l e s n o u v e l l e s
JAN FÉV MAR
la revue culturelle de l’Université Lille 1
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rchimède
« Migrations », « Université » Rendez-vous d’Archimède / « Résistances 2 » Question de sens / L'étape universitaire, images des premiers jours et des années qui suivent, Voyage incrusté de Kaixuan Feng Expositions
2011
« À force de vivre œil pour œil, le monde finira aveugle » Mohandas Karamchand Gandhi
LNA#56 / édito
Retour sur un rapport Nabil EL-HAGGAR
Vice-président de l’Université Lille 1, chargé de la Culture, de la Communication et du Patrimoine Scientifique
Nous avons déjà consacré plusieurs éditos au statut de la culture dans l’université française. Nous avions alors mis en évidence l’impossible accomplissement de l’université ces quarante dernières années, durant lesquelles elle s’est confirmée en une institution Non Culturelle. C’est ainsi que la caractéristique Non culturelle de l’Université française fait d’elle une exception quasi mondiale. J’ai eu l’occasion de rendre hommage à Valérie Pécresse, Ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche, pour sa vision que j’estime relativement exigeante du rapport de l’université à la culture. Une commission Culture et Université a été chargée par la Ministre de faire des propositions plaçant la culture au cœur de l’université. Il s’agit là d’une grande ambition ! Cette initiative devrait contribuer à une remise en cause institutionnelle et politique de la médiocrité culturelle d’une grande partie des universités. La mise en place de la Commission Culture et Université était nécessaire et ses conclusions pourraient, pour le moins, aider à rendre visible l’inhérence de la culture à l’université. Fort d’un projet culturel qui n’a rien perdu de son originalité, ni de son exigence culturelle et scientifique depuis 17 ans, l’Université Lille 1 a fourni sa contribution aux travaux de la Commission, qui en a retenu une partie. J’espère que cette contribution trouvera un écho favorable auprès des universités. Nombreux sont nos homologues, en France et à l’étranger, qui nous sollicitent, s’inspirant du projet culturel de Lille 1. Notre expérience, fondée sur le débat d’idées, le développement de la pensée, les arts, la culture et la culture scientifique, intègre et croise en permanence diverses disciplines avec la rigueur universitaire qui s’impose. 128 propositions retenues !
L’équipe Jacques LESCUYER directeur Delphine POIRETTE chargée de communication Edith DELBARGE chargée des éditions et communication Julien LAPASSET graphiste - webmestre Audrey Bosquette assistante aux éditions Mourad SEBBAT chargé des initiatives étudiantes et associatives Martine DELATTRE assistante initiatives étudiantes et associatives Dominique HACHE responsable administratif Angebi Aluwanga assistant administratif Johanne WAQUET secrétaire de direction Antoine MATRION chargé de mission patrimoine scientifique Brigitte Flamand accueil Jacques SIGNABOU régisseur technique Joëlle MAVET responsable café culture Élise VERDIÈRE stagiaire communication
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De nombreuses propositions sont pertinentes, d’autres le sont moins : comme souvent, un nombre non négligeable d’entre elles se cantonne à des questions techniques qui n’ont pas lieu d’être dans ce rapport, devenant ainsi source de confusion. Il appartient maintenant à cette Commission de retenir les plus pertinentes puis il nous faudra attendre pour savoir dans quelle mesure les propositions retenues seront applicables dans les universités. Mais ce rapport et ces propositions pourraient aussi finir dans un tiroir ministériel si des réponses claires et pertinentes ne sont pas données rapidement aux trois questions qui suivent : 1 - Qu’en est-il du nécessaire positionnement politique de l’État en ce qui concerne la place que doit occuper la culture dans l’université ? 2 - Quel sera réellement l’engagement du ministère quant à la place incontournable de la pensée et du débat d’idées au cœur de la vie culturelle universitaire ? C’est là ce que nous attendons de la part de l’Université culturelle. Cela suppose que l’État assume et garantisse que la priorité des enseignants-chercheurs ne soit pas seulement la culture de la performance technique. La vraie culture doit être inhérente à leur statut d’universitaire. 3 - Enfin, l’État dégagera-t-il les moyens financiers et humains indispensables à faire vivre une culture que l’on veut « exigeante et digne des grandes universités mondiales » selon les propos de la Ministre ?
sommaire / LNA#56 Retrouvez le détail de nos manifestations dans notre programme trimestriel et sur notre site Internet : culture.univ-lille1.fr JANVIER > MARS 2011 /#2
Migrations 4-6 7-8 9-10 11-13 14-16
Migrants sans droits, réfugiés suspects : de l’élargissement du droit d’asile… par Luc Cambrézy Migrations de travail et de savoir-faire à l’époque moderne par Corine Maitte L’exil et la demeure par Jean-François Rey L’imaginaire de la communauté d’origine portugaise en France et ses représentations dans le cinéma contemporain : de la fête canonique à la fête dionysiaque par João Sousa Cardoso Désigné étranger par Guillaume Le Blanc
Rendez-vous d’Archimède cycle Migrations cycle Université
Conférence sur la jubilation Qu'ils reposent en révolte Oscillations/Boogie Woogie ça bouge mais ça tient Michaël Levinas Valse des livres
Université
Jongleur ! L’étape universitaire Voyage incrusté Horizon
17-20 21-23 24-26
Massification ou démocratisation de l’enseignement supérieur ? Un débat mal posé par François Vatin L’évaluation comme « dispositif de servitude volontaire » par Roland Gori Le projet universitaire républicain de la Troisième à la Cinquième République par Christophe Charle
Rubriques 27 28-29 30-31 32-33 34-35 36-37 38-39 40-41 42-43 44-45 46-48
Humeurs : Mort d’un témoin : hommage à Claude Lefort par Jean-François Rey Paradoxes par Jean-Paul Delahaye Mémoires de sciences : Techniques, Sciences, Technologies et politique de la recherche par Bernard Maitte Repenser la politique : Les « cœurs intelligents » par Alain Cambier Jeux littéraires par Robert Rapilly À lire : Autour des neurosciences (1ère partie) par Rudolf Bkouche À lire - À voir : Retour à Pasolini par Youcef Boudjémaï L’art et la manière : Kaixuan Feng : Maîtresse du Thé par Nathalie Poisson-Cogez Vivre les sciences, vivre le droit… : Vivre ou courir : faut-il choisir ? par Jean-Marie Breuvart Chroniques d’économie politique : La société française de plus en plus inégalitaire ? par Nathalie Chusseau À voir : Trois Al Pacino pour un « Richard III » par Jacques Lemière
En couverture : Manteau - Écharpes (objet, photographies 2009-2010) © Kaixuan Feng
LES NOUVELLES D’ARCHIMÈDE
Libres propos 49-50 Six compositeurs à la recherche de Musique mathématique par Tom Johnson Au programme 51 52 53 54 55
Rendez-vous d’Archimède : Cycle « Migrations » Rendez-vous d’Archimède : Cycle « Université » Question de sens : Cycle « Résistances 2 » Exposition « L’étape universitaire, images des premiers jours et des années qui suivent » Exposition « Voyage incrusté » de Kaixuan Feng
Directeur de la publication : Philippe ROLLET Directeur de la rédaction : Nabil EL-HAGGAR Comité de rédaction : Rudolf BKOUCHE Youcef BOUDJEMAI Jean-Marie BREUVART Alain CAMBIER Nathalie Poisson-Cogez Jean-Paul DELAHAYE Bruno DURIEZ Rémi FRANCKOWIAK Robert GERGONDEY Jacques LEMIÈRE Jacques LESCUYER Bernard MAITTE Robert RAPILLY Jean-François REY Rédaction - Réalisation : Delphine POIRETTE Edith DELBARGE Julien LAPASSET Impression : Imprimerie Delezenne ISSN : 1254 - 9185
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LNA#56 / cycle migrations
Migrants sans droits, réfugiés suspects : de l’élargissement du droit d’asile… Par Luc CAMBRÉZY Géographe, directeur de recherche à l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD), directeur adjoint du CEPED (Centre population développement) – Université Paris Descartes, IRD, INED
En conférence le 4 janvier
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epuis la fin des trente glorieuses, la question de l’immigration est devenue, on le sait, un sujet à fort impact électoral dans tous les pays industrialisés. Associée à la montée du chômage, elle fait l’objet de diverses prises de positions politiques qui, toutes, des plus essentialistes aux plus ouvertes et généreuses, interrogent de manière récurrente l’énigmatique 1 « concept » de Nation. En France, elle est au cœur des récentes controverses, aussi bien à propos de « l’identité nationale » ou de la déchéance de la nationalité que du lien établi entre immigration et délinquance. Dans ce contexte, où l’idéologie le dispute souvent au populisme, la question des réfugiés et de leur accueil ne peut manquer d’interférer avec celle des politiques dites de « maîtrise et de contrôle des flux migratoires ». Au cours de ces mêmes décennies, la chute du Mur de Berlin, la globalisation, la prise de conscience de la réalité du « village planétaire » et l’instantanéité de l’actualité mondiale et de ses drames font osciller les démocraties occidentales entre deux positions que la célèbre formule de Michel Rocard résumait au fond assez bien : « on ne peut pas accueillir toute la misère du monde (…) » retiennent de celle-ci les partisans de la fermeture ; tandis que leurs opposants en rappellent la conclusion : « (…) mais il faut s’y préparer »… Le monde occidental est à l’image de cette ambivalence. Du fait même de son histoire et d’une certaine forme de compassion qu’accompagne le sentiment d’une responsabilité particulière, aussi bien en ce qu’il se pense exemplaire (les « valeurs », la démocratie, les droits de l’homme, …) ou critiquable (la colonisation, l’exploitation des ressources naturelles, le réchauffement climatique, …), le rapport à « l’autre », à l’étranger et au lointain, est en effet pour le moins paradoxal. Crainte de « l’autre » lorsqu’il se présente aux portes de l’Europe mais aussi, immense élan d’émotion et de solidarité pour ce même « autre » lorsqu’il est victime, chez lui, de l’oppression, de l’exploitation, de la dictature, du racisme, de la guerre civile, de la sécheresse, d’une inondation, d’un tsunami ou d’un tremblement de terre. Aux « charters » des expulsions de Maliens ou d’Afghans « répondent » donc, mais mal, l’aide au développement ou les avions de l’assistance humanitaire. Selon les circonstances et les intérêts des États démocratiques, le respect des
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M. Detienne, L’ identité nationale, une énigme, éd. Folio Histoire, 2010, 177 p.
droits de l’homme est ainsi à géographie variable. C’est leur talon d’Achille et ce n’est pas nouveau. « Vrais » et « faux réfugiés » Selon l’origine des réfugiés et les régions d’accueil, le respect et l’application du droit international s’avèrent éminemment variables. Par ailleurs, l’accroissement des migrations de travail – mécaniquement entretenu par la globalisation des échanges, le raccourcissement des distances et la persistance de forts écarts de développement – contribue à multiplier et diversifier les modalités et les catégories de la circulation migratoire. Dès lors, le problème est double. Comment le réfugié est-il défini en droit ? Et dans quelle direction, plus ouverte ou plus restrictive, ce droit peut-il évoluer ? Ces questions s’inscrivent dans le contexte d’une confusion grandissante tant dans l’usage des termes que dans l’appréciation des causes de la migration et des responsabilités nationales ou internationales qui en découlent. Il est vrai que l’habituelle distinction entre « vrais » et « faux » réfugiés (les « migrants économiques ») est loin d’être aisée à établir. Mais cette question se pose surtout au Nord, là où l’octroi de l’asile à titre individuel conduit certains migrants en situation irrégulière à tenter de demander le statut de réfugié. Par ailleurs, la cacophonie sémantique sur la désignation de « réfugiés » lorsqu’il s’agit de « déplacés » ajoute à cette confusion. Depuis le cyclone Katrina aux USA, en 2005, jusqu’aux inondations dévastatrices de 2010 au Pakistan, les médias ont beaucoup contribué à rendre ces termes interchangeables ; quoiqu’en privilégiant systématiquement le terme (impropre au sens juridique) de réfugié... Intention délibérée ou simple facilité de langage, force est de constater que cette confusion est en phase avec le souhait des organisations environnementalistes et de certains spécialistes qui prônent l’élargissement du droit des réfugiés aux victimes des catastrophes environnementales (inondations, séismes, tsunamis, …) et, plus récemment encore, du réchauffement climatique… Dans l’état actuel des choses, la définition du réfugié demeure pourtant assez restrictive. Selon la convention de Genève de 1951 2, est considérée comme réfugié toute personne qui 2
Inspirée de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948, elle ne
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« craignant avec raison d’ être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ; ou qui, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ou, en raison de ladite crainte, ne veut y retourner ». On le voit, si la définition du réfugié est associée au fait d'avoir fui le pays dont il a la nationalité (ce qui le distingue des « déplacés »), elle ne fait aucunement référence à des désordres économiques ou environnementaux. En 2009, le nombre de réfugiés était estimé à 11,4 millions de personnes. Les pays en voie de développement en accueillent les quatrecinquièmes. Quant aux déplacés, toutes causes confondues (mais essentiellement pour des raisons politiques), leur nombre est de l’ordre de 26 millions de personnes. C’est aussi des pays du Sud que sont originaires la majorité des migrants économiques. Ces f lux concernaient environ 200 millions d’individus en 2008. Différences Nord - Sud Contrairement aux pays du Nord, la plupart des pays africains s’appuient sur le statut de réfugié dit prima faciae. La faiblesse des moyens financiers et des infrastructures, les nécessités liées à l’urgence et aux flux massifs d’exilés justifient l’attribution du statut de réfugié sur une base collective. Si la procédure est beaucoup plus rapide, les conditions d’accueil et de séjour dans le pays d’accueil sont en revanche terriblement précaires. Les camps sont la norme pour le plus grand nombre. Ils assurent, par l’assistance humanitaire qui y est dispensée, une double fonction d’absorption et de rétention des flux. Les possibilités de travail sont inexistantes quand elles ne sont pas strictement interdites. Ainsi, il vaut mieux être réfugié au Nord qu’au Sud où l’asile individuel est réservé à une si petite
reprend cependant pas les attendus de son article 13 : « 1) toute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un État. 2) Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays ». La convention de 1951 relative au statut des réfugiés – ratifiée pour traiter la question des réfugiés dans l’Europe de l’après-guerre –, a ensuite été élargie aux autres continents par le Protocole de New-York de 1967 et la Convention de l’OUA qui régit les aspects propres aux réfugiés en Afrique.
minorité que la distinction entre « vrais » et « faux » réfugiés se pose dans des termes très différents. Au Nord, et en France en particulier, le statut de réfugié est accordé à titre individuel après une longue procédure visant à établir la réalité des craintes personnelles en cas de retour. Il autorise un titre de séjour qui offre accès à des droits très étendus (travail, santé, éducation, …). La qualité de cette protection a son revers. Alors que d’aucuns la jugent injustement sélective, elle ouvre de fait la porte à toutes sortes de tentatives de détournement. En France, ceci place les instances en charge de ces dossiers (OFPRA et CNDA) 3 face à la réalité de la difficile distinction entre « vrais » et « faux » réfugiés. Les demandes d’asile, lorsqu’elles sont jugées fondées du fait de l’origine et de l’histoire du requérant, sont en général validées (par l’octroi du statut de réfugié) au premier niveau de l’OFPRA. Les requérants déboutés de cette première demande sont, quant à eux, en droit de déposer un recours (ce qu’ils font le plus souvent) devant la CNDA. Pour ces deux instances, et pour l’essentiel des demandes d’asile présentées, la question centrale de l’arbitrage reste cependant la même : dans le cadre de la Convention de Genève, avec quel type de « profil » et pour quels faits, comment apprécier la réalité des persécutions et des « craintes personnelles en cas de retour » ? Les demandes d’asile rejetées relèvent, pour une bonne part, de migrants dont il apparaît – faute d’éléments probants – que la principale motivation du départ répond au projet de trouver en Europe un travail et un salaire (dont une partie sera envoyée au pays). Déboutés de leur demande d’asile – et donc considérés de manière implicite comme de « faux réfugiés » –, ces migrants retournent à la précarité économique et sociale associée à l’irrégularité de leur séjour et à la crainte de leur expulsion du territoire français. Mais des cas autrement plus complexes rendent les arbitrages parfois bien incertains tant l’instabilité politique, la violence et diverses formes de discrimination dans le pays d’origine se combinent à un contexte de crise économique, de pauvreté et de sous-emploi. Au total, la diversité et la complexité des situations politiques et sociales dans les pays concernés, combinées à la spécificité des parcours individuels de chaque OFPR A : Office Français de Protection des Réfugiés et des Apatrides. CNDA : Cours Nationale du Droit d’Asile.
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requérant, ont pour effet de créer un large espace d’incertitude entre la demande d’asile qui semble fondée et celle qui ne le serait pas. Faire en sorte que cette marge floue soit aussi réduite que possible constitue dès lors la meilleure garantie du maintien des droits des réfugiés. Le droit des réfugiés passe par celui des migrants Eu égard aux importantes différences entre le Nord et le Sud, le fait que la très grande majorité des réfugiés demeure cantonnée (au Sud) dans les camps des régions limitrophes des zones de conf lit peut surprendre. Plusieurs raisons expliquent cet apparent paradoxe. En fait, bien peu de réfugiés disposent des ressources économiques et sociales suffisantes pour que puisse être envisagé un long et périlleux périple de plusieurs mois avant d’atteindre le Nord. En creux, cela confirme combien l’image du migrant économique doit être révisée. Bien plus que celle du miséreux, le migrant est sans doute moins dans une logique de départ contraint que dans celle, croissante, d’un projet d’émancipation et de promotion économique et sociale.
de séjour des étrangers 4. Dès lors, on peut s’interroger sur le sens d’un éventuel élargissement du statut de réfugiés aux victimes des catastrophes naturelles et des dégradations environnementales. Car, s’il y a urgence en matière de protection de la planète, la solidarité avec les pays les plus pauvres (qui en est d’ailleurs l’une des conditions) ne serait-elle pas de commencer par œuvrer à la reconnaissance d’un statut de « réfugié économique » ? Dans cet esprit, faut-il davantage cloisonner et clarifier les différentes catégories de migrations, pour mieux en distinguer les responsabilités (et les charges) qui relèvent soit des États, soit de la communauté internationale ? Ou faut-il au contraire les rassembler dans un seul et même ensemble, au nom du principe de la libre circulation du migrant ? À travers cette question, on retrouve, au fond, cette même ambivalence d’intérêts et d’enjeux contradictoires entre le local et le global, le national et l’international.
*** Les pays du Nord, et la France en particulier, se trouvent ainsi confrontés à de redoutables dilemmes. Ils se voient en effet tentés d’exercer un contrôle d’autant plus strict et restrictif du droit d’asile qu’un nombre significatif de migrants tentent de s’en réclamer. Au regard de la question d’un élargissement du statut des réfugiés à d’autres catégories de migrants, la première des priorités semble donc être celle d’un statut pour les migrants économiques en situation irrégulière. Dans le cas inverse, il est clair que les tentatives de détournement du droit d’asile seront d’autant plus nombreuses que l’accès à un titre de séjour pour les migrants restera inatteignable ou très hypothétique. Plus que jamais, le respect et l’application du droit des réfugiés – tel qu’il est aujourd’hui défini – oblige donc à penser, dans le même temps, celui du migrant de travail. En définitive, dans le contexte d’un monde écartelé entre l’ouverture et le repli sur soi, c’est encore et toujours le principe de la « souveraineté de l’État » qui – dans les limites frontalières du territoire – fixe les règles d’accueil et
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4 G. Noiriel (Réfugiés et sans papiers : la République face au droit d’asile, éd. Hachette/ Pluriel, 1991) note avec raison que « la Convention de Genève, plus qu’un « progrès », doit être vue comme une conséquence du triomphe absolu du principe national ».
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Migrations de travail et de savoir-faire à l’époque moderne Par Corine Maitte Professeure d’histoire moderne, laboratoire ACP 1, Université de Paris-Est Marne-la-Vallée
En conférence le 18 janvier L’historiographie française a longtemps proposé l’image d’une société d’Ancien Régime globalement sédentaire et stable, dont l’horizon ne dépassait que rarement le clocher du village au-delà duquel s’étendaient, pour les paysans, des marges plus ou moins effrayantes… Il convient de réviser cette image.
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a tradition historiographique française a étudié, de façon relativement précoce, les mobilités et les migrations d’Ancien Régime, mais en a constamment minoré l’importance, les localisant principalement dans les bassins démographiques des villes et sur les côtes atlantiques, rendant ainsi plus forte, et quelque part plus tragique, la « rupture » du XIXème siècle marquée par l’industrialisation et l’exode rural. Un dialogue fécond s’est engagé, dans les années 1990, entre historiographie française et anglosaxonne, qui n’a pas totalement fini d’animer discussions et, parfois, polémiques. Jan et Léo Lucassen affirmaient ainsi en 1997 : « le temps où les paysans de l’Europe préindustrielle étaient perçus comme stables, immobiles et sédentaires est désormais dépassé » 2 . En 2003, la grande synthèse de Daniel Roche faisait le point sur cette Europe de la mobilité en construction et en perpétuelle évolution 3. Sans revenir sur toutes ces formes de mobilités, nous évoquerons ici les migrations de travail, d’abord d’une façon générale pour en estimer le poids, ensuite en rappelant ce que les études relatives aux migrations montagnardes ont apporté à la connaissance de ces migrations anciennes, enfin en étudiant de plus près quelques migrations de travailleurs très spécialisés, qui permettent d’aborder le rôle de l’État et la question des transferts techniques. Les migrations de travail D’une façon très générale donc, de véritables systèmes migratoires liés au travail se mettent en place de façon relativement précoce en Europe, certains sans doute dès 1450, et se maintiennent pour la plupart jusqu’au XIXème siècle. L’enquête sur les migrations périodiques, lancée par le gouvernement napoléonien entre 1807 et 1813, permet d’en dégager quelques caractéristiques : tout d’abord, les mobilités de travail fourmillent partout. On peut estimer que, vers la Analyse Comparée des Pouvoirs.
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Jan et Leo (eds), Migration, migration history, history : old paradigms and new perspectives, Berne, Lang, 1997. 2
Roche Daniel, Humeur vagabonde. De la circulation des hommes et de l’utilité des voyages, éd. Fayard, Paris, 2003.
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fin du XVIIIème siècle, plus de 300 000 migrants se déplacent chaque année sur des distances de 250-300 kms pour travailler. Ces mouvements, apparemment de tous ordres et en tous sens, s’organisent en une vingtaine de « systèmes » attestés de migrations liées au travail, dont sept plus importants : trois en Europe du Nord (Allemagne/Pays-Bas ; est de l’Angleterre, Bassin Parisien) qui drainent au total sans doute plus de 100 000 travailleurs chaque année, quatre en Europe du Sud (Castille, Catalogne/Provence ; plaine du Pô, Italie centrale) qui en mobilisent près du double. Les frontières politiques n’ont pratiquement aucune importance dans la forme et la direction de ces mouvements. Si les migrants vont des campagnes vers les villes, transformant pour une saison les paysans en maçons, porteurs, ramoneurs, vendeurs ambulants..., ils cheminent majoritairement des campagnes vers d’autres campagnes : des groupes de moissonneurs, de faneurs, de journaliers, etc., se déplacent, le plus souvent en équipe, profitant du décalage des saisons agricoles entre régions ou apportant une main-d’œuvre nécessaire dans les grandes propriétés où les paysans locaux sont insuffisants à effectuer les gros travaux. Les migrations montagnardes Une grande partie de ces migrations lient montagnes et plaines, ce qui a incité Fernand Braudel à lancer une formule-choc, souvent reprise, discutée, contestée : « la montagne, fabrique d’ hommes à usage d’autrui ». Comme si la démographie montagnarde, par nature surabondante, produisait des hommes pour les expulser dans les plaines, faute d’avoir les ressources nécessaires à les faire vivre. Ce faisant, Braudel se situait dans la lointaine lignée des préfets napoléoniens qui proposaient des explications instinctivement malthusiennes d’inadéquation entre les hommes et les ressources : en présupposant que l’agriculture céréalière et la sédentarité étaient des occupations naturelles et évidentes de la terre et de l’espace, les mobilités s’expliquaient par les insuffisances des ressources locales. Ce sont ces postulats de base, encore très vivaces dans l’étude des migrations actuelles, que les recherches sur les pays de montagne ont contribué à mettre en cause. En France, le travail de Lau7
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rence Fontaine sur les migrations de colporteurs, souvent tous originaires des mêmes villages montagnards et qui organisent des réseaux de vente dans l’Europe entière, montre « que la mobilité peut être un mode d’occupation du territoire et que la sédentarité n’est pas le but nécessaire et la référence obligée de toutes les migrations » 4. Elle résume ainsi la force de ces migrations : tout d’abord, les montagnards constituent des réseaux multipolaires entre lesquels les familles sont dispersées, ce qui permet un accès privilégié à l’information, minimise les coûts de transaction qui y sont liés, permet leur adaptation constante aux données changeantes des conjonctures, économiques, politiques, religieuses… Ces réseaux sont gérés par des organisations pyramidales, à la tête desquelles on trouve de véritables entrepreneurs issus des montagnes, contrairement à l’image de migrants tous égaux dans la misère. Ces entrepreneurs sont à la tête de réseaux de relations et de réseaux de crédits, qui donnent un aspect tout à fait particulier à leur fortune, fondés sur les papiers commerciaux, les reconnaissances de dettes bien plus que sur la terre. De fait, l’endettement des plus pauvres leur assure avant tout un pouvoir sur une force de travail contrainte d’œuvrer dans toute l’Europe pour payer les dettes au village. Le contrôle social, constamment exercé par les familles, assure à la fois la cohésion et la discipline de ces équipes de travail, ce qui constitue un élément clé dans la réussite des migrants montagnards à une époque où l’encadrement du travail reste un problème constant. Les migrations de savoir-faire Si les montagnards exercent, un peu partout, des activités de vendeurs ambulants ou des métiers relativement peu qualifiés (porteurs, maçons, ramoneurs ou autres soldats mercenaires), des mécanismes similaires peuvent être à l’œuvre dans des professions très hautement qualifiées, comme celle des verriers 5. Sauf en cas de crises politiques ou religieuses, les migrations artisanales ont en général été conçues comme résultant de décisions essentiellement individuelles, portant d’une ville A vers une ville B et largement stimulées par les primes financières d’États mercantilistes avides de trans-
Laurence Fontaine, Montagnes et migrations de travail. Un essai de comparaison globale (XV ème-XX ème siècles), Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine, 2005, 52-2, p. 26-49.
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5 Corine Maitte, Les chemins de verres. Les migrations des verriers de Venise et d’Altare (XVIème -XIXème siècles), éd. PUR, Rennes, 2009.
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ferts techniques. L’étude des chemins européens empruntés pendant une bonne partie de l’époque moderne par les verriers italiens, à une époque où la mode des produits « façon de Venise » leur assurait une clientèle de plus en plus nombreuse, montre au contraire que l’organisation et les caractéristiques des migrations doivent peu au métier mais beaucoup à la structure des communautés de départ. Ainsi, les verriers vénitiens, certes plus connus, ne sont pas les plus nombreux à aller installer un peu partout des verreries. La plupart viennent d’une communauté ligure qui vit à la fois de l’exportation au loin de ses produits (jusqu’en Sicile et en « Barbarie ») et de ses hommes. Détenteurs de savoir-faire et de techniques propres, ils effectuent des saisons de travail dans les verreries urbaines italiennes et reviennent chaque année au village ou s’en vont prospecter les bonnes affaires à faire hors de la Péninsule, emmenant des équipes de travail qui gardent toujours des liens avec le village. Gérées par la corporation villageoise, ces migrations sont intégrées dans l’économie locale dont elles constituent la principale ressource. La politique des États mercantilistes est certes mise à profit par les migrants, mais sans qu’ils abandonnent la gestion autonome de leurs savoir-faire techniques. L’épisode, célèbre, de la manufacture de glaces fondée par Colbert, en 1665, en est un bon exemple : les verriers vénitiens débauchés à grand prix repartent rapidement vers la Sérénissime, sans livrer leurs « secrets », des secrets tout relatifs puisque d’autres verreries étaient alors capables de faire des miroirs à la vénitienne en France ! Comme on le sait, les transferts techniques prennent des voies complexes, bien différentes des transplantations pures et simples de savoirfaire. Ainsi, l’étude des migrations de travail aux époques anciennes a été incontestablement fécondée par les études sociologiques et anthropologiques des phénomènes contemporains, mais l’inverse devrait aussi être vrai : par exemple, à raisonner en termes nationaux, les études sur les mouvements actuels perdent une partie de la complexité des organisations régionales ou locales ; à ne considérer que la misère des migrants, les politiques, comme parfois les citoyens, perdent de vue la complexité des situations qui incitent à migrer.
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L’exil et la demeure Par Jean-François REY Professeur de philosophie à l’IUFM/Université d’Artois
La multiplication des situations de « sans droits » dans nos villes occidentales nous jette en plein visage le spectacle de l’errance et de la précarité. Qu’ils soient des autochtones exclus ou marginalisés ou des travailleurs immigrés clandestins, leur présence atteste de la réalité de l’exil. Pour un État qui les traque, la solution, outre ou avant l’expulsion, est le centre de rétention. Il fut, avant-guerre, le camp d’internement. Le camp est l’envers de la maison : deux lieux du même espace politique où, dans l’un, tout « élément humain » tend à disparaître tandis que, dans l’autre, au contraire, se développe et s’entretient la vie en relation : famille, générations, amis. La maison et le camp, ainsi rapprochés, questionnent notre manière d’habiter le monde, notre identité et notre rapport à l’autochtonie et à l’exil, au proche et au lointain.
«L
e rôle privilégié de la maison ne consiste pas à être la fin de l’activité humaine, mais à en être la condition et, dans ce sens, le commencement. » 1, écrit Levinas dans Totalité et Infini. La maison n’est pas le tout de la vie, le telos de l’intimité, mais le lieu à partir duquel chacun commencera une série d’actions dans le monde, ce qui est le contenu vivant de la liberté. Mais une liberté a besoin d’une base où se recueillir. Le « chez soi », c’est donc un mode d’installation dans le monde. « L’homme se tient dans le monde comme venu vers lui à partir d’un domaine privé, d’un chez soi, où il peut à tout moment se retirer. » 2 La maison n’est pas nulle part, elle n’est pas une utopie domestique. Mais elle condense deux dimensions de l’espace : comme bâtiment, elle appartient à l’espace public réglementé, mais, comme lieu de vie elle est subjectivement investie. Demeurer est un événement, dit encore Levinas. On reconnaît sans peine ici une phénoménologie de l’espace initiée par Husserl et Heidegger : l’espace est habité avant d’être connu. Mais la maison, lieu de recueillement, est aussi ouverte à autrui : hospitalité. La tente d’Abraham est ouverte aux quatre points cardinaux. D’où qu’il vienne, l’étranger est certain d’y voir une porte et un seuil où il sera accueilli. Or, on sait aussi qu’Abraham n’avait pas de domicile fixe. Son installation nous est montrée comme provisoire. Il vient bien de quelque part : Ur en Chaldée, mais il va à la recherche d’un lieu plus « vrai ». Entendons qu’il va droit devant lui et qu’il ne revient pas à un chez soi qu’il a quitté, comme le fait Ulysse revenant à Ithaque. « La maison choisie est tout le contraire d’une racine. Elle indique un dégagement, une errance qui l’a rendue possible, laquelle n’est pas un moins par rapport à l’installation, mais un surplus de la relation avec Autrui ou de la métaphysique. » 3 La maison, havre de Emmanuel Levinas, Totalité et Infini, 2e édition Martinus Nijhoff/ La Haye, 1965, p. 125.
paix hospitalier, n’est pas, pour Levinas, opposée à l’errance. Au contraire, elle s’en souvient et c’est elle qui à la fois autorise et déborde l’installation : lieu sans racine. Autrement dit, il ne faut pas opposer abstraitement l’exil et la demeure. Mais on sait bien que beaucoup de maisons se ferment à l’étranger. La maison, c’est aussi ma « place au soleil » et tout semble indiquer qu’il n’y a pas de place pour tout le monde. « Il n’a pas d’autre lieu, non autochtone, déraciné, apatride, non habitant, exposé au froid et aux chaleurs des saisons. » 4 Ces lignes désignent l’Étranger, le non-familier (Unheimlich en allemand). Qu’est, pour nous, l’étranger ? Celui que je n’ai « ni porté ni conçu » et qui pourtant me pèse sur les bras, m’incombe. L’étranger n’est pas nécessairement celui qui se présente à moi comme « apatride ». Il faut entendre « apatride » en deux sens distincts : empirique et transcendantal. Il n’est plus d’apatride dans le monde d’aujourd’hui comme il y en eut avant et pendant la Deuxième Guerre mondiale. Le nazisme et ses collaborateurs annulent la nationalité de ceux qu’ils contraignent à l’exil. C’est de ces apatrides que parle Hannah Arendt. Aujourd’hui, pourtant, il y a encore des déracinés, dépourvus de titres de séjour ou autres justificatifs. Même s’ils ne sont pas formellement apatrides puisqu’ils ne sont pas déchus de leur nationalité, ils peuplent les marges de nos vies actives. D’où l’acception transcendantale : « en être réduit à recourir à moi, c’est cela l’apatridie ou l’étrangeté du prochain. Elle m’incombe » 5. L’apatride n’est plus formellement celui à qui tout droit humain est dénié, mais l’apatridie définit toujours la condition de l’autre pour moi. « L’humanité nue » des parias évoqués par Hannah Arendt s’étend aujourd’hui à une humanité plurielle en marges des nations : « Le persécuté est expulsé de son lieu
1
E. Levinas, op. cit., p 125.
2
E. Levinas, op. cit., p. 147.
3
Emmanuel Levinas, Autrement qu’ être ou au-delà de l’essence, Martinus Nijhoff/ La Haye, deuxième édition, 1978, p. 116.
4
5
E. Levinas, op. cit., p. 116.
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et n’a que soi à soi, rien dans le monde où poser sa tête » 6. Avec Hannah Arendt, on revient à l’empirique, à l’enquête. Pour elle, les actes de solidarité, les signes d’amitié ou d’amour relèvent « d’imprévisibles hasards ». L’essentiel réside dans le caractère d’ « acosmie » (worldlessness). Il n’est rien d’humain dans un monde où s’est perdu « l’intervalle » (in between) spécifique « qui aurait dû se former entre l’individu et ses semblables » 7. La privation des droits de l’homme revient à être privé d’une « place dans le monde » 8. Plus profondément que les droits-libertés du citoyen, c’est du « droit d’avoir des droits » qu’il s’agit ici 9. Le paria, c’est celui qui est né citoyen et ne l’est plus par suite d’une législation d’exception et pour qui être ici ne va plus de soi. Hannah Arendt va jusqu’à dire que le paria condamné pour un délit de droit commun par le pays qu’il traverse se retrouve encadré par le droit, lors même qu’il a perdu ses droits. La prison lui reconnaît par la négative un statut juridique et le maintien des droits de l’homme. Il en va tout autrement des camps. Ici, il faut distinguer parmi les camps hors du droit : camps de réfugiés, camps d’internement, camps de concentration, camps de travail et camps d’extermination où l’on retrouve respectivement les Palestiniens depuis 1948, les Républicains Espagnols à partir de 1938, les Juifs d’Allemagne puis d’Europe centrale depuis les lois de Nuremberg (1935), les Zeks de l’archipel du Goulag et à nouveau les Juifs et les Tziganes à Auschwitz et tous les camps pratiquant la « solution finale ». Pour chacun de ces types de camp, il faudrait une grille d’analyse qui fasse apparaître les degrés d’exclusion de la vie et de ses droits. « Sans-droit » serait le plus petit dénominateur de situations d’exception imposées par les régimes totalitaires. Mais ceux-ci ne sont que le développement en même temps que le renversement de la démocratie. Pour Hannah Arendt, il n’y a pas d’État moderne qui soit en marge de la « civilisation » : il n’y a plus un endroit « non civilisé sur terre, parce que, bon gré mal gré, nous avons vraiment commencé à vivre dans un Monde Un » 10. Un demi-siècle 6
E. Levinas, op. cit., p. 155.
7
Hannah Arendt, Vies politiques, éd. Gallimard, 1974, p. 13.
après ces lignes, le Monde Un s’est encore davantage resserré sur lui-même, secrétant de nouveaux parias. Mieux connus aujourd’hui par les témoignages des rescapés (de Primo Levi à Varlam Chalamov), les camps sont les lieux de conversion des citoyens déchus en déchets. Exclus du droit d’avoir des droits, les déportés sont « défaits de la trame sociale, arrachés aux milieux qui leur procuraient les repères symboliques de leur existence » 11. Sans liens qui les unissent, sans propriété, sans famille, sans attache à un milieu professionnel, sans implantation dans l’espace, sans histoire, c’est à travers cette dépossession que l’on peut mettre en perspective le camp et la maison. La maison, c’est l’espace habité. Penser l’habitation, c’est penser l’espace à travers les catégories de l’humain : « l’homme habite en poète » (Hölderlin). Ces mêmes catégories ne jouent plus partout où apparaît l’ « humanité nue ». Perdre sa place dans le monde, d’un monde organisé à partir d’un chez soi, c’est aussi une épreuve qui traverse la personne mélancolique ou déprimée. Bien des traits caractéristiques de la psychose se retrouvent chez ceux que l’on appelait, dans les camps nazis, « les musulmans » : la « désolation » est aussi l’expérience d’une perte du monde commun que n’abrite plus aucune maison. Expulsé de sa maison qu’il habite sans s’y retrouver, le psychotique témoigne d’un sens de l’exil qui dépasse les déplacements de population. Étranger à lui-même, il est dans un exil qui consiste à continuer à vivre hors des repères familiers, même quand le décor semble ne pas avoir changé. On aurait tort de croire qu’il ne s’agit là que de situations exceptionnelles. L’individualisation outrancière et sans limites des sociétés occidentales défait sous nos yeux, et souvent malgré nous, les refuges que les générations précédentes tentaient d’aménager. N’y aurait-il plus, dans nos maisons, quelque chose comme un « haven in a heartless world » ?
8 H. Arendt, L’ impérialisme in Les origines du totalitarisme, éd. Gallimard-Quarto, 2002, p. 599. 9
H. Arendt, op. cit., p. 599. H. Arendt, op. cit., p. 599.
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Claude Lefort, Un homme en trop, éd. du Seuil, 1976.
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photogramme du film Sans Elle... d'Anna da Palma, 2003
L’imaginaire de la communauté d’origine portugaise en France et ses représentations dans le cinéma contemporain : de la fête canonique à la fête dionysiaque 1 Par João Sousa CARDOSO Maître de conférences en sciences sociales à l’Université lusophone des Sciences Humaines et Technologies de Lisbonne et à l’Université lusophone de Porto, Portugal
En conférence le 8 mars Dans le cadre du cycle de Rendez-vous d’Archimède voué aux problèmes des « Migrations », nous nous proposons d’analyser le processus d’hétérogénéisation à l’œuvre dans la communauté d’origine portugaise en France. Pour le but, et parce que ladite communauté est une grande nébuleuse aux contours très flous, nous prenons l’une des représentations majeures de la vie du groupe – la fête – dans le cinéma contemporain pour mieux comprendre ce processus qui glisse de l’identification nationale aux identifications circonstancielles et sensualistes. Le corpus de travail de la recherche que nous avons développé, entre 2007 et 2009, concerne les trois dizaines de films tournés sur l’immigration portugaise en France, entre 1967 (la date du premier film, O Salto, de Christian de Chalonge) et 2007 (la date de Oxalà – Quête sur les chemins de la mémoire, de Gaël Bernardo).
L
’ensemble de notre corpus de travail révèle que les rites collectifs – tantôt domestiques, tantôt au sein de la vie communautaire, parfois dans le pays d’origine – jouent un rôle de relève dans un exercice de revivification et de transmission culturelle, en même temps qu’ils constituent un cadre de sauvegarde affective. Les repas, la messe dominicale et les voyages au pays se comptent parmi les plus importants ; s’y ajoutent les fêtes au cours des vacances, au Portugal. L’élément commun à toutes ces formes d’expression rituelle est ce qu’Howard Becker a appelé la « fraternité interne » 2, qui se manifeste par des gestes de reconnaissance mutuelle et de coopération entre les membres du même groupe.
Ce texte, adapté pour cette occasion, est une réécriture de notre communication au colloque L’enseignement du Portugais et des cultures d’expression portugaise : contributions à un dialogue interculturel, organisé par le Département d’Études des Pays de Langue Portugaise de l’Université Paris 8, qui a eu lieu les 30 et 31 octobre 2008. 1
2 Cf. Howard Becker, Outsiders, trad. J.-P. Briand et J.-M. Chapoulie, Paris, éd. Métailié, 1985, p. 130.
Dans les films qui font l’objet de notre recherche, les formes qu’une telle « fraternité interne » assume sont diverses, mais un rituel important figuré dans les films qui font l’objet de notre étude, associé à l’installation temporaire dans un lieu spécifique qui devient le symbole de tous les espaces de vie, est celui des festivités saisonnières, au village portugais d’origine, pendant la période estivale. En général, ces fêtes populaires intègrent un programme de culte religieux (où l’on célèbre, traditionnellement, le patron de dévotion de chaque localité) pendant la journée et durant les soirées au doux climat des bals, très fréquentés. Les fêtes au village, qui coïncident avec l’arrivée sur place des émigrés portugais en vacances, montrent le besoin de réintégration sociale qui s’impose – thérapie précaire mais cyclique – à tout élément de la communauté considéré égaré. D’après la synthèse de Roland Barthes, selon laquelle « l’autre est un scandale qui attente à l’essence » 3, l’émigrant rentré provisoirement au pays est, 3
Roland Barthes, Mythologies, Paris, éd. du Seuil, 1957, p. 226.
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lui aussi, un excentrique qui met en crise le substantialisme et l’autonomie des valeurs villageoises. Se trouvant hors d’un cadrage social, on cherche, par la fête sensuelle et guérisseuse, à stabiliser cet élément venu d’ailleurs. Donc, la fête, qui va de la solennité liturgique aux excès du bal, tous les étés, n’est plus qu’une modulation actuelle de la tradition archaïque de « l’épidémie chorégraphique ». À la ressemblance du rôle jouissif du repas, la musique et la danse des fêtes rendent honneur à l’émigré et recherchent la construction de représentations alternatives à celle du dévoyé, de l’autre irréductible et des figures exotiques de secours qui en découlent. Ces rites empêchent que l’émigré devienne un pur objet, un objet de spectacle ou un « guignol », au sein de la vie du village et ils cultivent, à travers une communauté de sensations suscitée par l’expérience esthétique, la rencontre de tous à travers un « être ensemble ». La coenesthésie naturelle du corps social se charge d’en contrebalancer organiquement les fonctionnements et les dysfonctionnements, où la ritualité joue aussi un rôle. L’accent est mis sur ce qui reste « commun à tous » sur une scène dans laquelle tous participent à la fois en tant qu’acteurs et spectateurs. Les processions et, surtout, les bals, en été au Portugal, ont toujours produit, chez les émigrants en vacances, des souvenirs marqués de joie intimement liés à la nostalgie du pays. Le jeu dialogique entre amour et éloignement, soit la proxémie, s’y trouve ainsi confirmé comme un élément qui fait lien au cœur de la structure sociale de la communauté immigrée portugaise et entre celle-ci et les réseaux de convivialité locale, et le pays d’origine. On assiste à des images de ces bals estivaux, surtout dans les films de production récente. Même si L’Évangile selon Sainte Nostalgie, de José Veira, en 1986, s’occupait déjà à montrer le côté païen du pèlerinage (les commerces, la fête de la nourriture et du vin, les chants et les danses populaires à connotations érotiques, la jouissance juvénile de la culture pop…) et, quand bien même les images des rituels chrétiens continuent d’exercer une fascination auprès des jeunes réalisateurs, il est certain que la représentation des festivités glisse, progressivement, dans les films plus récents, de l’événement catholique vers l’avènement festif et syncrétique où l’accent est mis sur l’être ensemble hic et nunc dans un environnement sensoriel extraordinaire. Dans ce lignage, Sans Elle…, d’Anna da Palma (2003), reste un film important en ce qui concerne la proposition 12
de nouvelles représentations des émigrés en vacances au pays. Le bal villageois intergénérationnel y est remplacé par les fêtes au son de la musique rock, sur la plage, entre les jeunes luso-français en vacances au Portugal. La réalisatrice dit avoir participé à des expériences semblables d’osmose adolescente, dans des concerts rock au pays, pendant l’été, parfois répété (dans un mimétisme de groupe qui valorise l’éternel recommencement) dans des associations de la région parisienne 4. Le témoignage d’Anna da Palma fait comprendre l’échange symbolique qui s’est produit entre les deux pays, également via les fils d’immigrés, dont l’impact est d’autant plus intense en France que l’expérience vécue au Portugal, entre les bandes de copains en ambiance estivale, a été marquante. À ce niveau-là, ce n’est plus la morale du canon catholique qui laisse les traces les plus profondes dans l’imaginaire de cette jeunesse. Ce qu’il y a de commun entre toutes les séquences de fêtes convoquées par les films, ce sont les éléments fondamentaux de la fête : la participation de tous, la théâtralité exacerbée et la prévalence des valeurs liées à la tactilité. À travers ces films, une évolution se ressent : l’accent est désormais mis sur le paganisme au détriment des valeurs morales de la fête, ce qui est clairement exprimé dans l’histoire racontée par Gagner la vie, de João Canijo (2000). Le film de João Canijo ouvre avec la séquence d’une messe communautaire, fréquentée surtout par la première génération de l’immigration portugaise. La situation est rituelle, les gestes sont codés et organisés par le pouvoir de la parole. Pourtant, à la suite du processus de la perte de soi dans les autres, auquel le personnage principal, Cidália, se livre, le dernier rassemblement qui se produit dans le film est fort différent. Il s’agit d’une fête de jeunes, à l’intérieur d’un bar obscur, dans une ambiance musicale aux pulsions lourdes, où les corps dansent dans une grande proximité et Cidália f lirte avec un ami de son fils assassiné, selon une rêverie intense et circonstancielle, assombrie par la figure du double, le fantasme de la mort et le désir charnel. La canonique de la messe dans l’ouverture de Gagner la vie se voit ainsi substituée par l’anomique de la fête dionysiaque, sans que pour autant le sentiment religieux (au sens étymologique du mot : relier) soit mis en cause. Mais
Anna da Palma, interview accordée à João Sousa Cardoso, réalisée autour de Sans Elle… (2003), le 3 juillet 2007, à Paris.
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si, dans la première séquence, on célèbre une transcendance, dans la dernière séquence, on célèbre le local et ce qui est proche, insistant sur la forme de l’être-ensemble, selon le vécu d’une transcendance immanente. Sans Elle… d’Anna da Palma prolonge l’exploitation de l’anomie et son imaginaire complexe. C’est justement le risque pressenti d’une érotisation hors norme entre les personnages de deux jumeaux, encouragé par le territoire anomique d’une fête dans un bar sur la plage, qui fait que le personnage de la sœur (Fanfan), dans Sans Elle…, s’oblige à répudier son frère (Jo). La musique, le rythme et la danse jouent alors un rôle fondamental dans l’agrégation excitée de tous les éléments dans un moule, sous la forme de l’effervescence sociale. Tout autant que les repas collectifs, la tradition catholique et les festivités dynamisent les liaisons intra-communautaires et sédimentent l’image d’un Portugal mythique (engendrée depuis la France et entremêlée à des séjours saisonniers au pays). Les films plus récents exposent un désir d’aller au-delà des rites trop institués et de la morale en se livrant plutôt à une attraction sensuelle de la terre d’origine familiale. Ces films – notamment Explication des Salamandres, de Maria Pinto (2005), Entre deux rêves, de Jean-Philippe Neiva (2005) et Oxala, de Gaël Bernardo (2007) – font la preuve de la pulsion, ressentie chez les fils d’immigrés portugais en France, d’aller à la rencontre de ce pays imaginaire qu’ils construisent depuis leur enfance. Une telle aspiration s’accompagne non seulement du désir de revenir à une culture antérieure, celle dont leurs parents sont imprégnés (basée sur la morale catholique) et dont ils sont porteurs (involontaires ou revendiqués) ; mais aussi du désir d’aller au-delà de la culture savante institutionnalisée (basée sur la rationalité et la valeur de domination). Au contraire, les films que l’on vient de nommer évoquent une quête de la profondeur, de la chaleur et du contact physique qui renvoient aux valeurs de la terre et de la chair, soit par le biais de l’effervescence collective, soit à travers l’expérience solitaire. Ces films mettent définitivement l’accent sur la confusion hédoniste entre la personne et l’environnement (social et naturel) où toute individualité tend à s’effacer. Sans Elle… reste l’un des films qui décrit avec plus de complexité ce rite d’évasion, à la recherche des endroits entassés de gens et en quête de sensualité. L’amalgame charnel et la promiscuité approfondissent le
sentiment de « retour à la terre », dans la célébration immorale des valeurs dionysiaques et chtoniennes. En fait, le « retour » de ces jeunes (beaucoup d’entre eux sont nés en France) est d’ordre symbolique et se confond avec une « initiation ». Cette initiation est, fréquemment, aussi de nature sexuelle. C’est pour ces raisons que le personnage de Fanfan (dans Sans Elle…) s’éloigne de son frère jumeau, s’installe au Portugal (alors qu’il rentre en France) afin de renouer sensuellement avec le pays et s’aventurer à découvrir l’amour physique auprès d’un homme portugais. La réalisatrice du film, Anna da Palma, qui a écrit le scénario en partant d’expériences vécues, témoigne que cette fantaisie se trouve assez répandue parmi les jeunes franco-portugais, qui brouillent le « retour » au pays avec les valeurs de la terre et l’expérience de la chair 5. Comme Dionysos, « dieu venu d’ailleurs » pour aider à l’intégration de « l’autre » dans la citée grecque, des rites connectés aux limites de l’expérience corporelle et à la fusion sensualiste avec l’environnement viennent introduire l’étrangeté dans le corps social. L’intensification du « polythéisme des valeurs », énoncée par Max Weber, et le processus d’anamnèse qui récupère l’archaïque rappellent à la communauté portugaise en France sa structure hétérogène, relativisent son ancrage exclusif dans la tradition catholique et la libèrent des surreprésentations du Portugal.
Elle le résume ainsi : « [ça suscite l’imaginaire de] faire l’amour avec quelqu’un du pays. Un tas de gens m’ont raconté ça ! Un fantasme ! Ça occupe beaucoup les adolescents en vacances. S’unir charnellement avec le pays », Anna da Palma, notes prises pendant la conversation qui a accompagné le visionnement de Sans Elle… (2003), le 6 août 2007, à Paris.
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Désigné étranger 1 Par Guillaume Le Blanc Philosophe, professeur de philosophie à l’Université de Bordeaux
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ue signifie ne pas être d’ici ? Une vie peut-elle être seulement une vie migrante ? Existe-t-il un bon usage du nom « étranger » ? Il faut faire revenir les voix, les corps disqualifiés. Quelle est cette vie au bord de la frontière qui est sans cesse acculée à la limite sans pouvoir la franchir ? Comment l’étranger finit-il par être cette vie absolument précaire, au bord du rien, vie expulsée hors de la jungle démantelée, hors des frontières de la nation, rendue à l’invisibilité ? Qui sommes-nous pour construire l’autre comme cette vie étrangère à tous les sens du mot, qui n’a rien à nous dire, à nous apprendre, une vie qui semble moins vivante que la nôtre ? Il semble que toutes les vies n’habitent pas le même monde. Les unes sont perçues comme des vies nationales, tandis que les autres sont reléguées hors du champ de perception autorisé, ne semblent perçues que comme des vies excessives qui contredisent le déroulé de la nation. Les unes sont attachées à des droits tandis que les autres n’en ont guère. La nation divise « ses » sujets en sujets nationaux et en autres. Mais ces autres ne sont autres que parce que la nation les a altérés, les a transformés en mauvais sujets. Il semble souvent que formuler la possibilité de l’étranger revienne à affirmer l’existence d’un site originaire indompté que l’exilé et le visiteur activeraient à leur façon. Pourtant, étranger est moins un site originaire que l’appréciation produite par une désignation dans un contexte particulier. Étranger devient alors l’un des pôles d’un jugement qui l’arrime à l’autre pôle du sujet national. Le sens de cette relation bipolaire étranger/national n’est pas fixé par avance. De ce point de vue, nulle ontologie de l’étranger qui fixerait les conditions de déploiement du site de l’étranger (cela n’exclut pas la possibilité d’une ontologie sociale de l’étranger comme nous le ferons apparaître au cours du livre) mais une politique de l’étranger qui, tantôt, en fait le conquérant légitime ou arrogant, tantôt le vaincu malheureux. Que se passe-t-il quand l’étranger devient le vaincu, quand il n’est plus qu’un subalterne ne comptant pour rien ? À quelle forme culturelle est-il encore relié ? Comment peut-il contester les formes de vie hégémoniques qui l’ostracisent ? Comment se redistribuent les relations de genre à l’intérieur des modes de vie étrangers ? Plus généralement, quel sens y a-t-il à porter le nom d’étranger ? Lorsqu’une vie est désignée négativement comme vie étrangère, il ne faut pas s’empresser de reverser cette altération sur
À lire sur ce sujet : Dedans, dehors. La condition d’ étranger, Guillaume Le Blanc, éd. du Seuil, oct. 2010. 1
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En conférence le 22 mars le compte d’une altérité première issue d’un site ontologique de l’étranger mais revenir au contraire, de façon critique, sur les procédures de désignation qui éloignent des vies hors des cercles épistémologiques légitimés. Il faut donc maintenir l’étranger comme le pôle déprécié des jugements nationaux qui est en relation avec l’autre pôle apprécié du sujet national plutôt que de le penser comme un site originaire. Car être étranger, c’est souvent surgir comme le pôle récalcitrant qu’affirment les jugements nationaux en se référant de manière élogieuse au pôle national même s’il peut arriver que le sujet national, en devenant un sujet colonial ou un sujet conquérant, en vienne à penser le pôle de l’étranger comme un pôle hautement productif et positif. Il semble ainsi qu’une nation ait besoin de « ses » étrangers pour pouvoir s’affirmer comme nation. Que doit être alors l’étranger pour apparaître en même temps comme l’autre de la nation et l’autre dans la nation ? Si être étranger, c’est être fait autre (plutôt que de s’affirmer par soi-même comme pouvoir d’être autre), cela signifie-t-il que l’étranger est à la fois hors de la nation et dans la nation ? Comment une vie peut-elle être dehors alors qu’elle est dedans ? L’altérité n’est pas une qualité introduite par la vie étrangère à la faveur d’une expérience indomptée de l’exil ou de la visitation. Elle repose sur une désignation souvent injurieuse qui convoque une vie à la périphérie, la maintient à la frontière en la situant tantôt dedans, tantôt dehors. L’altérité ne révèle donc pas le monde secret de l’étranger qu’une phénoménologie nous permettrait de restituer en sa leçon de choses propre, en faisant retour aux gestes de l’étranger, à ses manières d’être. Pour percevoir une vie comme autre, plusieurs conditions doivent être remplies. Tout d’abord, première condition, il est nécessaire de disposer d’un ensemble homogène de perceptions standard qui construisent et étayent la familiarité du monde national. Il va sans dire que cette cohérence perceptive ne peut exister qu’à la condition qu’elle s’enracine dans un dispositif cohérent qui est la scène d’intelligibilité propre à une nation. La nation existe en effet comme cette scène d’intelligibilité primordiale qui dirige les faisceaux de perception vers les éléments les plus familiers en les regroupant comme faisant partie du mobilier de la nation. A contrario, elle éloigne les éléments perçus comme étranges, insolites, queer. Ensuite, seconde condition, il est nécessaire de disposer d’une structure de témoignage particulièrement vigoureuse. Pour pouvoir percevoir la vie autre de l’étranger, il semble que des sujets soient requis, pleinement assurés d’être des sujets nationaux,
Migrant mother, 1936 - Photo de Dorothea Lange. Library of Congress, Prints & Photographs Division, FSA/OWI Collection, [LC-DIG-ppmsca-23845].
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auxquels le certificat de sujet national a été soigneusement délivré, qui s’autorisent (sont autorisés) à instituer la visibilité de la vie étrangère. L’étranger en soi n’existe pas sans une structure active de témoignage qui vient attester de la nature de l’expérience vécue par l’étranger, en se portant garante de ce qui est vu et entendu (mais aussi, le cas échéant, en mobilisant le toucher et l’odorat). Au croisement de ces deux conditions, une question s’impose : comment pouvons-nous nous autoriser à être de tels témoins ? Qui nous institue comme témoin légitime, habilité pour témoigner et reconstruire le monde de l’étranger ? Pourquoi l’étranger n’est-il pas autorisé à être le témoin de la vie étrangère ? À quelle contre-narration est-il enchaîné pour se voir dénier le droit d’entrer dans l’espace des narrations officielles ? D’un côté, nous ne pouvons trouver aucun étranger, et partant aucune altérité de la vie étrangère, sans témoins qui attestent de la vie réelle de femmes, d’hommes et d’enfants qui sont différents du fait de la singularité de l’exil. D’un autre côté, les structures de témoignage internes à la vie étrangère sont disqualifiées ou ignorées, rendues inaudibles au point que l’étranger en ressort potentiellement invisibilisé. Car un témoin ne saurait se découvrir par lui-même témoin dans le monde tant il est toujours institué comme témoin sur une scène nationale qui le reconnaît témoin et l’habilite dans sa fonction de témoin. Si l’ontologie a été peu sensible à cette structure de témoignage dans la possibilité d’être au monde au point que dire le monde et être au monde semblent relever de la même donation métaphysique, affirmer le rôle majeur du témoin qui dit le monde en soulignant combien il est institué sur une scène nationale qui l’autorise à être témoin, le reconnaît comme tel, c’est, en revanche, disjoindre la possibilité d’être au monde et la possibilité de dire le monde. Celle ou celui qui est au monde n’est absolument pas garanti de pouvoir dire le monde dans lequel elle ou il se trouve. Seule une ontologie sociale attentive à la structure nationale et sociale du témoignage peut revenir de façon critique sur ces formes de disjonctions qui éloignent des formes de vie hors des canons de la narration, les rendant pour cette raison incertaines sinon invraisemblables, voire bizarres. Parce qu’un sujet surgit dans le champ visuel comme faisant tâche, il ne lui reste guère que la possibilité de se soustraire à ce champ visuel. À moins qu’il ne soit tout simplement congédié de ce champ visuel par l’absence de toute perception qui le relègue dans le hors-champ. L’invisibilité de l’étranger peut ainsi être de deux sortes. Elle peut apparaître comme l’ultime 16
possibilité sociale du sujet privé de toute autre possibilité sociale. Disparaître dans la forêt de Calais (comme jadis le brigand dans la forêt de Cherbourg), c’est chercher à se soustraire au raid national, précisément parce que sa visibilité est exclusivement constituée comme en trop. Elle peut aussi se comprendre, de ce fait, comme un effet de la perception nationale autorisée qui ne veut tout simplement pas voir la vie étrangère et la retenir dans le champ perceptif autorisé. Il faut alors poser la question suivante : « Comment certains hommes sont-ils devenus transparents, invisibles à eux-mêmes, des témoins légitimes de la réalité des faits cependant que la plupart des hommes et des femmes étaient rendus tout simplement invisibles, déplacés de la scène, soit qu’ils travaillent physiquement sous la scène dans les souffleries évacuant la pompe, soit qu’ils soient entièrement hors-scène ? » 2. Donna Haraway pose cette question dans un autre contexte, quand l’émergence du récit scientifique au XVIIème siècle conduit certains à s’instituer comme des témoins neutres de l’objectivité scientifique alors même que la totalité des autres sujets se voit frappée de discrédit. Mais il faut entendre cette question sur un plan plus radical encore, concernant le rapport entre le familier et l’étranger et le type de narration qui s’y joue. Les témoignages légitimes sont en réalité des témoignages qui s’accordent avec les canons narratifs de la nation, qui respectent le schème de l’identité nationale et s’évertuent à le déployer dans des récits appropriés. Leur conséquence est une expulsion, hors de la scène nationale, hors des récits édifiants de la nation, des populations désignées comme étrangères rendues invisibles alors même que leur travail, au noir, dans les coulisses, est très souvent constitutif d’une nation. Les Chinois qui construisent le rail américain dans des conditions désastreuses, les Espagnols, les Italiens, les Arabes qui travaillent dans le bâtiment en France, les Turcs ou les Polonais qui sont réquisitionnés sur les grands chantiers de la réunification allemande sont des sujets invisibles qui peuvent mourir, dans le béton ou sur les rails, sans que leur mort soit pleurée, des sujets en quête de récits dont les vies ne sont en général restituées par aucun témoignage national. Elles deviennent alors des vies qui ne sont plus considérées comme des vies, des vies qui ne sont pas considérées comme étant pleinement vécues. Comme le soutient Judith Butler, « sans le chagrin (…), il y a une vie qui n’aura jamais été vécue, soutenue par aucun regard, aucun témoignage, une vie non pleurée quand elle est perdue » 3. Ibid., p. 316.
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Judith Butler, Frames of War, London/Brooklin, Verso, 2009, p. 15.
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Massification ou démocratisation de l’enseignement supérieur ? Un débat mal posé Par François VATIN Professeur de sociologie à l’Université de Paris Ouest, directeur de l’École doctorale « Économie, Organisations, Société », membre fondateur du collectif pour une Refondation de l’université française
En conférence le 11 janvier Démocratisation et massification L’enseignement supérieur a connu en France, comme partout dans le monde, une expansion constante, entamée au XIX ème siècle et qui s’est brutalement accélérée dans la seconde moitié du XX ème siècle. Cette expansion n’est pas dissociable de celle de l’ensemble de l’enseignement. Le temps moyen de formation initiale n’a cessé de croître, selon un processus séculaire qui a démarré quand on est passé des sociétés rurales traditionnelles à la société industrielle, puis à la société post-industrielle et, en conséquence, l’âge moyen de fin des études initiales n’a cessé de s’élever. Si le taux de scolarisation pour les moins de 18 ans semble avoir atteint, aujourd’hui en France, un seuil difficilement dépassable, il continue en revanche à croître pour les 18-25 ans. L’expansion de la formation provoque nécessairement effets pervers et distorsions cognitives, tant chez les formateurs que chez les formés. Ceux-ci s’expriment sous les figures symétriques de la « baisse du niveau » ressentie par les enseignants et du « sentiment de déqualification » vécu par les enseignés. En effet, à mesure qu’un niveau de diplôme se banalise dans une classe d’âge, sa valeur relative, c’est-à-dire distinctive, ne peut que décroître. Cela ne signifie pas pour autant nécessairement que le niveau de compétences réelles sanctionnées par le diplôme ait décru. Au début du X X ème siècle, savoir lire, écrire et calculer (ce que sanctionnait un certificat d’études primaires) permettait d’accéder à des emplois « qualifiés », car seule une minorité de la population disposait de ces compétences. Il s’agit aujourd ’hui de compétences standard minimales sans lesquelles on ne peut plus, non seulement occuper la plupart des emplois, même ceux réputés sans qualification, mais même assumer les tâches les plus ordinaires de la vie courante. Mutas mutandis, il en est de même du baccalauréat qui, assurément, ne peut avoir aujourd’hui, alors qu’il est obtenu par environ 60 % d’une classe d’âge, la signification sociale qu’il avait dans les années 1970, quand il était obtenu par environ 25 % d’une classe d’âge. La « massification » est donc le corollaire de la « démocratisation scolaire », au sens où un accès plus large à un
certain niveau d’études est socialement moins sélectif 1. Mais elle est forcément porteuse de frustrations : pour atteindre le niveau social de ses parents (dans la mesure où celui-ci est défini par le niveau scolaire atteint, ce qui n’est qu’en partie vrai), il faut en effet avoir atteint un niveau scolaire supérieur au leur. D’où le sentiment permanent de « déqualification » des diplômes. Ce sentiment de déclassement est partagé par les enseignants, puisque le niveau que ceux-ci occupent dans la société est corrélé avec celui de leurs élèves. Un professeur de lycée était encore un « notable » dans l’entre-deux-guerres, il ne l’est plus aujourd’hui. Ainsi, dans un contexte de massification scolaire, un enseignant régresse au cours de sa carrière en termes de position sociale 2 . Une autre façon de formuler la chose consiste à dire que l’augmentation des effectifs d’élèves, à un niveau déterminé d’études, entraîne une augmentation proportionnelle d’enseignants dédiés à la prise en charge de ce niveau d’études, et donc un déclassement professionnel corrélatif lié à la banalisation du corps professionnel correspondant. Ces effets pervers sont donc le prix que l’on doit inéluctablement payer pour l’expansion de la scolarisation. Prenons un exemple comparable dans un autre champ : celui de la santé. Comme l’enseignement, l’accès à la médecine s’est, au cours du temps, banalisé, c’est-à-dire démocratisé. L’accès au médecin, devenu plus facile, n’a
1 Il n’y a pas de lien logique formel entre les deux processus. Si on admet, ce qui est généralement le cas aujourd’hui, que la hiérarchie sociale n’exprime pas une hiérarchie de compétences intellectuelles innées et génétiquement transmissibles, on pourrait imaginer un système scolaire fortement sélectif et pourtant socialement « juste ». C’est l’idéal « méritocratique ». On sait qu’il est largement illusoire car, comme l’a montré Pierre Bourdieu, le système scolaire évalue, pour une large part, des compétences « sociales », transmises au niveau familial et, comme l’a montré Raymond Boudon, les couches aisées développent un investissement scolaire au profit de leurs enfants plus important que les couches populaires, ceci tant en raison de leurs moyens financiers disponibles que parce que l’idée même de « réussite » scolaire est relative au niveau atteint par la génération antérieure.
Ce processus est indépendant de la question du niveau absolu des élèves dans une classe donnée. Si le niveau général de formation final n’a pas baissé, au contraire, on peut effectivement admettre que, à mesure de la massification scolaire, un élève met, en moyenne, plus de temps à atteindre un niveau donné et donc qu’un élève de 6ème a aujourd’hui un niveau moyen plus faible qu’il y a trente ans, ainsi que, de même, un étudiant de première année universitaire. Mais même si tel n’était pas le cas, le sentiment de déclassement professoral ne pourrait qu’apparaître avec la démocratisation scolaire.
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plus, même pour les couches populaires, la valeur symbolique qu’il pouvait avoir. Conséquemment aussi, les médecins, plus nombreux, ont perdu une partie de leur prestige social. Dira-t-on pour autant qu’on est, globalement, plus mal soigné qu’hier, parce que les soins médicaux se sont banalisés ? Cette comparaison permet de poser une question fondamentale. Personne ne doutera de mon argument concernant la santé, car il est évident que la santé est un bien en soi. En est-il de même de l’enseignement ou, plus précisément, du savoir qui en est le produit ? La critique récurrente contre la démocratisation scolaire repose en fait sur la critique, implicite ou explicite, de ce présupposé. C’est dans cet esprit qu’au XIXème siècle il était de bon ton de critiquer le « demi-savant », celui dont la connaissance superficielle est inutile, car au-dessus de sa condition. Ce demi-savant n’accepterait plus, dès lors, d’assurer la fonction laborieuse que la société attend de lui, la jugeant trop vulgaire. La théorie de l’ « inflation scolaire », développée au début des années 1970 par Raymond Boudon et récemment reprise par Marie Duru-Bellat, repose sur un pareil présupposé utilitariste. L’accroissement de la scolarité s’expliquerait exclusivement par une lutte des places résultant du processus décrit plus haut : chacun serait poussé à prolonger sa scolarité pour ne pas perdre son rang relatif. Ce modèle rend sans doute assez largement compte des stratégies individuelles de formation, mais décrit-il pour autant un processus substantiellement pervers ? En cherchant à sauvegarder sa position relative par l’investissement scolaire, chacun contribue à l’élévation du niveau général de formation, qui reste, d’un point de vue humaniste, un bien en soi. Dans une société comme la nôtre, où le niveau de savoir collectif ne cesse d’augmenter (progrès de la science), il est « normal » que le niveau général du savoir individuel augmente aussi, si l’on ne veut pas qu’un fossé infranchissable se constitue entre les « sachants » et les autres. Enseignement supérieur et université L’évolution qu’a connue l’enseignement supérieur en France depuis la Seconde Guerre mondiale n’est donc pas, dans son essence, différente de celles qu’ont connues successivement les enseignements primaire et secondaire. Elle a la même ambivalence. La tendance séculaire à 18
l’augmentation de la durée des études touche maintenant le niveau dit « supérieur » d’éducation et il n’y a donc pas motif à se plaindre qu’une fraction croissance des jeunes Français atteigne un tel niveau d’études. Pour autant, cette tendance ne peut manquer d’avoir pour conséquence une déva lorisation relative des diplômes de niveau supérieur et un sentiment de déclassement chez les enseignants du supérieur. La crise matérielle et morale que traverse aujourd’hui l’Université française ne peut toutefois se réduire à ce cadre général. Paradoxalement, elle a été déclenchée non par la massification mais par l’arrêt de ce processus de massification. Pour comprendre ce paradoxe, il faut introduire un nouvel élément jusqu’à présent passé sous silence : le dualisme de l’enseignement supérieur français. J’ai évoqué l’ « enseignement supérieur » en laissant entendre, conformément aux conceptions courantes, que c’était là une autre façon de désigner l’Université. Or, cette assimilation est fausse et de plus en plus fausse. Depuis le X I X ème siècle, une la rge pa r tie de l ’enseignement supérieur français échappe aux universités. Il s’agit d’abord de ce que l’on a appelé les « grandes écoles » et leurs appendices : les « classes préparatoires ». Le champ couvert par ces écoles s’est considérablement élargi au cours des dernières décennies, au point que l’intitulé même de « grande école » ne signifie plus grand-chose, tant il y en a de moyennes, de petites, voire de minuscules. Mais, de plus, deux nouveaux concurrents sont apparus dans le paysage au cours des années 1970-1980 : les IUT, formellement rattachés aux universités, mais de fait indépendants dans leur gestion, et les classes de techniciens supérieurs (S.T.S.), installées, comme les « classes prépa », dans les établissements secondaires. Or, la caractéristique commune à toutes ces formations, qui les distingue de l’université stricto sensu, est qu’elles disposent du droit de sélectionner leur public à l’entrée dans le cursus, ce qui leur accorde un avantage comparatif sur l’université, pour deux raisons contradictoires, mais qui se combinent dans le jugement ordinaire : - d’une part, l’université est déconsidérée par le fait que « tout le monde peut y entrer » ; - d’autre part, l’université est déconsidérée par le fait que le taux d’échec y est important. Or, à l’évidence, l’importance du taux d’échec au cours du cursus universitaire est la conséquence de l’absence de sélection à l’entrée.
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Il résulte de cette concurrence structurellement défavorable à l’université un mouvement de « fuite de l’université ». Cette tendance a pu longtemps rester inaperçue en raison de l’augmentation exponentielle de la population de nouveaux bacheliers jusqu’au milieu des années 1990. À cette date, les effectifs de bacheliers se sont stabilisés, à la fois pour des raisons démographiques générales et du fait de la stagnation du taux de bacheliers dans une classe d’âge. Le processus de fuite des études universitaires a pris alors l’apparence d’une débâcle. Sans qu’on y prenne garde, l’Université stricto sensu est en fait devenue largement minoritaire dans l’enseignement supérieur français. Le tableau suivant montre les conditions de poursuite d’études des bacheliers français des promotions 1996 et 2008. Si l’on excepte le secteur de médecine-pharmacie, qui fonctionne en fait sur le modèle de la préparation au concours, la part des cursus universitaires dans les poursuites d’études a considérablement décru entre ces deux dates. Or, ce phénomène ne s’explique pas par le changement dans la structure du baccalauréat, avec le développement des baccalauréats professionnels, puisqu’il s’observe aussi pour les bacheliers généraux. Poursuite d’études %
Tous bacheliers
Bacheliers Généraux
2008
1996
2008
1996
Licence universitaire
24
36
35
50
Médecine-Pharmacie
7
4
11
6
Classes préparatoires
8
8
13
12
I.U.T
9
9
11
10
S.T.S
23
21
8
9
14
7
17
9
4
3
2
2
89
88
97
98
Autres formations supérieures Autres formations non-supérieures Taux total de poursuite d’études
Mais, ce tableau fait également apparaître une autre tendance. Mis à part le secteur de médecine-pharmacie, le mode de poursuite d’études qui augmente significativement entre ces deux dates correspond à la ligne :
« autres formations supérieures », c’est-à-dire toutes les écoles techniques, mais aussi du secteur sanitaire et social où l’on rentre au niveau du baccalauréat, ainsi que les « prépas » qui y sont intégrées ou associées. Or, la caractéristique commune de l’ensemble de ces formations est d’être privées et payantes. À cela, il faut ajouter que l’inscription parallèle dans une école privée est devenue quasiment la règle dans le secteur des études médicales et pharmaceutiques. Nous assistons, autrement dit, à deux phénomènes emboîtés : - une fuite généralisée de l’université ; - une privatisation rampante de l ’enseignement supérieur. Jusqu’au milieu des années 1990, l’Université a payé un lourd tribut à la « massification » : queues aux inscriptions, amphithéâtres bondés, dysfonctionnements administratifs de tous ordres, mais aussi augmentation des taux d’échec, ce qui n’a pas peu contribué à entretenir sa mauvaise réputation. Mais l’arrêt de ce processus ne lui a pas été favorable. Elle a en effet facilité les stratégies de fuite de l’université de la part d’une fraction de plus en plus large du public étudiant, transformant, de plus en plus clairement, l’université en « voiture-balai » de l’enseignement supérieur français. Les seuls secteurs protégés sont ceux qui disposent d’un monopole professionnel : la médecinepharmacie et, dans une moindre mesure, le droit. En revanche, les cursus dont l’identité est académique et pas directement professionnelle, c’est-à-dire ceux de sciences et ceux de lettres et sciences humaines, ont vu leurs effectifs s’écrouler littéralement. Mettre un terme à la décomposition de l'Université française À tous égards, cette situation est dévastatrice pour l’enseignement supérieur français : - elle constitue un gâchis pour les finances publiques du fait de la sous-utilisation du corps universitaire, chargé d’accueillir le public le moins bien préparé à suivre ses enseignements ; - elle conduit les universités et les universitaires à un grand écart permanent entre leur mission de recherche et celle d’accueil d’un public étudiant mal formé ; - elle marginalise les formations fondamentales de sciences et de lettres au profit d’un enseignement 19
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à vocation pratique immédiate, au risque d’une perte culturelle et scientifique dramatique pour le pays ; - elle conduit à la privatisation rampante de l’enseignement supérieur en favorisant la création d’un secteur opaque, qui ne fait souvent l’objet d’aucun contrôle public et dont la solvabilité à terme n’est pas assurée. Depuis quarante ans, les gouvernements successifs se sont moins préoccupés de politique universitaire que de politique d’emploi. On a confié à l’Université la mission d’accueil des flux massifs de bacheliers dans un contexte marqué, depuis la fin des années 1970, par un chômage chronique, touchant particulièrement les jeunes. Ce rôle d’endiguement du chômage des jeunes bacheliers a détourné l’Université de ses missions : la production, la conservation et la transmission du savoir. L’échec est double : l’Université française a de plus en plus de mal à accomplir ses vraies missions, comme en témoigne sa médiocre place dans des classements internationaux comme celui de Shanghai ; mais, par ailleurs, elle ne satisfait pas le public à la recherche d’une formation 20
rapidement négociable sur le marché du travail qui la fuit dès qu’il en a la possibilité. On ne pourra résoudre cette crise sans toucher au verrou fondamental que constitue le processus de sélectionorientation à l’entrée des études supérieures. Il faut que l’Université redevienne attractive, ce qui suppose qu’elle dispose des mêmes droits que les formations concurrentes pour définir les compétences requises pour suivre avec profit ses cursus. Il ne s’agit pas de réduire le droit des jeunes Français à poursuivre des études supérieures, mais à faire en sorte que ce droit ne conduise pas à imposer à l’Université, et à elle seule, de prendre en charge le public refusé ailleurs.
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L’évaluation comme « dispositif de servitude volontaire » Par Roland GORI 1 Psychanalyste, Professeur émérite des Universités
En conférence le 8 février L’expertise deviendrait-elle la matrice permanente d’un pouvoir politique qui nous inviterait à consentir librement à nos « nouvelles servitudes » ? L’expertise deviendrait-elle aujourd’hui le nouveau paradigme civilisateur, modèle universel d’une morale positive et curative produisant une mutation sociale profonde comparable à celle que le concept d’ « intérêt » avait su produire au XVIIème siècle dans l’art de gouverner ?
L
’évaluation, qui se veut objective, quantitative et « scientifique », rassemble par l’opérateur de la pensée calculatrice le positivisme des sciences, l’esprit gestionnaire et comptable et le souci bureaucratique des sociétés techniques. Ce modèle de l’évaluation n’est-il pas en train de nous conduire à renoncer à la pensée critique, à la faculté de juger, de décider, à la liberté et à la raison au nom desquelles, paradoxalement, s’installent ces nouveaux dispositifs de normalisation sociale ? À la fois pratique de pouvoir et idéologie, l’expertise assure ainsi une prescription sociale au nom d’une description soi-disant scientifique et objective de la réalité. Au cours de ces dernières années, l’évolution de l’évaluation à l’Université vers des critères de plus en plus formels, chiffrés, standardisés et homogénéisés a produit un véritable déficit du débat démocratique dans les commissions d’expertise dont les membres sont pourtant en majorité soucieux de justice, d’équité et de pensée critique. Remarquons tout d’abord que cette logique du marché qui sévit actuellement dans la recherche et les publications, à partir de l’évaluation bibliométrique par exemple, favorise toujours davantage une culture du « profit à court terme », profit volatile, instable, éphémère, culture obsédée par l’immédiat et le rentable. Les objets de la recherche ont épousé la configuration des autres produits de consommation : dépassés sans cesse, ils doivent se renouveler dans l’urgence d’une concurrence féroce permettant tout et n’importe quoi, invitant toujours plus à la méfiance collective et à l’instrumentation des autres davantage qu’au travail d’équipe et à l’esprit de loyauté. La sujétion à des réseaux de prescription sociale, à des dispositifs de micro pouvoirs culturels masqués par l’anonymat et structurés parfois dans le cynisme froid et calculateur des petits-maîtres, a remplacé l’allégeance aux « mandarins », à leur forme directe de domination et à leurs préférences doctrinales. Aujourd’hui, c’est sur le « marché » des valeurs mobiles, précaires, flexibles des alliances oppor-
tunistes, et selon un despotisme toujours plus étendu dans le détail des petites affaires, que se « monnayent » les recherches et les publications. Cette civilisation des mœurs universitaires s’étend aujourd’hui toujours plus selon des valeurs et des normes propres à ce que Richard Sennett, par exemple, a décrit comme « culture du nouveau capitalisme » 2 : faible loyauté institutionnelle, diminution de la confiance informelle et affaiblissement d’un savoir du métier. C’est une authentique initiation sociale normative qui se met en place par des rituels d’évaluation de la recherche et de l’enseignement. La pertinence des critères importe bien moins que l’obéissance implicite aux valeurs que cette culture requiert. Dans la « société du spectacle » 3, où la recherche tend à se mettre en scène à partir des travaux évalués seulement sur les « marques » des revues qui les publient, au moins les doctorants sont-ils dispensés d’avoir à apprendre leur métier, de s’inscrire dans des réseaux de loyauté mutuelle ou d’avoir à se faire confiance. Cette course effrénée à une productivité formelle et éphémère accroît la précarité des conditions d’existence institutionnelle des universitaires. Les universitaires et les laboratoires auxquels ils appartiennent, leur visibilité sociale et leur survie institutionnelle dépendent étroitement de « réseaux intellectuels » extrêmement puissants qui assurent une hégémonie anglo-américaine quasi absolue dont attestent les évaluations bibliométriques. Ces évaluations bibliométriques ont-elles, d’ailleurs, d’autres valeurs que celles de devoir assurer une hégémonie de la civilisation angloaméricaine contrôlant la production, la sélection et la diffusion des connaissances scientifiques dans un nouveau marché du savoir ? Nous sommes bien ici avec les dispositifs actuels d’évaluation quantitative des actes et des productions dans un maillage de contrôle social des universitaires et des soignants par exemple, confinés à des activités profes Richard Sennett, La culture du nouveau capitalisme, Paris, éd. Albin Michel, 2006.
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Dernier ouvrage : De quoi la psychanalyse est-elle le nom ? Démocratie et subjectivité, éd. Denoël, 2010. 1
3
Guy Debord, La Société du Spectacle. Paris, éd. Gallimard, 1972.
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sionnelles rigoureusement et régulièrement régulées, cadrées, standardisées, homogénéisées… et façonnées par le « fétichisme de la marchandise ». Occupés à produire des publications, à partir desquelles ils seront « évalués » en permanence, les universitaires deviennent des « fonctionnaires » comme les autres, strictement ajustés à leur fonction. Les professeurs d’Université se voient ainsi libérés d’avoir à penser, à critiquer ou à réfléchir à la finalité de leur entreprise ou même de leurs recherches. Cette matrice d’assujettissement consiste notamment à ne retenir comme savoir, recherche ou soin que ce qui compte, ce qui s’échange et peut se transmuter en chose. Ce rationalisme économique du monde, de soi, de ses actes et de ses relations à autrui se révèle comme un puissant dispositif anthropologique qui œuvre dans tous les secteurs qui prennent soin de l’humanité dans l’homme : éducation, justice, médecine, travail social, culture, recherche, etc. Quand je parle de dispositif, c’est au sens fort du terme tel que Giorgio Agamben le définit après Foucault : « j’appelle dispositif tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants » 4 . Le dispositif présente, pour Foucault, une nature et une fonction essentiellement stratégiques qui supposent des interventions dans les jeux de pouvoir par des types de savoir dont ils sont à la fois l’occasion, la conséquence et l’origine. Comme l’écrit Giorgio Agamben : « le dispositif est donc, avant tout, une machine qui produit des subjectivations et c’est par quoi il est aussi une machine de gouvernement » 5. Ce dispositif de l’évaluation quantitative dont nous voyons crûment les méfaits dans les domaines du soin, de la recherche, de l’éducation, de la justice, du travail social, etc., tend à transformer ces institutions en essentielle matrice de subjectivation et d’idéaux normatifs. Ce guide moral des conduites dans les domaines du soin, de la culture et de l’éducation érige la figure anthropologique d’un homme réifié réduit à sa part la plus technique. Cet homme nouveau, mutilé et réifié dans ses activités d’enseignement et de recherche, sélectionne ses partenaires 4 Giorgio Agamben, 2006, Qu’est-ce qu’un dispositif ?, éd. Payot & Rivages, Paris, 2007, p. 31. 5
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Giorgio Agamben, 2006, ibid., p. 42.
en fonction de ce qu’ils lui rapportent, et choisit ses concepts, ses thèmes de recherche et les citations d’auteurs de ses articles en fonction des supports de publication auxquels il les adresse et des membres des comités d’expertise auxquels il les destine. Bref, l’expertise bibliométrique quantitative, qui tend aujourd’hui à s’imposer dans l’évaluation des travaux de recherche, fabrique un chercheur nouveau qui se vend sur le marché des publications comme on présente son profil sur le Net pour chercher des partenaires amoureux ou préparer des entretiens d’embauche, c’est-à-dire dans une totale autoréification. De même, une conception managériale du soin tend aujourd’hui, à partir de la « tarification à l’activité » des actes, à recomposer les pratiques de soin et de travail social. Le principal opérateur de ce dispositif pour normaliser, contrôler et conformer les comportements des praticiens et des universitaires, c’est d’abord et avant tout une manière de parler, une manière de dire, une novlangue. Comment ici ne pas penser à ce qu’écrivait Victor Klemperer à propos de la langue du IIIème Reich : « Et qu’arrive-t-il si cette langue cultivée est constituée d’éléments toxiques ou si l’on en a fait le vecteur de substances toxiques ? Les mots peuvent être comme de minuscules doses d’arsenic : on les ava le sans y prendre garde, ils semblent ne faire aucun effet, et voilà qu’après quelque temps l’effet toxique se fait sentir 6 ». L’expertise participe aujourd’ hui à ce nouvel art de gouverner sans l’avouer. Foucault nous a montré qu’à partir du XVIIIème siècle l’art de gouverner suppose que la Raison d’État puisse s’imposer toujours davantage à la population qu’elle gère dans le grain ténu de leur existence par une référence toujours plus grande à l’idée de liberté corrélée avec la mise en place de dispositifs de sécurité. Il ne s’agit plus d’imposer des croyances vraies ou fausses auxquelles on demande aux individus de se soumettre, telle par exemple celle de faire croire aux sujets en la légitimité d’une souveraineté royale de droit divin, mais toujours davantage de connaître, de modifier et de modeler l’opinion de la population à laquelle il est demandé une servitude volontaire ou une soumission librement consentie en l’incitant à une intériorisation des normes. Pour cela, il faut une Victor Klemperer, 1975, LTI - La langue du IIIème Reich, éd. Albin Michel, Paris, 1996, p. 40.
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police des conduites qui prélève, rapporte, rassemble et analyse des données sur les forces et les ressources d’une population, ce qu’on appelle à l’époque la « statistique ». Avant d’être une science ou une méthode, la statistique apparaît étymologiquement comme une connaissance de l’État et par l’État qui estime le potentiel humain dont il dispose pour le gérer au mieux dans l’exercice de son pouvoir. La statistique constitue un savoir que l’État doit constituer à partir d’enquêtes ou de sondages pour agir sur le comportement des individus conçus comme sujets économiques, et sur leurs représentations sociales, individuelles et collectives puisqu’ils sont aussi des sujets politiques. C’est donc l’activité de l’homme concret dans le grain le plus fin de son existence qui va faire l’objet d’un savoir pratique constitutif d’un guide politique pour l’exercice du pouvoir et d’un guide moral, normatif, pour les individus et les populations.
taires, dont les dispositifs d’évaluation constituent pour le pouvoir une nouvelle étape dans l’art de gouverner sans l’avouer, les experts ne deviennent-ils pas les scribes de nos « nouvelles servitudes » ? Les scribes, non d’un pouvoir disciplinaire et souverain étendant son contrôle sur un territoire géographiquement bien délimité et son emprise sur des populations hiérarchisées, mais les scribes d’un pouvoir réticulaire, liquide, flexible, mobile, sécuritaire, annihilant l’espace par le temps et d’expansion illimitée. Pouvoir qui viendrait abolir la liberté et l’égalité réelles au nom même des valeurs formelles et qui, par cette nouvelle catégorie de pensée de l’expertise, assurerait sa domination sur des populations précaires, mal définies, en constante évolution et déconnectées des dispositifs traditionnels de transmission et de mémoire.
On voit ici, d’une part, comment les sciences sont convoquées pour construire un savoir sur la population qui permette l’action politique et l’hygiène des conduites et, d’autre part, on soulignera comment tous les médias et leurs réseaux, des plus archaïques aux plus sophistiqués, se trouvent invités à modeler l’opinion que les gens peuvent se faire de la manière dont ils sont gouvernés. Au nom de l’expertise et de la science, on normalise aujourd’hui simultanément les institutions, l’éducation, le soin, la culture, la politique et le comportement des professionnels et des usagers, comme on dit, qui s’y trouvent. C’est un vieux rêve du XIX ème siècle que d’administrer scientifiquement le vivant, tel Ernest Renan qui voulait faire de la science la nouvelle religion qui éclairerait le monde : « La science qui gouvernera le monde, ce ne sera plus la politique ». Mettre la science à la place de la religion pour définir une politique a conduit dans notre histoire récente aux pires abominations. Mais de manière moins tragique, dans nos sociétés modernes, le recours à l’expertise tend à imposer des normes et à les faire intérioriser par les individus, « par une sorte de pression immense de l’esprit de tous sur l’intelligence de chacun », pour reprendre la formulation de Tocqueville. Ce qui suppose aussi de nouveaux dispositifs de propagande auxquels les discours de l’expertise contribuent. Ne sommes-nous pas aujourd’hui avec le paradigme de l’évaluation généralisée face à une mutation culturelle ? Dans nos sociétés de contrôle et de normalisation sécuri23
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Le projet universitaire républicain de la Troisième à la Cinquième République Par Christophe CHARLE Professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Paris 1-Panthéon-Sorbonne, membre de l’Institut Universitaire de France, directeur de l’Institut d’Histoire Moderne et Contemporaine (CNRS/ENS)
En conférence le 15 mars Après la suppression des universités en 1793 et leur remplacement par les facultés napoléoniennes, il a fallu attendre la Troisième République (après 1870) pour que la question des universités soit enfin traitée au fond. Les nouveaux dirigeants, convaincus que l’enseignement supérieur doit devenir le lieu de formation des nouvelles élites et d’avancée de la science par la recherche, s’attellent à une réforme de fond et de longue durée. Ils multiplient les postes d’enseignants, s’efforcent de rééquilibrer les filières, diversifient enfin les disciplines enseignées (les sciences humaines et les sciences appliquées entrent dans l’enseignement supérieur). La République, aidée par les municipalités, reconstruit les « palais universitaires » et la loi Liard, recréant les universités à partir de la réunion des facultés napoléoniennes et leur conférant la personnalité civile, est votée en 1896. De nouveaux publics se pressent dans les amphithéâtres : les femmes et les étrangers notamment.
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rès vite cependant, l’enseignement supérieur français est devenu, dès la veille de la guerre, l’enjeu de polémiques multiples, politiques aussi bien que pédagogiques, intellectuelles autant que sociales, selon un cycle immuable qui dure encore aujourd’hui. Une crise de croissance
Ces tensions récurrentes ne renvoient pas seulement au climat politique agité des Quatrième et Cinquième Républiques dont les universités ont été souvent la chambre d’échos. Elles tiennent aussi et surtout aux bouleversements rapides que les institutions universitaires ont eu à subir du fait de leur croissance exponentielle. On dénombrait, en 1902, 30 370 étudiants (jeunes filles et étrangers compris), 81 218 en 1935 (+ 167 % en 33 ans), 213 100 en 1959/60 (+ 162 % en 24 ans). C’est alors que la croissance s’emballe : quadruplement en moins de vingt ans (837 776 étudiants en 1977-78), plus que doublement depuis (le cap des 2 millions est dépassé à la fin du XXème siècle). La mutation qualitative est peut-être encore plus importante. La population étudiante se féminise : représentant 3 % des inscrits en 1902, les jeunes filles sont majoritaires depuis 1975, avec des décalages sensibles des lettres, très féminisées, aux sciences et aux écoles d’ingénieurs, très masculines. Les centres d’enseignement se multiplient (24 en 1939, 40 en 1970, plus de 80 aujourd’hui) comme les nouvelles filières plus professionnelles (IUT, IUP, INSA, écoles de commerce et de gestion, etc.) et les nouveaux diplômes. Les modes de rapport à l’étude se différencient en conséquence de plus en plus : à côté des étudiants à temps plein, plus rares et souvent obligés de travailler partiellement, sont apparus les étudiants salariés, les adultes en formation permanente, les universités du troisième âge, l’enseignement à distance, etc. 24
Malgré ces changements considérables, certaines particularités de l’enseignement supérieur français ont tenu bon ou n’ont commencé à être corrigées que tardivement. En premier lieu, le déséquilibre Paris/province reste marqué : en 1914, les facultés parisiennes rassemblaient 43 % des étudiants français ; en 1968/69, on est revenu à 28,6 % grâce à la création des nouvelles universités de la couronne du bassin parisien. Le tiers du total est de nouveau dépassé dans les années 1970 avec l’implantation des universités extra-muros (Paris VIII à XIII ou, plus récemment, dans les villes nouvelles : Marne-la-Vallée, St Quentin-en-Yvelines, Évry). La massification n’a pas été non plus synonyme de démocratisation au sens naïf qu’on donnait au mot dans les années 1960. Absentes ou quasiment à la veille de la Deuxième Guerre mondiale (on comptait 2 % d’enfants d’ouvriers en 1939 dans les facultés), les catégories les plus modestes forment 12 % du total au début des années 1980. Le changement réel ou perçu par les acteurs de l’institution est à la fois beaucoup plus et beaucoup moins important que ne le disent ces moyennes : beaucoup plus, puisque le pourcentage porte en 1939 sur moins de 90 000 individus et, à la seconde date, sur près de dix fois plus. En fait, au début des années 80, le nombre d’étudiants d’origine ouvrière équivalait au nombre total des étudiants d’avantguerre. Le passage par l’université d’horizon quasi impossible devient un horizon réel. Beaucoup moins aussi, si l’on raisonne en chances d’accès car l’ouverture démographique n’a pas réduit sensiblement les écarts entre groupes sociaux. La diversification des filières et la concurrence entre filières sélectives et non sélectives, donc entre filières dont les diplômes assurent une véritable promotion et celles dont les débouchés et l’image sociale se dévaluent, aboutissent à une hiérarchisation très claire en fonction des origines sociales, donc à un maintien des hiérarchies héritées malgré l’allongement de la scolarisation de tous les groupes.
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La crise de l’université républicaine Jusqu’aux années 1950, les structures mises en place par la Troisième République ont fait face, tant bien que mal, à la croissance. La division du travail était relativement claire entre écoles et facultés : les unes orientées vers les professions de cadres du secteur privé ou de l’administration, les autres vers les professions libérales, le professorat, les emplois de cadres moyens, les premières sélectives et élitistes, les secondes ouvertes et promettant la promotion républicaine aux boursiers et la « vraie » culture aux individus inadaptés au bachotage des classes préparatoires. Les universités remplissent encore également à cette époque, conformément à l’idéal scientiste des réformateurs de la fin du XIXème siècle, la plus grande part de la fonction de recherche grâce à la fondation d’Instituts liés aux facultés. Les universités de province ont fondé surtout des instituts de sciences appliquées dont certains deviendront plus tard des écoles d’ingénieurs. Les facultés restent la véritable unité administrative, la conscience d’appartenance à une université étant plutôt faible dans cet univers individualiste, divisé par des modes de recrutement différents. Le gonflement des flux étudiants oblige à des solutions de fortune : le recrutement massif d’enseignants non titulaires, plus jeunes et se sentant plus proches des étudiants faute de participer au pouvoir de décision des conseils de faculté, et la création à la hâte de nouveaux campus souvent mal adaptés à des générations issues du baby boom. Moins respectueuses des formes, du fait du recul des méthodes éducatives les plus autoritaires, ces générations étudiantes sont plus impatientes face à une société qui mêle contradictoirement l’éloge de la consommation et de la modernisation et un discours politique officiel dominé par le culte du héros et la geste de la lutte contre l’occupant. La culture universitaire qu’on transmet dans des cadres surannés se trouve encore plus décalée par rapport au monde extérieur. Les éléments scientifiquement novateurs ont souvent trouvé refuge dans des structures extra-universitaires : laboratoires du CNRS ou des grands organismes de recherche. Le séisme de 1968 débute, ce n’est pas un hasard, dans le maillon faible de l’université en chantier, à Nanterre, et chez des étudiants qui préfèrent aux humanités les apports critiques et politiques d’un savoir lié à la société (en psychologie et en sociologie par exemple). La crise universitaire est plus profonde que dans les autres pays d’Europe parce que les structures en place et les responsables de celles-ci
s’avèrent incapables de trouver la solution des conflits sans recourir aux autorités externes (recteur, ministre, forces de l’ordre). En retour, cela politise, radicalise et élargit la base sociale de ces conf lits dont les incidents déclencheurs, rétrospectivement, apparaissent, comme souvent en histoire, sans commune mesure avec le résultat. Université ou forum politique ? L’originalité des réformes nées de mai 1968 par rapport aux crises universitaires précédentes est double. La loi d’orientation d’Edgar Faure a cherché à repenser les structures dans l’urgence et a répondu, plus que ne le demandait la majorité des professeurs, à certains mots d’ordre ou propositions du mouvement, élaborés lors des innombrables assemblées générales et commissions tenues en mai et juin. Il en a résulté des flottements considérables et surtout des haines inexpiables entre partisans et adversaires des nouvelles structures, d’où la création de nouvelles universités plutôt en fonction de clivages politiques que de nécessités scientifiques raisonnées. La fonction intellectuelle des universités s’en est trouvé inversée. Jusqu’alors caisse de résonance ou avant-garde des grands débats politiques nationaux de l’affaire Dreyfus à la guerre d’Algérie, le milieu universitaire est devenu le lieu d’affrontement presque transparent des clivages externes, l’autonomie administrative conquise aboutissant à une politisation des questions proprement universitaires. Mais, en concentrant son énergie sur ces querelles internes, la communauté universitaire a perdu, au cours des dix années suivantes, l’essentiel de ses repères identitaires. La conjoncture budgétaire, de plus en plus restrictive après 1974, et le climat de revanche anti-soixante-huitard qui culmine sous le ministère Saunier-Séïté (1978-1981) aboutissent à une dégradation accélérée, tant matérielle que morale, des universités. En 1982, la France dépensait seulement 2 600 dollars par étudiant, la Suède 3 300, les États-Unis 5 900, le Royaume-Uni 11 600. La seconde crise de croissance La montée du chômage dans la jeunesse pousse les dirigeants de la Cinquième République à voir le remède dans l’allongement des études et l’accès plus large à l’enseignement supérieur. Si l’objectif annoncé de « 80 % d’une classe d’âge 25
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au niveau bac » n’est toujours pas atteint aujourd’hui, la poussée des effectifs entre le milieu des années 1980 et le milieu des années 1990 oblige à accroître l’investissement en personnel et en moyens financiers, à créer de nouvelles universités et à diversifier encore les filières et les types de formation pour répondre à des profils nouveaux de bacheliers et de bachelières. Les réformes des cursus, des modes de gestion, de la répartition des pouvoirs, des modes d’évaluation se succèdent à un rythme élevé sans parfois qu’on mesure vraiment l’efficacité des nouveaux dispositifs, chaque ministre souhaitant attacher son nom à une mesure symbolique largement médiatisée. Des questions de longue durée qui courent d’une République à l’autre restent toutefois irrésolues malgré les proclamations officielles : tension entre le centralisme ministériel et l’effort d’autonomie et de décentralisation régionale, taux d’échecs excessifs des premiers cycles non sélectifs, inégalité choquante d’encadrement et de budget selon les filières, inégalité de moyens et de taux d’encadrement entre universités et écoles et, de plus en plus aussi, entre universités selon leur ancienneté et leur gamme d’enseignements, démotivation et division des enseignants en multiples statuts rivaux, tandis que la crise de l’emploi pousse les étudiants à prolonger toujours plus les études ou à cumuler de façon un peu anarchique les formations. L’identité sociale des universitaires se brouille et se partage de plus en plus entre plusieurs options. La vision moderniste rejette la posture de l’intellectuel républicain, conscience critique de la société et défenseur des valeurs académiques, et prône une pluralité de rôles qu’implique la multifonctionnalité actuelle des universités : à la fois chercheur, pédagogue, conseiller d’orientation, gestionnaire, entrepreneur en quête de contrats de financement, consultant externe, évaluateur national et international, etc. Toutes ces figures coexistent dans une communauté de plus en plus éclatée de par sa taille et ses multiples statuts. La seconde attitude, plus attentiste, domine chez un grand nombre d’enseignants des disciplines traditionnelles : ils cherchent à se prémunir contre les agressions extérieures sans se laisser prendre par cet activisme du benchmarking, gaspilleur de temps et d’énergie, et tentent de faire deux parts dans leur vie : l’enseignement et/ou l’administration et leur « œuvre ». Ceux des universitaires ou assimilés qui conservent les signes extérieurs d’appartenance au groupe des intellectuels, guides de l’opinion, via la présence dans les médias, entretiennent, pour le public, l’illusion de la continuité avec l’Université d’autrefois. En tout état de cause, la tension entre l’élitisme 26
qu’implique le modèle libéral qui se met en place avec la récente loi LRU et l’égalité que porte l’idéal républicain est une source de conflits entre universitaires et entre groupes d’étudiants qui ne peut qu’éclater au grand jour avec la conjoncture économique et sociale morose des années actuelles. Bibliographie : - Actes de la recherche en sciences sociales n° 183, juin 2010 : « Les classes populaires dans l’enseignement supérieur ». - C. Charle, La République des universitaires (1870-1940), éd. du Seuil, Paris, 1994. - C. Charle et Jacques Verger, Histoire des universités, éd. PUF, 1994. - C. Charle et C. Soulié (dir.), Les ravages de la modernisation universitaire en Europe, éd. Syllepse, Paris, 2007. - Charles Fortier (dir.), Université, universités, éd. Dalloz, Paris, 2010. - Christine Musselin, La longue marche des universités, éd. PUF, Paris, 2001.
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Mort d’un témoin : hommage à Claude Lefort Par Jean-François REY Professeur de philosophie à l’IUFM/Université d’Artois
Une grande voix s’est éteinte le 3 octobre 2010. Claude Lefort adorait échanger avec rigueur et chaleur, comme peuvent en témoigner tous ceux qui l’ont écouté et rencontré à Lille en novembre 2007 lors des semaines européennes de la philosophie (Citéphilo). Claude Lefort a accompagné les convulsions, les crises, les promesses et les désillusions de ce dernier demi-siècle. Né en 1924, initié à la philosophie par Merleau-Ponty, son nom reste d’abord attaché à la revue et au groupe Socialisme ou Barbarie.
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n seul mot résume son abondante production : liberté. Témoin de son siècle, il est celui qui n’a pas cédé un pouce sur la liberté, la défendant même contre ceux, comme Sartre, qui pensaient en suivre toujours les chemins. Il a réussi à ne pas transiger sur son refus du stalinisme parce qu’il est, en France, celui qui l’a le mieux décrit et combattu, à l’écart des oppositions stéréotypées. Il a su identifier la nature du régime soviétique et a fait de l’épreuve du totalitarisme et de sa critique en acte l’instrument d’une pensée renouvelée de la démocratie. « Le totalitarisme apparaît d’une part comme le renversement et d’autre part comme le prolongement de la démocratie » (1978). On aurait tort de croire que si le communisme, sous sa forme stalinienne, appartient désormais au passé, il n’y a plus rien à en dire : la question du communisme reste au cœur de notre temps. Non comme promesse, mais comme l’énigme du renversement de la liberté en servitude, un des possibles de nos démocraties tant que subsiste le fantasme de l’Un, du corps Un. Car la démocratie, vue à la lumière du XXème siècle, c’est à la fois la désintrication, la désincorporation du pouvoir, du savoir et de la loi fusionnés dans l’État-Parti totalitaire. Claude Lefort a montré que la démocratie suppose la dissolution des repères de la certitude, l’évanouissement de tout référent ultime. La démocratie est bien autre chose qu’un simple régime dont il suffirait d’exporter les élections libres et la séparation des pouvoirs pour la voir fleurir partout. Elle est d’abord « l’élément dans lequel chacun se rapporte aux autres ». Ce terme d’ « élément », repris du dernier Merleau-Ponty, désigne à la fois un concept et une chose : c’est ce dans quoi l’on vit et l’on pense et, pour cela, cible de l’entreprise de désolation de la déportation dans les camps 1. Et, pour cela, il fallait remonter jusqu’au jeune Marx, celui qui faisait une critique déformalisante des Droits de l’Homme, avec le succès que l’on sait. En 1981, Claude Lefort montre d’une façon très convaincante comment Marx, en 1843, s’aveugle lui-même sur cet élément dont
pourtant, dans le même temps, il se nourrit : la liberté de l’expression et de la communication. Claude Lefort était un écrivain politique, comme la France en a connu quelques-uns depuis La Boétie, Montesquieu ou Tocqueville. « Je ne connais d’autre autorité que celle du lecteur », disait-il, rejetant toute tutelle idéologique. « Notre contemporain n’écrit pas pour glorifier les dieux, ni pour plaire, ni pour éclairer l’humanité (…) La littérature est d’abord une pratique : un travail d’expression et de communication » (1954). Affranchi des tutelles idéologiques, il l’est aussi de la littérature comme tradition ou de l’histoire de la philosophie. « Je n’écris à la suite de personne » disait Tocqueville, repris par Lefort. On peut être choqué par son analyse à chaud des grèves de 1995, juger tiède le libéralisme auquel, comme d’autres, il a su redonner du lustre. Qui ne voit pourtant que nous sommes bien dans ce malaise structurel de la démocratie moderne : destruction des hiérarchies et expérience d’autrui comme semblable, mais aussi repli sur soi, l’ici et le maintenant ? Homme de liberté, Claude Lefort était un homme de la relation. Généreux et attentif dans son contact, il l’était aussi par la pensée et l’écriture. « L’activité philosophique ne consiste pas à comparer des doctrines, mais à entendre des voix en provenance de temps très divers et à faire en sorte qu’elles gagnent en relation les unes avec les autres, grâce à nous, en nous, nous lecteurs présents. » Lire ou relire Lefort, désormais, ce doit être un acte de résistance. À l’évidence, l’œuvre est ouverte. Deux possibilités s’offrent à nous : continuer à déceler, dans la démocratie, ce qui tendrait à se développer comme une dynamique totalitaire, mais aussi revenir à nouveaux frais à l’initiative révolutionnaire, à l’invention démocratique, au-delà des bornes que les versions actuelles du libéralisme politique imposent à notre imagination d’une société plus juste.
Un homme en trop. Réflexions sur l’Archipel du Goulag, 1976.
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Paradoxes
Rubrique de divertissements mathématiques pour ceux qui aiment se prendre la tête
* Laboratoire d’Informatique Fondamentale de Lille, UMR CNRS 8022, Bât. M3 extension
Par Jean-Paul DELAHAYE Professeur à l’Université Lille 1 *
Les paradoxes stimulent l’esprit et sont à l’origine de nombreux progrès mathématiques. Notre but est de vous provoquer et de vous faire réfléchir. Si vous pensez avoir une solution au paradoxe proposé, envoyez-la moi (faire parvenir le courrier à l’Espace Culture ou à l’adresse électronique delahaye@lifl.fr). Le paradoxe précédent : S’opposer au hasard des naissances ? Dans un pays lointain, les femmes ont des enfants qui sont de sexe masculin dans 50 % des cas exactement et, bien sûr, de sexe féminin dans 50 % des cas. Aucun biais d’aucune sorte n’a jamais été observé chez aucune femme ou catégorie de femmes. Autrement dit, tout se passe comme si le sexe d’un enfant à naître était tiré au hasard avec une pièce de monnaie non truquée. Le gouvernement décide que seuls les couples ayant eu au moins une fille toucheront leur retraite. En réaction à cette mesure, chaque couple adopte la stratégie suivante : (1) si leur premier enfant est une fille, il n’en a pas d’autres ; (2) si le premier enfant est un garçon, le couple a un second enfant qui sera le dernier si c’est une fille ; (...) et ainsi de suite, chaque couple ayant des enfants jusqu’à avoir une fille qui est alors leur dernier enfant. Cette stratégie a deux conséquences : il n’y a aucune famille sans fille et une famille sur deux n’a pas de garçon. Cela favorise donc clairement les filles. Pourtant, au bout de quelques années, lorsque le ministère des statistiques évalue le rapport [nombre de filles]/[nombre de garçons] depuis que la mesure a été adoptée, il découvre qu’à très peu de chose près il a eu autant de garçons que de filles. Comment expliquer ce paradoxe ? Solution Merci et bravo aux lecteurs qui ont découvert la solution et me l’ont fait parvenir. Ce sont, par ordre d’arrivée des réponses : Jef Van Staeyen, Thomas Delclite, Tony Sanctorum, Virginie Delsart, Nicolas Vaneecloo, Christophe Vuylsteker, Jean-Pierre Bondue et Hervé Louis Moritz. Les stratégies des familles n’ont aucune influence sur la proportion de filles et, d’ailleurs, il en serait de même si la probabilité de naissance des filles était différente de 50 %. Aussi surprenant que cela paraisse, au premier abord, les stratégies familiales appliquées par les couples n’ont absolument aucun effet sur le rapport garçon/fille. On peut s’en rendre compte sans faire le moindre calcul, car si l’on s’interroge sur la probabilité qu’a un enfant à naître d’être une fille, il est clair que : 28
- quel que soit son rang dans une famille, cette probabilité est 1/2 ; le passé n’influe pas sur la naissance à venir (c’est du moins l’hypothèse qu’on a adoptée et que l’énoncé explicitait en disant qu’aucun biais n’avait jamais été observé). Tout enfant à naître ayant une probabilité de 50 % d’être une fille, il naît donc en moyenne une fille pour deux naissances. Quelles que soient les règles adoptées par les familles pour cesser d’avoir des enfants en fonction des précédentes naissances dans la famille, les proportions de filles et de garçons restent inchangées. C’est encore vrai si le ratio des naissances fille/garçon n’est pas 1, et c’est vrai encore pour toute autre stratégie familiale : toutes se valent et aucune n’a le moindre effet perturbateur. Il se peut que vous ayez des doutes. Pour vous convaincre, nous allons détailler un calcul où, pour simplifier, nous supposerons que les familles n’ont jamais plus de quatre enfants (mais vous pouvez reprendre le calcul avec 5, 6 ou n enfants ou même sans limitation du nombre d’enfants). Probabilité qu’une famille possède un seul enfant : 1/2. La famille est alors du type : [fille] Probabilité qu’une famille possède 2 enfants : 1/4. La famille est du type : [garçon, fille] Probabilité qu’une famille possède 3 enfants : 1/8. La famille est du type : [garçon, garçon, fille] Probabilité qu’une famille possède 4 enfants : 1/8. La famille est une fois sur deux du type : [garçon, garçon, garçon, fille] et une fois sur deux du type : [garçon, garçon, garçon, garçon] Donc, sur 16 familles, il y a en moyenne 8 familles du type [fille], 4 du type [garçon, fille], deux du type [garçon, garçon, fille], une du type [garçon, garçon, garçon, fille] et une du type [garçon, garçon, garçon, garçon]. Cela fait au total 8 + 4 + 2 + 1 = 15 filles et 4 + 4 + 3 + 4 = 15 garçons. L’effort fait par chaque famille pour avoir une fille ne change pas la proportion de garçons et de filles, mais conduit cependant à une situation où la plupart des familles sont satisfaites car elles ont au moins une fille (dans notre exemple, 15 familles sur 16 ont une fille).
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Signalons que, dans la réalité d’aujourd’hui en Inde et en Chine, les règles traditionnelles sur les dots et d’autres raisons socioculturelles font que les familles souhaitent avoir en priorité des garçons. Il en résulte que la proportion de filles à la naissance est nettement inférieure à celle des garçons. Cela n’est pas la conséquence de stratégies analogues à celle envisagée plus haut mais est dû à des avortements sélectifs organisés par les familles qui, grâce aux échographies, savent au bout de quelques semaines de grossesse le sexe de l’enfant à naître. Ces comportements sont combattus par les autorités car ils conduisent à un déséquilibre entre hommes et femmes susceptible à terme de créer des problèmes sociaux. Dans plusieurs régions d’Inde, on compte déjà plus de 110 garçons pour 100 filles. Une autre remarque mérite d’être formulée. L’invariance du rapport fille/garçon face aux stratégies familiales du type de notre énoncé ne reste pas vraie quand on change les hypothèses. Si, pour des raisons hormonales ou autres, certains couples donnent naissance préférentiellement à des filles et d’autres préférentiellement à des garçons, alors il n’y aura plus invariance. Si on imagine, par exemple, qu’une femme sur deux a 90 % de chances d’avoir un garçon à chaque accouchement, et qu’une femme sur deux a 90 % de chances d’avoir une fille à chaque accouchement (cette hypothèse préserve une symétrie générale entre garçons et filles), alors la stratégie mentionnée dans l’énoncé conduira à un nombre de naissances de garçons bien supérieur au nombre de naissances de filles : une « famille à filles » a peu d’enfants (un le plus souvent) et une « famille à garçons » en a beaucoup (tous les enfants sont des garçons sauf le dernier). Le résultat mentionné reste vrai si on remplace 90 % par X % avec X > 50, car les familles à filles ont un peu moins d’enfants que les familles à garçons. Si l’effet recherché par la loi sur les retraites était d’augmenter la proportion de filles et qu’il y a réellement des familles à filles et des familles à garçons, alors le législateur obtiendra l’inverse de ce qu’il espérait. Encore un paradoxe !
Nouveau paradoxe : Encore une histoire de chapeauX Neuf joueurs portent des chapeaux dont la couleur est rouge, noire ou blanche. Chacun peut voir tous les autres chapeaux mais pas le sien. Les chapeaux ont été tirés au hasard à l’aide d’un dé (1 et 2 donnent noir, 3 et 4 donnent rouge, 5 et 6 donnent blanc). L’arbitre du jeu annonce que chaque joueur doit essayer de deviner la couleur de son chapeau en voyant les autres chapeaux, et que, si au moins trois d’entre eux donnent la bonne réponse, alors ils auront gagné un voyage à Londres tous ensemble. Les joueurs ont pu convenir d’une stratégie collective avant que les chapeaux soient disposés sur leurs têtes, mais ils donnent leur réponse simultanément sans avoir plus aucun échange entre eux une fois les chapeaux en place. En répondant au hasard, les joueurs auront une chance non négligeable de perdre. Précisément, ils perdent si 7, 8 ou 9 joueurs se trompent, ce qui, en menant un petit calcul, donne : (36 x 27 + 9 x 28 + 29)/39 = 37,7 %. Même si cela vous semble paradoxal, ils peuvent réduire leur risque de perdre à 0, en convenant avant le jeu d’une stratégie astucieuse qui les fera gagner de manière certaine quelle que soit la répartition des chapeaux sur leur tête. Quelle est cette stratégie ?
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LNA#56 / mémoires de sciences : rubrique dirigée par Rémi Franckowiak et Bernard Maitte
Techniques, Sciences, Technologies et politique de la recherche Par Bernard MAITTE Professeur d’histoire et d’épistémologie des sciences Université Lille 1, CHSE/STL Profitant de la parution de l’excellent ouvrage de Robert Halleux « Le savoir de la main » 1, Marc Moyon 2 interrogeait, dans le dernier numéro de cette revue, le rapport liant techniques et sciences. Je voudrais prolonger cette réflexion. Le développement de la rationalité technique est le fruit d’observations, d’essais, d’erreurs, de succès : elle a toujours été dépendante d’un projet formé par un groupe humain pour élaborer ingénieusement des combinaisons mettant à jour des nécessités profondes. Elle a précédé, de loin, le développement de la science, qui, dans la civilisation grecque, fut pensée en cohérence avec la philosophie, sans que soient recherchées des applications.
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’est en pays d’Islam, vers l’an mille, au sein d’une civilisation qui avait métabolisé les savoirs précédents dans un contexte nouveau, que naît, de la fécondation des études théoriques et des démarches des artisans, la méthode expérimentale : quand la logique seule ne peut départager deux conclusions contraires, le recours à l’expérience permet de trancher. Les clercs médiévaux ne surent s’approprier cette immense avancée : c’est à la Renaissance que devint dominante, dans la civilisation occidentale, l’idée qu’il ne faut pas partir d’une conception globale pour en déduire les interprétations des faits partiels, mais qu’au contraire il faut observer et décrire rigoureusement ces faits pour espérer pouvoir remonter à une interprétation générale de la nature. Depuis cette époque, les hommes de science se sont attachés à isoler des contingences, à en éliminer ce qu’ils estimaient être des conditions superflues, à réduire les propriétés du réel pour pouvoir construire des théories, qu’il fallait tester en comparant leurs conséquences aux observations sélectionnées. À partir de ce moment, ils se sont penchés sur les techniques afin d’y trouver les procédures nécessaires à l’expérimentation. C’est ce que fait un Galilée, qui va plus loin : il mesure grossièrement la chute des corps sur un plan incliné, constate que le temps et la distance n’y croissent pas identiquement, veut trouver une constante, suppose que c’est ce que nous appelons l’accélération, calcule quelles doivent être les distances successives de chute à intervalles de temps constants dans cette conjecture, la vérifie approximativement, en déduit la loi du pendule, utilise celle-ci pour rendre plus précises les horloges. Nous avons ici un acte fondateur de la science moderne : un outil est amélioré grâce à une loi scientifique. Dès lors, les « Pères Fondateurs » peuvent édicter les trois buts visés par la science : découvrir les actes par lesquels Dieu a
1 Robert Halleux, Le savoir de la main. Savants et artisans dans l’Europe pré-industrielle, éd. Armand Colin, Paris, 2009. 2 Marc Moyon, Le savoir scientifique : histoire de sciences et de techniques, Les Nouvelles d’Archimède n° 55, p. 18-19.
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créé le Monde ; assurer le Progrès ; devenir véritablement « comme maître et possesseur de la Nature ». L’adoption de ce programme conduit à établir des rapports entre sciences et techniques faits d’échanges et de fécondations réciproques : la machine à vapeur est inventée par des techniciens (Papin, Newcomen) ; un scientifique, Carnot, se penche sur son faible rendement, contribue à fonder une nouvelle science, qui deviendra la thermodynamique ; elle permet d’améliorer le rendement des « machines à feu ». Tous les scientifiques de la première moitié du XIXème siècle affirment que les « plus lourds que l’air » ne peuvent voler. Quand le rapport (puissance/poids) d’un moteur s’améliore, des bricoleurs embarquent ces moteurs sur d’étranges machines. Ader construit un « avion » qui décolle. Dès lors, il faut se pencher sur cette réussite « interdite » : la définition de ce que sont « traînée » et « portance » permettra d’améliorer le vol des avions… Je pourrais multiplier les exemples où la rationalité scientifique se nourrit de l’empirisme technique, lui fournit des principes d’ordre et d’économie, tandis que la rationalité technique – fruit du geste de l’artisan, profondément dépendante de la place de l’outil dans la société – met à jour des nécessités profondes, élabore ingénieusement des combinaisons. Un autre type de rapports entre sciences et techniques apparaît à la fin du XIXème siècle. En 1864, J.C. Maxwell, par simplicité, identifie lumière et ondes électromagnétiques. Cette audace déplaît à la majorité des physiciens, mais Hertz veut la vérifier. Pour cela, il fait, au sens propre, des étincelles, réalise un crépiteur, met en évidence des ondes électromagnétiques : elles ont les propriétés prévues par Maxwell (1887). Quelle pourrait être l’utilisation de ces « ondes hertziennes » ? Aucune, affirme-t-il. Mais, s’appuyant sur ses travaux, Marconi fabrique le premier télégraphe sans fil (1895). Après la découverte de la radioconduction par Branly, de l’antenne par Popov, des circuits sélectifs par Braun, la radiodiffusion naît en 1906, 42 ans après la déduction théorique de Maxwell. Nous sommes ici en présence de ce que j’appellerai une « nouvelle technologie ».
mémoires de sciences : rubrique dirigée par Rémi Franckowiak et Bernard Maitte / LNA#56
L’Avion III de Clément ADER (l’Avion I a volé 50 mètres, à quelques centimètres de hauteur en 1890). Musée national des Arts et Métiers, Paris. Photo et photo-montage © Roby
Il ne s’agit ni d’un outil fabriqué, ni d’une fécondation par la science d’une technique, mais d’une découverte purement théorique de Maxwell, prouvée par Hertz, adaptée par des techniciens en un objet qui transmet à distance la voix humaine. Ici, la science ajoute à la Nature, crée des ondes électromagnétiques. L’homme les utilise pour transformer un objet en outil. Des exemples analogues peuvent être cités : en 1875, par jeu, Fedorov et Schönflies dénombrent 230 « groupes de symétrie ». Aucune application en vue. Elles viennent après que Von Laüe a montré que les rayons X sont des ondes électromagnétiques et les cristaux des réseaux…, la radiocristallographie en naît 39 ans après le dénombrement des groupes. Elle a actuellement de très nombreuses applications… Je pourrais, ici aussi, multiplier les exemples. Les « nouvelles technologies », néologisme qui s’est glissé abusivement dans la signification de « techniques de pointe, modernes et complexes », ont un rapport différent à la science de celui qu’avaient les techniques : elles sont tirées de la prédictibilité des théories scientifiques. Mais n’est-il pas dangereux de les introduire en discontinuité avec l’expérience humaine ? N’y aurait-il pas lieu de comprendre le sens de leur intrusion avant de les diffuser largement et d’y adapter massivement les utilisateurs ? Leur introduction n’induit-elle pas des modifications de comportements de masse des individus, allant beaucoup plus vite que l’évolution de la mémoire collective, générant donc des comportements non adaptés, dangereux ? Ces questions appellent deux types de remarques : - la première concerne la démocratie. On a cru que l’introduction des « nouvelles technologies » pouvait se faire sans que les conditions économiques, sociales, culturelles, éthiques, politiques, nécessaires pour les assimiler et en tirer
parti, soient pensées. On a cru pouvoir séparer le niveau d’avancement culturel et social de la société des techniques imposées. On commence à comprendre l’erreur : une dualité, contradictoire et émotionnelle, opposant la foi dans le « progrès » et la peur de ses conséquences apparaît souvent. Ne pouvons-nous pas dépasser ces faux débats, distinguer clairement autorité du pouvoir civil et autorité scientifique ? Une approche moins superficielle de l’introduction des « nouvelles technologies » montre qu’une société se les approprie quand le passage d’une technique traditionnelle à un outil plus sophistiqué s’inscrit dans la continuité de son expérience. Le nouvel outil y prend son sens, à partir duquel un autre rapport homme-machine, plus codé, plus symbolisé, peut se construire. Si la mémoire technique disparaît avec le départ de ceux qui la détiennent, si elle n’est pas métabolisée sous une autre forme dans une culture, le fil du sens sera rompu, pour laisser la place à un appauvrissement et à un dressage, problème voisin de celui d’une recherche scientifique qui ignore aujourd’hui le processus dans lequel elle se développe, ainsi que sa propre histoire. - la seconde concerne la politique de la recherche. « Faire entrer la culture dans la science et la science dans la culture » reste un but qui s’éloigne en raison des politiques suivies actuellement. La recherche permet, d’une part, de comprendre le monde et, d’autre part, de le transformer. Viser le premier objectif suppose une recherche libre, désintéressée, sans objectif autre que le plaisir d’apprendre et de comprendre. Viser le second suppose d’abord une recherche fondamentale qui, peut-être, s’appliquera un jour. Mais la distance entre les fondements et l’application peut prendre des décennies. Ceux qui se lancent sur de nouvelles voies ne sont jamais cités, ou tardivement. Ceux qui fréquentent les pistes de l’application, balisées, à la mode, jouissent de nombreuses citations, disposent de crédits, obtenus, quel paradoxe, en annonçant par avance les résultats prévus de leurs recherches. Ils ne font pourtant que de la recherche du passé. Quelle absence de pensée témoigne la volonté de fonder sur l’application la recherche scientifique ! Certes, à l’heure où les multinationales engrangent moins de bénéfices à produire des objets qu’à spéculer, il leur est de peu d’intérêt de développer une recherche finalisée. Elles reportent sur l’État le soin de s’en charger. Mais nous devrions méditer l’exemple des États-Unis (mais oui) : ce pays a financé pendant vingt années la recherche sur le cancer à une hauteur plus forte que celle sur la recherche spatiale, puis a coupé ces crédits, faute de résultats. La victoire sur le cancer viendra (peut-être) d’une piste encore inexploitée qu’emprunte aujourd’hui quelque rêveur inconnu : la recherche doit être financée « à perte » pour pouvoir espérer donner, plus tard, des applications…
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LNA#56 / repenser la politique
Les « cœurs intelligents » Par Alain CAMBIER Docteur en philosophie, professeur en classes préparatoires, Faidherbe - Lille Juillet-août 2010 resteront dans nos annales comme un « été meurtrier » pour les valeurs de la République mises à mal par les dérives sécuritaires d’un pouvoir politique qui, sous prétexte de capter l’électorat du Front National, n’a pas hésité à mettre en pratique son idéologie. Les plus hauts représentants de l’État ont tenu des discours et des actes qui, non seulement, banalisaient, amplifiaient, mais aussi officialisaient les aveuglements extrémistes, au risque d’activer de plus belle les pulsions racistes en France et d’encourager certains pays d’Europe dans leurs replis nationalistes. Le comble est que, pour se justifier, cette politique a été menée en s'en prenant aux « coeurs intelligents » au nom du prétendu irréalisme de la bien-pensance et des bons sentiments…
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énoncer la prétendue bien-pensance apparaît surtout révélateur d’une défiance vis-à-vis de la puissance de la pensée. Car qu’est-ce que penser si ce n’est d’abord penser bien et correctement ? La pensée sombre dans l’impuissance quand elle perd le souci de la cohérence logique et s’affranchit des règles de la démonstration. Bien plus, elle n’est plus que rhétorique trompeuse quand elle tourne le dos à l’établissement de la vérité. Ainsi, pour justifier la brutalité physique exercée contre les roms, nous avons eu droit à un florilège de propos qui, effectivement, se situaient aux antipodes d’une pensée juste, puisqu’elle ne procédait qu’à des raccourcis, des amalgames, des contre-vérités. Pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale, les autorités de l’État ont désigné un groupe ethnique comme étant globalement susceptible de délinquance, voire criminogène. La rhétorique du pouvoir a consisté à instiller la thèse : « Le rom est potentiellement coupable et je le déduis de son ethnie ». Le discours politique ne s’est jamais autant réduit à multiplier les sophismes qui consistent à poser d’avance une conclusion arbitraire – comme celle qui décrète que le rom doit être indistinctement « expulsable » – et à établir ensuite les prémisses nécessaires pour la justifier. De même, cette rhétorique politique n’a pas hésité à faire croire abusivement que la vérification de la conséquence d’une hypothèse pouvait entraîner nécessairement la vérification de l’hypothèse elle-même. Qui oserait dire que si toutes les mères qui ont, selon les derniers faits divers, tué et fait disparaître leurs nouveaux-nés, sont « blanches », cela administrerait la preuve que les « mères blanches » constituent une population à risque d’infanticide ? Ce type de pseudo-raisonnement est au fondement des dernières intolérances. Mais, non contente de vouloir s’habiller de mauvaises raisons, cette « malpensance » revendiquée et arrogante s’en prend à ceux qui sont soupçonnés de s’exprimer au nom des « bons sentiments ». Toute manifestation d’empathie pour les plus vulnérables, de compassion pour les plus faibles est désormais présentée comme de la sensiblerie. Comme si l’amour-sollicitude 32
des autres ne devait plus s’exprimer ! Il est vrai que nos sociétés post-modernes cultivent à merveille le repli égoïste sur soi, l’indifférence au sort d’autrui, l'obsession du calcul d'intérêt... Désormais, il ne suffirait plus d’opposer aux prétendus « bons sentiments » un détachement dédaigneux, mais d’exprimer la part obscure de soi-même : le « retour du refoulé ». En stigmatisant le rom, il s’agit de donner en pâture à la vindicte populiste la figure paradigmatique de l’étranger transnational de telle sorte qu’elle puisse suffisamment cristalliser tous les ressentiments inavouables en république : le nomade basané ne peut être que le schème par substitution de l’immigré exotique que l’on veut transformer en bouc émissaire, pour payer à la place de tous nos maux. Il ne s’agit plus alors de croire ce que l’on voit, mais de voir ce que l’on croit : le Français assiégé par les ennemis de l’intérieur. À l’aide de stéréotypes sur les étrangers menaçants, il s’agirait d’instiller un sentiment généralisé de défiance vis-à-vis d’eux, afin de mieux se retrouver « entre nous ». Notre sentiment d’appartenance à un pays devrait donc s’articuler sur la haine des Autres – fussent-ils ceux qui vivent au milieu de nous. Ainsi ose-t-on imposer la « déchéance de la nationalité pour les Français d’origine étrangère » pour ceux qui tueraient un représentant des forces de l’ordre. Bigre ! Quel sort alors réserver au Français délinquant – mais prétendument « de souche » – qui tuerait lui-même un policier d’origine immigrée ? Faut-il encore rappeler que l’article premier de la Constitution affirme que la République « assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens, sans distinction d’origine, de race ou de religion ». Quand on est responsable de l’État, prétendre déclarer la « guerre » aux délinquants de son propre pays revient à préconiser la guerre civile et c’est, en fin de compte, désespérer du droit et de l’État lui-même. Il est tellement facile de lever le drapeau guerrier : toute l’intelligence se retrouve alors dans la trompette… Tout comme le contraire de la bien-pensance n’est autre qu’une pensée infondée, le contraire du bon sentiment n’est rien d’autre que le ressen-
repenser la politique / LNA#56
timent, c’est-à-dire l’expression de la volonté de puissance des décadents, comme l’avait déjà souligné Nietzsche : « On grossit et on gonfle les événements à l’infini » 1. Le plus frappant dans l’homme du ressentiment n’est pas seulement sa méchanceté, mais sa dégoûtante malveillance. Cette irritabilité morbide des « réactionnaires » au sens strict est le corollaire de l’impuissance à répondre correctement aux sollicitations du monde extérieur. Prétendre faire ici de la Realpolitik n’est qu’une imposture : car il ne s’agit, avant tout, que de la politique de communication, mais aux retombées malheureusement bien réelles. Le rom est un Européen à part entière qui relève désormais du droit européen : jouer sur les vieux démons xénophobes n’est guère judicieux, surtout quand on prétend expulser des citoyens de l’Union Européenne à laquelle, tous, nous appartenons. Les mêmes qui ont voulu à tout prix imposer le Traité de Lisbonne sont ici ceux qui s’évertuent à construire de toutes pièces un ennemi de l’intérieur de l’Europe : le rom que l’on prétend expulser est aussi celui qui a tout à fait le droit de revenir aussitôt et la déchéance de nationalité du délinquant d’origine étrangère ne pourrait conduire qu’à créer des apatrides de « chez nous ». Ceux-ci tomberaient alors dans un vide juridique absurde. Mais c’est aussi induire l’idée qu’en France, désormais, des hommes sont de trop. Comme l’avait souligné Hannah Arendt, la dénationalisation équivaut à un altruicide juridique, qui va de pair avec un altruicide moral et qui peut inciter à un altruicide physique. Rien n’est pire pour un homme que d’être banni de sa propre communauté politique. Dans ce cas, c’est l’État lui-même qui fabrique artificiellement de « l’étranger » en son propre sein, rien moins qu’un « sauvage nu » en son cœur. Comme le disait déjà Hannah Arendt à propos de la discrimination vis-à-vis des Noirs : « Si, dans une communauté blanche, un Nègre est considéré comme nègre et uniquement comme tel, il perd, en même temps que son droit à l’égalité, cette liberté d’action qui est spécifiquement humaine ; tous ces actes sont alors interprétés comme les conséquences « nécessaires » de certaines qualités « nègres » ; il devient un certain spécimen d’une espèce animale appelée Homme… Le grand danger qu’engendre l’existence d’individus contraints à vivre en dehors du monde commun vient de ce qu’ils sont, au cœur même de la civilisation, renvoyés à leurs dons naturels, à leur stricte différenciation. Ils sont privés de ce gigantesque égalisateur de différences qui est l’apanage de ceux qui sont citoyens d’une communauté publique » 2. Au
bout de ce type de comportement se profile le totalitarisme qui décrète que des hommes sont de trop : « Le totalitarisme ne tend pas vers un règne despotique sur les hommes, mais vers un système dans lequel les hommes sont de trop » 3. Se prétendre en « guerre » contre une partie de sa population – fût-elle constituée en partie de délinquants – revient à corrompre le rôle de l’État de droit, censé se présenter comme le Tiers impartial. Mais ce n’est pas seulement à des minorités ethniques qu’alors cette politique s’en prend : elle ne supporte plus l’existence même de « cœurs intelligents ». Hannah Arendt rappelait la prière que le roi Salomon adressait à Dieu de lui accorder cette faveur de disposer d’un « cœur intelligent », parce que « seul un ‘cœur intelligent’, et non la réflexion ni le simple sentiment, nous rend supportable de vivre dans un monde avec ces éternels étrangers que sont les autres et leur permet à eux de nous endurer » 4. Le « cœur intelligent » ne s’en remet ni au seul sentiment, ni à la pure réflexion, mais mobilise les deux ensemble. Ce n’est pas un hasard si le roi Salomon aspirait à tel don : il avait compris que celui-ci n’est accordé qu’à la grande politique et qu’il doit aussi être le souci de chaque citoyen. C’est une faculté éminemment politique de faire preuve de cette « mentalité élargie » 5 qui consiste à être capable de se mettre à la place des autres, de s’élever au-dessus du simple calcul pour pouvoir juger à partir d’un point de vue universel. Nous ne pouvons espérer atteindre concrètement celui-ci qu’en nous souciant des conséquences humaines que nos paroles et nos actes publics peuvent avoir sur tous ceux qui partagent notre destin.
Hannah Arendt, Le Système totalitaire, éd. Points-Politique, p. 197.
3
Hannah Arendt, « Compréhension et politique », dans La Nature du totalitarisme, éd. Payot, p. 59.
4
Frédéric Nietzsche, Volonté de puissance, II, livre III, § 129.
1
Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme, III, éd. Points-Politique, pp. 291-292.
2
L’expression est de Kant, Critique de la faculté de juger, § 40.
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LNA#56 / jeux littéraires
Ad libitum
par Robert Rapilly http://robert.rapilly.free.fr/
Une faute s’est glissée dans notre précédente rubrique archimédoulipienne, consacrée aux rimes féminines et masculines. Nous remercions Jean-Pierre Varois (de Liège), lecteur attentif qui a corrigé poétiquement le nom du poète : Était-ce ignorance ou paresse de n’avoir couronné par S typographiquement trop mince le blaze de Jules Romains ? À propos d’S, prenons le bus de Raymond Queneau. Long cou et chapeau à cordon, un type s’y dispute avec un autre passager puis s’assoit ; plus tard s’entend conseiller de remonter son bouton de pardessus. Parus en 1947, les « Exercices de style » racontent de 99 façons la péripétie. Peu importe le futile épisode signifié, pourvu que s’en émancipe la réalité palpable du signifiant : démultipliées, l’écriture et la lecture produisent plaisir et sens. Ad libitum. Le futur cofondateur de l’Oulipo pressentait-il les conséquences vertigineuses de son invention ? Depuis, tombent sans tarir
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d’indénombrables et protéiformes avatars : au théâtre à Saint-Germain-des-Prés, en dessin ou sculpture par Jacques Carelman, en chanson par les Frères Jacques, en typographie par Robert Massin, en bande dessinée par Matt Madden, en sonnets ténébreux par Camille Abaclar, en Joconde (jusqu’à 100) par Hervé Le Tellier, en Autoportraits (lire ci-contre)… Sans omettre Umberto Eco qui se régale d’une contrainte supplémentaire : la traduction. Car désormais les « Exercices de style » se propagent, de par le vaste monde, en des dizaines de langues. Record du genre peut-être, Za zie Mode d ’Emploi w w w.zazipo.net compile 280 réécritures du sonnet Les vers à soie de Jacques Roubaud. Ce site propose tous les ans un texte oulipien à triturer, malaxer, détourner, traduire, frelater, métamorphoser, calligraphier, remanier ou travestir. L’extrait nouveau est tiré de El Capitan, recueil d’Olivier Salon. Lisons l’original et quelques variations… avant qu’à votre tour vous tentiez un exercice de style ?
Crochet à goutte d’eau
Contrainte oulipienne
Sonnet du Shield
Le granit est compact. Lisse. Superbe. Parfois, pas la moindre fissure pour le barrer. Pas le moindre trou pour lui dessiner un œil. Pas la moindre arête pour l’échancrer. Il bombe le torse. Et la voie s’appelle The Shield, le bouclier.
La page est blanche. Lisse. Superbe. Parfois, pas la moindre ligne pour la strier. Pas la moindre tache encrée pour lui dessiner un œil. Pas le moindre trait pour l’échancrer. Elle bombe le torse. Et la voie s’appelle The Workshop, L’Atelier.
Le lisse, le compact, le superbe granit Voit-il ne l’échancrer parfois la moindre strie Ni fissure plissée, esquisse d’œil qui rie D’une arête ou d’un trou vers l’imprenable nid !
Lorsque les aspérités font défaut et que toute pose de matériel d’assurage et de progression est impossible, Il reste un moyen. Unique. Ultime. La réserve des grands cas.
Lorsque les idées font défaut et que toute ébauche de plan et de progression est impossible, Il reste un moyen. Unique. Ultime. La réserve des grands cas.
Vous prenez un crochet à goutte d’eau. C’est un simple crochet de métal, pointu et acéré. Un hameçon à granit. Vous le posez sur l’écaille qui saille D’un tout petit millimètre. Voilà, il est posé. À l’extrémité inférieure du crochet, vous suspendez une petite échelle de corde de trois marches. Vous respirez. Vous posez le pied sur la marche inférieure. Et vous chargez lentement tout le poids de votre corps sur cette mince margelle. Très lentement. Tout geste brusque peut faire déloger le crochet de sa maigre encoche. Progressivement, votre poids se déplace à l’aplomb du crochet. Au fur et à mesure, le crochet enfonce sa pointe dans la roche et se trouve consolidé. Encore plus lentement, vous vous élevez. Évitez à tout prix de regarder sur quoi vous reposez entièrement. L’air vibre.
Vous prenez une contrainte oulipienne. C’est une simple contrainte, de quelques mots, pointus et acérés. Un hameçon à idées. Vous la posez sur le blanc de la page blanche et millimétrée. Voilà, la contrainte est imposée. En vous accrochant à la contrainte, vous dévidez une courte phrase de trois mots. Vous respirez. Vous ajoutez un adjectif au dernier mot. Et vous chargez lentement tout le poids de votre imagination sur ce mince appui. Très lentement. Toute inspiration brusque fait clinamen, fait déroger à la contrainte. Progressivement, votre écriture se plie à la contrainte. Au fur et à mesure, la contrainte imprime sa marque dans la page et se trouve consolidée. Encore plus lentement, vous rédigez une deuxième phrase. Évitez à tout prix de vous relire. L’air vibre.
Olivier Salon, El Capitan, éditions Guérin 2006
Coraline Soulier
The Shield, le bouclier, s’y contient et bannit Le désordre impossible en sa géométrie Sauf avoir un crochet à goutte d’eau, scorie Quand l’ultime réserve implore le zénith. Ce métal secourra l’hameçon de granite Dans l’écaille enrayée en posant qui gravite Sur une maigre échelle où l’assurage sied. Encoche qu’à ce lien l’aplomb du poids nous livre, Il se consolide à mesure que l’air vibre Rivé parmi l’infime aveuglement du Shield. Yvan Maurage, à la manière de Mallarmé
jeux littéraires / LNA#56
C’est un métier d’homme / Autoportraits
Cutter
Rock fish hook
L’emballage de carton est compact. Lisse. Superbe. Parfois, pas la moindre indication pour l’ouvrir. Pas la moindre poignée pour y glisser un doigt. Pas le moindre prédécoupage pour l’éventrer. Il fait un sourire en coin, en 4 coins. Et la voie s’appelle The Easyopening, l’ouverture facile.
Rock is compact. Smooth. Fantastic. Occasionally not a crack across it. No hollow to draw a brow or a lash around it. Nothing jutting out. It puffs up its torso. Path known as Armour.
Lorsque les anfractuosités font défaut et que toute pose de matériel décoratif et de transport honnête est impossible, Il reste un moyen. Unique. Ultime. La réserve des grands cas. Vous prenez un cutter de bureau. C’est une simple lame de métal, striée et biseautée. Un cutter à carton. Vous le posez au-dessus de l’arête supérieure gauche D’un tout petit millimètre. Voilà, il est posé. À l’extrémité inférieure du cutter, vous apposez la chair molle de la paume de votre main droite. Vous respirez. Vous posez l’index sur la saillie supérieure armée de plastique orange du cutter. Et vous chargez lentement tout le poids de votre index sur cette mince baguette plastique. Très lentement. Tout geste brusque peut faire déloger le cutter de sa maigre encoignure. Progressivement, votre poids se déplace à l’aplomb du cutter. Au fur et à mesure, le cutter enfonce sa pointe dans la chair du majeur qui est glissé en appui sur le carton, et il s’en trouve diminué. Évitez à tout prix de regarder dans quoi il baigne entièrement. L’air vibre. Cécile Riou
Lacking cracks, not a spot to put a piton, or inch your way along, Failing all, You grasp a hook, A plain iron pointy hook, sharp as you can wish A rock fish hook. You put it on that lip that stands proud by a jot. Got it ! At hook bottom, you hang a small stringy foothold. Sigh ! Now your foot is on first rung You load your full mass on this thin sill Slow as you can. Any sharp tug could rip that hook from its frail hold. Gradually you shift your dangling body, Bit by bit your hook digs its point into rock and firms up. Slow slow you go up. Avoid at all costs looking at what you trust. Air thrums. Danielle Wargny & Joy Holland, traduction lipogramme en E
Abécédaire Ascension « Bouclier californien » Dôme en formation granitique... Harnais inutile. Judicieux kit lancé, monte ! Nettement, Olivier progresse. Quel risque ? Sa tentative : une victoire ! Whisky ! Xérès yankee !... Zen... Françoise Guichard
Envoyez vos réécritures via www.zazipo.net
Ce sont les cadets de Queneau : Audin, Bénabou, Fo r t e , Fo u r n e l , Grangaud, Jouet, Le Tellier, Levin Becker, Monk et Salon soutiennent que le plagiat est nécessaire et que le prog rè s l ’ i mplique, se félicitent qu’il serre de près la phrase d’un auteur et se serve de ses expressions, bénissent qu’il efface une idée fausse et la remplace par l’idée juste, le désignent sans fard pour ce qu’il est : coïncidence littéraire composée d’une primauté remise en doute et d’une honorable postérité. Paul Fournel fut à peine surpris que son autoportrait du Descendeur plagiât par anticipation celui de ses camarades : Séducteur, Tueur à gages, Écorcheur, Ressusciteur, Tyran, Fourmi, Toupie, Racine de 2, Philosophe télévisuel, Spéculateur, Président… et autres bien réjouissants visages du protéiforme Oulipo. « C’est un métier d’ homme / Autoportraits » par l’Oulipo (Éditions Mille et une Nuits – 10 €)
L’Augmentation Proposition – Jusqu’au 8 janvier 2011 à Paris, « L’Augmentation » de Georges Perec est à l’affiche du Guichet Montparnasse. Alternative – Ou vous êtes des happy few que le bouche à oreille a fait réserver, ou le Guichet Montparnasse aff iche complet. Hypothèse positive – Vous vous pressez au guichet du Guichet, obtenez une place, acclamez Jehanne Carillon, Jean-Marc Lallement et Olivier Salon. Hypothèse négative – Patience et longueur de temps font plus que force ni que rage ; attendez une séance ultérieure, par exemple en province. Choix – À supposer que vous lisiez ces Nouvelles d’Archimède après le 8 janvier, comptez sur le succès durable promis à une pépite littéraire, algorithmique, sociale, philosophique, marrante, chorégraphique, plastique, facétieuse. Conclusion – Du théâtre bel et bien ! Théâtre de la Boderie / www.laboderie.fr / Mise en scène Marie Martin-Guyonnet
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LNA#56 / à lire
Autour des neurosciences (1ère partie) Par Rudolf BKOUCHE Professeur émérite à l’Université Lille 1
I
l existe une forme idéaliste de matérialisme, c’est celle qui conduit à considérer la matière comme une entité (une substance diraient les métaphysiciens) que l’on croit avoir « scientifisée » lorsqu’on l’a réduite aux seuls phénomènes physico-chimiques, comme l’écrit non sans naïveté Pierre Jacob : « Souscrire au monisme matérialiste, c’est admettre que les processus chimiques, biologiques, psychologiques, linguistiques, économiques, sociologiques et culturels sont des processus physiques. » 1 C’est ce matérialisme naïf qui conduit à vouloir réduire la pensée aux activités neuronales qui l’accompagnent. C’est ce que recherche activement un neuroscientifique comme Jean-Pierre Changeux qui avait déjà publié un premier ouvrage, L’ homme neuronal 2 , dans lequel il exposait, à côté de ses travaux scientifiques, sa conception des relations entre le cerveau et la pensée. Il vient de publier un nouvel ouvrage, Du vrai, du beau, du bien 3, dans lequel il développe ses idées à la lumière des nouvelles découvertes des neurosciences et explique comment il est venu à ses idées. Mais nous parlerons ici moins des ouvrages de Changeux que d’un livre plus ancien écrit en commun avec Paul Ricœur, Ce qui nous fait penser 4 , qui est une discussion sur l’apport et les limites des neurosciences, Ricœur opposant au scientisme de Changeux son point de vue de philosophe chrétien proche de Husserl. Ce dialogue permet à Changeux de développer l’apport des neurosciences à la compréhension des activités humaines et à Ricœur d’expliquer qu’on ne peut réduire l’activité de la pensée, qu’elle soit cognitive ou affective, aux seuls mouvements cérébraux. La question est ici moins de dire qui a raison que de comprendre l’apport des neurosciences à l’étude des phénomènes biologiques accompagnant toute activité humaine tout en sachant qu’elles restent sans réponse quant à la relation entre cette part biologique et ce que l’on pourrait appeler la part mentale de l’activité humaine, entendant ainsi tout ce qui relève de la pensée, qu’elle soit cognitive 1
Nous avons déjà abordé la question des relations entre neurosciences et connaissance dans une rubrique antérieure 5 et nous nous contenterons ici de rappeler quelques remarques critiques de Ricœur. Par contre, nous développerons les remarques sur l’éthique, le point de vue naturaliste de Changeux qu’il reprendra dans son ouvrage Du vrai, du beau, du bien, et les objections de Ricœur. Au discours moniste de Changeux qui réduit l’activité de pensée à l’activité cérébrale, Ricœur oppose ce qu’il appelle un dualisme sémantique entre deux discours hétérogènes, celui qui parle de neurones, de connexions neuronales et de système neuronal, et celui qui parle de connaissance, d’action, de sentiment, c’est-à-dire d’actes ou d’états caractérisés par des intentions, des motivations, des valeurs. Il distingue alors ce dualisme des discours et le classique dualisme des substances. Il peut opposer le corps objectif, celui qu’étudient les sciences de la nature, au corps vécu, le corps de celui qui pense, parle et agit. C’est dans la dernière partie de l’ouvrage que Changeux et Ricœur abordent la question éthique. Pour préciser la position de Changeux, nous rappellerons ce qu’il dit dans son ouvrage récent, Du vrai, du beau, du bien. Après avoir expliqué que, selon la philosophie classique, la science dit « ce qui est » et la morale dit « ce qui doit être », Changeux pose la question : « peut-on faire bénéficier ‘ce qui doit être’ de la connaissance de ‘ce qui est’ ? » 6, autrement dit peut-on déduire la morale de la science ? La normativité deviendrait ainsi une question de fait. Pour développer ce point, Changeux se place dans une perspective évolutive, la normativité éthique s’inscrivant dans l’évolution des espèces. Reprenant cette perspective évolutive, Ricœur renvoie à L’ éventail du vivant 7de Stephen Jay Gould, ouvrage dans lequel l’auteur critique le mythe
Pierre Jacob, Pourquoi les choses ont-elles un sens ?, éd. Odile Jacob, 1997, p. 9.
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Jean-Pierre Changeux, L’ homme neuronal, éd. Fayard, coll. « Le temps des sciences », Paris, 1983.
5
Jean-Pierre Changeux, Du vrai, du beau, du bien. Une nouvelle approche neuronale, éd. Odile Jacob, Paris, 2010.
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3
Jean-Pierre Changeux, Paul Ricœur, Ce qui nous fait penser. La nature et la règle, éd. Odile Jacob, Paris, 1998.
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ou qu’elle soit affective, renvoyant ainsi aux trois domaines qui constituent la philosophie, le vrai, le beau, le bien, si on reprend le schéma de Victor Cousin.
« Neurosciences et enseignement », Les Nouvelles d’Archimède n° 49 (octobre décembre 2008). ibid. p. 91.
Stephen Jay Gould, L’ éventail du vivant. Le mythe du progrès, 1996, traduit de l’américain par Christian Jeanmougin, éd. du Seuil, Coll. « Science Ouverte », Paris, 1997.
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à lire / LNA#56
du progrès. Si l’homme est le produit d’une variation aléatoire, c’est par un regard rétrospectif sur l’évolution que l’homme peut rendre intelligible sa généalogie, autrement dit « si la nature ne sait pas où elle va, c’est à nous (les hommes) qu’ il revient d’y mettre un peu d’ordre ». Poussant à l’extrême le discours de Ricœur, on peut dire que la science est moins une description du monde que sa mise en ordre par l’homme. Pour Ricœur, c’est parce qu’il est un être moral que l’homme cherche dans l’évolution les origines de la morale, ce qui renvoie à une forme d’anthropocentrisme. Ici, le philosophe chrétien se montre plus positiviste que l’homme de science, qui se propose d’inscrire l’origine des règles morales dans la continuité de l’origine des espèces selon Darwin. On peut y voir, selon Ricœur, une nouvelle forme des « incessantes allées et venues entre théories sociologiques et théories biologiques ». À Changeux qui pose la question de l’apport des neurosciences à la définition de la conduite humaine, Ricœur renvoie une autre question : « Avons-nous besoin de connaître notre cerveau pour mieux nous conduire ? ». À cela, Changeux ne sait que répondre sinon que si la contribution des neurosciences à une morale « humaniste et laïque » est encore modeste, on peut espérer qu’elle sera plus importante dans l’avenir. Réponse de croyant plus que réponse de scientifique, pourrait-on dire. Il est vrai que Changeux souligne l’importance de la référence à l’évolution biologique « car elle élimine toute finalité et tout anthropocentrisme ». Mais a-t-on besoin d’une référence biologique pour éliminer finalité et anthropocentrisme ?
de chercher à comprendre les phénomènes cérébraux qui accompagnent l’activité de pensée de l’homme ? Nous rappelons ici la position de Eccles qui, après un exposé sur le développement du cerveau humain, ne peut que renvoyer à Dieu pour définir la relation entre le cerveau et la pensée 8. Je ne sais si Eccles est croyant ou pas, mais sa conclusion, aussi peu satisfaisante soit-elle pour un athée, apparaît plus raisonnable et bien moins métaphysique que les constructions plus ou moins complexes pour réduire l’activité mentale de l’homme à l’activité cérébrale. Et nous terminerons par cette remarque du psychanalyste Thomas Szaz : « Je pense que nous découvrirons les causes chimiques de la schizophrénie que lorsque nous découvrirons les causes chimiques du judaïsme, du christianisme et du communisme. » 9
Il est intéressant de remarquer que, dans ce débat, c’est le savant « matérialiste » qui se montre bien plus métaphysicien que le philosophe chrétien, mais c’est peut-être que ce matérialisme qui se veut scientifique repose sur une croyance, la possibilité d’une théorie naturaliste de la pensée. Ici, le réductionnisme nécessaire à tout travail scientifique devient une forme de croyance et nous renvoyons à la phrase de Pierre Jacob citée en début de cet article. Cela pose la question de la possibilité d’un matérialisme non métaphysique et, sur ce plan, la critique de Stephen Jay Gould, cité par Ricœur, nous semble plus importante que le discours de Changeux dans sa volonté de naturaliser la pensée. Pourquoi faut-il ajouter aux neurosciences une interprétation inutile au lieu de se contenter, dans une optique positiviste,
John C. Eccles, Évolution du cerveau et création de la conscience. À la recherche de la vraie nature de l’ homme, 1989, traduit de l’anglais par Jean-Mathieu Luccioni avec la participation de Elhanan Motzkin, éd. Flammarion, Coll. « Champs », Paris, 1994.
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Thomas Szasz, http://www.dicocitations.com/auteur/4263/Thomas_Szasz.php
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LNA#56 / à lire - à voir
Retour à Pasolini Par Youcef BOUDJÉMAI Directeur à l’ADNSEA (Sauvegarde du Nord)
Le 2 novembre 1975, le corps de Pier Paolo Pasolini fut retrouvé sauvagement mutilé sur la plage de la banlieue romaine. Son cadavre ressemblait, selon un carabinier, à « un tas d’ordures enfoui dans le sable ». L’émotion comme l’abjection accompagnèrent cette disparition brutale du poète, romancier, essayiste et cinéaste, le plus polémiste, le plus controversé et le plus libre de l’Italie d’après-guerre. Malgré la machination politico-judiciaire qui tenta d’enfermer sa mort dans une affaire de mœurs, la dimension politique du meurtre s’imposa avec force. « Le crime est politique », écrivait alors M.A. Macciocchi. Depuis 1949, Pasolini apparaissait comme la mauvaise conscience d’une société gangrénée par l’héritage fasciste, et l’incarnation d’une énergie en conflit permanent avec tous les pouvoirs. Il symbolisait cette part maudite dont parle Bataille, qu’il fallait neutraliser pour effacer la moindre zone d’obscurité d’un corps social dévoré par « la barbarie moderne ». Trente-cinq ans après sa mort, l’immense ventre robuste de l’Italie, selon les termes de son amie Laura Betti, a digéré avec un cynisme total le cadavre de sa bâtardise. Restent ses écrits et ses films, assez abondants, pour apprécier la dimension complexe d’une figure intellectuelle qui continue de résister à toute récupération. Ce premier texte revient sur ses écrits journalistiques, lesquels constituent une introduction à une œuvre dense et variée. Le second traitera de l'esthétique cinématographique de l'auteur.
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ongtemps, son assassinat fut imputé à un « ragazzo di vita » (adolescent délinquant de milieu populaire) qui reconnût être l’auteur du crime. Libéré il y a quelques années, il finit par avouer que les meurtriers étaient des membres du MSI (organisation néofasciste) voulant donner une leçon à « ce sale pédé et à ce sale communiste ». Toutefois, pour l’ancien avocat de Pasolini, de nouveaux éléments sont venus confirmer que cet acte s’apparentait davantage à un « guet-apens politique » pour éliminer celui qui en savait trop sur les liens entre le pouvoir, l’extrême droite et la mafia. Si, à ce jour, les preuves matérielles manquent à la démonstration d’un assassinat politique, il n’en demeure pas moins que les indices ne cessent de se cumuler pour plaider en sa faveur. Pasolini dérangeait considérablement les fascistes, la démocratie chrétienne comme le Parti communiste italien, tant sur le plan politique que culturel. Toutefois, la revendication publique de son homosexualité polarisa toutes les persécutions subies durant son existence. Les uns comme les autres ne pouvaient concilier le « désordre des mœurs » avec leur ordre moral et politique. Là résidait le « scandale » pasolinien. À partir des années cinquante, il intervenait régulièrement dans de nombreux journaux et revues de tendances diverses, en prenant position sur les questions les plus variées. Publiés pour la plupart, ses écrits journalistiques attestent d’une activité aussi intense que le reste de sa production intellectuelle. Il y exprime un profond besoin de communiquer en déployant une écriture tout en mouvement, située au cœur des préoccupations sociales, politiques et culturelles. Dans ces textes, Pasolini saisit l’acuité des événements avec une écriture qu’il qualifie de « langue » de la contestation, de la prise de position. La proximité avec la réalité quotidienne de ses lecteurs (sou-
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vent des jeunes, ouvriers et communistes) ne relève pas d’une posture intellectuelle, elle est l’expression vitale d’une expérience existentielle, concrète, corporelle, et d’une humilité sans orgueil. Il y a, chez lui, une exigence continuelle à montrer l’existence d’individus dans la souffrance de leur condition humaine et dans leur dimension « religieuse », tragique et absolue. Il a ainsi construit peu à peu une nouvelle manière de concevoir l’intervention publique en adéquation avec les transformations de son époque. Pour Pasolini, l’intellectuel ne peut être dissocié de l’engagement. Néanmoins, cet engagement ne succombe ni à la nostalgie des grands intellectuels universels, ni au conformisme du compagnage, et encore moins à l’ivresse du pouvoir. Malgré son attachement électoral au PCI, duquel il fut exclu en 1949 pour « raison morale et idéologie arriériste », il était loin d’être un intellectuel « organique » au sens d’un agent de transmission de l’idéologie d’un parti ou d’un pouvoir. Sa fidélité était toute vouée à l’unique « parti » des « humbles » que représentaient, pour Gramsci, les « classes subalternes », les pauvres d’entre les pauvres, les sans nom et les marginaux. Jusqu’à sa mort, Pasolini aura participé à un travail intellectuel consistant à donner du sens à la communauté historique et politique à laquelle il appartenait. Cette démarche impliquait une critique permanente de la représentation commune. Comme pour Foucault, il s’agit de rompre avec l’ordre des discours pour subvertir les régimes de vérité, produits des systèmes de pouvoir. Le rôle de l’intellectuel est alors d’intervenir avec radicalité quand ces ordres de vérité deviennent intolérables et résistent à toute mise en question par la force de la raison. En cela, il occupait bien la fonction d’un aiguillon « organique » indispensable à toute société démocratique.
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Pasolini s’imposa, en Italie d’abord, par sa poésie et ses travaux linguistiques sur la culture populaire et les dialectes. Sa recherche, profondément inf luencée par Gramsci, portait notamment sur le langage de cette immigration intérieure installée au lendemain de la guerre dans les faubourgs de Rome. Ce langage traduisait la confrontation entre la culture populaire classique et les nouvelles formes de culture produites par le « progrès néo-capitaliste » qui fut, pour Pasolini, un véritable cataclysme anthropologique, constitutif du fascisme dans sa forme contemporaine. Dans les années soixante, Pasolini aura capté, avec une lucidité tragique, la rupture historique avec le monde de Gramsci. Il n’a plus de peuple à qui raconter des histoires. Le corps prolétarien a disparu sans que personne ne s’en aperçoive. À sa place, il n’y a plus désormais que la masse, ce grand nombre hétérogène et complexe d’individus sans distinction de classe, que la bourgeoisie domine par de nouvelles formes de pouvoir, en prenant appui sur l’hédonisme laïque de la consommation et sur les nouveaux systèmes de communication. L’instauration de ce « conformisme généralisé » a fini par détruire les différences et les cultures, particulières, périphériques et régionales. La grande ambition de son travail théorique était de parvenir à instituer une « sémiologie de la réalité », c’est-à-dire à distinguer et à articuler les signes du temps, de l’histoire, de la société et du psyché. Dans cette démarche, la langue est située comme symptôme, forme du pouvoir et d’hégémonie, et lieu de fonctionnement de la politique et des processus historiques. Le « néocapitalisme » se traduit d’abord par le développement d’une langue homogène, unifiée et technique. Le passage à cette langue n’a pas seulement détruit le peuple comme unité, n’a pas seulement déraciné les différences linguistiques et sociales, il a conduit à l’avènement de la norme qui a fini par étendre son emprise sur l’ensemble de la vie économique, sociale et culturelle, en s’infiltrant au sein des strates subjectives les plus fondamentales, les plus existentielles, des individus. Cette « barbarie moderne » a touché particulièrement les jeunes ouvriers dans leur intimité. « Elle leur a donné », écrivait-il, « d’autres sentiments, d’autres façons de penser, de s’exprimer, de vivre, d’autres modèles culturels ». Elle est l’expression d’une « violence douce » du pouvoir néo-fasciste ayant pour conséquence la destruction linguistique des possibilités expressives, subjectives et « mythiques » du langage du sous-prolétariat, et la subordination de la sexualité à ce nouvel « empire de la vérité ». La profonde réaction déclenchée par l’hostilité de Pasolini au recours à l’avortement, qu’il
approuva sur le plan législatif, résidait dans son refus de la planification de la vie sexuelle par la marchandisation du corps. La disparition de ce monde habité par les éléments irrationnels, mystiques, « religieux » vient signifier l’effondrement du rapport de la société italienne à son historicité. Pasolini situe la crise du marxisme dans son incapacité à comprendre ces « nouveautés du néo-capitalisme » et à intervenir comme une pensée directrice capable d’atteindre l’irrationnel par l’exercice de la raison et la rupture avec les certitudes rationalistes jacobines. Chez Pasolini, cette irrationalité n’a rien à voir avec la décadence mais avec l’inconscient, les différences, la poésie naturelle de l’existence. Ce qui l’amena à déceler cette irrationalité dans le quotidien du sous-prolétariat romain, dans le fonctionnement symbolique des cultures du tiers-monde et dans la « religiosité » hérétique. Rebelle aux secousses idéologiques et irréductible à toute repentance. Sa pensée est sans cesse décentrée. Elle se veut « apatride », ne revendiquant aucune frontière. Elle n’a que la violence de son intelligence à offrir pour résister à l’insolence, l’arrogance et la vulgarité de ceux qui occupent le devant de la scène en ces temps de misère. Ouvrages de référence Dialogues en public, éd. du Sorbier, Paris, 1980 :
Anthologie posthume des textes publiés dans la rubrique des « Dialoghi » (courrier des lecteurs) dont Pasolini fut le responsable de 1960 à 1965 à l'intérieur de l'hebdomadaire communiste Vie Nuovo, dirigé alors par M.A. Macciocchi. Indispensable à la compréhension des rapports de l'auteur au P.C.I.
Description des descriptions, éd. Rivages, Paris, 1984 :
Entre 1972 et 1975, Pasolini tient une chronique littéraire dans Il Tempo. Le recueil de ces textes offre un riche panorama de la littérature italienne de cette période.
Écrits corsaires, éd. du Seuil, Paris, 2000 :
La première partie de cet ouvrage est composée de textes essentiels pour la compréhension de la pensée politique de l'auteur, rédigés entre 1973 et 1974, et publiés notamment dans Corriéra della Sera, Il Mondo et Paese Sera.
Lettres luthériennes, éd. du Seuil, Paris, 2000 :
L'ouvrage repose sur un dialogue avec un jeune imaginaire, en prenant appui sur un ensemble de textes publiés par Pasolini en 1975 dans le quotidien Il Corriera della Sera. Ces textes y traitaient de divers sujets (la culture populaire, la télévision, l'école, la presse, les classes sociales italiennes, la sexualité...).
L'odeur de l'Inde, éd. Gallimard, Paris, 2001 :
De son voyage en Inde, en 1961, en compagnie de Moravia et Morante, Pasolini rédige une série d'articles pour le quotidien Il Giorno.
La longue route de sable, éd. Xavier Barral, Paris, 2005 :
En 1959, pour le magazine Successo, Pasolini parcourt en voiture les côtes italiennes de Ventiouglia à Trieste. Cette réédition du très beau texte de Pasolini est accompagnée de manière remarquable par des photographies de Philippe Séclier.
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LNA#56 / l'art et la manière
Kaixuan Feng : Maîtresse du Thé Par Nathalie POISSON-COGEZ Docteur en histoire de l’art contemporain, membre associé du Centre d’Étude des Arts Contemporains (CEAC) - Lille 3 « Mon intérêt pour ce rituel se trouve dans la fusion qui s’opère entre les matières : l’eau, le végétal et le corps. Mais comment garder trace de l’éphémère et du don de soi ? » *. Les notions de séduction et d’échange sont récurrentes dans le travail de Kaixuan Feng. La performance, intitulée Maîtresse du Thé (Hospice d’Havré - Tourcoing, 2009), témoigne d’une approche plastique singulière dans laquelle se conjuguent les cultures.
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ans le titre choisi pour cette performance, le terme « maîtresse » associé à l’artiste elle-même est entendu dans une triple acception. Dans un premier temps, la maîtresse de maison est l’hôtesse, celle qui invite ses convives à boire un café dans l’intimité de son appartement. Cette tasse de café, symbole de la convivialité à l’occidentale, est offerte à des personnes de son entourage ou à des anonymes rencontrés dans la rue. « Nous conversons. Lors de la conversation, l’eau traverse le café dans le filtre, goutte après goutte. Longtemps après leur départ, les filtres, bien séchés, sont les traces personnalisées et particulières de l’intimité de notre dialogue. Comme s’il s’agissait d’enveloppes, je les envoie toutes par la poste à chacun de mes furtifs invités. J’y insère un mot les invitant à une cérémonie du thé. Je leur demande de me ré-expédier le filtre du café bu avec moi. Cela signifie alors qu’ils acceptent une nouvelle invitation à la performance de la Maîtresse du thé » *. Le filtre utilisé pour la confection du breuvage, comme le filtre d’amour dans les contes de fées ou les rites magiques, sert ainsi de vecteur de communication entre l’artiste et autrui. Par l’entremise postale, les convives ont été invités, dans un second temps, à participer à la performance qui s’est déroulée dans la cour à ciel ouvert de l’Hospice d’Havré à Tourcoing. Le deuxième sens du mot « maîtresse » est associé à la maîtresse d’école (celle qui instruit) ; la maîtresse du jeu (celle qui se porte garante des règles) ; ou la maîtresse de cérémonie qui procède à une « gestuelle codifiée » * comme dans la cérémonie traditionnelle du thé inhérente à la culture orientale. « Je me place au centre du lieu où se passe la cérémonie et pivote sur moi-même au cœur d’un cercle à la périphérie duquel se tiennent les 24 invités. Je porte une robe confectionnée avec des sachets de thé cousus, debout sur une nappe blanche, autour de moi sont disposés 24 bols. À la portée de ma main se trouve un chaudron d’eau chaude avec une louche. Des bougies maintiennent la chaleur. L’espace rituel de la performance est rythmé par 24 axes fictifs qui symbolisent la fragmentation du temps. Le temps est également scandé par l’écoulement de l’eau, de
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l’infusion du thé. Le cérémonial divise l’espace et le temps et a pour apogée l’infusion du thé qui coule et ruisselle sur ma peau en traversant les sachets de la robe. Le liquide remplit les bols des 24 invités. » * Si, dans les traditions judéochrétienne et hindouiste, l’eau est indissociable des rites de purification ; dans la tradition bouddhiste, elle est l’un des cinq éléments (avec le feu, le bois, le métal et la terre) qui participe de l’équilibre entre le yin et le yang. Sa propriété : s'infiltrer et descendre... C’est à dessein que l’ensemble des convives appartient à la gente masculine. La démarche de l’artiste s’inscrit délibérément dans un rapport de séduction entre le masculin (au pluriel) et le féminin (au singulier). Par une troisième occurrence, le mot « maîtresse » est envisagé de manière sous-entendue comme désignant l’amante d’une relation amoureuse et/ou charnelle impossible. Suite au tête-à-tête intimiste de l’appartement, les hommes sont, lors de la cérémonie collective, tenus à distance. Ils entourent cette Vénus venue du pays du soleil levant, dont la peau hâlée, les yeux sombres et bridés, la longue chevelure noire dénient les représentations usuelles du genre : teint pâle, yeux bleus et chevelure dorée comme en témoignent nombre de représentations académiques 1. Voilant la nudité originelle, les sachets de thé accrochés à sa robe pourraient évoquer les attributs de l’Artémis d’Éphèse. Les effigies sculptées de cette déesse de la fertilité et de la fécondité – celles conservées au Musée archéologique d’Ephèse par exemple – sont ornées de formes ovoïdes apparentées à des seins gorgés de lait divin ou symbolisant des testicules de taureau porteurs de multiples semences. De fait, dans la performance de Kaixuan Feng, le rapport entre « infusion » et « effusion » est – comme l’indique l’artiste – au cœur du propos. L’eau * Propos de l’artiste. 1 Voir notamment les tableaux représentant la Naissance de Vénus, peints par Amaury-Duval (1862, Palais des Beaux-Arts de Lille), Alexandre Cabanel (1863, Musée d’Orsay), William Bouguereau (1879, Musée d’Orsay)…
l'art et la manière / LNA#56 Manteau - Écharpes (objet, photographies 2009-2010) © Kaixuan Feng
ruisselle sur son corps, à l’image de la Vénus Anadyomène (sortant des flots). Les sachets de thé infusés vont colorer la blancheur immaculée de sa robe et tacher la nappe blanche. Foulée par les pieds de la maîtresse, cette aura peut être perçue comme une allusion visuelle à la conque ou à l’écume de la Naissance de Vénus, puis, une fois mouillée, comme une allusion symbolique à la percée de l’hymen. Or, loin d’être d’ordre sexuel, la consommation passera par l’absorption du liquide chaud et parfumé qui pénètre le corps des convives, sorte d’inversion du flux qui s’opère alors du féminin vers le masculin. Le rituel terminé, les convives – avec un sentiment aigu de frustration – quittent l’espace solennel. Leur absence est soulignée par l’empreinte laissée par leurs corps sur les coussins blancs et par « une écharpe qu’ils ont pris soin de porter » * et qu’ils abandonnent sur place telle une offrande. De ces morceaux d’étoffes aux textures et aux couleurs variées, Kaixuan Feng réalise un « manteau d’intimités multiples qui garde la chaleur et l’odeur de chaque invité » * et qui matérialise le souvenir de ces êtres évanouis. Plus tard, vêtue de cette double peau, la jeune femme opère, par procuration, un corps à corps différé. Abandonnant la gestuelle lente et codifiée de la cérémonie du thé, elle évolue librement dans une sorte de danse incantatoire, de transe, qui témoigne d’une certaine jouissance. Ses propres membres et les traînes laineuses de ses amants éconduits se confondent. La parure, tel un accessoire chamaniste, dissimule alors la silhouette féminine qui devient déesse de l’obscurité. La Maîtresse du Thé menacée d’expulsion En Orient, la tradition affirme que, pour obtenir la paix, il suffit d’envoyer une belle femme dans le camp adverse. Kaixuan Feng est née à Tianjin (Chine) en 1982. C’est en 2004, suite à un programme d’échange entre l’École des Beaux-Arts de Tianjin où elle suit un enseignement axé exclusivement sur la peinture traditionnelle chinoise et l’ERSEP (École Régionale Supérieure d’Expression Plastique) de Tourcoing, que Kaixuan Feng décide de venir dans notre pays pour se former aux pratiques contemporaines de l’art. Elle a obtenu le DNSEP (Diplôme National Supérieur d’Expression Plastique) en juin 2010. Son titre de séjour accordé par son statut estudiantin est arrivé à échéance le 26 octobre 2010. En raison des lois sur l’immigration en vigueur actuellement, Kaixuan Feng ne sait pas si elle pourra rester en France, où elle désire continuer à vivre et à travailler.
Maîtresse du Thé (performance, vidéo 2009) © Kaixuan Feng
Un comité de soutien 2 (formé par des élus locaux, des pa rlementa ires, des professeurs et étudiants de l’ERSEP, des enseignants du Lycée Montebello où Kaixuan enseigne le chinois, des membres de la Ligue des Droits de l’Homme, des organisations syndicales, de l ’association A mitiés Franco-Chinoises, des citoyens…) s’est constitué afin qu’une solution administrative durable soit trouvée. Elle a finalement obtenu un récépissé de demande de renouvellement de son titre de séjour qui repoussait l’échéance au 24 janvier 2011. Entre-temps, la préfecture lui a accordé un permis de séjour d’un an au titre de « Profession indépendante ». Cependant, le comité s’active pour que celui-ci soit renouvelé par une carte de séjour « Compétence et talent » 3 valable trois ans, ce qui permettrait à Kaixuan Feng de poursuivre son travail créatif en toute sérénité dans notre pays.
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Voir le Blog du Comité de soutien : http://arcdetriomphe.hautetfort.com/
Voir la loi du 24 juillet 2006, relative à l’immigration, et la circulaire du 1er février 2008 : IMI/G/08/00017/C.
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LNA#56 / vivre les sciences, vivre le droit...
Vivre ou courir : faut-il choisir ? Par Jean-Marie BREUVART Professeur émérite de philosophie
La parution récente du livre Accélération - Une critique sociale du temps 1, traduction d’un ouvrage allemand de Hartmut Rosa, me conduit à infléchir quelque peu le sens de ma rubrique, pour y introduire une perspective plus large, en laquelle tant « les sciences » que « le droit » prennent une signification nouvelle, sans évidemment disparaître pour autant du champ social.
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ertes, le sujet n’est pas nouveau. On pense à l’incontournable Paul Virilio qui proposait, dès les années 1990, un nombre impressionnant d’ouvrages 2 . On peut également penser au livre plus récent de Nicole Aubret, Le culte de l’urgence, La société malade du temps 3 , insistant sur la priorité actuelle donnée au court terme, avec son impact sur la personne. Mais, ce qui semble nouveau, c’est d’analyser, à partir d’une telle situation, les conséquences qui en découlent pour repenser le politique. Pour l’auteur, en effet, l’accélération des rythmes de vie que nous constatons tous les jours semble modifier en profondeur le rapport que chacun entretient avec les autres citoyens. Temps des sciences, temps des techniques, quelle accélération ? Il faut d’abord constater avec l’auteur que le processus d’accélération dont nous sommes les témoins à tous les niveaux est un phénomène inhérent à la modernité elle-même. Sans remonter jusqu’à Descartes, qui entrevoyait déjà un programme intergénérationnel de domestication de la nature, on peut considérer le XVIIIème siècle comme celui d’une thésaurisation de connaissances, dont la possession devrait améliorer la technique d’une telle domestication. Le fait même de dresser des répertoires de concepts dans une Encyclopédie comme celle de Diderot a pour objectif la maîtrise des connaissances sur la nature, en les rendant immédiatement disponibles pour une action technique plus rapide, et donc plus performante. Cette instrumentalisation des connaissances va donc permettre, sur le long terme, de « progresser » dans la domination de la nature. Prenons un exemple précis, celui de la 1
Éd. La Découverte, 2010.
Cf. entre autres L’art du moteur (Galilée, 1993) et La vitesse de libération (Galilée, 1995) qui posaient déjà les jalons d’une véritable science de la vitesse, ou dromologie. Du reste, je viens d’apprendre la parution d’un nouveau livre de P. Virilio, intitulé Le Grand Accélérateur, éd. Galilée, 16 septembre 2010. Il est malheureusement trop tard pour que j’en tienne compte ici.
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Éd. Flammarion, coll. Champs/Essais, 2009 (2003).
médecine. Au lieu de transmettre d’une génération à l’autre les mêmes pratiques de soin médical depuis l’Antiquité, le développement des connaissances entretient la volonté de les utiliser pour une efficacité technique toujours plus grande, au fur et à mesure que le corps humain est mieux connu. Nous en sommes aujourd’hui à l’époque où la lutte contre les maux de l’humanité (le sida, le cancer, la maladie d’Alzheimer, les maladies cardio-vasculaires entre autres) fait l’objet d’un programme précis qui introduit dans la recherche une part d’urgence, et donc d’accélération potentielle. Plus près de nous, on pourrait également prendre avec l’auteur l’exemple des révolutions numérique et politique des années 1989 4. Ici encore, et même davantage, une pression très forte est mise, du fait d’une concurrence entre industriels, sur la vitesse de traitement de l’information. Puces de plus en plus performantes, allant de pair avec leur miniaturisation de plus en plus poussée, passage à l’idée d’un flux permanent s’accélérant lui-même continuellement. On en arriverait ainsi à un courant d’événements à la fois plus fluide et plus rapide, conjuguant deux accélérations : celle du matériel, de plus en plus performant, et celle des personnes qui l’utilisent, capables de communiquer immédiatement les événements les plus marquants, sans différer d’un seul instant leur transmission. Le temps de la vie En réalité, selon l’auteur, les choses se compliquent, de nos jours, du fait même que l’accélération devient un objectif en soi, et non plus une simple conséquence de la modernité. On pourrait dire paradoxalement que l’accélération s’accélère, et que la technique, de moyen qu’elle était pour la jouissance d’un temps de vivant humain, devient fin en elle-même, recherche de la performance « accélérative ». La conséquence en est une perversion du sens même de cette vie qui s’étire de la naissance à la mort. Si l’accélération devient le but universellement poursuivi, non seulement pour le développement technique mais également pour les perfor-
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p. 63.
vivre les sciences, vivre le droit... / LNA#56
mances personnelles ainsi rendues possibles, on en arrive à un écrasement du temps vital, ainsi que de l’identité qui lui était liée. C’est donc finalement le sens même de la vie qui s’estompe, avec sa durée incompressible. Selon l’expression de l’auteur, La transformation du régime spatio-temporel d’une société a donc des répercussions sur les formes de rapport à soi dominantes dans la société, autrement dit sur les types de personnalité ou sur les modèles d’identité dominants 5. Cette identité est définie par lui comme identité situative. Un tel « effet pervers » s’exerce à tous les niveaux de la vie des individus en société : aussi bien lorsqu’ils produisent des biens que lorsqu’ils les consomment. Mais la logique est la même : il faut, dans chaque cas, selon l’auteur, passer d’une temporalisation de la vie à une temporalisation du temps. Cela signifie que perdent leur crédit les projets personnels à long terme, reposant sur les rythmes vitaux, tels qu’ils avaient jadis été définis par Aristote : une naissance, un développement vers l’âge adulte et une mort. Or, une telle logique tend à disparaître aujourd’hui : La temporalisation du temps signifie donc l’abolition de la temporalisation de la vie comprise comme un projet étendu dans le temps 6. Cette abolition du temps de la vie s’accompagnerait d’une flexibilisation du quotidien : non pas seulement une plus grande flexibilité du travail, mais une plus grande souplesse dans l’organisation de ce travail, la prise de rendez-vous, etc. Une telle absence de projet stable pour les personnes conduit, selon lui, à chercher une nouvelle identité dans et par des objets. Dès lors, c’est toute la société qui change, dans la manipulation qu’elle fait globalement de ces milliards d’objets transitionnels que sont, par exemple, les mobiles sur terre. Car la rupture de plus en plus consommée entre le temps du « surf » et celui de la vie avec son rythme propre peut conduire la personne à une renonciation voulue à ses rythmes vitaux. Cette renonciation prend souvent actuellement, selon N. Aubert, la forme de la dépression, dans laquelle Tout se passe (…) comme si l’ inconscient déclenchait une sorte de panne de la pensée et de l’action, pour permettre à la personne de rétablir un temps de recul (…) 7. Dès lors, la dépression conduirait, non pas nécessairement au suicide de la personne mais plutôt à son effacement pro-
gressif devant la tâche trop lourde d’une temporalisation de la vie. Les changements ainsi engendrés dans les rapports entre les sciences et le droit Or, si l’on considère que le droit, selon la conception qu’on en a au moins depuis Aristote, consiste en une stabilisation de la société par des règles durables, comment ce même droit (national ou international) peut-il continuer à tenir le rôle de stabilisateur dans un monde soumis quotidiennement à la surenchère de l’urgence ? L’auteur aborde cette question dans un chapitre très stimulant pour la pensée du politique, intitulé Politique situative : des horizons temporels paradoxaux entre désynchronisation et désintégration. Son propos est de montrer que l’accélération même dictée par la simple évolution des sciences et des techniques conduit à un abandon de la conception du politique qu’avait consacrée l’ère des Lumières. Cette conception moderne était encore celle des grandes philosophies (peut-être Hegel ou Marx ?) annonçant une fin de l’ histoire 8. Pour l’auteur, cette fin de l’histoire est rendue problématique par le phénomène même de l’accélération : La pression à l’accélération qui impose au système politique de délivrer rapidement des décisions exécutoires est tout d’abord une conséquence immédiate de l’accélération des rythmes d’ évolution d’autres systèmes sociaux, en particulier de la circulation économique et des innovations technico-scientifiques 9. En définitive, l’idée même d’un progrès indéfini régi par le politique, dans le sens d’une vie meilleure pour tous, a fait place à celle du seul progrès des sciences et techniques entraînant à sa suite une évolution parallèle des modèles juridiques. Cela ne signifie certes pas la disparition du droit, mais des réglementations plus flexibles 10, afin de maintenir vivante la possibilité de redonner « du temps au temps ». Plus que jamais, le droit apparaîtra alors comme l’un des meilleurs remparts contre les assauts délétères de l’accélération.
H. Rosa, Accélération, éd. La Découverte, 2010, p. 275.
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Op.cit., p. 286.
6
N. Aubert, Le culte de l’urgence, La société malade du temps, p. 170. Cf. également, pp. 256 & svtes, l’analyse sur L’ homme-présent, un homme sans projet, s’inspirant entre autres d’études de P.A. Taguieff, L’effacement de l’avenir, éd. Galilée, Paris, 2000 et de Zaki Laïdi, Le Sacre du présent, éd. Flammarion, Paris, 2000. La conclusion de N. Aubret sera alors que l’ homme-présent (…) fonctionnerait dans un système de sens incapable d’envisager quoi que ce soit au-delà de l’ ici et maintenant (p. 258). 7
8
H. Rosa, op.cit., pp. 315-316.
9
op.cit., p. 319.
Comme l’illustrerait actuellement la discussion sur la pénibilité du travail et sa reconnaissance sociale et politique.
10
43
LNA#56 / chroniques d'économie politique coordonnées par Richard Sobel
La société française de plus en plus inégalitaire ? Par Nathalie CHUSSEAU Maître de conférences en économie, Université Lille 1/EQUIPPE La montée des inégalités depuis 1980
Des riches encore plus riches
De 1914 jusqu’en 1980, la France, comme tous les pays industrialisés excepté la Suisse, a connu une forte baisse de ses inégalités de revenu. Les revenus comprennent les revenus du travail, les revenus du patrimoine et les revenus sociaux. Cette baisse sensible des inégalités a été concentrée uniquement sur l’inégalité de patrimoine, la distribution des salaires ne révélant aucune tendance à la baisse sur longue période. Au cours de cette période, les détenteurs de patrimoine ont certes subi des chocs (guerres, inflation, crise des années 1930) mais, surtout, deux facteurs ont empêché la reconstitution des grandes fortunes : l’impôt progressif sur le revenu instauré en 1914 et l’impôt progressif sur les successions créé en 1901. Cette baisse tendancielle des inégalités de revenu a cessé pendant les années 80. Si l’on regarde uniquement l’évolution des salaires depuis 1970, on constate que les inégalités de salaire n’ont véritablement augmenté qu’aux ÉtatsUnis et au Royaume-Uni. Cependant, on observe, dans tous les pays, un arrêt dans la réduction des inégalités salariales pendant les années 80 (voir tableau 1). Aux États-Unis, l’inégalité salariale entre les 10 % les moins bien payés et les 10 % les mieux payés a augmenté de 50 % entre 1970 et 2008, les États-Unis revenant à leur niveau d’inégalité de l’entre-deux-guerres. Le Royaume-Uni, qui présentait une inégalité de salaire très faible en 1970, proche de celle observée dans les pays scandinaves, a vu ses inégalités augmenter de 45 %, l’essentiel de la hausse se produisant à partir de 1980. Les États-Unis et le Royaume-Uni sont les pays les plus inégalitaires.
Comme pour les inégalités salariales, l’outil le plus souvent utilisé pour mesurer les inégalités de revenu est le rapport interdécile, soit ce que touchent les 10 % les plus riches rapporté à ce que touchent les 10 % les plus pauvres. L’évolution du rapport interdécile des revenus révèle que la France a connu une baisse de ses inégalités de revenu depuis 1970. Cette baisse est très nette jusqu’en 1984 (le rapport interdécile passe de 4,8 en 1970 à 3,5 en 1984), puis elle est très faible (3,1 en 2007). Toutefois, l’utilisation d’un autre indicateur d’inégalités comme le revenu moyen pour chaque tranche de 10 % révèle une tout autre évolution, en particulier sur les dix dernières années. Entre 1998 et 2008, le niveau de vie moyen des 10 % les plus pauvres a progressé de 13,7 %, soit 970 euros. Le niveau de vie moyen des 10 % les plus riches a augmenté de 27,3 % soit 11530 euros. L’écart entre ces deux catégories a augmenté : en 2008, les plus pauvres touchent 6,7 fois moins que les plus riches contre 6 fois en 1998 (tableau 2).
1970 Allemagne États-Unis France Japon Royaume-Uni Suède
3,2 3,7 2,5 2,1
1980 2,5 3,8 3,2 2,5 2,6 2,0
1990 2,8 4,5 3,2 2,8 3,3 2,1
2000 3,2 4,5 3,1 3 3,5 2,35
2008 3,3 4,9 3 3 3,6 2,3
Tableau 1 : la montée des inégalités salariales depuis 1970 (rapport interdécile D9/D1) Source : Piketty (2004) et OCDE
En 1970, la France était le pays le plus inégalitaire des pays occidentaux, beaucoup plus inégalitaire que le Royaume-Uni. L’inégalité salariale a ensuite diminué pendant les années 70 pour se stabiliser à partir de 1980 à un niveau intermédiaire. En 2008, les 10 % les mieux payés gagnent 3 fois plus que les 10 % les moins bien payés. Mais que révèle cette évolution en matière d’inégalités de revenus, et que se passe-t-il depuis les dix dernières années : la France demeure-t-elle moyennement inégalitaire ? 44
1998 (€)
2008 (€)
Gain (€)
Gain en %
Niveau de vie moyen des 10 % les plus pauvres
7100
8070
970
13,7 %
Niveau de vie moyen des 10 % les plus riches
42270
53800
11530
27,3 %
6,0
6,7
35170
45730
Rapport entre les 10 % les plus riches et les 10% les plus pauvres Écart entre les 10 % les plus riches et les 10 % les plus pauvres (en €)
Tableau 2 : Évolution des niveaux de vie moyens annuels pour le 1er et le 9ème déciles pour une personne (après impôts et prestations sociales) - Source : Observatoire des inégalités et INSEE.
Les inégalités de revenu ont très nettement augmenté durant les dix dernières années en France. Cette hausse s’explique par une forte hausse du revenu des plus riches (tableau 3). Les inégalités s’accroissent donc par le haut. Entre 2004 et 2007, le revenu annuel des 10 % les plus riches s’est accru de 11 % (contre 9 % pour les 90 % de la population restante). Mais cette évolution est d’autant plus spectaculaire que l’on monte dans la hiérarchie des revenus : entre 2004 et 2007, les 1 % les plus aisés ont vu leur revenu annuel augmenter de 16 %, et les 0,01 % les plus riches ont vu leur revenu annuel s’accroître de 360 000 euros (données avant impôts), soit une hausse de 40 %.
chroniques d'économie politique coordonnées par Richard Sobel / LNA#56 De 0 à 90 % les plus bas 10 % les plus riches 1 % les plus riches 0,1 % les plus riches 0,01 % les plus riches
Hausse en % +9 + 11 + 16 + 27 + 40
Hausse en valeur + 1423 + 4624 + 16712 + 72229 + 361623
Tableau 3 : la hausse des plus hauts revenus entre 2004 et 2007 (données avant impôts). Source : INSEE : « Les revenus et les patrimoines des ménages »
Deux explications peuvent être avancées à cette hausse : d’une part, la forte augmentation des revenus du patrimoine (financier et immobilier) et, d’autre part, l’envolée des hauts, voire des très hauts salaires. Du point de vue des revenus du patrimoine, le CAC 40 est passé, de fin 2003 à fin 2007, de 3500 à 5600 points, et, plus on s’élève dans la hiérarchie des niveaux de vie, plus les revenus liés au patrimoine s’accroissent. Les revenus du patrimoine représentent en effet 2,6 % en moyenne du revenu des 90 % les moins rémunérés contre 33 % pour les 1 % les plus aisés et 50 % pour les 0,01 % les plus riches. Du point de vue de l’évolution des salaires en France, Landais (2007) a montré que les 250 000 salariés français les mieux payés (1 % des salariés) ont vu leur rémunération augmenter de 14 % entre 1998 et 2005. Les 25 000 meilleurs salaires français ont connu une augmentation de 29 %, et les 2500 salaires français les mieux rémunérés ont augmenté de 51 %. On assiste à une convergence vers les modèles de rémunération des hauts salaires anglo-saxons, même si la France reste nettement plus égalitariste que l’Angleterre ou les États-Unis. De fortes inégalités scolaires et une faible mobilité sociale Alors que l’éducation est censée être la même pour tout le monde, des disparités persistent selon le milieu social d’origine. Un premier exemple de ces inégalités scolaires persistantes est l’origine sociale des élèves inscrits en classes préparatoires aux grandes écoles. En 2002, 55 % des élèves inscrits en classes préparatoires étaient des enfants de cadres supérieurs ou de professions libérales et 9 % seulement des enfants d’ouvriers ou d’inactifs 1. Un second exemple concerne l’origine sociale des élèves en difficulté au collège présents dans les Sections d’enseignement général et professionnel adapté (Segpa) : les enfants d’ouvriers, d’employés ou de personnes sans activité représentent 84 % des élèves de Segpa 2. La mise en évidence de la liaison entre la catégorie socioprofessionnelle de l’individu et la catégorie socioprofessionnelle du père témoigne également de la transmission des inégalités de génération en génération. Il en est de même pour la relation entre le diplôme obtenu et le diplôme du père (tableau 4). 1 Source : Ministère de l’Éducation Nationale, Direction de l’évaluation de la prospective et de la performance, suivi après le baccalauréat des élèves entrés en sixième en 1995. Source : Ministère de l’Éducation Nationale, Repères et références statistiques 2007.
2
Bibliographie : Landais C., Les hauts revenus en France (1998-2006) : une explosion des inégalités ?, École d’économie de Paris, Juin 2007. Piketty T., Les hauts revenus en France au XX siècle. Inégalités et redistributions 1901-1998, éd. Grasset, 2001. Piketty T., L’ économie des inégalités, éd. La Découverte, collection Repères, 2004.
Probabilité d’être :
1993
2003
cadre supérieur quand son père est ouvrier
5,7 %
7,82 %
ouvrier quand son père est ouvrier
46 %
39 %
cadre supérieur quand son père est cadre supérieur
40 %
47 %
ouvrier quand son père est cadre supérieur
8,7 %
6,65 %
1,27 %
2,52 %
3,17 %
3,71 %
29,7 %
40 %
sans diplôme quand son père est sans diplôme
29,4 %
31 %
diplômé du baccalauréat quand son père a luimême le baccalauréat
21,5 %
19,6 %
diplômé du supérieur 3 cycle quand son père est sans diplôme diplômé du supérieur 3ème cycle quand son père a le certificat d’études primaires diplômé du supérieur 3ème cycle quand son père est diplômé du supérieur 3ème cycle ème
Tableau 4 : la transmission des inégalités de père en fils Source : calculs à partir de l’enquête Formations, Qualifications Professionnelles (FQP) de l’INSEE
En 2003, un fils d’ouvrier n’a que 7,8 % de chances de devenir cadre supérieur contre 47 % pour un fils de cadre supérieur. Toujours en 2003, la probabilité d’être diplômé du supérieur troisième cycle quand son père a seulement le certificat d’études est de 3,7 %. L’origine sociale est donc déterminante pour la réussite scolaire. En outre, on constate peu d’évolution entre 1993 et 2003 : la mobilité sociale est donc faible. Conclusion : quelques pistes pour contenir la montée des inégalités Plusieurs pistes peuvent être suivies pour contenir la montée des inégalités de revenu. Tout d’abord, il s’agit de conserver l’impôt progressif sur le revenu qui est un impôt juste, et mettre davantage à contribution les plus aisés. En effet, le taux d’imposition des plus riches est de 20 % selon l’INSEE et de 25 % pour les 0,01 % les plus aisés. Il semble donc possible d’augmenter ce taux sans forcément craindre une évasion fiscale, d’autant plus que depuis dix ans on observe une baisse des impôts en France. On peut également réduire la charge fiscale pesant sur le travail et mettre à contribution les patrimoines. Les ménages possèdent aujourd’hui 9 200 milliards d’euros de patrimoine immobilier et financier (net de dettes), soit six ans de revenu national et jamais, depuis 1900, les patrimoines ne se sont aussi bien portés. Parallèlement, les salaires, les revenus et la production croissent à un rythme très faible depuis 30 ans. L’impôt sur les successions doit être maintenu et renforcé afin d’empêcher les patrimoines conséquents de croître trop rapidement. L’impôt sur les grandes fortunes doit également être conservé et réformé en supprimant notamment ses multiples règles dérogatoires et en en étendant l’assiette. Enfin, il faut promouvoir la mixité sociale et scolaire pour combattre les inégalités d’éducation. Plusieurs études montrent en effet que la réussite scolaire dépend du revenu moyen du quartier d’habitation et de la composition sociale des élèves de l’école fréquentée. Cela revient à instaurer une carte scolaire qui oblige à la mixité sociale. Une dernière piste consiste à développer des politiques éducatives ciblées en faveur des plus défavorisés, les caractéristiques des parents étant elles aussi déterminantes pour la réussite scolaire des enfants.
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LNA#56 / à voir
Trois Al Pacino pour un « Richard III »
(« Sors-moi de ce documentaire, je veux être roi ! ») Par Jacques LEMIÈRE Maître de conférences, Institut de sociologie et d’anthropologie, Université Lille 1 On connaît bien Al Pacino, acteur. Al Pacino, new-yorkais, né en 1940, élevé (par sa mère) dans le Bronx, qui suit les cours de l’Actor’s Studio, en gagnant sa vie comme ouvreur de théâtre, puis qui joue Shakespeare avec la Compagnie de théâtre de Boston. Et qui ne débute que plus tard, en 1969, comme acteur de cinéma, où il a tourné avec Lumet (Serpico, 1973 ; Un après-midi de chien, 1975), Coppola (la série des trois Le Parrain, de 1972 à 1990), Pollack (Bobby Deerfield, 1977), De Palma (Scarface, 1983), Beatty (Dick Tracy, 1990).
O
n connaît peut-être moins Al Pacino, producteur, scénariste et réalisateur d’un film qui questionne la relation des Américains au théâtre de Shakespeare, des gens de la rue, à New-York, des spectateurs, mais aussi des acteurs de théâtre. Et qui questionne cette pièce, Richard III, « une pièce plus jouée qu’Hamlet », « la pièce la plus populaire de Shakespeare », dit le film, une pièce aussi où l’on peut se perdre, dans les personnages et les méandres de cette histoire de lutte pour le pouvoir, dans l’Angleterre du XVème siècle, dans les conséquences de la Guerre des deux Roses entre les York et les Lancaster.
du film, que quand on dispose de ce « sentiment », et donc de ce « sens », donné par les mots, la violence recule : pensée forte quand on la réfère à la violence que déploient les pièces de Shakespeare, et notamment la violence nue de ce Richard III. Violence nue qu’Al Pacino sait, avec maîtrise, traiter, quand il le faut, par l’ellipse comme dans la séquence du meurtre des deux enfants de la veuve du roi, dans la tour où ils sont enfermés par Richard. Le spectre des réponses, à cette enquête dans la rue, est d’autant plus large qu’« il arrive, avec Shakespeare, qu’on confonde les pièces ».
Puissant de son montage, le film repose sur un ensemble de tensions, à commencer par la tension entre une enquête (« question ») et une quête (« quest ») portées par un groupe « double » qui – autour de Al Pacino, lui-même non seulement double (Al Pacino acteur du film, Al Pacino réalisateur du film), mais triple (Al Pacino acteur de la pièce, jouant le rôle de Richard dans Richard III) – mène le projet d’un film documentaire et le projet d’une mise en scène, pour le film, de Richard III : - l’enquête sur cette relation des gens à Shakespeare (« des gens » car on comprend bien que, finalement, cette enquête sur les new-yorkais vaut pour tous, à commencer par ceux qui, spectateurs du film, hors Amérique, découvriront Looking for Richard en y étant davantage attirés par la notoriété d’Al Pacino que par celle de Richard III), - la quête sur les ressorts de la pièce Richard III.
Mais c’est aussi l’enquête auprès des gens de théâtre, à partir de l’hypothèse que ce n’est pas seulement le public américain qui est « intimidé par Shakespeare » mais les acteurs américains également : « Qu’est-ce qui se met entre Shakespeare et nous, et qui fait que nos meilleurs acteurs sont bloqués pour jouer Shakespeare ? » (Al Pacino, dans le film). Pour le public, qui peut être conduit à penser que « les mots, ça embrouille les gens » (sur les mots des pièces de Shakespeare, un homme, dans la rue, à New-York), et qui se demandera ce que peut bien vouloir dire « l’ hiver de notre déplaisir est changé en glorieux été, sous le soleil d’York », on ouvrira la question : « faut-il comprendre tout ce qui est dit ? », dès lors qu’on peut se laisser porter par la poésie du texte de Shakespeare. Pour les acteurs américains, embarrassés par la diction du texte shakespearien, car impressionnés par la figure de maîtrise, en la matière, des acteurs anglais, on lèvera les secrets du pentamètre iambique.
Dans les rues de New-York, le film va jouer avec l’éventail des réponses à la question « Connaissez-vous Shakespeare ? », réponses qui vont de l’ignorance de celui qui, de Shakespeare, ne retient que le « to be or not to be, that is the question », à l’intelligence de cet ouvrier, noir, qui déclare si bellement qu’ « il faudrait que Shakespeare soit présent dans notre enseignement, pour que les jeunes aient du sentiment (…) car si on ne met pas du sentiment dans les mots, on dit des choses qui ne signifient rien ». Ce philosophe du peuple ajoutera, dans une autre séquence 46
Alors, il convient pour le réalisateur d’organiser le film autour d’une tension entre Amérique et Angleterre : aller questionner (avec sérieux) les shakespeariens « canoniques », comme John Gieguld, Vanessa Redgrave, Kenneth Branagh…, aller (avec autodérision) visiter la maison natale de Shakespeare, se demander si aller jouer une scène, particulièrement difficile, de la pièce sur le lieu même où elle fut jouée à Londres, au Théâtre du Globe, trois cents
photo : DR
à voir / LNA#56
ans plus tôt, inspire davantage des acteurs américains. Avec autodérision, encore, mais, comme à Stratford-on-Avon dans la séquence précédente, cette posture n’empêche pas, chemin faisant, le travail documentaire du film de s’accomplir sur la manière dont les Anglais entretiennent la mémoire nationale de Shakespeare : non seulement la conservation de la maison natale de Stratford, mais la reconstitution du Théâtre du Globe au cœur de Londres. La musique du film sera donc jouée par le London Philarmonic Orchestra. Et l’on pourra aussi mettre en scène, en passant, la tension entre les universitaires érudits de Shakespeare et les gens de théâtre, acteurs et dramaturges, qui se confrontent aux énigmes de la pièce : pourquoi la « science » des premiers serait-elle plus légitime que la pensée pratique des seconds ? – ce qui est une manière, drolatique dans le traitement qu’en fait le film d’Al Pacino, de poser la très sérieuse question des différents statuts de la pensée, pensée dans la science, certes, mais pensée dans l’art : pensée à l’œuvre au cœur du travail théâtral. Car, en même temps que la caméra à l’épaule suit Al Pacino et ses copains dans le processus de l’enquête, un autre « work in progress » s’est organisé : la mise en scène de Richard III, avec toutes ses étapes, constitution du groupe qui va prendre en charge la réf lexion dramaturgique, recrutement des acteurs, lectures du texte, attribution des rôles, recherche des lieux, répétitions, jeu et tournage de ces scènes. À ce public qui est susceptible de « s’embrouiller dans les mots de Shakespeare » (hors ce lumineux shakespearien du peuple noir de New-York, que nous avons distingué), et qui est au risque d’en « confondre les pièces », on va expliquer la structure de Richard III et le contexte historique de l’histoire que la pièce raconte et, au-delà des mots, l’illustrer aussi, puisque Al Pacino, découvrant un ouvrage portant le titre de Shakespeare illustré, lance : « Ce que j’aime, dans
Shakespeare, ce sont les illustrations ». Le montage du film va organiser la tension entre les supposés ou réels hésitations, incidents et aventures du tournage et le cheminement de la mise en scène de la pièce : « On ne finira jamais ce film ! C’est dans sa structure ! », fait dire Al Pacino à un membre de l’équipe du tournage. « C’est fini, j’espère », ajoute un technicien, « car s’ il (Al Pacino) apprend qu’ il reste dix bobines de pellicule, le malheur, c’est qu’ il va vouloir les utiliser ». Tension, donc, entre le théâtre et le cinéma, repérable dans l’allure prêtée par le film au groupe des dramaturges, plongé dans les livres, très « intellectuel de Brooklyn à bicyclette », et à l’équipe du film documentaire, tirée vers le look à « casquette de réalisateur ». D’un côté, le groupe des gens de théâtre, qui se pose des questions de théâtre, qui s’interroge : « Pourquoi veut-on tellement faire du théâtre, et pas du cinéma ? » ; de l’autre, l’équipe de réalisation du film, qui s’inquiète : « Ce n’est plus un documentaire, il n’y en a plus que pour la pièce ». C’est que la mise en scène de la pièce Richard III est en train de prendre le pouvoir, en termes d’occupation de l’écran, au fur et à mesure de l’avancée du film. La mise en relation, motrice de la dynamique du film, à la fois confusion et séparation, entre le processus de type documentaire et le processus de la mise en scène des extraits de la pièce, laisse chaque fois davantage de place au résultat du travail de mise en scène. Alors Al Pacino/Richard est de plus en plus présent à l’écran, sans jamais cesser d’être confronté à Al Pacino/acteur du film, sous le regard de Al Pacino/réalisateur (Al Pacino/l’homme, qui porte tout le projet) : un des points culminants de cette confrontation est l’insert des plans montrant Al Pacino dans un jardin de New York (« Je l’aurai » !) dans le montage des scènes jouées de la « conquête » de la belle Ann par Richard. Cette confrontation culmine à la fin du film, quand nous 47
LNA#56 / à voir
est livrée la mise en scène du dernier acte : « Il faut que tu me sortes de ce documentaire, qui est allé trop loin. Sors-moi de ce documentaire, je veux être roi ! », ou encore : « Quand vais-je mourir ? Je veux le savoir ». Looking for Richard est un film moderne, en tant qu’il organise la confrontation de ces matériaux divers (l’enquête documentaire, la mise en scène de la pièce, le film en train de se faire) dans des modalités qui laissent en permanence au spectateur une possibilité de distance, une place de liberté. Il y a des films qui atteignent cette émancipation du regard du spectateur par des moyens tout à fait opposés à ceux du film d’Al Pacino, qui pratique la prise caméra à l’épaule et le découpage extrême. Pensons au chef d’œuvre de Manoel de Oliveira, Amour de Perdition, dont les quatre heures et demie donnent à entendre la totalité du texte du roman de Camilo Castelo Branco dans une modalité où le film « est simultanément peinture (tableaux qui nous donnent l’ image visuelle que le livre ne peut nous donner), théâtre (action dramatique conduite par les dialogues) et narration romanesque (succession temporelle de ces tableaux et de cette action, et leur enchaînement) » 1. Dans la démarche d’Oliveira, c’est la procédure de la « théâtralisation », à l’œuvre dans de longs plans séquences qui atteignent souvent à la fixité de la peinture, au point qu’on peut parler de « picturalisation », qui, « adaptant le cinéma au texte d’un roman, et non pas adaptant d’un roman au cinéma » 2 donne au spectateur cette place émancipée. Un grand mérite de Looking for Richard est que rapidité du découpage et toute-puissance du montage n’empêchent nullement Al Pacino de parvenir à construire une telle position pour le spectateur, bien que par de toutes autres voies, qui sont, sous ce critère, généralement plus périlleuses : c’est, ici, toute la force du dispositif qui consiste à déployer… trois Al Pacino pour un Richard III.
João Bénard da Costa, écrivain et critique, qui fut président de la Cinémathèque Portugaise, dans un texte donné pour accompagner la projection à Lille d’Amour de Perdition le 7 novembre 2004 dans le cadre de Citéphilo (thème « L’Europe, un lieu commun ? »), pour un cycle cinématographique « Oliveira et Syberberg », consacré à deux films géants pour deux cinéastes (européens) géants : le film d’Oliveira était projeté au Palais des Beaux-Arts de Lille ; celui de Syberberg, Hitler, un film d’Allemagne (plus de 8 heures de projection), avait fait salle comble, de 10 h du matin à 22 h, débat compris, un samedi de novembre, dans l’auditorium de l’Espace Culture de l’Université Lille 1.
1
Denis Lévy, dans son article sur Amour de Perdition, n° 21-22-23, « Manoel de Oliveira » (automne 1998) de la revue « L’art du cinéma ».
2
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Y a-t-il film plus subtil, c’est-à-dire à la fois intelligent et drôle, libre et émancipateur du regard, pour servir, par les moyens du cinéma, la cause de Shakespeare et, partant, celle du théâtre ? Et pour rendre hommage, comme il est dit dans Looking for Richard, au « langage de Shakespeare qui est le langage de la pensée ». Looking for Richard (118 minutes) est édité en DVD, depuis mars 2005, en format PAL, par Fox Pathé Europa.
libres propos / LNA#56
Six compositeurs à la recherche de Musique mathématique Par Tom JOHNSON Compositeur
Autour de la conférence-concert organisée par la MESHS de Lille le 17 janvier 2011 (détails p. 2) L’Espace Culture a déjà accueilli Tom Johnson à deux reprises en partenariat avec Muzzix : en 2004, pour la performance Galiléo, et en 2010, accompagné de l’Ensemble Dedalus. À l’occasion de sa venue à Lille en janvier 2011, il nous expose ici le projet qu’ il présentera aux côtés d’un mathématicien et de cinq jeunes compositeurs. Pourquoi ai-je voulu que ma musique soit liée avec les structures mathématiques ? Ma formation à Yale avec mon professeur Morton Feldman s’inscrivait dans un cadre relativement traditionnel mais, à New York dans les années 70, l’ambiance expérimentale était très forte. C’était la période de l’évolution de la nouvelle musique minimale américaine et, comme La Monte Young, Steve Reich, Alvin Lucier, Phill Niblock et une vingtaine d’autres jeunes compositeurs, je voulais arrêter la musique dodécaphonique, la musique classique officielle de l’époque et trouver un langage plus simple, plus direct, des sons auxquels les auditeurs non spécialisés seraient sensibles. Le style le plus populaire de notre groupe était la musique répétitive, avec des séries de croches jouées en boucle, généralement très vite 1, mais d’autres voulaient « faire une musique de drone 2 », avec des petits changements à l’intérieur d’un seul son ou des installations sonores jouant automatiquement toute la journée. Pour moi, l’important était de faire une musique qui ne se développe pas, qui n’avance pas vers un but, avec des matériels les plus modestes possible. J’ai écrit Une Heure pour piano, une musique agréable, qui ne va nulle part durant une heure, un peu à la manière des compositions d’Erik Satie, l’Opéra de quatre notes, où les chanteurs n’utilisent que la, si, ré et mi du début à la fin, puis Neuf Cloches avec un instrument inventé qui n’est d’ailleurs que cela : neuf cloches suspendues au plafond.
Les premières œuvres de Philip Glass ou Steve Reich sont typiques de cette forme.
1
« Drone » est le terme anglais pour « bourdon ». Dans les musiques traditionnelles, le terme désigne une vibration continue entretenue soit par des cordes ou des anches caractéristiques de l’instrument (vielle à roue, harmonium, cornemuse) soit par des instruments dédiés à cette fonction de bourdon comme le tampura dans la musique hindoustani, ou le didgeridoo des Aborigènes. Le terme « drone » est utilisé pour désigner les musiques contemporaines basées sur ce principe, en premier lieu dans le domaine expérimental (La Monte Young, Alvin Lucier, Charlemagne Palestine, Phil Niblock, Eliane Radigue) puis, plus récemment, dans d’autres genres musicaux (rock, électronique).
2
Mais, avec si peu de notes, avec des idées si simples, comment leur donner un sens ? Comment les ordonner ? Sans aucune formation mathématique, j’étais dans l’obligation de chercher une logique, une continuité, une raison d’être et les meilleures solutions me conduisaient toujours dans une direction mathématique. Vers 1980, j’ai composé Musique à compter avec une logique fondée sur un, deux, trois. Puis il y a eu les Mélodies Rationnelles, un peu plus évoluées, des morceaux fondés sur le triangle de Pascal ou d’autres modèles mathématiques et, plus récemment, je suis entré dans le dédale de la combinatoire. Parfois, j’ai utilisé des dessins pour construire la logique que je cherchais : par exemple, déterminer les 56 combinaisons possibles de triplets parmi 8 chiffres et lier ces triplets deux à deux lorsqu’ils ont une différence minimale (voir la figure ci-dessous). À la fin, j’avais la structure d’une composition pour 3 percussionnistes, chaque chiffre correspondant à un rythme.
Un autre exemple de structure que j’ai beaucoup étudiée est le pavage (série des Tileworks). Par exemple, est-il possible de remplir une ligne de 15 points avec 5 voix, chaque voix jouant trois durées régulières dans un tempo différent, de manière à ce que chaque point ne soit occupé que par une et une seule voix ? Réponse : il y a une solution unique, que j’ai utilisée pour Tilework for piano : V1 :
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3
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Pavage
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V5 V4 V1 V1 V1 V3 V4 V5 V2 V3 V2 V4 V2 V3 V5
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LNA#56 / libres propos CONFÉRENCE-CONCERT MUSIQUE ET MATHEMATIQUE Proposée par la MESHS de Lille (Maison Européenne des Sciences de l’Homme et de la Société) En partenariat avec le Centre d’Étude des Arts Contemporains (Lille 3) et le collectif Muzzix
Avec Tom Johnson, compositeur et Jean-Paul Delahaye, mathématicien Lundi 17 janvier 2011 à 17h30 au Conservatoire de Lille Bien que les mathématiques aient joué un rôle important dans l’histoire de la musique, de Pythagore, Machaut et Bach aux compositeurs plus récents comme Milton Babbitt et Iannis Xenakis, il semble que je sois le seul compositeur de ma génération à travailler essentiellement dans ce sens. Peu à peu, j’ai commencé à être reconnu comme un minimaliste différent des autres. En février et mars 2010, lors d’une série de conférences et de concerts que je donnais aux États-Unis, trois jeunes compositeurs – écrivant eux aussi la musique suivant les modèles mathématiques – ont souhaité s’entretenir avec moi. L’un était même prêt à faire le voyage à Paris pour pouvoir discuter davantage ! Étant probablement le seul à pouvoir comprendre précisément ce qu’il faisait, je me sentais dans l’obligation de le recevoir. Après réflexion, j’ai pensé qu’il serait intéressant de se réunir avec ces jeunes compositeurs et décidé d’y associer deux connaissances de Londres et Amsterdam. Ce projet, intéressant pour chacun d’entre nous, restait à concrétiser. J’ai donc effectué des démarches en ce sens. Moreno Andreatta (Équipe Représentations Musicales, IRCAM - CNRS UMR 9912) a été immédiatement d’accord pour organiser une journée à l’IRCAM visant à présenter et expliquer notre musique. La MESHS 3, s’associant au Conservatoire de Lille, a accepté avec un vif intérêt la proposition de Yanik Miossec (Muzzix) d’organiser une conférence-concert avec la participation de Jean-Paul Delahaye (Professeur à l’Université Lille 1, chercheur au Laboratoire d’Informatique Fondamentale de Lille). D’autres lieux seront associés à cette semaine : Les Instants Chavirés à Montreuil (93), La Muse en Circuit à Alfortville (94), La Métive en Creuse (23) et l’Église Américaine de Paris pour un concert d’orgues. À ce jour, je ne sais pas encore ce que le groupe pourra préparer en une semaine. J’aimerais que nous essayions de jouer ensemble au moins une partie du Catalogue des accords, une liste de 8178 accords, uniquement jouée jusqu’à maintenant par des solistes. Il y a d’autres morceaux qui exigent de calculer la musique en jouant au lieu de lire des partitions ou d’improviser, il y a également d’autres partitions à nous, toutes écrites, à essayer…
Maison Européenne des Sciences de l’Homme et de la Société. http://www.meshs.fr
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Les œuvres seront interprétées par Tom Johnson et cinq autres compositeurs : Christopher Adler, Steve Gisby, Brian Parks, Samuel Vriezen, Michael Winter Programme (sous réserve) Tom Johnson : Musique à compter, Catalogue des accords, Tilework for Log Drums Brian Parks : Mississippi Hot Dog fondé sur les rythmes du Ghana Samuel Vriezen : une pièce systématique de poésie sonore Michael Winter : Subset Canon Christopher Adler : 11 Séquences Nouvelles compositions Tom Johnson est un compositeur américain établi à Paris depuis une trentaine d’années. Il se revendique du minimalisme, terme qu’il a contribué à imposer, c’est-à-dire d’une écriture musicale employant volontairement un nombre de principes de composition limités. Tom Johnson utilise des structures mathématiques et logiques souvent très simples mais très fécondes sur le plan du développement musical et qui sont le contenu même de l’œuvre, théorie et pratique se confondant : le spectateur voit et entend la structure de la pièce. http://www.editions75.com/ Mathématicien de formation, Jean-Paul Delahaye obtient l’agrégation de mathématiques en 1976, puis soutient un doctorat de troisième cycle en mathématiques en 1979 et un doctorat d’État en mathématiques en 2002. Il est professeur d’informatique à l’Université Lille 1 depuis 1988 et chercheur au sein du Laboratoire d’Informatique Fondamentale de Lille du CNRS. C’est aujourd’hui un spécialiste de la théorie de la complexité. Il est l’auteur de plusieurs livres dont les deux derniers sont : Jeux finis et infinis (éd. du Seuil, 2010) et Mathématiques pour le plaisir (éd. Belin - Pour la science, 2010). Christopher Adler a étudié la musique et les mathématiques au MIT et a terminé un doctorat à la Duke University. Il est aujourd’hui professeur à l¹Université de San Diego (Californie). http://members.cox.net/christopheradler/ Steve Gisby vient de recevoir un Ph.D. de musique et composition à la Brunel University (Angleterre) et travaille avec des mesures comme 16:15. Il vit à Londres et joue de la basse électrique dans différents ensembles. http://www.stevegisby.com/ Brian Parks, diplômé de la Wesleyan University, est organiste, pianiste et compositeur. Ses œuvres sont souvent fondées sur ses études des rythmes complexes traditionnels du Ghana. Samuel Vriezen, pianiste et compositeur, est diplômé du Conservatoire Royal à La Haye et a également fait des études de mathématiques. Il a composé de nombreuses pièces pour voix et pour clavier, et pour ensemble de chambre. Il est la première personne après Tom Johnson à jouer « le Catalogue des accords » (tous les accords possibles sur une octave). http://www.xs4all.nl/~sqv/index.html Michael Winter est diplômé de CalArts et a obtenu un Ph.D. à l’Université de Californie (Santa Barbara). Il vit à Los Angeles où il donne des cours et anime l’organisation « The Wulf » dédiée à l’expérimentation musicale. Il a étudié les théories mathématiques de la musique et est également compositeur. http://www.mat.ucsb.edu/~mwinter/
au programme / réflexion-débat / LNA#56
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Migrations
Octobre 2010 – mai 2011 RENDEZ-VOUS D’ARCHIMÈDE
philosophie à l’IUFM de Lille/Université d’Artois.
u Des migrants économiques aux « réfugiés de l’environnement » : le grand écart des concepts menacet-il l’asile politique ? Mardi 4 janvier à 18h30 Par Luc Ca mbrézy, Géographe, directeur de recherche à l’Institut de Recherche pour le Développement, directeur adjoint du Centre population développement - Université Paris Descartes, IRD, INED.
Que ce soit le flux des apatrides de l’entre-deux-guerres en Europe et aux États-Unis, ou celui des réfugiés, des sans papiers, des demandeurs d’asile, toute une partie de l’humanité est privée d’un lieu où se poser et reposer. Interroger la demeure à partir de l’errance nous oblige à repenser notre rapport à la maison, à l’autochtonie.
Dans le contexte d’un contrôle accru des mouvements de population vers le Nord, et alors que la distinction entre réfugiés et migrants économiques est souvent difficile à établir, l’émergence de nouvelles catégories telles que « réfugiés climatiques » ou « réfugiés de l’environnement » est-elle de nature à renforcer la protection des populations ? Cf. article p. 4 à 6.
u Migrations de travail et de savoirfaire à l’époque moderne Mardi 18 janvier à 18h30 Par Corine Ma itte, Professeure d’histoire moderne à l’Université de Paris-Est Marne-la-Vallée. Les migrations de travail ont longtemps été considérées comme des contraintes imposées à des individus ou à des groupes qui ne pouvaient faire autrement que de partir. L’historiographie des migrations anciennes a mis en cause ces modèles et a montré les ressources que constituaient les migrations. Cf. article p. 7-8.
u L’exil et la demeure Mardi 1er février à 18h30 Par Jean-François Rey, Professeur de
Trop souvent, nous considérons le fait d’être étranger comme une possibilité exceptionnelle conférée par l’expérience de l’exil qui ouvrirait à des libertés inédites dont ne dispose pas le citoyen ordinaire. En réalité, l’étranger se heurte toujours à des désignations dont certaines peuvent être injurieuses. De telle sorte que l’on devient étranger à partir de cette désignation que l’on reçoit. Cf. article p. 14 à 16.
Cf. article p. 9-10.
À suivre :
u L’imaginaire de la communauté
d’origine portugaise en France et ses représentations dans le cinéma contemporain Mardi 8 mars à 18h30 Par João Sousa Cardoso, Maître de conférences en sciences sociales à l’Univer sité lu s ophone de s S c ienc e s Humaines et Technologies de Lisbonne et à l’Université lusophone de Porto, Portugal. La communauté portugaise jouit d’une réputation d’invisibilité au sein de la société française. Il faut envisager les représentations associées à la communauté portugaise immigrée dans le contexte de la société d’accueil, et les représentations d’elle-même que cette communauté a pu produire au long de la période considérée. Notre recherche s’est ainsi proposée de saisir les éléments symboliques qui structurent l’imaginaire collectif des immigrés portugais en France et de leurs descendants. Cf. article p. 11 à 13.
u Désigné étranger Mardi 22 mars à 18h30 Par Guillaume Le Blanc, Philosophe, professeur de philosophie à l’Université de Bordeaux.
u Les papiers et le guichet, formes
contemporaines du contrôle de l’immigration Mardi 12 avril à 18h30 Par Alexis Spire, Chercheur au CNRS (Centre d’Études et de Recherches Administratives, Politiques et Sociales - Université de Lille 2).
u Journée d’études Migrations et droits Mercredi 4 mai 9h : La situation des Roms dans l’espace européen 10h45 : La cité Nationale de l’Histoire de l’Immigration 14h15/16h30 : Table ronde Où en est le droit des étrangers ? Entrée libre sur inscription : 03 20 43 69 09 ou johanne.waquet@univ-lille1.fr Retrouvez toutes nos conférences en vidéo sur le site : http://lille1tv.univ-lille1.fr/ Remerciements à Rudolf Bkouche, Youcef Boudjémaï, Jean-Marie Breuvart, Frédéric Dumont, Bruno Duriez, Rémi Franckowiak, Jacques Lemière, Bernard Maitte et Jean-François Rey pour leur participation à l’élaboration de ce cycle.
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LNA#56 / au programme / réflexion-débat
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Cycle Université
Octobre 2010 – mai 2011 RENDEZ-VOUS D’ARCHIMÈDE u Massification ou démocratisation de l’enseignement supérieur ? Un débat mal posé Mardi 11 janvier à 18h30 Pa r Fra nçois Vat in, Professeur de sociologie à l’Université de Paris Ouest, directeur de l’École doctorale « Économie, Organisations, Société », membre fondateur du collectif pour une Refondation de l’université française. Depuis plusieurs décennies s’affrontent deux conceptions de l ’Université, respectivement incarnées par les « pédagogues » et les « savants ». Les premiers se sont félicités de la « démocratisation » de l’enseignement supérieur ; les seconds se sont plaints de sa « massification ». Un tel débat repose sur une identification erronée entre « enseignement supérieur » et « université ». Le problème de l’heure n’est pas de réduire l’accès des jeunes Français à l’enseignement supérieur, mais de faire en sorte que l’Université, lieu de production, de conservation et de transmission du savoir, ne soit plus la « voiture-balai » de l’enseignement supérieur, mais son cœur intellectuel. Cf. article p. 17 à 20.
u L’évaluation comme « dispositif de servitude volontaire » Mardi 8 février à 18h30 Par Roland Gori, Psychanalyste, professeur émérite des Universités, initiateur de l’Appel des appels. Les pratiques de l’évaluation à l’Université, à l’Hôpital, dans les milieux professionnels de la Justice, de la Police, de la Culture, dans la Recherche, le Travail Social et l’Information, constituent de nouveaux dispositifs de 52
servitude volontaire qui participent de l’art néolibéral de gouvernement des individus et des populations. Pour y parvenir, le Pouvoir, pris par la fièvre de l’évaluation, a dû insidieusement et progressivement acter le changement de signification de cette notion, conçue comme une extension sociale de la norme managériale dans des secteurs de la vie sociale qui en étaient jusque-là préservés. Cf. article p. 21 à 23.
u Le projet universitaire républicain de la Troisième à la Cinquième République, science, démocratie et élites Mardi 15 mars à 18h30 Par Christophe Charle, Professeur d'histoire contemporaine à l’Université de Paris I Panthéon-Sorbonne, membre de l’Institut universitaire de France, directeur de l ’Institut d ’histoire moderne et contemporaine (CNRS/ ENS). L’avènement de la Troisième République a coïncidé avec un grand mouvement de réforme étalé jusqu’au début du XXème siècle où le système napoléonien hérité a tenté de s’inspirer du modèle germanique. Pour former de nouvelles élites, s’ouvrir à la science et rapprocher l’université traditionnelle et la démocratie. Le bilan final de ces réformes est contrasté comme on le verra et explique la renaissance des problèmes dès l’entre-deux-guerres. La Quatrième et surtout la Cinquième Républiques ont dû remettre la réforme sur le métier mais dans un contexte de croissance rapide et de concurrence internationale bien différent de la Troisième République. La aussi, comme le montrent les débats c ontempora i n s, le s objec t i f s de
réconcilier sur le mode républicain à l’université la science, la démocratie et la formation des élites obligent à des compromis difficiles et à des entorses croissantes avec les principes fondateurs de liberté, égalité et fraternité dans un contexte mondial qui leur tourne de plus en plus le dos. Cf. article p. 24 à 26.
À suivre : u L’Université, inst itut ion ou organisation ? Mardi 5 avril à 18h30 Par Pierre Louart, Directeur de l’Institut d’Administration des Entreprises de Lille. u Journée d’études Refonder l’Université ? Jeudi 5 mai Entrée libre sur inscription : 03 20 43 69 09 ou johanne.waquet@univ-lille1.fr
Retrouvez toutes nos conférences en vidéo sur le site : http://lille1tv.univ-lille1.fr/ Remerciements à Rudolf Bkouche, Youcef Boudjémaï, Jean-Marie Breuvart, Frédéric Dumont, Bruno Duriez, Rémi Franckowiak, Jacques Lemière, Bernard Maitte et JeanFrançois Rey pour leur participation à l’élaboration de ce cycle.
au programme / réflexion-débat / LNA#56
Question de sens 2010-2011 :
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Résistances contemporaines et spirituelles Cycle proposé par Jean-Pierre Macrez et l’équipe « Question de sens » (Université Lille 1) « Créer c’est résister, résister c’est créer » 1 Résister contre tout ce qui est survalorisé, aux moyens qui se prennent pour des buts contre tout ce qui oublie l’ humain contre les formatages contre l’ inacceptable contre la violence légalisée contre les effets de mode… Donner priorité à l’ humain et aux chemins d ’ humanisation af in de promouvoir la solidarité internationale et la fraternité. Michel Deheunynck
Conférences
uLes religions objet et source de résistances spirituelles Jeudi 13 janvier à 18h30 Par Raphaël Picon, Doyen de la Faculté libre de théologie protestante de Paris, auteur de Dieu en procès (éd. de l’Atelier, 2009), signataire de l’Appel pour une relance du christianisme social, pour des communes théologiques *. Raphaël Picon se consacre à l’évolution des pratiques religieuses, démontrant à quel point les critiques, même les plus violentes, les plus douloureuses ou le s plu s déc onc er t a nte s sont nécessaires aux religions. Elles seules, souvent, peuvent les sauver de l’absolutisme et d’une tyrannie qui annihile la pensée de leurs croyants. * http://lapetition.be/en-ligne/petition-7297.html
1 Extrait de l’appel à la commémoration du 60 ème anniversaire du programme du Conseil National de la Résistance du 15 mars 1944.
u« Paradis fiscaux et développement » : quels enjeux ? Jeudi 17 février à 18h30 Par Mathilde Dupré, Chargée de mission au Comité Catholique contre la Faim et pour le Développement - Terre Solidaire, coordonnatrice de la plateforme pa radis f iscau x et judiciaires. En écho au Colloque « Paradis fiscaux et développement : Quels enjeux pour le G20 ? » qui s’est tenu le 18 juin 2010 à l’Assemblée Nationale. Personne ne peut l’ignorer, la fraude et l’évasion fiscale coûtent à la France trois fois le trou de la Sécurité Sociale. En Afrique, 125 milliards d’euros s’évaporent chaque année : cinq fois la somme nécessaire pour éradiquer la faim dans le monde selon l’ONU. « Les paradis fiscaux, le secret bancaire, c’est terminé. » Nicolas Sarkozy, le 23/09/2009 Comment aider Nicolas Sarkozy à tenir sa promesse ?
« Vice », « pêché », « crime », « maladie », « fléau social » : l’amour, le désir d’une femme pour une femme, d’un homme pour un homme, ont été violement stigmatisés. Mais il s’est trouvé aussi des penseurs, de Platon à Sartre, pour proposer d’autres visions dans un affrontement de représentations et de valeurs qui interroge chaque individu. En partenariat avec le CUPS, avec le soutien de L’Egide - Maison régionale des associations Lesbiennes Gays Bi Trans.
uLogiciels libres : quelle résistance ? Jeudi 31 mars à 18h30 Avec Bernard Szelag, Administrateur système du service informatique de l’Université Lille 1 et Philippe Pary, Association chtinux, administrateur de l’Association nationale de promotion et défense du logiciel libre (www. april.org). En partenariat avec l’association chtinux qui a pour vocation de promouvoir les logiciels libres http://www.chtinux.org
À voir : la pétition Stop paradis fiscaux ! www.stopparadisfiscaux.fr En partenariat avec le CRDTM et le CCFD.
u L’homosexualité n’est pas un problème, l’homophobie en est un Jeudi 10 mars à 18h30 Avec Nadia Flicourt, Sexologue anthropologue, directrice du Carrefour d’Initiatives et de Réflexions pour les Missions relatives à la vie affective et sexuelle et Daniel Borrillo, Juriste, maître de conférences à l’Université de Paris-XNanterre, chercheur associé au Centre d’Études et de Recherches de Sciences Administratives, auteur de L’homophobie (éd. PUF, 2001), directeur de l’ouvrage collectif Lutter contre les discriminations (éd. La Découverte, 2003).
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LNA#56 / au programme / exposition © Carl Cordonnier
L’étape universitaire,
images des premiers jours et des années qui suivent
Du 3 janvier au 11 février
Vernissage : lundi 10 janvier à 18h30 Entrée libre À chaque entrée universitaire, les inscrits en première année sont confrontés à une nouvelle manière de vivre et d’étudier. Tous les ans aussi, l’université se doit de résoudre les problèmes attenants à l’inscription, l’accueil, l’orientation des étudiants. Entre l’institution appliquant des procédures optimisées et des jeunes cherchant à construire leur avenir, de multiples scénarios sont possibles, chacun porteur de questions et de charges affectives différentes.
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e mouvement chaque année recommencé fait l’objet d’observations, certaines de leurs caractéristiques étant restituées lors de cette exposition. Deux sociologues du Clersé 1 (laboratoire CNRS) et un artiste photographe 2 ont élaboré un dispositif d’enquête et de suivi qualitatif de primo entrants. Lors de la prérentrée de septembre 2009, ils ont demandé à des étudiants volontaires inscrits dans différentes disciplines de se présenter par une photo d’identité en pied. Deux mois après, ils ont repris contact avec eux. Au cours d’un entretien, chaque étudiant a décrit ses premières appréciations et expériences du supérieur. Chacun a aussi réfléchi au contenu d’une photo qui traduirait une impression marquante de cette période. Dans cette seconde photo, l’étudiant a collaboré avec le photographe à une symbolisation de sa situation. Ainsi, trente étudiants, par l’image et la parole, font part de leurs représentations de l’université et traduisent leurs réactions subjectives face à l’institution.
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Parallèlement à cette démarche, l’OFIP 3 (Observatoire des Formations et de l’Insertion Professionnelle) se mobilise pour communiquer ses analyses des f lux d’étudiants. L’ensemble des néo-bacheliers inscrits en première année de Licence en 2004 a, en particulier, été suivi durant six années. Il apparaît que des sous-groupes d’étudiants se distinguent, qui mènent, chacun, les études selon des rythmes et des objectifs propres. Ils n’atteignent pas les mêmes niveaux de diplôme, parcourent parfois des cursus complexes, abordent différemment la vie active. Ces approches, artistique, qualitative, statistique de la prise de contact avec l’institution et des destinées universitaires ne visent pas à l’exhaustivité. Les contributions photographiques, verbales et chiffrées espèrent alimenter les débats qui concernent l’université, en mettant l’accent sur les impressions, les représentations, les attentes et les besoins, les hésitations et les stratégies des néo-bacheliers qui passent plus ou moins de temps à Lille 1.
Catherine Baichère, Hubert Cukrowicz.
Carl Cordonnier.
Martine Cassette, Eric Grivillers.
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© Kaixuan Feng
au programme / exposition / LNA#56
Voyage incrusté
Photographies de Kaixuan Feng Du 28 février au 25 mars
Vernissage : lundi 28 février à 18h30 Entrée libre
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aixuan Feng est née en 1982 à Tianjin en Chine. À 23 ans, elle quitte les Beaux-Arts de Pékin et décide de venir en France pour se former aux pratiques contemporaines de l’art. Elle étudie l’art contemporain à l’École Régionale Supérieure d’Expression Plastique de Tourcoing, passant ainsi de la peinture académique chinoise à la performance contemporaine. Elle a obtenu le Diplôme national Supérieur d’Expression Plastique en juin 2010. Sa réf lexion tourne autour de la métaphore entre l’incrustation d’image et l’intégration dans un pays étranger : « M’intégrer dans un pays étranger, c’est incruster ma propre image dans une autre image : modifier, transformer, déplacer, recadrer, sélectionner, inverser, masquer, balancer, contraster, saturer, teinter, colorer, gommer, convertir, filtrer, associer, dissocier, verrouiller, magnétiser, fusionner... ». En utilisant des images libres de droit, elle échappe aux contraintes de temps et d’espace. La question posée est alors la suivante : y a-t-il un pays hors territoire à partir duquel voyager à l’étranger n’a plus de sens ? Cf. article p. 40-41
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Janvier , février, mars
*Pour ce spectacle, le nombre de places étant limité, il est nécessaire de retirer préalablement vos entrées libres à l’Espace Culture (disponibles un mois avant les manifestations).
Ag e nd a
Retrouvez le détail des manifestations sur notre site : http://culture.univ-lille1.fr ou dans notre programme trimestriel. L’ ensemble des manifestations se déroulera à l’Espace Culture de l’Université Lille 1.
Exposition « L’étape universitaire, images des premiers jours et des années qui suivent » - Vernissage le 10 janvier à 18h30
Du 3 janvier au 11 février Les 4, 11, 18 et 25 janvier
14h30
Conférences de l’UTL
Mardi 4 janvier
18h30
Rendez-vous d’Archimède : Cycle « Migrations » « Des migrants économiques aux ‘réfugiés de l’environnement’ : le grand écart des concepts menace-t-il l’asile politique ? » par Luc Cambrézy
Mardi 11 janvier
18h30
Rendez-vous d’Archimède : Cycle « Université » « Massification ou démocratisation de l’enseignement supérieur ? Un débat mal posé » par François Vatin
Jeudi 13 janvier
18h30
Question de sens : Cycle « Résistances 2 » « Les religions objet et source de résistances spirituelles » par Raphaël Picon
19h
« Conférence sur la jubilation » par la Compagnie La mère Boitel *
Mardi 18 janvier
18h30
Rendez-vous d’Archimède : Cycle « Migrations » « Migrations de travail et de savoir-faire à l’époque moderne » par Corine Maitte
Jeudi 20 janvier
19h
Film : Avant-première/débat « Qu’ils reposent en révolte (des figures de guerres 1) » de Sylvain George *
Les 1er, 8 et 15 février
14h30
Conférences de l’UTL
Mardi 1er février
18h30
Rendez-vous d’Archimède : Cycle « Migrations » « L’exil et la demeure » par Jean-François Rey
Mardi 8 février
18h30
Rendez-vous d’Archimède : Cycle « Université » « L’évaluation comme ‘dispositif de servitude volontaire’ » par Roland Gori
Jeudi 10 février
19h
Concert d'Ictus String Quartet - « Oscillations / Boogie Woogie » Quatuor à cordes n°1 de Michaël Levinas (en partenariat avec l’Opéra de Lille) *
Jeudi 17 février
18h30
Question de sens : Cycle « Résistances 2 » « ‘Paradis fiscaux et développement’ : quels enjeux ? » par Mathilde Dupré
19h
Cirque « ça bouge mais ça tient » par la Compagnie XY * Installation « Horizon » de Enrique Ramirez / Exposition « Voyage incrusté » de Kaixuan Feng - Vernissage le 28 février à 18h30
Du 28 février au 25 mars Les 8, 15, 22 et 29 mars
14h30
Conférences de l’UTL
Mardi 8 mars
18h30
Rendez-vous d’Archimède : Cycle « Migrations » « L’imaginaire de la communauté d’origine portugaise en France et ses représentations dans le cinéma contemporain » par João Sousa Cardoso
Jeudi 10 mars
18h30
Question de sens : Cycle « Résistances 2 » « L’homosexualité n’est pas un problème, l’homophobie en est un » avec Nadia Flicourt et Daniel Borrillo
19h
Rencontre avec Michaël Levinas et l’équipe artistique de La Métamorphose (en partenariat avec l’Opéra de Lille) *
18h30
Rendez-vous d’Archimède : Cycle « Université » « Le projet universitaire républicain de la 3ème à la 5ème République, science, démocratie et élites » par Christophe Charle
Mardi 15 mars Les 15 et 16 mars
Valse des livres en partenariat avec Radio Campus
Jeudi 17 mars
19h
Spectacle « Jongleur ! » par la Compagnie Pré-O-ccupé / Nikolaus & Ivika Meister *
Mardi 22 mars
18h30
Rendez-vous d’Archimède : Cycle « Migrations » « Désigné étranger » par Guillaume Le Blanc
Jeudi 31 mars
18h30
Question de sens : Cycle « Résistances 2 » « Logiciels libres : quelle résistance ? » avec Bernard Szelag et Philippe Pary
19h
Lancement d'un ouvrage d'écrits (clôture de la résidence de G. Dumont)
Espace Culture - Cité Scientifique 59655 Villeneuve d’Ascq
Tél : 03 20 43 69 09 - Fax : 03 20 43 69 59
Du lundi au jeudi de 9h30 à 18h et le vendredi de 10h à 13h45 Café : du lundi au jeudi de 11h à 18h et le vendredi de 10h à 13h45
Mail : culture@univ-lille1.fr Site Internet : http://culture.univ-lille1.fr