Le Chat de Geluck : Causette

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c a b i n e

d ’ e f f e u i l l a g e

Philippe Geluck

La griffe cachée

O

n ne le voit jamais prendre de notes. Et pourtant, il nourrit ses BD de détails repérés dans la rue, de phrases lues dans les journaux (c’est un dévoreur), de réflexions entendues (ses amis ne sont pas à l’abri). Quand Geluck dessine, son trait est rond, long, plein. Pas de rature. Ça transparaît même dans ses dessins de jeunesse qu’il nous montre sur l’ordi. À 60 ans aujourd’hui, il est à la tête d’une quantité vertigineuse de dessins, gouaches, tableaux, collages. Il est prévenant et très loquace. Sa femme, Dany, nous l’a confirmé. On lui propose l’oxymore « utopiste lucide » pour définir son homme. Elle acquiesce : « Oui, c’est vrai, cela le définit assez bien. C’est un optimiste, très joyeux dès le réveil ! Il est très productif, trop parfois. Je me souviens de son exposition en 2003, “Le Chat s’expose”, aux Beaux-Arts, à Paris, il ne s’arrêtait jamais. » Mais le revers, avec ce vieux briscard des médias, c’est qu’on a parfois l’impression qu’il veut plaire à tout le monde. « Chez Ruquier, dans Les Grosses Têtes, sur RTL, on va plus loin que chez D ­ rucker, mais moins loin que dans Siné hebdo ou

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Siné mensuel. Cela fait partie de la vie. On n’est pas le même avec tout le monde. Je pense que si je me cantonnais au ton de mes deux livres Geluck se lâche ou Geluck enfonce le clou [dont beaucoup de dessins ont été publiés dans le journal de Siné, ndlr], je me ­créerais une espèce de prison. J’essaie

“Ses albums ne sont pas populistes et cul-cul ! Moi, son Chat, il me fait marrer” Siné

d’étendre ma palette de peintre. Un ­dessinateur que j’adore et que j’admire, Vuillemin, a depuis très longtemps été aux limites du dicible. À un moment, si on dessine un étron de 8 mètres cubes, et si après on en ­dessine un autre de 16 mètres cubes, la provocation n’est pas plus grande. Moi, je veux me laisser de la marge, je ne veux pas, par bravade, montrer tout ce que j’ai sous le capot ! Je dois distiller, même si je ne suis pas certain d’en être capable… »

En France, Geluck n’a pas la même image qu’en Belgique. Là-bas, il a participé à des émissions de radio et de télé décalées : La Semaine infernale, Le Jeu des dictionnaires, de 1987 à 2009. Siné raconte : « Ici, avec son Chat, il a la réputation d’être trop gentil. Dans la ­rédaction, certains m’ont dit : “Mais qu’est-ce qu’il vient foutre ici alors que l’on veut être tapageurs et politiques. ­Drucker, c’est pour les ringards !” Geluck a beaucoup souffert de ça. En France, on est snob, il vaut mieux passer sur Arte. Et puis, il y en a qui ne l’aiment pas par ­jalousie, à cause de son succès. Ses ­albums ne sont pas populistes et cul-cul ! Moi, son Chat, il me fait marrer. C’est fort ce qu’il fait ! En plus, il nous file toujours son dessin à l’heure et il nous demande pas un sou ! » Ah, la presse… Entre Siné et Geluck, l’admiration réciproque ne date pas d’hier. Quand, en 2008, Philippe Val a viré Siné de Charlie hebdo à cause d’un dessin jugé anti­ sémite par certains, Geluck a soutenu son ami et a déclaré : « Siné, je lui dois tout ! Dans ma chambre d’enfant, j’avais une affiche de La Soupe au canard avec les Marx Brothers. Elle était dessinée par Siné. Mon père travaillait dans une

dessins : Philippe Geluck

Geluck, c’est le célèbre dessinateur belge du Chat. À la télévision, à la radio, le trublion fait pouffer la ménagère dans des émissions populaires. Mais il manie aussi un humour corrosif et impitoyable quand il collabore au journal anar “Siné mensuel”. C’est cet homme multiple, trop souvent caché derrière son personnage de félin philosophe, que “Causette” a voulu rencontrer.


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société qui a distribué le film en 16 millimètres. C’est mon père qui m’a mis sous les yeux les merveilles des cartoons moder­ nes : Ungerer, Sempé, Siné, ­Chaval… La curiosité artistique, ce sont mes parents qui me l’ont insufflée. » Abonné au succès, lui a-t-on déjà refusé un dessin ? « Un seul ! Et c’est le journal de Siné qui n’en a pas voulu ! C’était en 2011, pour la primaire socialiste en vue de la présidentielle. La tension montait entre Ségolène Royal et Martine ­Aubry, toutes les deux candidates. J’ai donc dessiné deux sexes féminins qui dialoguaient [voir page suivante]… À la rédaction de Siné hebdo, ils m’ont dit que cela ne les faisait pas rire ! Leur réac­ tion révèle un vieux réflexe enfoui même chez les plus progressistes : “bitecouilles” est entré dans le langage convenu tandis que “vagin” ne l’est pas. Je me souviens de réactions masculines très crispées face au titre Les Mono­ logues du vagin. » On a demandé à Siné s’il se souvenait de ce dessin : « Désolé, non, pas très bien ! De toute façon, j’ai toujours été contre la censure, je ne suis pas le seul à décider. Certains ou certaines ont peut-être eu un haut-le-cœur ! [rires] »

“Héritier du surréalisme”

Artiste plasticien, Ernest Pignon-Ernest aime aussi le trait de Geluck. « Avec un dessin très simple, il instaure un dialogue en heurtant des univers différents. Il a une série où il d ­ étourne les œuvres des grands peintres avec une réflexion très ironique. Je me souviens de celui avec une femme en burqa où le Chat disait : “Madame Christo 1, j’imagine ?” C’est un héritier du surréalisme. Il peut être aussi très violent, il ironise sur les bébés congelés, la t­erreur des clowns avec celui de McDo. Il y a une qualité du rire chez lui, le sens du contrechamp, un côté grinçant de la pensée. » Geluck, en effet, aime les dessins cruels. Plus ils le sont, plus il s’amuse : « J’ai

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t­ellement intégré le féminisme dans ma tête et dans ma vie que je me sens libre de dessiner ou d’écrire des gags au ­second degré sur le sujet. Mais on m’a parfois dit que ce second degré risquait d’être pris au premier par ceux qui restent bloqués sur l’idée d’un monde dirigé par les hommes. Le problème est le même pour le racisme, l’homophobie, le désastre écologique, le pillage NordSud, les intégrismes. Je suis très à l’aise pour traiter tous ces sujets de façon ­décalée parce que je ne suis ni raciste ni homophobe, etc. » Mais l’humour de Geluck ne plaît pas à tout le monde. Fabrice Luchini, par exemple, aime dynamiter ses billets d’humour. « J’ai eu quatre fois Fabrice Luchini en face de moi, deux fois à la r­ adio, deux fois à la télé. Pour Les Grosses Têtes, je ne savais pas qu’il s ­ erait là, puisque c’était l’invité mystère. Je ne souhaite plus rencontrer ce monsieur, et cela ne m’intéresse pas d’en parler. » Il faut ­savoir encaisser quand on est un amuseur public. « Je ne suis pas allé dans une école de dessin, je suis autodidacte. J’ai d’abord été comédien pendant plus de dix ans. Quand j’avais 23 ans, j’ai joué L’Opéra de quat’sous, de Brecht. Une critique assassine m’a démoli. Pour mon premier album du Chat, en 1986, un tout

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petit article de La Province du Luxembourg disait que ça ne tiendrait pas la route, ça ne ferait même pas un deuxième album et, là aussi, cela m’avait beaucoup affecté, mais à ses débuts on a tellement besoin d’exister ! » Avec le temps, il a su se raisonner : « Je reçois aussi des lettres anonymes du

“Avec un dessin très simple, il instaure un dialogue en heurtant des univers différents” Ernest Pignon-Ernest

genre : “Si vous n’aimez pas la France, pourquoi venez-vous y travailler ?” et quelques lettres d’insultes, et je me dis pourquoi tant de haine ? J’aime jouer sur le faux et le vrai, et j’en ai publié une dans Geluck enfonce le clou qui synthétise toutes celles que j’ai reçues : “Monsieur, vos dessins sont grotesques et votre ‘humour’ est nul à chier. Je parie que vous n’aurez même pas le courage de reproduire ma lettre dans votre livre que je n’achèterai de toute façon pas.” » Facétieux, Geluck est aussi un homme très fidèle. Il affiche trente-huit ans de

complicité avec sa femme, Dany, qu’il a rencontrée en 1976 alors qu’elle était scripte sur un court-métrage, Le Coq mouillé. « Quand on a eu les enfants, on travaillait tous les deux. Moi, j’avais des horaires plus malléables et, à cette époque, je me suis plus occupé de nos bébés. Elle travaillait dans la production de films publicitaires quand nous avons eu notre deuxième enfant, Lila, en 1985 [il a aussi un fils qui vient de sortir son premier disque, Fou, sous le nom ­d’­Antoine Chance. Un clin d’œil, car Geluck veut dire “chance” en flamand !]. Là, j’ai craqué. On habitait à la campagne, trop de trajets à faire, trop de surmenage. Je jouais au théâtre, dessinais pour le journal Le Soir, je travaillais à la RTBF... Dany a eu un peu peur. Moi, j’étais prêt, si elle souhaitait continuer son métier et assurer le gîte et le couvert, à arrêter le théâtre et la télé, à ne garder que le dessin. Mais elle m’a dit : “Non, c’est moi qui m’arrête !” » « Il avait beaucoup plus de talent que moi, nous confirme Dany. Je n’ai jamais regretté ma décision ! » Quand il parle de son épouse, Philippe Geluck est intarissable : « Je suis toujours amoureux fou. ­J’espère serrer une petite vieille dans mes bras jusqu’au bout. Et je la supplie de ne pas faire de chirurgie esthétique.

Dessins : Philippe Geluck

Dessins de jeunesse de Philippe Geluck qui n’ont jamais été publiés.


La cabine d’effeuillage

Ci-dessus, dessin sur la rivalité entre Martine Aubry et Ségolène Royal, en 2011, refusé par Siné hebdo. Geluck explique : « “Bite-couilles” est entré dans le langage convenu, mais pas “vagin”. » (Causette l’aurait-elle publié ? Pas sûr, mais pas pour des raisons de convenance !)

Rien ne me met plus mal à l’aise que de devoir parler avec une amie de longue date qui s’est fait refaire ! » Geluck a aussi vécu le mouvement hippie en direct ! Sur son site, on peut voir une très jolie photo de lui enfant : « Oui, je suis sur les chiottes comme la célèbre photo de Zappa. Je l’adore ! Je dessine souvent en écoutant de la musique, les Beatles, les Rolling Stones… mais aussi de la musique des Balkans. Cela vient de mon enfance. Mon père était un militant communiste. Il a été dessinateur pour le journal Le Drapeau rouge, puis il a travaillé pour une société de production. Il a distribué en Belgique – et avant la France – les films de Polanski, Milos ­Forman ; il s’est battu pour qu’Andreï Roublev, de Tarkovski, puisse sortir de Russie, où le film a été bloqué pendant des années. On passait nos vacances en Yougoslavie, en Bulgarie, etc. Avec mon frère aîné, on a été nourris de cette culture-là ! Quand j’entends une fanfare macédonienne, cela me fait vibrer ! Mon père a ensuite déchanté face au commu­ nisme et il a fait une grave dépression. Après, il s’est tourné vers l’écologie en

se disant que là, au moins, les petits ­lapins et les écureuils ne viendraient pas le faire chier un jour… » En tant que citoyen et humaniste (c’est de famille !), Geluck est très actif au sein d’associations, mais en parle très peu. « Je me suis beaucoup investi dans une émission spéciale sur la RTBF, l’équivalent de votre Téléthon. Certains ont ironisé en déclarant que je faisais ça pour me faire ma pub. Cela m’a énormément blessé. Mais, bon. Je veux bien en parler dans Causette. »

“Trop payé pour ce qu’on fait”

« Un ami, Laurent d’Ursel [un gai luron wallon qui déclare qu’“être belge est une ­catastrophe et que cela doit le rester”], m’a sollicité pour acheter un bâtiment qui va servir de structure d’accueil gratuite pour les sans-abri à Bruxelles. » Geluck a donné 100 000 euros. « Cela s’appelle Douche Flux 2. Il y aura 21 cabines de douche et 450 consignes. Le lieu devrait ouvrir d’ici à juin ou octobre 2015. Tous les dons sont bienvenus, même si cela vient de France ! » précise Laurent ­d’Ursel. « J’ai bossé comme un forcené,

ajoute Geluck, et j’ai eu la chance de rencontrer le succès, dans des domaines où l’on est payé beaucoup trop pour ce que l’on fait réellement. C’est peut-être une manière de rendre un peu à d’autres la chance que j’estime avoir eue. C’est aussi une manière de compenser les manques de la politique imbécile qui est menée chez nous, avec cette droitisation du gouvernement. » On se quitte sur un clin d’œil du Chat, qu’on retrouve dans son dernier album : « Le balayeur de rue, c’est un peu la femme de ménage du SDF. Y en a quand même qui ne se font pas chier ! »

Carine ROY - Photo : Thomas VANDEN DRIESSCHE pour Causette

pour aller plus loin Le Chat passe à table, de Philippe Geluck. Coffret 2 albums de 96 pages + La Gazette du chat, Éd. Casterman, 17,95 euros. Exposition en cours à voir sur www.geluck.com SOS ! “Siné Mensuel” va mal !

Siné mensuel est en sursis et devra s’arrêter en 2015 si les lecteurs ne le sauvent pas. Alors envoyez vos dons fissa sur  www.sinemensuel.com !

1. Christo : nom d’artiste du couple Christo et Jeanne-Claude. Ils se sont rendus célèbres en emballant des objets ou des monuments, notamment le Pont-Neuf, à Paris, en 1985. 2. Toutes les infos sur www.doucheflux.be

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