Les Nouvelles d'Archimède 59

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l e s   n o u v e l l e s

JAN FÉV MAR

la revue culturelle de l’Université Lille 1

# 5 9

d’A

rchimède

« Raison, folie, déraisons », « Quel devenir pour le travail social ? » Rendez-vous d’Archimède / « L’engagement » Question de sens / Autour de l’enfant : questions aux professionnels Parution collection Les Rendez-vous d’Archimède / « Coupable jeunesse ? La justice des mineurs vécue et questionnée », « Les mécaniques poétiques d’EZ3kiel » Expositions

2012

« La Raison, c’est la folie du plus fort. La raison du moins fort, c’est de la folie » Eugène Ionesco, Journal en miettes


LNA#57 / édito LNA#59

Enseignement supérieur français : deux poids deux mesures Nabil EL-HAGGAR

Vice-président de l’Université Lille 1, chargé de la Culture, de la Communication et du Patrimoine Scientifique

Les appels lancés pour la refondation de l’Université française, pour sa reconstruction ou encore pour réformer celle-ci ne sont plus rares. Après avoir organisé, en 2010/2011, une série de conférences traitant de « l’Université » dans le cadre de nos Rendez-vous d’Archimède, nous venons de consacrer une journée d’études à cette question. Cette journée fut sans nul doute riche et très utile. Les principales raisons politiques, structurelles, internes et externes à l’origine de l’état dans lequel se trouve l’Université française ont été clairement identifiées et rappelées. À commencer par la plus importante d’entre elles : le système d’enseignement supérieur français lui-même. Car il s’agit bel et bien d’un système à deux vitesses : d’une part, les grandes écoles et institutions publiques, les écoles privées grandes et petites, souvent riches, qui forment les futures élites du pays en recrutant les meilleurs bacheliers. D’autre part, l’institution universitaire chargée de se consacrer aux autres !

1  http://collectifdefenseuniversite.wordpress. com/2010/10/10/refonder-luniversite-le-livre/

Un défi de taille pour l’Université qui reste quasi impossible sans les moyens gigantesques que suppose ladite mission. Or, cette situation contradictoire, qui s’est installée durablement, est totalement anti-démocratique. Les gouvernements successifs auraient dû remettre la question de l’Université au cœur de la politique nationale mais aucun d’entre eux ne s’est donné les moyens de régler la question du déséquilibre de l’enseignement supérieur français. Quant à la communauté universitaire nationale, elle ne semble pas en mesure de mettre son savoir au service d’une réflexion collective. Pourtant, ce sont bien sa culture et sa capacité d’analyse qui permettront de construire un véritable projet pour l’Université ! « Les Refondateurs » ont d’ailleurs le mérite d’avoir mené cette réflexion 1 et formulé des propositions.

L’équipe Jacques LESCUYER directeur Delphine POIRETTE chargée de communication Edith DELBARGE chargée des éditions et communication Julien LAPASSET graphiste - webmestre Audrey Bosquette assistante aux éditions Mourad SEBBAT chargé des initiatives étudiantes et associatives Martine DELATTRE assistante initiatives étudiantes et associatives Dominique HACHE responsable administratif Angebi Aluwanga assistant administratif Johanne WAQUET secrétaire de direction Brigitte Flamand accueil Jacques SIGNABOU régisseur technique Joëlle MAVET responsable café culture -Antoine MATRION chargé de mission patrimoine scientifique au PRES Université Lille Nord de France Florence IENNA chargé de mission culture scientifique au PRES Université Lille Nord de France

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Les universitaires, tout comme l’État, savent qu’une grande Université se doit d’être une institution séculaire créative et forte. Forte par la qualité de sa recherche, sa formation et ses enseignements. Mais aussi forte par sa capacité à penser et à participer pleinement au monde qui l’entoure. La grandeur de l’Université se mesure aussi par sa capacité à transmettre ses valeurs. C’est pourquoi, sans l’adhésion de l’ensemble des acteurs de l’Université à son projet, l’Université est boiteuse. Seule cette adhésion lui permettra d’assumer son rôle social, culturel, politique et économique dans la Cité et d’occuper la place qui lui revient aux niveaux régional, national et international. Pour réussir à relever un tel défi, l’Université doit aussi avoir la confiance et le soutien de l’ensemble de ses partenaires institutionnels. Cela relève d’ailleurs de leur responsabilité car il s’agit là d’un enjeu commun qu’ils ne peuvent ignorer.


sommaire / LNA#59 Retrouvez le détail de nos manifestations dans notre programme trimestriel et sur notre site Internet : culture.univ-lille1.fr

Raison, folie, déraisons 4-5 6-8 8-9 10-11 12-13

Politiques de la peur par Pierre Sadoul De la création. Penser l’art et la folie avec Henri Maldiney (essai sur le « pathique », le « pathologique » et le « pathétique ») par Éliane Escoubas L’expérience et le possible par Alexis Forestier Note sur un concept sous-estimé : le pathique par Jean-François Rey Les déraisons de la raison par Robert Locqueneux

Rendez-vous d’Archimède Devenir du travail social Raison, folie, déraisons PARUTION

Autour de l’enfant Coupable jeunesse ? Les mécaniques poétiques DSM, re-révisé... Éloge de l’oisiveté Le bénéfice du doute Ondes de choc Énigme, N° 1 Adolf Wöfli. ?

Quel devenir pour le travail social ? 14-15 16-17 17-18 19-21

Les formations sociales en Europe : une opportunité à saisir par Dominique Susini Les formations en travail social : l’avenir du modèle français par Marcel Jaeger Le travail social est-il évaluable ? par Michel Chauvière Les associations d’intervention sociale et médico-sociale à la recherche de nouvelles légitimités par Henri Noguès

JANVIER > MARS 2012 /#5

Rubriques 22-23 Paradoxes par Jean-Paul Delahaye 24-25 Mémoires de sciences : L’émergence d’une spécialité : la chimie organique par Sacha Tomic 26-27 Repenser la politique : La reconnaissance ou le mépris par Alain Cambier 28-29 Jeux littéraires par Robert Rapilly 30-31 À lire : Lire le travail social (2) : les années de crise par Youcef Boudjémaï 32-33 À voir : Art du cinéma et crise de la fiction. Pater, film d’Alain Cavalier, et Ceci n’est pas un film, « effort » de Jafar Panahi et Mojtaba Mirtahmasb par Jacques Lemière 34-35 L’art et la manière : Du musée de la folie à l’art brut (1905-1945) par Savine Faupin 36-37 Vivre les sciences, vivre le droit… : La catastrophe ou Le mouvement vers le bas par Jean-Marie Breuvart 38-39 Questions de sciences sociales : Retour(s) à Plozévet [1] par Jacques Lemière 40-41 Chroniques d’économie politique : Crise des dettes souveraines : la zone euro dans la tourmente par Vincent Duwicquet Hommage 42-43 Jacques Tillieu (1924 - 2011) : un des fondateurs de notre Université par Bernard Maitte Au programme 44-46 47 48 49 50-51

Rendez-vous d’Archimède : Cycles « Raison, folie, déraisons » et « Quel devenir pour le travail social ? » Question de sens : Cycle « L’engagement » Collection Les Rendez-vous d’Archimède : nouvelle parution « Autour de l’enfant : questions aux professionnels » Exposition : Coupable jeunesse ? La justice des mineurs vécue et questionnée Exposition : Les mécaniques poétiques d’EZ3kiel

En couverture : Les mécaniques poétiques © Yann Nguema - EZ3kiel

LES NOUVELLES D’ARCHIMÈDE Directeur de la publication : Philippe ROLLET Directeur de la rédaction : Nabil EL-HAGGAR Comité de rédaction : Rudolf BKOUCHE Youcef BOUDJEMAI Jean-Marie BREUVART Alain CAMBIER Nathalie Poisson-Cogez Jean-Paul DELAHAYE Rémi FRANCKOWIAK Robert GERGONDEY Jacques LEMIÈRE Jacques LESCUYER Bernard MAITTE Robert RAPILLY Jean-François REY Rédaction - Réalisation : Delphine POIRETTE Edith DELBARGE Julien LAPASSET Impression : Imprimerie Delezenne ISSN : 1254 - 9185

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LNA#59 / cycle raison, folie, déraisons

Politiques de la peur Par Pierre Sadoul Psychiatre des Hôpitaux Honoraire, ex-Médecin-Chef du 3ème secteur de psychiatrie infanto juvénile de l’Essonne, attaché-consultant au CHSF, membre du collectif des 39 contre la Nuit sécuritaire

En conférence le 17 janvier

I

l faut bien se rendre à une évidence de plus en plus pesante : les forces politiques en présence autant dans l’Hexagone qu’en Europe, en Amérique, mais aussi en Chine, en Birmanie... tendent vers une « philosophie » (ce mot est-il approprié, je m’interroge) amalgamant principes de précaution et sécuritaire dont l’expression et les méthodes s’inscrivent dans une rubrique nommée « Politiques de la peur » directement en rapport avec la manière de prendre et de garder le pouvoir. C’est un alliage par essence toxique ! Ainsi verrons-nous que tous les thèmes de société sont quasiment concernés. Corey Robin relève que la peur joue un rôle dans la vie politique d’un pays. Non seulement lors d’événements exceptionnels comme les attentats du 11 septembre à New York, mais aussi dans un quotidien socioprofessionnel où le citoyen subit une sorte d’humiliation « d’avoir peur et de se l’avouer » tendant irrésistiblement, en se voilant la face, à se réfugier derrière des explications rationnelles sur le comportement des gouvernements et des citoyens. Ceci montre en quoi la peur constitue un levier fondamental de pouvoir, même dans des démocraties libérales comme les nôtres. Il semble que, pour la droite et la gauche françaises, la sécurité soit une garantie des libertés incontournable. Comme la médecine, la sécurité est devenue un objet de consommation. Elle est donc privatisée, voire confiée aux communes et à des entreprises spécialisées. Leurs effectifs dépasseront, en 2014, ceux des services publics d’un État qui, tout en étant garant des libertés, aura de moins en moins les moyens d’exécution de cette mission. L’insécurité gagne de plus en plus de terrain, les zones de « non-droit » avec des délinquants toujours plus jeunes et plus récidivistes et des f lambées de violence urbaine amènent les gouvernements de tous bords politiques à produire de plus en plus de textes et de réglementation pour contenir ces phénomènes. Cette insécurité croit parallèlement aux formes de précarité qui se développent de plus en plus avec un constant recul de l’État social. Précarité et insécurité vont de pair avec l’accroissement de circuits d’économie parallèle et de délinquance qui compensent la baisse du niveau de vie dans les zones précaires. De

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nouveaux modes de vie apparaissent de façon conséquente dont les règles se réfèrent plus au mode tribal et archaïque qu’à celui d’une société évoluée. De ce fait, il y a conflit avec les règles de l’ordre républicain. Ainsi se pose la question de la prévention et de la répression. Mais, comme l’énonce César Borgia face à Machiavel, le droit dépend plus de la force que du bon droit car le vaincu a toujours tort. Les usages politiques de la peur et son instrumentalisation ont été le privilège des régimes de terreur : ils ne peuvent plus servir aujourd’hui de critères discriminants entre démocratie et régimes totalitaires. Il y a tout d’abord l’infléchissement du fonctionnement des différentes structures et pratiques en cause. En toile de fond existe un impératif gestionnaire de compression/rationalisation des surcoûts qui a pour effet le renforcement de la verticalité dans le cadre de la nouvelle gouvernance exigée dans les hôpitaux. On retrouve ce phénomène autant dans le sanitaire, le social que dans l’éducation et la culture. Cette tendance précède de loin l’avènement du présent quinquennat, tendance à laquelle a contribué la technostructure en place autant dans les entreprises que dans l’appareil d’État. Cette évolution est en partie masquée par les efforts de transparence, de rendre compte, de responsabilisation des acteurs. La violence issue de l’impératif temporel et financier a pour effet et substrat l’instauration d’un climat de peur et de contrainte. Le discours tenu le 2 décembre 2008 par le Président de la République au centre psychiatrique Érasme d’Anthony en a laissé plus d’un pantois et sans voix lors de cette prestation. Le style et la manière ont été perçus comme un acte violent par nombre de soignants convoqués à cet exercice. On ne peut s’abstraire du contexte de l’arrivée présidentielle dans cet hôpital. Préparations environnementales soigneusement sécurisées : les patients présents sont enfermés dans leur chambre, les persiennes fermées, le GIGN présent sur les toits et le personnel reçu par le président à l’étage dans un espace clos en l’absence de tout témoin médiatique. Fort peu de présents s’attendaient à une telle salve d’artillerie oratoire stigmatisant le fou dangereux, l’opération à l’évidence était adressée aux familles de victimes de Pau et de Grenoble ! On peut se questionner sur les aptitudes des


cycle raison, folie, déraisons / LNA#59

conseillers du Président à appréhender le champ de notre discipline et des collaborations transversales où elle s’inscrit tant dans les pratiques privées que publiques. Le développement inexorable d’un tel discours ne pouvait qu’aboutir à des propositions budgétaires immédiates tendant à installer un cordon sanitaire et sécuritaire soigneusement mixé autour de chaque patient et de chaque institution ! Ce qui est apparu dans l’affaire est une méconnaissance profonde et voulue du monde de la pathologie mentale et de la souffrance psychique, des institutions, cabinets, cliniques, hôpitaux et de la façon très plurielle dont s’exerce la spécialité. Après quelques semaines de sidération, les langues commencèrent à se délier et les écrits et interventions médiatiques se sont multipliés. L’adresse aux élus de tous bords s’amplifia via les radios, les télévisions et le cinéma jusqu’au vote de la loi du 5 juillet 2011 sur les soins psychiatriques sous contrainte. Mais le Conseil constitutionnel a exigé l’intervention d’un juge des libertés afin d’estimer si le soin sous contrainte et la privation de liberté étaient licites, en questionnant patients et psychiatres. En guise d’ouverture et de conclusion, je reprendrai en extraits les arguments du Dr Zagury dans son article : « La loi sur la psychiatrie est l’indice d’un État qui préfère punir que guérir ».

comme fauteurs de troubles à l’ordre public ; de ceux qui se débattent pour sauver ce qui peut l’ être ? Policiers, magistrats, fonctionnaires de justice, enseignants, chercheurs, médecins hospitaliers... Ils se reconnaîtront. C’est sur eux que s’appuie la solution politique perverse : aujourd’ hui, la question n’est désormais plus « Que faire ? », mais « À qui imputer ? ». Il ne s’agit plus tant de construire ensemble que de savoir qui est responsable des dysfonctionnements. La bureaucratie managériale en est l’agent. Elle s’infiltre partout et nous commande ce qui doit être et comment faire plus avec moins. On réglemente. On établit les procédures. On impute. On communique. Mais il n’est pas certain que l’on construise ensemble l’avenir du pays. Le second bouleversement est la désuétude de l’ éthique de la responsabilité, qu’ il ne faut surtout pas confondre avec la recherche permanente d’un responsable. Cette dernière relève d’une logique d’adjudant en quête de bidasses chargés de corvée. Mais il n’est pas certain que l’on construise ensemble l’avenir du pays comme Michel Foucault l’avait clairement pressenti : on a glissé du paradigme du sujet responsable (ou irresponsable s’ il est malade) à celui de l’ individu dangereux porteur de risques. Malade ou non, il est la nouvelle figure de la peur.

« En un mot, pour comprendre cette loi, il faut surmonter l’ indignation, prendre la mesure d’un certain nombre de bouleversements et de changements de paradigme. On se donne alors une chance de saisir ce qu’il peut y avoir de commun entre les phénomènes apparemment aussi divers que la souffrance au travail avec son lot de suicides, la plainte diffuse de corps professionnels comme les policiers, les enseignants, les chercheurs, les magistrats et les médecins hospitaliers… ou la recherche systématique de boucs émissaires. En bout de course, ce sont les acteurs de terrain qui se voient désignés comme étant à l’origine du mal et qui en portent le poids. Qui dira la douleur de ceux qui ont choisi de donner un sens collectif à leur engagement et qui se voient, au coup par coup, au petit malheur la malchance, désignés à la foule 5


LNA#59 / cycle raison, folie, déraisons

De la création

Penser l’art et la folie avec Henri Maldiney

(essai sur le « pathique », le « pathologique » et le « pathétique ») Par Éliane ESCOUBAS Professeur émérite de philosophie à l’Université de Paris-Est/Paris XII-Créteil, spécialiste de phénoménologie, philosophie allemande et philosophie de l’art

En conférence le 31 janvier Henri Maldiney écrit : « L’art est la vérité du sentir, parce que le rythme est la vérité de l’aisthesis » 1. Ainsi sont noués ensemble l’art, le rythme et le sentir et on doit donc présupposer que la création artistique – création de rythmes – est fondamentalement liée au « sentir ». Mais qu’est-ce que le sentir ? Le pathique 1 La sensation (aisthesis) est le premier rapport de l’homme au monde. Selon Maldiney, elle diffère totalement de la perception ; la perception donne des objets qu’elle offre à la connaissance, alors que la sensation est inobjective. D’où l’opposition du « sentir » et du « percevoir » que Maldiney désigne comme l’opposition du « pathique » et du « gnosique ». Si le « pathique » ne nous fait rien connaître, il nous fait éprouver l’existence, notre « exister ». Pathique – du grec Pathos, qui dit : ressentir, éprouver, souffrir, subir, endurer, pâtir – est « l’exister » de l’homme ; et comme Maldiney le rappelle en citant Erwin Straus : « le sentir est en liaison intrinsèque avec notre motricité » 2 – sentir et se mouvoir, tel est notre mode d’être originaire. Mais « sentir » ce n’est pas seulement avoir des sensations. Le « sentir », le pathique est ouverture au monde et à l’être : « La révélation originaire du « il y a » se produit dans le sentir » 3. Ouverture au monde et à l’être, le « sentir » est possibilité de l’art, de la création artistique – et l’art révèle et porte la « vérité du sentir » : c’est dans l’art (et non pas dans l’entendement et dans le concept, comme Hegel l’affirmait) que le sentir déploie sa vérité. Et Maldiney rappelle à juste titre les deux sens du terme « esthétique » chez Kant : l’un (l’esthétique transcendantale de la Critique de la Raison pure développe les conditions de possibilité de « l’expérience »), l’autre (l’esthétique de la Critique du jugement développe les conditions de possibilité de « l’art » et du « beau »). Les deux sens kantiens de l’esthétique seraient donc noués à leur racine : le sentir ou le pathique : « le terme ‘Pathos’, écrit Maldiney, a le défaut de n’évoquer que des idées de passivité, alors que le moment pathique comporte en fait une

Maldiney, Regard, parole, espace (RPE), éd. L’Âge d’Homme, Lausanne, 1973, p. 153. Et aussi : Art et existence (AE), éd. Klincksieck, Paris, 1985, p. 42.

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RPE, Ibid, p. 47.

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AE, ibid., p. 24.

activité. La moindre sensation en effet ouvre un horizon de sens en vertu de cette activité dans la passivité dont la reconnaissance par Kant constitue l’acte inaugural de toute esthétique… Ou, pour employer un vocabulaire husserlien, la matière sensuelle possède une forme originaire qui est irréductible à toutes les noèses intentionnelles de la perception objective » 4. Si l’homme peut « créer », c’est parce qu’il « existe » et l’œuvre d’art qu’il crée « existe » elle aussi. Qu’est-ce qu’exister ? Ex-sister, au sens strict, c’est se tenir hors de soi, en avant de soi 5, c’est se tenir « ouvert ». La condition fondamentale de toute création, comme de toute existence, est donc l’ouverture : « Quand je dis le monde, le Y du « il y a », écrit Maldiney, ne peut pas être dans le monde ; il est l’ouvert dans l’éclaircie duquel le monde s’ouvre » 6. Le pathologique Le pathique est donc « l’épreuve de l’existence » et le « pouvoir-être » de l’artiste. L’épreuve de l’existence est singulière, elle est propre à chacun, même s’il n’en sait rien ; mais il l’éprouve et elle se manifeste dans ses comportements, ses modes d’être, sans qu’il en sache quoi que ce soit. C’est ainsi que toute dimension pathique de l’existence a sa pathologie, comme Maldiney le dit, et les comportements que l’on pourrait dire « déficients » sont l’épreuve de la pathologie. Cette proposition permet de renverser et de redéfinir en propre les termes classiques de la psychiatrie : au lieu du « normal et du pathologique », il convient de parler du « pathique et du pathologique » : « À l’opposition réifiante du normal et du pathologique doit succéder l’articulation existentiale du pathique et du pathologique ; celui-ci

RPE, ibid. p. 70.

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Maldiney, Existence, Crise et création (ECC), éd. Encre Marine, La Versanne, 2001, p. 76. 5

Maldiney, Avènement de l’œuvre, éd. Théétète, St Maximin, 1997, p. 111.

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étant une forme réifiante de celui-là, mais une déchéance inscrite dans sa possibilité même. Le pathique et le pathologique appartiennent au pouvoir être de l’existant qui est capable de répondre ou de se dérober à sa mise en demeure d’être ou de disparaître » 7. Ainsi « la dimension propre de l’existant est la transpassibilité », laquelle est essentiellement « événement » et « rencontre ». Au contraire, la réification ou la déficience du pathique constitutive du pathologique manque toujours l’événement et la rencontre : « Dans le sujet en crise s’ouvre une faille dans laquelle il est mis en demeure de réaliser son unité avec soi au lieu même de la séparation d’avec soi. La faille est infinie » 8.

apparition » 12, mais, dans l’œuvre, une forme est en mouvement, une forme est en formation, c’est-à-dire qu’une forme est un champ de tensions, c’est-à-dire un rythme. Nous revenons donc à notre première citation de Maldiney : « … le rythme est la vérité de l’aisthesis », qui écrit aussi : « Dans le rythme, l’ouvert n’est pas béance, mais patence » : le rythme est le mode de l’apparaître de ce qui apparaît ; c’est pourquoi nous pouvons dire que l’artiste, malade ou non, crée des modes de l’apparaître, des rythmes. C’est pourquoi le malade, lorsqu’il crée une œuvre, transforme la béance, qui est en lui, en patence dans l’œuvre.

C’est pourquoi le malade peut lui aussi être créateur d’une œuvre, au lieu même de la faille. En quoi les œuvres des malades diffèrent-elles de celles des artistes ? Maldiney répond en distinguant deux sortes de créations artistiques : les unes, dit-il, répondent à un projet (bien que celui-ci, ajoute-t-il, peut être un danger), les autres à un appel. Pour les décrire, il prend l’exemple, d’une part de Cézanne, d’autre part de Wölfli 9. Déjà, dans Art et Existence, il avait longuement analysé le cas de Fusco. Le terme de « conation » (conatus : effort, tendance, tentative, création), employé par Jean Oury 10 pour désigner l’état de création, nous paraît particulièrement adéquat. Il conviendrait d’expliciter ici de nombreux cas d’ « art brut », comme Dubuffet a qualifié l’art des malades, et dont le musée LaM de Villeneuve d’Ascq, après le musée de Lausanne, reconstitue la richesse. Le théâtre n’est pas en peine non plus, avec Strindberg, dans l’analyse qu’en donne Binswanger ou aussi avec Artaud. Maldiney écrit : « La signification de l’œuvre n’est pas seulement conceptuelle. Elle comporte une dimension pathique qui correspond à une manière d’être au monde, à un style d’accueil des choses » 11.

La pathétique de l’espace et du temps

Qu’est-ce qu’une œuvre d’art ? Une œuvre d’art n’est pas un objet, mais une « forme ». Qu’est-ce qu’une « forme » ? Dans une forme, dit Maldiney, « sa signification est une avec son

ECC, op.cit., p. 75-76.

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ECC, ibid, p. 91.

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ECC. Ibid, p. 104-105, 106.

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10 Jean Oury, Essai sur la création esthétique, éd. Hermann, Paris, 2008, p. 56 et passim.

RPE, op. cit. p. 215.

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C’est ce que la Daseinsanalyse, issue de Binswanger, se donne pour tâche d’explorer. Qu’est-ce que la Daseinsanalyse ? Maldiney répond : « La Daseinsanalyse est d’abord l’analyse des structures spatiales et temporelles de la présence » 13. C’est ce qu’ont exploré les psychiatres Binswanger, Minkowski et d’autres. Ces structures spatiales et temporelles de la présence, que sont-elles, sinon celles-là mêmes que Kant a désignées du terme de « formes a priori de la sensibilité » : l’espace et le temps ? Mais Kant les détermine comme les conditions de possibilité de l’expérience et, par là, de la connaissance. Ne sont-elles pas plutôt et d’abord les conditions de possibilité de « l’existence », au sens heideggerien et maldineyen du terme ? Ces conditions de possibilité de l’existence correspondent sans doute aux trois questions : qui ? où ? quand ? Elles sont la détermination de notre « facticité », de la facticité de « l’exister ». Nous appellerons « pathétique » cette facticité existentielle, mais ici nous ne questionnons plus Maldiney, nous explorons cette facticité existentielle pour notre propre compte ; en effet, le terme de « pathétique » n’est pas élaboré par Maldiney, mais par nous. Mais nous ne prenons pas non plus le terme de « pathétique » au sens courant et édulcoré d’une manifestation exagérée du pathos ; nous prenons « pathétique » au sens initial du terme grec « pathos », au sens de « l’épreuve de l’exister », donc au sens de l’ « esthétique » du « sentir et se mouvoir ». Les structures spatiales et temporelles du Dasein, de l’ « êtrele-là » que nous sommes, constituent notre « facticité » au 12

RPE, ibid. p. 131.

RPE, ibid, p. 87.

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LNA#59 / cycle raison, folie, déraisons

L’expérience et le possible Par Alexis Forestier Metteur en scène et musicien

En conférence le 31 janvier sens heideggerien du terme et la « pathétique transcendantale » qu’elles mettent en jeu (tout comme « l’esthétique transcendantale » kantienne) sont l’épreuve de notre « exister », mais aussi l’épreuve de l’exister de l’œuvre d’art. La « pathétique » de l’exister est ce dont nous ne pouvons nous défaire, ce sans quoi notre « exister » ne peut être, elle est dès lors notre « pouvoir-être ». La facticité qui est celle de l’existence se transforme alors en « possibilité ». Et la transformation de la facticité en possibilité constitue la création (ou conation) esthétique. Nous ne sommes pas très éloignés de l’ « esthétique » aux deux sens kantiens du terme, lorsque nous parlons de la « pathétique ». Nous sommes même très proches de ce qu’écrit la philosophe Jeanne Hersch qui parle, elle, s’agissant de l’esthétique transcendantale kantienne, d’une « affectivité transcendantale » 14 : « Dans la Critique de la raison pure, Kant avait mis en lumière les préconditions subjectives générales de toute expérience et de toute connaissance. Maintenant, Heidegger cherche dans le Dasein les préconditions de toute vraie quête de la vérité en tant qu’interrogation sur l’être de l’étant. Comme c’est le Dasein qui se trouve là mis en cause, Heidegger développe une sorte d’analyse réflexive de l’affectivité transcendantale ». Or, il est bien vrai que ce que nous désignons ici comme une « pathétique transcendantale », c’est-à-dire les conditions de possibilité de l’exister que sont l’espace et le temps sont les structures mêmes qui soutiennent la Daseinsanalyse psychiatrique, dont relèvent l’exister, malade ou non, et la création des œuvres d’art.

L

e processus de création peut-il être vécu comme une possibilité même de l’expérience – avant que celle-ci ne devienne expérience esthétique – possibilité de traduire et de former en un point de voir ce qui est au plus proche du réel, de l’ être-là des choses, sans qu’il nous soit toujours possible d’en faire l’expérience véritable…, non pas le merveilleux ou l’extraordinaire mais ce qui advient dans une dimension poïétique de recherche de la présence et d’un pouvoir-être qui semblait inaccessible, par où quelque chose nous arrive et nous révèle à nous-même en nous indiquant le chemin d’une œuvre à venir. La représentation (théâtrale) en tant que processus peut-elle être vécue comme le cœur et la condition de cette tentative ou plus encore comme l’expérience elle-même ; processus qu’il devient délicat de décrire et qui plus est de circonscrire, sans une Praxis – sans en faire l’expérience. « C’est alors qu’arrivera le grand tremblement de terre, la transformation terrible qui soudain nécessita pour moi une loi d’éclaircissement nouvelle de l’ensemble des phénomènes. » 1 S’agissant de se demander si le processus de création, le phénomène d’apparition de l’œuvre pouvaient être le support ou le vecteur d’une rencontre avec le réel et se traduire en expérience véritable, transmissible, partageable, il m’est apparu possible de me tourner vers cette dimension d’existence esthétique telle qu’elle fût avancée par Kierkegaard et reprise par François Tosquelles dans son livre Le vécu de la fin du monde dans la folie. Existence esthétique en tant qu’elle implique une fuite hors de soi accompagnée d’un détournement – fût-il non définitif – du monde réel. « L’existence esthétique kierkegaardienne est une de ces formes de vie où la dialectique de la catastrophe peut engager l’homme dans son ensemble. » 2 C’est ainsi que François Tosquelles en donne une traduction dans son livre. Il ajoute que « les expériences vécues et la conduite qu’elle implique ont une unité et un sens en rapport avec la catastrophe ». Mais toutes les ramifications de cette fuite et de cette existence nouvelle ne peuvent, selon lui, constituer un dépassement véritable de la catastrophe, il ne s’agirait que d’un jeu de mirages, une existence illusoire, par où le monde ne par-

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14 Jeanne Hersch, L’ étonnement philosophique, éd. Folio Gallimard, Paris, 1993, p. 421. Voir aussi Michel Guérin, L’affectivité de la pensée, éd. Actes Sud, Arles, 1993.

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Sören Kierkegaard, cité par François Tosquelles dans Le vécu de la fin du

monde dans la folie. 2

François Tosquelles, Le vécu de la fin du monde dans la folie.


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viendrait pas à être réaffirmé. Existence esthétique donc, fruit d’un déplacement, d’un « détournement de l’attention » et qui, par un renversement soudain, induit une qualité de présence où le réel, sans se dissoudre absolument, se trouve être dans un état de corrélation nouvelle, avec le possible ; le réel donc en tant que se seraient substitués à lui les mondes possibles, « La possibilité est préférée à la réalité » dit encore Tosquelles ; mais s’agit-il seulement d’une substitution poétique sans espoir que se greffe ou qu’advienne une logique poïétique, une nouvelle production non seulement d’œuvre, mais d’existence, un nouveau mode d’être déterminé alors par cette relation étroite avec le possible en tant qu’il est ou devient ce qui tient lieu de réel.

d’une scène, que le possible devient le tenant lieu du réel et c’est seulement à cette condition que nous pouvons accéder à la réalité de l’expérience ; c’est cette position face à l’inconnu, cette tenue face à ce qui se dérobe, ce déplacement hors de soi qui nous permet non seulement d’envisager la venue d’autres mondes possibles mais également d’atteindre à la clarté de la représentation, au sens hölderlinien du terme – l’image-noème 3 – au lieu même où nous nous trouvons dans un état de dépossession du réel, de présence en soi de ce qui nous est essentiellement étranger.

Le possible comme tenant lieu du réel Ce début de réflexion nous indique la nécessité d’un détour et devrait nous permettre d’aborder cette délicate articulation entre les notions de pathique et de pathologique, cette dichotomie entre l’être ouvert, la perception (le sentir) et la fermeture en soi et sur soi, la clôture, la perte du réel. Dans quelle mesure le possible, en tant que pure projection d’existence, non vécue, peut-il venir se substituer à l’objectivité du réel sans pour autant conduire à l’apathie, à la mélancolie ou à la perte du désir et constituer ainsi, si ce n’est le fond de l’expérience, le support de construction d’une expérience nouvelle ? De même que ce qui fait œuvre dans la maladie est une reconstruction partielle, précaire d’existence, un mouvement poïétique où l’émergence du vivant trouve lieu et droit de séjour à l’endroit même d’un retrait de la présence, d’une perte du rapport au réel, de même le processus de création, plus que d’entretenir une relation de continuité avec l’ouvert, n’engage-t-il pas la nécessité d’une dialectique constante entre la clôture, le voilement, l’opacité et l’éclosion, l’émergence, l’ouvert ; ce va-et-vient, cette alternance ne constituent-ils pas la toile de fond par où ce qui nous arrive, l’ensemble des phénomènes qui nous entourent ne peuvent se transmuter en une forme et déterminer un point de voir que parce qu’ils sont soumis à des perturbations, tremblements, effondrements et ne peuvent nous indiquer le chemin d’une œuvre à venir qu’à cette condition… C’est en ce lieu incertain de l’avènement de l’œuvre et parce que celui-ci est en proie à de telles contradictions, fissures, froissements qui vont permettre l’apparition d’un espace,

Éliane Escoubas, Imago Mundi - Topologie de l’art. À propos de l’image hölderlinienne.

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LNA#59 / cycle raison, folie, déraisons

Note sur un concept sous-estimé : le pathique Par Jean-François REY Professeur de philosophie honoraire

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’actualité commande de revenir sur les outils qu’empruntent parfois les philosophes mais aussi les professionnels de la santé mentale (et ici l’actualité, c’est notre cycle « Raison, folie, déraisons ») et de l’esthétique en un sens très particulier qu’Éliane Escoubas détaille dans ce même numéro par où l’on rejoint le matériau inestimable de l ’art dit brut, tel qu’on peut le voir au La M de Villeneuve d’Ascq. Parmi ces outils : le pathique que, pour ne pas être redondant, nous commenterons à partir d’un ouvrage récemment traduit. Il s’agit de la Pathosophie de Viktor von Weizsäcker dont la première édition allemande est de 1956 1. Cet auteur, peu connu en France et presque totalement oublié (Michel Foucault avait traduit et publié en 1958 le Gestaltkreis du même auteur, titre traduit de manière contestable en « Cycle de la structure », aux éditions Desclée de Brouwer aujourd’hui épuisé), a rédigé avec sa Pathosophie une somme encyclopédique où le médecinphilosophe tente de rassembler tous les modes d’apparition de la sphère du pathique et notamment, bien sûr, ses expressions patho-logiques. De quoi s’agit-il ?

Dans la médecine en général, et dans la psychiatrie en particulier, la pathologie, entendue le plus souvent comme espèce morbide dans laquelle il faudrait ranger les symptômes de tel patient, désigne en fait et de prime abord la situation de l’homme tel qu’il pâtit et en appelle à une prise en compte du mode de pâtir du bien nommé « patient ». « Pathique », d’où dérive en Français « passion », « passivité », « passible », a une occurrence célèbre chez le tragique grec Eschyle : Pathei Mathos qui désigne déjà un enseignement par l’épreuve. Il s’agit d’éprouver et d’être éprouvé. En tout cas de telle manière que, de cette épreuve, sort un enseignement. Mais, pour acclimater ce néologisme, il faut le distinguer respectivement de « l’ontique » pour Weizsäcker et du « gnosique » pour Erwin Straus. Pour le premier, l’ontique (ce qu’il en est de ce que je vois : un arbre, une maison), c’est le Quoi de la perception quand je reconnais et identifie. Le pathique, lui, est de l’ordre du Comment. Les écrivains le savent bien : la vie se réalise d’abord dans le « comment » et le romancier ne veut se rapprocher de la vie qu’en « servant le comment de la vie plus loyalement que n’a condescendu à le faire l’esprit lapidaire

du Quoi » 2. La question banale : « comment allez- vous ? » recouvre un comment et un verbe de mouvement. Elle désigne ce que Georges Canguilhem appelle les « allures de la vie ». Pour Weizsäcker, il s’agit de ce que désigne en français le mot « commerce » (en allemand, Umgang). Commerce n’est ni simple communication ou communauté. Il s’agit d’une couche plus primordiale, celle d’une « fluctuation pathique ». Il y a des formes de commerce (courtois, ironique, diplomatique, convivial, ouvert, timide, etc.), comme il y a des partenaires du commerce : soi, je, tu je/ soi, je/chose. Il n’est pas jusqu’à la nature qui ne puisse être ressentie comme accueillante, hostile ou maligne. « La science tend forcément à reconnaître que, dans le commerce avec la nature, l’inanimé peut devenir animé, délirant ou passionné. » 3 Contrairement à une vision intellectualiste classique, on rappelle ici tout ce qui précède les concepts adéquats de la perception et de la connaissance : tout ce qui peut se présenter comme obstacle épistémologique s’est d’abord manifesté selon une tonalité pathique ou affective (Stimmung). Erwin Straus, de son côté, distingue le pathique et le « gnosique ». « À toute sensation, il faut reconnaître un moment pathique et un moment gnosique. » À condition de bien préciser qu’Erwin Straus parle de « sentir » avant de parler en termes de « sensation » : le verbe à l’infinitif avant le substantif. Henri Maldiney ne manque jamais de rappeler la formule de Straus : « Le sentir est au percevoir ce que le cri est au mot ». Pour Straus, comme pour Weizsäcker, le pathique désigne l’autre versant de l’activité : tout ce qui, dans notre vie, ne s’articule pas comme un possible que nous aurions projeté. Avant d’inviter un élève ou un patient à formuler un projet, et avant de l’aider à le faire, il y a une préalable reconnaissance de cette couche de l’expérience où il nous « arrive d’être », c’est-à-dire où, en toute passivité, la vie ne relève pas d’une autodétermination intentionnelle, mais se présente comme « ce qui m’arrive », « ce qui m’échoie ». L’accès à cette couche impose au praticien le respect de la passivité et l’abord en commerce avant l’entrée dans la communication. Toute la phénoménologie, depuis Husserl et sa « synthèse passive » jusqu’à Levinas et la « passivité plus passive que toute passivité », a été un effort pour décrire et penser cet en-deçà oublié de nos vies « actives ».

Thomas Mann, Joseph et ses frères, tome 3, Paris, éd. Gallimard, 1981, p. 215 et suivantes.

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Traduction française de Michelle Gennart, Mark Ledoux et alii, éd. Millon, Grenoble, 2011.

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Viktor von Weizsäcker, Pathosophie, op. cit., p. 21.


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C’est pourquoi l’accès au pathique et la préservation indispensable des possibilités mêmes de cet accès ne sont jamais aussi repérables que dans la souffrance et la surprise. Pour la première, dès les premières pages de la Pathosophie, son auteur énonce : « Nous nommons ‘souffrance’ cet état de l’homme en rapport avec la nature et avec lui-même. Car nous avons appris par l’épreuve que les formes douloureuses et pénibles de la souffrance sont moins trompeuses que les états de joie et de paix. Elles nous enseignent davantage. Les unes et les autres ont été subies et reçues, on ne peut pas les produire » 4. Pour la seconde, la surprise, Weizsäcker reprend à Kant la catégorie de réceptivité que celui-ci plaçait au cœur de la sensibilité. Mais il s’agit pour celui-là d’une réceptivité à la surprise : « La réceptivité à la surprise, à ce qui se présente, est la seule disposition qui nous permettrait de ne céder sur rien » 5. Travailler au niveau de la réceptivité, c’est faire en sorte que le déprimé ou le mélancolique se laisse surprendre par une rencontre. La tuché, notion centrale chez les Stoïciens, désigne à la fois la surprise et la rencontre. Ménager les heureux hasards est une clé de la réussite des psychothérapies. Il peut s’agir de la rencontre d’une personne nouvelle, mais il peut s’agir aussi de la rencontre d’une œuvre d’art. Toutes ces situations renvoient à la notion de « transpassibilité » travaillée par Maldiney à la suite des auteurs que nous avons cités. Un nouveau départ, un saut hors du cercle de la dépression, peut être favorisé par une de ces rencontres. Encore faut-il que l’établissement ou la relation de soin soient organisés pour qu’il y ait suffisamment de circulation des personnes, des œuvres culturelles, des productions et des activités esthétiques (et non des « loisirs ») pour que, via un « transfert dissocié » (selon l’expression de Jean Oury), un maillage de rencontres soit favorisé. On peut en dire autant de l’école : la rencontre d’un élève et d’un enseignant peut être déterminante pour le premier, pour son orientation, pour un bienfait qu’il ne reconnaîtra peut-être que plus tard. Ces deux situations, le soin et l’enseignement, montrent bien l’importance du concept freudien de transfert travaillé au-delà de la simple séance ordinaire de la cure analytique.

allemande (oser-pouvoir, vouloir, devoir par obligation morale, devoir sous contrainte et pouvoir au sens d’être possible). Dans ce « pentagramme pathique » s’inscrivent et entre-communiquent la plupart de nos désirs, volitions, obligations, demandes. « Les catégories pathiques sont les verbes grammaticaux qualifiés d’auxiliaires, ce qui veut dire qu’ils ne font qu’aider sans pouvoir rien produire. Ils sont un bâton de marche, pas la promenade. » 6 Bien entendu, il s’agit de cette promenade qu’on appelle la vie avec ses surprises, ses embûches et où la mort est à tout moment possible. « La mort en lutte contre la vie est un phénomène pathique et non pas ontique. Ni de la mort ni de la vie, on ne peut dire qu’elles sont, ni ce qu’elles sont, mais on peut dire qu’on peut ou qu’on doit vivre, qu’on peut ou qu’on doit mourir. » 7 Nous nous bornerons aujourd’hui à ces esquisses d’un projet anthropologique et philosophique qui ne restera pas sans lendemain à travers la médecine dite psychosomatique, l’analyse existentielle (Daseinsanalyse) ou la psychothérapie institutionnelle. Nous espérons ainsi faire entrevoir des accès inédits à l’autre homme, à travers les dits de sa souffrance ou les productions de l’art. Comme l’écrivait Weizsäcker : « Nous voulons apprendre comment un homme a commercé avec un homme, rien de plus » 8.

L’apport le plus original de Viktor von Weizsäcker réside, à mes yeux, dans l’ancrage linguistique des catégories pathiques. Il s’agit des cinq verbes modaux de la langue 6

Ibidem, p. 59.

Ibidem, p. 16.

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Ibidem, p. 71.

Ibidem, p. 21.

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Ibidem, p. 74.

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Les déraisons de la raison Par Robert LOCQUENEUX Professeur émérite à l’Université Lille 1, UMR « Savoirs, Textes, Langage » (CNRS, Universités Lille 1 et Lille 3), Centre d’histoire des sciences et d’épistémologie de Lille 1

En conférence le 14 février Entrée en matière

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out le monde sait que Galilée fut condamné par l’Inquisition pour avoir affirmé que la Terre tourne, alors qu’à la prière de Josué Dieu arrêta la course du Soleil. Ce que tout le monde ne sait pas, c’est qu’en ne s’en tenant pas au sens littéral de la Bible, Galilée suit Saint Augustin qui pensait, en son temps, que les Saintes Écritures « n’ont jamais eu comme but de nous enseigner les sciences astronomiques ». Au XVIIème siècle, face à l’intégrisme religieux qui veut que l’on s’en tienne à la lettre de la Bible, naissent dans les églises protestantes et catholiques différents courants de pensée exégétique. On n’y croit plus que Moïse a écrit la Genèse sous l’inspiration divine mais on s’interroge sur la composition de ce texte à partir de sources diverses, sur le sens littéral ou symbolique de ses différentes parties et sur leurs contradictions ; le Tractatus de Spinoza sort la recherche exégétique des cercles religieux.

Mais, avant de nous interroger sur ce qu’en pensent les plus illustres savants des XVIIème et XVIIIème siècles, le physicien Newton, le naturaliste Linné, les chimistes Boerhaave et Venel, donnons-nous quelques repères que nous prendrons chez Fontenelle et Voltaire. Dans L’origine de la fable (1724), Fontenelle nous dit que, dans les premiers siècles du monde, les premiers hommes, ignorants et barbares, ne virent autour d’eux que prodiges et que les récits qu’ils firent à leurs enfants, exagérant leurs exploits, y mirent du faux merveilleux. Et, lorsqu’il y eut de la philosophie en ces siècles grossiers, celle-ci a beaucoup servi à la naissance de la fable. Qu’en est-il d’Adam et Ève, du déluge, de Noé et du récit des premiers âges par Moïse ? Pour le lecteur, il est difficile de croire qu’il n’en est pas de la Genèse comme des mythes des grecs, des amérindiens, etc., mais Fontenelle ne cherche pas à nous pousser dans de telles voies, il écrit que nous avons été préservés de ces erreurs « parce que nous sommes éclairés des lumières de la vraie religion ». Fontenelle est-il sincère ? Qu’importe, nous jugeons un texte écrit et publié en un temps où, en la matière, la prudence est de mise. Dans son asile de Ferney, Voltaire peut tenter « d’écraser l’infâme », aussi, dans le Dictionnaire philosophique (1770) et dans les Questions sur l’Encyclopédie (1774), montre-il la fausseté des prophéties et des miracles, les incohérences, les contradictions… de la Genèse : sous sa plume, l’histoire d’Abel et Caïn n’est qu’une fable aussi exécrable qu’absurde. « C’est le délire de quelque malheureux 12

Juif, qui écrivit ces infâmes inepties à l’imitation des contes que les peuples voisins prodiguaient dans la Syrie. » Newton, du système du monde au Dieu de l’Ancien Testament Au siècle des Lumières, l’étude des sciences physiques et naturelles semble être une voie qui conduit à l’amour de Dieu, d’où cette réflexion de Voltaire : « Les physiciens sont devenus les hérauts de la providence : un catéchiste annonce Dieu à ses enfants, et un Newton le démontre aux sages ». Mais, si, au bout de ses recherches de physique, Newton a retrouvé Dieu, il ne l’avait guère perdu de vue depuis son enfance ; attaché à la lettre de la Bible comme en ses jeunes années, il est hostile à toute critique de la lettre de la Bible, et l’idée qu’on puisse y trouver des incohérences ou des contradictions lui était inadmissible. Aussi, Voltaire a-t-il raison d’écrire : « Les plus grands génies peuvent avoir l’esprit faux sur un principe qu’ils ont reçu sans examen. Newton avait l’esprit très-faux quand il commentait l’Apocalypse ». Dans Les principes mathématiques de la philosophie naturelle (1687), Newton démontre l’existence d’action à distance entre le Soleil et les planètes, des actions que la physique ne peut expliquer, aussi en cherche-t-il les raisons dans le concours de Dieu qui agit instantanément sur toute chose par l’entremise de l’espace, lequel est, en quelque sorte, son organe des sens. Ce propos tient à la théologie naturelle, nous ne le retiendrons pas pour illustrer les déraisons de la raison ; il n’en est pas de même pour ceux qui suivent, ils ont la déraison de faire entrer le récit mosaïque dans des traités de physique : dans le Traité d’optique, Newton nous dit que la véritable religion, celle de nos premiers pères, est celle de Noé et de ses enfants et que celle-ci, comme toute religion, a subi un cycle de corruption et fut restaurée par Moïse chez les juifs, puis qu’à nouveau corrompue, le Christ la restaura, mais qu’après plusieurs siècles d’existence, le christianisme fut corrompu et versa dans un polythéisme de fait avec le culte de la Trinité : Newton est unitarien, ainsi appelle-t-on ceux qui nient la divinité du Christ et l’existence de l’Esprit Saint. Lorsque la Bible sert de cadre à l’histoire naturelle : Linné On doit à Linné la nomenclature binomiale des plantes, selon le genre et l’espèce, et un système de classification des végé-


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taux fondé sur le nombre et la disposition des organes sexuels visibles de la fleur. On lui doit aussi un Discours sur l’accroissement de la terre habitable (1744) qui, déraisons de la raison, est fondé sur le texte de la Genèse pris au pied de la lettre. Il y est écrit que « Dieu planta un jardin en Éden » et qu’Il « façonna du sol toutes les bêtes des champs et tous les oiseaux du ciel, et les amena à l’homme pour voir comment il les appellerait : le nom que l’homme donnerait à tout être vivant serait son nom ». Linné part de là pour esquisser sa vision de l’origine du monde et poser son étude de la propagation, de la conservation et de la destruction de chacun des règnes minéral, végétal et animal. D’entrée, Linné affirme sa croyance : « […] grâce à la révélation que Dieu a créé un seul couple humain, […] Moïse raconte que Dieu les a placés au Jardin d’Éden et qu’en ce lieu, Adam a nommé chacun des animaux ». Linné en déduit que, dès la création du monde, la partie immergée du globe n’avait qu’une faible étendue puisque, si cette étendue avait été aussi grande qu’aujourd’hui, « il aurait été difficile à Adam, et même impossible, de découvrir chacun des animaux. Ceux-ci, en effet, poussés par leur instinct, se seraient dispersés bientôt dans toutes les directions ». Linné enrichit et justifie cet exposé, inspiré du récit mythique de la Création, par l’histoire naturelle. Qu’il y ait un accroissement constant de la terre habitable, Linné le constate sur plusieurs points du globe : le phénomène se produit de son temps en Bothnie orientale et septentrionale ; en outre, la présence d’innombrables coquilles de bivalves, trouvées sur de hautes montagnes de calcaire, démontre que la mer fut présente en ces lieux.

l’histoire de cet art, puisée dans des sources égyptiennes ou grecques, est revue et corrigée selon le récit de la Genèse. Pour fixer les débuts de cette partie de la chimie qu’est la métallurgie, Boerhaave part du récit de la Genèse : « [la métallurgie] a été aussi très-cultivée par les hommes qui ont vécu avant le Déluge : car Tubal-Cain, qui est le véritable Vulcain des anciens, fils de Lamech & de Zillah, le huitième homme après Adam, sut si bien préparer le cuivre & le fer qu’il en forma des ustensiles (Genes. IV. 22). » Et si les premiers hommes apprirent cet art difficile, « c’est que les Anges devinrent amoureux des femmes, qu’ils descendirent vers elles, & leur enseignèrent tous les ouvrages de la nature ». Du retour à la raison : Venel, chimiste & encyclopédiste En 1753, Venel publie l’article Chimie de l’Encyclopédie, il y aborde l’histoire de la chimie en en balayant le merveilleux, que celui-ci ait sa source dans les mythologies antiques ou dans la Bible. Prônant le retour de la raison, il expose de manière critique « le labyrinthe des antiquités chimiques […], ces énormes toiles que l’érudition a si laborieusement tissées ». Il montre la folie de ceux qui croient que, pour y retrouver des procédés chimiques admirables, il ne s’agit que de développer les fables anciennes et de les dégager de leur alliage poétique. Mais tel est encore, au siècle des Lumières, l’intérêt pour l’histoire fantasmée de la chimie antique que Venel se sente obligé de l’explorer en détail pour en montrer la déraison.

De l’utilité du récit de la Genèse dans l’histoire de la chimie pour Boerhaave Pour les chimistes des siècles classiques qui recherchent une reconnaissance académique, l’histoire de leur art est gênante car elle est remplie de merveilleux ; elle s’inscrit dans différentes légendes liées aux mythologies ; mais elle leur paraît nécessaire : ils sont empiristes et elle est pourvoyeuse de phénomènes qui ressortent des pratiques des mineurs, forgerons, médecins, etc. Aussi convient-il d’en établir les vérités en l’insérant dans une histoire vraie du monde et de l’homme : celle qui nous est donnée par le récit de Moïse. Cette déraison ne serait pas l’objet de notre propos, si elle n’était le fait d’un savant célèbre dont les recherches sont marquées au coin de la raison. Dans les Éléments de chymie (1754) de Boerhaave, 13


LNA#59 / cycle quel devenir pour le travail social ?

Les formations sociales en Europe : une opportunité à saisir Par Dominique SUSINI Président de l’Association Internationale pour la Formation, la Recherche et l’Intervention Sociale

En conférence le 24 janvier

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a validation des acquis de l’expérience est un dispositif mis en place en France à partir de 2002 et de la loi de rénovation sociale. Si on effectue une recherche sur ce thème sur Internet, on pourra découvrir de nombreux sites français, institutionnels pour la plupart, qui abordent ce thème 1. Si on prend la peine de lire attentivement le contenu de chacun d’eux, on pourra penser qu’il s’agit d’un dispositif proprement français. Il n’en est rien et cette disposition est issue de la Communauté Européenne et d’une série de directives et recommandations depuis 1996. L’analyse de ces textes réglementaires européens permet de mieux comprendre la nature des enjeux et l’aspect novateur des solutions proposées avec notamment la construction d’un cadre européen de certification. Les directives européennes Dans les années 90, les instances européennes constatent que les citoyens européens se heurtent trop souvent à des obstacles lorsqu’ils tentent d’étudier ou de travailler dans un autre pays ou lorsqu’ils veulent mettre à profit des études ou une formation antérieures. Une réflexion s’engage pour faciliter cette circulation entre les pays, mais on verra que faciliter la circulation entre les pays aura aussi comme effet de faciliter la circulation entre les diplômes d’un même pays. Un petit cercle d’experts auprès de la Commission européenne lance l’expression « formation tout au long de la vie », qui est d’abord un appel à rénover en profondeur nos conceptions sur l’apprentissage et la place des compétences dans le développement économique et social. En 1996, l’Union européenne déclare « l’année européenne de la formation tout au long de la vie ». La notion de « formation tout au long de la vie » s’inscrit à la fois dans l’exigence humaniste du développement humain mais correspond aussi à des impératifs économiques et sociaux. Il faut, tout à la fois, répondre aux aspirations des salariés et aux exigences de la société et des employeurs. Le dispositif de validation des acquis de l’expérience est la partie émergée d’un changement beaucoup plus radical dans la prise en compte des certifications universitaires et professionnelles. Pour résumer brièvement, l’Europe se doit de faciliter la circulation des travailleurs mais elle doit aussi augmenter globalement le niveau de certification

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http://www.vae.gouv.fr/index.htm

pour atteindre l’objectif de faire de ces « vieux pays » un ensemble plus moderne et plus compétitif : l’Europe de la connaissance. Pour atteindre ce double objectif (augmenter le niveau de certification, augmenter la circulation), il faut donc construire un système permettant la transparence entre les systèmes de certification de chacun des pays membres et surtout de trouver les correspondances dans un système unique. En 2000, au Sommet de Lisbonne, le Conseil européen se fixe pour objectif de « devenir l’ économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde, capable d’une croissance économique durable et d’une plus grande cohésion sociale ». En 2001, cet objectif est réaffirmé au Conseil européen de Stockholm qui fixe comme objectif de « réaliser un espace européen de l’ éducation et de la formation tout au long de la vie ». La mise en œuvre du programme communautaire de Lisbonne se traduit dans la « Recommandation du Parlement européen et du Conseil du 23 avril 2008 établissant le cadre européen des certifications pour l’apprentissage tout au long de la vie » [Journal officiel C 111 du 6.5.2008]. La déclaration de Bologne de juin 1999 a stimulé la mobilité et la transparence au sein de l’Union européenne dans le domaine de l’éducation, en mettant en place le système Bachelor, Master, Doctorat. Le processus de Bologne vise à construire un espace européen de l’enseignement supérieur dans lequel les enseignants, les étudiants, les diplômés pourront se déplacer et bénéficier d’une reconnaissance de leur qualification. L’acquis du processus de Bologne pour l’enseignement supérieur permet de valoriser une action semblable qui prenne en compte la formation professionnelle. En améliorant la transparence des compétences et des qualifications, le cadre européen des certifications (CEC) constitue un instrument de promotion des instruments d’éducation et de formation tout au long de la vie. Ce cadre est commun à l’enseignement supérieur ainsi qu’à la formation professionnelle. Il veut permettre aux citoyens européens de mieux communiquer les informations pertinentes relatives à leurs compétences et à leurs qualifications. L’initiative du CEC est étroitement liée au cadre des certifications de l’espace européen de l’enseignement supérieur : les deux cadres sont compatibles et leur mise en œuvre est coordonnée.


cycle quel devenir pour le travail social ? / LNA#59

En 2012, toutes les nouvelles certifications délivrées par les établissements d’enseignement postsecondaire de l’UE devront faire référence à l’un des huit niveaux de certification du CEC. En effet, le CEC est composé d’un ensemble de huit niveaux de référence décrivant : ce que l’apprenant sait, ce qu’il comprend, ce qu’il est capable de faire, indépendamment du système dans lequel telle ou telle certification a été délivrée. À la différence du système garantissant la reconnaissance académique sur la base de la période d’études, le CEC couvre l’ensemble de l’apprentissage et, notamment, celui effectué en dehors du circuit de l’enseignement formel et des établissements de formation. Les principaux indicateurs du niveau de référence sont les aptitudes, les compétences, les connaissances. Conséquences politiques et pédagogiques Cette réponse n’est pas suffisante pour remplir l’objectif de l’augmentation du niveau de certification de l’ensemble de la population active. L’effort humain et financier nécessaire pour faire monter d’un niveau l’ensemble de cette population avec les systèmes classiques d’enseignement était tout à fait inaccessible. Il a donc fallu reconsidérer totalement la base même de cette Europe de la connaissance. On en est donc venu à sortir du carcan traditionnel selon lequel les compétences n’étaient repérables que par les certifications et les années passées à l’école. On a donc pu admettre que les compétences pouvaient être acquises dans un cadre formel mais aussi de manière informelle et non formelle. Pour cela, il a donc aussi fallu admettre qu’il y avait d’autres façons de mesurer les connaissances que de faire passer des épreuves ou examens. On est donc arrivé à construire les systèmes de transmission des savoirs et savoir-faire, non pas à partir d’un programme d’enseignement déterminé par les seuls enseignants mais à partir des résultats attendus de ce système de formation, à savoir les compétences acquises. C’est de cette révolution, l’entrée par les compétences, que naît une révolution dans la façon de concevoir l’individu apprenant. Il n’est plus considéré comme une page vierge mais comme un individu disposant d’un certain nombre de compétences, de savoirs et de savoir-faire, et qui doit non pas repartir à zéro mais compléter ses compétences pour atteindre un ensemble de compétences rassemblées dans un référentiel de certification donné. Au-delà de la validation des acquis d’expérience, des réflexions s’ouvrent : la position du pédagogue vis-à-vis d’un individu ou d’un groupe à former et le positionnement aujourd’hui du travailleur européen dans sa vie professionnelle active. Commençons par la seconde pour montrer les enjeux contradictoires de la validation des acquis. Dans le système d’éducation et de formation des années 50, après le deuxième conflit mondial, un individu suivait un parcours

d’enseignement ou de formation, passait un examen et il réussissait ou il échouait. S’il échouait, il recommençait jusqu’à l’obtention du diplôme. S’il n’avait aucun diplôme, il était considéré comme non qualifié. L’avantage de ce système pour l’individu, c’est que, à un moment donné de sa vie, « l’école est finie » et il peut passer à une vie d’action tout à fait différente de la vie d’élève ou d’étudiant. Aujourd’hui, il n’y a plus d’échec, l’étudiant ou le formé peut obtenir une partie seulement de la certification visée. C’est une conception beaucoup plus dynamique et moins traumatisante de la formation. Mais c’est aussi une pression désormais constante sur le travailleur : l’école n’est jamais finie, les compétences acquises ne sont suffisantes que pour une période déterminée de la vie professionnelle. On comprend néanmoins que, dans cette configuration, le pouvoir d’agir de l’individu sur son parcours de certification est beaucoup plus mobilisable qu’auparavant et que le pouvoir d’agir des groupes (par exemple un métier ou une profession) est considérablement accru avec des instances repérables et repérées. Concernant la question pédagogique, nous voyons que ce changement de paradigme fait exploser littéralement la relation maître-élève. La fonction du maître ne peut donc plus être de déverser une partie de son savoir vers l’élève passif qui le reçoit. La fonction de l’enseignant ou du formateur va être au contraire de repérer les compétences déjà acquises sur lesquelles s’appuyer pour acquérir de nouvelles compétences. Dès lors que l’enseignant ou le formateur se représente le groupe en face de lui comme une série d’individus disposant de compétences diverses et variées, donc complémentaires, il peut concevoir son rôle comme celui d’un animateur dans un système de co-construction des savoirs et des savoir-faire. Cette approche est d’autant plus valable dans les formations sociales qui sont des formations en alternance. À travers l’analyse des pratiques se construit une confrontation des expériences qui va conduire à une intégration des savoirs et des savoir-faire analysés. Il faudra reconsidérer l’ingénierie des formations en lieu et place d’un programme d’enseignement qui consisterait simplement en des contenus à transmettre. Ceci est évidemment crucial dans les formations professionnelles et, qui plus est, dans les formations professionnelles en alternance comme le sont les formations sociales. Dans un système reposant sur l’alternance intégrative, on ne pourra plus mettre en avant un programme d’enseignement sans se préoccuper, dans le même temps, des méthodes à mettre en œuvre pour acquérir les savoir-faire. Tout ceci renvoie au final à une capacité d’agir collectif des professions sociales pour arriver à formaliser les savoirs et des savoir-faire propres à leur professionnalité.

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LNA#59 / cycle quel devenir pour le travail social ?

Les formations en travail social : l’avenir du modèle français Par Marcel Jaeger Professeur titulaire de la Chaire de Travail social et d’intervention sociale du Conservatoire National des Arts et Métiers

En conférence le 7 février À l’image du secteur social et médico-social pour lequel elle a été conçue, la formation des travailleurs sociaux a été percutée par de profonds bouleversements de différentes natures et n’a cessé de s’émietter.

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istoriquement, le paysage paraît assez simple : 14 diplômes de travail social identifiés par le Code de l’action sociale et des familles, une organisation de la formation centrée sur l’adaptation à l’emploi et sur l’ajustement aux besoins des personnes en difficulté, dans une logique strictement professionnelle : alors qu’il n’en est pas ainsi dans la plupart des pays européens, le législateur français a pris le parti de maintenir un espace de formation autonome vis-à-vis de l’Éducation nationale et de l’université, en laissant à chacun la possibilité de développer ou non des partenariats plus ou moins serrés. Les professionnels comme les parlementaires se sont retrouvés, même s’ils ne l’ont pas énoncé explicitement, autour de la préférence pour des formations sociales donnant des garanties sur au moins trois registres : - la finalité (singularité des sujets vulnérables nécessitant des savoirs spécifiques), - la nature des savoirs requis (savoirs pratiques, apports de l’alternance et des stages), - la démographie des professions (des personnes ayant eu des difficultés scolaires, voire en démarche d’insertion, devenant elles-mêmes des accompagnateurs, en particulier dans la filière éducative). Cela ne devait pas empêcher des collaborations favorisant aussi bien la qualité de la formation des travailleurs sociaux que la prise en compte des réalités professionnelles par l’université. Mais chaque partenaire a fait comme il l’entendait, sans véritable régulation. Sur ce point, rien n’a changé. Ce système de qualification hétérogène a été consolidé en 2002 au nom de la défense des droits des « usagers », avec l’idée que les « prestations » délivrées par les établissements et services sociaux et médico-sociaux devaient être réalisées par des « équipes pluridisciplinaires qualifiées ». Cette référence à la notion de qualification a été d’une grande importance pour un secteur qui utilise encore un grand nombre de non diplômés et de « faisant fonction ». Elle manifeste le souci de traduire, dans la loi, les exigences de qualité du service rendu, en se préoccupant des acteurs professionnels censés en être les initiateurs et les porteurs. Cependant, le paysage s’est beaucoup transformé ces der-

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nières années. Au-delà des modifications introduites par la décentralisation des formations sociales (2004), de la mise en place de référentiels, mais aussi sous la pression des impératifs budgétaires, les frontières entre professionnels qualifiés, professionnels non qualifiés et non professionnels (aidants familiaux, bénévoles, militants…) sont devenues plus floues. De même, la distinction entre qualification et non qualification se double, sur fond de précarisation des personnes et des liens sociaux, d’une disqualification touchant l’ensemble des acteurs. La déstabilisation va plus loin, car les formations initiales des professions codifiées ont été touchées, par rebond, dans leurs propres fondements : alors que les évolutions réactivent le débat entre qualification et compétence, on a vu, dans le processus de qualification, le « domaine de compétences » devenir l’unité d’œuvre de la formation. Il s’agit d’une nouveauté puisqu’elle suppose que, d’emblée, soit interrogée la capacité de la personne en formation à intégrer les situations dans lesquelles elle se trouve et à faire appel à des connaissances, un savoir-faire, des attitudes en référence à de « bonnes pratiques professionnelles » labellisées par des organismes tiers (l’ANESM ou l’HAS 1). Deux autres changements sont particulièrement importants à prendre en considération : 1. L’émergence de la notion « d’intervention sociale », à côté de celle de « travail social », a accompagné un élargissement des possibles pour les formations. Elle a permis de sortir du cadre étroit des corps professionnels dits canoniques : désormais, les intervenants sociaux incluent les animateurs, les psychologues, les médiateurs, les conseillers en insertion, les chefs de projet... Avec eux se déclinent des fonctions portées, dans le champ de l’action sociale, par des professionnels qui ne sont pas stricto sensu des « travailleurs sociaux ». 2. Un autre phénomène se développe avec la place croissante des « aidants » dans le contexte du vieillissement de la population. Il s’agit de personnes qui consacrent une grande partie de leur temps personnel à aider un proche rendu dépendant

Agence nationale de l’évaluation et de la qualité des établissements et services sociaux et médico-sociaux (ANESM), Haute Autorité de Santé (HAS). 1


cycle quel devenir pour le travail social ? / LNA#59

Le travail social est-il évaluable ? Par Michel CHAUVIÈRE 1 Directeur de recherche au CNRS, Centre d’Études et de Recherches de Science Administrative (CERSA), Université Paris 2

En conférence le 21 février par la maladie, le handicap ou le grand âge. Selon l’UNAF 2, elles sont deux millions à être « aidant principal », à côtoyer, voire à remplacer des aidants professionnels. Les appellations ne manquent pas : « aidant naturel », notion introduite par la loi du 11 février 2005, « aidant informel », expression retenue par le Conseil de l’Europe, caregiver aux ÉtatsUnis… La question n’est plus la délimitation d’un champ de compétences entérinée par un statut, mais celle de la proximité (on entend même parler de « proximologie ») qui, à l’époque du rappel des valeurs philanthropiques et/ou de la priorité donnée à la notion de qualité, remet en cause les impératifs de mise à distance supposée fonder la professionnalité. Cela veut dire aussi qu’un nouveau marché de la formation tend à prendre le pas sur les formations initiales des professionnels. Pour autant, l’actualité de ces formations ne cesse de s’enrichir par de nouvelles perspectives. Tout d’abord, au moment où les Orientations nationales pour les formations sociales 2011-2013 insistent sur les liens avec l’université, l’UNAFORIS 3 promeut les « Hautes écoles professionnelles en action sociale et de santé ». D’autre part, le secteur social et médico-social, aujourd’hui durement touché par de nouvelles exigences en termes d’évaluation et de contrôle, défend de plus en plus l’existence de « savoirs d’intervention » spécifiques, une expertise et une légitimité à produire de la recherche. Ainsi, le projet de création d’un doctorat en travail social est très avancé. D’autre part, la Direction générale de la cohésion sociale engage un état des lieux dans le domaine de la coopération entre les établissements de formation préparant aux diplômes de travail social et les universités. Des propositions devraient en résulter pour l’été 2012. Cela suffira-t-il à prévenir les effets de la disqualification ? Rien n’est moins sûr. Mais cela signifie que plusieurs logiques sont à l’œuvre, que les formations en travail social reposent sur un équilibre fragile – mais qui peut évoluer – entre la professionnalisation, l’ancrage dans des référents théoriques, l’affirmation de valeurs fortes et la valorisation de leur utilité sociale.

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areille1question, pour contemporaine qu’elle soit, est discutable sur deux points au moins. De quel travail social s’agit-il ? De quel type d’évaluation parlons-nous ? On devrait d’ailleurs y ajouter deux autres questions : pourquoi cette interrogation s’impose-t-elle aujourd’hui et quels rapports entretient-elle avec le dit droit des usagers ? S’agissant du travail social, on essaiera de montrer qu’il s’agit, en réalité, de la partie la plus professionnalisée et donc forcément la plus coûteuse pour les finances publiques, d’une fonction beaucoup plus large : la production et les corrections du « vivre ensemble » dans un cadre républicain. S’agissant de l’évaluation, l’intervention cherchera à situer ce type d’intervention normative dans l’histoire des sciences sociales et dans l’histoire des fonctions régulatrices et de contrôle dont l’État garde le monopole. Enfin, l’actualité de l’évaluation obligera à distinguer les formes anciennes d’évaluation et la néo-évaluation imposée par le New public management, dont les acteurs de terrain sont les principales cibles, eu égard à leur masse salariale. Enfin, on montrera que le droit des usagers, loin de justifier la passion évaluative, n’est en réalité qu’une fable. Il ne faut pas l’aborder frontalement, car l’évaluation n’est pas en soi réfutable quand elle reste dans certaines limites techniques et démocratiques. Ce qui est le plus préoccupant en l’espèce, ce sont les usages administratifs et politiques qui en sont faits ces derniers temps, d’où émergent plus d’enjeux de pouvoir que d’enjeux de savoir, plus de volonté d’exiger que d’ambition de développement, de coopération ou de formation. C’est bien « un pouvoir supposé savoir » 2. Elle signe, en effet, une nouvelle tentative d’instrumentalisation directe des praticiens et, pour cela, d’asservissement, voire même d’étouffement des langages de la pratique et des professions, comme institutions intermédiaires 3.

C’est aussi un déni organisé du politique et un fort déplacement du social (par métonymie). Celui-ci devrait rester une

1 Chauvière Michel, Trop de gestion tue le social. Essai sur une discrète chalandisation, éd. La Découverte, Paris, 2007 ; L’Intelligence sociale en danger. Chemins de résistance et propositions, éd. La Découverte, Paris, 2011.

Zarka Yves-Charles, « L’évaluation : un pouvoir supposé savoir », Cités. Philosophie, Politique, Histoire, n° 37, Paris, éd. PUF, mars 2009, 192 p. (« L’idéologie de l’évaluation, la grande imposture »).

2

Union nationale des associations familiales.

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Union nationale des associations de formation et de recherche en intervention sociale. 3

3 Amado Gilles, Enriquez Eugène. (dir.), « La passion évaluative », Nouvelle revue de psychosociologie, n° 8, éd. Érès, automne 2009.

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question posée à la collectivité toute entière, un travail de la société sur elle-même, le voilà imputé à quelques-uns, ceux qui sont au contact, ramené à leurs performances quantifiées sous le contrôle de quelques nouveaux assermentés, pendant que les autres poursuivent leurs commerces. C’est un os à ronger pour occuper les salariés, les empêcher de penser et faire diversion 4. Cette norme hégémonique amène avec elle tout un nouveau vocabulaire, réifiant et crucifiant l’expérience de terrain, un vocabulaire qu’il faut déconstruire de toute urgence. Trois mots dominent son répertoire : efficacité qui exprime le rapport entre les résultats attendus et les résultats obtenus ; efficience, le rapport entre les résultats obtenus, directs ou indirects, et les moyens notamment financiers mis en œuvre pour les obtenir ; pertinence, l’adéquation entre les objectifs intermédiaires et les objectifs finaux ou globaux. Mais il y en a beaucoup d’autres : les référentiels, l’accréditation, les bonnes pratiques, la démarche qualité, les indicateurs, qui ensemble font système et témoignent d’une sur-normativité générale. Aujourd’hui, le bât blesse parce que l’évaluation est sortie de son lit et que ce nouveau pouvoir d’exiger avance le plus souvent masqué, devenant en quelque sorte un trompel’œil. Il serait au service de la qualité, elle-même par définition au service de l’usager… Faut-il raisonnablement croire cette fable ? En réalité, nous le savons tous d’instinct, et de nombreuses observations de terrain le confirment, la montée en puissance du pouvoir d’exiger des évaluations de ses subordonnés participe d’abord d’une nouvelle conception de l’action publique, dans laquelle elle tend à se ramener à la conduite de programmes dont la seule finalité serait de parvenir à des résultats tangibles et à la satisfaction du client final, dans le meilleur rapport qualité/prix. Autrement dit, il faut rapprocher cette nouvelle forme de pouvoir institutionnel du poids considérable, en ces temps de néolibéralisme triomphant, des régulations purement financières appliquées à toute l’action publique, par réduction des dépenses, par activation des dépenses considérées comme passives ou encore par gain de productivité exigible des agents. On a reconnu, en amont, la LOLF (Loi Organique relative aux Lois de Finances) puis la RGPP (Révision Générale des

4 Voir L’Appel des appels - Politique des métiers. Manifeste, éd. Mille et une nuits, Paris, 2011 (chap. 1, L’obsession évaluatrice).

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Politiques Publiques) et les agences, et, en aval, les nouvelles normes que sont l’efficacité, l’efficience, le benchmarking, etc. Rien que ces quelques justifications et innovations lexicales bien connues font surgir immédiatement diverses questions : l’action n’était-elle donc pas évaluée précédemment ? Si oui, par quels moyens cela se faisait-il ? Pourquoi cet impératif maintenant ? Depuis quand et comment s’est-il imposé dans nos pratiques et surtout dans nos représentations des enjeux de ce que nous faisons ? Enfin, l’inévitable question permanente, finalement, c’est quoi au juste l’évaluation ? S’agit-il de connaissances, de savoirs nouveaux à redistribuer démocratiquement ou plutôt d’une nouvelle technique d’ajustement après tant d’autres, mais, cette fois-ci, en période de régulation financière, autrement dit de crédits à la baisse en valeur relative ?


cycle quel devenir pour le travail social ? / LNA#59

Les associations d’intervention sociale et médico-sociale à la recherche de nouvelles légitimités Par Henry NOGUÈS Professeur émérite de l’Université de Nantes (LEMNA 1), membre de la Fonda et du conseil de prospective de l’UNIOPSS 2

En conférence le 20 mars Imaginer un âge d’or sans tensions, ni difficultés dans les rapports entre associations et pouvoirs publics dans l’histoire de la France serait une erreur 3. Il faut pourtant reconnaître que la période suivant la Seconde Guerre mondiale a permis un nouvel équilibre des rapports entre les forces en présence au sein de la société. Le programme du Conseil National de la Résistance, la déclaration de Philadelphie 4 ouvraient des voies nouvelles pour le progrès économique et social. La conjugaison des programmes des grands partis français (SFIO, RG, PCF, MRP) conduit alors à mêler avec une économie de marché la sécurité sociale et la planification en s’appuyant sur un partenariat avec les partenaires sociaux.

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es1pouvoirs 2publics3renoncent4 à une hégémonie sans partage de la sphère publique avec le paritarisme pour la protection sociale, l’organisation du dialogue social dans le monde du travail et la collaboration avec les associations en matière de solidarité. De leur côté, les « œuvres » se rassemblent (création de l’UNIOPSS) et se dégagent d’une attitude défensive à l’égard de l’état républicain pour envisager un partenariat critique. Ce faisant, les œuvres d’inspiration plutôt confessionnelle adoptent un positionnement qui se rapproche un peu de celui des mouvements proches de la Ligue de l’enseignement, historiquement fortement articulés aux services publics 5. Cette relative pacification des rapports donne aux associations de solidarité une légitimité se manifestant par leur collaboration à la construction des politiques publiques. Pendant plusieurs décennies, elles ont pu apporter des preuves de leur capacité de diagnostic, de détection des besoins et des détresses, de veille et d’alerte de l’opinion et des pouvoirs publics. Elles sont alors associées à l’élaboration des projets et des dispositifs, contribuant par leur expertise à la production de lois et de textes réglementaires nouveaux. Enfin, dans la mise en œuvre des politiques sociales, leurs réactions, quand elles sont entendues, permettent d’éviter une complexité inutile tout en limitant les éventuels effets pervers 6 . Cette légitimité leur a donné, de fait, un rôle officieux de collaborateur de la construction de l’intérêt général que la Laboratoire d’Économie et de Management-Nantes-Atlantique.

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2 Union nationale interfédérale des œuvres et organismes privés sanitaires et sociaux.

Gibaud B., Révolution et droit d ’association : au conf lit de deux libertés, éd. Mutualité française, coll. Racines mutualiste, 1989, 165 p.

charte du 27 mars 2002 a reconnu, mais sans le moindre effet. Favorisée par la croissance économique, cette reconnaissance a permis une expansion considérable du champ des solidarités et de la place des associations qui s’y investissent. Ainsi, aujourd’hui, celles-ci rassemblent à elles seules près de 600 000 emplois 7 et bénéficient toujours d’une image très favorable dans l’opinion publique 8. Pourquoi la situation a-t-elle changé ? Le changement résulte d’abord d’une évolution idéologicopolitique. Aux États-Unis, les « néo-cons », dont l’expression actuelle est le « Tea Party », se sont rassemblés sous la bannière du « conservatisme de mouvement ». Idée géniale pour Paul Krugman, prix Nobel d’économie, pour rénover un conservatisme visant à remettre en cause les avancées sociales de Roosevelt avec « l’abrogation de l’État providence et un véritable New-Deal à l’envers » 9. L’Europe a connu aussi, depuis le tatchérisme, une évolution analogue dont l’expression en France est la « droite populaire ». Selon le souhait de Denis Kessler, il s’agit aussi « de défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance ! » 10. Ainsi, par-delà l’Atlantique, les objectifs des partis conservateurs se rejoignent, trouvant parfois au sein de l’Union Européenne une chambre d’écho. Le changement apparaît aussi sous la forme de tendances ou de pratiques nouvelles. Le contexte durable d’une économie de croissance lente et la montée des dettes publiques resserrent progressivement les financements sociaux, se répercutant sur les budgets des associations de solidarité au moment même où vieillissement de la population et chômage

3

Supiot A., L’esprit de Philadelphie : la justice sociale face au marché total, éd. du Seuil, Paris, 2010, 178 p. 4

Bastide J., Les associations en France : du souffle pour une société en panne !, Juris Associations, hors série, éd. Dalloz, Paris, 2011, 175 p. 5

Bloch-Lainé J-M., 2011, note du 7 juin 2011 sur le rôle des associations de solidarité dans la construction des politiques sociales, quelques réflexions, à paraître, 8 p.

6

Tchernonog V., Le paysage associatif français - Mesures et évolutions, Juris Associations, éd. Dalloz, Paris, 2007, 203 p.

7

Prouteau L., « Opinions sur les associations et affinités politiques », Revue internationale de l’ économie sociale (RECMA) n° 211, 2011, pp. 81-98.

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Le Monde, 26/08/2008. Challenges, 4/10/2007.

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structurel accroissent le nombre de personnes vulnérables. Le principe de subsidiarité, qui excluait l’action sociale du domaine de compétence de l’Union Européenne, est désormais contourné par la banalisation marchande des activités sociales qui les met sous la dépendance de la directive de libération des services. Une homogénéisation des modes de commandes publiques et une marchandisation générale (appel d’offre, appel à projets) est ainsi orchestrée. L’apparition, sur les secteurs d’activité des associations de solidarité, non seulement de nouveaux prestataires lucratifs mais également d’entrepreneurs sociaux non associatifs, qui exprime probablement davantage une extension du champ du capitalisme que sa véritable conversion 11, vient transformer les référentiels habituels. Enfin, des doutes sur les « spécificités méritoires » des associations sont de plus en plus souvent exprimés 12. Tous ces facteurs font qu’il ne va plus de soi, aux yeux de nombreux acteurs publics, de réserver aux associations une place particulière de « co-élaborateur » des politiques sociales (Bloch-Lainé, 2011). Pourtant, les discours politiques ne changent guère, célébrant toujours leur rôle « irremplaçable », mais les pratiques des pouvoirs et des agences publics évoluent profondément. Cette attitude en « clair obscur » évite pour l’instant des oppositions frontales car les effets électoraux inquiètent, mais la réalité oscille plutôt entre indifférence et ironie quand ce n’est mépris pour une « économie Canada dry ». Comment reconstruire de nouvelles légitimités ? S’interroger sur l’avenir des associations dans la prochaine décennie suppose un repérage des tendances lourdes à l’œuvre. Un travail collectif, animé par la Fonda, a dégagé quatre scenarii 13. Le premier se traduit par une généralisation de la marchandisation. Le second s’inscrit dans une révision des fonctions du politique, transférant une part croissante de responsabilités aux individus et aux composantes de la société. Le troisième consacre une société et une économie plurielles en recherche d’équilibres encore incertains. Enfin, le quatrième prend son origine dans le développement

Chiapello E., « L’entrepreneuriat social comme une modalité de réponse aux critiques du capitalisme », communication au séminaire de l’ADDES sur l’entrepreneuriat social, Paris, 31 mai 2011.

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Kaltenbach P-P., Associations lucratives sans but, éd. Denoël, 1996, 238 p.

Voir « Éclairages pour l’avenir des associations », La Tribune Fonda, n° 210-211, août-octobre 2011 (50 + 50 p.).

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d’une société de la connaissance conduisant à des transformations plus radicales. À l’évidence, ces scenarii ne sont pas exclusifs. Leur combinaison probable reflète la complexité des sociétés contemporaines. Dans tous les cas, les associations de solidarité devront rechercher de nouvelles légitimités ou en réactiver d’anciennes. Source de fluidité mais aussi d’accroissement des inégalités, la marchandisation les inviterait à redéployer l’affectation de leurs ressources en exploitant leur flexibilité économique et en inventant de nouvelles formes de prises en charge pour accroître les capacités collectives de résistance des personnes. Le retrait massif des pouvoirs publics ouvrirait de larges espaces d’action collective où la nature des logiques d’action dominantes et la hiérarchie des valeurs exprimées deviennent des éléments clés de la cohésion sociale ou de son éclatement. Dans une société plurielle, la capacité des associations à porter des intérêts collectifs et à les insérer dans la dynamique sociale, par des alliances stratégiques et des partenariats multiples, deviendrait particulièrement critique. Enfin, dans une société de la connaissance, le développement des compétences de « l’individu relationnel » 14 devient un chantier majeur où les savoir-faire des collectifs et des réseaux associatifs pourraient constituer des facteurs d’efficience collective et des leviers opératoires pour des progrès mieux partagés. Les modalités de reconstruction de nouvelles légitimités apparaissent donc multiples et la combinaison la meilleure varie selon le contexte global et les particularismes des secteurs d’activité. Pour les associations de solidarité, le challenge est redoutable puisqu’il convient de consolider leur performance comme organisation pour affirmer leur spécificité comme institution. Or, le jeu des contraintes réglementaires ou marchandes et les aliénations idéologiques tendent aux associations un double piège d’« isomorphisme institutionnel » 15. Le premier est lié à la proximité de leur activité avec le service public. Quand le projet associatif se réduit aux formes exigées par les programmes d’action publique, les frontières entre public et privé tendent à s’estomper. Un tel recours instrumental à l’association la transforme en simple opérateur, en commodité notamment, pour bénéficier d’une plus 14

Sue R., La société contre elle-même, éd. Fayard, Paris, 2005, 160 p.

DiMaggio P.J., Powell W.W., « The Iron Cage Revisited : Conformity and Diversity in Organizational Fields », American Sociological Review, vol. 82, 1982, pp. 147-60.

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grande flexibilité et d’un coût réduit du travail nécessaire à l’action 16. Cette formule de « faux nez » de l’administration pourrait connaître une recrudescence avec les procédures de mandatement liées aux subventions publiques. La nouvelle formule magique du « partenariat public-privé » peut conduire, si l’on n’y prend garde, à une dissolution des responsabilités publiques. Cette confusion des genres atténue aussi les spécificités associatives et dispense donc de les consulter « à raison de la particularité de leur essence » (Bloch-Lainé, 2011). Le deuxième isomorphisme concerne l’imitation par l’association des pratiques des entreprises lucratives. Il est clair que les pratiques managériales des associations doivent être rigoureuses, singulièrement au plan réglementaire et comptable. De même, une démarche qualité bien construite est un facteur d’efficience dont il serait regrettable de se priver. Enfin, la professionnalisation des associations est souvent souhaitable. Cependant, la transformation des référentiels au profit des seules logiques gestionnaires (T2A) peut dévier profondément l’action associative (éviction de la gratuité, abandon des zones pauvres, sélection des consommateurs). Plusieurs économistes ont souligné que « l’économie comme discipline (« economics ») formate l ’ économie comme objet (« economy ») » 17. Ce caractère autoréalisateur des conceptions économiques oblige à leur mise sous tutelle d’un cadre axiologique, ce que le marché concurrentiel ne peut pas faire spontanément. Les cultures professionnelles ont été, dans l’histoire, l’une des principales formes de résistance à la banalisation marchande 18. Imaginer un nouveau corporatisme « socialement utile » est une voie de progrès imaginable.

sant si la performance économique est médiocre et si les preuves d’utilité sociale ne sont pas apportées (« accountability »). Sur le plan social, l’insertion de chaque association dans la société doit nourrir sa capacité à y trouver les ressources (salariés, bénévolat, dons, partenariat, idées) dont elle a besoin pour son projet. Cela suppose non seulement la clarification du projet et sa communication, mais aussi davantage de transparence et l’invention de pratiques démocratiques associant toutes les parties prenantes, notamment les consommateurs-bénéficiaires. Un réexamen du modèle associatif lui-même peut s’avérer nécessaire, allant vers des regroupements ou des mutualisations, mais aussi vers de nouvelles formes de participation des professionnels ou des formes juridiques différentes (coopératives, entreprises sociales). Bien sûr, ces évolutions peuvent accroître une hétérogénéité associative déjà importante, créant alors une réelle difficulté au plan politique. En effet, la stratégie associative du « cavalier seul » dans le monde de la compétition peut être renforcée par le comportement diviseur des pouvoirs publics et favoriser des tentations séparatistes affaiblissant unions, fédérations ou syndicats. Or, la capacité à se rassembler autour de valeurs et l’aptitude à développer de larges alliances deviennent des variables capitales pour que l’espace politique rende possible l’expression d’institutions originales comme pourraient l’être les associations de solidarité.

Pour esquisser les stratégies associatives envisageables en se limitant à l’essentiel, il faut distinguer trois fronts. Sur le plan économique, avancer des arguments en termes d’utilité sociale est à la fois nécessaire pour résister à la projection marchande unidimensionnelle, mais totalement insuffi-

Hély M., Les métamorphoses du monde associatif, éd. Presses Universitaires de France, Coll. Lien social, Paris, 2009, 320 p.

16

Batifoulier P., Domin J.-P. et Gadreau M., « Mutation du patient et construction d’un marché de la santé. L’expérience française », Revue Française de Socioéconomie, n° 2008-1, p. 27-46.

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Bessis F., Favereau O., « Le marché contre les professions », in Batifoulier P., Buttard A., Domin J-P., Santé et politiques sociales : entre efficacité et justice autour des travaux de Maryse Gadreau, éd. Eska, 2011, 82-92.

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LNA#59 / paradoxes

Paradoxes

Rubrique de divertissements mathématiques pour ceux qui aiment se prendre la tête

* Laboratoire d’Informatique Fondamentale de Lille, UMR CNRS 8022, Bât. M3 extension

Par Jean-Paul DELAHAYE Professeur à l’Université Lille 1 *

Les paradoxes stimulent l’esprit et sont à l’origine de nombreux progrès mathématiques. Notre but est de vous provoquer et de vous faire réfléchir. Si vous pensez avoir une solution au paradoxe proposé, envoyez-la moi (faire parvenir le courrier à l’Espace Culture ou à l’adresse électronique delahaye@lifl.fr). LE PARADOXE PRÉCÉDENT : LE DÉ LE PLUS FORT On dispose de trois dés entièrement blancs ayant chacun 6 faces et de 18 gommettes autocollantes à mettre sur les 18 faces des trois dés. Ces gommettes portent les numéros 1, 2, 3, ..., 18. (a) Le joueur A place les gommettes comme il veut sur les 18 faces (une gommette par face). (b) Le joueur B choisit alors un des trois dés. (c) Le joueur A choisit un des deux dés restants. (d) Les joueurs A et B lancent chacun leur dé. Celui qui obtient le plus gagne. Imaginons, par exemple, que le joueur A compose un dé avec les gommettes 1, 2, 3, 4, 5, 6, un autre avec les gommettes 7, 8, 9, 10, 11, 12 et le troisième avec les gommettes 13, 14, 15, 16, 17, 18. Le joueur B aura alors la certitude de gagner : il choisira le troisième dé – qui est le plus fort – et alors, quel que soit le choix du joueur A dans la phase (c) du jeu, le joueur B sera certain de gagner dans la phase finale (d). Choisir en premier un des trois dés semble un avantage décisif. Tout ne sera pas toujours aussi net, mais on est tenté de penser qu’en choisissant le dé le plus fort, le joueur B a toujours un jeu favorable, c’est-à-dire qui lui donne une probabilité de gagner au moins égale à 1/2 dans la phase finale. Cela est faux : le joueur A qui colle les gommettes sur les faces des trois dés peut le faire d’une telle façon que la phase finale lui est toujours favorable, c’est-à-dire lui donne une probabilité strictement supérieure à 1/2 de gagner. Comment doit procéder le joueur A et qu’est-ce qui explique que le joueur A puisse disposer d’un dé plus fort que le dé choisi par B, qui pourtant a choisi le dé qu’il désirait en premier ?

Solution Merci et bravo à Nicolas Vaneecloo, Virginie Delsart, Thomas Delclite, Jef van Staeyen et Orane Bayart qui m’ont fait parvenir une bonne solution pour ce problème plutôt difficile. Une façon (mais ce n’est pas la seule) de gagner pour le joueur A est la suivante. Il colle les gommettes pour obtenir : Dé 1 : 18, 10, 9, 8, 7, 5. Dé 2 : 17, 16, 15, 4, 3, 2. Dé 3 : 14, 13, 12, 11, 6, 1. Le tableau ci-contre montre que le dé 1 contre le dé 2 est gagnant dans 21 cas sur 36. De même, le dé 2 contre le dé 3, et le dé 3 contre le dé 1. Même si cela est très étonnant, on a une situation cyclique : le dé 1 bat le dé 2, qui bat le dé 3 qui bat le dé 1. On parle de non-transitivité : le fait que x gagne contre y et que y gagne contre z n’implique pas que x gagne contre z. Le paradoxe est alors expliqué : quel que soit le choix opéré par B dans la phase (b) du jeu, le joueur A peut répliquer en choisissant un dé plus fort : - si B choisit le dé 1, A choisit le dé 3 ; - si B choisit le dé 2, A choisit le dé 1 ; - si B choisit le dé 3, A choisit le dé 2. Le joueur A, bien qu’il choisisse un dé après le joueur B, gagnera donc avec une probabilité de 21/36, c’est-à-dire avec une probabilité de 58,3 %. Il a été démontré que le joueur A ne pouvait pas obtenir mieux que 21/36. Chose étonnante encore, si les trois dés sont lancés simultanément (il y a 216 résultats équiprobables possibles), on trouve que le dé 2 a une probabilité de gagner supérieure aux deux autres : 90/216 pour le dé 2, 63/216 pour le dé 1, et 63/216 pour le dé 3. L’équivalence des trois dés, quand ils sont opposés deux à deux, n’est plus vérifiée quand ils jouent tous les trois ensemble !

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paradoxes / LNA#59

NOUVEAU PARADOXE : GAGNER AU LOTO Si on admet que les organisateurs des jeux de Loto ne trichent pas, alors toutes les grilles ont la même probabilité d’être tirées et cela à chaque tirage qui sera indépendant des précédents. En particulier, il est inutile de noter les numéros déjà tombés lors des tirages passés et de les éviter (si on pense qu’ayant été déjà tirés, ils le seront moins) ou de les jouer de préférence aux autres (si on pense que ce sont des numéros chanceux dont il faut tirer parti). Tout comportement tentant d’exploiter des informations sur les numéros déjà tombés est une forme de superstition. Y succomber est certes un penchant naturel et c’est une forme de paradoxe que de nombreuses personnes ayant suivi des cours de probabilités basent leurs martingales pour le Loto sur les numéros anciennement tombés. Cependant, ce n’est pas de ce paradoxe psychologique que nous voulons parler ici. Le paradoxe qui nous intéresse est que : - même si les organisateurs du jeu ne trichent pas et que le passé des tirages n’a donc pas la moindre influence sur les prochains, il est faux d’en déduire qu’on doit jouer au hasard et que les numéros choisis quand on coche une grille sont sans importance. Certaines grilles sont meilleures que d’autres pour une raison sérieuse qui ne contredit en rien les lois admises des probabilités. Pourquoi ?

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LNA#59 / mémoires de sciences : rubrique dirigée par Rémi Franckowiak et Bernard Maitte

L’émergence d’une spécialité : la chimie organique Par Sacha TOMIC 1 Agrégé de sciences physiques, Chercheur associé au CH2ST, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Il y a près de deux siècles naissait une spécialité scientifique qui allait devenir une science phare au cours des XIXème et XXème siècles : la chimie organique. Exploitant les ressources naturelles, en particulier les combustibles fossiles (charbon, gaz et pétrole), et travaillant en étroite collaboration avec l’industrie chimique, la chimie organique a inondé le marché de produits dérivés qui ont bouleversé notre quotidien et notre environnement (colorants synthétiques, médicaments, matières plastiques). Des frontières poreuses La1naissance de la chimie organique s’inscrit dans le mouvement de spécialisation de la science moderne qui émerge au XVIIIème siècle et s’accélère au cours des deux derniers siècles. L’histoire des sciences nous apprend que les frontières disciplinaires ne sont ni étanches ni définitivement établies. Les transgressions, négociations et échanges entrepris par les différents protagonistes tissent peu à peu les liens qui vont permettre une hybridation des savoirs et savoir-faire, source de toutes les spécialités. L’émergence des nanosciences au cours de ces deux dernières décennies ne fait que confirmer cette évolution historique. La chimie est particulièrement riche en ramifications. Science où la distinction pure/appliquée est surtout d’ordre rhétorique, elle entretient des relations aussi bien avec d’autres sciences qu’avec les différents métiers et professions qui en dépendent. Jusqu’au début du XIXème siècle, elle se décline en minérale, végétale et animale. Ce découpage va très vite voler en éclats : dans les années 1830 émerge la chimie organique, en fin de ce siècle la chimie physique. Une communauté des analystes La science moderne est une entreprise collective, la constitution d’une communauté est une condition indispensable à l’émergence d’une spécialité. Dans le cas de la chimie organique, cette communauté se structure à l’époque de la Révolution, alors que l’analyse chimique vise à « diviser et à subdiviser » la matière selon Lavoisier. La matière végétale et animale est la cible de cette communauté des analystes. Les statistiques fondées sur les publications qui s’étendent sur un demi-siècle (1785-1835) montrent que ce sont près de 600 acteurs, dont un tiers d’étrangers, qui s’organisent en un réseau composé principalement de pharmaciens – dont certains adoptent le titre de pharmacien-chimiste pour mieux souligner leur double identité – et de chimistes, mais également d’industriels, de naturalistes et de médecins. La

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Sacha Tomic, Aux origines de la chimie organique, éd. PUR, 2010.

dynamique de cet ensemble hétérogène est assurée par une élite parisienne qui publie l’essentiel des travaux. Une émulation se développe, grâce à des concours, la remise de prix destinés à promouvoir ce champ d’investigation, de nombreuses polémiques et querelles de priorités... Au sein de cette communauté internationale circulent idées, astuces, tours de main, mais également et surtout des substances tirées des règnes végétal et animal, qu’il s’agit d’analyser. Deux analyses complémentaires Depuis Paracelse, apothicaires-chimistes et médecins partisans de la iatrochimie (ou pharmacie chimique) sont à la quête des « principes actifs ». Ils disposent pour cela d’un stock quasi inépuisable de matières premières, la « matière médicale » – principalement des parties de végétaux appelés « simples » (écorces, racines, fleurs, etc.) où se concentre la « vertu thérapeutique » – et d’un outil qui permet de l’explorer, l’analyse immédiate. Cette branche de l’analyse chimique, qui s’est imposée peu à peu au cours du XVIIIème siècle, dispose de techniques traditionnelles de préparation des remèdes (macération, infusion, décoction) reposant sur l’utilisation de solvants (eau, alcool et éther). Les pharmaciens-chimistes du XIXème siècle vont perfectionner l’analyse immédiate grâce à un « empirisme raisonné ». Leur exploration des végétaux s’appuie à la fois sur un travail acharné, fait d’essais et d’erreurs effectués dans les laboratoires-modèles de leurs officines (pour trouver le meilleur ordre d’application des solvants et optimiser la procédure), sur l’application des méthodes de l’histoire naturelle (pour sélectionner des produits potentiellement riches en principes actifs) et sur la chimie (pour suivre un procédé grâce à divers réactifs, identifier des sels et garantir la pureté des produits isolés au moyen de différents critères comme le point de fusion par exemple). Il en résulte une pluralité de méthodes, qui rend l’analyse immédiate difficile à transmettre et à formaliser. En pratiquant cette chimie extractive sur des centaines de produits végétaux, les pharmaciens isolent de nombreux « principes immédiats » plus ou moins actifs, ancêtres de nos molécules organiques, dont le nombre passe de quelques


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dizaines vers 1785 à près de 300 en 1835. La première série de composés organiques, les acides organiques, est découverte dans les années 1770 par un apothicaire-chimiste suédois, Scheele. L’acide citrique tiré du citron ou l’acide malique de la pomme sont bien connus. Ayant pris l’habitude de chercher des composés neutres et acides, les analystes n’avaient pas soupçonné qu’il puisse exister des composés basiques. Leur plus grande réussite dans la quête des principes actifs fut la découverte, à partir de 1817, d’une série de substances alcalines très actives qui allaient bouleverser la pharmacie et la chimie : les alcaloïdes. La morphine et la quinine sont, sans conteste, les exemples les plus emblématiques de cet événement, qui marque le triomphe des pharmaciens-chimistes. Parmi ceux qui ont participé à cette aventure, on peut citer les Allemands Sertürner, Brandes et Geiger, les Français Pelletier, Caventou, Robiquet, Chevallier, Desfosses, Boullay père, Dublanc jeune et Couerbe. Les chimistes utilisent ces nouvelles substances pour développer leur propre technique d’investigation de la matière organique, l’analyse élémentaire. Contrairement à l’analyse immédiate, celle-ci vise à chercher les « principes ultimes » qui composent une matière. Dans ce domaine, l’Académie des Sciences avait lancé dès sa création (1666) un programme d’études des plantes fondé sur la technique de la distillation à « feu nu », dont les résultats furent peu probants, poisons et remèdes donnant les mêmes produits. Lavoisier en fait une méthode d’investigation efficace en soumettant la substance à analyser à un agent oxydant et en interprétant les résultats dans le cadre de la nouvelle théorie de l’oxydation. Son principe est assez simple : la combustion d’une masse donnée de « principe immédiat » produit des gaz, de compositions connues, dont la mesure des volumes permet de remonter à la composition du principe, exprimée en pourcentage. Les successeurs de Lavoisier (Thenard, Gay-Lussac, Chevreul, Dumas en France ; Berzelius et Liebig à l’étranger) perfectionnent la technique entre 1810 et 1830 et proposent un appareillage efficace et simple d’utilisation. Interprétée dans le cadre de la théorie atomique développée par Dalton et du nouveau formalisme d’écriture des symboles chimiques utilisant les lettres latines introduites par Berzelius, l’analyse élémentaire va permettre d’établir la composition atomique de nombreux principes immédiats. La manipulation des premières formules « empiriques » (brutes) puis « rationnelles » (censées représenter la répartition des atomes dans la « molécule ») aboutit aux premières théories sur la constitution des composés organiques. Ces « outils de papier » jouent alors un rôle heuristique, en particulier pour le développement de la théorie des radicaux, autre héritage du siècle des Lumières. C’est dans ce contexte que les quelques propositions de pharmaciens téméraires pour améliorer l’analyse élémentaire sont vite écartées par les chimistes influents, qui entendent bâtir leur carrière sur ces nouvelles substances.

La chimie organique au-delà de la légende La chimie organique ne naît donc pas ex-nihilo, comme le suggère la légende de la synthèse de l’urée, reprise par pratiquement tous les manuels de chimie ! Comme toutes les communautés scientifiques soucieuses de leur identité, les chimistes organiciens se sont dotés d’un « père fondateur » qu’ils commémorent régulièrement et qui leur permet d’écrire leur propre histoire avec sa poignée de héros et la masse d’anonymes et autres « illustres inconnus ». En 1828, Whöler, un collaborateur de Liebig, aurait synthétisé, par hasard, l’urée, geste qui aurait mis fin à l’impossibilité supposée de concurrencer la Nature et sa « force vitale » dans la production de corps organiques. Cette origine ne résiste pas à l’analyse historique. Nous avons vu, au contraire, la chimie organique être l’aboutissement de plusieurs décennies d’un effort collectif initié au XVIIIème siècle et dont le mouvement s’accélère à partir des années 1780 pour se cristalliser autour de 1830. Pour arriver à ce résultat, il avait fallu la mobilisation d’une armée de pharmaciens et de chimistes organisée à l’échelle européenne au sein d’une communauté des analystes. Cette collaboration, faite d’échanges et de tensions, conduit à une sorte de partage des tâches profitable aux deux parties. Grâce à l’analyse immédiate, les pharmaciens découvrent et produisent les principes actifs et autres composés chimiques à la pureté garantie. Ils vont, en étroite collaboration avec les médecins, créer le médicament moderne et l’industrie pharmaceutique débitrice de spécialités, qui changent peu à peu la physionomie des officines. Les chimistes, intrigués par ces produits, en font des objets d’étude qu’ils soumettent à l’analyse élémentaire. L’accumulation de résultats oblige les analystes à redéfinir la notion de « principes immédiats » en « espèces chimiques organiques » sans distinction de leur origine végétale ou animale, naturelle ou artificielle. Chevreul joue un rôle fondamental dans la formalisation des pratiques et des méthodes de cette spécialité fondée sur l’analyse chimique. La synthèse organique ne se développe qu’à partir de la seconde moitié du XIXème siècle. Ainsi la fusion de la chimie végétale et animale en chimie organique doit-elle être interprétée davantage en termes de mutation plutôt que de révolution. Conséquence de l’accumulation de découvertes et de perfectionnements qui s’étalent sur plusieurs décennies, la naissance de la chimie organique ne peut se résumer à une date ou à une découverte, encore moins à un personnage. Au début des années 1830, le terrain pour une nouvelle spécialité est prêt : la figure du chimiste organicien peut apparaître. Les gestes propres à la chimie organique se répandent très vite dans les laboratoires et les premiers cours ont lieu dans différentes institutions (École de pharmacie, Muséum National d’Histoire Naturelle et Faculté des sciences). Comme cela s’observe dans d’autres disciplines, la création de la chaire correspondante sera plus tardive, mais il n’est pas étonnant qu’elle ait lieu à l’École de pharmacie de Paris en 1859. Son premier titulaire est Marcellin Berthelot. Une nouvelle histoire peut s’écrire. 25


LNA#59 / repenser la politique

La reconnaissance ou le mépris Par Alain CAMBIER Docteur en philosophie, professeur en classes préparatoires, Faidherbe - Lille

À la fin de l’année 2010, Stéphane Hessel publiait un petit ouvrage intitulé « Indignez-vous ! » qui, depuis, a connu un succès mondial. Ainsi, il est sorti aux États-Unis et y contribue, comme partout, à rechercher une voie politique de salut public. En s’appuyant sur sa propre expérience au sein du Conseil National de la Résistance 1, Hessel ne se doutait certainement pas qu’il bénéficierait d’un tel écho. La raison majeure du succès de son livre est qu’il pointe les ressorts même de toute l’histoire humaine, passée et future.

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’indignation1peut être définie comme l’expression de colère que soulève une action contre laquelle réagit la conscience morale ou le sentiment d’injustice. Ce type d’expérience spécifiquement humaine est vécu par rapport à une conduite qui fait scandale et provoque un bouleversement de notre âme. Elle témoigne surtout que le mépris est insupportable et que toute vie sociale humaine ne peut être fondée que sur la reconnaissance réciproque. Le désir de reconnaissance Le désir de reconnaissance constitue un enjeu fondamental de la condition humaine. Dans les sociétés archaïques, la violence éclate quand la logique de l’honneur est bafouée. Dans l’Antiquité, Platon soulignait que l’être humain est constitué de trois composantes : le désir concupiscible, l’intellect, avec entre les deux le « thymos » ou partie irascible de l’âme qui correspond aux élans du cœur et nourrit l’estime de soi. Ce principe « thymotique » est la clef de l’action et du courage. Lorsque les hommes éprouvent le sentiment d’être dévalorisés, mésestimés, alors naît l’émotion de la colère. Inversement, lorsqu’ils n’élèvent pas leur vie à la hauteur de ce qu’ils estiment être leur valeur, ils éprouvent la honte. Et s’ils sont évalués correctement en proportion de l’estime qu’ils ont d’eux-mêmes, ils ressentent la fierté. Le désir de reconnaissance et les émotions concomitantes – colère, honte et fierté – font partie intégrante de la vie de toute personnalité humaine. Chacun sait combien Hegel a insisté sur le caractère anthropogène du désir de reconnaissance et la lutte pour la reconnaissance lui est apparue comme le véritable moteur de l’histoire. Chaque homme attend l’écho de sa grandeur interne et témoigne ainsi de l’incomplétude de

Créé clandestinement le 27 mai 1943, à Paris, par les représentants des huit grands mouvements de Résistance, des deux grands syndicats d’avant-guerre (la CGT et la CFTC) et des six principaux partis politiques de la Troisième République dont le PC et la SFIO (socialistes), le Conseil National de la Résistance (CNR) fut chargé par le Général de Gaulle d’élaborer un programme de gouvernement en prévision de la libération de la France : ce programme fut remis solennellement au Général de Gaulle par le CNR le 25 août 1944, à l’Hôtel de ville de Paris.

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son être sans la reconnaissance d’autrui 2 . Axel Honneth 3 a renouvelé l’approche de ce thème fondamental en montrant que la première forme de reconnaissance réciproque se fait dans l’amour qui donne la confiance en soi, puis dans le droit qui garantit institutionnellement le respect de soi et, enfin, dans la solidarité qui permet d’éprouver l’estime de soi. Si l’une de ces trois formes de reconnaissance fait défaut, l’offense sera vécue comme une atteinte menaçant de ruiner l’identité de l’individu tout entier. Une approche utilitariste dans les sciences sociales – qui considère la société comme une collection d’individus motivés exclusivement par le calcul rationnel de leurs intérêts – se rend incapable de rendre raison des conflits qui naissent d’attentes morales insatisfaites et qui sont pourtant au cœur même du social. Pour parvenir à établir une relation ininterrompue avec eux-mêmes, les hommes doivent encore jouir d’une considération sociale leur permettant de se rapporter positivement à leurs qualités potentielles, à leurs capacités concrètes ou à certaines valeurs dérivant de leur identité culturelle. Seule l’estime sociale peut permettre de faire l’expérience la plus complète de sa propre valeur. L’expérience insupportable du mépris Comme le souligne Honneth, une société humaine requiert que l’environnement social, culturel ou politique permette aux individus de développer une identité autonome ou une relation positive à soi-même. Chacun devrait pouvoir devenir ce qu’il souhaite être sans passer par l’expérience douloureuse du mépris ou du déni de reconnaissance. Or, l’indignation est de mise parce que notre société contemporaine est devenue celle du mépris 4. Cette dernière peut au moins présenter trois aspects. Le mépris consiste d’abord à

« J’attends l’écho de ma grandeur interne, /Amère, sombre et sonore citerne, / Sonnant dans l’âme un creux toujours futur », Paul Valéry, Le Cimetière marin.

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Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance, éd. du Cerf, 2010.

4 Cf. Axel Honneth, La société du mépris, éd. La Découverte, 2006. Cf. également, du même auteur, La Réification, éd. Gallimard, 2007.


repenser la politique / LNA#59

réduire la personne humaine à n’avoir qu’un prix et donc à porter atteinte à sa dignité. Dans le monde du travail, cette dérive revient à assigner au salarié une fonction, sans pour autant lui accorder un statut. Kant l’avait déjà souligné : « Dans le règne des fins, tout a un prix ou une dignité. Ce qui a un prix peut être aussi bien remplacé par quelque chose d’autre, à titre d’équivalent ; au contraire, ce qui est supérieur à tout prix, ce qui par suite n’admet pas d’équivalent, c’est ce qui a une dignité. Ce qui rapporte aux inclinations et aux besoins généraux de l’homme, cela a un prix marchand [...] mais ce qui constitue la condition qui seule peut faire que quelque chose est une fin en soi, cela n’a pas seulement une valeur relative, c’est-à-dire un prix, mais une valeur intrinsèque, c’est-à-dire une dignité » 5. L’indignation surgit d’un type d’économie qui sort de son ordre et porte atteinte à la dignité, en réifiant toutes les conduites humaines. Mais une autre modalité du mépris est aussi celle qui naît de l’invisibilité sociale. La reconnaissance sociale mutuelle requiert des actes et des gestes expressifs (gestes corporels, sourires, expressions faciales, etc.) par lesquels le sujet atteste non seulement de la présence physique de son partenaire d’interaction mais également de sa disposition à lui accorder une place valorisée et à rendre justice à sa « valeur ». En revanche, l’absence de cette médiation expressive revient à leur signifier leur inexistence sociale et à les rendre invisibles. Or, notre société contemporaine est de plus en plus peuplée d’ « invisibles » – SDF, précaires, jeunes mal insérés, seniors paupérisés, chômeurs, etc. – subissant une indifférence renforçant leur marginalisation sociale. Rendre ainsi des sujets « transparents » revient à leur refuser cet acte de décentrement de soi vers l’autre, qui est le propre de la reconnaissance. Enfin se présente aussi une forme dévoyée de la reconnaissance, propre à l’idéologie managériale, qui feint de reconnaître les salariés en valorisant par le discours leurs compétences, pour les inciter à s’investir de manière « autonome » – c’est-à-dire flexible et dérégulée –, sans donc chercher à assurer les conditions matérielles de ces énoncés valorisants et en se défaussant des obligations élémentaires vis-à-vis d’eux. Une des questions majeures de notre époque est de savoir quelle forme doit prendre une culture morale et politique soucieuse de conférer aux marginalisés la force individuelle d’articuler leurs expériences dans l’espace démocratique, plutôt que de les voir se désespérer.

Indignation et indignités Mais l’indignation ne s’élève pas seulement parce que l’on éprouve sa dignité bafouée : elle manifeste aussi la colère devant l’indignité de ceux qui prétendent nous diriger. Non seulement – comme le soulignait Hegel – les « maîtres » se mettent dans l’impasse en prétendant se faire reconnaître par des hommes qu’ils ne veulent pas reconnaître eux-mêmes, mais leurs façons effrontées de manifester leur impéritie ne peut que révolter : ils suscitent la honte de les voir ne manifester eux-mêmes aucune honte ni scrupules. L’indignation s’élève contre ceux qui semblent abandonner toute dignité dans la gestion de leurs affaires ou même du bien commun : malgré leur position de pouvoir, ils oublient que « noblesse oblige ». Qu’ils soient hauts responsables économiques ou politiques, tout leur semble permis avec le plus grand aplomb. Selon la mythologie grecque, les hommes n’ont pu consentir à vivre ensemble que grâce à l’acquisition de la vertu de l’Aidôs, comme forme politique de la pudeur. Il s’agit du sens de la noble réserve qui devient, en latin, la verecundia, vertu sociale par excellence, à l’origine de cette notion très riche en ancien français de vergogne : elle peut être définie comme un dispositif émotionnel anticipant sur l’effroi du déshonneur, afin de mieux nous en préserver. Le sens de la réserve n’est pas ici consécutif à une faute commise : il est censé, au contraire, nous en prémunir. Mais quand des dirigeants prétendent se conduire sans vergogne, imbus d’eux-mêmes, ils vont de fautes morales en fautes politiques, sans l’ombre d’un doute, et enclenchent des spirales décadentes. Aussi ne méritent-ils pas notre reconnaissance. En conclusion de son ouvrage, Stéphane Hessel se réfère à l’Appel du 8 mars 2004, signé par les vétérans des mouvements de la Résistance de France, et appelle à « une véritable insurrection pacifique contre les moyens de communication de masse qui ne proposent comme horizon pour notre jeunesse que la consommation de masse, le mépris des faibles et de la culture, l’amnésie généralisée et la compétition à outrance de tous contre tous ». Loin de ressasser avec nostalgie une histoire révolue, Stéphane Hessel réactive, à 94 ans, les possibles enfouis du passé pour mieux nous tourner vers l’avenir. Son discours est performatif : il donne le goût de l’action.

Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, 2ème section, éd. Delagrave, p. 160.

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LNA#59 / jeux littéraires

Récrire selon Mallarmé (2)

par Robert Rapilly http://robert.rapilly.free.fr/

Et pas la poésie vague, pas le sentiment doucereux de l’insatisfaction, non ! les vers ! L’invention technique. La présence au monde par le filtre verbal. Le chant dedans la langue sans musique d’accompagnement. Jacques Jouet / « Vanghel » Acte I, scène 11 / P.O.L. 2003 La mallarmisation oulipienne Nous supposions, précédent numéro, qu’un traitement oulipien administré à de beaux poèmes les doterait d’un sens plus pur, attribut mallarméen. Après avoir soumis La nuit de décembre de Musset à des contraintes douces (homophonie, puzzle, inversion des genres), et Midi de Leconte de Lisle à une contrainte dure (palindrome phonétique), on se penchera aujourd’hui sur la syntaxe, objet de manipulations extrêmes - et signifiantes - chez Mallarmé. Preuve s’il en fallait d’absolue limpidité, deux sonnets dont la forme épouse le fond, parfaitement : - Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui où, tel le transparent glacier, nulle aspérité n’écorche la phrase ; - À la nue accablante tu qui, au contraire, disloque les mots selon le désordre du naufrage.

Le vierge, le vivace et le bel aujourd’ hui Va-t-il nous déchirer avec un coup d’aile ivre Ce lac dur oublié que hante sous le givre Le transparent glacier des vols qui n’ont pas fui ! Un cygne d’autrefois se souvient que c’est lui Magnifique mais qui sans espoir se délivre Pour n’avoir pas chanté la région où vivre Quand du stérile hiver a resplendi l’ennui.

Parviendrons-nous par transductions à insuffler le doute, ainsi nous engager plus avant dans l’obscurité sans retour des « antiques forêts » ?

Quel sépulcral naufrage (tu Le sais, écume, mais y baves) Suprême une entre les épaves Abolit le mât dévêtu

1 / Le lexique de Lemierre se plie à la syntaxe de Mallarmé, dont on aura conservé les rimes.

Ou cela que furibond faute De quelque perdition haute Tout l’abîme vain éployé

Tout son col secouera cette blanche agonie Par l’espace infligée à l’oiseau qui le nie, Mais non l’ horreur du sol où le plumage est pris. Fantôme qu’ à ce lieu son pur éclat assigne, Il s’ immobilise au songe froid de mépris Que vêt parmi l’exil inutile le Cygne.

À la nue accablante tu Basse de basalte et de laves À même les échos esclaves Par une trompe sans vertu

Dans le si blanc cheveu qui traîne Avarement aura noyé Le flanc enfant d’une sirène

Tiens ! puisque le XVIIIe siècle français est réputé mineur, à propos de poésie, extrayons-en un nom qui se frotterait à la mallarmisation oulipienne, Antoine-Marin Lemierre. Voici 10 vers pris dans Les Fastes, précisément Les Jardins :

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’aime la profondeur des antiques forêts, La vieillesse robuste et les pompeux sommets Des chênes dont, sans nous, la nature et les âges Si haut sur notre tête ont cintré les feuillages. On respire en ces bois sombres, majestueux, Je ne sais quoi d’auguste et de religieux : C’est sans doute l’aspect de ces lieux de mystère, C’est leur profond silence et leur paix solitaire Qui fit croire longtemps chez les peuples gaulois Que les dieux ne parlaient que dans le fond des bois.

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L’antique, le pompeux, le robuste aujourd’hui Va-t-il approfondir avec la nature ivre Cette vieillesse en nous que cintre sous le givre Le paisible sommet d’âges qui n’ont pas fui ! Un chêne dans le fond fit croire que c’est lui Majestueux mais qui je ne sais quoi délivre Pour n’avoir pas aimé les feuillages où vivre Quand du profond silence a respiré l’ennui. (…) À la forêt robuste tu Vieille de sommets et de laves À même les chênes esclaves Par un mystère sans vertu Quel antique feuillage (tu Le cintres, nature, mais baves) Auguste une entre les épaves Respire le bois dévêtu Ou ça que religieux faute Quelque d’une profondeur haute Tout je ne sais quoi d’éployé En profond silence qui traîne Si haut longtemps aura noyé Le fond aspect d’une sirène.


jeux littéraires / LNA#59 On sait que Zazie Mode d’Emploi est enfant d’Archimède, puisque née le 20-02–2002 à l’Espace Culture. L’association oulipienne en permanente ébullition organise une fois l’an la GLOP : Grande Lecture Oulipienne au Prato, et tout le monde en redemande. Le 1er juin 2012, on fêtera Harry Mathews, monument littéraire américain et français, réputé et réfuté ancien de la CIA, ami et traducteur de Georges Perec et vice-versa. En attendant sa venue, trouvez sous votre plume des tours et des expressions propres à triturer, malaxer, détourner, traduire, frelater, métamorphoser, calligraphier, cuisiner, peindre, remanier ou travestir le texte de l’année : C’est un soir de vent, de tonnerre et de pluie. Elle est plongée dans la lecture des Hauts de Hurlevent en bande dessinée. Un brusque coup de tonnerre et la pluie persistante se change en pluie d’orage, avec des éclairs nets ou diffus, et un tonnerre qui dirait-on fouette les frondaisons dans les gris du soir. Par le cadre de sa fenêtre s’infiltrent des minces fils de pluie poussée par les coups de bélier que le vent assène contre l’abondance soudaine d’une pluie que ne veut ni homme ni herbe, pas plus que le tonnerre qui vous fait sauter comme un enfant, ou ce vent qui arrive presque à étouffer le gong du soir. Sainte Catherine - Harry Mathews, P.O.L. 2000 Adressez vos réécritures parmi des dizaines d’autres à www.zazipo.net Le site annonce quantité de réjouissances littéraires cette saison, par exemple des ateliers d’écriture et des lectures d’Olivier Salon et de Frédéric Forte.

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2 / Transductions inverses : les mots de Mallarmé modelés par la syntaxe de Lemierre. Je fuis la région des vivaces forêts L’agonie oubliée et les vierges sommets Des ailes dont sans nous aujourd’hui mais les âges Avec l’oiseau vivace ont hanté les feuillages. On déchire en ces lacs ivres majestueux Je ne sais quoi de bel et de religieux ; C’est sans espoir l’éclat de ces vols de mystère Et leur stérile espace à ce lieu solitaire Qui se souvient au sol parmi l’exil gaulois Que l’hiver resplendit mais non l’horreur des bois.

oliste époustouflant, Jacques PerrySalkow sait aussi se choisir impeccables partenaires de duos littéraires : précédemment Frédéric Schmitter pour les « Mots d’amour secrets » parus au Point-Seuil ; aujourd’hui Étienne Klein. Le pianiste de jazz et le physicien ont œuvré au bon ordre du monde tel que nous le nommons. En déplaçant les lettres d’un phénomène, d’un lieu, d’un personnage… ils nous en révèlent d’autres, intercalant au passage exégèse exquise. Nul désormais n’ignorera pourquoi : la vitesse de la lumière / limite les rêves au-delà les trous noirs / sont irrésolus et les particules élémentaires / tissèrent l’espace et la lumière Et cetera ad libitum. À lire, déguster, offrir et diffuser sans modération.

Je sais la nue enfant d’accablante forêt, Et perdition basse et l’esclave sommet Des échos dont, sans nous, la sirène et les âges À même notre flanc ont traîné les feuillages. On abolit en vain si blanc, majestueux, Cela de sépulcral et de religieux : C’est sans vertu l’épave à ces mâts de mystère, C’est furibond naufrage et trompe solitaire Qui vêt avarement de basalte gaulois Quelque abîme noyé d’écume entre les bois. En ces strophes chimères, Lemierre ne semble-t-il s’effacer derrière Mallarmé ? Alors soudain s’afficherait flagrante l’intuition de Queneau, que Mallarmé fût tout oulipien. Le sujet se découvre plus vaste à chaque pas. Notre prochaine livraison, avril 2012, ne suffira à aborder comme promis Albert Samain et Jean Moréas. C’est qu’entre-temps nous avons reçu d’un lecteur bruxellois, Gilbert Farelly, fameuse copie des archives de la prison de Mons : telle quelle dès 1872, notre mallarmisation d’autres poètes y fut plagiée par anticipation. Qui ? Paul Verlaine, oui ! (à suivre)

« A nagr ammes renversantes ou Le sens caché du monde » par Étienne Klein & Jacques Perry-Salkow / Flammarion 2011 *

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ôt ou tard il nous faudra tous passer par L’ instant fatal de Raymond Queneau. Mais commençons par les Six instants fataux qu’a revécus l’Oulipo : Vieillir, Ombre d’un doute, Proverbes du vieux temps, Les Vivants et les Morts, Je crains pas ça tellment et le poème éponyme, suc c e s sivement re v u s pa r Jac qu e s Rou baud, Frédéric Forte, Marcel Bénabou, Jacques Jouet, Oliv ier Salon et Paul Fournel. D’après un exemplaire original que Mario Prassinos a augmenté de dessins aux mines rouge et verte, Au crayon qui tue signe là un recueil de fameuse facture ! « Six instants fataux » par l’Oulipo / dessins retrouvés de Mario Prassinos / Au crayon qui tue, éditeur. 29


LNA#59 / à lire

Lire le travail social (2) : les années de crise * Par Youcef BOUDJÉMAÏ Directeur des Missions transversales, La Sauvegarde du Nord

Les années 70 se sont achevées par la construction d’un travail social édifié sur la protection sociale et le salariat et par la structuration progressive de son cadre administratif. Les années 80 et 90 sont affectées par le recul de la société de croissance, de l’idéologie du progrès et la pénétration du social par la rationalité économique. Les critiques sociologiques à son endroit changent d’objet. La crise économique, les violences urbaines, le retour de la gauche au pouvoir, les lois de décentralisation, la crise de la société assurantielle, et la vague de libéralisme économique marqueront la recomposition des énoncés et des interventions du travail social. Nous poursuivons à travers un choix partiel d’ouvrages emblématiques, au sein d’une production éditoriale abondante, les modalités d’inscription du travail social dans le champ du politique.

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a crise économique apparue au milieu des années 70, dans un contexte de mondialisation généré par les mutations du système productif, provoque la perte de millions d’emplois dans les divers secteurs économiques et fait basculer des millions de personnes dans un chômage qui ne cessera de progresser et de s’installer durablement dans la société française... La résurgence des associations caritatives et la relance du débat sur le thème de « la bascule dans la pauvreté » auront remis sur la scène sociale la figure du pauvre, à laquelle se substituera, dans les années 80, celle de l’exclu. La présence de la pauvreté apparaît désormais comme une réalité qui se renforce sur de nombreux territoires urbains et ruraux. C’est dans ce contexte qu’éclatent, en 1979, les premières émeutes urbaines à Vaulx-en-Velin, à partir desquelles la société française ne cessera, périodiquement, d’être confrontée à de tels événements. La « banlieue » française devient ainsi progressivement la scène de stigmatisation et de relégation qui frappent une partie de la population française, particulièrement les jeunes « issus de l’immigration », confinant la citoyenneté sociale et politique à la marginalisation. Dans ces territoires périurbains, marqués par une forte ségrégation, l’industrialisation massive, puis la désindustrialisation, avec la lente mort de la culture ouvrière, la désillusion et la fuite des classes moyennes, Christian Bachmann et Nicole Le Guennec 1 prennent la mesure d’une expression où se mêlent la « sensation d’impasse et la conscience du mépris » de ceux qui sont niés quotidiennement et condamnés à l’« inexistence sociale ». La « Banlieue » incarne désormais, pour les auteurs, à la fois la territorialisation de la question sociale et la « tiers-mondisation des quartiers pauvres ». Pour Robert Castel 2, avec la * Première partie : Les Nouvelles d’Archimède n° 58 (octobre à décembre 2011). Christian Bachmann, Nicole Le Guennec, Violences urbaines. Ascension et chute des classes moyennes à travers cinquante ans de politique de la ville, éd. Albin Michel, 1996.

crise qui s’installe durablement, le travail salarié, vecteur d’intégration essentiel, attribuant à l’individu une place, une fonction sociale et symbolique, cesse d’être le « grand intégrateur » social. La crise est devenue aussi une crise généralisée du système de protection. C’est ainsi qu’aux débuts des années 90 le concept de l’exclusion est venu légitimer la construction d’une dualité sociale (les exclus et les autres), rendant inutile la dimension politique qui l’entoure. En ce sens, cette approche est, pour Saül Kartz 3, « une façon nouvelle d’esquiver la question sociale ». Face à la crise économique, touchant de nouvelles populations et générant de nouveaux risques sociaux, le modèle classique de l’État social se révèle à son tour impuissant, entraînant la panne du système d’intégration. L’action publique doit tenir compte de ces changements et modifier sa politique de gestion de la pauvreté en la centrant sur la catégorie d’insertion par l’économique et en lui assignant un objectif d’efficacité. Sous l’impulsion du gouvernement de gauche, en 1982, le traitement social du chômage et la lutte contre l’exclusion se structurent autour du statut des personnes en insertion et de la mise en place d’un ensemble de dispositifs d’accompagnement localisés. Au cours de ses législatures, la gauche accentue les mesures d’aide à l’emploi et les dispositifs en faveur de l’insertion. Pour Michel Autès 4, ces dispositifs témoignent, dans une visée territoriale, de « la genèse d’une nouvelle forme du social » centrée sur l’insertion qui, à travers la gestion individualisée des parcours, se substituerait à l’assistance au nom des valeurs de la société du travail. Le déplacement de la question sociale vers l’exclusion implique de redéfinir le travail social et de réorganiser l’action sociale. Cette orientation prend appui sur une sévère remise en question, notamment par le Commissariat au plan, du

1

Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale. Une Chronique du salariat, éd. Fayard, 1995.

3

Saül Karsz (sous la dir.), L’exclusion, définir pour en finir, éd. Dunod, 2004.

4

Michel Autès, Les paradoxes du travail social, éd. Dunod, 1999.

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à lire / LNA#59

fondement du travail social, dans sa tentative de répondre aux défaillances des institutions de socialisation : « les services sociaux réussiront de moins en moins à répondre de manière satisfaisante pour l’usager aux missions qui leur sont confiées : favoriser plus de cohésion sociale et rechercher moins d’exclusion » 5. Dorénavant, le travail social n’est plus critiqué en raison de sa fonction de contrôle social et d’agent intégrateur des populations inemployables, il est stigmatisé par les autorités publiques pour son inefficacité et son incapacité à faire évoluer ses pratiques d’intégration des plus vulnérables, et pour son inaptitude à répondre aux nouveaux enjeux qui se posent dans le champ des politiques sociales. Jacques Donzelot et Joël Roman 6 le soulignent : « Tant que l’objectif du travail social était le traitement de la marginalité, du handicap par rapport au travail, le rôle du travailleur social paraissait simple : rapprocher ces marginaux du monde du travail ». Mais la production économique ne suffisant plus à structurer la société, il importe de « produire la société » en tant que telle. Aussi, le travail social est contraint de rechercher de nouvelles médiations, aptes à la reconstitution d’acteurs et à l’émergence d’institutions inédites. Il doit désormais construire avec l’usager un projet de resocialisation, de réintégration, en utilisant des dispositifs territorialisés, individualisés, faisant appel à des acteurs partenaires dont les collectivités territoriales et les entreprises. Par ailleurs, dans le contexte de réhabilitation de l’entreprise née du plan de rigueur de 1983, les institutions sociales et médico-sociales sont peu à peu considérées comme « des entreprises comme les autres » dont « les produits sociaux objectivés, standardisés sont fournis au meilleur prix grâce à la mise en concurrence ». La thématique de l’évaluation trouve là un nouveau terrain de légitimité. Le travail social est ainsi soumis aux changements des référentiels et des catégories de l’action sociale d’inspiration libérale. Bref, il s’agit de rationaliser le social par un nouveau mode de pensée gestionnaire. Chez les professionnels, beaucoup reconnaissent la nécessité de faire évoluer les pratiques et d’innover dans les actions. Toutefois, certains responsables ne sont pas insensibles à l’autorité du discours managérial, constate Michel Chauvière 7, par conviction du nécessaire virage néolibéral et managérial ou simplement par opportunisme. Ce nouveau cours de la politique publique d’action sociale, analysée également par Jacques Ion 8, prend le pari des territoires et des collectivités par le moyen de la politique de la ville et de la décentralisation. Ce choix va accélérer l’entrée du secteur social et médico-social dans la logique Commissariat général au Plan, Redéfinir le travail social. Réorganiser l’action sociale, Rapport du groupe « Évaluation du travail social », éd. La Documentation française, 1993.

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des politiques nationale et locale, par lesquelles un nouveau type d’intervention tend à s’imposer et à redéfinir son rapport avec la politique et la société civile. Avec ses méthodes, son « efficacité » et ses « nouveaux métiers », la politique de la ville est apparue comme une perspective dans laquelle le travail social s’est inscrit pour expérimenter de nouvelles réponses, trouver de nouvelles alliances, construire une nouvelle légitimité. La politique de la ville prend appui sur une conception avant tout territorialisée et décentralisée de la question sociale. Développement social territorialisé, mixité sociale, rénovation urbaine, discrimination positive territoriale, projet, transversalité, logique d’interaction, contractualisation, gestion par objectifs, évaluation… apparaissent comme autant de fondements de l’action publique de la politique de la ville, impliquant l’ensemble des acteurs d’un territoire. Deux modes d’intervention, à la fois distincts et croisés, mis en exergue par Jean-Noël Chopart 9, se sont ainsi dégagés depuis les années 80 et 90. L’un spécialisé, sectorisé et fondé sur une relation individualisée, l’autre se situant dans une gestion sociale globale territorialisée, privilégiant la concertation et le partenariat. De ces évolutions découle un mouvement profond qui transforme l’action publique et l’intervention sociale, notion désormais consacrée, englobant le travail social. La contractualisation, l’accompagnement individualisé, la généralisation de la contre-prestation reposant sur la conditionnalité de l’aide participent d’une logique de responsabilisation qui s’érige en principe d’individuation dans la compréhension des problèmes sociaux et de leur traitement social. Dans cette logique de responsabilisation, où la justice sociale s’efface dans l’invocation du « lien social », la négation de la question des inégalités dans l’action sociale se retourne contre les individus, empêchant ainsi de penser leur échec comme destin collectif. Le modèle de responsabilité du risque se substitue dorénavant au modèle solidariste du risque sur lequel reposait le travail social. Dès lors que le danger encouru ne relève plus de l’organisation et du fonctionnement de la société, qu’il ne peut plus être imputé à la responsabilité de la collectivité et en appeler à une logique de protection et d’assistance, l’individu autonome et intégré est celui qui assume sa responsabilité ; c’est là le gage de son acceptation par la collectivité. À l’aube des années 2000, l’individu est devenu la nouvelle norme de socialisation, nous dit François Dubet 10, lequel conclut : « Plutôt que de se laisser emporter par un sentiment de chute parce qu’il n’imagine pas d’autre avenir qu’un passé idéalisé, il nous faut essayer de maîtriser les effets de cette mutation en inventant des figures institutionnelles plus démocratiques, plus diversifiées et plus humaines ».

6 Jacques Donzelot, Joël Roman, « À quoi sert le travail social ? », Revue Esprit, mars-avril 1998.

Michel Chauvière, Trop de gestion tue le social. Essai sur une discrète chalandisation, éd. La Découverte, 2007.

7

Jacques Ion, Le Travail social à l’ épreuve du territoire, éd. Dunod, 1998.

8

Jean-Noël Chopart (sous la dir.), Les mutations du travail social, éd. Dunod, 2000.

9

François Dubet, Le déclin de l’Institution, éd. du Seuil, 2002.

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Art du cinéma et crise de la fiction. Pater, film d’Alain Cavalier, et Ceci n’est pas un film, « effort » de Jafar Par Jacques Lemière Panahi et Mojtaba Mirtahmasb Institut de sociologie et d’anthropologie, Clersé – UMR CNRS 8019, Université Lille 1

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l pourrait sembler totalement déplacé de rapprocher ces deux films sortis sur les écrans français en 2011 : l’un en juin, Pater, d’Alain Cavalier, cinéaste venu au cinéma dans la Nouvelle Vague française 1 ; et l’autre fin septembre, Ceci n’est pas un film, de Jafar Panahi, cinéaste iranien 2, co-réalisé avec Mojtaba Mirtahmasb. Ces deux films n’ont, après tout, comme point commun, au premier regard, que d’avoir créé la surprise au festival de Cannes en mai 2011. Surgi discrètement, en une projection située dans un horaire a priori peu favorable, Pater a immédiatement détrôné, en succès critique, le très médiatisé et bien peu inventif La Conquête 3, et peut-être éclipsé L’exercice de l’État, qui partage avec Pater le souci, dans le cinéma français de cette année 2011, de l’interrogation sur la pratique du pouvoir d’État. Ceci n’est pas un film est arrivé clandestinement d’Iran en France, et donc à Cannes, dans une clé USB, cachée dans un gâteau de sorte à passer plus aisément la frontière, dit-on. Lui aussi, sur le champ, a soulevé l’approbation critique, les spectateurs de cette première séance ne le réduisant plus au geste d’un cinéaste dont il convient d’être solidaire, car réprimé par l’État iranien 4 et interdit l’année précédente de se rendre comme membre du jury au même Festival. Même si l’auteur de ces lignes se souvient d’avoir, à Téhéran, en janvier 2008, été convié de façon impromptue à ouvrir la 1

Le Combat dans l’ île, 1962. L’Insoumis, 1964.

Formé au département cinéma de l’Institut pour le développement intellectuel des enfants et jeunes adultes, fondé en 1969 par Kiarostami, il a notamment réalisé L’Ami (1992), son premier film, Le Ballon blanc (1994, Caméra d’Or à Cannes la même année), Le Miroir (1997, Léopard d’Or au Festival de Locarno), Le Cercle (2000), Sang et or (2003).

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Pour Philosophie Magazine, Denis Podalydès, qui y incarne l’actuel Président français de la République dans le temps de sa campagne électorale du printemps 2007, est allé à l’Élysée s’entretenir doctement (de représentation des hommes de pouvoir au cinéma) avec le conseiller spécial Henri Guaino.

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4 Autant qu’il soit possible de procéder à une totalisation par l’expression, au singulier, « État (iranien) », ce qui n’est pas avéré : les spécialistes de l’Iran nous apprennent que le pouvoir d’État, en Iran, est impossible à analyser comme un tout. Il est largement schizophrénique, et les structures de pouvoir sont le plus souvent doubles (dirigeants religieux et non religieux, structures étatiques et structures paraétatiques, armée nationale et Gardiens de la révolution…), et en conflit permanent, soit larvé, soit ouvert. Pour ce qui concerne le brillant cinéma iranien, qui voit les autorités de la République islamique jouer sur le double tableau de la contention de ses effets à l’intérieur du pays et de la recherche de bénéfices, à l’extérieur, en termes de « projection nationale » (Jean-Michel Frodon, La projection nationale, éd. Odile Jacob, 1998), l’ouvrage de référence, pour une analyse sur longue période, est Politique du cinéma iranien, de l’âyatollâh Khomeyni au président Khâtami, d’Agnès Devictor (CNRS Éditions, 2004). L’actuelle persécution contre le milieu du cinéma, ainsi que les délais dans les notifications des décisions judiciaires comme dans leur application, ont pu être interprétés par certains comme traduisant un conflit entre l’appareil judiciaire et le gouvernement, le premier exigeant plus de répression que le second.

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discussion politique par cette question vigoureusement égalitaire, « Comment va Sarkozynejad ? », que lui adressait un jeune diplômé contraint – par interdiction professionnelle – de faire le taxi, il ne viendrait à l’esprit de personne de comparer les situations des deux cinéastes et les contextes de réalisation des deux films. Le parcours d’Alain Cavalier, à partir de la fin des années 1970, relève de la décision de s’éloigner du centre du cinéma français (le cinéaste comme « chef de chantier », les équipes, les moyens des grands films, les scénarios, les acteurs notoires) pour retrouver la liberté de la marge (le cinéaste comme « filmeur », « le cinéaste-seul », la légèreté du matériel, à l’heure des petites caméras vidéo, la mise en question du récit, « l’abandon des acteurs à l’ancienne » 5), mais le réalisateur de Pater reste paisiblement (et modestement) produit par Michel Seydoux, le patron de Pathé, une des principales sociétés de production et de distribution françaises. Quand Jafar Panahi se met en scène, en mars 2011, avec son ami Mojtaba Mirtahmasb, dans ce qu’il nommera, au générique de Ceci n’est pas un film, un « effort » 6, il est assigné à résidence, dans son appartement de Téhéran, dans l’attente de l’examen de l’appel de sa condamnation à six ans de prison et à vingt ans d’interdiction d’écriture, de réalisation de films et de sortie du territoire 7. Et quand les spectateurs français découvriront Ceci n’est pas un film dans les salles, six mois plus tard, son ami Mojtaba Mirtahmasb est à son tour emprisonné, après avoir été interdit de sortir du territoire iranien, et Jafar Panahi lui-même voit la Cour d’appel confirmer à l’identique sa peine 8. Ces propos en italiques sont issus de ceux tenus par Alain Cavalier à Gennevilliers (cinéma Jean-Vigo, en septembre) et Villeneuve d’Ascq (cinéma Le Kino, en octobre) dans son accompagnement public de Pater. Dans la partie de son travail situé au « centre » du cinéma, Alain Cavalier a filmé Romy Schneider, Jean-Louis Trintignant, Alain Delon, Catherine Deneuve, Michel Piccoli... Le plein de super (1976) marque l’abandon par le cinéaste de la fiction assumée comme fiction pure et Ce répondeur ne prend pas de message (1979) ouvre le chemin du filmage solitaire qu’il a ensuite développé.

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6 Le générique de Ceci n’est pas un film ne comporte aucun nom propre, sinon celui des deux cinéastes responsables de cet « effort ». Le film est dédié « aux cinéastes iraniens ».

Peines prononcées en décembre 2010, après que le réalisateur, accusé de préparer un film sur les mobilisations post-électorales de 2009, ait été arrêté à son domicile, puis emprisonné.

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8 La même Cour d’appel a réduit de six ans à un an de prison la peine de Mohammad Rasoulov, le réalisateur d’Au revoir (sorti sur les écrans français en septembre 2011), condamné en même temps que Panahi, et pour les mêmes incriminations. Pas moins de sept personnalités du cinéma iranien ont été arrêtées en septembre 2011 pour avoir fourni « des informations et des films noircissant l’ image de l’Iran » à la chaîne de télévision en persan de la BBC :


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Issus de contextes politiques dissemblables, ces deux films sont des cousins esthétiques. Au regard du dispositif cinématographique qu’ils construisent, ces films de Cavalier et Panahi sont d’absolus contemporains de ce moment où l’art du cinéma est à l’épreuve de la crise de la fiction.

mier Ministre, Cavalier le cinéaste expose également Cavalier l’homme et Cavalier le Président ; et le film, « tourné assez tranquille, tous les deux, sans équipe, sans témoins, sans premier public », dit Alain Cavalier, devient « un documentaire sur un cinéaste qui rencontre un comédien (…) un documentaire sur notre époque, le spectacle, le pouvoir, le mensonge ».

Pedro Costa, autre « filmeur », autre « cinéaste-seul » (depuis Dans la Chambre de Vanda, 2002) l’exprimait en ces termes, à propos de l’actrice non professionnelle Vanda Duarte jouant le drame de sa propre vie, devant la caméra digitale du cinéaste portugais, dans sa petite chambre du quartier capverdien de Fontainhas, à Lisbonne ; Vanda qu’il compare au curé de campagne de Robert Bresson (1950) : « Aujourd’ hui, les romans ont changé, la fiction a changé, le temps de la fiction a changé (…) Dans Le Journal d’un curé de campagne, pendant tout le film, tu as cette voix d’un être humain qui souffre, et tu as des voix du roman qui viennent lui dire : « Tu vas mourir ». Dans La Chambre de Vanda, c’est elle, Vanda, qui tient tous les rôles » 9.

Ceci n’est pas un film, autre film « à deux, sans équipe, sans témoins, sans premier public », est tourné dans l’appartement de Panahi 11 le 15 mars 2009, jour de la fête du feu (héritage du rite zoroastrien de la vieille Perse, fête considérée comme antireligieuse par les autorités chiites iraniennes). Panahi (qui se filme aussi, chez lui) y invite Mojtaba Mirtahmabs (en train de préparer un film nommé Dans les coulisses des films non réalisés par les cinéastes iraniens) à le filmer lisant et mimant le scénario du film qu’il lui est interdit de réaliser. Retour, à l’appui, sur des extraits de ses films antérieurs (Le Miroir, Sang et Or, Le Cercle), où il retrouve des situations d’affirmation de l’acteur, non professionnel surtout, face au réalisateur de fictions (« c’est l’amateur qui te dirige », « c’est lui qui t’explique ton film »), le cinéaste, filmé, fait l’expérience éprouvante que « le film n’est jamais ce qu’on raconte, mais ce qu’on réalise », et que « c’est le lieu du tournage qui décide de tout » 12 . Tout en réalisant cet acte de défi au pouvoir d’État, où il met en partage le statut de maître d’œuvre de l’ « effort » sur le film interdit (« Tu as raison, je ne suis plus metteur en scène »), il interroge (lui aussi) sa position de réalisateur. Mais lui aussi filme son filmeur (et son filmeur le filmant), au téléphone portable, pour finalement s’emparer de sa caméra, qui l’emportera tout au bord de la rue, à la limite juridique de l’assignation à résidence, dans une ville où les bruits et le feu de la fête prennent les couleurs d’une ville en révolte.

Dans Pater, Alain Cavalier revient, pour la première fois depuis longtemps, vers un acteur du système central du cinéma français, Vincent Lindon, mais pour le placer dans un dispositif sans scénario ; juste une trame fictionnelle minimale, au service de dialogues aventurés : Alain Cavalier, Président de la République, nomme Vincent Lindon Premier Ministre, pour réaliser le dernier projet de son mandat présidentiel, instaurer une loi fixant un écart maximum entre les plus hauts et les plus bas revenus. En même temps qu’il dote l’acteur d’une caméra identique à la sienne, dont il récoltera les images, le cinéaste s’inclut comme filmé dans ce dispositif le destituant de la position de maîtrise du réalisateur, même s’il en garde le contrôle au montage : le dispositif du film limite le pouvoir du cinéaste comme la « loi du maximum » limite les hauts revenus 10. « Chat à l’affût d’une souris » (A.C. dixit) pour filmer Lindon l’homme (et le citoyen), Lindon l’acteur, l’acteur filmé et l’acteur filmeur, et Lindon le Preoutre Mojtaba Mirtahmasb, les réalisateurs Nasser Saffarian, Hadi Afarideh, Shannam Bazdar, Mehrdad Zahedian, le journaliste et documentariste Mohsen Shahnazdar et la productrice Katayoune Shahabi. Cette dernière est une jeune femme qui mène une courageuse et féconde activité de productrice de films documentaires en Iran. 9 « Entretien avec Pedro Costa », par Jacques Lemière, Images documentaires, n° 61-62, 2007, Le cinéma documentaire portugais (l’entretien est d’octobre 2002).

Le film reste, au générique, « un film d’Alain Cavalier, avec Vincent Lindon et Alain Cavalier ».

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Pater est sorti en DVD le 2 novembre 2011, édité par Pathé. Ceci n’est pas un film est distribué en France par Kanibal Films Distribution (www.kanibalfilms.fr)

11 Les deux films sont des films d’appartement. Par choix dans le cas de Cavalier, avec le fort effet de destitution symbolique des lieux de pouvoir (L’Élysée, Matignon) que cela implique. Par contrainte dans celui de Panahi ; outre les rapports de voisinage dans son immeuble, Panahi n’est relié à l’extérieur que par les bruits de la ville (en fête, et le soir, dans les feux d’artifice, en protestation aussi, cette dernière s’imposant à la fête), par le téléphone (appels à sa famille, son avocate, des amis et la cinéaste iranienne Rashkan Bani-Etemad), la télévision (qui diffuse les images du tsunami du 12 mars au Japon) et l’ordinateur (où il apprend que le responsable du Centre du cinéma prétend avoir contrôlé le festival de Berlin). 12

Propos de Jafar Panahi extraits de Ceci n’est pas un film.

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LNA#59 / l'art et la manière : rubrique dirigée par Nathalie Poisson-Cogez

Du musée de la folie à l’art brut (1905-1945) Par Savine FAUPIN Conservatrice en chef en charge de l’art brut au LaM, Lille métropole musée d’art moderne, d’art contemporain et d’art brut 1

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u1cours du XIX ème siècle, dans le prolongement des préceptes prônés par Philippe Pinel et Jean-Baptiste Pussin, des aliénistes portent peu à peu leur regard sur les écrits, les dessins, les objets réalisés par des personnes internées. Des médecins constituent des collections rassemblant, à des fins d’études, non seulement des objets scientifiques mais aussi des œuvres dans le but d’étendre les témoignages susceptibles de faire évoluer le soin apporté aux malades. Sans refaire l’histoire des collections asilaires, il est important d’évoquer certaines initiatives remarquables de ce nouvel intérêt pour les productions classées dans la folie et qui deviendront une des composantes de l’art brut, inventé par Jean Dubuffet en 1945. On ne sait pas exactement quand Auguste-Armand Marie, médecin en chef depuis 1900 de l’asile de Villejuif, décide de collectionner des « documents » réalisés par des patients, peut-être après avoir visité l’exposition d’œuvres de malades mentaux présentées au Bethlem Royal Hospital de Londres, en octobre 1900. Marie fait connaître sa collection à un large public par un article richement illustré, intitulé « Le musée de la folie », dans la rubrique « Curiosités » du numéro d’octobre 1905 de Je sais tout, revue à grand tirage qui se veut un « magazine encyclopédique illustré ». En rapprochant folie et art, il cherche à démontrer la capacité créatrice des aliénés. Il évoque tout d’abord des peintures copiées à partir d’œuvres connues et accrochées sur les murs du salon de réunion de Villejuif, « mais ce n’est pas parmi les aliénés auxquels le mal laisse […] l’intégrité d’un talent artistique qu’on peut découvrir le détail frappant, violent qui dévoile un coin mystérieux du laboratoire où s’élabore la pensée humaine ». Marie trouve que les personnes « chez qui la folie a éveillé une vocation artistique jusqu’alors endormie sont peut-être les plus intéressant(e)s parmi les artistes des asiles. […] Certains de ces dessins ressemblent étrangement à ceux découverts sur les parois des caveaux préhistoriques ». Pour Marie, les œuvres issues de la folie, telles une genèse de la conception artistique, retranscrivent les errances de la pensée. Selon lui, « la connaissance de l’artiste normal peut être puissamment éclairée par l’observation des artistes fous et des fous artistes avec leurs rêves inouïs, leurs déformations prodigieuses, leurs terreurs et leurs insanités même parfois presque géniales ».

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www.musee-lam.fr

L’initiative de Marie est contemporaine de la collection réunie, dès la fin du XIXème siècle, par l’aliéniste Maxime Dubuisson. Dans deux albums, entrés dans la collection du LaM, sont rassemblés des dessins de personnes soignées dans l’asile de Saint-Alban, en Lozère. Des copies d’images extraites de revues alternent avec des dessins à l’inspiration libre comme ceux réalisés par Auguste Forestier en 1914. Ces albums sont précieux à plusieurs titres : ils sont un exemple de pratiques artistiques asilaires tôt dans le siècle et ils accompagneront Lucien Bonnafé, petit-fils de Maxime Dubuisson, qui passera son enfance entouré de ces œuvres issues de la folie. Plus tard, étudiant en médecine à Toulouse, il s’engage dans le mouvement surréaliste et devient l’émissaire de son groupe auprès des surréalistes parisiens. Militant communiste et résistant, il fera venir à Saint-Alban, dont il est médecin directeur en 1943, Paul Eluard recherché par les Allemands. Il lui fera connaître les œuvres de Forestier, qu’à son tour Eluard transmettra à Raymond Queneau ou Pablo Picasso. Les œuvres sortent du cadre de l’asile et acquièrent une reconnaissance par des expositions, des publications comme L’art chez les fous, publiée en 1907 par Marcel Réja (pseudonyme du docteur Meunier) qui veut faire reconnaître une valeur esthétique aux productions d’aliénés. Destiné à un large public, le livre comporte de nombreuses illustrations issues de la collection Marie. Après la Première Guerre mondiale, Marie aurait transféré une partie de sa collection à l’hôpital Sainte-Anne et donné des œuvres pour la clinique psychiatrique universitaire de Heidelberg (Allemagne). Commencée en 1906, cette collection connaît, à partir de 1917, un formidable essor sous l’impulsion de Hans Prinzhorn, historien de l’art et médecin. Il organise des collectes auprès des hôpitaux psychiatriques et reçoit de nombreux dons. L’artiste autrichien Alfred Kubin évoque, dans un article intitulé « Die Kunst der Irren » (L’art des fous), édité en 1922 dans la revue d’art Kunsblatt, sa visite de la collection et cette vision des « merveilles du génie artistique qui émergent des profondeurs ». Prinzhorn prépare une étude sur la collection qui sera publiée en 1922 sous le titre Bildnerei der Geisteskranken (Expressions de la folie). Au lieu d’analyser les dessins sous l’angle pathologique, il étudie les œuvres en lien avec des œuvres d’artistes reconnus élargissant ainsi le champ de l’art. Rapidement, le livre richement illustré circule dans


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les milieux artistiques : Paul Klee, qui affirmait dès 1912 l’importance des œuvres de malades mentaux, Hans Arp, Max Ernst le lisent. Ce dernier, étudiant à l’Université de Bonn avant la première guerre, découvre les œuvres issues de la folie. En 1919, il organise une exposition à Cologne réunissant des œuvres d’artistes dada, de malades mentaux ou d’enfants. Ernst introduira le livre de Prinzhorn dans le milieu surréaliste parisien en l’offrant à Eluard ; André Breton le parcourra également avec grand intérêt. Breton, étudiant en médecine à sa mobilisation en 1915, est affecté à l’hôpital de Saint-Dizier. Confronté pour la première fois à la folie en soignant des soldats traumatisés par le conflit, il retient l’importance du pouvoir créateur de l’inconscient. En 1920, si Breton abandonne la médecine pour se consacrer à l’écriture, il gardera toujours son intérêt pour la folie qui sera partagé tout particulièrement avec Ernst et Robert Desnos. Pour illustrer un texte d’Eluard, « Le génie sans miroir » publié en 1924, Desnos réalise dix dessins légendés comme dessins de fous. Dans le n°3 (1925) de La Révolution surréaliste est publiée la « Lettre aux médecins chefs des asiles de fous » attribuée à Antonin Artaud et probablement écrite par Desnos : « Sans insister sur le caractère parfaitement génial des manifestations de certains fous, dans la mesure où nous sommes aptes à les apprécier, nous affirmons la légitimité absolue de leur conception de la réalité, et de tous les actes qui en découlent ». On retrouve trace du musée de la folie en 1929 quand Breton acquiert deux « objets d’aliénés », provenant sans doute de la collection Marie, lors d’une « exposition des artistes malades » chez Max Bine, à Paris. Ces assemblages d’objets, qui ne sont pas sans faire penser aux poèmes-objets réalisés dans les mêmes années par les surréalistes, illustrent un article publié dans La Révolution surréaliste, n°12 (1929), et ils sont présentés à Paris, en 1936, lors de l’Exposition surréaliste d’objets. À l’opposé, les expositions d’ « art dégénéré », organisées par les nazis en Allemagne et en Autriche de 1937 à 1941, stigmatisent l’art moderne en rapprochant des œuvres des avant-gardes avec celles de la collection Prinzhorn.

il s’intéresse aux dessins d’enfants, aux graffitis, aux arts primitifs pour « désapprendre ». En juillet 1945, invité par l’écrivain Paul Budry et accompagné de Jean Paulhan et Le Corbusier, Dubuffet voyage en Suisse où il entreprend ses premières études méthodiques de productions marginales de malades mentaux, de prisonniers, de spirites. Pour qualifier ces productions, il choisit le terme « Art Brut », trouvant dans le qualificatif « brut » une ambivalence qui lui plaît, entre grossier, rudimentaire et originel. Trésorier de l’association des amis d’Antonin Artaud, Dubuffet rend visite en septembre de la même année au docteur Ferdière, qui lui conseille de visiter l’asile de Saint-Alban où Forestier est interné. Dubuffet devra attendre 1947, et l’arrivée dans cet hôpital de Jean Oury, pour obtenir des œuvres pour sa collection. L’année suivante, Dubuffet créera avec Paulhan et Breton, notamment, une association intitulée la Compagnie de l’Art Brut qui a pour but de « rechercher des productions artistiques dues à des personnes obscures, et présentant un caractère spécial d’invention personnelle, de spontanéité, de liberté à l’égard des conventions et habitudes reçues. Attirer l’attention du public sur ces sortes de travaux, en développer le goût et les encourager ». Si les premières collectes se font dans les hôpitaux, l’art brut ne se limite pas à l’art des malades mentaux. Dubuffet affirme même en 1949 « qu’il n’y a pas plus d’art des fous que d’art des dyspeptiques ou des malades du genou ». Une nouvelle page s’ouvre alors.

Le docteur Gaston Ferdière, proche des surréalistes, envisage, dès 1937, de créer un « Musée Laboratoire d’Ouvrages d’Aliénés » et collectionne les œuvres de patients. Nommé psychiatre à l’hôpital de Rodez en 1941, il organise, en 1943, au musée de la ville, une exposition d’art asilaire ; il est aussi le médecin d’Artaud. Dans les mêmes années, Jean Dubuffet décide de se consacrer définitivement à l’art ; 35


LNA#59 / vivre les sciences, vivre le droit…

La catastrophe ou Le mouvement vers le bas Par Jean-Marie BREUVART Professeur émérite de philosophie

On parle beaucoup aujourd’hui de catastrophes, mais d’une façon très diverse, que ce soit celles du climat, de la guerre nucléaire, des météorites et désordres planétaires divers ou encore des tremblements de terre et autres tsunamis. Mais quel élément commun court à travers toutes ces acceptions ? Mon propos serait aujourd’hui de repérer quelques indications sur le sens possible, ou au contraire l’absence de sens de tels événements. Ordre et Désordre Notre modernité nous a habitués, au moins depuis Descartes, à la présence d’un certain ordre, que cet ordre souffre quelques perturbations, qu’il soit ou non voulu par un Dieu tout-puissant, voire un Père qui veillerait amoureusement à éviter le désagrément d’une fin de monde brutale. Or, une telle vision naïve a été depuis longtemps démentie par les faits, non qu’il n’y ait pas d’ordre cosmique, mais parce que cet ordre serait une construction à la convenance du genre humain, entre chaos et cosmos. On fait remonter aux Grecs, et singulièrement à Platon et Aristote, l’idée même d’un ordre cosmique, vainqueur du chaos initial : Lorsque fut entrepris l’arrangement de l’Univers, le feu, tout au début, l’eau, la terre, l’air avaient bien quelques traces de leur nature ; mais ils se trouvaient, certes, tout à fait en l’ état où l’on peut s’attendre à trouver toute chose, quand Dieu en est absent 1. Chez les Stoïciens, cette vision prendra la forme d’un accord entre la Nature et ce que l’on est capable d’abord d’en dire par la Logique et d’en réaliser par la Morale. Mais, dans tous les cas, l’homme reste au cœur de ce cosmos, comme un être capable de réaliser en lui une harmonie qui autrement s’évanouirait. Or, cette conception optimiste d’une « harmonie préétablie » entre l’homme et son environnement a été mise en brèche avec le développement même des sciences. Il est apparu qu’à une certaine échelle microscopique une telle harmonie n’existait plus, et que nous étions entourés de particules dont chacune obéit à des champs de force déterminés. Cela est particulièrement clair de nos jours avec les aléas irréductibles des prévisions météorologiques, concrétisés par le célèbre effet papillon : aucune région de notre terre n’est à l’abri de « catastrophes » qui viennent affecter l’apparente certitude de notre existence terrestre. Non seulement ces catastrophes sont imprévisibles, mais bien souvent imparables. 1

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Platon, Timée, 53b (Pléiade, tome II, éd. Gallimard, 1950, p. 473).

Nous voilà donc confrontés à un problème essentiel : comment, sur cette base d’incertitudes, continuer à croire en une mission qui serait celle de l’humanité elle-même, prise comme un ensemble cohérent ? Chaque groupe, chaque association, chaque institution sont confrontés à ce problème, puisque nous savons tous, à la fois, que ces ensembles ne sont pas éternels et que pourtant nous en avons besoin pour donner sens à nos vies. Car nous ne pouvons pas ne pas continuer à y chercher un ordre, en fonction de nos aspirations à une vie heureuse. Nous savons bien que nos « désordres » personnels ne sont pas ceux des autres, mais, de plus en plus, nous nous attendons à ce qu’ils soient néanmoins considérés par la communauté, soit globale (pour les problèmes de santé par exemple), soit locale (telle ou telle association). Les multiples désagréments rencontrés nous semblent donc toujours pouvoir être conjurés sur la base d’un ordre universel qui veille à notre existence et notre santé, soit grâce à l’État, soit par les diverses associations compétentes et expertes. Mais qu’en est-il en réalité ? Y-a-t-il réellement aujourd’hui une autre perspective que celle de catastrophes générales ? Le catastrophisme éclairé Ceci nous conduit à admettre la finitude de notre planète elle-même, possiblement exposée à des collisions analogues à celle qui a provoqué, dit-on, la fin des Dinosaures. Je voudrais mentionner ici une parution récente, signée J.P. Dupuy, promouvant ce qu’il appelle un catastrophisme éclairé. J.P. Dupuy tente de montrer, au début de son essai, la nécessité des catastrophes, au moment même où notre esprit moderne prétend les prévenir. En réalité, selon lui, on n’a pas assez remarqué que le projet de transformer la nature concernait uniquement la nature que j’appellerais « extérieure », et non directement la nature humaine. Or, Avec l’ homme, la nature s’est dépassée elle-même, mais elle a pris ainsi un risque énorme. Elle l’a cependant doté de facultés spirituelles, d’une étincelle de sagesse pratique que l’on nomme éthique, et c’est seulement en en faisant bon usage que l’ humanité


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peut espérer mettre en échec son excès de pouvoir sur les choses et sur elle-même, qui est avant tout pouvoir de destruction 2. L’angoisse naîtrait alors de ce que l’homme serait seul à pouvoir régler cette question des catastrophes, selon une remarque de H. Jonas : Ce n’est plus comme jadis la nature, mais justement notre pouvoir sur elle, qui désormais nous angoisse – et pour la nature et pour nous-mêmes 3 . L’homme se trouve soudain pris de vertige pour l’exercice de son propre pouvoir. Pour conjurer ce vertige est apparu le fameux principe de précaution. On sait à quels excès il peut mener. Ici, l’évolution même des sciences nous fait prendre un tournant sans doute irréversible : celui d’une impossibilité à prévoir non plus simplement tel ou tel risque particulier, mais l’évolution globale de la planète, en fonction d’une complexité d’événements absolument incontrôlables. En fait, Nous avons acquis les moyens de détruire la planète et nous-mêmes, mais nous n’avons pas changé nos façons de penser 4. L’évolution des sciences nous conduit donc à revoir de fond en comble notre réflexion sur le monde, non plus en fonction du probable, mais d’un improbable qui peut, à tout instant, devenir réel. D’où le sous-titre de J.P. Dupuy, Quand l’ impossible devient certain. De l’usage religieux des catastrophes Une telle limite à nos prévisions a fait revenir en force toutes les puissances morales ou religieuses, qui disent toutes finalement la même chose : « Si vous ne vous repentez pas, la puissance qui détient les facultés de l’impensable vous empêchera d’être sauvés ». C’est précisément ce qu’analyse très bien R. Debray dans un récent opuscule 5. Nous revenons, avec lui, au thème d’une parole religieuse venant donner sens à la catastrophe comme prémonition de la fin des temps ou de l’Apocalypse. En réalité, la question des catastrophes ne peut se résoudre de manière purement objective, par un examen des chances de malheur, tant l’inf inité même des facteurs en présence rend finalement impossible toute

projection sur un avenir. Nous restons simplement, selon une expression de Régis Debray détournant de son objet la formule célèbre de Descartes sur la Nature, souverains, maîtres et possesseurs des grands mots qui font frémir 6 : des « grands mots » qui alimentent ce que N. Aubret appelait le grand marché du sens 7, celui qui table sur les grandes peurs pour se diffuser. En contraste à cette manipulation dictée par la peur, je rappellerai le film récent de Lars von Trier, Melancholia, évoquant la « catastrophe » d’une planète se dirigeant tout droit sur la nôtre au risque de la pulvériser. Toute la force du film consiste à confronter cet événement naturel toujours possible aux modes de vie contemporains, avec l’importance de la publicité, des sciences et des techniques de prévision des événements. Or, ces façons de vivre y sont doublement remises en question : - D’une part, les outils scientifiques de prévision semblent dérisoires pour une véritable évaluation des risques. Claire, l’une des héroïnes, abandonne un moment le télescope pour observer la planète ennemie avec un dispositif rudimentaire fabriqué par son enfant, afin de voir en direct l’évolution actuelle de cette planète, - D’autre part, l’autre héroïne, Justine, évolue précisément de la mélancolie vers le véritable amour de ce même enfant. Il s’agit tout simplement d’exister, au cœur même de la catastrophe qui s’annonce, sous un abri dérisoire fait de branchages assemblés, vaille que vaille, mais considéré néanmoins comme « magique », pour y retrouver la féerie de l’enfance, passant outre à tous les anéantissements. Ces deux réactions à la catastrophe redisent alors un essentiel : la capacité, alors même que tout semble s’écrouler, de ce qui faisait la valeur de la vie humaine, de garder vivante l’expérience d’un temps corporel, certes fragile, mais partagé dans la poésie. Pour reprendre l’expression d’un critique, le monde meurt en beauté 8. Le terme de « catastrophe » (étymologiquement, évolution vers le bas) y trouverait alors sa pleine signification.

J.P. Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé, éd. du Seuil, coll. Points, 2004, pp. 17-18.

2

Op. cit., p. 50.

3

Op. cit., p. 87. C’est un peu la question que nous avions posée, ici même, d’un temps réellement humain, masqué par les découvertes des mécanismes complexes régissant la « météo ». Car ce temps humain reste soumis aux exigences du temps qu’il fait sur notre planète terre, et, par-delà, aux incertitudes de notre galaxie. 4

5

R. Debray, Du bon usage des catastrophes, éd. Gallimard, 2011.

6

Op. cit., p. 64.

N. Aubert, Le culte de l’urgence - La société malade du temps, éd. Flammarion, coll. Champs/essais, 2009 (2003), pp. 278 & svtes.

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8

S. Douhaire, Télérama, 3212-3213, 6-19/08/2011, p. 61.

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Retour(s) à Plozévet [1] Par Jacques Lemière Institut de sociologie et d’anthropologie, Clersé – UMR CNRS 8019, Université Lille 1

Edgar Morin était à l’Université Lille 1 le 4 octobre dernier, où il lui revenait de prononcer la « conférence inaugurale » de l’année universitaire. Bien en amont du philosophe penseur de la « complexité » 1, en amont également du propos qu’il a tenu ce jour-là, saisissons l’occasion de revenir sur ce qui fut, à l’intérieur d’un dispositif de recherche en sciences sociales très caractéristique de la France des années 60, un des moments les plus féconds du travail du sociologue Edgar Morin.

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ntre11961 et 1965, en pleine période de transformations modernisatrices du monde rural français, « s’abattit » sur Plozévet, commune rurale et côtière du pays bigouden, située sur la baie d’Audierne, à moins de 30 kilomètres de Quimper, une grande enquête de sciences sociales se voulant interdisciplinaire (engageant généticiens, démographes, anthropologues, historiens, géographes, sociologues, ethnologues), menée sous l’emblème de la DGRST, Direction générale de la recherche scientifique et technique. Ce qu’on va nommer « l’Action Concertée de Plozévet » était conçu et dirigé par le directeur du CADES (Comité d’analyse démographique, économique et sociale 2), le docteur Robert Gessain, médecin et anthropologue physique, qui dirigeait également le Musée de l’Homme : en tant que responsable du CADES et membre du Comité consultatif à la Recherche scientifique et technique auprès du Premier Ministre, Gessain fut (avec le généticien Jean Sutter) celui qui, sur la carte de France, pointa le doigt désignant le lieu de l’enquête. La commune de Plozévet compte alors 3700 habitants, dont seulement 1200 au bourg. « Près de 100 chercheurs se sont succédé pendant sept ans sur les 2700 hectares du terrain communal », écrit en 1975 l’historien André Burguière, chargé par Gessain d’écrire le livre rendant compte des résultats collectifs de l’enquête 3. « Plus de 40 rapports ou articles ont présenté les résultats des différentes recherches. Six heures de films ont été montées à partir des images tournées à partir d’une équipe d’ethnologues cinéastes ».

Un petit livre stimulant rend compte de la rencontre entre Edgar Morin et des élèves de première et de terminale philosophie du lycée Jacques Decour (Paris, 9ème), où Morin fit toute sa scolarité secondaire, entre 1931 et 1938 (alors lycée chancelier Rollin) : Edgar Morin, Dialogue sur la connaissance. Entretiens avec des lycéens (conçus et animés par Alfredo Pena-Vega et Bernard Paillard), éd. de l’Aube, 2011. Les lycéens, très préparés à le recevoir, ne cessent de lui poser de bonnes questions : « Être spécialiste de tout, n’est-ce pas être spécialiste de rien ? » - « Qui a trouvé les réponses à ces questions, l’Edgar Morin scientifique, ou l’Edgar Morin philosophe ? » - « Ne pensez-vous pas que la philosophie est un domaine où l’on étudie tout dans son interdisciplinarité et sa complexité ? ». 1

Le CADES, dirigé par Robert Gessain, compte alors, notamment, parmi ses membres, Jean Fourastié, Georges Friedmann, Ernest Labrousse, Claude LéviStrauss et Jean Stoetzel.

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Bretons de Plozévet, André Burguière, éd. Flammarion, 1975 [collection Champs, 1977], préface de Robert Gessain, et petite note, en postface, de Jacques Le Goff.

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Une double ambiguïté œuvre au cœur de cette entreprise « interdisciplinaire », et la contrarie : la première procède de l’approche médicale et bio-anthropologique 4 présente dans le dispositif ; la seconde tient à ce qui subsiste, chez les anthropologues du Musée de l’Homme qui sont à la manœuvre 5, de conceptions et de manières de faire inclinant, au risque de la folklorisation, à saisir ces ruraux-bretons-objets de l’enquête comme un conservatoire, en voie de disparition imminente, de rites et de gestes. Un livre avant l’autre, et mai 68 entre les deux Si André Burguière a publié en 1965 un pré-rapport de synthèse, son ouvrage Bretons de Plozévet, présentation et analyse synthétique de « toutes les recherches et tous les points de vue qui se sont combinés et affrontés dans cette grande enquête » (Jacques Le Goff), en attente de nombreux rapports, ne paraîtra qu’en 1975 6. Or est déjà paru, en 1967, le livre d’Edgar Morin 7 : « ce beau livre qui a rencontré un succès mérité et compte aujourd’ hui parmi les classiques de la littérature sociologique présentait les résultats d’une recherche sur la sociologie du présent et

À la suite d’une communication d’André Burguière (1999, à l’EHESS : « Plozévet, une mystique de l’interdisciplinarité ? » ) publiée en article en 2005, Bernard Paillard, issu de l’équipe d’Edgar Morin, propose aujourd’hui d’approfondir, sur ce point, l’examen des attaches de certains commanditaires de l’enquête de Plozévet avec la Fondation pour l’ étude des problèmes humains, dirigée entre 1941 et 1945 par Alexis Carrel, cité par Gessain dans sa préface au livre Bretons de Plozévet (Gessain, anthropologue du Groenland, qu’il a étudié en 1934-1936 avec le commandant Charcot, puis avec Paul-Emile Victor, fut aussi collaborateur d’Alexis Carrel).

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Ils utilisent le cinéma tel que Marcel Griaule l’avait introduit dans l’ethnologie française des années 1930. On y reviendra dans un prochain article : Retour(s) à Plozévet (2). Filmeurs et filmés.

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6 Le classement par composantes (« recherches démographiques et anthropobiologiques », « recherches géographiques et historiques », « recherches socioethnologiques », « interdisciplinarité », « films documentaires ») et la bibliographie de l’enquête de Plozévet (articles et nombreux rapports dactylographiés, publiés entre 1961 et 1969), figurant en annexe de l’ouvrage d’André Burguière, témoignent de son ampleur.

Commune en France. La métamorphose de Plodémet, Edgar Morin, éd. Fayard, 1967. « Plodémet » est le pseudonyme qu’Edgar Morin se croit tenu d’utiliser alors (la réédition en collection poche de son livre reviendra à « Plozévet »).

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de la modernité » (J. Le Goff). En outre, Morin ne répugne pas aux méthodes de l’intervention sociologique chère à Georges Lapassade 8 (organiser les jeunes en comité des jeunes, ouvrir avec des paysans la question difficile du remembrement des terres), et il ose voir dans les femmes de Plozévet « les agents secrets de la modernité ». Sociologie du présent et intervention sociologique : le geste sociologique de Morin, plus rapide à divulguer ses analyses, au bout de 18 mois d’écriture (son équipe est pourtant arrivée plus tardivement sur le terrain, en mars 1965), l’exposera fortement, lors de la parution du livre, aux oppositions de la DGRST et d’une partie de la « communauté scientifique », comme à celles d’habitants hostiles au regard posé sur leur commune. « Mai 68 et les événements m’ont sauvé », disait-il à ce sujet en octobre dernier, à l’Espace Culture de Lille 1. À ce jour, il reste le seul des enquêteurs, toutes disciplines confondues, à avoir publié, avec l’aide de Bernard Paillard, son journal d’enquête 9. Ce qui conduit ce dernier à s’engager, depuis 2008, dans un travail énorme de traitement et de numérisation des archives des enquêteurs, de sorte à « éclairer les conditions de l’enquête », dès lors que « rien de l’ histoire intime des autres recherches n’est connu » et que des chercheurs sont déjà disparus. Retour(s) à Plozévet Car c’est l’heure du « retour à Plozévet »… Il faudrait dire : des retours à Plozévet. 1999, intervention d’André Burguière au Centre d’études historiques de l’EHESS : « Plozévet, une mystique de l’interdisciplinarité ? ». 1999, film du documentariste Ariel Nathan, Retour à Plozévet 10. 2000, publication par Christian Pelras, aux Presses Universitaires de Bretagne, de son enquête (autonome) de 1966 dans le village côtier de Goulien (jusqu’alors restée dactylographiée), « Goulien, une commune bretonne du Cap Sizun ». 2001, sous le titre Goulien, le retour, édition vidéo et remontage des films 8mm de Christian Pelras (1962-1964) 11. 2002, premier retour officiel de chercheurs (dont André Burguière) à Plozévet, à l’occasion des journées régionales Sciences et Citoyens du CNRS, avec projection aux habitants du film Le bourg (du couple Robert et Monique Gessain, tourné par le cinéaste Roger Morillère, qui accompagnait les chercheurs). 2007, en mai, à l’Université Victor Segalen de Brest (colloque La fabrique de l’image en sciences « La participation voire l’ intervention dans l’activité des groupes (praxis sociale) », écrit Morin dans son avant-propos à Commune en France, ajoutant : « J’ai bénéficié de l’ intervention orageuse mais stimulante de Georges Lapassade qui fut présent aux premières réunions du comité des jeunes ».

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9 Journal de Plozévet, Bretagne, 1965, éd. de l’Aube, 2001, Edgar Morin, avec Bernard Paillard. Ce dernier, étudiant lors de sa participation à l’équipe Morin à Plozévet (il a signé en 1965 le rapport dactylographié « Attitudes et sentiments face à la vie moderne. Étude de la population d’un hameau de la commune de Plozévet », 170 pages), est aujourd’hui directeur de recherches émérite au CNRS. Il anime le site Plozcorpus, dont on parlera plus loin.

Éd. Vivement lundi, co-production Vivement lundi et Cinémathèque de Bretagne.

sociales), intervention de Bernard Paillard sur les films ethnographiques dans l’enquête. 2008, en mai, colloque à Brest et Plozévet : L’ histoire et l’actualité de la Recherche Coopérative sur Programme de Plozévet, la seconde journée se tenant dans la salle des fêtes de Plozévet. 2009, mise en place, autour de Bernard Paillard, de Plozcorpus, « le portail des archives des enquêtes de Plozévet (1961-1965) 12 ». Mars 2010, mise en place de Plozarch, « recherche-action avec les plozévetiens menée par le CERHIO (UMR CNRS 6258) de Rennes 2 » 13. 2011, candidature de Plozcorpus 14 à l’appel d’offres ANR « Corpus, données et outils de la recherche en sciences humaines et sociales ». Publication du livre En France rurale, les enquêtes interdisciplinaires depuis les années 60, issu du colloque de 2008 15. Octobre 2011, à Plozévet, conférence d’André Burguière « Les enquêtes. Un aide-mémoire pour la commune ? 16 ». « plozévet en quête d’enquêtes » De la « mystique de l’ interdisciplinarité » à « l’aide-mémoire pour la commune », le moment actuel est celui de la patrimonialisation d’une histoire hier non consensuelle d’enquêteurs et d’enquêtés. Le programme Plozarch, qui invite les habitants à « l’appropriation, l’autoréflexion, l’actualisation » des enquêtes, « à les compléter, et éventuellement à les corriger », se présente comme tel : « Depuis une dizaine d’années, les habitants de Plozévet ont été invités à renouer avec les enquêtes dont ils avaient été l’objet dans les années 60. Si, à l’époque, la présence d’une centaine de chercheurs à Plozévet avait suscité quelques troubles, aujourd’ hui le souvenir des enquêtes et leurs diverses réalisations (rapports, livres, films) ont acquis une valeur patrimoniale. L’intégration d’un tel héritage nécessite une démarche réflexive, voire critique. Un tel retour nécessite une collaboration étroite entre la population et les chercheurs ». Et son site Les Carnets de Plozarch, « plus large » que le seul programme (car ouvert aux initiatives associatives locales) se nomme, en soustitre, « Plozévet en quête d’enquêtes ». À suivre. Prochain article dans Les Nouvelles d’Archimède n° 60 : Retour(s) à Plozévet [2] : Filmeurs et filmés.

12 Le premier objectif de Plozcorpus, qui exige des moyens humains et matériels considérables, est le traitement des archives de l’équipe Morin (archives sonores et textuelles, numérisation des rapports de recherche).

Projet sur 3 ans et demi, de mars 2010 à juin 2013, sous la direction de Bernard Paillard, soutenu par la région Bretagne et la Commune de Plozévet.

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14 En compagnie, pour être plus forts et moins localistes, d’un programme d’étude historique de la « Recherche Coopérative sur Programme » du Châtillonnais, au nord de la Côte d’Or, entre 1966 et 1968 (autour, notamment, de Georges-Henri Rivière, directeur du Musée des Arts et Traditions Populaires) qui a donné les ouvrages fameux sur le village de Minot.

Ouvrage collectif, sous la direction de Bernard Paillard, Jean-François Simon et Laurent Le Gall, Presses Universitaires de Rennes.

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11 Goulien, le retour. À partir des films 8mm de Christian Pelras déposés à la Cinémathèque de Bretagne. Travaux, fêtes et saisons, 1962-1964 (Réalisation technique, son et prises de vues complémentaires, Cinémathèque de Bretagne : Philippe Choupeaux). Édition à compte d’auteur, Collection Mémoires de Bretagne, 2001.

16 L’affiche annonçant la conférence d’André Burguière précise : « Il reviendra sur le bilan des enquêtes des années 1960, qui, un demi-siècle après, ont pris un sens nouveau, et qui incarnent un moment d’ intense métamorphose en France et en Bretagne ».

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LNA#59 / chroniques d'économie politique coordonnées par Richard Sobel

Crise des dettes souveraines : la zone euro dans la tourmente Par Vincent DUWICQUET Maître de conférences en économie à l’Université Lille 1, chercheur au Clersé (UMR 8019 CNRS)

Avec la mise en place de l’euro, les ajustements au sein de l’Union monétaire, face à des chocs asymétriques, sont devenus plus complexes. Depuis 1999, les divergences dans les évolutions des différents pays européens ont été plus importantes qu’il n’était généralement attendu. Le ralentissement après 2001, comme la crise financière de 2007-2008, n’ont pas touché les pays de la même façon. La « crise grecque » a montré la fragilité du fonctionnement de la zone euro. Cette crise a révélé les incohérences macroéconomiques et politiques caractérisant la zone, si bien qu’un scénario de sortie de la zone euro d’un ou de plusieurs pays n’est plus considéré comme fantaisiste. Un tel contexte a redonné de l’actualité aux questions traditionnelles posées par le fonctionnement d’une Union monétaire, en particulier par les mécanismes d’ajustement face à des évolutions asymétriques. L’importance des déséquilibres structurels à l’intérieur de la zone euro La zone euro est aujourd’hui constituée de dix-sept pays aux tailles et structures économiques hétérogènes. La politique monétaire commune ne peut être adaptée à tous. Par conséquent, des divergences réelles apparaissent. Cette hétérogénéité est bien illustrée par les déséquilibres extérieurs croissants qui caractérisent la zone euro. La position extérieure nette (graphique 1) décrit la situation d’un pays vis-à-vis du reste du monde. Lorsque la position est positive (cas des Pays-Bas, de l’Allemagne ou de la Belgique), cela signifie que le pays est créancier vis-à-vis du reste du monde, tandis qu’une position négative indique que le pays est débiteur vis-à-vis du reste du monde (cas de l’Irlande, de la Grèce, du Portugal, de l’Espagne et dans une moindre ampleur de l’Italie, la France et la zone euro dans son ensemble). Position extérieure nette en pourcentage du PIB

Espagne) souffrent d’une dette extérieure très importante (80 % du PIB pour l’Espagne et 100 % du PIB pour la Grèce et le Portugal), qui s’explique en partie par une valeur de l’euro trop élevée par rapport aux autres monnaies internationales. En 2010, l’euro serait surévalué de 26 % en Grèce, de 22 % au Portugal, de 21 % en Espagne et de 14 % en France, mais sous-évalué en Allemagne et aux Pays-Bas, respectivement de 17 % et de 5 %. Cet euro « trop fort » pour les pays du Sud (dont la France) défavorise les exportations et la croissance alors que celle-ci est stimulée dans les pays comme l’Allemagne où près de 75 % des excédents commerciaux se font vis-à-vis des autres pays de la zone euro. Depuis l’euro, le coût unitaire relatif (par rapport à la zone euro) de la main d’œuvre a augmenté dans les pays du Sud (+ 40 % en Grèce, + 25 % en Italie et en Espagne, + 12 % au Portugal et + 4 % en France), mais diminué en Allemagne (- 10 %), en Autriche (- 10 %) et en Finlande (- 18 %). Une telle situation a défavorisé les exportations et favorisé les importations du Sud (et donc les exportations du Nord, en particulier de l’Allemagne), ce qui a contribué à dégrader la balance courante et augmenter la dette des pays du Sud tandis que le phénomène inverse s’opérait au Nord. Comment les pays de la zone euro peuvent-ils faire face aux chocs asymétriques ?

Source : Eurostat, Bundesbank. Les données correspondent à la fin du quatrième trimestre 2010 pour la zone euro et l’Allemagne et à la fin du premier trimestre 2011 pour les autres pays.

Au niveau de la zone euro dans son ensemble, la position extérieure nette est proche de l’équilibre. En revanche, à l’intérieur de la zone euro, les déséquilibres sont considérables. Les pays d’Europe du Sud (Grèce, Portugal et 40

Pour faire face aux chocs asymétriques, les pays de la zone euro sont aujourd’hui privés de deux mécanismes d’ajustement : le taux de change et les transferts budgétaires. Généralement, à la suite d’un choc négatif sur la production d’un pays donné, la monnaie de ce pays se déprécie, permettant à terme de relancer les exportations et de rétablir le niveau de la production. En Union monétaire, cet ajustement n’est plus possible. Pour autant, un ajustement efficace peut se mettre en place entre des régions (pays) ayant adopté une monnaie unique. Aux États-Unis, un budget fédéral permet de stabi-


chroniques d'économie politique coordonnées par Richard Sobel / LNA#59

liser les chocs asymétriques entre les États américains. Entre les pays de la zone euro, aucun mécanisme budgétaire n’a été créé. Cette absence de solidarité budgétaire est problématique dans la mesure où la mobilité du travail est faible au sein de la zone euro. Dans ce contexte, l’ajustement par les prix et les salaires est privilégié. En théorie, une baisse des salaires qui se diffuserait aux prix permettrait de gagner en compétitivité et de stimuler les exportations et donc la croissance. Mais cet ajustement est coûteux en termes de croissance et d’emploi, comme l’ont illustré les cas français et allemand depuis les années 1980. Outre la flexibilité des prix et des salaires, les autorités européennes encouragent l’approfondissement de l’intégration financière intra-zone comme facteur de stabilisation des chocs asymétriques. Le risque macroéconomique serait alors partagé à travers les marchés financiers plutôt que par l’instauration d’un budget fédéral. Mais ce partage ne peut se faire efficacement sans régulation politique. La crise financière de 2007-2008 a mis en lumière l’instabilité intrinsèque des marchés financiers. De plus, l’intégration financière a été un vecteur de diffusion des chocs en Union monétaire, notamment en transférant la récession entre les pays. Comment sortir de la tourmente ? La crise financière de 2007-2008 a aggravé la situation de la zone euro dans la mesure où le secteur public a pris en charge les coûts de la crise. La hausse de la dette publique, jugée trop importante par les marchés financiers, a été sanctionnée par un financement plus couteux (hausse des taux d’intérêt sur les dettes souveraines), devenu insoutenable pour les pays les plus fragiles de la zone euro. La Grèce fut la première en difficulté (printemps 2010) avant l’Irlande (Automne 2010) et le Portugal (Printemps 2011). Le cas irlandais est cependant plus atypique. L’Irlande étant un pays très ouvert, elle a été très fortement touchée par la crise financière, en particulier via son secteur bancaire. Comme le montre le graphique 1, la position extérieure nette était à l’équilibre en 2006 et s’est dégradée à -170 % du PIB en 2011. Cependant, l’Irlande pratique un taux d’imposition sur les sociétés très bas (12,5 % contre 34 % en France, 31 % en Italie et 30 % en Allemagne et en Espagne) et est très dépendante de la conjoncture mondiale, ce qui lui permet d’attirer les capitaux étrangers. Les politiques d’austérité salariale et budgétaire menées en Irlande en 2010 ont eu un effet bénéfique sur la balance courante en redressant les exportations et la croissance. Au second trimestre 2011, le

PIB a progressé de 1,6 %. À en croire ces performances, l’Irlande serait donc l’exemple à suivre pour les pays du Sud de l’Europe. Néanmoins, le constat du plan d’austérité irlandais n’est pas si flatteur : le taux de chômage culmine toujours à 14 % et la consommation des ménages est atone. Comme nous l’avons déjà souligné, le coût social d’un ajustement par les salaires et les prix relatifs demeure considérablement élevé (baisse de pouvoir d’achat, augmentation de la précarité, hausse du chômage), même pour les pays très ouverts. Ce type d’ajustement, mis en place au Portugal et en Grèce, sera encore plus néfaste sur la demande interne dans la mesure où ces deux pays sont bien moins ouverts que l’Irlande. Les degrés d’ouverture en 2011 de la Grèce et du Portugal sont respectivement de 26 % et 36 % alors que l’Irlande affiche un degré de 96 %. La France, l’Italie et l’Espagne ont eux un degré d’ouverture inférieur à 30 %. Pour ces pays (Grèce, Portugal, Italie, Espagne, France), les attentes liées à la reprise des exportations ne suffiront pas à faire contrepoids à la récession cumulative entretenue par les plans de rigueur qui bloquent la croissance et ne permettent pas de réduire les dettes et le chômage. Les plans d’aide à la Grèce qui se succèdent illustrent bien l’incomplétude de la zone euro. Sans mécanisme budgétaire au niveau de l’ensemble de la zone euro (impôts et transferts budgétaires comme cela est le cas aux États-Unis), les déséquilibres intra-zone ne pourront être corrigés, augmentant ainsi le risque d’éclatement de la zone. Sans une véritable solidarité, cette situation de « crise » perdurera en condamnant les pays en difficulté à s’ajuster nationalement par des politiques restrictives désastreuses en termes d’emploi, de bien être et de croissance économique. Bibliographie Aglietta M., Berrabi L., Désordres dans le capitalisme mondial, éd. Odile Jacob, 2007. Brender A., Pisani F., Les déséquilibres financiers internationaux, éd. La Découverte, coll. Repères, 2007. Cordonnier L., L’ économie des Toambapiks, éd. Raisons d’Agir, 2010. Mazier, J., Les grandes économies européennes, éd. La Découverte, coll. Repères, 1999.

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LNA#59 / hommage

Jacques Tillieu (1924 - 2011) : un des fondateurs de notre Université Par Bernard MAITTE Professeur émérite à l’Université Lille 1

Cette revue n’a pas vocation à se spécialiser dans les nécrologies. Mais viennent de disparaître, à un an de distance, les deux principaux fondateurs de notre Université, Michel Parreau et Jacques Tillieu. Celui-ci contribuait dans notre dernier numéro à rendre hommage à son grand ami, avant de mourir à son tour, assez brusquement. Que ce décès nous permette d’évoquer à nouveau l’histoire de l’Université, à laquelle il a tant apporté. Une carrière atypique La vie de Jacques Tillieu s’inscrit principalement dans le triangle Montmartre - Lille - Vittel… Mais quel parcours intellectuel ! Fils d’un représentant en farines et d’une « mère au foyer », Tillieu fait l’École de Meunerie, passe le bac en solitaire, par l’ « École Universelle », puis est admis à « Agro ». Il fait son stage chez des agriculteurs qui utilisent ses compétences pour balayer le fumier dans la cour de ferme ; à l’examen, il lui faut évaluer le poids d’un cochon à l’œil. Le jeune homme subit ces épreuves avec succès, mais on le devine, lui, qui toute sa vie gardera une incapacité notoire quant aux choses de la technique (n’est-il pas venu, un jour, alors professeur de physique, au laboratoire, porteur d’un gros réveille-matin, demander si le pied qu’il avait cassé pouvait se réparer, alors qu’il était simplement dévissé !), préfère passer parallèlement une licence de physique à la Sorbonne. Il devient Assistant à Agro, y rencontre M. Guy, qui dirige sa thèse 1. Il deviendra physicien théoricien, de ceux qui manient les formules, pas les appareils, et en révolte constante contre les dérives technicistes de la société, contre ces TGV où il faut réserver sa place et où on ne peut s’assoir où l ’on veut, les ord inateu rs, la télévision, les téléphones portables, fils à la patte et chronophages… En octobre 1957, Tillieu est nommé Contribution à l’étude théorique des susceptibilités magnétiques moléculaires, 1957.

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Maître de Conférences à la Faculté des Sciences de Lille, détaché au Centre Universitaire d’Amiens, qui dépendait alors de Lille. En 1958, il y succède à Pierre Aigrain et développe le laboratoire de physique théorique. Tous ceux qui y ont assisté se souviennent de cet amphi bondé, où Aigrain, devenu en 1966 directeur des enseignements supérieurs, vient présenter sa réforme, contestée, de l’Université (dite « Fouchet », qui crée les licences et maîtrises) : il y défend le passage de 3 à 5 heures de cours du service des professeurs, arguant du service qu’il assurait lui-même à Lille. Tillieu se lève et, de sa voix toujours grave, puissante et posée, interrompt : « Étant donné vos prestations à l’Institut de Physique de Lille, je suppose que, lorsque vous parlez de 5 heures, ce sont 5 heures annuelles ? »… Tillieu, lui, vient à Lille du mardi à l’aube au jeudi en soirée. Il renouvelle complètement l’enseignement de la thermodynamique, crée les cours de physique théorique, de relativité, de théorie des groupes. Son enseignement reste dans la mémoire de tous les étudiants qui ont eu la chance d’y assister : il allie rigueur scientifique, clarté, cohérence, mathématisation concise. Dans le laboratoire de physique théorique, sous sa direction, Pierre Smet met au point une méthode très intéressante de calcul analytique : il est le premier à obtenir un résultat numérique de « l’effet Faraday » par voie purement théorique. La puissance de la méthode facilite de nombreuses études ultérieures, notamment de différents effets d’optique non linéaire, auxquelles se consacre son équipe. Pour ses collaborateurs, travailler avec lui constitue un réel plaisir : toujours des encouragements, jamais de remarques négatives. Il propose des pistes fécondes de recherches, étant d’un grand secours pour aller à l’essentiel, mettre en forme les idées, les exposer de façon claire et limpide. Il est toujours là aussi pour essayer de résoudre des difficultés personnelles, entourer de son affection amicale ceux qui s’ouvrent à lui. Le bouleversement des structures de la Faculté Mais Jacques Tillieu laisse aussi le souvenir d’un administrateur hors pair. Il n’y était pourtant pas initialement destiné. Membre de l’Assemblée des Professeurs, il n’y intervient guère et s’étonne un jour, sous le mandat de Michel Parreau,


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de recevoir un appel téléphonique de Georges Poitou 2, lui demandant de se présenter comme Doyen à la succession du premier. Tillieu n’a jamais compris les raisons de ce choix. Était-ce parce qu’il avait écrit au Doyen pour lui proposer de placer dans le futur campus des œuvres du sculpteur Dodeigne, alors inconnu ? Était-ce parce qu’il était physicien théoricien et donc non susceptible de confisquer une partie des crédits de la faculté pour son propre laboratoire ? Étaitce parce qu’il était membre du PSU 3, alors laboratoire intellectuel de la gauche ? Qu’il luttait contre la torture et pour l’indépendance de l’Algérie ? Un peu de tout cela certainement… Jacques Tillieu « résiste mal » à l’appel de Poitou. Il est élu Doyen en 1964. Novice en administration, il est aidé par Michel Parreau, qui devient rapidement son ami : c’est ce dernier qui prépare initialement le budget. Mais, bientôt, les méthodes changent. Tillieu s’entoure d’un « bureau », où plusieurs professeurs ont des responsabilités précises. Il travaille en équipe. Sur le modèle de ce qui avait été expérimenté en mathématiques et en physique, il crée des « départements » (maths, physique, chimie, biologie, géologie), dirigés par des « conseils » de professeurs (des « Soviets » s’indignent les naturalistes). Il rend le budget public et invente une méthode de rationalisation de son attribution (les Ej), fait placer sur le campus des panneaux de « libre expression », dote l’administration et les départements d’imprimeries, destinées à fabriquer cours polycopiés… et tracts syndicaux, poursuit l’œuvre de décentralisation de son prédécesseur et crée le CSU 4 de Saint Quentin. Il assure aussi la responsabilité du transfert de la Faculté des Sciences de Lille à l’actuel campus, négociant fermement avec le ministère, soutenu qu’il est par le Recteur Debeyre. On le voit : le décanat de Jacques Tillieu laisse des traces indélébiles. Ses innovations seront reprises par la loi d’orientation de 1968.

de Maîtres-assistants, d’Assistants, d’ATOS 5, de quelques étudiants se rend au conseil de l’Université et réclame le droit d’y siéger (« mandarins, attention aux pépins »). Un prestigieux Professeur sort du Conseil et éclate en sanglots à l’idée de devoir perdre son privilège. Tillieu lui lance un calme et froid « Tenez-vous _ _ _ 6 », qui suffoque le pleureur. Dans l’après 68, Tillieu « continue le combat ». Contre la mise au pas des Universités, contre la dérive autoritaire du pouvoir, contre les atteintes à la liberté de la presse. Il est l’un des quatre enseignants-chercheurs arrêtés pour avoir vendu « La Cause du Peuple » interdite sur la Grand-Place de Lille. Il est libéré avec ses camarades la nuit même, sur ordre ministériel. Un Professeur est-il à nouveau arrêté ? Avec Parreau, il obtient d’être reçu par le Préfet, dans une préfecture bouclée par une compagnie de CRS. Ils en ressortent, l’élargissement obtenu, avec un air si autoritaire que les CRS, médusés, croyant avoir à faire à des ministres, se mettent spontanément au garde-à-vous. Puis ce sont ces expulsions d’étudiants étrangers qu’il faut empêcher, cette manifestation à pieds du campus à la Préfecture, quand les CRS sont venus envahir le bâtiment de maths et en ont été chassés… Luttes dans lesquelles Tillieu amène toujours sa rigueur, sa détermination froide, sa stature de commandeur… À sa retraite, Tillieu peut se consacrer à ses amours de toujours : les livres, les arts. Il recherche avidement les « tirages de tête » des surréalistes, les masques africains, en acquiert. Il en vient à se passionner pour l’Amérique précolombienne : il vend quelques surréalistes pour acquérir des statuettes. Il nous propose de l’accompagner voir des expositions, nous fait partager son immense culture, nous enrichit de ses commentaires précis, pertinents, passionnants des différentes œuvres. Il soutient les galeries d’Art, les libraires d’opinion, défend bec et ongles le livre et la culture, résiste aux dérives administratives, politiques, technocratiques. Jacques Tillieu a toujours fait sienne cette phrase d’Henri Michaux, qu’il avait placée dans l’hommage rendu à Michel Parreau : « Ne te hâte pas vers l’adaptation, toujours garde en réserve l’inadaptation ».

Mai 68… et la suite 1968… Tillieu participe activement aux discussions dans les amphis, aux manifestations, à la rédaction de nouveaux statuts de la Faculté. Il offre son bureau, si bien rangé, comme siège du comité de coordination du mouvement… qui y introduit quelque désordre. Une manifestation

Un grand merci à Chantal Duprez, Jeanne Parreau et Raymond Wertheimer pour les précisions apportées.

2 Fondateur, avec Michel Parreau, du département de mathématiques, il fut ensuite Directeur de l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm.

Parti Socialiste Unifié.

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Agent Technicien et Ouvrier de Services.

Collège Scientifique Universitaire.

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Le nom, en trois syllabes.

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ment dans la culture, comme l’atteste la présence de la mélancolie en son sein. Enfin, la rationalité elle-même n’est pas une donnée immédiate de la science. Elle se construit sur fond d’irrationalité. Là aussi, les dualismes familiers et stérilisants seront dissipés. Première partie : Raison et folie

Raison, folie, déraisons Octobre 2011 – avril 2012 cycle

RENDEZ-VOUS D’ARCHIMÈDE En partenariat avec le pôle de psychiatrie 59G21 (Faches-Thumesnil - Hellemmes - Lesquin - Lezennes Mons - Ronchin) de l’Établissement Public de Santé Mentale (EPSM) Lille-Métropole et le Centre Collaborateur de l’Organisation Mondiale de la Santé (CCOMS).

L’originalité de ce cycle est de développer deux thématiques : raison et folie et déraisons de la raison. D’un côté, on interroge la décision spéculative et politique qui « lie et sépare à la fois raison et folie » dans les termes mêmes employés par Michel Foucault (1961). L’âge classique, le siècle de la raison commencent par constituer un autre de la raison : le fou, renvoyé « au jardin des espèces ». Il faudra donc revisiter cette archéologie des dualismes mutilants : raison et folie, normal et pathologique, âme et corps, etc. La folie aujourd’hui s’aborde de manière préoccupante dans les politiques de santé mentale qui visent à criminaliser la folie : psychiatrie menacée d’un retour de l’enfermement et de la violence. Psychiatrie sinistrée mais qui est déjà sur la voie de la résistance, notam44

u  Politiques de la peur Mardi 17 janvier à 18h30 Par Pierre Sadoul, Psychiatre des Hôpitaux Honoraire, ex-MédecinChef du 3 ème secteur de psychiatrie infanto juvénile de l’Essonne, attachéconsultant au CHSF, membre du collectif des 39 contre la Nuit sécuritaire. Animée par Youcef Boudjémaï, Directeur des Missions transversales, Sauvegarde du Nord. Il faut bien se rendre à une évidence de plus en plus pesante : les forces politiques en présence autant dans l’Hexagone qu’en Europe, en Amérique, mais aussi en Chine, en Birmanie… tendent vers une « philosophie » amalgamant principes de précaution et sécuritaire dont l’expression et les méthodes s’inscrivent dans une rubrique nommée « Politiques de la peur » directement en rapport avec la manière de prendre et de garder le pouvoir. C’est un alliage par essence toxique qui concerne quasiment tous les thèmes de société. Cf article p. 4-5

u  Penser l’art et la folie Mardi 31 janvier à 18h30 Par Éliane Escoubas, Professeur émérite de philosophie à l’Université de Paris-Est/Paris XII-Créteil, spécialiste de phénoménologie, philosophie allemande et philosophie de l’art et Alexis Forestier, Metteur en scène et musicien. Animée par Jean-François Rey, Professeur de philosophie honoraire. Cf articles p. 6 à 11

Deuxième partie : Les déraisons de la raison u  Les déraisons de la raison Quand la déraison sert la science Mardi 14 février à 18h30 Par Robert Locqueneux, Professeur émérite à l’Université Lille 1, UMR « Savoirs, Textes, Langage » (CNRS, Universités Lille 1 et Lille 3), Centre d’histoire des sciences et d’épistémologie de Lille 1. Animée par Bernard Maitte, Professeur d’histoire des sciences et d’épistémologie, Université Lille 1. Quand Newton établit la loi de l’action à distance – un « scandale pour la raison » – à partir des lois de Kepler, fondées sur des observations astronomiques. Quand il explique la réflexion et les couleurs des bulles de savon, quand, etc., le Grand Newton a besoin de Dieu. Mais c’est le Dieu des philosophes me direz-vous ! Non : les convictions religieuses de Newton lui font préférer le Dieu de la Bible. Convictions personnelles qui n’ont rien à voir avec ses travaux scientifiques ? Que non : lisez ses Principia et son Traité d’optique ! La voie est ouverte, au cœur des Lumières, Boerhaave met la Bible dans les propos initiaux de son Traité de chimie, Linné se pose en nouvel Adam et ajoute quelques précisions au récit de la Genèse lorsqu’il présente la nomenclature binomiale des plantes… Cf article p. 12-13

u  Anomie et irrationalité en économie Mardi 13 mars à 18h30 Par André Orléan, Directeur de recherche au CNRS, directeur d’études à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, membre de Paris-Jourdan Sciences Économiques (UMR 8545), École Normale Supérieure. Animée par Nicolas Postel, Économiste, Clersé, Université Lille 1. L’hypothèse de rationalité joue un rôle crucial dans l’analyse économique. Pour s’en persuader, il n’est que de considérer le fameux homo œconomicus, cher aux manuels de cette discipline, dont le trait distinctif est de toujours poursuivre


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uÉthique et rationalité Mardi 27 mars à 18h30 Par Alexander Schnell, Philosophe, maître de conférences à l’Université Paris-Sorbonne. Animée par JeanMarie Breuvart, Professeur émérite de philosophie. Le but de cette intervention est de nous interroger sur le lien entre « éthique » et « rationalité ». Partant de l’inscription du principe fondamental de la moralité et de l’éthique dans la structure même de la rationalité chez Kant, un geste qui a marqué tout débat éthique jusqu’à aujourd’hui, nous aborderons les différentes critiques de ce projet dans l’éthique contemporaine. L’accent sera mis tout particulièrement sur Levinas dont le projet éthique est issu d’une réflexion sur les excès totalitaristes des éthiques rationnelles. À suivre u  Aux origines irrationnelles de la rationalité Mardi 10 avril à 18h30 Par Claire Louguet, Maître de conférences en philosophie ancienne, Université Lille 3, UMR 8163 « Savoirs, Textes, Langage » (CNRS, Universités Lille 1 et Lille 3). Animée par Robert Gergondey, Mathématicien. Comité scientifique : Rudolf Bkouche, Youcef Boudjemaï, Jean-Marie Breuvart, Alain Cambier, Jean-Paul Delahaye, Frédéric Dumont, Bruno Duriez, Nabil El-Haggar, Bernard Eme, Rémi Franckowiak, Robert Gergondey, Jacques Lemière, Robert Locqueneux, Bernard Maitte, Patrick Picouet Nathalie Poisson-Cogez, Bernard Pourprix, Jean-François Rey, Bernard Vandenbunder.

JOURNÉE D’ÉTUDES Raison et folie Dans le cadre du cinquantième anniversaire de la parution de l’ouvrage de Michel Foucault, « Histoire de la folie à l’ âge classique » Mardi 17 avril 2012

Équilibre © Alain Bachellier, utilisation libre aux conditions Créatives Commons : http://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/2.0/fr/

rationnellement ses intérêts. Dans ce cadre de pensée, l’irrationalité ne saurait être qu’une dérive, qu’un accident. En est-il vraiment ainsi ? Nous tenterons de répondre à cette question en abordant trois points : Les acteurs économiques sont-ils toujours rationnels ? La rationalité individuelle est-elle une garantie d’efficacité collective ? La rationalité est-elle, pour les économistes, une hypothèse permettant de comprendre le monde tel qu’il est ou bien est-elle un idéal qu’ils s’efforcent de promouvoir ?

9h : La place de l’Histoire de la folie dans l’œuvre de Foucault Par Jean-François Rey, Professeur de philosophe honoraire. 10h15 : L’Histoire de la folie dans la philosophie et l’histoire du XX ème siècle Par Jean-Claude Monod, Chercheur au CNRS (Archives Husserl), enseignant à l’École Normale Supérieure (Paris). 11h30 : Description raisonnée de la table de travail d’un historien à venir Par Pierre-Henri Castel, Philosophe et historien des sciences, directeur de recherches au CNRS, psychanalyste. Le grand renfermement est-il pour demain ? 14h15 : Les fous dans la cité : de l’abandon à la fin de l’asile (19402012) Avec Isabelle von Bueltzingsloewen, Professeur à l’Université de Lyon (Lumière-Lyon 2), Histoire et sociologie de la santé, Laboratoire de recherche historique Rhône-Alpes (LARHRA) et Patrick Coupechoux, Journaliste. 16h : Après l’asile, quelle psychiatrie ? Avec Jean-Luc Roelandt, Psychiatre, directeur du Centre Collaborateur de l’Organisation Mondiale de la Santé et Dorothée Bourgault-Coudevylle, Maître de conférences à la Faculté de droit de Douai. Retrouvez toutes nos conférences en vidéo sur le site : http://lille1tv.univ-lille1.fr/ différées d’un mois.

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Quel devenir pour le travail social ? Octobre 2011 – avril 2012

cycle

RENDEZ-VOUS D’ARCHIMÈDE En partenariat avec la Sauvegarde du Nord, l’Association Recherche Formation/École Européenne Supérieure en Travail Social du Nord-Pas de Calais (EESTS) et l’Union Régionale Interfédérale des Œuvres et Organismes Privés Sanitaires et Sociaux du NordPas de Calais (URIOPSS).

ECOLE EUROPEENNE SUPERIEURE EN

TRAVAIL SOCIAL

Rarement, le travail social, comme pratiques collectives dont la tâche essentielle est de contribuer à la cohésion sociale, n’aura été aussi nécessaire. Rarement, son devenir n’est apparu aussi incertain. Les conséquences sociales engendrées par le développement du chômage de masse ont radicalement changé le travail social dans ses modalités d’organisation et d’intervention, comme dans la position de ses acteurs. Ces transformations sont-elles en mesure de produire aujourd’hui ses propres références et son propre développement ? Comment reconstruire une fonction essentielle à la vie démocratique sur une solidarité fondée comme une appartenance commune ? 45


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Comprendre ces transformations et prendre la mesure des débats qui traversent le travail social, tels sont les enjeux de ce cycle. u  Les enjeux de la formation sociale en Europe Mardi 24 janvier à 18h30 Par Dominique Susini, Président de l’Association Internationale pour la Formation, la Recherche et l’Intervention Sociale. Animée par Bertrand Coppin, Directeur général de l’École Européenne Supérieure en Travail Social. Les formations sociales en Europe : fonctions des directives, rôles des acteurs Exemples français, suisse et belge Les formations sociales en France sont pensées comme des exceptions par rapport à l’Éducation Nationale ou aux autres pays. Pourtant, elles se mettent peu à peu en conformité avec les directives européennes sur la formation tout au long de la vie, le cadre européen de certification ou le processus de Bologne. Elles sont parfois en avance (VAE) et souvent en retard (ECTS). Au final, l’Europe permettra une convergence des formations sociales européennes et, pour la France, de rentrer dans un droit commun des formations professionnelles, avec les avantages et les inconvénients qui vont avec. Cf article p. 14-15

u  Les formations en travail social : l’avenir du modèle français Mardi 7 février à 18h30 Par Marcel Jaeger, Professeur titulaire de la Chaire de travail social et d’intervention sociale du Conservatoire National des Arts et Métiers. Animée par Philippe Crognier, Directeur de la recherche et de l’évaluation, Sauvegarde du Nord. Depuis 1975, les textes législatifs inscrivent la formation des travailleurs sociaux dans leur secteur à la fois d’origine et d’affectation comme une formation professionnelle à part entière, ayant pour objectif des réponses ajustées aux besoins des personnes en difficulté. Le législateur français a donc pris le parti 46

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(et le pari) de maintenir un espace de formation autonome vis-à-vis de l’Éducation nationale et de l’université. Aujourd’hui, les débats reprennent de l’acuité à propos de la diversité de l’offre de formation, des liens avec l’université, du projet de doctorat professionnel en travail social… Dans tous les cas, les formations en travail social reposent sur un équilibre fragile entre la professionnalisation, la définition de référents théoriques, l’affirmation de valeurs fortes, la formalisation des actions. Cf article p. 16-17

u  Le travail social est-il évaluable ? Mardi 21 février à 18h30 Par Michel Chauvière, Directeur de recherche au CNRS, Centre d’Études et de Recherches de Science Administrative (CERSA), Université Paris 2. Animée par Jean Pierre Blaevoet, Président de la Sauvegarde du Nord. De quel travail social s’agit-il ? De quel type d’évaluation parlons-nous ? Pourquoi cette interrogation aujourd’hui ? Quels rapports cette évaluation du travail social entretient-elle avec le dit droit des usagers ? Après avoir défini le travail social, l’intervention s’efforcera de distinguer les formes courantes d’évaluation, largement intégrées dans la culture professionnelle et associative, et la néo-évaluation contemporaine au service d’une société de services de type néolibéral, dont les acteurs de terrain sont les principales cibles, vu leur masse salariale, au nom d’un usager rationnel, souvent introuvable. Cf article p. 17-18

u  Les associations d’intervention sociale et médico-sociale à la recherche de nouvelles légitimités Mardi 20 mars à 18h30 Par Henri Noguès, Professeur émérite de l’Université de Nantes (Laboratoire d’économie et de ManagementNantes-Atlantique), membre de la Fonda et du conseil de prospective de l’UNIOPSS. Animée par Alain Villez, Directeur adjoint de l’URIOPSS et conseiller technique à l’UNIOPSS.

Les associations sociales ont joué un rôle dans la constitution de l’État social en le précédant ou en l’aidant dans la maîtrise des questions sociales. Un partenariat public déséquilibré leur donnait une légitimité en reconnaissant leur capacité d’action. Elle est remise en cause aujourd’hui. La décentralisation n’a pas empêché la pénétration du New Management Public dans le social. Appels d’offre ou à projet et concurrence les réduisent à de simples opérateurs économiques et attisent l’isomorphisme institutionnel. Quelles conditions leur permettraient d’acquérir de nouvelles légitimités ? Cf article p. 19 à 21

À SUIVRE : JOURNÉE D’ÉTUDES Construire de nouvelles légitimités pour le travail social Jeudi 5 avril 2012 9h15-10h15 : Construire de nouvelles légitimités dans le travail social Par Michel Autès, Sociologue, Chercheur au Centre lillois d’études et de recherches sociologiques et à la Maison Européenne des Sciences de l’Homme et de la Société, Université Lille 1. Échange - débat 11h-12h : La marchandisation du travail social Pa r Joha n Pr iou, Direc teu r de l’URIOPSS - Centre (Orléans). Échange - débat 14h15 : Table ronde autour du thème « Politiques publiques, territoires, légitimités » Comité scientifique : Rudolf Bkouche, JeanMarie Breuvart, Alain Cambier, Jean-Paul Delahaye, Frédéric Dumont, Bruno Duriez, Nabil El-Haggar, Bernard Eme, Rémi Franckowiak, Robert Gergondey, Jacques Lemière, Robert Locqueneux, Bernard Maitte, Patrick Picouet, Nathalie Poisson-Cogez, Bernard Pourprix, Jean-François Rey, Bernard Vandenbunder (Espace Culture – Lille 1) ; Youcef Boudjemaï, Philippe Crognier (Sauvegarde du Nord) ; Bertrand Coppin (ARF/EESTS Nord-Pas de Calais). Retrouvez toutes nos conférences en vidéo sur le site : http://lille1tv.univ-lille1.fr/ différées d’un mois.


La Liberté guidant le peuple, Eugène Delacroix, 1830

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Question de sens 2011-2012

L’Engagement Cycle proposé par Jean-Pierre Macrez et l’équipe « Question de sens » (Université Lille 1). Après le pamphlet initial Indignez-vous, Stéphane Hessel a publié un livre moins connu, Engagez-vous, aux éditions de l’Aube. Si Stéphane Hessel prône l’engagement, c’est qu’il ne suffit plus de s’indigner. Il reconnaît la complexité accrue des modes de résistances aux injustices. Cette complexité pourrait être une explication au fait que « la jeune génération manifeste peu de résistance par rapport à ce qui la scandalise ». CONFÉRENCE u  Faut-il aujourd’hui s’engager pour la laïcité ? Mercredi 18 janvier à 18h30 Avec Monique Vézinet, Présidente de l’Union des Familles Laïques (UFAL) Ile de France et Didier Vanhoutte, Ancien président fondateur de l’association « Chrétiens pour une Église Dégagée de l’École Confessionnelle » (CEDEC), ancien président de la fédération « Les Réseaux du Parvis », ancien rédacteur en chef de la Revue des « Réseaux des Parvis », membre de l’Observatoire Chrétien de la Laïcité (OCL). Des questions se posent. Le concept de la laïcité et/ou sa compréhension sont-ils devenus flous et problématiques ? Quels sont les enjeux théoriques et pratiques d’une clarification du sens des mots ? En particulier, qu’en est-il des termes

de laïcité « positive, ouverte, saine » que l’on oppose parfois à une laïcité « fermée, sectaire, agressive » ? Dans quel contexte et circonstances ces adjectifs apparaissent-ils et quels sont les enjeux sociaux et politiques de leur emploi ? Récemment, un parti d’extrême droite s’est déclaré « super champion » de la laïcité. Tout semble indiquer qu’il s’agissait avant tout d’un enjeu xénophobe. La laïcité, qui vise le vivre ensemble, peut-elle servir le rejet de l’autre ? La loi de 1905 est-elle une loi de base de la liberté démocratique ? Faut-il la « toiletter » ou est-elle toujours une bonne base institutionnelle et juridique ? Que dit-elle et dit-elle tout ? Comment concilier les principes et d’éventuelles adaptations qui seraient rendues nécessaires pour l’appliquer aux évolutions et questions de notre temps ? La laïcité est-elle une valeur permanente et universelle fondée sur un principe immuable et un idéal politique qui accordent priorité, dans une société pluraliste, à la citoyenneté dans le respect de la multiplicité des convictions ? Quelle place les religions et les philosophies du sens ontelles dans une société laïque ? Quid de l’actualité internationale et des questions que le Maghreb et le Makhrech font surgir sur la laïcité en ce moment ?

DOCUMENTAIRE-CONFÉRENCE u  L’Engagement syndical étudiant hier et aujourd’hui Jeudi 22 mars à 18h30 Date anniversaire du mouvement du 22 mars 1968 Projection du documentaire « L’UNEF et les frondes étudiantes » qui retrace un demi-siècle de l’histoire du premier syndicat étudiant. De Jean-Michel Rodrigo et Georges Terrier Production : Mécanos Productions en association avec Atom Réalisation : Jean-Michel Rodrigo Durée : 52 mn Questions-débat avec deux représentants syndicaux étudiants SUD et UNEF. Que nous apporte l’histoire à travers ce documentaire ? Quel éclairage nous donne-t-il sur aujourd’hui ? Quelles sont les forces et les faiblesses du syndicalisme étudiant aujourd’hui ? Le milieu étudiant sur le plan du syndicalisme, positions et revendications, politiques gouvernementales, réforme de l’Université… Quelle relation au politique, quelle indépendance aujourd’hui ? L’engagement militant, pourquoi ? Pour quelle transformation sociale ? Echanges sur l’actualité : l’influence des printemps arabes, le mouvement des « indignés », les enjeux des élections présidentielles… http://fr.wikipedia.org/wiki/Mouvement_ du_22-Mars

www.culture.univ-lille1.fr 47


LNA#59 / au programme / réflexion-débat

25ème ouvrage dans la collection « Les Rendez-vous d’Archimède »

AUTOUR DE L’ENFANT : QUESTIONS AUX PROFESSIONNELS Ouvrage dirigé par Jean-François Rey, Professeur de philosophie honoraire Éditions L’Harmattan

Présentation lundi 13 février à 17h30 Espace Rencontres du Furet de Lille - Entrée libre En présence de Philippe Rollet, Président de l’Université Lille 1 Nabil El-Haggar, Vice-président de l’Université Lille 1, chargé de la Culture, de la Communication et du Patrimoine Scientifique Jean-François Rey et des auteurs.

Il y a 20 ans naissait le projet culturel de l’Université Lille 1 basé sur les Rendez-vous d’Archimède, cycles de conférences thématiques. La vocation initiale : ouvrir à un large public un espace de réflexion et de débat en traitant, sur une année universitaire, deux ou trois thèmes sociétaux et scientifiques à travers une approche pluridisciplinaire. Dès 1996, l’idée d’un prolongement via la publication d’ouvrages s’est imposée face à la richesse de ces rendez-vous. Aujourd’hui, plus de 45 thèmes (À propos de la science, Emploi et travail, La laïcité, L’ infini…) ont été abordés et la collection d’ouvrages collectifs s’enrichit d’un nouveau titre. Ce 25ème ouvrage est consacré à l’enfant. « Nous avons été enfants avant que d’être hommes », disait Descartes. L’enfance, source de nos rêves et de nos illusions, est une notion éminemment relative à la vie et à l’histoire. L’enfant que nous prétendons mettre « au centre » de nos préoccupations, sinon de nos institutions, est ici l’objet des regards croisés d’acteurs professionnels : éducateurs, anthropologues, psychologues, philosophes. Révélatrice de l’état d’une société, la condition d’enfance aujourd’hui est le paradigme du traitement que nous réserverons demain à la jeune génération. Issu des confrontations entre chercheurs, le présent ouvrage se fait l’écho de la vulnérabilité et de la souffrance des enfants comme des dispositifs où leur parole est prise en compte.

AUTEURS Youcef Boudjemaï, directeur des Missions Transversales à la Sauvegarde du Nord, pré­sident de l’Association Recherche Formation Geneviève Cresson, professeure de sociolo­gie à l’Université Lille 1 Colette Destombes, psychiatre-psychana­lyste adultes/enfants, présidente de l’associa­tion Jeune Enfance Nord Dany-Robert Dufour, professeur en sciences de l’éducation à l’Université Paris 8, direc­teur de programme au Collège international de philosophie Marie-Anne Hugon, professeure en sciences de l’éducation, équipe « Crise, école, terrains sensibles », Université Paris Ouest Nanterre La Défense Rosa Mascaró, pédopsychiatre, directrice du centre médico-psychopédagogique Alfred Binet de Lille Georges Ntsiba, docteur en sciences de l’éducation, responsable pédagogique au Centre médico-psycho-pédagogique Claude Chassagny - Sauvegarde du Nord, maître de formation IUT-B, Lille 3 Jean-Claude Quentel, professeur de sciences du langage à l’Université de Rennes 2, psycho­logue clinicien, Laboratoire d’anthropologie et de sociologie Jean-François Rey, professeur de philosophie honoraire Bernard Schlemmer, directeur de recherche émérite au Centre Population et Développe­ment, Université Paris Descartes Maryse Thellier, chargée d’études socio­logiques, fondatrice de la Boîte à Mots, clowne-acteur social Odile Viltart, maître de conférences, Université Lille Nord de France, neurosciences - Lille 1

Retrouvez toutes les informations sur cet ouvrage et la collection complète sur : http://culture.univ-lille1.fr/publications/la-collection.html En vente à l’Espace Culture et en librairie, en consultation à l’Espace Culture et à la Bibliothèque Universitaire de Lille 1.

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exposition / LNA#59

Coupable jeunesse ?

La justice des mineurs vécue et questionnée Du 9 janvier au 17 février Vernissage : lundi 9 janvier à 18h30 Entrée libre Avec la participation du Clersé Lille 1 (Centre lillois d’études et de recherches sociologiques et économiques), co-produite par l’Espace Culture, le Ministère de la Culture - Drac Nord-Pas de Calais, la Maison des Arts et de la Communication de Sallaumines et l’association Hors Cadre

Une expérience sonore et visuelle conçue et réalisée par Olivier Touron et Olivier Carpentier

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ers quel choix de société nous entraîne l’évolution de la justice pénale des mineurs ? Les mineurs délinquants sont-ils en train de devenir des adultes comme les autres ? Où se situe la limite entre le désir intime d’une réponse adaptée et la volonté légitime d’une justice intraitable ? Olivier Touron, par sa connaissance de la narration visuelle, et Olivier Carpentier, par sa maîtrise du document sonore, font suite au travail engagé en 2009 par le premier intitulé « Moi et la Justice pénale, parcours mineur ». Ils s’appuient également sur l’action d’un collectif de magistrats et professionnels de la protection de l’enfance, et sur une approche sociologique menée par des membres du Clersé. Olivier Carpentier et Olivier Touron ont demandé à Franck Pavloff, qui fut éducateur de prévention bien avant de connaître le succès littéraire en 2003 avec Matin Brun, d’écrire avec eux une fiction radiophonique originale qui nous plonge dans un univers de la justice pénale des mineurs « à vivre et à penser », restitué par une lecture à plusieurs voix et augmenté d’images et de documents.

À la croisée du projet artistique et de la valorisation de recherches scientifique et professionnelle, cette exposition confronte les réalités sociales contemporaines et l’idéal éducatif de ce texte fondateur, qui institua en France la spécificité d’une justice pénale des mineurs. Work in progress, ce projet singulier présente des photos et des sons, enrichis de données recueillies auprès des professionnels.

Une rencontre de sensibilisation artistique sera organisée le jeudi 9 février à 17h en direction des travailleurs sociaux en formation (Institut Régional de Travail Social et École Européenne Supérieure en Travail Social). Des chercheurs du Clersé viendront faire part de leurs travaux en lien avec l’exposition et le thème de la justice des mineurs : Dominique Duprez, Géraldine Brugnon, Hélène Chéronnet et Gilles Chantraine. En lien, une journée d’études sur « le Brésil contemporain, enjeux urbains et criminalités » sera proposée le lundi 6 février par Dominique Duprez et Abdelhafid Hammouche (Clersé).

© Olivier Touron / fedephoto

À travers la photographie, la création sonore immersive et la narration interactive, le croisement d’écritures, proposé par Coupable jeunesse ?, vise à porter un regard d’auteurs sur les réelles évolutions de la justice des mineurs, à interpeller le citoyen et amplifier les débats jusqu’au législateur. L’esprit du texte de l’ordonnance du 2 février 1945, privilégiant l’éducatif sur le répressif, a-t-il été trahi ? Que faire, à l’échelle du citoyen, pour peser sur le débat ?

Autour de l’exposition

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LNA#59 / exposition

LES MÉCANIQUES Installations intEractives

Du 1er au 26 mars

Vernissage : jeudi 1er mars à 18h30 Entrée libre

Exposition accueillie avec le soutien de la Ville de Lille.

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epuis 1993, le style de cette formation reste inclassable. Mariant avec élégance inspirations acoustiques et électroniques dans une démarche singulière, ils confrontent « modernité » et « révolu ». Avec une musique à la fois brute et raffinée, EZ3kiel explore et défriche, envisageant les nouvelles technologies comme des outils au service de leur art. Ils créent un univers où musique et images ne font qu’un. En 2007 est sorti le double album multimédia Naphtaline réunissant une vingtaine de tableaux interactifs mêlant tout l’univers graphique et sonore si caractéristique du groupe, où la poésie et la mélancolie côtoient la modernité et l’étrangeté. Yann Nguema a choisi de le mettre en scène via le principe d’installations. De cette volonté sont nées les premières « Mécaniques Poétiques » d’EZ3kiel. L’Hexagone, scène nationale de Meylan, a proposé fin 2007 au groupe de collaborer avec des chercheurs du CEA de Grenoble dans le cadre d’un projet de rencontre Arts-Science. Les nouvelles « Mécaniques Poétiques » sont constituées d’objets interactifs indépendants qui donnent corps aux tableaux virtuels du DVDRom Naphtaline, avec l’objectif commun d’enrober d’onirisme la technique, la science, les mathématiques… En réaction à l’abstraction, et la conceptualisation de certaines œuvres interactives contemporaines, ce projet met particulièrement l’accent sur la sensibilité et la poésie, la technique venant au service de celles-ci. Avec une esthétique passéiste propre à éveiller la mélancolie de notre mémoire collective, ces mécaniques sont le condensé anachronique du révolu et des nouvelles technologies. La réhabilitation et la référence aux anciens objets de notre patrimoine domestique et scientifique servent d’écrin à l’ensemble du projet.

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À NOTER : Naphtaline Orchestra Concert-spectacle expérimental Dimanche 19 Février 2012 à 18h Théâtre Sébastopol - Lille Co-réalisé avec l’Aéronef Dans le cadre du programme « Lille, Ville d’Arts du Futur »

Billetterie : www.aeronef-spectacles.com


exposition / LNA#59

d’ EZ3kiel POÉTIQUES Une exposition s’inscrivant dans le cadre d’une résidence d’EZ3kiel à l’échelle métropolitaine Invité par la Ville de Lille, le groupe a entamé un travail de création en résidence depuis septembre 2011 dans le cadre du programme « Lille, Ville d’Arts du Futur » visant à développer les interactions entre arts et nouvelles technologies. Conception : Yann Nguema Basse, multimédia : Yann Nguema Machines, guitare : Joan Guillon Batterie : Matthieu Fays Percussion : Stéphane Babiaud www.ez3kiel.com/naphtalineprojets/mecaniquespoetiques.html

Conçue dans le cadre de l’Atelier Arts-Sciences, l’exposition a bénéficié du soutien du CEA Grenoble et de l’Hexagone Scène Nationale de Meylan, d’Erasme (Centre Multimédia du Conseil Général du Rhône), de Médias-cité.

© Yann Nguema - Ez3kiel

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Janvier, février, mars

Conférences : entrée libre dans la limite des places disponibles. * Pour ce spectacle, le nombre de places étant limité, il est nécessaire de retirer préalablement vos entrées libres à l’Espace Culture (disponibles un mois avant les manifestations).

Ag e nd a

Retrouvez le détail des manifestations sur notre site : http://culture.univ-lille1.fr ou dans notre programme trimestriel. L’ ensemble des manifestations se déroulera à l’Espace Culture de l’Université Lille 1.

Les 3, 10, 17, 24 et 31/01 14h30 Conférences de l’UTL Exposition « Coupable jeunesse ? La justice des mineurs vécue et questionnée » - Vernissage le 9 janvier à 18h30

Du 9 janv. au 17 fév. Mardi 17 janvier

d’Archimède : Cycle « Raison, folie, déraisons » 18h30 Rendez-vous « Politiques de la peur » par Pierre Sadoul

Mercredi 18 janvier

de sens : Cycle « L’engagement » « Faut-il aujourd’hui 18h30 Question s’engager pour la laïcité ? » avec Monique Vézinet et Didier Vanhoutte 19h

Théâtre « Éloge de l’oisiveté » de Dominique Rongvaux *

Mardi 24 janvier

Rendez-vous d’Archimède : Cycle « Quel devenir pour le travail 18h30 social ? » « Les enjeux de la formation sociale en Europe » par Dominique Susini

Mardi 31 janvier

d’Archimède : Cycle « Raison, folie, déraisons » 18h30 Rendez-vous « Penser l’art et la folie » par Éliane Escoubas et Alexis Forestier

Les 7, 14 et 21 février

14h30 Conférences de l’UTL

Les 7 et 8 février

17-20h Atelier Danse avec Christian Rizzo

Mardi 7 février

Rendez-vous d’Archimède : Cycle « Quel devenir pour le travail 18h30 social ? » « Les formations en travail social : l’avenir du modèle français » par Marcel Jaeger

Lundi 13 février

de l’ouvrage « Autour de l’enfant : questions aux 17h30 Présentation professionnels » - Collection Les Rendez-vous d’Archimède (Furet - Lille)

Mardi 14 février

Rendez-vous d’Archimède : Cycle « Raison, folie, déraisons » 18h30 « Les déraisons de la raison. Quand la déraison sert la science » par Robert Locqueneux

Mercredi 15 février

20h

Soirée Ondes de choc : Wabla/Supercolor Palunar en partenariat avec Muzzix *

Mardi 21 février

d’Archimède : Cycle « Quel devenir pour le travail 18h30 Rendez-vous social ? » « Le travail social est-il évaluable ? » par Michel Chauvière

Mercredi 22 février

18h30 Café langues avec la Maison des Langues (Lille 1) Expo « Les mécaniques poétiques d’EZ3kiel » - Vernissage le 1er mars à 18h30

Du 1er au 26 mars Les 13, 20 et 27 mars

14h30 Conférences de l’UTL

Mardi 13 mars

d’Archimède : Cycle « Raison, folie, déraisons » 18h30 Rendez-vous « Anomie et irrationalité en économie » par André Orléan

Mercredi 14 mars

18h30 Café langues avec la Maison des Langues (Lille 1)

Jeudi 15 mars

ronde « Vers la CIM XI : Classifier sans stigmatiser : la 17h30 Table schizophrénie »

Du 15 mars au 17 avril

Exposition « DSM, Re-Révisé et livres associés » de Pierre Leichner Vernissage : jeudi 15 mars à 19h

Les 20 et 21 mars

Valse des livres

Mardi 20 mars Mercredi 21 mars

Rendez-vous d’Archimède : Cycle « Quel devenir pour le travail 18h30 social ? » « Les associations d’intervention sociale et médico-sociale à la recherche de nouvelles légitimités » par Henri Noguès 19h

Performance « Énigme, N° 1 Adolf Wöfli. ? » par la Cie La Sibylle *

Jeudi 22 mars

de sens : Cycle « L’engagement » 18h30 Question « L’Engagement syndical étudiant hier et aujourd’hui »

Mardi 27 mars

18h30 Rendez-vous d’Archimède : Cycle « Raison, folie, déraisons » « Éthique et rationalité » par Alexander Schnell Exposition photographique « Le Tour de France des Déchiffreurs, voyage en mathématiques »

Du 28 mars au 6 avril Mardi 3 avril

10h

Conférence de Maxim Kontsevich, Médaille Fields 1998

Espace Culture - Cité Scientifique 59655 Villeneuve d’Ascq Du lundi au jeudi de 9h30 à 18h et le vendredi de 10h à 13h45 Café : du lundi au jeudi de 9h45 à 17h45 et le vendredi de 9h45 à 13h45

Tél : 03 20 43 69 09 - Fax : 03 20 43 69 59 Mail : culture@univ-lille1.fr Site Internet : http://culture.univ-lille1.fr


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