l e s n o u v e l l e s
OCT NOV DéC
la revue culturelle de l’Université Lille 1
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d’A
rchimède
Les Rendez-vous d’Archimède Le corps, À propos de l’évaluation Journées européennes du patrimoine Histoires d’instruments scientifiques Expositions En recherchant la vague, AnatomiQue Parution La guerre, une vérité humaine 2013
« Douter de tout ou tout croire, ce sont deux solutions également commodes qui, l’une et l’autre, nous dispensent de réfléchir » Henri Poincaré, La Science et l’ hypothèse (1902)
LNA#64 / édito
La saison culturelle 2013-2014 : une richesse qui se partage Jean-Philippe CASSAR
Vice-président de l’Université Lille 1, chargé de la Culture et du Patrimoine Scientifique
Avant d’entamer l’année à venir, jetons un regard sur l’année écoulée. Sans prétendre faire un bilan exhaustif, que retenir de la saison culturelle 2012-2013 ? La conférence inaugurale de rentrée donnée par Jacques Bouveresse 1 sur « L’université, la science, la démocratie et le débat public ». Organisée conjointement avec l’Université Lille 3, elle préfigure la collaboration renforcée entre nos deux établissements. Quelques temps forts ont marqué la programmation artistique : la performance « Cantiques des quantiques » 2 proposée par Éric Sterenfeld lors du lancement de la saison culturelle ; la rencontre sur les imaginaires du scientifique et de l’artiste avec Johann Le Guillerm à la fin de son spectacle, le spectacle « Les oranges », Ursonate - La musique des phonèmes de Kurt Schwitters et bien d’autres.
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Enregistrements visibles sur Lille1.tv.
Voir Les Nouvelles d’Archimède, n°63, avril-juin 2013, pages 24-25. 2
Le cycle de conférences « Les Rendez-vous d’Archimède » intitulé « Autour du nucléaire » 1 a été l’occasion de débats et de rencontres très intenses, notamment celle avec Wataru Iwata, militant japonais, en marge de la projection du court métrage « Dissonances ». Dans ce pays singulier qu’est la France par la part importante qu’y tient l’énergie nucléaire, ce cycle a invité pour le moins à la vigilance, voire à la mobilisation pour l’émergence d’énergies renouvelables. La journée d’études « Mouvements arabes de révolte : deux ans après » 1, qui assurait la clôture du cycle « La méditerranée » 1, a offert un grand moment de rigueur dans l’analyse des situations des pays concernés et d’émotion quand la situation des populations de la Syrie en guerre ont été évoquées. Un public plus large aurait pu venir partager la richesse de cette programmation. C’est un point d’attention pour l’avenir.
L’équipe Jacques LESCUYER directeur Delphine POIRETTE chargée de communication Edith DELBARGE chargée des éditions et communication Julien LAPASSET graphiste - webmestre Audrey Bosquette assistante aux éditions Mourad SEBBAT chargé des initiatives culturelles Martine DELATTRE assistante initiatives culturelles Dominique HACHE responsable administratif Angebi Aluwanga assistant administratif Fathéa Chergui secrétaire de direction Sophie BRAUN chargée du Patrimoine scientifique Brigitte Flamand chargée d'accueil Jacques SIGNABOU régisseur technique Joëlle MAVET responsable café culture
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Pour la saison 2013-2014, le conseil de l’Espace Culture a retenu « Le corps » et « À propos de l’évaluation » comme thèmes des deux cycles de conférences. Ils vont structurer l’ensemble de la programmation. Ces thèmes auraient pu amener à traiter des sujets médiatisés. Nous avons fait le choix de sortir de l’événement, du spectaculaire, pour provoquer une réflexion en profondeur qui permette de prendre du recul et d’élargir le regard en proposant des sujets peut-être plus ordinaires mais qui abordent d’une autre façon les questions de sociétés qui sont en jeu. Dans cette programmation, des conférences du cycle « Le corps » font écho au thème de l’évaluation et j’y vois un signe de sa richesse. C’est le cas de la conférence d’Isabelle Queval qui traite de la performance. De la même façon, en interrogeant l’élaboration des normes sociales à propos du corps, Gilles Boëtsch nous invite à visiter une utilisation de la quantification pour évaluer la normalité. L’évaluation se réfère à une forme de rationalité qui peut interpeller le scientifique. Elle est aussi fortement remise en cause dans ses aspects administratifs les plus étroits. Peut-on, cependant, se passer de l’évaluation ? Celle-ci passe-t-elle forcément par la quantification des résultats forcément réductrice tant dans sa nature que dans les domaines dans lesquels elle peut s’appliquer ? Autant de thèmes qui seront déclinés à partir des domaines variés où l’évaluation s’est développée. La programmation de cette saison culturelle 2013-2014 peut faire partie de la formation qu’offre l’université. Les questionnements et les apports qui sont proposés complètent et enrichissent les contenus des enseignements et ils participent de l’insertion professionnelle, sociale et citoyenne. Osons en faire la proposition, voire intégrer certaines propositions dans les plannings des formations. Des spécialistes reconnus de leur domaine seront présents lors de conférences pour exposer leurs travaux, leurs réflexions et en débattre, des artistes présenteront le fruit de leur recherche : saisissons la chance de venir les rencontrer.
sommaire / LNA#64 Retrouvez le détail de nos manifestations dans notre programme trimestriel et sur notre site Internet : culture.univ-lille1.fr
Le corps 4-6 7
Le corps entre normes biologiques et normes sociales par Gilles Boëtsch Le corps : entre performance et identité ? par Isabelle Queval
À propos de l’évaluation 8-10 Qu’est-ce qui fait valeur dans notre société ? par Albert Ogien 11-13 Faut-il avoir peur de l’évaluation ? par Charles Hadji 14-15 L’évaluation des risques : l’évolution des expertises par Jean-Yves Trépos Rubriques 16-17 18-19 20-21 22-23 24-25 26-27 28-29 30-31 32-33
Paradoxes par Jean-Paul Delahaye Mémoires de sciences : De l’usage des plantes dans la médecine médiévale : herbiers et réceptaires par Geneviève Xhayet Repenser la politique : Le sens des transformations sociétales par Alain Cambier Chroniques d’économie politique : Anatomie d’une catastrophe annoncée par Philippe Légé Sciences en société : Jacques Ellul : une pensée critique de la technique par Stéphane Lavignotte Vie de l’université : La bibliothèque d’Iris, regard sur le passé des sciences modernes par Rémi Franckowiak Vie de l’université : Le jésuite rouge et son héritage, Alfred Giard et les stations zoologiques et marines dans le Boulonnais, du XIXème au XXIème siècle par François G Schmitt Regard sur un artiste : « LMB (la maison de) un inventaire », une œuvre de Patrick Bougelet par Bernard Maitte À lire : Shlomo Sand, Comment la terre d’Israël fut inventée par Jean-Marc Lévy-Leblond
Au programme 34-35 36 37 38 39
Rendez-vous d’Archimède : Cycles « Le corps » et « À propos de l’évaluation » Journées européennes du Patrimoine : « Histoires d’instruments scientifiques » Exposition : En recherchant la vague - installation de Gaëtan Robillard Exposition : AnatomiQue Collection Les Rendez-vous d’Archimède : nouvelle parution « La guerre, une vérité humaine »
En couverture : Rendez-vous d’Archimède, cycle Le corps Photo : Léo Scomorovschi - Chloé Moglia/ Rhizome
LES NOUVELLES D’ARCHIMÈDE Directeur de la publication : Philippe ROLLET Directeur de la rédaction : Jean-Philippe CASSAR Comité de rédaction : Bertrand BOCQUET Alain CAMBIER Jean-Paul DELAHAYE Rémi FRANCKOWIAK Jacques LESCUYER Bernard MAITTE Richard SOBEL Rédaction - Réalisation : Delphine POIRETTE Edith DELBARGE Julien LAPASSET Impression : Imprimerie Delezenne ISSN : 1254 - 9185
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LNA#64 / cycle le corps
Le corps entre normes biologiques et normes sociales Par Gilles BOËTSCH Anthropobiologiste, directeur de recherche au CNRS, directeur de l’UMI 3189 « Environnement - Santé - Sociétés » (CNRS/UCAD/UB/CNRST)
En conférence le 8 octobre Les sociétés ont construit des rapports différenciés au corps. Celui-ci peut être tour à tour producteur d’identité par son apparence comme les tatouages, les vêtements, les maquillages qui le décorent ou, au contraire, être délaissé au profit de l’âme ou de l’esprit. Les constructions normatives corporelles d’aujourd’hui visent à rendre compte de positions culturelles ou sociales que l’on retrouve en particulier sur la question pondérale, mais aussi sur la silhouette, sur la peau ou sur le visage. Les normes corporelles de demain devront intégrer la biotechnologie dans des perspectives d’augmentation des capacités physiologiques.
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e rapport que nous avons au corps, comme la somme de connaissances acquises sur lui, constitue le fruit d’un processus socioculturel. En Occident, les représentations, traitements et statuts définis par le christianisme ont longtemps empêché l’acquisition d’un savoir empirique sur le corps. La médecine a dû patienter jusqu’au XIVème siècle pour accéder à une connaissance anatomique véritable pour mettre ensuite en place une clinique efficace. Quant au développement des sciences de la nature, et notamment de l’anthropologie physique, il faudra attendre le XVIIIème siècle, avec les travaux de Buffon, pour avoir un début de connaissances qualitatives sur la variabilité morphologique du corps humain. Dans ces approches proposées du corps, l’anthropologie biologique a d’abord étudié la variabilité de l’espèce dans les différences morphologiques observables de par le monde. Cette perspective évolutionniste avait initialement pour objectif de comprendre le positionnement de l’homme actuel au sein du processus évolutif. Puis, elle a intégré à sa réflexion le rôle de la culture dans l’évolution de l’homme et dans l’expression de sa diversité « biologique ». Lorsque l’anthropobiologiste s’intéresse aujourd’hui à cet objet qu’est le « corps », il le saisit dans une dimension holiste. Il prête attention non seulement à son support biologique, mais également aux comportements et pratiques qui interfèrent sur sa morphologie et sa génétique, et cela au gré de la diversité des cultures. Ceci permet de revisiter l’étendue du champ du savoir sur le corps, mais aussi de mieux comprendre le rôle respectif des facteurs qui assurent sa transformation morphologique comme l’activité physique ou l’alimentation. La compréhension des processus de construction des normes corporelles, selon les périodes historiques ou les cultures, paraît fondamentale pour comprendre la réalité de la dynamique bio-corporelle qui se situe à la fois dans l’évolution des pratiques corporelles et alimentaires et des canons esthétiques. Les relations entre quantité de nourriture, nature des aliments ingérés et morphologie corporelle sont aujourd’hui
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reconnues. Les anthropologues se sentent questionnés sur l’ « épidémie » d’obésité observable dans les pays industrialisés mais qui tend à gagner le reste du monde ; en effet, au-delà d’une lecture épidémiologique, voire clinique de l’obésité, il convient de comprendre sa variabilité au niveau de notre espèce, et son acceptation ou son refus en fonction des représentations sociales concernant le corps et l’alimentation 1. Si les changements des comportements alimentaires – à la fois qualitatifs et quantitatifs – peuvent expliquer une grande partie du processus de prise de poids anticipant une modification de la morphologie corporelle, ils n’expliquent pas tout, car les problèmes physiopathologiques et/ou le changement récent de mode de vie, en particulier son impact sur la dépense énergétique, sont aussi responsables des modifications corporelles observables. Cette transformation morphologique nous interroge à la fois sur notre rapport à l’alimentation, c’est-à-dire aux modes de consommation de celle-ci, mais aussi sur nos modèles de construction corporelle possibles dans nos différentes sociétés. Les normes biomédicales Les études d’épidémiologie montrent que le surpoids et l’obésité sont associés à différentes pathologies : l’hypertension artérielle, le diabète, le cholestérol… Ces études ont permis de construire des modèles de probabilité d’apparition des pathologies en fonction du BMI. Ces normes ont été définies par l’OMS (Tableau 1) 2.
1 G. Boëtsch, « L’obésité dans les sociétés occidentales, le pondérisme entre normes bio-médicales et représentations sociales », La lettre scientifique de l’Institut Français pour la Nutrition, N° 110, décembre 2005, « Alimentation, image du corps et santé », pp. 2-5.
WHO, Consultation on Obesity, Obesity : preventing and managing the global epidemic, WHO Technical Report Series 894, Geneva, 2000.
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cycle le corps / LNA#64
ÉTAT NUTRITIONNEL IMC Maigreur et minceur Inférieur à 18,49 Corpulence normale 18,5 à 24,99 Surcharge pondérale ou « embonpoint » 25 à 29,99 Obésité modérée 30 à 34,99 Obésité sévère 35 à 39,99 Obésité très sévère ou massive supérieur à 40 Tableau 1 : Définition de l’état nutritionnel par l’OMS
L’accroissement rapide de l’obésité, qui touche les pays occidentaux, présente des variations (USA vs Europe), mais la tendance va dans le sens d’une augmentation régulière générale du BMI, en particulier chez les jeunes. Cette « épidémie » a bien sûr un coût économique : 147 milliards de dollars…, ce serait le prix annuel de l’obésité pour les États-Unis, tel que calculé pour 2006…, contre 78 milliards en 1998 3. En 2003, il y avait 300 millions d’obèses dans le monde (dont 1,7 milliard de personnes en surpoids) alors qu’ils n’étaient que 200 millions en 1995. En 2002, aux USA, le surpoids (critères OMS) était présent chez 43 % des femmes américaines d’origine européenne, 57 % chez les femmes hispaniques et 64 % chez les femmes afro-américaines. Ainsi, l’obésité s’associerait essentiellement à une mauvaise hygiène de vie alimentaire et corporelle, elle-même liée à des niveaux de vie très bas. Mais ces critères sont-ils seulement construits à partir de normes de caractères « universelles et scientifiquement attestées » ou sont-ils simplement la projection des normes des populations américaines d’origine européenne aux autres catégories ? Si, pour les Américains d’origine européenne, le surpoids est au seuil de 25, il serait à 26,3 chez les Afro-américains 4. Car les critères de l’OMS ne sont pas des valeurs absolues. En effet, des différences significatives ont été montrées entre populations (pays développés vs pays en développement ; milieux sociaux favorisés vs milieux sociaux défavorisés). Les normes sociales et culturelles En partant des modèles biomédicaux proposés par l’épidémiologie et sa lecture par le politique 5, l’anthropologie se propose d’apporter des réponses sur la construction des modèles sociétaux, en étudiant les représentations du corps et l’évolution de celles-ci 6. Finkelstein EA, Trogdon JG, Cohen JW, Dietz W, Annual Medical Spending Attributable To Obesity : Payer-And Service-Specific Estimates, Health Affairs, July 27, 2009, vol. 28 : 822-831.
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4 Deurenberg P., M. Deurenberg-Yap, Differences in body-composition assumptions across ethnic groups : practical consequences, Curr Opin Clin Nutr Metab Care, 2001, 4(5) : 377-83.
JC. Etienne, B. Bout, Prévention et traitement de l’obésité : l’ état de la recherche, Paris, Les rapports de l’OPECST, 2009. 5
G. Boëtsch, « Les variations historiques et culturelles de la morphologie corporelle »,
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Les mises en scène des formes corporelles au travers de représentations permettent de nombreuses lectures : celle de l’esthétisme et de la norme académique évidemment, du biomédical, mais aussi celle de l’influence de l’économique et du social, comme celle plus complexe de la morale. Il s’agit aussi de comprendre la manière que nous avons de lire les morphologies corporelles 7. Celles-ci montrent comment le corps s’inscrit dans une série de cycles biologiques en subissant les pressions environnementales et sociales de différentes natures. En effet, si au cours de la vie le corps subit des transformations contrôlées par le patrimoine génétique individuel, il est encore davantage soumis aux influences positives ou négatives de l’environnement. Historiquement, ce sont les transformations du régime alimentaire, associées aux révolutions agricoles et à l’industrialisation, qui vont se répercuter sur les morphologies corporelles. Les corps bien nourris des femmes signent la prospérité et ouvrent des promesses d’une sexualité davantage débridée, comme le suggèreront la peinture et la littérature orientalistes au XIXème siècle. Rapidement, cette transformation de l’esthétique féminine va introduire de nouvelles distorsions dans les modèles corporels. À partir des années 30, et en particulier au moment du développement des congés et du tourisme, le corps va se dévoiler de plus en plus. Et l’exhibition du corps signe la modernité. Le dénuement du corps doit exposer de la beauté et non de l’indécence 8. Dans ce nouveau contexte, c’est le contrôle de l’alimentation (et non plus son abondance) qui devient un signe de qualité. Et c’est l’activité physique qui permet l’affinement de la mise en forme. Aujourd’hui, c’est le corps de la femme sportive (maigre et légèrement musclée) qui constitue le modèle dominant. Le grand changement constaté, l’introduction de la modernité corporelle, c’est que l’exhibition induit des consignes esthétiques qui nécessitent la construction d’un corps maigre ne devant renvoyer ni au péché premier, ni à une sousalimentation, mais à une norme sociale. La nouvelle norme engendre des excès qui se retrouvent soit dans la pathologie mentale – l’anorexie – pour le discours médical, soit dans la norme esthétique – la maigreur – pour les grands couturiers. On se doit d’ailleurs de réfléchir sur cette fausse contradiction concernant les discours positifs ou négatifs sur un même type de corps proposé par des promoteurs efficaces des normes sociales (la mode et la médecine). Médecine et nutrition, 2006, 42(1) : 29-35. F. Regnault, « Les représentations de l’obésité », Bulletins et Mémoires de la Société d’Anthropologie de Paris, 1914, 5 (3) : 229-233.
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Pour paraphraser l’expression de Kenneth Clarke, « the naked and the nude », Cf. K. Clark, Le nu, Paris, Le livre de poche, 1969.
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LNA#64 / cycle le corps
L’épanouissement des formes du corps Le discours des stylistes suggère que le corps épanoui ne serait pas élégant, et que, difficile à vêtir, il serait sans distinction. Cette affirmation s’appuie sur le fait que le corps obèse renvoie à des modes de vie socialement très marqués puisque la « mauvaise » alimentation – génératrice d’obésité – est à la fois bon marché et quasiment inépuisable dans nos sociétés. Cette consommation débridée de nourriture n’est plus, comme ce fut le cas auparavant, un signe de bien-être social mais, au contraire, un stigmate du mal-être 9. Ainsi, le corps du gros apparaît comme un corps non-contrôlé, celui de la mollesse livré aux thérapeutes du corps et de l’esprit. Il s’oppose au corps sous le contrôle de l’individu, tout en dureté, celui du « maigre » qui surveille son régime alimentaire tout comme son activité physique. Ceci renvoie à un ascétisme qui construit le corps comme une marque de distinction sociale. Dans les sociétés d’antan ou d’ailleurs, où l’on observe une androgynie très fréquente du corps féminin qui stigmatise la pauvreté ou la maladie, s’oppose une plénitude des formes signifiant une vie festive et la bonne chère ainsi qu’une optimisation des potentialités de fertilité. A contrario, dans nos sociétés, le corps obèse devient la marque de faibles revenus se caractérisant par une alimentation calorique trop riche associée à une mauvaise hygiène de vie. Le corps gros des « autres » Notre volonté de contrôle des formes de notre corps est assurément un signe de notre propre modernité ; elle engendre un processus d’incorporation de l’effort et de la dureté. Cette volonté est exaltée dans certaines sociétés, comme la société japonaise où les jeunes filles cherchent à avoir les corps les plus fins voire les plus maigres possibles. Et, l’anorexie fait des ravages au japon où plus de 60 % des jeunes filles sont en dessous d’un poids « normal ». Par contre, dans d’autres sociétés où le corps doit être le reflet d’une opulence économique et sociale, l’obésité peut être signe de distinction. Ainsi, dans la société touareg ou maure, les petites filles des catégories socialement supérieures (les familles de nobles ou de religieux) étaient gavées à partir de l’âge de 7 ans. Leur corps est marqué par un fort embonpoint qui est « le suprême de la beauté ». Si les rondeurs sont recherchées en Afrique, c’est qu’elles sont synonymes de « beauté naturelle ». Aujourd’hui, sous la pression des normes esthétiques « occidentales », les excès
D. Carr, M.A. Friedman, Is Obesity Stigmatizing ? Body Weight, Perceived Discrimination, and Psychological Well-Being in the United States, Journal of Health and Social Behavior, 2005, 46 (3) : 244-259.
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liés au culte de la grosseur tendent à disparaître. Mais, pour l’ensemble des habitants du continent africain, être porteur d’embonpoint demeure une demande sociale : celle d’avoir accès à une aisance économique concrétisée par une riche alimentation, et surtout avoir une bonne santé ; en un mot, ne pas être malade du SIDA. Conclusion La lecture socio-historique de la corporéïté nous apprend qu’il y a souvent confusion entre les concepts de « gros » et d’ « obèse ». Dans notre société, le gros et l’obèse sont confondus. Ils sont stigmatisés car ils renvoient à la mollesse du corps et au manque de contrôle de celui-ci par la volonté. Ainsi, le plaisir ou le relâchement associé à l’alimentation se dresse contre le pouvoir que procure un corps dur et ferme. Cette image renvoie à un paradigme bien connu, celui de l’opposition entre le corps et l’esprit, l’abondance contre l’austérité : celui du Carnaval contre Carême. Ceci doit nous conduire à nous interroger sur les relations entre alimentation, obésité, corps et santé. Tout d’abord, un paradoxe, puisque l’accroissement de nourritures disponibles dans les sociétés industrialisées s’est associé à une augmentation de l’espérance de vie et à une durabilité plus grande de l’état de bonne santé. Ceci a eu pour conséquence un doublement de l’espérance de vie à la naissance entre 1900 et aujourd’hui ; c’est un fait incontestable. Mais, la conséquence pour l’individu c’est qu’il doit vivre plus longtemps avec son corps, suivre ses transformations morphologiques, s’en emparer pour en faire un capital. En faire un objet de désir, de bien-être et de plaisir et non plus un lieu de souffrance ou de malheur. Et si l’obésité semble constituer une forme de résistance au diktat social du corps esthétiquement parfait, par le laisseraller et l’abandon de soi au plaisir de la chère lorsqu’on la choisit ou aux affres de la boulimie lorsqu’on la subit, elle ne répondra malheureusement pas à cette aspiration au bienêtre durable. Car, le corps obèse constitue, dans nos sociétés, un double corps à la fois de pauvre et de monstre, c’est-à-dire celui d’une altérité dérangeante. Il exprime le refus de la différence basée sur un trait morphologique (maigre et dur vs gras et mou) exprimant, quelque part, un mal être individuel de la part de celui qui est obèse et collectif de la part de la société qui le rejette.
cycle le corps / LNA#64
Le corps : entre performance et identité ? Par Isabelle QUEVAL Philosophe, enseignant-chercheur Université de Paris Descartes, Pres Sorbonne Paris Cité Centre de Recherche, Sens, Éthique, Société (CERSES/CNRS UMR 8137)
En conférence le 26 novembre
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e début du XXIème siècle confirme une révolution dans la considération du corps et de la santé. Tandis que l’Antiquité s’attachait à prévenir et restaurer l’équilibre naturel, le XVIIIème siècle à cultiver une perfectibilité corporelle susceptible d’infléchir – pour l’améliorer – le destin individuel, les dernières décennies, dans les pays industrialisés, témoignent du projet de modifier et transformer le corps, c’est-à-dire aussi la nature. La pharmacologie nouvelle, les greffes, les prothèses, le dopage supposent la plasticité du corps humain et sa perméabilité à l’invention technique. Une interrogation sur l’identité humaine se dessine, qui porte sur la définition d’un corps naturel, ses limites éventuelles dans la combinaison avec l’artifice, c’est-à-dire sur la technicisation de l’humain et son hybridation. Que sera l’homme du futur selon ce processus historiquement ancré de perfectionnement du corps, processus qu’accélèrent aujourd’hui des moyens techniques décuplés ?
Ce glissement des perspectives, cette profusion des moyens suggèrent aussi une production du corps. L’allongement de la durée de vie dans les pays riches est un marqueur du progrès médical, de même que des existences vécues statistiquement dans/avec un corps moins souffrant et moins subi. S’ouvre l’ère d’un corps su, voulu, créé, projet volontaire et rationnel qui, de la naissance médicalement assistée – programmée ? – à la chirurgie esthétique, en passant par la pharmacologie, la diététique, la cosmétologie, le sport, évoque la maîtrise de la nature et du hasard. Croyance ou fantasme ? La maîtrise du corps, l’investissement identitaire dans un corps devenu destin, capital, jugement dernier, est une idée-force. Nul doute que l’effondrement des grandes transcendances au XXème siècle, qui structuraient collectivement les identités et proposaient des « au-delà », a cette conséquence paradoxale : l’espoir vient par le corps ; la vie bonne, i.e. saine et longue, dépend de l’entretien médico-sportif de soi. Production et rationalisation du corps introduisent inévitablement à la question des normes. Quels présupposés et critères régissent cet avènement d’un corps de plus en plus maîtrisé ? Qu’en est-il pour le sujet, dans un processus d’individualisation caractéristique de la société occidentale contemporaine ? Quelles conséquences se dessinent, enfin, pour la médecine, la pédagogie, l’éthique au travers d’exigences nouvelles liées à ce corps perfectible, mieux connu, choisi et voulu, ou rêvé comme tel ?
Plusieurs hypothèses se précisent : 1) le processus de rationalisation qui caractérise la société occidentale conduit à lier connaissance et contrôle ; 2) le processus de subjectivation à l’œuvre articule normes collectives et normes individuelles autour de la notion de culpabilité ; 3) la production du corps superpose plusieurs temporalités, dont une nouvelle hypertextualité du corps 4) l’amélioration du corps pose la question de sa technicisation – le corps augmenté – et de son contrôle – le corps « traçable ». Le sport, et en particulier le sport de haut niveau comme laboratoire expérimental de la performance humaine, incarne pleinement ce processus. L’optimisation exacerbée de tous les paramètres de la performance – matériaux, matériels, science médicale et entraînements, techniques gestuelles, diététique, préparation psychologique et stratégique – illustre un culte du progrès hérité des Lumières et dont le XIX ème siècle, celui de la naissance du sport moderne, consacra l’effectivité en étalonnant la force et le mouvement humains. Par son essence – l’amélioration des performances – le sport de haut niveau figure un évolutionnisme schématique – adaptation, sélection, progression – dont le dopage est un ingrédient logique, si ce n’est moralement ou médicalement légitime. Par la manière, enfin, dont la construction sportive de soi suppose une économie instrumentale du corps, l’entraînement du champion entre en résonance avec une sportivisation du corps et des mœurs qui, au-delà de l’injonction médicale à faire de l’exercice, révèle le culte contemporain d’un corps-œuvre, indéfiniment perfectible. Références : I. Queval, S’accomplir ou se dépasser, essai sur le sport contemporain, coll. « Bibliothèque des Sciences humaines », Paris, éd. Gallimard, 2004, 341 p. I. Queval, Le corps aujourd’ hui, coll. « Folio Essais », Paris, éd. Gallimard, 2008, 455 p. I. Queval, Le sport - Petit abécédaire philosophique, coll. « Philosopher », Paris, éd. Larousse, 2009, 225 p.
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LNA#64 / cycle à propos de l'évaluation
Qu’est-ce qui fait valeur dans notre société ? Par Albert OGIEN Sociologue, directeur de recherches au CNRS, directeur du Centre d’Étude des Mouvements Sociaux et de l’Institut Marcel Mauss de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales
En conférence le 22 octobre
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ans les sociétés pluralistes et rationalisées dans lesquelles nous vivons, dire « ce qui fait valeur » est une tâche qui ne peut pas être remplie en dressant une liste de catégories de jugements tenues pour vraies de toute éternité dont l’usage s’imposerait à tous. C’est pourtant cette conception étriquée de la valeur qui semble la plus couramment retenue. Cela tient sans doute au fait qu’elle est défendue, avec vigueur, par ceux qui mènent un combat pour restaurer la force de règles morales dont le pouvoir de contrainte leur paraît s’être affaibli. Pour ces militants, les valeurs sont les piliers de l’ordre naturel du monde qu’il faut scrupuleusement veiller à respecter : autorité, famille, religion, procréation normale, sexualité correcte ou patrie. Pour d’autres cependant, les valeurs ne sont pas seulement héritées d’un passé qu’elles visent à perpétuer, mais peuvent être orientées vers un futur : la liberté, l’égalité, le droit, la laïcité, la République ou la Raison.
Cette façon de voir pose cependant deux questions. La première est celle de l’autonomie épistémique, c’est-à-dire la capacité des individus à connaître le monde de façon détachée de toute forme de détermination. Car comment soutenir que la manière dont les individus voient le monde n’est pas influencée par la nature des apprentissages qu’ils ont subis ? La seconde est celle de l’unicité du monde : peut-on vraiment concevoir la société comme une entité homogène et si parfaitement intégrée que tous ses membres partageraient un unique système de valeurs ? Il paraît plus réaliste de la saisir comme une composition hétéroclite qui abrite en son sein une pluralité d’ordres normatifs, à l’intérieur desquels les individus inscrivent une modalité de leurs rapports à autrui. Et comme un même individu est amené, au cours d’une même journée, à inscrire son action dans une multitude d’ordres normatifs, on peut déduire qu’il maîtrise un grand nombre de systèmes de valeurs 5.
Les sciences humaines et sociales n’accordent pas toujours ce caractère intangible et immuable aux valeurs. Il leur arrive de les envisager soit comme produit des émotions 1, soit comme phénomène culturel 2 , soit comme guide pour le jugement et l’action. C’est dans cette dernière perspective que Dewey a introduit la notion de valuation 3, en posant que « ce qui fait valeur » se dévoile à mesure que les individus découvrent ensemble « ce à quoi ils tiennent » dans une situation d’action précise 4. Et les enquêtes empiriques de la sociologie ont démontré que, loin d’être des inaltérables pierres de base de la mora le ou de la société, les valeurs se constituent dans le contexte de l’activité dans laquelle l’usage qui en est fait se réalise. Les analyses du pragmatisme et de la sociologie conduisent donc à conférer une variabilité essentielle aux valeurs.
Poursuivons cette clarification. On a déjà signalé que la notion de valeur renvoie tantôt à des institutions sociales (famille, nation, religion, laïcité, République), tantôt à des principes qui fondent la commune humanité (dignité, liberté, égalité, honneur, responsabilité, fidélité). Cette différence est importante : alors que les institutions sont contingentes et font en permanence l’objet d’une critique qui les transforme, les principes possèdent une certaine permanence et sont les ressources qui servent à élaborer cette critique. Il s’agit donc d’éviter une confusion : ne pas attribuer aux premières les propriétés des seconds (erreur qui se commet couramment cependant). On peut ensuite noter que la notion de valeur se différencie souvent peu de celle de vertu. Considérons, par exemple, une liste de « valeurs » glanée par hasard sur internet : austérité, civisme, courage, dévouement, discipline, égalité, fidélité, générosité, honnêteté, hospitalité, humilité, justice, liberté, loyauté, patriotisme, piété, plaisir, paix, respect de l’ordre établi, respect de la nature, recherche du savoir, excellence, séniorité, tolérance, travail, volonté. Comment départager, dans cette liste, les valeurs des vertus ? Alors qu’une vertu est une qualité de l’être humain qui se définit de façon abstraite à l’aide de critères du bien de nature censément universelle, une valeur
P. Livet, Émotions et rationalité morale, Paris, éd. PUF, 2002.
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2 Eurobaromètre Standard, Les valeurs des Européens, Bruxelles, TNS, 2012. Les « valeurs » retenues et classées en ordre d’importance dans ce baromètre sont : les droits de l’homme, le respect de la vie humaine, la paix, la démocratie, les libertés individuelles, l’État de droit, l’égalité, la solidarité, la tolérance, l’épanouissement personnel, les respect des autres cultures, la religion.
J. Dewey, La formation des valeurs, Paris, éd. La Découverte, 2012 (traduction et introduction de A. Bidet, L. Quéré et G. Truc).
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4 H. Frankfurt, The Importance of What We Care About, Cambridge, CUP, 1988 ; E. Hache, Ce à quoi nous tenons, Paris, éd. La Découverte, 2012.
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A. Ogien, Sociologie de la déviance, Paris, éd. PUF, 2012.
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est un type de vertu que tous les membres d’un groupe social devraient partager et qui devient un marqueur d’identité collective. Prenons un exemple : si l’avidité, la férocité, l’égoïsme sont des valeurs du monde concurrentiel du néolibéralisme, il ne semble pas que ces traits passeraient pour des vertus louables que tous devraient adopter ; sur l’autre bord, le projet d’une société plus égale défend des valeurs de solidarité, d’équité et de coopération, qui ne sont pas des vertus mais des engagements. Autre exemple : si la haine du juif, la violence contre les ennemis, la destruction de la culture et la soumission aveugle au chef sont des valeurs du nazisme, on peut espérer que personne ne pourra dire que ce sont là des vertus que l’être humain devrait cultiver (sauf lorsque celui qui le fait est un propagandiste qui exalte le nouvel homme aryen). Un premier critère de définition de la valeur est donc le fait qu’elle transforme une vertu en un attribut d’un groupe social. Un autre se dégage de la distinction entre norme et valeur. Alors que la première est une injonction à se comporter d’une manière codifiée qui s’impose à tous par crainte de la sanction, la seconde n’a aucune force contraignante : la référence à une valeur n’a pas à être justifiée – même si sa pertinence peut être contestée dans tel ou tel cas 6. La clarification ne s’arrête pas là. Il est aujourd’hui devenu crucial de distinguer deux acceptions du mot valeur : social ou arithmétique. Une valeur est sociale lorsqu’elle sert à organiser le jugement ordinaire et à expliquer une conduite ; elle est arithmétique lorsqu’elle procède d’une opération (la valorisation) qui consiste à traduire une chose ou un acte en une donnée chiffrée dont la validité est admise par convention 7. La forme la plus commune d’une valeur de ce genre est le prix d’une commodité sur un marché. S’il est devenu nécessaire de séparer ces deux acceptions, c’est qu’elles tendent à se confondre, en particulier depuis que les catégories du raisonnement gestionnaire ont envahi les formes de jugement ordinaire 8. Ce qui pose une question : peut-on réduire une valeur sociale à une valeur arithmétique ? Pour
répondre à cette question, on peut examiner ce qui se passe dans le domaine du politique. Depuis la fin des années 1970, un nouveau modèle d’exercice du pouvoir s’est imposé : « gouverner au résultat » – en entendant la notion de résultat au sens particulier de mesure du degré de réalisation des objectifs chiffrés à l’aide d’indicateurs de performance 9. Dans ce modèle, la notion de valeur renvoie moins aux catégories morales propres au processus de décision politique qu’aux données de quantification qui alimentent le calcul de l’efficacité de l’action publique 10. Dans ce dispositif, chacun des éléments de la chaîne administrative de mise en œuvre d’une décision doit être « valorisé » – c’est-à-dire doté d’un coût – afin de savoir précisément où et comment réaliser les « gains de productivité » permettant de réduire le financement de l’État. L’instrument de cette valorisation est l’évaluation, qui détaille la dépense globale engagée par une politique publique en trois agrégats : le coût par unité de production, l’efficience des actions menées, et la productivité de chacun des agents impliqués. Et c’est en croisant ces trois types de données qu’il devient possible de gouverner en imposant une logique du résultat et de la performance. Cet asservissement volontaire du politique au chiffre modifie insensiblement la conception du politique et celle de la nature du rapport qui lie les citoyens à leur État. Cette modification est souvent rapportée à la victoire du néo-libéralisme et à son corollaire : la transformation du gouvernement en agent de la déréglementation, prônant la concurrence comme mode de régulation des rapports sociaux et favorisant la marchandisation des biens publics. Tout cela renvoie sans doute à des tendances bien réelles. Mais, en arrière-plan, un autre phénomène opère, moins facile à cerner et à critiquer : la numérisation du politique. C’est-à-dire la mise en place d’un système de contrôle dans lequel les données de quantification qui façonnent le processus de prise de décision politique sont standardisées, homogénéisées et stockées dans des bases et des fichiers rendus compatibles afin de pouvoir être traitées et re-traitées
R. Ogien, Le rasoir de Kant, Combas, éd. de l’Éclat, 2003.
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7 F. Vatin (éd.), Évaluer et valoriser, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 2013.
A. Ogien, L’esprit gestionnaire, Paris, éd. de l’EHESS, 1995.
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A. Ogien, Désacraliser le chiffre, Versailles, éd. Quaé, 2013. E. Suleiman, Le démantèlement de l’État démocratique, Paris, éd. du Seuil, 2005.
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de façon chaque fois particulière, selon les besoins et les circonstances. Un des effets de la numérisation tient à ce qu’elle conduit les professionnels du chiffre à créer des « réalités informationnelles » (c’est-à-dire des entités statistiques idéalisées) sur la base desquelles les gouvernants définissent de façon anticipée l’efficacité des politiques publiques et fixent des objectifs chiffrés permettant d’accomplir cette anticipation. Avec le progrès des techniques de quantification, le chiffre cesse d’être un instrument de savoir et d’aide à la décision pour devenir la source même des règles qui déterminent l’orientation de l’action publique. C’est aujourd’hui au moyen de la définition de variables et de l’élaboration d’algorithmes que les gouvernants reconfigurent la nature des tâches administratives et l’étendue des missions de service public. C’est également de cette manière que s’imposent la restructuration d’une institution ou d’un établissement comme celle des modalités d’exercice d’un métier (du public comme du privé). Et ces transformations finissent par prendre la force de l’évidence dans la douce routine des saisies informatiques. Voilà comment s’impose, à bas bruit, l’évidence d’une idée pourtant absurde : l’État est une organisation qui doit être gérée comme on gère une entreprise, en y introduisant les modes de direction en vigueur dans l’univers marchand. Ce n’est là qu’un des effets de l’emprise que la numérisation des activités humaines tend à prendre sur nos vies. Mais il illustre bien un des paradoxes des sociétés modernes : la valeur arithmétique tend à y devenir le critère dominant de définition de « ce qui fait valeur » alors même qu’elle ne reflète que très vaguement – voire plus du tout – « ce à quoi nous tenons ».
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Faut-il avoir peur de l’évaluation ? Par Charles HADJI Agrégé de philosophie, professeur émérite en sciences de l’éducation, Université Pierre Mendès-France Grenoble 2
En conférence le 5 novembre
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’évaluation connaît aujourd’hui une assez forte expansion, qui se traduit par l’extension de son domaine d’application. Pour ce qui concerne spécifiquement le champ scolaire, au sens large, on évalue les élèves individuellement (et depuis peu dès la maternelle !), tout au long de leur scolarité, à l’occasion de leurs travaux scolaires, ou des examens. Mais on les évalue aussi de façon collective, à un niveau défini, en CE1, ou en CM2, ou encore en fin de 5e. Ces évaluations transversales ont tendance à se multiplier. On évalue les enseignants. On évalue le rendement scolaire, et de plus en plus dans un cadre international (enquêtes PISA – Program for International Student Assessment ; Pirls – Programme international de recherche en lecture scolaire). Cette expansion de l’activité évaluative est-elle préoccupante ? On a parlé à son propos de « fièvre évaluative ». On dénonce la « folie des notes ». Certains ont même pu affirmer que l’évaluation « gangrénait » tout le système. Il est donc urgent de tenter d’apprécier ce qui serait en quelque sorte le pouvoir de nuisance de l’évaluation, tout en s’interrogeant sur la fatalité de l’exercice de ce pouvoir. L’évaluation est-elle, par nature, une activité nocive ? Cette question engage un travail de modélisation de l’activité évaluative, tentant d’en définir une « essence ». La conclusion à laquelle nous ont conduit nos propres analyses (Hadji, 1989, 1999, 2012a) est que l’évaluation, activité par laquelle on s’efforce d’apprécier le caractère acceptable ou non d’une situation existante (par exemple : tel travail produit par l’élève) par référence à une situation désirée ou espérée (un travail scolaire qui manifesterait la maîtrise de connaissances ou compétences visées), est une activité délicate à exercer de façon objective et juste, mais en soi foncièrement utile, en tant que participant à un mécanisme de conduite éclairée de l’action sociale. Il est toutefois possible d’en faire un usage social qui lui donnera vite un visage négatif, et pourra même la transformer en cauchemar pour ceux sur qui elle s’exerce. C’est pourquoi il peut être utile de décrire brièvement trois des principaux pièges auxquels elle s’expose, avant d’identifier trois conditions qui en feraient une activité vraiment utile aux acteurs du processus enseignement/ apprentissage, qu’il s’agisse des responsables éducatifs, des parents, des enseignants ou des élèves.
Une activité évaluative exposée à trois grandes dérives La première dérive est celle de l’obsession génératrice de stress. L’omniprésence tyrannique de la notation installe un climat de stress tel que la pression exercée sur les élèves devient contre-productive. L’École prend un caractère proprement anxiogène, comme l’ont mis en évidence les travaux de Gisèle George (2002) ou l’ouvrage de Peter Gumbel (2010). Pour ce dernier, la notation est devenue un instrument de « torture pédagogique » (Le Monde du 06/10/11). Une école anxiogène est une école où les remarques et les notes blessantes sont privilégiées ; où les mauvais élèves sont rabaissés et humiliés ; où se développe la peur, paralysante, de se tromper. Il s’avère alors urgent, selon les termes utilisés par l’AFEV (Association de la fondation étudiante pour la ville), d’ « agir contre la souffrance à l’école ». La deuxième dérive est celle de l’impérialisme de la quantification. L’obsession de l’évaluation s’accompagne souvent d’une obsession de la mesure. On est alors victime d’un préjugé selon lequel on doit pouvoir tout mesurer, car seul serait important ce qui est quantifiable, tout ce qui n’est pas mesurable étant insignifiant. On tombe vite dans les facilités des politiques du chiffre qui, comme le montrent les exemples des palmarès des universités, ou de l’appréciation bibliométrique de la « valeur » d’un chercheur, condamnent de fait à rester à la surface des choses, en croyant que l’on peut se contenter d’indicateurs numériques pour évaluer ce qui est de l’ordre de la qualité, et en négligeant de poser la question des attentes légitimes. Qu’est-on légitimement en droit, par exemple, d’attendre d’une université : qu’elle se donne les moyens de recruter des Prix Nobel, ou qu’elle fasse réussir ses étudiants ? La troisième dérive condamnable est celle de l’endoctrinement idéologique. Il nous semble remarquable, en effet, que l’usage social sinon dominant, du moins très fort, de l’évaluation comme outil de production et de sélection des meilleurs, est en résonance avec les thèmes majeurs d’une idéologie d’ordre socio-politico-économique aujourd’hui mondialement dominante. L’obsession évaluative se développe dans un climat idéologique marqué par le culte de la concurrence, de la performance, et de l’ « excellence », à l’heure du « marché roi ». Il y a alors comme un « cousinage thématique » entre les thèmes dominants de l’idéologie néo-libérale, qui valorise l’efficacité, la saine concurrence, 11
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la compétitivité, la performance, la rentabilité, le mérite et l’excellence, et les thèmes dominants du discours de ceux qui prônent le développement et la généralisation de l’évaluation comme outil au service de l’excellence, et dont il ne faudrait jamais avoir peur (cf. Valérie Pécresse, Le Monde du 26/04/13). Dans ces conditions, l’évaluation court le risque de devenir servile (asservissement à des dogmes, au court terme, au pouvoir, à l’argent). Alors que le travail scolaire ne peut se réduire à la compétition concurrentielle, ni la réussite à la performance. Mais une activité qui peut trouver sa pleine et véritable utilité, à trois conditions Si les trois dérives décrites sont fortement préoccupantes, nous pensons toutefois que l’évaluation n’est pas condamnée à s’y laisser entraîner. Tout d’abord, parce que la prise de conscience de l’existence des pièges peut permettre de s’en détourner. La lucidité est facteur de prévention. Ensuite, parce qu’il est possible de conférer à l’activité évaluative des fonctions pédagogiquement utiles, et de la mettre au service de fins socialement et éthiquement légitimes. Tout va donc dépendre du sens accordé, et de l’orientation donnée, à leur travail, par les évaluateurs. La fonction est définie par « ce pour quoi » on évalue. Elle caractérise un type d’utilisation. Ainsi, par exemple, une évaluation formative est une évaluation effectuée dans le but de faciliter des apprentissages. C’est cette intention d’utilisation (être au service des apprentissages des élèves) qui la caractérise. Mais, par ailleurs, les fonctions s’inscrivent dans une visée plus vaste, correspondant à une finalité sociale alors dévolue à l’activité évaluative : par exemple, trier et sélectionner les individus (on compare – fonction –, pour éliminer – finalité –) vs accompagner un développement (on opère un diagnostic, pour aider). La finalité correspond donc à « ce en vue de quoi », socialement, on évalue. Il est alors clair que, du point de vue pédagogique, la fonction formative est prioritaire, dans la mesure, tout simplement, où le but premier de l’enseignement est de faire accomplir les apprentissages scolaires. Cette fonction formative, au service d’une finalité de développement des personnes, pourra alors être privilégiée à trois conditions. La première condition est que l’évaluation respecte sa fonction naturelle en devenant vraiment informative. L’évaluation, dans une optique de régulation de l’action, est une nécessité. Le mécanisme de « conduite éclairée de 12
l’action » comporte deux volets. Un volet « surveillance » : on contrôle son action par la prise d’informations en retour dans un processus de comparaison si possible continue entre un « état-but à atteindre » et un « état donné » (Linda Allal, 1993). Et un volet « ajustement » : on adapte son action afin de réduire l’écart au but. Dans le domaine des apprentissages scolaires, comme d’une façon générale dans le champ des actions sociales, refuser l’évaluation, c’est vouloir avancer les yeux fermés. D’un point de vue pédagogique, il s’agit de donner au maître des informations précises sur les effets de son action, et à l’élève les informations nécessaires pour y voir clair dans ses apprentissages. De fait, dès qu’il y a apprentissage, l’évaluation est omniprésente, et permanente. Le meilleur élève est souvent celui qui s’autoévalue le mieux, et qui est alors lucide quant à ses performances, ses acquis, ses difficultés (Hadji, 2012b). D’un point de vue social, l’évaluation scolaire permet (ou : devrait permettre !) d’éclairer les parents dans le cadre d’un dialogue constructif. Il s’agit, dans tous les cas, d’apporter le plus possible d’informations éclairantes aux acteurs du processus éducatif. La deuxième condition est d’inscrire le travail évaluatif dans une perspective de réussite. Refusant d’être uniquement un outil de sélection des élites, l’évaluation peut être mise au service des apprentissages dans le cadre d’une pédagogie s’inspirant de l’esprit de la « pédagogie de maîtrise », dont l’idée de base est que, dans des conditions appropriées, 95 % des élèves peuvent maîtriser la matière enseignée. L’évaluation formative peut être l’une de ces conditions appropriées. Il faut alors se délivrer de la « constante macabre », dénoncée par Antibi (2003), qui fait que les enseignants se sentent toujours obligés de répartir leurs élèves en 3 tiers, en distribuant leurs notes selon une courbe en cloche. Pour contribuer au passage à une courbe en « J », c’est-à-dire pour favoriser la réussite d’un maximum d’élèves, l’évaluation devra s’inscrire dans un « contrat de confiance » ayant pour fonction d’encourager le travail, de clarifier le champ du questionnement, et d’éliminer les pièges, en faisant porter le contrôle sur ce qui a vraiment fait l’objet d’un apprentissage. La troisième condition est de se délivrer de l’impérialisme de la notation. L’évaluation ne se réduit en aucun cas à une notation. La note a des avantages : c’est une pratique familière, donnant des points de repère, et permettant des comparaisons faciles. Mais elle n’est qu’un moyen, parmi d’autres, pour exprimer le résultat d’un travail de production
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d’un jugement d’acceptabilité. Et surtout, elle a le grand défaut de faire croire que l’évaluation est une mesure, alors qu’il n’y a d’évaluation, comme l’ont clairement fait comprendre Ardoino et Berger (1986), qu’à partir du moment où l’on brise la continuité de la chaîne quantitative pour formuler un jugement de valeur. Il s’agit donc, sinon de supprimer les notes, du moins de réduire leur emprise. On pourra le faire en mettant en œuvre des outils de diagnostic personnalisé, telles que les « échelles descriptives » proposées par Scallon (2000, 2007). La construction de telles échelles repose sur une double opération. Il faut tout d’abord lister les caractéristiques ou dimensions essentielles de la production attendue (prestation de l’élève ou produit de son activité). Puis préciser, pour chacune d’elles, des niveaux qualitatifs correspondant à des degrés, des étapes ou des niveaux de progression. De tels outils sont bien de nature à augmenter l’informativité de l’évaluation, dans le sens de la première condition énoncée plus haut.
Références bibliographiques L. Allal, D. Bain et P. Perrenoud (Dir.), Évaluation formative et didactique du français, éd. Delachaux et Niestlé, Neuchâtel, 1993. A. Antibi, La constante macabre, éd. Nathan, Paris, 2003. J. Ardoino et G. Berger, L’ évaluation comme interprétation, Revue Pour n° 107, 1986, p. 120-127. G. George, Ces enfants malades du stress, éd. Anne Carrière, Paris, 2002. P. Gumbel, On achève bien les écoliers, éd. Grasset, Paris, 2010. C. Hadji, L’ évaluation, règles du jeu, ESF Éditeur, Paris, 1989. C. Hadji, L’ évaluation démystifiée, ESF Éditeur, Paris, 1999. C. Hadji, Faut-il avoir peur de l’ évaluation ?, De Boeck, Bruxelles, 2012a. C. Hadji, Comment impliquer l’ élève dans ses apprentissages. L’autorégulation, une voie pour la réussite scolaire, ESF Éditeur, Paris, 2012b. G. Scallon, L’ évaluation formative, Éd. du Renouveau Pédagogique Inc., Saint Laurent (Québec), 2000. G. Scallon, L’évaluation des apprentissages dans une approche par compétences, De Boeck, Bruxelles, 2007.
On le voit, l’évaluation, opération bonne en son principe, peut devenir la meilleure ou la pire des choses selon l’usage social qui en est fait. Il est donc primordial d’être lucide quant aux fonctions et aux finalités que privilégie, qu’on en ait conscience ou non, tout travail concret d’évaluation. Or, à l’École, la finalité éducative (accompagner le développement du plus grand nombre) nous paraît être une priorité absolue. Faute de quoi l’École perdrait son sens. C’est pourquoi il faut bien reconnaître à l’évaluation formative, et lui accorder, une place centrale dans les activités d’évaluation scolaire. Car, au sein d’une institution dont le but premier est de faire apprendre, l’évaluation a pour fonction première d’aider cette institution à atteindre ce but. Si telle est sa volonté, il n’y a pas à en avoir peur.
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LNA#64 / cycle à propos de l'évaluation
L’évaluation des risques : l’évolution des expertises Par Jean-Yves TRÉPOS Professeur de sociologie, Laboratoire Lorrain de Sciences Sociales (2L2S) Université de Lorraine à Metz
En conférence le 10 décembre
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our de nombreux théoriciens, le risque constitue une option plausible pour échapper aux labels globalisants souvent évoqués pour caractériser notre société moderne (société post-industrielle, société individualiste, par exemple). La publication, en 1986, par le sociologue allemand Ulrich Beck, d’un livre majeur 1 a renforcé ce qui se dessinait déjà comme une tendance forte. On a donc de plus en plus parlé de « société du risque ». La caractéristique centrale de cette constellation, tous travaux confondus, c’est la tension entre trois éléments : a/ la perception et la représentation, par tout un chacun, de la vie comme risquée ; b/ la construction de dispositifs experts de traitement sociétal du risque (ce qu’on appelle la « gestion des risques ») ; c/ l’effet inducteur de risques résultant des deux éléments précédents et créant un processus de « risquification » 2. Autrement dit, chacun de ces éléments met les autres en question : les spécialistes du risque critiquent l’incohérence des perceptions ordinaires du risque ; les contre-experts discutent la validité du type de rationalité « risquolâtre » des experts et ainsi de suite. Risques dans les sociétés modernes
On peut 3 dresser un panorama des risques contemporains, tels qu’ils peuvent être rencontrés par chacun de nous. Le risque nucléaire apparu comme un mal épouvantable, mais « confiné » au domaine militaire, au moment d’Hiroshima, devient véritablement un risque pour le grand public lorsque sont connus les accidents majeurs des centrales nucléaires de Three Miles Island, puis de Tchernobyl. Le risque technologique, qui est d’abord chimique, frappe l’opinion publique avec les catastrophes de Seveso et de Bophal, mais il peut qualifier aussi une foule de petits accidents, dont la liste finit par être impressionnante. La technologie produit aussi le risque de pollution, depuis la dégradation spectaculaire du milieu marin par les naufrages de pétroliers, jusqu’à la dégradation rampante de l’atmosphère (appelée d’abord « effet de serre », puis « réchauffement climatique »). L’époque est
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U. Beck, La société du risque, Paris, éd. Aubier, 2001.
Wynne, « Creating Public Alienation : Experts, Cultures of Risk and Ethics on GMOs », Science as Culture, vol. 10, n° 4, 2001.
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3 A. Bourdin, « La modernité du risque », Cahiers Internationaux de Sociologie, volume CXIV, 2003.
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aussi celle du risque sanitaire, capable depuis fort longtemps de frapper les imaginaires (les grandes épidémies), mais surtout défini comme risque à partir de l’apparition du SIDA et renforcé régulièrement par des épizooties candidates à l’épidémie (de l’ESB au virus H5N1), par des expérimentations (les OGM ou le clonage). Tous ces risques frappent par leur incidence massive sur des collectifs (certains groupes, et peut-être toute la population, sont dits « à risques » et l’opinion publique enregistre très vite cette qualification comme une disqualification). Pourtant, le lien n’est pas toujours fait entre ces risques que des entreprises humaines font courir à des collectifs et les risques que prennent quotidiennement les individus. Le risque routier, producteur d’une forte morbidité et d’une forte mortalité, est en général imputé aux prises de risques d’individus (éventuellement influencés par leur éducation) et assez peu au marché automobile, aux infrastructures routières, voire aux stimulations induites par la société de consommation – imputation que réaliseront par ailleurs des experts et des militants. L’expertise face aux risques Que font les experts face à ces risques ? La formule la plus générique de l’expertise montre un spécialiste, chargé par un commanditaire ayant une obligation de résultat, de réunir un certain nombre de moyens permettant de prendre cette décision. Cet exercice s’effectuait traditionnellement comme une activité protégée, qui tenait à distance aussi bien les professionnels que les usagers, justement au nom de l’argument rédhibitoire bien connu : c’est parce que les professionnels, tout compétents qu’ils soient, n’ont pas réussi à résoudre cette difficulté qu’on a dû faire appel à un expert. Ce dernier était donc autorisé à construire la bulle, à l’intérieur de laquelle il déploierait bientôt sa boîte à outils, comme un espace dont il contrôlerait la porosité. J’ai proposé 4 d’appeler « algorithme » l’agencement des outils technico-scientifiques et des relations politiques à l’intérieur de cet espace d’autonomie relative. Ce que l’expert fait face au risque tend alors à être confiné et faire partie d’une boîte noire : même quand l’un d’entre eux accepte J.-Y. Trépos, La sociologie de l’expertise, Paris, éd. PUF (« Que sais-je ? »), 1996.
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d’en montrer quelque chose, c’est plutôt les composantes que l’algorithme, et c’est plutôt après que pendant. Pour mieux faire observer l’évolution que je cherche à caractériser ici, je devrais sans doute distinguer cet « algorithme fermé » d’un « algorithme ouvert » aujourd’hui en question. Loin de construire sa bulle sur le secret d’un exercice solitaire, l’expert met en place un dispositif participatif, dans lequel les savoirs d’usage et les savoir-faire sont fédérés et utilisés. On trouve ce modèle d’action à l’œuvre en nivologie, lorsque les connaissances héritées d’une longue fréquentation des lieux tempèrent la mise en œuvre de modèles géomécaniques 5 ou en prévention des inondations, lorsque l’on mobilise des petits propriétaires d’étangs pour mettre en œuvre ce que prévoient les cartes de risques 6. Expertise distribuée et activation Ce déplacement de l’expertise cachée à l’expertise participative n’implique pas que les personnes ordinaires soient vraiment devenues des experts : c’est le dispositif, non les personnes, qui est porteur d’expertises et on ne peut comprendre ce qui s’y passe qu’en se référant à un modèle de cognition distribuée. On a déjà un peu de recul pour voir que la mise en réseau des compétences peut être un moyen de développer une expertise autre : face aux politiques publiques du transport, qui, en France, semblent fonctionner comme boîtes noires (dont seul le corps des Ponts aurait la clé), une expertise associative a pu se constituer en région Rhône-Alpes, à partir d’une mobilisation territoriale 7. Dans un contexte moins tendu, l’association AGIR a pu s’afficher comme réseau d’expertise apprenante 8 : bénéficiant de savoir-faire issus de
la RATP et, d’autre part, visant la mutualisation des expériences de ses membres, l’association peut alors revendiquer un usage politique différent de l’expertise, c’est-à-dire l’exercice d’un pouvoir au niveau local. Pourtant, deux médiations semblent plus ou moins nécessaires pour que ces ordonnancements se réalisent. Premièrement, la mise en mouvement de ce processus semble conditionnée par une alerte 9 : l’information doit être mise en forme pour atteindre ceux qu’elle concerne. Deuxièmement, ces dispositifs ne produisent de l’expertise qu’au prix de l’investissement d’un certain nombre de spécialistes qui acceptent, en quelque sorte, de se dessaisir d’une partie de leurs compétences (au sens juridique) pour permettre l’émergence de nouveaux savoir-faire, qu’ils supposent plus ajustés à la situation que les leurs. C’est au fond leur capacité à formuler ce diagnostic qui fait leur expertise. Nous assistons donc à un nouveau déplacement, qui affecte cette fois les caractéristiques des compétences des experts et des gens de métier : ils ont moins à faire qu’à coordonner, c’est-à-dire à faire faire. La compétence des spécialistes devient donc principalement une compétence d’incitation ou, comme on dit dans la sociologie anglophone, d’ « activation ». Elle trouve évidemment son sens plus global dans la généralisation de l’impératif de réf lexivité, face à la « société du risque » et à la risquolâtrie.
L. Rochet, « Prévision, pronostic et simulation des risques : la modélisation », In G. Decrop et J.-P. Galland (sous la dir. de), Prévenir les risques : de quoi les experts sont-ils responsables ?, La Tour d’Aigues, éd. de l’Aube, 1998.
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6 O. Gilard, P. Givone, « Modélisation de la vulnérabilité : la méthode inondabilité », In G. Decrop et J.-P. Galland (sous la dir. de), Prévenir les risques : de quoi les experts sont-ils responsables ?, La Tour d’Aigues, éd. de l’Aube, 1998. 7 J. Lolive, J. Tricot, « La constitution d’un réseau d’expertise environnementale », Métropolis, n° 108/109, 2002. 8 E. Garin-Lavignotte, G. Franquemagne, « L’association AGIR : Un cas d’expertise apprenante », Métropolis, n° 108/109, 2002.
F. Chateauraynaud, D. Torny, Les sombres précurseurs, Paris, éd. de l’EHESS, 1999.
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LNA#64 / paradoxes
Paradoxes
Rubrique de divertissements mathématiques pour ceux qui aiment se prendre la tête * Laboratoire d’Informatique Fondamentale de Lille, UMR CNRS 8022, Bât. M3 extension
Par Jean-Paul DELAHAYE Professeur à l’Université Lille 1 *
Les paradoxes stimulent l’esprit et sont à l’origine de nombreux progrès mathématiques. Notre but est de vous provoquer et de vous faire réfléchir. Si vous pensez avoir une solution au paradoxe proposé, envoyez-la moi (faire parvenir le courrier à l’Espace Culture ou à l’adresse électronique delahaye@lifl.fr). LE PARADOXE PRÉCÉDENT : LES DÉS ÉTRANGES Julien propose un pari à Alain. « Voici deux dés A et B. Ils possèdent la propriété suivante : en les lançant simultanément, le dé A gagne contre le dé B dans précisément 21 des 36 cas possibles, soit avec une probabilité de 58,33 %. Les faces de A portent respectivement les numéros 6, 3, 3, 3, 3 et 3. Les faces de B portent, elles, les numéros 5, 5, 5, 2, 2, 2. Le dé A gagne quand il obtient 6 – il y a 6 cas sur 36 de ce type – ou quand il obtient 3 et que B obtient 2 – il y a 15 cas sur 36 de ce type – ; le dé A gagne donc dans 21 cas sur 36. Ces dés à 6 faces ne sont pas truqués, chaque face tombe avec la probabilité 1/6. Nous engagerons chacun 100 euros. Tu prendras le dé que tu voudras et je prendrai l’autre. Ensuite, nous lancerons chacun notre dé deux fois de suite. Tu feras la somme des résultats des deux lancers de ton dé. Je ferai la somme des résultats des deux lancers de mon dé. Celui dont le total sera le plus élevé gagnera et emportera les 200 euros. » Alain réfléchit un moment. Il raisonne ainsi : « Le dé A est plus fort que le dé B, puisqu’il gagne dans 58,33 % des lancers et j’ai vérifié le raisonnement, c’est juste. En le lançant deux fois de suite, cela augmente encore son avantage sur le dé B et les chances qu’il a donc de gagner. Le pari que me propose Julien est stupide. Je vais l’accepter et je choisirai le dé A qui m’assurera au moins 58,33 % de chances de gagner ». Alain accepte le pari et choisit le dé A. Julien s’en réjouit et dit : « C’est parfait, les chances sont de mon côté, j’ai plus de 59 % de chances de gagner ». N’est-ce pas paradoxal ? Comment expliquer cette affirmation de Julien ? Solution Merci aux lecteurs qui ont trouvé la solution et me l’ont fait parvenir : Jef Van Staeyen, Jérôme Daquin, Jean-Jacques Devulder, Léo Gerville-Réache, Alexandre Moevi, Dimitri Blanck, Nicolas Vaneecloo et Virginie Delsart. Lorsqu’on effectue un lancer double : - le dé A obtient 12 (1 fois) ou 9 (10 fois) ou 6 (25 fois) - le dé B obtient 10 (9 fois) ou 7 (18 fois) ou 4 (9 fois). 16
Lorsqu’on lancera deux fois A et deux fois B (ce qui fait 36 x 36 = 1296 cas possibles), B gagnera s’il obtient 10 et que A obtient 9 (10 x 9 = 90 fois), ou s’il obtient 10 et que A obtient 6 (9 x 25 = 225 fois), ou encore s’il obtient 7 et que A obtient 6 (18 x 25 = 450 fois). Le dé B gagnera donc 90 + 225 + 450 = 765 fois sur les 1296 cas possibles qui sont équiprobables puisque les dés ne sont pas truqués. Le dé B gagnera donc dans 765 cas sur 1296, soit dans 0,59027 % des cas. Julien a raison de se réjouir, lancer chaque dé deux fois transforme le net avantage du dé A en un désavantage aussi net. Cela est très étonnant, le dé A qui gagnait contre B dans le cas de lancers simples est battu par B dans le cas de lancers doubles ! C’est un exemple de situation où notre intuition nous conduit à des conclusions fausses : il n’est pas vrai que gagner dans le cas de lancers simples assure de gagner dans le cas de lancers doubles. Personne ne réussira jamais à démontrer que « gagner avec des lancers simples » implique « gagner avec des lancers doubles », car l’exemple constitué des dés A et B démontre de manière définitive que ce n’est pas toujours vrai !
paradoxes / LNA#64
NOUVEAU PARADOXE : UN CARRÉ VRAIMENT MAGIQUE ! Tout le monde connaît les carrés magiques ! En voici un :
Neuf nombres sont inscrits sur des pions qui sont rangés dans un carré composé de neuf cases. Il y a un pion par case. Les pions forment huit alignements de trois pions : trois alignements horizontaux, trois alignements verticaux et deux alignements en diagonale. Chacun de ces alignements donne un total de 15 : 8 + 1 + 6 = 15 3 + 5 + 7 = 15 4 + 9 + 2 = 15 8 + 3 + 4 = 15 1 + 5 + 9 = 15 6 + 7 + 2 = 15 8 + 5 + 2 = 15 4 + 5 + 6 = 15 Le problème posé est : comment déplacer les pions de manière qu’il y ait à nouveau un pion dans chacune des neuf cases du tableau, et que les huit alignements obtenus de trois pions donnent, cette fois, chacun un total de 16 ?
Les carrés magiques de Jérôme Cardan
Cela semble impossible, car il ne va pas y avoir assez de points sur les pions pour passer de 15 à 16. Aussi paradoxal que cela paraisse, le problème possède une solution !
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LNA#64 / mémoires de sciences : rubrique dirigée par Rémi Franckowiak et Bernard Maitte
De l’usage des plantes dans la médecine médiévale : herbiers et réceptaires Par Geneviève XHAYET Université de Liège, Centre d’Histoire des Sciences et des Techniques Les plantes sont des remèdes vieux comme le monde. Leur emploi dans la pharmacopée existe dès l’époque néolithique. On en trouve ensuite des traces dans les différentes civilisations anciennes, et notamment chez les Grecs et les Romains. Au Vème siècle avant notre ère, Hippocrate de Cos met par écrit un état des connaissances médicales de son temps et décrit les propriétés médicinales d’environ 250 « simples », un terme qui désigne des produits à l’état brut, utilisables pour la confection de remèdes, des plantes pour la plupart. À Rome, le De re Rustica de Caton l’Ancien et l’Histoire naturelle de Pline l’Ancien décrivent à leur tour des remèdes à base de végétaux.
A
près la chute de l’empire romain et les migrations germaniques, au haut Moyen Âge, les monastères recueillent le savoir de l’Antiquité, et notamment ses connaissances relatives aux simples. Dès les premiers siècles du monachisme bénédictin, une activité médicale se développe au sein des abbayes. On en trouve trace au Mont Cassin tout comme dans les grands monastères carolingiens de Saint-Gall ou de Reichenau. Ces derniers centres disposent de jardins de simples, dont le souvenir s’est d’ailleurs conservé jusqu’à nos jours. Au Moyen Âge toutefois, le jardin n’est pas le seul endroit où se procurer des plantes médicina les. Beaucoup d ’entre elles croissent à l’état sauvage, dans les prairies et le long des chemins. La connaissance des plantes médicinales et de leurs vertus repose alors tant sur une tradition orale que sur une tradition écrite. Dès le haut Moyen Âge existent des répertoires de plantes, appelés herbiers, et des recueils de remèdes composés à partir des simples, dits « réceptaires ». Au Moyen Âge, on connaît plusieurs herbiers d’origine antique ou plus récents. Ils font office d’herbiers de référence. Le De materia medica est le plus ancien. C’est la traduction latine d’un herbier composé en grec par Dioscoride, médecin militaire du 1er siècle après J.-C. Il décrit 600 simples originaires de diverses régions traversées à l’occasion des campagnes militaires auxquelles il a participé. L’Herbarius du Pseudo-Apulée remonte également à l’Antiquité. Son auteur, Sextus Apuleius, personnage peu connu du IVème ou du Vème siècle après J.C., évoque quant à lui une centaine de plantes médicinales. Les deux autres traités importants datent du Moyen Âge. Le De virtutibus herbarum (Des vertus des herbes), dit de Macer Floridus, est attribué à Odon de Meung (XIème siècle). Le Liber de simplici medicina, appelé aussi d’après ses premiers mots « Circa instans », est 18
l’œuvre de Mathaeus Platearius, médecin officiant à Salerne au XIIème siècle. Du XIIIème au XVème siècle, ce traité circule à travers toute l’Europe, en latin ou dans des traductions en langues véhiculaires. Ainsi, une version française apparaît au XIIIème siècle sous le nom de livre des simples médecines, ou de grand herbier. Cette version s’enrichit elle-même de nouvelles notices jusqu’au XV ème siècle. Les herbiers connaissent en effet un grand succès au Moyen Âge. La plupart des bibliothèques en possèdent au moins une copie. À partir de ces modèles, les médecins peuvent en outre compiler des herbiers « maison » en combinant les données de ces textes classiques avec d’autres, issues de leur propre expérience ou d’une tradition orale quelconque. Sur le plan formel, un herbier propose une suite de notices, classées par ordre alphabétique des plantes, et souvent illustrées. Les plantes y sont décrites et leurs usages médicinaux détaillés. D’autres informations, sur les lieux où poussent les plantes ou sur le moment le plus approprié pour la cueillette peuvent aussi y f ig urer. Les herbiers informent enfin sur les « qualités » des plantes, déterminantes pour leur emploi dans la pharmacopée. Fondée sur le principe galénique des humeurs (sang, bile, phlegme, mélancolie) circulant dans l’organisme humain et de leurs qualités (chaud, froid, sec, humide), la médecine de ce temps explique la maladie par un déséquilibre des qualités humorales (trop chaudes, trop humides etc.). Elle postule aussi que les simples sont, comme les êtres humains, pourvus de qualités. Et que le médecin, en jouant sur les qualités des plantes, peut rétablir l’équilibre humoral de son patient afin de le guérir. Ainsi, les laitues, réputées froides et humides, entrent dans le traitement des maladies chaudes et sèches.
mémoires de sciences : rubrique dirigée par Rémi Franckowiak et Bernard Maitte / LNA#64
À côté des herbiers, les réceptaires constituent l’autre source d’information sur les plantes utiles pour la pharmacopée. Il en existe deux types principaux, selon la nature des remèdes qui y sont répertoriés. Les antidotaires sont des recueils d’antidota (un antidotum = un contrepoison), c’est-à-dire des remèdes à base de produits exotiques, coûteux, avec une terminologie et une posologie précises. Les antidota sont d’origine antique et portent souvent le nom d’un inventeur présumé ou d’un destinataire prestigieux. Les recueils de recettes proprement dits forment l’autre groupe. Les remèdes y revêtent une forme simplifiée. Pour un mal donné, la recette propose une liste d’ingrédients, un mode d’administration, et de préparation, parfois une durée de traitement. Selon les cas, les simples sont mélangés, broyés, séchés. Le jus peut en être extrait par torsion ou par pression. Plus rarement, une macération ou un filtrage sont requis. Souvent aussi, les simples sont cuits (dans l’eau ou dans d’autres liquides). Ces procédés de fabrication sont simples et ne requièrent l’emploi d’aucun appareillage compliqué. Tant par les ingrédients mis en œuvre, les procédés de fabrication, ou le faible coût des produits, ces remèdes sont à la portée de tout le monde. Leur dénomination latine est d’ailleurs parabilia (de parabilis = que l’on se procure facilement ou à bon marché). En français, on parle de « recette » (de receptum : chose reçue). Certains réceptaires sont très anciens, notamment d’origine carolingienne. Mais beaucoup sont constitués plus tard dans le Moyen Âge. La plupart des réceptaires sont encore inédits, ce qui empêche d’étudier ce corpus dans sa globalité. Poursuivre plus avant la recherche implique, dès lors, de se tourner vers de rares textes publiés. C’est le cas d’un médicinaire de l’abbaye de Saint-Jacques de Liège, copié vers 1300 et riche de 161 remèdes. Une soixantaine de plantes connues aujourd’hui comme plantes d’ornement, légumes cultivés, ou plantes sauvages apparaissent dans les médications. On y trouve l’hellébore, le fenouil, le lierre, la menthe, le chou, le pavot, la sauge, la verveine, le lis, le glaïeul, l’ail, le romarin, le fraisier, l’ortie. Hormis aussi quelques épices (cannelle, myrrhe, poivre) que les moines devaient nécessairement acheter, les plantes citées sont courantes. Confrontons les données des réceptaires avec celles des herbiers. Le fenouil et la sauge sont souvent requis dans les recettes ; l’un pour soigner les yeux, l’autre, dans les cas de paralysie. Platearius utilise le jus de la racine de fenouil en collyre. Il affirme aussi que « bouillie dans le vin, et mise en
cataplasme sur la partie paralysée, la sauge est très efficace ». Rapportée aux herbiers, une concordance se profile entre les informations. Un consensus se dessine sur l’efficacité de certains simples pour guérir des maux bien définis. En déduira-t-on qu’un corpus de connaissances sur les vertus des plantes, issues des réceptaires et des herbiers, existait alors ? On se gardera, en réalité, de trop solliciter ces textes, de se leurrer sur la nature ou la qualité de leur information et, par voie de conséquence, sur la cohérence du savoir qu’ils véhiculent. Une dernière particularité à relever concerne le climat « magique » dans lequel ils baignent souvent et peut affecter leur crédibilité. Selon le Pseudo-Apulée, le basilic naît « dans ces lieux où on trouve Les laitues sont froides et modérément le serpent basilic », et « si un humides. On utilise les semences et les homme a cette herbe avec feuilles pour les médications. La laitue lui, il sera protégé de toute donne du bon sang, et grande quantité de espèce de serpent ». Une lait. Elle est bonne à manger pour les fiévreux, cuite ou crue. Elle fait dormir, et vertu talismanique renforce elle est bonne sur un apostume [= verrue, les propriétés médicinales abcès, voire tumeur] (Livre des simples de la plante. De même dans médecines, éd. de 1913, p. 108). les recettes. Pour le médici* naire déjà cité, la guimauve Recette 48 : L’usage de la sauge. Pour les est une efficace auxiliaire paralytiques. Tu donnes de la sauge avec de pour la chasse au loup : l’eau aux paralytiques. Et sur une plaie, elle « Ceci est pour tuer un loup est bonne broyée avec de la vieille huile. ou d’autres bêtes. Broie la Pour les élancements, avec du vin et du poivre. Pour le hoquet, avec du vinaigre. guimauve avec du sel et répands-la sur les chairs, et * qui en mangera, le pourra Recette 49 : L’usage du fenouil. C’est pour prendre aussitôt ». maigrir. On mange le fenouil pour maigrir. Et sans cesse, celui qui est trop gras le boit
Associée ici au Moyen Âge, avec du vin vieux et du poivre. Les hydropiques se désenflent, et on le met comme cette médecine eut en réacollyre sur les yeux. (Médicinaire liégeois du lité une longévité beaucoup XIIIème siècle, éd. de 1941, p. 110-111, 124). plus durable. Parmi les premiers textes imprimés apparaissent des herbiers. Au XVIème siècle, Léonard Fuchs, en 1542, ou le Malinois Rembert Dodoens renouvellent le genre en composant de nouveaux traités. Quant aux réceptaires, ils se perpétuent aux temps modernes, voire jusqu’au XIXème siècle. Ils ressortissent alors à la médecine de bienfaisance et aux remèdes de « bonne fame ». Avec les moyens du bord, ils secourent un public trop pauvre pour disposer des soins d’un médecin, en attendant qu’une véritable médecine sociale prenne le relais et associe, dans la prise en charge des démunis, la science et l’action caritative. 19
LNA#64 / repenser la politique
Le sens des transformations sociétales Par Alain CAMBIER Docteur en philosophie, chercheur associé UMR 8163 « Savoirs, textes, langage » Professeur en classes préparatoires, Faidherbe-Lille Le 23 avril 2013, l’Assemblée nationale a voté la loi autorisant « le mariage pour tous » : la France est ainsi devenue le 14ème pays au monde à ouvrir le mariage aux couples homosexuels et le 8ème en Europe. Mais c’est aussi en France que l’opposition à la reconnaissance de ce droit a mobilisé de manière disproportionnée et ahurissante les forces les plus virulemment conservatrices, comme si les transformations sociétales ne pouvaient encore être prises en compte dans ce pays. L’ironie de cette histoire est qu’elle révélait la confusion entretenue par les opposants entre tradition et institution, au point de mélanger religion et institutionnalisation civile du mariage. C’est pourtant celle-ci qui, par sa forme contractuelle désacralisée, permet d’unir sans préjugés deux personnes devant la loi, de s’en libérer s’il le faut par le divorce, et interdit la polygamie promue, en revanche, par certaines religions.
L
e vocable « sociétal » est, à l’origine, un anglicisme qui a été admis dans la langue française à partir de 1972, dans le contexte d’une émancipation décisive des mœurs. Le sociétal implique directement la vie sociale dans sa façon d’être perçue par ses protagonistes. D’un point de vue théorique, l’étude du sociétal concentre les paradoxes de l’objet des sciences humaines qui n’est autre que le sujet humain. Le phénomène sociétal requiert une approche sociologique spécifique S’intéresser sociologiquement au sociétal suppose de s’affranchir d’une approche objectiviste des faits sociaux qui prétendrait les étudier « comme des choses » et ne faire jouer aucun rôle aux états de conscience individuels 1. L’individu est alors réduit à n’être que le support d’une structure. Dans ce cas, la prise en compte du sociétal s’avère impossible, puisqu’elle implique de prendre en compte la façon dont les individus vivent leur situation sociale, la perçoivent et la ressentent. Bien plus, le repérage de phénomènes anomiques et leur traitement est conçu, dans la méthode objectiviste, comme relevant d’un observateur en surplomb, extérieur aux faits sociaux. Or, pour saisir les enjeux sociétaux, il faut nécessairement passer d’une méthode explicative à une méthode compréhensive 2, afin de prendre en charge avec finesse le « vécu » des protagonistes. Il s’agit donc de renoncer à se contenter de mettre au jour une causalité structurale, afin de respecter la « grammaire des
raisons » 3 que les individus se donnent pour interagir. Déjà Montesquieu avait souligné le décalage que fait subir aux faits sociaux l’opinion même des individus sur leur situation. Il distinguait, par exemple, une tyrannie réelle et une tyrannie d’opinion : la première consiste dans la violence objective d’un gouvernement ; la seconde peut « se faire sentir » à propos de quelques interdictions symboliques apparemment mineures 4. Pourtant, la tyrannie « ressentie » peut parfois apparaître plus insupportable qu’une violence objectivement exercée. Cette approche ouvre la voie à une conception phénoménologique de la sociologie qui vise à aborder les problèmes tels qu’ils se présentent aux yeux de ceux qui y sont confrontés, sans y voir nécessairement l’effet d’illusions subjectives. Ainsi en est-il de la psycho-sociologie de Simmel qui refuse de poser les problèmes en termes d’infrastructures et de superstructures, mais préfère « déceler dans chaque détail de la vie le sens global de celle-ci » 5. Pour ce dernier, la société est fondamentalement tributaire des processus labiles d’interactions microsociologiques. Une société existe là où un nombre d’individus, avec leurs histoires et leurs valeurs, entrent en interaction 6. Il s’agit ici de mettre l’accent sur la co-construction des individus et de la société et donc sur la possibilité de formes nouvelles de socialisation. Dès lors, la notion même d’anomie change de sens. Déjà, Jean-Marie Guyau 7 avait développé une tout autre interprétation que celle de Durkheim des phéno Cf. Wittgenstein, Le Cahier bleu et le cahier brun, éd Gallimard, 1996.
3
Cf. l’exemple du tsar Pierre 1er qui avait obligé les Moscovites à se faire couper la barbe (De l’Esprit des lois, Livre XIX, chap. 14). 4
Cf. Émile Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique, chap. 2, éd. PUF. Dans le chap. 5, il précise : « La cause déterminante d’un fait social doit être cherchée parmi les faits sociaux antécédents, et non parmi les états de la conscience individuelle ».
1
À la fin du XIXème siècle, des philosophes allemands, et surtout W. Dilthey, réagirent contre les excès positivistes : d’où l’opposition entre erklären (expliquer) et verstehen (à la fois comprendre et interpréter).
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5 Simmel, Philosophie de l’argent, éd. Payot, p. 16. Pour Georg Simmel, la compréhension implique la recréation, dans l’esprit du savant, de l’atmosphère mentale de son objet. 6 Simmel recourt au concept de Vergesellschaftung qui désigne littéralement le « faire société » ou « sociation ».
Jean-Marie Guyau, Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction (1885), éd. Payot, 2012.
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repenser la politique / LNA#64
mènes anomiques : ceux-ci ne résultent pas nécessairement de troubles statistiques, mais révèlent plutôt des expériences de sociabilités jusque-là inconnues. L’inépuisable effervescence du sociétal face aux rigidités institutionnelles Le sociétal est le creuset de nouvelles formes de socialité, expérimentées par les acteurs eux-mêmes de la vie sociale. Il renvoie à l’effervescence du jeu des interactions en tant que substrat vivant de la société. Il témoigne que le concept de société ne peut être holiste, mais graduel, et qu’il renvoie toujours à une réalité en devenir. Prenons l’exemple des NTIC : elles apparaissent comme les vecteurs de nouvelles formes de communautés avec Facebook ou les blogs. Elles favorisent le vagabondage identitaire et le nomadisme entre les différents cercles sociaux : les lignes de démarcation sociale sont subverties. Dès lors, les communautés anciennes que représentent la famille traditionnelle, la paroisse, le parti politique, voire l’État, demandent à être repensées : il ne s’agit pas tant de s’adapter que d’inventer 8. Alors que l’État organise la société de manière verticale, le sociétal s’organise en réseaux. Bien plus, la question sociétale est aussi une réponse aux limites de la prise en charge classique de la question sociale. La prétention de traiter exclusivement d’en haut la question sociale a révélé son impuissance (le cas du RSA aujourd’hui en témoigne, puisque tous les individus qui y ont droit n’y font pas appel), voire ses effets pervers comme l’immixtion de la sphère publique dans la vie intime des ayants droit. N’oublions pas l’échec des révolutions politiques qui ont fait du traitement de la question sociale leur objectif premier, au détriment de la liberté 9. En revanche, les transformations sociétales témoignent de la puissance immanente des interactions individuelles et de la capacité des groupes à les styliser. Ainsi, la mode et le marketing se mettent à l’écoute des tendances émergentes dans les façons de s’apparaître les uns aux autres. L’ingéniosité de cette puissance contraste souvent avec l’inefficacité des méthodes officielles. Prenons l’exemple de la colocation : les raisons objectives de ce phénomène sociétal relèvent d’une situation de crise due à la conjonction de multiples facteurs économiques et politiques (paupérisation des jeunes et des retraités, absence criante depuis longtemps de politique sérieuse de construction de logements qui favorise la spéculation, etc.) ; mais la colocation est aussi une trouvaille sociétale pour affronter soi-même la crise et créer de nouvelles façons de tisser des solidarités. On pourrait multiplier les exemples comme celui du phénomène du covoiturage, des monnaies locales, du troc de services ou du succès du Bon coin… La « synesthésie sociétale » 10 rappelle que le sujet social est fondamentalement inachevé et se complète dans
des expériences relationnelles qui ne lui sont pas données, mais inventées et conquises. La signification culturelle et politique des transformations sociétales L’importance des questions sociétales est liée au développement de la société civile, c’est-à-dire la sphère non seulement des échanges économiques, mais aussi socio-culturels. Il serait éminemment réducteur de faire de la société civile le domaine exclusif de l’homo œconomicus armé de son entendement abstrait, égoïste et calculateur. La société civile est la source des innovations et des transformations, parce qu’elle est la sphère de l’initiative, des contradictions, et donc celle des contestations en vue de nouveaux droits des personnes. On a pu la définir comme la sphère des besoins, mais elle est aussi celle des désirs : elle est surtout celle de la vie sociale affranchie de la tutelle de la famille traditionnelle et de la rigidité de la puissance publique. L’État ne se conteste pas de lui-même : l’impulsion des remaniements et des ajustements lui vient donc en général d’ailleurs ; et, pour la plus grande partie, de la sphère de la société civile qui ne cesse de mettre en question les institutions figées et les raisons constituées. De ce point de vue, le mouvement pour la légalisation de l’IVG reste emblématique : l’avortement a toujours existé de fait dans les sociétés humaines, mais l’institutionnalisation de l’IVG n’a été possible que dans le contexte d’une société civile en plein essor. Aujourd’hui, les transformations sociétales permettent une nouvelle donne démocratique qui se traduit par la formation de collectifs informels dynamiques à l’origine de mouvements aussi puissants et divers que le « printemps arabe », les « indignés » ou les Anonymous… Les transformations sociétales témoignent de la vitalité des mœurs, entendues au sens strict comme des modes de vie fondés sur le principe de la liberté des personnes. Non, les mœurs ne sont pas nécessairement sources de crispations parochiales traditionalistes : elles désignent le champ des usages et ceux-ci sont d’abord l’effet de l’ingéniosité – l’ingenium – des hommes, de l’esprit non plus d’une nation, mais de communautés humaines marquées précisément du sceau de l’ouverture. Alors, comme l’avait déjà fait Montesquieu, il faut saluer ceux qui rétablissent un cercle vertueux entre les lois et les mœurs, quand les lois viennent garantir et favoriser l’inspiration des mœurs, plutôt que de la réprimer. Aussi, nous souscrivons à la remarque de Montesquieu : si « les coutumes d’un peuple esclave sont une partie de sa servitude », les façons de vivre d’un peuple libre « sont une partie de sa liberté » 11.
Sur ce point, cf. le dernier ouvrage de Michel Serres, Petite Poucette, éd. Du Pommier, 2012.
8
Cf. Hannah Arendt, Essai sur la révolution, éd. Tel-Gallimard, 1985.
9
L’expression est du sociologue Michel Maffesoli.
10
Montesquieu, De l’esprit des lois, livre XIX, chapitre 27 : cf. notre commentaire de cette citation et de ce chapitre-clé, dans Montesquieu et la liberté, éd. Hermann, 2010.
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LNA#64 / chroniques d'économie politique coordonnées par Richard Sobel
Anatomie d’une catastrophe annoncée Par Philippe LÉGÉ Maître de conférences en économie à l’Université de Picardie Jules Verne En 2013, l’actualité est venue rappeler la pertinence d’une grande leçon des années 1930 : les politiques d’austérité conduisent à la catastrophe. Tout le monde semble désormais en convenir ; pas seulement les économistes « atterrés », mais aussi les économistes « autorisés ». Olivier Blanchard, économiste en chef du FMI, a reconnu en janvier dernier que le multiplicateur budgétaire était plus élevé que prévu : en période de crise, diminuer le déficit public entraîne une réduction plus que proportionnelle de la croissance économique. Les dirigeants européens ont enclenché une spirale déflationniste les empêchant d’atteindre les objectifs qu’ils avaient eux-mêmes affichés. À l’été 2012, la Commission européenne prévoyait encore une croissance molle mais positive (+ 1 %) pour 2013. Au printemps dernier, elle annonçait que ce chiffre serait de - 0,4 %. Il en sera donc en 2013 comme il en a été en 2012 : la zone euro sera la seule au monde à connaître une croissance négative. Dynamique de crise Comment l’austérité a-t-elle aggravé la crise qu’elle était supposée résoudre ? La chute de l’investissement privé est un trait classique des crises des économies capitalistes. Les faillites se multiplient et les entreprises profitables n’investissent pas car elles n’anticipent pas d’amélioration de la situation. Ceci est aujourd’hui aggravé par la financiarisation qui se traduit par une forte propension à distribuer les profits aux actionnaires. La part des dividendes dans la valeur ajoutée a même atteint en 2012 le niveau record de 8,6 % (contre 3,5 % au début des années 1970). À l’inverse, le taux d’investissement est extrêmement faible. En raison des politiques d’austérité, l’investissement public ne peut pas prendre le relais. En revanche, le dernier moteur de la demande intérieure, la consommation, a longtemps résisté. À la différence des années 1930, il existe une protection sociale et une redistribution fiscale qui peuvent jouer le rôle d’amortisseur pour de nombreux ménages. Dans les pays où le chômage et l’austérité ont très violemment réduit les revenus de la population, cela n’a pas suffi. Mais, en France, la crise a d’abord été moins grave qu’ailleurs. Non pas grâce à Nicolas Sarkozy, comme il s’en vantait souvent, mais grâce aux stabilisateurs automatiques. Or, il faut bien comprendre que ce répit a récemment pris fin. Sous l’effet cumulé des dernières mesures Sarkozy et des premières mesures Hollande, le pouvoir d’achat a très fortement reculé en 2012 (- 1,5 % par unité de consommation, après une stagnation en 2011). Une telle baisse n’était pas arrivée depuis trente ans. Par conséquent, la consommation a reculé de 0,4 % en 2012 et cette chute risque de se poursuivre. Toute l’Europe est en train de sombrer. L’Espagne est en récession depuis bientôt deux ans. Le Portugal est dans sa troisième année de recul de la production. En six ans, la Grèce a perdu environ 30 % de son PIB. L’Italie n’avait pas 22
connu de si longue récession depuis l’instauration des statistiques trimestrielles en 1970. La croissance allemande est presque nulle et la France est retombée en récession. Or, la crise réduit les recettes fiscales. Dès lors, les déficits publics se résorbent bien moins vite que prévu. Et ces déficits continuent d’accroître la dette publique tandis que le PIB recule. La Commission a dû corriger sa prévision d’une dette publique représentant 92,6 % du PIB en zone euro pour 2013. Au printemps, elle estimait que ce ratio serait en fait de 95,5 %. Ainsi, ce sont les politiques d’austérité, et non des dépenses excessives, qui augmentent le ratio d’endettement public. Sa hausse sert ensuite d’alibi à l’approfondissement des réformes libérales. La Commission exige du gouvernement français une réforme des retraites contre un délai supplémentaire de deux ans pour réduire le déficit à 3 % du PIB. Pourtant, le besoin de financement des régimes de retraites s’explique par la récession prolongée par… les réformes supposées réduire les déficits. La catastrophe sociale Si l’échec économique était prévisible, ses conséquences sociales l’étaient tout autant. Dès 2010, le Manifeste des Économistes Atterrés mettait en garde contre les effets des politiques d’austérité : « Le chômage et la précarité de l’emploi se développeront nécessairement dans les années à venir. Ces mesures sont irresponsables d’un point de vue politique et social, et même au strict plan économique ». Lorsque ce texte a été rédigé, en juillet 2010, il y avait 15,7 millions de chômeurs dans la zone euro. En avril 2013, ce chiffre s’était accru de plus de 23 %. Dans certains pays, c’est la société elle-même qui se disloque. Une étude publiée dans l’American Journal of Public Health montre qu’en Grèce le taux de suicide, la consommation de drogue, les troubles mentaux, les infections par le VIH augmentent très fortement. Les
chroniques d'économie politique coordonnées par Richard Sobel / LNA#64
salaires ont baissé de plus de 30 %. Mais pas les prix. En Espagne, où le taux de chômage atteint 55 % chez les actifs de moins de 25 ans, près d’un demi-million de procédures de saisie immobilière ont été lancées depuis 2007. Un peu partout, le nombre de chômeurs de longue durée – réputés « inemployables » – s’accroît dans des proportions très inquiétantes. On aurait pourtant tort de prendre les dirigeants pour des imbéciles découvrant soudainement l’existence du multiplicateur budgétaire keynésien. Aujourd’hui, les membres de la Troïka (FMI, BCE et Commission européenne) se critiquent et se renvoient la responsabilité de la crise économique et sociale. Si les dissensions sont réelles, elles ne peuvent masquer l’objectif commun que poursuivent ces institutions. Pour peu qu’il s’informe, le citoyen le mieux disposé ne peut que se rendre à la triste évidence : les politiques d’austérité ne visent pas à rétablir des équilibres comptables, elles participent d’une stratégie globale de flexibilisation de la force de travail et de remise en cause des acquis sociaux. L’agenda est la marchandisation de la protection sociale et la libéralisation du « marché du travail ». La rhétorique de la compétitivité Malgré la récente inflexion du discours dominant, le diagnostic des dirigeants les plus influents demeure le même. Ainsi pour M. Barroso, « cette crise, et les problèmes qui vont avec ne sont pas le résultat de la politique allemande ou la faute de l’UE. C’est le résultat d’une politique excessive de dépense, de manque de compétitivité et d’action irresponsable sur les marchés financiers ». Or, ce diagnostic repose sur trois mensonges. Premièrement, le déficit public est une conséquence et non une cause de la crise. Avant celle-ci, en 2007, il représentait seulement 0,7 % du PIB pour l’ensemble des pays de la zone euro ! L’Espagne avait alors un excédent budgétaire et une dette publique ridiculement faible. Cela n’empêche pas cette économie d’être actuellement l’une des plus sinistrées. Deuxièmement, ce ne sont pas tant les acteurs des marchés financiers qui sont « irresponsables » que ceux qui ont organisé la liberté de circulation des capitaux et laissé la finance occuper une telle place. Troisièmement, la compétitivité est une notion relative. Les excédents des uns sont les déficits des autres. Sur un plan comptable, le commerce international est un jeu à somme nulle. Par conséquent, le manque de compétitivité des uns ne peut pas s’analyser en faisant abstraction des moyens déployés par les autres pour obtenir des excédents extérieurs. La division internationale du travail et la politique néo-mercantiliste des dirigeants allemands sont bel et bien en cause. Ayant provoqué la dépression de la demande intérieure, les dirigeants européens se focalisent sur la demande exté-
rieure. Le discours officiel est que nous allons tous nous en sortir par les exportations. Nous allons imiter le soi-disant « modèle allemand ». C’est une absurdité totale. Si tout le monde cherche à accroître sa compétitivité en réduisant les « coûts » de production, les flux commerciaux se tarissent. Car tous les pays ne peuvent pas être compétitifs en même temps, mais tous peuvent s’appauvrir. Autrement dit, la compétitivité ne peut pas être un projet collectif. Selon les années, le commerce intra-européen représente 65 % à 72 % du commerce des pays de l’Union. Pour que les excédents commerciaux allemands s’accroissent, il fallait des déficits compensatoires dans d’autres pays européens. « Le modèle allemand n’est pas exportable » 1. Il existe toutefois un dernier refuge pour l’utopie libérale : en Europe, tout le monde va exporter vers les marchés émergents. C’est avoir la mémoire courte. La stratégie de Lisbonne était censée faire de l’UE la zone la plus compétitive du monde en 2010. De l’aveu de la Commission européenne, cela a été un fiasco avant même que la crise n’éclate. Mais les propriétaires des capitaux espèrent qu’il en ira autrement grâce à la crise. À l’issue de celle-ci, les coûts auront tellement baissé que les entreprises européennes exporteront davantage vers le reste du monde. Il faut bien comprendre que s’il se concrétisait, ce rêve des capitalistes européens virerait immédiatement au cauchemar. Car les « coûts » des uns sont les revenus des autres. Prenons l’exemple de l’Espagne. Ce pays a enregistré, en mars 2013, son premier excédent commercial depuis 1971. En un an, le déficit de 3,2 milliards d’euros s’est mué en excédent de 635 millions d’euros. Mais d’où provient cette spectaculaire évolution ? Même si les exportations en dehors de l’Union européenne ont augmenté de 20 %, le total des exports n’a augmenté que de 2 %. L’explication fournie par le gouvernement espagnol est limpide : « les exportations vers nos partenaires de l’Union européenne ont baissé de 8,1 % ». Si les exportations totales n’ont augmenté que de 2 %, c’est que l’excédent commercial constaté résulte surtout d’une forte chute des importations (- 15 % par rapport à mars 2012), elle-même liée au repli de la demande intérieure espagnole. Or, ce recul a des implications pour toute la zone. L’Espagne est en effet le troisième client de la France. Les exportations françaises ont diminué de 0,7 % au dernier trimestre 2012 et de 0,5 % au premier trimestre 2013. Et la France est elle-même le premier client de l’Allemagne…
Martin Wolf, Le Monde, 09/05/2013, http://lemonde.fr/economie/article/2013/05/09/ le-modele-allemand-n-est-pas-exportable_3174711_3234.html.
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LNA#64 / sciences en société : rubrique dirigée par Bertrand Bocquet
Jacques Ellul : une pensée critique de la technique Par Stéphane LAVIGNOTTE Pasteur, auteur de Jacques Ellul, l’Espérance d’abord *
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acques Ellul (1912-1994) a un parcours aussi atypique que son œuvre. Né dans une famille peu argentée, il découvre à 18 ans l’œuvre de Marx en même temps qu’il connaît une conversion intérieure au protestantisme. Il crée à cette époque, avec son ami Bernard Charbonneau, un groupe militant proche de la revue Esprit d’Emmanuel Mounier. Chargé de cours de droit à la Faculté de ClermontFerrand, il est révoqué en 1940 pour avoir critiqué Pétain devant des étudiants. Installé dans une ferme de Gironde, il participe à la résistance, au nom de laquelle il se présentera sans succès aux législatives à la Libération après avoir été six mois conseiller municipal à Bordeaux. Retrouvant son poste de professeur de droit dans cette ville, il s’engage à l’Église réformée de France, crée en 1958 un des premiers clubs de prévention de la délinquance, soutient les objecteurs de conscience et participe aux premiers combats écologistes : il alerte, dans les années 1960, sur les pollutions dues à l’extraction de gaz et de pétrole à Lacq, crée en 1970 le Comité de défense de la côte Aquitaine contre un projet de tourisme de masse qui menaçait de défigurer le littoral et participe en 1976 au lancement d’Ecoropa, une des premières associations écologistes européennes. Son parcours et ses réflexions le convainquent que la technique est la réalité dominante du temps, bien plus que l’économie. Il voit le développement du machinisme dans les années 30, voit son pouvoir de destruction sur la nature, se confronte au pouvoir des techniciens dans son expérience municipale, etc. Il publiera plus de 45 livres sur la technique et la théologie. Si son œuvre théologique atypique a inspiré plusieurs générations de théologiens protestants hétérodoxes, son travail sur la technique jouera un rôle majeur dans la naissance de la pensée écologiste : il publie en 1954 son premier grand ouvrage sur le sujet, La technique ou l’enjeu du siècle 1, traduit et publié en 1962 aux États-Unis, à l’initiative de l’historien étasunien Lewis Mumford (1895-1990), qui inspirera Ivan Illich puis André Gorz. Les caractéristiques de la technique Il définit moins la technique comme un champ précis – la science ? la technologie ? l’appareil de production ? – que comme un ensemble de mécanismes qui répondent à la
recherche de l’efficacité en toutes choses. Il développe une sorte de phénoménologie de la technique, la saisissant par les effets qu’il en perçoit dans la société. À quoi ressemble la technique selon Ellul ? La technique est rationnelle, exclut toute créativité ou spontanéité. Elle est artificielle et elle artificialise le monde, devenant le nouvel environnement de l’homme qui remplace l’ancien, naturel. La technique s’universalise. Elle étend sa logique à l’ensemble du monde et des activités humaines : la politique, l’art ou les loisirs deviennent des activités techniques. Elle fonctionne de manière automatique et autonome : l’homme n’a plus de choix, la technique induit elle-même ses propres bifurcations. La politique n’a pas de prise sur ces évolutions. De plus, selon Ellul, la technique connaît un auto-accroissement que rien ne peut arrêter selon l’adage « On n’arrête pas le progrès ». Les techniques entraînent la création d’autres techniques selon un enchaînement inéluctable, y compris quand elles échouent : la technique crée des problèmes pour la résorption desquels on crée d’autres techniques, qui elles-mêmes créent des problèmes, etc. La technique est insécable : on ne peut choisir, ne prendre que certains aspects et pas d’autres, séparer le civil du militaire ou l’immoral du moral. La technique renforce l’État qui renforce à son tour la logique technicienne, ce qui inquiète plus que tout l’ancien résistant et amoureux de la liberté. La technique comme système Ellul critique de manière virulente l’invasion de la technique dans les domaines de la créativité et de l’initiative humaine. La musique serait réduite à une production d’émotion par des signaux et des chocs. L’art contemporain est une pure technique où la recherche permanente de nouvelles techniques prend le dessus sur tout sens ou émotion. Les images se font passer pour la Réalité et la parole – seule capable de faire s’approcher de la Vérité – est humiliée. Le thème de l’information et de la propagande – développé en 1962 dans l’ouvrage Propagandes 2 – est une des démonstrations les plus convaincantes de cette invasion technique. Quelques décennies avant le développement d’internet, Jacques Ellul démontre comment la propagande n’est plus tant la diffusion de fausses nouvelles – comme les « bobards » de la Première Guerre mondiale – que la capacité à orienter les personnes
* Éd. Olivétan, 2012. 1
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Éd. Economica, 1957/1990.
Éd. Economica, 1962/1990.
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sciences en société : rubrique dirigée par Bertrand Bocquet / LNA#64
dans le flux incessant des nouvelles vers l’information voulue et à les lier à une émotion, une vision du monde, etc. Plus que tout, Ellul insiste sur la technique comme système. Le problème n’est pas un objet isolé, mais l’interconnexion croissante de tous les objets techniques qui accentue les caractéristiques évoquées et la rend incontrôlable socialement et politiquement. Dans un dialogue serré avec le marxisme, il montre que le problème est moins la logique de profit que l’accroissement des forces productives, qu’il comprend comme le développement du système technicien. Grand lecteur de la bible, passionné par la dimension paradoxale et iconoclaste du livre de l’Ecclésiaste, disciple du théologien Karl Barth et du philosophe Sören Kierkegaard, il puise dans la théologie les racines de sa critique de la technique. Il pense que la technique est inéluctable au regard de l’imperfection de l’humain après la Chute du paradis. Elle est devenue ce qu’elle est parce que l’homme y a trouvé, pour lui-même, le moyen d’alimenter son envie de toute puissance, son hybris et que, d’une réalité seulement humaine, il a fait un nouveau dieu, une nouvelle idole, bien plus écrasante que les dieux des religions. Limite et intérêt Plusieurs auteurs, revendiquant l’héritage ellulien, ont apporté leur bémol à la réflexion du maître. Alors qu’Ellul met au centre la seule technique, Paul Ariès et Serge Latouche mettent l’accent sur le binôme technique-économie qu’ils nomment la « méga-machine ». Jacques Gras, sociologue et anthropologue, met en cause le caractère inéluctable des changements techniques : il démontre, exemples à l’appui, qu’il n’y a pas un progrès obligatoire qui nous mènerait de la marche à pied à la fusée en passant par le train et la voiture. Les inventions apparaissent de manière aléatoire dans l’histoire des sciences et peuvent – ou pas – être exploitées par les civilisations en fonction de leur imaginaire social, en particulier ce qui est considéré socialement comme efficace. Le combat est alors double : inventer un nouvel imaginaire (« décoloniser l’imaginaire » selon l’expression de Serge Latouche) et de nouvelles valeurs (la lenteur plutôt que la vitesse par exemple), mais aussi dénoncer la technique comme religion dominante.
à les maîtriser. Il reconnaissait vouloir, dans ses ouvrages, insister sur la fermeture des choses, se méfiant – inspiré par la guerre – de la capacité des humains à se rattacher à un tout petit espoir extérieur pour ne pas prendre leurs responsabilités personnelles et ne pas prendre de risques. Dans une dimension théologique, contre l’illusion de l’espoir, il choisissait l’Espérance, la passion de l’impossible qu’il liait à l’irruption de Dieu dans le monde quand tout paraît impossible et qu’il semble à l’homme qu’il est allé au bout de ses moyens. Si on peut contester l’idée qu’il y aurait une essence de la technique, cette réflexion n’a-t-elle pas le grand intérêt de décrire des tendances lourdes que les sociétés préfèrent ignorer ? Ainsi, si la technique n’est peutêtre pas complètement autonome, insécable, s’auto-accroissant, etc., n’a-t-elle pas une forte tendance à l’être ? Si cette forte tendance était prise en compte, nombre de nos raisonnements sur la technique – des quasi-réflexes – pris dans la société technicienne ne seraient-ils pas remis en cause ? Par exemple, contrairement à ce qui est fait spontanément, ne pas choisir des réponses techniques aux problèmes politiques et sociaux (face à la délinquance, opter pour le travail social et la réduction des inégalités plutôt que pour la vidéosurveillance), chercher d’abord des réponses non-techniques ou faiblement techniques (l’agriculture bio plutôt que les manipulations génétiques...), plutôt une technique archaïque que dernier cri (des simples vélos et pas des Vélib’), une technologie maîtrisable ou réparable par soi-même plutôt qu’en réseau ou seulement par des spécialistes (les logiciels libres plutôt que Windows ou l’e-clouding), etc. Plus qu’une « doxa » sur la technique, Jacques Ellul nous invite à revoir nos évidences sur la technique qui est devenue notre environnement et notre médiation avec la plupart des réalités du monde.
Si la pensée d’Ellul sur la technique peut paraître unilatérale, c’est qu’elle se veut un contrepoids à la tendance humaine à croire à la neutralité des techniques et à sa capacité 25
LNA#64 / vie de l'université : rubrique dirigée par Jean-Philippe Cassar
La bibliothèque d’Iris, regard sur le passé des sciences modernes Par Rémi FRANCKOWIAK Maître de conférences habilité à diriger des recherches en épistémologie et histoire des sciences, SCité * Directeur des études du Master « Journaliste et Scientifique » Iris vous ouvre tout grand la porte de sa bibliothèque. Pas d’heure pour y accéder. Pas non plus d’accréditation ni de frais d’inscription. Et pourtant ses ouvrages sont tous précieux et anciens. Mais Iris vous fait confiance. Vous entrez, vous prenez place et vous remontez le temps. Le voyage peut être de quelques années comme de deux siècles. Entrer chez Iris, c’est partir plus ou moins loin mais sans jamais perdre de vue le présent. Toutefois, les fils qui nous relient au passé sont multiples, et souvent se croisent-ils ; plusieurs chemins peuvent alors se présenter au voyageur.
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i Iris, par sa bibliothèque, est aussi messagère, c’est en particulier de la science qui semble triompher et qu’on honore au XIXème siècle et dans les premières décennies du XXème, celle qui va littéralement transformer notre monde et son regard sur lui. Consulter la bibliothèque d’Iris, c’est réintégrer notre monde technoscientifique dans son développement historique, c’est dégager les traces que notre enseignement de la science a pris soin d’effacer, c’est revenir à un temps où la culture scientifique et technique était indissociable de la Culture avec un grand C, tant il est regrettable que la science d’aujourd’hui n’ait plus la Culture qu’elle mérite, alors même qu’elle en est depuis plus de deux cents ans productrice.
La bibliothèque d’Iris est la bibliothèque numérique de l’Université Lille 1 sur le passé des sciences modernes : https://iris.univ-lille1.fr/dspace/ Son fonds porte sur la science des XIXème et XXème siècles, de sa production de savoirs à sa pratique, en passant par sa diffusion. Cofinancée par l’Université et la Région Nord-Pas de Calais, elle est adossée à l’Équipe de Recherche Émergente SCité – Sciences, Sociétés, Cultures dans leurs évolutions. Deux de ses chercheurs, Bernard Maitte et Rémi Franckowiak, en collaboration avec Julien Roche et Isabelle Le Bescond – respectivement Directeur et Conservateur du Service Commun de Documentation de Lille 1 – la pilotent. Iris bénéficie de plusieurs partenariats : la Société Géologique du Nord dont elle a numérisé l’ensemble des Annales et Mémoires, le Centre d’Histoire des Sciences et des Techniques de l’Université de Liège et le Musée d’Histoire Naturelle de la Ville de Lille. Mille deux cents documents, distingués entre revues et monographies, composent pour l’heure la bibliothèque, soit environ un demi-million de pages. Tous ces documents sont numérisés avec océrisation, donc consultables également par mot-clé, et ne sont disponibles ailleurs ni sous cette forme ni dans leur cohérence. Iris joue en effet aussi la com-
* SCité - Sciences, Sociétés, Cultures dans leurs évolutions
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plémentarité avec les bibliothèques classiques et celles virtuelles qui, pour les plus grandes, numérisent à tour de bras, au détriment parfois de l’unité d’un fonds ou d’une thématique, et sans toujours déployer les planches des volumes ! La bibliothèque d’Iris s’enrichit à un rythme de 70 000 à 100 000 pages par an, et se structure, quant aux livres, en plusieurs rubriques et sous-rubriques : - Culture scientifique et technique (Archives ; Diffusion des sciences, des techniques, vulgarisation ; Établissements et outils ; Généralités), - Les sciences dans leurs contextes (Arts ; Généralités ; Littérature ; Philosophie ; Religions et croyances), - Sciences exactes et naturelles (Astronomie ; Biologie ; Chimie ; Géologie ; Mathématiques ; Ouvrages généraux ; Physique), - Techniques, manufactures et industries (Manufactures et industries dans le Nord et la Belgique ; Techniques). Puisque, à partir du début du XIXème siècle, la science qui se fait communique principalement par le biais de périodiques, Iris conserve en outre plus d’une vingtaine de titres de dimensions nationale et internationale (comme les Annales de Chimie, le Journal de la Mine et le Journal de Physique théorique et pratique), et régionale (comme les Mémoires de la Société royale des Sciences, de l’Agriculture et des Arts de Lille, et le Bulletin Scientifique du Département du Nord et des pays voisins). Il est à noter qu’Iris a la volonté de valoriser le patrimoine régional en matière de recherche fondamentale et appliquée produite durant le XIXème siècle et la première partie du XXème siècle, avec un accent particulier sur la géologie (la région ayant vu se développer des recherches qui ont été à la pointe de la recherche internationale) ; l’exhaustivité des publications concernant les sciences et techniques de la région, voire du bassin industriel Nord-Pas de Calais/Wallonie, est à terme visée. La bibliothèque d’Iris développe par ailleurs deux autres axes : un sur le patrimoine de l’Université Lille 1 (entre autres les archives, les instruments anciens, les herbiers et les modèles didactiques), et un autre dédié à la création et l’accueil d’expositions virtuelles liées à la culture scientifique et technique.
vie de l'université : rubrique dirigée par Jean-Philippe Cassar / LNA#64
Le corpus d’Iris est riche et varié. Il concerne les sciences du passé dans leurs contextes, autrement dit en société, et dans leurs évolutions du point de vue industriel, artistique, philosophique, patrimonial aussi bien qu’au niveau de leurs formes de diffusion. Mais il n’en est pas pour autant disparate. Il est plutôt irisé : c’est la science dans toutes ses teintes et nuances qu’Iris nous présente et invite à retrouver, liant science et société, science et arts, science et représentations de la science, science et applications de la science ; une science dont les marques sont encore si profondément inscrites dans notre monde d’aujourd’hui. Si Iris est messagère, elle l’est donc aussi du passé qu’il nous faut connaître pour comprendre notre présent. La bibliothèque d’Iris, qui a fait – qui plus est – le choix de la gratuité, de l’archivage pérenne et du moissonnage par d’autres bibliothèques numériques, a été conçue pour servir d’outil aux chercheurs confirmés et doctorants issus des sciences historiques (Histoire, Histoire des Sciences et des Techniques, Histoire de la Pensée Économique, Histoire de l’Enseignement…), mais aussi de support de cours et de projets aux étudiants, ainsi que de ressources mises à disposition sociale et aux organismes de culture scientifique et technique pour leurs actions de médiation. L’ergonomie développée au niveau de l’interface d’Iris a été spécialement pensée pour faire également de la bibliothèque un outil parfaitement adapté au public éclairé. Iris a ainsi bien évidemment vocation à pleinement s’inscrire dans le nouveau paysage du futur Learning Center. Iris permet à chacun d’avoir une vision de la science du passée adaptée à la connaissance recherchée sur elle, plus théorique ou plus contextualisée, plus ou moins large, plus ou moins spécialisée : de la science suivant son découpage disciplinaire à la science appliquée et industrialisée qui place en perspective notre science et notre société actuelles, en passant par la science dans toutes ses interactions avec son environnement.
L’arc-en-ciel que trace Iris est alors multiple : de la science à la technique, de leurs représentations à leurs diffusions, du passé au présent. Iris montre la science moderne à travers son histoire et sous ses multiples facettes ; une modernité sans cesse en reconstruction. Iris vous ouvre grand sa porte. Entrez et voyagez.
Ci-contre : Annales de Chimie, t. 16, 1793 : « Page de garde ». Ci-dessus : Je sais tout, n° 5, 15 juin 1905, p. 617 : « De Paris à Londres par chemin de fer ».
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Le jésuite rouge et son héritage
Alfred Giard et les stations zoologiques et marines dans le Boulonnais, du XIXème au XXIème siècle
Par François G Schmitt Directeur de recherche au CNRS, directeur de l’UMR Laboratoire d’Océanologie et de Géosciences
Nous retraçons ici l’histoire des laboratoires marins de Wimereux et du Portel (Pas-de-Calais) et de leurs rattachements universitaires. Cette histoire est marquée par des querelles entre savants, et des constructions et destructions au moment des guerres mondiales. Boulogne-sur-Mer. La proximité de la plage du Portel et des pêcheurs lui ont permis de bénéficier facilement de leur aide pour chercher des échantillons et draguer les fonds de mer.
Figure 1 : La première station d’Alfred Giard à Wimereux, un chalet loué à un particulier, et rattaché à la Faculté des Sciences de Lille.
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n 1870, il existait peu de laboratoires de zoologie marine (ou maritime) sur les côtes françaises. Suivant l’exemple de son patron Henri de Lacaze Duthiers, qui a fondé la station zoologique de Roscoff en 1872, Alfred Giard (1846-1908), fraîchement nommé professeur de zoologie à la Faculté de Lille, fonda en 1874 la station de zoologie maritime de Wimereux 1. Il s’agissait d’un chalet appartenant à un particulier, loué par Giard, et dans lequel il venait régulièrement avec ses étudiants et collaborateurs pour effectuer des recherches zoologiques plus près du milieu marin (figure 1). Son laboratoire a été reconnu par la Faculté des Sciences de Lille, et il l’utilisa ainsi jusqu’en 1888, faisant le trajet de Lille à Wimereux, surtout pendant les vacances universitaires. En 1888, Alfred Giard a été nommé à la Sorbonne, à Paris. En plus du laboratoire parisien qu’il fonda à cette occasion, il tenait à conserver la direction de son laboratoire de Wimereux. Son remplaçant à Lille était Paul Hallez (1846-1938). Les relations entre Hallez et Giard ont alors été orageuses. Comme le laboratoire de Wimereux a été affilié à Paris, Lille n’avait plus de laboratoire marin pour accueillir ses chercheurs et étudiants. Paul Hallez a alors entrepris d’établir un nouveau laboratoire. Il loua une petite maison au Portel, à 2 km de
1 Voir François G Schmitt (coord.), Observation des écosystèmes marin et terrestre de la Côte d’Opale : du naturalisme à l’ écologie, Paris, Union des Océanographes de France, 2011, 320 pp. Voir aussi François Bouyssi, Alfred Giard (1846-1908) et ses élèves : un cénacle de « philosophes biologistes » – aux origines du scientisme ?, Thèse de doctorat, 1998, EPHE, 2 volumes, 711 + 233 pp.
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Il y eut pendant plusieurs années, à partir de 1888, deux laboratoires marins au Portel. En effet, voyant que son concurrent et « ennemi », Paul Hallez, y établissait un laboratoire, Alfred Giard décida d’y ouvrir le sien, la même année, avec le soutien financier d’un riche industriel (l’activité de ce laboratoire s’est sans doute terminée à la mort de l’industriel en 1904). Une forte inimitié se développa entre Giard et Hallez. Par exemple, après son départ de l’Université de Lille, Giard déclara que l’enseignement de la zoologie allait mourir à Lille et qu’il ferait tout pour paralyser les efforts de son successeur. Le doyen de Lille était du côté de Giard et une dispute éclata concernant le matériel utilisé à la station de Wimereux, qui appartenait à la Faculté des Sciences de Lille. Paul Hallez se plaignit dans une série de lettres à Lacaze Duthiers ; il inventa un certain nombre de surnoms pour désigner Giard : « citoyen polymorphe », « jésuite rouge », « canaille », « un homme au regard faux et au sourire méchant » 2. La concurrence allait jusqu’aux revues scientifiques : Giard disposait de la revue intitulée Bulletin Scientifique de la France et de la Belgique, pour publier (entre autres) ses travaux. Hallez a fondé en 1888 sa propre revue, la Revue Biologique du Nord de la France, qui est parue jusqu’en 1895 et s’est sans doute interrompue par manque de crédits. L’opposition frontale entre les deux chercheurs semble avoir été aiguë en 1888-1890, puis s’être relativement apaisée. Plus tard, Giard est devenu membre de l’Académie des sciences, et l’audience nationale et internationale des deux protagonistes n’a sans doute jamais été comparable. De façon presque simultanée, Alfred Giard et Paul Hallez ont quitté leur chalet de location et se sont installés dans un nouveau bâtiment construit pour abriter leur laboratoire. Alfred Giard a pu trouver des fonds privés et s’est fait construire, en 1899, un nouveau laboratoire à la Pointe-aux-Oies (figure 2), un peu au nord de Wimereux, tandis que Paul Hallez a pu faire construire une nouvelle station (figure 3) sur un terrain 2 Hallez, P. (1888-1890), Lettres à H. De Lacaze-Duthiers, FLD.CO.Hallez. 1888.06.23, .1888.04.18, .1888.07.05, .1890?, Collections patrimoniales, Fonds de Lacaze-Duthiers, UPMC-Observatoire Océanologique de Banyuls.
vie de l'université : rubrique dirigée par Jean-Philippe Cassar / LNA#64
Figure 2 : La Station de zoologie maritime de Wimereux construite à la Pointe-aux-Oies en 1899, et rattachée à la Sorbonne.
mis à disposition gratuitement par le port de Boulogne à la Faculté des Sciences de Lille. L’endroit choisi était toujours au Portel ; il s’agissait d’un terre-plein situé face au port en eaux profondes, entre le « Petit port » et le départ de la digue Carnot. Alfred Giard disparut en 1908 et son successeur, Maurice Caullery, prit la suite du laboratoire de la Sorbonne et de la station de Wimereux. La station de Wimereux a été fermée au moment de la Première Guerre mondiale, de 1914 à janvier 1920 : les bâtiments ont été réquisitionnés pour installer un hôpital militaire australien. Après-guerre, les activités scientifiques ont repris, toujours sous la direction de Maurice Caullery. Pendant la Première Guerre mondiale, le laboratoire du Portel a servi de caserne pour les troupes anglaises. Il a été fortement endommagé lors d’une explosion le 1er aout 1918. Le laboratoire n’a rouvert qu’en mai 1924. Après le départ en retraite de Paul Hallez, Alphonse Malaquin a pris la suite. Aucun des deux laboratoires n’a survécu à la Seconde Guerre mondiale. Le laboratoire du Portel a été transformé en blockhaus par l’armée allemande, et a été détruit lors de bombardements intensifs du Portel par les Alliés. Le laboratoire de Wimereux à la Pointe-aux-Oies a été détruit pendant la guerre par les Allemands. Après-guerre, l’Université de Paris, qui possédait déjà plusieurs stations (Roscoff, Banyuls, Villefranche-sur-Mer) n’a pas voulu reconstruire la station de Wimereux. Finalement, dans les années 1950, l’Université de Lille a décidé de rouvrir un laboratoire à Wimereux. Les dommages de guerre ont apporté la plus grosse partie du financement. La nouvelle station (le 3ème emplacement) a été construite en 1959, à Wimereux, sur l’ancien site du casino. Celle-ci a d’abord été appelée Institut de biologie maritime et régionale de Wimereux puis, en 1985, elle est devenue un service commun sous le nom de Station marine de Wimereux (et plus tard une composante de l’Université). En 1998, l’Université du Littoral, créée en 1992, construisit un nouveau bâtiment à côté de la station marine : la Maison de la Recherche en Environnement Naturel (figure 4). Depuis, ces deux bâtiments sont unis dans une structure de recherche commune reconnue par le CNRS : l’unité mixte de recherche Écosystèmes littoraux et côtiers (1998-2007) suivie depuis 2008 par l’UMR LOG, le Laboratoire d’Océanologie et de Géosciences.
Figure 3 : La Station zoologique du Portel, rattachée à l’Université de Lille, construite en 1900.
Les recherches effectuées à Wimereux et au Portel ont fortement évolué depuis 1874. Les chercheurs du XIXème siècle étudiaient la zoologie, la physiologie, tandis qu’à la fin du XXème siècle elles ont porté plus sur l’écologie et, actuellement, les recherches se sont faites plus interdisciplinaires, touchant à l’océanologie dans son ensemble. Cette approche plus globale est une reconnaissance de la complexité du milieu marin, montrant que l’étude intégrée de ce milieu demande des armes multiples. L’héritage s’est bien développé, et nous sommes redevables aux anciens pour les travaux souvent remarquables effectués, depuis maintenant près de 140 ans, sur ces deux sites de Wimereux et du Portel.
Figure 4 : La Station marine de Wimereux (à gauche, Université Lille 1), et la Maison de la Recherche en Environnement Naturel (à droite, Université du Littoral Côte d’Opale).
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LNA#64 / regard sur un artiste
« LMB (la maison de) un inventaire », une œuvre de Patrick Bougelet Par Bernard MAITTE Professeur émérite à l’Université Lille 1, SCité - Sciences, Sociétés, Cultures dans leurs évolutions L’art contemporain et la science sont disciplinarisés. Se constituant, ici et maintenant, en référence et dépassement avec ce qui a été créé auparavant dans leurs domaines de pertinences, ils paraissent tous deux hermétiques, voire incompréhensibles, à toute personne extérieure. Cet article, qui décrit la démarche d’un artiste, Patrick Bougelet, et tente de la décrypter, veut aussi tisser entre une pratique artistique particulière et les sciences d’autres connivences… en toute altérité. Le parcours de Patrick Bougelet Le travail de Patrick Bougelet se déploie depuis la fin des années 1960. Il réalise d’abord ses œuvres dans le cadre des recherches qui émergent dans cette période (art construit, art cinétique, visuel art…). Des témoins de cette période sont installés à Villeneuve d’Ascq et à la citadelle de Lille. C’est aussi ce réseau bidimensionnel carré fait de plaquettes plates et grises qui saillent. Le jeu des ombres, le déplacement du spectateur en font un mobile vivant. Donné à l’association ALIAS (préfiguration du Forum des Sciences), il devrait être rétabli prochainement dans la salle de conférences de celui-ci. Poussant la concision, l’artiste a très tôt banni de son travail tout mode intuitif – « l’inspiration » – pour s’attacher à mettre en œuvre des nombres, des suites arithmétiques, des systèmes logiques, de petites équations à une ou deux inconnues. Le report de l’une à la suivante par modification de la formule précédente l’amène à produire des « dessins » faits de segments de droite (plus ou moins longs, plus ou moins épais), mis en rotation selon des codes et des formes prédéterminées : bien que rigoureux et logique, le résultat donne (presque) toujours une impression d’aléatoire. Peu à peu, P. Bougelet abandonne ses premières approches : il cherche à mettre en évidence de nouvelles sources de nombres, obéissant à d’autres types de logiques. C’est alors qu’il hérite, en 1988, d’une maison, laissée telle qu’elle était au décès de la propriétaire, avec tous ses meubles, objets d’usages ou familiers, vêtements, papiers. L’artiste ne sait qu’en faire et ne peut s’en séparer. Germe, se développe, s’impose alors en lui l’idée d’exploiter la maison héritée, de la prendre comme sujet…
vies successives, dont les traces figées reposent là. Le statut de la maison et de son contenu change. Elle devient objet de travail artistique. La première étape est d’en dresser l’inventaire. D’abord de manière extérieure. Un commissaire-priseur est convoqué. Il établit une description précise des objets, leur attribue une valeur vénale, rédige un document de vingt-trois pages, qui fait foi. Un architecte définit (à la manière d’un géomètre) la structure de la maison. Une historienne de l’art procède parfois à la description d’un meuble : son intervention est alors orientée vers l’énumération de ses particularités. Dès lors, le travail de création peut commencer. L’artiste répertorie dix-sept lieux, les identifie, leur affecte un numéro d’ordre selon les surfaces décroissantes qu’ils occupent, leur attribue une couleur, tirée au sort parmi les 26 lettres de l’alphabet plastique de Herbin 1. Chaque meuble ou groupe d’objets est identifié au moyen d’une suite de numéros. Chacun de ceux-ci correspond à une situation : le lieu, la position spatiale dans le lieu (posé, suspendu, accroché, à droite, à gauche…), l’ordre dans lequel l’objet a été prélevé, le contenu. Dès que les objets ont été codifiés, ils sont nommés dans un cahier d’inventaire. P. Bougelet peut alors rédiger la notice descriptive de chacun d’eux. Pour cela, il les prend, les manipule, les observe. Ces descriptions sont distanciées, mais elles ne peuvent être totalement dégagées de souvenirs, d’affects, du temps de l’observation, de cet autre temps qui est celui de la journée dans laquelle le travail s’inscrit : l’artiste est-il en début ou en fin de séance de travail ? Les notices obéissent à une méthode rigoureuse mais constituent les traces d’une vie, en restituent des bribes, témoignent de la ténuité de l’existence. Les objets identifiés et décrits sont ensuite rangés, stockés, dans des emballages référencés.
LMB (la maison de) : la méthode Laisser les choses à leur place, ne rien déranger ou presque, voilà la première étape. Considérer ce « tout » non plus comme ayant encore un possible usage mais comme sujet global d’une réflexion, en faire quelque chose qui puisse « faire œuvre » et dont les bases ont été créées par la vie, des 30
Auguste Herbin (1882 - 1960) a mis au point, en 1942, un alphabet plastique dans lequel il a fait correspondre à chaque lettre une forme, une couleur et une note de musique. Ses œuvres sont visibles au Musée Matisse du Cateau-Cambrésis.
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regard sur un artiste / LNA#64
Depuis 2010, Patrick Bougelet a créé un site où sont éditées les notices qui font suite à celles rédigées lors de son installation au Musée d’Art Moderne de Villeneuve d’Ascq (actuel LAM) en 2005. Trois ou quatre nouvelles notices sont publiées chaque semaine sur : http:/lmblamaisonde.wordpress.com De « brèves rencontres » avec le travail scientifique ?
Photo : Droits réservés - Musée national d’art moderne LaM, Lille Métropole musée d’art moderne, d’art contemporain et d’art brut, Villeneuve d’Ascq
Les expositions Patrick Bougelet a réalisé une dizaine d’expositions de son travail, à chaque fois dans un espace muséographique ou culturel différent, fortement marqué, induisant un type de regard particulier. Une partie des objets et des notices – ce que l’artiste appelle un EXTRAIT – était installé. Il y a toujours cinq éléments constants dans chaque EXTRAIT exposé : le titre (trois bandes égales de couleurs) ; le fac-similé des 23 pages du document du commissaire-priseur ; un graphique sans échelle représentant le tracé du déplacement des objets depuis la maison jusqu’au lieu d’exposition, les références couleurs de celui des 17 lieux d’où proviennent les objets exposés, les remerciements sous forme de carrés divisés en bandes de couleurs choisies dans l’alphabet Herbin. Chaque installation affiche l’identification et la description standardisées des objets présents, tels qu’ils sont décrits dans le cahier d’inventaire et dans les notices. Si les objets sont donc physiquement dans l’exposition, ils ne le sont que d’une manière distanciée : situés dans des vitrines opalisées qui les laissent deviner aux visiteurs, ou encore emballés dans leurs cartons. C’est la description, l’interprétation, l’imaginaire, la mémoire, les correspondances, la subjectivité, le traitement plastique, l’accrochage qui sont œuvre d’art, non le réel qui les induit. À chaque exposition, un fascicule est édité : obéissant lui aussi à des codes précis, toujours les mêmes, il énumère l’ensemble du contenu de l’exposition et fait partie de l’œuvre.
Une vie figée : la maison et son contenu. Les descriptions du commissaire-priseur, de l’architecte, de l’historienne de l’art : elles sont toutes trois rigoureuses et très différentes. Chacune répond à une intention, est effectuée dans un but précis. Le travail de l’artiste : concis, rigoureux, réglé ; il énumère, établit une classification. Plusieurs classifications sont possibles. Celle qui est adoptée résulte d’un choix. Dès que ce choix est établi, le système se déploie, les attributs de chaque objet sont univoques. L’artiste peut à son tour décrire. Ses descriptions – dans le cahier d’inventaire et dans les notices –, empreintes elles aussi d’une grande rigueur, procèdent d’une partie du réel, obéissent à une autre logique que celles utilisées par les trois premiers descripteurs au sein du même projet. Elles sont d’un autre ordre, impliquent une autre manière de mettre en mots. Mais il n’y a pas que les mots ! Les EXTRAITS confrontent l’œuvre et le lieu muséographique choisi : l’installation de P. Bougelet, essentiellement plastique, y transcende le réel, est ailleurs. Ils confrontent aussi le regard de l’artiste et celui du visiteur. Un de mes « points de vue » sur l’œuvre est qu’elle peut nous aider à comprendre comment fonctionne le travail scientifique. « La science ne peut épuiser le réel », disait Aristote. C’est sur ce principe que toute épistémologie des sciences se fonde. C’est ce principe qui est mis en œuvre par le travail de P. Bougelet. Lors de l’élaboration d’une théorie scientifique, il n’est pas possible d’établir une séparation nette entre le compte rendu « objectif » des données de l’expérience et leurs interprétations théoriques possibles. Les théories en sciences, les modèles, les types de scientificités peuvent être des niveaux d’abstraction d’un même ensemble englobés les uns dans les autres ; ils peuvent posséder des intersections, ils peuvent différer, être ailleurs. Ils ne sont ni contradictoires, ni complémentaires. Ils constituent des moyens d’appréhender le réel, mais ne l’épuisent pas… LMB (la maison de) un inventaire peut, en ce sens, être lu – c’est une des « brèves rencontres » entre l’art et la science 2 – comme métaphore du travail scientifique… ce qui n’appartenait certainement pas aux intentions initiales de l’artiste…
Jean-Marc Lévy-Leblond, LA SCIENCE n’EsT pas L’ART. Brèves rencontres..., Paris, éd. Hermann, 2010.
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LNA#64 / à lire
Shlomo Sand, Comment la terre d’Israël fut inventée * Par Jean-Marc LÉVY-LEBLOND Professeur émérite, Université de Nice
En 2008, l’historien israélien Shlomo Sand, en publiant son livre Comment le peuple juif fut inventé, avait provoqué un intense débat. Il montrait comment la notion de « peuple juif », telle qu’utilisée par le sionisme comme fondement de son idéologie, résultait d’une construction relativement récente, liée à l’apparition des États-nations européens au XIXème siècle, et sans base historique (ni a fortiori ethnique) réelle. Shlomo Sand récidive en jetant un nouveau pavé à la fois dans la Mare Nostrum, la Mer Morte et le lac de Tibériade, puisqu’il s’attaque au mythe de la « Terre d’Israël », le second pilier de l’entreprise sioniste.
L
’ouvrage commence par proposer une analyse générale de la notion de patrie, montrant comment la territorialité nationale des États actuels résulte de processus de fabrications politiques modernes. La « patrie » dans l’Antiquité se limite au petit territoire d’appartenance familiale et culturelle : il n’existe pas de patrie commune à tous les Hellènes, ni aux citoyens de l’Empire romain. Et les monarchies classiques ne connaîtront pas plus cette notion : on se bat « pour le Roi, pour la foi », et il faudra la Révolution française pour que l’on parte en guerre en chantant « Allons enfants de la patrie ! ». Quant à l’idée de « Terre promise » au « peuple élu », que Shlomo Sand étudie dans son second chapitre, c’est peu dire qu’elle n’a rien à voir avec l’idée d’une patrie nationale, qui serait le lieu naturel d’origine et de résidence des juifs, et ce pour de multiples raisons. Tout d’abord, ni l’un ni l’autre des fondateurs du monothéisme hébraïque n’est né en ce lieu. Et si l’Éternel promet le pays de Canaan aux Hébreux, il leur faut le conquérir par la force brutale sur les populations locales – la Bible n’est guère avare en descriptions de massacres. Moïse le dit clairement à son peuple qu’il conduit hors d’Égypte : « Lorsque l’Éternel, ton Dieu, aura exterminé les nations dont [Il] te donne le pays, lorsque tu les auras chassées et que tu habiteras dans leurs villes et dans leurs maisons… » 1. Qui plus est, ce don est plutôt un bail emphytéotique, l’Éternel restant le véritable propriétaire comme il en avertit les Hébreux : « Les terres ne se vendront point à perpétuité ; car le pays est à moi, car vous êtes chez moi comme étrangers et comme habitants » 2. Passons rapidement sur le fantasme d’un prestigieux royaume d’Israël dont les travaux historiques modernes ont montré le caractère fort exagéré, * Paris, éd. Flammarion, 2012, 368 pages, 22,50 €. Cette recension, ici un peu concentrée, a été préalablement publiée par la revue trimestrielle interculturelle Diasporiques/Cultures en mouvement (www.diasporiques.org), à laquelle on peut s’abonner en ligne sur le site indiqué.
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Deutéronome, 19, 1.
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Lévitique, 25, 23.
ainsi que sur l’exode qui aurait suivi sa chute et dispersé le « peuple juif ». Le premier livre de Shlomo Sand avait clairement établi le caractère largement imaginaire de cette diaspora initiale et montré que l’extension de la religion judaïque résultait d’un phénomène de prosélytisme anticipant celui qu’allait connaître le christianisme à bien plus grande échelle. Les juifs n’ont tout simplement jamais eu de terre des ancêtres. Au demeurant, on ne trouve dans aucun des textes de la loi juive un mot traduisible par « patrie ». « Les sages de la Mishna et du Talmud, écrit Shlomo Sand, n’ont jamais été des ‘patriotes’. Ceux qui résidaient à Babylone [qui fut pendant des siècles le haut-lieu de la culture juive], tout comme les millions d’autres juifs et de convertis dans tout le bassin méditerranéen, n’ont pas éprouvé le besoin d’émigrer au pays de la Bible, pourtant proche de leur lieu de résidence. » Le judaïsme rabbinique du Moyen Âge ne développera pas non plus l’idée nostalgique d’une « mère-patrie » perdue. C’est la ville de Jérusalem, bien plus que la terre d’Israël, qui mobilisera un imaginaire à la fois nostalgique et eschatologique mais essentiellement symbolique, le « retour à Jérusalem » étant directement lié à l’avènement du Messie. La majorité des maîtres spirituels considéraient même comme impie, voire interdit, de vouloir hâter ce retour en émigrant trop tôt vers la Palestine : la Terre sainte devait le rester et il fallait donc éviter de la profaner en y menant une existence séculière banale. De fait, si des pèlerins juifs s’y rendent régulièrement, rarissimes seront ceux qui s’installeront : à la fin du XVIIIème siècle, moins de 5000 juifs résident en Palestine, la plupart à Jérusalem dont la population totale dépasse les 250 000 ; à la même époque, on compte environ 2,5 millions de croyants juifs en Europe (de l’Est essentiellement). Et les pèlerins chrétiens seront bien plus nombreux à faire le voyage. C’est d’ailleurs dans un contexte essentiellement chrétien que va naître une première forme de sionisme. La démonstration de Shlomo Sand ici est particulièrement frappante et convaincante. Pour commencer, la Réforme protestante va populariser le récit biblique et donc sa géographie. Puis le premier protonationalisme européen,
à lire / LNA#64
émergeant dans une Angleterre qui a rompu avec la papauté, ne pouvant trouver un modèle imaginaire dans la Rome antique polythéiste et devenue le chef-lieu du catholicisme, s’en forgera un à partir des fiers Hébreux de jadis. Un certain philosémitisme se développera, conduisant Cromwell a favoriser le retour des juifs en Angleterre, non sans motifs financiers d’ailleurs. À son tour, le puritanisme des pères fondateurs des États-Unis s’inspirera très largement de la geste biblique. C’est un véritable sionisme qui se développera en Angleterre au XIXème siècle, en fonction, au-delà des raisons religieuses, des intérêts commerciaux dans les échanges avec l’Orient, de la rivalité militaire avec les Français, puis de la montée du colonialisme européen au Proche-Orient. De nombreux hommes politiques britanniques travailleront à envisager et préparer une installation massive des juifs en Palestine, bien avant la naissance du mouvement sioniste des juifs européens, qui ne se matérialisera pas avant la fin du XIXème siècle. Ce mouvement sera alors conforté par les politiques d’immigration très restrictives, mises en place par les puissances européennes et les États-Unis au début du XXème siècle. On ne saurait évidemment négliger le contexte historique de la fameuse déclaration Balfour de 1917 apportant l’appui officiel du Royaume-Uni à la création d’un « foyer national pour le peuple juif », dont la perspective essentielle était d’encourager une nouvelle forme de colonisation du Proche-Orient sous patronage britannique. L’avant-dernier chapitre du livre de Shlomo Sand explore la violente opposition au projet sioniste exprimée avec constance, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, par les dirigeants religieux du judaïsme traditionnel comme par les voix juives des Lumières et, plus tard, par une large fraction des révolutionnaires juifs, le Bund au premier chef. L’histoire du développement progressif de la présence juive en Palestine entre les deux guerres mondiales, puis le rôle que joua l’extermination des juifs européens par les nazis comme élément déterminant de la création de l’État d’Israël, est bien connue. Mais on ignore trop le caractère délibéré que prit le développement d’une idéologie territoriale dans le jeune État, où la Bible fut transformée, y compris par les fondateurs laïques de la nation, en un manuel d’histoire justifiant l’entreprise sioniste, au mépris de toute la recherche historiographique moderne. On appréciera, de ce point de vue, l’analyse sans concession que fait Shlomo Sand de l’incapacité de la gauche israélienne à reconnaître, jusqu’à aujourd’hui, la nature de la colonisation sioniste.
Reste à souligner deux aspects qui, au-delà de la force de ses analyses, font du livre de Shlomo Sand un ouvrage majeur. D’une part, l’auteur fonde son étude sur une documentation historiographique massive, en particulier sur de nombreux travaux actuels d’historiens israéliens. D’autre part, au-delà de son argumentation théorique, ce livre résonne d’un vécu intense, l’auteur n’hésitant pas, dans le prologue et surtout dans l’épilogue, à témoigner de ses découvertes et engagements personnels, passages qu’on s’en voudrait de déflorer ici. La conclusion à laquelle conduit inexorablement l’entreprise de déconstruction de Shlomo Sand est que l’État d’Israël, pas plus qu’aucun autre, n’a de légitimité transhistorique. Il résulte d’une idéologie récente, le sionisme, elle-même intimement liée à l’évolution historique européenne puis nord-américaine, avec la construction de ses États-nations, ses entreprises coloniales et sa domination économicomilitaire. La politique ultra-nationale d’Israël depuis sa naissance consacre, dans les faits, sa séparation d’avec la judéité diasporique. Le « retour à la Terre promise » n’est qu’un alibi idéologique qui ne vaut pas plus que les prétendues racines gauloises de la France. La grande majorité des femmes et hommes qui assument la part juive de leur identité ne vivent pas et ne vivront jamais en Israël. Il leur appartient de se débarrasser de tout sentiment de solidarité obligé avec ce pays – dans son intérêt même. La survie d’Israël à long terme dépend de l’abandon (par lui-même d’abord) de toute prétention à un statut d’exceptionnalité dans le concert des nations, aussi dissonant soit-il.
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LNA#64 / au programme / réflexion-débat
Cycle
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Le corps
Octobre 2013 - avril 2014 Espace Culture RENDEZ-VOUS D’ARCHIMÈDE u Le corps entre normalité et réalité Mardi 8 octobre à 18h30 Par Gilles Boëtsch, Anthropobiologiste, directeur de recherche au CNRS. Animée par Jean-Philippe Cassar, Vice-Président Culture et patrimoine scientifique, Université Lille 1. Le corps est assurément un objet « moderne ». Le rapport que nous entretenons avec lui repose à la fois sur les connaissances acquises sur lui par la science et sur notre expérience intime. La norme corporelle est sans cesse réévaluée selon les époques et les sociétés. En particulier celle qui touche aux notions d’esthétique et de bien-être. Chaque société érige des normes qui nous informent sur les représentations et significations attribuées à la beauté et à la laideur, au sain et au malsain. Ces normes s’articulent à une éthique sociale qui tend à associer le « bon » au « beau » et le « mauvais » au « laid » et qui codifie les manières d’être et de faire des individus. Ces notions ont une sémiologie plurielle du fait du relativisme culturel. Cf article p. 4 à 6
u Corps et médecine : éclats d’homme Mardi 12 novembre à 18h30 Par Xavier Marchandise, Médecin nucléaire à l’Hôpital Privé de Villeneuve d’Ascq, professeur émérite de l’Université Lille 2. Animée par Bernard Maitte, Professeur émérite d’histoire des sciences, Université Lille 1. L’analyse biologique et l’imagerie médicale découlent du bilan clinique. Malgré les progrès acquis, aucun examen complémentaire n’est si sensible et si spécifique qu’il puisse prétendre apporter a priori la réponse aux questions que pose l’état 34
pathologique : il faut soigneusement choisir les examens qui vont éclairer la scène avec le maximum d’efficacité, et si possible d’économie. À propos de quelques situations pathologiques, nous verrons comment aujourd’hui s’établissent les stratégies non seulement diagnostiques mais aussi de plus en plus souvent thérapeutiques. Cependant, le bilan de l’avenir est reporté à une date ultérieure. u Le corps : entre performance et identité Mardi 26 novembre à 18h30 Par Isabelle Queval, Philosophe, enseignant-chercheur, Université de Paris Descartes. Animée par Sébastien Fleuriel, Professeur de sociologie, Clersé, Université Lille 1. Le sport, et en particulier le sport de haut niveau comme laboratoire expérimental de la performance humaine, incarne l’optimisation exacerbée de tous les paramètres de la performance – matériaux, matériels, science médicale et entraînements, techniques gestuelles, diététique, préparation psychologique et stratégique. Il figure un évolutionnisme schématique – adaptation, sélection, progression – dont le dopage est un ingrédient logique, si ce n’est moralement ou médicalement légitime. En outre, par la manière dont la construction sportive de soi suppose une économie instrumentale du corps, l’entraînement du champion entre en résonance avec une sportivisation du corps et des mœurs qui, au-delà de l’injonction médicale à faire de l’exercice, révèle le culte contemporain d’un corps-œuvre, indéfiniment perfectible. Cf article p. 7
À suivre u La construction sociale du corps Mardi 14 janvier à 18h30 Par Christine Détrez, Maître de conférences en sociologie à l’École Normale Supérieure Lettres et sciences humaines de Lyon. u Le corps à corps : pla isirs et sexua lités Mardi 4 février à 18h30 Par Yves Ferroul, Médecin, sexologue et écrivain. u Et pour vous, ce sera quelle augmentation corporelle ? Mardi 25 mars à 18h30 Par Sylvie Allouche, Professeure de philosophie des sciences et des techniques, Marie Curie Research Fellow, University of Bristol. u Le don d’organes Mardi 1er avril à 18h30 Par Michel Castra, Professeur en sociologie, CERIES, Université Lille 3. À noter u Journée d’études Corps et esprit Mardi 15 avril 2014 Comité d’organisation : Sylvain Billiard, JeanPhilippe Cassar, Laurent Grisoni, Jacques Lescuyer, Bernard Maitte, Sylvie Reteuna. Retrouvez toutes nos conférences en vidéo sur le site : http://lille1tv.univ-lille1.fr/
au programme / réflexion-débat / LNA#64
Cycle
À propos de l’évaluation
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Octobre 2013 - avril 2014 Espace Culture RENDEZ-VOUS D’ARCHIMÈDE u Qu’est-ce qui fait valeur dans notre société ? Mardi 22 octobre à 18h30 Par Albert Ogien, Sociologue, directeur de recherche au CNRS, directeur du Centre d’Étude des Mouvements Sociaux et de l’Institut Marcel Mauss de l’EHESS. Animée par Jean-Philippe Cassar, Vice-Président Culture et patrimoine scientifique, Université Lille 1. Dire « ce qui fait valeur » dans une société est une tâche qui ne peut être remplie en dressant une liste de catégories de jugements immuables dont l’usage s’imposerait à tous. Dans une société pluraliste, « ce qui fait valeur » se dévoile à mesure que les individus découvrent « ce à quoi ils tiennent » dans l’action en commun dans un contexte précis. Mais avec l’évaluation, la valeur arithmétique supplante la valeur sociale et devient le critère dominant de « ce qui fait valeur » dans la société alors même qu’elle reflète mal « ce à quoi ses membres tiennent ». C’est ce paradoxe que l’analyse de la numérisation du politique illustrera. Cf article p. 8 à 10
u Le système éducatif peut-il passer de l’évaluation normative à une évaluation constructive ? Mardi 5 novembre à 18h30 Par Charles Hadji, Agrégé de philosophie, professeur émérite en sciences de l’éducation, Université Pierre MendèsFrance Grenoble 2. Animée par Jean Clenet, Professeur en sciences de l’éducation, Laboratoire CIREL, Université Lille 1. En privilégiant comme objet d’analyse les pratiques d’évaluation s’exerçant dans et sur l’École, comprise comme l’ensemble du champ des actions édu-
catives, on s’attachera tout d’abord à dénoncer l’obsession évaluative qui menace aujourd’hui, en identifiant les principaux pièges qui la caractérisent : instauration d’un climat de stress ; réduction au quantitatif ; endoctrinement idéologique. Puis on montrera comment la pratique évaluative peut échapper aux dérives qui n’en caractérisent finalement qu’un mauvais usage : en privilégiant sa fonction naturelle de temps fort de la régulation ; en s’inscrivant dans une perspective de réussite ; et en dépassant la querelle de la notation par la mise en œuvre d’outils de diagnostic personnalisé. Cf article p. 11 à 13
u L’évaluation des risques : vers des conflits d’expertises ? Mardi 10 décembre à 18h30 Par Jean-Yves Trépos, Professeur de sociologie, Laboratoire Lorrain de Sciences Sociales (2L2S), Université de Lorraine à Metz. Animée par Bertrand Bocquet, Professeur à l’Université Lille 1. L’expertise moderne s’est en partie configurée en relation avec le traitement des situations à risques : le recours à des algorithmes scientifiques correspondait bien aux demandes d’une société qui plaçait le risque au cœur de son devenir. Mais, pour la même raison, l’expertise ne peut plus se réclamer d’un confinement dans l’espace du secret d’un laboratoire et d’un outil. Pour évaluer des risques d’inondation, d’avalanche, de contamination ou d’événement nucléaire, l’expert doit répondre à la demande publique de travailler au grand jour et s’expose, tout en évaluant, à des contre-expertises.
À suivre u En quoi la recherche peut-elle être évaluée ? Mardi 21 janvier à 18h30 Par Pierre Joliot, Professeur honoraire au Collège de France, membre de l’Institut. u L’évaluation de l’art contemporain Mardi 11 février à 18h30 Par Nathalie Heinich, Sociologue au Centre National de la Recherche Scientifique (Paris). u Évaluer les politiques de la ville : les mutations urbaines et sociales sont-elles évaluables ? Mardi 11 mars à 18h30 En partenariat avec l’Institut Régional d’Administration Par André Bruston, Maître de conférences retraité, ancien conseiller scientifique du Ministère de la Ville. u Évaluation au travail : les ressorts d’une fascination Mardi 18 mars à 18h30 Par Bénédicte Vidaillet, Maître de conférences en sciences des organisations, Université Lille 1, psychanalyste. À noter u Journée d’études Évaluation de la richesse Mardi 8 avril 2014 Comité d’organisation : Bertrand Bocquet, Jean-Philippe Cassar, Bruno Duriez, Jacques Lescuyer, Frédéric Gendre. Retrouvez toutes nos conférences en vidéo sur le site : http://lille1tv.univ-lille1.fr/
Cf article p. 14-15
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LNA#64 / au programme / exposition
exposition
Histoires d’instruments scientifiques Du 2 au 18 septembre Vernissage : Lundi 2 septembre à 18h30 Ouverture exceptionnelle le samedi 14 septembre de 10h à 17h
Dans le cadre des Journées européennes du Patrimoine
Espace Culture | Entrée libre
H
éritière de la Faculté des sciences de Lille créée en 1854, l’Université Lille 1 est impliquée depuis la fin de l’année 2007 dans la Mission nationale de sauvegarde et de valorisation du patrimoine scientifique et technique contemporain 1 du Cnam, musée des Arts et Métiers, soutenue par le Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche. Dans ce cadre, l’Université Lille 1 mène une politique de conservation, d’inventaire, de valorisation et de constitution de ses collections d’instruments scientifiques anciens et contemporains. Mais pourquoi avoir attendu le début du XXIème siècle pour s’intéresser aux appareils scientifiques ? La raison est simple : les instruments scientifiques sont des moyens d’étude et non les sujets de l’étude. Ils évoluent et deviennent obsolètes. Seuls les appareils à caractère esthétique et décoratif ou faciles à « stocker » sont le plus souvent conservés. Pourtant, les appareils de mesure et d’observation sont les marqueurs de l’évolution des sciences et, dans le cas de l’Université, les jalons de son histoire. Il convient donc de les conserver, de les inventorier et de les valoriser, qu’ils soient anciens ou contemporains. À partir de l’inventaire des éléments présents dans les collections de l’Université, on s’aperçoit que l’histoire de certains instruments peut être illustrée. « Histoires d’instruments scientifiques » est une exposition qui survole l’évolution
Créée en 2003 et connue sous l’appellation PATSTEC, PATrimoine Scientifique et TEchnique Contemporain.
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du principe et de l’esthétique de plusieurs instruments et composants scientifiques représentés dans les collections de l’Université Lille 1. Par exemple, l’évolution de la balance de précision dans les laboratoires peut être relatée depuis que son usage y a été généralisé par le chimiste Antoine Laurent de Lavoisier dans les années 1770 jusqu’à nos jours. Elle est principalement marquée par la recherche d’un affinement de la précision, par le passage progressif de la balance à deux plateaux à la balance à plateau unique et le changement de matériaux dans les années 1950-1960, puis par le passage à la balance électronique à capteur de charge avec affichage numérique dans les années 1970. Chaque instrument présenté a ainsi sa place dans les collections de l’Université. Le parti pris de chronologies, au-delà de la connaissance de l’histoire des instruments, tend à sensibiliser à la conservation de l’objet contemporain, qui mérite la même attention que l’objet ancien. Au cœur de la Mission, il témoigne tout autant d’une évolution des technologies de plus en plus rapide et de l’importance des recherches. Exposition proposée par la mission Patrimoine scientifique de l’Université et construite en collaboration étroite avec l’Association de solidarité des anciens de l’Université Lille 1, l’UFR des Sciences de la Terre et l’UMR 8217 Géosystèmes qui œuvrent à la conservation de nombreux items.
au programme / exposition / LNA#64
exposition
En recherchant la vague Installation de Gaëtan Robillard Du 7 octobre au 6 novembre 2013 Vernissage : lundi 7 octobre lors du lancement de saison à partir de 19h Espace Culture | Entrée libre
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’installation transpose le rivage d’une île. Au centre est projeté un océan mathématique qui s’affronte au rocher. Le domaine est constitué de millions de particules, dont le mouvement est calculé image après image par un processus logiciel. C’est le récit de la vague, son scénario que l’on tente de retranscrire ici. La caméra parcourt la géométrie de l’île. Plus tard, une voix émane et étudie le paysage. Elle questionne le transport et la forme de la vague. Les objets résiduels et les équations sont remis au mur. Si la scénarisation de la nature et le calcul numérique composent la séquence, d’autres modes de relation au motif succèdent au film. Le travail, qui se lie à la situation insulaire, confronte avec ses modèles la mathématisation du monde et le désir de l’affranchi. « Dans ce projet, je me suis attaché à déconstruire le calcul et l’idée du calcul pour fabriquer l’image et le mouvement. C’est pourquoi il m’a paru particulièrement intéressant de me rapprocher des laboratoires de mathématiques, notamment dans le champ de la modélisation des phénomènes fluides. Il résulte de ma rencontre avec deux chercheurs de l’Université Lille 1 et l’INRIA Lille Nord Europe – Caterina Calgaro et Emmanuel Creusé – un travail de texte qui a permis d’élaborer la voix off du film ainsi qu’un travail graphique directement à partir des équations, liés à la modélisation des vagues et des flux (les équations de Korteweg et de Vries et les équations de Navier-Stokes).
Dans l’installation, la lumière est séquencée en précédant et en succédant le film de manière à mettre en tension les différents éléments de l’installation et à prolonger le travail de l’image au-delà de la surface de l’écran : dans l’espace vécu par le spectateur. » Production Le Fresnoy Générique film Image : Vincent Audineau, Gaëtan Robillard, Tabouret Studio Son et création sonore : Rémi Mencucci, Paul de Robillard Voix off : Bernard Stiegler Texte d’après un entretien avec Caterina Calgaro et Emmanuel Creusé Remerciements spéciaux : Françoise Balibar, Marc Saison En partenariat avec le Laboratoire de Mathématiques Paul Painlevé – Université Lille 1 et l’EPI SIMPAF - Inria Lille Nord Europe : Caterina Calgaro, Emmanuel Creusé.
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LNA#64 / au programme / exposition
exposition
AnatomiQue
Exposition du patrimoine scientifique lié à l’anatomie humaine Du 18 novembre au 18 décembre Visites guidées les samedis 30 novembre et 14 décembre *
Vernissage : Lundi 18 novembre à 18h30 Espace Culture | Entrée libre Cette exposition, qui s’inscrit dans le cadre du cycle de conférences « Les Rendez-vous d’Archimède » sur Le corps, retrace l’histoire générale de l’anatomie et met en lumière l’enseignement et la recherche menés dans ce domaine au niveau régional. Sont ainsi exposées des pièces issues des collections scientifiques patrimoniales d’établissements d’enseignement supérieur régionaux : l’Université Lille 1, l’Université Lille 2, l’Institut Catholique de Lille et également du Musée d’Histoire Naturelle de Lille, du Musée Hospitalier Régional de Lille et d’autres structures partenaires.
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’est à travers l’évocation d’ouvrages célèbres que cette exposition nous propose de découvrir l’anatomie sous un angle historique : les traités d’anatomie antiques de Claude Galien qui ont dominé pendant plus d’un millénaire les connaissances médicales occidentales, le manuscrit médiéval du professeur d’anatomie italien Mondino de Liuzzi – premier témoignage d’une anthropotomie 1 depuis l’Anti Dissection du corps humain
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À 15h et 16h30 sur réservation au 03 20 43 69 09.
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quité, les dessins anatomiques de Léonard de Vinci qui sont si précis qu’ils n’ont pas pu être utilisés directement dans le quotidien médical, l’ouvrage De Humani Corporis Fabrica du célèbre anatomiste André Vésale qui bouleverse à la Renaissance la connaissance de l’anatomie par la correction de notions erronées qui prévalaient depuis Galien, ou encore le célèbre livre très détaillé sur l’anatomie d’Henry Gray, Gray’s anatomy, publié en 1855 pour les étudiants en médecine, et toujours d’actualité dans l’enseignement, notamment en Grande-Bretagne et aux États-Unis… Cette exposition situe les spécificités des collections historiques présentées dans la continuité de cette histoire et valorise l’étude et l’enseignement de l’anatomie ainsi que la recherche menés dans la région, notamment à partir des XVIIIème et XIXème siècles. Un éclairage est ainsi proposé sur l’origine des collections anatomiques et des appareils, l’utilisation des pièces et instruments ou encore la fabrication des modèles anatomiques… C’est aussi l’occasion d’une ouverture sur une approche plus contemporaine de l’anatomie humaine : apparition de la plastination, développement du corps augmenté – de nouvelles pratiques dans le domaine de l’anatomie souvent sujettes à controverses. Sophie Braun
Chargée du patrimoine scientifique de l’Université Lille 1 et commissaire de l’exposition « AnatomiQue »
au programme / parution / LNA#64
Présentation d’ouvrage La guerre, une vérité humaine Nouvelle parution dans la collection Les Rendez-vous d’Archimède, ouvrage collectif aux éditions L’Harmattan Dirigé par Nabil El-Haggar, Ancien vice-président de l’Université Lille 1, chargé de la Culture, fondateur de l’Espace Culture et des Rendez-vous d’Archimède
Présentation : Lundi 14 octobre à 17h30 Espace Rencontres du Furet de Lille - Entrée libre En présence de Philippe Rollet, Président de l’Université Lille 1 Jean-Philippe Cassar, Vice-président de l’Université Lille 1, Culture et Patrimoine Scientifique Nabil El-Haggar et des auteurs.
Cet ouvrage n’ayant pu – pour des raisons indépendantes de notre volonté – être présenté lors de sa parution en mai dernier, nous vous invitons à une rencontre avec les auteurs le 14 octobre.
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epuis toujours, la guerre hante l’humanité. En permanence menaçante, elle n’a jamais cessé d’inquiéter l’homme. De l’histoire à l’actualité, à travers les différentes régions du monde ou dans ses nombreuses dimensions, il n’y a pas une lecture de la guerre. Bien au-delà du champ militaire strict, phénomène multiforme, la guerre impacte tous les domaines de la société humaine. Outre l’approche pluridisciplinaire que l’on trouvera dans cet ouvrage, il faut souligner ici la diversité des points de vue sur la guerre, son développement théorique, mais aussi sur ses conséquences sociales, économiques et culturelles. Aujourd’hui, une part majoritaire de la planète est en paix. Mais une partie non négligeable d’États, d’hommes d’affaires, d’insurgés, d’opprimés voire d’illuminés, préparent encore leurs guerres, persuadés que leur combat est légitime. La guerre reste aussi une activité très rentable. Alors, peut-on entrevoir l’espoir d’un monde sans guerre ? Est-il raisonnable aujourd’hui, sans solution durable et juste aux conflits, d’envisager la fin de la guerre, ou l’avenir doit-il nous laisser craindre de nouvelles mutations des conflits ?
AUTEURS Monique Chemillier-Gendreau, professeur émérite de droit public et de science politique à l’Université Paris Diderot Jean-Marc Ferry, professeur de philosophie politique, titulaire de la Chaire de philosophie de l’Europe à l’Université de Nantes Francis Guibal, philosophe, professeur émérite de l’Université de Strasbourg Pierre Hassner, chercheur associé au Centre d’Études et de Recherches Internationales, directeur de recherches émérite à la Fondation nationale des sciences politiques François-Bernard Huyghe, chercheur à l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques, enseignant sur le campus virtuel de l’Université de Limoges Jean-Claude Monod, chercheur en philosophie au CNRS, enseignant à l’École Normale Supérieure de Paris Jean-François Rey, professeur honoraire de philosophie Jean-François Robinet, agrégé de philosophie, professeur en classes préparatoires aux grandes écoles Goran Sekulovski, chargé de cours en patrologie à l’Institut de théologie orthodoxe Saint-Serge de Paris
ISBN : 978 - 2 - 343 - 00254 - 5 20 € Retrouvez toutes les informations sur cet ouvrage et la collection complète sur : http://culture.univ-lille1.fr/publications/la-collection.html Ouvrages en vente en librairie et à l’Espace Culture, consultables à l’Espace Culture et à la Bibliothèque Universitaire de Lille 1.
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Octobre, novembre, décembre
Initiatives culturelles Conférences : entrée libre dans la limite des places disponibles. * Pour ce spectacle, le nombre de places étant limité, il est nécessaire de retirer préalablement vos entrées libres à l’Espace Culture (disponibles un mois avant les manifestations).
Ag e nd a
Retrouvez le détail des manifestations sur notre site : http://culture.univ-lille1.fr ou dans notre programme trimestriel. L’ ensemble des manifestations se déroulera à l’Espace Culture de l’Université Lille 1.
Du 2 au 18 septembre
Exposition « Histoires d’instruments scientifiques » dans le cadre des Journées européennes du Patrimoine Vernissage le 2 septembre à 18h30
Du 11 septembre au 11 octobre
Exposition « A Celebration In Our Eyes » par l’association SPUL Vernissage le mercredi 11 septembre à 18h30
Mercredi 25 septembre Lundi 7 octobre
18h30
Café langues avec la Maison des Langues
19h
Lancement de saison 2013/2014 Exposition « En recherchant la vague » de Gaëtan Robillard Vernissage le 7 octobre à partir de 19h
Du 7 octobre au 6 novembre Mardi 8 octobre
18h30
Rendez-vous d’Archimède : Cycle « Le corps » « Le corps entre normalité et réalité » par Gilles Boëtsch
Lundi 14 octobre
17h30
Présentation de l’ouvrage « La guerre, une vérité humaine » Collection Les Rendez-vous d’Archimède (Furet - Lille)
Mercredi 16 octobre
18h30
Café langues avec la Maison des Langues
19h Mardi 22 octobre
Mardi 5 novembre Mercredi 6 novembre
Performance « Rhizikon » par Rhizome / Cie Moglice - Von Verx *
18h30
Rendez-vous d’Archimède : Cycle « À propos de l’évaluation » « Qu’est-ce qui fait valeur dans notre société ? » par Albert Ogien
18h30
Rendez-vous d’Archimède : Cycle « À propos de l’évaluation » « Le système éducatif peut-il passer de l’évaluation normative à une évaluation constructive ? » par Charles Hadji
19h
Théâtre « L’art du rire » par la Cie Rima *
Mardi 12 novembre
18h30
Rendez-vous d’Archimède : Cycle « Le corps » « Corps et médecine : éclats d’homme » par Xavier Marchandise
Mercredi 13 novembre
18h30
Café langues avec la Maison des Langues
Du 18 novembre au 18 décembre
Exposition « AnatomiQue » - Vernissage le 18 novembre à 18h30 19h
Théâtre « Ce corps qui parle » par le Théâtre du Mouvement *
Mardi 26 novembre
18h30
Rendez-vous d’Archimède : Cycle « Le corps » « Le corps : entre performance et identité » par Isabelle Queval
Mercredi 4 décembre
18h30
Café langues avec la Maison des Langues
Mercredi 20 novembre
19h
Mardi 10 décembre Mercredi 11 décembre
Théâtre « La natation ou l’art de nager, appris seul en moins d’une heure » par la Cie La Sibylle *
18h30
Rendez-vous d’Archimède : Cycle « À propos de l’évaluation » « L’évaluation des risques : vers des conflits d’expertises ? » par Jean-Yves Trépos
19h
Projection « Les rêves dansants, sur les pas de Pina Bausch » *
Espace Culture - Cité Scientifique 59655 Villeneuve d’Ascq Du lundi au jeudi de 9h30 à 18h et le vendredi de 10h à 13h45 Café : du lundi au jeudi de 9h45 à 17h45 et le vendredi de 9h45 à 13h45
Tél : 03 20 43 69 09 - Fax : 03 20 43 69 59 Mail : culture@univ-lille1.fr Site Internet : http://culture.univ-lille1.fr