Inégalités, état d’urgence - ID4D

Page 1

Une plateforme animée par l'Agence française de développement

INÉGALITÉS É TAT D’URGENCE


SOMMAIRE 02

Des systèmes fiscaux pensés pour réduire les inégalités peuvent-ils augmenter la pauvreté ? ENTRETIEN AVEC NORA LUSTIG – directrice du Commitment to Equity Institute, Tulane University

06

« Il n’y a pas de fatalité des inégalités » ENTRETIEN AVEC CÉCILE DUFLOT – directrice générale d’Oxfam France

10

« Les inégalités pèsent sur la croissance économique »

14

Le changement climatique influence la lutte contre les inégalités

ENTRETIEN AVEC MURRAY LEIBBRANDT – professeur, École d’économie de l’université du Cap

ENTRETIEN AVEC CÉLINE GUIVARCH – chercheuse en économie, CIRED

17

« Les pays arabes sont marqués par des écarts de revenus très importants » ENTRETIEN AVEC SAMIR AITA – économiste franco-syrien, président du Cercle des économistes arabes

24

« La raison profonde des inégalités de genre, c’est le rôle que la société assigne à la femme » ENTRETIEN AVEC RACHA RAMADAN – maître de conférences, université du Caire

28

32

« Comment réduire la pauvreté et les inégalités ? » ENTRETIEN AVEC GAËL GIRAUD – chef économiste de l’AFD – ET GABRIELA RAMOS – directrice de cabinet du Secrétaire général de l’OCDE

Des fractures villes-campagnes et Nord-Sud en Afrique de l’Ouest PAR GILLES YABI – économiste, fondateur du West African Think Tank

36 39

20 ans de baisse des inégalités en Amérique latine ENTRETIEN AVEC STEPHAN KLASEN – professeur d’économie du développement, université de Göttingen

« S’il y a bien un correcteur juste des inégalités, c’est l’école » ENTRETIEN AVEC FRANCIS AKINDÈS – professeur de sociologie, université de Bouaké

42

La protection sociale, cœur de la lutte contre les inégalités ENTRETIEN AVEC NADINE POUPART – référente Protection sociale de l’AFD

Direction de la publication : iD4D. Réalisation des interviews : Sabine Cessou, Aurélie Darbouret, Animal pensant. Conception éditoriale et graphique : Animal pensant. Crédits photo : p. 3 © Didier Gentilhomme, p. 8 et 13 © Cyril Le Tourneur d’Ison, p. 14 © Benjamin Petit, p. 19 © Paul Keller, p. 24 © Augustin Le Gall, p. 26 © Francisco Zizola, p. 30 © Patricia Willocq, p. 35 © James Keogh, p. 37 © Jorge Cardoso, p. 40 © Jacques Kouao, p. 43 © Shankar S.


L U T T E C O N T RE

L E S INÉ G A L I T É S

ÉTAT D’URGENCE par RÉMY RIOUX, directeur général de l’AFD Entre 1980 et 2016, au niveau mondial, les 1 % les plus riches ont profité deux fois plus de la croissance que les 50 % les plus pauvres. Les inégalités se creusent au sein des sociétés. Elles pèsent sur la croissance et sur le lien social, mènent à l’instabilité politique, réduisent l’efficacité des politiques publiques et entravent le développement. On estime que les pays de l’OCDE ont perdu près de 5 % de taux de croissance du fait des inégalités entre 1985 et 2005. En septembre 2018, j’ai entendu le Président de la République française Emmanuel Macron évoquer avec force, à la tribune de l’Assemblée générale des Nations unies, l’urgence « de s’attaquer aux causes profondes des inégalités sociales que nous n’avons pas su régler et dont nous payons le prix ». Les inégalités seront en 2019 la priorité de la présidence française du G7. Depuis plus de 75 ans, l’Agence française de développement (AFD) lutte contre la pauvreté, en accompagnant ses partenaires dans la mise en œuvre de politiques publiques ciblant les populations les moins favorisées. Mais qu’en est-il de l’impact de nos actions sur la réduction des inégalités ? Et comment rendre ces actions plus efficaces ? Ces questions sont au cœur de la réflexion de la communauté internationale, notamment depuis l’adoption en 2015 de l’Objectif de développement durable 10 relatif à la lutte contre les inégalités. La première chose à faire, c’est d’analyser l’ampleur et la nature des inégalités auxquelles nos partenaires font face pour pouvoir trouver les leviers les plus à même de les contrer dans les domaines de l’éducation, de la

santé, du genre, du marché du travail, des réformes fiscales, des dynamiques territoriales, etc. C’est pourquoi nous avons lancé en 2017 sur financement de la Commission européenne une facilité de recherche de 4 millions d’euros pour mieux comprendre les inégalités dans les pays en développement et émergents : une vingtaine de projets de recherche sont déjà en cours. En parallèle, nous avons fait de la lutte contre les inégalités et du lien social des priorités opérationnelles de notre plan stratégique 2018-2022. Nous voulons être à la fois une agence « 100 % Accord de Paris » pour préserver les biens communs environnementaux et « 100 % lien social » pour que toutes nos interventions contribuent à renforcer la cohésion sociale. Les enjeux de justice et de lien social, entre les générations, entre les territoires, entre les individus et entre les groupes sociaux au sein des populations sont des facteurs clés d’un développement économiquement et socialement équilibré. L’AFD est la plateforme française pour un développement durable partagé. Une plateforme de financement, bien sûr, mais aussi une plateforme de recherche et d’expertise, active dans le débat d’idées et le dialogue entre experts et citoyens, notamment via iD4D. Pauvreté, genre, accès à l’éducation, protection sociale, fiscalité, etc., les spécialistes du développement qui prennent la parole dans ces pages abordent toutes les facettes des inégalités. Et leur constat est sans appel : seule la réduction des inégalités permettra, à l’échelle mondiale comme au sein de chaque société, de relever les défis démographique, économique, technologique et climatique qui font l’urgence de notre siècle.

Affinez votre regard sur le développement grâce à la plateforme iD4D animée par l’Agence française de développement : id4d.fr @iD4D 1


FISCALITÉ

Des systèmes fiscaux pensés pour réduire les inégalités peuvent-ils augmenter la pauvreté ? TRE

TIEN A VE

C

EN

NORA LUSTIG Titulaire de la c h a ir e Samue l Z. S t o n e d’é c o no m ie d e l’Amé rique la t in e , dire c tric e d u Co mmitme n t t o Equity Ins t it u t e à l’univ e rs ité d e Tu la n e (L a No uv e lle O r lé a n s , États -Unis ). Me mb r e no n ré s ide n t e d u Ce nte r fo r G lo b a l De v e lo pmen t a n d Inte r-Ame r ic a n Dialo gu e .

2

D

onner accès à des services sociaux (aides sociales, aides à l’accès d’éducation et de santé à la nourriture et aux ressources gratuits est l’un des énergétiques, dépenses publiques pour outils fondamentaux des l’éducation et la santé) et des impôts gouvernements pour combattre les (sur les revenus et TVA) sur les inégalités inégalités, particulièrement les inégalités de revenus et sur la pauvreté. L’étude des chances. Mais dans les pays à s’intéresse à plus de trente pays à faibles revenus, financer les dépenses faibles et moyens revenus sur tous les d’éducation et de santé grâce aux impôts continents, du Brésil au Guatemala, de peut aggraver la situation des l’Éthiopie à l’Afrique du Sud, de plus pauvres en diminuant l’Indonésie au Sri Lanka et leur pouvoir d’achat sur de la Russie à la Géorgie. la nourriture et les Pour analyser l’impact biens de première des politiques fiscales nécessité. Si la sur la répartition majorité de la des richesses, il est millions de personnes population est utile de distinguer la dans le monde pauvre, il est difficile partie en liquidités vivent avec moins de la taxer, même si du système et la de 1,9 dollar par jour le but ultime est de partie en nature. Cette Source : Banque mondiale l’aider. En combattant partie en liquidités les inégalités par le biais inclut les impôts et les d’investissements dans aides, directs et indirects. l’éducation, les infrastructures La partie en nature comprend et la santé, les gouvernements peuvent la valeur monétisée de l’éducation et de nuire aux pauvres à court terme. C’est à la santé publiques. Les résultats de nos cet effet paradoxal des politiques de lutte recherches montrent que les politiques contre les inégalitaires que s’intéresse fiscales réduisent toujours les inégalités. l’économiste argentine Nora Lustig. Cependant, en calculant les niveaux de revenus en bas de l’échelle sociale avant et après les impositions et les aides, Vos recherches montrent que, dans les nous avons remarqué que les pauvres pays en développement, les politiques peuvent devenir plus pauvres à cause de fiscales peuvent accroître la pauvreté ces mêmes politiques. au lieu de la réduire. Comment est-ce En Éthiopie, au Ghana, au Guatemala, au possible ? Nicaragua, en Tanzanie et en Ouganda, Au Commitment to Equity Institute, nous par exemple, le nombre de pauvres est avons analysé l’impact des transferts

736


I N ÉG ALI TÉS, ÉTAT D’ URGENCE

plus élevé après imposition directe et indirecte, nette d’aides (voir tableau page 7). Dans ces six pays, les politiques fiscales augmentent la pauvreté : le système aide moins de pauvres à sortir de la pauvreté qu’il n’en enfonce dans la pauvreté. Si on met de côté les efforts gouvernementaux dans les secteurs de la santé et de l’éducation, les plus pauvres auraient de meilleurs revenus sans impôts et sans aides. En d’autres termes, surtout dans les pays à faibles revenus, les pauvres sont souvent des contributeurs nets au système : ils payent plus en taxes qu’ils ne reçoivent d’aides. C’est l’un des principaux résultats de notre recherche. Nous appelons cela la paupérisation fiscale. Est-il acceptable, d’un point de vue éthique, que les pauvres soient des contributeurs nets du système fiscal ? Certains pensent que oui, dans la mesure où les pauvres bénéficieront sur le long terme de la croissance amenée par les dépenses publiques en matière d’infrastructures et d’éducation, par exemple. Mais les pauvres, en particulier les très pauvres, ne peuvent pas attendre que cette croissance prenne effet. Ce sont des personnes très vulnérables, qui vivent sous le seuil de pauvreté de 1,9 dollar par jour défini par la Banque mondiale. Pour elles, une baisse de revenus – même faible – peut avoir de graves conséquences : des revenus plus bas peuvent aggraver leur nutrition et impacter

l’accès à l’éducation de leurs enfants. Dans la mesure du possible, il faudrait modifier le système pour ne pas appauvrir ces populations. Notre objectif devrait être que les tranches les plus pauvres soient des bénéficiaires nets – et non des contributeurs nets – du système fiscal. Par quel mécanisme les pauvres payentils plus d’impôts qu’ils ne reçoivent d’aides ? Ce sont principalement les taxes à la consommation qui appauvrissent les pauvres. Ceux-ci payent les impôts indirects comme la TVA, les frais de douane sur les biens importés qu’ils achètent ou encore les taxes sur le tabac et l’alcool. Ces prélèvements peuvent entamer sérieusement leurs maigres ressources. On peut, bien sûr, toujours arguer que les taxes sur les cigarettes et sur l’alcool ont pour but d’améliorer la santé d’une population. Mais nous devons tout de même mesurer les impacts de ces politiques avec précision et avoir les idées claires sur ce que nous sommes prêts à accepter et à tolérer en tant que société. C’est nécessaire pour prendre une décision éclairée.

En Éthiopie, suite aux travaux du CEQ, le seuil d’imposition a été relevé et la couverture sociale étendue pour que les pauvres ne soient plus contributeurs nets du système socio-fiscal.

3


INÉ GA L IT ÉS, ÉTAT D’URGEN C E

Ces effets négatifs du système fiscal sont-ils dus à des erreurs des législateurs ? Le fait que la politique fiscale appauvrisse les pauvres, lorsque cela arrive, n’est pas le résultat d’un plan diabolique. Les gouvernements n’ont pas l’intention d’appauvrir les pauvres. Jusqu’à ce que les résultats de notre étude soient publiés, ces conséquences étaient largement méconnues. Avec ces nouvelles informations, nous pouvons maintenant évaluer les cas dans lesquels ces effets négatifs sont le résultat d’erreurs involontaires et ceux qui sont les conséquences inévitables de choix politiques conscients et plus vastes. Des pays en développement ont-ils changé leurs politiques d’imposition et d’aides après avoir pris connaissance de vos recherches ? Oui, l’Éthiopie, par exemple. Le gouvernement a été surpris par les résultats montrant qu’une partie considérable des pauvres étaient des contributeurs nets du système. Cela l’a convaincu de prendre des mesures. Dans ce pays, les impôts directs étaient payés quasiment par toute la population, même par les pauvres. La situation de bon nombre d’entre eux a empiré à cause de deux facteurs : le seuil minimal d’imposition était bas à cause de l’inflation et le programme de filet de sécurité productif (ou Productive Safety Net Program, PNSP), principal système d’aide du pays, était bien ciblé mais couvrait trop peu de foyers et pour trop peu de bénéfices. En 2016, le gouvernement a étendu la couverture du PNSP pour y inclure des foyers vivant en zone urbaine et a relevé le plancher des revenus personnels imposables. Si ces changements n’ont pas éliminé totalement le problème, cet ajustement

« Les gouvernements doivent aussi s’attaquer à l’évasion et à la fraude fiscales des élites de leur pays. »

4

de politique était important pour réduire l’ampleur de la paupérisation. Les pays développés rencontrent-ils également ce problème ? Il n’y a pas de recherche équivalente pour les pays développés, mais ils reposent plus largement sur des impôts directs progressifs. Le risque que les pauvres soient appauvris par un système progressif est moindre. Que doivent retenir en priorité les législateurs de cette étude ? Premièrement, les législateurs doivent être conscients que les politiques fiscales peuvent avoir des effets néfastes sur les inégalités et sur la pauvreté : les inégalités peuvent se réduire mais la pauvreté peut augmenter avec les impôts et les aides. De fait, certaines politiques faites pour s’attaquer aux inégalités en investissant dans l’éducation et la santé peuvent augmenter la pauvreté si elles font des pauvres les contributeurs nets du système. Deuxièmement, les gouvernements doivent conduire des études minutieuses pour comprendre qui subit les impôts et qui bénéficie des aides, et doivent augmenter les ressources domestiques afin de réduire l’appauvrissement. Ils doivent aussi s’attaquer à l’évasion et à la fraude fiscales des élites de leur pays, ne pas subventionner les multinationales et les biens principalement consommés par les riches, et minimiser le plus possible (si ce n’est annuler) les taxes sur les biens de consommation de première nécessité. Les aides doivent bénéficier en priorité aux personnes pauvres et vulnérables. Si l’augmentation des ressources dédiées à l’éducation et à la santé dans les pays à faibles revenus risque de nuire aux populations pauvres, quelles sont les alternatives ? À l’Assemblée générale des Nations unies en septembre 2015, les pays du monde entier se sont engagés à atteindre les Objectifs de développement durable d’ici 2030. Ces propositions ont omis le fait que ces objectifs impliquent de


I N ÉG ALI TÉS, ÉTAT D’ URGENCE

C O N T R I B U T E U R S O U B É NÉFICIAIRES DU SYSTÈM E FISCAL C o n t r ib u t io n a u s y st èm e f i scal par t r anche de r evenus

Catégories sociales en fonction du revenu journalier (R) R < 1,25 $

1,25 $ < R < 2,5 $

2,5 $ < R < 4 $

4 $ < R < 10 $

10 $ < R < 50 $

R > 50 $

Iran Indonésie Jordanie Équateur Venezuela Uruguay Tunisie Afrique du Sud Russie Mexique Géorgie Costa Rica Colombie Chili Brésil Argentine Sri Lanka Pérou Honduras Salvador République dominicaine Bolivie Guatemala Éthiopie Arménie Ouganda Tanzanie Nicaragua Ghana

B é n é f ic ia ir e s n e t s

C ont r i but eur s net s

Ce table au mo nt r e q u e ls g r o u p e s d ’in d iv id u s , e n f o n ct i on de l eur s r evenus, devi ennent cont r i but eur s net s du sy st èm e dans 29 pays à faibles r e v e n u s e t à r e v e n u s in t e r mé d ia ir es. C e cal cul pr end en com pt e uni quem ent l es r evenus des i ndi vi dus et e xc lut le s mé c anis me s d e t r a n s f e r t s c o mme l’é c o le gr at ui t e ou l a sant é. Exe mple s de le c tu r e : A u G h a n a , a u N ic a r a g u a , e n Ta nz ani e et en O uganda, l es pl us pauvr es, ceux qui gagnent ent r e 0 et 1,25 do llar par j o u r, s o n t d é jà d e s c o n t r ib u t e u r s n e ts du sy st èm e. En I r an, seul s l es pl us r i ches ( r evenu supér i eur à 50 do llars par jo u r ) s o n t c o n t r ib u t e u r s n e t s d u s y st èm e. Source : CEQ Data Center on Fiscal Redistribution. Issu de « Fiscal Policy, Income Redistribution and Poverty Reduction in Low and Middle Income Countries », Nora Lustig

faire des compromis. Ainsi, la nécessité d’augmenter les revenus domestiques pour atteindre des objectifs d’éducation et de santé dans des pays à faibles revenus peut se traduire indirectement par la réduction des revenus dédiés à l’achat de nourriture et de biens de première nécessité dans les foyers les plus pauvres. Dans un tel contexte, les ressources devront provenir d’ailleurs.

Les pays avancés et le système multilatéral devront faire en sorte que les ressources (aides et capitaux compensatoires) et les opportunités (échanges commerciaux et politiques migratoires) soient accessibles aux populations pauvres, en particulier à celles vivant dans les pays les plus défavorisés du monde. •

5


AC T I O N P U B L I Q U E

« Il n’y a pas de fatalité des inégalités » TRE

TIEN A VE

C

EN

CÉCILE DUFLOT Dire c tric e gé n é r a le d’Oxfam Fr a n c e , anc ie nne m in is t r e de l’Égalit é d e s te rrito ir e s e t du L o g e me n t (2012-2 0 1 4 ) .

D

epuis 2015, malgré l’adoption des Objectifs de développement durable par les États membres des Nations unies et les engagements pris en faveur de la lutte contre les inégalités, ces dernières augmentent. Cécile Duflot revient sur les dynamiques de répartition des richesses dans le monde et sur l’importance de la lutte contre les inégalités, dans les pays émergents et en développement comme dans les pays riches. Oxfam vient de publier un classement des États en fonction de leur engagement dans la réduction des inégalités (ERI). Quels résultats observez-vous ? Quelles sont les tendances actuelles dans la lutte contre les inégalités, au Nord comme au Sud ? Les inégalités s’accroissent de manière considérable. Selon nos calculs, 82 % de la richesse créée l’an dernier a été accaparée par 1 % de la population mondiale tandis que rien n’a changé pour la moitié la plus pauvre de l’humanité. La force de notre index ERI développé avec le Development Finance International Group (DFI) est qu’il mesure l’efficacité des politiques publiques. Au cas par cas, nous observons des résultats très variés et parfois des changements dans la mauvaise direction.

« Le commerce triangulaire n’existe plus aujourd’hui, mais l’accaparement des ressources perdure. Le Nord ne paye pas ce qu’il prend au prix normal. »

6

Le Danemark, par exemple, a une longue tradition d’égalité mais la situation du pays se dégrade, preuve que les décisions politiques ont des impacts concrets. C’est le cœur du sujet. Il est toujours possible d’agir, de changer les choses, d’inverser la tendance, comme on a pu le voir par exemple en Amérique du Sud dans les années 2000. Il n’y a pas de fatalité des inégalités. Reste que les performances de 112 pays sur les 157 que nous avons étudiés sont aujourd’hui moitié moindres que celles des pays qui présentent les meilleurs résultats. Quelles sont, pour vous aujourd’hui, les inégalités les plus criantes contre lesquelles il faut lutter en priorité ? Il faut se rendre compte que plusieurs types d’inégalités se croisent. Mais le genre est un facteur qui surdétermine tous les autres. Les inégalités femmeshommes se répercutent dans de nombreux domaines, qu’il s’agisse de l’accès au travail qualifié, du travail contraint ou du temps partiel, par exemple. Vous tenez compte des dépenses publiques sociales dans le calcul de l’indice d’engagement à réduire les inégalités. Mais comment activer des leviers financiers contre la pauvreté et les inégalités dans les États où les ressources sont faibles ? Une des raisons de la pauvreté est l’évasion fiscale, qui ampute les budgets nationaux de ressources en quantité non négligeable. Elle peut avoir lieu à l’intérieur des pays en développement et émergents, par une sous-déclaration des revenus des plus aisés. Elle s’organise aussi à l’extérieur des frontières, via des multinationales qui s’approprient les richesses naturelles sans les payer à


I N ÉG ALI TÉS, ÉTAT D’ URGENCE

E N G A G E M E N T DES ÉTATS D A N S L A R É D U C T I O N DES INÉGALITÉS S e lo n l’in d ic e c a lc u l é par O x f am

Ef f or t s des Ét at s pour com bl er l es écar t s ent r e r i ches et pauvr es cal cul és en f onct i on du ni veau de dépenses publ i ques, de l a pr ogr essi vi t é des i m pôt s et des dr oi t s du t r avai l .

Fai bl e per f or m ance Per f or m ance m odér ée B onne per f or m ance Pas de données

part, agir tout de suite, sur le terrain, leur juste valeur et ne génèrent donc pas pour mener et appuyer des politiques de l’impôt normalement dû. Le commerce développement. Quand nous aidons des triangulaire n’existe plus aujourd’hui, mais femmes paysannes au Sahel à mener l’accaparement des ressources locales un projet agroécologique qui leur permet perdure. Le Nord ne paye pas ce qu’il de nourrir leur famille, nous luttons prend au prix normal. contre les inégalités. D’autre part, nous Oxfam a montré dans le rapport « Derrière voulons changer les règles grâce le code-barres » sur l’industrie à notre travail d’expertise, en agroalimentaire que des produisant des rapports et travailleurs des pays des recommandations en développement et de manière engagée. émergents produisent Dire les choses, des aliments que des paysans en somme, et en nous mangeons, sans parler. Oxfam est manger eux-mêmes producteurs de riz une ONG apartisane, à leur faim. Il faut sont en grave insécurité prête à dialoguer donc dire comment alimentaire au Pakistan avec tout le monde, sont faits les produits Source : « Derrière le code-barres », Oxfam chefs d’entreprise que nous achetons comme responsables ici pour responsabiliser de gouvernement. Nous l’ensemble de la chaîne, sommes transparents et nous des centrales d’achat des acceptons la controverse. hypermarchés aux consommateurs. Par ailleurs, le rôle des pays développés est Dans un autre registre, quel est l’impact aussi de créer une juste solidarité par du changement climatique sur les l’aide au développement. inégalités ? Les 10 % des pays les plus riches émettent Quel est justement le rôle qu’Oxfam 50 % des gaz à effet de serre (GES). Tout souhaite jouer dans la lutte contre les le monde sera un jour ou l’autre victime inégalités ? du réchauffement climatique mais pour Oxfam a une double perspective. D’une

85 %

7


INÉ GA L IT ÉS, ÉTAT D’URGEN C E

80 % de la population malgache est rurale. Depuis plusieurs années, elle pâtit des effets du changement climatique. L’adoption de pratiques agroécologiques permet aux exploitations familiales d’augmenter leurs rendements de manière durable.

l’instant, il provoque une nouvelle forme pas à la hauteur de leurs engagements. d’inégalités : l’Asie du Sud-Est et l’Afrique, Le réseau Action climat, qui fédère les qui ne sont pas les principaux émetteurs associations françaises impliquées dans la de GES, en subissent plus violemment les lutte contre les changements climatiques, conséquences. Le changement climatique a élaboré neuf indicateurs de suivi de ces a un impact plus fort et plus immédiat engagements pris pour le climat. En ce qui dans les pays en développement. concerne la France, huit d’entre eux sont Pendant 15 ans, par exemple, la faim toujours dans le rouge ! a régressé dans le monde. Depuis Les grandes paroles n’impressionnent trois ans, elle augmente à nouveau à personne aujourd’hui. Ce qui cause des sécheresses dans les pays en impressionne, ce sont des politiques développement et émergents, qui sont efficaces. Mais peut-être qu’il y a de plus longues et plus fréquentes l’inquiétude chez les responsables qu’autrefois et provoquent politiques qui redoutent de devenir des crises agricoles. impopulaires, et une part de Le dérèglement déni. Cela fait pourtant 20 ans climatique, pour qu’un consensus politique toute une partie a été trouvé autour de la p ay s du monde, c’est nécessité d’agir. On pensait aujourd’hui. alors que nos enfants seraient confrontés au sur changement climatique. Pourquoi les respectent l’Accord de Paris Mais c’est nous qui devons engagements Source : World Resources Institute y faire face. Le dernier en matière de rapport du Giec recommande lutte contre les des décisions de très grande inégalités et de ampleur. Il est technologiquement climat sont-ils si longs possible de contenir l’évolution des à prendre effet alors que températures à 1,5 degré mais il faut des l’Accord de Paris est signé et les ODD choix radicaux et immédiats. Chez Oxfam, adoptés depuis trois ans ? Autrement dit, nous restons convaincus que les citoyens pourquoi les États n’agissent-ils pas plus sont prêts, qu’ils partagent l’urgence de vite sur ces deux fronts ? l’action. Ce n’est pas seulement lent. Souvent, ce n’est même pas fait. Il y a une discordance grave entre les discours et les actes. Nous Êtes-vous optimiste ? ne voyons pas se développer les fonds Je suis optimiste car j’observe l’espèce d’investissement verts, les économies humaine, qui n’a pas beaucoup d’énergie, les mesures de transition d’avantages biologiques. Nous n’avons énergétique, le changement dans les pas de carapace, pas de griffes, nous ne transports… Les pays signataires ne sont creusons pas de terrier, nous ne montons

16 197

8


I N ÉG ALI TÉS, ÉTAT D’ URGENCE

rapport à des gens qui vivent de l’autre côté de la Méditerranée, par exemple. Quand on sait que les autres ont des enfants comme nous, des chagrins comme nous, rigolent et veulent être heureux eux aussi, alors on les considère comme égaux. C’est fondamental. Voilà l’essence de ce qui nous fait humains. A contrario, la déshumanisation est toujours un moyen d’éviter la solidarité.

pas bien aux arbres... : nous pouvons être assez démunis. L’être humain utilise d’autres compétences, cérébrales, dans une logique de coopération, qui a toujours assuré sa survie face aux grands enjeux. Quand on s’interroge pour savoir si nous avons les ressources cognitives, la réponse est oui. Et si nous avons les compétences techniques ? Assurément aussi, ce qui n’était pas le cas il y a 20 ans. Donc nous avons des solutions pour l’humanité. Cela me rend optimiste et encore plus déterminée !

Défendre le lien social, est-ce lutter contre les inégalités ? Oui, car c’est reconnaître que nous vivons dans une seule société, où nous sommes capables de tisser des liens qui font du bien. Les inégalités, elles, font du mal. Richard Wilkinson, épidémiologiste anglais, a prouvé que les sociétés les plus inégalitaires affichent des résultats plus médiocres que les autres en termes de santé. Le même riche dans une société inégalitaire est en moins bonne santé que dans une société égalitaire. Le niveau de stress subi ou de violence potentielle redoutée dégrade la santé de tous, et pas seulement des plus pauvres. Cela permet de mesurer à quel point les inégalités sont un fardeau, même dans les pays riches. •

Que recouvre la notion de lien social pour vous, dans une approche internationale ? C’est le simple fait de reconnaître que nous sommes des humains, que nous avons besoin d’interactions, de relations, que nous ne vivons pas seulement dans un monde tourné vers l’efficacité ou la seule satisfaction des besoins primaires. Le lien social est cette capacité à être plus intelligents ensemble que tout seul, et à partager des objectifs communs. C’est fondamental pour les atteindre comme pour avoir une vie plus agréable. Le sujet est planétaire, par principe. Il s’agit de dire comment nous nous reconnaissons dans l’altérité, dans le

LE S P R O B L È M E S S O C IAUX ET DE SANTÉ S O N T P L U S I M P O R TA N T S D A N S LES PAYS PLUS INÉGAUX Pire

I ndi c e de s pro blè me s s oc i aux et de s anté

États-Unis

Portugal Royaume-Uni

L’indice prend en compte et compare les indicateurs sociaux des 23 pays les plus riches : l’espérance de vie, le niveau scolaire, la mortalité infantile, le taux d’homicides, le taux d’emprisonnement, les grossesses adolescentes, la confiance, l’obésité, les maladies mentales, la mobilité sociale.

Grèce Allemagne Autriche Belgique

Irlande Canada

Danemark

Italie

Espagne Suisse

Finlande Norvège

Nouvelle-Zélande

France

Pays-Bas Suède

Mie ux

Japon

F aible s iné g a lit é s

I négal i t és él evées

Source : Pourquoi l'égalité est meilleure pour tous, Richard Wilkinson et Kate Pickett, 2009

9


AC T I O N P U B L I Q U E

« Les inégalités pèsent sur la croissance économique » TRE

TIEN A VE

C

EN

MURRAY LEIBBRANDT Pro fe s s e ur à l’É c o le d’é c o no mie d e l’univ e rs ité d u C a p e t dire c te ur d e la So uthe rn A f r ic a L abo ur De v elo p me n t and Re s e ar c h U n it (SAL DR U ) .

L’

Afrique du Sud est un des pays les plus inégalitaires du monde. Malgré une période de grands espoirs en 1994 avec la fin de l’Apartheid et l’arrivée de la démocratie sous Nelson Mandela, le pays a eu du mal à lutter contre les inégalités économiques entre les groupes ethniques. Murray Leibbrandt revient sur les causes de ces inégalités persistantes et sur le rôle de ceux qui sont pour lui la solution vers un nouvel équilibre social : les pouvoirs publics. La croissance économique est souvent considérée comme le levier le plus efficace pour réduire la pauvreté et les inégalités. L’avez-vous constaté en Afrique du Sud, pays où la croissance est assez élevée ? L’Afrique du Sud est un cas d’étude très concret pour illustrer les complexités de ce lien entre croissance, pauvreté et inégalités. Le pays a connu une progression annuelle moyenne de son PIB proche de 3 % dans la période postApartheid. Ce rythme est loin de ceux observés en Chine ou au Mozambique mais, lorsque la progression s’approchait des 5 %, de nombreux emplois ont été créés et une partie de la population a pu

« Il y a un sentiment assez partagé de ne pas participer à la construction de cette “nouvelle Afrique du Sud” décrite par ceux qui pensent que tout va mieux. »

10

s’enrichir. Une classe moyenne noire a commencé à émerger et l’État a engrangé des recettes fiscales supplémentaires qui lui ont permis d’agir contre la pauvreté et les inégalités. Mais cette progression était décevante, nous nous attendions à mieux ! Cette croissance n’a pas profondément changé la société sud-africaine. Au contraire, beaucoup d’inégalités se sont accrues. Les Blancs, qui ont le capital humain et les compétences, ont vu leur niveau de vie progresser plus vite que le taux de croissance de l’économie. Mais pour les classes moyennes, gagner davantage reste un combat. Les entreprises demandent une maind’œuvre de plus en plus qualifiée comme en France ou aux États-Unis, alors qu’au bas de l’échelle, les besoins en personnel peu qualifié n’augmentent pas. Ce sont toujours les mêmes groupes qui ont accès à une éducation de qualité et trouvent de bons emplois, et toujours les mêmes qui restent au chômage. Selon vous, la persistance des inégalités résulte-t-elle de mauvais choix politiques ou des relations sociales ? Le gouvernement a fait beaucoup pour l’éducation et la santé. Mais pas assez pour faire participer les Sud-Africains noirs de façon plus inclusive au marché du travail. En parallèle, nous vivons toujours avec un héritage psychosocial que nous avons choisi d’ignorer. La croissance économique est utile et nécessaire, mais elle est trop faible pour provoquer une transformation et elle ne renforce pas automatiquement la cohésion sociale. Les relations entre les individus dans les entreprises, les gouvernements ou les communautés constituent le principal sujet de préoccupation. Malgré la liberté


I N ÉG ALI TÉS, ÉTAT D’ URGENCE

D E S I N É G A L I T É S P ERSISTANTES E N T R E G R O U P E S E T H N I Q U ES EN AFRIQUE DU SUD Se lo n le r e v e n u a n n u e l e t le g r o u p e e t h n iq u e de l a per sonne r esponsabl e du f oy er

Revenu annuel en rands

(100 rands = 6 euros)

365 134

350 000

2001 2011

300 000 251 541

250 000

193 820

200 000

150 000 112 172 100 000 60 613 50 000

103 204

102 606

51 440

48 385

22 522

0 NOIRS

MÉTIS

INDO-ASIATIQUES

BLANCS

MOYENNE

Source : Census 2011, Statistics South Africa

et les droits politiques acquis en 1994*, les privilèges et les désavantages raciaux demeurent. La société sud-africaine est à 90 % noire et seuls 10 à 15 % de ce groupe ont profité de la croissance économique. Les autres, la majorité, demeurent très vulnérables. Dans le cadre du projet de recherche sur la cohésion sociale mené avec l’AFD, nous avons interrogé des personnes de groupes socio-économiques différents, vivant en ville, à la campagne, etc. Tout le monde nous a parlé du grand écart entre le discours répandu sur la construction d’une nation et la réalité de la vie quotidienne.

* 1994 marque la fin de l’Apartheid en Afrique du Sud et le début de la réconciliation. La première élection à laquelle tous les citoyens sont autorisés à voter est organisée et environ 20 millions de personnes votent contre 2 millions en 1989. Nelson Mandela est élu et décide de former un gouvernement d’union nationale.

Cette situation est-elle prise en compte par les élites économiques et politiques ? À travers les dialogues sociaux auxquels nous avons participé ces dernières années, il apparaît clairement que les capitaines d’industrie sont parfaitement au courant des dangers de ce grand écart. Ils savent que nous perdons énormément en productivité à cause d’un manque de relations de confiance entre les personnes au sein des entreprises. C’est tout le cœur du problème : les gens vivent loin les uns des autres, ne se côtoient pas en dehors du travail et n’accèdent pas aux mêmes niveaux de responsabilité dans les entreprises Pourtant, on attend d’eux qu’ils interagissent très bien au travail. Il y a un sentiment assez partagé de ne pas participer à la construction de cette « nouvelle Afrique du Sud » décrite par ceux qui, du sommet de l'échelle, pensent

11


INÉ GA L IT ÉS, ÉTAT D’URGEN C E

que tout va mieux. Et cela pèse sur l’économie dans son ensemble.

et d’éducation. Les recettes fiscales étaient investies dans le social. Le système redistributif a bien fonctionné, qu’il s’agisse des aides directes ou de la structure des taxes. Mais la disponibilité en services publics de qualité n’a pas suivi et nous en voyons les conséquences aujourd’hui. Les gens n’ont pas confiance dans l’administration. C’est un chantier colossal pour le gouvernement. Il lui faut une vision claire de ce qu’il veut faire. Or, la population est dans l’incertitude sur ses intentions et les cadres de la fonction publique sont démotivés : ils se font vilipender par les usagers mais ne savent pas ce que veulent leurs responsables.

Vous voulez dire que la croissance économique serait plus forte si la société était plus solidaire ? Exactement ! Notre économie est en permanence contrainte par l’absence de changement dans nos relations sociales. Cela détermine qui parle à qui dans presque toutes les situations. Résultat, l’esprit d’initiative est peu développé. Je ne parle pas au sens strict d’esprit entrepreneurial, mais d’engagement individuel au service d’un collectif, d’une entreprise ou de la société. Nous ne formons pas une nation où l’on s’encourage les uns La lutte contre les les autres à résoudre inégalités passe par les problèmes ou le management du à mieux faire. Cela secteur public ? nous empêche de Pour moi, c’est une o n t b é n é fi c i é dépasser les 4 % de évidence. Prenons d e l a c ro i s s a n c e croissance. l’exemple de la région e n A fri q u e d u S u d . Ce problème n’est pas pauvre du Kwazuluspécifique à l’Afrique Natal, à l’est du pays. du Sud. On touche là Les résultats scolaires des aux frontières de l’analyse enfants d’un quartier étaient sociale contemporaine : le lien entre exécrables. Les relations entre les croissance, inégalités et pauvreté est une habitants, l’administration de l’école question clé en sociologie, en économie et et les enseignants étaient aussi très en sciences politiques. mauvaises : les familles considéraient Il n’y a malheureusement pas de recette que l’établissement n’aidait pas leurs miracle en économie. Mais au niveau enfants et que les professeurs ne politique, nous avons besoin d’une vision pensaient qu’à obtenir de meilleurs qui transforme les électeurs en citoyens. salaires grâce à leurs syndicats. Le Il faudrait peut-être un autre 1994 gouvernement a fait intervenir des pour que le pays se dise : « Maintenant, médiateurs pour comprendre les tenants nous devons changer pour inclure tout et les aboutissants de cette situation. le monde et régler notre problème Finalement, de l’argent a été investi à d’inégalités. » la fois pour les infrastructures et pour faciliter la compréhension entre les Les gouvernements successifs n’ont acteurs. Les enseignants se sont sentis donc pas transformé les fruits de la compris et ont été encouragés à faire des croissance en outils de la lutte contre les heures supplémentaires pour montrer inégalités et la pauvreté. leur investissement auprès des élèves. Dans les années 1990, l’État a réduit L’issue de cette histoire est positive, son déficit budgétaire, remboursé des mais cela prend beaucoup de temps. dettes publiques élevées et augmenté Les infirmières et les docteurs de parallèlement les dépenses de santé nos cliniques ont aussi des relations

Seuls

10 % à 15 % des Noirs

12


I N ÉG ALI TÉS, ÉTAT D’ URGENCE

mauvaises et dysfonctionnelles avec leurs communautés. Nous voulons tous un meilleur système éducatif et un meilleur système de soins, mais il faut commencer par tenir compte des réalités et construire de meilleures relations au niveau local. En même temps, comme je l’ai dit, ces changements peuvent s’accélérer s’ils font partie d’une vision nationale pour une nouvelle société, productrice et inclusive. L’Afrique du Sud vient d’instaurer un salaire minimum, c’est une bonne chose ? Ce salaire minimum national va être établi dans tous les secteurs de façon à s’appliquer avant tout aux travailleurs les plus vulnérables. J’ai été membre de la commission qui a conseillé le gouvernement sur ce projet et ce travail a été passionnant. Nous soutenions la mise en place dans tout le pays d’un salaire minimum dont le montant était pensé pour maximiser le soutien aux travailleurs vulnérables sans pour autant menacer leurs emplois. Pour les syndicats, le montant du salaire minimum décidé n’est pas assez élevé : il est bien en dessous des minima qui existent dans certaines branches depuis 1997, mais ces derniers ne sont pas remis en question. Ce salaire minimum est de 20 rands de l’heure (environ 1,15 euro). On peut penser que c’est faible mais c’est le mieux que nous avons pu faire. Et surtout, 47 % de la maind’œuvre est couverte ! Symboliquement, c’est aussi le signe que la société bouge et se soucie des plus vulnérables. •

Soweto, en périphérie de Johannesburg. Ce township est depuis 1951 le symbole des inégalités sociales et raciales en Afrique du Sud. Aujourd’hui encore, plus de 1,2 million de personnes y vivent dans des conditions précaires.

13


C L I M AT

Le changement climatique influence la lutte contre les inégalités TRE

TIEN A VE

C

EN

CÉLINE GUIVA RCH Ingé nie ur e d e s Po nts , Eau x e t F o rê ts e t c h e r c h e u s e e n é c o no mie a u Ce ntre inte r n a t io n a l de re c he rc h e s u r l’e nv iro nneme n t e t le dé v e lo pp e me n t (CIRE D ) .

Le quartier précaire de la Barquita à Santo Domingo est particulièrement sensible aux effets du changement climatique.

14

L

a question de la lutte contre le changement climatique n’est pas assez mise en corrélation avec la réalité économique. Céline Guivarch est spécialiste de l’économie du changement climatique. Pour elle, la lutte contre le changement climatique est indiscutablement liée à la lutte contre les inégalités. Comment climat et inégalités mondiales sont-ils liés ? Changement climatique et inégalités sont doublement liés. D’une façon générale, tant au niveau des pays qu’à celui des individus, les moins riches sont les plus vulnérables au changement climatique, tandis que les plus riches sont responsables de la majorité des émissions de GES. Il y a donc une sorte de « double peine » : souffrir des inégalités économiques, c’est être aussi victime d’inégalités climatiques. Ceux qui subissent – et subiront – le

plus les impacts du changement climatique sont ceux qui contribuent le moins au problème. Même si les effets du changement climatique (vagues de chaleur, sécheresses, montée du niveau de la mer…) touchent également les pays riches. Les pays dits riches, ou développés, sont responsables de près de 70 % de l’accumulation de GES depuis la révolution industrielle. Et les émissions restent aujourd’hui très liées au PIB des pays. Rapportées à la population, les émissions des États-Unis atteignent près de 20 tonnes équivalent CO2 (teqCO2) par personne et par an, celles de l’Union européenne et de la Chine sont proches de 8 teqCO2 par personne et par an, celles de l’Inde atteignent à peine plus de 2 teqCO2 par personne et par an et celles du Sénégal ou du Burkina Faso par exemple se situent entre 1 et 2 teqCO2 par personne et par an.


I N ÉG ALI TÉS, ÉTAT D’ URGENCE

L E S P AY S L E S P LUS RICHES S ON T L E S P L U S É M E T T E URS DE CARBONE Ém i ssi ons de C O 2 e n t onne m ét r i que par habi t ant et par an 7, 4 à 28 2, 9 à 7, 4 1 à 2, 9 0, 4 à 1 0, 1 à 0, 4 Pas de données

Source : Banque mondiale, chiffres 2014

Les inégalités sont-elles aussi visibles au sein des pays ? Tout à fait. Au sein des pays, cette même dynamique se retrouve : les ménages les plus pauvres sont en général les plus exposés et les plus vulnérables aux impacts du changement climatique. Le niveau de richesse d’un individu n’est pas le seul déterminant de ses émissions de carbone, mais il reste le premier devant tous les autres déterminants comme la localisation (urbaine ou rurale), l’âge, etc. Ainsi, aujourd’hui, à l’échelle mondiale, les 10 % les plus riches sont responsables d’environ 50 % des émissions de GES tandis que les 50 % les plus pauvres ne représentent que 10 % des émissions. De plus, les capacités d’adaptation des pays moins développés sont moindres et le changement climatique vient aggraver les tensions et les difficultés préexistantes. La répartition des dommages relie ainsi fortement le changement climatique aux questions d’inégalités, très prégnantes aujourd’hui.

Ces inégalités face aux conséquences climatiques sont-elles prises en compte dans l’analyse économique ? Non. Bien souvent les outils de calcul économique utilisés prennent mal en compte ces questions de répartition des dommages. Imaginons deux projets de même coût qui réduisent les dommages du changement climatique pour un quartier, deux projets d’investissement dans une infrastructure de protection par exemple. L’un éviterait 100 000 euros de dommages aux ménages de classe moyenne, l’autre éviterait 50 000 euros de dommages aux ménages les plus pauvres. Si on a de quoi financer un seul de ces projets, lequel choisir ? Les outils d’analyse coût-bénéfice les plus simples privilégieraient le premier parce qu’il apporte plus de bénéfices. Mais il existe aussi des outils issus de l’économie du bien-être ou de l’économie du choix social qui permettent de prendre en compte l’effet des dommages sur le bien-être et pourraient privilégier le second projet. De tels outils existent, encore faut-il

15


INÉ GA L IT ÉS, ÉTAT D’URGEN C E

les mettre en place dans les cas pratiques. Une autre implication importante des inégalités de répartition des dommages concerne les modèles utilisés pour calculer la valeur de l’atténuation, c’està-dire la valeur de projets réduisant les émissions de GES. Cette valeur correspond à la valeur des dommages évités. Selon la façon dont sont représentées les inégalités, elle peut varier de 1 à 10. C’est important car cette valeur est utilisée dans les choix d’investissements publics et entre en ligne de compte pour dimensionner les politiques climatiques comme la fiscalité carbone. Le changement climatique est ainsi un

« Sans une action rapide de réduction des émissions, le changement climatique aura un effet amplificateur des inégalités entre les pays et au sein des pays. » multiplicateur des inégalités, alors même que celles-ci atteignent déjà aujourd’hui des niveaux intolérables. Sans une action rapide de réduction des émissions de GES, le changement climatique aura un effet amplificateur des inégalités entre les pays et au sein des pays. Pour autant, les actions pour réduire les émissions de GES ne doivent pas négliger leur propre effet sur les inégalités, et sur la pauvreté et la précarité. En effet, il faut faire attention à ce que les politiques de réduction des émissions n’aggravent pas des situations de précarité énergétique ou n’empêchent pas l’accès à l’énergie. Une fiscalité carbone est à ce titre intéressante puisqu’une partie des revenus qu’elle génère peut être utilisée pour lutter contre la précarité énergétique.

16

La croissance économique et l’amélioration des niveaux de vie sontelles compatibles avec la maîtrise du réchauffement climatique, notamment dans les pays en développement ? Sans action pour limiter le changement climatique, ses impacts pourraient compromettre le développement et l’éradication de la pauvreté. La maîtrise du réchauffement climatique est donc une condition pour une amélioration durable des niveaux de vie. Par ailleurs, les études montrent que la sortie de l’extrême pauvreté comme l’accès universel à l’énergie peuvent être atteints sans entraîner de hausse importante des émissions de GES. De plus, nombre de cobénéfices sont liés à des actions de réduction de ces émissions. Par exemple, l’utilisation de fourneaux efficaces les réduit mais améliore surtout la qualité de l’air, et donc la santé. De même, réduire les émissions de CO2 dues aux véhicules motorisés dans les villes réduit aussi les émissions de particules fines et d’autres polluants qui asphyxient les grandes villes et leurs habitants. Pour autant, il serait naïf de penser qu’il n’y a que des cobénéfices et des synergies entre atténuation du changement climatique et développement. Il y a également des antagonismes qu’il faudra gérer, des perdants de la transition qu’il faudra protéger et accompagner. Par exemple, certaines solutions d’atténuation qui recourent plus aux bioénergies sont susceptibles d’aggraver les tensions d’usage des sols et de l’eau, et de pousser à la hausse le prix des denrées alimentaires, fragilisant les ménages les plus pauvres. Enfin, les émissions sont tellement faibles dans les pays les moins avancés qu’il est illusoire de penser qu’ils pourront se développer sans augmenter leurs émissions. Cela veut dire que la toutepuissance de l’indicateur « croissance du PIB » doit donc être remise en cause et qu’une action très forte de réduction des émissions dans les pays développés est nécessaire. •


EMPLOI

« La plupart des pays arabes sont marqués par des écarts de revenus très importants » TRE

TIEN A VE

C

EN

SAMIR AITA Éc o no mis te fran c o s yrie n e t pré s ide n t du Ce rc le des é c o no mis te s arab e s .

L

e manque de perspectives d’emploi pour les jeunes hors du secteur informel a en grande partie déclenché les « printemps arabes » en 2010 et 2011. Huit ans plus tard, le marché du travail reste problématique dans le monde arabe, de même que la pauvreté et les inégalités. Samir Aita revient sur les causes, les conséquences et les traitements possibles de l’inégale répartition des richesses au Maghreb et au Machrek. En quels termes se pose le débat sur les inégalités dans le monde arabe ? Les approches traditionnelles se focalisent sur les taux de pauvreté, sur l’indice de Gini ou le taux d’accès à l’éducation, ou ce qu’on appelle les « discriminations des résultats ». Bien qu’utiles, ces approches souffrent du manque de données disponibles dans les pays arabes comme les enquêtes sur les revenus et dépenses des ménages par exemple. Par ailleurs, ces enquêtes n’incluent pas la part non nationale de la population. Or, les pays du Golfe, le Liban ou encore la Jordanie comptent aujourd’hui une population immigrée parfois supérieure en nombre aux nationaux. Que signifie alors la mesure de la pauvreté ou du taux d’accès

« Chaque année, sur les trois millions de nouveaux actifs dans le monde arabe, deux millions ne trouvent qu’un emploi informel »

à l’université si les migrants ne sont pas pris en compte ? La plupart des emplois sont informels tout comme la plupart des revenus qui servent à les payer. Impossible donc de mesurer les inégalités dans le monde arabe. Face au manque de données, les approches quantitatives sont alors remplacées par des notions comme les « discriminations dans les autonomies ». Basées sur des enquêtes d’opinion, elles mettent l’accent sur le rôle des initiatives individuelles dans la réduction des inégalités, les pouvoirs publics ne constituant qu’une barrière répressive à ces volontés individuelles. On passe ainsi au registre de la perception des inégalités. Reste qu’en discutant du constat, on ne met pas en perspective les solutions possibles, l’autre facette du problème. Dans tous ces débats, on parle rarement des causes des inégalités : elles découlent notamment des politiques publiques et du non-respect des droits économiques et sociaux. Quelles peuvent être ces solutions ? Prenons l’exemple de la pauvreté. L’emploi et la sécurité sociale sont les principaux remèdes à la pauvreté. Un pauvre ne peut sortir de son état qu’en accédant au marché du travail et en obtenant un revenu décent, ainsi qu’en étant protégé en cas de maladie. Mais alors se pose la question de l’emploi informel qui, par définition, ne donne pas accès à la protection sociale. Or dans le monde arabe, chaque année, sur les trois millions de nouveaux actifs, deux millions ne trouvent qu’un emploi informel ; alors les inégalités se creusent !

17


INÉ GA L IT ÉS, ÉTAT D’URGEN C E

D’ailleurs, l’étude sur l’emploi informel que j’ai menée dans 13 pays arabes en 2016 montre que la majorité du travail informel est salarié – et ne relève pas de l’autoentrepreneuriat. Au Liban par exemple, 37 % des actifs sont des migrants, pour la plupart travailleurs informels : 18 % sont syriens, 6 % palestiniens et 13 % sont des d’employés domestiques asiatiques. Au Bahreïn, les migrants représentent 73 % des actifs. La plupart ne bénéficient pas de protection sociale malgré leur statut légal. 60 % d’entre eux se trouvent dans le pays depuis moins d’un an. Or, il faut une année de résidence avant de pouvoir prétendre à des droits.

« Dans le monde arabe, une minorité de la population vit dans des conditions proches de celles de l’Europe de l’Ouest tandis que la majorité réside dans un habitat urbain informel ou en zone rurale déshéritée. »

La question des inégalités ne peut être traitée sans parler égalité des droits, redistribution et donc impôt. La plupart des pays arabes sont marqués par des écarts de revenus très importants entre les possédants ou les cadres de sociétés internationales et tous ceux qui sont payés au noir pour de menus travaux, parmi lesquels une part de plus en plus importante d’immigrés et de réfugiés aux salaires de misère. Et il ne s’agit pas seulement d’inégalités de revenus, mais aussi et surtout d’inégalités de propriété. Le défaut d’emploi formel tient-il à la structure postcoloniale des économies arabes ? La structure postcoloniale est déjà lointaine et était par certains aspects meilleure, quoi qu’on pense des politiques

18

d’industrialisation par le secteur public. Dans les années 1950 et jusque dans les années 1980, on créait de l’emploi productif, dans un contexte où on ne connaissait pas encore l’arrivée massive de jeunes sur le marché du travail. Les taux de croissance de la force de travail étaient de l’ordre de la croissance démographique (autour de 3 % hors pays du Golfe). Aujourd’hui, les taux de croissance de la force de travail urbaine atteignent 6 à 8 % dans certains pays en raison du baby-boom des années 1990 et de l’exode rural. Le déclin d’investissement public n’a pas été remplacé par un niveau d’investissement privé au moins équivalent. Pour schématiser, il y a du travail, mais pas de capital investi. D’ailleurs, le terme arabe pour capital, raas mal, qui se traduit littéralement par « tête de l’argent », fait l’objet de plaisanteries entre économistes arabes. Nous parlons entre nous de mal sans raas, d’« argent sans tête », pour évoquer les problèmes de nos économies. Existe-t-il des différences importantes dans la structure des inégalités dans le monde arabe ? Si on en croit Thomas Piketty dans L’Économie des inégalités, « il n’y a pas de doute que les inégalités des revenus sont extrêmement larges au niveau du MoyenOrient pris comme un ensemble ». Les 1 % plus hauts revenus reçoivent plus de 25 % du total régional, contre 20 % aux États-Unis, 11 % en Europe de l’Ouest et 17 % en Afrique du Sud. Ceci sans parler des inégalités dans la possession des biens. Les inégalités criantes concernent aussi bien le niveau national que le niveau régional. Même si les données nationales ne permettent pas de le mesurer réellement, on peut constater à l’œil nu et de manière intuitive que les écarts sont du même ordre dans tous les pays du monde arabe. Une minorité de la population vit dans des conditions proches de celles de l’Europe de l’Ouest tandis que la majorité réside dans un habitat urbain informel ou en


Travailleurs asiatiques à Dubaï. Aux Émirats arabes unis, 88 % de la population est immigrée. Elle provient à 50 % de pays asiatiques (Népal, Pakistan, Bangladesh, Malaisie...).

19


INÉ GA L IT ÉS, ÉTAT D’URGEN C E

zone rurale, dont le développement est comparable à celui des régions les plus déshéritées de l’Inde.

l’héritage est bien une question culturelle. Mais elle n’est pas spécifique à l’islam.

Quelles sont les politiques publiques Les inégalités frappent-elles de lutte contre les inégalités qui particulièrement les femmes ? fonctionnent dans le monde arabe ? Dans le monde arabe plus qu’ailleurs, La généralisation horizontale de la les femmes sont en effet doublement sécurité sociale sous ses différentes pénalisées vis-à-vis de l’accès à l’emploi et formes est une politique exemplaire de vis-à-vis de la possession des biens. redistribution pour réduire les inégalités. Dans les années 1990, elles avaient encore Seule la Tunisie l’a partiellement du travail dans les économies agricoles appliquée. ou accédaient au travail urbain, surtout Après les indépendances, les pays arabes si elles avaient une éducation secondaire menaient d’excellentes politiques de lutte ou tertiaire. L’exode rural a changé la contre les inégalités : l’éducation pour donne. Dès que les femmes rurales sont tous, la santé pour tous, l’électricité pour arrivées en masse dans les villes, elles tous, l’aménagement du territoire, etc. se sont retrouvées dans un contexte Les inégalités nationales et entre les précaire et informel. La majorité régions s’étaient considérablement des hommes occupaient déjà réduites. Mais après le choc des emplois informels pétrolier des années 1970, qu’elles ne souhaitaient l’investissement public pas occuper, car ils a chuté. Aujourd’hui, sont perçus comme les subventions et le Le taux d’imposition relevant d’un univers service de la dette représente masculin et précaire. consomment une 10 à 15 % du PIB C’est la raison grande partie des dans les pays arabes principale de leur budgets étatiques. c o n tre 4 5 à 5 5 % d a n s moindre participation Alors on reprivatise l e s p a ys d e l ’ OCDE . à l’activité économique. l’éducation, la santé, Dans la plupart des etc., et les inégalités pays arabes, les femmes ont augmenté à nouveau travaillent en majorité dans significativement. le secteur public qui offre de vrais Le problème de fond est que les contrats et une protection sociale. L’idée recettes fiscales (hors rentes tirées des qu’il faut réduire l’emploi public, défendue ressources naturelles) sont insuffisantes. par les bailleurs de fonds, Banque Pourtant, l’État ne peut traiter les mondiale et Fonds monétaire international inégalités qu’en redistribuant les (FMI) en tête, est catastrophique pour les richesses entre les régions du pays et les femmes. Quelles alternatives s’offrent catégories sociales de la population, grâce à elles, sachant que la participation des à l’impôt et aux contributions sociales. Or, femmes arabes au marché du travail est dans la plupart des pays arabes, le niveau la plus faible au monde ? Plutôt que de d’imposition est faible – 10 à 15 % du traiter des raisons objectives de cette PIB au mieux hors ressources naturelles situation, on préfère évoquer des raisons contre 45 à 55 % dans les pays de l’OCDE. religieuses ou culturelles, comme si les En Irak, par exemple, le total des recettes musulmanes ne voulaient pas travailler. fiscales hors pétrole ne dépasse pas 3 % Le fait est qu’elles travaillent, mais du PIB. principalement dans le secteur formel Sans collecte d’impôt et élargissement de ou au sein d’entreprises familiales. Par l’assiette fiscale, rien ne pourra se faire. contre, la question de l’inégalité dans Les ressources naturelles sont utiles mais

20


I N ÉG ALI TÉS, ÉTAT D’ URGENCE

le pétrole et les rentes ne peuvent pas servir de palliatifs à l’impôt. Surtout si on considère qu’une génération n’a pas le droit d’utiliser à son profit l’essentiel des revenus tirés des ressources naturelles sans penser aux générations futures. La question de l’impôt doit être traitée dans sa globalité en termes de contributions sociales totales, incluant les impôts directs, indirects et les cotisations sociales. Les enjeux réels sont d’une part d’imposer les fortunes (biens cumulés et

RÉPA R TITION DES RE V ENUS AU MOY EN-ORIEN T EN 2016 % des revenus 64 % 60

50

40

30

27 %

20

10

9 %

0 50% les plus pauvres

40% aux revenus moyens

10 % les plus riches

Population totale de la région : 410 millions

L’étude concerne l’Arabie saoudite, Bahreïn, l’Égypte, les Émirats arabes unis, l’Irak, l’Iran, la Jordanie, le Koweït, le Liban, Oman, la Palestine, le Qatar, la Syrie, la Turquie et le Yémen.

A u M o y e n - O r i e n t , l e s 5 0 % l e s plus p au v r e s s e p ar t ag e n t e nv ir o n 9 % d e s r e v e nus e t l e s 10 % l e s plus r i ch e s r é cup è r e n t 6 4 % d e s r e v e nus . P o ur t an t , c e s p ay s (s o u v e n t p é t r o li e r s) n e s o n t p as l e s plus p au v r e s d e la z o n e M E N A . Source : Measuring lnequality in the Middle East 1990-2016: The World’s Most Unequal Region?, F. Alvaredo, L. Assouad, T. Piketty

plus-values immobilières) et d’autre part d’élargir les cotisations et les couvertures sociales. Y a-t-il une conscience politique claire dans le monde arabe des enjeux liés aux inégalités ? Oui, les populations de tous ces pays en ont une conscience très forte. D’où les printemps arabes, qui ont eu lieu même dans les pays pétroliers. Mais cette conscience est-elle vraiment politique ? Il y a la perception des inégalités nationales et territoriales, ressenties fortement notamment par les jeunes manquant de perspectives. Puis il y a la perception des inégalités entre pays du monde arabe, surtout vis-à-vis des pays du Golfe. Ces perceptions ont conduit à un retour au conservatisme religieux et au renforcement des réseaux communautaires. Quand les printemps arabes se sont déclenchés, on a surtout vu des revendications sur les questions de libertés publiques et la volonté de renverser les régimes. Les mouvements sociaux pour réclamer des meilleures conditions de travail et de salaires ont fait face à une forte hostilité. Ces soulèvements n’ont donc pas vraiment un cadre politique et ils ont vite révélé les clivages entre conservateurs et modernistes, entre les catégories sociales du marché du travail et entre les communautés. Il n’y a qu’en Tunisie que le syndicalisme fort a réussi à canaliser politiquement le soulèvement pour aboutir à une transition démocratique de l’État. En outre, la lucidité face aux inégalités et la conscience qu’en ont les habitants achoppent sur la question des migrants et des réfugiés. Un citoyen du Golfe ne considère pas forcément que les travailleurs migrants lui sont égaux en droits. Et de même pour le Libanais visà-vis des réfugiés palestiniens ou syriens et des employés domestiques. Pourtant, les migrations sont devenues l’une des principales réalités de tous les pays de la région. •

21


L E S I N É G A L I T É S D A N S L E M ONDE S e l o n l e s c o e f f i ci e n t s d e G ini (m o y e nn e 2 0 0 5 -2 015)

Pas de do nnée s

0

25

35

45

55

ÉGALITÉ

10 0

INÉGALITÉ

Source : UNU-Wider 2005-2015

LA COUVERTURE SOCIALE EST LIM ITÉ E DANS LA M AJORITÉ DES PAYS D’AFRIQUE

Am pl i t ude de l a couver t ur e soci al e l égal e en 20 15

Co uv e rtu r e c o mp lè t e (to us les d o ma in e s ) Co uv e rtu r e p r e s q u e c o mp lè t e (7 do main e s ) Co uv e rtu r e in t e r mé d ia ir e (5 o u 6 d o ma in e s ) Co uv e rtu r e limit é e (1 à 4 do ma in e s ) Pas de d o n n é e s Sont pris en compte : l’assurance maladie, l’assurance chômage, la retraite, les risques du travail, les allocations familiales, la couverture de la maternité, l’assurance invalidité, les pensions de réversion. Source : BIT

22


736 M ILLIONS DE PERSONNES VIVENT AVEC M OINS DE 1,90 DOLLAR PAR JOUR

Taux de pauvr et é par pay s 18 - 78

3 - 9

9 - 18

0 - 3

Pas de données

Source : UNU-Wider 2015

I L Y A P L U S D E G A R Ç O N S Q U E DE FILLES À L’ÉCOLE D A N S U N P AY S S U R T R O I S

Indic e de parité f ille s - g a r ç o n s d a n s l’e n s e ig n e me n t pr i m ai r e

% de f i l l es à l ' écol e par r appor t au % de gar ç o ns G ar çon f avor i sés Par i t é Fi l l e f avor i sées Pas de données

23


GENRE

« La raison profonde des inégalités de genre, c’est le rôle que la société assigne à la femme » TRE

TIEN A VE

C

EN

RACHA RAMADAN Maître de c on f é r e n c e s à la facu lt é d’é c o no mie e t d e s c ie nc e s polit iq u e s de l’unive r s it é du Cair e .

D

ifficultés d’accès au marché du travail, droit de succession bafoué, poids politique limité… Dans les pays d’Afrique du Nord et du MoyenOrient, les inégalités entre les femmes et les hommes sont criantes dans la sphère privée comme dans la sphère publique. Lauréate 2016 du programme « Femmes d’avenir en Méditerranée »*, Racha Ramadan mène des recherches sur les questions de genre, de pauvreté, de sécurité alimentaire et de protection sociale. Elle revient ici sur le cas de l’Égypte et se dit optimiste malgré les obstacles placés sur la route vers l’égalité. * Soutenu par le ministère français de l’Europe et des Affaires étrangères et la délégation interministérielle à la Méditerranée, ce programme de Sciences-Po vise la montée en compétences d’un réseau de femmes impliquées dans la promotion de l’égalité femmes-hommes au sein des sociétés du pourtour méditerranéen.

Les pays du MoyenOrient et d’Afrique du Nord réduisent les écarts femmeshommes en matière d’accès à l’éducation et à la santé, mais l’émancipation politique des femmes se fait attendre.

24

Quelle est la bonne grille d’analyse pour mesurer l’évolution des inégalités dans les pays du monde arabe et du Moyen-Orient ? Quel tableau dressezvous des inégalités, notamment en Égypte ? Il y a ce qu’on appelle le paradoxe de l’inégalité dans les pays arabes. Si on utilise le coefficient de Gini, l’indicateur le plus connu pour mesurer les inégalités, on constate qu’elles diminuent globalement. Mais si on affine l’analyse avec une étude des petits groupes, l’inégalité est croissante entre les habitants des zones rurales et ceux des zones urbaines, entre ceux qui ont une éducation et ceux qui n’en ont pas. Certains facteurs augmentent les inégalités. Si on veut se montrer optimiste, on peut s’appuyer sur le coefficient de Gini. Mais si on veut vraiment pouvoir conduire des politiques efficaces pour diminuer la pauvreté, il faut déterminer précisément quels sont les groupes sociaux vulnérables et les cibler.


I N ÉG ALI TÉS, ÉTAT D’ URGENCE

Les problématiques de genre sont l’un comme à la terre et aux crédits. de vos axes de recherche. Dans quelle Toutefois, elle peut bénéficier d’aides mesure les inégalités touchent-elles sociales ou de transferts. plus particulièrement les femmes ? Les études ont montré qu’à revenus et Devenir maître de conférences était un pouvoir équivalents, la femme cheffe choix. L’environnement universitaire me de famille s’intéresse plus à la santé et permet de travailler mes questions de à l’éducation de ses enfants. L’homme, recherche et d’être en contact avec les souvent moins préoccupé par ces nouvelles générations, celles qui sont questions, aura tendance à dépenser le futur de ce pays. Comme l’argent pour lui, voire dans d’autres femmes, j’ai pu certains pays du Moyenatteindre un poste à Orient pour entretenir En Égypte, responsabilités. Ce qui une autre épouse. le taux d’activité est fondamental pour Raison pour laquelle des femmes de plus que les générations les programmes de 15 ans est de suivantes aient des d’aide sociale modèles. préfèrent toujours Mais je voudrais confier l’argent aux c o n tre 70 , 5 % attirer l’attention sur femmes. po u r l e s ho m m e s le fait que certains Source : ONU Statistic secteurs sont plus Y a-t-il une prise de attractifs que d’autres conscience au niveau pour les femmes. En réalité, politique ainsi que dans la la société accepte que certains société civile des enjeux liés aux postes soient occupés par les femmes, inégalités de genre ? Les printemps dans l’enseignement notamment. arabes ont-ils fait bouger les lignes ? Beaucoup de femmes préfèrent Depuis la révolution, il y a plus de d’ailleurs travailler dans le secteur participation des femmes dans des public (université, administration, comités d’élaboration de mesures gouvernement…) car elles y bénéficient économiques ou politiques avec le de mesures sociales favorables et Gouvernement. Dans de nombreux d’horaires plus flexibles pour gérer ministères et administrations, on leur vie de famille. Dans les années cherche à intégrer la dimension de 1960 et 1970, le secteur public était genre et à prendre en compte le point bien plus important et les femmes plus de vue des femmes dans les politiques. nombreuses à y travailler. Il a diminué On compte 8 femmes sur 33 ministres depuis, ce qui a impacté le taux d’activité dans le Gouvernement actuel, soit près des femmes. de 25 % de femmes. Un record pour l’Égypte ! Vous écrivez* qu’une femme cheffe La société civile se mobilise sur certains sujets comme les questions de de ménage est souvent un facteur harcèlement car cela a une influence sur d’appauvrissement. En quoi le niveau la participation des femmes au marché de vie du ménage est-il dépendant de la du travail. Il y a plus de demande de structure familiale ? services de garde pour les enfants dans De manière générale, la femme cheffe les entreprises afin de permettre aux de famille est plus vulnérable face à la femmes de travailler. La question du pauvreté, parce qu’elle a un accès limité genre est également de plus en plus au marché du travail et aux ressources fréquemment traitée dans les médias. * Ramadan, Racha & Hlasny, Vladimir & Intini, Vito. (2018). Inter-Group Expenditure Gaps In The Arab Region And Their Et c’est important non seulement pour Determinants: Application To Egypt, Jordan, Palestine And Tunisia: les femmes, mais pour tous, car leur Review of Income and Wealth. 10.1111/roiw.12396.

22,5 %

25


INÉ GA L IT ÉS, ÉTAT D’URGEN C E

émancipation est un facteur potentiel de développement pour l’économie des ménages et de la société. En réalité, il y a quelques améliorations mais il reste beaucoup à faire. Que vous inspirent les avancées en matière de droits des femmes en Tunisie ? La Tunisie est un modèle dans la région pour les droits des femmes, notamment en matière de droits liés au mariage et aux enfants. Mais je ne suis pas sûre qu’il puisse être répliqué en Égypte, pays conservateur où l’homme possède un pouvoir important dans la société, surtout concernant ces questions. Comment peut-on faire avancer l’égalité ? Il faut travailler sur tout ce qui permet de changer la culture et les stéréotypes sur les femmes, dans les médias, dans les écoles et les universités. Il faut informer très tôt les jeunes filles de leurs droits. Mais il ne faut pas s’adresser qu’aux femmes : il est fondamental d’intégrer les hommes et

Au Maroc, à travail égal, une femme gagne en moyenne 3 295 dollars par an. Un homme gagne en moyenne 12 471 dollars.

26

de les encourager sur ce sujet. Il faut que tous ceux qui sont concernés travaillent ensemble : Gouvernement, universités, société civile, mais aussi les religions, musulmane et chrétienne. La religion n’est pas directement en cause : à ma connaissance, la religion n’interdit pas le travail des femmes, ni ne leur impose moins de droits et plus de devoirs qu’aux hommes. Souvent, les gens ne font pas la différence entre tradition et religion. Mais le poids de la tradition et de la culture est immense. Par exemple, en Égypte, selon la religion, la femme peut hériter d’une terre, mais par tradition, on préférera la léguer à un homme de la famille, qui lui reversera une contrepartie financière. En dépit des lois, c’est souvent la tradition qui s’impose. Il y a beaucoup à faire au niveau législatif, mais le plus difficile, c’est de changer les mentalités. Êtes-vous optimiste quant à l’évolution de la société sur ces questions ? Je suis optimiste quand je compte les

« Il y a beaucoup à faire au niveau législatif, mais le plus difficile, c’est de changer les mentalités. »


I N ÉG ALI TÉS, ÉTAT D’ URGENCE

P A R I T É A U M O Y E N - O R I E N T ET EN AFRIQUE DU NORD S e l o n l ’indi c a t e ur d’é gali t é e n t r e l e s s e x e s é t abli p ar l e F o r um é c o n o miqu e m o ndial

Turquie Syrie Liban

Tunisie Maroc

Irak

Jordanie Algérie

Libye

Iran Koweït Bahreïn Qatar

Égypte

Arabie saoudite

Émirats arabes unis Oman

Yémen

0,6

0,5 0,51

0,52

0,53

0,54

0,55

0,56

0,516 Yémen

0,57

0,58

0,59

0,583 0,596 Iran Liban 0,584 Arabie saoudite

0 0,1 IMPARITÉ

0,2

0,7 0,61

0,3

0,4 0,5

0,6

0,7

0,8

1 PARITÉ

0,9

0,62

0,625 Turquie

0,63

0,64

0,632 Bahreïn

0,608 Égypte 0,629 Algérie

0,598 Maroc

0,65

0,66

0,67

0,68

0,69

0,651 Tunisie 0,649 Émirats arabes unis

0,628 Koweït

0,604 Jordanie 0,626 Qatar

Pas de d o n n é e s Indice calculé à partir de différents indicateurs comme les différences de salaire ou la représentation aux parlements. Le score global est présenté sur une échelle de 0 à 1, 1 étant la parité absolue. Source : The Global Gender Gap Report 2017, Forum économique mondial

femmes ministres ou quand je vois mes étudiantes et étudiants s’impliquer sur ces sujets et essayer d’avoir une influence sur la vie de leur communauté. J’assiste à des réunions ministérielles et de haut niveau sur ces sujets : les recommandations issues de la recherche peuvent être reprises par les politiques. Je travaille aussi avec des organisations internationales sur l’intégration des questions de genre dans l’accès à l’eau et dans la sécurité alimentaire. La coopération internationale est très importante. Du 9 au 11 octobre 2018, dans le cadre de son 10e anniversaire, l’Union pour la Méditerranée a organisé une conférence sur « Le rôle des

femmes dans la construction de sociétés inclusives en Méditerranée ». Trois générations de femmes du programme FAM d’avenir-Science-Po se sont retrouvées pour discuter de questions de genre et parler de la participation des femmes à la vie publique, économique et civile. Cet échange d’expériences entre homologues tunisiennes, libanaises, jordaniennes ou turques nous motive à essayer de changer les choses, tout en tenant compte du contexte social spécifique de chacun de nos pays. •

27


DIALOGUE

« Comment réduire la pauvreté et les inégalités ? » TRE

TIEN A V

E

C

EN

GAËL GIRAUD Che f é c o no mis t e de l’A F D . ET AV EC

GABRIELA RAMOS Dire c tric e de c a b in e t du Se c ré tair e g é n é r a l de l’OCD E . Cette interview a été réalisée et initialement publiée par le journal La Croix le 10 septembre 2018.

R

epenser le rôle de l’État pour favoriser une croissance inclusive, donner aux plus défavorisés les moyens de réussir par eux-mêmes... Deux experts débattent des moyens de réduire pauvreté et inégalités.

L’éradication de la pauvreté et la réduction des inégalités figurent parmi les Objectifs du développement durable adoptés en 2016 par la communauté internationale. Où en est-on ? G. R. - La pauvreté a été réduite durant la dernière décennie, mais ce résultat est surtout lié à la croissance chinoise qui a permis à 300 millions de personnes d’augmenter leur niveau de vie. En revanche, en Afrique et dans nombre de pays émergents, la situation ne s’est pas améliorée. La question des inégalités, elle, ne se pose pas seulement dans les pays en développement, mais aussi dans les pays avancés. Même si la crise est derrière nous, ces inégalités augmentent : 57 % du patrimoine mondial est détenu par les 10 % les plus riches des pays du G7 et les inégalités de revenus sont la principale cause des inégalités d’opportunités et de l’absence de mobilité sociale. G. G. - L’indice de Gini est une des mesures pour appréhender la distribution des revenus : plus il est élevé, plus

« Les inégalités de revenus sont la principale cause des inégalités d’opportunités et de l’absence de mobilité sociale »

28

les inégalités sont importantes. Les économistes Anand et Segal ont établi que cet indice était, hors Chine, de 50 en 1988 et de 58 en 2005. Preuve que les inégalités ont augmenté partout ailleurs. De même, toujours selon la Banque mondiale, 736 millions de personnes vivent sous le seuil de pauvreté – fixé à 1,90 dollar (soit 1,63 euro) par jour. Le même nombre que dans les années 1980. Et ce seuil est discuté : si on place la barre à 5 dollars par jour – minimum de dignité pour les pays en développement et émergents –,les pauvres sont 4,3 milliards : 60 % de la population mondiale ! Comment expliquer la montée des deux phénomènes ? G. R. - La mondialisation n’explique pas tout, mais elle a favorisé la concentration des richesses et des pouvoirs. Cela a été exacerbé par la crise financière et les mutations technologiques. Et je remarque que lorsqu’on commence à parler de fiscalité progressive, qu’on touche aux actifs financiers, aux successions, quand on demande aux multinationales de payer leur part d’impôt, on se heurte à des résistances. G. G. - Dans les pays développés, les causes de l’augmentation des inégalités sont claires : l’hypertrophie de la sphère financière, les bulles immobilières et une négociation salariale défavorable aux salariés. Dans les pays en développement et émergents, c’est plus compliqué. Le développement du secteur informel enferme les gens dans des trappes à pauvreté tout en les privant des moyens de faire reconnaître leurs droits. La spéculation financière sur les produits agricoles a des conséquences


I N ÉG ALI TÉS, ÉTAT D’ URGENCE

désastreuses pour les producteurs des pays en développement et émergents, qui ont perdu le contrôle sur les prix. Autre facteur : l’optimisation fiscale des multinationales, qui siphonne les maigres recettes fiscales. Le manque à gagner pour les États est évalué à au moins 800 milliards de dollars (soit 690 milliards d’euros) par an. D’où l’importance de rendre ces pratiques illégales.

ce sont des talents perdus. Pensons aussi aux migrants à qui on ne donne pas les possibilités de réaliser leur potentiel, ou la faible participation des femmes au marché du travail. Tout cela, c’est de la croissance en moins. G. G. - La théorie du ruissellement, selon laquelle ce sont les riches qui tirent l’économie et la société vers le haut, n’est soutenue par aucune démonstration analytique. Les travaux du Fonds monétaire international (FMI) montrent qu’elle ne résiste pas aux faits. Il est urgent de se débarrasser de ce mythe.

La situation est-elle soutenable ? G. R. - Le niveau d’inégalités est tel qu’il conduit à des sociétés fragmentées. Ce malaise social débouche sur des résultats électoraux qui rendent la gouvernance difficile. Voilà pourquoi il est urgent de « 4,3 milliards de personnes, redéfinir les termes de la croissance soit 60 % de la population mondiale, et de repenser le rôle de l’État : mettre l’individu au centre pour que la croissance vivent avec moins de 5 dollars se construise avec la participation de tous par jour. » et profite à tous. G. G. - Je partage ce constat sur les risques démocratiques liés à l’excès d’inégalités. Un essayiste indien, Pankaj Mishra, a bien montré que la globalisation Les dirigeants politiques ont-ils assez marchande a créé les conditions d’une intégré l’impératif de réduction des inégalité plus forte entre les pays inégalités ? et à l’intérieur des pays qui G. R. - En règle générale, ils engendre des frustrations. ont pris conscience du Ce qui débouche soit problème. Mais les sur des votes antigagnants du système démocratiques, actuel conservent un y compris chez pouvoir d’influence nous, soit sur qui rend difficile la milliards de dollars l’extrémisme mise en œuvre de M an q u e à ga g n e r d û à religieux, notamment réformes. l ’ o pti mi s ati o n fis c a l e d e s au Moyen-Orient et G. G. - Dans la plupart mu l ti n a ti o na l e s en Inde. Les inégalités des pays développés, la Source : OCDE seraient aussi, selon croissance du PIB reste certains économistes, un trop souvent l’indicateur frein à la croissance. central qui guide les politiques publiques. En revanche, beaucoup de Quel est le lien entre les deux ? dirigeants des pays en développement G. R. - Lutter contre les inégalités et émergents ont fait de la réduction des permet d’améliorer la productivité et inégalités une priorité. la croissance. L’idée selon laquelle il À l’AFD, nous travaillons notamment avec faut d’abord assurer la croissance puis les gouvernements ivoirien et tunisien redistribuer ne fonctionne pas. Lorsque à l’élaboration de politiques inclusives, les jeunes des milieux défavorisés ne particulièrement en faveur des femmes peuvent accéder à une bonne formation, des zones rurales.

800

29


INÉ GA L IT ÉS, ÉTAT D’URGEN C E

La protection sociale est un mécanisme efficace de lutte contre les inégalités. Un dispositif que finance l’AFD au Congo va améliorer la situation de 10 000 ménages.

Les outils traditionnels de l’État providence sont-ils encore efficaces ? G. R. - En Europe, les inégalités de marché sont plutôt bien corrigées par la redistribution sociale. Mais il faut aller plus loin en donnant aux plus défavorisés les moyens de réussir par eux-mêmes. On parle d’Empowerment State : l’État ne se contente pas de réduire les inégalités, mais les prévient en favorisant l’autonomie des citoyens. Par exemple, en envoyant les meilleurs professeurs dans les écoles des quartiers défavorisés, en encourageant un marché du travail plus dynamique, non segmenté entre ceux qui ont un emploi stable et ceux qui n’en ont pas, en investissant dans les territoires désavantagés. G. G. - Il faut rappeler que l’État providence n’existe pas partout, en particulier en Afrique. Voilà pourquoi l’AFD aide ces pays à se doter d’un État digne de ce nom. Au Congo, nous expérimentons un dispositif de protection sociale en faveur de 10 000 ménages. Au Nigeria, nous participons au financement de logements sociaux pour éviter que les populations n’atterrissent dans des bidonvilles épouvantables.

Vous soulignez tous les deux l’importance de l’égalité des chances... G. R. - À l’OCDE, on a calculé qu’il faudra cinq générations pour que les enfants des pays membres issus des groupes les moins favorisés rejoignent la moyenne. Signe que l’ascenseur social est totalement bloqué. L’inégalité de revenus conduit à celle des opportunités offertes aux individus pour progresser socialement. G. G. - L’égalité des chances a eu beaucoup de succès en Europe au sein de la « troisième voie » libéraledémocrate de Blair et Schröder. Mais elle est construite au départ sur une vision individualiste : chacun pour soi pourvu que tous aient, au départ, les mêmes chances. À l’AFD, nous pensons que la réduction des inégalités passe par la reconstruction du lien social et des solidarités. À Johannesburg, par exemple, nous participons à la construction de biens communs – terrains de sport, piscines, jardins publics – pour que les habitants des différents quartiers puissent se rencontrer. Une manière d’aller plus loin que l’État providence redistributif au profit d’un État providence qui crée du lien et aménage des « communs ». Faut-il tout attendre des pouvoirs publics ? G. R. - On ne construira pas un monde plus harmonieux si les entreprises ne prennent pas davantage en compte leur responsabilité sociale et environnementale, si elles ne participent pas plus à la lutte contre les discriminations – notamment sur les questions de genre. Le débat autour de la finalité des entreprises est fondamental : elle ne doit plus se limiter à la maximisation du profit pour les actionnaires. G. G. - Je vois de plus en plus de jeunes diplômés qui souhaitent travailler dans le secteur de l’économie sociale et solidaire, et pour l’écologie. C’est très prometteur ! Chacun, à son niveau, peut agir.

30


I N ÉG ALI TÉS, ÉTAT D’ URGENCE

L E S I N É G A L I T É S DANS LE M ONDE DEPUIS 1980 P ar t du r e v e nu na ti o nal d e s 10 % l e s plus ais é s

1980* 2016

Amérique du Nord 34,2 %

47 % Europe 32,6 % Brésil 58,1 %

Chine

27,2 % 41,4 %

37,1 % Moyen-Orient

55,3 %

65,9 % Afrique subsaharienne 55,3 %

Fait-on assez pour l’Afrique ? G. R. - Certains pays ont engagé une vraie transition et d’autres ne décollent pas. À l’OCDE, nous constatons que l’aide arrive mal aux pays qui en ont le plus besoin. G. G. - Nous concentrons la moitié de nos opérations en Afrique depuis plus d’une décennie. Cela dit, au niveau mondial, l’aide publique au développement reste très insuffisante et son efficacité variable selon les secteurs. Dans le domaine de la santé, il y a de vrais succès. En revanche, l’échec est patent en ce qui concerne l’éducation primaire. C’est un vrai problème alors que le continent sera peuplé de plus de 2 milliards d’habitants d’ici à 2050. De même, la malnutrition et la faim continuent d’augmenter, ce qui est scandaleux car nous produisons assez pour nourrir la planète entière.

54,5 %

60,9 %

Inde 31,5 %

55,5 %

La réduction des inégalités – donc l’élévation du niveau de vie des plus pauvres – ne risque-t-elle pas d’aggraver la crise écologique ? G. G. - Au contraire ! Il faut redire que les 10 % les plus riches de la planète sont responsables de 50 % des émissions de gaz à effet de serre (GES) alors que les 50 % les plus pauvres n’émettent que 10 % des GES. Mais réduire les inégalités ne suffira pas, hélas, à réduire nos émissions dans les proportions requises par l’Accord de Paris. Les riches doivent se convertir à la sobriété. G. R. - Ajoutons que ce sont les populations les plus pauvres qui sont les premières victimes du changement climatique. Raison de plus pour changer de modèle économique en intégrant la question de l’impact environnemental avant même la prise de décision politique. •

* 1990 pour le Brésil, le Moyen-Orient et l’Afrique subsaharienne

Source : World Inequality Lab, rapport sur les inégalités mondiales 2018

31


TERRITOIRES

Des fractures villes-campagnes et Nord-Sud en Afrique de l’Ouest Pour Gilles Yabi, économiste et politologue béninois, lutter contre la pauvreté n’équivaut pas à lutter contre les inégalités, et les inégalités ne se réduisent pas d’elles-mêmes. Il fait le point sur l’évolution des inégalités en Afrique de l’Ouest, troisième région la plus inégalitaire du continent, et plaide pour une croissance plus inclusive.

TR

IBUNE DE

GILLES YABI Éc o no mis t e e t fo ndate ur-dir e c t e u r du We s t Africa n T h in k Tank , labo r a t o ir e d’idé e s s ur l’A f r iq u e de l’Ou e s t .

L’

Afrique de l’Ouest est la troisième région la plus inégalitaire du continent africain, après l’Afrique australe et l’Afrique centrale. Mais l’ampleur et l’évolution des inégalités dans la région sont contrastées selon les pays. Certains comme le Bénin, la Côte d’Ivoire, le Ghana, le Nigeria et le Togo ont connu une hausse des écarts de revenus entre 2000 et 2011, tandis que d’autres, comme le Sénégal, le Mali et le Niger, ont enregistré une légère baisse.

Le continent africain compte 23 milliardaires en 2018, 500 millions de personnes vivent avec moins de 2,2 dollars par jour et 200 millions avec 2,2 à 4 dollars par jour.

32

Afrique de l’Ouest : des inégalités à plusieurs visages En Afrique de l’Ouest, les inégalités prennent un caractère multiforme : différences de revenus particulièrement criantes dans les villes, enjeux d’accès aux services de base – santé, éducation – notamment dans les campagnes. Des mondes très différents cohabitent dans les villes d’Afrique de l’Ouest : certaines sont à la fois les plus pauvres et les plus chères d’Afrique (Lagos, Dakar, Conakry…). Les quartiers populaires urbains abritent parfois de véritables taudis où les conditions de vie sont très difficiles, dans les zones périurbaines de Nouakchott ou d’Abidjan par exemple. Le contraste avec les quartiers opulents où les villas de luxe et les signes extérieurs de richesse s’étalent est frappant. Dans la région, les inégalités les plus fortes sont cependant d’abord et avant tout spatiales : elles se jouent entre les villes et les campagnes. En milieu urbain, l’argent des riches est en partie utilisé pour des biens et des services fournis par les moins nantis (gardiens, femmes de ménage, chauffeurs, commerçants sur les marchés, etc.). Dans les villages, en revanche, les pauvres sont très éloignés des lieux où circule l’argent. Le dénuement matériel et l’absence de services publics de base marquent la vie quotidienne. Pour des raisons géographiques et historiques liées à la colonisation et au commerce via les comptoirs portuaires, les villes du littoral sont par ailleurs plus développées que les régions intérieures. Ce qui explique la persistance d’une ligne de fracture au sein même des pays d’Afrique de l’Ouest entre le Nord et le Sud.


I N ÉG ALI TÉS, ÉTAT D’ URGENCE

T E N D A N C E S D E S I N É G A L I T É S EN AFRIQUE DE L’OUEST I n é g a l i té s e n b a i s s e I n é g a l i té s e n h a u s s e É v o l u ti o n d e s i n é g a l i té s e n fo rm e d e U É v o l u ti o n d e s i n é g a l i té s e n fo rm e d e U i n v e rs é (U) Pas de données

Maroc

Algérie Libye

Mauritanie Mali

Niger

Soudan Tchad

Sénégal Gambie Guinée-Bissau

CAUSES TR ADITIONNELLES DES INÉGALITÉS  Structure de production  Agriculture pratiquée par les petits exploitants et sur les grands terrains  Modernisation rurale, production alimentaire et menace du changement climatique  E xpansion des enclaves minières  Secteurs urbains formel et informel  Politiques fiscales et transferts sociaux  Impact de la démocratisation sur l’ethnicité et les inégalités horizontales et verticales

Burkina Faso Guinée

Bénin Togo

Sierra Leone

Côte d’Ivoire

Nigeria

Soudan du Sud République centrafricaine

Ghana

Liberia

Cameroun Guinée équatoriale

São Tomé La fracture Nord-Sud et Príncipe en Afrique de l’Ouest Cette fracture pose problème partout entre le grand Nord et le Sud de la sous-région. L’exemple le plus frappant est celui du Nigeria. Les statistiques révèlent des écarts monstrueux dans ce pays, entre les États fédérés du Nord-Est et ceux du SudOuest, en termes de revenus comme en termes d’indicateurs d’éducation et de santé. La moyenne nationale du revenu par habitant ne signifie donc rien. Le pays compte 15 700 millionnaires ainsi qu’une poignée de milliardaires, dont plus de 60 % habitent à Lagos. Il est vrai que le Nigeria est perçu comme une terre de démesure en Afrique de l’Ouest. Pourtant, sa trajectoire récente, faite de croissance économique (avant l’effondrement des cours du pétrole), d’accentuation des inégalités, de banalisation de la violence et de décrochage entre des régions extrêmement dynamiques et des zones périphériques à l’agonie, illustre les réalités de toute la sous-région.

Gabon

République du Congo

République démocratique du Congo

De ce point de vue, l’Afrique de l’Ouest n’est déconnectée ni du reste de l’Afrique, ni du monde. Des niveaux de richesse absurdes coexistent avec la pauvreté la plus intolérable en Afrique subsaharienne : le continent compte 23 milliardaires en 2018 – trois, dont le plus riche, sont nigérians –, 500 millions de personnes vivent avec moins de 2,2 dollars par jour et 200 millions avec un revenu journalier oscillant entre 2,2 et 4 dollars.

FA C T E U R S N O N T R A D I T I O N N E L S AYA N T UNE INCIDENCE SUR L ES INÉGALITÉS DE RE VENUS  Amélioration des termes de l’échange  Accroissement des transferts de fonds  Flux d’aide, investissements directs étrangers et allègements de dette  Accélération de la croissance, mais avec une faible élasticité de la réduction de la pauvreté à la croissance A U T R E S FA C T E U R S  Recul négligeable de l’indice synthétique de fécondité et croissance démographique stable  Impact distributif du VIH/sida  Chocs techniques, dont l’existence de technologies à faible coût et hautement divisibles Source : Inégalités de revenus en Afrique subsaharienne, PNUD

Répercussions politiques des inégalités Tout ne se résume pas à cette fracture Nord-Sud en Afrique de l’Ouest. Au Mali, cette dimension est importante, surtout quand on voit la crise actuelle

33


INÉ GA L IT ÉS, ÉTAT D’URGEN C E

dans les régions du Nord. Mais la région de Sikasso, au Sud du pays, reste une des plus pauvres du point de vue des indicateurs économiques. Par conséquent, nombre de Maliens du Sud contestent ou relativisent la légitimité des revendications des populations du Nord, rappelant que toutes les régions sont démunies. Derrière la question Nord-Sud se pose aussi un problème politique plus global : le souci des élites pour l’intérêt général, d’où qu’elles viennent. Cette question se pose au Mali comme au Nigeria. Là, les gouverneurs des États fédérés du Nord portent une lourde responsabilité dans la situation politique et sécuritaire actuelle. Très puissants, ils se sont accaparé des ressources pendant des décennies sans investir dans les économies locales et les services sociaux essentiels. Enfin, n’oublions pas que les défis sont très différents au Ghana, au Bénin, en Côte d’Ivoire ou encore au Sénégal, pays qui disposent d’un littoral et qui sont de taille plus raisonnable que le Mali et le Niger. Ces deux pays immenses et en grande partie désertiques sont bien plus complexes à gérer pour leurs autorités. La perception des inégalités et des injustices par des groupes spécifiques de la population est souvent mise en avant pour expliquer les crises politiques en Afrique de l’Ouest. Mais la déstructuration des États et des sociétés reste le principal facteur des conflits et des crises. Les régions et les populations les plus pauvres ont payé le prix fort des années de conflits lors de l’effondrement des États, alors que les leaders des rébellions comme les dirigeants et leurs familles profitaient

« Derrière la question Nord-Sud se pose un problème politique plus global : le souci des élites pour l’intérêt général, d’où qu’elles viennent. »

34

de leurs rentes. Tout ce qui affaiblit la légitimité des autorités politiques et nuit à la consolidation des institutions publiques concourt à l’approfondissement des inégalités. L’enjeu de la croissance inclusive Le manque d’implication des pouvoirs publics contribue à l’aggravation des inégalités. Les grands discours internationaux sur le sujet sont certes déclinés dans des programmes politiques nationaux. Mais les gouvernants font rarement preuve de réelles convictions et peu de projets démontrent leur volonté de remédier aux problèmes les plus importants de leur pays. De ce point de vue, la nécessité d’avoir une croissance inclusive ne devrait pas être présentée comme une découverte. Le premier moyen de contenir les inégalités est évidemment de faire en sorte que la création de richesses implique toutes les couches de la population. Si la croissance repose sur des secteurs qui font peu appel à de la main-d’œuvre non qualifiée comme certaines industries extractives, elle favorise essentiellement les détenteurs de capitaux. Limiter leur impact sur les inégalités passera nécessairement par des mécanismes de redistribution organisés par l’État. Un travail s’impose sur deux fronts. D’une part, les pays africains doivent favoriser une croissance équilibrée entre les différents secteurs d’activité : il faut des politiques incitatives pour soutenir les filières au plus fort potentiel de création d’emplois aussi bien dans les grandes villes que dans des pôles régionaux proches des campagnes. D’autre part, l’action publique doit corriger les inégalités spatiales qui sont des inégalités de naissance. L’accès à l’éducation et à la santé pour les enfants des ménages pauvres sur tout le territoire est un puissant moyen de lutter contre les inégalités et de libérer un potentiel de production économique. Cela suppose d’avoir des ressources publiques et donc un système fiscal qui fonctionne.


I N ÉG ALI TÉS, ÉTAT D’ URGENCE

Or c’est là que le bât blesse : les taux de pression fiscale restent bas et l’assiette fiscale de départ très réduite. L’État prélève l’impôt sur le secteur formel et quelques grandes entreprises, mais cela ne représente qu’une petite partie de l’économie qui reste globalement informelle. En outre, le système qui alimente les inégalités est à la fois complexe et vicieux : la collusion très forte du politique et des intérêts privés génère des faveurs fiscales pour les plus privilégiés, eux qui disposent pourtant déjà des ressources et de l’influence nécessaires pour profiter des systèmes les plus élaborés d’optimisation fiscale, voire de fraude fiscale. La capacité à prélever de l’impôt sur les patrimoines les plus élevés reste faible. Le cas du Nigeria, présenté dans un rapport d’Oxfam, illustre bien comment les facteurs politiques comme la corruption et la mauvaise gouvernance sont des déterminants de la concentration des richesses. Pour pallier les manques de l’État, des systèmes de redistribution informelle comme les transferts de fonds des migrants urbains ou internationaux ou la solidarité familiale sont très fréquents en Afrique de l’Ouest. Cependant, ils ne suffisent pas et n’ont pas un impact décisif sur la réduction des inégalités.

À Lagos, des mondes se côtoient sans se confondre. La capitale du Nigeria compte entre 15 et 17 millions d’habitants dont 70 % vivent dans des bidonvilles. Elle fait partie de ce qu’on appelle les mégapoles, villes gigantesques marquées par la densité de leur population, l’afflux constant de nouveaux arrivants (200 000 par an rien qu’à Lagos) et l’absence de politiques urbaines.

Quelques avancées prometteuses En matière de lutte contre les inégalités, tout part de l’action publique et donc de l’efficacité des États. L’Afrique de l’Ouest a besoin de puissances publiques sérieuses, présentes et disposant de ressources humaines de qualité, au niveau central comme dans les administrations décentralisées. Le tableau est sombre, mais il y a des avancées : avant 2012, seuls le Ghana et la Côte d’Ivoire avaient décidé d’instaurer un système d’assurance maladie universel. Le volet expérimental de ce projet a été lancé en février 2017 en Côte d’Ivoire. Depuis, la plupart des pays de la sousrégion planchent sur la mise en place d’une couverture maladie universelle. •

35


TENDANCES

20 ans de baisse des inégalités en Amérique latine C

E

R E T I E N AVE NT

STEPHAN KLASEN Pro fe s se u r d’é c o no m ie d u dé v e lo pp e me n t à l’univ er s it é de Gö ttin g e n (Alle mag n e ) .

L’

Amérique latine n’est plus la région la plus inégalitaire du monde. Bien que toujours importantes, les inégalités ont fortement baissé depuis 20 ans dans la région. Stephan Klasen voit deux grandes explications à ce phénomène : une conjoncture économique favorable et des politiques publiques volontaristes pour redistribuer les richesses et mieux collecter l’impôt. Quel est le fait le plus saillant dans les inégalités en Amérique latine ? Pendant longtemps, le sous-continent latino-américain a affiché les plus fortes inégalités de revenus dans le monde. Depuis le milieu des années 1990, les inégalités ont baissé dans tous les pays d’Amérique latine, faisant de l’Afrique subsaharienne la région la plus inégalitaire du monde. Ces avancées s’expliquent par la croissance économique, mais aussi par l’instauration de politiques publiques volontaristes de collecte de l’impôt et de taxation des matières premières exportées, qui ont amélioré les fondamentaux de la gestion macroéconomique. Au Brésil, cette meilleure gestion s’est soldée par la stabilisation monétaire et la maîtrise de

« Depuis le milieu des années 1990, les inégalités ont baissé dans tous les pays d’Amérique latine. »

36

l’inflation à partir de 1994, deux facteurs déterminants dans la lutte contre les inégalités. L’inflation contribue en effet à accroître les inégalités : les plus aisés voient leur épargne protégée par les banques, alors que les plus pauvres ne peuvent pas renégocier leur salaire tous les jours, au fil de la hausse des prix. Au Brésil, cela a permis de mettre en œuvre des programmes sociaux assortis de transferts d’argent liquide en faveur des plus pauvres comme le programme Bolsa Familia (bourse familiale). Ce système d’allocations distribuées aux mères de famille qui s’assurent que leurs enfants sont bien scolarisés a fait la différence dans la lutte contre les inégalités. La réforme du marché du travail a aussi joué : le salaire minimum est passé entre 2005 et 2016 de 84 à 207 euros par mois et a été étendu au secteur informel. Créé en 1936, au Brésil, le salaire minimum est défini par la Constitution comme un salaire plancher : c’est la plus petite paye que tout travailleur doit percevoir, que son activité soit formelle ou non. Il doit luipermettre de subvenir à ses besoins essentiels (nourriture, logement, santé, éducation, transport et sécurité sociale) et il a été unifié dans tous les États du Brésil en 1988. Ce revenu minimum sert par ailleurs à calculer les retraites (70 % d’entre elles ont sa valeur exacte) et les allocations versées aux personnes âgées et aux malades. Sa revalorisation augmente donc par ricochet le niveau de vie de ces bénéficiaires des aides et fait baisser les inégalités.


I N ÉG ALI TÉS, ÉTAT D’ URGENCE

En Amérique latine et dans les Caraïbes, selon le Bureau international du travail, la part de l’emploi non agricole dans l’économie varie de 39,8 % en Uruguay à 75,1 % en Bolivie.

Comment expliquez-vous la disparité des inégalités et des situations entre les pays d’Amérique latine ? La façon de lutter contre les inégalités varie en fonction des types de gouvernement en place. Au Venezuela, en Bolivie et en Argentine, les gouvernements populistes ont eu tendance à vouloir lutter contre les inégalités en nationalisant les grandes entreprises. En Bolivie, une certaine stabilité économique a été préservée ; à l’inverse, le Venezuela traverse une profonde crise et, en Argentine, le gouvernement a été désavoué par les urnes. Dans les pays démocratiques comme le Brésil, le Pérou, l’Équateur ou le Chili, des politiques plus modérées n’ont pas remis en cause la stabilité économique et ont réussi à entreprendre des réformes décisives. Enfin, les gouvernements conservateurs comme celui du Honduras n’ont pas beaucoup agi pour faire baisser les inégalités.

Que peuvent retenir les responsables africains de l’évolution des inégalités en Amérique latine ? En Afrique, les États sont plus faibles et n’ont pas les capacités de collecte de l’impôt des pays d’Amérique latine. Ils ont donc encore moins les moyens de financer des programmes de redistribution des richesses. D’où la nécessité pour eux de se renforcer afin d’augmenter et d’élargir l’assiette fiscale, notamment en taxant de manière plus volontariste et ciblée les secteurs exportateurs de matières premières. Cela pourrait dégager des recettes fiscales bien plus importantes que leur niveau actuel. Des programmes d’allocations sociales conditionnels existent également en Afrique du Sud mais n’ont pas été accompagnés des mêmes réformes macroéconomiques qu’en Amérique latine. Le taux de chômage se maintient donc à hauteur de 27 % des actifs, ce qui ne permet pas de réduire les inégalités dans le pays.

37


INÉ GA L IT ÉS, ÉTAT D’URGEN C E

I NÉGALITÉS EN AM ÉRIQUE LATINE S e l o n l e c o e f f i ci e n t d e G ini 0,43 M ex i que 0, 40 0, 49 S a lv a d o r Co s ta R ic a 0, 51 0, 45 C o lo mb ie Équ a t e u r

0, 48 G u a t e ma la

0,45 R ép. dom i ni cai ne

P a n a má 0, 50

0,51 B r ési l

0, 44 Pérou

0, 48 C h ili

0,50 H ondur as

0,45 B ol i vi e

0, 48 Paraguay

0, 42 A r g e n t in e

0,46 N i car agua 0 , 5 2 Venez ue l a G uy ana 0,45

0, 40 Uruguay Pas de donné e s 0,45 0 , 41

0,43 0,48

0

ÉGALITÉ

1

INÉGALITÉ

Source : UNU-Wider 2014

« La première chose à faire est une analyse de l’ampleur et de la nature des inégalités pour pouvoir examiner les leviers les plus susceptibles de les contrer. »

Comment les pays latino-américains ont-ils surmonté la crise financière internationale de 2008 ? En réalité, on le dit peu mais rares sont les pays qui ont été aussi affectés que le Mexique, en raison de son niveau d’échanges avec les États-Unis. L’essor des relations économiques des autres pays avec la Chine a bien compensé la baisse des échanges avec l’Europe et les États-Unis.

38

Quels conseils donneriez-vous aux bailleurs de fonds pour lutter efficacement contre les inégalités dans les pays en développement ? Les inégalités sont un problème multisectoriel qu’un seul type d’action ne suffit pas à résoudre. La première chose à faire est d’analyser leur ampleur et leur nature pour examiner les leviers les plus susceptibles de les contrer dans les domaines de l’éducation, du marché du travail, des réformes fiscales, etc. À ce titre, il est important de se pencher non seulement sur le coefficient de Gini, mais aussi sur des statistiques désagrégées pour comparer les niveaux de vie des 10 % les plus riches et des 10 % les plus pauvres, par exemple. Par le biais de soutiens budgétaires ou sectoriels – comme ils le font déjà –, les bailleurs de fonds peuvent notamment aider à la mise en œuvre de réformes importantes pour l’éducation et la protection sociale. •


É D U C AT I O N

« S’il y a bien un correcteur juste des inégalités, c’est l’école » TRE

TIEN A VE

C

EN

FRANCIS AKINDÈS Pro fe s s e ur d e s o c io lo gie à l’univ e rs ité Alass a n e Ouattara de Bo u a k é (Cô te d’Iv o ire) .

B

politique de croissance durable. ien des pays d’Afrique aux En outre, la différence entre le système économies diversifiées et d’enseignement public et les écoles où le pluralisme politique a privées fait que le premier n’est plus cours affichent de forts taux un ascenseur social pour les enfants de croissance. Parmi eux, la Côte d’Ivoire des zones rurales ou issus de familles est championne avec un taux annuel pauvres. Or, s’il y a bien un correcteur de 8,34 % en 2016 et de 7,8 % en 2017. juste des inégalités, c’est l’école. Dans Seul problème : cette croissance n’est le contexte ivoirien, non seulement pas inclusive. Ses retombées tardent à elle ne joue plus son rôle correctif, changer le quotidien d’une majorité mais elle contribue plutôt à de la population, malgré reproduire, voire à accroître l’essor des classes les inégalités, car l’offre moyennes. Comment d’éducation de qualité venir à bout des L'espérance se déplace de plus inégalités qui de vie scolaire en plus vers le minent la société est de moins de secteur privé. L’école ivoirienne ? Pour publique est de plus Francis Akindès, en plus disqualifiée : l’éducation doit être en Afrique de multiples une priorité pour subsaharienne grèves ponctuent l’État ivoirien. les années scolaires et les diplômes délivrés Quels sont les grands ne correspondent plus marqueurs d’inégalités à de réelles compétences. en Côte d’Ivoire ? Ces qualités inégales d’offre de Début 2017, la Banque mondiale a livré formation et d’éducation contribuent à une étude sur la situation économique l’accroissement des inégalités en Côte en Côte d’Ivoire, en insistant sur « le d’Ivoire. défi des compétences » auquel est confrontée la politique économique. Un L’inadéquation entre les formations et indicateur est frappant dans ce rapport : la demande sur le marché de l’emploi l’espérance de vie scolaire d’un enfant, est-elle en débat ? ajustée par le taux de redoublement, Non, justement. Chacun en parle dans son ne dépasse pas 7,7 ans en moyenne en milieu, dans son cercle. Mais les différents Côte d’Ivoire alors qu’elle est de 9,7 ans acteurs (chefs d’entreprise, décideurs en Afrique et de 12 ans dans les pays politiques, membres du système éducatif à revenu intermédiaire. En clair, un si à tous les niveaux, étudiants et élèves) faible niveau de scolarisation ne permet qui sont censés être des partenaires et pas d’atteindre le seuil de capitalisation élaborer la réforme du système éducatif de l’humain, premier facteur d’une

10 ans

39


En Côte d’Ivoire, 2 % des enfants des familles les plus pauvres et 59 % des enfants des familles les plus riches ont achevé le collège (UNESCO, 2011).

I N É G A L I T É S E N A F RIQUE S e l o n l e c o e f f i ci e n t d e G ini ( U N U - W id e r 2 0 0 5 -2 015)

0 - 25 26 -35 3 6 - 4 5 4 6 - 5 5 56 - 100 Pas de données

O ÉGALITÉ

40

100 INÉGALITÉ

ivoirien n’en débattent pas. Les entreprises veulent des étudiants bien formés, mais comment faire de la qualité avec la masse ? Une réforme en profondeur s’impose pour améliorer l’enseignement. D’ailleurs, dans son étude, la Banque mondiale s’est focalisée sur le primaire et le secondaire, au risque d’oublier la dimension systémique de l’éducation : pour avoir des professeurs compétents dans le primaire, il faut commencer par réformer le supérieur pour former les enseignants ! Les efforts à faire demandent que les responsables politiques aient une vision d’avenir et un minimum de sens de l’intérêt général. Mais l’élite ivoirienne qui capte les résultats de la croissance économique est regardée avec beaucoup de ressentiment et de frustrations. Une situation qui n’est pas spécifique à la Côte d’Ivoire… C’est certain, on trouve des inégalités partout. Mais en Côte d’Ivoire, l’écart entre ceux qui capturent les fruits de la croissance et ceux qui n’ont rien devient insoutenable. Le coefficient de Gini s’y élevait à 41,5 en 2013. Certes, c’est bien


I N ÉG ALI TÉS, ÉTAT D’ URGENCE

25 000 et 40 000 francs CFA (entre environ 38 et 61 euros). J’aimerais qu’on me dise ce que qui que soit peut faire avec moins de 100 euros par mois à Abidjan. Un lumpenprolétariat ou sous-prolétariat est volontairement entretenu.

moins que le taux observé en Afrique du Sud (63,1), pays très inégalitaire s’il en est. Mais le PIB ivoirien représente 40 % de celui des huit pays de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA). En Côte d’Ivoire, on voit bien que certains ont les moyens vu le développement d’une offre de produits de luxe ou l’installation des supermarchés français. Ces magasins sont plutôt destinés à la classe moyenne aisée qui devient une cible de plus en plus intéressante pour les grandes marques au fur et à mesure qu’elle grossit. De plus, Abidjan abrite les sièges de plusieurs organisations internationales : leurs cadres au fort pouvoir d’achat tirent les prix vers le haut. L’essor de la classe moyenne contribuet-il à réduire les inégalités ? Cet essor est surtout corrélé à celui de la corruption. Il faut savoir que la classe moyenne ivoirienne est majoritairement composée de rentiers d’État et du secteur privé. Ces catégories sociales favorisées ne veulent pas partager. Les parlementaires l’ont montré en 2014 en rejetant un projet de loi visant à fixer le revenu minimum des employés de maison à 60 000 francs CFA (environ 100 euros). Ce revenu oscille donc toujours entre

Que faut-il faire pour mieux distribuer les retombées de la croissance économique ivoirienne ? Organiser la redistribution et réparer l’ascenseur social en mettant en place une meilleure couverture sociale, en réformant le système éducatif et en élaborant de vraies politiques de l’emploi. C’est la seule manière de tirer tous les bénéfices de la croissance. Il faut mettre tous les acteurs autour d’une table pour en parler. Mais il faut faire les choses correctement. En 2014, nous nous sommes engagés dans un grand projet de révision des parcours éducatifs. La réforme consistait à passer à un système licence, master et doctorat (LMD) pour que l’offre de formation soit plus adaptée, plus professionnelle. Les enseignants ont pris leurs anciens cours, les ont rebaptisés, se sont saisis des nouvelles normes imposées et ont calqué les mêmes matières sans avoir défini d’objectifs par formation. Résultat : cette réforme est un échec. Qu’en est-il des défis soulevés par la transition démographique en cours ? Tout le monde en parle sans en avoir vraiment une vision structurée, ni le courage nécessaire pour lancer de véritables chantiers. Il y a une sorte de peur du changement. Il faut sortir du temps court de la vie politique rythmée par les élections. Les objectifs des politiques publiques ne doivent plus être quantitatifs (comme le nombre de candidats au baccalauréat) mais qualitatifs. Nous devons conduire des réflexions longues et la société doit reprendre le contrôle de son avenir. Et pour cela, la question de la qualité de l’éducation reste centrale pour l’avenir de la Côte d’Ivoire. •

41


INÉ GA L IT ÉS, ÉTAT D’URGEN C E

P RO T E C T I O N S O C I A L E

La protection sociale, cœur de la lutte contre les inégalités TRE

TIEN A VE

C

EN

NADINE POUPART Ré fé re nte Pr o t e c t io n s o c iale à l’A F D .

I

ndispensable au bien-être des populations et à la cohésion sociale, la protection sociale est au cœur de la lutte contre les inégalités. Depuis 2015, l’AFD développe ses interventions pour relever les défis d’une croissance plus inclusive en mobilisant des savoirfaire français reconnus. Nadine Poupart revient sur le lien entre l’extension de la protection sociale et la réduction des inégalités.

entre les plus aisés et les plus pauvres en réduisant le taux de pauvreté de huit points (DRESS, 2018). Selon la progressivité des transferts sociaux et des cotisations sociales, l’effet de redistribution de la protection sociale est plus ou moins important.

Qu’en est-il de la mise en place de la protection sociale dans les pays en développement ? Pour aider les ménages à gérer les risques de la vie, la plupart de ces La protection sociale est l’une des pays consolident leur système de politiques publiques phares de la lutte protection sociale. Là où le travail contre les inégalités. Pourquoi informel concerne jusqu’à 80 % et quelles en sont les limites ? de la population active, les La protection sociale régimes de protection protège les populations sociale contributifs contre les risques (financés par les de la vie et, par cotisations sociales) là même, réduit bénéficient souvent la pauvreté et de la population aux individus lutte contre mondiale seulement les mieux dotés. les inégalités. b é n é fi c i e d ’ u n e p ro te c ti o n Leur impact sur Un système de s o c i a l e a d é q u a te . la réduction des protection sociale Source : BIT inégalités reste comprend notamment donc limité. Les la prise en charge pays en développement des dépenses de santé mettent aussi en œuvre des et la création de revenus de programmes non contributifs pour les remplacement (retraite, maternité, plus pauvres (financés sur le budget chômage…) ainsi que des dispositifs de l’État), mais les prestations sont de revenu minimum. Ces mécanismes parfois limitées et les bénéficiaires contribuent à lutter contre les inégalités en sont peu nombreux bien qu’en de conditions de vie. nette augmentation. On peut citer la Pour ces raisons, la protection sociale gratuité d’accès aux soins, le minimum constitue dans les pays de l’OCDE vieillesse, les transferts monétaires le cœur de l’intervention de l’État conditionnels. Ces derniers poursuivent dans la lutte contre les inégalités de le double objectif d’améliorer la revenus. En France, les revenus sociaux redistribution des revenus et de permettent de réduire les inégalités

29 %

42


I N ÉG ALI TÉS, ÉTAT D’ URGENCE

modifier une source structurelle d’inégalités en favorisant l’accès à l’éducation, la santé, la nutrition… Le Centre de développement de l’OCDE et l’AFD se penchent actuellement sur la question de l’impact du financement de la protection sociale sur les inégalités. En appui à l’Égypte, nous contribuons à une étude sur le financement de l’assurance maladie pour les travailleurs informels. L’AFD travaille-t-elle à la mise en place de programmes de ce type ? L’AFD participe à l’extension de la couverture universelle en protection sociale dans le monde de diverses manières. Tout d’abord, nous accompagnons la mise en place de régimes contributifs (assurance maladie, retraites…) dans plusieurs pays. Au Cambodge, nous avons contribué à l’extension de l’assurance maladie aux travailleurs du secteur textile, essentiellement des femmes, et étendons cet effort au personnel domestique et aux conducteurs de

« Nous croyons fermement à l’extension des systèmes de protection sociale pour lutter contre les inégalités. » tuk-tuk. Nous soutenons aussi la mise en place de programmes non contributifs pour les plus vulnérables au Congo et au Sahel, par exemple. Enfin, nos actions comprennent un volet d’optimisation des dispositifs institutionnels. Nous croyons fermement au renforcement et à l’extension des systèmes de protection sociale pour lutter contre les inégalités. L’AFD a déjà appuyé une quinzaine de pays dans ce domaine et le rythme de nos interventions en la matière s’accélère. Le savoir-faire français que nous mobilisons est apprécié en raison justement de la visée égalitaire et inclusive de notre système. • Au Cambodge, les employés du secteur textile bénéficient désormais de la protection sociale. L’AFD appuie son extension aux conducteurs de tuk-tuk.

43


LES EXPERTS Retrouvez leurs biographies complètes sur iD4D.fr

44

FRANC IS A K IN D È S

S A M I R A I TA

CÉCILE DUFLOT

Professeur bénino-ivoirien de sociologie à l’université Alassane Ouattara (Bouaké, Côte d’Ivoire), Francis Akindès a écrit plusieurs essais de science politique, parmi lesquels Côte d’Ivoire : la réinvention de soi dans la violence (Codesria, Dakar, 2011) et Les Racines de la crise militaro-politique en Côte d’Ivoire (Codesria, Dakar, 2006).

Économiste et président du Cercle des économistes arabes, Samir Aita est polytechnicien et ingénieur des Ponts et Chaussées, diplômé de l’EHESS, de l’INSTN et de HEC Management. Il est entre autres fondateur d’une société de conseil en économie et technologies de l’information et du « Monde diplomatique éditions arabes » en 2005.

Ancienne ministre du Logement et de l’Égalité des territoires, depuis juin 2018, Cécile Duflot est directrice générale d’Oxfam France, une organisation de développement, membre de la confédération internationale Oxfam, qui mobilise le pouvoir citoyen contre la pauvreté.

STEP H A N K L A S E N

GAËL GIRAUD

C É L I N E G U I VA R C H

Professeur d’économie du développement à l’université de Göttingen, Stephan Klasen travaille sur la mesure, les causes et les implications politiques de la pauvreté et des inégalités dans les pays en développement. Il conseille entre autres la Banque mondiale, le PNUD, l’OCDE et la Banque africaine de développement.

Économiste spécialisé dans la théorie de l'équilibre général, la théorie des jeux, la finance et les questions énergétiques, Gaël Giraud est chef économiste de l’AFD. Il est membre du Comité scientifique du labex consacré à la réglementation financière et préside la chaire Énergie et Prospérité lancée par l’École polytechnique, l’université ParisSorbonne et l’institut Louis Bachelier.

Économiste au CIRED, Céline Guivarch est une des auteur·e·s du 6e rapport du GIEC. Elle s’intéresse en particulier aux implications économiques du changement climatique, aux liens entre énergie et développement, à la transition vers des économies sobres en carbone, à l’évaluation des politiques de réduction des émissions de GES et aux négociations climat.


MURRAY L E IB B R A N D T

NORA LUSTIG

NADINE POUPART

Professeur à l’École d’économie de l’université du Cap et directeur de la Southern Africa Labour Development and Research Unit (SALDRU), Murray Leibbrandt est titulaire de la chaire Pauvreté et Inégalités de la fondation nationale de recherche d’Afrique du Sud. Il étudie les marchés du travail, les tendances des inégalités et la pauvreté, et a participé aux études pour la mise en place du salaire minimum en Afrique du Sud.

Directrice du Commitment to Equity Institute (CEQ) à l’université de Tulane, Nora Lustig est titulaire de la chaire Samuel Z. Stone en économie de l’Amérique latine et membre non résidente du Center for Global Development and Inter-American Dialogue. Ses recherches portent sur l’impact de l’imposition et des dépenses sociales sur les inégalités et la pauvreté dans les pays à revenus faibles et intermédiaires.

Diplômée en économie du développement, Nadine Poupart est référente en protection sociale de la division Santé et Protection sociale de l’AFD. Auparavant coordinatrice pour le développement humain et économiste senior à la Banque mondiale, elle a conduit des dialogues de politiques publiques, géré des programmes d’assistance technique et des études dans divers domaines du développement.

RACHA R A MA D A N

GABRIELA RAMOS

G I L L E S YA B I

Maître de conférences à la faculté d’économie et de sciences politiques à l’université du Caire, Racha Ramadan a été consultante en économie pour le PNUD, la Banque mondiale, la UN-ESCWA, la FAO, l’IFAD et l’UNESCO. Ses recherches portent sur la microéconométrie appliquée à la pauvreté, à la sécurité alimentaire, au genre et au développement humain en Égypte et dans d'autres pays en développement.

Directrice de cabinet du secrétaire général de l’OCDE et sherpa de l’OCDE au G20, Gabriela Ramos est responsable des contributions de l’OCDE à l’agenda mondial, notamment dans le cadre du G20 et du G7. Elle dirige également les initiatives relatives à la croissance inclusive et aux nouvelles approches face aux défis économiques et supervise les travaux sur l’éducation, l’emploi et les affaires sociales.

Économiste et analyste politique béninois, Gilles Yabi est spécialiste dans l’analyse des conflits, de la sécurité et de la gouvernance politique en Afrique de l’Ouest. Auparavant journaliste à Jeune Afrique, en 2014, il a fondé Wathi, un think tank citoyen, participatif et multidisciplinaire sur les dynamiques ouest-africaines.


Une plateforme animée par l’Agence française de développement

iD4D, c’est quoi ? Une plateforme de débat sur le développement La plateforme iD4D poursuit un objectif : promouvoir un débat d’idées ouvert sur le développement. iD4D s’adresse à tous ceux qui, au Sud comme au Nord, s’intéressent aux enjeux de développement : bailleurs, ONG, ministères, collectivités, chercheurs, acteurs privés, étudiants, citoyens.

Rejoignez la communauté iD4D

iD4D.fr

@iD4D


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.