Les Nouvelles d'Archimède 57

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l e s   n o u v e l l e s

AV R MAI JUIN

la revue culturelle de l’Université Lille 1

# 5 7

d’A

rchimède

« Migrations », « Université » Rendez-vous d’Archimède / « Résistances 2 » Question de sens / Le monde vu à la frontière Parution collection Les Rendez-vous d’Archimède

2011

« À force de vivre œil pour œil, le monde finira aveugle » Mohandas Karamchand Gandhi


LNA#57 / édito

L’esprit du jasmin ou Quand la culture s’assume Nabil EL-HAGGAR

Vice-président de l’Université Lille 1, chargé de la Culture, de la Communication et du Patrimoine Scientifique

La révolution tunisienne suivie par la révolution égyptienne inaugurent sans aucun doute une nouvelle ère arabe. Elles viennent acter la volonté populaire de s’élever et de penser le monde par soi-même. Cela faisait trop longtemps que le doute, la peur, la haine, les interdits et la méfiance emplissaient le cœur des Arabes privés de démocratie. En quelques jours, l’Arabe se découvre capable de volonté, de résistance ; il se sent utile, il « refait société », il se pense apte à décider du monde dans lequel il aimerait vivre. En créant un collectif et en développant un projet artistique dans une région reculée de la Tunisie, des artistes tunisiens ont décidé d’agir sur le monde dans lequel ils évoluent. « … Nous nous sommes inspirés d’un projet exceptionnel pour une situation exceptionnelle : il consiste à mettre en place des structures pour la production d’un projet artistique vivant qui sera réalisé pour et avec les habitants du village Rayhana (4 000 à 5 000 habitants, Gouvernorat Sidi Bouzid) qui vivent dans une indigence et une absence totale des premières nécessités. À travers ce projet, nous nous proposons de faire écho à une population longtemps muselée et oubliée », dit l’initiatrice du projet, Raja Ben Amar.

Hannah Arendt, La Crise de la culture, éd. Gallimard, coll. Idées, Paris, 1985. 1

L’équipe Jacques LESCUYER directeur Delphine POIRETTE chargée de communication Edith DELBARGE chargée des éditions et communication Julien LAPASSET graphiste - webmestre Audrey Bosquette assistante aux éditions Mourad SEBBAT chargé des initiatives étudiantes et associatives Martine DELATTRE assistante initiatives étudiantes et associatives Dominique HACHE responsable administratif Angebi Aluwanga assistant administratif Johanne WAQUET secrétaire de direction Antoine MATRION chargé de mission patrimoine scientifique Brigitte Flamand accueil Jacques SIGNABOU régisseur technique Joëlle MAVET responsable café culture Élise VERDIÈRE stagiaire communication

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En effet, ce collectif d’artistes récidive en s’inspirant d’une expérience d’encadrement de jeunes chômeurs à travers les mécanismes de la création et d’ateliers de formation dans les arts vivants pendant la saison culturelle 2000/2001. Cette initiative a permis d’intégrer ces chômeurs dans la vie active et économique et a abouti à un spectacle intitulé « Au-delà des rails », spectacle qui a constitué un événement majeur sur les plans national et international. Stimuler l’envie d’apprendre, l’insatisfaction de la médiocrité ambiante, le refus de la fatalité, c’est se donner les moyens de rebondir. Ici, la culture « booste » et devient facteur de résilience. La création met à disposition des jeunes et des moins jeunes des outils de développement économique mais aussi « ce culturel qui met de la distance entre l’homme et le vital indispensable à la survie humaine 1 ». De là naît la faculté de l’homme à penser le monde, à se forger un regard critique sur celui-ci et sur lui-même. C’est probablement la plus importante mission qui incombe à ladite diffusion culturelle. C’est quand la culture permet aux uns et aux autres de s’assumer qu’elle s’assume elle-même. Journée de culture scientifique À notre époque, la place qu’occupe la science dans l’ensemble des composantes qui font notre société est considérable. La science s’impose sans ambigüité en phénomène structurant de la marche de toutes les sociétés humaines, ceci est encore plus vrai en Occident. Il nous semble incontournable de consacrer une journée d’études au rapport entre science et société : quelle perception la société a-t-elle de la science ? Quelle culture engendrent la science et la recherche scientifique ? Nous ne devons jamais oublier qu’il est indispensable de garder la maîtrise de notre œuvre scientifique et des conséquences de nos réalisations techniques. Rappelons que la science et les techniques, qui ont un intérêt stratégique, intéressent de très près les puissances politiques. Elles engendrent des enjeux politiques et économiques si considérables qu’elles échappent à la surveillance démocratique. À l’image de tous les grands sujets qui structurent notre vie en société et dont les enjeux relèvent du pouvoir, la science, la recherche scientifique et les techniques échappent aux grands débats de société…


sommaire / LNA#57 Retrouvez le détail de nos manifestations dans notre programme trimestriel et sur notre site Internet : culture.univ-lille1.fr AVRIL > JUIN 2011 /#3

Rendez-vous d’Archimède cycle Migrations cycle Université PARUTION

Le monde vu à la frontière Duo Léandre/Cappozzo De la race en Amérique Ici’

Université 4-7

Culture scientifique

De l’état actuel de l’Université [1] par Jacques Lemière

Migrations 8-11 L’évolution de la place des Roms dans l’Europe élargie par Claire Auzias 12-15 La Cité nationale de l’histoire de l’immigration, un bilan, des perspectives par Luc Gruson 16-18 Les droits des étrangers sacrifiés aux politiques migratoires par Danièle Lochak Rubriques 19-21 22-23 24-27 28-29 30-31 32-33 34-35 36-37 38-39 40-41

Humeurs : L’art brut dans nos murs par Jean-François Rey Paradoxes par Jean-Paul Delahaye Mémoires de science / À lire : « Science classique et théologie » Autour du livre de Robert Locqueneux par Bernard Maitte Repenser la politique : Abus de la loi par Alain Cambier Jeux littéraires par Robert Rapilly À lire - À voir : Retour à Pasolini (2ème partie) par Youcef Boudjémaï L’art et la manière : Les objets migratoires de Subodh Gupta par Nathalie Poisson-Cogez Vivre les sciences, vivre le droit… : La puce et le Petit Poucet par Jean-Marie Breuvart Questions de sciences sociales : Des usages de la reconnaissance par Bernard Eme Chroniques d’économie politique : Face à la crise, des économistes atterrés et des économistes éthérés par Pierre Alary

Au programme 42-43 44 45 46-47

Rendez-vous d’Archimède : Cycles « Université » et « Migrations » Question de sens : Cycle « Résistances 2 » Culture scientifique / Web TV Collection Les Rendez-vous d’Archimède : nouvelle parution « Le monde vu à la frontière »

En couverture : « Little Oekoumène/ première station » Gérald Dumont Cf. programme n°3 p. 12

LES NOUVELLES D’ARCHIMÈDE Directeur de la publication : Philippe ROLLET Directeur de la rédaction : Nabil EL-HAGGAR Comité de rédaction : Rudolf BKOUCHE Youcef BOUDJEMAI Jean-Marie BREUVART Alain CAMBIER Nathalie Poisson-Cogez Jean-Paul DELAHAYE Bruno DURIEZ Rémi FRANCKOWIAK Robert GERGONDEY Jacques LEMIÈRE Jacques LESCUYER Bernard MAITTE Robert RAPILLY Jean-François REY Rédaction - Réalisation : Delphine POIRETTE Edith DELBARGE Julien LAPASSET Impression : Imprimerie Delezenne ISSN : 1254 - 9185

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LNA#57 / cycle université

De l’état actuel de l’Université [1] Par Jacques LEMIÈRE * Maître de conférences - agrégé de sciences sociales Institut de sociologie et d’anthropologie, Université Lille 1

Soit le début d’une chronique sur l’état actuel de l’Université en général, qui, on le sait, n’est pas bon du tout. Et commençons par y saisir une Université particulière, l’Université Lille 1, dans ses origines comme dans certains éléments de son temps social et de son espace social.

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emps social, avec une séquence de quarante ans, qui correspond à son existence séparée de l’Université de Lille (telle que créée en 1896), sous les effets de la loi Edgar Faure qui en fit, en 1970, l’une des trois nouvelles Universités publiques lilloises : ce changement statutaire s’accompagnait de l’accueil, inédit dans une Université de sciences exactes, et très original en France, de trois disciplines, chacune préoccupée, dans la foulée de Mai 68, de s’émanciper de leurs tutelles respectives, et bien davantage pour des raisons politiques et idéologiques que pour des raisons scientifiques (même si celles-ci ont pu, dans le discours, être invoquées) : la géographie s’émancipant de l’histoire, l’économie s’émancipant du droit et des sciences politiques (abandonnant à Lille 2 le droit, la médecine et la pharmacie, dans une sorte d’entre-soi des professions libérales), et la sociologie de la philosophie 1.

Espace social, avec son basculement sur ce campus de périphérie, né, dans les années 1960, de l’« ex-urbanisation » de la Faculté des Sciences de Lille, alors invitée à quitter le centre de la ville pour les terres arables d’Annapes, dans un contexte de forte croissance des effectifs étudiants 2, et en lien à un plan d’urbanisation nouvelle, dit de Lille Est, conforme aux visions de l’époque (aménagement du territoire, « grandes métropoles d’équilibre », grands espaces définis par leur fonction, bâtiments modernes), qui commença donc par une nouvelle Faculté des Sciences, ouvrant ses portes en 1967, et s’acheva par l’édification d’une « ville nouvelle », Villeneuve d’Ascq 3. Arrêtés ministériels du 18 décembre 1969, créant les universités lilloises, et du 20 janvier 1970, approuvant les statuts de l’Université des Sciences et Techniques de Lille, dite Lille 1. La sociologie est la seule de ces trois disciplines qui n’est pas encore accueillie officiellement dans la constitution de Lille 1 par l’arrêté du 18 décembre ; inversement, la psychologie, qui y figure, rejoindra de fait Lille 3.

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En cinq ans, entre 1954 et 1959, les effectifs de la seule Faculté des Sciences plus que doublent, de 1600 étudiants à 3381. Les étudiants de sciences seront 5476 en 1964 : ils n’étaient que 436 en 1947.

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3 Lille-Annapes n’est pas exactement le cas de Nanterre-La Folie, où le projet de nouveau campus parisien trouve son point de chute dans « un petit terrain militaire à l’ouest de Paris » dont dispose le Ministre des Armées de l’époque, Pierre Messmer, et qu’il refile à son collègue de l’Éducation nationale, Christian Fouchet, sans que le campus ne soit inscrit dans une planification urbaine d’ensemble : « On ne parle pas d’ intégration du campus dans un plan de développement régional, du milieu urbain, des moyens de transport » (L’explosion de mai.

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Relation aux études et sociabilités étudiantes : collision des espaces-temps

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Soient deux anciens étudiants des années 60 (celles d’avant Mai 68) – l’un en philosophie, l’autre en physique – dans le « quartier latin laïc » de Lille, ce quartier, aujourd’hui vidé de ses fonctions universitaires et de ses étudiants, que, quand la jeune Troisième République réorganisait l’Université française, la municipalité de Lille, sous la conduite des républicains (sous le mandat de Géry Legrand), puis des socialistes (sous le mandat de Gustave Delory), créa de toutes pièces, pour concurrencer la toute naissante Faculté catholique (1877) et son « quartier latin chrétien », de sorte à attirer dans la capitale des Flandres les Facultés de l’Université de Douai (dont les origines remontent à une fondation, en 1562, par Philippe II d’Espagne, et ne devenant française qu’en 1712) 4. Dans le quartier latin chrétien Vauban, architecture et symbolique néo-gothiques à tous les étages, emblèmes des milieux catholiques en lutte contre la laïcisation de l’enseignement menée par les autorités municipales et gouvernementales. Chez son rival, le quartier latin laïc de la place

Histoire complète des événements, Lucien Rioux et René Backmann, éd. Robert Laffont, 1968). Toutefois, les « annapiens », comme on les nomme à l’époque (les premiers « annapiens », les « annapiens » de l’Annapes des bâtiments provisoires, ont été les étudiants des années de propédeutique et des premières années d’économie, années dont les effectifs étaient les plus nombreux) commenceront par venir en bottes à l’Université, et les usagers de la Cité Scientifique devront attendre le printemps 1984 pour disposer, avec le métro VAL, d’un mode de transport fonctionnel et rapide, en lieu et place des bus qui les brinqueballent de la place des Buisses à la Cité Scientifique, en passant par Fives, Hellemmes et « par tous les villages ». En 1854, quand ré-ouvre l’Université de Douai qui a été fermée par le gouvernement de la Restauration, Lille n’a qu’une seule Faculté, la Faculté des Sciences, créée la même année par décret impérial, et dont Louis Pasteur fut le premier doyen. Les Facultés de Médecine, Droit et Lettres sont à Douai. La Faculté des Lettres est transférée de Douai à Lille par un décret de 1887. La Faculté de Droit et de Lettres de la rue Angellier est achevée en 1892. L’ensemble nouveau de la Faculté des Sciences, place Philippe Lebon, est achevé en 1886 (à sa création, en 1854, la Faculté des Sciences était établie dans un ancien couvent, sur le site de l’ancien Lycée Faidherbe, aujourd’hui disparu). Le déménagement complet de la Faculté des Sciences du centre de Lille à la Cité Scientifique ne sera effectif qu’au début de l’année 1968 « quand le recteur Debeyre fit couper l’eau et l’ électricité dans les bâtiments de la place Philippe Lebon ». Les Lettres et le Droit ne rejoignirent le campus du Pont de Bois qu’en 1970, avec l’application de la loi Faure et le découpage de l’Université de Lille en trois Universités publiques. 4


cycle université / LNA#57

Bibliothèque Universitaire, Cité Scientifique, Université Lille 1

Philippe Lebon, architecture et symbolique néo-classiques, large convocation de la mythologie grecque et, sommet d’une laïcité triomphante, accueil et abri républicain des religions minoritaires, sous les traits de la synagogue (rue Angellier, 1881) et du temple protestant (place du Temple), non loin d’une majestueuse bibliothèque de l’Université qui prend, elle, les figures solennelles d’un autre temple, celui de la Raison et de la Science. Dans ces lieux, les murs parlent : les idéologies et les politiques du quart de siècle qui précéda la loi de séparation de l’Église et de l’État en 1905 se lisent, à l’époque tout comme aujourd’hui, dans les géométries de l’espace et dans les dessins des façades.

un de ces nombreux transfuges qui lâchèrent Éric Weil, « partant de la philosophie dans la valise de Pierre Bourdieu pour faire de la sociologie ». Il était, dans cette période de forte politisation du monde étudiant sous les effets de la guerre d’Algérie, contre les partis et les gouvernements qui ont engagé le pays dans cette guerre, responsable du cercle de philosophie des étudiants communistes, qui ne tarderaient pas à être touchés par la scission, à la veille de mai 68, précisément dans les années 1966 et 1967, entre orthodoxes prosoviétiques (PCF et Comité Vietnam national) et jeunes marxistes-léninistes (UJCML 6 et Comités Vietnam de Base).

Le premier de nos anciens étudiants, à partir de 1962, eut comme enseignants le philosophe Éric Weil (qui réfléchit Hegel, dans le sillage d’Alexandre Kojève et de son séminaire de l’École Pratique des Hautes Études sur la Phénoménologie de l’esprit, renouvelant la lecture de Hegel en France ; co-fondateur, en 1946, de la revue Critique avec Georges Bataille), Weil qui dirigeait, à la Faculté des Lettres de la rue Angellier, les études de philosophie ; mais, aussi, le jeune sociologue Pierre Bourdieu, que Weil a fait venir à Lille en 1961 (de la Sorbonne où il était, à son retour d’Alger en 1960, assistant de Raymond Aron 5). Et notre étudiant fut

Le second de nos anciens étudiants, de 1960 à 1965, eut comme professeurs, à la Faculté des Sciences de la place Philippe Lebon, le mathématicien Michel Parreau et le physicien Jacques Tillieu, qui furent, successivement et respectivement, les doyens créant les collèges scientifiques universitaires étendant la Faculté des Sciences de Lille dans la région (Calais, Valenciennes, Amiens et Saint-Quentin), puis réalisant le déménagement de cette faculté du centre de Lille à Annapes. Il incarne, lui, l’engagement politique dans la dimension du syndicalisme étudiant de l’époque, puisqu’il fut un responsable de l’UNEF (une UNEF dans toute sa force, avant qu’elle ne connaisse, elle aussi, le processus de la scission entre communistes et trotskistes) et de l’AGEL (Association Générale des Étudiants de Lille, extrêmement organisée et très intervenante).

- Weil (1904-1977, qui a enseigné la philosophie à Lille de 1956 à 1968) : « Je veux imposer la sociologie à Lille, il me faut un normalien ». - Aron, alors à la Sorbonne : « Je ne veux pas m’opposer à la carrière de Pierre Bourdieu ». (Témoignage, en novembre 2010, de Jean-René Tréanton, alors maître-assistant en charge de l’enseignement de la sociologie dans le cadre de la licence de philosophie, à travers un certificat de « morale et sociologie » – il n’y a pas encore de licence de sociologie – associé à la recherche de ce « normalien ». En octobre 1977, neuf mois après la mort d’Éric Weil, Jean-René Tréanton lui dédie, en tant que « Philosophus inter pares, Amicus sociologiae et Liliensis corde », un numéro de la Revue française de sociologie entièrement composé d’articles de sociologues lillois, dont Claude Dubar, François Gresle, Jean-Paul Tricard et Jean-Pierre Lavaud). Pierre Bourdieu enseigna à la Faculté des Lettres de Lille de la rentrée universitaire de 1961 jusqu’à sa nomination à l’École Pratique des Hautes Études en 1964. Les Héritiers. Les étudiants et la culture, l’ouvrage cosigné avec Jean-Claude Passeron, paru en 1964, doit beaucoup à sa fréquentation et à son dialogue avec les étudiants lillois (qu’il constitue aussi, pour ce livre, en GTU « Groupes de travail universitaire » sur « l’interconnaissance chez les étudiants » et « une tentative d’intégration »), mais aussi avec ses collègues de Lille. Un groupe de travail, qui avait réuni les sociologues BOUrdieu, PAsseron, REYnaud et TREanton, avait contribué en mai-juin 1964 à un numéro de la revue Esprit sur l’Université (Faire l’Université. Dossier pour la réforme de l’enseignement supérieur), sous le pseudonyme collectif d’Émile Boupareytre (« L’universitaire et son Université »), avant que, au lendemain de la parution des Héritiers, les deux premiers ne s’éloignent des deux autres. À Lille, en philosophie, enseigne également Suzanne Bachelard, mais qui a peu étudié les travaux d’épistémologie de son père, de sorte que c’est Bourdieu, qui prépare aussi Le métier de sociologue (1968), qui est le premier à parler de Bachelard et de Canguilhem aux étudiants de Lille ; Bourdieu qui est également très 5

Soient deux groupes d’étudiants d’aujourd’hui, étudiants en sciences humaines à la Cité Scientifique de « Lille 1 - Sciences et Technologies » : un groupe d’étudiants en sociologie de niveau Mastère première année, un groupe d’étudiants en ethnologie de niveau Licence troisième année. Bacheliers 2007 ou 2008, donc. Faisons-les rencontrer nos bacheliers du début des années soixante, l’ancien étudiant en philosophie – en décembre 2010, pour les étudiants de M1 sociologie –, et l’ancien étudiant en physique – en février 2011, pour les étudiants de L3 ethnologie – dans une salle d’un bâtiment de physique attribuée aux sociologues et ethnologues (c’est Lille 1). proche, à Lille, des grands hellénistes que sont Jean Bollack, Mayotte Bollack et Heinz Wismann. En psychologie sociale viendra aussi Robert Castel ; et en sociologie, plus tard, Christian Baudelot. 6

Union des Jeunesses Communistes Marxistes - Léninistes.

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LNA#57 / cycle université

Alors, dans une véritable collision des espaces-temps, les étudiants entendent des choses pour eux stupéfiantes, dans les récits par lesquels ces prédécesseurs, décidément bien lointains et exotiques, redonnent vie à ce qu’étaient leur relation aux études et la sociabilité étudiante à l’œuvre dans cette séquence 1961-1968, dans ce lieu urbain qu’était le quartier Philippe Lebon. Ils y entendent que « les frontières disciplinaires n’y avaient pas grand sens entre étudiants de sciences, étudiants de lettres, étudiants de l’ école d’ ingénieurs (l’Institut industriel du Nord) ou des Arts et Métiers » ; que les cafés du quartier, qui se faisaient face, aux angles de la rue Nicolas Leblanc avec la place Philippe Lebon (« La Source », l’actuel « Matignon » et le café des sœurs Crinquette, aujourd’hui disparu) sont alors des lieux de rencontre in-disciplinaires, littéraires et scientifiques confondus, et que « la conception d’un campus cloisonné en disciplines, d’une logique disciplinaire de l’espace n’adviendra qu’avec la conception architecturale et urbanistique de la Cité Scientifique » ; que « les éléments majeurs de clivage étaient politiques (les prises de position sur la guerre d’Algérie qui, vers sa fin, jouait un rôle énorme, puis, après 1962, sur la guerre du Vietnam », mais aussi « cinéphiliques, les goûts en matière de cinéma étant facteur de regroupement, dans une atmosphère de cinéphilie exacerbée où, à cette époque, le cinéma avait remplacé le roman, comme Badiou le fait justement remarquer dans des commentaires délivrés en marge de son livre Cinéma 7, où le cinéma, passion centrale, « voisinait avec des lectures qui n’ étaient que des lectures théoriques » ; que la vie sociale et politique étudiante, outre les cafés (« on travaillait beaucoup au bistrot »), avait un centre névralgique situé au début de la rue de Valmy 8, l’ « U1 » (« le vrai cœur de la vie étudiante de l’ époque, c’ était l’U1 »), avec son restaurant (en convention avec le CROUS, mais entièrement géré par l’AGEL), son bar, son imprimerie, où, outre des polycopiés de cours et une infinitude de tracts, s’imprimait le « Lille-Université » (ou « Lille-U »), avec ses soirées culturelles et musicales, entièrement organisées par les étudiants (« la culture était gérée par les étudiants eux-mêmes » : le théâtre, le ciné-club, les concerts de jazz), avec ses fabrications et ses distributions de tracts sur les sujets qui fâchent, avec 7 Nova éditions, Paris, 2010, recueil des articles publiés, sur le cinéma, par Alain Badiou entre 1957 et 2010.

« L’U1 » traversa les années 1970 dans une atmosphère de scissions syndicales, puis fut détruit, c’est-à-dire rasé par le Maire de Lille, Pierre Mauroy, bien que n’appartenant pas à la Ville. 8

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aussi ses « gardes de l’U », gardes « militaires » contre les coups de l’extrême-droite et les plasticages de l’OAS 9, avec les manifestations qui partent de l’U1 ou qui se terminent à l’U1 ; que, dans tout un cursus d’études de philosophie et de sociologie, « on ne pouvait avoir, finalement, étudié pratiquement qu’une seule question, rapportée au débat entre marxisme et structuralisme, entre Marx et Lévi-Strauss » ; qu’on pouvait croiser un doyen vous faisant remarquer malicieusement « vous avez toujours un livre sous le bras mais ce livre, à coup sûr, n’est pas au programme » ; que la préoccupation de l’emploi, après les études, était absente du temps des études ; qu’on « avait une vie intellectuelle très déconnectée des programmes de fac », qu’ il « ne fallait pas payer le diplôme plus cher que nécessaire », mais qu’on considérait que « dès lors qu’on lisait, on bossait », d’où que « la vénérable » Bibliothèque, « sa salle de lecture extraordinaire, dont on respectait le silence, alors que le moindre bruit s’y entendait » était « un lieu plus important que la Fac » ; que la librairie Meura était « ce lieu, extrêmement sympathique, où on trouvait des livres rares, où le libraire faisait des recherches, où on allait préparer des devoirs, carnet en main », « la seule librairie qu’on ne volait pas » ; qu’on pouvait aller suivre les cours de marxisme que Michel Simon, un des fondateurs de l’Institut de sociologie 10 donnait le soir au local de l’UEC 11, rue du Barbier Maes ; que Bourdieu, qui ne restait généralement pas sur Lille, pouvait offrir à un étudiant le billet aller et retour Lille-Paris pour poursuivre avec lui une conversation qui durerait donc les deux heures et demie du train de l’époque (« tout ce que vous lui donniez revenant trois semaines plus tard transformé en du Bourdieu, plus rien ne vous appartenant plus ») ; et que le même Bourdieu refusait toute question des étudiants à l’issue de ses cours, n’acceptant des questions écrites qu’après que ses étudiants les aient médités pendant la semaine suivante 12 ; que les militants, à coup sûr, n’étaient pas en mesure de passer leurs examens en juillet, et qu’une quarantaine d’étudiants, tous maîtres d’internat ou surveillants d’externat, ne pouvant être prêts

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Organisation Armée Secrète.

10 À la Cité Scientifique de Lille 1, en 1970, avec Jean-René Tréanton, sociologue, et Jacques Lombard, ethnologue.

Union des Étudiants Communistes.

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De quoi rendre Bourdieu méconnaissable à ceux qui, ne connaissant son œuvre que par la vulgate qui en est issue, se méprennent sur le sens de sa pensée de l’éducation et du système éducatif.

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cycle université / LNA#57

pour les examens de juillet, passaient tout l’été, en groupe, préparant leurs examens de septembre, restant travailler à la Bibliothèque universitaire qui fermait à peine, un restau-U restant également ouvert pendant l’été, « avec un plaisir fou de vivre la ville vide », ce qui, de fait, distinguait les étudiants entre « juilletistes » et « septembristes » ; qu’alors on ne distribuait pas des journaux gratuits à la porte de l’U1 ou à la gare, mais qu’on y vendait « Le Monde » (« et qu’un étudiant pouvait gagner 10 centimes par numéro – le journal en coûtant 30 à l’ époque – s’ il en était un vendeur ») ; et que ce sévère quotidien était lu par les étudiants, et pas seulement vendu par certains d’entre eux, qu’il était donc « le journal des étudiants » puisqu’un étudiant de sociologie, à qui Bourdieu faisait chercher des statistiques sur la présence habitante des étudiants dans tel quartier, avait découvert que le chiffre des ventes du « Monde » dans ce quartier « pouvait en être un bon indicateur, petit indicateur bricolé, dès lors que les autres lecteurs, qui étaient les profs, y étaient abonnés »… D’où une fascination non exempte de trouble, chez les étudiants actuels, devant ces prédécesseurs qui « se sentaient plus soustraits à la société que les étudiants d’aujourd’ hui ne le sont » et qui, s’adressant à ces derniers, ont alors eu « plus l’ impression de parler d’un moment que d’un lieu, un moment pris entre la guerre d’Algérie et Mai 68, un moment très politique ». (À suivre) * Jacques.Lemiere@univ-lille1.fr

Merci, pour leurs témoignages, à Jean-René Tréanton, Gérard Engrand et Bernard Maitte ; et, pour avoir reçu ces deux derniers, aux étudiant(e)s des promotions 2010-2011 des cours de « Outils et pratiques audiovisuels » (M1, sociologie) et « Théories, auteurs et méthodes » (L3, ethnologie).

Ancienne Bibliothèque Universitaire, devenue Maison de l'Éducation Permanente, Lille

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LNA#57 / cycle migrations

L’évolution de la place des Roms dans l’Europe élargie Par Claire AUZIAS Docteur en histoire, chercheur associée au laboratoire Socius, ISEG, Université technique de Lisbonne

En conférence le 4 mai Depuis vingt ans, c’est-à-dire depuis la chute du mur de Berlin, la condition des Roms d’Europe a considérablement changé, à l’instar de celle de leurs concitoyens. Les Roms étaient et sont restés des citoyens à part entière de tous les pays d’Europe. Dans la loi, hormis un glissement fâcheux en Tchéquie, vers 1995, qui faillit attribuer aux Roms une clause spéciale d’accès à la citoyenneté mais qui fut stoppé par une campagne internationale, la condition civique des Roms est entière dans les textes. Dans la pratique, il n’en est pas ainsi. Certains services juridiques spécialisés, tels que l’ERRC (European Roma Rights Center) à Budapest, se sont consacrés à l’examen des droits concrets des Roms au regard des textes officiels. La loi Besson, seul exemple venant de la France – prescrivant la construction d’une aire d’accueil dans toute commune de plus de 5 000 habitants – n’est pas respectée par 70 % des communes concernées, illustrant cet état de fait.

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ar Roms, nous entendons l’ensemble des sous-groupes tsiganes qui composent ce peuple, c’est-à-dire les Kalé ou Gitans de la péninsule Ibérique, les Sinti ou Manouches germaniques et les Roms à proprement parler, majoritaires et essentiellement fixés en Europe centrale et orientale. La France est l’un des rares pays au monde à connaître ces trois sous-groupes sur son sol. On considère que l’estimation de 12 millions de Roms pour l’Europe est correcte, ce qui représente peu au regard de la population totale de l’Europe élargie à 27 pays depuis 2007, soit 493 millions selon l’INED 1. Une évaluation des populations roms par pays est publiée par le Conseil de l’Europe, mais ces chiffres, aussi soignés soient-ils, ne sont pas exacts car il est impossible de comptabiliser les Roms. Ceux-ci préfèrent se dérober aux recensements de populations et autres fichages et c’est pourquoi on se contente actuellement de ces généralités. On voit toutefois qu’on est loin d’un péril rom avec invasion devant le rapport de ces chiffres. Les discours qui leur sont accolés ne rendent pas compte de leur réalité. Il s’agit, diton, de la plus vaste minorité d’Europe, certes, mais minorité indéniable. L’unification de l’Europe confronte les Roms, comme les autres citoyens, à une rencontre entre deux cultures distinctes, le libéralisme et le communisme, et ce n’est pas sans poser problème au sein de cette population. Roms de l’Ouest et Roms de l’Est n’ont pas été socialisés selon les mêmes préceptes et leur approche provoque d’étranges chocs. La différence la plus importante réside en ce que les Roms occidentaux ont appris, dans le libéralisme, à se cacher pour vivre mieux et régler leurs problèmes euxmêmes dans la mesure du possible. Ils avaient des rapports très minces avec les États : quelques décrets, un contrôle étatique sévère issu d’un siècle de contrôle des populations, et un morcellement extrême des groupes en petites unités

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Institut National des Études Démographiques.

familiales, rassemblées uniquement aux occasions des rites de passage. À l’Est, en revanche, l’idéologie dominante était au collectivisme. Les Roms, comme les autres citoyens, se déployèrent dans cet univers. Le communisme les sédentarisa, tenta de les prolétariser, en les insérant dans la production industrielle, les usines ou encore les kolkhozes. Ce faisant, le communisme ne traitait pas les Roms différemment des autres populations de son territoire. Dans tous les cas de figure, la destinée individuelle – outre qu’elle est très peu « tsigane » – ne l’était guère non plus dans les pays du communisme. Les Roms travaillèrent, pour les moins instruits d’entre eux, dans l’agriculture, et préférentiellement aux travaux saisonniers, maintenant ainsi une pratique ancienne et commune aux Roms de l’Ouest. Mais ils furent aussi essentiellement balayeurs de rues, éboueurs dans le bloc communiste ou travailleurs d’usines, selon leur niveau d’intégration. Les quelque 5 % alphabétisés qui, de plus, adhérèrent au parti communiste de leurs pays, purent obtenir des emplois de cadres. J’ai rencontré et interviewé grand nombre de ces cadres roms à l’Est, mais jamais ou rarement à l’Ouest. Il est probable que l’affirmation d’identité rom à l’Ouest aille de pair avec un statut social moyen ou bas. Dès qu’on a franchi un certain seuil social, la coutume serait plutôt de taire ses origines, soit par stratégie ascendante, soit par intériorisation des discriminations endurées jadis. À la chute du mur de Berlin, les liens entre Roms des deux blocs étaient pauvres. Toutefois, un événement majeur eut lieu préalablement : la création de l’Union Romani Internationale à Londres, en 1971, qui rassembla des délégués des deux blocs, venus tant d’Espagne que de Yougoslavie. Les liens n’étaient donc pas inexistants, mais limités. Dès la chute des régimes successivement dans chaque pays de l’Est, les Roms rejoignirent les mouvements de citoyens existants. Ils participèrent aux mouvements sociaux, aux manifestations, aux revendications, aux débats de la transition. Plusieurs d’entre eux furent membres des cercles de « la Troisième Voie » où des intellectuels et opposants, souvent


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leurs collègues de travail, élaboraient de nouveaux modus vivendi pour leurs pays. Ce fut le cas au moins pour la Tchéquie pendant la révolution de velours et la Roumanie dès la fin de Ceaucescu, mais j’avancerai aisément qu’il en fut ainsi dans l’ensemble de l’Europe centrale. Pendant ce temps, rares furent les Roms occidentaux à se sentir concernés par l’événement. On nota, tout au début des années 1990, un léger filet de passage de Roms entre la France et la Roumanie (Timisoara), via la Yougoslavie, de marchands de véhicules ou ferrailleurs. Dès le début des années 1990 apparurent de petits groupes de migrants roms, très visibles dans l’espace européen par leur tenue vestimentaire et leur mendicité. Seuls ceux-ci furent remarqués. Les Roms qui migraient discrètement et n’affichaient pas, dans l’espace public, leur désarroi n’attirèrent pas plus l’attention que les autres citoyens est-européens qui migraient non moins clandestinement et massivement vers l’Ouest. Ceux-là ne posèrent jamais de problème majeur ni d’insertion, ni d’exclusion. Ils étaient des Européens « blancs », aux yeux éventuellement bleus, « civilisés », invisibles et pouvaient accepter sur le marché des emplois sous-payés dans nombre de métiers de l’Ouest. Ce que le film de Ken Loach, It’s a free world, a bien montré. Pour cette migration-là, pas de mesures de renvoi aux pays, pas de campagnes de stigmatisation. Silence. Nombreux alors furent nos propres collègues, dans nos équipes de recherches, diplômés des divers pays anciennement communistes, qui travaillaient avec nous sans que quiconque ne s’en inquiète. Bien que très repérés, les Roms migrants n’en étaient pas moins très peu nombreux dans les années 1990. Le déséquilibre économique commençait pour eux, comme pour l’ensemble des habitants de ces pays, car il fallait faire face aux changements économiques. Les factures d’électricité quintuplaient du jour au lendemain, comme l’ensemble du coût de la vie. Selon une règle sociologique élémentaire, les anciennes hiérarchies communistes se reconvertirent plus aisément aux nouvelles hiérarchies libérales. Apparatchiks et autres notables, ainsi que la classe moyenne, tentèrent leur reconversion, tandis que les pauvres du régime antérieur s’enfonçaient dans une pauvreté accrue. Parmi ceux-ci, des Roms urbains comme ruraux, qui n’avaient pas les moyens d’accéder à une reconversion libérale. Ils vivaient autrefois dans les grands ensembles urbains, dans des conditions parfois de déshérence matérielle invraisemblable. J’en ai rencontré beaucoup dans de nombreux pays et rendu compte

dans un ouvrage (Les poètes de grands chemins, voyages avec les Roms des Balkans) qui traite de la chute du communisme pour les Roms. Quant aux poches rurales d’habitat rom, on trouvait des villages au fond des bois, dans des cuvettes ruisselantes de pluies, sans route goudronnée, sans communications, sans transports en commun, à peine quelques charrettes tirées par des chevaux, lorsque les ornières n’étaient pas trop profondes. Ceux-là survivaient entre cueillette et petits boulots, vente au marché du bourg le plus proche, et beaucoup étaient déjà au chômage sous le communisme. Après le communisme, le chômage augmenta encore. Certaines régions des pays de l’Est étaient mieux dotées que d’autres industriellement et économiquement. Les plus pauvres souffrirent davantage du déséquilibre du changement de régime et, dans de tels cas en effet, ils pouvaient difficilement échapper à l’exil économique. Mais d’autres Roms de l’Est se reconvertirent avec une souplesse immédiate. Les classes moyennes trouvèrent des compléments à leurs salaires antérieurs de misère. Les intellectuels et cadres roms développèrent une stratégie d’affirmation de l’identité rom, de sa dignité, de lutte contre les inégalités, de Droits de l’homme. Ils menèrent des combats contre leurs propres gouvernements en cas de violations f lagrantes de droits et, en cela, ils furent soutenus, dès l’aube des années 1990, par un service américain, le PER, Project for Ethnic Relations, et également par le milliardaire d’origine hongroise Georges Soros. Quelques humanitaires, essentiellement venus des pays du Nord de l’Europe, Allemands, Hollandais, Britanniques et Japonais, se préoccupèrent des questions sociales urgentes à assurer mais, en généra l, les années 1990 furent un paradis de la recherche, car les Roms étaient totalement ignorés au regard des grandes questions classiques qui motivaient l’ensemble des intérêts internationaux, économie de marché et État de droit. Sur les soixante équipes de recherche françaises vouées à l’Europe de l’Est, financées par le Ministère de la Recherche en 1991, une seule mentionnait les Roms. Au-delà de toute attente, ces travaux, ces actions, ces mobilisations, aussi minoritaires fussent-elles, aboutirent et, peu à peu, les institutions internationales intervinrent sur ce champ de bataille. Le Conseil de l’Europe fut le premier, dès 1989. Il s’y élaborait directement avec les Roms, dans des assemblées hautes en couleur, le b.a.-ba de ce qui deviendrait ultérieurement la politique officielle de l’Europe en matière de Roms. Toutes les résolutions, tous les aspects, 9


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depuis l’urbanisme aux droits des femmes, la scolarisation des enfants, la formation de la jeunesse, l’entraînement des leaders aux Droits de l’homme dans les sessions de l’ONU, ou la FIDH 2. Ces acteurs des années 1990 élaborèrent les bases de ce qui, dans la décennie suivante, allait éclore au niveau supérieur. La Banque mondiale, le FMI, le PNUD 3, l’Union Européenne entrèrent alors sur le marché des Roms, mais n’avancèrent pas beaucoup. Ces institutions reproduisirent les travaux antérieurement rédigés et les reprirent, tout en injectant dans la politique rom européenne des liquidités qui manquaient antérieurement. La créativité y perdit sa spontanéité, mais davantage de Roms purent survivre, davantage d’actions concrètes furent entreprises et la formation d’une élite rom aboutit.

acteurs entrèrent en scène : des Roms Grecs par exemple et de nombreuses associations diverses et variées. Un brassage extraordinaire de Roms de tous pays, de Finlande jusqu’en Bulgarie, vit le jour.

Dès le début des années 1990, l’Union Romani Internationale réactiva ses échanges entre activistes de l’Ouest et de l’Est. Gypsies anglais, Sinti allemands, puis, successivement, Gitans d’Espagne et Zingari italiens retrouvèrent leurs homologues est-européens et de nombreuses écoles internes se mirent en place : écoles de langues, d’apprentissages divers, etc. De français, très peu. Mais l’appel de forces nouvelles, soutenu par les moyens financiers mis en œuvre, surtout au Conseil de l’Europe, contribua grandement à la formation d’un sentiment européen cohérent parmi les Roms de nombreux pays. Pas tous. Certains pays latins, très encadrés par des associations religieuses, ne partagèrent guère cette élaboration supranationale. Les Portugais se disent toujours, de nos jours, citoyens portugais à 100 %, ce qu’ils sont assurément. Mais s’identif ier comme Européens, jusqu’ici, ne les motive pas réellement et les informations ne sont pas accessibles pour les Gitans concernés. De même en France, et pour les mêmes raisons historiques d’encadrement idéologique, les « Gens du voyage » français préfèrent lutter pour leur identité nationale, plutôt que d’embrasser une cause plus vaste. En revanche, chez les Espagnols, pour qui l’autonomisation de l’identité gitane par les intéressés eux-mêmes s’est constituée dès les dernières années du franquisme, les discours majoritaires sont inverses : d’abord européens, ensuite espagnols, car, en s’identifiant comme Européens, ils représentent 12 millions de Roms, soit une force décuplée et un poids collectif. Les finances se débloquant au fil des années 2000, de nouveaux

Un second obstacle à cette création d’une identité européenne parmi les Roms de l’Europe élargie fut, à l’Ouest, une sorte de contre-campagne religieuse. D’abord menée par les églises catholiques selon des instructions explicites de Vatican 2, à l’intention des Roms de l’Ouest sous la guerre froide, puis relayée par la formidable progression du pentecôtisme chez les Roms comme chez tous les laissés-pourcompte de la globalisation. Ces deux influences puissantes, conjuguées, œuvrèrent à l’encontre des efforts de modernisation et de cohésion du peuple rom. Le pentecôtisme agit comme anti-théologie de la libération et prône des principes tels que le refus du contrôle des naissances, l’observation de la rigueur morale, la soumission des femmes, l’anti-alcoolisme et la condamnation des violences domestiques, etc. Si bien que, de nos jours, le seul mouvement de masse des Roms européens consiste dans le pentecôtisme qui reconstruit une identité rom pour ceux que la déstabilisation actuelle a fragilisés encore davantage. Les conversions se font à une rapidité extraordinaire dans les pays de l’Est. Des groupes entiers construisent leur lieu de culte. Le pentecôtisme est certainement l’expression la plus massive des inquiétudes des Roms dans la globalisation. Les militants intellectuels roms se désolent de ce que cette église réussisse là où eux échouent et ne cessent de méditer sur cette distance au sein de leur peuple. Distance qui dépasse largement les Roms pour rejoindre toutes les populations précaires de la globalisation, avec un écart insondable entre deux univers, celui des exclus et celui des clercs.

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Fédération Internationale des Droits de l’Homme.

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Programme des Nations Unies pour le Développement.

Plusieurs obstacles se dressèrent contre ces efforts de démocratisation pour la minorité rom. Le premier était politique : l’extrême droite aussi progressait dans tous les pays européens et nombreuses furent les agressions par des skinheads contre des Roms tchèques, hongrois et autres. Les réponses furent toujours ultra-minoritaires bien que les instances internationales de Droits de l’homme fussent saisies chaque fois. Aucune alerte dans l’opinion publique ne réagit largement à ces faits avant-coureurs.

Le troisième obstacle, si l’on peut dire, épine dans la constitution européenne, fut la guerre de Yougoslavie avec son million de Roms répartis dans toutes les régions disloquées et en guerre, épine dont ni la Yougoslavie, ni l’Europe ne


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se sont débarrassées de nos jours, même si l’on n’en parle plus. Le traitement des Roms dans cette guerre fut atroce, dans toutes les républiques indistinctement et passé sous silence. Cette guerre aboutit à une non-assistance aux Roms en danger de la part de l’Europe et à un durcissement des antagonismes dont les Roms ont beaucoup souffert. En ce qui concerne les populations du sud de la Yougoslavie, Macédoine et Kosovo, ainsi que les plus pauvres d’entre les ex-yougoslaves roms, leur fondement religieux était l’Islam. Cet Islam, comme toutes les autres religions, s’est durci et le statut des femmes roms s’en est plutôt dégradé depuis l’époque de Tito. Dans certaines zones peu éclairées par les feux de l’actualité, les régressions sont toujours à craindre depuis cette guerre. Enfin, et pour conclure, disons que nous avons assisté dans les vingt dernières années à la création d’une bourgeoisie rom en Europe. Soit par le biais des formations internationales dispensées par les organismes précités, soit par d’autres moyens. En Roumanie, par exemple, le Parti des Roms, Pardida romilor, créé très tôt au début des années 1990, est un parti essentiellement d’hommes d’affaires et de gros commerçants qui veillent à leurs intérêts économiques. Leurs stratégies politiques en découlent et, s’ils défendent certains droits des Roms, ils ne les défendent pas tous. Ainsi n’eurent-ils de cesse d’obtenir le licenciement de la première secrétaire d’État aux droits des Roms, une femme. J’ai interviewé, il y a très longtemps, les deux premiers milliardaires de leur pays en République de Moldavie, anciennement soviétique, qui agissaient comme le patronat français du XIXème siècle. Ils avaient créé, autour de leur usine, crèche, église, école, hôpital. Ils étaient députés et boulibasha (référence d’autorité morale coutumière en cas de conflit interne à la communauté) et possédaient une résidence secondaire à Yalta. La pauvreté ne définit pas les Roms. La pauvreté a le même statut chez les Roms que dans toutes les autres populations du globe, elle est massive, mais pas exclusive. Tous les écarts de classe y ont cours, chez eux comme ailleurs.

militantisme et de ses échanges internationaux et confrontations avec les plus hautes instances européennes et américaines. Ils gèrent désormais des budgets européens conséquents. La démocratie américaine a réussi là où les pouvoirs politiques européens n’ont rien vu venir. Ces cadres, issus des luttes des Roms, considèrent l’Ouest comme attardé et archaïque et, passé le temps des nostalgies d’une France fraternelle de 1789, telle qu’elle planait encore dans les esprits de l’Est à la chute du mur de Berlin, elle leur semble de nos jours pitoyable. Ils n’y ont pas les moindres interlocuteurs et tournent le dos à ce passé qu’ils ont dépassé. La modernité des Roms d’Europe est venue de l’Est, mais elle fut très peu suivie à l’Ouest. Toute la question de l’autonomie des Roms de l’Ouest gît dans cette distance, dans leur maturité politique et leur décolonisation, surtout en France qui fait figure de dernier en Europe. Seuls les intéressés peuvent relever ce défi qui est entre leurs mains. À leur décharge, il faut convenir que le poids des usages républicains anciens de ce pays a limité encore davantage la possibilité d’affirmation des Roms de France à l’égal d’autres minorités de citoyens français. La culture de la différence est quasi inexistante en ce pays, et le Manifeste différentialiste de Henri Lefebvre pourrait, à cet égard, être fructueusement relu. Les Roms sont, paradoxalement, dans leur grande singularité des miroirs très précis des sociétés dominantes dans lesquelles ils vivent. Bibliographie : - Claire Auzias, Les poètes de grand chemin, voyages avec les Roms des Balkans, éd. Michalon, 1997, (diffusion max Milo), Paris. - Michael Stewart, The time of the gypsies, 1997, Westwiev press. - Nando Sigona et Nidhi Trehan, Romani politics in contemporary Europ, poverty, ethnic mobilization and the neoliberal order, 2008, London. - Henri Lefebvre, Manifeste différentialiste, éd. Gallimard, 1971.

L’Europe de l’Ouest connaît ses quelques cadres moyens issus de la population rom. En général, elle préfère ne pas proclamer son origine. Mais il n’en demeure pas moins qu’instituteurs, marchands en tout genre, artistes divers existent dans le peuple rom occidental. Mais à l’Est, cette bourgeoisie est issue du mouvement d’affirmation de la fierté rom, du mouvement des droits civils des roms, du 11


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La Cité nationale de l’histoire de l’immigration, un bilan, des perspectives Par Luc GRUSON Directeur général Établissement public de la porte Dorée Cité nationale de l’histoire de l’immigration

En conférence le 4 mai L’idée de créer en France un musée consacré à l’histoire et aux cultures de l’immigration n’allait pas de soi, c’est le moins que l’on puisse dire. Autant dans les grands pays où l’immigration, surtout occidentale, a été valorisée, l’intégration de l’histoire, souvent magnifiée, des migrants participe du roman national ; autant, en France, cette réalité a été ignorée. Ce n’est qu’à partir des années 1980 que des historiens, tels que Gérard Noiriel, Pierre Milza, Émile Temime, révèlent la place considérable qu’a tenue l’immigration dans la construction de la Nation Française, depuis le début du XIXème siècle.

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insi, depuis deux siècles, la France a été constamment (et parfois plus que les États-Unis) un pays d’immigration. Aujourd’hui, un quart des Français ont au moins un grandparent étranger ; il n’y avait pas autant d’étrangers aux USA qu’en France dans les années 30 en proportion de la population… En 1990, les États-Unis ouvrent leur musée de l’immigration et en France une association est créée qui milite pour un « Ellis Island à la Française ». Mais il faudra attendre encore dix ans pour que cette idée fasse son chemin… Un « lieu » consacré à la reconnaissance de l’immigration C’est probablement le formidable effet de la coupe du monde de 1998 qui révèle soudain la réalité d’une France fière de sa diversité. C’est surtout le scénario inattendu des élections présidentielles de 2002 qui interroge brutalement un grand nombre de Français sur la question du « vivre ensemble » et sur la nécessité d’un travail sur les « valeurs ». Alors que l’immigration fait traditionnellement débat, pour ne pas dire polémique, l’après-élection permet un sursaut républicain et ouvre la possibilité, sans cesse repoussée jusqu’alors, d’une « reconnaissance de la place des immigrés dans l’histoire de France ». Cette reconnaissance, étape nécessaire à la bonne intégration des étrangers, et ciment d’une cohésion sociale à reconstruire, doit s’incarner dans un lieu patrimonial. C’est en tout cas ce qu’avaient pensé les auteurs du premier rapport sur la création d’un musée de l’histoire de l’immigration en 1991, puis ceux du second rapport, remis à Lionel Jospin quelques mois avant les élections présidentielles de 2002 1.

Rapport pour la création d’un centre national d’histoire et des cultures de l’immigration, Driss El Yazami, délégué général de l’association Génériques et Rémi Schwartz, maître des requêtes au conseil d’État, éd. La Documentation Française, 2001. 1

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Certains auraient pu penser que la reconnaissance de la place des immigrés dans l’histoire de France relevait d’une mission de l’Éducation Nationale. Cependant, tant les associations d’immigrés que les universitaires réclamaient un musée. Parce que, pour la plupart des Français, le musée représente l’institution qui « patrimonialise ». En plaisantant, on pourrait dire que, depuis l’invention des musées au XIXème siècle, les musées ont toujours contribué à consolider les valeurs communes, pour ne pas dire « l’identité nationale » : tous les grands musées occidentaux ne racontent-ils pas ce qu’est la nation, en particulier dans les grandes capitales « impériales » : Londres, Berlin, Washington et bien sûr Paris ? Mais sitôt que la mission Toubon s’est mise au travail début 2003, il est apparu évident que la Cité nationale de l’histoire de l’immigration était le résultat d’une demande sociale, plus que le projet des administrations en charge de la culture, de l’éducation et de la cohésion sociale. En quelque sorte, ce projet était « un enfant non désiré » : pour le monde de la culture, l’immigration n’était pas vraiment un sujet culturel ni un sujet légitime dans le champ d’intervention du Ministère de la Culture. De même, au Ministère de l’Éducation nationale, la reconnaissance de la place de l’immigration et de l’intégration ne faisait malheureusement pas partie des programmes scolaires. Quant aux institutions en charge de l’intégration des étrangers, elles avaient été cantonnées depuis longtemps au traitement social des difficultés… Au final, l’institution, dont la création fut annoncée par Jean-Pierre Raffarin le 8 juillet 2004, avait l’ambition d’être une institution culturelle, mais aussi de « poursuivre des missions éducatives, scientifiques et citoyennes ». Une gageure, pourrait-on dire. Une institution culturelle pour la cohésion sociale Une hypothèse majeure de l’institution est de refuser toute approche culturaliste. D’emblée, le projet scientifique


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et culturel précise que « la Cité nationale de l’histoire de l’immigration ne veut pas être le musée des cultures d’origine, encore moins celui des communautés, mais bien celui des valeurs communes et du destin partagé. Le sujet n’est pas ‘eux’, mais ‘nous’, ce nous englobant la volonté de reconnaître les différences pour les partager ». En ce sens, on peut affirmer que la Cité nationale a été voulue comme un outil de cohésion nationale et s’inscrit dans une certaine tradition française, incarnée par exemple dès les années 90 par les prises de position du Haut Conseil à l’intégration 2. Aujourd’hui, en 2011, après quatre années de fonctionnement, on perçoit mieux le caractère expérimental de cette triple vocation, culturelle, pédagogique et citoyenne. Tout d’abord, la tutelle technique étant le Ministère de la Culture, celui-ci n’a eu de cesse de « normaliser » le fonctionnement de l’institution, risquant d’en faire un « musée comme les autres ». Cette logique est moins celle d’une volonté politique clairement établie que de la simple application de normes administratives (statut du personnel, règles des musées nationaux et des ERP, contrat de performance, etc.). D’autre part, l’année 2010 a montré que la triple tutelle (devenue quadruple 3) posait de sérieux problèmes de gouvernance, comme en atteste le difficile renouvellement des instances après trois ans. L’immigration, un patrimoine commun ? Au-delà de ces questions, il convient de reconnaître humblement que le « défi » posé dans le programme scientifique et culturel de l’institution reste à relever. Le concept central de la Cité lors de sa création était qu’il fallait transformer en « patrimoine commun » l’histoire de l’immigration. Cette reconnaissance de la place des étrangers dans l’Histoire commune constitue, on le mesure mieux aujourd’hui, un travail symbolique et de longue haleine sur ce qui définit le patrimoine commun et la culture légitime. C’est la raison pour laquelle la mission présidée par Jacques Toubon en 2003 avait choisi de privilégier trois principes : 1 - La constitution d’un musée national. En France, ce sont les musées nationaux qui conservent, au nom du peuple

français, les trésors de la République. Il faut bien admettre qu’ériger en musée national une institution culturelle consacrée à l’immigration n’allait pas de soi : la position du Ministère de la Culture n’a pas été d’emblée favorable et il fallait convaincre que l’on pouvait construire un musée sans collection au départ sur un thème qui est tout sauf « noble ». Cette entreprise d’une « muséographie » de l’immigration a débouché, encore imparfaitement à notre avis, sur une exposition permanente et, déjà depuis quatre ans, une dizaine de petites ou grandes expositions temporaires. Cependant, comme je l’écrivais dès 2006, il reste à inventer une muséologie qui ne soit ni celle des objets, ni celle des discours, mais plutôt celle des regards où le point de vue de « l’autre » doit avoir sa place. 2 - Une approche historique et scientifique. Elle seule permet une appropriation collective ; là également, cela ne va pas de soi : on aurait pu privilégier une approche contemporaine, ou davantage sociologique, ramenant la question migratoire aux débats plus généraux de la diversité, du « rapport à l’autre » ou bien de la « mobilité humaine » ; on aurait pu introduire également davantage de dimension mémorielle, avec les risques de polémiques associés. Le fait que certains historiens de la Cité aient démissionné en 2007 a d’autre part fragilisé la frontière qui avait été voulue entre un projet d’essence culturelle et le monde politique qui ne cesse de vouloir instrumentaliser les thèmes de l’immigration. 3 - L’implantation dans un Palais de la République. La mission Toubon a voulu mettre le musée de l’immigration au niveau des grandes institutions culturelles nationales. Il ne devait pas être considéré comme « périphérique ». Ce choix n’était pas le plus naturel : d’aucuns avaient rêvé, auparavant, d’un lieu « d’émergences culturelles », situé dans une friche industrielle, en banlieue, voire en province. De plus, le choix du Palais de la Porte Dorée a fait débat et fera encore débat, car il oblige à se confronter aux contradictions de l’histoire européenne. La « plus grande France » placée au centre du Monde dans les fresques du Palais des colonies en 1931 doit admettre aujourd’hui qu’elle est une nation parmi d’autres, que sa relation au monde a changé. C’est dans ce contexte, que l’on peut appeler post-colonial, que la Cité nationale de l’histoire de l’immigration invite les visiteurs à repenser l’altérité et les processus migratoires et identitaires.

Liens culturels et intégration : rapport au Premier Ministre, juin 1995, Paris, éd. La Documentation Française, 163 pages (Collection des rapports officiels).

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3 Ministère de la Culture, Ministère chargé de l’Intégration, Ministère de la Recherche, Ministère de l’Éducation Nationale.

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La place de la demande sociale Mais le vrai défi de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration est probablement d’avoir voulu sortir d’une « politique de l’offre » traditionnelle dans les musées pour mettre au cœur de son projet le public et les « habitants », la Cité se définissant comme « un lieu et un réseau ». Elle ambitionnait, à sa création, d’associer les partenaires du réseau (associations, entreprises, collectivités, universitaires) à la coconstruction de ses activités. Elle prétendait concevoir son musée national comme « projet de collecte » et non comme collection. Cette collecte des « traces matérielles et immatérielles de l’histoire de l’immigration » devrait davantage s’appuyer sur la participation des habitants. Le musée renferme notamment une « galerie des dons » qui symbolise la place de la société civile au cœur de l’institution. Quatre années après l’ouverture de la Cité, on peut considérer que cette « interaction voulue » entre la demande sociale et l’offre culturelle reste un beau défi à relever. D’une certaine façon, la participation du réseau à la Cité nationale est garantie par le décret de l’Établissement public : la Cité nationale de l’histoire de l’immigration est en effet l’un des rares établissement culturels et, en tout cas, le seul musée national dont les orientations scientifiques et culturelles sont définies au sein d’un conseil d’orientation dont les vingt-sept membres appartiennent majoritairement à la société civile. Cette organisation originale a garanti, depuis l’ouverture, une réelle indépendance de projet, mais celle-ci est également liée à la personnalité et à l’engagement des membres de ce conseil. Le projet initial d’une co-construction du projet avec la société civile paraît plus difficile à atteindre : d’une part, l’effritement du tissu associatif, depuis le début des années 2000, a fragilisé le réseau. La Cité nationale de l’histoire de l’immigration n’a pas de moyens d’intervention et ne peut pas se substituer aux organismes publics traditionnels (Fasild devenu Acsé, Drac, DRJS, Collectivités) pour financer les projets des acteurs associatifs. D’autre part, le partenariat entre un Établissement public soumis aux marchés publics et des associations souvent modestes ne va pas de soi et s’inscrit difficilement dans un schéma de « coopération », qui supposerait une certaine égalité de relation. La Cité pose, dans des termes renouvelés, la question de la démocratie culturelle, qui reste souvent à la porte des institutions culturelles. Comment faire pour que la politique de 14

l’offre s’enrichisse de la demande sociale ? La capacité de la Cité à véritablement intégrer le réseau à la définition de ces orientations aura valeur de test. Trois questions stratégiques pour l’avenir de la Cité Au-delà de ces questionnements, la Cité nationale de l’histoire de l’immigration doit affronter trois questions stratégiques qui déterminent assez largement son avenir et son succès à moyen terme : 1 - La gouvernance de l’Établissement public : le changement laborieux de présidence et de direction en 2010, le renouvellement des instances ont montré que le système des quatre tutelles n’était pas satisfaisant, et d’autant moins que la Cité a été peu portée politiquement depuis sa création. Peut-il y avoir reconnaissance de la place des immigrés dans l’histoire de France sans que l’institution soit elle-même reconnue, défendue, mise en valeur ? Ne faut-il pas simplifier les tutelles et affirmer tout simplement que la Cité est un établissement culturel au plein sens du terme ? 2 - L’image brouillée de la Cité : depuis son ouverture, la Cité n’a pas totalement trouvé sa place dans le paysage institutionnel ; l’équipe s’interroge actuellement sur les causes de cette situation : institution « hybride », ni tout à fait musée, ni « centre culturel », absence d’inauguration, brouillage du message par l’actualité et les médias, difficulté de traiter de l’immigration sans susciter les polémiques… Le défi de la Cité est de trouver comment « populariser » son message sans perdre la rigueur scientifique qui, seule, le légitime. Comment participer aux grands débats de la société en restant dans une mission culturelle (sur l’identité et la diversité par exemple) ? Comment mobiliser les partenaires, les réseaux dans le projet de transformation des regards sur l’immigration ? Comment enfin communiquer sans tomber dans les pièges où le monde politico-médiatique enferme l’immigration ? 3 - La recomposition du paysage autour de la question de l’intégration : la priorité donnée à la gestion des flux au détriment d’une véritable politique d’intégration, le désengagement de l’Acsé dans le champ culturel, la fragilisation du tissu associatif pourraient mettre en cause les hypothèses mêmes de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration.


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En conclusion, et de manière plus générale, il faut souligner à quel point la Cité nationale de l’histoire de l’immigration interroge, depuis sa création, la fonction des institutions culturelles et des musées dans le monde d’aujourd’hui. À cet égard, la Cité est une sorte de prototype. Sa réussite ou son échec en diront long sur la capacité des institutions culturelles françaises à évoluer. Ainsi, la diversité culturelle est difficile à mettre en œuvre concrètement, qu’il s’agisse de débattre des acquisitions du musée, des choix de programmation culturelle ou encore de la politique des recrutements. La Cité nationale de l’histoire de l’immigration a-t-elle réussi, quatre ans après sa création, à transformer en thème culturel le champ de l’immigration ? Ce n’est pas sûr. Alors que, dans l’ensemble de l’Europe, on assiste à une certaine banalisation de la xénophobie, la Cité, qui avait voulu exister en dehors de l’actualité, risque d’être oubliée ou bien rattrapée par elle 4. Entre les deux, le chemin est étroit, c’est le seul possible. Publications récentes de l’auteur (téléchargeables) : - Immigration et diversité culturelle : 30 ans d’ intégration culturelle des immigrés en France, contribution pour le colloque de clôture de l’Année européenne du dialogue interculturel (Centre Pompidou, octobre 2008. Actes : éditions de l’OPC, Grenoble, décembre 2009). - Avant-propos de MUSEUM International n° 233-4 (publication de l’Unesco) : The Cultural Heritage of Migrants (en anglais ou en français). Voir le site ou télécharger l’avant-propos de la publication en français. - Peut-on réconcilier diversité culturelle et cohésion nationale ? Le cas de la Cité Nationale de l’Histoire de l’Immigration, Communication pour le séminaire « La France et ses autres, nouveaux musées, nouvelles identités », 1er et 2 juin 2006, The University of Chicago Center in Paris, Maison René Ginouvès, Université Paris X Nanterre.

À l’heure où j’écris ces lignes, le Palais de la Porte Dorée est occupé depuis trois mois par le collectif des travailleurs sans-papiers. 4

Migrant mother, 1936 - Photo de Dorothea Lange. Library of Congress, Prints & Photographs Division, FSA/OWI Collection, [LC-DIG-ppmsca-23845].

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Les droits des étrangers sacrifiés aux politiques migratoires Par Danièle LOCHAK Professeur émérite de l’Université de Paris Ouest - Nanterre La Défense, Centre de recherches et d’études sur les droits fondamentaux

En conférence le 4 mai L’idée d’universalité des droits de l’homme, proclamée solennellement en 1948, a contribué, à beaucoup d’égards, à améliorer la condition juridique des étrangers et à rapprocher leur statut de celui des nationaux dans un certain nombre de domaines. Mais la politique dite de « maîtrise des flux migratoires », menée depuis une trentaine d’années par la France comme par ses partenaires européens, a freiné les progrès qu’on aurait pu attendre de cette reconnaissance et contrecarré les effets de cette évolution positive. Au point qu’aujourd’hui on a plutôt le sentiment d’une régression de la condition juridique des immigrés dont les droits fondamentaux subissent des atteintes de plus en plus graves. En France… La liberté de se marier est en principe garantie à tous, sans considération de nationalité mais, sous prétexte de se prémunir contre la fraude, le mariage des étrangers a été placé sous haute surveillance dès lors qu’il est susceptible d’engendrer un droit au séjour. Le législateur a été jusqu’à modifier les règles du code civil pour contrer les mariages blancs ou les « paternités de complaisance » et bientôt, si le Conseil constitutionnel laisse passer la disposition du projet de loi Besson adopté en première lecture par l’Assemblée nationale et le Sénat, les « mariages gris », ceux qui ont été conclus par un étranger en trompant l’époux (français) sur sa véritable intention. Les plus hautes juridictions ont affirmé solennellement que les étrangers avaient droit, comme les nationaux, au respect de leur vie privée et familiale ; mais ce droit est sévèrement restreint par les conditions de plus en plus strictes mises au regroupement familial et à l’obtention d’un titre de séjour. La carte de résident de dix ans n’est plus délivrée de plein droit qu’à des catégories résiduelles et tous les autres, quelles que soient leurs attaches personnelles ou familiales en France, ne peuvent l’obtenir qu’après un délai minimum de trois ans et à condition de faire la preuve de leur « intégration républicaine dans la société française ». En même temps que la précarité du séjour s’accroît, la menace d’éloignement se rapproche : expulsion pour motif d’ordre public, mais surtout reconduite à la frontière ou obligation de quitter le territoire pour irrégularité du séjour – qui s’accompagneront désormais, sur le fondement de la loi actuellement en discussion devant le parlement, d’une interdiction de revenir pendant plusieurs années non seulement en France mais dans l’ensemble des pays européens. Si le droit de ne pas être détenu arbitrairement s’applique aux étrangers comme aux nationaux, les premiers peuvent 16

néanmoins être privés de liberté – placés en zone d’attente ou en réten­tion administrative – en dehors de toute procédure pénale, dès lors qu’ils sont sous le coup d’une mesure d’éloignement. Au fil des réformes, la durée de l’enfermement s’est allongée – elle pourra atteindre désormais 45 jours – et les pouvoirs du juge judiciaire, censé être le gardien de la liberté individuelle, ont été réduits : son rôle, déjà bien limité, pourrait même être réduit à néant à l’avenir : une disposition du projet de loi en discussion, votée par l’Assemblée nationale en première lecture, prévoit en effet que le juge ne soit saisi qu’à l’issue d’un délai de cinq jours, de sorte qu’en pratique la plupart des éloignements seraient exécutés avant que l’étranger lui ait été présenté. Cette disposition a été écartée par le Sénat mais rien ne garantit qu’elle ne sera pas réintroduite au cours de la seconde lecture. La liberté de circulation transfrontière se réduit à peu de choses pour les étrangers qui, du seul fait de leur nationalité, sont soupçonnés de représenter un « risque migratoire ». Le droit d’asile est vidé de son contenu par une politique restrictive de reconnaissance du statut de réfugié et la systématisation d’un ensemble de notions comme celles de « pays tiers sûr », « pays d’origine sûr », « demande manifestement infondée » qui permettent de rejeter les requêtes sans examen sérieux du dossier ou, plus radicalement encore – on le redira plus loin – par les obstacles mis à l’accès des réfugiés au territoire européen. Parallèlement se sont mis en place un réseau de surveillance de plus en plus dense et un arsenal répressif toujours plus sévère : démultiplication des contrôles à l’entrée du territoire et de l’espace Schengen, opérés à la fois par les consulats qui délivrent au compte-gouttes les visas et par la police des frontières ; généralisation des contrôles d’identité ciblés et sélectifs destinés à repérer les clandestins ; convocations pièges dans les préfectures ; multiplication des visites domiciliaires et des enquêtes de police pour débusquer les membres de familles


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présents illégalement en France ; généralisation du fichage et du recours à la biométrie ; aggravation constante des peines encourues pour séjour irrégulier, etc. Des centaines de milliers de personnes se retrouvent sans papiers par l’effet d’une législation et de pratiques de plus en plus restrictives, alors même que, en raison de leur situation familiale, de la durée de leur présence en France ou des risques qu’ils encourent dans leur pays, ils auraient vocation à obtenir un droit au séjour. La plupart des droits sociaux, à commencer par l’accès à la sécurité sociale, leur sont refusés et ils ne sont pas toujours en mesure d’exercer les droits qui leur sont théoriquement reconnus, soit en raison des pratiques des services auxquels ils ont affaire, soit par crainte d’être dénoncé. L’arsenal répressif n’est d’ailleurs pas dirigé seulement contre les migrants. Sur la base d’une interprétation de plus en plus large du délit d’aide au séjour irrégulier, les poursuites se multiplient accompagnées le cas échéant de mesures d’intimidation telles que placement en garde à vue ou perquisitions domiciliaires – contre les citoyens qui, mus par leurs convictions ou par un simple sentiment d’humanité, hébergent ou soutiennent matériellement des sans-papiers. D’autres, parce qu’ils ont refusé d’assister en silence à la violence des expulsions, sont mis en examen et parfois condamnés pour « entrave à la circulation des aéronefs » ou « rébellion ». On voit aussi s’installer l’encouragement à la délation : les chefs d’établissements, les travailleurs sociaux, les agents des mairies subissent des pressions de plus en plus fortes de leur hiérarchie, allant jusqu’à des menaces de sanctions, pour dénoncer les situations d’irrégularité dont ils ont connaissance. Des médecins se voient rappelés à l’ordre en raison d’une proportion jugée excessive d’avis positifs donnés à l’appui des demandes de titre de séjour formées par des étrangers malades. Si l’opinion, le plus souvent, ne s’émeut pas des implications des lois sur l’immigration, ce n’est pas seulement parce qu’elle est réceptive à un discours qui présente la politique actuelle comme la seule possible. C’est aussi parce que la surabondance des dispositions répressives dans la législation l’incite à se représenter l’étranger comme foncièrement dangereux, ne respectant pas les lois ou cherchant à les tourner, et comme un délinquant en puissance. Dès lors, en effet, qu’on a érigé en délit toute infraction aux règles sur

le séjour, les étrangers en situation irrégulière deviennent des délinquants. N’est-il pas normal, alors, de chercher par tous moyens à les repérer par des contrôles d’identité sélectifs, normal de les dénoncer puisqu’on ne peut, dans un État de droit, laisser la délinquance impunie, normal de leur refuser des droits aussi élémentaires que celui de se soigner ou de vivre en famille, normal de les traquer, de les enfermer, d’utiliser la violence pour les renvoyer, normal aussi d’user de l’intimidation et de la répression contre ceux qui entendent leur venir en aide et entravent ainsi l’action « légitime » de l’administration ? L’expérience montre que la politique de contrôle des flux migratoires, telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui, non seulement porte des atteintes graves aux droits les plus fondamentaux des migrants mais, au-delà, qu’elle aboutit à un accroissement sans fin des pouvoirs et des moyens de surveillance de la police, qu’elle favorise la suspicion et encourage la délation et finalement sape les fondements d’une société libre et d’un État de droit. … et au niveau européen Le tableau se noircit hélas encore un peu plus lorsqu’on porte le regard sur les mesures prises au niveau européen pour maintenir les migrants originaires des pays du Sud à distance des frontières de l’Europe, y compris ceux qui fuient leur pays pour trouver refuge ailleurs. Sont en effet sacrifiés à cette politique de fermeture des frontières des droits aussi fondamentaux et aussi absolus que le droit de quitter son pays, la liberté individuelle, le droit d’asile, le droit de ne pas être soumis à des traitements inhumains ou dégradants et même le droit à la vie. Le droit de quitter son pays, proclamé en 1948 contre les pratiques des pays autoritaires et totalitaires, est remis en cause dès lors que les pays d’origine ou de transit, sous la pression des pays du Nord, en viennent à ériger en délit la sortie du territoire sans autorisation. Est également déniée aux migrants la liberté individuelle, c’est-à-dire le droit de ne pas être arbitrairement détenu : l’enfermement des étrangers est devenu un élément constitutif des politiques d’immigration et d’asile à l’heure de la mondialisation. Sont maintenus dans des camps aux statuts divers, mais où ils sont de toutes façons exposés à subir brutalités et violences et autres formes de traitements inhumains et dégradants, des dizaines de milliers d’étrangers coupables – ou soupçonnés 17


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– d’un même et seul « délit » : celui d’avoir franchi ou tenté de franchir illégalement des frontières ou de s’être maintenu illégalement sur un territoire. En verrouillant l’accès à leur territoire des étrangers en général, les pays européens interdisent du même coup à ceux qui ont besoin d’une protection internationale de trouver une terre d’accueil, en violation de la Convention de Genève sur les réfugiés qu’ils ont pourtant tous ratifiée. Le droit d’asile est en effet privé de son contenu dès lors que tout est fait pour empêcher les personnes d’arriver dans les pays où elles pourraient s’en prévaloir. On les renvoie de surcroît vers des pays de transit pas toujours soucieux du respect des droits de l’homme et du droit d’asile, on leur fait courir le risque d’être renvoyés vers des pays où leur vie et leur intégrité physique sont menacées. C’est enfin le droit à la vie qui est dénié à ces hommes et ces femmes qu’on veut à toute force empêcher de parvenir aux frontières de l’Europe. Car, en les empêchant d’utiliser les modes de déplacement normaux – par le biais de la politique des visas ou des sanctions contre les transporteurs qui amènent aux frontières de l’Europe des étrangers dépourvus de papiers –, on les livre aux passeurs et au racket ; en érigeant sur leur chemin toujours plus de murs et de barbelés, on les contraint à trouver des voies de contournement dangereuses aux conséquences parfois mortelles. Des centaines, des milliers de migrants, contraints de prendre toujours plus de risques pour échapper aux contrôles, trouvent la mort chaque année en tentant de franchir les obstacles qu’on dresse sur leur route. Ils meurent en mer, dans le Sahara ou dans les camps libyens, ils meurent asphyxiés ou noyés, ils meurent de froid ou de chaleur ou encore sous les balles de l’armée ou de la police. Si l’on croit à l’universalité des droits de l’homme, on peut difficilement accepter que des droits aussi fondamentaux que la liberté de circulation, le droit de gagner sa vie ou, tout simplement, de vivre auprès de ceux qu’on aime soient réservés aux habitants des pays riches et que le droit de fuir la persécution soit dénié à ceux qui en ont le plus besoin. Critiquable pour ces raisons, la politique suivie depuis plus de trente ans ne peut même pas se réclamer du réalisme. Elle est inefficace puisque, malgré les barrages érigés pour empêcher les étrangers d’arriver jusqu’aux frontières de l’Europe, des centaines de milliers de personnes – d’après les estimations officielles – réussissent malgré tout, au péril 18

de leur vie, à y accéder. Elle contribue à alimenter une économie souterraine et à entretenir une main-d’œuvre sous-payée et exploitée qui fait concurrence aux travailleurs « légaux ». Elle favorise l’activité des passeurs et des trafiquants : l’aggravation des sanctions, seule solution imaginée par les gouvernements, est impuissante à enrayer le phénomène et a pour seule conséquence de renchérir le coût des passages clandestins et d’augmenter les risques pris par les migrants. La fermeture des frontières va même à l’encontre de ses propres objectifs en gênant la mobilité des étrangers qu’elle dissuade de retourner dans leur pays par crainte de perdre leurs droits. Si la politique de fermeture – sélective – des frontières manque sa cible, c’est parce qu’elle ne prend pas en compte le caractère inéluctable des migrations. La propension à migrer est entretenue par de multiples facteurs : le fossé qui se creuse entre les pays riches et les pays pauvres, les guerres et les persécutions qui chassent de chez elles des populations entières et, désormais, le réchauffement climatique qui a d’ores et déjà commencé à engendrer des flux de « réfugiés environnementaux ». Dans ce contexte, il est illusoire de penser qu’on peut réellement se protéger de la « menace » des flux migratoires en élevant des barrières toujours plus hautes ou plus étendues et en recourant à un arsenal répressif et militarisé : ce n’est ni une solution durable, ni une solution réaliste. Il faut donc inverser la problématique : se demander non pas comment endiguer ces f lux, mais comment se donner les moyens d’accueillir les migrants. Tel est le véritable défi auquel il est urgent de s’atteler. Malheureusement, si de plus en plus de militants des droits de l’homme mais aussi d’experts en ont pris conscience, la classe politique, dans tous les pays comme au niveau européen, reste pour l’instant figée dans ses dogmes.


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L’art brut dans nos murs Par Jean-François REY Professeur de philosophie

Vous vous ennuyez au cours d’une réunion. Vous essayez de faire bonne figure. On dirait que vous prenez des notes derrière une physionomie totalement sérieuse. Mais votre stylo griffonne, gribouille, retourne, fait des boucles, des arabesques. La réunion terminée, on jette la page. Qu’avez-vous fait là ? En état de survigilance distraite, vous avez donné cours à une véritable pulsion, plus proche du jeu que d’une œuvre. On doit au psychiatre allemand Hans Prinzhorn, collectionneur des productions de ses patients, une théorie de ce processus de création qu’il appela Gestaltung. Il n’est pas le seul : Paul Klee, Mondrian en parlent aussi, d’expérience. Très tôt au siècle dernier, artistes, psychiatres, philosophes font accueil de travaux de patients de la psychiatrie ou d’autodidactes, classés parmi les originaux ou les marginaux. En 1947, au temps où la psychiatrie en France veut mettre fin à la relégation asilaire, Jean Dubuffet invente le terme d’ « art brut » et ouvre à Lausanne un musée destiné à l’accueillir.

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ujourd’hui, le Musée d’art moderne de Villeneuve d’Ascq (LaM) a ouvert à l’automne dernier une extension destinée à abriter la donation de l’Aracine. Avant de citer des noms et de donner envie d’aller y voir, si ce n’est déjà fait, je tiens à préciser quelques concepts utiles à l’appréhension de l’art dit brut par rapport à l’art dit « culturel » (Dubuffet) et de ceux-ci à la folie. La notion centrale de Gestaltung vient de Gestalt, « forme » en Allemand. Il s’agit d’un processus, d’un chemin : d’une œuvre en voie d’elle-même. La forme est en formation, elle consiste en sa propre genèse. La collection de Prinzhorn était contemporaine de l’expressionnisme en peinture et au cinéma (et ses psychiatres terrifiants : Calligari, Mabuse) et de la découverte de l’art nègre, de ces arts qu’on dit alors « primitifs » (voir les travaux de Carl Einstein). La Gestaltung s’origine dans un besoin d’expression qui convoque pulsion de jeu, pulsion de parure, gribouillage « désordonné non figuratif » et tendance à l’ornement. Il arrive que certaines personnes prennent leurs gribouillages très au sérieux et travaillent soit dans le sens, dit Prinzhorn, d’une écriture (et l’on pense à Wölfli), soit dans le sens d’un art sacré (on pense à Aloïse Corbaz). Il n’y a œuvre que lorsque le gribouillage se dépasse dans telle ou telle direction qu’on appelle sa forme en formation. Il faut repartir du classique et indémodable ouvrage d’Henri Focillon, La vie des formes. On y lit ceci : « Le signe signifie. La forme se signifie ». C’est en cela que la forme n’est plus un signe. C’est aussi pour cela que, dans le contact avec l’œuvre d’art, ce n’est pas de « lire » qu’il s’agit. Bien sûr, il y a les audioguides qui vous disent ce qu’il faut voir. Cela peut avoir un intérêt pour réduire l’étrangeté historique ou culturelle de l’œuvre. Mais il faut, au-delà des signes, éprouver la forme en train de se signifier. Pour le dire avec Henri Maldiney : « Une spirale néolithique ornant un vase funéraire est une forme qui se signifie et sa signification est existentielle » 1. Car la proposition : les formes vivent Henri Maldiney, (interview) in Art Press n° 153, décembre 1990.

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est à rapprocher de celle-ci : le psychotique est un existant. Comme la forme est en voie d’elle-même, l’existence est une vie en voie d’elle-même. Exister, c’est être en avant de soi (praesens, c’est-à-dire présent), à dessein de soi. Il en va ainsi de toute existence. Mais c’est ce que nous apprend l’existence psychotique, à condition de l’aborder avec de tels concepts, au nombre desquels la Gestaltung. Jamais autant visible que dans l’art brut. Celui-ci a ses classiques. Ils n’ont pas fait école, mais ils ont été célébrés, étudiés, exposés, et aujourd’hui tout près de nous : Wölfli, Aloïse Corbaz, Auguste Forestier, Lesage et d’autres. Quand Forestier, découvert par Jean Oury à l’hôpital de Saint-Alban, fabrique des statues d’un mètre de haut dont même les chats avaient peur, il rassemble des débris, des nippes, des bouts de cageots, de vieilles serpillières et il recolle les morceaux de son corps éclaté selon un style reconnaissable entre tous : une statuette plate en bois qui vous regarde, surmontée d’un képi, lui-même parfois surmonté d’un lapin. L’art brut n’a cessé de fasciner les psychiatres collectionneurs et découvreurs. C’est la raison pour laquelle il est assimilé à « l’art des fous ». Il déborde pourtant l’asile ou l’hôpital : en quoi se distingue-t-il de l’art naïf, « primitif », voire du dessin enfantin ? En Angleterre, on parle d’ « outsider art », mais on a du mal à le distinguer du « folk art », de ce que nous appelons « arts et traditions populaires ». Finalement, ceux qui « font » l’art brut, ce sont les collectionneurs et les musées. La collection de l’Aracine a commencé il y a quarante ans, mais le premier gisement d’art brut apparaît lorsque les hôpitaux psychiatriques se libèrent de l’asile sous l’impulsion de la génération de la guerre et de l’après-guerre : François Tosquelles, Lucien Bonnafé, Jean Oury. En créant les « clubs thérapeutiques », on se donne les moyens de favoriser, de protéger et de valoriser les productions des patients. Chacun de ces créateurs, pris en lui-même, est intéressant ; on parle même d’ « art singulier », voire d’art des Singuliers. Mais, avec le temps, la patience et le travail des collection19


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neurs, ils figurent en bonne place avec d’autres qu’ils ne connaissaient pas. Il y a, dès lors, un style qui définit chacun, mais aussi des affinités, des parentés thématiques qui les rendent plus proches. Mais c’est aussi le musée qui fait des œuvres ; et c’est sans doute cela le plus discutable : qu’estce qui fait œuvre ? La fonction du musée, selon Henri Maldiney, est de « donner à voir » : « Ce don doit être nu. Il ne s’agit pas d’aménager l’espace d’une mise en montre, ou d’une mise en scène, mais de ménager aux œuvres un terrain de vérité » 2. Un musée ne doit être ni un palais, ni un laboratoire, ni un baraquement ; il doit, selon une formule fondamentale de l’attitude phénoménologique, « laisser être l’œuvre et son témoin ». Dans un musée, je dois pouvoir trouver la paix : on évitera les expositions monumentales et médiatisées où la rencontre avec l’œuvre est troublée par tous ceux qui piétinent notre espace de tranquillité. L’œuvre et son auteur aussi ont besoin de tranquillité. Voici une phrase que je tire d’une interview de Madeleine Lommel, l’une des personnes qui est à l’origine de la collection de l’Aracine : « Un fou qui s’engage dans la création accomplit un acte autonome, obéit à des pulsions d’ordre intime et entreprend un processus qui peut aboutir à une œuvre. » La même personne ajoute qu’il est rarissime qu’une œuvre d’art naisse de ce qu’on appelle l’art-thérapie. Le résultat peut être « agréable » (c’est le mot qu’elle emploie), il n’est pas forcément « beau ». Cette distinction est essentielle pour toute l’esthétique moderne. Enfin, on peut noter qu’on voit apparaître, au sein de l’art brut, des œuvres beaucoup plus travaillées, expressives, personnelles qui se détachent des autres. Là, le collectionneur et le musée sont déterminants. En résumé, pour que quelque chose subsiste, qu’on l’appelle art brut ou art singulier, il faut des collectionneurs (et il y en a toujours chez les psychiatres) et des initiatives muséales. Il faut ici marquer ce qu’est la place insubstituable de la psychiatrie dans ce contexte, ou, pour le dire prudemment, de la psychiatrie que nous ne nous résignons pas à voir disparaître. Là-dessus, quelques préjugés tenaces font encore peur : ainsi, dans la presse régionale, j’ai repéré des articles déplorant que les « fous » soient obligés d’aller fouiller les poubelles pour agglomérer des débris à leurs œuvres. Dieu merci, dans les temps futurs, on leur donnera des draps propres et du bois bien poli ! Alors, on aura ce que Jean Oury décrivait : si l’on substitue à ses débris des objets « propres », il est à craindre, ça s’est vu, que le patient ne fasse plus rien du tout et pour toujours !

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Henri Maldiney, L’avènement de l’œuvre, éd. Thééthète, 1997, p. 35.

Ces patients seraient très surpris qu’on les prenne pour des artistes. Souvent, ils n’ont pas beaucoup fréquenté l’école. Mais tous les concepts ici présentés trop rapidement y sont : la Gestaltung avec sa pulsion ornementale (qui domine chez un ancien mineur du Pas-de-Calais frotté de spiritisme : Augustin Lesage), sa pulsion d’imitation, mais aussi son écriture symbolique, comme chez Wölfli. Ce qui nous met mal à l’aise dans certaines de ces productions, ce n’est pas leur « folie » au sens commun d’extravagance, de jeu, délibéré ou non, avec les normes, qui est à la base de tout l’art moderne, et certains ne sont pas dépourvus d’humour. Ce qui nous trouble parfois, chez certains de ces artistes de l’art brut, c’est que souvent tout est saturé, il n’y a pas de blanc, pas de vide, pas d’ « ouvert », pour reprendre un concept d’Henri Maldiney : « ce n’est pas le vide, mais le trop plein qui est le signe de la menace » 3. Bien des questions qu’on ne peut ici qu’effleurer sont soulevées par l’existence comme par la dénomination de l’art brut. Parmi elles : l’art brut est-il vraiment de l’art ? Tout y est-il beau ? Qu’est ce qui m’autorise de trouver un tel beau, un autre non ? Le geste baptismal de Jean Dubuffet est-il purement performatif, comme l’est à sa manière l’art conceptuel ? Autant de questions qui relèvent de ce qu’on appelle l’ « esthétique » depuis Baumgarten et Kant. Mais peut-être faut-il entendre, dans « esthétique », le grec Aisthésis dont l’équivalent le plus proche serait l’infinitif « sentir », ou, à partir d’un autre mot grec, l’adjectif « pathique ». Ce n’est pas qu’une question de vocabulaire ou d’érudition : il y va de l’existence. Ces artistes, fous ou non, ont en commun, avec chacun de nous, une sensibilité. Mais ils sont allés bien plus loin par leur création même : ils indiquent la voie d’un dépassement de l’existence pratique vers l’existence esthétique, pour reprendre les concepts de Kierkegaard. Les leçons de l’art brut ne sont pas des curiosités et les salles des musées qui les accueillent ne sont pas des « cabinets des curiosités ». Les leçons de l’art brut sont des leçons d’existence.

3 Henri Maldiney, in Jean Oury, Création et schizophrénie, Paris, éd. Galilée, 1989, p. 208.


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Adolf Wölfli, Bettania Gotes = Aker, 1927. Donation L’Aracine, 1999. LaM, Villeneuve d’Ascq. Photo : Philip Bernard. DR.

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LNA#57 / paradoxes

Paradoxes

Rubrique de divertissements mathématiques pour ceux qui aiment se prendre la tête

* Laboratoire d’Informatique Fondamentale de Lille, UMR CNRS 8022, Bât. M3 extension

Par Jean-Paul DELAHAYE Professeur à l’Université Lille 1 * E-mail : jean-paul.delahaye@lifl.fr

Les paradoxes stimulent l’esprit et sont à l’origine de nombreux progrès mathématiques. Notre but est de vous provoquer et de vous faire réfléchir. Si vous pensez avoir une solution au paradoxe proposé, envoyez-la moi (faire parvenir le courrier à l’Espace Culture ou à l’adresse électronique delahaye@lifl.fr). Le paradoxe précédent : UNE HISTOIRE DE 9 CHAPEAUX Neuf joueurs portent des chapeaux dont la couleur est rouge, noire ou blanche. Chacun peut voir tous les autres chapeaux mais pas le sien. Les chapeaux ont été tirés au hasard à l’aide d’un dé (1 et 2 donnent noir, 3 et 4 donnent rouge, 5 et 6 donnent blanc). L’arbitre annonce que chaque joueur doit deviner la couleur de son chapeau en voyant les autres chapeaux, et que, si au moins trois d’entre eux donnent la bonne réponse, alors ils auront gagné un voyage à Londres tous ensemble. Les joueurs ont pu convenir d’une stratégie collective avant que les chapeaux soient disposés sur leurs têtes, mais ils donnent leur réponse simultanément sans n’avoir plus aucun échange entre eux une fois les chapeaux en place. En répondant au hasard, les joueurs auront une chance non négligeable de perdre. Précisément, ils perdent si 7, 8 ou 9 joueurs se trompent, ce qui se produit dans 37,7 % des cas. Même si cela vous semble paradoxal, ils peuvent réduire leur risque de perdre à 0, en convenant avant le jeu d’une stratégie astucieuse qui les fera gagner de manière certaine quelle que soit la répartition des chapeaux sur leur tête. Quelle est cette stratégie ? Solution Merci et bravo à Philippe Le Grognec, Virginie Delsart et Nicolas Vaneecloo qui m'ont fait parvenir une bonne solution. Les joueurs se séparent en trois groupes de trois : Groupe A : A0, A1, A 2, Groupe B : B0, B1, B2, Groupe C : C0, C1, C2. Dans chaque groupe, ils vont s’arranger pour que l’un d’eux donne la bonne réponse. Attribuons un numéro à chacune des couleurs 0, 1 ou 2. Le joueur A0 va jouer en proposant, pour son chapeau, la couleur telle que la somme des trois couleurs du groupe A fasse 0 ou 3 (c’est-à-dire 0 mod 3). Si, par exemple, il voit 1 et 1 pour les deux autres joueurs de son groupe, il parie 1 pour la couleur de son chapeau ; s’il voit 2 et 1, il parie 0 pour lui, etc. Le joueur A1 va jouer en proposant, pour son chapeau, la couleur telle que la somme des trois couleurs du groupe A fasse 1 ou 4 (c’est-à-dire 1 mod 3). 22

Le joueur A 2 va jouer en proposant, pour son chapeau, la couleur telle que la somme des trois couleurs du groupe A fasse 2 ou 5 (c’est-à-dire 2 mod 3). L’un des trois aura correctement deviné la couleur de son chapeau, car la somme des trois couleurs du groupe A vaut - soit 0 mod 3 (auquel cas A0 aura bon), - soit 1 mod 3 (auquel cas A1 aura bon), - soit 2 mod 3 (auquel cas A 2 aura bon). Les joueurs du groupe B conviennent d’une méthode analogue, ainsi que ceux du groupe C. Dans chacun des groupes, un joueur devinera la couleur de son chapeau. Au total, trois joueurs (exactement) auront deviné la couleur et donc ils gagneront. NOUVEAU PARADOXE : LE DÉMÉNAGEMENT MIRACULEUX Les âges des cinq habitants de la rue Kurt Gödel sont 8, 14, 20, 23 et 35 ; leur âge moyen est donc : (8 + 14 + 20 + 23 + 35)/5 = 20 ans Les 6 habitants de la rue Alan Turing ont respectivement : 25, 30, 35, 40, 45 et 59 ans. Leur âge moyen est donc : (25 + 30 + 35 + 40 + 45 + 59)/6 = 39 ans Jacques, qui habite la rue Gödel, a 35 ans. Il déménage et va habiter dans la rue Turing. Maintenant, l’âge moyen dans la rue Gödel est devenu : (8 + 14 + 20 + 23)/4 = 16,25 ans et l’âge moyen dans la rue Turing s’établit à : (25 + 30 + 35 + 35 + 40 + 45 + 59)/7 = 38,42 ans Ne trouvez-vous pas paradoxal que les moyennes des âges dans les deux rues aient toutes les deux diminué ? En organisant des déménagements de ce type, ne pourraiton pas alors faire baisser les âges moyens de toutes les rues dans toutes les villes et, donc, tous rajeunir ? Une telle baisse simultanée par déplacement d’un élément d’un ensemble A vers un ensemble B peut-elle se produire tout le temps ? Caractérisez les situations où le « paradoxe » survient.


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LNA#57 / mémoires de sciences / à lire

« Science classique et théologie » Autour du livre de Robert Locqueneux

Par Bernard MAITTE Professeur d’histoire des sciences et d’épistémologie Université Lille 1, CHSE/STL

Au Panthéon du rationalisme scientiste siègent les héros de la science moderne : Servet, Bruno, Galilée… Leur lutte contre les religions, l’obscurantisme et les superstitions ; leurs sacrifices pour que triomphe la raison ; leurs martyrs ou leur réclusion leur ont donné cette place insigne. Image d’Épinal ? Les martyrs et les persécutés Michel Servet. Ce médecin découvre la circulation sanguine pulmonaire à une époque rétive encore aux dissections. Il est brûlé vif en 1553 à Genève, sur ordre du Grand Conseil qu’influence Calvin, un Calvin qui avait déclaré : « si j’ai de l’autorité dans cette ville, je veillerai à ce qu’il ne la quitte pas vivant ». Giordano Bruno, moine défroqué. Il affirme l’infinitude du monde, que chaque étoile est un soleil, qu’elles sont entourées de systèmes planétaires, que l’existence d’autres mondes habités est possible. À une époque où l’Église affirme la centralité de la Terre et l’existence de trois régions cosmiques (le Ciel, en haut, de perfection ; la Terre, de péché ; l’Enfer, d’expiation), il est arrêté. Enfermé pendant sept années, soumis à la question ; il refuse de se rétracter, est déclaré hérétique. Devant son « extrême et résolue défense », il est immolé par le feu en 1600, au Campo dei Fiori de Rome, après avoir été mis nu, la bouche entravée d’un mors l’empêchant d’haranguer la foule des pèlerins venus assister, en cette année sainte, au sacrifice cérémoniel. Galilée, coupable d’avoir prouvé par l’observation le système héliocentrique de Copernic, les mouvements de la Terre, ceux du Soleil, l’identité de la Lune et de la Terre, obligé d’abjurer solennellement ses découvertes au couvent Santa Maria de Rome et condamné à la prison à vie… Ces exemples emblématiques le prouveraient : la Foi et la Raison ne font guère bon ménage…, et la science contemporaine peut nous conforter dans l’illusion d’une rationalité scientifique universelle et intemporelle, interdisant toute alliance entre Science et Théologie. Il convient cependant d’y regarder de plus près : Servet, Bruno, Galilée sont les victimes de la Réforme et de la Contre-Réforme, recroquevillées, l’une et l’autre, autour de la signification littérale des textes sacrés, une position qui était restée très minoritaire pendant tout le Moyen-Âge. Et le Concile de Trente (1545-1563) avait élevé l’aristotélisme thomiste au rang de doctrine infaillible de l’Église… C’est dans ce contexte que Servet met en cause le baptême des enfants, défend la dignité de l’Homme, l’humanité du Christ, l’inexistence de la Trinité. Blasphèmes que ne peut supporter Calvin. Mais le supplice divise les calvinistes : Castellion tonne « un meurtre est un meurtre » et de rédiger un vibrant plaidoyer, le « Traité des Hérétiques » (1554) 24

qui pose nettement, en s’appuyant sur une analyse serrée des Écritures, la question de la légitimité de la punition des hérétiques. Giordano Bruno affirme, contre le monde clos d’Aristote, l’infinité du monde. Il la pense comme expression infinie de la puissance infinie de son Créateur. Dans un monde infini, l’idée de Centre disparaît, le soleil devient une étoile parmi les autres, toutes les étoiles sont des soleils… Dès lors, d’autres systèmes planétaires, d’autres mondes habités sont possibles. L’homme prend sa place unique et privilégiée dans le drame théo-cosmique de la création… Galilée, rendu prudent par le climat de la Contre-Réforme, l’hégémonie des péripatéticiens, le supplice de Bruno, tait pendant treize années, au moins, ses conceptions coperniciennes, « si grand est le nombre de sots ». En 1610, tournant sa lunette vers le ciel, il donne les preuves observationnelles de la validité du système de Copernic. Dès lors, il se déchaîne, affirme haut et fort ce qu’il peut maintenant prouver, ironise superbement contre ses contradicteurs, n’hésite pas à les ridiculiser… et sa verve est vive ! Son argumentation conjugue les démonstrations rationnelles appuyées sur l’expérience et les réflexions théologiques : pour lui, Dieu s’est révélé par ses paroles et par ses actes. L’Écriture rapporte les propos, concerne le salut de l’âme : nous devons la croire dans le domaine de la Foi. Mais les Écritures ne parlent pas de la Création – ou si peu et alors toujours de façon métaphorique. C’est donc que Dieu n’a pas voulu révéler ses actes par elle. Par contre, il « nous a dotés de sens, de raison et d’intelligence » 1 : nous devons les mettre en œuvre pour étudier la Création, forger une méthode hypothético-déductive portant en elle sa propre capacité de contestation, le recours à l’expérience, afin d’acquérir la compréhension du monde. « La philosophie est écrite dans ce très grand livre qui se tient constamment ouvert devant tous… mais elle ne peut se saisir si on ne se sait point de la langue et si on ignore les caractères dans lesquels elle est écrite. Cette philosophie est écrite en langue mathématique ; ses caractères sont des triangles, des cercles et autres figures géométriques, sans le moyen desquels il est impossible de saisir humainement quelque parole… Or c’est précisément le fait d’être écrit en langue mathématique qui rend le livre de la Nature déchiffrable ; car Dieu a attribué à l’ homme l’entendement, faculté Lettre à Castelli, 21 déc. 1613.

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qui le rend semblable à lui-même » 2. Cette langue mathématique est inconnue des textes sacrés. Dans ce domaine, l’Écriture n’a donc pas voix au chapitre. Et Galilée d’écrire : « Pour moi, je dirais ce que j’ai entendu d’une éminente autorité ecclésiastique [Saint Augustin], à savoir que l’Esprit Saint se propose de nous montrer comment on va au Ciel et non comment va le Ciel » 3. Dans son vif conflit avec les péripatéticiens et l’Église tridentiste, il finit par mettre en garde : « Attention, théologiens, que dans votre désir de vous prononcer sur l’immobilité du Soleil ou de la Terre, vous ne courriez le risque d’avoir à condamner finalement comme hérétiques ceux qui déclareront que la Terre reste immobile et que le Soleil change de position. Je dis 'finalement', car à notre époque il pourrait bien être physiquement ou logiquement prouvé que la Terre se meut et que le Soleil reste immobile ». Profondément croyant, Galilée ne veut pas que l’Église se fourvoie : c’est pour cela qu’il sépare nettement paroles et actes de Dieu. C’est le polémiste, celui qui ose circonscrire le domaine de la Foi, délimiter le Dogme, qui est condamné. Théologie et rationalité dans la construction de la science Les Pères fondateurs de la science moderne fixent, on le sait, trois buts à celle-ci : 1 - comprendre les actes de Dieu grâce à une méthode indépendante des Écritures ; 2 - améliorer les conditions matérielles de vie et faire reculer les superstitions ; 3 - devenir « comme Maîtres et possesseurs de la Nature ». Posant ces ambitions, ils expriment l’intime liaison entre Science et Foi. Ce sont ces relations entre théologie et rationalité qui participent, de manière consubstantielle, à la naissance et au développement de notre manière d’appréhender le monde, que retrace le beau livre de Robert Locqueneux « Science classique et théologie » 4. Cet ouvrage, précieux et enrichissant, a été affublé par l’éditeur d’une couverture qui prête à contresens : on y voit la statue de Giordano Bruno élevée sur le lieu de son supplice. Le maquettiste, voyant le titre, est tombé dans le piège scientiste de la lutte à mort entre Foi et Raison. On le devine, le propos de R. Locqueneux est loin de cette caricature. Il nous apporte beaucoup par sa précision

G. Galilée in Christiane Chauviré, L’essayeur de Galilée, 1623, Paris, éd. Les Belles Lettres, p. 141. 2

Lettre à Christine de Lorraine, 1615.

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R. Locqueneux, Science classique et théologie, Paris, éd. Vuibert, 2010, Adapt-Snes.

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et sa finesse, nous montre en action la raison scientifique des XVIIème et XVIIIème siècles. Elle n’est pas la nôtre : la théologie naturelle est alors source d’inspiration pour la plupart des savants, non seulement ceux que nous venons de citer, mais aussi, voire surtout, les Descartes, Leibniz, Newton, Voltaire, Linné et bien d’autres, dont nous découvrons, à la lecture de l’ouvrage, les manières d’argumenter, toutes différentes entre elles. Ce que R. Locqueneux dévoile, c’est qu’à l’aube du Grand Siècle savants et théologiens se prêtent la main contre un adversaire commun, le panpsychisme, s’unissent contre la crédulité plus que contre l’incrédulité. L’auteur nous guide au travers de ce siècle et de celui des Lumières pour nous montrer le lent, tortueux et pénible travail de recherche des concepts, des lois et des principes de la « science classique », où la théologie apporte une vraie motivation aux savants de ces temps, les barde de certitudes, les inspire. Lorsqu’il cherche la vraie méthode pour parvenir à la connaissance de toutes choses, Descartes délaisse la logique et préfère les « raisons toutes simples et faciles dont les géomètres ont coutume de se servir ». Mais, avant de chercher à fonder sa vision du monde, il éprouve le besoin de « démontrer » l’existence de Dieu. Celui-ci ne pouvant être trompeur, les sensations disent l’existence d’un monde extérieur dont la connaissance nécessite l’élaboration d’une physique. Cette physique vise à trouver les lois de la nature, vérités mathématiques éternelles et immuables, que Dieu a établies librement avant de les imprimer en nous, comme des semences de vérités « ainsi qu’un roi imprimerait ses lois dans le cœur de tous les sujets s’il en avait aussi bien le pouvoir ». Cette conception des lois de la nature s’accorde à celle des Oratoriens. Elle est dénuée de tout caractère téléologique : la loi est efficace par elle-même, irrésistible dans son action sur la matière. Pour Descartes, à l’origine, Dieu a mis en branle le chaos. Depuis, les corps se sont agrégés, fragmentés, usés. Ils ont donné les trois Éléments, Terre, Éther et Feu, qui emplissent le monde, et ont pris le seul mouvement pouvant perdurer éternellement : circulaire et uniforme. Depuis cette mise en marche, le monde fonctionne à l’image d’une immense horloge, selon les lois fixées par Dieu au commencement de la Création. Ce sont elles que la science doit découvrir. Dieu peut maintenant se reposer ; il n’intervient plus que par ses miracles. Robert Locqueneux nous montre, à la même époque, un Gassendi qui défend – contre Descartes – l’atomisme, un atomisme qui n’exclut pas Dieu – contrairement à ce qu’en dit la vulgate. Pour Gassendi, la diversité des formes de la 25


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Newton, Locke et les autres… : le siècle des Lumières

le polythéisme, fut restaurée par Moïse, puis par les premiers chrétiens, avant d’être à nouveau corrompue avec le culte de la Sainte Trinité, que nie Newton. Tout oppose les systèmes de Descartes, où le monde est plein et Dieu se repose, et celui de Newton vide, où Dieu intervient sans cesse. Un débat va en naître sur le rôle de Dieu, débat où intervient John Locke. Celui-ci s’oppose aussi bien à l’innéisme cartésien (Dieu aurait imprimé en nous des vérités) qu’au système de Newton (qui veut expliquer les sensations par les mouvements de particules insaisissables composant la matière et qui est incomplet, puisque l’attraction universelle n’est explicable qu’en théologie). Pour Locke, l’entendement humain vient de deux sources (les objets extérieurs ; l’esprit) et se fonde sur la perception des relations entre les phénomènes. Il importe donc de mettre l’accent sur l’empirisme, afin de trouver, dans des raisons non mécaniques, de nouvelles perspectives pour la science. La vérité n’est que la concordance entre ce que nous appréhendons et ce que nous comprenons. Elle est donc provisoire. Donner à notre connaissance cette limite, c’est assurer la tolérance. Connaître l’esprit suppose une théologie naturelle que dépasse la théologie révélée, en ce que celle-ci suppose un Dieu juste, l’immortalité de l’âme, l’existence de châtiments et de récompenses, croyance nécessaire à l’homme en qui réside une disposition au mal, venant du faible pouvoir de sa raison sur ses passions.

Ne plus faire intervenir Dieu dans la rationalité demandera encore bien des efforts. Robert Locqueneux nous montre comment Isaac Newton parvient à unifier la physique en rendant compte aussi bien des mouvements mécaniques sur Terre, de la chute des corps, des trajectoires des planètes par sa « gravitation universelle ». Il y décrit un monde vide où les corps s’attirent, proportionnellement à leurs masses et de façon inverse au carré de leur distance. Comment, dans ce système où tout s’explique par des raisons de mécanique, peut-il y avoir action à distance exercée dans le vide ? La mécanique n’est pas suffisante : Newton fait intervenir le concours de Dieu. Celui-ci agit instantanément sur toute chose par l’entremise de l’espace, un espace qui est comme son organe des sens, ce par quoi Dieu est présent à toute chose. Dans le système newtonien, non seulement Dieu intervient lors de la création, donne précisément aux planètes leur vitesse et la trajectoire par impulsion initiale, mais c’est encore Dieu qui intervient sans cesse pour renouveler le mouvement dans le monde qui, sans lui, dépérirait. Ainsi, Newton croit-il avoir démontré l’existence de Dieu et peut-il esquisser une religion primitive qui, selon lui, est celle de Noé. Cette religion, corrompue par

Le XVIIIème siècle se passionne pour le débat. Pour le plus grand nombre des physiciens des Lumières, l’étude des sciences physiques et naturelles conduit à la foi. Musschenbroek affirme que la physique incite à la pratique religieuse. Dans le monde protestant, des ouvrages traduits en français démontrent l’existence de Dieu par les merveilles de la Nature, par la physique. En France, Nollet, dont les « Leçons de physique expérimentale » connaissent une grande diffusion, et l’abbé Pluche, « l’instituteur de l’Europe », selon Voltaire, partagent cette position. À la fin du siècle, Condillac fonde, sur la théologie naturelle, une vision de Dieu parée de toutes les vertus théologales. Ici, la théologie naturelle concilie chrétiens et déistes, Fénelon et Voltaire, des hommes que les croyances séparent. Le cœur et la raison conspirent pour affirmer l’existence de Dieu, le spectacle de la nature inspire l’amour de Dieu… Robert Locqueneux interroge aussi les sciences naturelles : chez Linné, à qui l’on doit la nomenclature binomiale des plantes (genre et espèces) et leur classification, la Bible sert de cadre à l’histoire naturelle. Il part de la lecture d’un passage de la Genèse, dans lequel il est dit que « Dieu planta un jardin en Eden » et que « Dieu façonna du sol toutes

nature résulte de la diversité des figures des atomes « façonnés dès le début par le Créateur ». Celui-ci a aussi « implanté dans la Terre et dans l’eau une fécondité » et Gassendi mêle deux courants de pensée, l’un mécaniste, l’autre biologique ; il conserve les causes finales dans les sciences de la nature… Il n’est guère, à cette époque, que Blaise Pascal, Pascal le janséniste, Pascal le christocentriste, pour penser que l’on ne doit pas mêler la théologie aux sciences. Pascal affirme que l’esprit humain ne peut atteindre les principes de toute chose ; il ne peut déduire des vérités de prétendues évidences premières. Les connaissances humaines sont donc fragiles : elles ne peuvent servir à démontrer l’existence de Dieu. Il est donc « incompréhensible que Dieu soit et incompréhensible qu’ il ne soit pas ». Pour Pascal, les Écritures ne « prouvent pas la Divinité par les ouvrages de la Nature [elles disent] au contraire que Dieu est un Dieu caché ». Inaccessible par la pensée, Dieu l’est uniquement par la Grâce : le Dieu de Pascal échappe totalement à la raison humaine. Il n’est connu que par la Foi. Foi et Raison s’ignorent : le fidéisme de Pascal n’accorde aucune légitimité au Dieu des philosophes et des savants ; ceci le dispense de mêler Dieu à ses travaux scientifiques…, une leçon qui, paradoxalement, influence la naissance de la pensée laïque…

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les bêtes… et les amena à l’ homme pour voir comment il les appellerait », pour esquisser sa vision de l’origine du monde et poser son étude de la propagation, de la conservation et de la destruction de chacun des règnes minéral, végétal et animal, bref pour retracer l’histoire du monde. Au XVIIIème siècle, ceux qui veulent discréditer une philosophie naturelle (nous dirions la science) s’appliquent à démontrer qu’elle conduit à l’athéisme. En critiquant Descartes, Malebranche, Leibniz, Newton…, les scolastiques thomistes, tout comme les adeptes de l’une ou l’autre de ces philosophies luttant contre les autres, donnèrent des leçons d’athéisme. Elles ne furent pas perdues pour les rares matérialistes du siècle des Lumières : d’Holbach, qui est l’un des premiers à soutenir un athéisme radical ; Sade, quand il interroge « Votre chimère deifique éclairera-t-elle quelque chose ?... Comment voulez-vous que j’admette, pour cause de ce que je ne comprends pas, quelque chose que je comprends encore moins ? » 5. Quant à Laplace, il expose un système du monde où Dieu n’a que faire… Le beau livre de Robert Locqueneux nous montre combien l’historien des sciences doit tenir compte de la théologie naturelle et des rapports qu’elle entretient avec la théologie révélée s’il veut se faire une idée exacte de la naissance de la science classique. Isoler les sciences de la métaphysique et de la théologie avant le milieu du XIXème siècle, c’est ignorer une dimension essentielle dans le développement de la pensée scientifique, une pensée qui a dû batailler pour se forger, devenir profane, porter en elle sa propre capacité de contestation. Les connaissances scientifiques, quels que soient les a priori qui les ont inspirées, – et ils sont nombreux, d’ordres éducatifs, culturels, philosophiques, éthiques… (nous n’avons retenu ici que l’influence de la théologie) –, ne sont retenues que si elles s’accordent avec les faits, avec les expériences. Ainsi, les énoncés des lois et des principes excluent tous concepts et règles étrangers aux phénomènes physiques, même s’ils ont pu aider à leur élaboration. La science est oublieuse de ses origines et n’en porte pas les traces. À l’historien de montrer quelles voies furent suivies par la pensée pour parvenir aux rationalisations actuelles, afin d’éclairer ce qu’est la recherche scientifique.

À lire, absolument Discours sur l’origine de l’Univers d’Étienne Klein Voici un petit livre vif, clair, excellemment argumenté, sur lequel doivent se précipiter tous ceux qui s’interrogent sur le « Big Bang », sur les questions d’origine de l’Univers. Ils y liront la démonstration, particulièrement convaincante, que la question de l’origine appartient aux croyances. La science ne peut espérer faire d’ultimes petits pas pour réduire ce qui la sépare d’un instant initial : cette notion lui est définitivement étrangère. Mais la cosmologie contemporaine est en droit de poser cette question : l’univers a-t-il jamais commencé ? Paris, éd. Flammarion/NBS, 2010.

LA SCIENCE n'EsT pas L'ART. Brèves rencontres… de Jean-Marc Lévy-Leblond Un physicien, un homme de culture, un essayiste toujours curieux de relations entre la recherche scientifique et le contexte dans lequel elle se développe, interroge les relations entre sciences et arts. Il ne prône pas, comme c’est la mode actuellement, une réconciliation, une convergence, une abolition des frontières. Jean-Marc Lévy-Leblond montre que les arts et les sciences gagnent à affirmer leur altérité, leur différenciation. C’est avec cette posture que l’auteur recherche « l’autre » et tente de l’appréhender. J’ai particulièrement aimé les « brèves rencontres » et les analyses d’œuvres qui terminent ce livre : ces critiques sont superbes. Paris, éd. Hermann, 2010. B.M.

Sade, La philosophie dans le boudoir, 1795.

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Abus de la loi Par Alain CAMBIER Docteur en philosophie, professeur en classes préparatoires, Faidherbe - Lille Dans son dernier rapport annuel sur l’application des lois, le Sénat a souligné que, sur les cinquante-neuf lois promulguées au cours de la session 2009 du Parlement, seules trois avaient reçu l’intégralité de leurs textes d’application. Pour les dix-huit lois qui ont été votées avant le 31 mars 2010, et nécessitant un suivi réglementaire, à peine sept ont été intégralement mises en application. Nous assistons à une progression exponentielle du nombre de lois, mais celles-ci deviennent de plus en plus difficilement applicables : le problème n’est pas seulement celui du manque de temps qui force le travail législatif à s’effectuer dans l’urgence. Confrontés aux situations concrètes et soumis à l’exigence de cohérence du droit, les décrets d’application peuvent difficilement être pris. Ainsi, le recours à une loi nouvelle – souvent annoncée pompeusement – s’avère condamné à rester lettre morte. À trop vouloir légiférer, l’esprit même des lois est trahi.

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partir du XVIIème siècle, l’État moderne a fait du droit positif son moyen privilégié pour structurer l’espace social et garantir l’ordre. Mais, un paradoxe est immédiatement apparu : le souverain, censé promulguer les lois, prétendait lui-même ne pas être tenu de se soumettre aux lois et revendiquait une position ex lex. Au cœur même de l’État du droit, un foyer aveugle, propice à toutes les dérives, le minait : la souveraineté se présentait à la fois comme la pierre d’angle et la pierre d’achoppement du droit. La Vème République – véritable « monarchie républicaine » selon Maurice Duverger – n’a fait que réactiver ce paradoxe et le rendre encore plus aigu, face aux aspirations à un État de droit transparent : l’affaire Clearstream, où un Président de la République appelle « coupables » des personnes attendant seulement de passer en jugement, est l’exemple typique d’un abus f lagrant de pouvoir. L’ironie de l’histoire est qu’aujourd’hui nous nous trouvons devant un pouvoir politique qui prétend multiplier les lois, alors que le Président de la République – selon notre système constitutionnel – n’est responsable devant personne. La seule sanction qui le menace est celle de l’opinion durant son mandat et celle du peuple à l’issue de celui-ci, s’il s’avise de se représenter. Cette asymétrie de condition implique au moins un devoir élémentaire de réserve de la part du Président de la République. Or, sur ce défaut de démocratie et de droit sont venus se surajouter d’autres éléments favorisant encore plus le règne de l’arbitraire. En ayant marginalisé le rôle du Premier Ministre, la prétendue omniprésidence a rendu impossible – de fait – l’obligation de l’exécutif de rendre des comptes devant les Assemblées élues. Bien plus, en élargissant l’immunité à des conseillers du Président, le système actuel se révèle particulièrement inique, comme l’a souligné Olivier Beaud 1. Enfin, en partant souvent d’un fait divers particulièrement sordide, et en le montant en épingle pour

1 « L’inique immunité des conseillers du président », Olivier Beaud, article dans Le Monde du 12-11-2010.

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légitimer la promulgation d’une nouvelle loi, le pouvoir politique dénature le sens de la loi républicaine qui ne peut être que général et prendre en compte le corps politique tout entier 2 : l'écart principiel entre la portée formelle de la loi et la singularité matérielle d’un fait est ici déniée. Plus profondément, le souci de l’équité ne peut ignorer que le droit positif se retrouve confronté à deux ordres de nécessité : l’une logique, l’autre empirique. Déjà, dans son De Conditionibus, Leibniz 3 avait abordé ce problème souvent rencontré par les juristes : le rapport entre condition et conditionné, fixé par un contrat dans le cadre du droit civil, ne se réduit pas à une inférence logique, à une connexion nécessaire, mais dépend d’éléments empiriques aléatoires susceptibles de suspendre la validation du contrat. Toute mise en pratique de normes est suspendue à la réunion de conditions empiriques favorables et ce n'est guère le cas avec, par exemple, la loi prétendant interdire tout rassemblement de jeunes au bas des immeubles collectifs. En introduisant une obligation, une norme est censée produire une modification de nos motivations d’action, mais elle se révèle également tributaire de la vérification des capacités de rendre effective cette norme. Nous avons affaire à deux formes différentes de nécessité qui se chevauchent : celle qu’implique intrinsèquement une obligation normative ; mais, aussi, celle extrinsèque qui renvoie à la réalisation d’une situation où cette obligation normative pourra être appliquée. Dans son ouvrage, Leibniz précise, à la définition 10 : « La condition extrinsèque est celle dont la conditionnalité découle de la chose même ». Ainsi, une norme ne peut se permettre de formuler seulement des obligations en se projetant dans un monde virtuel indéterminé, mais doit tenir « Quand tout le peuple statue sur tout le peuple, il ne considère que lui-même, et s’il se forme alors un rapport, c’est de l’objet entier sous un point de vue à l’objet entier sous un autre point de vue, sans aucune division du tout. Alors la matière sur laquelle on statue est générale comme la volonté qui statue », Rousseau, Du Contrat social, II, 6.

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Leibniz, De Conditionibus, éd. Vrin, 2002.


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compte des données de fait dans lesquelles elle est censée s’imposer. C’est pourquoi « un droit qui n’a pas l’effet d’un droit est nul » et « ce qui a l’effet d’un droit mais pas celui de son exercice est inutile » 4. En aucun cas, un système de droit ne peut être une normation absolue, imposée de manière abstraite. L’intérêt de l’approche de Leibniz est d’introduire la nécessité d’interactions incessantes entre rationalité juridique et empirisme pratique, dont la convergence ne peut être approchée que par l'intervention des juges. Comme Leibniz, Montesquieu prend le contre-pied de tout décisionnisme politique pur. Le droit renvoie nécessairement à des réalités objectives : d’une part, celle des lois positives quand elles concrétisent les règles déontiques fondamentales qui régissent les rapports humains dans toute société concrète ; mais, d’autre part, celle également de la « chose juste » en situation, à l’exploration évaluative de laquelle doit se consacrer tout juge. Car la loi relève d’abord de la raison plutôt que de la volonté. La justice ne se réduit pas au droit positif, considéré comme un droit artificiellement établi, mais renvoie aux principes généraux du droit objectif qui viennent de plus loin que la volonté souveraine : elle ne peut être le fait du prince. La justice ne se réduit pas à assurer l’ordre social par le biais de lois : elle vise l'équité et requiert pour cela que son indépendance soit garantie. Or, l'équité renvoie à des rapports eux-mêmes objectifs qui s’inscrivent in re, dans un ordre des choses à la fois idéal et empirique : « Comme je ne traite point des lois, mais de l’esprit des lois, et que cet esprit consiste dans les divers rapports que les lois peuvent avoir avec diverses choses, j’ai dû moins suivre l’ordre naturel des lois, que celui de ces rapports et de ces choses » 5. Développant une conception résolument réaliste du droit et congédiant tout normativisme abstrait ou positivisme juridique, notre auteur précise encore : « Dans les lois, il faut raisonner de la réalité à la réalité ». On peut rêver d’une société moralement idéale où les hommes ne commettraient plus le mal, où le problème de la perversité humaine n’existerait plus, mais ce n’est pas le rôle du droit de prétendre transformer la société pour y accéder : il ne peut que parer aux problèmes tels qu’ils se posent et, de toute façon, une telle société serait alors une société inhumaine parce que surhumaine, ignorant le problème de la « banalité du mal ».

La loi n’est finalement que le moyen du droit, dont la finalité est la justice : nul n’est censé ignorer la loi, mais nul n’est censé également ignorer – a fortiori le pouvoir le plus éminent – cette finalité du droit. Autant le pouvoir actuel fait de la surenchère démagogique sur le besoin de lois, autant il discrédite systématiquement le pouvoir judiciaire : à ses yeux, le magistrat n’est qu’une perte de temps entre le policier interpellateur et le gardien de prison 6. En s’en prenant aux juges au nom du pathos des victimes, l'exécutif non seulement bafoue le principe de la séparation des pouvoirs, mais dénie au droit le rôle de Tiers impartial. Aussi ne se prive-t-il pas de jeter le discrédit sur les institutions judiciaires et, pour se donner le beau rôle vis-à-vis de l’opinion publique, va jusqu’à déclarer, lors d’événements hyper-médiatisés, qu'une part de la responsabilité des crimes odieux pourrait être imputée aux juges eux-mêmes. Même si l’État républicain peut connaître des dysfonctionnements, il est paradoxal que son plus haut responsable se pose en accusateur public de ses propres artisans. Cette dérive, qui privilégie la désignation démagogique de boucs-émissaires, tend à vider le droit de sa substance, à paralyser le fonctionnement même de l’État et à ruiner les principes sur lesquels il repose. Avoir deux poids, deux mesures ne gêne pas : alors qu’il impose une « rétention de sûreté » pour des criminels qui ont purgé leur peine, qu’il exige une lourde répression de la petite délinquance, le pouvoir exécutif se montre le plus accommodant possible avec des personnages médiatiques ayant de l’entregent et préconise la plus grande indulgence pour les délits financiers : « La pénalisation à outrance du droit des affaires est une grave erreur », a pu dire le chef de l’État. Incapable de faire son autocritique vis-à-vis de sa propre impéritie, le pouvoir exécutif ne se contente pas seulement de transformer toujours plus le droit positif en appareil idéologique, mais lui-même érige l'arbitraire du justicier en principe d'action. En invoquant la vengeance des Erinyes plutôt que la sagesse des Euménides, il installe toujours un peu plus le populisme en lieu et place de la République.

Leibniz, op. cit., déf. 83 et 85, p. 95.

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Montesquieu, De l’Esprit des lois, I, 3.

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Cf. Le Justicier, Dorothée Moisan, éd. du Moment.

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Dessins de Victor Hugo (détails)

LNA#57 / jeux littéraires

HUGO A-T-IL FAILLI PLAGIER ROUBAUD ?

par Robert Rapilly http://robert.rapilly.free.fr/

Ce siècle avait deux ans, Rome remplaçait Sparte, Déjà Napoléon perçait sous Bonaparte… Archimède = 66 « Gématrie », substantif féminin de même étymologie que « géométrie », signifie « arpentage ». La gématrie ne s’occupe pas de mesurer la superficie d’un terrain, mais de sonder la profondeur d’un texte. Protocole tout simple en deux temps : additionner la valeur numérique des lettres ; puis interpréter s’il y a lieu. Réputée pseudoscience, la gématrie se veut outil d’exégèse. À distance salutaire de la superstition, les esprits cartésiens s’y pourront intéresser, s’en amuser, y jouer, la déjouer. Surtout les oulipiens, friands d’articuler mathématique et littérature. Admirez page suivante des exemples contemporains de gématrie virtuose, par Gilles Esposito-Farèse et Rémi Schulz ; découvrez auparavant chez Victor Hugo ce Valeurs qui pourrait n’être pas qu’une coïncidence ! gématriques A = 1 Et pour vous entraîner, utilisez la table ci-contre : B = 2 comptabilisez les lettres d’un mot de votre choix ; calculez-en la gématrie, comme pour le nom de C = 3 notre revue « Archimède » = A + C + D + 2E + H D = 4 + I + M + R = 66 ; suggestion de l’informaticien E = 5 Marc Boizeau, vérifiez la juste gématrie de « deux F = 6 cent vingt-deux » = C + 2D + 3E + G + I + 2N G = 7 + 2T + 2U + V + 2X = ... L’exercice devient fasH = 8 tidieux au-delà de 5 ou 10 mots ? Chance, il existe I = 9 une ressource bien commode : on tape sur internet J = 10 le mot « gématron ». Gilles Esposito-Farèse a mis au K = 11 point l’imparable automate littéraire imaginé par L = 12 Rémi Schulz. M = 13 À vous de débusquer de plaisantes coïncidences, N = 14 comme aux cartes et aux dés : O = 15 P = 16 « Première carte as de pique, Q = 17 deuxième carte as de cœur, R = 18 troisième carte as de carreau, S = 19 quatrième carte as de trèfle : T = 20 ça me fait poker d’as… » U = 21 = 1111 V = 22 « Et un coup de dés jamais n’abolira le hasard W = 23 à Mallarmé ! » X = 24 = 421 Y = 25 Z = 26 Et cetera ad libitum. 30

Qui, même cancre au lycée, ne se souvient d’avoir entendu l’entame des Feuilles d’Automne : 1802 quand naquit Victor Hugo ? Voilà pour ce que l’on sait. Mais souvent on ignore que ces premiers vers étaient précédés d’une sorte d’épigraphe, un quatrain biffé in extremis avant de partir chez l’imprimeur : Sans doute il vous souvient de ce guerrier suprême Qui, comme un ancien dieu, se transforma lui-même, D’Annibal en Cromwell, de Cromwell en César. - C’était quand il couvait son troisième avatar. Hugo rature très peu les manuscrits, une fois recopiés au propre. Veut-il atteindre un effet plus net, se montrer capable de sobriété ? Ou bien, depuis qu’il a cessé d’admirer Napoléon, choisit-il d’estomper sa filiation implicite avec la grandeur impériale ? Quoi qu’il en soit, exit les quatre alexandrins, au mieux relégués parmi les notes et commentaires d’éditions érudites. Extrayons-les un peu de l’oubli, et, puisque c’est le sujet du jour, mesurons-en la gématrie… Eh bien, ce texte qui dit en substance « 1802 : voici l’année où je vais naître » totalise précisément 1802 au gématron ! Exprès ? Hugo ne craint pas les additions gigantesques. Il écrit par exemple, à son épouse, compter les marches en gravissant les tours des cathédrales flamandes. Rien d’invraisemblable qu’à la mode scolastique, où le pilier gothique démultiplié « raconte » la superstructure flamboyante, il ait surchargé son texte de signes. Car à satiété, on s’y régale de : - licence malicieuse : Hugo pas encore apparu au monde, manque le H d’Annibal ; - troisième et quatrième vers équilibrés en deux fois 8 mots ; - deux premiers vers truffés d’arithmétique (observation de Rémi Schulz) : 9 mots chacun, 9x9 lettres, gématrie = 999. « Épigraphe » combine ici double acception : « citation qui indique l’esprit de l’ouvrage » et « date gravée en façade du monument ». Risquons une explication inédite au remords de Victor Hugo. N’est-ce vertige précurseur de l'infinie littérature potentielle s’il renonce d’appliquer le principe de Roubaud, composer un texte contraint en parlant de cette contrainte : 1802 comme mesure et comme sujet ?


jeux littéraires / LNA#55 LNA#57 UN sonnet de Gilles Esposito-Farèse http://www.gef.free.fr/choilipo.html Traduction du Desdichado de Nerval telle que chaque vers ait la même somme gématrique de 400. L’Asservissement [200] Je suis le ténébreux, — le deuil, — l’inconsolé, Preux caissier d’Aquitaine à la tour abolie : Ma cafetière est morte, — et ce luth constellé Transperce un soleil noir de sa Mélancolie.

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Dans la nuit du caveau, toi qui m’as consolé, Rends-moi le Pausilippe et l’argent d’Italie, Le fard qui plaisait tant à mon cœur désolé, Puis la souche où le pampre à la rose s’allie.

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Suis-je Amour ou Phébus ?... Emmanuel, Biron ? Mon crâne est rouge encor du baiser de la reine ; J’ai rêvé dans la grotte où tremble la sirène...

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Et j’ai deux fois bestial traversé l’Achéron : Alternant à mi-voix sur la lyre d’Orphée Les soupirs de la sainte et les arts de la fée.

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Gregorius de Nerval [200] Un poème de Rémi Schulz http://quaternite.blogspot.com/2010/05/mispar.html 5 tercets de valeur 1111, dédié chacun à une des voyelles rimbaldiennes ; 15 x 8 = 120 mots ; sources : « Voyelles » d’Arthur Rimbaud & « Prisme » de Daniel Marmié. A noir, venu plombé du néant son trépas, Origine des temps, morne et rené là-bas, Unité du quatrain qui charme de ses pas. E blanc, nanti d’un roi, vaine totalité, Spore de franc natif ou de bannis vexés, Tu si le père prétend l’onction prouver. I rouge, sonnet sic, l’orange des ravis, L’iota carné selon le marron des mercis, Salant à son acmé l’ivresse sans whisky. U jaune, nez ciré, vert comme le tribun, D’un jeune cri bêlé remiser quel embrun, N’y frimer ici ras colibris ricins brun. O bleu, sel violin, ce pré perce les os, Rime pleine d’azur forçant cinq numéros, De mériter enfin six cents ans de repos. La valeur gématrique de chaque mot est indiquée en rouge & en exposant, et le total de chaque strophe en bleu & entre crochets : A1 noir56, venu62 plombé63 du25 néant54 son48 trépas79, Origine77 des28 temps73, morne65 et25 rené42 là13-bas22, Unité69 du25 quatrain101 qui47 charme48 de9 ses43 pas36. [1111]

E5 blanc32, nanti58 d4’un35 roi42, vaine51 totalité102, Spore73 de9 franc42 natif50 ou36 de9 bannis59 vexés75, Tu41 si28 le17 père44 prétend82 l12’onction90 prouver115. [1111]

I9 rouge66, sonnet87 sic31, l12’orange60 des28 ravis69, L12’iota45 carné41 selon65 le17 marron79 des28 mercis67, Salant67 à1 son48 acmé22 l12’ivresse97 sans53 whisky 95. [1111]

U jaune , nez ciré , vert comme le tribun , D4’un35 jeune55 cri30 bêlé24 remiser87 quel55 embrun73, N14’y25 frimer69 ici21 ras38 colibris87 ricins72 brun55. 21

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Brèves archimédoulipiennes Le vierge, l’oulipien, le vivace aujourd’ hui à Lille et Saint-Omer se délecte de livres ! Lancée le 20-02-2002 de notre Espace Culture, Zazie Mode d’Emploi grandit belle comme jamais. Une époustouf lante programmation s’annonce au printemps 2011. Quelques-unes parmi les lectures, projections cinématographiques, séances d’écriture… comme jaillies d’une corne d’abondance : - Ateliers d’écriture mensuels à la médiathèque de Fives. - À partir du 7 avril, l’exposition VOIS LIS VOILÀ à la Maison Folie de Moulins rassemblera les plasticiens du potentiel : B.A., C. Chautard, C. Danjon, Gef, P. Getzler, É. Lécroart, Ph. Lemaire, Mado, R. Mosner, R. Rapilly, M. Spencer, É. Thomas, C. Zeimert. - Vendredi 15 avril 20h30 au cinéma L’Univers (rue Danton à Lille), projection de « En remontant la rue Vilin » d’après Georges Perec, en présence du réalisateur Robert Bober. - Du dimanche 17 au mercredi 20 avril, Lille Mode d’Emploi : semaine d’écriture oulipienne à Lille avec Jacques Jouet et Olivier Salon. - Mercredi 20 avril, grande soirée annuelle de l’Oulipo au Prato ; pressentis : Jacques Roubaud, Michèle Audin, Marcel Bénabou, Frédéric Forte, Paul Fournel, Anne Garréta, Jean-Claude Guidicelli, Jacques Jouet, Hervé Le Tellier, Daniel Levin Becker, Ian Monk, Olivier Salon… - Samedi 28 mai, « À vous de lire » avec Espace 36 : correspondances poétiques aller et retour en train de Lille à Saint-Omer et Arques ; voir le site http://espace36.free.fr/ - Suite dimanche 29 mai à Lille-Hellemmes : ateliers et lectures avec l’Oulipo au Bizardin et à La Makina. Détails, renseignements et inscriptions www.zazipo.net

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Et l’été ? Sœur jumelle à la plage de Zazie Mode d’Emploi, PIROUÉSIE propose son 5e festival oulipien tous publics : ateliers, spectacles, cidre, bulots, concerts, poésie, huîtres, théâtre, chanson, etc. du 8 au 12 août à Pirou, Manche.

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Informations et contact www.pirouesie.net

O15 bleu40, sel36 violin81, ce8 pré39 perce47 les36 os34, Rime45 pleine61 d4’azur66 forçant77 cinq43 numéros105, De9 mériter88 enfin48 six52 cents61 ans34 de9 repos73.

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LNA#57 / à lire - à voir

Retour à Pasolini (deuxième partie) * Par Youcef BOUDJÉMAI Directeur des missions transversales (ADNSEA-Sauvegarde du Nord) Godard déclarait naguère : « les romanciers et les cinéastes sont condamnés à une analyse du monde. L’activité intellectuelle de Pasolini embrassait les deux domaines. Il est venu à la littérature et au cinéma, non par obligation de rendre compte de l’état du monde, mais davantage par amour immodéré et « irrationnel de la réalité » dont il relie la crise aux profondes mutations de son pays.

A

u contact des paysans du Frioul, il éprouvait le sentiment d’être au milieu des choses et des hommes dans l’expression de leur pauvreté âcre, saisie comme incarnation de la vie même. Ses poèmes écrits en langue frioulane visaient à atteindre, au-delà de l’apparence figée, l’expression de cette profonde vénération pour la nature dans la part de mystère qu’elle recèle. De son travail d’écriture sur cette vieille langue terrienne, il y puise le goût de la vie et du réalisme. Transitoire et ouvert, le Frioul incarne dans son humilité, pour Pasolini, le territoire « maternel » où se mêlent le passé et le présent de l’humanité. Ayant sauvegardé la présence d’une humanité qui n’a pas rompu avec le passé, le Frioul comme langue minoritaire représente pour Pasolini une force d’accès à l’existence, laquelle étouffe face à la langue nationale dominante, savante et aristocratique. Les écrits politiques en frioulan de Pasolini se dressent alors comme une arme de sauvegarde d’une identité menacée. Avec ses deux premiers romans : Les Ragazi (1955), Une vie violente (1957), il prend appui sur le dialecte romain pour continuer son approche d’une réalité objective dans ce qu’elle a de plus charnel et maternel. Le passage de la littérature au cinéma, en 1961, avec la réalisation d’Accattone, annonce sa rupture avec les avant-gardes littéraires devenues impuissantes et stériles. Dans sa quête éperdue de la réalité absolue, il prend conscience de la portée limitée du système symbolique conventionnel du langage écrit dans son rapport au monde. Il y a entre la réalité et le langage poétique ou romanesque une sorte de « cloison symbolique », « d’écran de mots », qui ne la rendent accessible que d’une manière « métaphorique ». Chez Pasolini, la vie n’est que « le moment du monologue que la réalité se tient à ellemême ». La réalité, toute entière, est un cinéma vivant et naturel. Refusant catégoriquement la dichotomie entre expression et représentation, l’auteur de L’Expérience Hérétique aboutit à l’idée que le cinéma n’est que le « moment écrit » de cette langue naturelle. Langue écrite de la réalité, le cinéma ne fait pas appel aux articulations complexes, nécessaires à la production de sens linguistique. Au cinéma, la réalité s’exprime par elle-même, en dehors de tout filtre symbolique linguistique. C’est de la réalité en nature dans son expression directe et immédiate. En cela, l’unité mini32

male cinématographique n’est pas le plan en lui-même, mais le référent réel de ce plan (objet, paysage, humains, formes, actions…). Le seul code existant au cinéma est celui de la réalité qui est déchiffrée au moment où celle-ci est montrée. Aussi, le cinéma s’apparente à une séquence continue et infinie, reproduisant d’un seul point de vue toute la réalité, il obéit de ce fait aux mêmes règles que la vie. Là où Christian Metz parle de langage du cinéma, Pasolini évoque la langue du cinéma. Toutefois, cette approche cinématographique ne veut pas se confondre avec le naturalisme, quand bien même sur le plan stylistique son application devient une pratique « naturaliste ». Cette apparente contradiction explique l’emploi privilégié du montage pour obtenir, de la durée de la réalité, une continuité et une infinité « synthétique ». Mais, cette continuité ne s’exprime, dans ses films, que dans l’alternance du discontinu et du morcellement. Comme chez Bresson, Pasolini ne saisit la réalité que dans sa fragmentation, la continuité filmique repose sur une architecture de ruptures qui dénote moins la nécessité de raconter que celle d’élaborer des combinaisons narratives. Le temps est moins proposé comme succession de moments que comme construction de rapports. Ses films s’offrent comme des mosaïques reposant sur l’idée de juxtaposition, dans la mesure où chez Pasolini prévaut une vision hiératique et immobile de la réalité. C’est somme toute en termes antidialectiques que le cinéaste appréhende la réalité au sein de laquelle il pense que tout se juxtapose et coexiste. En tant que marxiste, Pasolini a bien conscience que l’histoire s’inscrit dans une évolution, un dépassement continuel des données mais, toutefois, les unes ne sont pas absorbées par les autres. Elles demeurent en état de permanence et de cohabitation. « La thèse et l’antithèse coexistent avec la synthèse. Voilà la véritable trinité de l’homme, ni prélogique, ni logique, mais réelle » 1. Dès Accatone (1961) et Mamma Roma (1962), son travail sur le montage a pour fonction d’imbriquer les niveaux, de mettre en rapport tant les éléments de la réalité que les moments événementiels sans rendre naturel le moment de leur passage. Cette opération est conçue hors de tout naturalisme pour conférer à in poème Callas.

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à lire - à voir / LNA#57

son réalisme son aspect abstrait. Cette conception tourne résolument le dos à l’esthétique du néo-réalisme, laquelle cherche à reproduire le rythme fluide de la vie quotidienne. Là où le néo-réalisme reproduit, Pasolini construit la réalité sans la naturaliser ou la neutraliser. C’est sur la figure humaine du sous-prolétariat, c’est-à-dire d’une humanité préindustrielle, encore archaïque, rurale et religieuse que Pasolini construit son style, en saisissant les mouvements de transformation historique de l’Italie d’aprèsguerre. Durant la résistance au fascisme, il s’agissait de lutter pour la prééminence de la rationalité sur la culture qui prévalait sous Mussolini et dont certains éléments perduraient dans l’après-guerre. En 1963, deux films (La ricotta et La rabbia) prennent cruellement la mesure de ces changements. Des oiseaux, petits et gros (1966) attestera de l’avènement de la période du « renoncement » et du « désengagement ». Dans ce nouveau cours des choses, il ne persiste du marxisme que ses ruines dispersées sur l’autel de l’église et du marché. L’économie néo-capitaliste s’est libérée des anciennes valeurs. Avec elle, le monde populaire, gagné par la marchandisation des subjectivités, a perdu son expressivité, sa vivacité linguistique. Les dialectes et les argots survivent misérablement à la périphérie. Dans Théorème (1968) et Porcherie (1969), le moment de ce néo-capitalisme se révèle comme celui du renversement définitif des valeurs de la tradition, aboutissant à une barbarie qui agit comme processus de déshumanisation. Que subsiste-t-il de ce peuple sousprolétarien ? Accatone et Mamma Roma tentent de restituer son langage, ses mythes et ses rêves, tout en prophétisant sa tragique disparition. Inspiré de Lucien Goldman, pour qui les structures romanesques reproduisent les structures sociales, chaque époque particulière correspondant à la figure d’un héros singulier, Pasolini fait d’Accatone et de Mamma Roma des personnages emblématiques de ce sousprolétariat urbain d’origine agraire qui se rattache à cette partie de l’Italie non-industrielle. À l’aise avec leur monde, celui de la banlieue, ces personnages aspirent désespérément à accéder à la vie du « centre », à entrer dans la modernité du néo-capitalisme. Une partie du cinéma de Pasolini n’aura été que l’expression de la douleur liée à la perte du corps populaire et une tentative d’en retrouver traces dans le tiers monde et dans cette autre face du réalisme que sont la mythologie, le sacré, l’épique et le religieux. Renouant dans sa trilogie (Le Décameron, Les Contes de Canterbury, Les Mille et Une Nuits) avec le corps populaire, cette fois, d’un monde vivace, joyeux et sensuel, son dernier film son-

nera, de nouveau, le glas de la tragédie et de la barbarie. Dans Salo (1975), la réalité, dans son horreur, est expurgée de l’émotion pour imposer la sensation physique. Le désir ne se situe plus dans le corps de l’autre mais dans sa soumission totale et absolue. Le pouvoir politique ne jouit que du meurtre de ce corps, répété « mille fois aux limites de l’éternité ». Les jeunes prolétaires n’ont que la résistance de leur corps à opposer aux fantasmes des maîtres. Encore aujourd’hui, ce film secoue notre conscience. Peu avant sa mort, Pasolini écrivait que l’Italie était devenue un pays dépolitisé, « un corps mort dont les réflexes ne sont plus que mécaniques ». Il se disait « désespérément seul et inactuel, que la mort n’est pas tant de ne pouvoir communiquer mais de ne pouvoir plus être compris ». Trente-cinq ans après sa disparition, Pasolini demeure une force critique contre la modernité qui ne fait que reproduire, dans leur nouveauté, le conformisme et l’ordre moral. À lire : - L’expérience hérétique : langue et cinéma, éd. Payot, 1976. Réédité par Rivages en 2006. - Les ragazzi, éd. 10/18, 2006 (réédition). - La nouvelle jeunesse : Poèmes frioulans (1941-1974), éd. Gallimard, 2003. - Une vie violente, éd. 10/18, 1999 (réédition). - Écrits sur le cinéma, Petits dialogues avec des films (1957-1974), Presse Universitaire Lyonnaise, 1996. Réédité dans la petite bibliothèque des Cahiers du cinéma en 2000. - Correspondance Générale (1940-1975), éd. Gallimard, 1991.

À voir : La plupart des films de Pasolini sont édités en DVD par Carlotta Films. *2

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Première partie à lire dans le n° 56 des Nouvelles d'Archimède (janvier à mars 2011).

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LNA#57 / l'art et la manière

Les objets migratoires de Subodh Gupta Par Nathalie POISSON-COGEZ Docteur en histoire de l’art contemporain, membre associé du Centre d’Étude des Arts Contemporains (CEAC) - Lille 3 Une cascade d’objets flambant neufs semble s’être figée dans les arches de l’Église Sainte-Marie Madeleine de Lille. Cette œuvre de Subodh Gupta, commandée dans le cadre de Lille3000 Bombaysers de Lille en 2006, a été acquise par la Ville en 2009 1. Le titre de cette installation pérenne : God Hungry (Dieu affamé) en appelle au divin et évoque une autre pièce de l’artiste Very Hungry God (2006 - Collection François Pinault). Né en Inde, Subodh Gupta – qui vit et travaille dans son pays natal – interroge la notion même de migration, y compris culturelle, et soulève la question de la perception des œuvres à l’heure de la globalisation. L’objet en question À peine1sortis d’usine, ces objets rutilants, fabriqués en série, vierges de tout décor folklorique, renoncent à une quelconque localisation géographique. L’absence de défaut, les surfaces lisses, les formes parfaites évincent tout particularisme. Face à ce dispositif, mon regard, imprégné de références propres à l’histoire de l’art occidental, en appelle à une série d’objets référentiels. En premier lieu : Le gobelet d’argent de Jean-Baptiste Siméon Chardin (1699-1779). Plusieurs tableaux homonymes, notamment celui du Palais des Beaux-Arts de Lille ou celui du Musée du Louvre, témoignent de l’attention portée par le peintre à rendre compte de la matérialité des choses et notamment des reflets de la lumière sur la forme bombée du gobelet. Cependant, loin d’être cantonné au seul champ de la représentation, l’objet réel a gagné au XXème siècle le statut d’œuvre d’art grâce, notamment, au concept de ready-made inventé par Marcel Duchamp (1887-1968) en 1913. La porcelaine blanche de l’urinoir (Fontaine, 1917) cède ici la place au métal argenté qu’est l’Inox : « ever silver ». Marcel Duchamp affirme que l’un des aspects du ready-made est « qu’il n’a rien d’unique ». Effectivement, pour l’installation de Subodh Gupta, 25 000 ustensiles de cuisine ont été soudés : seaux, écumoires, cuillères, pots à lait, récipients et couvercles... Par conséquent, la pluralité d’exemplaires mis en œuvre convoque davantage le principe des « accumulations » pratiquées par Arman (19282005) à partir de 1958. Nées d’une critique de la société de consommation en pleine expansion, elles soulèvent – dans le cas présent – la question de l’explosion démographique. De multiples interprétations Selon Subodh Gupta, cette déferlante de vaisselle revêt plusieurs significations en lien direct avec sa propre culture. Premièrement, l’utilisation de vaisselle en Inox – récurrente dans ses œuvres – témoigne des mutations de la société 1

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Mécénat d’AG2R La Mondiale et de la Fondation La Mondiale.

indienne. L’abandon des objets traditionnels, évincés au profit d’objets plus modernes, symbolise l’ascension sociale et les migrations de la campagne vers les villes. D’autre part, cet amas d’objets désordonnés évoque, pour lui, le Tsunami de 2004 qui a touché la côte Est de l’Inde. Cette catastrophe naturelle a été perçue par les hindouistes comme l’expression de la colère divine. Cette croyance fait indubitablement écho au thème du déluge de la tradition judéo-chrétienne relaté dans l’Ancien Testament (Genèse, 6-8). Enfin, Subodh Gupta mentionne le mythe de la rencontre de Krishna et Sudama, relaté dans le Bhagwat Purana. Sudama, qui vit dans la pauvreté, rend visite à son ancien ami Krishna et lui offre du powa (riz soufflé). De retour chez lui, il découvre sa demeure métamorphosée en palais ; sa famille est alors dotée d’une grande richesse, témoignage de la bonté de Krishna. Notons que le film bollywoodien Billu Barber (2009) transpose ce mythe à notre époque. Migration culturelle Alors que la mondialisation touche autant le monde de l’art, quelle est l’incidence de la migration des œuvres ? Cette installation monumentale investit – et obstrue par conséquent – trois arcades 2 d’une ancienne église lilloise. Que cette vaisselle renvoie à la batterie de cuisine indienne ou au drame asiatique de 2004, elle surprend a contrario par le silence qu’elle impose. Plus précisément, la confrontation des cascades d’objets et de la chaire abandonnée souligne cette dichotomie. Les guirlandes de bois sculpté sont aujourd’hui recouvertes de poussière, le prêche est rendu muet par son absence même. De fait, la monumentalité de l’architecture, encore ornée de vestiges de son ancienne fonction liturgique, interroge la fonctionnalité actuelle du lieu. L’édifice, désacralisé au regard du culte catholique, semble désormais re-sacralisé par sa nouvelle dimension muséale. Mais comment d’autres œuvres pourront-elles encore prendre place face à la présence ostentatoire de ce God Hungry ? Chiffre symbolique ?

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l'art et la manière / LNA#57

Photographies : © Stéphanie Vérin

Quant au mythe hindouiste évoqué par l’artiste, nombre d’illustrations issues d’images votives, de l’imagerie populaire ou même de dessins animés pour enfants, montrent Krishna lavant les pieds de Sudama. Or, parmi les tableaux religieux encore accrochés dans le chœur de l’édifice (que l’on découvre désormais, non plus depuis l’entrée mais derrière l’œuvre de Gupta après en avoir fait le tour) se trouve une Madeleine pénitente aux pieds du Seigneur chez le pharisien Simon peinte par André-Corneille Lens (1739-1822) en 1777. Après avoir lavé les pieds du Christ, la Sainte les essuie avec ses cheveux. Les reflets rendus sur le métal mordoré (or ou cuivre) de la nature morte d’objets : plat, coupe, cruche..., qui orne le premier plan riment avec ceux de Gupta. Par ailleurs, l’énoncé des deux mythes interroge la notion même de richesse : être riche est-ce seulement posséder ? Dès lors, les réflexions menées face à cette œuvre posent la question des référents culturels : ceux de l’artiste, d’une part, et ceux du spectateur, d’autre part, qui se télescopent pour donner sens. En témoignent les œuvres d’artistes chinois, indiens, iraniens, palestiniens, libanais, égyptiens, afghans ou pakistanais présentées à l’occasion de l’exposition La Route de la Soie/Saatchi Gallery au Tri-Postal de Lille 3. Ou, encore, l’exposition Indian Highway IV au Musée d’Art Contemporain de Lyon 4 qui illustre un nouveau concept curatorial dont « le propos répond aux flux, aux controverses, aux instances critiques multiples, aux connaissances ou méconnaissances diverses, aux prospectives et traditions, aux subalternes studies et aux attitudes post-coloniales. C’est la seule approche désormais possible, en cette modernité tardive, pour appréhender la complexité culturelle et la création dans sa plasticité » 5. À Lyon est exposée une autre œuvre de Subodh Gupta : Take off your Shoes and wash your Hands (2007). Les mêmes objets que ceux qui sont soudés en vrac à Lille sont ici rangés de manière impeccable, comme dans un rayon de grand magasin ou une cuisine ultra équipée. Le titre de l’œuvre relève conjointement d’une dimension hygiéniste et d’une dimension rituelle, évoquées précédemment par le thème des ablutions.

Au final, l’artiste – quelles que soient ses origines et les références qui l’imprègnent au cours de sa vie – est porteur de sa propre conception de la réalité. Il en propose un point de vue singulier. Au travers de ses œuvres, il interroge le spectateur et lui permet finalement d’aborder le monde dans toute sa complexité. En approfondissant l’analyse, les formes concaves ou convexes imposées à la matière laminée revisitent, à leur manière, le principe des « miroirs sorcières » récurrents dans la peinture ancienne occidentale. L’exemple le plus célèbre reste celui de Jan Van Eyck dans Les Époux Arnolfini (1434 - National Gallery, Londres) qui donne à voir la figure même du peintre. Dans l’Église Sainte MarieMadeleine, tel un kaléidoscope géant, des milliers de miroirs déformants renvoient, par un jeu de reflets fragmentés, le dôme inversé de l’architecture, ma propre image, celle des autres visiteurs… Ainsi, loin de se refermer sur elle-même, l’œuvre s’ouvre sur le monde qui l’entoure.

Subodh Gupta est né à Khagaul (Province du Bihar - Inde) en 1964. Il a étudié au Collège of Art de Patna. Il vit et travaille à New Delhi. En 2010, il est scénographe du ballet d’Angelin Preljocaj : Suivront mille ans de calme. Bibliographie : Martin (Hernet), Obrist (Hans-Ulrich), Subodh Gupta, Common man, éd. Les Presses du Réel, Dijon, 2010.

20 octobre 2010 - 23 janvier 2011.

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24 février - 31 juillet 2011.

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www.mac-lyon.com/mac/sections/fr/expositions/2011/indian_highway_iv

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LNA#57 / vivre les sciences, vivre le droit...

La puce et le Petit Poucet Par Jean-Marie BREUVART Professeur émérite de philosophie

Devant le développement exponentiel des nouvelles technologies de la communication, notamment des I-Phones, I-Pods, I-Pads et autres Smart Phones, je voudrais poser aujourd’hui une question apparemment banale : celle de l’identité du « quelqu’un » qui les utilise. Que l’on songe aux multiples réseaux dans lesquels une photo personnelle peut circuler (que ce soit avec l’accord de l’intéressé ou à son insu). Remarquons que ce thème de l’identité ne date pas d’hier. Je pense par exemple à Lévi-Strauss qui en faisait l’objet d’un séminaire dès 1974-75 1. De nos jours, c’est même un thème à la mode. Mais comment dégager alors l’émergence de ce que j’appellerais une éthique de l’identité ? Je me bornerai donc, dans l’esprit de cette chronique, à la question éthique posée par cette nouvelle situation. Par quels cailloux le Petit Poucet peut-il se retrouver dans la forêt bruissante des messages ?

C

e qui apparaît au premier abord, c’est à la fois une extrême individualisation des objets, en même temps que leur rattachement à une logique collective, qu’on le veuille ou non. Reprenons l’exemple de l’I-Phone. La présence simultanée des « ego » (peut-être le « I » de l’objet en question ?) s’étend à toute la planète et, en même temps, fait évoluer sans cesse le profil selon lequel chacun se construit. Je pense aux quelque 140 millions de messages qui, paraît-il, se sont échangés en France lors du passage à 2011. Chacun d’entre eux était bel et bien l’objet d’un désir personnel de relation avec une ou plusieurs autres personnes. Mais, objectivement, cela a donné naissance à tout un réseau de faits objectifs, dans lequel les individus obéissaient tous, en même temps, au même désir unique : celui d’honorer le rituel du changement d’année. En réalité, cette imbrication de l’individu privé et de la masse publique des utilisateurs est un phénomène bien plus général. La technologie avancée ne serait que le symptôme d’une emprise bien plus profonde en laquelle baigne tout individu, utilisateur ou non des nouveaux objets. Se maintiennent en arrière-plan des rituels plus larges. L’individu serait ainsi un simple atome dans des flux qui ne seraient pas seulement électroniques, mais sociaux et politiques. Comme l’abeille dans la ruche, il n’aurait de sens que celui d’alimenter de tels flux pour le plus grand bien de l’ensemble. Quelle que soit la valeur d’un tel rapprochement, il est clair que la société humaine est organisée selon des agencements multiples et spécifiques, visant tous une meilleure articulation entre l’individu et son environnement. Il s’agit alors de ce que Virginie Tournay appelle, dans un livre récent, l’ordre des agencements sociaux 2, naissant, se

Séminaire dirigé par Claude Levi-Strauss, publié chez Grasset et Fasquelle en 1977 et réédité aux PUF, coll. Quadrige, 5ème édition, 2007. Le propos était pour l’essentiel, bien que pas uniquement, d’ordre ethnologique.

développant et mourant selon une logique analogue à celle du vivant individuel. Alors que l’on envisageait souvent, jusqu’à présent, les institutions comme stables et pérennes (« la » république, « la » monarchie, mais également « la » sécurité sociale, « la » communauté internationale, etc.), ces diverses institutions sont finalement appelées à se transformer et disparaître, obéissant ainsi à la loi de tout vivant. Or, V. Tournay nous démontre que, dans chacune des institutions qui vivent et meurent, se manifeste toujours l’individu vivant, avec son désir personnel de vivre avec les autres. Les institutions se constitueraient et se développeraient sur la base de valeurs éthiques dont tous ses membres se sentent solidaires. Elle prend, pour le montrer, l’exemple des institutions médicales. Ici apparaissent deux formes de solidarité, certes différentes, mais qui devraient néanmoins être complémentaires. L’une s’est développée concrètement dans la pratique des soins : c’est celle d’un échange entre médecins sur le comportement des malades considérés chacun dans son individualité. C’est ce que l’auteur appelle une éthique clinique, celle-là même qui a inspiré le serment d’Hippocrate. En revanche, d’autres valeurs sont apparues selon une autre éthique : celle qu’elle appelle une éthique expérimentale. C’est celle qui a toujours présidé aux progrès scientifiques et notamment lorsqu’il s’agit d’élaborer de nouveaux médicaments par essais et erreurs 3. Or, nous vivons actuellement une époque dans laquelle ce sont les laboratoires qui mettent sur le marché leurs propres productions, en prenant certes en compte l’objectif de thérapie, mais sur de simples échantillons et des statistiques. Ce ne sont plus seulement les médecins qui informent les patients sur leurs besoins.

1

Virginie Tournay, Vie et mort des agencements sociaux - De l’origine des institutions, éd. PUF, coll. La politique éclatée, 2009. On pourrait rapprocher utilement cette

2

36

réflexion de celle du dernier ouvrage de R. Castel, La montée des incertitudes, éd. du Seuil, 2009. Op. cit., pp. 202-203.

3


vivre les sciences, vivre le droit... / LNA#57

Finalement, on touche ici à ce qui fait l’essentiel du désir de solidarité : la prise en compte, dans sa mise en œuvre, d’autres groupes et, finalement, de l’ensemble de l’humanité dans les prises de décision. Le désir de solidarité, et donc d’éthique dans la mise en œuvre de cette solidarité, ne saurait se limiter à la seule prise en compte d’intérêts mercantiles. Si on l’approfondit, on y retrouve la vie elle-même, dans le respect intégral de tout vivant et, en l’occurrence, de la personne malade. Nous reviendrons, en terminant, sur ce qui fait l’essentiel de ce respect, lorsqu’il est assumé par l’être humain : une identité rendue possible par l’autre et avec lui. Pour le moment, tentons simplement de comprendre comment l’individu peut ainsi désirer la solidarité. Je pense qu’à ce niveau le livre de J.J. Kupiec, L’origine des individus 4, pose bien la question de la « production » de l’individu humain. Après tout, celui-ci appartient au règne animal et, donc, s’inscrit dans le grand arbre des genres et des espèces, selon le déterminisme génique qui leur est étroitement lié. Or, ce déterminisme étroit des gènes est aujourd’hui remis en question par l’auteur. Certes, on a pu évoquer les gènes de la délinquance ou de l’expression artistique, que sais-je ? Mais ce déterminisme reste ouvert à des influences externes qui peuvent en modifier le sens, comme cela apparaît déjà avec toutes les formes de transmutation génique qui ont présidé à l’évolution des espèces, et qui sont maintenant le fait des humains eux-mêmes. L’individu ne serait donc finalement qu’une production particulière, à partir d’un environnement spatial déterminé et d’une évolution qui l’a produit. C’est ce que Kupiec appelle, tout au long du livre, une onto-philogenèse. En d’autres termes, la logique d’un vivant individuel est également celle de l’espèce dont il émane. Mais n’est-ce pas également celle, plus large, de son environnement socio-politique et technologique ? Ainsi, l’individu se crée lui-même à partir d’environnements de plus en plus complexes, et ouverts à des expériences toujours nouvelles. C’est le livre de Spaemann, Les personnes 5, qui pourrait ici nous éclairer. L’auteur montre que la personne est une réalité échappant comme telle au simple domaine des pratiques J.J. Kupiec, L’origine des individus, éd. Fayard, coll. Le temps des sciences, 2008.

scientifiques, techniques ou législatives. On ne peut comprendre la personne sans référence à une dimension existentielle que l’on rencontre par exemple dans le désir amoureux, celui-ci étant vécu à la fois comme un événement corporel et spirituel 6, ou encore dans l’art et la religion 7. On dira que c’est là une vue de l’esprit et que, dans la réalité, chacun fait ce qu’il peut. On pense à L’ individu incertain 8 d’Alain Ehrenberg, ou à son ouvrage un peu moins ancien, La fatigue d’être soi : Dépression et Société 9. Il s’agit de montrer comment l’individu est investi, dans nos sociétés modernes, de responsabilités infinies, qu’il ne peut naturellement pas assumer. Or, l’intérêt du livre de Spaemann est de revenir à l’enjeu réel de la responsabilité personnelle. La seule façon de sauvegarder l’identité de la personne, c’est paradoxalement de la sortir d’une vision individualiste, en montrant qu’elle ne peut être « elle-même » que dans l’adhésion à des valeurs qui font l’unanimité des humains. Tel est le sens de la solidarité évoquée par V. Tournay pour les agencements sociaux. Tel est surtout le sens accordé à la fin du livre de Spaemann aux thèmes du pardon ou de la promesse. Paradoxalement, c’est dans l’enseignement ultime du moraliste que se manifeste alors la vérité la plus profonde du biologiste évoqué ci-dessus. Le livre de J.J. Kupiec se terminait en effet par cette remarque pleine de promesses. … L’ être vivant se constitue par ce qu’ il n’est pas. L’autre est présent dans son identité, inséparable. Il nous semble qu’ il n’y a là aucun nihilisme, mais au contraire la possibilité de trouver un principe éthique, sans recourir à la transcendance 10. C’est également ce principe éthique immanent que nous avons vu opérer dans la naissance et la mort des individus et des institutions : le désir d’être soi en acceptant l’irruption de l’autre. Une belle leçon de sagesse que nous enseigne la vie elle-même.

6

pp. 115-118.

7

pp. 123 & svtes.

8

Éd. Calmann-Levy, 1995.

9

Éd. Odile Jacob, 1998.

4

Publié aux éditions du Cerf, coll. Humanités en 2009 (original éd. Klette-Cotha, 1996).

5

Kupiec, L’origine des individus, p. 279.

10

37


LNA#57 / questions de sciences sociales : rubrique dirigée par Bruno Duriez et Jacques Lemière

Des usages de la reconnaissance Par Bernard EME Professeur de sociologie à l’Université Lille 1 Clersé - UMR 8019 CNRS

Bien qu’en 2004, date de la publication de ses trois essais, il n’existât pas, selon Paul Ricœur, « de théorie de reconnaissance digne de ce nom » 1, les sciences sociales se trouvaient cependant dotées d’un ouvrage majeur 2 qui engendra une inflation d’usages théoriques 3. Quels sont ces usages ? Que disent-ils des changements institutionnels ainsi que du rapport réflexif à ceux-ci ? 4

C

ette1question2n’est3pas4tombée un beau matin d’un ciel théorique surplombant, elle est le prolongement d’un patient travail de la Théorie critique et se déploie à un moment où, paradoxalement, elle fait problème dans le travail comme dans le hors travail. Plaintes et souffrances disent le mal-être où se répète le ressenti de non-reconnaissance 5. Les faits sociaux, sensibles, du déni de reconnaissance ou de la reconnaissance négative 6 n’ont-ils pas conduit à repenser la vie sociale selon cette ligne d’horizon ? Lors de l’entrée du concept de reconnaissance sur la scène réflexive à partir d’une lecture par Axel Honneth du Hegel de Iéna, antérieur à La Phénoménologie de l’esprit 7, ce sont bien les expériences vécues du mépris social et les « pathologies de la reconnaissance » – humiliation, offense, atteinte à l’intégrité des sujets dans des rapports sociaux qui « se dégradent » 8 – qui sont le point de départ critique, et non humaniste, de cette perspective théorique ; celle-ci se soucie avant tout des « pratiques d’humiliation ou d’atteinte à la dignité par lesquelles les sujets se voient privés d’une forme légitime de reconnaissance sociale et donc aussi d’une condition décisive

1

Ricœur P., Parcours de la reconnaissance, Paris, éd. Stock, 2004, p. 9.

2 Honneth A., La lutte pour la reconnaissance, Paris, éd. du Cerf, 2000. L’ouvrage est paru en 1992 en Allemagne.

On en prendra, comme exemple, le Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales à se saisir de cette question pour la comprendre selon le paradigme du don : « De la reconnaissance. Don, identité et estime de soi », Revue du Mauss, n° 23, 2003 ; Caillé A. (dir.), La quête de la reconnaissance. Nouveau phénomène social, Paris, éd. La Découverte, 2007 ; Caillé A., Lazzeri C., La Reconnaissance aujourd’ hui, Paris, CNRS Éditions, 2009.

3

4

Il me faut remercier Jacques Lemière de la lecture attentive de ce court article.

Eme B., Hinault A. C., Misset S., Bender A.- F., Rouxel S., Identités au travail des jeunes dans trois entreprises. Archipel identitaire et désir de trajectoire, Anvie/Lise-Cnam-Cnrs, ronéo Iresco, 2005.

pour la formation de leur autonomie » 9. En d’autres termes, alors que la dignité et l’autonomie du sujet social sont les piliers des injonctions sociétales à se produire comme un « individu-trajectoire » qui s’autoréalise dans le risque de la « fatigue de soi » 10, les structures institutionnelles de reconnaissance semblent atteintes d’une panne généralisée qui vaut mutilation de la vie ordinaire des gens dans l’absence de reconnaissance de leur valeur et qualité. Les gens, ordinaires ou pas, sont en suspension dramatique, toujours en attente de la confirmation de leurs valeurs et performances sociales. Une première approche, somme toute sommaire mais non dénuée de valeur heuristique, avancerait que, dans le passé, une problématisation de la reconnaissance ne possédait nulle nécessité quand des structures anthropologiques d’intégration, articulant société et communauté, permettaient des formes tacites de reconnaissance qui n’avaient pas besoin d’être nommées ou revendiquées par les gens. Longtemps après l’annonce de l’avènement à soi de la Gesellschaft (société) dans l’agonie présumée de la Gemeinschaft (communauté) – la geste inaugurale de la sociologie –, les communautés rurales, de métiers ou ouvrières, associatives ou locales produisaient la considération réciproque et implicite de leurs membres par un vécu d’appartenance identitaire, « marque » sociale d’une reconnaissance « évidente » où les contraintes normatives de reconnaissance s’imposaient aux gens. Pour faire bref, et faute de place, la rupture de la seconde modernité des années 1960 et 1970 est celle de l’effacement progressif des vécus d’appartenance et des identités de rattachement qui s’y trouvaient liées ; dans une forme de détraditionalisation, ceux-ci laissent place à des identités de trajectoire comme récit et accomplissement de soi 11, dans une insécurité personnelle 12. On peut, dès lors, comprendre, dans une période concomitante

5

Renault E., L’expérience de l’ injustice. Reconnaissance et clinique de l’ injustice, Paris, éd. La Découverte (« Armillaire »), 2004. 6

Cf. Hegel G. W. F., Système de la vie éthique [1802-1803], Paris, éd. Payot, 1976 ; La Première Philosophie de l’esprit [1803-1804], Paris, éd. PUF, 1983 ; La Philosophie de l’esprit [1805-1806], Paris, éd. PUF, 1982. On n’insiste pas faute de place. 7

Honneth A., « La dynamique sociale du mépris. D’où parle une théorie critique de la société ? », in Bouchindhomme C., Rochlitz R., Habermas, la raison, la critique, Paris, éd. du Cerf, 1996, p. 232.

8

38

9 Honneth A., La société du mépris. Vers une nouvelle Théorie critique, Paris, éd. La Découverte, 2006, p. 247.

Erhenberg A., La fatigue d’ être soi. Dépression et société, Paris, éd. Odile Jacob, 2000.

10

Dubar C., La crise des identités. L’interprétation d’une mutation, Paris, éd. PUF, 2000. 11

Beck U., La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, Paris, éd. Aubier (« Alto »), 2001.

12


questions de sciences sociales : rubrique dirigée par Bruno Duriez et Jacques Lemière / LNA#57 Sphères de reconnaissance Relation à soi positive Mépris social

Relations primaires

Relations juridiques

Communauté de valeurs

Subjectivation de soi

Confiance en soi

Respect de soi

Estime de soi

Autonomie et authenticité

Atteinte à l’intégrité physique

Privation de droits, exclusion

Humiliation et offense

Hétéronomie dépréciée

de « crise des identités » qui n’est pas là pour rien 13, l’importance accordée à la reconnaissance de la figure de l’individu, désinséré des supports collectifs et plus exigeant en termes d’intégrité de soi. Plus profondément, on le sait, Axel Honneth s’inscrit dans la poursuite du projet de l’École de Francfort (Institut für Sozialforschung), celui d’une « Théorie critique » qui, à partir de résistances d’individus ou de mouvements sociaux (ouvriers, féministes, écologistes, sexuels…), tente de définir une visée d’émancipation qui fonde une orientation sociologique et politique à prétention normative. Or, pour Axel Honneth, ce qui enfreint les sentiments de justice, c’est justement l’atteinte à la reconnaissance des personnes morales et des actes sociaux qu’elles accomplissent, atteintes qui engendrent une rationalisation tronquée de la vie faisant échec à toute émancipation. On le comprend dès lors, le cœur de la normativité du social s’exprime dans les exigences de reconnaissance des sujets sociaux qui seraient grandissantes, mais aussi de plus en plus spécifiques, jusqu’à toucher leur singularité intime et leur subjectivation. C’est que, s’inscrivant dans la poursuite du projet habermassien de l’ « Agir communicationnel » 14 mais en l’infléchissant radicalement, Axel Honneth produit une théorie sociale autonome selon laquelle « les sociétés sont prises dans la dynamique d’une rationalisation morale visant à offrir une reconnaissance toujours plus complète à un nombre plus grand d’individus » 15. L’expérience morale des acteurs dans leurs luttes pour la reconnaissance au sein d’interactions intersubjectives construit ainsi une « conflictualité sociale » : se démarquant du modèle de l’argumentation rationnelle en vue d’une entente qui fondait le tournant pragmatique de l’analyse habermassienne – elle-même déplaçant le potentiel normatif d’émancipation des rapports de travail chez Horkheimer aux rapports de communication –, Axel Honneth conçoit la société comme « une lutte sociale fondée sur les mobiles moraux » 16 et sa problématisation fait ainsi des demandes morales de reconnaissance des individus ordinaires des présuppositions normatives de la vie sociale. Encore faut-il s’entendre sur ce qui demande à être reconnu chez les gens. Selon la lecture qu'Axel Honneth fait de Hegel, les demandes concernent, sous trois grands registres, les divers aspects de la vie des gens comme en témoignent les luttes sociales actuelles et certaines avancées du droit. Ce qui demande à être reconnu peut ainsi se décliner : - les affects dans la sociabilité primaire qui donnent accès à la confiance en soi – le domaine de l’amitié et de l’amour, - la responsabilité morale qui, à travers le droit, permet le respect

de soi – la production des individus comme membres de droit dans les relations juridiques, - les capacités et qualités des gens qui, dans la solidarité, favorisent l’estime de soi – les prestations sociales dans la socialisation du travail ou de toute autre activité 17. Un rapport émancipatoire à soi dépend de ces trois formes de reconnaissance, tandis que diverses formes de « déni de reconnaissance » 18 viennent dans le mépris social en saper le potentiel. Plus tardivement, comme marque de l’ère socialedémocrate, Axel Honneth ajoutera la reconnaissance de l’individualisme sous l’expérimentation légitime de l’autonomie et de l’authenticité 19. Selon une périodisation plus récente qui entraîne une réflexivité nouvelle, Axel Honneth opposera une ère sociale-démocrate capitaliste, commencée à la fin des années 1960, à une ère de « développement paradoxal du capitalisme » qui pourrait bien être l’ère ultra-libérale et financiarisée. Dans la tension entre un potentiel d’émancipation socioculturelle des individus, voulu par l’économie capitaliste, et les rapports structurels de cette même économie qui, de manière contradictoire, tentent de s’autonomiser à l’égard des mondes vécus (Lebenswelt), le capitalisme, dans sa première période sociale-démocrate, aurait usé d’une logique d’émancipation morale au regard des traditions en renforçant de manière positive les sphères institutionnelles de reconnaissance des gens : individualisme authentique détaché des rôles sociaux assignés ; égalité grandissante des sujets de droits, en particulier au regard des discriminations ; reconnaissance grandissante de la performance sociale qui n’est plus seulement mesurée à l’aune industrielle et masculine ; relations affectives nouées « en fonction de la valeur des sentiments » et non de l’instrumentalité de la vie quotidienne 20. Avec l’avènement de l’ère libérale, un retournement paradoxal s’opère où les capacités émancipatoires antérieures des individus deviennent pour eux-mêmes des « ressources motivationnelles » comme autant de contraintes intériorisées ; celles-ci sont sources de l’expansion du capitalisme et de sa légitimation : culture de la désolidarisation au regard d’individus mis en concurrence en vue de leur autonomisation, érosion des droits sociaux et de l’État social mettant à mal la quête de l’égalité, incertitude pathogène sur la performance des êtres sociaux soumise à des règles le plus souvent cachées, arbitraires et individualisées. Ce qui était potentiel d’émancipation se retourne en son contraire, une « mise sous tutelle » des sujets qui doivent « assumer la responsabilité de leur destin » 21. Honneth A., 2000, op. cit., p. 159.

17

Dubar C., 2000, op. cit.

18

Habermas J., Théorie de l’agir communicationnel, Paris, éd. Fayard, 1987.

19

Renault E., 2004, op. cit., p. 195.

20

Honneth A., 2000, op. cit., p. 7.

21

13

14

15

16

Renault E., 2004, op. cit., p. 190 sq.

Honneth A., 2006, op. cit, p. 159. Honneth A., 2006, op. cit., p. 281.

Honneth A., 2006, op. cit., p. 286.

39


LNA#57 / chroniques d'économie politique coordonnées par Richard Sobel

Face à la crise, des économistes atterrés et des économistes éthérés Par Pierre ALARY Maître de conférences en économie, Université Lille 1/Clersé

La pensée dominante en économie a servi de caution théorique à la mise en place de politiques néolibérales responsables de la crise financière. Sans l’intervention des États, le navire aurait certainement sombré et la peur d’une telle perspective a requestionné la capacité du marché à se réguler harmonieusement. Les premières craintes oubliées, la réflexion amorcée au départ se dissipe et, face aux déficits publics, les principes du modèle néolibéral se réaffirment. Réduire les déficits publics redevient le leitmotiv de la politique économique en Europe.

C

e constat atterre de nombreux économistes. De tels choix leur semblent risqués, ils ne correspondent à aucune réalité et ils reposent sur un ensemble de fausses évidences. Dans un manifeste, les économistes atterrés 1 dénoncent ces fausses idées et proposent des solutions pour sortir de cette spirale dangereuse. Certains universitaires lillois adhèrent au mouvement et organisèrent une conférence débat le 30 novembre 2010. Deux idées parmi les dix que regroupe le manifeste furent discutées : l'efficience des marchés et l'excès de dépense à l'origine du déficit public. L'équipe de l'Espace Culture de Lille 1 mettait à disposition son amphithéâtre et nous la remercions chaleureusement. L’efficience des marchés La pensée dominante en économie postule le principe d’efficience. Un marché est efficient lorsque le prix des biens assure l’équilibre entre les quantités offertes et demandées. Une augmentation de prix, même si elle incite les offreurs à livrer plus de quantités sur les marchés, décourage la demande. Ainsi, théoriquement, la demande baisse lorsque le prix augmente et elle augmente lorsque le prix baisse. Au niveau des marchés financiers, le principe d’efficience semble absent et une baisse des prix des actions (par exemple) n’entraîne pas une hausse de la demande comme le voudrait la « théorie ». Au contraire, lorsque le prix augmente, la demande augmente également. Une relation inverse au principe théorique s’observe dans la mesure où une corrélation positive existe entre le prix de l’action et le montant des dividendes. Dès lors, les dividendes escomptés sont supérieurs si le prix de l’action augmente et cela entraîne une hausse de la demande. Ce phénomène, que la théorie dominante en économie feint d’ignorer, s’explique par la spécificité des produits financiers. Contrairement aux biens, que les agents recherchent pour eux-mêmes, les actions ne sont pas recherchées pour elles-mêmes, mais pour les dividendes qu’elles procurent. 1

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http:/www.atterres.org

Cette différence fondamentale pose un réel problème dans la mesure où les institutions mises en place depuis le milieu des années 1980, pensées pour organiser les marchés financiers (libre circulation, plus de concurrence, de flexibilité, etc.), considèrent les marchés financiers efficients. Or, ils ne le sont absolument pas, comme nous venons de le démontrer, et cette nouvelle architecture institutionnelle entraîne des logiques spéculatives, le développement de bulles, des crises à répétition et, plus indirectement, une forte pression sur le travail. Conclusion, dans la mesure où la demande augmente avec le prix (des actions), les marchés financiers ne sont pas efficients et les institutions qui les régulent ne peuvent pas être pensées comme s’ils l’étaient. Le déficit public Le déficit budgétaire de nombreux États européens dépasse allègrement les 3 % du PIB fixés par les critères de convergence. La doxa, véhiculée par le politique en vue, attribue explicitement ce déficit à l’excès de dépenses. Les États seraient dispendieux et peu attentifs aux efforts consentis par le contribuable payant l’impôt. Une analyse, même grossière, des dépenses publiques contredit cette idée. En pourcentage du PIB, les dépenses publiques restent relativement stables durant les deux dernières décades. Les États ne dépensent pas sans compter, et se pencher sur les recettes offre de meilleures perspectives pour comprendre le déficit. Ce dernier provient essentiellement d’une baisse des recettes. Baisse conjoncturelle depuis le début de la crise, les ressources fiscales (TVA), proportionnelles à l’activité économique (PIB), diminuent. Baisse structurelle depuis deux décennies environ, le politique a tendanciellement arbitré vers moins d’impôts avec un accent porté sur l’impôt proportionnel (impôt sur les revenus). Conclusion, le déficit budgétaire provient d’une évolution tendancielle négative des recettes publiques et non de la hausse des dépenses, même si nos dirigeants attribuent aux dépenses le poids des déficits. Ils manipulent cette idée à


chroniques d'économie politique coordonnées par Richard Sobel / LNA#57

dessein pour forcer l’État à abandonner ses fonctions économiques. La présentation de ces deux points du manifeste des économistes atterrés fut complétée par un questionnement sur le manifeste. Les propositions de ce dernier semblent s’articuler autour de la croissance. Or, le concept de croissance, tel qu’envisagé dans le manifeste, n’a-t-il pas des limites ? Produire en quantité supérieure pose de nombreux problèmes environnementaux, d’inégalités, etc. La discussion ne portait pas sur croissance versus décroissance, mais sur les limites d’une croissance non ciblée. Les efforts devraient porter sur une croissance ciblée, privilégiant les productions à faible impact environnemental et assurant plus de justice sociale. La santé et l’éducation furent citées en exemple et repenser la fiscalité permettrait d’encourager lesdites « productions ». En effet, la fiscalité devrait taxer plus sévèrement les consommations dont les processus de production et de transport ne sont pas durables. Repenser ainsi la fiscalité orienterait la demande vers l’achat de biens et de services aux caractéristiques précitées (faible impact environnemental et réduction des inégalités). Par rapport aux problèmes que rencontrent les sociétés contemporaines, cibler les consommations à encourager et à dissuader semble déterminant et indispensable. Des choix doivent s’effectuer en ce sens dans la mesure où la gestion des conséquences de notre mode de vie ne peut reposer sur des innovations dont tout est ignoré. D’une part, les conséquences et l’innovation sont encore imprévisibles (qu’inventeront-ils dans le futur, y aura-t-il des solutions aux problèmes ?) et, d’autre part, léguer nos problèmes, et la nécessité de les régler à des générations futures extérieures aux problèmes, pose des problèmes d’éthique. Le débat articulé autour des deux fausses évidences et du questionnement sur le manifeste a suscité de nombreuses questions. L’intérêt du public encourage les atterrés Lillois à renouveler l’opération et il démontre également la pertinence du mouvement national des économistes atterrés. En effet, ce mouvement cherche un écho dans la société civile dans la mesure où l’essentiel du champ politique reste sourd aux expertises des chercheurs qui le composent. En général, le champ politique est plus attentif aux discours qui vantent plus ou moins directement la supériorité du modèle capitalisme néolibéral entraîné par la finance, où les marchés sont concurrentiels et autorégulés. L’article de Thesmar (HEC Paris) et Landier (Toulouse School of Economics)

est stupéfiant à ce titre. Malgré les premières manifestations de la crise, ces économistes éthérés affirmaient que le système financier n’avait jamais été aussi stable et qu’une perspective de crise était désormais lointaine. Contrairement à leurs prévisions, la plus grande crise depuis 29 a éclaté, les faits se sont certainement trompés. Parallèlement, des économistes hétérodoxes, aujourd’hui atterrés et dont les travaux étaient boudés, démontraient l’instabilité du système. André Orléan en fait partie et présente d'autres auteurs « visionnaires » dans le dernier numéro de la Revue de la Régulation 2. L’absence de considération pour les travaux précités, dont les sociétés contemporaines sont l’objet, trouve également un écho dans le mode de reproduction du monde académique en science économique. Le mode de reproduction ne laisse plus de place au débat contradictoire, aux défenseurs des théories économiques institutionnelles. L’AFEP 3, créée en 2009, fédère désormais quatre cents enseignants-chercheurs et chercheurs environ, pour qui la pluralité constitue un élément de dynamique pour la recherche. Au sein du monde académique, cette association défend les méthodes de recherche pensées pour expliquer le monde dans lequel nous vivons. Ces méthodes obtiennent des résultats probants, mais le mode d’évaluation et de promotion des enseignantschercheurs et chercheurs les fait disparaître.

2

http://regulation.revues.org/index9053.html

3

Association Française d'Économie Politique.

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LNA#57 / au programme / réflexion-débat www.culture.univ-lille1.fr

RENDEZ-VOUS D’ARCHIMÈDE Octobre 2010 – avril 2011

Cycle Migrations

u  Les papiers et le guichet, formes

contemporaines du contrôle de l’immigration Mardi 12 avril à 18h30 Par Alexis Spire, Chercheur au CNRS (Centre d’Études et de Recherches Administratives, Politiques et Sociales - Université de Lille 2). Depuis l’instauration de la carte d’identité d’étranger, l’assujettissement par les papiers constitue un puissant moyen pour les États d’encadrer l’immigration. Dans la période récente, cette technique très ancienne de contrôle à distance s’est accompagnée d’une politique des guichets qui consiste à laisser une marge de manœuvre toujours plus grande aux agents chargés d’appliquer les règlements. Ces deux formes de pouvoir sont au cœur de la spirale répressive qui s’est développée depuis plusieurs années, empêchant les étrangers en situation irrégulière de pouvoir exister comme sujets de droit.

JOURNÉE D’ÉTUDES Migrations et droits Mercredi 4 mai 2011 Conférences 9h : L’évolution de la place des Roms dans l’espace européen Par Claire Auzias, Docteur en histoire, chercheur associée au laboratoire Socius, ISEG, Université technique de Lisbonne. Animée par Jean-François Rey, Professeur de philosophie. La chute du mur de Berlin en 1989 a introduit, dans la vie des Roms 42

d’Europe, un bouleversement lourd, car ils se sont révélés être les citoyens européens les plus fragiles. Non qu’ils soient tous indistinctement pauvres, mais parce qu’ils sont tous indistinctement déconsidérés, indépendamment de leur position sociale. La rencontre entre les deux modes de socialisation européens, libéral à l’Ouest et communiste à l’Est, n’a pas facilité le rapprochement entre les populations roms de l’une et l’autre partie de l’Europe. Paradigmes d’une minorité en Europe, qui avait essentiellement jusqu’ici plutôt nié les différences qu’exalté la variété des cultures, les Roms sont de nos jours sous les feux d’une actualité dont ils pâtissent, bien que les enjeux de cette actualité dépassent largement les seuls Roms. Cf. article p. 8 à 11.

10h45 : La Cité nationale de l’histoire de l’immigration, un bilan, des perspectives Par Luc Gruson, Directeur général de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration. Animée par Jacques Lemière, Maître de conférences agrégé de sciences sociales, Institut de sociologie et d’anthropologie, Lille 1. Il y a 8 ans, en avril 2003, était lancée par le Premier Ministre l’idée d’un lieu consacré à la reconnaissance de la place des immigrés dans l’Histoire de France. Sur quelles hypothèses et quels consensus ce projet s’est-il construit ? Quelles en ont été les étapes clés ? Après trois années de fonctionnement et le renouvellement des instances en 2010, quels bilans peut-on tirer de l’ouverture de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration ? Quelles sont les perspectives pour les prochaines années et les défis à relever ? Cf. article p. 12 à 15.

Table ronde 14h15/16h30 : Où en est le droit des étrangers ? Avec Étienne Balibar, Professeur émérite de philosophie à l’Université de Paris Ouest - Nanterre La Défense, professeur à l’Université de Californie à Irvine (USA), Emmanuelle Lequien, Avocate au barreau de Lille et Danièle Lochak, Professeur émérite de l’Université de Paris Ouest - Nanterre La Défense, Centre de recherches et d’études sur les droits fondamentaux. Animée par Youcef Boudjemaï, Directeur à l’ADNSEA (Sauvegarde du Nord). Les étrangers sont-ils nos ennemis ? Je m’intéresserai à la confusion croissante qu’on peut déceler entre l’usage des catégories de l’étranger et de l’ennemi. En un sens, elle ne fait que porter au jour une tendance de l’État-nation, dont l’expression est « normalement » limitée par les lois et les mœurs. Elle semble désormais s’imposer irrésistiblement, comme ce fut le cas à certains moments tragiques de l’histoire du siècle passé. Mais l’échelle n’est plus la même, pas plus que les alternatives politiques qui en résultent. Le philosophe Jacques Derrida a proposé le terme de « crise auto-immunitaire » : c’est un bon fil conducteur, car il montre qu’il ne s’agit pas seulement de choisir entre fascisme et démocratie, mais plus radicalement de faire face à la question « constitutionnelle » de la citoyenneté et de son « universalité ». Faudra-t-il nous résigner à sa régression plus ou moins définitive, ou bien seronsnous capables d’inventer à contre courant des tendances actuelles de nouvelles formes de citoyenneté qui en relancent le progrès historique ? Étienne Balibar


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Le droit des étrangers est généralement conçu comme le droit de l’étranger d’entrer et de séjourner en France. L’étranger est également un sujet de droits discriminatoires. L’étranger est d’abord appréhendé par le droit français sous son seul aspect économique : le travailleur, réduit à une force de travail. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, il est appréhendé également comme un être humain sujet de droits fondamentaux universels (1948). Puis le travailleur se révèle être le chef d’une famille, que les États d’immigration ne peuvent plus ignorer (art. 8 CEDH, accords bilatéraux…). Pourtant, la souveraineté d’un État induit le droit régalien de celui-ci de déterminer celui qu’il autorise à pénétrer ses frontières. Le droit des étrangers appréhende alors l’étranger avant même qu’il ait pénétré le territoire – législation sur les visas – puis, une fois en France, il détermine son droit au séjour, et les conditions de son éloignement. L’évolution du droit en toutes ses matières, depuis le premier choc pétrolier, tend vers un durcissement exponentiel. L’étranger fait les frais d’un jeu politique dans lequel on affiche la fermeté d’une politique en réduisant les droits de l’étranger conçu comme un fardeau et non comme un enrichissement. Emmanuelle Lequien

La politique de contrôle des f lux migratoires, pratiquée depuis une trentaine d’années par la France et par l’ensemble des pays européens, engendre des atteintes graves aux droits des migrants. Sont remis en cause des droits aussi fondamentaux que le respect de la vie privée et familiale, le droit d’asile, le droit de ne pas

être arbitrairement détenu, le droit de ne pas être soumis à des traitements inhumains et même le droit à la vie. Cette politique aboutit aussi à un accroissement sans fin des pouvoirs et des moyens de surveillance de la police, favorise la suspicion et encourage la délation et finalement sape les fondements d’une société libre et d’un État de droit. Danièle Lochak Cf. article p. 16 à 18.

Entrée libre sur inscription avant le 28 avril : 03 20 43 69 09 ou johanne.waquet@univ-lille1.fr

Cycle Université u  L’Université, institution ou organisation ? Mardi 5 avril à 18h30 Par Pierre Louart, Professeur à l'Université Lille 1, directeur de l’Institut d’Administration des Entreprises de Lille. Animée par Nabil El-Haggar, Viceprésident de l’Université Lille 1, chargé de la Culture, de la Communication et du Patrimoine Scientifique. Suite aux changements imposés aux universités, on tend à exiger d’elles des résultats opératoires sur un registre organisationnel (clarification d’objectifs, indicateurs de pilotage, mesures d’efficacité, vigilance budgétaire). Mais ce type de résultats les ramène à un statut d’entreprises publiques où les critères marchands (productivité, délais, « qualité quantifiable ») finissent par prendre le pas sur les valeurs qu’elles sont censées défendre. À l’origine, les universités se définissent avant tout comme des institutions, supposées défendre une pensée ouverte et réfléchie, selon des enjeux de vérité,

de tolérance et de débats d’idées. Leur raison d’être est l’éducation, l’indépendance de recherche et la contribution aux connaissances sur les questions sociales, culturelles ou politiques. Les tensions entre institution et organisation sont complexes et ne datent pas d’aujourd’hui. Le modèle institutionnel idéal dont rêvent certains opposants au x nouvelles normes universitaires n’a jamais existé. Les enjeux organisationnels ont toujours déformé l’institutionnel et vice-versa. Il faut donc trouver le moyen d’équilibrer les besoins en valeurs et les contraintes d’efficacité. Remerciements à Rudolf Bkouche, Youcef Boudjémaï, Jean-Marie Breuvart, Frédéric Dumont, Bruno Duriez, Rémi Franckowiak, Jacques Lemière, Bernard Maitte et JeanFrançois Rey pour leur participation à l’élaboration de ces cycles.

À noter Journée d ’ études « Refonder l’Université ? » Initialement programmée le 5 mai. Reportée au mois de novembre (plus d’informations dans le n° 58 des Nouvelles d’Archimède et sur le site de l’Espace Culture : http://culture.univ-lille1.fr).

Retrouvez toutes nos conférences en vidéo sur le site : http://lille1tv.univ-lille1.fr/

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LNA#57 / au programme / réflexion-débat

Question de sens 2010-2011 :

Résistances 2

Résistances contemporaines et spirituelles Cycle proposé par Jean-Pierre Macrez et l’équipe « Question de sens » (Université Lille 1) « Créer c’est résister, résister c’est créer » 1 Résister contre tout ce qui est survalorisé, aux moyens qui se prennent pour des buts contre tout ce qui oublie l’ humain contre les formatages contre l’ inacceptable contre la violence légalisée contre les effets de mode… Donner priorité à l’ humain et aux chemins d ’ humanisation af in de promouvoir la solidarité internationale et la fraternité. Michel Deheunynck

Conférences

u Citoyens résistants d ’hier et d’aujourd’hui * Jeudi 31 mars à 18h30 Par Martine Orange, Journaliste à Médiapart et co-auteur du livre Les Jours Heureux ** sur la mémoire d’interpellation du généreux et étonnant programme du Conseil National de la Résistance. Entre « histoire et actualité » Si le texte fondateur est exemplaire par sa concision, les auteurs de ce livre collectif ont choisi de le compléter par une série d’articles sur son histoire et surtout son actualité. Ils mettent en évidence comment l’édifice a fait l’objet d’une démolition en règle. En évoquant la mobilisation citoyenne qu’ils ont initiée, ils révèlent la puissance du discours d’hier pour nourrir les résistances d’aujourd’hui… Est-il légitime pour des citoyens de 2011 d’employer le terme résistance,

1 Extrait de l’appel à la commémoration du 60 ème anniversaire du programme du Conseil National de la Résistance du 15 mars 1944.

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de se revendiquer de l’esprit de résistance ? Quid de l’appel de Stéphane Hessel aujourd’hui : Indignez vous ! ***, indignation qu’il considère comme « motif de base de la Résistance » ? Se pose ainsi dans le cadre de ces conférences la « question du sens » porté par ces résistants d’hier et d’aujourd’hui. Éponyme du site de l’association http://www.citoyens-resistants.fr ** http://www.editionsladecouverte.fr/catalogue/indexLes_jours_heureux-9782707160164.html *** Livre Indigène éditions, diffusion Harmonia Mundi. *

En partenariat avec le Centre Régional De Documentation et d’Information pour le Développement et la Solidarité Internationale et les Amis du Monde Diplomatique du Nord.

uLogiciels libres : quelle résistance ? Jeudi 31 mars à 18h30 > Maison des Étudiants Avec Bernard Szelag, Administrateur système du service informatique de l’Université Lille 1 et Philippe Pary, Association chtinux, administrateur de l’Association nationale de promotion et défense du logiciel libre (www. april.org). En partenariat avec l’association Chtinux qui a pour vocation de promouvoir les logiciels libres http://www.chtinux.org

uLa décroissance est-elle souhaitable ? Jeudi 7 avril à 18h30 Par Stéphane Lavignotte, Auteur du livre éponyme *. Ancien journaliste, pasteur à la Mission populaire de La Maison Verte (Paris 18ème), l’auteur, en sympathisant critique, fait une analyse politique et humaniste des objecteurs de décroissance que sont Serge Latouche, Vincent Cheynet, Paul Aries, Yves Cochet...

« En s’opposant au développement durable, concept considéré comme récupéré par l’économisme dominant, la décroissance entend redonner une 'nouvel le jeu ne sse subversive' à l’écologie politique. En agissant à la fois sur les instruments de production (énergies, emploi...) et sur la culture des consommateurs, il s’agit avant tout de refuser la société de consommation et le capitalisme qui en est le moteur, en leur substituant une nouvelle conception du bonheur moins dépendante des richesses matérielles (gaspillage et mésusage) et dès lors centrée sur une « simplicité volontaire » et sur des liens sociaux de proximité (relocalisation). Sympathisant critique de la décroissance, l’auteur présente les débats internes au mouvement, ses atouts et ses risques ainsi que ses rapports avec les autres courants de la gauche. Marqueurs d’un héritage de problématiques marxistes, l’articulation des questions écologiques aux rapports entre classes sociales ainsi que le mode de participation au jeu démocratique sont des thèmes récurrents du livre. » Gilles Bourquin * Paris, éd. Textuel 2010. http://www.contretemps.eu/lectures/extraits-decroissance-est-elle-souhaitable-stephane-lavignotte En partenariat avec le Centre Régional De Documentation et d’Information pour le Développement et la Solidarité Internationale.

www.culture.univ-lille1.fr


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Culture scientifique/ Web TV

CULTURE SCIENTIFIQUE JOURNÉE D’ÉTUDES u Peut-on parler de culture scientifique ? Mercredi 18 mai à 9h - Entrée libre La connaissance scientifique est difficile d’accès car, pour la comprendre, il faut suivre un certain cheminement. C’est le rôle de l’école de donner aux élèves les moyens de suivre ce cheminement. Hors de l’école, on peut toujours faire de la vulgarisation, mais cela ne se borne pas à la bonne volonté des vulgarisateurs. En ce sens, la vulgarisation risque d’être un piège, autant pour ceux qui la font que pour ceux à qui elle s’adresse. C’est également un piège dans lequel la culture scientifique pourrait tomber... Atelier uAtelier de la Mission Nationale pour la Sauvegarde du Patrimoine Scientifique Technique Contemporain Jeudi 19 et vendredi 20 mai Depuis 2004, le Musée des Arts et Métiers (CNAM de Paris) est chargé d’une Mission Nationale de Sauvegarde du Patrimoine Scientifique et Technique Contemporain. Dans ce cadre, un réseau de représentants s’est constitué en régions. Les 19 et 20 mai, l’Espace Culture aura le plaisir d’accueillir les professionnels du patrimoine de ce réseau. Ces journées seront l’occasion de débattre de l’avenir du patrimoine des établissements d’enseignement supérieur. Plus d’informations : www.patstec.fr Contact : Antoine Matrion 03 20 43 68 57 antoine.matrion@univ-lille1.fr

À travers des exemples variés illustrant l’apport de la chimie dans les peintures, les produits d’hygiène et de soins, les cosmétiques ou l’alimentaire, entrons dans le monde de la formulation, dans un monde où la chimie nous entoure au quotidien.

Artefacs, web TV artistique et culturelle Les services culturels des six universités Nord-Pas de Calais – Université d’Artois, Université du Littoral Côte d’Opale (ULCO), Université Lille 1 - Sciences et Technologies, Université du Droit et de la Santé - Lille 2, Université Charles de Gaulle - Lille 3, Université de Valenciennes et du Hainaut-Cambrésis (UVHC) – coopèrent depuis 2006 au développement des réseaux culturels en région. La création d’une web TV a été retenue comme outil artistique et culturel, permettant la mutualisation de productions culturelles des universités et des partenaires culturels, de démarches d’artistes, de projets créatifs d’étudiants et de l’ensemble de la communauté universitaire. www.artefacs.tv Mise en ligne depuis fin janvier à tout public, ce support donne dans un premier temps une visibilité aux productions artistiques et culturelles liées à l’image. L’objectif d’Artefacs est de mettre en place de nouveaux partenariats. Si vous avez des projets audiovisuels et souhaitez vous inscrire dans le projet de développement de ce réseau, contactez-nous. Nous pouvons vous accompagner. Contacts : Mourad Sebbat : mourad.sebbat@univ-lille1.fr Martine Delattre : martine.delattre@univ-lille1.fr

CONFÉRENCE Dans le cadre de l’Année Internationale de la Chimie

uLa Chimie : un monde qui nous entoure au quotidien

Jeudi 19 mai à 18h30 - Entrée libre Par Véronique Rataj, Professeur à l’Université de Lille 1, équipe Oxydation & Physicochimie de la Formulation. La chimie est présente partout, elle est indispensable à notre bien-être. Pourtant, elle souffre aujourd’hui, à tort, d’une mauvaise image. Cette conférence se propose de vous faire découvrir cette science passionnante. 45


LNA#57 / au programme / réflexion-débat

Collection Les Rendez-vous d’Archimède Nouvelle parution Collection dirigée par Nabil El-Haggar, Vice-président de l’Université Lille 1, chargé de la Culture, de la Communication et du Patrimoine Scientifique éditions L’Harmattan

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LE MONDE VU À LA FRONTIÈRE Dirigé par Patrick Picouet, géographe, professeur à l’Université Lille 1

Présentation de l’ouvrage LA À U V E D N O M E Lundi 16 mai à 17h L

Espace Rencontres du Furet de Lille – Entrée libre En présence de Philippe Rollet, Président de l’Université Lille 1, Nabil El-Haggar, Vice-président de l’Université Lille 1, Patrick Picouet et les auteurs.

Retrouvez toutes les informations sur cet ouvrage et la collection complète sur : http://culture.univ-lille1.fr/publications/la-collection.html En vente en librairie et à l'Espace Culture, en consultation à la Bibliothèque Universitaire et à l'Espace Culture

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au programme / réflexion-débat / LNA#57

L’Espace Culture de l’Université Lille 1 programme, depuis bientôt 20 ans, des cycles de rencontres-débats thématiques, les Rendez-vous d’Archimède. Ces conférences ont permis d’accueillir plus de 500 spécialistes, d’horizons très différents, sur 45 thèmes. Le contenu, la qualité des interventions ont vite suscité l’envie de réunir ces propos dans une collection d’ouvrages, initiative unique dans le milieu universitaire. Cette collection permet de rendre accessible au plus grand nombre une réflexion que les auteurs se proposent d’approfondir dans ces ouvrages. Au registre déjà riche des thèmes abordés vient aujourd’hui s’ajouter celui des Frontières.

L

e XX ème siècle est riche en création de frontières qui soulignent les disparités ou marquent les différences entre des individus, des groupes, des communautés et des peuples. À l’augmentation incessante du nombre des États s’ajoute le partage des derniers espaces encore libres du monde, les océans, les mers et les détroits qui les séparent. La carte du monde n’est pas figée et son dessin se complique sensiblement depuis la fin de la guerre froide. L’étape actuelle de la mondialisation est une source importante de création de frontières. Membranes entre les territoires, elles oscillent, se tendent ou se dilatent. Les territoires se transforment, se déforment, prennent des formes nouvelles jadis inconcevables. L’Union européenne, très attractive, se cherche de nouvelles frontières périphériques tandis que les nouveaux États d’Asie centrale se consolident grâce à leurs nouvelles limites de souveraineté. À une autre échelle, la ville de l’Afrique du Sud post-apartheid produit de nouvelles coupures. La frontière, limite vitale à la dimension profondément humaine en tant qu’espace de rencontre et de reconnaissance, est aussi marquée par la souffrance liée aux cicatrices qu’elle laisse sur la Terre et dans le cerveau des hommes qui tentent de la passer. Quand elle s’articule à des éléments naturels, en particulier les fleuves, supports de bornage apparemment facile entre les États, elle reste plus conflictuelle que consensuelle.

SOMMAIRE Introduction / La complexité du monde vue de la frontière Par Patrick Picouet et Jean-Pierre Renard Chapitre I / La frontière, souffrance et nécessité Frontières et mondialisation : approche géopolitique / Par Béatrice Giblin Santé, frontière et mondialisation / Par Alain Vaguet L’actualité de la frontière / Par Claude Raffestin Chapitre II / Les frontières entre ouverture et fermeture, ou la recomposition des territoires Jeux de frontières en Asie centrale : une région entre enclavement et désenclavement / Par Julien Thorez Quelles frontières pour l’Europe ? / Par Michel Foucher Les frontières dans la ville sud-africaine / Par Philippe Gervais-Lambony Chapitre III / L’eau et les frontières : des lignes de partage anciennes aux nouvelles conquêtes

Se poster à la frontière pour voir le monde, c’est comprendre la fragmentation spatiale à toutes les échelles, regarder de chaque côté en observant l’ambivalence et la complexité des relations.

Quand l’eau se fait frontière / Par Jacques Bethemont Les détroits internationaux : diversité spatiale, complexité territoriale / Par Vincent Herbert

Se poster à la frontière, c’est avoir envie de la traverser !

Bibliographie des auteurs 47


Avril, mai, juin

*Pour ce spectacle, le nombre de places étant limité, il est nécessaire de retirer préalablement vos entrées libres à l’Espace Culture (disponibles un mois avant les manifestations).

Ag e nd a

Retrouvez le détail des manifestations sur notre site : http://culture.univ-lille1.fr ou dans notre programme trimestriel. L’ ensemble des manifestations se déroulera à l’Espace Culture de l’Université Lille 1.

Jeudi 31 mars

18h30

Question de sens : Cycle « Résistances 2 » « Citoyens résistants d’hier et d’aujourd’hui » par Martine Orange

18h30

Question de sens : Cycle « Résistances 2 » « Logiciels libres : quelle résistance ? » avec Bernard Szelag et Philippe Pary (Maison des Étudiants)

19h

Lancement d’un ouvrage d’écrits (clôture de la résidence de G. Dumont)

21h30

Spectacle « La dope du fric et des putes » (Maison des Étudiants)

Les 5 et 12 avril

14h30

Conférences de l’UTL

Mardi 5 avril

18h30

Rendez-vous d’Archimède : Cycle « Université » « L’université, institution ou organisation ? » par Pierre Louart

Jeudi 7 avril

18h30

Question de sens : Cycle « Résistances 2 » « La décroissance est-elle souhaitable ? » par Stéphane Lavignotte

19h

Concert : Duo Joëlle Léandre et Jean-Luc Cappozzo avec le Collectif Muzzix *

Mardi 12 avril

18h30

Rendez-vous d’Archimède : Cycle « Migrations » « Les papiers et le guichet, formes contemporaines du contrôle de l’immigration » par Alexis Spire

Mercredi 13 avril

18h30

Café langues avec la Maison des Langues (Lille 1)

Jeudi 14 avril Les 3, 10 et 17 mai

19h 14h30

Spectacle « De la race en Amérique » (Le discours de Philadephie) de Barack Obama * Conférences de l’UTL

Mercredi 4 mai

9h

Journée d’études : Cycle « Migrations » « Migrations et droits »

Mardi 10 mai

19h

Spectacle « Ici’ » *

Lundi 16 mai

17h

Présentation de l’ouvrage « Le monde vu à la frontière » - Collection Les Rendez-vous d’Archimède (Furet - Lille)

Mardi 17 mai

12h30

Mercredi 18 mai

Jeudi 19 mai

19h

Concert : Orchestre Musique improvisée de l’Université Lille 1

9h

Journée d’études Culture scientifique : « Peut-on parler de culture scientifique ? »

18h30

Café langues avec la Maison des Langues (Lille 1)

18h30

Conférence Année Internationale de la Chimie : « La Chimie : un monde qui nous entoure au quotidien » par Véronique Rataj

Jeudi 26 mai Mercredi 8 juin

Concert : Orchestre jazz de l’Université Lille 1

Soirée projections : productions de Jean-Claude Taki 18h30

Café langues avec la Maison des Langues (Lille 1)

Espace Culture - Cité Scientifique 59655 Villeneuve d’Ascq

Tél : 03 20 43 69 09 - Fax : 03 20 43 69 59

Du lundi au jeudi de 9h30 à 18h et le vendredi de 10h à 13h45 Café : du lundi au jeudi de 11h à 18h et le vendredi de 10h à 13h45

Mail : culture@univ-lille1.fr Site Internet : http://culture.univ-lille1.fr


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