A l'ouest de l'Irlande

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D 99966 - 172 - F : 10,00 E

À LA DÉCOUVERTE D’UN

TRÉSOR LA MÉMOIRE DES DUCS DE

L A

BRETAGNE

B R E T A G N E ,

U N

M O N D E

À

D É C O U V R I R

30 ANS DE ROCK EN BRETON Cotten, l'habit du marin Bellin, un grand chef breton Rencontres baroques à Lanvellec Art : les Fouillen

Exposition Conception : Effetsecondaires - Illustrations : Le duc de Bretagne. Grand armorial équestre de la Toison d’or, vers 1431-1435 © Bibliothèque nationale de France / Archives départementales de Loire-Atlantique Impression : Chiffoleau - Juillet 2009

du 16 septembre au 13 décembre 2009

Archives départementales 6 rue de Bouillé à Nantes

Septembre-Octobre 2009 10 € 172

Entrée libre • Du lundi au vendredi et le dimanche après-midi Pour plus d’informations

B R E TAG N E E T I R L A N D E À T R AV E R S L ' H I S TO I R E


À l’ouest de l’Irlande C h l o é B a t i s s o u , M a t t h i e u D o r va l

Sheep’s Head. Aux vêpres, un rayon de soleil frappe la lande. Le ciel bas et lourd se craquelle, se déchire.

Chloé Batissou est journaliste. Elle a écrit plusieurs ouvrages sur la Bretagne. Mathieu Dorval est peintre dans la presqu’île de Crozon.

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Pendant plusieurs mois, Chloé Batissou et Matthieu Dorval sont allés à la rencontre de celles et ceux qui habitent les caps de l’Europe les plus avancés dans l’Atlantique. Croisant avec talent la plume et le pinceau, ils ont livré quelques escales de ce périple aux lecteurs d’ ArMen , dont ce dernier volet, consacré à l’ouest irlandais.

S

ous la pluie, dans le gris, le mince chemin chaotique défile sous les roues. De plus en plus étroit, de plus en plus escarpé. Un signe de la main, parce que l’on a bien voulu s’arrêter, et chacun repart, embué. Nous nous rangeons sur le bas-côté, nous mordons le talus une fois encore. La fenêtre de l’automobiliste qui nous croise s’abaisse. “Prenez garde, ces cailloux sont tellement coupants qu’ils pourraient déchirer les pneus, cela m’est arrivé, il n’y a pas si longtemps. Vraiment, prenez garde !” Sheep’s Head. Sinistre avancée à l’ouest de

l’Irlande où l’on pressent le vide. C’est une chute, une verticale, un à-pic. Un jour, c’est sûr, ce bout de roche s’écroulera. Croassement de la corneille qui nous survole. Les ailes fourchues. Le cri éraillé, reconnaissable, semblable au grincement d’une porte que l’on ne parviendrait pas à fermer, qui provoque l’irascibilité. Un cri qui strie l’air, qui le déchire, qui suggère une atmosphère. Pas vraiment humaine, pas vraiment à l’échelle humaine. Un vert clair, froid, glacé. Un violet obscur, de funérailles. Tout en bas, plusieurs centaines de mètres

plus bas, la mer. Encerclant les roches, les dentelles du deuil. Non, vraiment, la péninsule de Sheep’s Head n’inspire guère la clémence. Quatre fous de Bassan au ras de l’eau traquent le menu fretin ; les fulmars aux ailes droites se jouent des vents ascendants. Un bêlement fend le vacarme de l’Atlantique. Aux vêpres, un rayon de soleil frappe la falaise. Sous cette pluie incessante, sous ce ciel bas et lourd, l’épaisseur du lieu, la fatalité grandissante, la profondeur abrutissante avaient tout emporté. Péninsule de Mizen Head au sud. Péninsule de


Beara au nord-ouest. Le soleil se couchera à leur extrémité. Les moutons crapahutent. Le ricanement de la corneille triomphe, de temps à autre, des bêlements parsemés. La femme de la veille sur la route, c’était Bernie Tobin qui tient le Sheep’s Head Café. Soupes chaudes, sandwichs, gâteaux, scones et pâtisseries maison. “Le phare du Fastnet est souvent surnommé la “Larme de l’Irlande”, une larme versée comme tant d’autres au dernier regard posé sur l’Irlande, alors que s’éloignaient les bateaux vers l’ouest, vers la “terre des opportunités”.” Au port de Schull, l’appareillage du ferry-boat rouge ne saurait plus tarder. L’homme pilote ; son épouse vend les tickets dans sa voiture sur le quai ; leur fille est mousse à bord. Le mythique phare blanc, lumière émergée d’un bloc de roche noire, est posé au milieu d’une mer croisée. Les oiseaux tracent des orbes autour du faisceau. Tout, ici, respire l’abandon, une forme de déréliction. L’île de Valentia Côte ouest du Kerry, Ciarraí. Lumière miellée d’une fin de journée passée sous les nuages, sous des lignes de pluie, lignes d’eau en pointillés. À la fin du jour, cette lumière miellée, “cette lumière merveilleusement tendre et pénétrante que l’on ne voit que dans le Kerry (1)”, nimbe le petit port de l’île de Valentia, de Knightstown. L’embellit, le réveille. Quatre cheve(1) John M. Synge, Dans le Wicklow, l’ouest du Kerry et le Connemara, Éditions Climats, 1996.

lures. Quatre visages. Quatre femmes se baignent, tête hors de l’eau, une brasse puis une autre, elles traversent le port de part et d’autre. C’est ici, en cette commune dite la plus à l’ouest de l’Europe, “le port le plus proche de New York”, insiste Michael Lyne, le directeur de la fameuse entreprise d’ardoises de Valentia, the Slate quarry… C’est ici, de par cette proximité avec la côte nord-américaine, qu’a été implanté en 1865 le terminus du Trans-Atlantic Cable ; ce câble reliait Valentia à Newfoundland, l’Europe à l’Amérique. “Durant un siècle, tout message provenant d’Europe transitait par la station. Ils ont installé un câble reliant Valentia à Dublin, Dublin à Londres, Londres à Paris, Londres à Berlin… et ainsi de suite à travers toute l’Europe.

Le câble a employé jusqu’à plus de deux cents personnes.” Dont Des Lavelle. Né en 1934 à Valentia, Des convoie les visiteurs aux îles Skellig depuis trente-huit ans, sur le même petit bateau, Béal Bocht. Des Lavelle est marin, instructeur de plongée, photographe, écrivain, volontaire sur les lifeboats. Tout jeune, à seize ans, il est salarié du Trans-Atlantic Cable, il le sera durant seize années et trois jours. “J’ai compté les jours parce que j’ai haï cette période. Le terminus du câble a fermé en 1966, et je me suis retrouvé néanmoins bien en peine… Qu’allais-je bien pouvoir faire ?” Hors de question de rallier Londres comme beaucoup. Le tourisme n’en est qu’à ses balbutiements. Des Lavelle et son épouse s’y risquent pourtant. Ils achètent un bateau. Des monte un club de plongée, écrit un ouvrage en 1976, le premier du genre consacré aux îles Skellig, Skellig : Island outpost of Europe, opus qui le rend célèbre en Irlande, mais aussi aux États-Unis. “Autre coup du sort, l’Irish american cultural institute de Saint-Paul m’invite aux ÉtatsUnis en tant que conférencier, spécialiste des Skellig.” Trois hivers durant, il sillonne les États-Unis, de ville en ville, New York, Boston, Springfield, Newport, Omaha, San Francisco… “Rien n’était programmé dans ma vie. Et c’est ainsi encore aujourd’hui. Si le temps est à la tempête, je ne vais pas en mer, j’ai une journée de liberté. S’il fait un soleil radieux, je sors mon bateau.” Une existence sans calcul, toute de hasards heureux, comme

EN HAUT, fous de Bassan à la toilette. EN BAS, Le phare du Fastnet est souvent surnommé la “larme de l’Irlande”, une larme versée comme tant d’autres au dernier regard posé sur l’île, alors que s’éloignaient les bateaux vers l’ouest.

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À GAUCHE, Clear Island, comté de Cork. À DROITE, Skellig Michael, Sceilig Mhichíl. ce piton rocheux abrite un monastère du haut Moyen Âge.

il aime à le répéter, néanmoins une vie dédiée aux îles Skellig comme si Des Lavelle était en proie à un charme, à un enchantement. Ce matin, comme tous les matins, de sa maison ouverte sur la baie de Dingle, il a observé l’au-dehors, les conditions. “Un regard par la fenêtre m’informe de la direction de la houle, de la direction du vent, de son intensité. À la télévision ou à la radio, ils n’évoquent jamais la fréquence de la houle. Ils donnent la taille, mais pas la distance qui sépare une vague de la suivante. Et c’est ce qui m’inquiète le plus. Si vous naviguez d’un port à l’autre, peu vous importe. En revanche, pour ce petit abri où l’on accoste aux Skellig, c’est extrêmement important.” Le repère des fous de Bassan Quelques heures plus tard, le bateau du passeur quitte Portmagee. Au ras de l’eau, au ras des vagues, au ras des embruns, trébuchant sur la longue houle de l’Atlantique. “Par mon père, gardien de phare, mon grand-père, gardien de phare, mon arrière-grand-père, gardien de phare, il existe dans ma famille, une relation aux îles et aux Skellig. Une relation à la mer singulière.” L’écume étincelle à l’étrave, remonte sur le pont où se recroquevillent les passagers-pèlerins, gicle, gifle les visages. Les fous de Bassan fendent l’air en escadrille, les guillemots exhibent leur ventre blanc, leur dos

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noir, les fulmars, en solitaire, passent devant la proue, puis vivement esquivent. Au loin, Little Skellig auréolé d’une myriade de taches, touches blanches, est le repaire des fous de Bassan. “La première fois que j’ai vu les Skellig, j’avais cinq ans. Je ressens encore cette même impression aujourd’hui. Vous faites cap sur les îles, et le temps passe et passe. Il vous semble que vous ne vous rapprochez guère. Elles sont toujours sur la ligne d’horizon maintenues à distance. Soudain, vous y parvenez. Soudain, elles vous dominent, comme une gigantesque falaise. Soudain, vous êtes entourés par des milliers de fous de Bassan… Et ces deux braves rochers qui vous surplombent comme des cathédrales.” Éprouvés, les corps s’ébranlent, s’animent mollement, s’affaissent

au pied de Skellig Michael, Sceilig Mhichíl, piton rocheux, autrefois refuge des moines. De leur isolement, de leur sommet, ils ont posé, il y a quinze siècles, leur regard sur le monde. “Vous gravissez Skellig Michael. À présent, ce sont des macareux qui, par milliers, voltigent ou sont posés à même les marches, huit à dix mille macareux qui nichent sur l’île d’avril à juillet. Un tour d’horizon… à perte de vue, l’Océan. Et de l’autre côté, l’Irlande. Il y a de quoi, enfant, être sérieusement impressionné.” Le petit-fils de Des Lavelle, âgé de six ans, vit dans le Montana, dans les terres, bien loin de la grande bleue. En visite chez son grand-père, il a choisi, dans une boutique de souvenirs, un petit phare. Comme un signe, une relation à la mer qui se perpétue… “Lorsque je l’accompagnerai aux Skellig, ce sera par une journée d’été, par mer calme, une journée où les macareux peuplent l’île. Parce que si son premier voyage est raté, c’est fichu.” Béal Bocht, le nom du bateau de Des Lavelle, est une expression gaélique qui signifie exactement : “l’homme qui ne dira pas la vérité à propos de sa bonne fortune au cas où le collègue puisse profiter de l’information.” Sur le quai de Knightstown, la petite horloge rouge ne sonne pas l’heure du bain, pourtant, à heure fixe, en fin de journée, qu’il pleuve, qu’il vente, que le soleil se montre, c’est l’heure, l’heure du bain. Un héron est l’hôte


Saint Brendan, dit “le navigateur”, héros d’une navigation merveilleuse, serait parti de Brandon Creek, dans la péninsule de Dingle, au VIe siècle pour une traversée de l’Atlantique.

familier de ces rivages. Le bac traverse le bras de mer. Les enfants courent sur le quai, ébouriffés par le vent qui s’est levé. Et sautent, les pieds joints, en avant, en un jet d’éclaboussures, pleines de folie, d’excitation de la jeunesse. Sauter du quai de l’île de Sein, du port de Corrubedo, du port de l’île de Valentia. À travers les régions atlantiques, cette même insouciance, cette envolée, le saut dans le vide, dans l’eau, la descente, la remontée, la course sur le quai, le saut à nouveau. À vingt heures, ce soir, les gamins se baignent encore. C’est aussi vers vingt heures que les rameurs se préparent. La yole en bois glissera sur l’eau jusqu’à la tombée de la nuit. “Durant des années, j’ai clamé que, parfois, par jour clair, avec des jumelles, on peut voir New York…”, murmure Michael Lyne. Les îles Blasket Une longue route en corniche, abrupte, surplombe l’océan. Une passe de montagne – Mám Clasach – évite le vertige. Deux itinéraires au choix, l’un purement océanique, l’autre coupant à travers la lande, jusqu’au mont de l’Aigle – Sliabh an Iolair –. À l’arrivée, après de multiples méandres, la falaise s’affaisse dans la mer ; en contrebas le hameau de Dún Chaoin se déploie en amphithéâtre. Mais en vérité, ce n’est pas lui qui vous remplira d’émotion, qui vous donnera conscience de votre petitesse

et, par contraste, du sublime. An Blascaod Mór. La Grande Blasket vous happe, éblouit de sa superbe les alentours et les six îles de l’archipel. Qui n’a pas les yeux rivés sur elle ? Changeante du matin au soir. Parfois, à demi voilée par une brume opaque. Parfois éclatante de lumière, elle est rouille, rouge, elle est verte, d’un beau vert tendre, sa lande est visible, ses moindres anfractuosités perceptibles. Donncha Ó Céileachair est l’unique berger – “aoire caoraigh” – des îles Blasket ; lui seul, avec passion, perpétue un savoir-faire original. “La première chose à faire, c’est de rassembler les moutons. Tout en sachant que, bien entendu, ils ne veulent pas rentrer à la maison. J’escalade les falaises, je les pousse avec les chiens, tout en faisant très attention et… simplement, je les encourage doucement. Si vous les effrayez, ils iront tout en bas, sur les rochers au bord de l’eau et ne remonteront jamais. Il faut les encourager, les regrouper, et puis commencer progressivement à les entraîner sur le chemin du retour. Je dois gravir les falaises et les dévaler de haut en bas, c’est dangereux si l’on ne connaît pas… mais je suis vigilant, les autres bergers m’ont enseigné les meilleurs sentiers. Il y a une continuité entre les anciens et nous autres. Et je ferai de même.” Ses moutons déambulent sur an Blascaod Mór, mais aussi sur Inis Tuaisceart et l’île la plus plate, Beiginis. Ici, sur ces îles, seules les

règles du savoir-faire traditionnel comptent. “Il y a vous, votre chien, les falaises… et le métier. C’est un défi permanent. Pourquoi certains escaladent-ils l’Everest ? Je ne sais pas.” Blascaod Mór se dresse. Massive. Ténébreuse. Pour les îliens d’alors, le continent, au-delà de la péninsule de Dingle – Corca Dhuibne –, c’était le mystère. Pour nous, l’île demeure une énigme. Toute vie humaine s’en est allée, contrainte par trop d’ingratitude. L’île est aujourd’hui désertée. Les témoignages, seuls, persistent, courent de page en page des ouvrages, gardent la trace du passage de ces femmes, de ces hommes, un murmure. Blascaod Mór est l’île des écrivains, ces îliens qui du récit de leur simple vie ont réalisé un chefd’œuvre. Ils ont relaté la prouesse, la gageure remportée chaque jour,

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parts, creusent leur chemin entre les pierres de plus en plus disjointes, jusqu’à l’affaissement d’un pan de mur, jusqu’à la destruction inéluctable. Sur la plage, en contrebas, une cinquantaine de phoques sont étendus. Peu inquiétés. Ils ne représentent plus l’huile et la viande qui sauveraient l’année, amélioreraient l’ordinaire. De toutes ces ruines, émane un rayonnement, peut-être celui de l’allégresse de ses habitants qui, en dépit du reste, aimaient tant chanter, danser, conter, au son du violon. Le troupeau de moutons de Donncha Ó Céileachair, et cinq, six ânes, peuplent l’île. Ce sont les nouvelles âmes. “Je suis heureux que mon travail de berger permette à l’île de rester belle et la préserve telle qu’elle était lorsqu’elle était habitée, il y a des années.” De vastes à-plats violets tombent en douceur, en arrondi, jusqu’à l’eau. Comme un renflement avant de sombrer. Une inspiration qui s’achève en expiration de la terre. Perdu dans le bleu, un bateau de pêche trace sa route en baie de Dingle. Il donne l’échelle. Il nomme l’immense. “Lorsque je marche tout en bas des falaises, aussi loin vers l’ouest qu’il est possible d’aller, parfois, je songe, que je suis, durant un court instant, la personne la plus à l’ouest de l’Europe, sur la lisière.”

“Devant moi s’élevaient le mont Brendan, le mont Aigle et les monts McGillicuddy, se détachant dans l’air clair et sans brume. J’admirais le spectacle et rendis grâce à Dieu d’avoir créé le ciel et la terre”, écrivait Maurice O’Sullivan, l’un des écrivains des Blasket, dans Twenty years a-growing.

chaque nuit, de vivre, de subsister en une hostilité si flagrante. Vinrent ensuite les mots pour le dire. Peig Sayers est l’une d’entre eux. Native de Dún Chaoin, mariée à un homme des îles, Peig, conteuse remarquable, femme des îles Blasket de l’entre-deux siècles, a relaté ses mémoires. “Je trouve cet endroit bien réduit, avec la mer tout autour pour me terroriser. Et c’est sur cette mer-là que je devrai voir mon mari passer les trois-quarts de sa vie désormais”, s’émeut-elle au tout début de son installation. Cinquante années en insulaire suivront. Quatre de ses enfants mourront en bas âge. Un autre périra accidentellement, tombé de la falaise. Les cinq derniers quitteront l’île. Plein ouest. Aux États-Unis. Un seul lui reviendra. L’hémorragie débutait tout juste. Année après année, les îliens prendront le

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bateau (2). La plupart s’établiront à Springfield, dans le Massachusetts. Sans jamais revoir leurs parents, leur mère, leur terre, l’Irlande. Sans jamais non plus oublier leur langue, le gaélique. “L’île est en été le plus bel endroit sur terre ; mais hélas, quand l’hiver arrive, c’est le pire endroit qui soit au monde : il n’y a pas plus de refuge que de répit à l’assaut des terribles tempêtes”, confiait Peig Sayers au crépuscule de sa vie. Toutes les maisons se tiennent chaud les unes à côté des autres tournées vers le continent. Si proche, pourtant le voyage n’était guère une réjouissance, les rameurs obstinés à bord de leur naomhóg (3) devaient affronter à chacune de leurs traversées le chenal des Blasket, Bealach an Bhlascaoid, ce bras de mer dure, cassante, infestée de courants traîtres. Les herbes émaillent le sol des logis, s’infiltrent de toutes

Mont Brendan, Cnoc Bréanainn “Devant moi s’élevaient le mont Brendan, le mont Aigle et les monts McGillicuddy, se détachant dans l’air clair et sans brume. J’admirais le spectacle et rendis grâce à Dieu d’avoir créé le ciel et la terre”, s’émerveille Maurice O’Sullivan, l’un des écrivains des Blasket, dans Twenty years a-growing. Le banc de brume remonte le long des monts environnant le mont Brendan – Cnoc Bréanainn –, grignote les terres, les roches, les crevasses, les boursouflures, avale, aveugle le marcheur, lui octroie quelques rares moments d’ivresse, de bleu, de vert, (2) En 1821, l’île comptait cent vingt-hui habitants, cent cinquante en 1925. En 1947, elle n’en compte plus que cinquante, puis vingt l’année de l’évacuation en 1953. (3) “Naomhóg” : embarcation apparentée au curragh du Connemara. La charpente est tendue d’une toile goudronnée pour former une coque légère et maniable dans les eaux côtières dangereuses.


de cuivré… Cette terre à la chair spongieuse aspire les pas, rend le chemin ardu. Les pierres glissent. Le voile cotonneux se dissipe, laisse entrevoir un coin, un bord d’océan, se referme. Dès que la chaleur augmente, dès qu’un soupçon de douceur se diffuse, le regard cherche l’ouverture, le pan en cours de dévoilement. Éphémère. La couche de brume est épaisse, compacte. Le vent, fort. La pluie, drue et froide. Des milliers de pèlerins ont peiné. En quête de spiritualité. Ici, la terre, le vent, la roche, la pluie, la mer, le ciel. Une terre tourbière, une terre qui dégorge, qui suinte. La brume s’écarte, bat en retraite. Du sommet du mont Brendan, le contemplatif attentif perçoit les vibrations de la mer, son frémissement, la terre coupée au cordeau en carreaux verts, ponctuée de maisons blan-

ches, qui paraissent minuscules, vues de si haut. “Il y a quelque chose de spirituel. Oui, absolument. Cette région, et particulièrement le mont Brendan, porte en elle quelque chose de très très spirituel, du moins je le crois. De l’ordre du sacré. Je gravis souvent le mont Brendan, très souvent”, confie Dómhnall Mac Síthigh, poète, écrivain et marin, dans sa petite maison de Ballyferriter – Baile an Fheirtéaraigh – (4). Les îles se méritent, le mont Brendan aussi. Durant l’ascension, plusieurs grains sont passés, plusieurs giclées de pluie éclaboussant la sente, faisant jaillir des rigoles. Jusqu’à la (4) “Ta sé spioradálta, sea, ana spioradálta. An ceantar seo, Cnoc Bhréanainn, tá se ana, ana spioradálta, is doigh liom. Agus ana naofa. Is minic a théim go barra Chnoc Bhréanainn, ana mhinic.” Dómhnall Mac an Síthigh, File, Scríobhneoir agus fear farraige, Baile an Fheirtéaraigh, Éire.

prochaine apparition aveuglante du soleil. Soleil intermittent. Soleil qui toujours se dérobe. Et pourtant… Ce sont ces secousses qui éblouissent, ce défi permanent qui exalte. “On se demande dans de tels endroits, comment Dublin, Londres ou Paris ont encore des habitants, alors qu’il vaudrait mieux, semble-t-il, vivre dans une cabane devant ce ciel et cette mer magnifiques et respirer cet air merveilleux, qui se savoure comme du vin”, s’interrogeait ce promeneur inlassable des confins, l’écrivain ■ John Millington Synge. À lire : Des Lavelle, The Skellig story, The O’Brien Press, Dublin, 2006. John M. Synge, Dans le Wicklow, l’ouest du Kerry et le Connemara, Éditions Climats, 1996. Peig, Éditions An Here, 2000. Tomás O’Crohan, l’Homme des îles, Petite Bibliothèque Payot/ Voyageurs, 1994. Maurice O’Sullivan, Twenty Years a-growing, Oxford University Press, 2000. Dómhnall Mac Síthigh, Fan Inti, Coiscéim, 2003 (en gaélique).

Ici, la terre, le vent, la roche, la pluie, la mer, le ciel… Une terre tourbière, une terre qui dégorge, qui suinte. L’exposition “Land’s end – Terres d’infini” sera présentée au National Maritime Museum Cornwall à Falmouth, en Cornouailles, en décembre 2009, janvier et février 2010. Les œuvres de Matthieu Dorval sont également visibles sur le nouveau navire de la compagnie maritime Brittany Ferries, l’Armorique, aux ponts 6 et 7.

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