lui apportera un caractère propre et intrigant. Les cartographies suivantes représentent les ressentis lors de la traversée de Little Jaffna. Elle fabriquent les repères de l’étude du quartier dictés par inertie sensorielle. Le protocole est extrêmement sensible, il implique tous les sens, a fortiori l’écoute et l’observation des pratiques spatiales et socioculturelles de cet espace urbain. Fig. 75 - © DE FAYET Gilles, Studio photo ENSAPVS, Performance photographiée, Le Générateur, Gentilly, 2016.

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RacĂŠs paR ineRtie sensoRielle


Fig. 76 - Mise au point du rythme de captation par inertie sensorielle, Cartographies, 2016.


Les tâches de pigments colorés s’accordent avec les lieux où l’intéraction entre les communautés avec le cadre urbain est la plus importante. La Rue du Faubourg Saint-Denis le long de la Gare du Nord est la plus longue voie investie par la communauté. Elle atteint graduellement un noeud de forte intéraction lorsqu’elle croise la Rue Cail. De la même manière, le croisement entre la Rue Louis Blanc et la Rue Perdonnet crée un noeud de forte urbanité. Par la morphologie urbaine des îlots haussmanniens, les axes se dilatent lorsqu’ils se croisent. L’espace y est plus ouvert et propice aux rencontres des membres de la communauté. Etant donné que l’étendue de la Rue du Faubourg Saint-Denis offre une longue perspective, elle rend compte de l’investissement de la communauté tamoule au niveau du rez-de-chaussée. Une vaste bande de commerces colorés rend compte de l’ancrage de la communauté dans le Paris haussmannien, jusqu’à s’en détâcher. Le regard est instinctivement porté sur tout ce qu’il se passe au niveau de la rue, et l’architecture des niveaux supérieurs s’efface. L’inventaire des différents types de boutiques au rezde-chaussée permet de comprendre quels sont les besoins de cette communauté. Elles donnent des indications sur leurs modes de vie également. Des épiceries, des télé-boutiques, des coiffeurs ou centres de soins de beauté féminins, des restaurants et des boutiques de vêtements s’adressent directement aux tamouls. Les produits viennent de l’Inde, les vêtements sont des saris traditionnels indiens et les téléboutiques permettent de communiquer avec les proches restés au Sri Lanka ou de leur envoyer de l’argent. S’ils sont les repères dans la ville pour les tamouls, comment ces commerces fabriquent-ils une nouvelle morphologie ?

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Restaurants

Cash&Carry

Boucheries Poissonneries

Taxiphones Télé-boutiques Agences de voyage

Confiseries Pâtisseries

Bijoux Vêtements Fleurs

Soins Beauté Coiffeurs

Rue du Faubourg Saint-Denis, Paris.








Fig. 77 - Emergence d’une ville horizontale, Rue du Faubourg Saint-Denis, 2016.



Fig. 78 - Appropriation et investissement de la rue et de la cour, Rue du Faubourg Saint-Denis, 2017.


En s’adressant aux membres de la communauté tamoule, ces lignées de commerces en rez-de-chaussée fabriquent une ville horizontale. Par l’implantation de boutiques colorées et mises en lumière même en journée, les tamouls modifient la perception du Paris haussmannien. L’encadrement des boutiques y est pour beaucoup et leur épaisseur aléatoire vient rompre avec la régularité des façades haussmanniennes. Les étalages de produits exportés et les stores colorés déroulés quelque soit la météo prolongent le rez-de-chaussée sur la rue. De même pour l’arrière boutique, les cours et courettes sont investies par les commerçants et y ajoutent des micro architectures de stockage. La couche au niveau de la rue est donc pleinement investie et modifiée. Elle forme une ville tamoule sur une ville haussmannienne. Mais pour quelles raisons cette communauté investit-elle quotidiennement le quartier de La Chapelle entre les deux Gares ? Quels ont été les causes ou motivations d’un ancrage à La Chapelle ?

2.2.2 - Un ancrage stratégique

Au-delà des relevés in situ par observation, l’étude du quartier communautaire peut être considérablement enrichie par le témoignage de tamouls eux-mêmes. En allant à la rencontre de certains commerçants, il m’a été possible de comprendre les raisons qui ont poussé la population tamoule à immigrer jusqu’à Paris. En m’entretenant avec un jeune tamoul de 28 ans travaillant dans une imprimerie de la Rue Louis Blanc, il était percutant d’entendre qu’il connaissait l’histoire de sa communauté sur le bout des doigts. Car les raisons de leur immigration en France remontent aux années 1980. Le pays connait depuis 1948 (fin du colonialisme - 117 -


britannique) des conflits entre la population tamoule et la population cinghalaise. Les premiers sont une communauté hindoue en provenance de l’Inde qui ont été envoyé au Sri Lanka par les Indes britanniques et les seconds une communauté bouddhiste originaire du Sri Lanka 106. La tension éclate en raison d’un mouvement indépendantiste tamoul (LTTE, Tigres de libération de l’Eelam tamoul) qui vise à faire du Nord et de l’Est du Sri Lanka leur État indépendant 107. Le conflit enclenche une guerre civile causant la mort de centaines de milliers de civils et militaires. Cette guerre civile datera officiellement de 1983 à 2009 108. Les premiers qui le peuvent ont fui le pays pour se rendre en Grande-Bretagne, sont passés en Europe par l’Italie, la Suisse, l’Allemagne, la France et y sont parfois restés lorsqu’il n’était pas possible d’entrer en Angleterre. Il existe aujourd’hui un réseau des communautés tamoules en Europe principalement en France, en Suisse et en Allemagne, ainsi qu’au Royaume-Uni. De janvier à mai 2009, le conflit cause la mort de 70 000 tamouls et plus d’un million sont déplacés dans des camps ou portés disparus. Il est dénoncé comme génocide et chaque année a lieu une marche silencieuse à La Chapelle. Le 18 mai dernier avait lieu la journée de commémoration du génocide tamoul. Les boutiques avaient soit baissé leurs rideaux métalliques, soit recouvert leurs vitrines de papier noir. Des ballons rouges et noirs étaient accrochés à chaque devanture de magasin, des bougies déposées à leur entrée et des affiches témoignaient de cette commémoration. C’est cette dernière 106. https://fr.wikipedia.org/wiki/Guerre_civile_du_Sri_Lanka, Guerre civile du Sri Lanka, auteurs multiples, licence de documentation libre, consultable sur le site : https://fr.wikipedia.org, date de mise en ligne inconnue, dernière modification le 26 décembre 2016, consulté le 8 janvier 2017. 107. Ibid., Guerre civile du Sri Lanka 108. Ibid., Guerre civile du Sri Lanka 109. Ibid., Guerre civile du Sri Lanka et entretien n°1

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Fig. 79 - Tract distribué le 18 Mai 2016 lors de la journée de commémoration du génocide tamoul.


qui m’aura menée à l’imprimerie de la Rue Louis Blanc. Les écrans de télévision à l’intérieur de la boutique montraient la commémoration du génocide depuis le Sri Lanka. Le jeune tamoul rencontré a participé à l’édition des affiches et des tracts. Il a pris le temps d’expliquer toute l’histoire de ce conflit et les causes de leur immigration jusqu’à La Chapelle. Pour les tamouls arrivés à Paris, leur ancrage à La Chapelle s’est fait progressivement. D’après l’interviewé, les premiers tamouls se trouvaient à Marcadet-Poissonniers. Il existe trop peu de documentation sur le sujet, cette information sera donc retenue d’après ce seul entretien. C’est dans les années 1980 qu’un tout premier restaurant s’est implanté au 25 Rue Cail, le Restaurant Dishny. Son succès auprès des parisiens a peu à peu généré l’implantation d’autres boutiques et restaurants de culture indienne et sri lankaise. Aujourd’hui le Restaurant Dishny comprend tout l’angle de la Rue Cail avec la Rue du Faubourg Saint-Denis et La Chapelle est devenue la centralité

Fig. 80 - Restaurant Dishny, première implantation au 25 Rue Cail dans les années 1980. Source : http://www.sortirauresto.com/restaurant-paris/fj25677-dishny


commerciale des tamouls, Little Jaffna. La quasi totalité des rez-de-chaussée sont investis par des commerces tamouls. Récemment, un des rares local vidé et en travaux dévoila après rénovation une nouvelle boulangerie, une boulangerie tamoule. Cet ancrage a la particularité de se situer au milieu d’un grand carrefour de mobilités. La proximité avec la Gare du Nord, la Gare de l’Est, et la ligne de métro aérien du Boulevard de la Chapelle, offre au quartier un réseau important. Il génére un flux de population conséquant dans le quartier. L’ancrage de la communauté est donc une véritable stratégie économique qui s’accompagne d’une facilité de mobilité jusqu’en banlieue et Ilede-France.

2.2.3 - Les réseaux de l’entre-deux-gares

Au cours de cet entretien a également été évoqué la mobilité de la communauté elle-même. À la question « Où les tamouls résident-ils et existe-t-il un maintien de la communauté en dehors de Little Jaffna ? », l’interviewé a répondu que le coût de l’immobilier ici était trop élevé pour y loger. Il m’a indiqué que la plupart des tamouls résident « un peu partout dans l’Ile-deFrance », au Nord, au Sud, à l’Est. La communauté est dispersée tout autour de Paris intramuros et les commerçants se rendent chaque matin à 7h à La Chapelle pour rentrer chaque soir à la fermetures des commerces vers 21h ou des restaurants vers 23h minuit. Du fait de certains tamouls en situation irrégulière, il existe une légère méfiance de la part de la communauté. Un second entretien avec un manager du Cash&Carry de la Rue Cail m’a simplement indiqué qu’il avait pu s’installer récemment proche de Little Jaffna, après 10 ans de travail dans son magasin.

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Il prend le RER B depuis la Gare du Nord pour s’y rendre chaque jour. Un dernier entretien rapide avec un employé dans une épicerie de la Rue Louis Blanc m’a indiqué qu’il logeait tout à l’Est de Paris, vers le métro Robespierre de Montreuil. D’après une publication de Raphaël Do Luca dans la Revue Urbanités, celui-ci désigne quelques autres repères en banlieue Nord de Paris pour la commuauté tamoule. Il les nomme les pôles secondaires tamouls et ne sont pas que résidentiels puisque d’autres commerces y sont implantés. Pour Anthony GoreauPonceaud, « la majorité des tamouls n’habitent pas La Chapelle, [...] mais à Garges-lès-Gonesses, Sarcelles, la Courneuve, pour la banlieue Nord, et Noisy-le-Grand, Montreuil, Savigny-surOrge, et Boissy-Saint-Léger, pour la banlieue Est. » 110. Ces lieux de résidences étant situés sur des axes de transports en commun de Paris à la banlieue, Do Luca met en avant d’autres ancrages commerciaux. Et que ce soit à La Chapelle ou en banlieue, les produits vendus dans les commerces tamouls proviennent principalement de l’Inde. Deux fois par semaine, les mardi et samedi, les rues de La Chapelle sont congestionnées par les camions de livraison. D’après le jeune tamoul du premier entretien, les produits sont généralement exportés jusqu’en Angleterre (liés par le Commonwealth) puis arrivent en France jusqu’à la Gare du Nord ou par bateau et sont transportés jusqu’à La Chapelle en camions. D’un petit quartier de l’entre-deuxgares à La Chapelle se développe une multitudes de réseaux. Ils s’étendent d’une part entre Paris intramuros et la Banlieue, entre Paris et les autres communautés européennes, puis de Jaffna à Little Jaffna. 110. GOREAU-PONCEAUD Anthony, 2008, La diaspora tamoule : trajectoires spatiotemporelles et inscriptions territoriales en Île-de-France, thèse de Doctorat en Géographie humaine, Bordeaux, Université de Bordeaux,p. 427.

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Concernant un autre type de réseau, la quantité de téléboutiques et taxiphones à Little Jaffna offre un large panel de téléphonie ou de cartes sim pour communiquer avec ses proches à l’étranger. Lors du premier entretien a été évoqué les réseaux de communication que les tamouls utilisaient pour rester en contact avec leurs proches. Dans leur culture, les relations familiales sont très fortes, de la famille proche au cousin du cousin d’un oncle, les liens se maintiennent. Avec le développement d’internet, si certains utilisent toujours des cartes mobiles prépayées en boutique, d’autres tamouls profitent des applications sur smartphone, de Skype et des réseaux sociaux pour communiquer. Dans la rue, nombreuses sont les personnes au téléphone. La communication est au centre de la communauté. Elle est visible jusque dans les rues de Little Jaffna où des groupes d’individus se croisent et s’arrêtent sur le trottoir pour discuter. Certains se serrent la main au passage, tandis que pour d’autres ils retrouvent par hasard une connaissance perdue en fuyant la guerre. Il existe ainsi un réseau tamoul maintenu par une solidarité communautaire. Pour tout nouvel arrivant qui ne parle pas la langue, il est possible de trouver un emploi par l’intermédiaire d’une connaissance tamoule. Le film de Jacques Audiard, « Dheepan », récompensé de la Palme d’Or à Cannes et sorti en 2015, relate l’histoire d’un immigrant tamoul à Paris. Bien qu’en fuyant la guerre civile au Sri Lanka, la plupart des tamouls souhaitent se réfugier au Royaume-Uni, Paris constitue un point de relais. Sans parler la langue française, le réseau de solidarité tamoule permet de trouver un emploi et un logement.

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Il existe à La Chapelle plusieurs boutiques de traduction. Et il m’est également arrivé de trouver dans une épicerie de la Rue Cail un magasine tamoul expliquant certains systèmes administratifs français pouvant leur être abstrait. Des articles portent sur comment comprendre la fiche de paie (bulletin de salaire), comment écrire une lettre en français ou remplir un papier de lettre recommandée. D’autres aident à réviser l’histoire de la France pour réussir l’entretien de naturalisation française, etc. Un vaste réseau de solidarité est mis en place au sein de la communauté installée en France. Par l’ancrage de la communauté tamoule au coeur de La Chapelle, celle-ci démontre le développement de tout un réseau dans le territoire, de Little Jaffna à Jaffna. Il est d’abord rendu visible par des procédés d’appropriation formant une ville horizontale à La Chapelle. Les attributs visibles et l’investissement quotidien de la rue donnent des indices pour saisir les modes de vie de la communauté tamoule dans le territoire. La ville horizontale renvoit à une autre culture. Par la mise en vitrine de cette culture exportée, alors greffée à l’architecture haussmannienne, il émerge la coexistence de deux villes : Little Jaffna et le Paris haussmannien.

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Fig. 81 - Magasine tamoul déposé sur les caisses du Cash&Carry de la Rue Cail, 2016.






Fig. 82 - Moto tricyle, Rickshaw, Rue Perdonnet, Paris, photographie numĂŠrique, 2016.


2.3 - La coexistence de deux villes

Outre les réseaux qui se développent autour de Little Jaffna et dans le territoire, la mobilité engendre un autre phénomène plus proprement urbain. La dualité évoquée par la coexistence de deux villes s’accorde avec une autre dualité perceptible. Par la mobilité diurne et nocturne, le quartier change d’ambiance et d’urbanité. La communauté tamoule modifie la perception urbaine du quartier par sa présence dans la rue la journée et les pratiques spatiales et socio-culturelles qu’elles entretiennent, jusqu’à transposer dans une ville occidentale une partie de son pays d’origine.

2.3.1 - Modes de vie tamouls à La Chapelle

Parmi les mobilités relevées, celles qui concernent les allers et retours de la communauté tamoule entre le lieu de résidence et Little Jaffna jouent un rôle majeur dans la perception du quartier. La ville horizontale, créée en rez-de-chaussée par l’agrégat d’objets, de couleurs, d’enseignes, d’images publicitaires de lumière et autre, modifie considérablement l’apparence de la morphologie haussmannienne. L’immeuble haussmannien, dont la façade est symétrique, plane et homogénéisée par l’alignement avec les immeubles voisins, semble s’effacer pour laisser place à une autre ville et une urbanité exportée. Le soir, les rues sont illuminées par les magasins et les restaurants encore ouverts. Les vitrines sont éclairées par des guirlandes lumineuses multicolores qui colorent et animent les trottoirs. Cependant ils n’atteignent par les étages supérieurs déjà dans la pénombre. C’est à la fermeture des commerces du rez-dechaussée que Little Jaffna redevient un peu plus La Chapelle. - 131 -



Fig. 83 - Rue du Faubourg Saint-Denis le jour en semaine, Paris, photographie numĂŠrique, 2016.



Fig. 84 - Rue du Faubourg Saint-Denis la nuit en semaine, Paris, photographie numĂŠrique, 2017.


Une fois les murs métalliques de sécurité abaissés, il n’est plus possible de percevoir quelconque produit exotique, le scintillement des saris indiennes, la lumière multicolore ni toute autre attribut propre à la culture tamoule. Les étalages de fruits et légumes sont rangés à l’intérieur des boutiques, de même pour les présentoirs à vêtements ou bijoux. Les trottoirs sont entièrement dégagés et seules quelques tâches d’épices sont visibles devant les restaurants après leur nettoyage. Les rues sont sombres et de ce fait les encadrements bigarrés des commerces disparaissent à la vue globale de la rue. À l’opposé de la journée, c’est l’immeuble haussmannien qui est mis en avant par les éclairages publics en hauteur. Les passants sont rares et la rue est uniquement rythmée par le va et vient de quelques bus et automobiles. Par cette dichotomie d’ambiance entre le jour et la nuit est mise en avant l’importance de l’urbanité d’un espace pour le caractériser. L’architecture comme immobile la nuit apparaît impersonnelle, l’immeuble haussmannien par exemple n’y laisse percevoir que sa longue façade comme un décor figé. La grande métropole peut paraître ainsi lorsqu’elle n’est pas investie et mise en mouvement par une population. D’autre part, le fait qu’il s’agisse dans le cas de La Chapelle d’un investissement par une communauté ethnique soulève son importance dans la modification du cadre bâti existant. Par l’observation des attributs en façade, la ville horizontale transpose le passant au sein d’une autre culture et modifie sa perception de l’espace urbain occidental.

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2.3.2 - Vitrine sur une culture exportée

En parcourant Little Jaffna, une multitude d’objets et de signes d’une culture lointaine y sont concentrés. Ils portent des significations sur les modes de vie de la population tamoule lorsqu’il s’agit des produits alimentaires, des vêtements, des bijoux, ou encore des types de plats cuisinés dans les restaurants. Mais d’autres signes portent des significations religieuses et mythologiques que seule la communauté peut réellement assimiler à sa propre culture. Les figures symboliques sont mises en vitrines ou devant les boutiques. Elles s’ajoutent à une architecture occidentale pour la personnifier. L’appropriation par l’apport d’objets symboliques permet à une communauté de se sentir intégrée. Dans « Les choses », Georges Perec évoque l’importance des objets et de leur symbolique au travers de son récit. En s’appuyant sur l’histoire de la vie d’un couple, déménagements après déménagements, il attribut à l’objet une source d’attache et d’émotion. Les objets d’une appropriation ne sont parfois que les seuls bibelots qui font émerger des souvenirs et qui peuvent ramener à un lieu d’attache. Et lorsque cet ensemble d’objets propres à une culture ou une personne sont réunis, ils peuvent créer « une zone protégée que ni le temps ni la distance ne peuvent entamer. » 111. En modifiant ainsi la morphologie de La Chapelle, la communauté tamoule conserve son identité et son appartenance. Celles-ci sont rendues visibles au passant comme la vitrine d’une culture exportée.

111. PEREC Georges, « Les choses », éd. Julliard, 1965, p. 128.

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Fig. 85 - Vitrine sur une culture exportée, Rue du Faubourg Saint-Denis, référence au Holi Festival, 2017.


Dans le film « Dheepan » de Jacques Audiard, il est possible d’observer l’évolution de l’appartement des immigrants tamouls en banlieue de Paris. Les murs qui étaient nus à leur arrivée finissent peu à peu par être décorés de symboles hindous. Il est le processus graduel du marquage territorial. En plus de la symbolique de l’objet propre à la culture tamoule, la couleur dans l’hindouisme est elle aussi emblématique. Les couleurs vives de la rue renvoient au Holi festival, une fête hindouiste célébrée chaque printemps par des lâchés de pigments colorés. Les couleurs ont une symbolique pour la communauté tamoule. Les figures divines affichées en vitrine ont notamment la peau bleue. Le relevé des boutiques dans la Rue du Faubourg Saint-Denis aura fait émerger principalement les couleurs bleues, vertes, rouges, ainsi que roses, jaunes et oranges. Le bleu symbolise le courage et les sentiments purs, assimilé au ciel et aux océans. Le vert est une couleur de festivité chez les hindous, la vie et la joie, le rouge également qui symbolise aussi l’énergie. Little Jaffna est ainsi rempli de significations symboliques. De fausses fleurs de lotus sont déposées devant les boutiques, elles sont une fleur sacrée dans l’hindouisme, l’être, l’esprit et la création. Des statues de divinités sont visibles devant et derrière les vitrines, de même pour le célèbre Mahatma Gandhi. Des colliers de fleurs de jasmin sont suspensdues au dessus des portes ou décorent les vitrines. Et pour le passant qui ne connaît ni cette religion ou cette culture étrangère entrevoit dans cette ville horizontale, remplie d’éléments symboliques, une vitrine sur la culture tamoule transposée à La Chapelle. Au-delà de l’objet symbolique visible, des évènements communautaires ont lieu au cours de l’année dans les rues de La Chapelle. Ils célébrent leur histoire, leur culture et leur religion.

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Fig. 86 - Décoration d’une boutique de fleurs, Rue Perdonnet, Paris, photographie numérique 2016.

Au cours de cette étude, plusieurs personnes m’ont indiqué connaître le quartier tamoul de La Chapelle en référence à la fête hindoue qui prend place dans les rues de tout le 10ème arrondissement, la Fête de Ganesh. Par les pratiques de la rue marquée par des temps forts, l’urbanité donne une caractéristique symbolique au quartier même au-delà de ses propres limites.

2.3.3 - L’urbanité, moteur de mutation de la ville ?

En parallèle au relevé des attributs symboliques visibles dans la ville horizontale, les pratiques spatiales et socioculturelles participent à l’urbanité du quartier. Le regroupement de la communauté se réalise sous plusieurs formes. En plus de la venue des tamouls à Little Jaffna pour commercer, ils se rendent dans un des temples hindous de la Rue Pajol, juste au dessus du Boulevard de la Chapelle. Le temple Ganesh est ouvert à tous, et trois Pujas (services religieux) ont lieu par jour les vendredi,

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Fig. 87 - Temple Ganesh, Rue Pajol, Paris, photographie numĂŠrique, 2016.


Fig. 88 - Temple Ganesh, Rue Pajol, Paris, photographie numérique, 2016.

samedi et dimanche. Au moment des Pujas, certains membres de la communauté qui peuvent s’y rendre se regoupent devant le temple. C’est un moment d’échange qu’ils entretiennent régulièrement. Leurs chaussures sont déposées sur le trottoir si les étagères de l’entrée sont déjà pleines. Cette rue à l’écart du quartier rythme une autre rue plutôt calme et résidentielle. Le temple attire communauté tamoule et touristes. Chaque été a lieu une marche de plusieurs jours dans tout l’arrondissement. La fête de Ganesh est célébrée dans les rues depuis maintenant 22 années consécutives 112. L’évènement est tout à fait pacifique et recouvre les rues de milliers de tamouls, parisiens et touristes admirant le passage des hindous revêtus de vêtements de fête, de saris indiennes très colorées et ornementées pour les femmes, tout en portant de grandes figures de divinités sur leurs épaules. 112. http://templeganesh.fr/fetegan.htm, Fête de Ganesh, auteurs multiple, n.d., consulté le 22 juin 2016.

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Fig. 89 - Fête de Ganesh, Rue du Faubourg Saint-Denis, Paris, photographie numérique, 2014. Source : http://templeganesh.fr/fetegan.htm


Fig. 90 - Evènement religieux à l’angle de la Rue du Faubourg Saint-Denis et de la Rue Perdonnet, Paris, photographie numérique, 2016.

Quotidiennement, les rues de Little Jaffna laissent résonner des bruits de discussions en tamoul, des caisses automatiques depuis les magasins et le son des sacs plastiques qui frottent contre la jambe des acheteurs. Mais lors de ces évènements religieux ou historiques à La Chapelle, de la musique indienne et des prières hindoues sont répandues par des enceintes. L’urbanité due à ces pratiques modifient l’ambiance des rues. Ce n’est plus l’architecture qui donne une indication sur le lieu où l’on se trouve, mais les pratiques, les sons, les odeurs et les signes symboliques qui transposent dans un autre lieu.

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CONCLUSION

La réflexion sur les traces d’une communauté dans une grande métropole occidentale repose ainsi sur des expériences personnelles. L’immersion dans des espaces urbains a mis en évidence des éléments qui fabriquent la ville et en modifient la perception. Par la traversée de quartiers communautaires, à New York, Londres et Paris, la morphologie urbaine s’est vue investie par une population dont la culture est parfois très éloignée du modèle occidental. La typologie architecturale s’est vue à son tour modifiée et appropriée par l’implantation en rezde-chaussée essentiellement de commerces ethniques et autres objets accordés à leur culture. En arpentant les rues et en portant un certain regard intrigué et naïf à la fois, il a été possible de capter un ensemble d’attributs visibles au niveau de la rue. Ils forment ce qui a été nommé dans cette étude l’émergence d’une ville horizontale, une ville sur la ville. Par cet ancrage en rez-de-chaussée, les communautés composent la vitrine d’une culture exportée dans une méropole occidentale. Si le cadre bâti est différent d’une métropole à une autre, influant sur l’ancrage des communautés, il est possible de relever les même procédés d’appropriation. La bande de commerces ethniques et l’agrégat d’attributs visibles et symboliques se retrouvent à New York, Londres et Paris, sur une seule strate de la ville et qui se détâche du cadre urbain dans lequel ils s’implantent. En ce sens, les communautés sont bien en capacité de modifier et de s’approprier un espace de la grande métropole occidentale. - 149 -


Elles font d’une typo-morphologie urbaine occidentale un point de support à leur intégration. Par leur territorialisation, les communautés rendent propre à leur culture un modèle de ville planifiée, héritée, continue, parfois impersonnelle. Cette étude se sera attachée à démontrer d’une part que les communautés sont en capacité de modifier une métropole occidentale. Mais le point culminant est finalement que cette modification doit grandement aux pratiques spatiales et socioculturelles qui s’y développent. En somme par l’urbanité, qui, comme étayé au début de cette étude, est ce qui fait la ville. Et si la première phase de l’étude se sera concentrée sur les éléments matériels de l’appropriation, c’est-à-dire sur le support architectural et les modifications architecturales, la seconde partie aura soulevé un point fondamental. Car la mise en oeuvre d’un protocole d’inertie sensorielle, a démontré que l’espace urbain ne se lit pas qu’au travers de son cadre bâti, mais par tout l’atmosphère sensible qui se dégage autour. Les valeurs de l’objet, du symbole, du signe, du rythme, constituent un levier d’intégration pour la communauté et une caractéristique donnée à la ville. L’appropriation par une communauté d’un espace urbain lui permet d’y retrouver un point de repère. Par cet investissement matériel, psychologique et symbolique de la communauté, la ville continue change de visage sur une portion d’espace qui la caractérise de part les pratiques observées. De plus, par les réseaux qui se développent au cours de cette territorialisation, le territoire et la ville deviennent mouvants. Il est alors marqué par des mobilités diurnes et nocturnes, physiques et numériques, locales et lointaines qui font émerger de nouveaux questionnements sur la ville et le territoire. Au vu des actualités internationales, où certains pays ferment leurs frontières ou à contrario les ouvrent d’avantage, face à des - 150 -


populations qui fuient des conflits géo-politiques, la guerre ou la pauvreté, la question de la mouvance dans le territoire se pose. Quelle est la place des nouvelles communautés dans le territoire et comment vont-elles s’ancrer ? Le territoire est amené à être réinventé par de nouveaux réseaux. La mobilité des populations est tout autant amenée à se développer, et leur ancrage également. Cette étude relève des phénomènes de mouvements et de territorialisations depuis des siècles à aujourd’hui. Ils ont parfois constitué les plus grandes métropoles mondiales ou les ont façonnées par l’apport de nouvelles cultures étrangères et de nouvelles pratiques de l’urbain. L’urbain se crée et se réinvente au travers de l’urbanité. En ce sens, le rôle de l’architecte est de pouvoir anticiper ce type de territorialisation. Si la culture est tenue par des valeurs symboliques, psychologiques et matérielles, alors l’architecte peut faire en sorte de concevoir la ville à partir d’un support architectural appropriable. Et si la ville de demain se compose par le brassage de plusieurs cultures, ou d’individus tous très différents les uns des autres, il doit concevoir l’espace urbain avec sensibilité et finesse. Par des outils plus sensibles comme mis en oeuvre dans cette étude, l’architecte serait en mesure de développer dans la grande métropole occidentale, où la population peut être individualisée, de nouveaux projets propices à des pratiques. Par une démarche de conception sensible et sensorielle, il est possible de réinventer la ville par l’urbanité qui s’y crée.

« Je ne veux pas que ma maison soit murée de toutes parts, ni mes fenêtres bouchées, mais qu’y circule librement la brise que m’apportent les cultures de tous les pays. » Mahatma Gandhi, « La voie de la non-violence », éd. Krishna Kripalani, 2005. - 151 -



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ANNEXES

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Fig. 91 - Tract distribué le 18 Mai 2016 lors de la Journée de Commémoration du Génocide Tamoul.


Entretien n°1 À Paris, Imprimerie de la Rue Louis Blanc, le 18 Mai 2016, lors de la Journée de Commémoration du Génocide Tamoul. Des tracts sont déposés sur une table à l’extérieur de l’imprimerie, à côté de bougies allumées. Pour avoir d’avantage d’informations sur l’évènement je rentre à l’intérieur et demande des renseignements à un employé d’environ 28 ans. Sur la télévision suspendue au-dessus des imprimantes, des images et reportages en langue tamoul de la commémoration du génocide tamoul au Sri Lanka défilent. Bonjour, savez-vous qui a fait ces tracts et ce poème ? Oui nous l’avons fait ici dans l’imprimerie. Chaque année nous nous en occupons pour la journée de Commémoration du Génocide Tamoul. Qu’est-ce que ce génocide tamoul ? Que s’est-il passé en Mai ? Il y a des tensions dans notre pays, au Sri Lanka. Depuis les années 80 il y a la guerre civile entre les Tigres et les cinghalais. Elle a causé de nombreuses pertes, mais en Mai 2009 il y en a vraiment eu beaucoup, des femmes et des enfants ont été touchés par les attaques cinghalaises, beaucoup de tamouls. On considère cette attaque comme un génocide, il y a eu 70 000 morts et un million d’autres disparus. Qui sont les Tigres ? Les Tigres se sont les militants tamouls, ils se battent pour leur propre État indépendant au Sri Lanka. Les cinghalais sont aussi du Sri Lanka mais plus au Sud. Nous les tamouls nous sommes au Nord et à l’Est.

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Est-ce un conflit de religion ? Les cinghalais sont bouddhistes, nous nous sommes hindouistes. Mais le conflit remonte plutôt à la période coloniale parce que les tamouls ont été envoyé d’Inde vers le Sri Lanka pour y travailler dans les cultures. L’empire des Indes britanniques voulait développer son économie sur les terres du Sri Lanka. La communauté tamoule a donc dû fuire le pays pour arriver jusqu’ici ? Oui, dès les années 80 les tamouls ont commencé à partir vers l’Europe pour aller jusqu’en Angleterre. Certains ont marché et d’autres ont pris le bateau clandestinement pour arriver en Europe, en Italie. Après ils ont remonté par la Suisse et l’Allemagne jusqu’à arriver à Paris. Tous n’ont pas pu atteindre l’Angleterre. À Paris il était possible d’être considéré comme exilé de la guerre civile au Sri Lanka. Comment la communauté est arrivée à s’ancrer à La Chapelle et pas un autre lieu de la ville ? Je crois qu’au début les premiers tamouls étaient installées vers Marcadet-Poissonniers. Mais dans les années 80 un premier restaurant indien-sri lankais s’est installé à l’angle là bas, de la Rue Cail, le Dishny. Et comme ça a bien marché d’autres ont commencé à suivre et installer leurs commerces et restaurants. C’est donc un ancrage stratégique, économique ? Oui, il y a beaucoup de monde qui passe par là, avec tous les transports, la Gare du Nord, la Gare de l’Est et le métro du Boulevard de La Chapelle. C’est facile de venir jusqu’ici.

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Et vous, ou la communauté tamoule, habitez-vous le quartier ? Oh non, c’est trop cher, pour le moment on ne peut pas venir s’installer ici. Alors habitez-vous dans un même lieu ? Y a t-il un maintien de la communauté tamoule ailleurs qu’à La Chapelle ? Non, on habite un peu partout autour, dans la banlieue et dans l’Ile-de-France. Les tamouls se retrouvent tous ici à Little Jaffna. Vous appelez ce quartier Little Jaffna ? Oui Jaffna est une grande ville du Sri Lanka tout au Nord, là où il y a une majorité de tamouls. Y a t-il des cinghalais également réfugiés à Paris ? Cela crée t-il des tensions ? Oui il y en a mais plutôt du côté du Passage Brady, vous voyez ? Il n’y a pas de tension ici, le conflit est surtout maintenu au Sri Lanka. J’ai également remarqué qu’il y avait énormément d’épiceries et de restaurants indiens et sri lankais. Les produits vendus ou utilisés en cuisine viennent-ils du Sri Lanka ? Les produits viennent surtout de l’Inde, c’est le centre économique en Asie du Sud. Ils sont exportés dans les magasins de La Chapelle par camion, deux fois par semaine. Ils passent par l’Angleterre aussi, vu que nos deux pays sont liés (Commonwealth). Vous êtes donc en relation avec l’Inde et le Sri Lanka ? J’ai vu qu’il y avait de nombreuses boutiques de téléphonie avec des cartes Sim pour communiquer à l’étranger. Beaucoup de tamouls - 165 -


dans la rue sont au téléphone. Restez-vous en contact régulier avec vos proches au Sri Lanka ? Oui toujours ! La famille est très importante dans notre culture, nos amis aussi. Moi j’utilise surtout les applications comme Whatsapp ou Facebook. Il y a Skype aussi. Avec internet c’est assez facile aujourd’hui de communiquer avec nos proches. Mais certains utilisent des téléphones avec des cartes débloquées oui. Et puis vous savez ici même si on croise le cousin d’un oncle ou du père, on reste en contact. On a beaucoup de relations. On prend des nouvelles de tout le monde. La famille c’est très important. Et si la guerre civile est terminée depuis plusieurs années, n’avez-vous pas envie de retourner au Sri Lanka ? Bien sûr on aimerait, mais le conflit n’est pas fini. Ce n’est pas un lieu sûr pour nous les tamouls. Vous savez il y a encore des disparitions, des enlèvements... Mais on reste en contact, on envoie de l’argent à nos proches. Sur les vitrines des commerces ici il y a parfois des affiches de personnes disparues ou décédées. On nous informe et on se tient informé. Je vais retourner travailler, j’ai un texte à traduire pour un ami. J’espère que je vous ai bien informé.

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Entretien n°2 À Paris, Cash&Carry de la Rue Cail, le 26 novembre 2016. Bonjour, je suis étudiante en architecture et je travaille sur le quartier, je peux vous posez quelques questions ? Oui, mais je ne parle et comprends pas très bien le français. La suite de l’interview se fera en anglais et est ici retranscrit en français. Savez-vous depuis quand le Cash&Carry a été installé dans la Rue Cail ? Vous travaillez dans cette épicerie depuis combien de temps ? Ca va faire une dizaine d’années maintenant, moi ça fait dix ans que j’y travaille et je suis le manager maintenant. D’où viennent les produits que vous vendez ? J’ai observé beaucoup de produits exotiques, indiens. Oui, ils viennent d’Inde et d’Angleterre. On reçoit nos stocks le mardi et le samedi généralement. Habitez-vous le quartier ? Non, mais je n’habite pas très loin. Avant j’habitais loin au Nord de Paris mais maintenant j’ai pu aménager dans Paris. Vous utilisez les transports autour de La Chapelle pour vous rendre ici, comme le RER ou le métro ? Oui, je prends le RER B à Gare de Nord. Je rentre à la maison et je médite.

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Et savez-vous si les autres tamouls de la communauté présente à Little Jaffna habite en banlieue et utilisent aussi le RER pour arriver à Paris ? La plupart habitent en banlieue Nord et Est. Ils utilisent les RER de la Gare du Nord et de l’Est. La religion est donc importante pour vous, vous me parlez de méditation, c’est en rapport avec les pratiques hindoues ? Oui je médite beaucoup, notre religion est importante. Il y a un temple ici, je m’y rends souvent. J’y croise beaucoup de connaissances. C’est juste là haut après le Boulevard, le Temple Ganesh. Vous aimez donc vous retrouvez à La Chapelle, c’est un lieu important pour la communauté tamoule ? C’est là où l’on se retrouve tous, même les tamouls qui travaillent dans d’autres restaurants ou magasins de Paris, comme dans le Marais, ils viennent dans le quartier après le travail, pendant leurs pauses. Je suis désolé, je dois répondre à cet appel.

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Échange n°3 À Paris, le 28 janvier 2017. Le soir avant la fermeture d’une petite épicerie Rue Louis Blanc, un homme passe le balais entre les rayonnages. Il me demande si je cherche quelque chose. Il ne s’agit pas d’un entretien préparé mais plutôt d’un échange naturel et intéressé. Avec un français timide au début, la majorité de l’échange se fera en anglais. Bonsoir, il y a tellement de produits que je ne connais pas, je regarde un peu tout avec curiosité, tout celà vient d’Inde ? Oui il y a beaucoup de produits qui nous viennent d’Inde et du Royaume-Uni. Je découvre beaucoup d’aliments que je ne connaissais pas dans les épiceries du quartier, c’est passionnant. Êtes-vous du quartier ? Je viens ici tous les jours pour travailler mais je n’habite pas le quartier. J’habite vers Robespierre, vous voyez où c’est ? C’est tout à l’Est, vers Montreuil. D’accord je vois. Vous venez du Sri Lanka, vous êtes tamouls c’est bien cela ? Oui c’est ça du Sri Lanka. On se retrouve dans le quartier. Beaucoup de tamouls viennent ici pour touver des produits du pays ou retrouver des proches. Vous aimez donc le quartier, c’est votre point de repère pour la communauté à Paris ? Oui c’est un peu notre repère, c’est là qu’on se tient au courant des évènements et qu’on s’entraide. - 169 -


Étant donné la fermeture de l’épicerie, la discussion s’est terminée sur cet phrase. D’autres entretiens informels comme celui-ci ont eu lieu. L’échange se faisait généralement en anglais car les personnes questionnées ne maîtrisent pas toujours le français. Il y avait aussi de la méfiance, lorsque mes questions portaient sur le lieu de résidence. Dans l’ensemble, le quartier est le lieu d’attache pour les tamouls qui ont fui la guerre civile du Sri Lanka. À Little Jaffna, ils retrouvent un semblant de Jaffna avec des produits exportés d’Inde et en croisant des connaissances du pays. Ceux-ci ne résident pas dans le quartier mais s’y rendent régulièrement pour commercer ou pour des évènements religieux et communautaires.

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Partant d’une expérience à l’étranger dans plusieurs grandes métopoles occidentales cosmopolites, un certain nombre de constats et réflexions ont émergé en parcourant leurs rues et observant leurs quartiers. Ce mémoire traite de l’intéraction perçue entre un cadre urbain bâti et des communautés qui l’investissent quotidiennement. Par des procédés d’appropriation, visibles dans des quartiers dits communautaires, des groupes ethniques apportent une nouvelle dimension à la ville héritée telle qu’on la connaît aujourd’hui. Comme une ville sur la ville, la culture exportée définie une nouvelle manière de penser le milieu urbain occidental. En prenant le rôle d’observateur, d’étranger et d’architecte dans la ville, je cherche à saisir dans cette étude les enjeux sociologiques et urbains à prendre en considération dans la fabrication de la ville de demain et son architecture. L’objectif est ici de montrer que les grandes métropoles occidentales cosmopolites ne sont pas constituées d’un ensemble de morphologies et d’espaces fixes et continus. Elles peuvent au contraire être réinventées par des communautés et des procédés d’appropriation les rendant mouvantes. L’urbain peut se réinventer au travers d’une urbanité importée.

Magali Bresson


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