Qu'est ce qui ne va pas dans les soins psychisques et comment rester soignant

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Qu’est-ce qui ne va pas dans le domaine des soins psychiques ? ET COMMENT RESTER SOIGNANT ? CONTRIBUTION SUR LES SOINS PSYCHIQUES LORS DE LA JOURNEE DEPARTEMENTALE DE L’APPEL DES APPELS 3 OCTOBRE 2009 Francis REMARK

Quand tu partiras pour te rendre à Ithaque, souhaite que la route soit longue, pleine d’aventures, pleine de connaissances. […] Ithaque t’a donné le beau voyage. Sans elle, tu ne te serais pas mis en route. Elle n’a plus rien d’autre à te donner. Même si tu la trouves pauvre, Ithaque ne t’a pas trompé. Sage comme tu l’es devenu, avec tant d’expérience, tu dois avoir déjà compris ce que signifient les Ithaque.

Constantin Cavafy (1863-1933)

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CONTRIBUTION SUR LES SOINS PSYCHIQUES LORS DE LA JOURNEE DEPARTEMENTALE DE L’APPEL DES APPELS 3 OCTOBRE 2009 « Qu’est-ce qui ne va pas dans le domaine des soins psychiques ? » : c’est ce que nous allons commencer à définir aujourd’hui, mais s’il s’agit d’établir une liste de doléances, liste nécessairement hétéroclite, composée d’objets de dénonciations ou d’inquiétudes de registres différents, il s’agit surtout d’analyser les situations de souffrance, de délaissement des sujets. Et la première attitude à avoir alors est celle du refus de l’acceptation, du fatalisme, et de la soumission à l’état de fait, aux logiques de l’idéologie du profit et de la partialisation des sujets. La deuxième attitude à avoir est celle du refus des idéologies partisanes et des spéculations. Comme le disait Aristote, « Le commencement de toutes sciences, c’est l’étonnement de ce que les choses sont ce qu’elles sont.» (Métaphysique, A, 2). C’est cette ouverture à l’étonnement qui peut nous permettre de rester ouvert à des analyses qui recherchent toujours leurs cohérences. Dans le domaine des souffrances psychiques, que ce soit dans leurs dimensions individuelles ou sociales, nous avons un outil de compréhension qui est la clinique. Nous pouvons, et surtout, nous nous devons de percevoir les éléments de constitution, leurs interactions, et leurs dynamiques, des troubles et dysfonctionnements des sujets, avec la précision selon laquelle tout sujet ne peut être qu’un sujet relationnel. Tout sujet ne peut être connu que s’il est reconnu comme un autre qui me concerne, comme un autre qui pourrait être comme moi, comme un égal. Mais Hannah ARENDT nous l’a appris: « Nous ne naissons pas égaux; nous devenons égaux en tant que membres d’un groupe, en vertu de notre décision de nous garantir mutuellement des droits égaux. ». Ainsi le sujet que l’on examine ou que l’on soigne ne peut être qu’un sujet que l’on rencontre. Et Emmanuel LEVINAS définit une caractéristique incontournable de cette rencontre: « l’abord du visage n’est pas de l’ordre de la perception pure et simple, de l’intentionnalité qui va vers l’adéquation. Positivement, nous dirons que dès lors qu’autrui me regarde, j’en suis responsable, sans même avoir à prendre de responsabilités à son égard ; sa responsabilité m’incombe. » Si la formule selon laquelle le Surmoi est soluble dans l’alcool, est plus qu’une boutade, car elle indique bien un rapport entre l’addiction (la relation d’emprise et de dépendance avec un objet), et la perversion (le déni de l’autre), on peut dire aujourd’hui que l’éthique est dissoute dans la politique de la gestion des affaires sanitaires et sociales. Concernant la liste des doléances, je propose d’évoquer d’abord l’augmentation considérable des souffrances et dysfonctionnements psychiques, la réduction des moyens d’aide et de soins et les caractéristiques des souffrances et dysfonctionnements psychiques de notre époque en lien avec les fonctionnements sociaux structuraux de celle-ci. Ensuite, j’essayerai de traiter de la modification des moyens et des outils de compréhension, et de la mise en place d’outils conceptuels référés non plus à la connaissance et reconnaissance des sujets, mais au contrôle de la peur instrumentalisée, à la stigmatisation, et à l’idéologie du sujet opératoire. Enfin, je proposerai des références pour soutenir des positions de résistance, non pas résistance pour ne rien changer, mais résistance pour respecter, au niveau des conceptions et au niveau de la pratique personnelle et institutionnelle, la nature 2


humaine de chaque personne souffrante et situation de souffrance, et ceci dans la prise en compte interpersonnelle et inter sociale. Tous les lieux de soins ou d’accueil et d’aide des personnes souffrant de difficultés psychiques, quelles qu’elles soient, sont saturés, et ceci concerne aussi bien les consultations que les services de psychiatrie, les foyers ou institutions, et ceci pour la situation des enfants et celle des adultes. Cela représente des listes d’attente, des sélections, des délaissements, des accueils et des soins insuffisants, et il faut penser par exemple à ce que vivent les parents qui n’arrivent pas à trouver un lieu de soins pour leur enfant, et ce que vivent des adultes qui ont pour réponses répétées à leurs demandes qu’on ne peut pas les recevoir. Pour donner quelques chiffres d’abord, je cite ceux du Dr. Pierre FARAGGI, Président du Syndicat National des Psychiatres des Hôpitaux, dans une interview au journal Sud-Ouest du 10 septembre 2007, et dans un article du journal Le Monde du 30 décembre 2008. Il indique que les places en service de psychiatrie adulte sont passées de 140 000 en 1980, à 40 000 en 2007. Et alors, où sont passés ces patients? Ils sont soit plus ou moins pris en charge par les familles, soit sont Sans Domicile Fixe, et leurs troubles viennent s’associer avec les conditions de la misère (L’association Médecins du Monde enquêtant à Marseille s’est rendu compte que les femmes SDF dans cette ville ont été violées dans 100% des cas), soit dans le cours des errances et dérives, se retrouvent en prison. On considère que 24% des prisonniers sont des sujets psychotiques, dont 8% de schizophrènes, ceci pour une population carcérale de 61 000 personnes (soit 14 640 sujets psychotiques). Les prisons sont devenues le lieu le plus consommateur de médicaments psychotropes, devant l’hôpital. Ce qui vérifie que les attentes et les demandes de soins sont pourtant là, c’est le chiffre de 1,2 millions de patients qui constituent la file active des secteurs psychiatriques (patients qui ont consulté au moins une fois dans ces structures en 2007), et que ce chiffre a augmenté de 73% en 15 ans. Je donne aussi les chiffres de Gérard PIRLOT dans son livre Déserts intérieurs. Il indique que pour 100 consultations de médecins généralistes pour les patients entre 24 et 65 ans, 17,1 chez les femmes, et 19,2 chez les hommes, sont des consultations pour troubles psychiques. Les troubles dépressifs ont une prévalence globale de 14%, et l’anxiété généralisée 11%, et les états limite 2%. Il y a 11000 suicides et 160 000 tentatives de suicide par an. A ces données, il faut ajouter les addictions, les troubles du comportement et de l’attention, ainsi que les automutilations qui sont en augmentation.

A côté de ces réalités quantitatives, il faut noter que si les souffrances et dysfonctionnements psychiques, et ceci aussi bien pour les adultes que pour les enfants, ont augmenté en nombre, ils ont aussi augmenté en gravité, et en complexité, avec des conséquences plus importantes sur les inscriptions sociales et familiales (et scolaires pour les enfants). J’ai personnellement fait deux études pour des enfants d’IME, et pour des enfants suivis en ambulatoire, avec deux statistiques pratiquées à 5 ans d’intervalle, statistiques identifiant la nature des affections et la nature et le nombre de facteurs d’environnement associés pour pouvoir affirmer cette aggravation de la situation. S’il apparait que les souffrances et dysfonctionnements se sont modifiés surtout depuis 1970-1980, nous commençons à comprendre les liens qu’il y a entre des caractéristiques de l’évolution sociétale, et l’évolution des affections psychiques. Pour ces travaux, je me réfèrerai à plusieurs cliniciens. La réalité incontournable de la psychiatrie infantile, c’est l’augmentation considérable des difficultés d’évolution, selon des souffrances diverses des comportements, de l’attention, de l’apprentissage, etc., souffrances qui ont pour socle commun d’être, ce que l’on appelle des pathologies limite, et 3


pour expliquer cela, je citerai les têtes de chapitres d’un des exposés du Professeur Roger MISES qui a défini ces pathologies limite avec une grande rigueur. Donc, s’associent (je cite) « des défauts d’étayage », « des atteintes portées à la fonction de contenance », des manques d’investissement de l’espace transitionnel pour « maintenir des échanges captifs, plus ou moins ritualisés », des « angoisses dépressives et de séparation mal intégrées » pour lesquelles la dépression réalise différentes formes, du « syndrome du comportement vide », aux « dénis de l’impuissance douloureuse », « un manque de sécurité intérieure », « des altérations profondes portées au sentiment d’identité », le recours à l’agir pour lequel « le Surmoi se dissout alors dans l’idéal du Moi », et « des retards et des dysharmonies portant sur les fonctions instrumentales ». (Roger MISES. Les pathologies limite de l’enfant – in vol.37 de novembre 2006 de la Revue Psychiatrie française). Pour comprendre cette nouvelle forme de difficulté psychique, je citerai deux extraits de René ROUSSILLON qui synthétisent ce que sont les états limites chez les adultes. D’abord, il dit : « pour s’en tenir à l’essentiel, la pulsion peine à s’organiser et à fortiori à s’organiser en désir, elle est plus proche de l’impulsion, voire de la compulsion ou de la répulsion », puis, « Le fonctionnement semble moins commandé par des logiques du désir et du choix, que par des logiques de la contrainte ou du besoin. » (Id. p 97). Si je mets en exergue cette évolution de la nature des difficultés psychiques, c’est pour en montrer ce qui me parait, en même temps évident et complexe, les liens avec l’évolution sociale, idéologique, voire culturelle, de notre époque, et pour dégager alors les caractéristiques du fonctionnement politique. En effet, si la psychanalyse, en tant qu’outil de compréhension du dynamisme psychique, a situé le vide de sens de la tradition, de la religion, et de l’autoritarisme comme facilitant ou provoquant les névroses et les réactions psychopathiques au début du XXème siècle, nous avons aujourd’hui à comprendre les liens entre les souffrances psychiques et l’organisation sociale de notre époque. Ce que l’on sait donc déjà, c’est que les difficultés psychiques actuelles sont essentiellement basées sur des défauts ou désarticulations de la construction et du développement de l’identité personnelle, ce que l’on appelle l’assise narcissique. Or, ce que l’on observe, c’est que l’individualisme est, actuellement la référence, et de l’organisation sociale, et de l’organisation de l’individu. En regard de cette logique, on se rappellera la compréhension psychanalytique de la nature humaine selon laquelle l’individu indépendant, autarcique, n’est qu’un être amputé d’une partie de lui-même, car l’être humain est relationnel par identité, et être autonome ne peut se réaliser qu’en reconnaissant les relations de dépendances que l’on a. Miguel BENASAYAG illustre ceci en indiquant qu’il paraît naturel, alors que c’est contradictoire, de penser un projet d’autonomie pour une personne RMIste, alors qu’on ne le projettera pas pour un membre de famille riche pour lequel on sait que les « relations », les facilités et les assistances lui sont acquises. BENASAYAG reprend la référence en Aristote qui explique que « l’esclave est celui qui n’a pas de liens, qui est déplacé, qu’on peut utiliser partout, de différentes manières. A l’opposé, l’homme libre est celui qui entretient beaucoup de liens envers les autres, envers la cité et envers son lieu. » (Les passions tristes. p143). Toujours avec BENASAYAG, nous précisons que « L’individu [dans le sens de l’idéologie actuelle] est le produit de cet ordre social qui considère que l’humanité est composée d’une série d’êtres séparés les uns des autres, établissant des contrats avec leur milieu et avec les autres. L’individu serait libre dès lors qu’il consent aux relations établies avec les autres. C’est là une pure illusion, celle du libre arbitre […] Les rapports pathologiques les plus douloureux peuvent être consentis. » (Id. p151). C’est pourquoi il faut défendre la clinique de la personne et refuser la clinique de l’individu considéré comme référé à la norme, à l’adaptation, et compris comme devant être séparé, réparé, ou compensé de ses symptômes. C'est-à-dire qu’il faut défendre la clinique du lien, mais nous reviendrons sur cette perspective. 4


Pour l’instant nous relevons que, par cette validation de l’individualisme, il y a non reconnaissance des liens et de la personne, ce qui favorise la construction et la constitution des personnalités conformistes, personnalités qui collent à leur place, qui sont leurs fonctions. C’est ce que l’on appelle les personnalités en faux self, ou ce que Joyce McDougall nommait les « normopathes ». Pour donner un exemple de ce que sont les personnalités normopathes, vous n’avez qu’à bien regarder les personnalités de tous les membres du gouvernement, ce sont tous des normopathes zélés, appliqué(e)s à la servitude envers les normes du néolibéralisme, tous tristes, sans épaisseurs, sans idées, sans authenticité, ni personnalité. Ces exemples devraient pouvoir vacciner de l’ambition carriériste. Vassilis KAPSAMBELIS de l’Association de Santé Mentale du 13ème arrondissement a décrit les caractéristiques de la « normopathie », c'est-à-dire de fonctionnements psychiques branchés sur l’adaptation normative et donc le conformisme. Je citerai ce qu’il dit en particulier : « Les normopathes d’aujourd’hui sont souvent jaloux de leur autonomie et de leur responsabilité face à eux-mêmes. Certaines positions éducatives plus ou moins banales (« être capable de se débrouiller tout seul », voire « n’avoir besoin de personne ») reçoivent un supplément de valeur d’idéalité, parfois soutenue par le corps social contemporain, pour constituer une véritable idéologie. Une certaine dévalorisation de la confiance en tant que caractéristique du rapport interhumain en est une autre expression. Mais derrière cette façade, on perçoit assez facilement une terrible peur d’être sous influence de l’autre, de se livrer à lui… » (In vol.37 de novembre 2006 de la Revue Psychiatrie française. p 37). Il est très caractéristique que les formulations de témoignage des souffrances psychiques ont changé depuis quelques années, changement surtout marqué par un sentiment de fatalité, de dépossession, de perte de sens. Mais je propose de souligner un des éléments du changement de l’intimité du sujet qui est l’augmentation des rêves de violence, selon les types de rêves traumatiques qui comportent une confusion des rôles. Dans cette dimension, l’ouvrage de Charlotte BERADT: « Rêver sous le IIIe Reich » est à relire. En effet, Charlotte BERADT a publié en1966 le répertoire de rêves qu’elle a collectés entre 1933 et 1939 en Allemagne. Elle-même, opposante politique, elle était communiste et juive, étonnée du changement de ton de ses rêves, elle a interviewé plusieurs catégories de personnes pour récolter leurs rêves. Curieusement, son témoignage n’a intéressé personne, même si Hannah ARENDT l’a encouragée. Ce que les récits de ces rêves montrent, c’est l’atteinte, vers la perte de l’identité et de la reconnaissance que les sujets (inquiétés, discriminés, ou rejetés par le régime nazi) s’accordent euxmêmes, comme s’il y avait adhésion intériorisée aux volontés et jugements du pouvoir totalitaire. Comme le dit un des sujets à propos du contenu d’un de ses rêves : « J’ai fait de moi un homme ridicule » (p. 93). Bien sûr, nous ne vivons pas actuellement sous un régime totalitaire, et cette évocation n’est pas pour dire que le régime totalisant d’aujourd’hui est une forme atténuée ou inaugurale du totalitarisme, mais pour relever un des aspects de la relation d’emprise de l’idéologie libérale sur les pensées et les vies psychiques les plus personnelles. Suivant le souci d’ Hannah ARENDT, Martine LEIBOVICI, écrit dans la préface : « les scénarios nocturnes rêvés sur le vif apparaissent comme autant d’illustrations de certains aspects majeurs du Système totalitaire. La destruction de la pluralité humaine ou aliénation du monde est figurée dans les innombrables rêves montrant des visages et des voix inexpressifs ou muets. L’ensemble des relations humaines est mis sous contrôle, abolissant ainsi la distinction entre privé et public […] c’est le seuil même de l’intimité elle-même qui est franchi, des dispositifs intérieurs de surveillance sont mis en place, comme si la pensée, par essence immatérielle, pouvait être observée et paralysée par là même. […] Ce que redoute le totalitarisme, écrit Arendt, c’est « que quelqu’un ne se mette à penser ». » (p.20). Aussi, il faut prendre au sérieux les stratégies de communications dites, par les agents du pouvoir de la finance d’ « utiliser le temps de cerveau disponible des téléspectateurs », et les 5


analyses de Nicole AUBERT et Vincent de GAULEJAC qui, à la suite de Stanley MILGRAM, décrivent l’ « « état agentique », c'est-à-dire un comportement de soumission absolue, où l’individu agit non comme un être autonome et responsable, mais comme un agent exécutif des volontés d’autrui. » (In Le cout de l’excellence p.200). Etablissant cette logique par différents schémas, ils montrent que l’obéissance aux exigences de conformité devient dans la culture de l’entreprise actuelle, une identification à la captation. Et ils situent ainsi la réalisation ou la reconnaissance de personnalités qu’ils nomment « l’homme managérial », et ainsi défini: « La symptomatologie de l’homme managérial recoupe bien des aspects du tableau clinique dressé par Didier Anzieu. Cela n’a rien d’étonnant si l’on considère les rapports étroits entre l’idéologie de la société postmoderne et les modèles proposés par l’entreprise managériale : recherche de toutepuissance, ambition démesurée, éclatement des repères identitaires, abolitions des sentiments de limites, exigence de performances, obligation d’être fort, exigence du toujours plus, recherche de l’excellence…L’absence de limites ou plutôt la fluidité des frontières entre l’individu et l’organisation, entre le dedans et le dehors (ce qu’Anzieu décrit en termes de faiblesse de l’enveloppe psychique) sont l’un des points centraux de notre recherche : l’entreprise managériale tire son efficacité de sa capacité à mobiliser l’appareil psychique sur les objectifs de l’organisation » (p.168) et « L’homme managérial est à ce titre à la fois le producteur et le produit du système managinaire. » (p. 173). De là, je ne souhaite pas susciter une analyse manichéenne concernant l’idéologie post moderne. Car ce n’est pas un groupe ou même un pouvoir organisé ennemi que je souhaite décrire, analyser et dénoncer, mais c’est une variante, voire une composante du fonctionnement possible de l’homme, individuel et social. Peut être que les dérives actuelles de la pensée et de la pratique sociale sont dues aux développements possibles du savoir de l’homme sur lui-même. Pour être des dérives de fonctionnement pervers, ces dérives n’en sont pas moins des capacités du fonctionnement humain à partir de la séduction et de l’identification à une image de pouvoir. C’est ce que je comprends de Michel FOUCAULT quand il écrivait dans son ouvrage Surveiller et punir : « Les « Lumières » qui ont découvert les libertés ont aussi inventé les disciplines » (p. 258). Et je souligne les termes « découvert » et « inventé ». Cela rejoint la demande d’ Hannah ARENDT, avec la 1ère citation que j’en ai faite, de travailler la décision humaine à prendre. Cela ouvre aussi la compréhension à ce que peut être l’autorité. C'est-à-dire qu’aujourd’hui, on perçoit en effet que les références qui faisaient autorité, c'est-à-dire repères, limites, modèles, exemples, sont bien perdues ou déconsidérées. Que faire ? Eh bien, à mon avis, il y a le choix entre la restauration de l’autorité comme on a essayé la restauration de la monarchie, l’établissement d’une nouvelle autorité, et c’est la société disciplinaire de contrôle, de normalisation et de suspicion que nous voyons se mettre en place, ou autre choix, la découverte ou redécouverte de références de conceptions et de pratiques qui refondent un art de vivre ensemble. Le travail sur les conceptions possibles de l’altérité est alors, à mon avis, incontournable. Par exemple, on sait et on voit des effets délétères de la référence en la famille dite traditionnelle, qui ne fonctionne plus, et on ne sait comment penser alors la famille comme famille dite recomposée qui reste très souvent décomposée. Or, ce que l’on voit qui fonctionne quelle qu’en soit la composition, c’est la famille qui s’autorise à être plurielle et comprend alors les références de la différence des générations, différence des sexes, et différence de l’identité singulière et plurielle. Autre altérité essentielle, c’est l’altérité avec l’autre, étranger. A l’inverse de ce que pense l’idéologie conservatrice qui nie l’étranger en prônant l’intégration-assimilation, l’intérêt de l’étranger, c’est d’être une figure qui, dans sa différence, (bien au-delà de l’exotisme qui fige une mise en scène convenue des projections du retour du refoulé ethnocentriste), nous invite à pratiquer la rencontre avec l’autre différent, c'est-à-dire l’autre semblable avec sa différence, et l’autre différent de sa différence, et avec nous-mêmes avec ces mêmes différences. Avec cette compréhension, à l’inverse de l’idéologie du ministère de l’identité nationale qui détruit la définition même de l’identité humaine, on soutiendra la langue maternelle comme première langue 6


entre le jeune enfant et ses parents. Pour le développement des conceptions et des pratiques de l’altérité, je conseille la revue L’autre, revue dirigée par Claire MESTRE et Marie-Rose MORO, aux éditions La pensée sauvage. (Cf. le site de cette maison d’édition). Dans cette dimension, la clinique du traumatisme psychique met aussi en évidence le mécanisme de la destructivité possible de l’identité. Christian LACHAL, à partir de ses références à sa pratique de soins psychiques aux étrangers réfugiés en France et à l’étranger, et à partir de ses références à Paul RICOEUR a particulièrement analysé ceci dans son ouvrage Le partage du traumatisme. Je le cite : « Dans ses travaux sur l’identité et l’altérité le philosophe P. Ricoeur indique que dans les situations traumatiques au cours desquelles ce qui traumatise l’être humain provient d’un autre ou d’autres être(s) humain(s) : violences, viols, tortures, humiliations, brimades, etc., ce qui est déterminant, c’est d’être réduit à la passivité, à l’impuissance, à l’impossibilité d’agir et pour Ricœur la souffrance qui est alors ressentie est d’abord ressentie comme une diminution de l’effort pour exister. Ce point n’est pas une assertion philosophique, abstraite, nous le retrouvons, le confirmons chaque fois lors de nos entretiens avec des patients traumatisés. C’est aussi la paralysie produite par l’effroi […] L’effroi n’est pas un degré ou une variété de la peur, c’est le résultat de la frayeur : un saisissement, terme qui renvoie à la possession et donc au dessaisissement, dessaisi de sa propre identité. (p.76). En termes psychanalytiques, on peut dire que dans les expériences traumatiques, ce qui est atteint, vécu comme détruit, c’est l’Idéal du Moi, c'està-dire que le sujet ne se reconnait pas lui-même dans ce qu’il a vécu. Pour aller vite, disons simplement que la restauration du sujet passe par la reconquête de la parole en son nom, de ce qu’on appelle avec Paul RICOEUR l’identité narrative. Dans cette dimension aussi, les analyses de Jacques SEMELIN sur les fondements du pouvoir de détruire, en particulier dans l’ouvrage Purifier et détruire, indiquent bien, d’une part que la destruction ne vient pas du monstre, mais de l’homme, de tout homme possiblement, et d’autre part que la destruction est associée à la volonté de purifier, c'est-à-dire à la volonté d’éliminer ce qui arrive à être vécu comme insupportable qui est une particularité autre chez l’autre. Il définit le fonctionnement psychique et social lors de moments de crises. Je cite : « Ils font de ce qui leur a été donné par la naissance et par l’éducation (langue, religion, nationalité) les ressorts de leur force collective pour réagir à la crise. En quelque sorte, ce qu’ils sont ou ce qu’ils croient être, ils l’ « essentialisent » afin d’en faire la substance même de leur combat. Or, la construction de cette communauté du « nous » va s’opérer au prix du rejet d’un « Autre » perçu comme un « eux » foncièrement différents : les Aryens contre les Juifs, les Hutus contre les Tutsi, les Serbes contre les Croates […] l’identité d’un groupe s’affirme contre le marquage de l’altérité d’un autre groupe. » (p. 47) Et Jacques SEMELIN intègre la conception freudienne du « narcissisme des petites différences » pour le fonctionnement individuel dans lequel, au-delà des petites différences, c’est la perception des petites différences, et la perception instrumentalisée qui met en contradiction insupportable la particularité de l’autre qui l’identifierait, et serait donc une insulte à la préservation et pureté identitaire. Pour les représentants ou leaders des mouvements génocidaires ou totalitaires, il relève des personnalités marquées par les frustrations et les humiliations. En passant, je demande là, à ce que nous qui sommes là, nous qui nous nous rassemblons pour dynamiser le débat critique, et ouvrir une alternative à l’évolution politique néo libérale, nous soyons attentifs à ne pas nous-mêmes, penser en « eux » et « nous ». Je ne développerai pas toute la complexité, mais toute la richesse de ce qu’est l’altérité, mais je voudrai donner une autre illustration de la fécondité de cette compréhension de l’humain par l’exemple de Julia KRISTEVA qui a écrit deux ouvrages où elle situe l’autre l’étranger, et l’autre le sujet en situation de handicap, comme l’autre en moi-même, l’autre en nous-mêmes. 7


J’ai essayé jusque là de donner quelques références pour appréhender la prise en compte des souffrances et difficultés psychiques de notre époque. Je voudrais maintenant situer les lectures de celles-ci par le pouvoir en place et l’idéologie néo libérale qui se développe, avec les décisions politiques qui sont alors prises. Il faut d’abord, car cela est un impératif démocratique, dénoncer les conceptions diagnostiques erronées et dangereuses du chef de l’Etat concernant les liens entre les passages à l’acte et la folie. Je cite alors un extrait de la pétition intitulée : « La nuit sécuritaire » : Le 2 décembre 2008, dans une enceinte psychiatrique hospitalière, se saisissant d’un crime pourtant très rare commis par un patient diagnostiqué comme schizophrène, le président Sarkozy a annoncé un plan pour la psychiatrie aux conséquences dévastatrices. Dans ce discours, les fondements même de la psychiatrie ont été attaqués avec la plus grande brutalité, celle qui amadoue pour mieux exécuter. Il aura suffi d’un fait divers dramatique pour relancer une politique de la peur dont le projet de centres de rétention de sûreté tout comme les soins sans consentement en ambulatoire sont le parachèvement. En amalgamant la folie à une pure dangerosité sociale, en assimilant d’une façon calculée la maladie mentale à la délinquance, est justifié un plan de mesures sécuritaires inacceptables. Alors que les professionnels alertent régulièrement les pouvoirs publics non seulement sur les conditions de plus en plus restrictives de leur capacité de soigner, sur l’inégalité croissante de l’accès aux soins, mais aussi sur la mainmise gestionnaire et technocratique de leurs espaces de travail et d’innovation, une seule réponse leur a été opposée : attention danger, sécurisez, enfermez, obligez, et surtout n’oubliez pas que votre responsabilité sera engagée en cas « de dérapage ». Un pas vient d’être franchi, l’heure est trop grave pour que la résignation l’emporte. Que peut signifier cette prétendue méconnaissance, en réalité cette volonté délibérée d’ignorer les réalités de la psychiatrie ? Il y a les faits, il y a les chiffres : le rapport de la Commission « Violence et santé mentale » dénombre qu’en 2005 sur 51 411 mis en examen dans des affaires pénales (crime ou délit) 212 ont bénéficié d’un non-lieu pour irresponsabilité mentale, c’est à dire 0,4 % des crimes et délits ! Mais en revanche, la prévalence des crimes violents contre les patients psychiatriques est 11,8 fois plus importante que par rapport à la population générale. La proportion des vols à leur encontre est 140 fois plus importante ! Nous, soignants en psychiatrie, n'acceptons pas que la plus haute autorité de l'État répande de tels propos, qui laisseraient croire que les personnes atteintes de troubles psychiques font bien plus souffrir la société que celle-ci ne les aliène. Nous n’acceptons pas non plus que ces citoyens soient jetés en pâture à la vindicte populaire pour maintenir de manière forcenée, irresponsable, le ferment de la peur.

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« La politique de civilisation » annoncée est une politique de « rupture » du lien car elle tente de bafouer les solidarités sociales qui ont permis de sortir du grand enfermement de la folie. Il n’y a pas d’exercice possible de la psychiatrie sans respect constant des valeurs de la République : celles qui en énonçant le respect de la séparation des pouvoirs permettent à la démocratie de rassembler solidairement afin de ne pas exclure les plus démunis.

Ce qu’annonçait le chef de l’Etat, c’était « un plan de sécurisation des hôpitaux psychiatriques », prévoyant l’obligation d’équipement « d’un dispositif de géo-localisation qui, si cela se produit, déclenche automatiquement une alerte », « la création d’unités fermées et de chambres d’isolement supplémentaires » et de « quatre unités supplémentaires pour malades difficiles de quarante lits chacune », « une réforme sanitaire des procédures de l’hospitalisation d’office pour que le drame de Grenoble ne se reproduise pas », « des soins ambulatoires sans consentement », et « les sorties des patients davantage encadrées ». Ce qui autorise ces mesures, c’est d’une part l’instrumentalisation de la peur pour stigmatiser l’autre, ici l’autre malade mental dans cette mise en exergue d’un cas particulier, qui est identifié et stigmatisé comme le cas d’un schizophrène dangereux, alors que cette nomination est complètement fausse, et d’autre part, la dénonciation des difficultés ou des dysfonctionnements psychiques pensés comme objets extérieurs au sujet, et alors à éliminer ou neutraliser. Par cette conception, est utilisée une certaine clinique qui n’est pas la clinique du sujet humain, mais celle du sujet normé, conforme, et adapté à l’ordre social. Michel FOUCAULT a situé cette clinique comme étant l’anatomo-clinique, la théorie des localisations et des fonctions juxtaposées, cette théorie étant elle-même issue du positivisme, promulguant le savoir comme savoir hiérarchique qui s’impose au sujet, alors que la clinique du sujet est celle qui pense le sujet comme dynamique, indéterminable, c’est à dire non réductible à un quelconque savoir, et non prévisible à quelque déterminisme qui soit. La clinique du sujet est aussi la connaissance de l’autre par la reconnaissance, car l’outil de compréhension, c’est la rencontre avec l’autre, avec l’autre humain, l’autre parlant, parlant différemment de moi, l’autre étranger, étranger à moi qui m’aide à me reconnaitre dans mon étrangeté. Alors, dans le même registre, disons que la prévention, dans le domaine des difficultés ou dysfonctionnements psychiques, ce n’est pas le contrôle, ce n’est pas le contrôle et la suspicion des personnes ou des comportements, ce n’est pas la vidéo surveillance, car la prévention, c’est très important, la prévention pour les sujets ne peut être que l’attention portée aux liens significatifs, et signifiants pour le sujet, aux liens qui participent à son identité. Il est sur qu’il y aurait beaucoup à faire pour la prévention concernant les difficultés de développement des enfants. (Je pense que Fabienne SIMON et Hélène RITLEWSKY en parleront) Et pour les violences que peuvent commettre des personnes psychiquement perturbées, schizophrènes ou non, il faudrait avoir la rigueur de compréhension de les considérer et de les penser comme des acting out, c'est-à-dire comme des actes adressés pour être pensés, et interprétés comme le dit Jean OURY, par le ou les interlocuteurs, car le sujet qui agresse, qui casse, qui se taille, etc., est un sujet qui ne se supporte pas seul avec une attente informulable. (Je renvoie pour de plus importants développements au site de la clinique de La Borde). A partir de l’utilisation de la pensée anatomo-clinique, il est alors défini un abord instrumental et comportementaliste des sujets, pour lesquels l’indication thérapeutique sera alors la correction par la rééducation ou le médicament, et si cela n’est pas suffisamment réparateur, le sujet sera identifié comme dangereux, ou comme handicapé. De là donc, les nominations cliniques sont référées au DSM, et celles-ci trouvent leurs correspondances automatiques dans les médicaments ou les mesures qui sont anti quelque chose. Roland GORI et Marie-José DEL VOLGO indiquent la chronologie de cette évolution : « La psychanalyse est née d’une crise de la représentation de l’objet-la souffrance psychique-dans le langage de la raison, de la cognition, dirait-on aujourd’hui. Cette 9


crise provient de l’accomplissement de la logique médicale jusqu’au point de butée dans la rencontre avec l’hystérie. Les médecins se sont trouvés alors contraints de redevenir « thérapeutes » et de renouer avec une éthique du « souci de soi ». […] le fait psychique s’est trouvé historiquement et symboliquement inscrit dans la culture moderne par le geste de la découverte freudienne. Or, la passion de l’ordre actuelle qui sévit dans les logiques de santé mentale procède à cet égard, d’un véritable « révisionnisme » et « négationnisme » de cet objet. D’où l’affinité de ce « révisionnisme » du fait psychique avec l’extrême droite et les idéologies totalitaires de gouvernement des conduites plus ou moins tempérées par les précautions hypocrites du « libéralisme mou », qui cache mal un « opportunisme » politique toujours plus « dur », arrogant et offensif. Il s’agit, ni plus ni moins, de réduire la souffrance psychique et sociale à des « troubles du comportement » plus ou moins connectés à leur supports biologiques pour les dissoudre ensuite dans des solutions chimiques ou des rééducations psycho-éducatives. » (In La santé totalitaire p. 261). De là aussi, la gestion des lieux de soins est attendue et soutenue pour identifier les fonctions soignantes selon la référence de l’efficacité opératoire, et pour identifier les interventions auprès des patients selon la référence de leurs besoins évaluables par l’idéologie de la normalisation. Vincent de GAULEJAC montre depuis longtemps le fonctionnement de l’idéologie gestionnaire formatée par le néo libéralisme sous la bannière de la productivité et de ce qu’il appelle « la lutte des places », et la colonisation opérée sur les idéaux individuels. Toute structure, tout lieu, et même tout sujet, est invité à être une entreprise référée à la productivité et à la compétition, cette association étant alors nommée comme étant la réussite. Vincent de GAUJELAC situe les mots et slogans de gestion qui définissent ce qu’il appelle alors « La comptabilité existentielle », (Mieux piloter sa vie, Gagner en efficacité, Devenir soi-même, Gérer ses émotions, son stress, sa carrière, ou son couple, Devenir « pro-actif », Optimiser ses chances, Imaginer de nouveaux espaces d’investissements, Réussir son « employabilité », Traduire sa vie en «indicateurs de réussite et d’échecs », Evaluer son savoir être, etc.), et ceci par le soutien de coach pour s’identifier aux objectifs de la servitude. Vincent de GAULEJAC situe cette idéologie de l’adaptation, de la réflexivité, et de la compétition dans les besoins de flexibilité de l’entreprise à partir de 1980, l’entreprise n’étant plus elle-même un lieu de réussite, mais un lieu de crise et de restructuration permanentes. (p 153) Jacques LACAN, en 1955, au travers de sa critique de l’essor d’une « ego-psychologie » adaptative, en formulait déjà clairement le péril : « Comment ne pas de là glisser à devenir les managers des âmes, dans un contexte social qui en requiert l’office ? » Concernant la gestion des services et structures sociales et médico-sociales, Michel CHAUVIERE a analysé l’impact du néolibéralisme dans son ouvrage récent : Trop de gestion tue le social - Essai sur une discrète chalandisation. Citons-le : « Les « sciences » de la gestion et du management ont toujours existé sous une forme ou une autre. Elles témoignent de l’importance accordée à l’intelligence d’organisation pour une conduite plus rationnelle des groupes, des territoires ou des programmes. En ce sens, elles sont productrices d’un mode de raisonnement et de normes opératoires, comme toute activité de maitrise. Avec le néolibéralisme, nous ne sommes plus dans ce cas de figure, pour trois raisons au moins. Tout d’abord, partant de la rationalité individuelle, la gestion et le management se présentent désormais comme une rationalité tutélaire, hypertrophiée et dominatrice, rapetissant et délégitimant au passage tous les autres modèles de gouvernement (services publics, coopération, autogestion, mode familial…) ; les nouveaux pouvoirs les disent évidemment naturelle et indépassable ! En second lieu, la gestion et le management se protègent avec vigueur de toute analyse de leurs conditions sociales et économiques de fonctionnement et d’extension, comme du reste de leurs effets concrets sur la vie quotidienne ; ainsi, elles siphonnent pour elles-mêmes une partie des ressources sociales disponibles, mais c’est tabou ? Enfin, la gestion et le management dénaturent et étouffent les sciences sociales analytiques et compréhensives ; une pensée binaire frustre et allégée en 10


exigences théoriques envahit toute l’action collective pendant que s’impose aux chercheurs et aux enseignants de devenir des mercenaires du nouveau dogme, tout spécialement dans la déferlante normative de l’évaluation, au degré zéro de la liberté problématique » (p. 9) Dans le domaine des soins médicaux somatiques ou psychiques et des actions médico-sociales ou sociales, une analyse des principes, des conséquences, et de l’idéologie de la démarche qualité a été bien faite par une psychologue psychanalyste, Catherine GRANDJEAN. J’invite à consulter le site www.oedipe.org. , et je cite simplement quelques têtes de chapitres. Elle relève, dans la démarche, « La négation de l’intersubjectivité », ceci par « La discontinuité », « La perte du plaisir de travailler », « La négation de la relation comme outil de compréhension », et « L’écrasement de la responsabilité des professionnels ». Elle relève par « La négation des professionnels », « La peur », et le recours à « La tricherie ». Elle relève aussi « La négation du travail en équipe », et « La négation des institutions » (« la bureaucratisation », « la gouvernance », et « la notion de prestation de service »). Enfin pour les fondements philosophiques de la démarche qualité, elle situe « le libéralisme économique », « le pragmatisme », et « l’utilitarisme ». Pour un modèle de ce que peut être une démarche de qualité, je proposerais plutôt la démarche du poème Ithaque de Constantin CAVAFY: que la compréhension prenne son temps, et ne soit pas une possession de l’autre ou une projection de ses défenses ou désirs sur l’autre. Concernant le handicap, Florence Gautier va éclairer les conséquences de maltraitance de ce qualificatif d’handicapé. Je citerai simplement le metteur en scène Pippo DELBONO qui a intégré plusieurs personnes en grandes difficultés, dans sa troupe. Je le cite à propos de deux acteurs, « Gianluca » qui est une personne trisomique, et « Bobo » qui est un homme microcéphale et sourdmuet rencontré dans un hôpital psychiatrique où il séjournait depuis 40 ans et où il avait appris à chanter l’Ave Maria. Je le cite : « J’ai une très bonne amie psychiatre qui a mis des années à accepter la présence de Bobo : elle ne pouvait pas s’empêcher de le voir comme un cas pathologique. C’est seulement quand elle a vu Il Silenzio qu’elle a admis que Bobo était un grand acteur. Certaines personnes, c’est vrai, sont incapables de voir la beauté chez Bobo ou Gianluca, ils ne voient que le handicap : je trouve que c’est une limite culturelle. Gianluca termine Esodo par un sourire. Je ne peux pas imaginer une autre fin que celle-ci, le sourire de Gianluca, la beauté de ce sourire. Et je ne vois pas quel acteur pourrait sourire comme il le fait. C’est vrai que Gianluca a des difficultés pour parler ; alors s’il faut parler, il vaut mieux que ce soit moi, Pepe, Gustavo, ou Lucia. Chacun a sa propre façon de trouver de la beauté. C’est vrai que si Bobo chante l’Ave Maria, il devient un handicapé. Mais je crois que si je devais avancer avec des fleurs comme il le fait dans Guerra je serais moi aussi un handicapé » (In Pippo DELBONO – Mon théâtre – p.139) Pour donner une représentation synthétique de la conception des difficultés et troubles psychiques selon l’idéologie néolibérale, on voit donc que ce qui est promu, c’est une clinique instrumentale, et/ou comportementale dans laquelle l’homme est réduit à une somme et une juxtaposition de capacités reconnues par l’adaptation, et comme un contenu de problèmes suspects à contrôler. La logique des intervenants serait alors de détecter les défauts d’adaptation pour les réduire. L’homme, adulte ou enfant, l’homme en soi, et l’homme en difficulté, le sujet donc, n’est plus une question. Il n’y a plus à réfléchir, à se poser des questions, à penser, à comprendre, il y a à mettre en œuvre les moyens prévus pour résoudre les problèmes. Ce passage de l’homme comme question, à l’homme comme problème, c’est Eric HAZAN qui le retrouve dans son ouvrage LQR – La propagande au quotidien. Se référant au livre de Victor KLEMPERER : LTI – la langue du IIIe Reich, il commence à étudier comment la langue du pouvoir conditionne la pensée. Il relève en particulier que 11


c’est avec Giscard D’ESTAING que l’intervention politique s’est prononcé par la répétition de cette idéologie : le pouvoir est là pour dire comment résoudre les problèmes. Il me semble que ceci est une des clefs principale qui oriente la perception des difficultés psychiques et la gestion managériale. Pour penser ce langage, je propose de le situer, de le nommer donc comme la langue de l’occupant. Ce n’est pas la langue de l’ennemi, c’est la langue qui impose une idéologie, une conception étroite, réduite des sujets. C’est la langue du colonialisme qui, selon une stratégie de pouvoir hiérarchisé, tend à faire accepter que la langue de l’occupant est la langue légitime, comme naturelle. Pour lutter contre la langue de l’occupant, il faut la connaitre pour ne pas s’y soumettre mais la démonter. Il faut connaitre le rapport de l’INSERM sur la prévention des troubles du comportement, il faut connaitre le DSM, il faut connaitre la démarche qualité, etc. Françoise HERITIER nous invite à cette connaissance par ces mots : « C’est la création d’un langage idéologique qui va légitimer les dérives.». Une règle éthique et clinique pour la considération et la compréhension de l’autre, est de toujours préserver la question, c'est-à-dire la question humaine. Je voudrais illustrer la fonction du pouvoir actuel et de l’idéologie actuels par une référence littéraire, c’est un texte magnifique de DOSTOIEVSKI, c’est le chapitre intitulé « Le Grand Inquisiteur » du livre Les Frères Karamasov. Il y a dans ce chapitre les principes du néolibéralisme. En effet, ce que dit Le Grand Inquisiteur pour justifier son pouvoir, c’est trois choses : 1- l’homme est trop compliqué, réduisons le ; 2- la liberté de l’homme est trop risquée, dominons-la ; et 3- l’homme n’est pas fiable pour choisir ses idéaux, impressionnons-le. Ce chapitre, le Grand Inquisiteur, est une sorte de conte philosophique extraordinaire, qui invente que Jésus est revenu sur terre au moment de l’Inquisition pour reprendre sa mission de paix et d’amour de l’autre. Et alors là, le Grand Inquisiteur ne le supporte pas, il fait arrêter Jésus pour le condamner au bucher. Il lui reproche d’avoir fait confiance en l’homme, de ne pas avoir fait alliance avec le pouvoir de Rome, et de n’avoir pas profité de sa capacité à faire des miracles pour s’imposer. Il aurait du, par exemple, descendre de la croix en disant « même pas mal ». Et le grand Inquisiteur dit à Jésus : tu n’as plus rien à faire ici, on te cite toujours, on parle en ton nom, mais heureusement que tu n’es plus là pour que l’on puisse s’occuper de ce que tu as laissé. Je le cite : « As-tu donc oublié que l’homme préfère la paix et même la mort à la liberté de discerner le bien et le mal ? […] Nous avons corrigé ton œuvre en la fondant sur le miracle, le mystère, l’autorité. Et les hommes se sont réjouis d’être de nouveau menés comme un troupeau et délivrés de ce don funeste qui leur causait de tels tourments. […] En effet, qui est qualifié pour dominer les hommes, sinon ceux qui dominent leur conscience et disposent de leur pain? ». Maintenant, pour terminer, je propose quelques pistes d’analyses plus larges, qui pourront ensuite être croisées avec les autres apports des autres domaines. On peut se référer à l’idée de postmodernité telle que Jean-François LYOTARD la développe dans La Condition postmoderne, à savoir, la marchandisation des savoirs, et la validation d’une intelligence pratique et efficiente, ceci, selon Dany-Robert DUFOUR (L’art de réduire les têtes) par la négation de l’Autre construisant une confusion des altérités, et alors les troubles de fonctionnement pervers, ainsi que ceux de structure limite, dépressifs, sujets en faux self, pratiquant -1112


les addictions, les acting out, les agressions au corp(s), etc. Surement que pour ça, il faut partir d’Hannah ARENDT qui établissant la perte des références en la tradition et l’accession au pouvoir de maitrise de la nature, appelle à une éthique du fonctionnement social pour s’inscrire dans l’héritage et la transmission sans testament. On retrouve ici la faille du narcissisme de notre époque qui, d’une part, procure un besoin de passages à l’acte pour avoir « le sentiment d’exister » (travaux de Bernard STIEGLER), et qui, d’autre part, en prônant l’individualisme, met à mal l’individuation. On peut aussi utiliser la conception des « passions tristes » de Miguel BENASAYAG pour comprendre la tristesse de notre époque par la perte de l’avenir, et de la transmission. Un travail récent, que je connais peu, est surement intéressant, c’est de Pierre DARDOT et Christian LAVAL, LA NOUVELLE RAISON DU MONDE – essai sur la société néolibérale. Je ne cite qu’un passage de l’Introduction : « Ce qui est en jeu n’est ni plus ni moins que la forme de notre existence, c'est-à-dire la façon dont nous sommes pressés de nous comporter, de nous rapporter aux autres, et à nous-mêmes. Le néolibéralisme définit en effet une certaine norme de vie dans les sociétés occidentales et, bien au-delà, dans toutes les sociétés qui les suivent sur le chemin de la « modernité ». Cette norme enjoint à chacun de vivre dans un univers de compétition généralisée, elle somme les populations d’entrer en lutte économique les une contre les autres, elle ordonne les rapports sociaux au modèle du marché, elle transforme jusqu’à l’individu, appelé désormais à se concevoir comme une entreprise. […] Le néolibéralisme peut se définir comme l’ensemble des discours, des pratiques, des dispositifs qui déterminent un nouveau mode de gouvernement des hommes selon le principe universel de la concurrence.»

En très brève conclusion, faite simplement pour ouvrir une porte à l’action, je propose que, face aux dérives et maltraitances des sujets et des sujets en difficultés psychiques, une position de résistance s’affirme. A mon avis, la résistance doit s’appuyer sur le respect et le travail de la clinique du sujet, et sur le respect et le travail de l’altérité. La clinique du sujet singulier et du sujet en lien ouvre les compréhensions aux souffrances sociales, et l’altérité ouvre les compréhensions à la solidarité, et à l’enrichissement personnel. Des occasions, des nécessités de cette résistance peuvent être actives dans la quotidienneté de nos métiers. Tous les jours, nous pouvons nous opposer à la méthodologie de l’ordre établi, de l’ordre donné, méthodologie qui nie la réalité de la souffrance au travail, ou qui, en assimilant l’enfant à ses comportements, occulte son identité, sa dynamique, mais prépare la violence de la vengeance. De même, il faut toujours s’opposer aux regards suspicieux, et aux diagnostics partialisés et ethnocentristes des difficultés psychiques des étrangers. Bien d’autres réalités nécessitent d’être, non pas contre le pouvoir, mais pour le sujets. Je citais ARISTOTE en début de texte pour inviter à l’étonnement des choses, et pour n’être ni blasé, ni conformiste, ni défaitiste. Je terminerai par une citation de Françoise DOLTO qui, invitant à l’inventivité, disait : « La surprise, c’est comme une métaphore de la naissance ». Et j’espère alors que cette journée invitera à l’étonnement et à la surprise, c'est-à-dire à la redécouverte de la créativité humaine, et pourra nourrir une dynamique de résistance à la servitude, c'est-à-dire de restauration de l’identité humaine. Francis REMARK 13


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