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Contes et mythes du cinéma contemporain par Serge TISSERON | L’Esprit du Temps | Imaginaire & Inconscient 2002/3 - n° 7 ISSN 1628-9676 | ISBN 2-9130-6297-0 | pages 97 à 105
Pour citer cet article : — Tisseron S., Contes et mythes du cinéma contemporain, Imaginaire & Inconscient 2002/3, n° 7, p. 97-105.
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Contes et mythes du cinéma contemporain Serge Tisseron
Les contes, aujourd’hui, ne sont plus racontés aux enfants rassemblés autour de la lumière vacillante d’une bougie ou d’une lampe à pétrole. On va les voir en famille au cinéma ! Et de la même façon que les contes traditionnels évoquaient des enjeux de société et diverses formes d’initiation à la vie adulte, certains films d’aujourd’hui jouent le même rôle. Ils rendent visibles ces enjeux. Les images, en rendant «visible», permettent de sortir de la confusion des émotions
L’enfant donne le ton. Angoissé par le risque de séparation d’avec ses parents, il cherche les histoires dans lesquelles un ourson perd sa mère, puis la retrouve. Est-il inquiet qu’un accident arrive à son petit frère ou sa petite sœur ? L’histoire d’une poulette qui est accidentée, puis soignée et guérie, le rassure encore. S’angoisse-t-il des punitions imaginaires que ses activités auto-érotiques lui font redouter ? Une petite histoire mettant en scène un gros lézard qui perd sa queue, puis la retrouve dans l’allégresse générale, lui permet de moins prendre au sérieux son inquiétude. Dans toutes ces histoires, ce que l’enfant redoute – et, bien souvent, désire en même temps – est projeté vers un monde lointain qui évoque ses craintes, mais de manière en quelque sorte « latérale », c’est-à-dire sans qu’il soit obligé de les regarder en face. C’est pourquoi les enfants sont particulièrement réceptifs aux mises en scène qui montrent des personnages affrontant des situations tragiques, puis
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qui en sont sauvés, et aussi les personnages extrêmement violents et capables de dévorer tout sur leur passage, y compris leurs propres père et mère. De telles situations mettent en scène, pour eux, les terribles angoisses où ils sont d’être abandonnés, ainsi que les désirs et les inquiétudes des premiers âges de la vie, comme de déchiqueter ses ennemis à coups de dents, les dévorer, les vider par aspiration ou les faire exploser. Il est en effet essentiel que l’enfant parvienne à se donner des représentations de tels états psychiques afin de pouvoir les maîtriser et les dépasser. Il s’agit d’un plaisir nécessaire à son développement équilibré. Grâce aux images, il se soigne en quelque sorte de ses angoisses et de ses désirs les plus préoccupants en les découvrant mis en scène dans des livres ou des films et en partageant cette vision objectivée avec d’autres.
C’est la même chose pour l’adulte. Les mêmes angoisses et les mêmes désirs sont également présents chez lui même s’il les a oubliés, comme en témoigne le goût pour les films de science fiction qui les mettent souvent en scène. Mais, pour que de telles représentations jouent leur rôle, il est nécessaire qu’elles soient clairement projetées dans un monde imaginaire éloigné de la vie quotidienne. C’est pourquoi tout spectacle de fiction repose sur la mise en scène d’un monde à la fois proche et décalé du monde réel. Ainsi s’établissent en même temps l’indispensable proximité avec les images sans laquelle rien de ce que nous voyons sur un écran ne nous intéresserait et la non moins nécessaire distance sans laquelle nous ne pourrions pas nous abandonner aux délices de la fiction.
Les contes ont longtemps joué ce rôle, et c’est le mérite de Bruno Bettelheim d’avoir montré comment ils permettent à l’enfant de se donner des représentations de ses angoisses qui lui permettent de mieux maîtriser celles-ci 1. Malheureusement, cette reconnaissance des récits de fiction pour la vie psychique a été trop souvent utilisée comme une manière de dévaloriser le rôle joué par les récits imagés, qu’ils soient dessinés ou filmés. Dans les années 1970 et 1980, certains psychanalystes se sont inquiétés que les images de plus en plus nombreuses vues par l’enfant menacent son désir et sa capacité de se créer ses propres représentations. Bref, pour ces psychanalystes, le récit stimulait l’imaginaire tandis que le visuel l’appauvrissait. Comme depuis trente ans, les enfants ne bénéficient plus guère de contes racontés et qu’ils regardent en revanche beaucoup la télévision, il serait logique que la plupart des jeunes adultes soient aujourd’hui dénués de toute imagination, notamment dans le domaine visuel. Or ce n’est évidemment pas ce qu’on constate : les créateurs d’images n’ont jamais été aussi nombreux ! En fait, les parents ou les grands-parents racontent encore des contes, mais ce n’est plus en recherchant les mots dans leur mémoire. Depuis
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un bon demi-siècle, ils s’aident pour cela d’ouvrages illustrés. Le conte n’est plus, dans la culture occidentale, une histoire seulement racontée, mais une histoire dont certaines images sont proposées à l’enfant avant que la proximité rassurante d’un parent n’en évoque tous les aspects. L’enfant découvre ainsi d’abord des images, puis il obtient le récit qui les relient l’un à l’autre dans un second temps. Et c’est la même chose avec le conte filmé. L’enfant découvre d’abord des images auxquelles il a parfois – mais rarement – été préparé par un récit de ses parents ; puis il parle avec eux et les images sont reliées au récit traditionnel. Quand le conte raconté devient un conte regardé
Lorsqu’Olivier Dahan décide d’adapter pour l’écran le conte de Perrault intitulé Le Petit Poucet, il garde certains points du récit traditionnel, mais en bouleverse d’autres. C’est qu’entre le conte raconté et le conte filmé, il y a plus que le passage du récit à l’image, il y a aussi la marque de changements culturels majeurs. Du conte, Olivier Dahan conserve d’abord l’angoisse de l’enfant d’être abandonné par ses parents : c’est une idée qui ne nous quitte jamais, même adultes, et qui continue à hanter nos rêves et nos fantasmes. Il garde aussi la honte de l’enfant petit d’être humilié pour sa petitesse et sa maladresse, et son triomphe final lorsqu’il tire sa famille de tous les embarras. Mais, culture ambiante oblige, Olivier Dahan modifie son récit sur plusieurs points qui font du Petit Poucet version XXIe siècle un monde bien différent du Petit Poucet version XVIIIe. Il met en scène un soldat cruel tout de fer vêtu, tisse une idylle amoureuse entre le Petit Poucet et une jeune ogresse en révolte contre l’autorité paternelle, et fait reposer l’autorité de l’état sur une Reine mère là où Charles Perrault mettait un roi !
Le guerrier à la jambe de fer introduit par Olivier Dahan se désigne luimême comme une invincible machine à tuer, évoquant à la fois la violence métallique des Terminator et le mythe des surhommes insensibles des régimes fascistes. On passe ainsi d’une violence humaine qui était celle de l’époque de Perrault à une violence métallique et inhumaine qui est l’une des hantises contemporaines. Le masque métallique de l’ogre va d’ailleurs dans le même sens en rappelant la voix et l’aspect de « Dark Vador » dans La guerre des étoiles, ainsi que le faciès terrifiant des créatures venues de l’espace dans la série des Aliens. De la même façon, la jeune ogresse qui aide le petit Poucet constitue indéniablement une concession à l’évolution des mœurs. En entrant en rébellion contre son père, elle incarne un personnage inimaginable à l’époque
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de Perrault où les filles étaient tenues dans une grande dépendance, à leur père d’abord et à leur mari ensuite. En outre, elle témoigne de la façon dont, les hommes peuvent plus facilement reconnaître aujourd’hui, qu’ils ont besoin de l’assistance des femmes pour réussir. Le garçon débrouillard n’est plus seulement celui qui doit savoir tirer de sa seule intelligence les moyens de résoudre les difficultés du monde. Il est aussi celui qui doit savoir écouter les propositions des partenaires de l’autre sexe qu’il rencontre en chemin. Enfin Olivier Dahan introduit une Reine là où le conte traditionnel évoquait un roi. Cette Reine est, de plus, bien particulière. Tout d’abord, elle est décrite comme particulièrement généreuse puisqu’elle décide de distribuer de l’argent aux familles de paysans pendant la famine, alors que, dans le conte de Perrault, l’argent reçu par les parents du petit Poucet correspondait à une dette de leur seigneur dont ils n’attendaient plus le remboursement. Cette préoccupation la met bien loin des personnages traditionnels de « marâtre » des contes de fée, et fait d’elle l’incarnation d’une mère attentive et prévoyante. Sa seconde caractéristique est qu’elle est aussi... un peu fée. Pour remercier le petit Poucet, elle lui propose en effet « d’exaucer un vœu ». Or dans les contes, ce sont les fées qui exaucent les vœux, pas les reines ! En outre, la formule employée par la reine est en tous points celle des fées : « La tradition est que j’exauce ton vœu, si cela est en mon pouvoir tout au moins ».
Cette reine participe ainsi à l’imaginaire d’une puissance maternelle aimante et secourable dans un monde où, par ailleurs, les parents sont décrits sous un jour particulièrement noir. Que ce soit les paysans qui abandonnent par deux fois leurs enfants ou l’ogre qui les mange, la famille est, dans ce conte, un lieu à fuir au plus vite ! Mais la signification de cette reine va bien au-delà de cet aspect. En effet, nous sommes passés en une vingtaine d’années d’une société dominée par les hommes à une autre par les femmes, et la reine qu’Olivier Dahan introduit dans son film est un peu à l’image des familles monoparentales dominées par la mère seule... Créatrice de situations nouvelles, la société contemporaine crée aussi ses nouveaux contes de fée
Toute société crée en permanence ses nouvelles mythologies et le cinéma y apporte évidemment sa contribution. Bien qu’elles revendiquent parfois une absolue modernité, il n’est pourtant pas rare que ces nouvelles mythologies réactualisent certains récits initiatiques traditionnels. C’est notamment le cas de la série La Guerre des étoiles, de Georges Lukas, qui emprunte
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plusieurs de ses thèmes aux contes traditionnels tout en y introduisant des éléments radicalement nouveaux.
La ressemblance majeure de cette série avec les contes de fées porte sur l’existence d’un désordre, à la fois social et humain, qu’un jeune homme est appelé à résoudre. Comme dans les contes de fées, il peut compter sur l’aide de créatures naines qui paraissent d’abord désarmées et impuissantes, mais qui se révèlent finalement courageuses ingénieuses, et efficaces. Ces créatures sont évidemment perçues par les jeunes spectateurs comme un équivalent des enfants qu’ils ont été ou qu’ils sont encore. Elles sont petites comme des enfants et n’utilisent pas les technologies sophistiquées comme leurs ennemis qui, eux, incarnent le monde des adultes. Pourtant, une fois posée cette symétrie de construction, plusieurs différences importantes opposent la série culte de Georges Lukas aux contes de fées traditionnels. Tout d’abord, dans ce récit initiatique les machines remplacent les animaux de la forêt ou de la maison qui sont habituellement les compagnons du jeune héros. Dans La Guerre des étoiles, le héros n’est en effet pas seulement aidé par des nains généreux, mais aussi par deux robots ultraperfectionnés qui sont comme des prolongements de ses désirs et de ses inquiétudes. Aujourd’hui, la quête du héros s’appuie aussi sur des alliés technologiques avec lesquelles les jeunes générations sont de plus en plus tôt en contact.
Une seconde différence porte sur la représentation des parents. Les contes de fée opposent en général de faux parents, agressifs et mal intentionnés visà-vis de l’enfant, à ses « vrais » parents supposés être bons, surtout s’ils sont morts. À la limite, dans les contes, les parents décédés reviennent sous la forme d’ombres ou de rêves conseiller le héros et le guider au-delà de la mort, comme dans Harry Potter. En outre, c’est plutôt la figure maternelle qui est présentée comme agressive vis-à-vis de l’enfant, à l’image de la marâtre de Blanche-Neige ou de La Belle au bois dormant. Le père, lui, est plutôt une figure idéalisée du pouvoir sous la forme d’un roi bon et généreux. Au contraire, dans La guerre des étoiles, la figure paternelle s’est chargée d’ambivalence. Les deux figures que le conte traditionnel oppose – sous la forme d’un géniteur idéalisé et d’un père adoptif – sont ici réunies sur une seule figure, à la fois bonne et mauvaise. Le père désire à la fois asservir son fils et à défaut le tuer, mais il désire également l’aider, comme le montre la fin du film.
Enfin, la dernière différence entre les contes de fées traditionnels et La Guerre des étoiles porte sur la présence des ancêtres. Pendant des siècles,
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les grands-parents étaient rarement connus, et encore moins les arrièregrands-parents. La mortalité précoce contraignait enfants et parents au face à face. Au contraire, aujourd’hui, beaucoup d’enfants ont affaire à leurs grands-parents, voire à leurs arrière-grands-parents, et il ne faut donc pas s’étonner que ceux-ci soient présents dans La Guerre des étoiles. Le jeune spectateur trouve donc dans ces films à la fois à mettre fin à l’idéalisation de ses parents, et en même temps à s’appuyer sur ses grands-parents, ce qui correspond, de plus en plus, à une situation familiale bien réelle ! Le succès du film Schrek confirme le plaisir que donnent les images lorsqu’elles rendent soudain visibles des enjeux de société restés jusque là souterrains. Un ogre nommé Schreck doit gérer sa laideur et sa mauvaise représentation dans des relations de voisinage difficiles, puis tout au long d’une rencontre amoureuse. Jusqu’ici, nous sommes dans le monde convenu du conte de fée qui isole un aspect de la réalité pour en explorer les diverses facettes. Mais, à l’intérieur de ce cadre, les enjeux du conte volent en éclats puisque, bien loin de les raconter, Schrek en prend le contre pied. Par exemple, dans les contes traditionnels, l’enfant est souvent confronté à un roi puissant et prestigieux qui incarne le pouvoir incontesté d’un père. Ici, au contraire, le roi est minuscule, suspecté d’impuissance par Schrek et constamment ridicule. Bref, c’est un homme dévalorisé qui a le statut de roi un peu comme, dans notre culture, le statut du père est maintenu, mais sans que l’enfant y croit... De même, dans les contes traditionnels, l’idéalisation de l’homme et de la femme l’un par l’autre est de rigueur : l’héroïne attend le prince charmant et le garçon sa princesse. Mais le paysage culturel auquel sont confrontés les jeunes aujourd’hui a bien changé. Le développement de la mixité précoce et le grand nombre de représentations sexuelles véhiculées par le cinéma et la publicité pousse chacun des deux sexes à envisager l’autre avec moins de mystère. Dans Schrek, justement, la princesse doit rapidement renoncer à ses rêves romantiques pour entrer en relation avec un héros bien différent de celui qu’elle avait imaginé. Quant à Schrek, il découvre que la belle créature idéale et lointaine se transforme, la nuit, en une ogresse en tous points conforme à ses désirs. C’est que les deux sexes sont amenés à accepter aujourd’hui les composantes animales de la sexualité beaucoup plus tôt que par le passé. Le garçon doit assumer son côté gorille tandis que la fille doit accepter son côté crevette ou grenouille. Mais, dans le film, cette découverte n’ôte rien, bien au contraire, à l’émotion qui entoure leur rencontre. Ce film rend ainsi visible, sans les évoquer directement, l’évolution de l’organisation familiale et des relations entre les sexes.
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Monstres et compagnie
Le film d’animation Monstres et compagnie a été lancé avec un slogan destiné, semble-t-il, à séduire les parents. Ce film mettrait en scène les peurs des enfants, leur caractère nécessaire et leur dépassement vers l’âge adulte. Mais, à y regarder de plus près, cet argument semble surtout taillé sur mesure pour la campagne de marketing. Un film destiné aux enfants se doit en effet de mettre en scène des interrogations et des préoccupations qui concernent ceux-ci, même si c’est en définitive leurs parents qui décident de les emmener au cinéma. Mais la vérité de Monstres et compagnie est bien différente. Il ne s’agit pas d’un film sur l’angoisse des enfants confrontés à des monstres, mais bel et bien à l’angoisse des parents qui, parfois ne sont pas loin de penser que leurs enfants en sont !
Tout d’abord, ces monstres ont des préoccupations bien proches de celles des adultes que nous sommes. Ils se rendent chaque jour au travail, ont des problèmes relationnels avec leurs supérieurs hiérarchiques et leurs collègues, font des rencontres amoureuses et s’inquiètent de l’avenir de leur ville. Mais surtout, ces monstres entretiennent avec les enfants une relation qui ne nous est pas non plus absolument étrangère. Ils sont condamnés à leur faire peur pour survivre et ne doivent absolument jamais se laisser toucher par eux, car ils en mourraient ! Or n’est-ce pas l’angoisse de beaucoup de parents aujourd’hui ? Nombreux sont ceux en effet qui pensent qu’ils doivent absolument « faire peur à leurs enfants » car ils seraient sinon incapables de se faire respecter et obéir ? Et, pour cela, nombreux sont aussi ceux qui pensent qu’ils ne doivent pas trop se laisser « toucher par leurs enfants », autrement dit émouvoir par eux. Les adultes, et surtout les hommes, se doivent de « ne pas pleurer comme un enfant » et de ne pas se laisser entraîner avec eux dans des jeux trop enfantins qui les menaceraient de régression. Bref, certains adultes craignent, en se laissant émouvoir, de mourir un peu à leur rôle d’adulte. De ce point de vue, ce film rend visible deux questions importantes de notre culture contemporaine qui ne pouvaient certes pas trouver leur place dans les contes de fées traditionnels.
La première de ces questions concerne rien moins que la découverte d’être père. Monstres et compagnie aurait pu aussi s’intituler : Deux monstres et un couffin. La petite « Bouh » surgit un beau soir de derrière une porte et oblige un gros monstre bourru – Sullivan – à l’apprivoiser, puis à s’occuper d’elle et enfin à l’adopter. Autrement dit Sullivan incarne ici un personnage de père que rien ne préparait à cette place et qui doit apprendre seul, sans aucune présence féminine à ses côtés, à se débrouiller avec une petite fille qu’il trouve successivement menaçante, puis sympathique et enfin attachante.
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Pour franchir les étapes successives de cet itinéraire Sullivan devra découvrir le bonheur de se laisser toucher par l’enfant, autrement dit de se laisser émouvoir par lui. Ce ne peut être évidemment qu’à la condition de savoir retrouver sa propre enfance en soi, et la séquence dans laquelle Sullivan essaye de faire disparaître dans le trou des toilettes les jouets de la petite fille qui la terrifient est significatif du mouvement qui pousse tant d’adultes à se détourner avec dégoût de ce qui a égayé leur enfance par crainte de se trouver dans l’impossibilité de continuer à faire face à leurs responsabilités d’adulte.
La seconde de ces questions concerne la manière dont la peur a changé de camp. Ce n’est plus aujourd’hui les enfants qui ont peur des parents – représentés dans le film par les monstres –, mais le contraire, qu’ils s’agisse de parents menacés par leurs adolescents, ou tyrannisés par leurs enfants plus petits qui veulent leur faire acheter certains produits plutôt que d’autres. Ce film montre que le remède est finalement dans la possibilité de rire et de jouer ensemble. C’est bien sûr un remède de contes de fées. Mais Monstres et compagnie est un film qui renoue avec la tradition de ceux-ci tout en mettant en scène des enjeux qui en étaient forcément absents : pendant longtemps, la question pour les adultes de se laisser attendrir par leurs enfants ne se posait même pas, et la peur était toujours du même côté.
La mise en scène dans une œuvre visuelle, d’enjeux culturels nouveaux, peut enfin emprunter parfois la voie de l’horreur. C’est le cas des représentations de la maternité qui structurent la succession des quatre films de la série des Aliens2. Ceux-ci déclinent, sur un mode de plus en plus spectaculaire au fil de leur progression, l’effroi d’une maternité entièrement réduite à n’être qu’une forme d’animalité répugnante, jusqu’à la mise en scène, dans Alien 4, La résurrection, d’une créature hideuse accouchant d’un monstre abominable, avant d’être purement et simplement occis par celui-ci qui lui préfère son autre mère, génétique celle-là, qui l’a conçu sans le mettre au monde, la belle Sigourney Weaver. Dans cette histoire, le dégoût de la maternité accède à une dimension mythologique sans équivalent. Les monstres qui menacent l’humanité (les « aliens ») naissent de la poitrine de leurs porteurs en provoquant la mort de ceux-ci, tandis que Sigourney Weaver, censée incarner le seul rempart contre eux, refuse toute maternité. Serge TISSERON 11 rue Titon 75011 Paris
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Notes 1. Bruno Bettelheim, Psychanalyse des contes de fée. 2. On peut consulter à ce sujet la remarquable analyse que Marika Moisseff leur consacre « Alien, une initiation familiale bien particulière de mère en fille », in Serge Tisseron et coll., La famille envahie par les images, Le Divan familial n° 4, Paris, Inn Press Edition, 2000.
Serge Tisseron – Contes et mythes du cinéma contemporain
Résumé : Le cinéma apporte aujourd’hui une contribution majeure à la création de nouvelles mythologies. Certains films réactualisent des récits initiatiques traditionnels, mais en y apportant toujours la marque des changements culturels contemporains, tandis que d’autres créent de nouveaux contes de fée. Mais, dans tous les cas, ces récits établissent en même temps l’indispensable proximité avec les images sans laquelle rien de ce que nous voyons sur un écran ne nous intéresserait, et la non moins nécessaire distance sans laquelle nous ne pourrions pas nous abandonner aux délices de la fiction. Mots-clés : Contes – Cinéma – Techniques – Fiction. Serge Tisseron –
Summary: The movie industry nowadays contributes a lot to the creation of new mythologies. Some movies actualize traditional initiation stories, but doing so, they always convey contemporary cultural changes, when some others will create new fairy tales. In any case, those stories simultaneously set the needed intimacy with the images, without which nothing we watch on a screen would interest us. It sets as well the necessary distance without which we would not abandon ourselves to the pleasures of fiction. Key-words : Fairy tales – Movies – Techniques – Fiction.