l e s n o u v e l l e s
d’A
rchimède le journal culturel de l’Université Lille 1
AV R MAI JUIN #
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« La crise » Rendez-vous d’Archimède / Gong Gong Rencontre artistique / Arts et recherche scientifique : expérimenter ensemble Prendre son temps / Les variations Goldberg Conférence-concert / Tom Johnson et l’ensemble Dedalus Concert / Et voilà le travail Exposition / Pratiques artistiques Théâtre, concerts, exposition 2010
« Le diable est diable parce qu’il se croit bon » Ramiro de Maeztu, La crise de l’ humanisme
LNA#54 / édito
Université et culture
Ambiguïté et malentendu Nabil EL-HAGGAR
Vice-président de l’Université Lille 1, chargé de la Culture, de la Communication et du Patrimoine Scientifique
Une des faiblesses de l’université française est le rapport ambigu et particulièrement minimaliste qui existe entre culture et institutions universitaires. Dans un communiqué récent, Valérie Pécresse, ministre de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche, rappelait que « les plus grandes universités du monde ont intégré la culture comme une donnée fondamentale de leur réussite et de leur reconnaissance » et souhaitait qu’il en soit de même dans l’université française 1. Cette ambition constitue une première en ce qui concerne la question « culture et université ». Dans les années 90, les pouvoirs publics s’étaient pourtant intéressés à l’absence de culture sur les campus universitaires et avaient alors mis en place une politique d’incitation au développement de l’activité culturelle. Vingt ans plus tard, jetons un rapide regard sur la culture dans l’université française. À l’université comme dans la Cité, deux confusions s’opèrent souvent dès qu’on parle de culture : la réduction de la culture à l’art et, à travers les politiques culturelles conduites par certains élus préoccupés par le retour sur « investissement », l’assimilation de l’activité culturelle à une animation immédiatement et politiquement rentable. À l’université, la rentabilité des activités dites culturelles se mesure au nombre d’étudiants présents. Soulignons là une troisième confusion, typiquement universitaire : la culture ne concernerait que les étudiants !
Communiqué de presse, 11 juin 2009, http://www.enseignementsup-recherche.gouv. fr/cid28442/point-etape-sur-les-travaux-commission-culture-universite.html
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L’équipe Jacques LESCUYER direction Delphine POIRETTE chargée de communication Edith DELBARGE chargée des éditions et communication Julien LAPASSET concepteur graphique et multimédia Audrey Bosquette assistante aux éditions Mourad SEBBAT chargé des initiatives étudiantes et associatives Martine DELATTRE assistante initiatives étudiantes et associatives Dominique HACHE responsable administratif Angebi Aluwanga assistant administratif Johanne WAQUET secrétaire de direction Joëlle FOUREZ accueil-secrétariat Antoine MATRION chargé de mission patrimoine scientifique Jacques SIGNABOU régisseur Joëlle MAVET café culture
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Ainsi, la culture dans l’université française est souvent considérée comme un supplément d’âme qui participe à animer la vie monotone des campus. Autant dire qu’elle est réduite à sa plus simple expression… À l’Université Lille 1, nous avons donné à l’Espace Culture, dès 1993, la mission de développer un projet culturel articulant les relations entre éducation, art, science et culture et affirmant sa spécificité universitaire dans un véritable engagement intellectuel. Cette politique s’est d’ailleurs concrétisée par la mise en place d’un lieu et d’un projet visant la mise à disposition de tous les publics, interne et externe à l’université, d’outils nécessaires pour comprendre le monde et partager, dans la différence et la pluralité, la vision des autres. Un tel projet nécessitait une démarche intellectuelle transversale, toutes les disciplines pouvant être convoquées autour des thématiques étudiées par des universitaires sensibles au projet culturel de l’université et à ses enjeux. Un projet qui suppose que les regards et les réflexions scientifique, littéraire, philosophique, artistique… puissent se croiser, débattre, ouvrir à l’échange. Ainsi, par exemple, une expérimentation artistique croisant une problématique de culture scientifique peut contribuer à la compréhension d’une question concernant le plus grand nombre. La culture universitaire se doit de préserver la place de la pensée et du débat d’idées, de privilégier le rapport entre savoirs, arts, recherche, création et éducation afin de permettre à l’université d’occuper la place qui lui revient dans la Cité et d’assumer ainsi son rôle social, culturel, éthique et politique. La culture à l’université participe à l’éducation d’un regard critique sur les savoirs et sur la société dans son ensemble et, plus particulièrement, à rendre possible un débat permanent entre science et société. C’est pourquoi l’Espace Culture de l’Université Lille 1 se situe dans la Cité au cœur de la question culturelle en tant que pivot de l’ambition démocratique.
sommaire / LNA#54 La crise 4
La crise écologique, composante oubliée de la crise systémique actuelle par Jean Gadrey
À noter page 31 : Rencontre avec les artistes de Gong Gong
Rubriques 5 6-7 8-11 12-13 14-15 16-17 18-19 20-21 22-23 24-25 26-27
À lire par Robert Locqueneux Paradoxes par Jean-Paul Delahaye Mémoires de sciences par Anne-Marie Marmier Humeurs par Jean-François Rey Repenser la politique par Alain Cambier Jeux littéraires par Robert Rapilly Vivre les sciences, vivre le droit… par Jean-Marie Breuvart Chroniques d’économie politique par Bruno Boidin L’art et la manière par Nathalie Poisson-Cogez À lire par Bernard Maitte À lire, à voir par Youcef Boudjemaï
Libres propos 28-30 Affirmation de soi et rapport à autrui par Gilles Ferréol Au programme 31 32-33 34 35 36-37 38-39
Rendez-vous d’Archimède : Cycle « La crise » Rencontre avec les artistes de Gong Gong Prendre son temps : Arts et recherche scientifique : expérimenter ensemble Conférence/concert : Mathématiques et musique : Les Variations Goldberg Concert : Tom Johnson et l’ensemble Dedalus Exposition « Et voilà le travail » Pratiques artistiques : théâtre, concerts, exposition
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En couverture : La Motte-prototype IV, phénomène de cirque minéral et végétal © Cirque ici / Philippe Cibille (Prendre son temps - pages 32-33)
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LES NOUVELLES D’ARCHIMÈDE Directeur de la publication : Philippe ROLLET Directeur de la rédaction : Nabil EL-HAGGAR Comité de rédaction : Rudolf BKOUCHE Youcef BOUDJEMAI Jean-Marie BREUVART Alain CAMBIER Nathalie Poisson-Cogez Jean-Paul DELAHAYE Bruno DURIEZ Rémi FRANCKOWIAK Robert GERGONDEY Jacques LEMIÈRE Jacques LESCUYER Bernard MAITTE Robert RAPILLY Jean-François REY Rédaction - Réalisation : Delphine POIRETTE Edith DELBARGE Julien LAPASSET Impression : Imprimerie Delezenne ISSN : 1254 - 9185
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LNA#54 / cycle la crise
La crise écologique, composante oubliée de la crise systémique actuelle Par Jean GADREY Économiste, professeur émérite à l’Université Lille 1
En conférence le 4 mai
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e rôle des questions sociales et des inégalités dans la crise de 2008-2009, qui est loin d’être terminée, est souvent sous-estimé alors qu’il est central, mais le rôle de la crise écologique est encore plus rarement évoqué, ce qui est une erreur. Certes, la crise écologique a sa propre temporalité. Elle a débuté depuis longtemps et elle est en partie indépendante des crises économiques et financières liées. Mais en partie seulement. La jonction entre ces crises a eu lieu, pour la première fois, de deux façons : 1) Le capitalisme financier et boursier a exacerbé les dommages infligés à l’environnement ; 2) À leur tour, les dommages écologiques ont joué un rôle de renforcement des déséquilibres et dommages économiques, financiers et sociaux depuis 2003. Les raisons pour lesquelles le capitalisme financier mondial aggrave la crise écologique sont évidentes. L’incroyable pression au profit maximal des institutions financières et des « fonds » de toutes sortes, détenteurs du pouvoir économique, a conduit les grandes entreprises à jouer la carte du productivisme et du dumping (recherche de la baisse des coûts à tout prix) tous azimuts : fiscal, social, mais aussi environnemental. La surexploitation des ressources naturelles des pays à faibles normes écologiques, forme de colonialisme économique, s’est accélérée (elle existait évidemment depuis des siècles), tout comme ont explosé les transports routiers, aériens et maritimes à longue distance. Pour réduire sans cesse les coûts, on a multiplié les « externalités » ou dommages collatéraux écologiques, on a déversé des déchets toxiques dans les pays pauvres, etc. S’est ajouté l’effet des politiques néolibérales des années 1980 et 1990 incitant les pays pauvres à orienter leur agriculture vers l’exportation en détruisant leur agriculture vivrière, leur biodiversité, leurs forêts, etc. Comment la crise écologique a-t-elle, à l’inverse, renforcé la crise sociale, économique et financière ? On oublie que la période 2003-2008 a été aussi marquée par l’envolée du cours du pétrole et, à partir de 2006, de nombreuses matières premières et de produits agricoles. Cela a provoqué, à l’époque (2007, et surtout printemps 2008), de graves pénuries alimentaires dans le monde. Il est vrai que la spéculation financière, à nouveau, porte une lourde responsabilité dans cette envolée des cours, car on ne spécule plus seulement sur les matières elles-mêmes, mais sur des produits financiers dérivés, des paris sur l’évolution
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des cours, par exemple le « riz papier », le « blé papier », etc., comme pour les titres financiers issus de l’immobilier (les « subprimes »). Mais cela s’est produit aussi sur une vague de fond de raréfaction de ressources naturelles (la rareté créant l’appétit spéculatif) dont le pétrole et certaines matières premières, de diminution des terres arables dédiées à l’alimentation, d’érosion des sols sous l’effet du productivisme, de désertification et de réduction des ressources en eau dans de nombreux pays et de début de réchauffement climatique renforçant tout cela dans plusieurs régions du monde. Selon le PNUD (Programme des Nations Unies pour le Développement), le réchauffement climatique est en train de devenir le principal frein au développement humain. S’y est ajoutée la montée en puissance des agrocarburants, réduisant les terres destinées à l’alimentation au bénéfice de celles destinées aux pompes à essence, le tout sur fond de crise du pétrole, qui est bien une crise écologique. De 2003 à 2008, les difficultés financières des ménages pauvres et endettés se sont fortement accrues en lien avec ce double phénomène de raréfaction objective et de spéculation sur la nature devenue ressource rare. Cela a amplifié la crise de l’immobilier et des subprimes aux États-Unis et la pauvreté dans le monde. Il devenait de plus en plus cher de se nourrir, de rouler en voiture et de se chauffer, entre autres. On peut dire que la période 2005-2008 aura été la première crise socio-écologique du capitalisme financier et boursier, la première où la raréfaction des ressources et les dégâts écologiques ont eu une influence, même si cette influence n’a pas été la plus importante, sur le grand plongeon. Comment faire pour que d’autres, plus graves, ne surviennent pas où, cette fois, les facteurs écologiques seraient plus décisifs encore ?
à lire / LNA#54
Deux nouvelles parutions Par Robert LOCQUENEUX Professeur émérite, Université Lille 1
Henri Bouasse, réflexions sur les méthodes et l’histoire de la physique 1 Ces réflexions sont celles d’un physicien qui veut montrer comment passer de l’observation des phénomènes de la nature à une science : la physique. On les trouve disséminées dans ses cours, ses ouvrages, ses préfaces… Le présent ouvrage les rassemble pour la première fois. Le lecteur peut ainsi découvrir un auteur dont l’esprit pétille et la verve déborde. C’est que Bouasse aborde les délicates questions de la conceptualisation et de la théorisation avec une plume légère qui nous donne l’envie de comprendre et le plaisir de réfléchir. Proche de Duhem, Bouasse a partagé la plupart de ses convictions sur les méthodes en sciences. La mort prématurée de Duhem ne lui a pas permis d’assister à l’édification de la physique quantique ; aussi est-il passionnant de voir comment Bouasse l’a vécue. La vive opposition de Bouasse à la relativité d’Einstein, une opposition fondée sur des convictions philosophiques fermement établies, a fait oublier l’attention qu’il a portée à la physique quantique naissante et la part qu’il a prise à sa diffusion. Dans cet ouvrage, nous ne nous proposons que d’entendre ce qu’il a à nous apprendre sur les méthodes et l’histoire de la physique et le rôle qu’elles peuvent tenir dans l’enseignement de cette discipline. Aux environs de 1900, Bouasse publie ses réflexions sur les méthodes utilisées en physique, sur la structure des théories physiques et leurs domaines de validité et, parce qu’il considère que ces théories ne peuvent pas représenter les choses mais qu’elles n’en peuvent être que des anamorphoses, il regarde avec suspicion les fréquentes mises en cause des théories physiques les mieux établies parce qu’elles conduiraient à considérer que toute vérité en science n’est que provisoire. En abordant les travaux historiques de Bouasse, nous montrons qu’ils visent à éclairer les concepts, les principes et les lois de la physique et qu’ils sont de véritables leçons pour appréhender les diverses méthodes de recherche en physique, ce qui permet de saisir le rôle que, selon Bouasse, une telle histoire peut avoir dans la formation des physiciens. Une histoire des idées en physique 2 D’un petit volume mais d’une grande portée, ce livre, qui se lit avec plaisir, est une indispensable introduction à toute lecture Robert Locqueneux, éd. L’Harmattan, 2009.
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ultérieure en histoire de la physique. L’auteur y retrace l’allure générale de l’ évolution des idées en physique et, plus généralement, dans les sciences ; il éclaire ainsi les débats qui ont, jusqu’ à nos jours, animé la physique (B. Maitte). Cette histoire commence par un panorama des penseurs présocratiques et une analyse concise et précise du Timée de Platon, des traités d’Aristote qui touchent à la physique et de l’invention de la méthode expérimentale par la science bâtie dans les pays d’Islam entre les VIIIème et XIIIème siècles. Elle se clôt sur une esquisse de l’élaboration de la physique des particules et de la quantification des champs, ainsi que par une évocation des nouvelles approches de la physique classique. C’est aussi l’histoire de la lente et difficile élaboration de la physique classique ; elle commence par les diverses philosophies naturelles du XVIIème siècle, celles des Galilée, Kepler, Descartes, Newton, Leibniz…, lesquelles ne se succèdent pas simplement mais se combattent, chacune s’enrichissant des succès des autres. Au siècle suivant, elle continue avec une analyse des travaux qui ont fondé les sciences de la chaleur, de la lumière, du magnétisme et de l’électricité qui les replace dans leurs contextes philosophiques : dans les grands systèmes hérités du siècle précédent, cartésiens, newtoniens, leibniziens, ou dans ceux érigés par Locke et Kant. À la fin de ce siècle, deux visions du monde contrastées naissent : en France, Laplace, plus newtonien que Newton, proposera un nouveau « Système du Monde » voulant décrire toutes les actions, de l’infiniment petit (la lumière, la structure de la matière…) à l’infiniment grand (l’Univers) au moyen de forces agissant sur des masses dont les trajectoires se repèrent par rapport à un temps et un espace absolus. Outre-Rhin, la Naturphilosophie donne une vision dynamiste du monde, une vision spiritualiste d’où les mathématiques sont souvent exclues. Toutes les approches développées au XVIIIème siècle vont donner, au long du XIXème siècle, de solides traditions philosophiques et épistémologiques nationales, dont la diversité va assurer la fécondité de la physique de l’époque. Nous assistons aux élaborations toujours difficiles, souvent controversées, des différentes branches de la physique classique : mécanique analytique, thermodynamiques phénoménologique et statistique, optique ondulatoire et électromagnétisme au travers de conf lits entre les tenants du continu et du discontinu, du plein et du vide, du matérialisme et du dynamisme, de l’atomisme et de l’énergétisme.
Robert Locqueneux, éd. Vuibert - SFHST, 2009.
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LNA#54 / paradoxes
Paradoxes
Rubrique de divertissements mathématiques pour ceux qui aiment se prendre la tête
* Laboratoire d’Informatique Fondamentale de Lille, UMR CNRS 8022, Bât. M3 extension
Par Jean-Paul DELAHAYE Professeur à l’Université Lille 1 *
Les paradoxes stimulent l’esprit et sont à l’origine de nombreux progrès mathématiques. Notre but est de vous provoquer et de vous faire réfléchir. Si vous pensez avoir une solution au paradoxe proposé, envoyez-la moi (faire parvenir le courrier à l’Espace Culture ou à l’adresse électronique delahaye@lifl.fr). LE PARADOXE PRÉCÉDENT : LE CONGRÈS DES MYOPES Le congrès annuel des myopes se réunit. Un jeu est organisé avec 11 des congressistes. Après quelques minutes de discussion, pendant lesquelles les 11 myopes ont pu convenir de la stratégie qu’ils allaient utiliser, l’arbitre du jeu pose un chapeau noir ou rouge sur la tête de chacun et dispose les joueurs en cercle de telle façon que : - Le myope 1 voit le chapeau du myope 11 et lui seulement ; - Le myope 2 voit le chapeau du myope 1 et lui seulement ; - ... - Le myope 11 voit le chapeau du myope 10 et lui seulement. Simultanément, chacun des 11 myopes indique la couleur du chapeau qu’il pense porter. Il a été convenu que l’ensemble des 11 joueurs gagnait le droit de revenir gratuitement au congrès l’année suivante si l’un d’eux, au moins, donnait la bonne réponse. En répondant au hasard, ils ont peu de chance de perdre, mais l’arbitre a pu les espionner pendant qu’ils parlaient avant l’épreuve et il est possible qu’il exploite ce qu’il a entendu pour les faire perdre. Pourtant, même dans un tel cas, les 11 joueurs sont certains de gagner. Quelle stratégie ont-ils convenu qui assure à 100 % que l’un d’eux (au moins) proposera la bonne couleur pour le chapeau qu’il porte ? L’existence d’une telle stratégie peut vous sembler paradoxale (puisque l’arbitre fait ce qu’il veut et qu’il a entendu la discussion des 11 myopes), pourtant elle ne l’est pas et en recherchant un peu vous la découvrirez. Plus étonnant, et maintenant on est encore plus proche d’un paradoxe, on demandait aux lecteurs de résoudre un second problème : - Prouvez que si l’un des myopes est en réalité un aveugle alors, cette fois, aucune stratégie convenue à l’avance ne peut fonctionner dans 100 % des cas. Notez bien que, comme précédemment, on ne demande aux joueurs que de s’arranger pour qu’au moins l’un d’eux devine correctement la couleur du chapeau qu’il porte. Solution Merci aux lecteurs qui m’ont fait parvenir leurs réponses. Ce sont dans l’ordre Virginie Delsart, Nicolas Vaneecloo, Thomas Delclite, Jef Van Staeyen, Clément Théry, Ronan Taillandier, Eudes Jouët-Pastré et Karim Bouasla. 6
Une stratégie gagnante à tous coups pour l’équipe de myopes est la suivante. Le premier myope (ou l’un des myopes choisi une fois pour toutes) indique la couleur qu’il voit devant lui. Les autres indiquent la couleur inverse de celle qu’ils voient devant eux. De deux choses l’une : (a) Tous les chapeaux ont la même couleur. Dans ce cas, le premier myope a deviné la couleur de son chapeau. (b) Les couleurs ne sont pas toutes identiques. Dans ce cas, il existe au moins deux myopes qui ont devant eux un chapeau différent du leur, l’un au moins n’est pas le premier myope et donc devine la couleur de son chapeau. Notez que cette stratégie fonctionne avec un nombre pair ou impair de joueurs. Pour le second problème, on peut, sans perte de généralité, supposer que le cercle des onze joueurs est composé : de l’aveugle, du myope 1 qui voit le chapeau de l’aveugle, du myope 2 qui voit le chapeau du myope 1, du myope 3 qui voit le chapeau du myope 2, ..., du myope 10 qui voit le chapeau du myope 9. Une stratégie qui ne fait pas intervenir le hasard (on se limite à ce type de stratégies dans un premier temps) est une règle qui, en fonction de ce que voit un joueur, décide ce qu’il doit répondre. Une stratégie s’exprime donc sous la forme d’une série de consignes de genre : - L’aveugle propose rouge ; - Le myope 1 propose rouge s’il voit un chapeau noir et noir s’il voit un chapeau rouge ; - Le myope 2 propose noir s’il voit un chapeau noir et noir s’il voit un chapeau rouge. - etc. - Le myope 10 propose rouge s’il voit un chapeau noir et noir s’il voit un chapeau rouge. Au total, il y a 21 éléments de consigne (écrits en italique dans l’exemple) pour définir une stratégie, ce qui signifie qu’il y a 221 stratégies différentes possibles. Imaginons qu’une telle stratégie est fixée. La réponse de l’aveugle est fixée. On ne considérera, pour la suite du raisonnement, que des distributions de chapeaux qui comporteront pour lui un chapeau de la mauvaise couleur (si la stratégie retenue lui commande, par exemple, de dire rouge, toutes les distributions de la suite du raisonnement lui attribueront un chapeau noir).
paradoxes / LNA#54
Si la réponse du myope 1 (celui qui voit le chapeau de l’aveugle) est rouge pour la couleur que nous venons de fixer pour l’aveugle, nous n’envisagerons, pour la suite, que des distributions de couleurs où le chapeau du myope 1 est noir, et inversement. Il en résulte que, pour toutes les distributions de chapeaux que nous envisagerons par la suite, l’aveugle et le myope 1 se tromperont. Si la réponse du myope 2 est rouge pour la couleur que nous venons de fixer pour le myope 1, nous n’envisagerons, pour la suite, que des distributions de couleurs où le chapeau du myope 2 est noir, et inversement. Il en résulte que, pour toutes les distributions de chapeaux que nous envisagerons pour la suite, l’aveugle, le myope 1 et le myope 2 seront dans l’erreur. On continue de la même façon construisant ainsi, petit à petit, une distribution de chapeaux qui met l’aveugle et les 10 myopes en défaut. Cette distribution qui existe donc, quelle que soit la stratégie convenue à l’avance par les 10 myopes et l’aveugle, montre qu’aucune stratégie ne réussit à garantir au moins une réponse juste pour chaque distribution possible. En conséquence, si l’arbitre les a espionnés, il est certain de pouvoir les faire perdre. Dans le cas où il ne les a pas espionnés et où il pose les chapeaux au hasard, il a au moins une chance sur 211 de les faire perdre. Le raisonnement précédent suppose que les joueurs ne jouent pas au hasard, autrement dit que la stratégie est déterministe. Si elle ne l’était pas (c’est-à-dire si elle est probabiliste) et qu’elle était gagnante dans 100 % des cas, alors, en retenant, face à une distribution donnée, l’une des réponses possibles de la stratégie, on en tirerait une stratégie déterministe gagnante dans 100 % des cas. Comme de telles stratégies n’existent pas d’après la première partie du raisonnement, on en déduit que, même utilisant le hasard, aucune stratégie de jeux (déterministe ou probabiliste) ne gagne dans 100 % des cas. NOUVEAU PARADOXE : LES DEUX PAIRES DE CHAUSSETTES Il fait froid, Lucien a décidé de mettre deux paires de chaussettes (l’une est rouge et l’autre est noire). Lucien sait qu’elles sont rangées dans son tiroir qui ne contient rien d’autre. Il fait nuit et, pour ne pas déranger, il n’allume pas la lumière. Il met ses chaussettes au hasard. Lucien n’aura pas à les enlever et à les remettre une seconde fois dans la cuisine si chaque pied porte deux chaussettes différentes dans le même ordre, par exemple une rouge en dessous et une noire au-dessus à chaque pied.
Lucien se demande quelle est la probabilité pour qu’il réussisse du premier coup à mettre ses 4 chaussettes d’une façon convenable ? Raisonnement 1 Lucien prend une chaussette au hasard, il la met à son pied droit. Il en prend une seconde, il la met à son pied droit par-dessus la première. Tout sera correct à cet instant si la seconde chaussette – prise parmi trois – n’est pas la jumelle de celle mise en premier. Cela se produira deux fois sur trois (car la chaussette jumelle de celle déjà enfilée est l’une des trois qui restent). Ensuite, il met à son pied gauche une troisième chaussette (prise parmi deux différentes). Elle doit être la jumelle de celle mise en premier à droite, cela se produira une fois sur deux. La dernière sera alors nécessairement convenable. En tout, la probabilité de réussir est donc P = 2/3 x 1/2 = 1/3. Raisonnement 2 Lucien prend deux chaussettes au hasard et les met à son pied droit. Il faut qu’elles soient différentes. Les choix possibles sont rouge-rouge, noire-noire, rouge-noire, noire-rouge. Lucien a donc une chance sur deux de mettre ses deux chaussettes sans s’engager vers une configuration insatisfaisante. Ensuite, il doit mettre les deux autres chaussettes (qui sont de couleurs différentes) dans le bon ordre, et cela donnera quelque chose de convenable une fois sur deux. Lucien réussira donc une fois sur quatre : P = 1/4 Raisonnement 3 Lucien prend deux chaussettes au hasard et en met une à droite, l’autre à gauche. Pour que cela ne l’engage pas vers une mauvaise configuration, il faut que les deux chaussettes choisies soient de la même couleur. Les possibilités sont rouge-rouge, noire-noire, rouge-noire, noire-rouge. Donc une configuration convenable se produira une fois sur deux. Si c’est le cas, les deux autres chaussettes seront aussi convenablement placées. La probabilité de réussir est donc 1/2 : P = 1/2. Voilà qui est étrange et paradoxal : la probabilité de réussir ne peut pas être à la fois 1/4, 1/3 et 1/2. Quel raisonnement est bon ? Expliquez alors pourquoi les deux autres sont faux. Autre possibilité : ils sont tous bons, car la probabilité de réussir dépend de la procédure qu’on utilise et la conclusion doit donc être qu’il faut utiliser la troisième méthode puisqu’elle me donne une chance sur deux de réussir ce qui est le mieux. 7
LNA#54 / mémoires de sciences : rubrique dirigée par Rémi Franckowiak et Bernard Maitte
Comment écrire l’histoire d’un problème mathématique ?
Résurgences du passé dans le présent : systèmes intégrables dynamique complexe Par Anne-Marie MARMIER Maître de conférences honoraire de mathématiques à l’Université Lille 1 Le grand récit historique du développement des mathématiques est comme un vaste palais toujours en construction et toujours en travaux ; des salles s’offrent à la découverte, d’autres déjà équipées sont régulièrement repensées et de nouveaux objets sont alors mis à jour derrière les drapés d’idéologies ou d’interprétations précédentes. Le plan n’est pas posé a priori. Le plus souvent, le discours s’organise suivant le temps et l’espace, il rend compte des traces retrouvées et passe toujours par faire voir ou raconter ce qui est lu dans les documents. Mais l’histoire ne peut se suffire d’être un récit, elle ne se réduit pas à une chronologie passive et à l’exhibition cumulative de propositions mathématiques, elle vise à une intelligibilité ; œuvre de connaissance, elle cherche à offrir quelque sens au lecteur. Alors le récit déplie, explicite, explique, s’organise en « intrigue », selon le terme de Paul Veyne 1. Simplifions la complexité : en fait, deux réseaux d’intrigues se déploient, celui qui porte les résultats mathématiques que les documents conservés attestent et dont la liste peut être faite (manuscrits, notes ou articles parus dans des revues, livres édités, correspondances), et celui des acteurs avec des personnalités, des intentions, des libertés et des hasards dont « la conduite se détache sur fond de normalité et de quotidienneté d’une époque » 2. L’un ne peut exister sans l’autre, ils sont accrochés l’un à l’autre en des nœuds dont les plus solides sont désignés comme « Théorème de Untel » avec dates, souvent seuls signes dans l’enseignement que les mathématiques sont œuvre humaine avec une histoire. Le travail d’analyse et d’explication consiste alors le plus souvent à remplir les trous de cette connaissance lacunaire en proposant des relations causales (avérées par les textes ou hypothétiques), en montrant comment à l’intérieur de la discipline se transforment les pratiques pour façonner de nouveaux objets ou concepts. Mais l’histoire est inséparable de l’historien. Il y a d’abord le choix du sujet, la manière dont on le délimite, on l’oriente, dont on en présente la compréhension. Dans cet effort de connaissance s’articulent ouverture à autrui et détachement. Un travail est nécessaire car l’intervalle de temps qui sépare de l’objet passé (textes anciens ou actions) n’est pas vide, les événements étudiés ont porté des fruits, ont eu des conséquences et la connaissance qu’on en a ne peut être coupée de
tous ces effets. D’autre part, « la connaissance d’autrui est médiate, inférée des comportements et expressions de notre prochain, compte tenu de l’expérience que nous avons de nous-mêmes et de la société où nous vivons » 3. En écho à ces remarques viennent des propos d’Henri-Irénée Marrou sur le travail de l’historien : « un progrès non pas linéaire (ce qui serait d’un optimiste naïf), ni pendulaire (ce qui justifierait l’inquiétude du pessimiste), mais bien hélicoïdal – et nous avons choisi de préciser qu’il décrit une hélice conique, s’élargissant à chaque spire autant qu’elle progresse en profondeur », sur sa personnalité : « le meilleur historien […] est l’homme qui par sa structure mentale sera le mieux accordé à résonner harmoniquement, à faire écho, à percevoir la gamme de longueurs d’onde, spécifique de son objet » 4. Quand ce travail d’historien ou d’historienne des mathématiques est fait par quelqu’un qui crée des mathématiques et les pratique, l’objet passé est doublement saisi car il intéresse aussi, et peut-être d’abord, pour son contenu scientifique qui peut venir féconder des recherches en cours ou offrir une profondeur à des idées actuelles. Comment écrire alors l’histoire d’un problème avec rigueur et sans confusion ? Michèle Audin, mathématicienne, a pris le risque et se cherche une méthode ; récemment, elle a offert à un large public deux ouvrages dont la construction et les contenus mathématique et humain illustrent les facettes multiples de ce travail, sans clivage et sans mélanger les genres. Deux récits historiques et mathématiques, aux écritures différentes mais où la conteuse ne se dérobe pas. Souvenirs sur Sofia Kovalevskaya 5 est l’histoire d’une rencontre entre deux femmes, mathématiciennes et engagées dans leur temps. C’est aussi un travail de mémoire toujours rigoureusement porté par des documents originaux, textes autobiographiques et correspondances.
Paul Veyne, op. cit.
3
Henri-Irénée Marrou, De la connaissance historique, éd. du Seuil, Paris, 1957 (rééd. 1975). 4
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1
Paul Veyne, Comment on écrit l’ histoire, éd. du Seuil, Paris, 1978.
2
Paul Veyne, op. cit.
Michèle Audin, Souvenirs sur Sofia Kovalevskaya, éd. Calvage et Mounet, Paris, 2008.
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mémoires de sciences : rubrique dirigée par Rémi Franckowiak et Bernard Maitte / LNA#54
Le déroulement du récit n’obéit pas vraiment à un ordre chronologique linéaire ; les séquences offrent chacune un point de vue particulier sur la personnalité de Sofia Kovalevskaya et un événement de sa vie ; mais elles ne sont pas indépendantes, elles dialoguent et, au fil de la lecture, les thèmes s’élargissent et s’approfondissent. L’ouverture introduit les thèmes : dates de la vie de Sophie et, en parallèle, des repères de l’histoire politique, culturelle et scientif ique des pays européens qu’elle a traversés ; des « histoires » nous font plonger dans les événements et tracent les traits de sa personnalité. Apparaissent ainsi les contraintes et interdictions pesant sur Sophie et les femmes qui lui sont proches. Éternelle mineure, sans liberté de mouvement sauf à être mariée, sans accès possible à l’université, le veuvage est à peu près la seule façon pour une femme d’être majeure et respectable, et aussi libre qu’une femme peut l’être ; c’est ce qui se passera pour elle.
une variable complexe) et se demande pour quelles autres formes de solides les solutions peuvent être de ce type. Elle montre alors que le mouvement ne peut être complètement décrit par des formules que dans les deux cas déjà traités et un troisième cas, celui d’un solide avec un axe de révolution orthogonal à la droite joignant le centre de gravité et le point fixe, ce solide va s’appeler « toupie de Kowalevski ». Le récit s’organise alors sur deux niveaux, des commentaires d’époque certes, mais c’est la mathématicienne qui fait comprendre. Qu’entendre par faire comprendre ? Avoir le souci de transmettre à des non-experts ce qui, d’une aventure intellectuelle particulière, peut être perçu dans sa généralité, tout en faisant l’impasse sur des technicités par ailleurs admirables : dessiner, expliquer, simplifier pour donner à voir les formes de pensée, trouver chez l’autre, le lecteur, le point de résonance qui va lui permettre de partager quelque chose des aspects de la pratique mathématique.
À partir de ses propres questions de recherche sur l’intégrabilité des sysLe cœur du récit concerne les mathématèmes différentiels, elle a rencontré tiques et explique des mathématiques : le cas de la toupie de Kowalevski et, Sofia Kovalevskaya - août 1895 la thèse de Sophie d ’abord (1874), de là, elle a rencontré Sofia Kovalevsdirigée par Karl Weierstrass, puis les kaya. Elle explique donc en projetant articles sur le mouvement d’un solide autour d’un point fixe son expérience de mathématicienne, celle-ci lui perqui lui vaudront le prix Bordin de l’Académie des Sciences met d’argumenter et de démontrer avec soin en quoi de Paris (1888). ce travail est remarquable et novateur : il fait avancer un problème sur lequel d’autres ont travaillé, il en proLe théorème démontré dans la thèse, dit « théorème de pose une approche nouvelle qui conduit à appliquer des Cauchy-Kovalevskaya », généralise un résultat de Cauchy, il techniques nouvelles, il fait émerger de nouveaux proaffirme l’existence, sous certaines conditions, d’une solution blèmes, dont on recommence à parler près d’un siècle analytique locale unique pour une équation aux dérivées après. Des mémoires du prix Bordin à la connaissance partielles analytiques, et donne un contre-exemple montrant actuelle des différentes notions d’intégrabilité, cette l’optimalité de ces conditions qui surprend Weierstrass. histoire permet aussi de souligner, en passant, deux inLe problème du mouvement d’un solide pesant avec un variants dans l’exercice des mathématiques : étudier une point fixe est ancien, il traîne depuis le XVIIIème siècle. situation au miroir d’une autre (ici, examiner la possiIl s’agit de décrire explicitement le mouvement à l’aide de bilité pour un système différentiel d’être complètement fonctions ; Euler l’a résolu dans le cas où le centre de graintégrable à travers le groupe de Galois différentiel d’un vité du solide coïncide avec le point fixe, Lagrange dans le système linéaire associé), voir l’événement auquel on cas où la droite qui joint le centre de gravité au point fixe s’intéresse comme la trace d’une situation plus simple est axe de révolution du solide, le cas d’une toupie. Sophie en dimension supérieure (ici « la toupie de Kowalevski » remarque que, dans ces deux cas, les solutions sont des est la manifestation dans notre dimension 3 d’espace fonctions méromorphes du temps (considéré alors comme d’une famille de « toupies » qui apparaissent de façon 9
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parfaitement naturelle en dimensions plus grandes, au cœur même des relations entre intégrabilité et algèbres de Lie affines » 6 ). Mais les mathématiques font partie de la vie et s’inscrivent dans une société, le récit montre comment était organisée et travaillait l’élite de la communauté mathématique de l’Europe occidentale au sein de laquelle Sophie a pu faire carrière, soutenue par ses amis Weierstrass et Mittag-Leffler, en surmontant difficultés et obstacles. À travers les documents d’époque est mise au jour la misogynie qui s’est exercée contre elle au-delà du strict cadre institutionnel : jugements condescendants sur son travail, manœuvres pour l’empêcher de recevoir des distinctions, accusations entretenues de dépendance scientifique vis-à-vis de Weierstrass, remarques désobligeantes sur son style de vie, rumeurs sur des erreurs qu’elle aurait commises dans son travail et, au final, refoulement de ce qu’elle a pu apporter. Sophie Kovalevskaya était internationalement connue et avait une excellente réputation scientifique à l’époque, ce n’est plus tout à fait le cas aujourd’hui. Un roman s’est construit sur son histoire pour en faire un personnage en phase avec l’idée conventionnelle de la féminité. Fatou, Julia, Montel, le grand prix des sciences mathématiques de 1918 et après… 7 a une structure moins déconcertante et l’empathie est moins forte avec le personnage un peu oublié de Fatou. Mais, le choix est ici encore de faire reconnaître l’importance des travaux de Fatou et sa modernité dans son époque, d’expliquer pourquoi il est cependant mal connu et comment cette méconnaissance puise dans sa personnalité et dans l’histoire événementielle, celle de la guerre de 1914-1918, véritable tuerie dans laquelle les jeunes intellectuels français de l’ENS ont payé un particulièrement lourd tribut. Le récit est une histoire d’hommes, il suit un ordre à peu près chronologique, celui des documents sortis des comptes rendus de séances de l’Académie des sciences, des mémoires publiés, des correspondances. L’ouverture présente les thèmes en 1915, le problème et les personnages, mais c’est la guerre qui sonne le glas, une génération de mathématiciens a été sacrifiée et décimée. Pierre Fatou, 32 ans en 1914, de santé fragile, n’a pas été mobilisé ; Gaston Julia, brillant norma6
Michèle Audin, op.cit.
Michèle Audin, Fatou, Julia, Montel, le grand prix des sciences mathématiques de 1918, et après…, éd. Springer, Berlin, 2009.
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lien, gravement blessé en janvier 1915 quelques mois après être parti au front, renaît à la vie dans les souffrances d’une hospitalisation au Val de Grâce en travaillant les mathématiques ; « gueule cassée », il portera toute sa vie un masque de cuir. Hadamard, Jordan, Borel, Picard ont perdu des fils dans la tourmente et celui-là qui est revenu sera leur gage de renouvellement possible, ils soutiendront sa carrière. L’itération des fractions rationnelles dans le domaine réel est une question ancienne, liée à la résolution approchée des équations algébriques par la méthode de Newton. Dans les dernières années du XIXème siècle, l’extension de cette méthode au domaine complexe a été étudiée d’un point de vue local. Les travaux de Gabriel Koenigs ont conduit à la notion de points d’attraction : si est un point fixe de la fonction, sous certaines conditions, les transformés successifs d’un point z pris au voisinage de tendent vers . De nombreux problèmes se posent alors : les points attractifs sont-ils en nombre limité, quel est le domaine d’attraction de l’un d’eux, quelle division du plan est ainsi associée à une fonction donnée ? La note de Fatou de 1906 est une première tentative pour une étude globale, il y montre en gros que les itérées d’une fraction rationnelle avec un unique point fixe convergent vers ce point sauf sur un ensemble totalement discontinu et parfait ; dans les autres cas, les lignes qui séparent les domaines de convergence ne sont pas, en général, analytiques. C’est la première fois que cette question rencontre « la théorie des ensembles de points » (devenue la topologie générale). En décembre 1915, l’Académie des sciences met au concours, pour l’année 1918, l’étude de la suite des puissances d’une même substitution, en fonction du choix d’un élément initial. Fatou et Julia, jeunes mathématiciens bénéficiant, par leurs études à l’ENS, d’un corpus de connaissances commun, travaillent indépendamment le sujet du concours. Le récit suit le rythme des notes de Fatou présentées en séance à l’Académie et celui des plis cachetés déposés par Julia. Ce dernier apporte, le 24 décembre 1917, son manuscrit concourant pour le grand prix et demande par lettre l’ouverture de ses plis affirmant, avec une certaine arrogance, qu’ils contiennent les résultats annoncés par Fatou dans sa dernière note, assertion que l’Académie juge fondée. Fatou ne concourt pas, laissant la place libre à Julia, tout en continuant à travailler la question et à publier. Mais, si le problème de l’itération est au cœur des mathématiques du récit, il ne s’agit pas d’une histoire de ce
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problème ; il suffit, pour le voir, de le comparer avec le texte de D.S Alexander 8 par exemple. Il ne s’agit pas non plus d’une lecture mathématicienne des articles qui éclairent les résultats nouveaux en remettant en place les filiations depuis Fatou et Julia 9.
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L’explication mathématique des mémoires de l’un et de l’autre fait comprendre comment deux mathématiciens, au sein d’une communauté, aboutissent indépendamment sur un même problème à des résultats analogues avec des styles mathématiques différents (Julia dans l’analyse complexe « à la Picard », Fatou, de par la théorie de la mesure, plus ouvert à la topologie générale en création). Faire saisir comment ces travaux construisent de nouveaux objets et installent peu à peu un vocabulaire, comment cette recherche, quoique spécialisée, convoque pour avancer d’autres branches des mathématiques. Un des beaux moments de l’intrigue mathématique est certainement la prise en main par l’un et l’autre, sans concertation réciproque, de l’outil
Daniel S. Alexander, A history of complex dynamics from Schröder to Fatou and Julia, Vieweg § Sohn, Braunschweig/Wiesbaden, 1994.
des familles normales de fonctions méromorphes, présenté par Paul Montel dans une note de 1917, ce qui montre à quel point les pratiques sont déterminantes dans le travail mathématique. Après les publications de Fatou et Julia, la théorie des ensembles de Julia s’endort pendant 50 ans environ (Julia n’a pas eu d’élèves intéressés à cette question et Fatou, astronome-adjoint à l’observatoire de Paris, est à l’écart et meurt assez jeune). Elle se trouve réactivée par le travail de B. Mandelbrot sur des phénomènes naturels ou autres qui n’obéissent pas au hasard circonscrit dans la loi des grands nombres. Il présente, en 1980, les aspects fractals d’une itération ; des images d’ensembles de Julia peuvent alors être vues réellement, en rapport avec un nouvel objet, « l’ensemble de Mandelbrot ». Depuis, l’expérimentation mathématique via le support des machines amène à de nouvelles découvertes et beaucoup prospectent la théorie. L’autre partie du récit, inséparable de la première, ni en contrepoint, ni en avant-scène, détachée et présente, dessine les personnalités, les relations humaines à l’intérieur de la communauté mathématique française et le traumatisme de la guerre. Cette tension parcourt la forme chronologique du récit : l’effort de guerre des mathématiciens, l’ambiance patriotique, la propagande, la collaboration coupée pour de longues années avec les mathématiciens allemands, la toute puissance d’Émile Picard, les coteries et les querelles de priorité. Ces deux études de cas dépassent leurs singularités, elles dégagent sur fond d’époque un paysage du monde mathématique et offrent ainsi une sorte de miroir à notre communauté où coexistent réaction et audaces. Elles racontent comment les mathématiques actuelles peuvent se créer sans rien perdre de leurs origines tout en s’en détachant, ouvertes à d’autres transformations, comme va la vie.
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Voir pour cela Paul Blanchard, « Complex analytic dynamics on the Riemann sphere », Bulletin of the AMS, vol 11, 1984 ; ou F. Haeseler et H.O. Peitgen, « Newton’s method and complex dynamical systems », Acta applicandae mathematicae, 13, 1988. 9
1 - The Mandelbrot set and some magnifications. 2 - Four different Julia sets of pc(z) = z 2 + c. Newton’s Method and Complex Dynamical Systems F. Haeseler and H.O. Peitgen Acta Applicandae Mathematicae 13 (1988), 3 58. 3 © 1988 by KluwerAcademic Publishers
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LNA#54 / humeurs
Platon, la philosophie politique et « nous » 1 Par Jean-François REY Professeur de philosophie à l’IUFM de Lille/Université d’Artois 1
De Benny Levy, nous ferons référence à l’ouvrage cité précédemment 2, le plus abouti des réquisitoires contre la vision politique du monde. De son côté, Alain Badiou commente Platon depuis longtemps. Nous nous bornerons ici à l’article « L’emblème démocratique » dans le recueil collectif Démocratie, dans quel état ? 3 .
mocratique. Autrement dit, si les modernes esprits forts dénoncent la théocratie ou le fondamentalisme religieux d’une telle pensée, la réplique sera : votre démocratie dissimule mal votre propre théocratie, oubliée et déniée par vous, mais insistante et, par moments, explicite. C’est le sens de l’opposition virulente à l’ « autre » platonicien : Alain Badiou.
C
Celui-ci s’est engagé dans une longue et intempestive réhabilitation de ce qu’il appelle l’Idée Communiste, du nom Ouvrier, de la nécessaire Organisation. Féroce à l’égard de ceux qui seraient passés de Mao à Moïse, il n’épargne aucun argument pour fustiger ce qu’il apparente à une régression. Ce faisant, il va chercher lui aussi du côté du religieux pour assurer ses propres positions : nommément, et non des moindres, Saint Paul. C’est cette figure tutélaire du converti enthousiaste et infatigable qui conforte Badiou : celui qui annonce qu’il n’y a plus « ni juif ni grec », fondateur en cela d’un universalisme extensif auquel Benny Levy opposait l’universel « intensif » du judaïsme. Paul, celui qui substitue la circoncision du cœur à la circoncision de la chair, qui affranchit les enfants de Dieu du formalisme des rites, est devenu l’archétype du Militant. Autant de majuscules signalent un platonisme conscient et revendiqué, réaliste et débarrassé de tout soupçon d’idéalisme. Alain Badiou annonce pour 2010 sa propre version de la République, démarquée de Platon. Il prend soin de nous en donner un avant-goût. Et ce goût, c’est celui de la haine : « haine de la démocratie » très bien restituée dans le petit livre de Jacques Rancière qui porte ce titre. L’emblème démocratique, souligne Badiou, signale ce que Platon appelait « la cité des pourceaux ». Qu’on en juge : « Le pouvoir de nuisance de l’emblème démocratique est concentré dans le type subjectif qu’il façonne, et dont, pour le dire en un mot, l’égoïsme, le désir de la petite jouissance, est le trait crucial. » 4 Un tel jugement est d’ailleurs partagé par d’autres auteurs non voire anti-platoniciens. Discours réactif, Badiou le reconnaît, qui repose sur deux thèses qu’il attribue à Platon : 1/ Le monde démocratique n’est pas réellement un monde ; 2/ Le sujet démocratique n’est constitué qu’au regard de sa jouissance 5.
omme l’indique le sous-titre de l’ouvrage de Benny Levy, la philosophie politique moderne, qu’elle soit libérale ou critique, doit être disqualifiée. Non seulement parce qu’elle prend la partie pour le tout, mais surtout parce qu’elle oublie l’essentiel et qu’elle détourne l’attention loin du Bien au-delà de l’être qui seul existe, radicalement et absolument. Ce livre fondamental représente l’effort le plus abouti pour évacuer tout pathos lié à la démocratie d’opinion. En ce sens, c’est une œuvre anti-moderne. Son auteur expulse dans une note en bas de page Aristote et Hannah Arendt. Mais, surtout, l’argumentation, toujours rapportée à une connaissance très fine des textes, reprend le procès platonicien fait à la démocratie. Benny Levy n’était pas un « ennemi » de la démocratie, sa morale provisoire était bien démocratique au sens convenu du terme. Il voulait que le regard porte plus loin. Ce faisant, il entamait le procès de l’opinion commune sur la sécularisation du religieux en politique. Sous les pavés démocratiques, la plage théocratique. Ou pour le dire d’un mot : Spinoza n’a pas eu lieu. La vision politique du monde, au sens de Benny Levy, détourne de l’essentiel : avec le Pasteur, nous ne manquerons jamais de rien (Psaume XXIII), nous pouvons donc nous consacrer à l’étude-observance des vieux textes, à l’écart du bruit et de la fureur de la politique ordinaire quotidienne et même parfois de la guerre. Nous sommes là en présence d’une pensée tragique : avec le meurtre du Pasteur, véritable scène primitive, travaillée par Platon, Spinoza ou Freud, est apparue la politique comme sphère autonome de l’agir humain, coupée de la source juive, mais aussi coupée de la source grecque platonicienne ou néoplatonicienne (Plotin, Proclus, Philon). Seule la mauvaise foi interdirait aux modernes de voir la théocratie en filigrane derrière la mince pellicule dé-
1 ème 2 partie : cet article fait suite au texte publié dans le n° 53 des Nouvelles d’Archimède.
Le meurtre du Pasteur, Critique de la vision politique du monde, éd. Grasset/Verdier, Paris, 2002. 2
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La Fabrique éd., 2009.
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Op. cit., p. 17.
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Ibid., p. 19.
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Ces deux thèses, que l’auteur développe, mais que nous ne pouvons qu’évoquer ici, reprennent la critique marxienne de l’équivalence générale des jouissances et des apparences assurée par l’argent. Le monde démocratique n’est que le régime « anarchique » de l’apparaître. Il n’a pas la consistance platonicienne d’un monde. Retenons seulement pour notre propos l’épithète « anarchique » et les parenthèses qui l’encadrent. Si « arché », en grec, désigne un principe, premier, ou encore un commandement, l’an-archique n’est pas l’absence ou le refus des lois (« anomie » conviendrait mieux), mais l’absence ou le refus d’un principe directeur. Loin d’être la propriété exclusive des anarchistes libertaires, l’an-archique se retrouve, avec cette graphie, sous la plume de Levinas, peu suspect, on en conviendra, d’un discours sans « Dieu ni maître ». Un discours plutôt sans arché ni telos, auquel il manque le premier mot et le dernier. Distinguer l’arché comme origine dont on ne peut ni s’autoriser ni s’emparer de l’arché comme commandement. Or, il y a deux commandements : le « commandement raisonnable du chef philosophe » et le commandement du tyran 6. Platon a fait lui-même l’expérience périlleuse de vouloir recouvrir de son commandement de philosophe, de son autorité, le commandement du tyran Denys. Tout philosophe digne de ce nom doit, un jour ou l’autre, résister à une double tyrannie : celle du Prince, et a fortiori du tyran, et celle de l’opinion. En attribuant à la démocratie un penchant « anarchique », induisant un asservissement à l’opinion, au frivole et à l’illusion d’une perpétuelle jeunesse, Badiou fait un mauvais procès à la démocratie. Car il n’est pas rassurant de se représenter de quelle arché son discours s’autorise. Et, à tout prendre, on voudrait bien abandonner la vision politique du monde plutôt que se retrouver à nouveau sous un régime post-démocratique qui a déjà fait la preuve, dans le passé, qu’il réalisait la fin du politique sous l’injonction de croire que tout est politique. Refuser une telle perspective ne revient pas à accepter sans réserve le discours libéral au sens qu’on lui prête aujourd’hui. On comprend aisément que celui-ci ne soulève pas l’enthousiasme. Il faut donc continuer l’invention démocratique, renouer avec ce qu’elle a de « sauvage », d’intempestif. Il faut travailler à lui trouver une philosophie (et non une théorie), que celle-ci soit l’œuvre de penseurs spéculatifs, d’écrivains politiques ou de poètes.
E. Levinas, Liberté et commandement, éd. Fata Morgana, p. 31.
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LNA#54 / repenser la politique
La boîte de Pandore Par Alain CAMBIER Docteur en philosophie, professeur en classes préparatoires, Faidherbe - Lille En ces temps de crise socio-économique et de risques écologiques, un observateur étranger serait très surpris de constater qu’en France les autorités les plus hautes ont mis au premier plan la question de l’identité nationale. Préfectures et sous-préfectures ont été sommées de mobiliser les forces vives de la nation pour réaffirmer « la fierté d’être français ». Un tel débat, organisé artificiellement d’en haut, a pourtant été considéré – même par Martin Hirsch – comme « une opération 100 % politique ». Il ne peut que susciter une grave inquiétude puisqu’il agite des thèmes idéologiques propices au développement de l’intolérance.
À
l’issue de la présidentielle de 2007, tous les républicains ont pensé pouvoir se réjouir de la transformation apparente du paysage politique français : le parti extrémiste, qui s’était retrouvé au second tour de la présidentielle de 2002, voyait alors son électorat laminé. Depuis, le doute a surgi : alors que, sous la Vème République, la droite républicaine française – avec de Gaulle – s’était imposée en se démarquant de l’extrême droite nationaliste, elle donne maintenant l’impression fâcheuse d’avoir repris sans vergogne certaines de ses marottes. Ainsi, des thèses qu’au moins la prudence politique interdisait d’alimenter sont désormais jetées en pâture, de manière irresponsable. Un ministère illégitime dans une démocratie libérale 1
Déjà, certains slogans de campagne étaient apparus en 2007 éminemment troublants comme « La France, tu l’aimes ou tu la quittes ! ». Cette façon d’ériger un devoir d’amour ne peut que conduire à l’aveuglement du chauvinisme. Les Français ont droit aussi de passer au crible leur propre histoire passée et présente. Seuls les États totalitaires rendent obligatoire l’amour de la patrie. Des Français courageux ont justement préféré quitter leur pays à un moment donné pour mieux rester fidèles aux valeurs fondamentales, plutôt que de se compromettre en restant dans l’hexagone. Victor Hugo n’avait-t-il pas dû s’exiler à Jersey, pendant de nombreuses années, pour exprimer son désaccord total avec le second Empire ? N’est-ce pas en s’expatriant à Londres que de Gaulle a relevé le défi de la Résistance, alors que l’État français pactisait avec l’ennemi ? En mai 2007, la création d’un ministère de l’identité nationale a confirmé les craintes : « Savoir qui l’on est, c’est aussi comprendre où l’on va », claironnait le premier titulaire de ce Ce n’est pas la légitimité d’un ministère de l’immigration qui est ici en question mais la conjonction avec l’expression « identité nationale ».
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ministère créé ad hoc pour fidéliser l’électorat le plus xénophobe. Prétendre saisir le « qui » d’un « on » anonyme, pronom indéfini, relève déjà d’une contradiction dans les termes. Vouloir définir la substance d’un pays revient souvent à présenter les préjugés les plus simplistes comme des évidences 2. Mais, surtout, faire relever l’identité nationale d’un ministère consiste à la réduire à un objet d’administration, comme si l’esprit d’une nation pouvait être soumis à une normalisation bureaucratique. En favorisant sur un site officiel le retour du refoulé raciste et en préconisant des mesures administratives de plus en plus restrictives, le nouveau titulaire de ce ministère joue les Pandore, laissant se répandre le remugle de vieux démons nationalistes malsains. La question sulfureuse de l’identité nationale Lors de la montée du Front National, les sophismes à propos de l’identité nationale 3 avaient déjà été pointés, mais il est stupéfiant de les voir relayés aujourd’hui par un pouvoir dûment en place. La nation est une notion très ambiguë qui renvoie étymologiquement à celles de naissance et de nature : dans ce cas, elle ne peut qu’induire un nationalisme obscurantiste de l’hérédité. Pourtant, les sciences du vivant ont montré que l’unité d’un organisme est due à une synthèse d’identité et d’altérité, qu’elle se caractérise avant tout par sa plasticité et son ouverture aux expériences nouvelles. Le décalage entre le génotype et le phénotype – voire les phénomènes de phénocopie – révèlent des capacités insoupçonnées d’adaptation et d’évolution qui sont la caractéristique de la vie biologique. Loin d’être rigoureusement préformée, l’identité du vivant relève donc d’une épigenèse. Comme l’avait souligné Georges Canguilhem, l’être vivant biologique est toujours le fruit d’une « improvisation » et son identité demeure en devenir 4. A fortiori, la question de l’identité des êtres conscients et réfléchis apparaît encore plus paradoxale. L’identité personnelle comme ipséité – celle d’un soi réfléchi – est étrangère à un éventuel noyau permanent de personnalité : elle est faite de discordances et de concordances et se présente toujours sous la forme d’un défi sans cesse à relancer. Alors que l’Autre peut sembler le contraire d’une identité considérée comme immédiate et non réfléchie, l’altérité se révèle au cœur même 2
Du genre : « La France est-elle le pays du vin ou du fromage ? » (Sic !).
Ils remontent à loin, comme Maurice Barrès qui affirmait : « Dreyfus est coupable, je le déduis de sa race ! ».
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Georges Canguilhem, La Connaissance de la vie, éd. Vrin, 1965, p. 118. À ce propos, François Jacob parlera de « jeu des possibles ».
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repenser la politique / LNA#54
de l’ipséité dont elle assure la tension dynamique 5. Quant à l’idée de l’identité d’une nation entière, elle relève plutôt de celle des êtres de fiction et vouloir contrôler l’imaginaire apparaît comme une entreprise de manipulation idéologique. Au nationalisme ethnique, on oppose volontiers le nationalisme électif de Renan 6, fondé sur l’adhésion volontaire à l’héritage de valeurs culturelles partagées. Mais il ne faudrait pas transformer celles-ci en des dogmes figés. Seul l’esprit critique peut garantir la vie de ces valeurs et les empêcher de se constituer en patrimoine sclérosé. Comme le dit Tzvetan Todorov, « Il n’existe pas de culture française unique et homogène, mais un ensemble de traditions diverses, voire contradictoires, en état de transformation permanente, dont la hiérarchie varie et continuera de le faire » 7. Qui peut ignorer que la référence à de prétendues valeurs françaises éternisées revient à nier la dynamique de notre histoire ? Tout attachement à un pays exige une capacité de distanciation qui est le propre des êtres conscients et libres. Derrière l’agitation, une politique d’inspiration « schmittienne » ? On a souligné le style vibrionnant de la pratique politique actuelle du pouvoir qui revendique sans complexe un activisme incessant. À force, la tentation est grande de faire croire que l’exception puisse devenir la règle. Le décisionnisme politique exacerbé semble directement inspiré de Carl Schmitt : chez lui, il s’articule sur une théorie agressive de la souveraineté absolue, sur la désignation nécessaire d’un ennemi providentiel et le recours à une conception intégrative de la représentation visant un idéal de similarité entre les citoyens 8. Pour justifier un interventionnisme tous azimuts, il faut nécessairement entretenir l’idée que nous serions constamment en situations d’urgence, voire les fabriquer... Dans la course impatiente à forger des situations exceptionnelles, agiter la figure d’un ennemi intérieur potentiel apparaît comme un ultime moyen pour manipuler l’opinion publique. Mais il est contraire à 5
Cf. Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, éd. du Seuil, 1990.
Cf. sa conférence à la Sorbonne du 11 mars 1882 sur le thème : « Qu’est-ce qu’une nation ? ».
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Tzvetan Todorov, La Peur des barbares, éd. Laffont, 2008, p. 121. Cf. également son article dans Le Monde du 15 novembre 2009 : Menaces sur la démocratie.
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8 « Est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle », Carl Schmitt, Théologie politique, éd. Gallimard, 1984, p. 15. Sur ces différents thèmes, cf. également La Notion de politique et Théorie de la constitution, chap. 16, § 2. Rappelons que le décisionnisme politique de Carl Schmitt l’a conduit à épouser les thèses de Hitler et du national-socialisme à partir de 1933 (cf. État, mouvement, peuple, éd. Kimé, 1997).
la république de distiller des idées qui visent à stigmatiser certaines catégories de la population française – hier, les juifs, aujourd’hui la population d’origine immigrée, de confession musulmane – et d’entretenir insidieusement le soupçon sur elles 9. Activer les tensions entre les Français, rechercher des boucs émissaires, favoriser la haine de l’autre revient à jouer avec le feu. Il s’agit d’une stratégie de la provocation dont les effets peuvent être totalement incontrôlés. Toute notre histoire montre que permettre l’altruicide moral ou juridique ne peut conduire qu’au suicide de la politique, voire à la violence nihiliste de la guerre civile. Faire croire que la relation avec les banlieues doive nécessairement relever de l’affrontement revient à instiller l’idée que la politique extérieure de la France en Afghanistan commencerait déjà ici 10. L’agitation incroyablement disproportionnée sur la burqa – vêtement traditionnel largement répandu à Kaboul, phénomène extrêmement marginal en France – témoigne de cette volonté d’amalgame sur un ennemi intérieur potentiel. Une telle politique ne peut conduire qu’à une conception de plus en plus étriquée de la nation. Comme l’avait souligné Lévi-Strauss, le barbare est l’homme qui veut voir dans les autres des barbares 11. Mais, à l’époque de la globalisation, du développement des organisations supra-nationales et des échanges interculturels, cette dérive « schmittienne » de la politique apparaît nécessairement synonyme de régression des mentalités. Au fond de cette nouvelle boîte de Pandore ne peut se trouver l’espérance, mais toujours la lie extrémiste et vindicative… L’identité nationale n’est pas l’affaire de l’État, parce qu’elle ne se réduit pas à l’identité civique. Elle relève avant tout de la société civile, de sa pluralité et de son devenir incessant. Elle se nourrit désormais des échanges économiques et socioculturels avec toutes les autres nations. Elle s’invente au jour le jour et sa grandeur est proportionnée à son ouverture d’esprit. Car nos valeurs ne peuvent être respectables que si elles s’avèrent potentiellement universelles. Le cosmopolitisme n’est pas incompatible avec le nationalisme, puisque les valeurs qui servent de repères aux êtres humains sont nécessairement universelles sur le fond. C’est le rôle des institutions républicaines d’ouvrir un peuple aux valeurs universelles plutôt que de l’inciter à se recroqueviller sur des peurs irrationnelles. Cf. l’appel mis en ligne le 7 janvier 2010 contre le ministère de l’identité nationale : www.pourlasuppressionduministeredelidentitenationale.org ; cf. également l’appel contre l’indignité lancé le 14 janvier 2010 : contrelindignité@gmail.com
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Cf. l’entretien d’Emmanuel Todd au journal Le Monde du 27-12-2009.
11 Cf. Lévi-Strauss, Race et histoire, Todorov approfondit une thèse voisine dans La Peur des barbares.
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LNA#54 / jeux littéraires
Page 27 des précédentes Nouvelles d’Archimède, Jean-Paul Delahaye rapporte qu’Henri Poincaré dut rembourser l’impression d’un mémoire fautif. On sait que l’activité oulipienne assigne à la littérature une rigueur toute mathématique. Or, un peu plus loin dans le même numéro 53, ce n’est plus un mathématicien mais moi qui, çà et là, ai mal traduit Baudelaire et Mallarmé. Par chance, on ne m’a facturé ni le hiatus ni les répétitions ! Et puis, ressource qui manquait aux contemporains de Poincaré, le site de notre revue affiche une version électronique corrigée de la chronique archimédoulipienne…
ÉCOUTEZ LE DOUX LIPOGRAMME…
par Robert Rapilly http://robert.rapilly.free.fr/
Solution du jeu « L’A ria du limaçon » L’abscons, l’abstrus, l’obscur poème commençait par : Amorti monacal et s’achevait en : Lacan omit Roma Félicitons Caroline Lousier, Ella Dhériyde et Jean-Pierre Liégeois : ils ont vu que ce sonnet lipogramme était aussi palindrome. Bravo surtout à Jean-Louis Nicolas, déjà connu pour ses travaux sur la théorie a na ly tique et a lgorit hmique des nombres, mais aussi plume affûtée ; voici quatre vers de Baudelaire qu’il nous a traduits : Cependant qu’en un jeu plein de sales parfums, Héritage fatal d’une vieille hydropique, Le beau valet de cœur et la dame de pique Causent sinistrement de leurs amours défunts.
Dans un amas plaisant qui puait son parfum, Acquis fatal par don d’un si maladif mac, Oh ! joli roi cordial, oh ! la signora black, Pour nos amours, dit-il, apparaît un mot : fin.
2010, UN PRINTEMPS CYCLOULIPIEN avec www.entorse.org Beaucoup de manifestations et rencontres oulipiennes s’annoncent dans la région lilloise et ailleurs ! Notez ces quelques temps forts, et participez dès maintenant aux 200 réécritures de « Besoin de vélo » sur www.zazipo.net ! - Vendredi 14 mai à 19h : Marcel Bénabou lira et dédicacera à La Colombe d’Argent, librairie au 34, rue des Bouchers à Lille. - Samedi 15 mai : journée Georges Perec à Lille III ; puis lecture publique à 18h au Quadrige Bar près de l’Opéra de Lille. - Vendredi 28 mai à 20h : « Besoin de vélo » par Paul Fournel de l’Oulipo, dans le cadre du « Cabaret sous EPO », Maison Folie de Wazemmes (Quinzaine de l’Entorse). Choix cornéloulipien : le même jour à 20h30, la Maison Folie Beaulieu à Lomme propose « Annette entre deux pays » de Jacques Jouet par la compagnie L'Amour au Travail ! - Samedi 29 mai de 14h à 17h : atelier d'écriture cyclopoétique avec Paul Fournel, Maison Folie de Wazemmes. - Samedi 5 juin 19h30 : enregistrement public par France-Culture des Papous dans la Tête, au Prato, théâtre international de quartier de Lille Moulins. Réservations au 03 20 52 71 24 (spectacle gratuit). - Samedi 5 et dimanche 6 juin de 12h à 18h : Fête du vélo, animations et ateliers d’écriture à la Gare Lille Saint-Sauveur (Quinzaine de l’Entorse). Retrouvez le détail des informations sur le site de Zazie Mode d’Emploi www.zazipo.net co-organisatrice de ces manifestations. Et si des vacances oulipiennes vous tentent, www.pirouesie.net vous dira tout de Pirouésie, festival oulipien du 19 au 23 juillet dans la Manche. (c)ISHAM : Quinzaine de l’Entorse
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jeux littéraires / LNA#54
L' idée fixe du savant Cosinus par Christophe
Verlaine au café Procope
Puisque nos lecteurs se disent intéressés aux traductions lipogrammes de classiques, comme celles de Georges Perec dans « La Disparition », examinons un texte singulier : « Écoutez la chanson bien douce », où Paul Verlaine déroge à la sacro-sainte règle d’alternance. L’aménité supposée de rimes toutes féminines ne suffira au pardon d’une épouse courroucée. À nous cependant le bénéfice de sept strophes inestimables qui - on l’espère - supporteront d’être réécrites.
L’anémélectroreculpédalicoupeventombrosoparacloucycle du Savant Cosinus, par Christophe
Poème original de Verlaine Rimes toutes féminines
Traduction 1 Rimes masculines toutes vocaliques (consonnes finales muettes)
Traduction 2 Lipogramme en E, alternance embrassée de rimes vocaliques et consonantiques
Traduction 3 Lipogramme en A, I, O, U, alternance embrassée de rimes masculines vocaliques & féminines consonantiques.
Écoutez la chanson bien douce Qui ne pleure que pour vous plaire, Elle est discrète, elle est légère : Un frisson d’eau sur de la mousse !
Écoutez la douce chanson au refrain qui pleure et vous plaît : discret et léger son couplet, eau sur de la mousse et frisson !
Oyons l’air doux dont la chanson sanglota pour ton bon plaisir : courant qui, subtil à bondir, sur un fucus glissa frisson !
Entendez en verve bercer spleen et détresse ; j’en révère l’ente réservée et légère : herbe effervescente et verger.
La voix vous fut connue (et chère ?) Mais à présent elle est voilée Comme une veuve désolée, Pourtant comme elle encore fière,
Connue et chère fut la voix, mais elle est voilée à présent comme une veuve s’épuisant ; pourtant, fière encore une fois
Jadis on a connu la voix qu’aujourd’hui hiatus au cri sourd taira dans un chagrin trop lourd. Pourtant, sous son litham tu vois
Sentence chère de secrets, le présent ébréché l’enferme, femme de cendre et crêpe en berne. Certes préservés, ses reflets
Et dans les longs plis de son voile, Qui palpite aux brises d’automne. Cache et montre au cœur qui s’étonne La vérité comme une étoile.
dans les plis d’un voile ajusté palpitant de vent envahi, cache et montre au cœur ébahi une étoile de vérité.
ondulation aux tissus : un palpitant grain automnal masqua puis, donnant clair signal, fusa, star à rayons diffus !
entre cernes de vêtement tremblent, et le vent de septembre recèle et révèle le centre de legs réglé : l’éther ne ment.
Elle dit, la voix reconnue, Que la bonté c’est notre vie, Que de la haine et de l’envie Rien ne reste, la mort venue.
Voix reconnue, elle s’en vint dire que la vie est pardon, que de l’envie et la haine on se sera délesté défunt.
La voix m’a dit, qui nous convainc, qu’onction abolît hasard : un courroux conduit au brouillard ; or, tout a fui quand mort advînt.
Elle prêche - expert jet de dés zèle pénétré de clémence ; germe véhément met semence de nèfles chez les décédés.
Elle parle aussi de la gloire D’être simple sans plus attendre, Et de noces d’or et du tendre Bonheur d’une paix sans victoire.
Elle parle aussi de lauriers et de tout simple lauréat, de noces d’or, immédiat bonheur d’une paix sans guerriers.
Aussi ça causa du cossu, autant d’aplomb qu’instant furtif, où l’on unit d’or primitif la paix au profit sans vaincu.
Elle célèbre le respect d’être en netteté : le temps presse ; et se fête tendre kermesse, emplette exempte de débet.
Accueillez la voix qui persiste Dans son naïf épithalame. Allez, rien n’est meilleur à l’âme Que de faire une âme moins triste !
Accueillez la voix qui dit bien son épithalame ingénu. Allez, d’âme on n’a mieux tenu qu’âme d’esprit moins saturnien !
Abritons la voix qui dura chant nuptial, naïfs accords ; va, nul quatrain n’adoucit fors plus qu’avoir fors qui sourira.
Recevez-le : ce verbe rend l’effet de blême messe ensemble. Pensez, tel remède est exemple : dépêtre d’échec précédent !
Elle est en peine et de passage, L’âme qui souffre sans colère, Et comme sa morale est claire !… Écoutez la chanson bien sage.
Elle est en peine à la façon d’âme qui souffre sans dépit, et comme sa morale luit !... Écoutez la sage chanson.
Qui l’affliction d’ingrats jougs sans un bruit aura su souffrir, par tornada sacra martyr !... Oyons la chanson d’air tout doux.
Elle erre en gêne, fret lesté de géhenne, décence et thrène. De ses lettres le sens s’éprenne !... Entendez en verve Léthé.
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LNA#54 / vivre les sciences, vivre le droit...
Démocratiser la Pandémie… Par Jean-Marie BREUVART Professeur émérite de philosophie
Lorsque le peuple est malade, cela donne lieu à une nomenclature particulière, comme l’indiquent les termes de pan-démie, d’en-démie ou d’épi-démie. Car ces trois termes (dont les deux premiers ont d’abord appartenu au langage spécialisé de la médecine) contiennent le mot « démos », celui-là même que l’on retrouve pour la « démo-cratie ». Très curieusement, ces concepts sont consacrés uniquement aux maladies des populations, en excluant d’ailleurs tous les autres malheurs collectifs de l’humanité : on ne parlera guère d’épidémie pour un séisme ou un génocide. Après un bref retour sur la « laïcisation » de tels concepts, nous l’illustrerons en référence aux virus du SIDA et de la grippe H1N1 et terminerons par une réflexion sur ses conséquences pour la démocratie.
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n sait, ne serait-ce que dans les récits bibliques, par exemple avec la peste des Philistins (cf. Samuel, Livre I, chapitre 5), que des maux non encore bien identifiés déciment depuis longtemps des populations entières. Sans pouvoir évidemment rappeler ici toutes les épidémies qui ont ravagé notre monde, j’en vois au moins trois qui restent actuellement gravées dans la mémoire collective : - La « Grande Peste » qui a fait des millions de morts en Europe et en Asie au cœur du XIVème siècle ; - La Grippe espagnole qui a prolongé les catastrophes de la Première Guerre mondiale, avec également des millions de morts, entre 1918 et 1920 ; - Le Virus de l’Immunodéficience Humaine (VIH), lequel sera peut-être l’épidémie la plus lourde, de mémoire d’humanité. Ce qui leur est commun, ce n’est pas seulement l’échelle, établie chaque fois en millions de morts mais, également, que toutes ignorent les frontières et deviennent européennes, asiatiques (voire planétaires, comme dans le dernier cas). Il s’agit d’un mal qui frappe finalement aujourd’hui l’humanité elle-même, tant par le nombre de décès que dans l’imaginaire collectif qui en résulte. Parallèlement à cet élargissement à l’ensemble de l’humanité, c’est le sens conféré à de tels événements qui ira de conserve avec l’évolution même de la démocratie. On sait, par exemple, que la Grande Peste du XIVème siècle était considérée comme une manifestation de la colère de Dieu. Devant l’impossibilité de nommer l’origine de ce mal, on l’attribuait à une volonté divine de justice, séparant les bons et les méchants en vue de sauver ce qui pouvait l’être. Ce fut paradoxalement le moment d’une prise de conscience aiguë d’une chrétienté dont les excès sont châtiés par Dieu, comme en attestent par exemple les processions de flagellants. Elle fut également, comme le montre G. Duby 1, un facteur de transformation sociale, mais aussi un facteur d’infection anti-sémite, les Juifs étant accusés
d’avoir contribué à la diffusion du mal en empoisonnant les sources et les fontaines 2. En revanche, ce contexte religieux disparaîtra progressivement avec l’émergence de la modernité. C’est ainsi qu’en retraçant l’histoire de la ville de Florence Machiavel en attribue les troubles, non pas à la peste qui y sévissait alors, mais à la disparition des nobles et l’apparition conséquente de factions 3. La peste est simplement mentionnée comme une circonstance particulière, non comme un châtiment divin. Néanmoins, on en restait toujours à une approche a posteriori de l’épidémie, telle qu’elle était effectivement ressentie : la peste était un fait « déjà-là », que l’on pouvait ou non interpréter comme un châtiment divin. Par contre, les épidémies plus récentes, dont les dernières, celles du SIDA, de la grippe H1N1, ou encore celles du paludisme ou du choléra, encore actives sur notre planète, offrent cette particularité de pouvoir être contrôlées rationnellement, tant dans leurs causes virales que dans leurs conséquences : au-delà du fait de l’épidémie, on envisage le futur possible. C’est précisément ce possible, établi scientifiquement, qui permet d’anticiper le risque, dans un cadre qui est devenu, depuis la Conférence internationale de la santé de 1946, celui de l’Organisation Mondiale de la Santé. Une double évolution s’est donc opérée progressivement : - Le concept d’épidémie telle qu’elle était encore interprétée au Moyen Âge, avec sa connotation locale et religieuse, a fait place à une approche rationnelle, annoncée par la création, dès 1771, du concept technique de pandémie 4 ; - Parallèlement se développe une mondialisation de la santé,
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Cf. Histoires Florentines, Nouvelle réforme de l’État, La peste de 1348, in Machiavel, Œuvres complètes, éd. de la Pléiade, p. 1065.
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Source : Le Grand Robert, article Pandémie. Wikipedia en donne pour sa part la définition suivante : Une pandémie [du grec pan (tous) et dêmos (peuple)] est une épidémie touchant une part exceptionnellement importante de la population et présente sur une large zone géographique.
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Cf. art. Épidémies, Encyclopédia Universalis, La peste Noire au Moyen Âge, les conséquences.
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Ibid.
vivre les sciences, vivre le droit... / LNA#54
consacrant la solidarité entre humains soumis ensemble aux mêmes aléas, et soucieux de maintenir la valeur ultime de toute vie humaine. L’ONU est l’instance reconnue à la fois pour contrôler l’état de la santé de la population mondiale par le truchement de l’OMS et pour coordonner le travail réellement humanitaire en cas de besoin. Reste cependant une grande distance entre le projet humain et sa mise en œuvre concrète. Prenons les deux exemples actuels du VIH et de la grippe H1N1. Dans le premier cas, comme l’ont souvent déploré les associations humanitaires, chaque pays pense à se protéger et protéger ses ressortissants contre tous les risques de contamination massive. Comme on le sait, le coût même des thérapies préconisées par les laboratoires des pays dits « développés » ainsi que les habitudes de vie rendent les soins plus difficilement accessibles aux populations plus pauvres. Il y a donc réelle contradiction entre le dispositif de prévision des instances internationales et les résultats obtenus en dernier ressort. Le cas de la grippe H1N1, telle qu’elle s’est développée dans le monde et plus précisément en France, est encore plus révélateur. On y trouve tout un ensemble de fractures : - Entre la logique de l’OMS définissant les degrés d’urgence et les stratégies à en tirer dans chacun des pays que rassemble cette organisation ; - Entre les institutions qui mettent en place la protection dans un pays et les médecins qui auraient dû pouvoir la mettre en œuvre ; - Entre ces mêmes institutions et les particuliers, lesquels ne perçoivent pas souvent l’intérêt de la vaccination ; - Plus généralement, entre les attentes du gouvernement, toujours régies par le principe de précaution, et celles d’une population de moins en moins convaincue de la validité de ce même principe. Nous avons donc, ici, la manifestation très claire d’une impossibilité de communication, du fait de ce que Habermas appelait la disjonction entre système et monde vécu 5 et, finalement, d’une incompatibilité entre des logiques différentes, exprimant pourtant toutes une prétention à la validité 6. Quelles sont donc ces logiques, telles qu’elles se sont exercées dans le cas de la grippe H1N1 ? Pour les particuliers, il s’agissait avant tout de rester en vie, en toute sécurité, au sein d’une collectivité elle-même saine et rassurante. Mais les fonctionnements institutionnels aboutissaient finalement au contraire : à la fois, le niveau d’alerte avait été
posé par la plus haute instance mondiale (« il faut se faire vacciner ») et, d’autre part, les moyens de réponse étaient mis en doute par de nombreux médecins (« il ne faut pas se faire vacciner »). Chaque citoyen en restait donc à sa propre logique individuelle d’évaluation sur les risques encourus. Un tel comportement pourrait apparaître comme totalement contre-productif, dans la mesure où il dissout la solidarité nécessaire à la maîtrise de la pandémie, une solidarité qui aurait dû permettre de se protéger soi-même en protégeant l’autre. Les institutions gouvernementales ont certes souvent avancé, en faveur de la vaccination, la nécessité d’une telle solidarité, par la prise en compte du danger de contamination. Tel était, au début, le sens du port du masque, de l’hygiène des mains mais, également, du choix des personnels à protéger en priorité : une logique prenant en compte la santé collective. Or, l’évolution même du rapport entre la population et les autorités a vite conduit à rendre caduque une telle logique de solidarité pour dévoiler, de plus en plus clairement, une véritable rupture entre le discours politiquement consensuel du gouvernement et des logiques essentiellement individualistes, encouragées, comme au Moyen Âge, par l’universelle peur de la souffrance et de la mort (que ce soit par le virus ou le vaccin lui-même). On le voit, ici comme souvent, des événements apparemment aussi importants que celui d’une pandémie ne le sont pas seulement en eux-mêmes : la pandémie est finalement révélatrice d’un état donné de cohésion ou a contrario de décomposition sociale. Le seul souhait que l’on pourrait formuler, c’est que ce « déroulement » de la pandémie H1N1 7 puisse poser à nouveaux frais la grande question qui porte sur le sens même de notre démocratie : droit à l’information sur un danger réel mieux évalué, droit aux soins, droit à une véritable égalité entre les citoyens pour leur maintien en vie et, finalement, recherche d’une réelle solidarité sociale dans l’exercice de ces droits. C’est précisément dans les failles mêmes d’une telle solidarité que devraient apparaître progressivement les lignes de fuite d’une fraternité considérée souvent comme la grande absente de la trilogie républicaine.
5 J. Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, éd. Fayard, 1987, Tome II, pp. 167 & svtes. 6 J. Habermas, Logique des Sciences Sociales et autres essais, éd. PUF, coll. Philosophie d’aujourd’hui, 1987, Prétentions à la validité et l’expérience de la certitude (pp. 285 & svtes).
Considérée comme vaincue, selon le rapport de l’INSERM et du réseau Sentinelles, pour la semaine du 11 au 17 janvier 2010.
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LNA#54 / chroniques d’économie politique coordonnées par Richard Sobel
Santé des pays pauvres et multinationales pharmaceutiques Par Bruno BOIDIN Maître de conférences en économie, Clersé (UMR 8019 CNRS / Lille 1)
L
es entreprises pharmaceutiques sont confrontées à des critiques croissantes portant sur les contradictions entre leur expansion commerciale et la situation de pénurie de médicaments dans les pays pauvres. Dans le même temps, elles peinent à développer des nouveautés thérapeutiques au même rythme que durant les années 1970 et 1980. Ce nouveau contexte conduit certaines entreprises pharmaceutiques à faire évoluer leur modèle de recherche et développement. Plusieurs pistes ont été initiées : le développement d’approches pluridisciplinaires, la répartition plus équilibrée des investissements entre les différents médicaments et la coopération accrue avec les autres acteurs de la santé en réponse à certaines revendications des sociétés civiles et des pouvoirs publics des pays pauvres. Dans ce dernier cas de figure, on se trouve dans une logique de partenariats multi acteurs auxquels sont prêtées des vertus de responsabilisation des entreprises pharmaceutiques face aux problèmes d’accès aux médicaments dans les pays pauvres. Ces partenariats sont-ils réellement une réponse prometteuse aux questions urgentes de diffusion des traitements ? Un contexte nouveau pour les firmes pharmaceutiques Un élément central de l’accès des pays pauvres aux médicaments est l’effet du renforcement de la propriété intellectuelle à l’échelle internationale. Les firmes pharmaceutiques occidentales ont revendiqué, dans les années 1990, une protection accrue de leurs brevets face à la concurrence des pays à revenu intermédiaire. L’Accord sur les aspects des Droits de Propriété Intellectuelle qui touchent au Commerce (ADPIC), signé en 1994 dans le cadre de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), renforce ainsi l’obligation pour tout pays de respecter la propriété intellectuelle. Il suscite de nombreuses inquiétudes concernant l’accès des pays pauvres aux médicaments. Les craintes exprimées par les pays intermédiaires et les pays pauvres, relayées par les organisations de solidarité internationale, ont contribué à assouplir, sous certaines conditions, l’obligation de respecter le droit de propriété sur les brevets pharmaceutiques. De telles flexibilités ne sont cependant applicables que dans un cadre fortement contraint et n’ont débouché que sur des initiatives très isolées. Parallèlement à ces évolutions juridiques, une conjonction de facteurs récents vient remettre en cause le modèle traditionnel de recherche développement (RD) de l’industrie pharmaceutique. Le point de départ est la baisse de producti-
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vité de la recherche pour de nouveaux traitements, intimement liée à l’essoufflement du modèle des « blockbusters » qui consistait à privilégier un nombre limité de médicaments à forte demande (traitant des maladies courantes dans les zones à demande solvable : diabète, hypertension, cholestérol…) soutenus par des dépenses de marketing très importantes. Les nouvelles stratégies des firmes pharmaceutiques… en faveur des pays pauvres ? La réponse la plus « naturelle » des firmes pharmaceutiques a consisté, dans un premier temps, à développer une politique de fusions-acquisitions. Cependant, cette stratégie ad hoc ne règle pas les problèmes de fond. Une autre approche, encore émergente, consiste à modifier structurellement le modèle de recherche développement : réduire les coûts de recherche en utilisant des approches pluridisciplinaires permettant de détecter les traitements les plus efficaces ; mieux équilibrer l’effort financier entre les différents traitements en cours d’étude (rupture avec le modèle des « blockbusters ») ; augmenter les coopérations avec les autres acteurs de la santé : gouvernements, professions de santé, etc. Ces différentes stratégies semblent se traduire de façon concrète par des initiatives d’investissement ou de coopération accrue avec les pays en développement. Ainsi, plusieurs firmes pharmaceutiques du Nord ont décidé de créer des centres de recherche dans des pays émergents (le montant des investissements demeure certes très faible par rapport à l’ensemble des dépenses de RD dans les pays occidentaux, mais ce mouvement est significatif d’une esquisse de réponse aux problèmes de coûts et aux potentialités de la demande locale). De même, des partenariats sont apparus entre entreprises pharmaceutiques occidentales, acteurs de la santé des pays en développement et acteurs internationaux. Ces initiatives constituent a priori des éléments de réponse aux enjeux de santé dans les pays pauvres : nécessité d’une approche plus horizontale des actions de santé et de programmes associant plusieurs acteurs ; décloisonnement souhaitable des disciplines de la santé pour appréhender efficacement les problèmes des pays pauvres. En effet, comme l’a notamment théorisé Amartya Sen 1, économiste indien,
Sen, A., Repenser l’ inégalité, éd. du Seuil, Paris, 2000, 281 p. (Édition originale : Inequality Reexamined, Oxford University Press, 1992).
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chroniques d’économie politique coordonnées par Richard Sobel / LNA#54
la pauvreté des populations est un phénomène pluridimensionnel aux déterminants multiples. Or, les programmes de santé ont pâti d’une approche principalement verticale, maladie par maladie, qui a connu un certain regain depuis les années 1990 avec les programmes internationaux de lutte contre les maladies infectieuses. On peut alors attendre des partenariats qu’ils participent au mouvement de décloisonnement. Des efforts dans la lutte contre le paludisme À titre d’exemple, un partenariat a vu le jour autour du projet Coartem®, né en 2001, lorsque l’Organisation Mondiale de la Santé et le géant pharmaceutique Novartis ont décidé de collaborer dans la lutte contre le paludisme. Le projet prévoyait de commercialiser à prix coûtant une combinaison fixe d’antipaludiques, à base d’artémisinine, comme recommandé par l’OMS. Un autre partenariat sur le paludisme a été initié en 2005 entre le groupe pharmaceutique SanofiAventis et la DNDi (Drugs for Neglected Disease Initiative, lancée par Médecins sans Frontières - MSF). Sanofi-Aventis et la DNDi, qui travaillaient initialement chacun de leur côté pour le développement d’un médicament combiné de lutte contre le paludisme, ont alors décidé d’unir leurs compétences. Ce partenariat a permis le développement d’une combinaison médicamenteuse à dose fixe, l’ASAQ (association de l’Artesunate – AS – et de l’Amodiaquine – AQ), plus simple d’utilisation. Si les objectifs fixés au départ n’ont pas tous été atteints, le bilan est cependant estimé positif par Sanofi-Aventis et la DNDi. Les limites de ces initiatives S’ils débouchent sur des réalisations concrètes, ces partenariats posent cependant deux types de questions. D’abord, ils reposent sur un argumentaire fragile, dit « gagnantgagnant », souvent privilégié dans les travaux sur la « responsabilité sociale des entreprises ». Cet argumentaire suppose que la prise en compte des intérêts des parties prenantes de la firme aboutirait à des effets vertueux pour tous. L’approche en termes de parties prenantes (« stakeholders ») est une conception devenue dominante pour appréhender les responsabilités des firmes en général et, en particulier, celles
des firmes pharmaceutiques 2. Initiée par Freeman 3, elle repose sur des fondements instrumentaux de la responsabilité sociale des entreprises. L’intégration des responsabilités sociale, sociétale et environnementale serait une stratégie avantageuse pour l’entreprise qui la met en œuvre. Dans cette vision, la prise en compte des intérêts des parties prenantes de la firme relève donc d’une question de rationalité économique. Les acteurs extérieurs sont privilégiés mais moins comme éléments de la « morale » de l’entreprise qu’en tant que groupes de pression à prendre en compte, à convaincre, voire à intégrer dans les décisions. L’approche « gagnant-gagnant » demeure cependant un cadre normatif plus incantatoire que scientifiquement fondé. En outre, elle présente une vision non conf lictuelle des relations entre les entreprises et leurs « parties prenantes ». Cette vision se heurte à une réalité qui, au contraire, fait apparaître des rapports de force déséquilibrés, en particulier dans les pays à faible revenu. Une seconde interrogation porte sur l’impact à long terme des initiatives multi acteurs sur la santé des populations. On relève, certes, quelques effets positifs (équipement des laboratoires du Sud, amélioration de l’expérience des chercheurs locaux…), mais cet impact ne sera significatif que si ces expériences s’inscrivent dans une politique nationale de santé structurée qui, souvent, fait défaut. Le partenariat n’est pas habilité à jouer ce rôle mais pourrait être pensé dans un cadre plus large et avec des ambitions à plus long terme. Cette absence de vision de long terme intégrée peut être en partie reliée à l’adoption d’une conception « gagnant-gagnant » souvent adoptée naïvement. Or, une somme d’initiatives innovantes ne constitue pas une stratégie nationale de santé. Pour que ces partenariats puissent être intégrés dans un objectif collectif dépassant les intérêts des partenaires porteurs du projet, une mise en cohérence des programmes de santé semble impérative, qui ne peut être portée que par des acteurs publics de régulation nationaux et internationaux.
Le terme « stakeholders » regroupe les parties prenantes internes ou externes à l’entreprise. Du côté des parties prenantes internes, on trouve les actionnaires (appelés également « shareholders »), les salariés, les syndicats. Du côté des parties prenantes externes, on regroupe un ensemble d’acteurs hétérogènes (clients, fournisseurs, pouvoirs publics, associations…).
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Freeman, R.E. [1984], Strategic Management : A Stakeholder Approach, Pitman, Boston.
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LNA#54 / l'art et la manière
Artiste en résidence, Anu Pennanen à Paris Par Nathalie POISSON-COGEZ Docteur en histoire de l’art contemporain, chargée de cours à l’Université Lille 3, membre associé du Centre d’Étude des Arts Contemporains (CEAC) - Lille 3
L
ors de la soirée de lancement de la Saison Vidéo 2010 1, qui s’est tenue au CAUE du Nord à Lille le 21 janvier dernier, l’artiste d’origine finlandaise Anu Pennanen a présenté son projet intitulé provisoirement « Les Halles ». La concrétisation de ce projet est liée au dispositif d’accueil en résidence à Paris, dont a bénéficié l’artiste au cours de ces deux dernières années : d’abord au Centre International d’accueil et d’échanges des Récollets 2 (2008), puis au 104centquatre 3 (avril-novembre 2009). Les enjeux de la résidence d’artiste Le CNAP (Centre National des Arts Plastiques) 4 répertorie à ce jour 189 lieux de résidence en France. La résidence offre à l’artiste des conditions de travail exceptionnelles. En fonction des modalités de la convention établie avec le lieu d’accueil, il est libéré, pour une durée déterminée, pouvant s’étendre d’un mois à un an, de toute contingence matérielle. Il peut, le cas échéant, bénéficier d’une bourse, d’un logement, d’un atelier, de moyens techniques et humains... En outre, l’accueil institutionnel lui permet généralement d’échafauder un réseau local avec les écoles d’art ou les musées, les organismes culturels, les collectionneurs, les intellectuels et les chercheurs, d’autres artistes ou encore les galeries... Dès lors, son travail bénéficie d’une visibilité publique à plus ou moins grande échelle. Outre des conditions matérielles favorables, l’un des atouts majeurs de la résidence consiste dans l’occasion donnée à l’artiste de jouer avec la distance, les écarts instaurés au regard de ses repères habituels. Tout changement de lieu induit une modification environnementale d’ordre géographique et culturel… Cette expérience du déplacement renouvelle le traditionnel « séjour à Rome » de l’époque classique ou le « voyage en Orient » du XIXème siècle. La délocalisation renverse ici l’usage habituellement péjoratif de ce terme pour lui conférer une qualification positive. Il permet à l’artiste d’interroger ses propres pratiques, ses propres concepts et de les frotter à d’autres réalités, à d’autres regards...
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Si la résidence lui offre une aide à la production et à la diffusion souvent optimale, si le déplacement physique et le glissement contextuel peuvent effectivement nourrir sa propre démarche, l’artiste doit néanmoins veiller à ne pas se laisser piéger. Sélectionné sur dossier ou invité, l’artiste accueilli en résidence s’engage dans la plupart des cas, vis-à-vis de ses mécènes, à certaines contreparties. Les engagements attendus sont variés : sensibilisation et médiation à destination du public, workshop avec les écoles d’art ou les publics scolaires, réalisation d’une œuvre in situ, réponse à une commande... La résidence pourrait conduire l’artiste à un devoir de rentabilité productive. Or, ce qu’il doit revendiquer : c’est le droit à l’expérimentation, au doute et même celui de ne pas aboutir. Telles sont, a priori, les conditions d’une résidence réussie. Dès lors, certains artistes peuvent vivre la résidence en retrait, en guise de tour d’ivoire, à l’instar de l’artiste allemande Karolin Meunier, accueillie au Musée des Beaux-Arts de Tourcoing, en novembre et décembre 2009, dans le cadre du projet Transfer France-NRW 5, qui déclare : « J’ai travaillé sur un texte, travail que j’aurais pu réaliser à n’ importe quel autre endroit. Cela n’a rien à voir avec Lille ou la France. J’ai utilisé ce temps pour me concentrer et écrire au calme » 6. Au contraire, d’autres créateurs travaillent en immersion totale et donc en lien direct avec leur lieu de séjour, tel est le cas d’Anu Pennanen. Anu Pennanen à Paris : le projet « Les Halles » De fait, les deux années de résidence d’Anu Pennanen 7 à Paris lui ont permis de poursuivre un projet amorcé voici huit ans sur la question des espaces publics et commerciaux à travers l’Europe, à l’ère de la mondialisation et de l’uniformisation des modèles urbains. Après un Monument pour l’ invisible, créé à Helsinki (Finlande) en 2003, et Amitié, réalisé à Tallinn (Estonie) en 2006, son projet questionne – pour clôturer cet ensemble envisagé comme une trilogie – le site parisien des Halles. Répondant à l’objectif affiché
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http://www.saisonvideo.com
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Au sujet du projet Transfer France/NRW, voir : http://www.nrw-kultur.de
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http://international-recollets-paris.org
6
Traduit de l’allemand. Entretien avec l’artiste, janvier 2010.
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http://www.104.fr
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http://www.cnap.fr, voir rubrique Guide annuaire de l’art contemporain.
Anu Pennanen est née en 1975 à Kirkkonummi (Finlande), diplômée de l’Académie des arts d’Helsinki, elle vit et travaille à Berlin et Paris, http://www.anupennanen.com
l'art et la manière / LNA#54
du 104centquatre de « multiplier les chemins d’accès à l’art en rendant publiques les étapes d’un processus de création », la projection de janvier dernier proposait trente minutes de rush choisies parmi les quinze heures de prises de vues réalisées par l’artiste à ce jour et qui constituent son matériel de recherche. Ni fiction, ni documentaire, l’originalité du travail d’Anu Pennanen résulte du « processus collaboratif » mis en place par l’artiste, sous forme d’ateliers d’écriture ou de vidéo, avec des participants locaux. Par leur intermédiaire, l’artiste interroge les usagers des Halles par le biais du décalage. « Je m’appelle Toufic, je viens d’Aubervilliers… ». Pour déjouer les clichés, une actrice déclame en continu, au cœur de l’amphithéâtre du site, les témoignages, recueillis au préalable, d’un marchand des Halles, d’une vendeuse du centre commercial ou encore d’un jeune de banlieue. Dans d’autres séquences, un jeune black joue – d’un geste trop lent et trop peu assuré – les laveurs de carreaux, un autre figurant entre maladroitement dans la peau d’un SDF… Le regard d’Anu Pennanen capte, en outre, le flux des passants inhérent à ce noyau du déplacement urbain. Elle filme les escaliers mécaniques, les quais du métro et du RER de la station Châtelet-Les Halles, l’une des plus grandes gares souterraines du monde. Le forum est ainsi redéfini, dans son acception ancienne : lieu de rencontre et d’échange de tous ordres, cœur stratégique de la cité. Au-delà d’une approche qui s’avèrerait purement et restrictivement sociologique, Anu Pennanen questionne aussi le lieu lui-même. L’architecture et son impact sur la perception de l’environnement sont interrogés au travers d’une maquette qui révèle les différentes temporalités du site. L’histoire se conjugue ainsi au passé : Les Pavillons de Baltard (1852-1870) ; au présent : Le Forum de Claude Vasconi (1975-1979) et au futur : La Canopée de Patrick Berger et Jacques Anziutti (2007-2013). Dans un premier temps, la maquette hybride, posée dans un intérieur, comme un objet d’art ou de curiosité, retient l’attention des acteurs du projet. Par rupture d’échelle, l’enveloppe habituellement vécue du dedans devient un dehors. Les transparences et reflets de l’architecture réelle, visibles dans certaines vidéos, sont annihilés par le choix d’un matériau neutre et translucide. Au final, l’appropriation définitive
© Anu Pennanen
par des mains anonymes se formalise par la destruction du « monstre », à même le sol du jardin des Halles. La violence de cet acte témoigne du démenti de l’utopie post-moderne. Pour la présentation finale du projet, programmée en septembre 2010 au 104centquatre, l’artiste envisage une projection panoramique des diverses séquences sur cinq écrans géants. La juxtaposition des images mobiles, en simultané, devrait retranscrire – en brouillant la structure narrative – la multiplicité des perceptions possibles de ce lieu : plans larges et zooms, scènes réalistes et séquences fictives… L’objectif de ce dispositif final consiste à révéler la théâtralité du lieu. Les protagonistes, qu’ils jouent leur propre rôle de passant anonyme ou qu’ils simulent autrui, dévoilent les enjeux du site qui consistent à être vus pour exister. Pour en savoir plus : Résidences d’artistes en France, Paris, CNAP, 2003. Elisabeth Caillet, Les résidences d’artiste, mode d’emploi. Site de l’Université de Metz : http://fgimello.free.fr/enseignements/ metz/assistant_gestion/residences-artistes.htm 23
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Un iceberg dans mon whisky Quand la technologie dérape 1 1
Qui se souvient ? La géographie devait être remodelée : inversion des cours des fleuves sibériens, percement de seconds canaux de Suez et Panama, tout ceci, dans le cadre de programmes « Atomes for Peace », grâce à l’utilisation de bombes H judicieusement placées. Quelques décennies et cent cinquante explosions expérimentales après, les USA, en 1977, et l’URSS, en 1989, renonçaient. « Quelques détails techniques » n’avaient « pu être réglés ». Faire la pluie et le beau temps, voici encore un beau prog ra m me ! C ont i nué malgré des succès relatifs, le « Météotron », installé sur le plateau de Lannemezan, dresse ses cent brûleurs vers le ciel. Ils engloutissent une tonne de gas-oil par minute pour former un charmant mur de fumée noire censé produire des cumulus. Ensemencer les nuages de neige carbonique fera pleuvoir et détournera les ouragans : une ville des ÉtatsUnis est dévastée par un ouragan détourné, qui serait passé bien au large des côtes de Floride… Qu’à cela ne tienne : le principal est que l’ouragan ait dévié de sa route. On se dote de batteries de radars, stations météo, flottilles d’avions, qui permettent d’amplifier le programme. Il ne survivra pas à quelques scandales politiques et à l’impossibilité de mener des prévisions fiables… Seule la Chine continue et a fait le beau temps sur les jeux de Pékin. « La guerre contre le froid, plutôt que la guerre froide » : le slogan fait florès. En ce temps de détente « permise par la mort de Staline », USA et URSS veulent collaborer pour faire fondre la banquise arctique. Regardez un globe terrestre, vous constaterez que les voies du commerce international seront réduites, les courants froids ne descendront plus vers le Sud, des zones incultes seront transformées en Riviera. Et, pour cela, il suffirait de quelques bombes atomiques, ou encore de barrer le détroit de Behring, ou de recouvrir la
Nicolas Chevassus-au-Louis, Un iceberg dans mon whisky, quand la technologie dérape, Paris, éd. du Seuil, Science-Ouverte, 2009.
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Par Bernard MAITTE Professeur d’histoire et d’épistémologie des sciences, Université Lille 1 banquise de poussière de charbon… La naissance de la climatologie et l’absence de réponse à une petite question (qui contrôlera le thermostat ?) feront abandonner ces grands travaux voulant contribuer à rétablir le Paradis terrestre. Pour réduire l’émission de gaz à effet de serre dans les transports, pourquoi ne pas adopter la propulsion nucléaire pour voitures individuelles, avions et fusées ? La fonte d’un réacteur au premier essai, des coûts induits exorbitants, des poussées produites qui égalent à peine le poids des lourds blindages font que seuls des flottes de sous-marins et quelques bâtiments de surface, tous militaires, disposent aujourd’hui de ce type de propulsion : quand on arme, on ne compte pas… Aller d’une ville à l’autre à plus de 400 km/h par transport terrestre, sans frottement et avec un confort maximal. Avoir, pour cela, besoin d’infrastructures bien moins coûteuses que les voies ferrées. Abandonner ainsi le réseau en toile d’araignées passant par Paris… La DATAR 2 est séduite par ces projets d’aérotrain de l’ingénieur Bertin. Elle finance les maquettes, l’édification d’une ligne d’essais en vraie grandeur. Les résultats obtenus satisfont les plus réticents, tel G. Pompidou… Mais pas la SNCF, absorbée par ses projets de RER et de TGV, ni les compagnies aériennes. Des lobbies se constituent. Le nouveau Président de la République, V. Giscard d’Estaing, enterrera le projet… C’était le temps où la France avait des idées sur le pétrole. Pourquoi ne pas faire dégrader par des bactéries des résidus de raffineries pour fabriquer des pétro-protéines ? Des essais conduisent à une production qui fournit des compléments alimentaires à veaux, vaches, cochons, poulets. Pas de problème constaté. Que des bénéfices, à tous points de vue. Des Cassandre fustigent-elles le futur épuisement des ressources pétrolières ? Les prévisionnistes leur rétorquent qu’avec le nucléaire le pétrole deviendra inutile. Il faut lui trouver d’autres débouchés pour qu’il ne redevienne pas « un onguent aux rhumatismes des Bédouins ». La faim dans le monde va être vaincue. Las, le nucléaire ne tient pas ses promesses, le choc pétrolier de 73 modifie les idées sur les énergies, les fermiers étasuniens défendent efficacement leur soja…, le fiasco attend les protéines du pétrole. Un curieux renversement se produit actuellement : il est question de faire de l’essence avec des plantes alimentaires… 2 DATAR : Direction interministérielle à l’Aménagement du Territoire et à l’Attractivité Régionale.
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Voici quelques exemples développés par Nicolas Chevassusau-Louis dans son excellent livre « Un iceberg dans mon whisky, quand la technologie dérape » 1, que vous lirez, j’en suis certain, avec délectation 3. De quoi s’agit-il ? À l’heure où les politiques gouvernementales veulent pousser les scientifiques à confondre questionnements du monde et recherches d’applications, à l’heure où le discours dominant est celui de la valorisation, l’auteur choisit de nous conter onze exemples récents (tous pris après la Seconde Guerre mondiale) de promesses technologiques auxquelles tout le monde (sauf quelques fortes têtes) avait cru, pour lesquelles un argent public conséquent a été engagé (sans jamais qu’un débat démocratique ait lieu), et qui ont abouti à la réalisation de prototypes, voire à une éphémère commercialisation. Le but de ces rappels ? Nous montrer à l’œuvre le panurgisme intellectuel conduisant à quelques soufflés technologiques, dont la description est glanée aux meilleures sources des magazines de vulgarisation scientifique. Nicolas Chevassusau-Louis permet, en nous montrant comment on voyait notre présent dans un passé proche, de faire ce pas de côté qui donne la conscience de ce que nous vivons actuellement. L’ordre suivi est grossièrement chronologique, ce qui permet de montrer un avant et un après choc pétrolier de 1973, événement qui a marqué un infléchissement notable des motivations sur lesquelles se basent les grands projets technologiques. L’après 1973 est caractérisé, en effet, par la recherche de la production d’une énergie inépuisable, celle de l’hydrogène, un des constituants de l’eau, par la volonté d’exploiter d’improbables nodules polymétalliques supposés être concentrés au fond des océans, de faire tourner des turbines grâce aux différences de températures relevées dans l’eau des mers, d’obtenir la fusion nucléaire, un projet qui est toujours sur le point d’être réalisé… après-demain. Il est aussi question d’amener des icebergs au large de l’Arabie Saoudite et de doter le Moyen-Orient de ressources inépuisables d’eau douce…, projet qui s’est développé grâce à l’appui du spéléologue Michel Siffre et de l’explorateur Paul-Émile Victor, et a permis de fournir aux scientifiques réunis dans un congrès se tenant dans l’Iowa des glaçons pour leurs whiskies…
Dans ce tableau, un grand absent : l’ordinateur… parce que cette machine n’est jamais apparue comme prometteuse lors de sa mise au point et de son développement. Ceci permet de tirer quelques constatations. Le développement technologique répond toujours à une situation multifactorielle. De fabuleuses promesses sont restées sans lendemain pour des raisons technologiques (la complexité de l’entreprise avait été sous-évaluée), parce que les inconvénients se sont montrés supérieurs aux avantages, parce que des lobbies se sont mobilisés, parce que les conditions économiques se sont modifiées ou que des enjeux politiques ont pesé et ne pèsent plus (compétition entre les deux « super-grands »). La politique (donc le développement) est souvent un arbitrage, alors que les technologues peuvent s’enfoncer dans un sens unique. L’analyse des soufflés technologiques, que conduit avec brio Nicolas Chevassus-au-Louis, doit nous inciter à considérer avec prudence les effets d’annonce qu’utilisent actuellement les sciences cognitives, la biologie moléculaire, les technologies de l’information et les nanotechnologies. L’habileté des chercheurs d’applications et des communicants qui les conseillent à faire miroiter des lendemains qui chantent, la peinture symétrique des apocalypses que peignent les détracteurs des nouvelles technologies, ne doivent pas masquer un fait patent : il existe une multiplicité d’avenirs possibles. Tous ne sont pas radieux. Il n’y a pas d’inéluctabilité et, entre tous les possibles, c’est à la démocratie à opérer les choix qui engagent notre avenir. Encore faut-il que la parole du citoyen soit sollicitée et puisse s’exprimer. Mettre en débat les applications et les implications des sciences reste une nécessité urgente.
3 Nicolas Chevassus-au-Louis nous avait déjà donné deux livres à lire absolument, tous deux aux éd. du Seuil, Science-Ouverte : Savants sous l’occupation, enquête sur la vie scientifique française entre 1940 et 1944 et Les briseurs de machines, de Ned Ludd à José Bové.
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Un cinéma miné par la crise Par Youcef BOUDJEMAÏ Directeur de la Maison Départementale des Adolescents (Lille) La crise mine le cinéma. Elle le ronge de toute part, marquant son histoire de phases critiques qui jalonnent son évolution technique, économique et esthétique. Le cinéma s’alimente de la crise. Il nourrit ses récits en donnant de ses reflets de multiples modes de représentation. La crise engendre ses propres genres qu’elle cultive dans l’art de la dramaturgie. Elle a fini par contaminer l’image cinématographique en affectant son processus de création et en provoquant une rupture dans le rapport au spectateur. Si l’image est constitutive d’une relation d’altérité, celle-ci tend à disparaître laissant libre champ au spectacle de sa marchandisation. Le dernier livre de Jean-Louis Comolli * dresse le diagnostic de ces états de crise et préconise leur dépassement en appelant à un spectateur critique.
L
ongtemps domina en France une conception ontologique du cinéma selon laquelle le film est une œuvre d’art ayant pour fonction de révéler le réel et d’en restituer la vérité. Pour André Bazin 1, le plus illustre représentant de ce courant spiritualiste, le monde est synonyme d’une altérité à laquelle le cinéma doit se confronter. Face à un monde où le temps s’écoule, où la réalité est embaumée par le néant et où le mystère est antérieur à l’homme, le pouvoir du cinéma tient dans sa puissance à conjurer la mort en conservant le temps par le recours à une technique cinématographique qui donne la sensation d’effacer toute intervention humaine. L’œuvre d’art se crée dans l’oubli de la technique pour offrir au spectateur le monde dans sa totalité. À partir des années 60, cette approche religieuse du cinéma, voulant que le cadre de l’écran soit une fenêtre ouverte sur l’immensité de la création divine, subit une critique radicale. Celle-ci est d’abord portée par des auteurs « matérialistes » proches du marxisme ou du surréalisme. Leurs écrits favorisent la rupture avec une vision sacrée du cinéma, lequel n’est plus considéré comme une présence visible pure. Le cinéma est désormais conçu comme un rapport entre des réalités complexes : l’image d’un visage ne permet pas l’accès à sa pensée car sa reproduction ne suffit pas à en percer l’ « âme ». Pour Louis Seguin 2, le cinéma ne fait pas sens car il se heurte aux limites de son « cadre ». Il se défait sur les bords et non dans un « improbable au-delà ». Il n’est donc pas le « reflet de la Grâce divine mais le lieu clos d’une exploration nécessaire ». La mise en crise de cette conception idéaliste du cinéma se développera durant les années 70 au sein de certaines revues (Les cahiers du Cinéma, Cinéthique, La Nouvelle Critique). La référence à la théorie de la « déconstruction » servira à l’élaboration d’une voie matérialiste appliquée au cinéma. La « déconstruction » portera principalement sur la critique de l’impression de réalité comme essence du cinéma et de
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1
André Bazin, Qu’est-ce que le cinéma ?, éd. définitive, Paris, éd. du Cerf, 1981.
2
Louis Seguin, L’espace du cinéma, Toulouse, éd. Ombres, 1999.
la représentation comme forme de production de l’idéologie. Toutefois, les analyses divergeront entre les tenants d’un marxisme orthodoxe et ceux d’un marxisme-léninisme d’obédience maoïste. Les désaccords s’exprimeront sur l’implication idéologique dans le domaine des techniques cinématographiques. Dans une série d’articles publiés en 1970-1971 dans Les Cahiers du Cinéma, repris dans son dernier livre, Comolli souligne que si tout le monde admet l’existence d’un rapport idéologique sur le plan thématique, de la production, de la diffusion ou de la perception du film, son existence bute à l’endroit des pratiques techniques de l’appareil de base (selon le terme de J-L Baudry) qui le fabrique. Jean-Patrick Lebel 3 fustige la confusion entre caméra et cinéma, entre ce qui se rattache à la science (l’appareillage technique) et l’idéologie (le cinéma comme langage). Pour lui, la formation idéologique dans les films n’est pas réductible à la structure de la caméra. Les formes cinématographiques ne produisent pas en elles-mêmes un effet idéologique déterminé. L’existence de signification ne s’opère qu’à partir d’un contexte sémantique. Inscrire un quelconque effet idéologique dans un rapport de dépendance à ce qu’il nomme un « truc » (la technique) inhérent à l’essence du cinéma participe d’un idéalisme voilé par une prétendue pratique « matérialiste ». Et de conclure : la caméra repose sur une base scientifique, non sur une base idéologique. De son côté, Marcelin Pleynet centre son analyse sur la caméra productrice d’un code perceptif hérité du modèle du Quattrocento. Comolli et Seguin prolongeront ce point de vue en soulignant que la transmission de cet héritage a suivi néanmoins les méandres de l’idéologie dominante qu’il convient de mettre en perspective. Quant à la thèse de Lebel, ils lui reprochent de se cantonner dans un matérialisme mécaniste. Comolli s’étonne que la critique de Lebel se focalise sur la caméra visant à représenter le tout de la technique cinématographique. Pour lui, la dimension scientifique de la caméra ne l’assigne pas à une place neutre 3
Jean-Patrick Lebel, Cinéma et idéologie, Paris, éd. Sociales, 1971.
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et, de ce fait, ne l’exclut pas de tout effet idéologique. L’analyse de Comolli s’appuie sur la « déconstruction » de cette croyance en une caméra réduite à une fonction d’enregistrement d’une réalité objective et impartiale. La technique s’inscrit pleinement dans « l’histoire, les processus sociaux et les procès de signification ». L’histoire du cinéma dans ses différentes composantes n’est pas donnée en soi, elle relève d’une construction. Par conséquent, les choix techniques conditionnent les filtres de perception du réel et agissent sur sa mise en scène en s’insérant dans une dimension politique revendiquée. Aussi, le réel filmique résulte d’une médiation entre le monde et nous (il y a la caméra, le film et la représentation) à partir de laquelle s’établit une relation duelle : du film au spectateur et du spectateur au film. Dans un second texte plus récent, intitulé Cinéma contre spectacle, Comolli revient sur les articulations entre technique et idéologie en les insérant dans les enjeux liés à la domination du marché de l’image. Cette domination s’exerce dorénavant par le contrôle des formes. Celles-ci ne servent pas de décor esthétique au sujet, elles visent à conformer notre esprit et notre sensibilité. Comolli met en avant l’existence de « deux projections » renvoyant à « deux écrans » : l’un matériel (la salle/la projection), l’autre mental (le spectateur/la réception). Pour l’auteur, le cinéma est défini par la relation des deux, elle-même déterminée par le film. Pour autant, le spectateur voit le film qu’il « désire », car la séance de cinéma se rattache à une expérience subjective qui se construit par l’intériorisation du film selon une certaine temporalité propre au spectateur. La mise en circuit dans le processus de marchandisation de cette expérience implique une intervention technique (sur le son, la couleur, le rythme du montage, la durée du plan, la mobilité de la caméra…). Dès l’origine du cinéma, le « désir » du spectateur a servi de levier à la reproduction massive du film. Intégré au cycle production-consommation, le cinéma est devenu, selon Adorno, le « secteur central de l’industrie culturelle » ayant pour fonction d’homogénéiser les réalités du monde. Le cinéma est devenu minoritaire, constate Comolli. Le spectacle a gagné et le monde est livré à l’omniprésence visuelle et sonore du marché. L’hégémonie du spectacle généralisé façonne notre regard et colonise notre pensée. La crise du cinéma se reflète dans la victoire du visuel, abandonnant le spectateur à la cécité, et ne laissant sur le champ de bataille qu’un simulacre d’image servant à masquer la complexité du monde. La crise de l’image a fini par instaurer un nouvel ordre visuel qui choisit l’assurance
narcissique aux risques de l’altérité. Si l’image participe de l’expérience de la rencontre, la crise ouvre sur l’effacement de l’autre. Il y a de l’image là où le spectateur est regardé. L’aura d’une image réside, selon Walter Benjamin, dans « sa capacité à lever les yeux, ou de répondre du regard ». Or, le déclin de l’aura a fait place au déficit de l’imagination. Face à « la sainte alliance du spectacle et de la marchandise », Comolli en appelle à la fonction critique du spectateur. Devant le spectacle qui impose sens et sensation, le spectateur critique est celui qui interroge le regard que les images portent sur le monde. Le spectateur est acteur de la représentation de ce monde du fait même qu’il participe sensiblement et imaginairement à la représentation. Il se construit dans les marges du tout visible et dans le « hors champ » de toute image. Rejoignant Jacques Rancière 4 dans son analyse du spectateur émancipé, Comolli inscrit la fonction critique dans le partage du sensible. Il s’agit de rendre aux images de l’épaisseur, de les inscrire dans l’indécision, le trouble et l’ambiguïté en établissant ainsi des relations nouvelles entre les images, les mots, les formes, la parole et l’écriture. Le spectateur critique (ou émancipé) est celui qui prend le temps de s’installer dans le film et y demeurer avec patience, s’y perdre sans recourir au marché du savoir parce que guidé par le temps de l’apprentissage. * Jean-Louis Comolli, Cinéma contre spectacle, Paris, éd. Verdier, 2009, 256 p., 18€50.
4
Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, Paris, La Fabrique éd., 2008.
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Affirmation de soi et rapport à autrui Par Gilles FERRÉOL Professeur de sociologie à l’Université de Franche-Comté
Dans les débats contemporains, une place importante est réservée à l’examen du rapport à l’autre et à la citoyenneté ou, de manière plus spécifique, à la problématique du relativisme culturel et aux politiques de discrimination positive. Cette contribution se propose d’éclairer, sous un angle à la fois philosophique et socio-historique, certaines de ces discussions, notamment celles ayant trait aux enjeux identitaires et au vivre ensemble. Construction identitaire et sentiment d’appartenance Concept polymorphe que se partagent les approches scientifiques et les connaissances ordinaires, l’identité est un donné complexe à appréhender, en raison principalement de sa transversalité disciplinaire. Son caractère paradoxal a été, de tout temps, mis en lumière : de l’affirmation d’Héraclite, faisant observer qu’il n’est pas possible de se baigner deux fois dans le même fleuve, au célèbre aphorisme rimbaldien faisant valoir que « Je est un autre », on ne compte plus les formulations mettant aux prises, voire sous tension, similitude et altérité, notre époque prenant ses distances avec les approches de type « primordialiste », à tonalité essentialiste ou substantialiste, tout en privilégiant une perspective constructiviste. Alors que le cogito cartésien a, de lui-même, une intuition immédiate, la référence au soi s’inscrit toujours dans la longue durée et, comme l’a bien indiqué Paul Ricœur, n’est accessible que de manière narrative, à travers la médiation d’un récit où le je institue le tu, et réciproquement 1, l’installation de la subjectivité dans le langage – ajoute Émile Benveniste – créant la « catégorie de personne » 2. Le sentiment d’appar tenance va de pair avec des perceptions ou des catégorisations prenant appui sur des principes de différenciation et de comparaison se rapportant au genre, à la classe d’âge, à la situation familiale, au capital culturel, au milieu professionnel ou aux convictions personnelles : un sujet peut, par exemple, se définir « comme ‘ homme’ dans un débat ayant trait au taux de féminisation dans les carrières universitaires, comme ‘ linguiste’ dans une équipe de recherche faisant appel à de multiples compétences, comme ‘Belge’ dès qu’ il se rend en France et comme ‘Européen’ lorsqu’ il traverse l’Atlantique » 3. Cette affirmation de soi est indissociable d’un processus dialogique et reste soumise à une reconnaissance tant
par les membres du groupe concerné que par l’extérieur. L’image, évoquée par Charles Cooley, du miroir (lookingglass self ) est sur ce point très révélatrice. Cela implique une négociation non seulement avec ceux qui partagent les mêmes systèmes de valeurs mais aussi avec l’ensemble de la collectivité dans laquelle nous sommes insérés. Il en résulte des obligations réciproques, les bénéfices escomptés par ces affiliations nécessitant en contrepartie la conformité à certaines règles. La dimension temporelle est ici fondamentale. Si, à un moment donné, telle ou telle représentation peut très bien « converger vers des identifications institutionnelles, religieuses, ethniques ou territoriales que d’aucuns ne manqueront pas d’exploiter à des fins parfois politiques », il n’en demeure pas moins que la continuité et la fidélité à des traditions peuvent céder la place à des phases de rupture ou de questionnements, la Foi ou le Patriotisme cessant d’être des cadres de référence lorsque – sous le coup des mutations sociales – l’Église ou la Nation tendent à perdre leur hégémonie. À cet égard, et comme l’écrivait Amin Maalouf, « bien des appartenances obligées de naguère sont aujourd’ hui perçues comme des ‘ identités meurtrières’ » 4 . Les ressources culturelles disponibles, qu’elles prennent la forme de mythes fondateurs ou qu’elles fassent appel à des rites ou à des symboles, sont toujours le produit d’un passé plus ou moins tourmenté, prenant en compte – selon les contextes – affinités et oppositions, proximités et distances au sein de stratégies d’évitement ou de contournement, de repli ou de rejet, d’accommodation ou d’intégration. Carmel Camilleri, dans une typologie très instructive, fera aussi mention de « pondération différentielle », d’ « alternance des codes », de « bricolage » ou de « syncrétisme » selon des variantes « défensive », « distinctive », « volontariste » ou « polémique » 5.
Ricœur, 1990.
1
Benveniste, 1966.
4
Blanchet et Francard, 2003, p. 156.
5
2
3
28
Ibid., p. 157. Camilleri et al., 1990.
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Bon nombre d’enjeux identitaires, faisait remarquer Frederick Barth dans une analyse pionnière, se situent aux frontières des groupes ethniques 6, les choix et les pratiques linguistiques constituant par ailleurs des « marqueurs d’appartenance », qu’il s’agisse d’entités restreintes (argot) ou supranationales (francophonie). De nos jours, les difficultés socio-économiques et l’essoufflement des modes de régulation traditionnels ne sont pas sans inquiéter et ont tendance à brouiller les repères, à susciter des recompositions ou des crispations, de nature tribale ou communautarienne, la place sans cesse plus grande accordée à la « réflexivité » dans les sociétés contemporaines imposant de nouveaux arbitrages. Altérité, coexistence des cultures et vivre ensemble Comment, dans ces conditions, penser le rapport à l’altérité ? Le terme est dérivé du bas latin alteritas. Il apparaît, l’une des toutes premières fois, vers 1270 et désigne alors le changement ou l’altération. Au XVIIème siècle, sous la plume de Bossuet, il évoque la « distinction » ou la « pluralité » et s’oppose à tout ce qui a trait au même ou à l’identité. Les dictionnaires philosophiques renvoient très souvent à un autre vocable : celui de différence et les typologies retenues – se fondant sur des situations existentielles spécifiques – peuvent être plus ou moins sophistiquées. Celle proposée par exemple par Françoise Mies met tout d’abord l’accent sur l’allotité, c’est-à-dire la prise de distance et le retrait spéculatif. Cette attitude de surplomb n’est évidemment pas la seule concevable. On peut aussi songer à l’interpellation, au face-à-face et à l’entre-deux. Il ne s’agit pas, dans cette optique, d’un simple rapport de sujet à objet mais d’un impératif ou d’une requête fondés sur la parole, laquelle ne peut être que dialogique : celui qui dit Tu, nous rappelle ainsi Martin Buber, s’offre à une relation, l’appel qui est lancé étant comme une « écharde dans la chair de la raison » 7. Les travaux d’Emmanuel Lévinas, de Paul Ricœur ou de Franz Rosenzweig s’inscrivent dans cette mouvance et se réfèrent, en fonction des circonstances, à la vulnérabilité, au dénuement ou à l’affection. Celle-ci « dénoyaute le moi, fissure, arrête le conatus essendi dans son élan, met en cause
la maîtrise, décentre, arrache le pain de la bouche pour le donner à l’autre » 8. L’expérience d’autrui est « expérience par excellence », « sans concept », « hétéronome », au carrefour de la transcendance, de la résistance et de l’appel. Elle joue un rôle clé dans la constitution de l’ipséité, à travers la responsabilité ou l’investissement, l’amour ou la compassion. Si la vie quotidienne illustre avec force combien notre Moi relègue autrui au statut toujours précaire d’être second, l’asymétrie qui en découle n’exclut cependant pas la réciprocité, l’éthique universaliste s’élaborant à partir d’un foyer de singularités. Un troisième cas de figure est celui de l’immersion dans l’élémental : le monde, dans cette approche, « cesse d’ être le corrélat d’une représentation pour être simplement celui où je suis enraciné, où je baigne et où je suis enveloppé » 9. Nous sommes dès lors dans le registre de la connaturalité, de l’entrelacs ou de la co-appartenance Plusieurs interrogations peuvent être par suite formulées : « Comment la tragédie de l’Holocauste fut-elle possible ? Comment tenir compte des différences ethniques, sociales ou culturelles, sans les ériger en frontières ? [...] Pourquoi le mal, si intérieur, peut-il surgir comme d’un dehors ? » 10 . Au cœur de la réflexion : l’Autre et son questionnement. La tradition platonicienne raisonnait en termes de « nonêtre », de « séparation du Même », de « déficit ontologique ». Le Moyen-Âge a poursuivi sur cette lancée, considérant la vérité comme adéquation de la chose à l’intellect, égalisation du connaissant et du connu, perpétuant de la sorte une vision binaire et réductrice. C’est avec Hegel qu’un autre paradigme, empruntant la voie non plus du solipsisme mais de la dialectique, s’est développé : il n’est plus, désormais, d’extériorité absolue et des médiations peuvent intervenir. Les sciences sociales ont également apporté leur pierre à l’édifice en attirant l’attention sur le poids des classifications, des représentations ou des stratégies ayant trait à la couleur de la peau, à la dimension de la boîte crânienne, à la pilosité ou à la gradation des races. C’est ainsi que « l’altérité est tenue largement pour une qualité ou une substance pérenne et naturelle », qu’elle « fonde, en même temps, une différence irrépressible et l’ impérieux devoir de celui qui ne me ressemble 8
Mies, 1994, p. 62.
Barth, 1995.
9
Ibid., p. 112.
Buber, 1992.
10
6
7
Ibid., chap. V, p. 121 et sq.
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LNA#54 / libres propos
pas de se rapprocher de cette part d’universel dont ma propre histoire me dit porteuse » 11. Les opinions émises sont ellesmêmes très contrastées, l’Autre pouvant m’être familier et en consonance (au point de consentir à m’effacer devant lui) ou, au contraire, celui auquel je ne m’identifie pas, que je ressens comme alienus et que je tiens pour extérieur à ma communauté. Les déclinaisons sont nombreuses et fluctuent selon les époques et les sociétés, les crispations les plus fortes se manifestant lorsque le groupe d’appartenance se veut trop exclusif ou lorsque l’individu place tous ses espoirs d’action et de protection dans l’exaltation des solidarités qui le lient à sa propre entité. Sous cet angle, l’État-nation, en réclamant l’allégeance prioritaire de sujets devenus citoyens, a marqué une étape essentielle et décisive dans la dramatisation de l’altérité : quitté ce giron, « l’Autre devient brutalement un étranger [...], ‘ hors du commun’, fondamentalement différent », un « intrus » pouvant incarner la dangerosité, la traîtrise ou les allégeances douteuses 12..
Le clivage entre « eux » (clandestins, intégristes, demandeurs d’asile, SDF) et « nous » est toujours aussi vivace de nos jours. Se pose alors la question du « vivre ensemble » et de la coexistence des cultures, les ambiguïtés ou les impasses du « droit à la différence » ne devant pas être perdues de vue.
Badie et Sadoun, sous la dir. de, 1996, p. 17.
11
Ibid., p. 18.
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Références bibliographiques Badie Bertrand et Sadoun Marc, « Préface », in Badie Bertrand et Sadoun Marc, sous la dir. de, L’Autre. Études réunies pour Alfred Grosser, Paris, éd. Presses de Sciences Po, 1996, pp. 17-20. Barth Frederick, Les Groupes ethniques et leurs frontières, trad. fr. (1re éd. norvégienne : 1969), in Poutignat Philippe et Streiff-Fenart Jocelyne, Théories de l’ethnicité, Paris, éd. PUF, 1995, pp. 203-249. Benveniste Émile, Problèmes de linguistique générale, Paris, éd. Gallimard, 1966. Blanchet Philippe et Francard Michel, « Identités culturelles », in Ferréol Gilles et Jucquois Guy, sous la dir. de, Dictionnaire de l’altérité et des relations interculturelles, Paris, éd. Armand Colin, 2003, pp. 155-160.
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Buber Martin, Je et Tu, trad. fr., Paris, éd. Aubier, 1992 (1re éd. allemande : 1923). Camilleri Carmel et al., Stratégies identitaires, Paris, éd. PUF, 1990. Maalouf Amin, Les Identités meurtrières, Paris, éd. Grasset, 1998. Mies Françoise, De « l’Autre ». Essai de typologie, Namur, Presses universitaires de Namur, 1994. Rey Jean-François (sous la dir. de), Altérités : entre visible et invisible, Paris, éd. L’Harmattan, 1998. Ricœur Paul, Soi-même comme un autre, Paris, éd. du Seuil, 1990.
au programme / réflexion-débat / rencontre / LNA#54
Art et technologie
Rencontre avec les artistes de Gong Gong
Jeudi 22 avril à 19h Entrée libre
Jean-Christophe Baudouin : programmation, sampler, batterie Thomas Baudriller : programmation, machines, basse, contrebasse, mandoline Pierre Le Gall : vidéo live Laurent Rouvray : vidéo et scénographie
Cycle La crise / Octobre 2009 – mai 2010
RENDEZ-VOUS D’ARCHIMÈDE Crise écologique et crise économique Mardi 4 mai à 18h30
u
Par Jean Gadrey, Économiste, professeur émérite à l’Université Lille 1. Animée par Sandrine Rousseau, Maître de conférences en économie, CLERSÉ, Université Lille 1. Peut-on « prof iter » de la seconde pour sortir de la première ? La crise mondiale actuelle a été présentée comme une crise financière, puis une récession économique. On a admis qu’elle était aussi une crise sociale, provoquée par des inégalités excessives. On a peu parlé de sa composante écologique, comme si cette dernière était sans influence. On peut montrer que ce n’est pas le cas et qu’en retour la façon dont on tente de sortir de la crise peut soit amplifier les risques environnementaux, soit les réduire. Ce qui compte n’est pas de « relancer » l’économie mais de la réorienter radicalement, en abandonnant le culte de la croissance. Cf article p. 4. Remerciements à Rudolf Bkouche, Jean-Marie Breuvart, Laurent Cordonnier, Bruno Duriez, Rémi Franckowiak, Robert Gergondey, Jacques Lemière, Robert Locqueneux, Bernard Maitte, Bernard Pourprix, Jean-François Rey et Richard Sobel pour leur participation à l’ élaboration de ce cycle. Plus d’informations : http:// culture.univ-lille1.fr
Une rencontre artistique, musicale, visuelle et technologique Gong Gong est inclassable. Sur scène, un attirail de câblages et de machines électroniques entoure une batterie, une basse et une contrebasse. Derrière les musiciens, deux vidéastes plongent le duo dans un espace insolite et vivant. Gong Gong bouleverse alors nos sens de la perception via un dispositif scénique en constante mutation. Phénomène scénique, sonique et visuel, Gong Gong se fond dans l’électro et l’ambient pour créer un univers singulier et vivant où l’expérimentation côtoie le jeu, sensible, des instruments et des machines. À la veille de leur tournée en Chine, les membres de Gong Gong viendront nous présenter leur univers artistique, leur façon de penser la création musicale et visuelle, la relation qui les lie et leur processus de création originale. Un des membres du groupe est notamment à l’origine d’un logiciel qui a été créé dans le but de répondre aux attentes artistiques du groupe, lui permettant de synchroniser les projections vidéos et le son live. La présentation sera suivie d’un échange avec les membres du groupe. Plus d’infos sur Gong Gong : http://gonggong.free.fr Rendez-vous proposé dans le cadre du Contrat Local d’Éducation Artistique (CLEA) organisé conjointement par La Cave aux poètes et l’Ara (Roubaix), Le Grand Mix (Tourcoing), la Boîte à Musiques (Wattrelos) et la Ferme d’En Haut (Villeneuve d’Ascq).
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LNA#54 / au programme / prendre son temps
PRENDRE SON TEMPS
acte
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un programme régional d’éducation et de formation artistiques tout au long de la vie
ARTS ET RECHERCHE SCIENTIFIQUE : EXPERIMENTER ENSEMBLE les 28 et 29 avril à l’Espace Culture Commissariat et conception générale : Jacques Lescuyer
Il s’agit d’une initiative de la Direction Régionale des Affaires Culturelles du Nord-Pas de Calais, en partenariat avec la Délégation Académique Arts et Culture s’inscrivant dans le cadre du contrat local d’éducation artistique de Roubaix, Tourcoing, Villeneuve d’Ascq, Wattrelos. Cet Acte est conçu et réalisé par l’Espace Culture en collaboration avec la Direction de la Recherche, de la Valorisation et des Études Doctorales de l’Université Lille 1, Sciences et Technologies. Prendre son temps
L
a formule est belle. Elle va à contre-courant des usages actuels de notre société. Face aux valeurs dominantes liées à notre « modernité », traversées par les figures de vitesse, d’immédiateté et de rentabilité, serait-il temps de se poser ? Pour s’interroger sur ce qui nous meut, nous émeut, sur ce qui nous agite parfois et donne au final sens à nos vies professionnelles et personnelles. C’est ce que nous proposerons lors de ce temps de rencontres et d’échanges. Croiser le regard des savoirs et celui du sensible, tel est un des objectifs forts auxquels nous tentons de répondre au sein de notre université scientifique, en prise directe avec le monde. Permettant de comprendre et de tenter d’expliquer ce monde et ses phénomènes, de les recréer parfois, les sciences et les arts sont des espaces où ces questions des croisements peuvent être abordées en toute liberté. Ce « prendre son temps » est ainsi consacré aux processus de recherche tels qu’ils se pratiquent dans le monde des sciences et dans celui des arts. Comment les processus de recherche scientifique peuvent-ils rejoindre ceux de la création artistique ? Comment artistes et scientifiques peuvent-ils s’interroger mutuellement et alimenter leur démarche propre ? Comment ça se fabrique alors au sein de ce binôme ? Qu’ont-ils à expérimenter ensemble, à s’apporter mutuellement, à gagner l’un et l’autre ? Telles sont les questions que nous tenterons d’approcher à travers quatre types de recherche alliant chacune artiste et scientifique(s). Jacques Lescuyer, Directeur Espace Culture
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Mercredi 28 avril (Accueil 9h) 9h30-12h30 Kitsou Dubois, chorégraphe et chercheuse en danse, docteur en Esthétique, Sciences et Technologie des Arts. Elle travaille avec la recherche spatiale sur la gestuelle et les processus d’orientation et de perception en apesanteur. Elle a participé à plusieurs vols paraboliques avec le Centre National d’Études Spatiales français et la Cité des Étoiles en Russie. Son travail artistique donne naissance à différentes formes : spectacles, installations, films documentaires... Michel Viso, vétérinaire de formation, est un homme à vies multiples. Spécialiste de physiologie animale et de biologie, il a organisé de nombreuses expériences emportées dans des vols habités et automatiques. Il est en charge de protection planétaire et d’astro/exobiologie à la Direction des programmes du Centre National des Études Spatiales. Chercheur sur le « vivant » dans tous ses états, il a collaboré avec Kitsou Dubois sur les questions liées à la micropesanteur. Mercredi 28 avril : 14h-17h Johann Le Guillerm est artiste de cirque et directeur artistique de Cirque ici. En 2001, il pose les premières bases du projet Attraction, dispositif protéiforme aux multiples axes de créations, dont La Motte, phénomène de cirque minéral & végétal. Sa recherche autour du Point procède de l’entrelacs de trois questions : Quand y a-t-il équilibre ? Quand y a-t-il métamorphose ? Comment la notion de point de vue perturbe-t-elle les notions d’équilibre et de forme ? Son approche sensible de ces trois questions a pour but de s’approprier un savoir externe à l’art pour le traduire artistiquement. Philippe Gaudin enseigne à l’Institut Supérieur de Mécanique de Paris (ISMEP –SUPMECA). Il collabore avec Cirque ici depuis 2005 sur le prototype IV de la Motte. Il a utilisé le logiciel CATIA pour la résolution du problème géométrique de sa topologie spatiale. Jeudi 29 avril : 9h30-12h30 (Accueil 9h) Yann Nguema, bassiste du groupe de musique électro-dub Ez3kiel, est également concepteur informatique et graphique. Il a mis en place un projet d’installations interactives « Les Mécaniques poétiques » dans le cadre de l’ « Atelier
au programme / prendre son temps / LNA#54
La Motte-prototype IV, phénomène de cirque minéral et végétal © Cirque ici / Philippe Cibille
Art-Sciences » qui a pour partenaires l’Hexagone, Scène Nationale de Meylan, et les ingénieurs chercheurs relevant du MINATEC, campus d’innovation pour les micro et nanotechnologies sur Grenoble. Angelo Guiga est chercheur au Laboratoire de fonctionnalisation des matériaux à l’aide des micros et nano systèmes, CEA-LETI de Grenoble. Il a travaillé sur la conception des « Mécaniques poétiques » et le suivi de leur réalisation en lien avec les scientifiques. Il est membre de « l’Atelier Arts Sciences » et a conçu le ballon scénique interactif pour le groupe Ez3ekiel. Jeudi 29 avril : 14h-17h Samuel Bianchini est artiste et enseignant-chercheur, maître de conférences en « Arts et Sciences de l’Art » à l’Université de Valenciennes et auprès de l’École Nationale Supérieure des Arts Décoratifs. Ses œuvres sont régulièrement exposées en France et à l’étranger (récemment : Jeu de Paume ; Laboratoria -Art and Science Space, Moscou ; Jozsa Gallery, Bruxelles ; Biennale de Théssalonique...). Il est membre du laboratoire Calhiste (Univ. de Valenciennes) et associé au Lam / Citu (Univ. Paris 1 et Paris 8). Il est responsable scientifique du projet de recherche (2009-2011) « Praticables. Dispositifs artistiques : les mises en œuvre du spectateur » soutenu par l’Agence nationale de la recherche. Site web : http://www.dispotheque.org Emmanuel Mahé est chercheur en information et en communication au sein d’Orange Labs, spécialiste des rapports arts numériques / technologies mobiles. Il a accompagné Samuel Bianchini dans le développement de son projet. Jean-Paul Fourmentraux, maître de conférences à l’Université Lille 3, UFR Arts et Culture et laboratoire GERIICO, chercheur associé au Centre de Sociologie du Travail et des Arts, EHESS. Auteur de Art et Internet. Les nouvelles figures de la création, CNRS, Éditions 2005. Il mène aujourd’hui des recherches comparatives sur les interfaces entre production artistique, recherche-développement et innovation technique : programme ANR « Praticables - Dispositifs artistiques : les mises en oeuvres du spectateur » 2009-2011. Page Web : http://cesta.ehess.fR/document.php?id=80
FICHE D’INSCRIPTION Ces journées sont gratuites, il est toutefois indispensable de s’y inscrire (par ce coupon ou sur notre site) avant le 9 avril 2010, le nombre de places étant limité. Le suivi de l’intégralité de ces rencontres est fortement conseillé. Restauration au restaurant universitaire le midi (entrée, plat, dessert : 6,12 €) Métro (Ligne 1) : station Cité Scientifique Voiture : autoroute Paris/Lille – Tourcoing/Gand, direction Villeneuve d’Ascq, sortie « cité scientifique » --------------------------------------------------Coupon à découper et à renvoyer à : Espace Culture, Cité Scientifique 59655 Villeneuve d’Ascq ou par mail : johanne.waquet@univ-lille1.fr Prendre son temps mercredi 28 & jeudi 29 avril 2010 à l’Espace Culture - Villeneuve d’Ascq nom : ............................................................................ prénom : ....................................................................... structure : ..................................................................... adresse : ......................................................................... téléphone : .................................................................... mail : ............................................................................. Présence :
mercredi 28
jeudi 29
Souhaite déjeuner au RU (6,12 € à régler sur place) Non Oui signature 33
LNA#54 / au programme / conférence / concert
Mathématiques et musique Les Variations Goldberg de Johann Sebastian Bach Jeudi 1er avril à 18h Entrée gratuite Durée : 1h
Conférence de Giorgio Bolondi, Mathématicien, Université de Bologne (Italie) et Christophe Simonet, Pianiste, Conservatoire à Rayonnement Régional de Lille
Giorgio Bolondi se propose de traduire ce langage classique : « canone alla seconda », « canone alla quinta in moto contrario »… jusqu’au célèbre « canone inverso » dans le langage de la géométrie. Les Variations Goldberg représentent un cadre exceptionnel pour cet exercice.
À l’occasion de cette conférence, Giorgio Bolondi nous montrera, à l’aide d’exemples musicaux et architecturaux, l’omniprésence des symétries entre mathématiques et musique. La présence de Christophe Simonet, pianiste, ajoutera à la force des propos et les prolongera par un concert.
Il nous montrera comment l’aspect formel, structurel de la construction de ce chef d’œuvre peut être rendu accessible grâce au langage de la géométrie. Les principaux objets mathématiques utilisés seront les translations et les symétries.
REGARDS_GEO:40_x_60 17/02/2010 09:56 Page1
Dix ans de partenariat entre la Cité des Géométries de Maubeuge et l'IREM de Lille au service de la formation continue et de la diffusion de la culture
conception graphique : graphisme@tousles3.com
mathématique
en l’honneur de Rudolf Bkouche
Colloque
Conférences
Exposition
MAUBEUGE 30 - 31 MARS 2010
MAUBEUGE 30 MARS 2010 - 18 H MAISON FOLIE
Réflexions et Réflexions
La phase arabe de la géométrie : héritages, créativité et diffusion
MAUBEUGE 24 FÉV. - 03 AVR. 2010 MAISON FOLIE
Michèle Audin Mario Barra Gérard Besson Emmanuel Giroux Philippe Lombard Pierre Pansu
VILLENEUVE D’ASCQ 1ER - 2 AVRIL 2010 Olivier Gibaru Daniel Lehmann Christian Mercat Jean-Marie Morvan Daniel Perrin Léopold Verstraelen
par Ahmed Djebbar
VILLENEUVE D’ASCQ 1ER AVR. 2010 - 18 H ESPACE CULTURE CITÉ SCIENTIFIQUE Les Variations Goldberg de Johann Sebastian Bach par Giorgio Bolondi, mathématicien, Université de Bologne et Christophe Simonet, pianiste, Conservatoire à Rayonnement Régional de Lille.
ORGANISATION - RENSEIGNEMENTS - RÉSERVATION
Cité des Géométries Centre Culturel de l’Arsenal, rue de la Croix - 59600 Maubeuge Tél. : 03 27 62 04 73 - Fax : 03 27 67 76 51 Mél : cite-des-geometries@wanadoo.fr Web : http://www.citedesgeometries.org
I.R.E.M. de Lille Bâtiment M1 - Université Lille 1 - 59655 Villeneuve d’Ascq Cedex Tél. : 03 20 43 41 82 / 03 20 43 41 81 - Fax : 03 20 33 71 61 Mél : irem@univ-lille1.fr Web : http://irem.univ-lille1.fr/
Comité scientifique Saïd Esteban Belmehdi Aziz El Kacimi François Recher Valerio Vassallo
Exposition conçue et réalisée par Giorgio Ferrarese du département de mathématiques de l’Université de Turin.
LILLE 17 AVR. - 12 MAI 2010 HALLE AUX SUCRES
Il est fréquent de rapprocher mathématiques et musique, pour le plaisir qu’elles procurent aux mathématiciens et aux musiciens autant que pour l’engagement intellectuel qu’elles demandent. Le rapprochement se fait le plus souvent sur l’aspect physico-arithmétique de la musique : il existe en effet un jeu complexe de rapports de fréquences et de temps décrits en termes mathématiques et ayant un lien très étroit avec la physiologie de l’oreille et avec les processus cognitifs liés à l’écoute de la musique.
L’œ uv re L e s v a r i a t i on s Goldberg est constituée de trente variations précédées par un « Aria », un des plus beaux écrits par J. S. Bach. Parmi celles-ci, les numéros 3, 6, 9, 12, 15, 18, 21, 24, 27 et 30 sont ce qu’on nomme des « canons ». La technique classique du contrepoint avait développé un langage technique très précis pour décrire les différents types de « canon », les procédures pour les construire et les exécuter.
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Professeur au CNR de Lille, Christophe Simonet a fait ses études supérieures au Conservatoire National Supérieur de Paris où il a obtenu un premier prix de piano à l’unanimité et prix spécial du jury dans la classe de Jacques Rouvier et Théodore Paraskivesco, un premier prix d’accompagnement du Lied et de la mélodie dans la classe d’Anne Grapotte. Il a complété ces études par un diplôme d’histoire de la musique dans la classe de Brigitte François-Sappey et par une licence de musicologie à la Sorbonne, et parfait sa formation auprès de grands artistes comme Paul BaduraSkoda, Georgy Szebok et surtout Aldo Ciccolini. Christophe Simonet participe à des concours internationaux et se distingue particulièrement au concours Clara Haskil où il est demi-finaliste, au concours « Città di Trani » où il obtient un prix spécial du jury, enfin à Barcelone où il remporte le second prix du concours Maria Canals. Le festival d’Aix l’invite à faire ses débuts en tant que soliste. Il aura ensuite l’occasion de se produire dans de nombreuses salles de concert en France et à l’étranger. En compagnie du violoniste Frédéris Pélassy, il enregistre des disques consacrés à Mozart, Brahms, Beethoven, Franck, Fauré et Debussy. Récemment invité par le festival de Valmagne, il se produit dans un récital où il joue l’intégralité de l’œuvre pour piano de Maurice Ravel. En partenariat avec la Cité des Géométries et l’Institut de Recherche sur l’Enseignement des Mathématiques de Lille. Dans le cadre du Colloque « Regards géométriques » (les 30 et 31 mars à Maubeuge et les 1er et 2 avril à Lille).
au programme / concert / LNA#54
Tom Johnson et l’ensemble Dedalus
Pièces de Tom Johnson interprétées par lui-même et l’ensemble Dedalus
Jeudi 6 mai à 19h Entrée gratuite sur réservation Durée : 1h10
© Christophe Chaverou
En partenariat avec le Festival Muzzix n° 10 (21 mars - 6 mai : www.festival.muzzix.info/)
Fondé en 1996 par Didier Aschour, Dedalus réunit un groupe de musiciens autour d’une approche singulière de la musique d’aujourd’hui. Leur champ d’action : les partitions à instrumentation libre principalement issues de la musique minimaliste américaine. Amélie Berson : flûte Fabrice Villard : clarinette Didier Aschour : guitare Amélie Berson est dédicataire de nombreuses compositions et enregistre, notamment en 1995, un CD à Milan avec le guitariste Didier Aschour, consacré à des œuvres italiennes écrites pour ce duo. Elle obtient une bourse et participe au Ferienkürse für Neue Musik de Darmstadt en 1992 et 1994. De 93 à 96, elle est membre de l’ensemble de musique contemporaine L’Instant Donné. Elle a également participé à la création de l’ensemble Dedalus. Elle travaille aussi avec le théâtre et participe à de nombreux enregistrements pour des émissions radiophoniques et télévisuelles.
Tom Johnson, élève de Morton Feldman, est un compositeur américain établi à Paris depuis une trentaine d’années. Il se revendique du minimalisme, terme qu’il a contribué à imposer, c’est-à-dire d’une écriture musicale employant volontairement un nombre de principes de composition limités, auquel on associe souvent des compositeurs comme Steve Reich, Philip Glass ou encore La Monte Young. Tom Johnson utilise des structures mathématiques et logiques souvent très simples mais très fécondes sur le plan du développement musical et qui sont le contenu même de l’œuvre, théorie et pratique se confondant : le spectateur voit et entend la structure de la pièce (on pourrait évoquer l’Oulipo à ce sujet). Pour autant, sa musique, résolument originale, n’est pas abstraite, bien au contraire : modes, rythmes, pulsations et souvent humour en font une musique jubilatoire. Cette dimension humoristique est également très présente dans ses textes et conférences qui sont tout autant descriptions de l’œuvre que l’œuvre elle-même. Tom Johnson a reçu le prix des Victoires de la musique 2000 pour Kientzy Loops. Plus d’une dizaine d’enregistrements de ses œuvres sont disponibles dont le dernier en date est une version pour orchestre des Rational Melodies par l’ensemble Dedalus.
Fabrice Villard a joué avec de nombreux ensembles aux répertoires s’étendant de la musique classique à la musique contemporaine. Il est soliste de l’Ensemble Dedalus et de l’Ensemble Erik Satie. Il travaille avec le guitariste improvisateur Philippe Pannier en liaison avec la danse contemporaine et les écritures poétiques contemporaines et collabore également avec le compositeur Philippe Leroux dans une recherche sur la relation improvisation/composition. Fabrice Villard est professeur de clarinette et d’improvisation au Conservatoire à Rayonnement Départemental de BlancMesnil. Artiste au bégaiement virtuose, il replace inlassablement la poésie dans le champ du spectaculaire, à la frontière de la musique et du théâtre. Didier Aschour a fait des études musicales au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris. Connu pour ses travaux sur la guitare microtonale, il a joué et créé des œuvres de Harry Partch, James Tenney, Clarenz Barlow et Pascale Criton. Depuis 1996, il dirige l’ensemble Dedalus et joue avec de nombreux ensembles de musique contemporaine. Dans le domaine de la musique expérimentale, il joue avec Seijiro Murayama, Kristoff K. Roll et Kasper Toeplitz. En tant que compositeur, il a beaucoup écrit pour la danse et la vidéo. Dans chaque projet, il s’efforce de concevoir un dispositif acoustique particulier et d’interroger les relations entre musique et phénomène sonore. 35
LNA#54 / au programme / exposition
Et voilà le travail Du 19 avril au 14 mai Vernissage : lundi 19 avril à 18h30 Entrée libre
Il s’agit d’une œuvre conçue à partir des témoignages de personnes travaillant dans des bureaux nomades, les centres d’appels téléphoniques, les jeux vidéo, etc. Le point commun et récurrent de ces témoignages semble être la sensation d’une absence de finalité, de motivation et de sens dans le travail. Ces témoignages sont incarnés par des comédiens, dans une volonté de distance avec toute émotion. En relation avec son travail, Florette Eymenier a invité le photographe Olivier Metzger à présenter une série de photographies dans le même lieu. Le travail du photographe est empreint de lumières flash, instantanées et froides, apportant une distance critique à toute proximité. Bienvenue dans Second life Florette Eymenier travaille sur le travail, car il produit – outre de la richesse – de la douleur. Et cette artiste vidéaste n’aime rien tant que s’interroger sur les manifestations contemporaines de la souffrance qui – malgré nos progrès incessants à fuir la mort – nous replongent malgré nous dans la connaissance de nous-mêmes. Dans le signal vidéo HD qui nous est transmis ici s’accumulent de nombreux témoignages sur les formes inédites d’aliénations que subissent les salariés de tous rangs. Mais, que l’on ne s’y trompe pas, il ne s’agit nullement d’une œuvre documentaire classique. Le naturalisme et le réalisme social se sont définitivement abstraits de notre quotidien. Le monde qu’il nous est désormais permis de contempler se révèle hanté de gestes architecturaux et un souffle oppressant – sans doute celui de la climatisation – y fait seul office de silence. Les êtres, femmes et hommes, qui s’adressent à la caméra sonnent – de facto – aussi faux et virtuels que le décor où ils 36
au programme / exposition / LNA#54
Vidéo documentaire de Florette Eymenier et travail photographique d’Olivier Metzger, témoignages et interrogations sur les nouvelles formes émergentes du travail... Florette Eymenier : réalisatrice Olivier Metzger : photographe Thibault Mangeard, Maxime Fedrick : graphistes invités Exposition Et Voilà le travail présentée à la MAC de Sallaumines du 8 janvier au 8 février 2010
s’incrustent. Récitants d’un Verbe qui leur est étranger, ils nous apparaissent dépossédés de leur propre destin. Ces avatars nous relatent, immobiles, les déconvenues qui ont bouleversé leurs existences. Ils décrivent sans passion les travers et coutumes d’un productivisme entêtant. Métonymiquement, ils deviennent qui l’ordinateur portable qui instaure la dépendance, qui la « time sheet » qui asservit le temps, qui le Blackberry qui contrôle la pensée. Tous, ils sont pétrifiés dans la rigueur du cadre et la perfection de l’image. Et, quand ils s’attachent à détailler les symptômes du mal qui les envahit – tendinite du pouce, fatigue, trouble du sommeil, vide existentiel – ils n’expriment alors que le point de vue de fantômes expulsés de leurs propres corps. Car le pari de Florette Eymenier est avant tout de nous donner à découvrir, sous l’hyperbole, la sinistre virtualité de cette réalité qui nous asservit. Bienvenue dans un monde où le récit de la douleur échappe à ceux qui souffrent. Bienvenue dans Second life. Patrick Varetz
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Davy Rigault
au programme / pratiques artistiques / LNA#54
Pratiques artistiques Bernard Dupont
THÉÂTRE
CONCERTS
Direction : Jean-Maximilien Sobocinski Lundi 26 avril à 19h - Entrée libre
Ensemble musique improvisée de l’Université Lille 1 Direction : Olivier Benoit Lundi 17 mai à 20h30 - Entrée libre
Pour eux la lumière c’était l’acier ou la fonte en fusion, la couleur or dans les ténèbres de l’usine son jour violent sur les visages trempés. Et qui dira qu’un jour un homme un ouvrier bien sûr, glissa tomba d’une coursive au cœur du métal en fusion ; Ses camarades voulurent, non il ne s’agissait plus bien sûr de chercher à le sauver, il est tombé, vous comprenez, comme dans de l’eau, a été avalé par le métal rougeoyant, 2000 degrés, ils voulurent récupérer quelque chose pour sa femme bien sûr, rien ne fut rendu, rien de ce qui avait été un homme, alors simplement, prirent un morceau du rail et l’offrirent à l’épouse. Les derniers jours de la classe ouvrière de Aurélie Filippetti Nous avons cette année fait le choix de textes. Choix du théâtre récit. Venez curieux venez JM Sobocinski
Né il y a quelques années, le groupe d’improvisation, exclusivement féminin (c’est un hasard…) est constitué d’un violon alto, d’une guitare acoustique, d’un piano, d’une clarinette et d’une guitare électrique. Grâce aux répétitions régulières, la musique a mûri au fil du temps et est devenue très personnelle. Nous aimons jouer dans le noir ou la pénombre, ce qui permet au public, mais également à nous-mêmes, de nous laisser porter par les sons de chaque instrument, sons souvent inhabituels mais si propices à l’onirisme. Ensemble de jazz de l’Université Lille 1 Direction : Olivier Benoit Mardi 18 mai à 12h - Entrée libre Le groupe, né en 2008, a intégré cette année le clarinettiste Edouard Cuvelier, ce qui a permis de développer le répertoire avec des morceaux (notamment joués par Olivier Benoit au sein de hué/circum lors d’une tournée en France, au Vietnam et au Japon), ainsi que de nouvelles créations.
EXPOSITION PHOTOGRAPHIQUE Direction : Antoine Petitprez et Philippe Timmerman Du 20 mai au 30 juin - Entrée libre Vernissage le 20 mai à 19h Cette exposition est le fruit du travail de l’atelier de photographie, lieu de recherche et d’expérimentation : apprendre à photographier, c’est apprendre à observer, c’est aussi prendre conscience du réel qui s’offre à chacun. C’est, au final, choisir ce que l’on donne à voir. L’atelier est propice au développement d’une recherche personnelle, afin que chacun puisse s’exprimer tout en découvrant les potentialités artistiques de ce médium. Benoit Loth it, ma i 20 09 Pont Englos Nu
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Avril, Mai, Juin
*Pour ce spectacle, le nombre de places étant limité, il est nécessaire de retirer préalablement vos entrées libres à l’Espace Culture (disponibles un mois avant les manifestations).
Ag e nd a
Retrouvez le détail des manifestations sur notre site : http://culture.univ-lille1.fr ou dans « l’in_edit » en pages centrales. L’ ensemble des manifestations se déroulera à l’Espace Culture de l’Université Lille 1.
Jeudi 1er avril
18h
Jeudi 1er avril
Conférence-concert : « Mathématiques et musique : les Variations Goldberg » avec Giorgio Bolondi et Christophe Simonet
18h30 Question de sens : Cycle « Résistances » « Sexualité, femmes et religions »
avec Joëlle Allouche-Benayoun et Nadia Flicourt (Maison des Étudiants)
Du 19 avril au 14 mai
Exposition « Et voilà le travail » - Vernissage lundi 19 avril à 18h30
Les 20 et 27 avril
14h30 Conférences de l’UTL
Jeudi 22 avril
19h
Rencontre avec les artistes de Gong Gong : « Art et technologie »
Lundi 26 avril
19h
Atelier théâtre
Les 28 et 29 avril
9h-17h Prendre son temps « Arts et recherche scientifique : expérimenter ensemble »
Les 4 et 11 mai
14h30 Conférences de l’UTL
Mardi 4 mai
18h30 Rendez-vous d’Archimède : Cycle « La crise » « Crise écologique et crise économique »
par Jean Gadrey
Jeudi 6 mai
19h
Lundi 17 mai
20h30 Concert : Ensemble musique improvisée de l'Université Lille 1
Mardi 18 mai
12h
Du 20 mai au 30 juin
Concert : Tom Johnson et l’ensemble Dedalus avec le Festival Muzzix n° 10 *
Concert : Ensemble jazz de l'Université Lille 1 Exposition : Atelier photographie - Vernissage jeudi 20 mai à 19h
Espace Culture - Cité Scientifique 59655 Villeneuve d’Ascq Du lundi au jeudi de 11h à 18h et le vendredi de 10h à 13h45
Tél : 03 20 43 69 09 - Fax : 03 20 43 69 59 http://culture.univ-lille1.fr - Mail : culture@univ-lille1.fr