Courrier aux participants Le refus. Le prochain numéro de Jade aura pour thème le refus. Celui auquel l'auteur se heurte quand son projet de livre ne trouve pas preneur. Sans chercher en amont à donner des exemples des innombrables façons dont celui-ci se pare, on ne pourra pas dire qu'il n'est qu'objectif. Selon le climat du moment dans la bande dessinée, les genres en vogues, les attentes très variées et parfois antagonistes des éditeurs, la façon dont ils s'occupent de leur catalogue, de leur petit déjeuner qui passe bien ou pas, de l'humeur du moment, de la proposition en phase ou pas du tout avec le-dit catalogue etc, ce retour négatif (voire son absence), sur le projet dont l'auteur espère tant, est à la fois attendu et craint. Nous aimerions, pour Jade, que vous nous fassiez une sorte de "retour d'expérience" de ce moment, des conditions de ce moment, de ce qu'il vous inspire dans le souci d'une grande transparence ancré dans sa réalité. Il nous paraît important pour ce sujet de rester dans l'expérience vécue et d'oublier la fiction et le fantasme sans craindre que les expériences de chacun se ressemblent (l'accumulation d'expériences similaires participant aussi à l'éclaircissement du sujet).
Bien sûr, cette expérience peut être abordée en mettant l'accent sur un détail, un sentiment, un moment particulier. Vous pouvez bien sûr anonymiser la chose, il ne s'agit pas de pointer du doigt telle ou telle personne ou maison d'édition mais plutôt de révéler aux lecteurs les conditions de ce moment du travail. Ce Jade devrait paraître à la rentrée mais période de vacances des imprimeurs oblige, il nous faut absolument l'achever pour juin et donc y réfléchir et nous proposer vos idées et pages entre avril et fin mai. Le numéro comportera 80 pages. à bientôt James, la tête x et 6P 6 pieds sous terre
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ul moment n’est plus partagé, dans la relation auteur/éditeur que l’instant de la publication d’un livre (Cf. Jade 320U sur le premier livre), mais pour en arriver là, en général, l’auteur a commencé par collectionner -un peu ou beaucoup- les refus et s’il y a bien une chose désagréable, c’est cette chose là. Ce dernier propose un projet de livre car il y croit. Chaque refus remet donc en question cette croyance, fait renaitre le doute, sur le livre comme sur ses propres capacités à le faire. Au fil des pages de ce Jade 239U, quelques auteurs ayant franchi ce cap -provisoirement-, nous font part de ce moment, ces circonstances, de ce défouissement de l’œuvre par un tiers (l’éditeur) qui interroge de nouveau l’accompli. Pour cette introduction, il nous a paru sensé de donner, en contraste, le point de vue de l’éditeur. Car lui non plus ne le vit pas comme le meilleur moment de son travail. Et après tout, comme je suis l’un de ceuxlà, autant qu’à mon tour je vide mon sac sur le sujet.
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bservant un coin de mon bureau au moment où j’écris ces lignes, je peux compter une dizaine de projets, envoyés par la poste (les plus encombrants, physiquement comme mentalement). Certains sont là depuis plus d’un mois. La question de ne pas les publier est déjà tranchée depuis longtemps, car ce n’est souvent pas le plus long à savoir, si c’est pour nous ou totalement à côté, plutôt réussi ou franchement pas encore ou pas du tout. Non, le souci principal, c’est de répondre. De dire non, et avec quelles raisons. De ne pas faire confondre “non” et “laissez tomber la bande dessinée, c’est pas pour vous” ou au contraire d’arriver à le dire parfois, mais sans désespérer l’envoyeur. Du coup ça s’entasse et quand je passe devant, je déprime. Quoi que je dise ou fasse, ce ne sera, du point du vue du futur destinataire, pas le bon choix.
Une lettre type ? - “Vous pourriez quand même argumenter, les lettres types c’est humiliant !”. Expliciter des raisons qui paraissent évidentes ? (dessin totalement amateur, histoire 1000 fois lue, récit prévisible et pas passionnant, application écolière, forme à l’opposé de l’esprit éditorial de la maison, découverte de photoshop, ah bon vous n’éditez que des bd ?) - “Vous n’y connaissez rien, vous n’êtes pas auteur, vous !”... Eh non, je ne suis pas auteur. Je l’ai été. On démarre rarement éditeur à 15 ans, on entre machinalement par la porte réservée aux auteurs (ou collectionneur, mais ça sera l’occasion d’un autre Jade, plus jouissif). Mais j’ai fini par refuser tous mes propres projets : trop amateur, déjà lu 10 fois, pas passionnant, etc... c’était peut-être un indice. Tranchons le cou tout de suite au fameux lieu commun - “vous êtes un auteur frustré”. Pas vraiment. Je connais la difficulté des choses qui au bout du compte ne vous convainquent pas vous-même, et il faudrait le goût de la souffrance pour les continuer. Je suis bien plus heureux depuis que j’ai arrêté. Si je cherchais à me venger de cet état, c’est avec délice que je refuserais, en masse, les envois reçus, accom-
pagnés de commentaires assassins. Car le flux est intarissable. Les motivations, tellement variées. - “Je voudrais votre avis ?” - Mais je n’ai pas d’avis, je ne suis pas délégué à l’œuvre publiable en librairies. - “Je suis prêt à suivre votre contrat” - Je ne suis pas non plus guide vers les bonnes recettes du succès. - “Ce sont des réflexions philosophiques sur le monde qui m’entoure” - Vous êtes vraiment sûr que vous avez besoin d’un éditeur pour ça ? Heureusement, aujourd’hui, les projets arrivent surtout par mail, c’est moins envahissant. Dans une toute petite maison comme la nôtre c’est quand même au moins un par jour. Pour une quinzaine de livre édités par an... faites le compte. Pourquoi dois-je passer mon temps à dire non ? Je n’ai pas choisi ce travail pour dire non à des inconnus, ou pire, à des amis. Ou parfois 3 ou 4 fois de suite à la même personne et parfois même pour le même projet représenté tous les 1 ou 2 ans (des fois que le personnel tournerait, on sait jamais). Ai-je sollicité l’envoi de projets ? Jamais de la vie. La plupart des projets qui deviennent des livres, je vais les chercher moi-même auprès des auteurs. Si éventuellement un ou deux projets non-sollicités reçus sont édités par an, c’est une très bonne année. Soit 363 “non” répétés annuellement. Je suis le porteur de mauvaises nouvelles. Et souvent je les porte à de bonnes connaissances, à des auteurs que j’ai déjà publiés, alors étonnés de ce refus, blessés et déçus sans chercher à le montrer, et nous enterrons, ensemble et tant bien que mal, dans notre relation amicale et professionnelle, ce projet perturbateur puant notre échec mutuel. Parfois ça casse des choses. Je partage ainsi avec l’auteur ce désagréable moment, certes moins dur à encaisser de mon côté, je n’ai pas travaillé 6 à 10 mois sur un projet. Mais je le fréquente bien plus, par petites sessions, un dimanche par mois, à briser des illusions, à chercher du positif mais pas trop non plus... que ça ne soit pas pris comme une incitation à nous renvoyer plein d’autres projets. Me permettant, parfois, des mails/lettres-types à des projets envoyés en aveugle, à tous les éditeurs de la place. N’ayant rien à dire en quelques phrases. Recevant parfois un merci déçu et poli, parfois un mail d’incompréhension injurieux, et parfois une promesse d’un futur envoi. Souvent rien.
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éanmoins la question reste entière. Doit-on enterrer ces sollicitations par une simple lettre-type, répondant ainsi administrativement à des travaux personnels et intenses ? Doit-on au contraire entrer dans les détails au risque de blesser inutilement une personne pour un projet auquel on n’a finalement juste pas vraiment accroché ou saisi les intentions ? L’envie est forte de tout simplement ne plus répondre du tout aux projets non-sollicités. La lettre-type de refus est une forme de non-réponse. L’absence de réponse est aussi une forme de lettre-type de refus. La rencontre d’auteurs -armés de leur projet-, en festival, a le mérite de susciter moins d’incompréhension, grâce au dialogue qui peut s’instaurer. Les choses sont ainsi plus claires. Mais c’est là aussi une suite quasi ininterrompue de refus, un speed-dating de l’échec, un x-factor anonyme. Me voilà propulsé patron, le temps d’un week-end, triant des candidats à l’embauche, comme pour une émission de télé-réalité, sans public ni applaudissements. Aujourd’hui, les écoles de la filière édition se multiplient, celles d’auteurs de bande dessinée aussi. La volonté de reconnaissance du médium en tant que “forme d’art au même titre qu’un autre” pousse la société à le rationaliser, le soumettre à l’apprentissage, le convertir en “marché du travail”. Je vois défiler, chaque jour un peu plus incrédule, des travailleurs de l’art de plus en plus chômeurs, de plus en plus mercenaires, de plus en plus recyclables. Je n’ai donc pas encore fini de dire non. 6P
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À travers ses multiples travaux, Morvandiau évolue hors de la bande dessinée autant qu'en ses épicentres et en ses marges, passant de l'actualité brulante au recul distancié. Dans ce témoignage, il navigue entre les pratiques comme autant d'occasions de penser en faisant. On y devine l'horizon d'un cohérence : celle d'un enthousiaste réfléchi en quête de lui-même avec les autres. Comment as-tu commencé la bande dessinée ? Mon frère, qui a cinq ans de plus que moi, est lui même auteur de bande dessinée, sous le nom de Tanitoc. Le voyant dessiner, j’ai moi-même continué à l’âge où la plupart des gens s’arrêtent. Je prenais des cours en continuant ma scolarité. Après mon bac, je suis parti aux arts-déco à Strasbourg, où je ne suis resté que quelques mois car ce n’était pas du tout ce à quoi je m’attendais. En 1993, simultanément à mon départ de l’école, j’ai commencé un fanzine avec des copains. Ensuite, j’ai fait des petits boulots et mon service comme objecteur de conscience dans une association d’animation sociale. Je proposais des arts plastiques aux gamins à partir d’une démarche un peu expérimentale basée sur la pédagogie Freinet, qui mise sur la responsabilisation : les parlements d’enfants ou les journaux écrits par les gamins, toutes ces expériences maintenant assez intégrées par les pédagogues, découlent en partie de ce type de pédagogie, basée sur le travail coopératif et le tâtonnement expérimental. J’avais un certain nombre de rendez-vous hebdomadaires mais je gérais mon emploi du temps comme je voulais, ce qui me laissait le temps de faire du fanzine. Alors que mon frère était étudiant à Angoulême, je suis allé au festival, puis à celui de Saint-Malo et à d’autres. J’y ai découvert que plein de gens faisaient du fanzine et ces rencontres m’ont donné envie de persévérer. Au fur et à mesure, j’ai commencé à développer un réseau au niveau des éditeurs qui ont vu le jour dans les années 1990, les requins marteaux, 6 pieds sous terre... Comme je ne gagnais pas beaucoup d’argent comme objecteur, j’ai commencé à démarcher la presse dont je suis un gros lecteur. Je suis allé voir les Inrocks, un peu
comme ça, au culot, et ça a marché. Je faisais un strip par semaine dans le courrier des lecteurs. J’étais objecteur, je bossais aux Inrocks, tout en faisant du fanzine. Je ne me suis jamais dit que la bande dessinée serait mon métier. D’ailleurs ce n’est toujours pas le cas si on parle strictement en terme de revenu. C’est avec le dessin de presse que je gagne ma vie, mais ça a pris du temps ! J’ai démarché tout ce qu’on peut démarcher, notamment le secteur jeunesse où il y a beaucoup d’images. Mais j’y ai bossé peu parce qu’ils étaient un peu effrayés par mon humour et mon univers un peu grinçants, des blagues sur la famille, le sexe et la mort, ça ne le faisait pas trop chez Bayard ! Pour un éditeur de presse traditionnel, la prise de risque est toujours celle de la création : un directeur artistique doit être capable de se projeter en regardant un book et, pour cela, de faire preuve d’imagination et de confiance envers les auteurs. Malheureusement, au final, le directeur artistique n’est pas souvent celui qui pèse le plus sur les décisions éditoriales. L’aventure du journal Capsule Cosmique (ma seule collaboration suivie dans un magazine jeunesse) -dirigé avec exigence par des auteurs mais coulé par des actionnaires et ce, malgré un nombre conséquent de lecteurs- est à ce titre assez éloquente et emblématique(1). À côté des boulots ponctuels, il me fallait donc trouver des plans réguliers. Ce fut le cas chez les Inrocks et dans Rock’ n Folk qui était mensuel. Après un an de collaboration aux Inrocks, j’ai fini par me faire lourder : il y avait simplement quelqu’un d’autre à ma place. Pareil chez Rock’n Folk, pour qui j’ai bossé pendant plusieurs années. Un jour, je leur avais envoyé mon dessin pour l’édito de Philippe Manœuvre et je me suis aperçu qu’il n’était pas publié. Le texte commençait par : “Terminé l’édito coincé entre la pub et le petit dessin”. Comme je l’ai raconté dans un précédent Jade (2), j’ai connu à plusieurs reprises des expériences de collaboration assez désastreuses. Cependant, dans
(1) Voir le dossier “Capsule tragique” dans l’éprouvette n°2 - (2) “Lettre à maman”, Jade n°21, février 2007
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tous les cas jusqu’à aujourd’hui, il ne s’agissait pas d’un problème de censure ou d’incompatibilité mais plutôt d’une idée intégrée et courante dans la presse comme quoi les pigistes (même collaborant régulièrement depuis plusieurs années) ne sont simplement pas concernés par le droit du travail (ce qui est faux, bien entendu). Certains patrons de presse vous virent donc du jour au lendemain sans avoir même le sentiment de commettre une quelconque infraction, simplement parce qu’ils ont envie de changer un peu de dessinateur ! Lors du dernier festival d’Angoulême, Philippe Manœuvre est d’ailleurs venu me voir la bouche en cœur : “Ah Morvandiau, vous vous souvenez, on a travaillé ensemble dans Rock’n’Folk ? Ça vous dirait de nous reproposer des strips un peu rock ?”. Il semblait tellement sincère que je suis resté sans voix... J’aime beaucoup le dessin de presse et l’actualité, c’est stimulant mais, quantitativement, ça demeure une petite partie de mon activité, celle qui me rapporte des sous : c’est plus rentable que la bande dessinée. Entre la presse, la bande dessinée, la création, la formation ou l’organisation des Rencontres Périscopages à Rennes (3), j’ai toujours eu beaucoup d’activités de front avec lesquelles je cherche l’équilibre entre satisfaction artistique et revenu. Pour garder cet équilibre, je dois retourner régulièrement démarcher sur Paris. Même si Internet a simplifié beaucoup de choses, la relation à distance n’est pas suffisante. J’habite sur Rennes donc il faut que j’entretienne ce réseau, que j’aille montrer ma tronche de temps en temps, que je reste attentif aux nouveaux titres qui sortent... Pour Marianne, j’illustre depuis presque dix ans le courrier de lecteurs tous les 15 jours, en alternance avec un autre dessinateur. Quand je vais à Paris, j’essaye d’aller travailler à la rédaction. En tant que pigiste, je ne suis pas considéré comme faisant partie de la rédaction, c’est un statut paradoxal qui mêle une certaine liberté avec une forme de précarité. Une fois,
(3) www.periscopages.org
Jean-François Kahn -qui dirigeait encore Marianneentre dans le bureau du directeur artistique : je me présente car je ne l’avais jamais rencontré. Cela faisait 4 ans que je bossais dans le canard et il ne voyait pas qui j’étais ! C’est très différent du boulot que je peux faire dans le milieu alternatif de la bande dessinée, où je connais les gens. C’est aussi pour ça que je bosse avec eux. Avec le recul des années, je constate que les seuls journaux dont je peux défendre l’intégralité de la ligne éditoriale, ce sont des projets de création -c’est-à-dire aussi, généralement, ceux où il n’y a pas de pognon : Jade, Ferraille, l’œil électrique, Le Tigre... À ce titre, combinant l’ambition artistique des éditions Homecooking et les moyens intellectuels et financiers du Monde Diplomatique, l’expérience du hors-série le Monde Diplomatique en bande dessinée paru en 2010 m’apparaît plutôt enthousiasmante. Tu me racontais tes démêlés avec la presse, certains de tes projets ont déjà été refusés par des éditeurs de bande dessinée ? Oui, bien sûr, j’ai déjà essuyé des refus d’éditeurs. Par choix, je travaille très majoritairement avec des éditeurs alternatifs mais il m’est arrivé de démarcher des éditeurs commerciaux en espérant glaner un peu plus d’argent. Les formes de refus que j’ai pu expérimenter sont assez comparables à n’importe quel domaine professionnel : pas de réponse, une lettre type (“ne correspond pas à notre ligne éditoriale”) ou, une fois, on m’a opposé l’argument de ma moindre notoriété (pour un projet de recueil de strips) -ce que je peux tout à fait entendre de la part d’un éditeur commercial. Côté alternatifs, mon rapport d’auteur à un éditeur étant lui-même auteur me paraît beaucoup plus sain, direct et constructif, même en cas de refus, ce qui m’est arrivé aussi quelques fois. Comment travailles-tu concrètement ? J’ai donc beaucoup d’activités, toutes liées au dessin mais qui sont multiples et variées. Ce qui rythme mon emploi du temps, c’est les boulots payés réguliers. Je fais attention à être toujours carré. Pour Marianne, ça revient tous les 15 jours : je me bloque 2 jours pour ça car ils peuvent me refuser des trucs que je dois refaire. Pour Bakchich, c’était un peu plus disséminé, ça me prenait une journée ou deux. Mais pour prendre des vacances par exemple, c’est très compliqué : à Marianne, on s’arrange avec l’autre dessinateur avec qui
j’alterne, l’été par exemple, l’un fait un mois et le second autres, qui sont plutôt des livres humoristiques. Sur les 4 fait l’autre mois. En 2001, j’ai été salarié de l’œil électrique ans et demi passés sur D’Algérie, la réalisation effective magazine. À ce moment là, j’ai initié la première édition du dessin représente peut-être 4 mois et demi. Là aussi je de Périscopages... Depuis une grosse part de mon activité dormais 4 heures par nuits. Toute la période avant, j’ai est consacrée à cette manifestation, dont je suis fait des entretiens avec ma famille et un gros travail de aujourd’hui président. Jusqu’à il y a peu je gérais tous les documentation. Tout ça en parallèle avec un travail de dossiers, les relations politiques, médias, etc. ça me maturation sur la tonalité que je souhaitais lui donner. Ce prend beaucoup de temps. C’est parfois une manière travail de documentation n’était pas habituel par rapport assez bordélique de bosser, je ne me bloque pas un jour à mes travaux précédents de bande dessinée mais je particulier dans la semaine, on y travaille toute l’année l’avais déjà fait beaucoup au sein de l’œil électrique, où je mais au moment des rencontres, aux mois de mai, juin et faisais du dessin mais aussi des articles et des interviews pendant la préparation, c’est un gros rush. Par ailleurs, il qui sortaient du champ de la bande dessinée. Le journay a mon activité d’auteur de bande dessinée, qui se case lisme est un bon alibi pour rencontrer pleins de gens un peu par rapport à ça. Dans ce cadre, j’ai besoin de différents. Potasser, préparer son sujet, je savais le faire deadlines, que l’éditeur me donne une date sinon je n’y mais je ne l’avais jamais appliqué en bande dessinée. arrive pas. Ce qui veut dire que quand je fais un bouquin, Quand j’ai fait les Mémoires d’un commercial, il n’y avait ce qui n’arrive pas si souvent que ça, je bosse vraiment aucun boulot de ce genre : j’ai noté des idées mais je ne comme un âne en ayant des nuits assez courtes pendant suis pas allé me renseigner sur l’histoire du VRP, c’est un, deux ou trois mois. Pour des raisons d’organisation purement un travail d’imagination. Sur D’Algérie, il y a familiale, je travaille chez moi autant pour la bande de l’histoire, des sciences humaines, le prisme était large. dessinée que la presse et en partie aussi pour PériscoMon intérêt pour ces disciplines avait grandi dans pages. Il y a des réunions à l’extérieur, je l’association où j’étais objecteur de bosse parfois au bureau mais je conscience qui, en tant qu’associa“Pour la bande dessinée, travaille souvent seul, en étant juste tion de pédagogie, avait évidemment en lien internet ou téléphone, ce j’ai complètement évacué les une réflexion politique. Les gens qui me permet de jongler avec enjeux de pognon, ce qui me qui l’ont créée avaient un certain plusieurs activités de front. Pour permet de travailler vraiment bagage dans ce domaine et avaient Périscopages, même si j’ai longtemps essayé des choses dans les années avec qui j’ai envie ” bossé seul sur les dossiers, c’est d’abord 1970 dont ils avaient aussi pu voir les un projet collectif. On a beaucoup de limites. Politiquement, on était sur la réunions en équipe, c’est aussi quelque chose que même longueur d’onde. Tout ça allait dans la même j’apprécie pour avoir un minimum de vie sociale. Pour la logique, celle des démarches alternatives. De la même bande dessinée, j’ai complètement évacué les enjeux de façon à Périscopages, on réfléchit au système dans lequel pognon, ce qui me permet de travailler vraiment avec qui on travaille, la chaîne dans laquelle on s’inscrit, comment j’ai envie. C’est une liberté chèrement acquise. Je choisis ça fonctionne. De ce point de vue, l’expérience d’un l’éditeur avec qui je veux bosser et le contenu des projets. journal en kiosque comme l’œil électrique fut très enriÇa m’arrive aussi de participer à des collectifs comme chissante : apprendre à faire un journal, c’est apprendre Rock Strips pour Flammarion. Ça m’intéressait et c’était à écrire, apprendre à faire la maquette, comprendre payé donc quand un plan comme ça arrive, je le prends si comment est diffusée la presse en France. Il a fallu aller c’est jouable en terme de planning. Pour les livres c’est rencontrer les NMPP(4), essayer de trouver des financements. Trouver des financements pour une association vraiment différent, si j’ai personnellement besoin de me loi 1901, c’est comprendre les subventions publiques, mettre une limite, je n’ai pas de pression de l’éditeur. comment fonctionne une collectivité locale, comment ça Pour D’Algérie, nous sommes allés avec l’éditrice voir les s’articule avec le Ministère de la Culture, etc. gens du comptoir des indépendants, son diffuseur, pour leur présenter le livre. J’étais en train de le faire. Il est Tu signes toujours Morvandiau même pour sorti en novembre 2007, cette réunion c’était en juin ou les chroniques ou entretiens ? juillet. À ce moment là, je ne savais pas combien de pages Oui. Ça vient du fanzine que je faisais, c’est un des il allait faire, ni quand j’allais finir, le titre que je leur ai pseudos que j’avais, dont j’ai oublié la raison de départ. Je donné a changé entre temps... Ça, je pense que je n’aurais ne change pas de pseudo selon le type de travail car je pas pu le faire avec un éditeur industriel. n’en ressens pas le besoin. Je trouve intéressant Ce bouquin était un peu particulier par rapport aux (4) Nouvelles Messageries de la Presse Parisienne, dorénavant intitulées Presstalis
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d’assumer toutes tes facettes. Changer de pseudo, ça m’est arrivé par jeu deux ou trois fois.
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comme des salariés. Je soutiens cette position assez radicale mais je n’attends non plus pas que tout le monde la partage. Ça ne me dérange pas qu’un mec aille faire des Comment tu te situes en tant qu’auteur ? bandes dessinées chez Delcourt ; la logique industrielle, J’ai un statut un peu particulier car j’ai fait le choix de ne avec tout ce qu’elle induit de formatage de catalogue et de pas gagner ma vie avec ça. Cela donne bien sûr une présupposés sur le lectorat, n’est simplement pas ma grande liberté vis-à-vis des éditeurs, des festivals, des came. Pour Périscopages c’est pareil. Avec l’équipe, on médias et du marché en général. Beaucoup d’auteurs essaye de réfléchir différemment et d’installer un rapport hallucinent quand je leur dit que chez certains éditeurs je différent avec le grand public, que ce ne soit pas juste n’ai jamais eu de contrat écrit, mais moi ça me va, dans la l’achat de livres. Il y a des trucs qu’on ne lâchera jamais, mesure où les choses sont dites et assumées dès le départ par exemple le fait que ce soit une manifestation des deux côtés. Tout dépend de chaque gratuite. Les autres membres de l’équipe situation mais il est évident qu’un sont des professionnels du livre : un auteur dépendant des revenus de la “Un éditeur indépendant libraire, une bibliothécaire, une graest un éditeur dont tout bande dessinée ne peut pas raisonner phiste, un éditeur. Le sous titre de comme ça. Ça ne m’empêche pas par le catalogue est basé sur Périscopages, c’est : rencontres de la ailleurs, au contraire, de garder un œil des critères de création.” bande dessinée d’auteur et de l’édition sur les questions de fonctionnement indépendante. Tout en ayant un point de relatives à la chaîne du livre ou, par exemple, vue assez radical par rapport au milieu, le point sur les problèmes soulevés par le syndicat des auteurs de vue n’est pas manichéen. La part industrielle condiautour de la bande dessinée numérique. tionne évidemment la manière dont travaille et avance un auteur mais certains, qui bossent chez des éditeurs Dans Périscopages, tu as une position particuindustriels commerciaux, sont aussi très intéressants. Si lière : celle d’un auteur qui tente d’approfondir je trouve globalement que ce qui sort chez les éditeurs une réflexion et d’en construire des outils. commerciaux est très formaté, cela ne veut pas dire que C’est une question classique dans l’art, qui se pose plus tout ce qui sort chez les alternatifs est intéressant, ce n’est crûment dans les domaines où il y a une industrie comme pas un critère. À Périscopages, on invite d’abord des le cinéma ou la bande dessinée. Si le moteur de la artistes qui développent des univers singuliers. création devient, de fait, une rémunération, cela n’est pas sans poser quelques problèmes. Je crois que c’est Menu Il y a un aspect militant dans cette manière qui disait dans L’éprouvette qu’il fallait arrêter de réfléchir de fonctionner. Militant, ça dépend ce qu’on entend par là : on n’a pas de message particulier à délivrer, pas de programme. Après oui, il y a un vrai engagement, au même titre qu’on peut parler d’un engagement artistique. Est-ce qu’un artiste est engagé dans son travail et qu’est-ce que ça veut dire ? C’est ce qui fait la différence dans la production qui existe, certains livres sont juste des produits et la nécessité de faire ce bouquin n’existe pas pour son auteur. C’est un critère essentiel mais qui n’est pas non plus garant de la qualité du livre : tu peux faire des trucs par nécessité pour toi sans que ce soit formidable. On a tous écrit des poèmes par nécessité quand on était ado, ce n’est pas pour ça qu’on est devenu Rimbaud. Un autre critère important est la manière dont le livre vient se situer dans l’histoire de la bande dessinée, quels éléments nouveaux et singuliers il apporte. Il faut donc connaître un minimum cette histoire pour savoir où se situer sinon, tu peux avoir l’impression d’avoir une super idée et puis tu t’aperçois qu’au début du XXe siècle, un mec l’avait déjà eue et l’avait déjà exploitée dix fois mieux. Moi c’est l’aspect singulier des choses qui m’intéresse, le ton, la tonalité. C’est une grosse lapalis-
sade de dire ça mais l’important c’est le lien entre l’aspect singulier et universel des questions abordées, la façon dont elles sont abordées et comment les deux fonctionnent ensemble : la forme et le fond. Comment tu situes la bande dessinée par rapport à d’autres modes de création ? C’est un domaine très stimulant. Potentiellement, il est encore à explorer autant d’une manière théorique que du point de vue de la création. La comparaison avec le cinéma est frappante. Là, un vrai corpus critique existe : il suffit d’aller en kiosque pour trouver des revues critiques un peu étoffées. On en pense ce qu’on veut mais cela existe. Sur la bande dessinée, en kiosque, il n’y a rien à part quelques trucs en librairie mais souvent très pointus et diffusés de manière confidentielle. C’est sans doute lié au milieu de la bande dessinée qui est un peu sclérosé. Les auteurs, les professionnels n’ont pas forcément aidé à ce que ça se développe. Sous couvert d’humour, reste ce complexe : “ce n’est que de la bande dessinée...”. Non ! C’est un vrai travail de création, pourquoi pas une réflexion sérieuse ? Le milieu est assez réac sur certains aspects, les thèmes qu’il aborde par exemple. Si on observe le clivage qu’il peut y avoir entre le milieu dit alternatif et le milieu non-alternatif (même si c’est assez poreux), les clichés sont véhiculés de part et d’autre. Je connais des gens dans les deux et des gens entre les deux. Certains publient pour vivre de la bande dessinée. Chez eux, ce qui revient le plus souvent c’est le côté élitiste, intello, hautain ou arrogant des alternatifs, et pour les autres, ces mecs sont des gros vendus au capitalisme. Il y a un ou deux ans, j’étais invité par les gens de Quai des bulles, un festival au départ crée par des auteurs et qui a la volonté d’être exhaustif et grand public. C’est le deuxième plus gros festival après Angoulême, en dessous en terme de fréquentation mais une grosse machine : des gens sous des chapiteaux en dédicace avec des expos etc. Les travaux présentés ne manquent pas forcément d’intérêt mais le dispositif reste très traditionnel. Ils m’ont proposé de venir en observation à une journée de réunion pour l’organisation de leur festival. Au cours de cette réunion, on fait un tour de table et je me présente, je dis que je suis de Périscopages, que je fais de la bande dessinée. Alors que je n’avais rien dit d’autre, un des auteurs présents monte au créneau : “La bande dessinée indépendante, j’aimerais bien qu’on m’explique ce que c’est !”. Il se sentait attaqué ! Je trouvais ça assez emblématique de la vision qu’il pouvait avoir et en même temps du fait que ça devait le questionner ou le déranger. Alors qu’aujourd’hui toutes les voies ouvertes ou développées par les alternatifs ont été récupérées d’une façon ou d’une autre. C’est un phénomène classique.
Que penses-tu de ces catégories : alternatif, indépendant... Je trouve que ça a du sens. Selon moi, un éditeur indépendant est un éditeur dont tout le catalogue est basé sur des critères de création. Il ne fait pas un coup de temps en temps pour dire : “vous voyez j’aime la bande dessinée, je m’intéresse à la création”, tout en sortant des séries de merde à longueur d’année. C’est sur la globalité du catalogue que tu peux juger. Certains éditeurs se disent alternatifs mais aimeraient devenir plus gros s’ils en avaient les moyens. Ils ne sont pas clairs, il existe aussi une forme d’opportunisme dans ce sens là. Est-ce que tu fais les choses pour faire du fric ou est-ce que tu fais une chose parce que ça te semble important de la faire en termes de création ? C’est pourquoi je parle d’une globalité de catalogue, c’est avoir une certaine éthique par rapport à ton boulot. Si tu fais du business, autant l’assumer. Quand c’est assumé au moins, les choses sont claires et les gens se situent. Est-ce que tu es engagé ? J’espère. À titre collectif avec Périscopages comme à titre personnel, je ne me sens pas militant mais je suis engagé dans mon travail. C’est peut-être une erreur de ma part mais le militantisme est un mot qui a fluctué selon les périodes, connoté positivement ou négativement. C’est peut-être une question de génération, de culture politique. En ce qui me concerne, le militantisme me semble plus lié à un message ou un programme, pas forcément le programme d’un parti politique mais des choses à appliquer. La nuance c’est que j’ai des positions personnelles et en même temps, je ne milite pas pour que les autres les adoptent. Pour te donner un exemple précis, je boycotte certains éditeurs, je n’achète pas leurs bouquins mais je ne vais pas faire signer des pétitions pour que les gens les boycottent aussi. L’engagement peut être collectif : à Périscopages, je pense que c’est le cas. Tel que je le perçois, le militantisme, a un côté un peu définitif, aussi bien en tant qu’individu, qu’en tant que structure, tandis que l’engagement est une réflexion en mouvement permanent. Ce qui ne veut pas dire être opportuniste : penser un truc un jour et penser le contraire le lendemain. C’est le penser d’une manière vivante. En ce qui me concerne, c’est en partie un héritage de l’association dont je t’ai parlé. Moi je viens d’un milieu bourgeois, comment bosser alors avec des gamins d’un milieu pauvre, en assumant ce que tu es sans être démago ? Ça ne peut pas être figé, car la vie n’est pas figée. Le parallèle entre ce que je faisais et ce que je fais aujourd’hui est en termes de disposition d’esprit, de manière de fonctionner, c’est prendre garde à ne pas être figé. Entretien réalisé en 2010/2011 par Tobhias Wills
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Le travail refusĂŠ du numĂŠro
Grace à son exceptionnel retard et à un embrouillamini de la rédaction sur le bon compte des pages reçues et acceptées, l'histoire en 6 pages de Fifi a été refusée avant même d'être reçu. Vous pouvez ainsi lire dans ce numéro de Jade, in vivo, un travail refusé (pour raisons techniques).
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n a toujours vingt ans” aiment a seriner évènement a eu lieu il y a 3 ans ou il y a 20 ans, ce qui les vieux tromblons dans l’indifférence dans la foulée permettra d’embarquer le lecteur dans polie de leurs jeunes interlocuteurs. un panorama du milieu de la bande dessinée à Y croient-ils encore assez différentes époques selon l’âge des pour se sentir obligés de le auteurs y participant. dire à voix haute ? Cette Mais qu’en est-il de Jade et de ses question travaille aussi propres vingt ans ? De la période Jade qui, l’air de rien fête fanzine diffusé régionalement de 1991 à les siens en ce moment 1994, puis du grand bouleversement de même et nous profitons de la diffusion nationale de 1995 à 2003, cette occasion, qui n’arrive de la brève et singulière période pas souvent, pour demander webzine -à l’heure des modems 56Kà quelques auteurs ayant au et finalement de cette dernière version moins tous passé la barre, uniquement orientée de revenir sur leur propres sur la bande vingt ans, d’y jeter un œil, dessinée et réfugiée en d’en rapporter quelque librairies. Les chose. Loin d’être une protagonistes entité à part, l’auteur de d’origine bande dessinée a aussi eu l’ont pensé vingt ans, son florilège Jade première version, 10 numéros de décembre 1991 à janvier 1995 aux alentours d’opinions, de croyances, de cet âge, sans plan d’étouffantes certitudes, l’envie mordante d’en de développement ou découdre ou de s’y brûler et a eu depuis le temps d’en d’ambition autre -mais revenir, plus d’une fois, pour infirmer ou confirmer ; déjà énorme- de s’y mais la particularité de l’auteur en herbe à cet égard est qu’il y a pleinement lié son art, son regard sur les choses et sur le domaine artistique qui le travaille, la suprême bonne foi de ses goûts, même s’il peut être enclin à les faire discrètement disparaître sous la moquette “plus tard” -ou à s’y raccrocher désespérement. La saveur ne sera pas la même si ce non
Jade version web, de 1998 à 2004
longue ne nous fait nullement renier notre appartenance à l'univers du fanzinat, basée sur la tentation de pouvoir exister autrement, sans avoir à chercher une formule économiquement rentable, et d’approfondir ainsi sans pression une cartographie du domaine bande dessinée à travers les regards de certains de ses protagonistes. Face au profond nihilisme consumériste qui se décline tant en néant qu’en jolies choses englouties par les seuils de rentabilité et les addictions culturelles chèrement consenties, il faut bien opposer au minimum cela. On pourra donc peut-être conclure que nous n’avons rien compris en vingt ans et ce sera certainement notre plus grande réussite.
Jade seconde version, en presse, 26 numéros de septembre 1995 à l’été 2003.
montrer graphiquement et de plonger dans le flux créatif du début des années 90. La revue se structurant au fil des ans, elle devint avec son arrivée en kiosques un tremplin à de nombreux auteurs aujourd’hui reconnus, ainsi qu’un important lieu Vingt ans de péripéties diverses et l’occasion de d’échange, notamment grâce à l’une de ses rubriques, remercier sincèrement tous les participants de cette le Top Vain, qui permis d’ouvrir un œil curieux sur les aventure, qu’ils aient été auteurs, rédacteurs ou auteurs qui s’autoproduisaient -une tendance huiledecoudistes. Aventure souvent mouvementée nouvelle facilitée par les moyens techniques mais riche en rencontres et en intensité et qui compte naissants- et les petits éditeurs, à une époque où ils bien encore continuer quelques temps... n’avaient que peu de voix face aux grandes maisons 6P traditionnelles. Vrai succès d’estime mais vrai PS : Profitons-en pour annoncer fiasco économique aussi (un qu’en avril, un volumineux classique des revues spécialisées ouvrage intitulé “6 Pieds sous qui ne brille pas par son originaterre, l’animal a vingt ans” et lité), elle vola en éclats vers 2003 regroupant plus de 100 partinon sans avoir participé à la cipants à l’histoire de la maison reconnaissance de la bande d’édition (dont bien sur une dessinée alternative qui essaima grande majorité d’auteurs) ses tendances au domaine entier, sortira, accompagné d’expositout en oubliant nombres de ses tions lors du Festival indélébile de activistes au passage. Après une Toulouse. Ouvrage qui proposera courte existence en webzine (1) également un historique détaillé Jade revient en librairies en mai de 6 Pieds sous terre ainsi qu’une 2006 avec une nouvelle équipe étude sociologique sur les composée en partie d’auteurs, souvent anciens lecteurs du titre. Jade troisième version, depuis mai rapports entre maisons d’édition et auteurs. Cette existence somme toute assez 2006 à aujourd’hui (1) www.pastis.org/jade/jadecomix/jadecomics.htm
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rique, sans lien déterminé avec ma propre jeunesse. J’imagine ces rapports, ces dispositions, d’une bien triste éternité : la jeunesse d’Hérodote devait être un enfer, et malheur à la chétive créature pleine de vrais appétits qui a vingt ans en 2011. Comme elle doit se sentir abandonnée de tous! D’une manière générale, j’aimerais bien que ce texte rende perceptible combien il est vain, et même franchement malsain, de chercher à fixer les époques, à en arracher les passagers à leur propre singularité pour
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préférer les avaler dans des notions de siècle, de l n’y pas besoin de lire Aden Arabie pour savoir
générations, de périodes. L’histoire des mentalités est un
qu’avoir vingt ans est une belle saloperie à vivre ;
cul de sac (1), et le pire tour à jouer aux humanités en
pour peu que vous ayez un peu de cervelle et
révolte, singulières, isolées, est de les noyer dans leurs
quelques désirs affirmés de vous arracher aux lieux
décennies prétendument établies en toutes valeurs
communs, vous serez, par les plus âgés, toisé dans le
(« Ah, mais dans les années 10, tout le monde est
pire des cas et regardé avec attendrissement dans le
colonialiste ! », « Ah mais dans les années 30, tout le
meilleur. Si par malheur vous énoncez avec fermeté
monde est antisémite ! ») en créant pour eux la catégorie
des positions intellectuelles séditieuses ou tout
miraculée des exceptions (2) pour cacher sa propre
simplement neuves, des choix artistiques singuliers,
lâcheté sous le tapis. Le roseau pensant a une fâcheuse
qui donc vous regardera autrement qu’un esprit
tendance à naître et mourir courbé ; que pourrait-il
atomisé en attente d’un corps solide et d’un peu de
savoir de ce qui se passe un peu au-dessus de sa tête ?
raison ? Mon propre entourage de contemporains — du lycée
Il faudrait tenter de rendre palpables à la fois ces
à l’université — véhiculait déjà largement la lourdeur
années-là (c’est en 1987 que j’ai vingt ans) et ma
infectieuse de leurs parents : haine atavique des
propre jeunesse comme condition, sans réduire
intellectuels, conservatisme artistique, lâcheté
circonstances, situations, productions, à de simples
politique, hideur morale, bêtise satisfaite, inculture
signes fétiches ; redonner plasticité et ambiguïté à
érigée en règle et dix huit trains de retard systéma-
une période donnée, c’est la redonner possiblement à
tique sur tout. Chez leurs aînés, ce qui avait été
toutes. L’histoire, non serviam, est un cauchemar
encore un peu chair s’était figé lentement en os. Il m’a
dont j’aimerais me réveiller (3) .
fallu attendre l’âge de 35, 40 ans pour qu’enfin on
Il y a des chances pour que ma relation des années 80
commence à m’écouter autrement - c’est-à-dire avec
soit désordonnée : j’y laisserai apparaître dans les
gêne - et à me regarder simplement comme un dégénéré.
clignotements bordéliques du souvenir, les événe-
Enfin, s’est arrêtée la litanie condescendante des « tu
ments, les rencontres etc., comme sont profondément
verras, tu changeras » et ma vie sociale s’est
désordonnées elles-mêmes l’acculturation et la
graduellement dépeuplée des gens nuisibles à ma
construction du monde chez un homme en
santé, soit d’à peu près toute l’espèce humaine. Il faut
formation. Possible également que quelques dates se
rester vigilant : ceux à qui le monde appartient déjà
superposent, s’emmêlent, que la chronologie se
(les optimistes, selon Bierce, qui sont fatalement de
disloque : je n’ai aucune envie de fouiller dans ma vie
belles crapules) s’imaginent facilement que la
avec méthode.
conversation leur est un dû. La mienne n’est un dû pour personne, c’est ma seule vraie victoire sur le
C’est assez simple et vite convaincant de balancer un
temps passé. Voilà pour mes vingt ans et le reste...
mépris panoptique sur une période comme celle-là,
Évidemment, toute cette cochonnerie est anhisto-
quand elle est aussi perceptiblement indigne : il n’y a
(1) Jean Wirth, La fin des mentalités (dossiers du GRIHL 1988) (2) Exeptio probat regulam... L’exception met la règle à l’épreuve (Bierce) (3) J. Joyce
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aucun besoin d’instruments d’optique compliqués pour
la babiole. Certains sont toujours présents et déroulent
ça. C’était très visiblement merdique et la place de la
infiniment les bandelettes de la momie ligne claire
bande dessinée comme celle des autres disciplines
dans des récits aussi inoffensifs qu’indistincts. Ce qui
accompagnait le saccage généralisé. La vie politique
avait été une lecture des années 50 critique et acerbe
française - à vrai dire la vie politique de la plus grande
par Chaland, devenait la célébration de ces mêmes
partie du machin occidental - se calfeutrait dans le
années par le clinquant redoublé de leur propre
chant du Marché comme double du monde, comme
propagande marchande. Les choses étaient rentrées
double ÉVIDENT et NATUREL du monde. On pourrait
dans l’ordre et le conservatisme pouvait épingler un
déduire de cet énoncé que nous ne l’avons pas vraiment
fétiche de plus à son costume de ville.
quitté en 2011 ; ce serait écarter la profonde mélancolie
Aujourd’hui, les conservateurs on gardé cette
qui accompagne aujourd’hui l’évocation de ce double
habitude de se présenter comme les fleurons du
monstrueux (le souvenir de la défaite n’a probablement
modernisme, mais personne n’est dupe de leur
pas le pouvoir de mobilisation de la guerre). La forme
archaïsme fondamental : le ton de papa a repris, à
dévastatrice du libéralisme de l’époque serait, je crois,
quelques exceptions prêt, la place qu’il avait cédé au
assez difficile à imaginer pour un jeune type
bavardage copain pendant presque vingt ans.
d’aujourd’hui... C’était une espèce de fête continue,
Le plus gros des autres publications se partageait
braillarde et colorée, de la marchandise. Je ne dis pas
entre le retour à une bande dessinée historique
que cette chenille multicolore et bruyante ne sillonne
desséchée d’académie, le retour de genres tombés en
plus notre espace (la Fête de l’entreprise, reconduite
désuétude (comme l’héroïc-fantasy) et le bégaiement
chaque année, en est un marqueur accablant), mais
des formes enfantines franco belges. Il n’y aurait rien
chacun de ses pas entraîne protestations et rejets sur
à redire là-dessus (je n’étais après tout pas plus
son passage. Or, c’était à cette époque-là un flux qui
concerné par ce type de publications à l’époque que je
touchait tout phénomène, toute activité, qui transfor-
ne le suis aujourd’hui par celles de Delcourt ou de
mait en merde kitsch chaque moment de la vie, chaque
Glénat) s’il n’y avait eu ce sale goût laissé dans la
objet, chaque son. C’était la foutue joie copine de
bouche par un renouveau inattendu de formes
l’assouvissement totalisé barbouillée par Jean-Paul
archaïques. Quelque chose comme un retour à l’ordre
Goude. La publicité était considérée sans question-
jusque dans le parc pour enfants.
nement comme une forme d’art moderne, comme la démonstration qu’art et réussite sociale s’accomplis-
Ce n’étaient pas les auteurs ni l’invention qui
saient de concert au service de la marchandise.
manquaient, pourtant ; on voit mal pourquoi une
C’était si puissant que j’ai encore l’impression d’avoir
époque serait plus inféconde en esprits vifs qu’une
traversé quatre ou cinq ans de vie civile en état
autre. Pour juger du très large spectre des voies
d’hypnose. La peinture célébrait en France son accès
explorées il suffit de s’imaginer alors découvrant les
triomphal à la connerie en singeant les traits les plus
œuvres de Muñoz et Sampayo, de Glen Baxter, de
caricaturaux d’une bande dessinée réduite à ses
Elles sont de sortie, de Poussin, Barbier, Teulé,
enfantillages (Figuration libre), pendant qu’elle
Shlingo, ou encore d’ouvrir la seule collection Pied
gâtifiait son histoire en Allemagne (Nouveaux
Jaloux des Humanos qui avait présenté un éventail
fauves) et qu’elle abolissait la sienne dans le pudding
de livres incroyables et beaux, ceux de Masse,
post-moderne en Italie (Transavant-garde).
Eberoni, Claveloux, Burns etc. Tout ceci était, très
Un peu partout, la ligne claire dégénérait en une série
littéralement, étonnant. Mais tout ceci faisait déjà
de dessins de coiffeurs assez contents d’eux-mêmes,
partie du passé. Après le milieu des années 80,
d’une nervosité toute feinte et poseuse. Le succès de
période à laquelle je reviens somnambuliquement
cette imagerie décorative encourageait la paresse du
d’une année désastreuse à l’école de BD d’Angou-
plus grand nombre de dessinateurs et le passage
lême, il n’y a plus un éditeur prêt à miser un kopeck
machinique à l’illustration, au poster, au calendrier, à
sur toutes ces merveilles.
Certains auteurs se sont arrimés, espaçant leurs
disciplines dans son système, c’est une perspective
publications en attendant des jours meilleurs, d’autres
théorique qui ne me quitte pas, c’est la forme même de
ont abandonné toute écriture de bande dessinée.
ma procrastination. J’accumule les notes sur
J’en parle évidemment aujourd’hui riche d’une
d’invraisemblables récits réticulaires à venir, je bâcle
analyse rétrospective, avec cette volonté de clore qui
pour Kitsch magazine des planches saturées de textes
fait balayer tout obstacle aux généralités tentantes ;
croisés qui sont plus des mémos de travaux à faire que
mais il m’aura fallu en vérité quelques années pour
de véritables récits lisibles ; je passe d’innombrables
comprendre que quelque chose s’était effectivement
nuits de conversations à formuler ce qu’une bande
brisé, que j’allais devoir moi aussi, sans doute, lâcher
dessinée, idéalement, SERAIT. Si quelque chose trahit
la bande dessinée.
une certaine lucidité devant l’état réel de son mode de
En 1987, J’ai encore très fraîchement en tête les murs
diffusion, de lecture, devant son avenir immédiat
de réprobation rencontrés à l’école d’Angoulême deux
également, c’est sans doute cette façon de repousser
ans plus tôt pour n’importe quel aspect de mon travail :
l’écriture de bande dessinée dans un futur possible. La
dessin pas fini, histoire incompréhensible, etc. Sans la
chose dont je ne doute pas alors - je n’aurais trouvé
rencontre providentielle avec Forest, je crois que
aucun allié à l’époque pour défendre cette position -
j’aurais déjà balancé à ce moment-là toutes mes
c’est de la puissance sans comparaison de cette
planches. Sans cette rencontre, en tout cas, qui s’est
discipline devant toutes les autres et la possibilité d’y
clairement déroulée contre cette situation pédagogique
voir apparaître les plus grandes œuvres d’art.
grotesque, ce passage à Angoulême n’aurait été qu’un
D’un point de vue social, ce n’est pas du tout le biotope
échec sans nuance. Je repars sans avoir vraiment foutu
que je me donne alors. J’ignore à peu près tout du
grand-chose de remarquable, mais avec les bases jetées
monde de la bande dessinée et ses rares apparitions
d’un stimulant boulot théorique à venir.
dans mon champ de vision me navre. À vrai dire, tout
Je m’installe à Rennes, je rentre à l’université. Doux
ce qui ressemble à un monde, rapidement, me navre
crétin provincial, j’en attends un bouillonnement
(trait qui s’est un peu adouci chez moi : je n’ai plus
créatif et intellectuel susceptible de réparer le gâchis
d’urgence à trouver ma place). Je travaille alors à des
Angoumoisin. Je n’y resterai pas plus d’une année et
lectures publiques qui m’entrainent assez vite dans la
demi (j’apprends assez vite à ne plus travailler contre
société des poètes - qui me navre -, à des expositions de
moi-même). Un petit bouquin doit sortir bientôt,
peintures et des installations conduisant assez vite à de
chez Futuropolis, un petit livre dans la collection X.
navrantes navreries ; j’aurai tout le loisir ultérieure-
Je ne me doute pas encore que tout ça est en train de
ment de me navrer du monde musical. En attendant, je
mourir, que le livre ne se fera pas, pas encore alerté
dessine déjà de moins en moins et de belles amitiés
par la forte odeur de sapin dans l’air. Je me doute
m’amènent à écrire beaucoup plus. Si tous les milieux
encore moins de la chance extraordinaire que
que je traverse sont touchés par la même paresse et la
représente l’abandon de cette publication (Un
même complaisance à se broder des coussins, aucun
portrait de l’artiste avec son chien vers 1960), non
autant que celui de la bande dessinée n’en tire cette
seulement parce que ce livre est très mauvais, mais
folle satisfaction. Ce que j’observe alors, et que je note
surtout parce que je vais pouvoir apprendre à faire ce
: c’est un milieu de vie ralenti par les paradoxes
qui est aujourd’hui encore le moteur même de mon
culturels auxquels s’arriment ses acteurs ; un de ceux
existence et de mon travail : me perdre.
où l’on rencontre beaucoup d’idiots hautains qui se
À ce moment-là, dans le champ de mes pratiques
sentent renforcés de leur abdication, qui croient avoir
comme dans celui de mes lectures, la bande dessinée
liquidé une pensée quand ils la balancent dans les filets
est très loin d’occuper une place centrale, quotidienne
de la poésie (dont, évidemment, ils ne savent rien que
; c’est plus sourd que ça, c’est une lubie qui ne se
l’éculement des poncifs) ; c’est le côté bourgeois
manifeste que très rarement sous la forme de planches,
balzacien de créatures qui, paradoxalement, ne se
c’est un paradigme emportant toutes sortes d’autres
sentent jamais aussi pleines de leur supériorité
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intellectuelle que devant ce qu’elles ne comprennent
caractère d’évidence pour moi. Il est le premier d’une
pas .Tout ceci, aujourd’hui, est toujours aussi vrai.
série sans fin de hiatus historiques qui constituera
C’est un milieu où l’on rencontre d’étranges adultes
peu à peu mon véritable ordre du monde. C’est sans
capables de disputer sévèrement la modernité du Bar
aucun doute une banalité, mais il n’est pas inutile de
à Joe mais de trouver géniaux Carl Barks ou Macherot
rappeler de temps en temps combien toute
sans discussion (du moins les marottes de l’époque,
reconnaissance publique se fonde sur un faisceau de
dont je me fous tout autant que celles-là et que j’ai
quiproquos, de concrétions hasardeuses, d’omissions
oubliées). C’est un milieu qui développe une profonde
inespérées. L’amitié elle-même est un puissant foyer
indifférence à l’égard de tous les autres, industrie qu’ils
d’invention dont la matière rêvée est plus lourde et
lui disputent âprement mais dans lequel il les écrase
plus dense que la chair humaine. L’amour nait en se
tous (cet aspect-là, même si c’est sur la base et dans la
roulant aux pieds d’approximations et disparait dans
perspective de nombreux malentendus, me semble
des erreurs de jugement. Si vous m’attribuez une
s’être amélioré : on a cessé de cracher sur des peintres
qualité, cherchez qui, avant vous, en a déposé le brevet
morts depuis 40 ans ou de s’étonner des hardiesses
et pourquoi. Si vous me haïssez, ce n’est probable-
littéraires de 1920).
ment qu’une question de train manqué : dix minutes
Il serait tentant devant un tel panorama d’accompagner
de plus ou de moins et nous étions faits l’un pour l’autre.
Deleuze évoquant, peu de temps avant sa mort, la
La mort, surtout, tire de très médiocres portraits : à
décennie à venir : il nous préparait à traverser un
peine la cérémonie achevée, la procession des
désert. Il l’annonçait sans dramaturgie inutile, il n’avait
témoins inaugure la fabrication infinie des faux (6).
rien d’un prophète crépusculaire. Mais tout de même, il
22
nous préparait à l’exode intérieur.
C’est pour moi une période étrange de découvertes,
Ce n’était pourtant qu’à moitié vrai. C’était une forme
celles de choses en train de mourir. Ce n’est pas à
de repos. Ou plus exactement : c’est une forme régulière
proprement parler une suite de rendez-vous manqués -
de Shabbat : « Arrête, respire, réfléchis! » (4)
les œuvres sont bien là, visibles, lisibles - mais le
C’est un désert apparent. Il est tiqueté de mirages qui
sentiment étrange de placer, à chaque nouvelle voie,
matérialisent des formes historiques distantes. Les
mes pas dans les pas d’un marcheur crevé très loin
nouvelles formulations d’un monde et leur réalisation
devant moi.
sociale sont profondément asynchrones. Nous croyons
Si c’est bien l’époque où les plus belles revues
le savoir, nous le disons parfois, mais nous rangeons ça
disparaissent (où le nombre des éditeurs chute
assez rapidement dans l’armoire à proverbe où, entre
vertigineusement) c’est également celle où nous
deux peintres méprisés de leurs temps respectifs, nous
avons enfin le temps de les lire arrachées à leur
oublions cette profonde asynchronicité.
contractualité, à leur urgence. C’est celle où il est
Cette année-là, l’année de mes vingt ans, j’en ai un
facile de rendre heureux ceux qui vous entourent et
exemple immédiat : je file à Paris avec un ami, très
qui traversent avec vous le désert : on peut acheter
ému de pouvoir rencontrer Romain Slocombe dont
des piles de 10/18 dont personne ne veut plus et
j’aime intensément L’art médical ; j’ai l’espoir de lui
abreuver ses proches de Fuzzy Sets ou Compact, de
soutirer un texte et quelques photos pour une
Louve Basse, des actes des colloque de Cerisy
publication (5). Le fait que son travail, comme celui
consacrés à Artaud, Bataille et des dizaines d’autres
du groupe Bazooka, prenne une telle place dans ma
merveilles vendues au kilo. C’est peut-être un travail
propre culture et façonne si nettement mes goûts me
nécessaire d’arracher, au fond, les grandes œuvres
laisse dans le plus grand désarroi quand je rencontre
aux causes fébriles et fugaces du monde où elles sont
un homme étonné de l’intérêt que deux jeunes gens
apparues ; dans leur temps, elles sont le plus souvent
peuvent bien lui porter. Il remplit effectivement mon
illisibles, injoignables, prises dans le siècle. Peu
monde, mais n’a aucun effet sur celui des autres. Ce
après, rien ne les prescrit plus, le bruit s’est étouffé
type d’écart ne présente à ce moment-là aucun
autour d’elles. Elles sont alors suspendues à ce
(4) Philip Roth in Opération Shylock (5) Il me les confiera, mais mon incompétence éditoriale fera échouer ce beau projet. Je n’ai jamais osé me rappeler à son souvenir depuis. (6) Mon hétéronyme W.
moment épiphanique tendu entre le lieu commun
ma propre raison déraisonnable c’est à dire : à la
d’un univers dont la profusion n’est qu’un hasard
nettoyer des lieux communs qui font la déraison de
gaspilleur et le le lieu commun plus tardif qui les
l’ordre constitué (une différence accommodante). C’est
verra assagies, amoindries, bégayées par la copie.
une chose d’avoir la déraison pour objet (le « j’ai un
J’ai vingt ans et j’accumule les revues de la décennie
projet : devenir fou » de Dostoïevski), chose commune
précédente : Traverses, Tel Quel, Change, TxT etc. Je
à tous ceux qui ont vingt ans en même temps que moi à
récupère tout ce que les bouquinistes m’abandonnent
ce moment-là (et probablement à tous les jeunes gens
sans regret pour des clopinettes, Willem, Gébé, ce qui
du monde, à toutes les époques) ; mais si elle naît dans
me manque de Bazooka, les ruines de Futuropolis...
la posture, elle peut tout aussi bien disparaitre comme
Je ne voudrais pas laisser imaginer que rien ne vient
on change de chapeau et produire d’abominables
travailler cette décennie-là de l’intérieur : la quasi
créatures raisonnables munies d’un code de la déraison
invisibilité des grandes œuvres en train de se créer
acceptable. Ceux-là font la révolution accompagnée de
donne à chaque rencontre avec elles le caractère
la gendarmerie, c’est-à-dire qu’ils tiennent le secret de
exaltant et clandestin d’une visite au bordel ; ce sont
la pacotille.
les première VHS qui circulent et peuvent trimballer
Il me faut donc distinguer, d’abord, ce qui chez moi
les films invraisemblables de Lynch sur des copies
travaille vraiment à sa propre inconnue. Trouver une
voyageuses de Grandmother, les courts-métrages de
position, chasser toute posture.
Greenaway, les vidéos expérimentales de Zbieg. C’est la création des grandes œuvres acousmatiques dont
Vingt ans (prenons ça — ce vingt ans — pour ce que
chaque son est un choc, une surprise à laquelle rien
c’est, pour une métonymie conventionnelle de la
ne vous préparait et c’est également la période d’une
jeunesse) c’est la puissance enivrante - et qui s’ignore -
et
de tout gâcher ; il faudrait être une drôle de petite
industrielle ; écoutes collectives de De Natura
merde pour s’inquiéter de gâcher à vingt ans (du genre
Sonorum, mais aussi échanges de K7 invraisemblables
de celles qui choisirent le côté gaullien des barricades en
de Stenka Bazin, Merzbow, Psychic TV. Dans
68, par exemple) ; or gâcher est un irremplaçable
intense
production
sonore
expérimentale
l’abaissement terrible du monde au-dessus de nos
moyen d’inventer des situations, c’est-à-dire des
têtes quelque chose d’imprévu est en train de naître
formes. Cette puissance subversive doit plus aux
dans ses souterrains.
modèles de destruction solaire, au potlatch, qu’à
À la surface, de temps en temps, des éclats lumineux—
n’importe quel duel contestataire. Il n’est pas de loi, ni
qui continuent à féconder aujourd’hui encore mon
de doctrine de la subversion. On constate simplement
écriture en bande dessinée — éclairent ces années 80
que surgit une fiction dont le sens ne s’épuise pas dans
finissantes : après Prénom : Carmen, Passion, Godard
l’examen des causes qui l’engendrent ou de la situation
vient de sortir coup sur coup Détective, King Lear,
où il émerge. La subversion ne se place pas là où se situe
Soigne ta droite. Cette série compose à mes yeux ses
le contraire de l’ordre institué, mais là où n’existe plus
plus beaux films, les plus subtils, qui ne reculent pas
aucun ordre ni aucune justification (7).
plus devant la complexité que devant des énoncés très
Une agitation invisible produit dans le plus grand
simples, qui s’y distinguent comme une araignée
désordre des œuvres merveilleuses pour lesquelles tout
colorée dans un champs confus d’herbes emmêlées : un
le dispositif de présentation restera encore à inventer.
doigt pointé vers un écran cathodique, une zone précise
Pour certaines, cette invention sera prise dans la colle ;
de pixels, une voix hors-champs disant « l’histoire est là
une musique qui attendra vingt ans une salle pour être
». Images, énoncés, constructions narratives de Godard
jouée, une bande dessinée qui attendra vingt ans une
ou de Ruiz vont radicaliser mon regard sur le scénario,
impression pour être lue, etc. Évidemment, de
sur la narration en général, et contribuer à ma
nombreux fruits arrivent pourris sur les étals...
désinhibition... Ils font beaucoup à l’époque pour
Ce serait cependant bien hasardeux d’assigner à ces
m’ouvrir à ma propre déraison sourde, à la libération de
terribles détours historiques une valeur positive ou
(7) Jean Duvignaud sur l’anomie
23
négative : combien d’œuvres auraient été gelées sur
Beaucoup d’expressionnisme niais, de sentimenta-
place dans le premier état de leur formulation si elles
lisme, de camelote révolutionnaire, d’impertinence
avec
poseuse qui n’effraie que la maman des éditeurs, de
enthousiasme? Combien sont effectivement mortes-
cette complaisance onirique qui n’intéresse que les
avaient
été
accueillies
immédiatement
nées d’avoir été saluées si tôt que leur auteur les a
psys de leurs auteurs, toutes les formes usées de l’écri-
hoquetées toute sa vie ?
ture littéraire, toutes les vanités de l’autobiographie, de l’humour trash filé et épuisé comme se filent et
24
Ce courage ou ce désintéressement qui a fait tant
s’épuisent en salles les corps de zombies, des jeux
défaut aux éditeurs durant ces années-là, serait-il
pataphysiques de vieux messieurs dans des corps
retrouvé
d’adolescents etc. De l’académie, de l’académie, de
aujourd’hui?
C’est
très
difficile
à
dire....Peut-être... Je vois passer de si belles choses.
l’académie. C’est l’horizon, la butte et la marche.
Parfois, je surprend une agréable compression du
Il manque peut-être à ce milieu éditorial une machine
temps, qui me rend optimiste : il y a à Rennes un
critique interne, analytique et drôle, développant la
festival de bande dessinée de bonne qualité ; je me
puissance de travail de Fluxus dans les années 60 ou de
souviens très bien des réactions de mépris généralisé
Art & Language dans le monde l’art contemporain des
à l’égard de mon enthousiasme, quand je prétendais
années 70. Il faut croire que pour l’instant nous ne
en brandissant les premiers bouquins de Bertoyas (8)
méritons pas mieux que Homais comme modèle
que c’était la plus belle chose qui venait d’arriver
théorique et comme directeur de conscience. À vingt
depuis bien longtemps à Alphagraph (une zone de
ans, ça me ruinait. Sans doute parce que j’aspirais sans
lumière dans cette ville sinistre) et qu’on allait parler
me l’avouer à être reconnu par mes pairs, parce que je
de L’internationale Mutique ou de Ducon comme
craignais l’isolement, que je l’aurais vécu comme une
d’œuvres importantes pour longtemps. Il n’a pas fallu
défaite. Aujourd’hui, je m’en fous. Absolument. La
plus de cinq ans pour que ceux-là mêmes qui
perspective de faire un effort d’intelligibilité pour
considéraient Bertoyas comme une plaisanterie
satisfaire la paresse de qui que ce soit est inenvisa-
révisent leur jugement et organisent une exposition
geable. Celle de mourir avec les trente lecteurs que j’ai
de ses travaux au cours de ce festival.
gagnés en vingt ans et pas un de plus ne m’informe en
Mais à côté du travail opiniâtre et courageux de
rien d’autre que l’immense malentendu qui est au cœur
certains éditeurs, il faut bien se rendre à l’évidence : ce
de toute réussite sociale comme de toute éjection de
qui est perçu comme une audace toute actuelle n’est la
son cadre. Ce qui m’informe sur mon travail, c’est
plupart du temps que la publication retardataire des
l’observation de mon travail. C’est tout.
vieilles modernités dont personne n’a voulu quand
Le monde éditorial peut s’effondrer une fois encore,
elles étaient vivantes. C’est un air éternel qui est sifflé :
deux fois, ça n’a pas d’importance. Il renaîtra, sous
la petite chiure de vernis culturel qui donne les ailes
une forme ou une autre, mais rien ne saurait arrêter,
d’aimer Rothko quarante ans après sa mort laisse
de l’autre côté du miroir, l’effervescente écriture des
toujours crever de faim Martin Bruneau ou
œuvres vives qui font le quotidien de mon
Emmanuelle Le Pogam. On trouvera toujours des
émerveillement, de mes découvertes, et qui réduit à
insoumis très adaptés au marché, vendant l’insolence
néant toute tentative de les geler dans une époque,
congelée des audaces et des risques que d’autres ont su
une tendance, une génération.
prendre avant eux et ont payé de leur solitude ; ceux-là survivront sans peine à la disparition de tous les éditeurs indépendants parmi lesquels, pour l’instant, il tricotent en attendant l’Espace Vital. Et tout repartira pour vingt ans. Si nous pouvons brocarder sans risque les années 80, que publie-t-on de si neuf et de si passionnant ? (8) Merci à Lionel Tran pour m'avoir à l'époque présenté cet homme et son travail
L.L. de Mars
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après un an d’absence et une fin du monde ratée, nous remettons à plat la structure Jadienne, afin de donner une forme nouvelle à l’orientation thématique de la revue. ainsi, dès à présent, nous accueillons un invité, et lui fourguons entre les pattes la thématique du numéro et, ma foi, il devra bien se débrouiller avec. il se trouve que cet invité a -et aura- une certaine intimité avec le sujet du numéro dont il devra s’occuper… on pourra ainsi dire que les choses sont bien faites. Tout le monde va y gagner, c’est « Des collègues, il y en a plein, des très bons, et d’autres qui dans l’air du temps. vous, lecteurs, feraient d’aussi bonnes ventes de chaussettes ou de puisque vous voilà entre les mains yaourts, mais c’est un autre débat. Pour ce numéro de d’un spécialiste et nous, car c’est Jade tourné vers les libraires et vers leurs librairies, mon bien lui qui va faire tout le boulot. idée était d’essayer d’échanger avec des gens que je sais ce Jade 354U accueille donc être assez francs dans leurs propos (et dans leur manière June « Julien » misserey, exd’envisager le métier), tout en essayant de ne pas partir libraire bisontin engagé -puis dans les considérations passablement auto-centrées ; je dégagé-, mais avant tout activiste doute que nous y soyons totalement arrivés, mais j’aime à survitaminé de la bande dessinée, croire que lorsque l’on est attachés au livre, à la lecture, notamment à travers les actions de alors peut-être que l’on peut apprécier d’en savoir un peu l’association chifoumi (entre autres plus sur ces satanés bonhommes qui sont réputés pour initiatrice de la résidence d’auteurs faire la gueule lorsque l’on leur demande un conseil Pierre Feuille Ciseaux, du cycle concernant un bouquin qu’ils n’aiment pas. d’expositions Ce qui nous lie et Les fumiers. » dont on attends avec certitude June « Julien » Misserey maints étonnements.) il a réuni pour l’occasion quelques libraires et débauché dans son cercle d’auteurs, pour compléter la troupe d’auteurs-chercheurs inoxydables qui officient habituellement dans ces pages. notre sujet du moment : le monde de la librairie. foin de bavardages, laissons-lui la parole.
Les LiBraires
c o u v e rt u r e s
icinori U1 ■ TofÉpi U2 ■ Tony papin U3 ■ isaac wens U4 ■
pag e s
alex BalaDi 2 ■ fafÉ 6 ■ anoUk ricarD 8 ■ faBcaro 13 ■ B-gneT & faBrice erre 14 ■ faBien grolleaU 16 ■ oriane lassUs 20 ■ charles papier 22 ■ william henne 26 ■ nicolas pineT 40 ■ TerreUr graphiqUe 46 ■ BerT 50 ■ JUlien nem 54 ■ BenoîT preTeseille 66 ■ gilles rochier 70 ■ maTThias lehmann & nicolas moog 72 ■ nicolas anDrÉ 76 ■ amBre 78 ■
entretien
■
sTÉphane goDefroiD ■ JUne ■ le liBraire se cache gilles sUchey ■ nicolas versTappen 7, 33 eT 59 ■
1
BaLadi 2
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4
5
fafé 6
Office Engagement Être libraire Éthique Mission Parcours Apprentis Représ Zones de chalandise Gros & petits
Les LiBraires i
Certains créent des livres de bande dessinée, d’autres les éditent, d’autres, enfin, les lisent : Jade
Stéphane Godefroid est libraire à nancy (la parenthèse), où il partage large passion et vaste connaissance de l’ensemble de ce qu’est la bande dessinée après avoir tenu quelques
leur a régulièrement ouvert ses
années les rênes d’une petite structure éditoriale indépen-
pages. Mais quid des libraires ?
dante remarquée (le potager moderne).
Pour aborder le sujet, et le creuser
Le Libraire Se Cache s’est fait connaître par des
quelque peu, voici un dialogue entre plusieurs d’entre eux, où l’on parlera
instantanés lucides et hilarants via un blog anonyme, où il distille publiquement ses états d’âme, principalement autour de son métier.
pêle-mêle de passion, de commerce,
Gilles Suchey est libraire à Toulon (contrebandes), où il
de rapport aux lecteurs, aux
assure avec un esprit frondeur et aventureux une réelle
éditeurs, aux auteurs...
alternative dans une ville surtout identifiée péjorativement par les lecteurs de bande dessinée...
Nicolas Verstappen est libraire à Bruxelles (multi BD) ; entre deux numéros de ses carnets d’entretien avec la crème des auteurs (américains, notamment), on l’entend régulièrement sur radio grandpapier. June a travaillé dans une très grosse librairie indépendante à Besançon (camponovo), s’occupe désormais d’une association qui œuvre à la valorisation d’une bande dessinée moderne et progressiste, et a galéré pour choisir une poignée de confrères avec qui discuter. Leur point commun : ils se prétendent tous passionnés de bande dessinée, en lisent beaucoup trop, en parlent beaucoup trop.
Nicolas Verstappen (N.V.) : le libraire que je suis
pour ma part, je dirais que ma vocation de libraire
est sur les rotules après 7 jours d’affilée de montage /
(au-delà de la première idée de faire découvrir
démontage de stand, inauguration et autres heures
à d’autres ma passion, mes coups de cœur, etc...) s’est
supplémentaires à la foire du livre de Bruxelles... Un
tournée vers un autre objectif délicat ; identifier et
métier de manutentionnaire qui semble ne jamais
proposer des « œuvres-charnières », des livres de
être une évidence pour les clients qui nous envisagent
qualité « accessibles » à un large public et cependant
encore souvent comme faisant « le plus beau métier
« alternatifs » au mainstream, qui pourraient éveiller
du monde où on a trop de la chance de passer nos
la curiosité, attiser l’envie d’aller au-delà des
journées et nos soirées à lire toutes les bd qu’on
« blockbusters » et de faire prendre conscience à une
veut »... c’est pas entièrement faux, mais c’est pas
large majorité de clients que « la vérité est (aussi)
exactement vrai non plus... soit... après cette
ailleurs ». en deux mots, dire que Quartier Lointain
semaine, je suis donc dans le jus, le dos en miettes, et
et Persepolis ne sont pas des exceptions (les
enthousiaste à l’idée de participer à cette conver-
« médias » les présentent comme telles) mais qu’ils
sation.
sont (à peine) le sommet d’un iceberg...
7
Stéphane Godefroid (S.G.) : avant d’être libraire,
Bonneval Pacha #1, qui sort demain...
je m’imaginais derrière mon comptoir, en train de lire
comme j’ai une heure de train le matin et pareil le
des livres, écouter du rock’n’roll et tailler la bavette
soir, je peux lire entre 1 et 3 livres par jour. Ça ne
avec les clients.
permet pas une connaissance approfondie de toute la
au final je crois n’avoir jamais lu un seul bouquin
production, mais c’est déjà pas mal.
dans ma librairie. quand on a fini d’ouvrir les caisses, réceptionner la
June (J.) : Tout à fait vrai. c’est un métier
marchandise, étiqueter les livres, les avoir mis en rayon,
formidable et sans vouloir donner l’impression de me
et je ne parle pas de la comptabilité, des paperasses
plaindre, c’est tout à fait vrai que le temps passé à
en tout genre... tout en s’interrompant à chaque fois
déballer des cartons, pointer des manquants, à
qu’un client a besoin de vous, vu que ça reste notre
déplacer des piles, à refaire des cartons, est au-delà
priorité : être là pour les gens ; et bien la lecture, c’est
de toute espèce d’appréciation de la part des clients...
tintin !! heureusement, on peut quand même écouter
c’est l’un des rares métiers où comme à l’école, tu
du rock’n’roll, ça aide !
rapportes du boulot à la maison, quoi...
conseiller au client le livre qu’il est venu chercher
anouk ricard
8
même s’il ne le sait pas, est le cœur de notre métier.
Gilles Suchey (G.S.) : Je vois mes camarades
pour faire cela comme il faut, on a besoin de lire, de
s’échauffer sur le métier dans son aspect universel,
beaucoup lire. on ne peut pas être un bon libraire si
mais j’aurais du mal à dissocier l’activité de la ville dans
on ne lit pas énormément, et paradoxalement il est
laquelle elle se pratique. contrebandes est installée à
impossible de le faire pendant notre journée de
Toulon. il n’est pas du tout dit que l’aventure aurait
boulot. D’ailleurs, au moment où j’écris ces lignes,
existé ailleurs. prenez ça comme un propos liminaire,
confortablement installé dans le train qui m’amène
peut-être un peu chiant, mais à mes yeux fondamental
tous les matins à nancy, je devrais normalement lire
parce qu’il conditionne beaucoup de choses.
J. : non, non, tu as raison de préciser ça, c’est
makassar me va très bien, mais pas question d’avoir
important. on est évidemment directement dépen-
un office mDs ou hachette, par exemple. De toute
dants de l’endroit où l’on officie, selon le nombre de
façon on voit très peu de représentants, tout
libraires, leurs surfaces, l’histoire du bled, etc, et ça
simplement parce qu’on n’existe pas pour eux et
détermine fatalement pas mal de choses... et
qu’ils n’ont pas de temps à perdre avec des losers.
l’exemple de contrebandes est un très bel exemple
quand on vise un titre dont on pense qu’il va être
pour illustrer l’importance de l’endroit dans lequel on
plébiscité par le public, on commande 15 exem-
« s’escrime à... », nul doute que vous avez capté
plaires, jamais plus. À titre informatif : le dernier titre
quelques uns des curieux et sympathiques habitants
de Bilal, on l’a pris en un seul exemplaire qu’on n’a
de votre ville (car il y en a forcément), mais le faire au
même pas vendu, les gens qui poussent la porte n’en
moment où tout le monde s’arrache les cheveux avec
ont globalement rien à foutre.
des questions de surproduction, au moment où la
en 2011, deux de ces trois librairies n’existaient déjà
fnac gèle les ouvertures planifiées de ses magasins
plus.
depuis dix ans, au moment où l’industrie du livre
Tout ça pour dire que la plus triviale des missions, ici,
hurle que ça va commencer à devenir serré et que la
est de montrer une production éditoriale boudée par
bande dessinée, rare secteur de l’édition qui « se
ailleurs... et de tenir le plus longtemps possible.
porte bien » (en 2006, par exemple), commence à
comme les difficultés relatives à ce contexte culturoéconomique ne sont pas suffisantes, on refuse aussi
stagner en terme de pognon généré...
l’essentiel des blockbusters qui permettraient une G.S. : Toulon est la plus grande ville de france à avoir
certaine respiration financière. c’est le postulat de
élu un maire fn au milieu des années 90. savant
base : si le livre est vendu en grande surface, on essaie
mélange de marine nationale, de rapatriés des ancien-
d’éviter de le proposer.
nes colonies africaines, de personnes âgées désireuses
alors concernant le contact avec le chaland on pourrait
de passer leur retraite au soleil, zone économique
presque considérer que le conseil est superflu : les livres
sinistrée qui survit grâce aux restes d’une industrie
existent, ils sont là, ils sentent le papier, et les gens qui
militaire jadis flamboyante. Bref, ce n’est pas le meilleur
poussent la porte ont déjà la banane…
écrin dont on puisse rêver pour le développement de l’activité culturelle quelle que soit sa forme.
S.G. : considérer que la BD vendue en supermarché
avant 2006 n’existaient plus, dans cette agglomération
ne doit pas être dans tes rayons, c’est reconnaître à la
de 500 000 habitants, que deux enseignes généra-
grande distribution des compétences qu’elle n’a pas,
listes méritant le nom de librairie, plus une fnac,
et c’est aussi me semble-t-il presque méprisant pour
plus la librairie spécialisée historique de mourad
les blockbusters : comme si leur qualité d’ouvrage à
Boudjellal, Bédule, totalement rétive à l’édition
succès suffisait à déterminer qu’ils ne méritent pas
alternative. contrebandes est née en 2006 avec
leur place en librairie.
l’objectif de révéler au public des bandes dessinées et
Je suis issu de la petite édition, (et je te remercie,
des livres illustrés qui n’avaient absolument aucune
gilles, d’avoir été l’un des seuls libraires à organiser
visibilité. 2006, année faste, puisque trois librairies
une rencontre autour d’un des livres que j’avais édité :
ont vu le jour à Toulon. sans nous concerter, nous
Jours de classe, de Big Ben) ; bref, quand il s’est agit
avons tous pris le parti dans nos registres respectifs
de reprendre la parenthèse, j’ai eu la crainte de ne
(BD, poésie, sociologie etc) de refuser les offices
pas arriver à relire de la BD dite commerciale, genre
(1)
pour subir le moins possible l’avalanche éditoriale.
que j’avais délaissé une dizaine d’années auparavant.
précision sur les offices : un office Belles lettres ou
heureusement, ma crainte s’avérait infondée.
(1) office : contrat par lequel le libraire s’engage auprès d’un diffuseur à lui commander un certain volume de livres parmi les nouveautés des éditeurs et qui lui permet de renvoyer les invendus, plus de trois mois et moins de douze mois après la parution (les « retours »). le libraire reçoit donc de sa part et automatiquement une quantité de nouveauté du cheptel d’éditeurs abonnés au diffuseur.
9
J. : c’est marrant, je suis le premier à taper sur les
c’est pénible. c’est l’enjeu des prochaines années.
gros dès que j’en ai l’occasion, mais c’est davantage
D’ailleurs flammarion (en attendant leur rachat) l’a
sur ce qu’ils représentent comme force industrielle
bien compris et propose 2 points de plus de remise
écrasante que sur les bouquins à proprement parler.
sur les commandes du fonds (2) ainsi qu’un crédit des
Bien sûr, ils font des clones insipides, mais chacun
retours à 30 jours. et ça c’est pas rien. les éditeurs se
d’entre eux a édité des chefs d’œuvre, c’est aussi
réveillent un peu et se souviennent que les succès de
simple que ça, je crois.
librairie commencent chez les libraires, justement.
quand je m’oppose aux gros qui déballent l’artillerie lourde pour mettre en place des colonnes
J. : concernant le rapport aux clients, moi je cherche
de huit cent volumes de La petite Spiroute, c’est pas
à trouver les passerelles pour emmener les gens vers
en opposition au plaisir que ces mêmes éditeurs ont
des choses vers lesquelles ils ne seraient pas allés.
pu me donner, mais bien à leurs politiques commer-
après je dois bien reconnaître que dans ce sens, c’est
ciales, à leurs choix de pratiques éditoriales : leurs
plus excitant et exaltant que dans l’autre, et beaucoup
bons bouquins, ils seront toujours en rayon.
plus facile aussi : je crois pas à des camps distincts, ce serait un brin démago, mais je crois tout de même
10
S.G. : le sentiment que je retire de tout ça est qu’il n’y
aux richesses de certains territoires.
a rien de plus bête qu’une frontière. ceux qui ont voulu
avant que gilles et stéphane ne se fâchent, je pose un
voir deux BD antagonistes, alternatifs / mainstream, se
truc entre vos deux manières de voir les choses : les
sont trompés, ou alors ont eu raison dans un contexte
« gros » n’ont pas besoin de nous, ils ont tout un
qui n’est plus d’actualité. De même que je suis capable
système de diffusion, de représentation, de conditions
d’apprécier un grand vin et de boire une bonne bière, je
financières, de visibilité que les « petits » n’ont pas.
peux m’enthousiasmer pour le dernier hornshmeier et
c’est expéditif je le concède, ça ne veut pas dire que tout
prendre mon pied à la lecture du dernier Largo Winch.
est pourri chez eux, loin de là. Je laisse à leurs alliés
il y a des bons et des mauvais livres dans tous les
directs, comme la grosse surface locale (enseigne cultu-
genres, et jamais je ne me priverai du plaisir de vendre
relle ou pas), le soin de faire des piles gigantesques de
un bon livre au profit des supermarchés, qui eux en
trucs que je trouve mauvais, et qui se vendent « tout
plus n’en ont pas, de plaisir.
seul ». par contre, je ne jette pas tout par la fenêtre, les
et je ne parle même pas économie...
choses bien, je les valoriserai et suis tout à fait apte à
Bref, la richesse d’une librairie, c’est à mon sens la
défendre un titre paru chez un « gros », mais je privilé-
diversité de son offre.
gierai toujours mes coups de cœur chez les petits, car eux, on ne les trouve pas dans ladite grosse surface...
Libraire Caché (L.C.) : Je précise que ce n’est pas
c’est pas antinomique je crois : et puis une fois que tout
vraiment des histoires de stratégies de ventes qui
le monde se soit rendu compte des qualités d’un
m’intéressent, mais plutôt le suivi de ce que je mets
bouquin de larcenet, de guibert, ou de mazzucchelli
en place. autrement dit, je préfère avoir un
parus chez de « gros » éditeurs, rien ne m’empêchera de
prévisionnel et anticiper, plutôt que de me dire que je
les ressortir, avec quelques autres titres édités chez les
vais prendre mois par mois et que je verrai bien ce
« petits » à côté, vantant l’œuvre de l’auteur plutôt
que ça donne. c’est important, dans notre métier,
qu’un titre précis (quand c’est faisable évidemment,
d’avoir un plan de trésorerie un minimum sérieux,
j’aurais dû prendre d’autres exemples uh uh uh).
sinon tu risques de mauvaises surprises. mais effectivement, tout ça laisse le livre au centre,
L.C. : Une des premières choses que j’explique à tous
finalement, et non l’argent. c’est juste que c’est lié et
ceux à qui je fais passer des entretiens pour des postes
qu’il ne faut pas l’oublier : la librairie demande
d’apprentis, quand ils m’expliquent qu’ils veulent être
beaucoup de capitaux, il faut du fric en permanence,
libraires parce qu’ils aiment lire et qu’ils veulent
(2) fonds : le fonds représente les ouvrages dits « à rotation lente » ; ouvrages n’étant plus des nouveautés mais constituant un socle de références présent en librairie.
partager leurs goûts avec les clients (ils le disent tous),
G.S. : Une fois dévoilée et admise la partie immergée
c’est que oui, c’est bien gentil ça, et il vaut mieux être
de l’iceberg (gestion, manutention etc.), je serai très
un minimum passionné vu à quel point les salaires
attentif à l’ouverture d’esprit et l’appétit culturel
sont ridicules, mais le boulot de libraire, c’est pas ça.
de l’intéressé(e). Dans la mesure où il y a
J. : Je suis complètement d’accord et c’est bien
connaisseur blindé d’a priori. l’idéal serait bien sûr
« apprentissage », je préfère un novice curieux à un d’inclure ça dans la discussion, même si nous savons
un connaisseur curieux, mais c’est un peu comme les
tous, d’expérience, que les gens continueront de penser
« jeunes débutants avec forte expérience profession-
qu’on exagère que c’est quand même un boulot cool à
nelle » : ça reste forcément un fantasme de patron.
tripoter des bouquins, surtout quand on aime ça. L.C. : oui voilà, pareil. ce n’est pas une embauche N.V. : chacun pourrait-il dégager le profil qu’il attend
définitive, c’est un contrat d’apprentissage. ils sont
d’un apprenti ou d’un employé qu’il engagerait dans sa
donc là pour apprendre. moi ce que je recherche, c’est
librairie ? nous nous sommes souvent posé cette ques-
avant tout un potentiel, de la motivation et surtout
tion au moment de devoir embaucher, chaque membre
une ouverture d’esprit faite de curiosité.
de l’équipe ayant des avis différents sur les compétences
eux, au départ, ils doivent savoir tenir une caisse,
requises... selon moi, il faut évidemment de bonnes
ranger et faire des retours, avant que je ne leur file
connaissances de la Bande Dessinée dans son
une liste de 200 lectures obligatoires en début
ensemble. on peut facilement remédier à des lacunes
d’apprentissage.
(en imposant des listes de lecture) mais ce n’est jamais
mais ça reste un échange permanent, je suis ultra
évident de démarrer avec un cv où le postulant ne
attentif à leur évolution, je leur fais passer de longs
mentionne que Blacksad et des titres postérieurs dans
entretiens annuels, leur fais des tests de temps à
ses séries favorites. mais je crois qu’il faut avant tout des
autres (nommez moi nos 10 meilleurs clients, nos 10
connaissances littéraires et artistiques. parce que parler
meilleures ventes du moment, notre objectif en terme
de bande dessinée (dans la manière dont j’envisage ce
de chiffre d’affaire, des jeux de rôle sur la vente etc.).
métier), c’est aussi parler de styles, de techniques, de
ah et je me rends compte que j’ai mal lu la question.
courants, d’approches esthétiques et narratives. c’est
Ça m’apprendra à répondre de si bon matin.
avoir une véritable culture générale car cela me semble
apprenti ou employé, donc.
indispensable pour parler correctement du travail de
moi c’est un peu particulier dans la mesure où comme
Joe sacco ou d’alan moore, de démarches journalis-
je l’ai dit, j’ai été embauché en n’ayant aucunes connais-
tiques ou politiques. le gros souci, c’est de trouver des
sances particulières dans le domaine sinon ma curiosité,
gens qui ont ces connaissances et qui sont également
ma culture et mon apparente ouverture d’esprit (en vrai
prêts à mettre les mains dans le cambouis. fraîchement
je suis un sale snob élitiste, mais chut). Du coup, j’aurais
sorti de l’université, j’ai fait la grimace au moment de
peut être tendance à ne pas prendre le critère des
devoir trier les retours dans la cave de la librairie, de
connaissances pointues artistiques très au sérieux.
porter des caisses et des piles de livres à longueur de journées, de tenir le coup physiquement lors des fêtes
J. : pour être quelqu’un dont le parcours scolaire est
de fin d’année (véritable marathon en Belgique tant la
inexistant et être plus ou moins autodidacte, je ne
bande dessinée y est un cadeau apprécié) ou des foires
demanderais rien d’autre qu’examiner et éprouver son
du livre... il a fallu s’accrocher. et les salaires sont en
rapport à la bande dessinée, au livre, à la culture, et à la
effet ce qu’ils sont... Trouver des candidats qui
manière dont on peut apporter des choses à un
répondent à ces critères (et à ceux du travail en équipe
business. Je me fiche des diplômes et des formations de
dans un espace commercial), ce n’est pas une mince
libraire. J’ai commencé à vendre des disques derrière
affaire. mais c’est un beau métier et je ne regrette pour
un formidable comptoir de disquaires indépendants,
rien au monde de l’exercer depuis dix ans ! il faut juste
simplement parce que j’étais un bon client et que les
savoir ce qu’on est prêt à y mettre comme énergie !
types m’ont fait confiance, sur mon enthousiasme et
11
mon sens du relationnel. c’est à peu près la même chose
L.C. : moyennement passionné à la base, Mickey,
qui m’est arrivée pour ma « carrière » de libraire. le
Pif, Gaston, puis au collège un peu de Fluide et de
point commun sur ces deux activités professionnelles
Strange ; surtout du roman jusqu’à tard. puis
importantes dans ma vie (car c’est bien autre chose
l’ouverture, dès le lycée, sur tout, en vrac, jusqu’à la
qu’une simple manière de payer mon loyer...), c’est
fin de mes études et mes premières dépenses consé-
qu’on m’a fait confiance, qu’on m’a appris des choses,
quentes, avec leurs lots de belles découvertes,
en me demandant sans cesse d‘apporter « ce que je
ouvrant sur une boulimie/curiosité naissante.
pouvais ». il n’en faut parfois pas beaucoup. S.G. : Je m’aperçois à vous lire que notre parcours de L.C. : J’ai déjà fait le calcul : la part de conseil pur
lecteur a conditionné les libraires que nous sommes.
représente à peine 10 à 15% des ventes. et alors si je
De mon côté, apprentissage de la lecture avec Spirou,
devais vendre que ce que j’aime vraiment personnel-
Tintin et Buck Danny, puis Pif, Captain Swing, les
lement rien que moi, je ferais 1000 € de c.a. par an.
Cahiers de la bande dessinée première formule, puis
notre boulot c’est de trouver le livre qui plaira à la
lug, puis les humanos, puis l’underground 70/80...
personne qu’on a en face de nous. après, on peut partir
aujourd’hui, je suis un libraire qui reste très attaché
dans des considérations de défense des petits éditeurs
au patrimoine, en cela je fais écho à mes premières
ou que sais-je ; je suis le premier à le faire et ne pas
lectures, mais je fais en sorte que mon intérêt pour la
accorder d’importance aux remises ou droits de retour
BD d’hier ne m’empêche pas de réfléchir à la BD de
mais il n’empêche que notre boulot, car c’est avant tout
demain.
un boulot, c’est de vendre. et de gérer. c’est d’ailleurs la partie qui moi m’intéresse le plus.
J. : comment tu fais pour donner envie à des jeunes lecteurs, les moins de vingt-cinq balais qui ont baigné
12
J. : la plupart du temps, le chemin du lecteur suit un
loin de l’école strictement franco-belge (la ligne claire
parcours qui est souvent le même : il part de trucs
mais pas que), et qui ont grandi avec les comics
très grand public, et il affine.
photoshopés, les mangas, Le Combat Ordinaire, les
ou alors, il prend du plaisir à lire XIII toute sa vie, et
blog de Boulet, pénélope Bagieu et le style ankama,
là je me dis que j’aimerais pouvoir tirer la même
pour leur dire que macherot, c’est juste génial ?
satisfaction que lui à lire ça, mais c’est pas le cas. J’ai passé mon adolescence (et un peu plus...) à lire des
S.G. : ce n’est pas si simple. Tout d’abord il y a peu
séries de comics qui finalement ne font preuve que
de moyens actuellement pour communiquer sur
très ponctuellement de nouveauté, de fraîcheur, je
macherot, par exemple. quasi rien de dispo, 30 ans de
crois donc avoir donné dans le mainstream tel qu’on
rééditions pourries de Chlorophylle, et une intégrale de
l’imagine le plus péjorativement possible...
Sibylline restaurée avec les pieds chez casterman :
mon parcours de lecteur personnel commence avec
j’attends beaucoup de la réédition de Chlorophylle qui
Le Journal de Mickey de 4 à 8/9 ans, ensuite, passage
sortira cette année au lombard, on jugera sur pièce, et
très très court par l’école européenne avec Tintin, Pif
peut-être qu’on pourra bosser efficacement. Toujours
Gadget, Fluide (gotlib ou Idées Noires), puis Strange
est-il qu’aujourd’hui il est difficile d’engager son
et l’écurie lug (marvel) et arédit/artima (Dc)
conseil sur ce qui est disponible...
jusqu’à tard, puis les comics en vo, puis les indés en vo, qui me ramènent à la franco-belge indé... N.V. : pour moi cela a débuté par la ligne claire et marcinelle comme patrimoine belge familial, le magazine Spirou, les premiers mangas, les comics mainstream chez lug, puis l’évolution du comics via la ligne vertigo, et là aussi, retour à l’europe via sa scène indé.
le patrimoine, c’est un peu dur avec les plus jeunes, y’a pas de miracle. la plupart des acheteurs de ce type d’ouvrages sont des nostalgiques. mais à partir de 30/35 ans, on trouve des gens désireux de parfaire leur culture BD. (Suite de l’entretien page 33)
faBcaro
13
B-gnet & faBrice erre 14
15
faBien groLLeau 16
17
18
19
oriane Lassus
20
21
charLes papier 22
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25
wiLLiam henne 26
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30
31
32
Chiffre d’affaire Conseil Pluralité des problématiques Relationnel Stratégie Amazon Intransigeance Décloisonnement des genres Prix unique du livre
Les LiBraires ii
(Suite de la page 12)
copains qui ont choisi ce mode d’achat là aujourd’hui,
L.C. : Je suis devenu libraire totalement par hasard, au
parce que c’est pratique et qu’ils ont déjà quelques
détour d’un détour. J’ai pas fait d’études pour ça, j’ai
prescripteurs en ligne, je me dis qu’il y a urgence sur
jamais été un gros passionné qui s’est dit qu’il ferait ça
le fait de jouer ces cartes-là, celle du concret, de la vie,
de sa vie (j’étais plutôt dans la musique), mais bosser
du palpable. Bon, après, faut dire que la ville où je vis
dans l’édition me bottait bien, et on m’a proposé un
comptait de très belles librairies avec une belle offre
poste de libraire du jour au lendemain, juste parce que
il y a quelques années encore, mais que ça s’est
j’étais sympathique et cultivé (si, si). honnêtement, si le
considérablement dégradé.
métier consistait juste à faire des piles de livres et des facing (3), ça fait longtemps que j’aurais arrêté.
G.S. : Tiens, à ce sujet, j’aimerais bien que les grands
mais participer au tissu local, être un agent culturel,
anciens donnent leur avis quant à l’impact d’internet
organiser des rencontres, travailler avec les biblio-
sur leur activité. redoutez-vous amazon comme le
thèques, échanger avec les clients, faire un travail de
premier ennemi ? avez-vous changé vos habitudes de
commerce de proximité et utiliser de véritables
libraires ? avez-vous envisagé la vente en ligne (je
outils marketing et de gestion, là, ça ouvre des
crois savoir que certains la pratiquent, mais pour le
horizons (c’est incroyable le nombre de gens qui
para-bd) ?
ouvrent une librairie en ayant aucune idée de ce qu’ils font. et qui ferment 2 ans après).
L.C. : J’en ai déjà maintes fois parlé sur mon blog, mais pour moi un des enjeux capitaux des années à venir ce
J. : la première partie de ta phrase, c’est la partie
n’est pas le numérique (ça pour l’instant on s’en fout),
vraiment essentielle pour moi (« les outils de marketing
mais plutôt les canaux de distribution. Donner une
et de gestion », j’avoue que ça me laisse un peu
raison au client de venir dans une librairie plutôt que de
perplexe et que j’avance pas dans ma vision ou ma
tout acheter sur amazon. et ça passe par la diversi-
pratique du métier avec ce genre de sujets en tête,
fication. ceux qui font le calcul de se dire que si levy et
perso), qui peut nous permettre de nous distinguer
musso vendent, et que je veux faire du c.a., alors je dois
dans l’offre, notamment de la vente en ligne, par
en avoir des piles chez moi se plantent complètement et
exemple. faire des choix, les défendre, les accompagner,
royalement (et ils feront partie des 50% de librairies à
et mettre tout en œuvre dans nos petits moyens pour
fermer à horizon 10 ans). il faut réussir à trouver une
favoriser le contact, la rencontre, la friction des gens,
identité en rapport avec sa clientèle. moi par exemple
des idées, des choses. amazon apporte le livre choisi
j’ai pas du tout de clientèle indé, mais par contre je peux
à domicile, et les habitudes des « consommateurs »,
encore développer le coté romans graphiques grand
même si elles ne sont pas immuables, iront toujours
public. Je vends pas du tout de politique ou d’humour,
vers la facilité ; perso, quand je vois le nombre de
en revanche, et même si j’ai un gros rayon jeunesse, si je
(3) facing : ce premier vilain anglicisme définit la manière dont les ouvrages sont présentés en librairie, sur des étagères ou des tables de présentation : les livres sont disposés debout, de face, avec l'intégralité de la couverture face au client. on a donc une accroche visuelle plus efficace que le second vilain anglicisme, qui lui concerne les ouvrages disposés de telle sorte qu’on ne perçoit que la tranche ; du « tranching » au kilomètre sera souvent employé pour ranger les séries, le fond, tandis qu’on accordera aux nouveautés davantage de « facing ».
33
vends 3 ex des simpson et 5 Élève Ducobu, c’est le bout du monde.
avec 300 m2, nous pouvons laisser un titre sur une table de nouveautés une année complète si on le désire. par exemple Las Rosas a dû se vendre chez
J. : complètement d’accord sur la problématique
nous à 80 exemplaires...
qui consiste à isoler la bande dessinée au sein du
34
domaine du livre. autant je peux comprendre qu’il y
J. : Je pense que c’est pas incompatible : on peut tout
ait des librairies « de genre » (tout le polar, ou plein
à fait, à mes yeux, essayer de représenter notre
de s.f., en passant par tous les modes de diffusion de
position par un choix/assortiment proposé précis,
ces genres), autant une boutique qui ne fait « qu’une »
rigoureux et large, tout en n’hésitant pas à la ramener
seule sorte de livres, ça reste une idée de plus en plus
auprès du lecteur/client, en lui montrant comment et
saugrenue dans ma tête.
pourquoi Dargaud se fiche de la gueule du monde
moi j’ai bossé en librairie généraliste, dans deux très
avec ses intégrales des Peanuts, ou pourquoi
grosses librairies généralistes et indépendantes, où
casterman abuse en proposant une Sybilline toute
j’avais été embauché pour la bande dessinée. mais j’ai
dégueu. par exemple, et simplement pour rester dans
toujours été vachement frustré par rapport à ça : la
le domaine de ce fond patrimonial qui te tient à
littérature, les beaux livres, les sciences humaines,
cœur : quand des « non-gros » font du boulot là-
tout ça m’a toujours excité, mais bon, je n’avais pas
dessus, les bouquins sont beaux, respectueux, etc.
forcément les compétences requises, ou du moins la
pour moi « chier sur les gros » c’est vital et ça fait
vision à peu près globale de ce qui s’y passe,
complètement partie du boulot, tout comme de dire
contrairement à la bande dessinée, dans laquelle je
« ah oui mais là non » quand un « non-gros » sort un
suis davantage dans mon élément.
truc très dispensable (ce qui arrive bien évidemment
auparavant, j’avais fait plusieurs métiers, dont celui
plus souvent que le microcosme indé ne voudra bien
de disquaire : quel bonheur de pouvoir passer d’un
l’avouer).
style à l’autre, d’un univers à l’autre, tout ça dans la même minute !
G.S. : contrebandes n’est pas une librairie spécialisée
Ça rejoint ce que disait le libraire caché : je crois
bd mais « d’images ». ce qui signifie que la moitié du
vraiment que l’avenir, qui s’annonce malgré tout sous
fonds est consacrée aux livres illustrés essentiellement à
des cieux délicatement noircis par l’orage qui gronde au
destination des enfants. le projet de la librairie
loin (au loin ?), pourrait passer par une ouverture et une
consistant à montrer des ouvrages peu ou pas visibles
nouvelle distribution des rôles, et de la manière dont on
jusque là, nous privilégions les moyennes, petites et
pourrait œuvrer dans le commerce du livre.
micros éditions dans les deux registres. Ça ne veut pas dire que nous nous interdisons de vendre de la bande
S.G. : Je pense qu’il est assez vain de « chier sur les
dessinée que l’on qualifiera, pour faire court et
gros ». en qualité de libraire indépendant nous
réducteur, de grand public : sur ce point, on avance au
sommes seul maître à bord, et, comme le soulignait
feeling, aux goûts personnels et à la madeleine. c’est ça
justement gilles, c’est par l’assortiment proposé que
le mot clef, le « feeling ».
nous marquons notre position par rapport à
Je vous parlais de Bédule hier, la librairie de Boudjellal
l’industrie de livre. nos actes doivent donc être en
qui ne vendait que du 48cc, du manga et du comics.
adéquation avec notre discours.
elle se situe à 300 mètres de la nôtre. l’idée de
À la parenthèse, nous choisissons de tout vendre.
complémentarité a bien fonctionné jusque là. on ne
certes, on n’est pas super forts en humour grand
vend pas du Largo Winch ni du XIII, ni du Bamboo,
public ou politique, comme le libraire caché, mais
tout comme nous ne vendons pas de Disney ou de Dora
pour tout le reste nous avons de la clientèle, et nous
l’exploratrice, sauf aux médiathèques qui nous en font
mettons un point d’honneur à satisfaire sa demande.
la commande. ces bouquins n’occuperont pas nos
ce qui fait notre identité : notre pluralité dans
rayonnages et encore moins nos facing, parce que ceux
l’assortiment et le conseil, mais aussi la manière dont
là ne sont pas extensibles, et parce que ce serait au
nous mettons en avant certains titres.
détriment d’autres livres qui à nos yeux méritent un
focus, un conseil, une exposition qu’ils ne trouveront
précis, j’hésiterais pas à aller dans des choses qui ne
pas ailleurs s’ils ne la trouvent pas ici.
sont pas ma came.
et puis à mon avis, XIII, Largo Winch et Ducobu sont
c’est parce qu’on est pros, ça, non ?
des produits largement marquetés qui n’ont pas besoin d’être conseillés. c’est pour ça qu’ils n’ont pas
G.S. : et donc, nous concernant, on est très loin de
besoin de libraire ni de librairie, et qu’ils peuvent se
l’œcuménisme. la hiérarchisation est permanente.
vendre sans souci en supermarché entre deux
mais encore une fois c’est un parti pris fondateur, pas
poireaux et trois tongs pour le prix de deux (faites pas
une religion. Je comprends très bien qu’on puisse
attention, j’aime bien la polémique stérile).
fonctionner différemment ! Je ne vois pas d’élitisme
De fait, nous touchons très peu le public bd tradi-
là-dedans non plus.
tionnel, enfin si, mais pas franchement la tradition franco-belge. on a quand même du 48cc.
N.V. : pour ma part, je fonctionne sur la base du
on propose macherot, Tillieux, des séries modernes
principe des « 6 degrés de séparation » (toute
ou patrimoniales qu’on estime tout à fait honorables,
personne est reliée à n’importe quelle autre personne
et elles sont nombreuses !
du globe au travers de cinq autres relations
nous ne touchons pas non plus les ados férus de bd
individuelles) mais appliquée à la bande dessinée. au
vaguement masturbatoire ou bastonneuse, de
début, j’exprimais cela sous forme de boutade puis
mangas à petites étoiles et grands yeux brillants. on
c’est devenu une véritable démarche... J’aime à
passe directement de l’enfant à l’adulte.
imaginer qu’il existe 6 degrés de séparation entre un
il est arrivé que certains stricts adeptes de la bd
titre mainstream et un titre alternatif.
cartonnée couleur aient la curiosité de rentrer, ils ne restent en général jamais très longtemps. on a eu des
J. : cette théorie est tout à fait intéressante !
commentaires du style « bon courage », ou « vous vendez aussi de la bd ? »
N.V. : À l’amateur de XIII, je conseillerai d’abord de
là y a un truc : je fais la distinction entre ce que je ne
découvrir Le Tueur de Jacamon et matz car cette série
lirai jamais parce que le propos ne m’intéresse pas a
offre à la fois l’efficacité du thriller et une réflexion
priori ou parce que le graphisme m’emmerde, mais
morale et politique (comme de nombreuses œuvres
dont je reconnais une qualité certaine (sur le trait qui
dans la collection « vertigo » chez Dc) . si le client suit
n’est pas ma came, ou sur le fond, qui va de paire avec
dans cette voie, je pourrais conseiller les 100 Bullets
l’honnêteté de la démarche), et que je montrerai donc
d’azzarello et risso, les RG de frederik peeters ou Le
sans honte, et puis le travail que j’estime indigne (de
Pouvoir des Innocents de luc Brunschwig, puis tenter
façon parfaitement subjective évidemment) et que
de pousser vers un univers d’auteur comme celui de
j’essaierai de cacher au chaland. Ça arrive, oui.
Brunschwig en proposant un autre de ses albums avec
J. : Ça j’ose espérer que c’est un point commun que
l’accent sur une démarche, plus intimiste et person-
nous partageons tous : laisser nos goûts (sûrs, comme
nelle. De futuropolis, on passera alors vers des œuvres
chacun sait) driver la bécane, mais évidemment ne
plus « pointues » pour arriver à l’édition alternative.
pas tenir ça comme le seul socle sur lequel construire
mais cela ne se fait que si le client y montre un intérêt
une bibliothèque...
ou une sensibilité. loin de moi l’idée de faire un
spontanément, je vais valoriser et essayer de
prosélytisme aveugle, vain et stérile. Je ne pose pas de
« placer » mes coups de cœur, en fonction de la
jugement de valeur sur les fans de XIII ou de Largo
réceptivité des clients évidemment (le type qui vient
Winch. Je comprends qu’on puisse envisager la bande
La Mémoire dans les Poches chez futuropolis. on met
chercher du Bilal n’a que très peu de chances de
dessinée comme un divertissement et un divertis-
repartir avec Manuel, par exemple), mais dès lors que
sement seulement, même si ce n’est pas mon cas.
je trouverais des choses qui me viennent à l’esprit et qui suivent : 1. le parcours de lecteur du client et 2.
J. : absolument, même si j’aurais tendance à essayer
ce qu’il semble rechercher (ou pas) à ce moment
de la ramener en expliquant qu’une bande dessinée
35
de création, plus personnelle, existe à ses côtés, et
avant le sujet du livre et les choix narratifs, concerne le
que les deux peuvent tout à fait se croiser ici et là :
dessin. on en revient toujours là. parce que quand tu
que les lecteurs de l’un ne doivent pas être rebutés
ouvres le livre c’est ce que tu vois immédiatement. Tu
par l’autre, et vice-versa. J’essaie de décloisonner
ne lis pas, tu vois d’abord. et si tu es formaté au dessin
autant que je peux, même si évidemment ça se
académique en couleur, le défi est de te convaincre de
constate plus souvent dans un sens que dans l’autre,
ne pas avoir peur du trait jeté en noir et blanc, par
je veux bien l’admettre...
exemple. ce sont des difficultés auxquelles nous sommes tous confrontés, j’imagine : une personne entre
L.C. : Je pense que chaque libraire apporte forcément
et cherche un ouvrage sur tel thème. Toi libraire, tu
ses couleurs à la librairie. quand je suis arrivé, le
parles un peu avec elle et la convainc que tel livre peut,
lectorat de la mienne était principalement composé
devrait correspondre à son attente. Tu lui soumets en
d’admirateurs de soleil et de guerrières et de dragons.
observant son regard : en deux secondes, au
Bon, moi c’est super pas mon truc, et il faut croire que
haussement de sourcils, tu sais si ça va aller ou pas, et
j’ai lentement dévié tout ça vers d’autres formes de BD
ton discours aura du mal à inverser la tendance...
(mes meilleures ventes conseil restent Long John
36
Silver, Il était une fois en France, Notre Mère la
J. : le succès de Trondheim ou larcenet, qui n’avaient
Guerre en BD grand public de qualité. rien d’original,
pas un dessin classique et sur lesquels de nombreux
mais ça change de Lanfeust), quasi inconsciemment.
lecteurs « passionnés » hurlaient au sacrilège (« c’est
sans tomber dans un cynisme facile, honnêtement je
moche ! c’est mal dessiné ! », etc), démontre que bien
m’en fiche complètement de ce que peuvent lire mes
présentées, un nouveau lecteur peut adhérer facilement
clients, tant qu’ils sont heureux. il y a des BD que je
à moult propositions, avec bien moins d’a priori
me refuse tout simplement à vendre car elles sont
négatifs qu’un lecteur de Bilal, qui ne veut que du dessin
vraiment trop mauvaises (Sang Royal, Pandamonia,
à la Bilal, qu’un lecteur d’heroic-fantasy qui ne veut que
Geminis Panico pour des exemples récents), mais
des guerrières en ocre (voir gerner dans L’Eprouvette
pour le reste, je n’ai pas de jugement de valeur. Je
n° 2, brillant, hilarant et déprimant à la fois).
suis bien plus heureux de vendre du chris ware car
mais un lecteur de BD, même « pas ouvert », aura
ça me parle personnellement, mais en soi, tant que le
compris et assimilé assez facilement que la bande
lecteur en redemande avidement et a passé un vrai
dessinée, ça peut être du gros nez et là, je pioche dans
bon moment de lecture, tant pis s’il s’agit d’une BD
des trucs qui plaisent « à tout le monde » assez
avec des pirates nazis sur fond d’aviation.
facilement, comme franquin ou roba, mais ça peut aussi être des choses comme Bilal ; donc là, j’oriente
N.V. : comme indiqué sur notre vitrine, notre librairie
direct vers des choses plus « dures », pour montrer que
propose « le neuvième art dans toute sa diversité ». le
le spectre de la composition laborieuse ne se limite pas
grand écart peut sembler périlleux entre Bamboo et
aux personnages au teint blafard et à lèvres bleues, des
frémok mais nous l’assumons. en décembre, au
choses comme Tardi, des choses comme pratt, et puis
moment d’élire un « album de l’année » de la librairie,
de là, on ouvre lentement, de plus en plus, en faisant
nous faisons attention à choisir un ouvrage de qualité
glisser de plus en plus de références et d’exemples.
qui, comme La Mémoire dans les Poches, Là où vont
Je sais que c’est pas un exploit, mais mon ancien
nos Pères, Rosalie Blum, Voyage en Satanie ou Spirou:
collègue et moi avions pris le parti, à l’époque, de
Le Journal d’un Ingénu, peut servir de charnière, de
faire de Pilules Bleues notre « ouvre-boîtes » : autant
passage entre le mainstream et l’alternatif (et ce dans
que possible, nous orientions les gens (surtout ceux
les deux sens car les plus « élitistes » se privent souvent
qui voulaient du cartonné couleur, pardi) sur cet
de belles découvertes dans la production « grand
ouvrage, synthèse de pas mal de qualités que nous
public »). en un mot, on tente d’attiser la curiosité.
tentions de valoriser. et je ne sais plus combien de
G.S. : le point de vue que tu développes est très
de l’histoire, tout est relativement « facile ». et non,
intéressant. il me semble toutefois que le premier axe,
certes, le dessin n’est pas hard-core. mais il est en
centaines ont été vendues : oui, le sujet, le traitement
noir et blanc ! et lâché, fluide, pinceau qui court pas
reconnaissants et contribuent alors à un échange de
toujours de manière très orthodoxe. mais voilà, le
points de vues qui alimenteront ma réflexion, ma
deal, l’idée, c’est d’y aller progressivement, de ne pas
manière d’appréhender mes lectures, et mes conseils.
apeurer le quidam dont la part de curiosité ne sera peut-être pas toujours réveillée...
S.G. : le but dans ma relation avec un client qui n’est
J’oserais dire que grâce à un bouquin comme celui-ci,
pas hostile au conseil (c’est à dire qu’il soit
le regard de plein de clients a changé sur la bande
demandeur ou juste à l’écoute), c’est de comprendre
dessinée.
sa « dynamique » : si je sais de quels livres il est sorti
ils font partie de cette poignée de repères super faciles
satisfait, je vais lui proposer ceux dans lesquels il va
(je crois...) qui ont assez de qualités pour ouvrir
pouvoir se plonger et avancer dans son parcours de
les horizons, et faire prendre conscience que la pratique
lecteur. Évidemment, si on peut, dans cette
d’écriture qu’est la bande dessinée n’est pas fixée dans
démarche, placer les ouvrages qu’on a aimés, c’est
les habitudes qu’on croirait prises depuis des siècles...
encore mieux. si notre boulot est de conseiller efficacement des livres dont on pense qu’ils sont
S.G. : Depuis le début de ces débats, on parle
« bons », on ne doit jamais oublier que c’est le lecteur
beaucoup d’amener le client à lire ce qu’on a aimé ou
qui est le centre du dispositif, pas le libraire.
ce qu’on estime digne d’intérêt. ce n’est pas vraiment
Bref, tout ça pour dire qu’il n’est pas forcément
comme ça que ça se passe, et je suis sûr que mes
intéressant de vendre du macherot à un grand ado
confrères seront d’accord avec moi.
lecteur de Freaks’ Squeele si ça ne constitue pas pour
Bien sûr qu’il ne faut pas rater certaines œuvres
l’instant une étape dans son parcours de lecteur.
« passerelles », mais tout le monde n’a pas le besoin ou l’envie de lire de la bande dessinée à prétention littéraire, ou intellectuelle.
N.V. : c’est un fait que le lecteur est le centre du dispositif. et ce fût pour moi le plus long et le plus difficile apprentissage dans mon métier de libraire
J. : quand je parle d’œuvres dignes d’intérêt, je ne
(après peut-être le fait d’apprendre à ne pas donner tout
parle pas forcément de titres portant des ambitions
le temps l’impression d’être de mauvais poil... et là c’est
« littéraires ou intellectuelles » comme tu dis, stéph ;
pas encore gagné). au moment de débuter il y a dix ans,
mon premier but est d’élargir les horizons possibles
je ne pouvais concevoir le conseil qu’au travers de mes
des lecteurs affectionnant un registre ; j’ai vécu de
goûts personnels. J’étais encore animé de toutes mes
manière personnelle cela et j’y vois un certain
grandes prétentions de jeune universitaire. Je garde un
nombre de raisons susceptibles de me faire croire
souvenir assez précis du jour où les choses ont changé.
qu’il s’agit là d’une des priorités du métier de libraire.
J’avais conseillé un client qui cherchait une série « aussi
en 2012, un lecteur qui n’aime que le polar années 50,
réussie que Le Scorpion » de Desberg et marini. sur
les sagas de s.f., ou l’autobiographie existentialiste peut
mes conseils, il est reparti avec quelques titres que
trouver son chemin de lui-même, et se contenter même
j’appréciais mais qui ne répondaient en rien à ses
d’acquérir les nouveaux tomes de chaque série vers
attentes. il est revenu déçu et je me résignai à lui
lesquelles il se sera tourné par le passé. J’opterais pour
conseiller des séries qui ne m’emballaient pas tellement
ma part presque systématiquement pour un décloison-
mais qui pourraient, peut-être, le satisfaire. il revint
nement des genres, afin d’essayer de montrer que
comblé. il aimait tous les récits qui, selon moi, étaient
même si on ne cherche pas originellement une nouvelle
très convenus. Une relation s’est finalement installée
piste à creuser, elles existent. et bien souvent, les
avec ce client. Dès qu’une nouvelle série sortait, et que
retours obtenus sont enthousiastes : il n’y a guère que
son scénario me semblait convenu, je lui en parlais
quelques coincés qui me feront comprendre qu’ils ne
(mais pas en ces termes bien entendu). cette démarche,
sont pas là pour ça, et je respecterai évidemment leurs
qui m’avait été assez désagréable au début, s’est
choix, en les orientant alors vers des énièmes clones de
transformée en défi assez amusant. c’est au travers de
clones de clones de séries qu’ils auront déjà pu imaginer
cet exercice ludique et face à la satisfaction de ce client
mille fois, mais la plupart du temps, les clients sont
que j’ai appris à être plus à l’écoute des attentes et des
37
envies des lecteurs (et un peu moins des miennes). mais
et au risque de passer pour un doux idéaliste un peu
comme tu le dis, « si on peut, dans cette démarche,
largué, je tiens à dire que moi, savoir que « mes
placer les ouvrages qu’on a aimés, c’est encore mieux. »
clients » lisent des trucs que je trouve merdique sans
parce que j’aime conseiller des livres mais j’aime
aucune possibilité de compréhension, ça me pèse
surtout les conseiller avec passion, parce qu’ils m’ont
toujours. c’est pas du snobisme : effectivement, je
transporté.
peux tout à fait très bien m’entendre avec des clients qui viennent chercher leur 765 ème tome de Déesses
G.S. : ce n’est pas le livre, le centre du dispositif ?
ocres des étoiles, d’un point de vue commerçant.
N.V. : ahah... J’ai hésité à faire la même remarque et
trouver la manière de les convaincre « d’essayer ».
à me lancer dans ce débat... plutôt que de définir un
Une fois encore, on peut passer sa vie à prendre un
mais quelque part, je regretterais de n’avoir su/pu
« centre du dispositif » que serait le livre, le client ou
énorme panard à récidiver sur les mêmes choses ; on
le librairie, on devrait sans doute parler en terme de
peut aussi prendre un énorme panard à se laisser
« dynamique ». parce que la librairie c’est plutôt le
surprendre. chacun son truc. patchouli, quelqu’un ?
lieu où se joue une dynamique entre le livre, le lecteur et le libraire.
L.C. : et juste pour rebondir de nouveau sur cette
J. : Je suis assez d’accord avec ça, c’est pour moi une
l’élément clé de la librairie, je n’ai aucun mal à vendre
histoire de vente et de conseil, car c’est vraiment formulation plus complète que de savoir si l’on sert le
une BD dont je sais qu’elle plaira, indépendamment de
lecteur (le client), le livre (et son industrie) ou soi-
mes propres goûts. après, je sais pas du tout conseiller
même (et sa librairie).
et vendre quelque chose auquel je ne crois pas (je suis
G.S. : hé hé, le consensus s’installe sous la
que je suis très loin de la déconseiller et que je trouve
dynamique ? point de vue du sage. Disons que j’aime
que dans l’absolu c’est une bonne BD. mais je sais pas,
l’idée d’amener le lecteur au livre et non l’inverse.
mes clients décèlent quelque chose de louche quand j’en
incapable de vendre Polina, par exemple, alors même
38
Très consensuel ça comme formule aussi, d’ailleurs.
parle). Je ferais un très mauvais commercial, faut pas me demander de vendre des frigos. par contre, pour
J. : amener l’un à l’autre et/ou son contraire, c’est une
vendre des livres, ça va, je m’en sors pas trop mal. il faut
manière différente de décrire la même chose, surtout si
faire preuve d’empathie, c’est primordial, et justement
on fait un pas de côté pour se positionner ailleurs que
montrer qu’on n’est pas là pour écraser l’autre et lui
dans nos baskets. enfin je trouve...
vendre à tout prix ce qu’on a en piles (y’a la fnac pour
rien à voir avec tout ça, mais quand je vous vois tous
ça). alors même que l’on cherche à vendre ce qu’on a en
citer telle ou telle référence vers laquelle vous
piles, mais chuuut.
orientez (ou pas) vos clients, il m’arrive d’avoir le poil qui se hérisse : du coup je me dis que la notion de
N.V. : quel débat passionnant ! surtout qu’il y a
« bon bouquin », qu’on sait être toute relative, arrive
encore tant de choses à dire... le prix unique du livre (4)
même à me surprendre venant de libraires qui me
n’étant pas d’application en Belgique, je serais par
semblaient errer dans des univers complémentaires
exemple curieux de savoir si vous le considérez
mais pas si éloignés du mien.
comme salutaire.
que nenni ! c’est ça, la beauté du truc : il y a tellement de gens, tellement de livres, tellement de clients, que
J. : complètement. et en même temps, il y a beaucoup
pas une seule histoire n’est semblable. Ça sent pas le
d’arguments invalides et expéditifs derrière la planque
patchouli, ce fil de discussion, subitement, non ?
du prix unique : je crois que c’est un rempart indispen-
(4) adoptée en 1981 en france, la « loi sur le prix unique du livre », aussi appelée « loi lang » stipule que l’éditeur fixe un prix de vente public pour chaque livre qu’il édite et en fait mention en 4e de couverture. Dès lors, chaque revendeur se doit de respecter ce prix plancher dans la limite d’une remise publique maximum de 5%. en retour, le revendeur s’engage à fournir à sa clientèle l’ensemble des titres disponibles à la commande dans les catalogues des éditeurs.
sable à la dissolution totale des petites librairies, ça c’est
s’étant spécialisées de manière remarquable dans un
assez évident. après, est-ce que ça signerait leur arrêt de
secteur (manga, comics) tiennent le coup. c’est en
mort ? J’en sais rien. ce que je sais, pour avoir assisté
partie grâce à l’augmentation du passage des
aux premières loges et en direct à l’effondrement de
touristes français (et d’un commerce « frontalier »
l’industrie de la distribution du disque (j’ai hésité à
puisque les bandes dessinées sont moins chères ici)
écrire « de la musique »), c’est qu’un prix unique sur le
que l’on tient face à la « crise ». si le client belge vient
disque « nous » aurait permis de tenir bien plus long-
toujours aussi régulièrement, il a eu tendance à
temps face à la concurrence des chaînes culturelles
réduire le nombre de livres achetés, sans parler de
implantées à deux pas : le disquaire pour qui j’ai bossé
l’effondrement total de la vente de produits dérivés
s‘est vautré pour plein de raisons, comme se vautre-
(posters, figurines...). les grands éditeurs augmentent
raient plein de librairies sans ce filin de sécurité précieux.
les prix de leurs albums presque chaque année et ça
mais je crois que ça serait une erreur que de croire
pose une barrière psychologique certaine (un « tout
que c’est l’ultime filet de sécurité, même si c’en est
public » Dupuis qui dépasse la barre des 10 €, ça fait
un... il y a d’autres solutions pour se distinguer, on en
réfléchir). Du coup, les libraires spécialisés doivent proposer un plus grand nombre de services pour
a parlé plus haut.
rester dans la course. mais les services, ça prend du G.S. : ah ben c’est simple, pour nous, en tous cas : pas
temps et ça demande des investissements, et avec une
de prix unique, pas de librairie. Tu étais présent lors
marge si réduite, c’est assez compliqué. c’est un
du dernier périscopages
cercle vicieux. D’un côté, je vois bien que le prix
(5)
? l’échange entre xavier
guilbert et andré schiffrin était à ce sujet passionnant.
unique est (en partie) salutaire, d’un autre, j’ai le
J’ajoute que n’étant pas des commerçants dans l’âme,
sentiment que de baisser les tarifs permet une
le fait de ne pas avoir à trouver le juste prix pour
« démocratisation des prix » dans un marché où la
chaque ouvrage nous convient parfaitement.
bande dessinée devient un « produit de luxe ». mais
comment ça marche, chez vous ? vous avez un « prix
je sais également que ce n’est pas au libraire de
conseillé par l’éditeur » ?
rendre les livres accessibles financièrement. c’est au sein des maisons d’édition (et peut-être au sein
N.V. : en Belgique, pas de prix unique du livre donc.
du ministère de la culture) qu’il faut se poser des
nous avons un prix de vente conseillé par les éditeurs
questions sur le prix des livres.
(parfois un peu supérieur au prix français quand il y a un intermédiaire et des dépôts en Belgique). les
(Suite de l’entretien page 59)
grandes surfaces utilisent souvent la bande dessinée comme « produit d’appel » avec des réductions dépassant parfois les 30%. Difficile de lutter face à ça mais les titres concernés se limitent généralement au catalogue Dupuis-Dargaud-lombard. les librairies spécialisées ont des systèmes propres (remise sur carte de fidélité, remise directe...) et la nouveauté se vend généralement avec une remise de 20%. vous imaginez donc qu’avec une marge aussi faible, il faut faire du volume pour s’en sortir et que les librairies de taille plus réduite n’y parviennent pas. seules les librairies spécialisées bien situées (en zone touristique, de fort passage ou isolées dans une grande commune) ou (5) les rencontres périscopages de la bande dessinée d’auteur et de l’édition indépendante ont consacré 10 ans à la mise en lumière d’une bande dessinée d’expérimentation à travers notamment des expositions et des conférences. le festival a connu 10 éditions luxuriantes dont les archives sont disponibles à l’adresse : www.periscopages.org/page.php?id=175 l’échange entre xavier guilbert (rédacteur en chef du site du9.org) et andré schiffrin (fondateur des éditions The new press et auteur du célèbre ouvrage L’édition sans éditeur) eu lieu lors de la 10e et dernière édition, en 2011.
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nicoLas pinet
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terreur graphique 46
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juLien nem 54
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Vitrines Canal BD Editions originales Coups de cœur Conseil Lectures & bande dessinée Indépendance Femmes e 4 de couverture
Les LiBraires iii
(Suite de la page 39)
débat, qu’il faille tomber dans la discrimination
N.V. : c’est sûrement aussi aux éditeurs de savoir
positive, hein).
comment faire entrer les lectrices dans les librairies spécialisées BD qui restent souvent un univers très
N.V. : et puis je profite souvent du passage dans la
« masculin », non ?
librairie des compagnes qui cherchent à faire un cadeau
J. : Je suis sincèrement outré par la manière dont
entendu : « mon compagnon adore la bande dessinée
à leur cher et tendre. combien de fois je n’ai pas l’industrie, le commerce, le lectorat de la bande
mais moi je n’y connais rien. Je crois qu’il a XIII dans sa
dessinée ont complètement pourri les femmes, que ça
bibliothèque. qu’est-ce que vous conseillez ? ». alors là,
soit les auteures, ou les lectrices, par le biais de clichés
je lui montre Y le dernier homme et je lui explique que
colportés sur des décennies par des tonnes d’éditeurs.
c’est l’histoire du dernier survivant masculin dans un
Du coup, ça vient tout seul : quelque soit l’âge, l’appar-
monde de femmes. que ça pose une réflexion sur la
tenance sociale, le type de cliente, si c’est la première
place de la femme dans la société tout en étant un récit
fois que je la vois, je lui fais mon speech « il était temps
à l’efficacité « américaine » qui pourrait satisfaire le
que ça change, et ça tombe bien parce que même si la
lecteur de XIII. grâce à ce pitch (accrocheur dans le
route est encore longue, ça a déjà changé ». après,
cadre d’un cadeau d’une femme à destination de son
j’adapte en fonction, hein, je vais pas directement
compagnon), je vois bien que cette série-là sera lue,
conseiller Julie Doucet à une grand-mère qui vient à la
pour une fois, par monsieur mais également par
base pour chercher du pénélope B. pour sa fille...
madame qui s’est montrée très intriguée.
N.V. : Je suis heureux de constater que de plus en plus
J. : complètement d’accord, et c’est marrant ça, moi
de femmes passent la porte des librairies spécialisées
aussi j’ai orienté sur Y le dernier homme un bon
même si je considère que la librairie spécialisée ne fût
paquet de fois, en crachant allégrement sur XIII « qui
pas forcément le lieu du changement. J’aurais tendance
vous semble pas intéressant ? Je vous rassure, il ne
à penser que c’est dans les librairies « généralistes »,
l’est plus pour moi depuis longtemps, non plus ! », ça
dans des endroits où les romans et les bandes dessinées
mange pas de pain et ça creuse « l’engagement » :
se côtoient, qu’une partie des lectrices a pu se fami-
s’éloignant de l’horrible figure de « femme de client »,
liariser à la « neuvième chose » (comme dirait xavier
la lectrice / cliente comprend alors qu’elle n’est
guilbert). et puis parce que roger leloup a créé Yoko
pas seule dans sa fatigue à l’égard des merdasses à
Tsuno en 1970, qu’il y a eu d’un côté yslaire, gibrat et
nibards que se coltine son mari en expliquant que
lepage et d’un autre marjane satrapi et tant d’autres
« nan mais c’est pas mal foutu quand même, bébé ».
femmes auteurs. le décloisonnement s’est fait
et dans le sens inverse ? vous avez remarqué combien
progressivement (et se poursuit).
il y a dix mille fois plus de nanas venant acheter/offrir un bouquin à leur mec que l’inverse ? ne serait-ce pas
J. : c’est marrant, c’est pas vraiment à leloup ou gibrat
un peu le lourd héritage que l’on doit se cogner
que je pensais en imaginant des auteurs équilibrant un
d’éditeurs nous ayant arrosé pendant très longtemps
peu la balance… (en admettant, et c’est un tout autre
sur un axe particulièrement masculin ? n’est-ce pas à
59
nous, libraires, qu’il revient ici de tenter de faire que la
ouvrages en prise directe sur la réalité y est sans doute
situation change ? est-ce que je passe pour un féministe
pour beaucoup. les univers développés par gibrat, et
à la con en disant ça ?
surtout loisel aussi.
pour faire un autre aparté quant aux clientes dans la
J’ajoute à cela la toute dernière génération de bd issue
libraire : on a entendu dire que le « shojo », notamment,
des blogs féminin, et pour les plus jeunes La Rose
avait ramené les nanas dans les rayons de librairies
écarlate ou Les Nombrils... Bref, les raisons pour les
bandes dessinées. moi j’ai l’impression que ça a surtout
filles de venir chez nous sont nombreuses.
ramené les nanas dans les rayons des mangas, mais
nos vitrines ne présentent pas de barbares ou de
qu’à l’image de beaucoup d’amateurs de manga, leurs
femmes à poil, gilles : cela correspond à un cliché peut-
goûts ont du mal à s’ouvrir sur ce que la bande dessinée
être entretenu à 300 mètres de chez toi mais il est loin
peut leur offrir. Une lectrice de Nana lit-elle aussi aude
d’être la norme.
picault, chez vous ? les lecteurs de manga, c’est encore une autre catégorie que les lecteurs classiques, outre les
G.S. : Tiens, en parlant de norme : je constate parfois
bouquins qu’ils ont chez eux, non ? même les lecteurs
que des librairies spécialisées bande dessinée (cer-
de comics semblent parfois plus « open » à la découverte,
taines, pas toutes) alignent le même livre en vitrine, en
je trouve... (houla attention, hein, pas de véhémence de
plusieurs exemplaires (j’ai remarqué cela à Toulon mais
ma part, soyons clairs ! c’est une vraie question, au
pas seulement, et notamment des couvertures avec des
chausse-pied j’en conviens, mais quand même).
princesses galactiques à gros seins, par exemple) : marketing ? communication ? obligation contractuelle ?
G.S. : hé hé : ici, on voit certainement plus de femmes
60
que d’hommes. contrebandes, c’est presque un club de
L.C. : c’est le cas pour nous, et ce pour une raison très
rencontres pour petits commerçants célibataires dis-
simple : nous sommes affiliés canal BD, et les vitrines
donc (enfin je dis ça mais n’en parlez pas à la libraire).
sont imposées.
Déjà, elles sont certainement majoritaires à s’intéresser à la littérature jeunesse. mais elles fréquentent aussi de
G.S. : ah d’accord ! et tu trouves ça intéressant d’être
façon très assidue l’autre moitié de la librairie. ceux qui
affilié à un tel label ? ma question n’a rien d’ironique,
pensent que les femmes sont plus rétives que les
hein, j’assume mon rôle de petit scarabée qui découvre
hommes à la bande dessinée n’envisagent le médium
le monde.
qu’à travers le prisme de la BD d’aventure destinée au grand public masculin : on tourne en rond. le problème
L.C. : Disons que compte tenu de ma clientèle, ça vaut
c’est quand des linéaires de vitrines sont bardés de
vraiment le coup : beaucoup de points de remise et de
princesses galactiques à grosse poitrine, ou de winners
bonnes échéances sur des livres que je vends bien. il a
en costume cravate avec des belles carrosseries
fallu un petit moment avant de s’entendre avec les
derrière : ça ne donne pas envie d’entrer. avec ces
éditeurs (certains proposent vraiment n’importe quoi
conneries trop longtemps répétées (c’est fou le
sous prétexte qu’ils accordent des conditions), mais là,
nombre de librairies spé qui affichent la même doxa),
ça commence à bien rouler.
la plupart des femmes ont admis le fait que l’endroit
D’autant plus qu’on a vraiment notre indépendance, on
leur était hostile, réservé à des mâles mal dégrossis.
fait ce qu’on veut, libre à nous de suivre les précautions
le « spé images » est plus ouvert. il n’y a pas d’a
ou les opérations spéciales. Tu paies ta cotisation, tu fais
priori de ce type, à toi de faire ton truc. on parlait de
les vitrines, tu passes les spots de pub...
Las Rosas, il me semble l’avoir conseillé et vendu à
après, ça va pas convenir à tout le monde, mais un
plus de femmes que d’hommes. la thématique n’y est
groupement a du poids auprès des éditeurs, et ça peut
pas pour rien, bien sûr.
être très utile (en gros, chaque membre gagne entre 3 et 4 points de remise).
S.G. : À la parenthèse la clientèle est très mixte. le
ils développent aussi un système de vente sur internet,
développement des romans graphiques, ou des
mais ça j’y crois déjà moins, je le trouve mal fichu et mal
indexé. le système BDfugue est plutôt pas mal, mais je sais pas trop si la sauce prend.
J. : Je comprends bien les intérêts du système, ils sont évidents, s’ils sont bien utilisés. mais pourtant, cela me gène, j’y vois comme un truc qui contribue finalement
S.G. : Je suis aussi un membre du groupement canal
au jeu de la pensée unique, de manière soft mais tout de
BD. Je ne dirais pas que les vitrines sont imposées, mais
même...
qu’elles sont réalisées collectivement.
Du coup, là où t’aurais peut-être choisi tel bouquin pour
canal BD est aussi un moyen de ne pas être
mettre sur ce coin de table, tu vas te dire « ah oui mais
complètement isolé. outre les avantages économiques
j’ai vu que machin il vend super bien xxxx, je vais
pointés par le libraire caché, c’est un outil de réflexion
tenter le truc ». Je suis trop romantique pour faire ce
collective : le point de vue des autres est souvent
métier, probablement (bah ça tombe bien du coup...),
enrichissant, cela permet d’avancer.
mais je suis moyennement intéressé par les ventes
aujourd’hui j’ai invité pour la journée deux confrères
des autres.
affiliés de la région. on a échangé sur nos pratiques respectives, c’était très enrichissant. J’apprécie cet
N.V. : par trois fois, j’ai également envoyé un mail à
aspect communautaire, qui laisse à chacun toute son
tous les membres de canal BD pour leur parler d’un
indépendance.
titre que je défendais mais qui ne se vendait nulle part
quant au portail, il n’en est qu’à ses débuts et les
d’après la base de donnée du groupement. pour donner
choses évolueront encore ...
un exemple, il y avait Monsters de ken Dahl édité à
L.C. : c’est aussi un assez bon échantillon de la
cet éditeur fait du très bon boulot mais il est très mal
l’employé du moi, une petite structure éditoriale belge. librairie spé en france : t’en as des très bons, et t’en
représenté en france. J’ai donc fait part de cela (au
as d’autres qui sont complètement à coté de la plaque.
travers de ma chronique de Monsters) aux autres
en ça aussi c’est enrichissant (et t’en as qui râlent en
libraires, espérant attiser leur curiosité...
permanence, aussi, tiens).
et puis c’est en effet important de créer un sentiment de
mais sinon oui, les infos circulent plus rapidement, et
communauté, de ne plus se sentir « isolé » en tant que
on cherche tous à avancer dans le même sens. l’avenir
libraire. on peut vite se sentir seul en tant que libraire
de la librairie passe aussi par là, d’ailleurs, si on veut que
indépendant, surtout face aux crises. Trouver d’autres
seulement 50% d’entre nous ferment.
interlocuteurs que les éditeurs (qui sont rarement de réels « partenaires ») et les clients (qui ne sont pas là
N.V. : nous sommes également affiliés au groupement
pour écouter nos plaintes), c’est capital.
des libraires canal BD. en plus de la liberté de suivre les opérations et d’avoir un poids face aux éditeurs, cela
J. : mais c’est un métier d’individualiste, je crois ! ce
permet aussi d’avoir accès à des statistiques assez
qui fait la qualité d’un libraire, ce qui le différencie
utiles à travers une base de données commune aux
d‘une chaîne à la con, c’est cette dimension de
membres. Du coup, je peux voir que la parenthèse vend
personne, moi j’y reviens toujours : si t’as besoin de
toujours un peu plus de Walking Dead que nous (et je
conseil et que ça colle pas, que t’aimes pas le type, qu’il
me demande quel est ton secret !) mais surtout
te correspond pas, tu vas voir ailleurs, c’est pas comme
comment évolue le marché dans sa globalité (au niveau
un débit de tabac, en librairie t’a besoin (idéalement) du
des librairies spécialisées en tout cas). on peut voir où
vendeur, qu’il t’apporte ce truc en plus... solidariser
l’on se situe sur les ventes de chaque titre par rapport à
un truc, mutualiser des outils, c’est bien, mais sur la
une centaine d’autres confrères. on se rend parfois
dimension évoquée en premier point, là, je suis
compte qu’on est passé à côté d’un titre, qu’on devrait
moyennement d’accord...
jeter un œil à un livre qui semble se vendre très bien ailleurs (et de s’apercevoir parfois qu’il existe des livres
N.V. : Dans notre librairie, le dispositif qui a compté fut
« franco-français » ou « belgo-belges » et que les
de rédiger des chroniques et de les placer sur les livres.
différences culturelles sont simplement là), etc...
on répond ainsi à l’absence (criante) de « quatrième de
61
couverture » au dos des bandes dessinées. le
les bandes dessinées ont impérativement besoin d’une
« quatrième de couverture », pour les lecteurs de
quatrième de couverture mais que ce dispositif, dans le
roman, c’est quelque chose d’assez essentiel. J’explique
cadre précis de faire venir des habitué(e)s du roman à la
ça régulièrement aux éditeurs lors de réunions de
bande dessinée, peut avoir son importance.
travail mais on me répond par un « c’est très intéressant tout ça, on va y réfléchir ». soit. les chroniques
L.C. : Je ne suis pas du tout un adepte de la mise de
disposées sur les livres, je sais que ça compte pour
mots sur les BDs. Je n’aime pas ça du tout. Déjà parce
beaucoup de nos clients.
que personne ne les lit...
J. : sinon, les habitudes des petits mots personnels,
J. : ...Ben ça c’est très relatif, mon petit kiki...
c’est vachement bien, il me semble. on le faisait aussi, autre chose que des « le chef-d’œuvre du mois ! » ou
L.C. : ...et ensuite parce que j’ai suffisamment peu de
« il vous faUT le dernier Untel », des vrais speechs
clients pour pouvoir leur parler à chacun. et que ceux
avec plein de mots, afin que le lecteur un peu timide, un
qui préfèrent qu’on les laisse seuls ne s’intéressent pas
peu solitaire, pas assez habitué à nous, prenne son
non plus aux coups de cœur d’un libraire lambda. enfin
temps aussi pour découvrir là où il foutait les pieds. et
c’est ce que j’ai constaté par chez moi (j’ai fait des essais,
on brassait large : dans chaque secteur, on pouvait
tout de même, car mine de rien j’aime bien écrire). en
trouver des coups de cœur dont on faisait des « petits
revanche, j’écris des dossiers complets que je distribue.
mots », ça permettait aussi à un truc sorti il y a deux ans d’être à nouveau sur une table et de « vivre » tout seul...
J. : ...des dossiers complets que tu distribues ? Tu veux
par contre, je suis fondamentalement opposé à cette
préciser, espèce de fou ?
idée de valoriser l’importance donnée au concept
62
fumeux de 4e de couv, nico.
L.C. : Je fais des dossiers thématiques (3 ou 4 par an)
la 4e de couv, non seulement c’est moche, mais en plus
de 15 à 25 pages, que j’affiche sur ma vitrine, que
c’est comme d’écrire « la confiture bonne maman, c’est
j’envoie à toutes les bibliothèques autour de la librairie,
la meilleure confiture du monde, parce que dedans il y
et que je donne à mes bons clients et à tous ceux qui
a un sucre qui est vraiment bonnard, et des fruits qui
m’en font la demande ou qui pourraient être intéressés.
sentent bonnard aussi, et nos cuisiniers, alors, ils sont
l’année dernière j’ai fait un dossier spécial
bonnards aussi ». on s’en fout, mis à part d’aiguiller les
« indispensables primés à angoulême de ces 30
types qui ne disent pas que l’éditeur leur sert leur soupe
dernières années », ça permet de brasser assez large,
en appliquant ce genre de procédés, je ne vois pas grand
puis un dossier indispensables de l’année, et romans
monde à qui ça pourrait servir. en grande surface, ça
graphiques américains. là en début d’année j’ai
peut être utile ! en librairie, non, en tout cas beaucoup
remis le couvert sur angoulême en choisissant
moins dans mon esprit (étriqué, soit).
mes indispensables à moi parmi les nommés, et là je
la 4e de couv en tant que résumé pour présenter le livre
m’apprête à faire un dossier jeunesse puis un spécial
au libraire ? c’est le job du repré, du diffuseur
, de
(6)
l’éditeur aussi, de donner envie au libraire de « croire » en son bouquin, de savoir le présenter, le « vendre ».
asie. Bref, j’m’éclate tavu. mais c’est du boulot, ça me prend une vingtaine d’heures en moyenne entre l’écriture et la mise en page. le tirage et les enveloppes, ce sont mes
N.V. : Je comprends bien ta remarque. J’aurais dû
apprentis qui s’en chargent.
écrire « On répond ainsi à l’absence (criante) de quatrième de couverture au dos de certaines bandes
J. : mais c’est super intéressant, ça, on peut y jeter un
dessinées ». ce que j’essaie de dire ici, ce n’est pas que
œil, par curiosité ? allez vas-y fais pas ton iench.
(6) Un diffuseur représente un ou plusieurs éditeurs auprès des différents réseaux de vente de livres : librairies, grandes surfaces multimédia, hypermarchés… la diffusion peut aussi être assurée directement par certains éditeurs. armé de « représ » (représentants, commerciaux), il est chargé de présenter à ces réseaux de vente toutes les nouveautés des éditeurs.
L.C. : et sinon, pour le reste, je te rejoins. J’ai aussi le
moi c’est ça ce métier, aussi peu glamour et idéaliste
discours du « je préfère qu’ils passent un super bon
soit-ce. car il en faut, des sous, pour payer nos salaires
moment de lecture et qu’ils aient qu’une envie, de
mirobolants.
revenir et revivre ça, plutôt que juste se divertir, trouver la BD sympa, et passer à autre chose ». et les
J. : mais attends, où est-ce que t’as vu que j’écrivais ça ?
« indispensables » sont là pour ça.
quand on me pose la question de « quels bouquins tu
après, là où je suis pas trop d’accord, c’est que tu
conseilles », je donne la liste, ça veut pas dire que je me
t’aliènes une trop grande partie de la clientèle
cantonne à ça, bien évidemment. pas plus que je ne chie
potentielle. car c’est ça qu’il faut capter. pas juste être
sur le reste, à plus forte raison quand on me le
dans son coin à parler de et soutenir les livres qu’on
demande, hein.
aime avec des gens avec qui on s’entendra bien.
Je sais pas trop où t’as capté (pour le coup) que je
libraire, c’est un métier de conseil, certes, mais aussi
n’essaie d’attirer que les gens qui ont potentiellement
de service. et t’es au service de ta clientèle.
les mêmes goûts que moi : le type fan de fantastique, il m’en apprendra car moi, les trucs de chez Delcourt
J. : non mais je vois pas où est le problème, ou bien
d’après Algernon Woodcock ou des Lumières de
la différence. Tout comme je ne vois pas trop « ce que
l’Amalou, ça m’a rarement touché plus que ça. on
je n’ai pas capté », hum hum... qu’est-ce qui te
échange, on avance, mais j’ai toujours cette espèce
donne, dans mon propos, l’impression d’être
d’honnêteté (débilité ?) qui consiste à ne pas la ramener
davantage au service de ta clientèle que moi avec la
si je connais pas, ou si ça m’intéresse pas plus que ça.
mienne, par exemple ?
J’explique ça avec des pincettes, sans passer pour le
alors moi j’ai des éléments de réponse à te donner,
snob que je peux paraître quand on discute
pour préciser le périmètre d’action de ce que fût mon
ouvertement entre nous, et les gens comprennent, car
taf : 1. Je bossais dans une librairie généraliste. À titre
ils reviennent, même s’ils ont bien compris que je
d’info, quand je l’ai quittée, la librairie en question
n’avais pas la même passion qu’eux, mais que c’était pas
était la 8e ou 9e plus grosse librairie indépendante de
ça qui nous empêchait d’échanger sur la bande dessinée,
france, 30 libraires, un gros machin assez important
finalement. et on finira par se retrouver sur des trucs, je
en terme de rentrée de caillasse.
leur dit que les premiers XIII je trouvais ça chanmé,
mais 2. on était coincés entre 3 autres librairies, dont
mais que c’est devenu du foutage de gueule pour moi,
un acteur assez connu dans le milieu de la « bédé »,
on argumente, et c’est cool. et parfois ils tenteront le
qui avait plus de vingt ans d’expérience et d’ancien-
coup en partant avec Y ou je ne sais quel truc vers lequel
neté sur le bassin bisontin.
ils ne se seraient pas tournés, et ils reviennent, etc.
et voilà le 3. ces autres librairies n’en ont jamais rien eu à foutre de (pour faire court), « la nouvelle BD ». Tout
L.C. : ah ben vi, on est tout à fait d’accord (ça m’étonne
était à faire, et tout a été fait pour aller là-dedans,
pas, d’ailleurs.)
naturellement. De fait, il y avait naturellement une
Je réagissais surtout au « si t’as besoin de conseil et que
réelle complémentarité qui s’est installée, et si chacun
ça colle pas, que t’aimes pas le type, qu’il te correspond
essayait de tirer la couverture à lui en allant fouiner sur
pas, tu vas voir ailleurs » et à ce que tu nommais ton
le terrain de l’autre, eh bien ça ne lui rapportait pas
« romantisme ».
autant que les efforts fournis. Du coup, tout le monde
mais encore une fois, on est d’accord. il faut juste
restait patiemment à défendre ses « repères ».
parfois savoir aussi regarder les choses en face et voir que le c.a. compte, que c’est pas qu’une histoire de
L.C. : et t’es là aussi pour enquiller du chiffre d’affaires,
culture et de culturel et qu’il faut savoir faire de légères
c’est pas en captant uniquement les gens qui ont
concessions sans forcément remettre en cause son
potentiellement les mêmes goûts que toi (ou la même
intégrité. Tiens, moi par exemple, je serais bien inca-
vision de la bd) que tu vas t’en sortir, c’est une trop
pable de vendre des planches originales ou faire du
petite niche. il faut réussir à concilier les deux, et pour
commerce d’éditions originales ou de tirages de tête
63
(même si j’en vends un peu, mais c’est mon collègue qui
un peu le contexte de réalisation, et une œuvre moderne
s’en occupe) car j’en ai incroyablement rien à cirer, j’y
sera mieux comprise si on en connaît les référents
crois pas en ces machins, ça me fait pas bander du tout.
historiques. Je suis plus méfiant sur les tirages de luxe où tout
S.G. : eh bien voilà, j’ai l’impression au final qu’on a
n’est pas intéressant loin de là, et j’évite le marché de
tous (ou tous eu !) une manière assez proche de
l’édition originale moderne qui est très malsain,
travailler : à l’écoute et dans le respect du lecteur,
tenue par des spéculateurs à la petite semaine qui
conscients que pour qu’il continue à nous faire
œuvrent sur internet.
confiance il faut l’avoir correctement conseillé, que ce soit indistinctement à base de tome 1 ou de one-shot.
L.C. : oui, c’était juste un aparté pour souligner le fait
comme le soulignait Junior, la meilleure démarche
que gueuler, c’est bien, c’est nécessaire, et beaucoup se
commerciale est la satisfaction du lecteur !
battent pour les remises, mais qu’il faut aussi savoir être raisonnable et ne pas appliquer la règle bête de : si j’ai
G.S. : c’est pas le slogan de carrefour, ça ? (ok, je sors.)
pas 38 %, je bosse pas avec cet éditeur parce que ça vaut plus le coup et que y’a que la marge qui compte. surtout
L.C. : et inversement, je ne supporte pas ceux (et y’en
que là, il ne s’agissait pas d’une baisse par un diffuseur
a un notamment au sein du groupement) qui ne parlent
mais bien d’un changement de diffuseur et donc de
que chiffres et qui vont te dire qu’ils préfèrent ne pas
conditions générales de ventes.
bosser avec les éditions cornélius car sa remise passe de 39,5 à 38. c’est débile. il faut savoir se battre,
S.G. : J’enchaîne avec une question : lisez-vous
mais savoir aussi pour quoi on se bat.
beaucoup ? si vous êtes plusieurs, vous répartissezvous les nouveautés ?
64
S.G. : pour parler des remises, je ne sais pas si cette
moi j’habite à une heure de train de la librairie, du coup
cuisine interne a sa place ici.
j’essaie, quand je ne discute pas avec vous, de lire un livre
s’inquiéter des remises ce n’est pas forcément être
le matin et un le soir, plus un peu le week end, ce qui ne me permet guère de dépasser la dizaine par semaine.
obnubilé par les chiffres. te piquer 1,5 points
on est 4 libraires donc on se répartit un peu les titres,
sans réagir, comment empêcheras-tu tous les autres
mais dès qu’un titre attire sérieusement l’attention de
si tu laisses un distributeur
(7)
de faire pareil à terme ?
l’un de nous, les autres l’essayent aussi bien sûr. le
voila aussi un exemple d’utilité du groupement.
dernier exemple est Kililana song qu’on a lu et aimé
pour ce qui est des tirages de luxe, des planches ou des
tous les 4. les ventes s’en ressentent bien entendu.
éditions originales : moi j’adore ça ! Depuis ma plus
mais même à 4, on ne lit pas tout ! et vous ?
tendre enfance, bon les tirages de luxe n’existaient pas mais aussi loin que je me rappelle, j’ai toujours été en
L.C. : J’essaie de lire tout ce qui sort (enfin tous les
quête de vieilles BD : leur papier jauni, leurs couleurs
tomes 1), puis je dis aux apprentis quoi lire de leur coté.
chaudes... en arrivant à la parenthèse la première
Ça doit représenter une quarantaine de BD par
chose que je réalisais fut d’ailleurs un rayon « occasions
semaine, à peu près (vu qu’on fait manga/comics/BD
et collection » pour pouvoir être entouré toute la
franco-Belge).
journée de saintes reliques !
et y’a des moments où j’en ai marre et où je me sèvre.
et puis j’aime bien l’idée que pour savoir où on va, il faut
Typiquement l’été (je refuse de lire une seule BD) et en
savoir d’où on vient. c’est comme en musique, une
Décembre. surtout que bon, moi, à coté je suis aussi un
vieillerie sera toujours mieux appréciée si on en connaît
gros lecteur de romans...
(7) Un distributeur est une structure visant à distribuer les livres des maisons d’édition. le distributeur assume les tâches logistiques liées à la circulation physique du livre (stockage, transport) et à la gestion des flux financiers qui en sont la contrepartie : traitement des commandes et des retours, facturation et recouvrement. la diffusion et la distribution coexistent parfois au sein d’une même structure.
N.V. : l’équipe de notre librairie est composée de cinq
découvertes. là également, on peut parler de
personnes. les centres d’intérêt de chacun en matière
dynamique entre le libraire et le client. À plusieurs
de bande dessinée diffèrent assez nettement de ceux des
reprises, des clients m’ont vanté les qualités de titres
autres membres de l’équipe. À cinq, nous couvrons
que je n’avais pas pris la peine de lire. c’est assez
donc presque l’ensemble de la production, du manga
agréable d’échanger parfois sa place avec ceux que l’on
aux comics, des ouvrages « alternatifs » aux albums
conseille d’habitude et d’écouter le client défendre, avec
« tous publics ». la répartition des lectures se fait donc
ferveur, un titre auprès de vous !
de manière assez naturelle. il est assez rare qu’un album soit lu par les cinq membres de l’équipe. cependant,
J. : J’ai quelques observations à vous faire, qui feront
lorsque l’un d’entre nous se montre particulièrement
office de point final avant la suite de la conversation,
enthousiaste pour un titre, les collègues se montrent
qui fera l’objet d'un ouvrage de neuf volumes de huit
curieux et le lisent à leur tour. pour ma part, je dois lire
cent pages à venir chez 6 pieds sous terre, en 2043 :
entre 10 et 20 albums par semaine en fonction de
nous avons étés ici souvent sentencieux, définitifs,
l’actualité et de ma motivation (on sature parfois). De
expéditifs (nous sommes des gros cons de libraires,
façon assez évidente, les premiers tomes de série
ha ha) ; nous avons à peine soulevé de belles pistes :
passent en priorité puisque c’est sur ces nouveaux titres
l’importance du fonds dans une librairie (en
que les clients nous demanderont généralement notre
opposition aux nouveautés, merde, un bon fonds,
avis. on nous demande rarement nos impressions de
c’est quand même ce qui caractérise une bonne lib,
lecture sur le dixième tome d’une série (sauf lorsque
nan ?) ; j’ai d'autres observations sous le coude mais
que ce volume marque le début d’une reprise par de
je pense que tout le monde dort depuis un moment ?
nouveaux auteurs). Je me consacre principalement à la lecture des titres américains et des ouvrages Propos recueillis par June entre mars et avril 2012
indépendants tout en lisant, comme mes collègues, quelques titres en dehors de ce qui m’aurait « naturellement » attiré en tant que lecteur. si mes collègues m’ont fait découvrir de bien belles choses dans leur « domaine » de prédilection, c’est aussi souvent grâce aux clients que je fais de belles
La version intégrale de l’entretien sera disponible prochainement sur le site des éditions 6 Pieds sous terre
C’est compliqué et évidemment frustrant d’attaquer un échange entre « collègues » : on a conscience de parler avec l’horrible vocable des pros que personne n’aura envie de suivre, espérons que personne ne nous en tiendra rigueur... Il aurait fallu, avec des types aussi bavards, avoir trois fois plus de place pour rentrer dans le détail, pour aborder davantage de points intéressants à nos yeux. Ce sera pour une autre fois : on évoquera l’importance de bien différencier le fond des nouveautés (c’est aussi la différence entre un « magasin de livres » et une librairie...), on pourrait également approcher l’inquiétude palpable des auteurs à l’égard des éditeurs (voir les différents sujets de crispation de ces derniers mois), etc. Autant de sujets pas forcément toujours évocateurs de choses intéressantes pour le lecteur (lambda ou curieux, exigeant ou débutant), mais qui touchent directement à cette grosse machine de l’édition dont nous avons l’impression d’être un petit rouage pas toujours relié aux autres... June
65
Benoît préteseiLLe 66
67
68
69
giLLes rochier 70
71
matthias Lhemann & nicoLas moog 72
73
74
75
nicoLas andrĂŠ 76
77
amBre 78
79
80
Au centre des préoccupations de ce Jade nouveau, qui passe nonchalamment la cinquantaine de numéros -au bout de vingt ans, quand même-, nous nous penchons sur une thématique certainement en phase avec cette maturité. Si les premiers pas des auteurs peuvent parfois s’embourber « Dans Tintin au Tibet, dans l’hommage à leurs Haddock fait un rêve maîtres, frontalement ou embrouillé à propos du même en creux, il leur professeur Tournesol et faudra savoir prendre de parapluies. Cette une certaine distance pour s’en courte séquence, absolument parfaite, a eu sur moi un défaire au mieux, tuer le père si impact considérable dont on peut trouver des réminisnécessaire, mais surtout les idencences manifestes dans Des chiens, de l’eau et big tifier pour enfin les digérer. ce questions. » Si elles sont manifestes pour Anders Nilsen, Jade 166U installe Nicolas elles ne le devinrent pour moi qu’après avoir recueilli cette verstappen dans le fauteuil du déclaration tant son univers me semblait éloigné de celui rédacteur en chef. Acteur de la d’Hergé. Cette confidence, bien qu’elle nous offre un nouvel librairie Multi bD, à bruxelles, coéclairage sur l’œuvre de l’auteur américain, nous plonge en animateur de Radio Grandpapier réalité au cœur d’un mystère commun à la plupart des (sur Radio campus bruxelles) et artistes mais aussi propre à chacun d’eux ; celui des créateur d’un fanzine pointu et influences. Réunissant des voix issues des quatre coins du passionnant, XeroXed, dédié à monde, j’espérais secrètement que nous parvenions à saisir la critique et l’analyse de travaux non pas le début d’une réponse mais bien la beauté de la d’auteurs, principalement amériquestion. Je ne fus pas déçu. Le thème de l’influence aura cains ; « Jade is in good hands » bel et bien été celui... de l’inspiration. Et puis il y a le comme on dirait chez eux.
Le Jeu Des inFLuences
talent. Des plus manifestes !
Nicolas Verstappen
c o u v e rt u r e s MATTHIAS LEHMANN U1 ■ ORIANE LASSUS U2 ■ FRANÇOIS DE JONGE U3 ■ ISAAc wENS U4 ■ pag e s
MATTHIAS LEHMANN & NIcOLAS MOOG 2 ■ cHRISTOpH MUELLER 6 ■ JASON 14 ■ AMbRE 16 ■ ISAAc wENS 20 ■ DEbbIE DREcHSLER 22 ■ pAScAL MATTHEy 26 ■ SIMON ROUSSIN 34 ■ wILLIAM HENNE 36 ■ kAN TAkAHAMA 42 ■ TERREUR GRApHIqUE 44 ■ FAbcARO 48 ■ MATTT kONTURE 50 ■ AIDAN kOcH 59 ■ RUppERT & MULOT 62 ■ bORIS MIRROIR 64 ■ bENOîT pRETESEILLE 66 ■ JAMES 70 ■ JULIEN NEM 72 ■
e n t r e t i e n s cHARLES bURNS (illustration de JEFFREy bROwN) 8 ■ MATTHIEU bONHOMME, GwEN DE bONNEvAL et FAbIEN vEHLMANN 51 ■ texte
TINTIN (bAck) IN AMERIcA (illustration de kEvIN HUIzENGA) 27 ■
JADE 166U • Novembre 2013 • Édité par 6 Pieds sous terre • 11 rue de la Gare 34430 St-Jean de Védas - France Rédaction : Nicolas Verstappen, Jean-Philippe Garçon, Juliette Salique • 6pieds@pastis.org - www.pastis.org/6piedssousterre Nous remerçions vivement pour leur participation à ce numéro : Charles Papier (lettrage), Nicolas Drolc et Nicolas Moog (traduction), Jeffrey Brown et Kevin Huizenga (illustrations), Jippi éditions (scans Jason) et tous les auteurs présents dans ce numéro. La participation à Jade est bénévole. Tous droits réservés • ISBN 978-2-35212-104-6 • ISSN 1769-2253 • Dépôt Légal à parution Imprimé en Espagne par Inom, en octobre 2013 Logos et design de la revue conçus par Boris Mirroir Publié avec le concours de la Région Languedoc-Roussillon
1
matthias Lehmann & nicoLas moog 2
3
4
5
christoph mueLLer 6
7
poLLinisation Un entretien avec croisée Charles Burns Il faut nourrir le monstre si l’on ne veut pas qu’il nous dévore. Et celui de charles burns a l’appétit vorace. Après dix années passées à alimenter les pages de son monumental Black Hole, l’auteur s’en retourne à la photographie pour y puiser de roboratives ressources. Dans son atelier aux allures de chambre noire, charles burns associe ses instantanés entre eux puis aux souvenirs encore vibrants d’une époque révolue. À la pointe de son scalpel et par injections successives d’images non filtrées de son subconscient, une nouvelle créature prend bientôt forme. Ramenée à la vie dans les ruines d’une Île Noire fantasmée, elle se nommera Toxic. 8
Nicolas Verstappen : La quatrième de couver-
que mon univers ressemble au sien, je désire
ture de votre album Blood Club publié par
simplement qu’il attise l’imagination de la
Kitchen Sink Press en 1992 offre un bel
même manière. » En réalisant cette lugubre
hommage à celles des anciennes éditions des
quatrième de couverture pour Blood Club,
albums de Tintin. Vous reprenez le dessin
était-ce aussi pour vous une façon détournée
composé des divers personnages ou objets
de saluer ce monde vivant et coloré ?
tirés de l’univers d’Hergé pour en fournir
Charles Burns : James kochalka fait une bonne
une version sombre où tout est plongé dans
description du travail d’Hergé en utilisant les mots
une nuit noire. Le Capitaine Haddock (et sa
« vivant et coloré » et c’est en effet ce que j’ai essayé
bouteille de Whisky) s’y trouve remplacé par
de faire transparaître dans mon hommage au dos
votre personnage de M. Pinkster (1), les Dupont
de Blood Club. Enfant, j’ai passé des heures
et Dupond deviennent un couple effrayé et
innombrables à admirer le dos des albums de Tintin.
ainsi de suite. Le dos de ces anciens albums de
Je laissais voguer mon imagination au fil des
Tintin témoigne bien de ce que James
nombreux personnages, lieux et objets que je ne
Kochalka me signala dans un entretien :
connaissais pas encore car il n’y avait que six albums
« Lorsque j’essaie de façonner un petit
de Tintin disponibles aux États-Unis à l’époque.
monde pour y faire exister mes personnages,
J’étais prêt à tout pour me procurer un exemplaire de
je pense souvent à la façon dont Hergé
L’Île Noire car ce château éloigné aux contours
assemble son petit univers. Je désire créer un
indistincts m’apparaissait comme profondément
monde vivant et coloré comme son monde
mystérieux. c’était une image d’une grande puissance
peut sembler vivant et coloré. Je ne veux pas
d’évocation. Lorsque je l’ai lu à la fin de mon
(1) M. pinkster est le voisin alcoolique de la famille de big baby.
adolescence, le récit n’est hélas pas parvenu à
de se passer ! » Avez-vous partagé ce sentiment
satisfaire toutes les attentes que j’y avais projetées
durant votre enfance ?
même si l’ouvrage reste un très bon livre. J’essaie
Durant mon enfance, j’étais à la recherche constante
peut-être de créer dans mon propre travail ce monde
de bandes dessinées intéressantes et fortes mais il
obscur et mystérieux que j’ai entraperçu dans cette
était relativement difficile d’en trouver. J’éprouve
petite image. J’essaie du moins d’écrire des histoires
encore une certaine satisfaction à la lecture des
qui ont cette atmosphère riche et prenante. Les
Aventures de Tintin datant de la période centrale de
miennes sont juste un peu plus sombres.
la carrière d’Hergé et ce sans avoir le sentiment d’être
Dans d’autres illustrations (2), vous faites réfé-
impossible de relire aujourd’hui les bandes dessinées
sous le coup de la nostalgie. Il me serait par contre rence à des éléments de L’Étoile mystérieuse.
mainstream américaines de ma jeunesse. Je pourrais
Avec les étranges transformations qui y sont
encore y jeter un coup d’œil amusé mais rien de plus.
dépeintes -un ver devient un papillon, des
pour répondre à votre question, je pense que la
champignons grandissent de façon dispro-
découverte de la bande dessinée alternative -et des
portionnée, une araignée acquiert une taille
albums de Robert crumb en particulier- fut pour moi
effrayante et l’asphalte fond de manière
une expérience marquante. J’ai eu le sentiment que
inexpliquée-, ce récit partage avec votre
ses albums étaient ceux que j’attendais depuis
univers le concept de mutation qui hante
toujours. Les bandes dessinées de crumb possédaient
votre travail. Est-ce également un album des
une richesse qui vous faisait plonger entièrement
Aventures de Tintin qui vous a marqué étant
dans son monde, un monde qui semblait vaguement
enfant ?
familier mais étrangement sinistre et... adulte. cet
Il est vrai que L’Étoile mystérieuse est un album dont
univers adulte n’était pas feint mais bien réel. Il était
les thèmes semblent étroitement liés à ceux de mon
le fruit d’un esprit pleinement mature qui n’éprouvait
œuvre. Je ne l’ai cependant lu qu’assez tardivement,
aucun intérêt à infantiliser ses lecteurs.
dans une version anglaise importée au début des années 70. J’aurais préféré vous répondre que je
Votre rencontre avec l’art photographique
l’avais découvert bien plus tôt et qu’il avait eu un réel
semble aussi avoir eu un impact considérable
impact sur mon imaginaire... Il est vrai cependant
dans votre œuvre. Drawn & Quarterly a publié
que j’ai été fasciné durant toute mon enfance par la
en 2007 un recueil de vos propres photo-
représentation de ce champignon géant tacheté de
graphies sous le titre de One Eye. Deux clichés
rouge à l’arrière des albums de Tintin. cette image
présentés dans la page titre de cet ouvrage
m’a peut-être marquée au point de ressurgir
(un cœur sculpté dans de la viande hachée et un bras ouvert par une lame de rasoir) appa-
aujourd’hui dans mon album Toxic.
raissent dans votre album Toxic de même que Vous avez écrit que Big Baby était un « écho (3)
les photographies Night Flight (une main
Dans
tenant des pilules) et Methodical Drinking
l’histoire courte baptisée Teen Plague, vous
(un calendrier dessiné à la main). Est-ce que
abstrait de [votre] propre enfance. »
nous proposez un récit où Big Baby ne
votre travail photographique est une manière
distingue plus la frontière qui sépare la
de nourrir votre œuvre dessinée (et ce après
réalité et la fiction des bandes dessinées
la longue période passée sur la conception de
d’horreur dans lesquelles il se plonge. Il
Black Hole entre 1995 et 2005) ?
déclare d’ailleurs à un moment : « Ce comics…
vous semblez étudier mon travail de manière
c’est très important ! C’est ce qui est en train
approfondie. Il est assez rare que l’on évoque mes
(2) Les couvertures de Permagel et de Toxic en témoignent. (3) Dans le dossier présenté à la fin de Big Baby publié par Fantagraphics en 2000.
9
10
photographies... Les premiers clichés que vous
Dans l’ouvrage In the Studio, vous signalez
mentionnez (le cœur de chair, etc...) sont des
que votre roman-photo The Cat Woman
polaroïds Sx-70 que j’ai pris à la fin des années 70 et
Returns vous a poussé à « organiser et
au début des années 80, à la période exacte dans
structurer la narration de manière plus
laquelle se développe le récit de Toxic. Ils sont
approfondie que [vous ne l’aviez] fait jusque-
représentatifs du genre d’images que je photo-
là. »
graphiais à l’époque. Toxic reflète d’ailleurs plus
vous avez tiré de cette expérience ?
(4)
Pourriez-vous nous expliquer ce que
particulièrement cette période de ma vie. pour en
Les bandes dessinées que j’ai réalisées avant The Cat
revenir à votre question, je crois qu’il y avait
Woman Returns mettaient l’accent sur le graphisme
probablement un besoin de me nourrir après Black
bien plus que sur l’écriture. Je travaillais à l’époque
Hole au travers de ma démarche photographique. J’ai
sur de nombreuses histoires courtes et autonomes
toujours porté un grand intérêt à la photographie
mais je ne parvenais pas à me lancer dans des récits
mais je n’en avais plus fait depuis plusieurs années.
plus longs. Le récit de mon roman-photo était
Des appareils digitaux de grande précision étant
réellement des plus basiques mais, comme je devais
accessibles, j’ai pris des clichés de
sortir de chez moi pour organiser des
manière régulière alors que je terminais
séances photo, il me fallait malgré tout
Black Hole. Les photos reprises dans
planifier l’histoire à l’avance. Je ne
One Eye sont le fruit d’un journal
pouvais donc pas me permettre de rester
photographique tenu durant plusieurs
assis devant ma table à dessin pour
mois. Je m’étais fixé comme contrainte
laisser la narration venir d’elle-même.
d’associer chaque jour deux clichés.
Avec une idée précise de mon sujet, je
Grâce à cette démarche, j’obtins parfois
prenais un grand nombre de clichés que
des résultats inattendus. D’autre part,
je recadrais et disposais sur une page
ce journal est aussi un reflet de mon
ultérieurement.
quotidien comme les pilules que je tiens
permis de m’éloigner de la notion de
dessiné rapidement à la main pour noter mon emploi du temps. Je tente de
processus
m’a
dessin et de penser en termes de rythme,
dans ma main avant d’embarquer dans un vol pour paris ou le calendrier
ce
MESc, pHILADELpHIA, 2004, ExTRAIT DE « ONE EyE », DRAwN & qUARTERLy, 2007
mettre de moi-même dans chacune de
de découpage et de dialogue. Je n’ai jamais retenté l’expérience du roman-photo car le résultat me semble toujours un peu bancal. À l’époque, je
mes œuvres et cela autant que possible. J’y injecte des
cherchais principalement à imiter cette production
images non filtrées de mon subconscient sans
de piètre qualité, cette imagerie mélodramatique que
pouvoir expliquer de manière rationnelle la raison de
l’on trouvait dans les roman-photos italiens et
ce choix en dehors du fait qu’elles me semblent
mexicains.
authentiques et possèdent un réel impact à mes yeux. (5)
Je me suis aperçu que les calendriers dessinés à la
Dans un autoportrait daté de 1992
main dans Toxic ressemblent à ceux que les
vous représentez dans une chambre noire.
prisonniers créent dans leur cellule. On y note la
Dessin et photographie semblent être liés l’un
durée de sa peine. cette image me semblait refléter
à l’autre. Est-ce que votre travail d’encrage
, vous
exactement l’état d’esprit de mon personnage de
contrasté et celui du développement d’un
Toxic… Je suppose que l’on peut ainsi considérer qu’il
négatif dans un bac révélateur sont pour vous
existe une sorte de « pollinisation croisée » dans
des procédés identiques ? Ou sont-ils
l’ensemble de mon œuvre.
complémentaires ?
(4) In the Studio : Visits with Contemporary Cartoonists, ouvrage dirigé par Todd Hignite, yale University press, 2006. The Cat Woman Returns est un roman-photo conçu en 1979. (5) Ibid., p. 104.
11
cHARLES bURNS RENDANT HOMMAGE À TINTIN vu par JEFFREy bROwN, 2013
cet autoportrait me représente dans mon atelier
cela m’a aidé au cours de diverses expérimentations
plutôt que dans une chambre noire (même si cette
car je pouvais envisager différentes options et me
chambre est noire...). Je crois que le seul lien entre
permettre de nombreuses erreurs sans avoir le
mon travail photographique et les bandes dessinées
sentiment de perdre mon temps.
réside dans les sujets abordés. La photographie m’a aussi permis d’améliorer mes compositions. En
On retrouve dans Toxic de très nombreuses
regardant au travers du viseur d’un appareil reflex
références aux photographies de type polaroïd.
mono-objectif, j’ai pu en effet apprendre à composer
Ce procédé est proche de vos thématiques
des images dans un format rectangulaire standard.
puisqu’il est associé à la mortalité (le cliché
est unique et ne peut être retiré s’il est
uniques. Elles s’atténuent avec le temps et je préfère
détruit), à l’érotisme (de nombreuses photo-
l’aspect plastifié et brillant de ces photographies
graphies érotiques sont prises en polaroïd car
lorsqu’elles viennent d’être prises. En ce qui concerne
le développement ne doit pas être confié à une
les livres, je fais partie d’une génération d’auteurs qui
tierce personne) et à la mutation (l’image et
ressent une émotion particulière au contact du papier
les couleurs apparaissent d’elles-mêmes).
bon marché sur lequel les comics américains étaient
Le polaroïd m’intéresse pour toutes les raisons que
imprimés. ce papier vieillit en effet au point de
vous avez citées. Le tout premier appareil Sx-70 et
devenir presque orange. Il a aussi une odeur
son film étaient véritablement fabuleux. Il y avait une
particulière qui amplifie le plaisir de la lecture... Ah !
qualité unique dans les couleurs profondes et
c’est étrange de penser que je n’éprouve plus aucun
saturées qui en résultait. cette préciosité ne
intérêt à relire la plupart des albums que j’ai
s’obtenait avec aucun autre appareil.
découvert enfant lorsqu’ils sont magnifiquement
Il y avait aussi un sentiment de produire un original
réimprimés sur un papier blanc immaculé. Il y a
lorsque l’on photographiait avec un appareil
toujours quelque chose qui cloche à mes yeux...
polaroïd. vous pouviez aussi presser ou manipuler l’émulsion avant que l’image ne soit entièrement
12
Dans Toxic, un personnage est fasciné par
fixée. On retrouve d’ailleurs ce
l’apparition des couleurs sur
procédé dans le travail de Lucas
un polaroïd. Vos lecteurs le
Samaras qui est mentionné dans
sont tout autant en découvrant
Toxic. Il obtenait de superbes
vos premiers albums en
résultats. Je ne pourrais pas
couleurs. Dans un entretien
prétendre au même succès…
avec James Sturm, il me
Et puis, oui, il y a eu de nombreuses
parlait de son expérience
occasions durant lesquelles je me
dans ce domaine en ces
suis persuadé que les photos
termes : « Je travaille pour le
érotiques que je prenais de mes
moment sur un album entiè-
compagnes étaient artistiques…
rement en couleurs où les
En fait, ce sont mes compagnes
cases sont de petits squelettes
que je persuadais en leur disant
conçus pour porter une
que c’était « de l’Art ! »…
« chair colorée. » (7) Avez-vous
La photographe Maïté Renson
TOxIc, cOUvERTURE, ÉDITIONS cORNÉLIUS, 2010
m’a aussi signalé que les
aussi envisagé la couleur comme la « chair » de votre album ?
polaroïds étaient également appréciés car ils
Son analogie est très intéressante. La raison première
jaunissaient rapidement. Ils sont donc en
de l’utilisation de la couleur était de rendre la tonalité
perpétuelle mutation. Dans In the Studio,
particulière des albums de Tintin que j’ai lus durant
vous signalez d’ailleurs que votre ouvrage
mon enfance. À l’évidence, le résultat est loin de
Weird Women Coloring Book « vieillissait bien :
correspondre à l’univers d’Hergé... Je désirais écrire
(6)
une histoire où les éléments de couleur faisaient partie
Prenez-vous aussi plaisir à voir s’altérer le
intégrante de la narration. En d’autres termes, sans la
papier photographique ?
couleur, les lecteurs perdraient une part importante
J’apprécie le polaroïd pour ses couleurs riches et
de l’histoire que je tente de leur livrer. plutôt que
son papier est devenu presque orange. »
(6) Weird Women Coloring Book est un livre de coloriage publié par charles burns en 1975 et imprimé sur le papier journal « le moins cher et de la plus mauvaise qualité » qu’il put trouver. Ibid., p. 109. (7) In : XeroXed #16 : James Sturm & Rich Tommaso, avril 2009, p. 7.
d’offrir une version colorisée de mon travail en noir et
de talentueux graphistes lorsque je leur vole des idées
blanc, je tente d’utiliser la couleur comme un vecteur
(je le fais encore et encore). J’ai cependant choisi le
d’information qui ne serait pas disponible dans un
format et le dos rouge des albums par moi-même. Je
ouvrage en noir et blanc (« Hmmm… j’ai déjà vu ce
tenais à nouveau à reproduire un aspect des
couvre-lit rose quelque part »).
anciennes éditions des Aventures de Tintin que j’apprécie tant. pour le reste, Fantagraphics a en effet
La plupart de vos albums ont un format plus
copié la maquette imaginée par les éditions cornélius
grand que celui communément associé aux
lorsque que mes albums furent publiés dans une
romans graphiques. Est-ce lié à une influence
version souple.
de la lecture d’albums franco-belges ? Au besoin d’un espace plus conséquent pour la
Vous en revenez une nouvelle fois à
composition et la respiration de vos planches ?
l’influence d’Hergé sur votre œuvre... Avez-
Le format que j’utilise dépend des spécificités de
vous le sentiment que Toxic vous permette
chaque livre. Si Black Hole est un récit assez long, le
d’aborder frontalement cette influence afin,
format des pages est relativement petit, bien plus
peut-être, de parvenir à vous en défaire ?
petit que celui des pages de comics que je lisais
Est-ce que je tente d’exorciser mes démons ? Je
enfant. J’ai opté pour ce format car il me semblait
l’ignore. Je n’ai pas pour intention de canaliser
correspondre au long récit que je voulais raconter ; le
l’influence d’autres artistes ou de les expurger de mon
livre n’est ni trop large ni trop lourd et il ne faut donc
système. Je permets simplement à leur écriture ou à
pas se débattre pour parvenir à s’asseoir et le lire.
leur style de s’infiltrer au fond de ma tête et de
pour Toxic et mes recueils de récits plus anciens, j’ai
participer à une partie du récit. par exemple, je lisais
de fait été influencé par le format franco-belge. ce
beaucoup de textes de william burroughs à l’époque
dernier ne s’est jamais implanté aux États-Unis mais
décrite dans Toxic et cela prenait donc un sens
il m’a toujours plu. Avec Toxic, j’utilise d’ailleurs le
particulier que le personnage principal s’essaie à (8)
principe franco-belge de série car le récit complet se
l’écriture en « cut-up »
déclinera sur plusieurs tomes.
un procédé amusant et naïf que j’aurais aussi
La maquette de vos ouvrages publiés dans la
repensant). Dans La Ruche (ndr : le second tome de
Charles Burns Library chez Fantagraphics
Toxic), ce seront les comics de romance américains
est identique à celle des éditions françaises de
qui joueront un rôle plus proéminent. c’est une autre
Cornélius. Certains éléments -comme le dos
influence qui me semblait bien s’intégrer au récit.
lancée par burroughs. c’est
pratiqué à son âge (ce que j’ai d’ailleurs fait en y
rouge, le format, la qualité du papier utilisé en couverture- me font penser que c’est la version française qui a influencé la version américaine (et non l’inverse)... Je connaissais les ouvrages publiés par cornélius
[Entretien réalisé durant l’été 2010 via courrier électronique par Nicolas Verstappen et publié en septembre 2010 dans le fanzine xeroxed #17 :
bien avant de travailler avec eux. La qualité de leurs
xeroxed burns, tiré à 50 exemplaires pour le
livres et du choix des auteurs présents dans leur
compte de la librairie Multi BD et de la revue Hey !
catalogue sont les raisons qui m’ont rendu si heureux
Cet entretien, révisé pour sa présente édition,
d’intégrer leur petit groupe d’artistes (on pourrait
fut envisagé comme un « prolongement »
croire que j’ai rejoint une association de boy
à celui mené par Xavier Guilbert,
scouts...). J’admets bien volontiers mes emprunts à
en 2008, pour le site du9.]
(8) Le cut-up consiste au réarrangement aléatoire d’un texte à partir de fragments extraits du texte original ou de sources extérieures (romans, articles, poèmes).
13
Jason 14
15
ambre 16
17
18
19
isaac wens
20
21
Debbie DrechsLer 22
23
24
25
pascaL matthey 26
tintin (back) par in america Nicolas Verstappen Depuis les années 70, la bande dessinée de super-héros s’est montrée friande d’univers uchroniques où elle peut décliner à sa guise d’innombrables versions de son panthéon herculéen. Dans le même temps, toujours dans ce vaste monde parallèle qu’est le continent nord-américain, un Tintin « alternatif » semble avoir acquis une existence propre, devenant l’une des influences majeures des grands noms de la bande dessinée underground. Au travers des regards de charles burns (voir entretien en page 8), d’Anders Nilsen, de Jason Lutes, de chris ware ou encore de James kochalka, les traits pourtant emblématiques du jeune reporter s’assemblent pour nous dévoiler un visage moins familier. À moins que, dégagé de sa figure d’autorité ou d’institution, ce visage ne retrouve tout simplement la clarté de ses lignes.
27
« Il nous semblait possible d’aimer lire de
À ce besoin tout juvénile de s’opposer aux
bons vieux albums à papa, tout en s’intéressant à ce
« Anciens » -et à un patrimoine national qui fut si
que le milieu indépendant faisait de meilleur »
imposant qu’il en devint presque étouffant pour
déclare Fabien vehlmann dans l’entretien croisé
plusieurs générations d’auteurs belges- se juxtaposa
présenté en page 51. Durant de nombreuses années, il
naturellement celui de s’orienter vers des lectures qui
m’aura cependant semblé inconcevable de souscrire à
resteraient impénétrables à nos aînés. Le raz-de-
cette idée. À l’aube de mon adolescence, il me fallut
marée nippon et les publications françaises des
« tuer le père » et brûler le contenu de la bibliothèque
comics Marvel par les éditions Lug déferleront à
familiale en commençant par les vieux albums toilés
point nommé pour remplir cet office. Il en était
de Tintin auxquels d’innombrables lectures avaient
comme dans cette déclaration de chris ware
donné l’aspect d’incunables. Alimenté par des
avait découvert enfant les récits de Tintin : « [cette
(1)
qui
jugements moraux incendiaires tenus à l’encontre
bande dessinée] me semblait présentée comme
d’Hergé et dont il m’était alors difficile d’apprécier la
quelque chose qui était ‘bon pour moi’, comme des
validité, cet autodafé tout symbolique conserva
céréales non sucrées au petit-déjeuner, ce qui m’a
longtemps de son incandescence.
conduit à l’éviter et à lui préférer le genre un peu
(1) In : « Echanges avec Chris Ware » sur le site klare Lijn International, internet, 8 mars 2010. klarelijninternational.midiblogs.com/archive/2010/03/06/echanges-avec-chris-ware.html
28
voyou des comics de superhéros. » Au début des
l’éditeur américain de Tintin lui avait envoyé des
années 90, l’auteur de Jimmy Corrigan reviendra
copies de presse des albums. Mon père me donna Le
cependant à Hergé et à son œuvre à laquelle il songe,
Trésor de Rackham le Rouge. Je l’ai dévoré mais je
avec celles d’Ernie bushmiller, de charles burns, de
me suis plaint du fait qu’il s’agissait de la seconde
Ray Gotto, d’Hokusai et de Joost Swarte (2), lorsqu’il
partie d’un récit qui en comportait deux. Il est monté
s’attèle à créer son style délibérément obsolète (tel
et est redescendu avec la première partie ainsi que
qu’il le définit lui-même). Mon propre retour à
Le Sceptre d’Ottokar, Le crabe aux pinces d’or et
l’œuvre d’Hergé sera quant à lui retardé par mon
deux autres albums si ma mémoire est bonne. Ce fut
passage dans le milieu universitaire où j’adoptai un
un jour merveilleux. En une seule journée, j’étais
snobisme intellectuel empreint d’un certain mépris
passé d’une ignorance totale de Tintin à une
–ou plutôt d’un mépris certain- envers toute
immersion complète dans son univers ». Au milieu
production destinée au grand public. Il me faudra
des années 70, à l’heure où le jeune James kochalka
encore attendre de découvrir les ouvrages de chris
découvre les albums de Tintin, la publication aux
ware et de ses acolytes nord-américains, de me
États-Unis des aventures du reporter est encore
lancer dans la publication des fanzines XeroXed (3) où
récente et parcellaire
je recueillerai leurs entretiens et d’y constater la
comics code Authority qui interdisait notamment de
reconnaissance appuyée et presque systématique de
figurer la mixité raciale et la consommation d’alcool
(5)
. Libéré de l’emprise du
l’influence d’Hergé sur leurs œuvres, avant de
(dont celle du capitaine Haddock), le marché
reconsidérer le travail du maître de la ligne claire. Si
américain des livres destinés à la jeunesse connaît
le départ d’un paquebot depuis le port de New york
un véritable renouveau dont bénéficie le jeune héros
dans le Petit Vingtième daté du 20 octobre 1932
qui jouit alors d’une popularité naissante grâce
marquait la fin des aventures de Tintin en Amérique,
à ses apparitions mensuelles dans la revue Children’s
je découvris en menant mes interviews que le héros
Digest. Exemptes de la forme d’autorité dont elles
aux culottes de golf y avait fait un retour, certes bien
sont auréolées en France et en belgique, les
moins triomphal qu’à son habitude, mais tout aussi
Aventures de Tintin s’imposeront parfois auprès des
remarquable.
jeunes lecteurs américains comme une alternative des plus exotiques à la production locale. vers l’âge
Interrogeant James kochalka sur sa
de huit ans, Richard Sala fit l’acquisition d’une
première rencontre avec l’œuvre d’Hergé (4), l’auteur
édition cartonnée du Secret de la Licorne dans une
des strips autobiographiques d’American Elf se
boutique de seconde main. pour cet auteur qui figura
rappelait précisément de cet évènement déterminant.
dans la prestigieuse anthologie Raw et les pages du
« Mon père était rédacteur en chef d’un journal et
New-York Times, cette trouvaille lui permit de
(2) Signalons pour être complets que selon benoît peeters « la filiation d’Hergé à Ware n’est pas directe ; elle s’établit via Joost Swarte -que le dessinateur américain a pu découvrir dans Raw-[...] ». Dans une note de bas de page de Chris Ware, la bande dessinée réinventée. Jacques Samson et benoît peeters, Les Impressions Nouvelles, 2010, page 134. (3) carnets photocopiés proposant des entretiens inédits avec des auteurs anglophones dont les œuvres sont généralement autobiographiques ou se rapportant à la représentation de l’intime. Le contenu d’une quinzaine de ces carnets ont été publiés sur le site goldenchronicles.blogspot.be. (4) citation extraite d’une éphémère rubrique baptisée Tintin (back) in America. Née de l’envie de comprendre l’engouement de nombreux auteurs alternatifs nord-américains pour l’œuvre d’Hergé, cette rubrique se limita à deux entretiens menés avec James kochalka et Richard Sala en 2005. Les deux citations de ce dernier en sont extraites. goldenchronicles.blogspot.be/2005/10/tintin-back-in-america-i-r-salaj.html (5) En 1959, la maison d’édition Golden press publia les quatre premiers albums de Tintin pour le marché américain. Il s’agissait du Sceptre d’Ottokar, du Crabe aux pinces d’or, du Secret de la Licorne et du Trésor de Rackham le Rouge qui seront suivis un peu plus tard par Objectif Lune et On a marché sur la Lune. Le succès ne sera pas au rendez-vous et la publication des autres titres de la série sera annulée. Il faudra attendre 1974 pour que des rééditions et des titres encore inédits sur le marché américain paraissent chez Atlantic-Little, brown. voir l’article « Tintin Crosses The Atlantic : The Golden Press Affair » de chris Owens sur le site Tintinologist.org (2004, révisé en 2007).
découvrir une œuvre « qui était entièrement
par Jason Lutes portent également en elles la marque
différente » de toutes les bandes dessinées qu’il avait
du créateur de Tintin. Reconnaissant en ce dernier
lues jusque-là. « De toute évidence, c’était bien plus
« l’influence visuelle la plus déterminante » sur son
subtil que les habituels comics de super-héros ou
propre style, l’auteur de la trilogie Berlin déclare en
d’humour destinés aux enfants américains. Ça
effet que la façon dont Hergé reconstitue le monde
n’insultait pas l’intelligence du lecteur. Ça m’a même
sur une page a eu un immense impact tout au long de
paru très adulte à l’époque ! » De cette rencontre
son parcours en tant que dessinateur et ce dès sa
avec les personnages d’Hergé dont il pouvait
première lecture des Cigares du pharaon à l’âge de
contempler pendant des heures les portraits encadrés
six ans. Tout comme Scott Mccloud qui évoque dans
dans les pages de garde des albums, Richard Sala a
son Art invisible la manière dont Hergé a conçu
conservé un goût prononcé pour les protagonistes
un univers « totalement objectivé » où règne une
hauts en couleurs. Sa galerie de créatures
« démocratisation de la forme », Jason Lutes admire
monstrueuses mais burlesques porte en elle la
sa capacité à dessiner toute chose avec le même degré
marque des Dupondt dont il appréciait les
de détail, qu’il s’agisse du château de Moulinsart,
apparitions gauches et inopinées en plein milieu d’un
d’une machine à vapeur chinoise ou d’une couverture
album sous le couvert d’improbables déguisements.
péruvienne. « En maîtrisant les caractéristiques
Au-delà de ce goût du décalage, Richard Sala
physiques de chaque élément qui doit apparaître
reconnaît une influence plus large d’Hergé dans son
dans une case donnée, les retranscrivant chacun
travail « même si ce n’est pas quelque chose d’évident
avec minutie et une légère inflexion, Hergé a conçu
au premier abord. Plusieurs lecteurs et critiques ont
une réalité à laquelle on peut adhérer et où ses
remarqué de petites touches qui leur rappelaient
personnages et ses lecteurs peuvent séjourner
Hergé. Je ne le fais pas à dessein. Il se trouve
conjointement. Il y a là une sorte de connaissance
simplement que l’incroyable maîtrise de la narration
acquise par le biais du dessin d’observation -une
d’Hergé est devenue une partie intégrante de mon
compréhension du monde physique, de ses
propre vocabulaire narratif. » Si l’on peut également
composants distincts, de leur interconnectivité- que
noter chez James kochalka un hommage non
le lecteur peut voir croître en Hergé lorsque le corpus
dissimulé aux aventures lunaires des Dupondt dans
de son œuvre est examiné chronologiquement. Dans
son récit pour enfants Pinky & Stinky où deux
ma tentative de recréer l’aspect et l’atmosphère du
cochons astronautes connaîtront de jubilatoires
Berlin des années 20, j’aspire à obtenir un niveau
péripéties sur notre satellite, l’influence d’Hergé
similaire de cohérence et d’authenticité, mais je suis
devra être considérée -comme chez Richard Sala- sur
(hélas) bien plus enclin aux indulgences stylistiques
un plan créatif plus étendu. « Lorsque j’essaie de
que ne le fut Hergé.»
façonner un petit monde pour y faire exister mes
lumière la parenté graphique qui unit Hergé et Jason
personnages, je pense souvent à la façon dont Hergé
Lutes mais elle nous permet surtout de saisir son
(6)
cette déclaration met en
assemble son petit univers. Je désire créer un monde
importance esthétique pour un auteur qui tente de
vivant et coloré comme son monde peut sembler
retranscrire dans sa fresque berlinoise, au travers
vivant et coloré. Je ne veux pas que mon univers
d’un travail de recherche tout aussi méticuleux,
ressemble au sien, je désire simplement qu’il attise
chacun des rouages culturels, sociaux et politiques,
l’imagination de la même manière. »
chacun des engrenages, qui mèneront l’Allemagne dans les affres du nazisme. Les diverses observations
pourtant bien éloignées du « monde
de Jason Lutes forment une intéressante grille de
vivant et coloré » de James kochalka, les sombres
lecture que l’on pourrait aisément appliquer à
rues allemandes de l’entre-deux-guerres dépeintes
l’œuvre de son compatriote kevin Huizenga. cet
(6) Déclaration extraite de la série d’entretiens On cartooning realisée en 2006 à l’occasion de la diffusion du documentaire Tintin and I sur la chaîne télévisée américaine pbS. pbs.org/pov/tintinandi/special_artists.php
29
30
GLENN GANGES RENTRE cHEz LUI ApRèS S'êTRE vERSÉ DU « cARbURANT MAGIqUE » DANS LES yEUx. par kEvIN HUIzENGA, 2005
acteur important de la small press est l’auteur d’une
américains, s’interrogera tour à tour sur le sort des
série de récits où évolue le personnage de Glenn
réfugiés soudanais aux États-Unis, la prolifération
Ganges dont les traits évoquent ceux du jeune
exogène des étourneaux sansonnets ou le phénomène
reporter belge. ce personnage récurrent, ancré dans
astronomique de la lune rousse. Le traitement de ces
le quotidien routinier des quartiers suburbains
sujets se fera au travers d’une alternance d’instants
(7) cette information et les diverses citations de kevin Huizenga sont extraites du neuvième carnet XeroXed (voir troisième note), 2005.
contemplatifs et de diagrammes savants que kevin
partageant souvent de nombreux traits communs
Huizenga parvient à harmoniser grâce à un style
avec la ligne claire, leurs œuvres ont également un
proche de la ligne claire. porté par un découpage en
impact esthétique majeur sur le travail d’auteurs
quatre bandes égales que l’auteur associe à celui des
underground comme Daniel clowes, Seth, Joe Matt
albums de Tintin (7), ce style lui permet d’aborder une
et bien entendu chris ware qui citait précédemment
présentation dense de l’information -que cette
le nom d’Ernie bushmiller et ne dissimule pas sa
dernière soit poétique, folklorique, religieuse ou
fascination pour les compositions de Frank king. Si
scientifique- et de « suggérer la complexité de la
kevin Huizenga utilise le système de bandes aux
réalité » tout en conservant cette cohérence évoquée
hauteurs égales et le procédé des couleurs en aplats
par Jason Lutes. Il lui autorise également un détour
dans son récit Jeepers Jacobs, il serait épineux -sans
par le genre fantastique comme dans le récit 28th
une déclaration explicite de sa part- de vouloir
Street où Glenn Ganges partira à la recherche d’une
attribuer l’inspiration de ces techniques à la seule
plume d’ogre pouvant mettre un terme à la stérilité
influence d’Hergé plutôt qu’à celle des strips domi-
de son couple peu après avoir versé du « carburant
nicaux ou à leur ascendance commune. L’utilisation
magique » dans ses yeux résumés à de simples ovales...
des couleurs en aplats dans les illustrations d’Adrian
L’ouverture particulière de ce regard, typique de
Tomine pour le New Yorker mais aussi dans un récit
nombreux personnages d’Hergé mais également de la
comme Hortisculpture nous mène au même devoir
série Little Orphan Annie d’Harold Gray, servira de
de précaution. Dans le sixième livret XeroXed,
point d’ancrage supplémentaire au lecteur dans ces
l’auteur de Blonde platine mentionne l’importante
récits hétérogènes, augmentant l’adhésion de ce
influence d’Hergé dont il est « fan depuis l’enfance ».
dernier en lui permettant d’investir dans ces formes
Il découvrit les récits de ce dernier à l’âge de 12 ans
presque neutres une plus grande part de son propre
par l’intermédiaire de sa mère qui avait décroché un
affect. kevin Huizenga tente quant à lui de conserver
poste d’enseignante en belgique. cette rencontre fut
une saine distance avec « les albums de Tintin et
pour lui, comme pour Richard Sala, l’instant d’un
d’autres séries européennes qui utilisent la ligne
agréable changement vis-à-vis des comics de super-
claire comme style narratif » tant il craint « d’être
héros avec lesquels il avait grandi. Il signalera
trop influencé par elles. » S’il a étudié avec attention
également
les planches de Tintin au Tibet et copié quelques
couleurs en aplats le captivent encore à ce jour. cet
cases de plusieurs autres aventures du jeune reporter
attrait pour la ligne d’Hergé se comprend aisément
dans ses carnets de croquis comme exercice, il désire
chez cet auteur pour qui le « procédé de retrans-
(8)
que le style d’Hergé et son usage des
avant tout « être influencé par elles mais juste en
cription du chaos confus de la vie en un dessin simple
jetant un coup d’œil et imaginer ensuite ce qu’elles
et clair (9) » sert un besoin quasi thérapeutique dans
renferment. »
son existence. Sa manière d’utiliser la couleur dans des récits récents où chaque élément est dépeint avec
kevin Huizenga applique la même réserve
un degré presque égal de détail ne tient cependant
prudente face aux œuvres des grands maîtres du
qu’en partie à l’influence d’Hergé. Elle trouve également
comic strip américain comme Frank king (Gasoline
son origine dans celles de maîtres du comic strip
Alley), E.c. Segar (The Thimble Theater mettant en
comme charles Schulz et de Daniel clowes, lui-même
scène le personnage de popeye) ou encore le précité
fortement inspiré par ces classiques. L’observation
Harold Gray. L’influence de ces figures historiques
s’applique aussi aux auteurs canadiens anglophones
-qui semble se faire parallèlement ou conjointement
chester brown et Seth. ce dernier déclare regretter
à celle d’Hergé- est en effet loin d’être négligeable.
« ne pas avoir grandi en lisant du Hergé. » Âgé de 20
(8) Dans un mail qu’il m’adressa en juillet 2013. (9) citation extraite d’un entretien sur le site du New Yorker. 11 novembre 2012. newyorker.com/online/blogs/culture/2012/ 11/adrian-tomines-new-york.html#slide_ss_0=1
31
ans lorsqu’il parcourt les albums de Tintin pour la
créé par Harold Gray aux deux malfrats menaçant
première fois, Seth a « tout de suite été attiré par la
Tintin dans sa très belle relecture d’une case extraite
ligne claire d’Hergé ainsi que par sa remarquable
de L’Île Noire. Sommé de se jeter depuis les hauteurs
(10)
. »
des falaises blanches de Douvres, Tintin en
L’auteur de Palookaville, dont le style pourrait aussi
réchappera finalement grâce à l’intervention
compréhension des formes et des volumes
être qualifié de délibérément obsolète, cite comme
énergique de Milou qui, « car il n’aboie pas de la
chris ware l’influence du créateur de Tintin mais
même manière que les chiens américains »,
avec un impact plus secondaire à celui d’une grande
deviendra le personnage préféré de James kochalka
figure du comic strip : « si je devais citer les artistes
dans l’univers hergéen…
qui m’ont le plus inspiré à mes débuts, je dirais :
32
Schulz, puis Kirby, ensuite Hergé et Chaland, Crumb
« Dans chacune de mes lignes, il y a un
et Hernandez... » Son compatriote et ami chester
peu de Hergé. Dans chacun de mes dialogues, il y a
brown fera référence à Hergé par deux fois mais en
un peu de Frank Miller. » cette déclaration d’Anders
l’associant toujours au nom d’Harold Gray. À la page
Nilsen, glanée lors d’une conversation dans un bar
242 de l’édition courante de son roman graphique Ed
bruxellois, interpelle de par son association d’une
the Happy Clown (Drawn & quarterly, 2012),
figure majeure de la « ligne claire » à celle d’un
l’auteur canadien signale qu’il désirait faire du
auteur qui participa au noircissement de la
personnage de Ed le foyer de sa créativité « comme
psychologie des super-héros pour faire entrer ces
Little Orphan Annie le fut pour Harold Gray ou
derniers dans leur « âge sombre » (11). Elle nous révèle
Tintin pour Hergé », souhaitant « qu’il y ait une série
une fois encore l’ampleur du rayonnement esthétique
d’albums consacrés à Ed, semblable à celle qui existe
d’Hergé sur trois générations consécutives d’auteurs
pour les Aventures de Tintin. » Dans la préface de
underground nord-américains. Le cas d’Anders
Louis Riel, chester brown invoque une nouvelle fois
Nilsen a d’ailleurs ceci de remarquable qu’au moment
le maître de la ligne claire : « J’adore Hergé -ses
de citer ses bandes dessinées favorites (et dont
albums de Tintin ont probablement affecté mon
l’impact fut déterminant), il mentionne tout d’abord
dessin jusqu’à un certain degré-, mais ma principale
Ed the happy clown de chester brown puis Tintin au
source d’inspiration visuelle pour ce livre fut le
Tibet d’Hergé et ensuite Jar of Fools et Berlin de
travail d’Harold Gray sur Little Orphan Annie. »
Jason Lutes
Dans sa biographie du chef de la rébellion des Métis,
Hergé, il le sera donc aussi -en filigrane- au travers
(12)
. Influencé de manière directe par
le traitement graphique des personnages est en effet
d’auteurs appartenant aux deux générations
très clairement marqué par celui d’Harold Gray mais
précédentes et que l’œuvre hergéenne inspira
sa ligne, montrant plus d’aisance et de pureté, laisse
également. pour en revenir à l’ascendance première
légèrement transparaître celle d’Hergé. L’utilisation
d’Hergé, Anders Nilsen déclare que les Aventures
des yeux à forme ovale, déjà présente chez kevin
de Tintin l’auront introduit dans l’univers de la
Huizenga, doit également à l’ascendance première
bande Dessinée. « Je devais avoir environ cinq ans
d’Harold Gray et sans doute plus secondaire de
et j’ai probablement été attiré par les couleurs
l’auteur belge. De façon amusante, lorsque chester
lumineuses et le fait qu’il y avait un effet de suspens
brown dessinera un hommage à Hergé en 2011 pour
à la fin de chaque page. [Sans compter que mon
l’exposition Toronto Draws Tintin, il confèrera
beau-père me lisait ces aventures en prenant une
l’imposante carrure du personnage d’Oliver warbucks
voix spécifique pour chacun des personnages.]
(10) Les citations de Seth sont extraites de son entretien avec Mathias kind pour ActuaBD. 27 avril 2010. actuabd.com/Seth-Si-les-Americains-ont-adopte (11) « Âge sombre », « âge moderne » ou « Dark Age » des comics. période historique de la bande dessinée de super-héros s’étendant de 1986 à nos jours. (12) Entretien mené par courtney Algeo pour le site A.V. Club. 2 novembre 2011. avclub.com/articles/anders-nilsen-creator-of-cartoons-both-terrifying,64359
Hergé était un narrateur incroyablement limpide,
généralement subordonné à ces figures emblématiques
inventif et ambitieux […]. Les livres de Tintin sont
qui personnifient ainsi un mode de pensée construit
drôles ; ils sont captivants ; ils nous mènent à
autour de l’hégémonie de la nation américaine sur le
travers le monde ; ils sont porteurs de commentaires
reste du monde
politiques, abordent l’alcoolisme et recèlent de
toute chose une porte menant à ce qui l’entoure, à un
(15)
. pour sa part, Tintin est avant
soucoupes volantes, de sous-marins monoplaces en
univers riche et complexe où règne cette fameuse
forme de requin, de pirates. Il y a là tout ce que vous
« démocratisation de la forme » explicitée par Scott
pouvez espérer trouver dans un récit en tant qu’enfant.
Mccloud. citons une nouvelle fois ce dernier qui, à la
Et même en tant qu’adulte pour tout dire (13). » Dans
page 227 de son Faire de la bande dessinée, écrit :
un autre entretien, Anders Nilsen explicite la filiation
« Hergé a élaboré des environnements si riches et si
graphique qui existe entre la représentation des
détaillés que la plupart des artistes qui ont marché
étourneaux de son Big Questions et celle du
dans ses pas ont donné à la démarche de
personnage central d’Hergé : « J’ai opté pour les
construction de monde un rôle prépondérant dans
oiseaux, faciles à dessiner : un rond pour la tête, un
leurs œuvres et ont aidé à distinguer la Bande
petit bec au bout, une aile et hop, le tour est joué.
Dessinée européenne des écoles japonaises et
Il y a dans la bande dessinée une tradition de
américaines durant de longues années. » Des
personnages simples comme une page blanche.
déclarations de Jason Lutes à celles d’Anders Nilsen -
Tintin en est le meilleur exemple : il est le
mais on aurait pu encore citer Jeff Smith, paul pope,
personnage le moins intéressant de la série d’Hergé,
Rich Tommaso, Alec Longstreth, Sarah Glidden, Josh
mais du coup, il est celui auquel le lecteur peut
Neufeld, kate beaton, Dean Haspiel ou Matt kindt-,
s’identifier le plus facilement. Mes oiseaux
on peut ainsi voir transparaître aux États-Unis ce
fonctionnent de la même manière. » cette dernière
Tintin alternatif qui invite, comme le signale James
citation me mènera à une ébauche d’explication de
kochalka, « à bâtir un univers complexe à partir
l’attention considérable portée à l’œuvre d’Hergé par
d’éléments de construction très simples, à l’image de
les auteurs underground au canada anglophone et
notre univers si simple et si complexe à la fois. »
aux États-Unis. Si l’on considère le paysage éditorial nord-américain écrasé depuis 75 ans par la figure du
Propos de Nicolas Verstappen
super-héros, le personnage de Tintin apparait en
Illustration de Kevin Huizenga
marge de la norme dominante. Page blanche aux traits succincts et ouverts, il tend à s’effacer pour faciliter le processus de substitution du lecteur là où les comics opteront pour des héros emphatiques qui, au travers de leurs costumes et logos sans cesse repensés, imposeront toujours davantage leur puissance iconique. À l’exception du traitement du panorama urbain -réel ou imaginaire- comme personnage à part entière (14), tout élément visuel sera
(13) cette citation est extraite d’un entretien mené par Matthew baker pour le site Nashville Review de la vanderbilt University. 1 avril 2011. vanderbilt.edu/english/nashvillereview/archives/1902. La citation suivante est extraite de l’entretien Rencontre avec Anders Nilsen : Drôle d’oiseau(x) mené par Mikaël Demets pour le site L’Accoudoir, 28 janvier 2013. laccoudoir.com/interview/anders-nilsen-big-question-angouleme-4666/#more-466 (14) La « ville comme personnage » me semble être le point d’ancrage du lecteur américain dans le récit de super-héros. Elle est à la fois le lieu d’une réalité tangible et le « support » -voire la figuration du paysage mental- des surhommes fictionnels qui s’y meuvent. (15) On pourrait m’accuser ici de forcer le trait mais, malgré ma fascination et mon goût immodéré pour les comics de super-héros, je pense que ce constat est des plus critiques. Il me semble d’ailleurs partagé par les anglais Alan Moore et Dave Gibbons dans leur œuvre Watchmen.
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Le trio De L’étrange Un entretien croisé avec Matthieu Bonhomme, Gwen de Bonneval et Fabien Vehlmann. On croise, au fil des récits de notre présent « trio de l’étrange », un fabuleux bestiaire peuplé de pachydermes aux pattes élancées, d’un tyrannosaure homme d’affaires, de blemmyes acéphales au visage inscrit dans le torse, d’une manticore ou encore d’êtres marins purement vibratoires connus sous le nom d’Aleph 345. ces créatures, souvent hybrides, sont à l’image des collaborations de Matthieu bonhomme, Gwen de bonneval et Fabien vehlmann. car ici chacun apporte une part entière de lui-même, de ses références ou de son inconscient, qui s’assemblera à celle de l’autre dans une configuration toujours nouvelle et singulière, mystérieuse et donc captivante.
Nicolas Verstappen (N.V.) : Votre rencontre
Matthieu Bonhomme (M.B.) : Nous étions
s’est déroulée à la fin des années 90 au sein de
tellement jeunes, beaux et pleins de vie !...
l’Atelier des Vosges. J’ai le sentiment qu’il y a eu une véritable rencontre humaine entre vos
Fabien Vehlmann (F.V.) : Je confirme.
trois personnalités. Avez-vous eu l’impression qu’il s’établissait entre vous une communauté
M.B. : Nous cherchions avec gourmandise et appétit
d’esprit autour de certains auteurs, de
des projets qui nous correspondent, des rencontres
courants particuliers comme l’école de
enrichissantes. Moi, je sortais de cinq ans passés à
(1)
bosser chez moi de façon recluse. Mon arrivée dans
Marcinelle ou la Nouvelle bande dessinée lors de vos premières discussions ?
l’Atelier des vosges s’est faite réellement grâce à
(1) Le terme de « Nouvelle bande dessinée », aussi arbitraire et réducteur que ne peut l’être celui de « Moyen Âge », a été popularisé au travers de l’ouvrage éponyme d’Hugues Dayez (éditions Niffle, 2002). Il tend malheureusement à recouvrir des épiphénomènes comme, par exemple, le développement de la collection poisson pilote en négligeant le mouvement bien plus large initié en amont par des éditeurs tels que L’Association ou cornélius.
51
Gwen. Il a été, en faisant ça, un guide, un passeur,
d’un repas « Spirou » organisé à paris, où la rédaction
un révélateur... quelque chose comme ça. Notre
avait voulu recevoir la jeune génération publiant dans
amitié s’est construite là-bas, au jour le jour. Nos
le journal. chacun se montrait les travaux en cours.
discussions nous ont convaincus que nous étions faits
J’avais été impressionné par la maîtrise graphique de
du même bois. Énormément de nos influences se
Matthieu, sans doute un poil trop classique à mon
recoupaient. par influences, j’entends bandes dessinées,
goût, mais qui forçait l’admiration. quand j’ai su qu’il
bien sûr, mais aussi romans, voyages, récits de nos
cherchait un atelier, j’étais ravi ! Dupuis + l’Atelier
jeux d’enfance, films, etc... On avait bien entendu
des vosges, le classique et le moderne donc... Et ceci
chacun notre spécificité, nos préférences, mais notre
nous a amenés tous les trois chez... Dargaud !
vision de la bande dessinée était très proche. Moi, ça m’a fait un bien fou. Gwen, de son côté, partageait
M.B. : À l’Atelier des vosges, il y avait aussi plein
aussi ça avec Fabien. Je m’en rendais bien compte en
d’auteurs parfois simplement de passage, que j’ai
lisant les premières pages de Samedi et Dimanche.
découverts physiquement avant de faire la rencontre
La connexion avec Fabien s’est faite très vite, très
avec leur production et son impact. christophe blain,
simplement et sur des bases ancrées en nous.
Joann Sfar, Émile bravo, Emmanuel Guibert, Lewis Trondheim. D’en voir certains bosser, de les entendre
F.V. : J’ai pour ma part rencontré Gwen par le biais
parler de projet ou d’écriture, ça m’a vraiment aidé à
du Journal de Spirou, pour lequel j’avais commencé
m’assumer et à me détendre. Ça m’a façonné.
à bosser vers 1998. J’avais d’ailleurs aussi repéré des
52
pages de Matthieu dans le magazine -pages que j’avais
G. de B. : Oui, je me suis senti un peu décalé et
adorées- mais je ne savais pas trop comment prendre
complexé en arrivant à l’Atelier, moi qui gagnais ma
contact avec lui. parce qu’en réalité, j’étais alors assez
vie en faisant des jeux pour le Journal de Mickey et
déconnecté du monde de la bande dessinée ; je me
des illustrations pour les magazines jeunesse. Mais
suis lancé en autodidacte, en envoyant mes projets
cette ambiance m’a poussé à assumer mon envie
aux éditeurs par courrier et en apprenant le scénario
profonde et première qui était de faire des albums de
au fur et à mesure de mes tentatives. Je ne
bande dessinée. Le talent côtoyé au quotidien aurait
connaissais absolument personne dans le milieu.
pu m’étouffer totalement, il m’a au contraire tiré vers
Gwen m’a invité à venir visiter l’Atelier des vosges,
le haut. L’envie de travailler avec Matthieu est venue
atelier que je n’ai jamais intégré au sens strict du
à ce moment-là, on était sur la même longueur
terme (je n’y avais pas de bureau) mais dans lequel je
d’onde et son arrivée à l’atelier m’a fait le plus grand
passais régulièrement pour discuter, prendre un café,
bien. Je voudrais aussi évoquer Frantz Duchazeau,
etc... c’est comme ça que j’ai pu rencontrer Matthieu
un autre ami proche, qui a commencé à développer sa
« en vrai » et qu’on a sympathisé.
personnalité d’auteur à la même époque, et qui m’a
Gwen de Bonneval (G. de B.) : Notre rencontre à
Matthieu. Je me souviens encore de son plaisir à
tous les trois doit autant à l’Atelier des vosges qu’au
découvrir le premier tome de Samedi et Dimanche,
Journal de Spirou. J’ai en effet rencontré Fabien par
que je venais de recevoir par coursier ; il avait l’air
le biais de scenarios que « distribuait » Thierry Tinlot,
presque aussi heureux que moi ! Mon appétit pour le
tout autant stimulé sur le plan créatif, que Fabien et
le rédacteur en chef du journal à l’époque. On a
scénario est venu par l’envie de travailler avec
commencé à travailler ensemble sur quelques piges
Matthieu et Frantz. Deux dessinateurs qui ont
pour le journal, puis on a eu envie d’approfondir en
travaillé avec Fabien justement !
réalisant un vrai projet ensemble. À l’époque, je n’osais pas écrire mes propres scénarios, mais j’avais
M.B. : Je crois cependant qu’on ne se sentait pas
des envies, des idées, des ambiances, qui ont plu à
complètement bien accueillis du côté de la Nouvelle
Fabien. Ainsi est né Samedi et Dimanche. La
bande dessinée. À vivre au quotidien, il y avait un état
première fois que j’ai rencontré Matthieu, c’était lors
d’esprit qui ne nous a pas convenu. Il donnait
l’impression de s’opposer de façon trop violente à une
créer des émotions fortes chez le lecteur, quitte pour
bande dessinée trop classique. Mais cette dernière ne
ça à employer des moyens un peu grossiers. J’ai
nous convenait pas complètement non plus... On
d’ailleurs allégrement continué à employer ces
avait le cul entre deux chaises.
ficelles, par exemple dans Seuls, mais avec un peu
F.B. : c’est exactement ça. Moi, j’avais été fan d’une
faire au détriment de la vérité des personnages.
plus de subtilité qu’avant et en essayant de ne pas le bande dessinée très classique, très traditionnelle, très « franco-belge », que la Nouvelle bande dessinée me
N.V. : Est-ce que la création de l’Atelier du
paraissait rejeter de manière un peu trop abrupte,
Coin en 2002 tient de l’envie de s’installer
même si la réalité était bien entendu beaucoup plus
plus confortablement sur cette « troisième
contrastée que ça. Nous, il nous semblait possible
chaise » évoquée par Matthieu ?
d’aimer lire de bons vieux albums à papa, tout en s’intéressant à ce que le milieu indépendant faisait de
G. de B. : L’idée était de se trouver un endroit dans
meilleur. Mais il n’est jamais facile de concilier des
lequel on se sentait bien, en confiance, où devait régner
positions qui paraissent contradictoires, et on nous
une certaine bienveillance. Un endroit qui démarrait
demandait souvent plus ou moins tacitement de
« à partir de nous », qui nous ressemblait. Avec
« choisir notre camp ». Je me rappelle très bien un
Matthieu, quand on a cherché des personnes pour
article paru à cette époque sur mes premiers boulots,
créer l’atelier en 2002, on n’a pas non plus négligé le
où le journaliste se demandait clairement « où je
plan artistique : la stimulation au quotidien est
voulais en venir » : il avait l’impression que je tentais
importante... mais je crois que l’aspect humain primait
un grand écart facial entre les anciens et les
vraiment. Et la sauce a pris, il y a finalement eu peu de
modernes, et à ses yeux, cette position n’allait pas
rotation pendant de nombreuses années. En plus de
être tenable bien longtemps. Sauf que précisément,
Matthieu et moi-même, les fondateurs de l’Atelier du
c’est une sorte de voie intermédiaire que nous
coin étaient les suivants : Dorothée de Monfreid,
cherchions, et que -je crois- nous cherchons encore,
Stéphane Oiry, Nicolas Hubesch et Hubert (Marie
d’album en album.
caillou a remplacé Dorothée au bout de quelques
M.B. : c’est donc tout naturellement que s’est
épanoui, tant dans notre travail d’auteurs, que sur le
années). ce sont des années où l’on s’est affirmé, développé un genre de synthèse entre nos influences
projet Capsule Cosmique. Sans l’Atelier du coin, le
et notre environnement. Histoire de mettre une
magazine n’aurait jamais existé. pour ma part, cette
troisième chaise au milieu. Ça a donné une direction
époque a été un tournant majeur, à tous les niveaux.
qui pourrait se définir comme ça : la bande dessinée tout public qui s’assume, avec ce petit plus de
M.B. : Oui, pour moi aussi. La presque totalité de
psychologie qui nous manquait dans la bande
mes projets sont nés ou sont sortis quand j’étais là-
dessinée trop classique. En creusant cette voie, on a
bas. Artistiquement, les personnalités qui étaient
affiné notre singularité.
là, l’émulation autour du journal, nos fêtes, nos rencontres, m’ont donné confiance en moi pour
F.V. : ce « petit plus » de modernité, c’est grâce à
avancer et notamment pour écrire mes premiers vrais
Gwen et Matthieu que j’ai appris à l’ajouter dans mes
scénarios.
scénarios. Ils avaient vraiment une longueur d’avance sur moi, là-dessus, et je leur dois beaucoup. Moi,
N.V.: Il est intéressant de voir comment le
j’étais quand même surtout fan de « mystère
cadre de l’Atelier (ou plutôt « des » Ateliers) a
mystérieux », de « rebondissements inattendus » et
réellement eu un impact sur votre parcours.
autres ficelles de narrations parfois légèrement
J’aimerais cependant revenir à une décla-
éculées... Je n’y peux rien, j’adore ça ! c’est ce que
ration de Fabien en début d’entretien : « ce
j’appelle la « littérature foraine », celle qui vise à
petit plus de modernité, c’est grâce à Gwen et
53
à Matthieu que j’ai appris à l’ajouter dans
mélanger psychologie des personnages et intrigue, le
mes scénarios ». Ça m’évoque une déclaration
récit intime et la grande aventure. Mais l’interaction
plus ancienne de Fabien qui disait que sans
peut bien entendu aussi jouer dans l’autre sens : je
Matthieu le personnage du Marquis d’Anaon
me rappelle très précisément le moment où j’ai
aurait été « un bête héros sans peur et sans
découvert un carnet de croquis de Gwen, où se
reproche ». J’ai le sentiment que cela va aussi
mêlaient des dessins réalistes à des esquisses
dans l’autre sens et que les univers de Messire
beaucoup plus caricaturales (plus proches de
Guillaume/L’Esprit Perdu (écrit par Gwen
l’univers de Samedi et Dimanche), et que j’ai eu
pour Matthieu) ou des Derniers Jours d’un
l’intuition soudaine que les deux styles pourraient
Immortel (écrit par Fabien pour Gwen) sont
cohabiter dans un seul et même récit, qui est devenu
de véritables défis lancés aux dessinateurs.
Les Derniers Jours d’un Immortel. Là encore, je
Matthieu déclarait par exemple que l’élabo-
n’irais pas jusqu’à dire que j’ai « défié » Gwen mais je
ration des monstres de Messire Guillaume lui
crois l’avoir énormément encouragé à tenter cette
avait permis de sortir de son dessin et de ses
double approche graphique, qui ne lui serait peut-
habitudes. J’ai l’impression que vous trouvez
être pas venue à l’esprit sans cette discussion, ou
les uns dans les autres les partenaires idéaux
alors plus tard, et avec un autre collaborateur.
pour « sortir de vos réflexes »... M.B. : pour ma part, je vois ça un peu comme des
54
F.V. : Je ne sais pas si je parlerais de défis, mais
défis. Des expériences faites de contraintes et de
il y a clairement une interaction forte, vivace, dans
nouveautés à intégrer. Je trouve que c’est tout
chaque collaboration, et qui peut permettre de
l’intérêt d’une collaboration. pour avoir été seul très
« grandir », de s’améliorer, de se frotter aux
longtemps devant ma table à dessin, j’ai vraiment
techniques de son partenaire. c’est d’ailleurs dans ce
l’impression que sans l’intervention d’un tiers, on est
sens que je n’ai aucun souci à n’être « que »
vite amené à tourner en rond. Trouver une histoire,
scénariste (et non « auteur complet »), une bonne
développer un univers, être confronté à ses
partie de l’intérêt de ce métier étant précisément lié
influences... il y a un gros risque de se répéter, de
au fait qu’on a besoin d’un autre pour travailler,
plagier, de faire ce qu’on a vu déjà dix fois. Donc de
qu’on expérimente une sorte de « déséquilibre »
faire un truc mou et sans surprise. La contrainte
structurel (un peu comme un surfeur, qui ne « cesse
amenée par l’histoire et l’univers de l’autre oblige à
pas de tomber » mais reste pourtant debout en jouant
aller chercher plus loin, demande de dépasser ses
avec la vague) et qu’on est donc obligé d’apprendre à
propres réflexes. On arrive alors à créer un terrain
travailler avec l’autre, de sortir de nos tics d’écriture,
d’aventure qui est entre l’univers de chacun. qui est
ce qui peut être aussi difficile que passionnant.
fait de deux imaginaires et deux sensibilités qui se
Dans le cas évoqué à propos de Matthieu, ce que
rencontrent. Et la surprise est là, avec le plaisir, de
j’ai voulu dire c’est que sans lui, le Marquis, tel
voir naître un livre auquel on ne s’attendait pas (ou
que je l’avais initialement imaginé, dans mon
pas vraiment). c’est exaltant artistiquement et
manque d’expérience, aurait été un « héros de bande
humainement. Je répète ce que dit Fabien, mais c’est
dessinée » et non un personnage entier. J’ai
amusant de voir qu’au fond, qu’on écrive ou qu’on
découvert au contact de Matthieu, qui n’a eu de cesse
dessine, c’est la même chose. Nous sommes des
de m’interroger sur les réelles motivations du
artistes exigeants. On a envie de faire des belles
Marquis, que l’on pouvait -et devait- constamment
choses qui nous correspondent et qui ne ressemblent
tenter de faire se rejoindre la crédibilité d’un
pas à ce que vont faire les autres. Il n’y a rien de pire
personnage avec l’intrigue qu’on a en tête. Et c’est ce
pour un artiste, je crois, que l’indifférence. Il faut
que j’ai toujours tenté de faire depuis cette époque.
donc sortir coûte que coûte de la « moyenneté ». Il y
Dans le même sens, j’ai aussi beaucoup appris de
a un côté vital, là-dedans. Donc oui, je crois que ce
Gwen, qui tente lui aussi dans ses histoires de
sont des défis, puisqu’il s’agit de se dépasser, de se
mettre dans des situations nouvelles pour se
F.V. : Je pourrais personnellement distinguer trois
découvrir soi-même. c’est initiatique. Après, quand
ou quatre types d’influences qui jouent comme autant
je suis tout seul sur un projet, j’ai beaucoup de
de forces thermodynamiques faisant avancer... ou
pression. Je n’ai pas de contraintes données par
reculer !
quelqu’un d’autre. Le risque est donc plus grand de se
En ce qui me concerne, il y a d’abord eu les « Grands
répéter, de ne pas (se) surprendre. c’est un autre défi.
Maîtres », qui ont malheureusement eu le double
G. de B. : On peut employer le mot « défi », en effet,
complètement dans mon élan créatif personnel.
effet de me remplir de félicité tout en me coupant même si ce n’est pas le seul intérêt d’une
Exemple : Franquin, Moebius ou Mignola, dont le
collaboration à mes yeux. car un défi est toujours
talent graphique m’a paru si énorme, si implacable,
lancé au début d’un projet, à soi-même ou par un
que j’ai été incapable de me mettre au dessin (ayant
autre. Fabien et Matthieu l’ont très bien dit, lors
toujours l’impression de ne faire que du sous-
d’une collaboration, ce qui compte c’est la complé-
Franquin, ou du sous-Mignola). Je pourrais inclure
mentarité et le besoin d’être motivé, afin
tous les auteurs de littérature dans cette catégorie,
d’atteindre un résultat difficile à obtenir seul.
puisqu’ils ont eu le même effet sur moi : ces « statues
Fabien a raison concernant Les Derniers Jours
du commandeur » qu’ont été Mikhaïl boulgakov,
d’un Immortel, il a su m’encourager à assumer les
James Ellroy ou Fritz Leiber, m’ont dégoûté de l’idée
différents styles que l’on pouvait trouver dans
même de devenir écrivain.
mes petits carnets de dessin. À cette période, je
Autre catégorie : les modèles accessibles. bizar-
n’avais pas dessiné d’albums depuis plusieurs
rement (et sans que je puisse expliquer pourquoi),
années (c’est aussi le cas en ce moment), je
Goscinny, christin, Trondheim, van Hamme ou peyo
doutais beaucoup, et son regard, sa confiance,
m’ont paru plus «humains», plus accessibles, et c’est
m’ont été très bénéfiques. Le rôle du scénariste,
donc sans vergogne que j’ai étudié et pillé leurs
c’est aussi ça : déceler le potentiel d’un dessina-
œuvres pour en tirer la substantifique moelle ; ceux-
teur sur tel ou tel type de projet, lui faire passer
là m’ont tiré vers le haut comme un courant d’air
son excitation, son envie d’écrire « pour lui ».
chaud. Et à chaque fois qu’un de ces modèles a
N.V.: Matthieu signalait qu’on court plus
« Grand Maître » (ce qui peut arriver quand on scrute
commencé à prendre trop de place, à devenir un facilement le risque, en travaillant seul et en
leur art de trop près et qu’on y découvre des trésors
étant confronté à ses seules influences, de se
de subtilité cachée), j’ai viré de bord et visé un autre
répéter, de tourner en rond ou de plagier.
cap, de peur de me retrouver à nouveau « castré » par
Si elles sont formatrices au départ, les
le talent d’un autre. Autant éviter de suivre le destin
influences peuvent également devenir -mais
d’Icare, haha !
pas toujours- parasitaires... Ruppert & Mulot
Autres grandes « forces » : celles qui repoussent. Je me
disaient avoir subi l’influence d’auteurs qu’ils
rappelle, quand j’étais bénévole au Festival chambéry
avaient « admirés sans réserve puis haïs par
bD, avoir lu des bandes dessinées tellement mauvaises
nécessité, car c’est en s’opposant qu’on
et avoir été tellement surpris que ces « choses » soient
trouve son propre chemin. » (2) Sans forcément
éditées, que j’ai enfin été capable de me dire que, même
rejoindre la radicalité de leurs propos, y a-t-il
moi, je devais pouvoir faire mieux que ça, haha ! Il
cependant pour vous des auteurs ou des
n’empêche que je ne remercierai jamais assez ces
œuvres qui ont tant compté à vos yeux qu’il
« mauvais auteurs » qui ont réussi, par leur
vous est encore difficile de vous extraire de
persévérance et leur labeur, à se faire publier ; eux
leur influence ?
aussi m’ont réellement appris quelque chose !
(2) In: Ruppert et Mulot : « Les agités de la bulle », interview de Jean-claude Loiseau sur le site de Télérama. 27 janvier 2009. http://www.telerama.fr/livre/ruppert-et-mulot-les-agites-de-la-bulle,38538.php
55
Enfin, dernière force que j’identifierai et qui n’a pas
m’a marqué chez eux, c’est leur polyvalence. Ils
de rapport direct avec les modèles : la force du vide.
pouvaient à la fois dessiner, écrire, être rédacteurs en
Je pense qu’une bonne part de mon envie d’écrire est
chef, éditeurs... Aborder des tas de sujets, travailler
venue d’une frustration régulière ; en lisant telle
avec plein de dessinateurs différents. Si une influence
bande dessinée ou tel livre, enfant, j’étais très souvent
-consciente- peut être relevée chez moi, elle se situe
saisi par la joie de ce que j’avais lu, mais aussi souvent
sans doute ici. ces exemples ne m’ont jamais
par la déception de n’avoir pas lu très exactement ce
vraiment quitté.
que j’attendais... Genre « woaw, quel livre génial !!
La période adolescente, où je découvre Les Huma-
Mais ce qui aurait été encore plus génial, c’est si le
noïdes Associés, Moebius, Margerin, bourgeon, bilal,
héros avait... » Etcetera etcetera... Je ressentais
Tardi, pratt, Forest, Muñoz et tellement d’autres. Je
un manque, un vide, et en réaction, je m’écrivais mon
lis (À suivre), achète les anciens numéros chez les
propre film. Je crois sincèrement que si j’écris
bouquinistes... Je réalise que casterman, ce n’est pas
actuellement, c’est toujours pour tenter de combler ce
seulement Tintin. Et puis Fluide Glacial bien sûr. Je
vide. En espérant que mes albums créeront la même
comprends à ce moment-là que la bande dessinée
sensation chez de jeunes lecteurs : « woaw, le dernier
peut s’adresser à un public adulte. Je commence à
Seuls est super, mais il aurait été bien meilleur si
aborder d’autres sujets, à m’essayer à d’autres
Dodji avait... » Etcetera etacetra…
graphismes... Je prends des cours dans des ateliers, je rencontre des gens qui ont les mêmes centres
56
G. de B. : certains auteurs, courants, ou parcours de
d’intérêt que moi. Et Futuropolis est aussi une belle
vie, ont été très importants pour moi, à différentes
claque... ce que je lis et ce que je fais sont en lien
périodes de ma vie.
direct.
La période de lecteur « naïf », d’enfant prenant du
Jeune adulte, apprenti dessinateur, je m’adresse à un
plaisir à lire de la bande dessinée, sans savoir quelle
public « jeunesse » pour gagner ma vie... Et mon
importance elle revêtirait pour moi plus tard. Et là,
dessin penche d’avantage vers mes lectures de
bien sûr, les grands classiques : peyo, Morris, Uderzo,
jeunesse. Je découvre walt kelly, George Herriman,
Hergé... Mais aussi les journaux : Pif, Tintin, Spirou,
et redécouvre Macherot. Je commence à m’intéresser
le Journal de Mickey, Super As. Et puis tous les
à l’édition, en publiant au sein d’une boîte créé avec
illustrés : Tartine, Prosper, et surtout Pépito de bottaro,
des copains de l’époque, des collectifs à thème. Mon
mon premier souvenir de bande dessinée, feuilletée
côté « éditeur » commence à faire surface. Au
dans tous les sens avant même de savoir lire.
préalable, je m’intéresse à une maison d’édition
La période, vers 12 ans, pendant laquelle je réalise
comme Rackham, avec ses choix singuliers, sa façon
qu’on peut devenir auteur de bandes dessinées. Je lis
de faire autrement de la bande dessinée. En parallèle,
les recueils de Pilote de mon père, de nouveaux
apparaîssent L’Association et cornélius. Les autres
mondes s’offrent à moi, des choses bizarres et
éditeurs font dans le classique et ont du mal à
profondément marquantes comme Le petit Cirque de
évoluer. J’aime prado, de crécy... et me sens nulle
Fred. Je commence à regarder le « dessous des
part à ma place.
albums et des revues », à dessiner moi-même des
vient la période de l’Atelier des vosges dont on a déjà
planches, à ranger mes bandes dessinées (et celles de
parlé, avec des personnalités qui arrivent à s’imposer
mon père que je m’accapare) par piles dans ma
à un plus large public, tout en conservant une forte
chambre : par auteurs, par séries, mais aussi... par
personnalité. Fabien et moi sommes accueillis
éditeurs ! Je crois que ça me donnait une vue
dans la collection poisson pilote, dans laquelle j’ai
d’ensemble sur la bande dessinée... Enfin, sur celle
l’impression de pouvoir enfin commencer à exister
qui m’était accessible à ce moment-là. De ces piles,
comme auteur de bande dessinée.
curieusement, des noms ressortent, comme Goscinny ou Greg. Dans un autre genre, un parcours comme
M.B. : pour moi, les influences sont multiples et la
celui de Rosy m’a également beaucoup touché. ce qui
réponse de Fabien m’a bien plu.
plutôt que de parler des dessinateurs remarquables
G. de B. : Il y a pour ma part une volonté de se
et célèbres, qui sont et resteront toujours des génies
connecter avec quelque chose « d’immanent » et
qui me font avancer, je voudrais évoquer ici ce qui
d’universel, un inconscient collectif, voire archaïque,
m’a tiré vers l’écriture... La chose qui m’étonne le plus
cher à carl kustav Jung (Jung pensait d’ailleurs qu’il
c’est que je ne pensais pas étant petit que le fait de
était dangereux de ne pas rester en relation avec
raconter des histoires était si important pour moi.
l’inconscient). cet immanent qui relie les êtres
pourtant, s’il y a à cette époque une personne qui m’a
humains, qui construit leur psyché, ainsi que les
influencé, c’est... ma mère ! Haha ! Elle serait fière de
« archétypes » structurant les cultures et les
lire ça ! Elle était journaliste et rédactrice en chef
mentalités (Jung encore), on les retrouve dans les
d’un journal jeunesse. pour l’animer, elle prenait
croyances populaires, les contes, les mythes, les
parfois conseils sur ses choix auprès de ses fils (dont
épopées... Et dans les bandes dessinées. Et donc, à
moi), elle m’a une ou deux fois montré « de vrais
ma manière, j’essaie de mettre en jeu ces forces
originaux » de professionnels et pour certaines
inconscientes à travers des filtres à la fois culturels et
histoires qu’elle devait écrire elle-même, elle a eu
personnels. Je ne sais pas si le lecteur le perçoit
recours à des jeux créatifs dans lequel, encore une
toujours, mais je crois que c’est quelque chose de
fois, des proches et moi participions au processus de
profondément ancré en moi.
création.
certaines croyances populaires anciennes m’inté-
Après, pendant de longues années, l’écriture de
ressent particulièrement. par exemple, avec Messire
scénarios n’a jamais eu d’autre fonction que d’être
Guillaume ou Varulf, il est fortement question de
un prétexte à dessiner. Jusqu’au jour où j’ai fait ce
chamanisme (voir Mircea Eliade), de croyance en un
constat : il y avait des bandes dessinées que je
monde double, « hanté » (voir Régis boyer et claude
trouvais somptueuses mais que je ne pouvais lire, et
Lecouteux), avec lequel certains humains sont
d’autres au dessin « immonde » qui me passion-
amenés à entrer en contact. Il est donc tout à fait
naient. Alors, j’ai pris la mesure de l’importance du
question de rites de passages initiatiques !
scénario car, à choisir, mon goût allait bien sûr vers les « immondes » bien racontées... puis j’ai avancé en
F.V. : comme Gwen, je suis très féru des théories de
ayant toujours la volonté de m’impliquer dans les
l’inconscient collectif, et les ouvrages de bettelheim
histoires que j’avais à dessiner, ce qui m’éveillait là-
ou surtout de Jung ont bien entendu nourri ma
aussi au scénario. quand je suis arrivé à l’Atelier des
réflexion sur l’écriture. En fait, les contes me
vosges, j’ai été impressionné par cette attitude
fascinent depuis la prime enfance, depuis le premier
qu’avaient les autres vis-à-vis des histoires ;
soir où mes parents ont dû me lire des bouquins de
les histoires étaient l’essentiel. On parlait beaucoup
perrault ou des frères Grimm ! J’ai toujours été
plus d’écriture que de dessins. être un auteur
frappé de voir à quel point ces contes étaient
consistait à écrire.
puissants, violents, sauvages, pas du tout niais et tièdes, et je tente constamment de conserver cette
N.V. : Au travers de certains de vos récits (Jolies
force dans mes récits pour la jeunesse (dans Seuls en
Ténèbres, Varulf, Messire Guillaume...), j’ai
particulier). Je pars du principe qu’une histoire est
l’impression qu’il y a chez vous un
toujours le récit d’une initiation, or ce type de « rite
véritable intérêt pour la forme du conte
de passage » n’a rien d’anodin : c’est -symboliquement
« populaire ». Avez-vous une idée de l’origine
parlant- une mort puis une résurrection. Il me semble
de cet intérêt ? Peut-être dans les lectures
donc impossible de restituer cette « mort » de
de « choses bizarres et profondément mar-
manière molle ! Il faut être à la hauteur de l’exercice,
quantes » qu’évoque Gwen ? Dans un besoin
haha ! quitte pour cela à « bousculer » un peu le
de réinjecter une part très noire de l’initiation
jeune lecteur, à le sortir de sa zone de confort, à
dans une société où les rites de passage
l’effrayer (tout comme j’ai été effrayé à la lecture des
disparaissent à vue d’œil ?
Sept boules de cristal d’Hergé, de Ravage de
57
barjavel, etc... autant d’ouvrages qui se sont avérés
un film (même mauvais) peut le faire. De même, il est
être des jalons importants dans mon parcours de vie).
extrêmement rare (même si pas totalement
Et d’une manière générale, je pense essentiel de
impossible) qu’une bande dessinée puisse faire
réinjecter du mythologique dans notre époque
pleurer. Et pour autant, nous sommes tous d’accord
contemporaine ; nous avons toujours besoin
pour reconnaître une véritable puissance à la bande
-aujourd’hui comme hier- de « mythologies » nous
dessinée... Du coup, j’aime assez ta façon de l’exprimer
permettant de nous situer dans le monde. Et la fiction
ici : une « sourde prégnance », effectivement, comme
sous toutes ses formes doit précisément répondre
quelque chose d’indicible/inaudible qui reste à l’orée
à ce besoin, créer de nouvelles mythologies
du conscient, une influence subtile qui « sourd » de la
symboliques, tenter de donner du sens à notre
surface des choses (par association d’idée à partir de
époque et à ses nouveaux enjeux, accompagner ses
ton expression), comme l’eau d’une fontaine peut
lecteurs... Et pour être à la hauteur de cet enjeu, il
sembler sourdre à même la roche, sans qu’on sache
n’est jamais inutile de se référer aux contes et de nous
trop d’où elle vient réellement. Il y a là un processus
en inspirer !
éminemment chtonien, inconscient, qui me paraît
N.V. : Lors d’une soirée à Bruxelles, je me
medium. Et c’est peut-être d’autant plus vrai quand
souviens avoir discuté avec Fabien de la
on parle de « bande dessinée jeunesse », car les
capacité de la bande dessinée à marquer
albums qu’on a découverts et aimés quand on était
contribuer à donner une place bien spécifique à ce
durablement le lecteur mais sans pourtant
enfant nous accompagnent d’une manière qu’aucune
que la « violence » représentée ne soit trop
autre œuvre ne pourrait remplacer.
frontale ni trop perturbante (elle peut l’être
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plus facilement par exemple dans le cinéma
N.V. : En guise de conclusion, je terminerai
ou la télévision). J’ai ce sentiment que la
sur une citation à laquelle cette discussion
bande dessinée est un « médium de l’incon-
vient de me faire repenser. Dans un autre bar
scient ». Dans mon cas, les émotions
bruxellois mais toujours autour de quelques
éprouvées par le biais de la bande dessinée
bières, Anders Nilsen avait déclaré: « on peut
sont rarement à fleur de peau mais semblent
avoir lu Dostoïevski et tous les romanciers
s’amplifier dans la durée (comme si elles
russes mais ce qui reste au final, ce qui reste
remontaient peu à peu à la surface). Il y a,
vraiment au fond de nous, c’est d’avoir lu
chez moi, une sorte de « sourde prégnance »
enfant la Saga du Phénix Noir (3). »
(que j’ai notée à la suite de lectures de livres comme Des chiens, de l’eau d’Anders Nilsen, L’Homme sans talent de Yoshiharu Tsuge ou
[Entretien réalisé durant l’été 2013
Frances de Joanna Hellgren). Le conte trouve
via courrier électronique par
donc dans la bande dessinée un écrin tout
Nicolas Verstappen.]
particulier. Partagez-vous ce sentiment ? G. de B. : Je suis entièrement d’accord avec cette idée. F.V. : Moi aussi. La bande dessinée est par exemple bien incapable de faire sursauter un lecteur, comme
(3) La Saga du Phénix Noir (ou The Dark Phoenix Saga en version originale) est un arc narratif majeur de la série X-Men écrit par chris claremont et dessiné par John byrne et Dave cockrum en 1976 et 1977.
aiDan koch
59
60
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ruppert & muLot 62
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boris mirroir 64
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benoĂŽt preteseiLLe 66
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68
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James 70
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JuLien nem 72
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76
C’est avec un questionnement sur la légitimité de la bande dessinée que nous achevons la série des Jade U. problématique soulevée -en particulier au regard des institutions culturelles- par xavier guilbert qui dirige et coordonne ce numéro. rédacteur en chef du célèbre site du9.org et observateur reconnu du monde de la bande dessinée, xavier guilbert rédige chaque année depuis 2006 la numérologie (dont l’édition 2014 est parue en novembre dernier aux Éditions h), analyse richement documentée et commentée de la situation et des évolutions du marché de la bande dessinée.
enFin LÉgitiMe ? dans un hors-série de Beaux-Arts Magazine paru en 2008, vincent Bernière était formel : « Vouloir défendre la bande dessinée japonaise, ou la bande dessinée en général, est un combat d’arrière-garde. » il ne faisait qu’exprimer là une affirmation désormais partagée par la plupart des médias, brandissant qui le succès du festival d’angoulême, qui joann sfar en couverture de Télérama, qui encore Bilal s’exposant au musée des arts et métiers. pourtant, la même année, paraissait Contre la bande dessinée, de jochen gerner, qui mettait en évidence un regard porté sur le neuvième art nettement moins bienveillant. mais alors que ces discussions se situent sur le terrain du « capital culturel » cher à
Bourdieu, il nous a paru intéressant pour ce numéro de Jade, d’aller interroger la réalité de cette légitimité supposée de la bande dessinée pour ses acteurs, en particulier hors du microcosme où elle évolue habituellement. À cet effet, nous avons choisi de proposer de nombreux témoignages (dessinés ou non), mais également un certain nombre de documents, se voulant pièces à réflexion plutôt qu’à conviction. Enfin légitime ? Comme le rappelle le point d’interrogation en couverture de ce numéro, la question reste ouverte et demeure pour la bande dessinée l’un de ses enjeux les plus actuels. Xavier Guilbert
c o u v e rt u r e s piErrE fErrEro U1 ■ jUliEn nEm U4 ■ pag e s matthias lEhmann & niColas moog 2 ■ william hEnnE 8 ■
BEnoît prEtEsEillE 23 ■ orianE lassUs & ÉmiliE platEaU 32 ■ faBriCE ErrE 38 ■ oliviEr tExiEr 48 ■ gillEs roChiEr 60 ■ faBCaro 65 ■ amBrE 66 ■
entretiens
jUliEn jUnE missErEy & morvandiaU 11 ■ joChEn gErnEr 40 ■ gillEs roChiEr 51 ■
t e x t e s alain & hEnri 6 ■ jaCk & aUrÉliE (illustrations de jamEs) 28 ■ ChèrE BandE dEssinÉE 30 ■ ContainEr zÉro 36 ■ ÉBUllition 62 ■ histoirE d’U 70 ■ JADE 661U • janvier 2015 • Édité par 6 Pieds sous terre • 11 rue de la Gare 34430 St-Jean de Védas - France Rédaction : Xavier Guilbert, Jean-Philippe Garçon, Juliette Salique • 6pieds@pastis.org - www.pastis.org/6piedssousterre Tous droits réservés • ISBN 978-2-35212-113-8 • ISSN 1769-2253 • Dépôt Légal à parution Imprimé en Bulgarie par Multiprint, en décembre 2014 La participation à Jade est bénévole. Logos et design de la revue conçus par Boris Mirroir Publié avec le concours de la Région Languedoc-Roussillon
1
Matthias LehMann & nicoLas Moog 2
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aLain & henri
(dialogue imaginé)
hEnri : art populaire né en france dans la presse enfantine du début du xxe siècle, la bande dessinée a permis pendant des décennies à un jeune lectorat de se divertir sans débourser des fortunes. [1] hEnri : Combien de lecteurs se détournent de la bande alain : Quand j’étais petit, ma mère me faisait la guerre
dessinée après avoir été déçus par la lecture d’albums
si je lisais ce qu’on appelait des illustrés, elle préférait les
médiocres pourtant encensés par la critique ! trop
livres. je préfère la peinture, je préfère les livres. mais
d’auteurs bâclent afin de produire toujours plus, certains
aujourd’hui les parents eux-mêmes sont des lecteurs de
d’entre eux livrant trois ou quatre ouvrages par an. [7]
bande dessinée, donc ils sont très contents que leurs enfants lisent des Bds. Certains d’entre eux sont très contents des jeux vidéo. tant mieux. [2]
alain : le drame de notre temps, c’est la transformation de toutes choses matérielles ou spirituelles en droits de l’homme. nous avons ainsi changé d’époque et
6
hEnri : lentement mais sûrement, la bande dessinée,
d’idéal : l’enfant gâté succède à l’homme cultivé. tout le
jusqu’alors accessible à un prix plus abordable que le livre
monde, c’est vrai, n’est pas gâté – loin de là. tout le
par un lectorat jeune et pas toujours riche, devient un produit de luxe réservé à la classe aisée. [3]
monde n’est pas consommateur de tout, mais tout le monde veut l’être et le proclame. [8]
alain : C’est ainsi qu’on peut se targuer d’aimer la bande
hEnri : la bande dessinée est avant tout un art
dessinée. pourquoi ne pas aimer la bande dessinée ?
populaire destiné à la détente. Ce n’est pas du tout un produit pour l’élite, intellectuelle ou autre. [9]
mais s’en targuer c’est autre chose. C’est dire, en sousmain, il n’y a pas d’art mineur. Et quand on dit il n’y a pas d’art mineur, non seulement on réhabilite les arts mineurs mais on vide les autres. [4]
alain : affirmer qu’il ne faut faire lire que des livres courts, donner accès à la lecture par la bande dessinée relève tout bonnement d’une folie relativiste. la hiérarchie
hEnri : nous pourrions nous consoler en pensant
culturelle rattrape toujours l’individu à un moment de sa
qu’avec toutes ces œuvres intellectuello-intimistes qui
vie alors il ne faut pas lui faire croire, lorsqu’il est à
envahissent nos librairies, l’image de la bande dessinée
l’école, que cette hiérarchie n’existe pas. [10]
gagne des points en valeur de qualité auprès des médias. Que nenni, au cours de ces dernières semaines, j’ai
hEnri : l’erreur est [...] de marginaliser [la bande
entendu au moins trois critiques de cinéma comparer des
dessinée] destinée aux enfants. de faire des dessinateurs
films sympas mais sans plus à... des bandes dessinées. Ce
de ces journaux des sous-dessinateurs, de les observer de
qui d’ailleurs me convient parfaitement. [5]
haut dans les salons, de les oublier dans la distribution des distinctions, de contribuer à la paupérisation du
alain : si je vous en dis du mal, vous me répondrez,
secteur. auteurs et éditeurs en sont pour beaucoup
comme pour le rap ou la techno, « tu n’y connais rien, cette
responsables, rendus aveugles par la médiatisation de la Bd devenue adulte. [11]
scène est d’une richesse et d’une variété extrêmes ». mais il y a tant de livres à lire, de toiles à admirer, que je n’ai pas de temps à perdre pour ce qu’on appelait autrefois les
alain : décontraction du jean contre conventions
illustrés. la beauté des livres, c’est qu’ils sont sans images
vestimentaires, bande dessinée contre littérature, musique
et qu’ils offrent ainsi libre carrière à l’imagination. Quand
rock contre expression verbale, la « culture jeune », cette
on me raconte une histoire, j’ai besoin qu’on me donne à
anti école, affirme sa force et son autonomie depuis les
penser, qu’on me donne l’envie d’interrompre ma lecture et de lever la tête, pas qu’on dessine pour moi les héros. [6]
années soixante, c’est à dire depuis la démocratisation massive de l’enseignement. [12]
hEnri : aujourd’hui, tout le monde imite tout le monde.
alain : l’image est omniprésente, la bande dessinée se
il suffit qu’un confrère fasse un bon coup éditorial dans un
taille la part du lion : il faut instruire en divertissant, il
nouveau créneau pour que des clones apparaissent aussitôt
faut estomper la différence entre le jeu et le travail, il faut
chez les concurrents. on l’a vu avec l’ésotérisme il y a quel-
s’ajuster aux demandes de la société et à celles de
ques années, on le constate aujourd’hui avec les auteurs issus
l’enfant. la pédagogie n’est plus au service des
des blogs, les romans graphiques jusqu’alors réservés aux
savoirs. [18]
petites structures ou encore les intégrales qui reprennent les albums récents encore disponibles chez les libraires. [13]
hEnri : osez encore et toujours vous aventurer dans ces zones inconnues du monde de la bande dessinée que vous
alain : il y a un chassé-croisé entre les deux valeurs : la
n’avez pas encore parcourues. la production actuelle est si
culture de masse se voit revêtue d’un double prestige,
riche, les auteurs si nombreux, qu’il est toujours possible
celui de la culture au sens humaniste du terme, et celui de
de goûter à de nouvelles émotions, et croyez-moi, après
la culture populaire ; alors qu’elle signe leur disparition.
plus de cinquante ans de lecture assidue de bandes
je ne dirais donc plus maintenant que ce qui est en jeu,
dessinées, j’éprouve encore ce plaisir du plongeon dans l’inconnu. [19]
ce sont les lumières contre le romantisme. Car on peut voir, au travers d’un discours ethnologique – et c’est tout à fait étrange –, qu’un certain type de romantisme
alain : franchement j’ai lu tintin et je persiste et je
cautionne la mise sous coupe réglée de la diversité humaine par la raison instrumentale. [14]
signe. je continue à préférer henry james et Édith warton. na. [20]
hEnri : laissons à angoulême et aux membres de son jury bien ingrat de pouvoir une fois par an montrer leur
Alain Finkielkraut, né le 30 juin 1949, est un écrivain,
mépris pour la Bd commerciale, qui à leurs yeux ne peut être que médiocre et destinée à des médiocres. [15]
philosophe, essayiste et académicien français qui ne s‘est jamais caché de l’aversion qu’il porte à la bande dessinée.
alain : je pense à un reportage publié dans un journal
Henri Filippini, né le 22 août 1946, est un journaliste,
sur louis schweitzer, alors qu’il était pdg de renault. il
critique, ancien éditeur et historien de la bande dessinée,
[y] a avoué sa passion pour la bande dessinée, il a dit « j’ai
qui fait partie des bédéphiles de la première heure,
3 000 albums chez moi, et d’ailleurs j’ai de grandes
ayant notamment participé à la revue phénix dès la fin
conversations avec Michel-Edouard Leclerc parce que
des années 60.
nous partageons cette passion, et nous faisons notre
À notre connaissance, Alain Finkielkraut et Henri
coming out ensemble ». [16]
Filippini ne se sont jamais rencontrés. Cette conversation a été imaginée dans le plus grand respect des points de
hEnri : preuve que l’audace paie encore dans le monde
vue affirmés par l’un et par l’autre des participants, en
de l’édition Bd, à condition de répondre par l’indif-
recourant uniquement à des déclarations publiques
férence aux moqueries de l’élite, de ne pas courir après
dont l’interprétation ne pouvait, à notre sens, prêter à
les prix dans les salons et surtout d’être en phase avec ses lecteurs. [17]
confusion.
Sources des citations : 1 – « Chère presse Bd », dBD 79, 12-2013/01-2014 ; 2 – Le 7/9, france inter, 9 juin 2014 ; 3 – « Chère presse Bd », dBD 79, 12-2013/01-2014 ; 4 – Répliques, france Culture, 05-2014 ; 5 – « 2011, en vrac… », dBD 60, 02-2012 ; 6 – Catherine Calvet et Béatrice vallaeys, « mauvaise nouvelle : la démocratie est sortie de son lit », Libération, 01-2008 ; 7 – « Enfin ! », dBD 73, 05-2013 ; 8 – Catherine Calvet et Béatrice vallaeys, « mauvaise nouvelle : la démocratie est sortie de son lit », Libération, 01-2008 ; 9 – « Qu’est-ce que la bande dessinée ? », Comics World TV, 01-2001 ; 10 – La Querelle de l’école, stock, 2007 ; 11 – « l’invité », Suprême Dimension 7, 08-09 2006 ; 12 – La Défaite de la pensée, gallimard, 1987 ; 13 – « l’uniformité tue », dBD 59, 12-2011/01 2012 ; 14 – jeanne favret-saada et gérard lenclud « Un clip vaut shakespeare ». Entretien avec alain finkielkraut », Terrain 17, 10-1991 ; 15 – « la queue du mickey », dBD 81, mars 2014 ; 16 – Répliques, france Culture, 05-2014 ; 17 – « Bamboo s’adapte mais ne rompt pas », dBD 61, 03-2012 ; 18 – La Querelle de l’école, stock, 2007 ; 19 – « osez ! », dBD n°54, juin 2011 ; 20 - Le 7/9, france inter, 9 juin 2014.
7
wiLLiaM henne 8
9
10
« Quand vous serez aussi gros que le festival de Saint-Malo, on vous aidera. » (Un conseiller général en charge de la lecture publique) « Ah, c’est toujours le problème avec les alternatifs : vous voulez être alternatifs tout en bénéficiant des subsides de l’État. » (Une conseillère de la DRAC) « Je vous préviens tout de suite, je n’y connais rien en bande dessinée. » « Désolé, nous ne pouvons accepter votre affiche », par morvandiau, in L’Éprouvette n°3, l’association, janvier 2007.
L’organisation de FestivaL est un sport de coMbat pendant dix ans, du côté de rennes, l’association périscopages (présidée par morvandiau) a proposé ses rencontres, s’attachant à mettre en avant la bande dessinée d’auteur et l’édition indépendante. début 2012 et après avoir fêté son dixième anniversaire, l’organisation jetait l’éponge et annonçait sa propre dissolution. depuis 2009, l’association Chifoumi (avec julien june misserey aux commandes) organise de nombreuses manifestations autour de la création en bande dessinée, dont en particulier la série des pierre feuille Ciseaux - laboratoire de bande dessinée, dont la prochaine édition se tiendra en août 2015 du côté de minneapolis. Autour du rapport avec les institutions, échange croisé avec deux activistes du neuvième art.
11
1
2
3
1 - 2011. vErsion dE l’affiChE ConfiÉE À aUrÉliE william lEvaUx (Et non CEnsUrÉE par lE sErviCE CommUniCation dE la villE dE rEnnEs malgrÉ lE faCÉtiEUx jEU typographiQUE). 2 - 2011. vErsion dE l’affiChE ConfiÉE À joChEn gErnEr. 3 - 2011. vErsion dE l’affiChE ConfiÉE À willEm.
Xavier Guilbert : En préparant ce Jade autour
12
être Quai des Bulles ?).
de la question « la bande dessinée : enfin
Bref, on s’est ensuite tournés vers la draC – avec un
légitime ? », je me suis penché en particulier
écho pas trop mauvais (toujours au regard de notre
sur les aides accordées par le CNL à la bande
budget gringalet et de l’engagement lui aussi relatif
dessinée. Côté manifestations, il y en a quatre
de la ville de rennes).
qui reçoivent des subventions nationales : BD à Bastia (8000 €), Quai des Bulles (Saint-
Je suis curieux – je sais qu’il y a une
Malo, 18000 €), On a marché sur la bulle
commission « bande dessinée » au CNL, mais
(Amiens, 18000 €) et le FIBD, of course – avec
il me semblait qu’elle jugeait plus les projets
125000 € annuels. Comment ça se passe/
d’auteurs ou d’éditeurs, pas les questions
passait de votre côté ?
des manifestations. Au niveau de la DRAC,
Morvandiau : Concernant le Cnl, de mémoire,
spécialisé, c’est ça ?
j’imagine que ce n’est pas le cas – personne de Périscopages en a bénéficié pendant les trois premières éditions – quelques petits milliers d’euros
Morvandiau : Côté Cnl, il y a une aide spécifique
qui constituaient alors une part décisive de notre
pour les événements (1). je ne sais pas (plus) qui
budget (sous leur enveloppe « vie littéraire » relative
participe et tranche pour cette commission en
aux rencontres, tables rondes et compagnie).
particulier mais j’imagine que la commission bande
puis le Cnl nous a annoncé abruptement que nous
dessinée peut être consultée au moins à titre
ne correspondions plus aux critères de manifestations
indicatif.
littéraires nationales – il en restait trois en Bretagne dont Étonnants Voyageurs, un festival à l’île
June : on n’a jamais rien eu du Cnl, mais on a fait
ouessant (pour ma part inconnu au bataillon mais
une seule demande, avec une réponse négative, et là,
semble-t-il dirigé par quelqu’un bien en cour du côté
je vais généraliser, avec cet exemple précis (le Cnl)...
du gouvernement) et un troisième que j’oublie (peut-
C’est une situation qui s’est répétée à plusieurs
1- www.centrenationaldulivre.fr/fr/organisateur_de_manifestations/subventions_a_la_realisation_de_manifestations_litteraires/
1 - 2011. traCt dE pfC #3, salinE royalE d'arC Et sEnans. Composition graphiQUE par ll dE mars Et ChifoUmi. 2 - 2014. affiChE dE pfC #4, minnEapolis CollEgE of art and dEsign. Composition graphiQUE par andErs nilsEn Et rtrmnk.
reprises : passer des plombes à remplir des dossiers
« service » nous a accompagné sur la rédaction d’une
sans jamais réussir à rencontrer grand-monde, et
demande d’aide au Cnl, qui nous a pris du temps, de
quand on est au stade strictement associatif bénévole
l’énergie, mais qui n’a abouti sur rien car « le dossier
(éh ouais...), c’est un truc qui gonfle assez rapidement,
n’était pas assez fourni », non pas parce qu’on s’est
notamment lorsque l’on n’est pas très friand de la
fait avoir par le type de la draC d’ici, mais
paperasse institutionnelle (doux euphémisme)...
simplement parce qu’il ne s’agissait pas d’enjeux
En fait, et ça aussi c’est un constat que je peux faire de
importants à ses yeux, et qu’il n’a donc rien fait de
toUtEs mes expériences de l’accompagnement, des
particulier pour faire valoir le truc. Et dans le même
aides, etc. : peu importe le dispositif, le service
temps, son homologue aux arts plastiques (par
culturel, le bras armé institutionnel, la seule chose
exemple), elle, s’est tout de suite montrée intéressée,
qui fonctionne, c‘est de trouver quelqu’un qui
et a aidé comme elle pouvait. d’abord avec très peu,
comprend le projet. Quand c’est quelqu’un qui
mais avec des promesses de faire mieux si on
connaît un peu, c’est super, mais c‘est parfois aussi
poursuivait et proposait des choses. Ce qui a été le
bien d’avoir affaire à des petits nouveaux qui ne
cas, et désormais on a un solide soutien de la draC
connaissent rien à cette bande dessinée – précise –
mais pas du tout du côté livre, « seulement » du côté
qui nous plaît tant, mais qui comprennent les enjeux
arts plastiques. C’est réellement une question
que l’on essaie de remuer.
d’individus, je crois, bien plus que de commissions ou
l’expérience associative qui est la mienne, et encore
d’examens de dossiers, finalement. même si,
plus depuis la création de Chifoumi, c’est que nous
évidemment il faut savoir rentrer dans les clous du
n’aurions jamais rien fait sans avoir la chance de
circuit institutionnel, il va sans dire : et c’est normal,
tomber, dans tel bureau, dans telle organisation, dans
c’est du pognon public, après tout.
tel service, sur quelqu’un qui décide que « ça » en
Quand on a eu une réponse négative du Cnl, on s’est
vaut la peine. Et pas forcément là où s’y attendait : du
dit qu’il fallait surtout consolider nos relations avec
côté de la draC locale, les échos au niveau de
ceux qui nous aidaient bien ici, on n’avait pas le
l’économie du livre ont toujours été très modestes.
temps de se disperser... Bon, on a un tout petit, petit
après bien des demandes, le responsable local de ce
soutien modeste mais régulier du Crl d’ici, qui
13
14
2006. Exposition joChEn gErnEr À l’orangEriE dU thaBor (sCÉnographiE : tangUy nÉdÉlEC). photographiE : laUrEnt gUizard
accompagne nos petites actions lorsque la médiation
difficulté en premier lieu de ranger la bande
devient autre chose qu’un mot sur un dossier : un
dessinée dans une catégorie déjà établie.
auteur que l’on emmène rencontrer les gens dans les
J’imagine que ça ne simplifie pas les choses...
librairies locales, à qui l’on propose des interventions publiques... mais ce sont souvent de toutes petites
Morvandiau : pour rappel, côté ministère, la bande
sommes, des parties de remboursement de séjour/
dessinée est très officiellement passée, en 2003, de la
voyage, ce genre de choses. pas d’aide à proprement
délégation des arts plastiques, dont elle dépendait
parler à la production pure, ou encore plus inespéré,
jusqu’alors principalement, à la direction du livre et
au fonctionnement de l’association...
de la lecture.
pendant qu’on parle du Cnl : j’étais à Bastia il y a dix
après, il est évident que, au moins dans les
jours, et lors de la rencontre avec les auteurs
collectivités locales – sans parler de l’université, un
anglais, j’ai rencontré la nouvelle responsable des
flou persiste encore et que… là aussi, ça peut
événements et manifestations littéraires, qui avait
dépendre des individus. Ça peut dépendre de qui est
fait le déplacement. je n’avais jamais rencontré qui
le conseiller le plus curieux mais aussi d’un
que ce soit dans des événements autres qu’à paname
fonctionnement municipal en groupes de travail et
(salon du livre...), j’ai été surpris.
des rapports de pouvoir entre élus. par exemple à rennes, il y avait un groupe de travail « sport et
Vous parlez un coup d’Arts Plastiques, un
culture » présidé par un adjoint au sport pugnace et
coup de la DRAC, un coup du Livre, un coup
ambitieux… qui pesait donc potentiellement plus
du CNL mais dans sa branche « Vie
lourd dans des décisions relevant de la culture.
littéraire »... j’ai l’impression que comme pour certains thésards, il y a une grande
June : oui, une fois encore, cas similaire à noter : le
2013 - pfC #4. Exposition rÉtrospECtivE « jaimE hErnandEz : 30 yEars of loCas », minnEapolis CollEgE or art & dEsign (sCÉnographiE : zak sally).
type au service culture de la région est un pur sportif,
maîtrise de leurs budgets, évidemment.
pas du tout un cultureux, mais les sujets cohabitent
dès le début, on a pris le parti de s’extirper de la
dans le même service dont il est en charge (ça devrait
mélasse « bédé » et de présenter la chose comme
plus m’étonner ni me faire mal à le formuler, mais
« une autre forme de bande dessinée ». Ce n’était pas
si...). Eh bien le type a montré davantage de curiosité
pour combler le cœur des snobs, c’était pour
à notre égard que tous les délégués aux commissions
expliquer qu’on avait rien à voir avec les chasseurs de
arts plastiques et compagnie. de loin, même, et son
dédicace, avec les hystériques d’héroic-fantasy, des
soutien (que nous ne sommes pas allés chercher, le
bédés jungle/Bamboo, de la Bd enfantine, non : on
type est venu naturellement, mu par son envie d’en
ne faisait pas ça, on ne fera pas ça parce que plein de
savoir plus et persuadé que nous proposions des
gens le font déjà, mais surtout parce que ça n’a rien à
choses légitimes) a été précieux !
voir avec ce que nous, on voulait faire. on y est allés et rétrospectivement je me dis qu’on pouvait passer
Globalement, comment décririez-vous vos
pour de gros cons prétentieux, mais ça a fonctionné,
interactions avec les « institutionnels » ?
on a trouvé des gens qui se sont dit soit « ça a l’air
Comment jugeriez-vous la culture en bande
bien, j’y connais rien mais ça ouvre un champ... » ;
dessinée de vos interlocuteurs ? L’image
ou qui se sont juste dit que stratégiquement, c’était
qu’ils peuvent en avoir ?
une manière de pouvoir prétendre aider la jeune création etc.
June : Comme je l’écrivais plus haut : tout est
généralement, j’y allais avec des exemples sous le
question d’individus, pour moi en tout cas. les
bras. je prenais un gros sac, plein de trucs dedans, et
réactions ont été calquées sur les personnalités des
selon les projets, les orientations des discussions à
gens, avec en guise de coefficient multiplicateur leur
venir telles que je les imaginais, je leur sortais des
15
16
exemples, que je prenais le temps de feuilleter avec
servir de vitrine hype et/ou fédératrice.
eux, afin de leur montrer que sacrebleu, c’est
Et puis y’a aussi pas mal de gens qui s’en foutent,
vachement bien tous ces trucs. l’enthousiasme de la
parce qu’ils viennent te voir en te disant qu’ils
scène dans laquelle on évolue, conjuguée à quelques
peuvent t‘aider et t’accompagner mais qu’il faudra
belles références (tu montres les liens oulipo/ouBapo,
songer à faire quelque chose avec tel auteur local qui
tu montres Here de richard mcguire, tu évoques
ne fait que de la merde, par exemple : l’interlocuteur
l’intelligence d’auteurs qui ont tout compris des
qui ne t’a pas écouté, ou qui n’a pas compris, et qui
singularités du langage, tu montres quelques photos
veut te refiler l’auteur soleil du coin. Bon, là c’est
d’ateliers fanzines publics et tu parles d’émulation en
simple, pas de compromis, je me lève et je m’en vais,
invitant les gens à aller s’y intéresser, et voilà quoi.
je suis habitué maintenant.
Ce qu’ils en connaissaient toutes et tous, ce n’était pas
la médiation oui, mais pas n’importe laquelle ; s’ils
ça. au mieux, l’une d’entre eux avait lu Persépolis, ou
ne veulent pas voir la cohérence du truc, je leur
Maus. mais plus généralement c’était « ah j’en ai lu
rappelle comme je peux... par exemple, on est basés à
étant jeune... », ce genre de trucs bien connus par les
Besançon, on a fait plein de trucs ici, on a jamais eu
lecteurs de la numérologie... donc il a fallu attaquer
l’ombre d‘un poil d’intérêt (je parle même pas de
ce qui me semble être (et pas qu’à moi...) le cœur des
considération, hein) de la part de la ville. le seul type
enjeux qui nous sont chers : la médiation qu’on
qui trouvait intéressant ce qu’on faisait était du côté
propose doit commencer par une médiation auprès
du théâtre, et il est mort il y a peu... autant dire que
de nos interlocuteurs-mêmes. on doit les prendre par
nos interlocuteurs, on les compte, on les connaît, on
la main pour les emmener ailleurs, prendre le temps
les tient au jus de ce qu’on fait, de comment on le fait,
de leur montrer, de leur expliquer, et c’est là que je
on les invite... C’est précieux. Et comme ce sont des
reviens sur mon idée de départ qui peut passer pour
gens sympas (« Ah Julien, je pense que je vais
du snobisme : après avoir feuilleté (ou même
garder Chronographie que vous m’avez prêté, c’est
emprunté, ça s’est vu !) du Blexbolex, de l’ouBapo, de
formidable ! »), ce n’est pas dur à faire...
l’ibn al rabin, du frmk, du john porcellino, du Comix 2000 ou du fanzine, ils ne pouvaient pas nier
Morvandiau : Comme june, j’ai refait l’histoire de
que tout cela n’avait rien à voir avec ce qu’ils
la bande dessinée des quinze dernières années lors de
croyaient être « la » bande dessinée.
la plupart de mes rendez-vous – abusant d’abord des
Et à partir de là, soit on a des cons qui s’en foutent,
portes d’entrée type Maus, Persépolis et tutti quanti
qui sont déjà trop occupés avec l’art contemporain ou
avant d’aller vers des propositions plus obscures
les musiques actuelles (exemples au hasard) et qui ne
(en termes de reconnaissance) au cœur de notre
veulent pas prendre le temps de regarder, soit on a
programmation.
des gens qui nous écoutent. il y en a eu quelques-uns
sur la pédagogie à déployer auprès des partenaires/
ici, de la région franche-Comté à la draC, et chaque
soutiens/institutions Et du public, je m'étais déjà
année ils nous soutiennent par-delà les gels de
exprimé dans un entretien en 2012 (2). autre élément
budgets et les baisses observées partout. Comme on
qui a probablement joué en notre défaveur (et qui
ne fait pas dix milliards de trucs qui nécessitent des
justifiait par ailleurs en grande partie le projet de
milliards d’euros, on s’en contente, on fait avec et on
périscopages) : le degré de culture générale très
se plaint pas, en pensant aux copains qui rament –
faible à l’endroit de la bande dessinée. il s’explique
car on l’observe aussi : c’est de plus en plus dur,
par la conjonction de différents paramètres culturels
partout, pour obtenir un euro de l’argent public ; et
et historiques : la réputation – encore largement
pourtant, il y en a quand on voit les projets
partagée même si elle a évolué – d’être avant tout un
pharaoniques qui se multiplient, qui bouffent des
divertissement pour enfants, son absence de la
budgets annuels en un weekend et qui ne font que
plupart des formations existantes à l’université ou
2 - www.unidivers.fr/casse-de-la-culture-ou-qui-tue-le-festival-periscopage-reponse-par-le-dessinateur-morvandiau
dans les écoles d’art, un niveau de théorie critique
un peu libéral mais... peut-être qu’il faudrait
sous-développé dans la recherche et dans les
envisager que périscopages ne soit plus une
médias… Comparé par exemple au cinéma – domaine
manifestation gratuite ». Ce à quoi, pour nuancer,
artistique à peu près du même âge – le contraste est
lors de la même réunion, notre interlocuteur de la
flagrant. nos interlocuteurs au sein des collectivités,
draC avait fortement réagi pour défendre notre
généralement passés par des cursus traditionnels,
positionnement. donc, là encore, malgré une
n’échappaient pas à cette tendance. En dix ans,
tendance générale forte à la marchandisation (j’inclus
hormis quelques exceptions que je peux compter sur
sous ce terme l’obsession du rayonnement et le
les doigts d’une demi-main, j’ai systématiquement
marketing territorial), on peut parfois heureusement
rencontré des élus ou des conseillers culturels
compter sur des choix individuels non moins
– même le plus bienveillant conseiller au livre – qui
affirmés.
commençaient nos rendez-vous en disant : « Votre projet m’intéresse, mais, je vous le dis tout de suite,
June : Complètement d’accord. je l’observe aussi
je n’y connais rien en bande dessinée ». il a donc
régulièrement, c’est clair et net. il suffit d’une
fallu déployer et redéployer sans cesse des trésors de
personne un peu « militante » qui « insistera » lors
pédagogie, justifier le fait que périscopages
des réunions et auprès des commissions pour faciliter
n’organise pas de dédicaces sous des chapiteaux,
la faisabilité de certaines choses plus audacieuses,
expliquer les spécificités du rapport livre-exposition,
mais pas toujours : pour la majorité, c’est l’argent
résumer l’histoire de la bande dessinée en 20
public dont il s’agit, et il est essentiel que cet argent
minutes afin de mettre en perspective nos choix de
soit utilisé pour des choses qui toucheront un public ;
programmation, etc.
de notre côté, on a vite constaté que l’accueil réservé à nos projets changeait du tout au tout selon que
Cela me renvoie aussi à une interrogation sur
l’aspect public était soulevé et selon la manière dont
un phénomène dont j’ai entendu parler
il l’était. Un projet d‘événement tourné vers la
ailleurs, à savoir le paradoxe des aides
création, pour le dire simplement, aura toujours bien
culturelles, qui sont prises entre leur mission
moins d’accueil favorable que le même événement
initiale (soit le soutien d’initiatives auda-
auquel sera ajoutée une dimension publique. À ce jeu,
cieuses mais qui touchent un public restreint)
évidemment, les choses en marge, audacieuses ou
et la validation de la mission de ceux qui les
tendant vers l’expérimental peinent à trouver autant
décernent (elle jugée à l’aune du succès
d’échos favorables qu’une manifestation qu’on
public, justement). D’où une tendance à
qualifiera poliment de « familiale ».
favoriser les manifestations les plus mainstream, car les plus visibles et donc les
Qu’en est-il de la pérennité des relations
moins susceptibles d’être prise comme
établies avec vos interlocuteurs ? En dehors
prétexte d’accusation de dilapider l’argent
des questions de priorités que June évoquait
public. Vous me suivez ?
avec les DRAC, n’y a-t’il pas en plus ce
Morvandiau : au sujet de la connexion entre le
fois à zéro dès qu’il y a un changement
« grand public » et les aides culturelles, la réponse
d’intervenant ?
problème de devoir recommencer à chaque
réside en partie dans l’influence transversale et très concrète de l’idéologie néolibérale et de la logique de
Morvandiau : oui, c’est un fait, il faut réexpliquer
l’audimat au sein des institutions publiques...
en permanence. je crois que, l’expérience aidant, on
À rennes, le précédent adjoint à la culture, sur toute
sait aussi assez vite quand et avec qui les efforts de
la durée de son mandat, n’avait formulé qu’une seule
pédagogie sont nécessaires ou vains. Et l’évolution
proposition vis-à-vis de Périscopages. je cite de
générale des représentations évoquées plus haut
mémoire : « Hum, Luc, tu vas sans doute me trouver
facilite le travail, c’est certain. par ailleurs, en ce qui
17
me concerne, les ébauches actuelles de discussions
chaque nouvelle édition, chaque nouvelle manifes-
autour d’éventuels nouveaux projets de manifestation
tation, chaque nouveau rendez-vous nous fait gagner
sont facilitées par le travail réalisé pendant dix ans
un peu de temps pour inscrire le truc dans une
par Périscopages et le sentiment de certaines
chronologie identifiée par nos interlocuteurs. pour
institutions d’avoir loupé le coche – ce qui, d’un
autant, cela ne signifie pas que cela sera plus simple
certain point de vue, est plutôt rassérénant.
pour nous à trouver un accueil favorable, ou pour eux de nous aider : même si les gens connaissent l’action
June : ha ha ha ha ! Cette dernière phrase rebondit
de mieux en mieux, s’il y a de moins en moins de
directement sur notre actualité ici. je répondrais par
pognon... Et c’est en tout cas le discours général, de
« oui, tout à fait, complètement, absolument », sur le
toutes parts, année après année... donc ça se constate,
ton du type fatigué, justement.
mais pour autant, ça ne nous arrange pas forcément ! sinon, incroyable ce qu’un soutien médiatique
18
Cela me renvoie aussi à un autre aspect, qui
« identifié » peut faire, c’est clair. pas au niveau de
est l’inscription dans la durée : quand on
Chifoumi, car nous n’avons pas eu grand-chose (ah
prépare la dixième édition d’une manifes-
si ! je vais y revenir), mais dans mes investissements
tation (ou même la troisième), le passé
associatifs parallèles, du côté de la musique par
compte-t-il ? Ou vous a-t-il fallu à chaque fois
exemple, j’ai un truc concret : huit manifestations
plus ou moins repartir de zéro ? Je m’inter-
annuelles proposant un weekend de découverte des
roge aussi sur les éléments qui vous auraient
musiques électro-acousmatiques, autant de rendez-
permis de gagner, sinon du temps, du moins
vous foireux, d’enveloppes riquiqui, de difficulté à
de la légitimité aux yeux de vos interlocuteurs.
asseoir le truc sans avoir à faire nos fonds de poche de
June, on a notamment souvent parlé de ce que
miséreux de la kültur. Et puis un article dans Libé
PFC serait peut-être plus « vendable » avec un
(une page), et là : coups de fil de services inconnus
livre qui témoignerait de l’expérience (et
jusqu’alors, de bureaucrates qui n’avaient jamais
apporterait aussi la légitimité de l’imprimé).
daigné passer. incroyable et risible à mourir si ce
Le nombre de visiteurs n’est-il pas suffisant,
n’était aussi triste.
par exemple ?
pour revenir à Chifoumi : on a organisé une
Morvandiau : À propos de la fréquentation
revenant des States [suite à la quatrième édition de
publique, Périscopages avait la particularité de durer
pfC, qui s’était tenue à minneapolis]. tout le monde
trois semaines, d’être gratuit (donc sans billetterie la
regardait ça d’une oreille attentive, mais les gens ont
plupart du temps – il y avait cependant un comptage
applaudi lorsqu’on a diffusé le petit sujet télé qui
dans les permanences d’expositions et aux assises) et
était passé aux infos du soir sur la chaîne régionale
matinée-débrief auprès de nos partenaires en
éclaté dans sept ou huit lieux différents. Bref, la
là-bas... je ne savais pas comment prendre ça.
fréquentation globale restait une estimation générale
subitement, la réunion devenait excitante au plus
(autour de 8 000 personnes sur la dernière édition, si
haut point, parce qu’on était passés à la télé... Et ce
ma mémoire est bonne) mais il était notable qu’au fil
n’était pas uniquement pour la blague, genre « rhôôô
des années un public grandissant, bien au-delà des
c’est marrant quand même ». no comment.
copains et des pros, s’appropriait la manifestation comme un rendez-vous et passait d’un évènement à
Ce que tu écris, June, confirmerait donc une
un autre sur la durée de trois semaines (d’un
forme d’influence des médias : comme si les
vernissage à une rencontre, d’un atelier à un concert,
institutions (et en particulier celles côté
etc.). Cette dimension était importante mais pas
Culture) ne faisaient que suivre au final une
suffisante si j’en crois notre décision d’arrêter.
légitimation avant tout médiatique, ou plus précisément, due aux hiérarchies habituelles
June : alors c’est paradoxal, mais oui, évidemment,
(télévision, quotidien national, etc.). Cela
2013 - pfC #4. sÉanCE dE travail CollECtif soUs ContraintEs (« 30 minUtEs ChifoUmi ») avEC notammEnt jaimE hErnandEz, jEan-ChristophE mEnU, john porCEllino, max dE radigUès, andErs nilsEn, sandrinE martin, ElEanor davis, piErrE fErrEro, jim rUgg, marC BEll... minnEapolis CollEgE of art and dEsign
m’évoque la formule de Jean-Louis Gauthey,
Morvandiau : À propos de Persépolis et de la
s’adressant aux journalistes : « Vous ne faites
bande dessinée d’auteur dans les médias, je ne me
qu’éclairer la lumière. »...
souviens pas précisément d’un basculement (ah ah) mais ça participe bien sûr de cette facilitation
Morvandiau : oui ! C’est la fameuse triade culture/
à exposer notre démarche et, surtout, à la rendre
journalisme/communication soluble dans le bain
plus convaincante (« N’avions-nous pas invité
publicitaire !
Winshluss dès 2001 monsieur ou madame la conseillère aux Arts Plastiques ? »). Concernant la
Dans le troisième numéro de l’Éprouvette, on
légitimation de nos activités et du domaine que l’on
trouve un constat sur Périscopages qui
défend, celle-ci arrive parfois pour des raisons qui
remonte à janvier 2007 – et la dernière
nous dépassent : les institutions (et certaines
édition a eu lieu en 2011. Or, Persépolis sort
personnes qui y travaillent) peuvent être tellement
en salle en 2007, Futuropolis (relancé fin
attentives à ce fameux rayonnement qu’un article
2005) fonctionne à plein régime et commence
dans libé au sujet de Périscopages a pu, par exemple,
à collectionner de relatifs succès, et d’une
grandement nous faciliter la tâche pour mettre en
certaine manière, pourrait-on dire, la bande
place les assises de la bande dessinée indépendante
dessinée d’auteur prend pied dans le système
(sous leur dernière forme aux Champs libres). d’un
médiatique. Pour l’un comme pour l’autre,
seul coup, nous étions beaucoup plus sérieux et
avez-vous senti une quelconque influence de
crédibles (aux yeux du directeur de l’époque – une
cela sur vos relations avec les institutions ?
partie de l’équipe étant déjà convaincue). le
19
contraste entre ce pourquoi nous faisons les choses
bande dessinée commerciale, et ce, malgré
et les raisons qui contribuent parfois à les réaliser
une forme de légitimation qui serait venue
m’est toujours assez étonnant, quelle douce candeur !
par Télérama et consorts – légitimation qui, visiblement, tiendrait plus du vœu pieu que
June : puisque Chifoumi n’existait pas avant, c’est
d’une quelconque réalité.
un peu dur d’évaluer ça pour moi, malheureusement... Morvandiau : Concernant la légitimation par les On revient à la question de la visibilité de la
médias... c’est compliqué. il me semble que c’est un
bande dessinée d’auteur, par rapport à la
ensemble culturel et économique qui est en
20
2006. UnE partiE dE l’ÉQUipE dE pÉrisCopagEs posE dEvant lE BUs À dEUx ÉtagEs QUi aCCUEillE lE salon dE lECtUrE Et l’Exposition itinÉrantE « aUtEUrs Et ÉditEUrs » (QUi prÉsEntE lEs travaUx dE sÉBastiEn lUminEaU (rEnnEs), rUtU modan (tEl aviv) Et niColas roBEl (gEnèvE)). dE droitE À gaUChE, on rEConnait lEs invitÉs sUivants : piErrE van hovE, laUrEnt wEBEr, joChEn gErnEr Et, En 5 , gUillaUmE BoUzard. photographiE : laUrEnt gUizard èmE
mouvement depuis vingt ans et qui voit les
June : oui, je pense qu’il faut relativiser aussi.
représentations évoluer. parallèlement à l’écriture de
télérama et consorts, j’aimerais connaître précisément
cette réponse, il se trouve que je suis plongé dans la
l’évolution moyenne des ventes avant et après leur
lecture passionnante de Manet, une révolution
traitement média, si cela pouvait être réellement
symbolique, cours de Bourdieu au Collège de france,
mesurable.
et les similitudes me semblent extrêmement
durant des années en tant que libraire, j’ai très peu
troublantes dans ce qui explique le changement du
souvent observé cette prescription des médias, qui
regard, si on est convaincu par l’analyse de notre ami
me semblait très opérationnelle jusque dans les
pierrot, sur la peinture de cette période et celui porté
années 90, mais bien moins fréquente par la suite
sur la bande dessinée aujourd’hui : création de lieux
(c’est peut-être que moi, mais je l’observe en parallèle
alternatifs à l’institution par des artistes ou des
également du côté du disque). si télérama et
amateurs éclairés (les salons des impressionnistes),
compagnie aident à légitimer quelque chose, ils ne
création et développement de la critique avec des
tendent pas non plus à valoriser des choses qui font
écrivains qui formalisent des éléments réflexifs au
trop mal à la tête, c’est plus souvent du futuropolis,
sujet de la peinture (mallarmé et zola écrivent sur
du davodeau, du sacco, que du léon maret, du
manet et son travail) – en contraste avec l’accueil
gosselin, ou du mark Beyer. après, je sais bien qu’il
très réac de nombreux journalistes (les filippini de la
n’est pas forcément pertinent d’aller chercher les
peinture !), constitution en nombre croissant d’un
gens sur de telles références (encore que...) s’ils ne
nouveau public diplômé et plus à même de remettre
connaissent pas la bande dessinée contemporaine,
en cause sa propre formation et d’apprécier le
mais la légitimation, elle est progressive aussi parce
pouvoir de subversion incarné par la peinture de
que de tous les côtés, il n’y a pas grand-chose de
manet, évolution du marché en fonction de ces
radical, d’énervé, il n’y a pas de haut-parleurs qui
changements…
rameutent davantage, ou plus vite.
Bref, pour en revenir aux médias généralistes, il
je précise évidemment que j’aime autant les uns que
semble bien que, à l’aune de leur fonctionnement
les autres dans la liste ci-dessus, et qu’il n’est pas
circulaire, ils suivent Et perpétuent cette évolution.
question de hiérarchiser ces exemples d’une
Un peu aguerri, on peut préméditer les articles de
quelconque manière que ce soit, mais j’observe que
télérama sur tel ou tel artiste au moins un an à
c’est plus souvent une forme de tradition de la bande
l’avance… après quelques événements parisiens
dessinée dans ce qu’elle a de potentiellement
autour de son travail, un article sur quelques sites
« jouable » auprès du public (le social, le journalisme,
spécialisés puis dans les inrocks et libé… c’est à
les choses ancrées dans le présent et dans une
peine une caricature ! souvent cet intérêt existe à
« vraie » vie) que des choses réellement super
mon avis pour de mauvaises raisons (ce qui explique
innovatrices, dans le fond, dans la forme, voire dans
d’ailleurs que ces médias ne fassent que « suivre » la
les deux. non ?
plupart du temps et sont incapables de procéder à de réelles découvertes). l’exemple de la récente mise en
Morvandiau : pour rebondir et compléter ma
avant de La technique du périnée de ruppert et
réponse, sur la presse en particulier : le sentiment,
mulot sur le site du monde (et paru chez dupuis),
excessif et démesuré bien sûr, que les lecteurs de
suivi d’un papier d’un niveau lamentable dans libé
journaux sont principalement les journalistes eux-
me paraît emblématique : une forme de snobisme
mêmes est probablement renforcé par la chute
sans fond, lié au sujet accrocheur du sexe, qui se sent
vertigineuse des ventes de la plupart des publications
protégé par la reconnaissance réelle de ces deux
et la fermeture de nombreux kiosques. Ceci rend
auteurs dans le milieu alternatif... tout ce contexte
d’autant plus difficile une évaluation de l’impact de
me conforte en tous cas dans l’idée qu’il est essentiel
ces publications : 1. sur les ventes, et 2. sur les
de se positionner aussi fortement que possible du
perceptions générales de la bande dessinée.
côté de la formation.
21
J’ai l’impression que ce n’est pas très
important)... du temps, quoi.
optimiste, comme vision. Les instances
seul l’enchaînement d’actions diverses et variées
« légitimantes » semblent plus en émerger
pourra au fil du temps creuser une toute petite place
comme une forme de validation à posteriori,
dans l’esprit de ce petit monde (à force d’opiniâtreté...),
que comme un véritable soutien. À votre sens,
mais je crois aussi qu’il y aura toujours un retard, un
qu’est-ce qui pourrait faire bouger les
fossé, un écart conséquent – et très contre-productif)
choses ? Ou sommes-nous condamnés à
entre l’accueil public et institutionnel et « nos »
continuer à construire en marge, sans en
aspirations, ça ressemble un peu à la grande histoire
attendre quoi que ce soit ?
de la vie... il y a deux enjeux à mes yeux : la manière dont les
Morvandiau : nos réponses semblent un peu
élans « novateurs » (j’emploie ce terme faute de
plomber l’ambiance parce que, si on n’était pas des
mieux) se feront récupérer le jour où les collectivités
putains de râleurs, on ne ferait pas grand-chose.
décideront que ces manifestations valent la peine que
Cependant, on peut rappeler :
l’on s’y intéresse ; et la manière dont il faudra se
1- que la bande dessinée et les initiatives éditoriales
faufiler, encore et toujours, pour valoriser ces envies
alternatives, notamment celle des années 90, ont eu
auprès des partenaires potentiels : la formation
lieu dans un contexte qui, lui aussi, présentait de
évoquée par luc et ma pomme, je crois, est un rouage
nombreuses difficultés, une inertie, un niveau
très important dans la manière dont l’évolution
moindre d’exigence, etc. on évoque peu dans nos
pourra se faire « de l’autre côté ».
réponses les aventures qui existent ou naissent
22
actuellement, mais il me semble qu’elles restent très
Propos recueillis en avril-mai 2014
nombreuses – ce qui, une fois de plus, n’enlève rien
par Xavier Guilbert
aux difficultés contemporaines réelles que connaissent les différents maillons de la chaîne du livre. 2- l’importance de la formation (que j’évoquais plus haut) : un soutien affirmé et (plus) éclairé des institutions publiques suivra la légitimation, apportée en particulier par l’Université. Ces dernières années, la recherche en bande dessinée paraît se développer peu à peu à l’intérieur de cette dernière c’est long mais ça bouge. la légitimation universitaire aura à la fois un impact symbolique Et pratique : les futurs décideurs, techniciens et élus, les journalistes, bibliothécaires et prescripteurs de tous poils bénéficieront d’un niveau potentiellement plus élevé de culture et de compréhension de ses spécificités – ainsi que les futurs professionnels et lecteurs issus de ces formations. de quoi faciliter une promotion plus intelligente de la bande dessinée et donner du grain à ceux qui, inévitablement, voudront développer de nouvelles marges ! June : Comme le dit luc : de la formation, de la reconnaissance à tous les étages (et effectivement, l’approche universitaire aura un rôle essentiel en qualité d’accélérateur du truc, c’est évident ; et
benoĂŽt preteseiLLe
23
24
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27
jack & aurÉLie 30 ans de progrès ?
28
Déclaration de M. Jack Lang, Ministre de la Culture, sur les mesures en faveur de la bande dessinée, le 26 janvier 1983, à l’occasion du 10e Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême.
Inauguration de la 40e édition du Festival International de la Bande Dessinée et de l’Image d’Angoulême par Mme Aurélie Filippetti, Ministre de la Culture et de la Communication, le 31 janvier 2013.
1983
2013
mais, avant d’en venir aux mesures, je tiens à préciser
je ne peux m’empêcher aussi de penser au chemin
qu’il est regrettable que la bande dessinée ait été trop
parcouru par la bande dessinée. il y a 40 ans elle était
longtemps considérée avec mépris, décrite comme un
encore considérée comme un genre mineur. Elle a
sous produit littéraire, accusée d’être la cause
depuis gagné ses galons littéraires sans rien perdre
d’influences néfastes sur la jeunesse.
de son audace et de sa diversité. aujourd’hui, le
aujourd’hui, la situation s’est modifiée grâce à
président du syndicat des éditeurs, vincent
l’action efficace des professionnels, des créateurs, des
montagne, est un grand éditeur de bandes dessinées :
médias et du public. Ce moyen d’expression se situe
il y a là tout un symbole.
légitimement sur le même plan que les autres formes d’expression littéraire et visuelle. la bande dessinée sort avec force des schémas classiques, elle mène son combat au niveau des langages, conquiert ses publics, s’affirme tout en innovant.
dEssins dE jamEs
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2013
la bande dessinée joue un rôle social, culturel et
j’ai en effet la conviction, conviction largement
pédagogique, elle forme et initie à l’expression
partagée je crois, que la rencontre vivante et
artistique contemporaine auprès de publics peu
intelligente avec l’art permet la construction de la
concernés par les structures traditionnelles de la
personnalité, l’ouverture de l’imaginaire et la
diffusion de l’art, et les recherches actuelles de
réconciliation avec le goût et le désir d’apprendre.
médiatisation audiovisuelle de la bande dessinée
Et quel plus beau tremplin pour ces envols que celui
laissent prévoir que ces publics seront plus largement
de la bande dessinée ? C’est, à portée de main, des
diversifiés et augmentés dans les années qui
civilisations, des continents, des galaxies à explorer ;
viennent.
c’est le quotidien métamorphosé, l’aventure au coin de la rue.
1983
2013
reconnue dans le monde pour ses qualités,
C’est aussi un secteur qui se porte bien économique-
l’originalité de ses tendances plastiques et
ment, avec des ventes en légère progression (+0,5%)
thématiques, la vitalité de la création, la bande
pour 2012, contre une régression pour le livre dans
dessinée française doit faire l’objet de mesures
son ensemble (-2%), ce qui n’est pas rien dans le
appropriées qui lui permettront d’accroître son
contexte actuel.
audience.
1983
2013
les actions que je propose couvrent tous les secteurs
le rôle de l’État est de garantir que cette mutation du
de la bande dessinée, elles n’ont pas pour but de
marché ait lieu dans des conditions qui permettent de
niveler ou d’intégrer cet art dans un système de
maintenir une juste rémunération des différents
conventions contraires à sa propre nature, mais à
acteurs de la chaîne, et notamment des ayant-droits,
l’inverse doivent permettre à celui-ci de demeurer
afin d’assurer le déploiement de modèles écono-
bien vivant et d’être légitimement plus largement
miques permettant la production et la diffusion d’une
connu et diffusé.
offre éditoriale diversifiée.
29
chère bande dessinÉe Rien de plus spectaculaire qu'une salle de vente, où les enchères fusent et où les œuvres les plus mythiques battent des records. Et depuis quelques années, la bande dessinée, elle aussi, est invitée à la fête. acheter un Bilal comme on acquiert un soulages,
30
réussie selon la maison de ventes, puisque 80 % des
c’est la preuve que la bande dessinée a gagné ses
œuvres ont été vendues et que plus de 500.000 euros
lettres de noblesse ! « L’illustrateur vaut désormais
récoltés. « Dans un contexte économique difficile,
aussi cher que l’artiste, constate l’expert Éric leroy
Schuiten est devenu l’artiste belge le plus cher dans
qui a cofondé le département Bd d’artcurial en 2005.
son domaine », selon Eric leroy, expert bande
Lors de la vente aux enchères Oxymore de ses quinze
dessinée chez artcurial.
tableaux ayant rapporté 1,45 million d’euros, Bilal a
(pierrick fay , « BD : François Schuiten s’illustre
confirmé son statut d’artiste vivant le plus coté du 9e
aux enchères » – les Echos – 25 octobre 2013)
art. » […] Est-ce que les vrais collectionneurs d’art contem-
longtemps perçue comme un divertissement pour
porain se lanceront dans la Bd avec le même appétit
ados attardés, la bande dessinée est aujourd’hui un
et la même frénésie ? pas sûr. Ce domaine est moins
business florissant. […] preuve supplémentaire de cet
foisonnant. il reste encore marginal même s’il est
engouement, la Bd flirte désormais avec le monde de
dans l’air du temps, avec un retour du goût vers la
l’art. À paris, on compte aujourd’hui une dizaine de
figuration. les amateurs, las de payer de l’art
galeries de vente d’originaux. l’éditeur jacques
contemporain surfait à des prix exorbitants, viennent
glénat vient même d’ouvrir la sienne. si on peut
grossir les rangs des nostalgiques d’une enfance
encore trouver des croquis à 50 euros, les plus belles
peuplée de leurs héros favoris. avec ses histoires et
pièces se négocient en dizaines de milliers d’euros
ses références, la Bd rassure. décorative, elle
voire plus : l’original de la couverture de Tintin en
apparaît comme idéale pour commencer une
Amérique, réalisée à l’encre de Chine et coloriée à la
collection avec une belle marge de progression.
gouache par hergé en 1932, a atteint la somme record
(Béatrice de rochebouet , « La bande dessinée sort de sa bulle » – le figaro – 31 janvier 2013)
de 1,3 million d’euros lors d’une vente aux enchères en 2012. (Cédric pietralunga , « Marchand de bulles »
la bande dessinée continue d’envahir les salles de
m le magazine du monde – 31 janvier 2014)
ventes aux enchères. après astérix, spirou et Bilal, c’est au tour du belge françois schuiten, grand prix
Une planche de Bd peut suffire à raconter une
de la ville d’angoulême il y a dix ans, de proposer
révolution. parmi 350 originaux exposés, La femme
quelques-unes de ses œuvres lors d’une vente qui
piège d’Enki Bilal est estimée aujourd’hui à 250.000
s’est tenue le 24 octobre chez artcurial. Une première
euros alors que le dessinateur a émergé au milieu des
années 1970 en même temps qu’il publiait dans le
les connaisseurs savent qu’il s’agit là d’un coup de la
magazine métal hurlant. C’est cette trajectoire, vers
maison de vente, la même œuvre ayant trouvé
la reconnaissance et jusqu’au marché de l’art, que
preneur il y a quelques années pour moins de
raconte l’exposition du fonds hélène & Édouard
800.000 euros. mais ce coup de marteau a été
leclerc.
l’annonce d’une nouvelle ère. avec l’attention
(« L’âge d’or de la BD » – le jdd – 2 février 2014)
médiatique, plus personne ne prend les « illustrés » pour de la rigolade.
samedi 5 avril, Christie’s organise les premières
(daniel andreyev , « La BD fait monter les
enchères de bande dessinée de son histoire. pour le
enchères » – slate.fr – 26 avril 2014)
marché de l’art, c’est à la fois une révolution et une reconnaissance de la richesse du talent des auteurs de
la journée de samedi, entièrement consacrée au
bande dessinée. parmi les 364 pièces d’exception
dessinateur belge et à son petit reporter, a atteint
mises à l’encan, les plus prestigieuses viennent pour
quelque 5 millions d’euros pour près de 500 lots. du
la plupart de Belgique.
jamais vu pour le neuvième art.
(daniel Couvreur , « la première vente Bd
amateurs et collectionneurs étaient aussi au rendez-
de Christie’s » – le soir – 23 avril 2014)
vous dimanche pour enchérir sur un vaste ensemble
après la vente Christie’s-maghen, le 9e art montre
courants de la bande dessinée du xxe siècle, des
de planches originales représentant les grands une nouvelle fois sa capacité à devenir un marché de
classiques du journal spirou aux œuvres des auteurs
référence. les originaux de bandes dessinées sont de
de pilote en passant par hugo pratt, Enki Bilal ou
plus en plus recherchés, poussés par les locomotives
franquin. Un lot de 25 aquarelles d’hugo pratt, où le
hergé, franquin, Uderzo et Bilal. de 7 à 77 ans, de
créateur de Corto maltese a illustré les cantons
moins de 100 euros à plus d’un million, tous les
suisses, est ainsi parti à 700.000 euros. Un tableau de
investisseurs sont visés par la déferlante.
Bilal, réalisé en 1994 pour l’exposition Bleu sang,
(alban jarry , « La bande dessinée, nouvel eldorado
estimé entre 80.000 et 100.000 euros, a trouvé
de l’art moderne, trace sa route de record en
acquéreur à 158.000 euros. « Ce succès s’explique
record » – les Echos – 25 avril 2014)
par la modernité et le dynamisme de cette discipline. La BD est un art, et un art très actuel, avec un
Une chaude après-midi du mois de juin 2012 au
marché en pleine évolution », résume Éric leroy.
rond-point des Champs-Elysées. Ça chuchote dans
(sophie legras avec afp, « Une enchère BD atteint
la salle des ventes d’artcurial. Un type fait monter les
7,3 millions d’euros : un record mondial »
enchères contre un acheteur au téléphone. soudain,
le figaro – 26 mai 2014)
le silence absolu. le gros lot, la couverture de Tintin en Amérique, vient de franchir la barre symbolique
face à un marché de l’art de la bande dessinée qui
du million. le marteau tombe : elle est adjugée
s’est constitué et poursuit son essor, force est de
1.338.509,20 euros, taxes comprises.
constater qu’il manquait encore à son développement
dans la salle, le fameux acheteur fait mine de
un pôle essentiel pour tout marché existant : une
s’étonner devant l’effervescence des médias. grâce à
foire qui lui soit consacrée.
lui, hergé devient le dessinateur de bédé le plus cher
(foire art neuf – Communiqué de presse
au monde. tandis que les caméras de télé s’agitent
29 août 2014)
pour recueillir des impressions (« Alors, ça fait quoi de dépenser autant d’argent ? »), les collectionneurs du dernier rang, tous des habitués, s’adressent des sourires en coin.
31
oriane Lassus & ÉMiLie pLateau 32
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Jean Pierre Raynaud (1939 - ) Container Zéro (Série « Espace Zéro ») 1988 Carrelage, acier, électricité 330 x 330 x 330 cm surface au sol : 10 m2 réalisation in situ achat avec la participation du Centre national des arts plastiques, 1988 numéro d'inventaire : am 1988-2 (1) mots-clés : 10ème anniversaire du Centre pompidou - appareil d'exposition - arts plastiques - Blanc - Carreau - Carré - Commande publique - Container - in situ - jean-pierre raynaud - nouveau réalisme - zéro (groupe) 36
Hergé (1907 - 1983) L'Affaire Tournesol 1954 Encre de Chine et gouache blanche sur papier 50 x 36,5 cm inscriptions : non signé, non daté planche n°12 de l'affaire tournesol don fondation hergé moulinsart, 2006 numéro d'inventaire : am 2006-94 mots-clés : Bande dessinée - Cabinet d'art graphique - Case - hergé - phylactère - planche - projet - tintin (personnage de fiction) (représenté)
37
jEan-piErrE raynaUd, ContainEr zÉro (sÉriE "EspaCE zÉro") 1988 - © adagp, paris 2015 photo © CollECtion CEntrE pompidoU, dist.rmn-grand palais/ gEorgEs mEgUErditChian
« Voilà un événement sans précédent dans l'histoire du Centre Pompidou. Pour la première fois depuis sa création, en 1977, une planche de bande dessinée entre dans les collections permanentes du Centre. Attention, pas n’importe quelle planche, tonnerre de Brest !, comme dirait le capitaine Haddock. Il s’agit d’une planche signée Hergé (1907-1983), tirée de l’album l’affaire tournesol, paru chez Casterman il y a plus d’un demi-siècle. » (olivier delcroix, « Tintin entre dans les collections de Beaubourg », le figaro, 21 mai 2008)
Fabrice erre 38
39
jochen gerner (contre la bande dessinée)
40
auteur de livres de bande dessinée, illustrateur de presse, artiste exposé en galerie et même membre du Comité éditorial de l'association depuis 2011 — jochen gerner trace sa route en marge, sans se soucier des étiquettes ou des catégories établies. Xavier Guilbert : Lorsque j’avais animé la
tations graphiques. » Comme si faire était
rencontre qui t’était consacrée à Bastia il y a
plus important qu’être, en quelque sorte.
deux ans, je t’avais demandé comment tu te
Par rapport à la nature de ton travail, en
définirais toi-même — et tu m’avais répondu :
particulier dans son rapport à la bande
« Avant tout, je me définis comme dessinateur-
dessinée, est-ce que c’est facile pour toi, ou
auteur. Mais après, c’est difficile de rentrer
même pertinent, de te présenter comme
plus loin dans les détails, puisque on peut
« auteur de bande dessinée » ? Je n’ai pas
dire plasticien, bédéaste, etc. Mais en fait,
l’impression que ce soit quelque chose que tu
dessinateur-auteur, pour moi, c’est ce qui me
revendiques. Y-a-t’il des raisons que tu
correspond le plus. »
identifies pour cela ?
Je note par ailleurs que ta bio sur le site de la
Jochen Gerner : En me désignant comme « auteur-
galerie Anne Barrault rejoint un peu cette
dessinateur », je pense regrouper l’ensemble de mes
idée : « Il réalise des dessins pour l’édition et
activités. je dessine dans différentes situations,
la presse. Il est auteur de bandes dessinées et
contextes, pour différents supports et lieux, mais
conçoit des livres d’images et d’expérimen-
toujours globalement dans un rapport constant à
l’écrit, à la narration. je ne vois pas comment
Enfant, je dessinais beaucoup mais jamais en
qualifier autrement l’ensemble de mon travail. je
racontant des histoires avec des cases et des bulles.
peux donc dire que sur certains projets je suis auteur
je n’ai pas eu de prix à angoulême pour mes livres
de bande dessinée, sur d’autres illustrateur et par
depuis cet alph’art mais je n’ai jamais imaginé depuis
ailleurs artiste. mais est-ce qu’être auteur de bande
pouvoir même être sélectionné. la forme, les sujets
dessinée ou dessinateur pour l’édition n’est pas aussi
de réflexion et les frontières débordées ne peuvent
une forme d’art ? l’étiquette est un problème car elle
entrer jusqu‘à présent dans aucune case de cette
cloisonne, elle enferme et sépare.
remise des prix. je pense déborder vers un terrain
mais je peux revendiquer chacun de ces statuts. il n’y
expérimental insaisissable pour le jury. En ce sens, le
en a aucun que je place de côté, ou en arrière.
prix de l’École de l’image en 2009 est significatif. il
faire et être sont tout aussi importants. les activités
m’a été indiqué à l’annonce de ce prix que le prix de
multiples (le « faire ») définissent la silhouette
l’École de l’image revenait à un auteur dont « le
professionnelle (« l’Être »). Et vice versa, ma sensi-
travail d’ensemble était remarquable mais qui ne
bilité propre définit les orientations de mon travail.
pouvait à priori plutôt pas recevoir de prix pour l’un
mais les supports de travail (mur/presse/édition)
de ses livres » car les livres en question n’entraient
sont essentiels pour moi car ils font partie intégrante
dans aucune catégorie de prix au festival de bande
de ma recherche. j’étudie l’espace de la page, le
dessinée d’angoulême. véridique. Et sur ce mode de
dessin, l’écrit tout autant que la maquette ou la trame
sélection très cloisonné, je ne me pose même pas la
d’impression. donc ces différentes branches sont les
question de savoir si je serai sélectionné pour un prix.
particules définissant et expliquant mon parcours.
C’est comme si je m’attendais à recevoir la médaille
il est pour moi judicieux d’indiquer, comme par
fields, le prix du meilleur pâtissier ou l’Équerre
exemple pour une présentation d’exposition, que je
d‘argent pour un de mes livres. je ne me sens pas
suis également auteur de bande dessinée ou
particulièrement concerné. Et d’ailleurs, je m’intéresse
dessinateur de presse car cela peut permettre de
autant à la botanique, l’architecture, la littérature,
comprendre la logique de certaines réalisations ou
l’archéologie et l’imagerie scientifique qu’à la bande
séries de dessins.
dessinée. j’ai travaillé avec des architectes, j’écris,
J’ai aussi découvert que tu avais reçu en 1990
la réalisation de mes livres.
l’Alph’art scolaire au Festival d’Angoulême.
Et le Centre national du livre me refuse parfois
j’entretiens mon jardin avec le même intérêt que pour
Est-ce que cela a eu de l’importance pour toi ?
l’accès aux bourses car beaucoup de mes projets
Par ailleurs, je note qu’en dehors du dernier
n’entrent dans aucune catégorie recensée.
Prix de l’École de l’Image qui t’es décerné en
il n’est même pas forcément question d’avant-garde
2009, Angoulême te boude depuis. Penses-tu
mais plus de centres d’intérêt, de formes plastiques,
que cela pourrait avoir à voir avec ton
et donc effectivement d’un positionnement « entre-
positionnement « entre-deux » ? Ou plus
deux ». mes livres ne sont d’ailleurs pas rangés dans
simplement le fait que ton travail est peut-
les rayons de bande dessinée. Et pourtant ma réflexion
être trop avant-gardiste, en quelque sorte,
est en permanence dirigée vers la bande dessinée.
pour Angoulême ?
par ailleurs, lorsque le Concours des plus beaux livres
la réception de l’alph’art en 1990 a eu de
français existait encore, j’ai été lauréat en 2008 et
l’importance car cela a amené plus ou moins à ma
2009 pour les ouvrages Contre la bande dessinée et
rencontre avec l’association. lewis trondheim avait
Grande Vitesse. je ne me sens donc pas non plus
remarqué mes planches réalisées dans le cadre d’une
ignoré ou hors des circuits. même si j’apprécie plus le
édition collective faisant suite à ce prix, et il m’avait
hors-piste que l’autoroute tracée.
donc contacté pour proposer des planches pour l’association, et notamment la revue lapin. mais je
Je ne suis pas forcément surpris de ce que tu
n’avais jamais fait de bande dessinée auparavant.
dis sur la difficulté à faire rentrer tes livres
41
dans des catégories bien établies. Étant à
dessins pour la presse.
cheval sur le monde de l’Art Contemporain,
À l’origine c’est la galerie anne Barrault qui m’a
est-ce quelque chose que tu as perçu
permis de montrer mon travail à un public nouveau
également sur l’autre bord ?
et dans des lieux très différents (galerie, centres d’art,
par nature, l’art contemporain englobe plus
musées, foires d’art contemporain) en france et à
largement des pratiques variées. il y a bien sûr
l’étranger. puis sont également très importants les
certaines personnes complètement réfractaires à la
commissaires d’exposition, les directeurs de centres
bande dessinée. mais à priori, il est plus facile de
d’art ou musées, les responsables d’acquisition au
zigzaguer ou de venir avec son propre bagage et ses
Centre national des arts plastiques ou encore
bottes sales dans ce milieu. les catégories sont
quelques collectionneurs qui suivent mon travail.
presque infinies. je pense qu’il y a encore
42
énormément de constructions possibles entre la
Pour Contre la bande dessinée, il y a quelque
bande dessinée et l’art contemporain, non pas dans
chose d’assez paradoxal : un livre qui traite
l’idée de faire entrer la bande dessinée dans les
de bande dessinée, en bande dessinée (ou du
musées, mais plutôt dans la potentialité graphique et
moins, en s’y approchant bien plus que
narrative de la bande dessinée : l’objet éditorial peut
beaucoup de tes autres livres), mais qui
proposer des formes de réflexions graphiques et donc
semble quand même ne pas pouvoir rentrer
de mise en espace et en volume d’un récit dessiné.
« dans les cases ». Et malheureusement, un
réaliser et éditer une bande dessinée, c’est un peu
livre qui, il me semble, est resté assez
comme produire une pièce, un volume, pour un
invisible.
artiste. Et un artiste recherche lui aussi cette
Explorant en permanence les limites extrêmes de la
possibilité de reproduction et diffusion de son travail.
narration, je favorise peut-être l’auto-carbonisation. la déconstruction du récit est vraisemblablement la
Sur ce sujet d’ailleurs, à ton sens, est-il plus
forme limite qui ne peut pas être acceptée par le
facile de s’affirmer (et d’être reconnu) comme
grand public. mais les retours très positifs des
artiste contemporain que comme auteur de
critiques et des lecteurs sur ce livre me suffisent
bande dessinée, avec un travail comme le
presque. j’ai le projet de réaliser une variation de ce
tien ? Quels ont été les « passeurs » qui t’ont
livre, comme un tome 2 mais avec des thématiques
permis de prendre pied dans ce domaine ?
d’approche différentes.
je ne sais pas trop comment répondre car il n’y a pas
j’ai d’autres livres, notamment en édition jeunesse,
de stratégie initiale ou de calcul. mon travail actuel
qui se vendent très bien mais pour lesquels il y a
me permet d’être à la frontière de plusieurs domaines,
effectivement moins de réflexion sur la forme.
et cette position, quoique parfois inconfortable par sa
le succès critique de certains livres peu vendus, les
difficulté à être définie, me convient très bien. si je
ventes importantes et traductions d’autres livres, les
tenais à être plus reconnu dans la sphère bande
acquisitions des séries entières de dessins par des
dessinée, il est évident que je modifierais
centres d’art : tout ceci forme un ensemble étrange
complètement ma façon de concevoir les livres. mais
mais qui me permet de poursuivre mes recherches.
c’est la spécificité de mon approche qui par extension m’a amené vers des territoires autres. globalement,
As-tu l’impression qu’il est plus facile
je pense qu’il est tout aussi difficile d’être auteur de
d’« exister » ailleurs que dans le petit monde
bande dessinée et artiste. je ne souhaiterais pas être
de la bande dessinée ? Ou est-ce simplement
exclusivement « artiste » ni exclusivement « auteur
une situation générale, qui nous semble plus
de bande dessinée » ou « dessinateur de presse ».
importante parce qu’elle nous concerne ou
C’est la pratique de l’ensemble de ces activités qui me
intéresse en premier lieu ?
permet d’avancer sans être dépendant de la vente de
je pense que les difficultés sont partout. j’ai
dessins, des droits d’auteur ou des commandes de
beaucoup d’amis artistes et je vois la difficulté qu’il y
43
44
a à exister exclusivement dans le milieu de l’art.
parfaites, très positives ou des références à des
le danger de n’être présent que dans un domaine,
auteurs dont j’admire le travail. défendre la bande
quel qu’il soit, est celui de la tour d’ivoire. il est facile
dessinée, l’honorer mais également en faire moi-
de se construire un petit royaume et de vivre en
même la critique sur certains de ses aspects
circuit clos. les déplacements et les liens vers
potentiellement ridicules.
l’extérieur nourrissent toute pratique artistique.
les vignettes dessinées se définissent sur un mode ironique, neutre, critique, mais sans jamais que je les
Pour continuer sur Contre la bande dessinée,
légende pour faire entendre une voix off. la voix off
qui est un livre qui, comme tu l’imagines,
est uniquement contenue dans ce que figure le dessin
m’intéresse au plus haut point. Comment
lui-même.
s’est déroulée la genèse de ce projet ? J’ai
mais cette notion de construction intérieure du
l’impression qu’on y retrouve aussi reflétées
lecteur m’intéresse particulièrement. je travaille
les facettes de tes approches que tu évoquais
beaucoup sur les souvenirs de lecture. TNT en
précédemment (auteur de bande dessinée,
Amérique était exactement construit sur ce principe.
illustrateur, artiste, etc.), avec des pages où
lire, regarder un livre avec devant soi le fantôme d’un
l’on a l’impression que tu t’exprimes « de
autre livre venant se placer en superposition comme
l’intérieur », et d’autres où tu sembles plutôt
mémoire persistante.
aborder une position extérieure. [je prends
il y a quelques nuits, j’ai fait un rêve dans lequel un
des pincettes ici, dans le sens où toute lecture
personnage inquiétant tournait autour de moi. je me
est largement entachée du regard (et de la
suis réveillé et en ouvrant les yeux, le personnage
présence) du lecteur lui-même, et la voix de
était toujours là en superposition dans l’espace réel
l’auteur en sort parfois transformée]
de ma chambre. je l’ai chassé avec mon bras et il est
Comme beaucoup de mes projets de livres, j’ai une
revenu se placer plus près de moi encore avec une
idée, un déclic, nés de la lecture d’une phrase ou de la
expression encore différente. j’observais un fantôme
vision d’une image. puis, je laisse reposer cette idée.
nocturne assez effrayant, issu d’un cauchemar.
si elle persiste, je commence à stocker dans un
C’est ce genre de phénomène et d’univers parallèles
classeur les éléments qui pourront composer au fur et
que je cherche à obtenir en auscultant les images et
à mesure ce projet. parfois cela peut prendre des
en travaillant sur les liens invisibles. je travaille donc
années. parfois le classeur existe sans que cela
à la fois sur l’espace créé entre le livre et le lecteur,
débouche sur la réalisation effective d’un livre ou
mais également sur l’infra-espace laissé par l’auteur
d’une série de dessins. j’ai ainsi un dossier énorme en
du livre dans la page imprimée. la page imprimée (sa
attente, à partir duquel je peux entièrement
structure, le dessin dans ses moindres détails)
composer un volume 2 de Contre la bande dessinée.
contient beaucoup plus que le seul récit dessiné
pour l’ouvrage Contre la bande dessinée, l’élément
qu’elle propose. de pages en pages, des mots ou des
déclencheur fut une phrase de milan kundera lue
dessins se répondent, indépendamment de la
dans L’Art du roman, puis des critiques de films lues
linéarité initiale du récit. de petites portions
dans un ouvrage de référence sur le cinéma. la bande
fantomatiques (mots récurrents, motifs répétitifs,
dessinée y était attaquée directement (kundera) ou
images inversées, reflets, partitions, collages) sont
involontairement (Guide des films sous la direction
présentes dans tous types d’ouvrages. mais de façon
de jean tulard). Ce projet me permettait de jouer
tout à fait prolifique dans les bandes dessinées.
aussi sur les rapports texte-image en répondant à des textes par le dessin. je souhaitais également avoir
Lors de notre discussion à Bastia, je t’avais
différentes approches narratives : dessins seuls,
demandé s’il y avait une raison particulière
séquences de cases, planches thématiques. par
pour toi de choisir les références que tu
ailleurs, je tenais à placer, parmi le flot de citations
utilisais (Tintin, Blake et Mortimer, Martine,
péjoratives sur la bande dessinée, des phrases
les petits formats). Tu m’avais répondu : « je
45
travaille sur ce que je vois autour de moi.
dessinée, il y a cette recherche réelle de position-
Globalement, ce qu’on voit autour de nous, ce
nement, à la fois défensif et combattif. je défends une
sont surtout des choses très anciennes,
certaine idée de la bande dessinée mais je peux me
l’utra-contemporain, c’est assez infime en
sentir également à des années-lumière de certaines
proportion. Il y a aussi l’idée de travailler
productions en bande dessinée. En ce sens, je rejoins
sur quelque chose qui a une sorte de
sur beaucoup de points le livre Plates-Bandes de menu.
résistance au temps, et de maturité. De voir
46
comment on peut regarder quelque chose de
Justement, pour toi, quels sont les handicaps
connu par le plus de monde ». Cependant, j’ai
les plus problématiques que tu observes, et
l’impression qu’il y a quand même chez toi un
qui te révoltent ? Dans quelle mesure ceux-ci
attachement pour la chose « bande dessinée »,
touchent ta pratique propre, alors que comme
en tant qu’objet (narratif, symbolique, etc.).
tu l’indiquais au début de cet échange, tu
Avec de plus un regard qui est assez critique à
évolues finalement dans un domaine loin des
l’égard de ces objets — que ce soit Contre la
catégorisations ? Et finalement, te sentirais-
bande dessinée, bien sûr, mais aussi TNT qui
tu peut-être plus « auteur de bande dessinée »
s’attache à la question de la violence (approche
que tu ne semblais le dire ?
que l’on retrouve dans le Panorama du Feu et
je n’ai jamais eu trop l’impression de m’éloigner de la
Abstraction, il me semble), ou l’inventaire
bande dessinée. j’en apprécie les formidables
des couvertures de Soleil.
potentialités : les jeux entre l’écrit et le dessin, la
Bref, il y a comme une double approche : une
construction de l’objet livre, la multiplicité des
critique du discours autour de la bande
thématiques et genres. mais je ne peux pas aimer la
dessinée, mais également une forme de
bande dessinée dans sa globalité. plus on apprécie un
critique de la bande dessinée elle-même,
domaine, plus on est exigeant avec celui-ci, quel que
peut-être dans ce que certains discours
soit le domaine. lorsque je dis que je m’intéresse à
produisent. Est-ce que tu rejoins par exemple
l’architecture, c’est bien sûr au travail de certains
ce qu’écrivait Menu dans Plates-Bandes ?
architectes, à certaines réflexions architecturales et
il y a bien sûr toujours cette double approche critique
esthétiques, que je fais référence et non pas à
et analytique, oscillant entre la fascination pour un
l’ensemble des constructions mondiales. C’est iden-
trait, l’appréciation d’une structure de trame
tique pour la bande dessinée : 98% de la production
imprimée et la possibilité de percevoir des motifs
m’intéresse beaucoup moins que les 2% restants.
répétitifs réellement signifiants dans une bande
j’oppose le préfabriqué, les séries industrielles,
dessinée ou des séries issues d’une même collection.
répétitives et identiques à la recherche, la singularité,
C’est comme si je regardais une pièce de théâtre
l’expérimentation, la qualité d’écriture, la beauté
depuis la salle mais également depuis le fond de
graphique d’une édition. je peux me moquer de certains
scène ou les coulisses. j’apprécie les marges, l’arrière
discours sur la façon de concevoir « idéalement » une
des décors, les hors-champs. Et je ne peux pas aimer
bande dessinée. mais ce qui ne me touche pas ne me
un livre aveuglément dans sa globalité ou à l’inverse
révolte pas, en fait je ne me sens simplement pas
détester complètement un livre. je m’attache donc à
concerné. je me sens souvent plus proche de
rester le plus lucide possible sur ce que proposent les
personnes travaillant dans d’autres domaines
images, les livres. sachant également que j’ai le
que le mien (architecture, cuisine, littérature, musique,
pouvoir de leur faire dire à peu près ce que je veux :
sculpture...) uniquement sur la base d’une méthodo-
avec une technique de cadrage et de citation, il est
logie de la pensée. les bandes dessinées les plus
possible de révéler l’essence juste de n’importe quel
intéressantes parues dernièrement sont celles d’auteurs
objet ou de lui faire dire l’exact contraire de ce qu’il
ayant un regard beaucoup plus large que le domaine
signifiait initialement.
seul de la bande dessinée. Ces livres penchent vers
Comme je l’indiquais à propos de Contre la bande
l’art, la littérature, le cinéma, la politique...
rapprocher obligatoirement des personnes sur la
opposé, les critiques réfractaires, confortés par ces
simple donnée du métier n’a pas de sens. les
clichés en marbre, rejettent en bloc la bande dessinée
catégories sont souvent absurdes et cloisonnantes.
et ce qu’elle représente (ou semble représenter). la
Et donc le flou offert par la désignation « auteur-
solution principale est donc d’exister en dehors de ce
dessinateur » me permet d’englober autant les
champ de tir. le roman graphique a été une échappée
fonctions d’auteur de bande dessinée, d’artiste ou de
importante, même si actuellement ce genre semble
dessinateur de presse. Et tout dépend d’où je suis
moins surprenant. il y a désormais une forme de
observé : certains pourront penser que je ne suis
classicisme du roman graphique et des collections
qu’artiste, dessinateur de presse ou illustrateur car ils
très calibrées sont conçues pour les accueillir. mais
ne connaissent qu’une partie de mon travail.
dans chacune de ces formes, classiques, romans
sur la base des rapports constants entre écrit et
graphiques ou autres, il y a d’excellentes bandes
dessin, je me sens complètement « auteur de bande
dessinées. il faut exercer son œil.
dessinée ». mais pour le grand public cela signifiera
je ne parviens pas à voir l’avenir de mes livres ou
automatiquement que je réalise des albums de bande
projets de livres. Car je suis au contraire toujours
dessinée 48 pages cartonnés en couleur vendus en
attiré vers des terrains que je ne connais pas. je suis
grande surface. donc il faut toujours un peu plus
donc plutôt tourné vers l’expérimentation et la
expliquer.
découverte. sans connaître à l’avance la forme que ces livres prendront, ni l’existence qu’ils pourront
Pour (peut-être) essayer de conclure, j’ai
avoir auprès des lecteurs. C’est à la fois assez
l’impression que ce qui ressort beaucoup de
inquiétant et complètement jubilatoire. ne pas savoir
cet échange, c’est une forme de cloisonnement,
à l’avance quelles seront les formes de mes futures
d’enfermement de la bande dessinée — dans
bandes dessinées, c’est ce qui me donne toujours
un processus à la fois intérieur (dans une
envie d’en concevoir ! mais il se pourrait que les
pratique industrielle et la défense d’une
bandes dessinées soient beaucoup plus hybrides dans
forme de « tradition » qui y serait attachée) et
leur formes : rythmes différents, textes plus imposants,
extérieur (avec une critique qui refuse de voir
dessins légendés, cahiers de papiers variés,
autre chose que cette pratique industrielle
thématiques nouvelles. Une idée de livre futur :
dans ce que pourrait être la bande dessinée).
s’imposer la contrainte d’un format absolument
Et dans ce dialogue qui s’établit entre les deux
classique pour en saisir les spécificités propres. Et
pôles qui se renvoient l’un à l’autre, la seule
passer de l’autre côté du 48 pages cartonné couleur !
solution serait de se positionner en dehors ? Comment considères-tu, par exemple, l’intro-
Propos recueillis en août 2014
duction du « roman graphique » comme une
par Xavier Guilbert
forme se démarquant de la bande dessinée industrielle ? Et quelle forme d’avenir vois-tu
illUstrations
pour des pratiques qui se rapprocheraient
Contre la bande dessinée
(sinon dans la forme, dans l’esprit) de la
© 2008, Gerner & L’Association
tienne propre en matière de bande dessinée ? oui, nous pourrions faire une synthèse du paysage actuel avec cette idée de bipolarité. Et également reconnaître la nécessité d’absolument exister en dehors de ces milieux cloisonnés. Certains auteurs de bande dessinée — et leurs lecteurs — ne peuvent pas penser la bande dessinée autrement que sous la forme du moule en fonte cartonné couleurs cases bulles scénario basique. de même que, sur le pôle
47
oLivier texier
48
49
50
giLLes rochier (révélation)
51
C’est avec son fanzine Envrac (tout un programme) que gilles rochier fait ses premiers pas dans la bande dessinée en 1996. Quinze ans et une dizaine de livres plus tard, il décroche le prix révélation du festival d'angoulême 2012, pour TMLP. Ta mère la pute, récit ancré dans les quartiers qui l'ont vu grandir. Xavier Guilbert : Je voulais commencer par
déjà à résonner. le livre, on en parle, on en parle. le
ce constat. Tu reçois le prix « Révélation » à
truc, il est nominé, et déjà, que ça soit nominé, tu te
Angoulême en 2012, à 43 ans, avec TMLP, qui
dis : « ouais, c’est classe. » Ça se serait arrêté là,
est ton neuvième livre publié si on met de côté
j’aurais déjà été très content d’être invité à la fête.
tes fanzines, comme EnVrac. Qu’est-ce que ça
après... c’est mystérieux, comment ça marche. le
te fait ?
truc il marche, parce qu’un jour il y a un papier dans
Gilles Rochier : je crois que je ne comprends pas
les inrocks, et là, tout bascule. sans ce papier, ça
bien - je ne comprends pas ce qui se passe. je suis
bascule pas, ça marchouille... mais après tout bascule
très content de ce que je vis par rapport à mon
et tout le monde est intéressé, et tout le monde pense
entourage et à l’éditeur. C’est la grosse kermesse, tu
que c’est un des meilleurs livres de l’année. moi, je ne
vois. avant, il y a quand même le livre qui commence
maîtrise plus rien. je sais à peine comment je fais
mes livres, alors savoir comment ça fonctionne
c’est un élément important. La banlieue, et la
après…
tour 7 restent très présentes dans tous
après, je pense que je ne fais pas l’unanimité, à ce
tes livres.
moment-là. je pense que pour certains, j’ai encore
C’est un peu mon fonds de commerce, mais je ne
pas mal de preuves à faire. pour moi en premier, j’ai
l’utilise pas... Un jour, je donne un interview à un
mes preuves à faire. après, ce que ça fait, c’est aussi
journaliste, et je le remercie à la fin. Et je le remercie,
le petit mec de banlieue qui avait rien prévu, qui avait
je le remercie — et le mec me dit que j’avais le
pas de plan, en qui on ne croyait pas, qui dessinait des
syndrome du banlieusard. C’est un petit peu de se
fanzines que personne ne lisait... c’est pas le conte de
sentir moins bien que les autres. C’est un truc que
fée, mais ça me fait marrer.
j’aurai tout le temps en moi. mais que la notoriété de TMLP a beaucoup changé. parce que du coup,
Il y avait un côté revanche ?
pendant deux-trois ans, j’ai traversé la france avec le
pour moi, pour mon parcours personnel, pour ma vie
livre, j’ai été à marseille, j’ai été à dunkerque, pour en
personnelle, ouais. pour ce qu’on pense de mon travail
parler. du coup, ça t’amène à te sortir de toi et
dans le milieu de la bande dessinée, absolument pas,
installer une convivialité et un sourire, et puis d’être
non. je ne me suis jamais senti rejeté. au contraire, la
totalement généreux. Quand tu parles de ton livre, tu
bande dessinée m’a donné une sorte d’équipe, dont
parles de toi, donc tu ne peux pas faire l’auteur
j’ignorais jusqu’à l’existence et qui m’a soutenu dans
taciturne. moi, ça m’a ouvert. Comme un mec de
mon travail.
banlieue : j’ai passé le périph’. je me rappelle, j’étais à avignon après avoir gagné le
52
Mais quand tu dis que le monde de la bande
prix paCa, j’avais été accueilli dans un lycée privé.
dessinée t’a accepté... tu t’es retrouvé sans
C’était un peu austère, mais tout le monde était
problème à t’affirmer comme auteur de
content que je sois là. Et puis tout à coup, il y a le
bande dessinée, comment ça se passe ?
directeur qui vient me voir et me dit : « Il y a
déjà, je n’ai pas le sentiment d’être un auteur de
quelqu’un qui aimerait vous rencontrer, mais je ne
bande dessinée accompli. je suis constamment en
sais pas si... c’est le cuisinier, il a le même âge que
travaux. mais que je ne sois pas accepté par le milieu
vous, il a grandi dans les mêmes banlieues que
de la bande dessinée, vraiment, c’est le dernier de
vous. » ils ont fait sortir le type de sa cuisine pour me
mes soucis. Ce ne sont pas eux qui décident, ce sont
le présenter, et c’est vrai que... on était pareil, même
les lecteurs, s’ils sont intéressés par mes livres ou par
génération, on avait vécu les mêmes trucs. on est
mes fanzines. je fais attention à ne pas faire des
restés une heure à se parler, et on s’est reconnus dans
sombres merdes, ou à pas faire des sales copies, du
tout ce qu’on disait. Ça peut paraître pathos, mais —
TMLP 2, ou des choses comme ça. je fais attention à
ils m’ont ouvert le cœur, ils m’ont ouvert le bide, avec
ce que je fais. j’ai peur de me fourvoyer en faisant des
ça. du coup, difficile après de retourner travailler
sales trucs. je suis un artisan, je suis tout seul dans
tout seul dans ton atelier.
mon garage. tous les jours, j’ai l’impression qu’il va fermer, le garage.
C’était moins le cas avant TMLP ?
la légitimité, pour moi, c’est à partir du moment où
oui, j’ai été invité dans quelques trucs un peu cossus,
je réussis à faire des récits qui viennent capter des
où j’avais l’impression de pas avoir ma place. je ne
gens, et pas simplement les afficionados et les
sais pas pourquoi j’étais invité, j’étais hors-sujet, je
pointus de la bande dessinée. pour moi, c’est ça me
n’avais rien à dire. déjà que mon langage, je dois me
sentir légitime. C’est que j’arrive à parler à un
le réapproprier à chaque fois que je parle aux gens.
maximum de gens, tout en restant dans mon tempo,
C’est comme à angoulême, quand j’ai fait un plateau
dans ma vie.
avec joe sacco — je m’en souviendrai toute ma vie.
Tu parlais de revanche du gamin de banlieue,
parole... moi, je balbutiais, je n’arrivais pas à parler.
le type bien huilé, qui a un discours et qui tient la
jean-philippe [garçon], il ne faut pas se leurrer. j’ai réussi à le faire, mais j’estime avoir toujours le même problème de dessin. non, ça a rien changé. pendant deux-trois ans, on te dit que tu es beau : « c’est vraiment génial, c’est bien, on a adoré votre livre ». Et puis tu te remets à dessiner, et tu retrouves ton dessin. j’aime la marge de progression que j’ai, j’adore quand je progresse, mais je ne suis pas fan de mon dessin. donc tu te retrouves avec un dessin que tu n’aimes pas alors qu’on t’a dit que t’étais beau la veille, ça fait une sorte de bordel à l’intérieur, là, et c’est compliqué de se remettre au travail. jean-philippe me disait il y a pas longtemps : « il faudrait à chaque fois que tu remettes les mains sous le capot, pour tes prochains livres. » il a raison. le prix « révélation » a fait vendre des livres, m’a mis sur une liste, dans un catalogue, m’a mis dans de nouvelles bibliothèques, dans de nouvelles librairies. mais je ne suis pas une évidence. Sur le site de 6 Pieds, tu indiques : « Je tente mais tout ça, je l’ai appris. moi qui avais peur du
de monter des projets de réinsertion par la
ridicule, maintenant j’y vais, je n’ai plus peur. j’avais
bande dessinée, la narration graphique
juste mes limites, avant, je ne m’étais pas frotté au
moderne. Grâce à mon éditeur et à cette
terrain.
nouvelle visibilité, je vais me confronter au
Ça ne me pose aucun problème de parler de la
public ‘empêché’ (prison, HP, hôpital), à celui
banlieue, parce qu’elle est en mouvement. je préfère
des écoles etc. » Quel regard avait l’adminis-
en parler en ce moment — je pourrais en parler des
tration pénitentiaire sur ce que tu faisais ?
heures tellement elle m’énerve, tellement elle me
ils n’avaient jamais lu un de mes livres. En fait, je suis
dégoûte. le quartier est mort, l’idée du quartier est
en contact avec des agents culturels qui connaissent
morte. je pense que ça fera partie de mon prochain
un petit peu mon travail, mais l’administration
livre. mais pour l’instant — je ne veux pas en
pénitentiaire vérifie simplement que je n’aie pas fait
entendre parler. je le vis comme dans un pays en
un livre sur la prison, et vérifie que je ne sois pas en
guerre. C’est compliqué, mais je me nourris de ça, ça
train de militer dans une association virulente anti-
me va. si je pouvais partir de banlieue, je pense que je
carcérale. C’est le seul truc qui les intéresse. je pense
partirais aujourd’hui.
qu’il n’y en a aucun qui a lu un de mes bouquins. Ce
Pour terminer sur TMLP, l’aura que le prix a
thèques, les médiathèques et les librairies, et qui
sont les agents culturels qui vont dans les bibliodonné à cette œuvre aurait donc plus facilité
cherchent des actions pour remplir des heures
le fait d’aller à la rencontre de tes lecteurs, et
culturelles à l’intérieur des prisons. alors ça va de la
non pas couronné ou conforté le fait que tu
capoeira aux clowns à la photo, et donc les mecs
sois un auteur de bande dessinée ?
doivent trouver des heures comme ça. alors ça tourne.
il y a deux trucs. la façon dont je raconte les
aller en prison... créer des projets éditoriaux avec les
histoires, et puis mon dessin — anguleux, singulier,
mecs de prison, c’est de l’énergie. je suis à osny, on
tout ça. là, j’ai réussi à faire peut-être la synthèse de
fait un fanzine depuis un an et demi, maintenant, ça
ce que j’arrive à faire de mieux, et tout ça grâce à
s’appelle Pour la peine, ça sort tous les deux mois,
53
c’est un truc sur la bande dessinée et la poésie. on ne s’est pas dirigé sur les classiques de la bande dessinée et de la science-fiction, ce genre de choses. les types étaient vraiment plus intéressés par l’écriture que par la bande dessinée, parce qu’ils n’arrivent pas à dessiner. je n’ai pas la prétention de le leur apprendre. je veux bien leur expliquer comment faire de la mise en scène, comment mettre en avant une case, pour qu’elle soit compréhensible. donc avec un à priori sur le dessin, c’est dur, mais on y va, et ils dessinent. modestement, mais ils dessinent. j’aimerais qu’ils dessinent plus en cellule, mais ils ne le font pas. C’est compliqué. je le fais le plus simplement possible. Quel est leur rapport avec la bande dessinée ? ils ont compris les étapes. parce qu’il y a quand même des moments où je les fais chier en disant : aujourd’hui, on va travailler sur le scénario, parce que ça n’avance pas. donc, on bosse synopsis-scénariodécoupage. ils ont compris l’importance du trajet, tu ne peux pas être instinctif tout le temps, tu as besoin de faire des plans pour arriver au bout.
54
Et puis là, surtout, on travaille sur un fanzine, ils font aussi la maquette, le chemin de fer, remplir les pages — ils se sentent investis d’un bouclage. mais la température du carcéral et leurs affaires personnelles prennent le pas dans la séance. je ne peux pas toujours leur demander de parler de ce qui se passe en prison. il y a très peu d’histoires, dans la bande dessinée, qui se passent en prison. de plus, ce ne serait jamais publiable, l’administration mettrait un veto là-dessus. pour l’instant, je garde leurs histoires là-dessus. si jamais je décide de faire un bouquin, je leur demanderai si je peux publier, et là... après, je pense que je ne pourrais plus aller en prison, mais ça fera partie du jeu. il y aura une sorte de coupure radicale. mais j’ai l’impression qu’ils savent comment fonctionner quand c’est comme ça. ils ne disent rien. le bouquin sort, et ils ne disent rien. Comme ça, si on ne dit rien, il ne se passera rien. si je vais en prison, c’est parce que j’ai envie de faire un livre là-dessus, c’est ça aussi qui m’intéresse. Et simplement, je ne voulais pas faire un truc du genre : « moi, j’ai croisé les plus grands gangsters de France et tout... et puis moi, je connais bien la prison ». non, je ne connais pas bien la prison. j’y vais deux heures
et demie, et après je sors. là, je vais monter une association où je vais essayer de développer des trucs encore plus importants avec le public « empêché ». Essayer de créer quelque chose sur la réinsertion, quand les mecs sont dehors. avec les mecs à l’intérieur, et quand ils sont dehors. Créer un endroit avec des heures pour continuer à faire de la bande dessinée. Et les acteurs culturels, ceux qui te permettent de rentrer, ça se passe comment avec eux ? le concept, c’est que tu dois passer par une association. l’association doit t’aider à entrer en prison — ben faut tomber sur une bonne association. pour faire simple... il faut que je trouve les bons mots. il y a quand même une brochette de connards. après, l’agent culturel, c’est un employé de l’État, et il n’a pas que moi à s’occuper. moi, je fais le projet à condition que l’agent culturel soit motivé par ma venue. j’ai travaillé avec un agent culturel, un mec qui s’appelle romain dutter, à la prison fresnes — c’est lui qui organise les concerts, c’est un petit punk, un type incroyable, qui a un bureau dans une cave à fresnes. j’ai accepté la résidence parce qu’il était là. Ça m’intéressait de bosser avec lui. Et le choix de la bande dessinée, ça se fait comment ? tout dépend de la gamberge de l’agent culturel. Certains ont compris que c’est un vrai langage, d’autres parce qu’ils lisent joann sfar, d’autres encore parce qu’ils se rendent compte qu’au cinéma il y a beaucoup de scénarios de bandes dessinées qui sont vampirisés, ou même parce qu’un collègue leur a dit « ah mais tu devrais essayer de faire de la bande dessinée »... voilà, c’est multiple. tu n’en as pas qui sont totalement dingues de bande dessinée. mon danger, c’est de faire une apparition dans une prison pendant une semaine, et qu’il ne se passe rien après. je veux une vraie restitution avec l’encadrement et tout ça. j’ai fini d’espérer ce genre de truc, mais dans dEpUis plUsiEUrs annÉEs , gillEs roChiEr rEnContrE lEs pUBliCs « EmpÊChÉs » (prison, hôpital) dans lE CadrE d’atEliErs, lEs initiant À la pratiQUE dE la BandE dEssinÉE.
mes projets à long terme, ça se fait toujours. Pourquoi as-tu fini d’espérer ? parce que c’est compliqué, l’administration pénitentiaire. Quand j’ai fait ma résidence à fresnes, j’ai vu
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80 mecs, 40 le matin, 40 l’après-midi, avec des
politiques municipales qui te récupèrent. je ne sais
mouvements. Ça a duré autour de neuf mois, on se
pas, peut-être parce que je suis sympathique, non ?
voyait tout le temps pour faire de la bande dessinée.
(rire) j’ai un discours bien huilé, maintenant (rire).
À la fin, j’avais 80 planches, et on a exposé à la
j’ai un peu de recul, je sais que c’est un milieu où ton
chapelle de fresnes, un gros truc. on avait invité la
livre, il sort et il se passe rien. le livre, il se vendra,
draC, le festival d’angoulême, toutes les huiles. Et
pas à des tonnes, enfin, tout ça c’est... tu vois, je ne
l’administration pénitentiaire a fait venir des
contrôle pas grand-chose, en fait. je me fatigue, et je
détenus, comme c’était prévu. il y avait à peu près 150
ne contrôle pas grand-chose. le seul truc qui est
détenus pour voir l’exposition, avec un buffet, des
intéressant, c’est que demain matin, je peux faire un
discours, on a fait ça bien. il n’y avait aucun mec qui
fanzine de seize pages. C’est le seul truc qui est vrai.
avait participé aux ateliers – en fait, il n’y en avait qu’un. Un seul. où étaient les autres ? les mecs qui
Ça, tu ne le lâches pas.
avaient bossé, je leur avais dit : « fais-ça propre, ça
Ben non. En plus, maintenant — ce qui m’a fait
va être mis dans un cadre, il va y avoir de la lumière
arrêter le fanzine, c’est que j’en pouvais plus de plier
dessus... » tu te pointes là-bas à la restitution, tu t’es
du papier et d’agrafer. maintenant, j’ai un reprographe,
fait chier à mettre des grilles — et là, t’as aucun mec.
je lui envoie un pdf, clac-clac, il imprime et tout. je
C’est comme ça. En plus, moi je sortais du prix
fais des fanzines à tire-larigot. je vois des gens, ils ont
d’angoulême. j’avais demandé à tous les journalistes
des dessins, ils veulent publier absolument un livre,
de venir, ils avaient fait des pieds et des mains pour
et je leur dis : « non, déploie ton truc en bande
être là. l’administration pénitentiaire avait mis des
dessinée, en fanzine. Et montre aux gens, c’est
gens à côté de chaque journaliste pour que les
comme ça qu’il faut faire. »
questions ne débordent pas trop. mais c’est
56
l’administration pénitentiaire. il ne faut pas que je
Par rapport à cela, je trouve assez marquant
fasse le mec qui atterrit, depuis le début je le sais,
que tu dises que « demain tu peux arrêter »,
c’est un fonctionnement où il faut que rien ne
que tu ne te sentes pas légitime en tant
déborde. voilà. je n’ai rien à dire là-dessus.
qu’auteur de bande dessinée. parce que quand j’en fais, je n’ai pas l’impression de
Par rapport à tout cela, tu penses que c’est le
faire de la bande dessinée. j’ai l’impression de parler,
fait que tu sois un petit gars de la banlieue qui
de dessiner avec mon langage. Effectivement, c’est de
a eu un prix qui est plus important que le fait
la bande dessinée, mais je n’ai pas l’impression de me
que tu sois auteur de bande dessinée, ou est-
sentir... peut-être plus auteur, et encore.
ce un mélange des deux choses ?
Ce qui me ferait arrêter, c’est que c’est très dur de
Est-ce que je me trompe quand je dis ça ? j’ai
faire un livre. j’ai toujours eu dans ma vie le prochain
l’impression que c’est aussi que certains acteurs
grand livre. Temps Mort, TMLP, La Cicatrice,
culturels se sont dit : « ah, une bande dessinée un
c’étaient des livres prévus depuis des années, depuis
peu différente, qui parle de la banlieue sans qu’on
douze ans, on va dire. là, c’est la première fois de ma
parle de Twingo qui brûle... voyons voir. » je pense
vie que je n’ai pas de livre. je n’ai pas de projet. donc
que c’est ça, cette façon de faire de la bande dessinée
ça sera que des livres par accident.
un peu différente. Et puis les gens commencent à découvrir la bande dessinée alternative, même s’ils ne
Mais quand même, entre les fanzines (22
savent pas vraiment ce que c’est.
numéros de Envrac, neuf de Tonton) et tes
je ne pense pas que ce soit que la banlieue qui fasse
neuf livres, il y a une masse de pages que tu
la différence. je n’ai pas l’impression de la revendiquer
produis... et puis comme tu le disais, ton
en force. j’ai fait attention de ne pas serrer des mains
fanzine, tu le fais, tu le vends, tu n’as pas
crades en banlieue. C’est le seul truc auquel j’ai fait
besoin de demander l’autorisation aux
attention. parce que tu as toutes les idées des
autres. Et tu continues pourtant de ne pas te
EnvraC (22 nUÉmros dE 1996 À 2006) & tonton ( 9 nUmÉros dE 2011 À aUjoUrd’hUi), dEUx fanzinEs parmi l’aBondantE aUto-prodUCtion (En solo oU avEC dEs invitÉs) dE gillEs roChiEr.
sentir auteur ? Il y a là une sorte de paradoxe,
serai peut-être un peu plus auteur. mais pour
tu t’en rends compte ?
l’instant, j’ai l’impression de me confiner dans mon
C’est un petit peu « j’y touche, j’y touche pas ». Ça a
truc, dans mon petit truc à moi. je te donne un
été ça pendant des années : « Oui oui, je fais de la
exemple tout simple : là, j’ai écrit un scénario pour un
bande dessinée, mais pas vraiment ». Et puis peut-
dessinateur, il a fait des dessins superbes. le scénario
être qu’il faudrait faire une réunion pour me proposer
tient sur une ligne. C’est le néant, c’est le nouveau
un statut. sécurité sociale, un truc, un papier qui
quart-monde, c’est la misère des banlieues. je l’ai
nous dit qu’on est auteur, quoi. pas un truc où on te
présenté à des éditeurs... et c’est : « On ne comprend
demande, quand tu dis que tu es auteur : « Auteur,
pas. Qu’est-ce que tu veux nous dire ? Ça va pas plus
vous écrivez des polars ? »
loin ? » Ben non, je vous raconte le néant, les gars, on
Ce n’est pas une façade où je dirais : « Je me cache
ne va pas faire des feux d’artifice. Et bien ça, je le
derrière, je ne suis pas auteur, laissez-moi tranquille ».
prends sur moi. mais tu prends un éditeur alternatif
absolument pas. le problème, c’est que je n’ai pas de
comme 6 pieds sous terre, il peut te faire confiance. il
langage de bande dessinée. Quand les mecs te parlent
peut comprendre où tu veux aller.
d’ellipse, je ne suis absolument pas à ma place. Est-ce que c’est possible que je pense que mon texte et mon
Tu sembles donner une importance différente
dessin, c’est mon langage — et que vous, vous
au retour que peut te faire Jean-Philippe, et
appeliez ça de la bande dessinée ? Ça fait un peu
celui d’un grand éditeur.
bizarre, de dire ça, mais pour l’instant, je n’ai que ça.
non non. mais je pense que jean-philippe met les
alors qu’est-ce que j’ai fait ? j’ai écrit pour d’autres.
moyens de se concentrer sur le livre. Un éditeur qui
pour voir. pour voir si ça fonctionnait. dans ce cas-là,
va publier 176 livres dans l’année, parce qu’ils ont les
si je réussis à faire un livre avec quelqu’un d’autre, je
moyens de faire ça, vraiment il faut que ça aille vite
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pour te mettre dans des cases. il faut que le livre
j’ai eu le prix des lycéens île de france au salon du
arrive tout prêt. j’ai l’impression qu’il a beaucoup
livre, puis le prix paCa... pour eux, je suis un
moins de temps de travailler avec toi...
intellectuel, en fait. je suis vraiment un intellectuel,
À nouveau, c’est paradoxal. D’une certaine
on se retrouvait dans des repas familiaux, ils
parce que je fais des livres. C’était drôle, parce quand manière, être auteur pour toi ce serait — je
n’osaient plus parler, alors qu’avant ils disaient
caricature — d’être accepté par un grand
tellement de conneries.
éditeur, qui est quelqu’un qui finalement se
C’est mystérieux, pour eux — encore plus pour eux
fout un peu de ses livres et de savoir s’ils sont
que pour moi, je pense. tu imagines, mes parents :
bons ou pas.
« l’autre, il fait des livres... » Et ton livre, il est vendu,
je ne crois pas — en toute sincérité — je ne pense pas
mais il se retrouve aussi dans les bibliothèques. pour
que pour moi, l’absolu, c’est un gros éditeur.
mes enfants, c’est important, le livre. parce qu’eux, ils en achètent. ils savent que ça s’achète, que ça se
Ça a l’air de participer quand même à ta
fabrique... et ils voient très bien quand ils se lèvent la
perception de toi-même en tant qu’auteur.
nuit pour aller pisser, que je suis en train de
peut-être, parce qu’à ce moment-là j’utilise l’éditeur
travailler. le livre, pour moi, c’est important. C’est
comme un prisme, et que je sais que, par sa force, ça
aussi important que de faire du fanzine, en fait.
va pousser le libraire à mettre le livre plus en avant. J’ai l’impression que ça a été plus important C’est étonnant, comment tu es à la fois très
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pour toi vis-à-vis de ta famille, que toi vis-à-
critique de l’éditeur, en tant que regard
vis du monde de la bande dessinée.
éditorial, et en même temps tu en apprécie la
oui, j’étais établi depuis le départ, parce que j’avais
force de frappe au niveau diffusion.
décidé de faire de la bande dessinée sans leur accord.
C’est parce que je vois les deux, et qu’il y a quand même
si tu vas voir le milieu de la bande dessinée, tu
une différence entre les deux. Et puis il y a une vérité : à
montres tes planches, on te dit non. parce que tu
un moment, si je vends des livres, je fais de l’argent, je
viens d’arriver, t’es tout jeune, c’est pas terrible mais
ne suis pas obligé de retourner bosser sur les marchés.
t’inquiètes pas, reviens. moi, j’ai décidé de passer
je suis plein de paradoxes, parce que je ne maîtrise
outre, en faisant du fanzine. tu publies, et puis tu
pas ce métier, que j’ai pas de vérité. Et que je suis
vends. je suis légitime de ce côté-là, je les emmerde.
peut-être très embêté de pas avoir de grand livre à
j’ai fait ce que j’ai voulu, comme plein d’autres.
faire derrière. je ne fais que ça, je creuse, je m’épuise.
pour ma famille, c’est qu’il y a un moment où je me
je ne suis pas concentré, je fais n’importe quoi, je ne
retrouve au chômage. je sais pas quoi faire de ma peau,
travaille pas ce qu’il faudrait travailler. Ça fait partie
je monte des affaires, je me fais chier... le seul truc qui
de ma construction. je retrouve l’enfant que j’étais à
apparaissait, c’était d’aller bosser à la poste. Et à un
l’école : pas du tout fait pour le système scolaire. Et
moment, ma famille me dit : « Mais pourquoi t’essaies
face aux gens, je suis un auteur de bande dessinée
pas de faire des livres ? De la bande dessinée,
reconnu, mais par des prix. C’est une façade aussi,
quoi ? » toi, tu sais que tu fais de l’indépendant, et que
c’est ça qui est compliqué. ils ne savent pas que
tu ne gagneras pas d’argent. mais eux, ils ne le com-
derrière, dans le garage, c’est le bordel.
prennent pas, ça, mais ils te le proposent quand même.
Le « poids du livre », c’est quelque chose
Là, quand tu parles de ta famille...
d’important pour toi ?
C’est ma femme. mes parents, aussi, mais mes
C’est le seul truc — tu te rends compte, tu fais un
parents, je fais des choses, je ne leur demande pas
livre. même pour ma famille proche. mes parents,
leur avis. surtout, je ne voulais pas prendre ma
mes cousines qui sont assez proches de moi, mes
famille en otage. ok, tu fais le beau avec la bande
cousins... Quand j’ai eu le prix à angoulême, ensuite
dessinée, mais tu trouves de l’oseille, quand même.
je n’ai pas la pression du cadre, mais c’est compliqué.
C’est plus par rapport à eux que c’est
Eux, ils croient en moi, mais la dernière fois que je
difficile ?
leur ai montré un truc, c’était un fanzine. Et dès que
dans ce cas précis, c’était très embêtant, parce que
je commence à vouloir faire ce métier, je fais un
mon père est un acteur social important là-bas. il a
dossier pour la bourse, et j’ai la bourse.
fait cent fois plus de trucs que moi, et moi j’arrive
mais tu fais toujours de l’indépendant, et c’est toujours
avec un livre et ils veulent mettre une rue à mon nom.
compliqué. il faut faire attention. C’est un équilibre qui
t’as envie de leur dire : « Mais attendez, vous n’avez
me rend fragile. je me suis longtemps dit que je
rien compris à la vie ? Je n’arrive pas à la cheville de
pourrais retourner à l’usine. il n’y a plus d’usine, donc je
mon père ». Quand je suis revenu du festival
n’y retournerai pas. C’est plus pour eux que ça m’a fait
d’angoulême, j’avais le fauve dans mon sac à linge.
du bien. moi, je suis tout le temps sur le fil, je suis tout
j’avais emprunté la voiture de mon père, je suis allé
le temps tendu. C’est un côté un peu banlieusard encore
la rendre, je suis arrivé, ils étaient contents et tout. Et
un peu là-dessus, je suis tout le temps sur le fil.
mon père m’a dit : « Ben tiens, pendant que t’es là, tu vas venir avec nous, on va aller distribuer des
À propos de banlieue, tu as d’ailleurs une
couvertures, parce qu’il fait froid et qu’il y a des gens
scène dans La cicatrice où Denis revient voir
qui dorment dehors ». voilà, le fauve était oublié, et
ses potes...
il fallait revenir, donner des couvertures à des mecs
mais c’est ça, c’est tout-à-fait ça. tu sais, mes parents
qui dorment dehors. C’est ça aussi mon terrain.
habitent toujours à l’endroit où j’ai grandi, quand j’y
depuis un an et demi, là où j’habite, c’est que du
vais, je fais une angine. je suis allé déposer mes
précaire. dans le bâtiment, il n’y a plus personne qui
mômes samedi, je n’y suis pas resté une heure. C’est
bosse. moi, je suis tout le temps dans mes complexités
difficile. C’est l’endroit de TMLP, tu vois. ils ont lié
de création, et eux passent leur temps à essayer de
mon prix à l’ouverture d’une salle de quartier... bah
trouver des solutions pour trouver cent euros pour ci,
je peux te dire j’ai grincé des dents pour y aller.
pour ça. j’ai les pieds dedans. ouais, peut-être que je suis auteur, après tout, j’ai les pieds dedans constamment. ma seule singularité, c’est d’arriver à faire des livres, des fanzines. Et dans l’ascenseur — je prends l’ascenseur, ça me fait rire, c’est parce qu’on me dit : « Alors ? prochain livre ? » C’est l’auteur de bande dessinée du troisième étage. Ça ne me déplaît pas. C’est comme mes potes qui m’appelaient picasso quand je faisais mes fanzines. Quand j’ai gagné mon prix, ils ont voulu aller faire la fête parce que j’avais gagné le prix « Élévation » — pas « révélation ». C’est ça, ils ne comprennent pas, mais je suis différent. je reste toujours un mec un peu différent. Ça me permet, en fait, de rien foutre. je peux ne rien dire pendant un repas, les gens ne me jugent pas. tu te rends compte, je suis le petit mec de banlieue qui fait de la bande dessinée. alors qu’ils n’ont pas lu un livre. C’est mystérieux pour eux, c’est mystérieux pour moi.
parmi lEs projEts, UnE rÉflExion aUtoUr dE l’ExpÉriEnCE marQUantE d’UnE longUE rÉsidEnCE aU rizE, CEntrE CUltUrEl dE la villE dE villEUrBannE.
Propos recueillis en août 2014 par Xavier Guilbert illUstrations © Gilles Rochier photos © Gilles Rochier & Jean-Philippe Garçon
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giLLes rochier
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ÉbuLLition Une année de coupures de presse bulle, nom féminin | (latin bulla, bulle d’air) ·
petite quantité d’air, de gaz, de vapeur qui prend la forme sphérique dans un liquide ou dans une matière en fusion (verre, métal) ou solidifiée.
·
dans une bande dessinée, élément graphique, défini le plus souvent par une ligne fermée, qui permet d’exprimer les paroles ou les pensées des personnages.
·
Enceinte stérile en plastique transparent dans laquelle on place dès sa naissance un enfant (enfant bulle) atteint d’une forme aiguë de déficience immunitaire héréditaire.
buller, verbe intransitif ·
présenter des cloques, des bulles : Papier peint qui bulle.
·
Familier. rester à ne rien faire, paresser : Buller au soleil.
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2013 – aoÛt – (30) la bulle de la bande dessinée, E.n., Les Echos – sEptEmBrE – (11-15) À Tours de Bulles, festival de Bd de tours (14-15) Abracadabulles 2013 – 14e festival de la bande dessinée, olonne-sur-mer (14-15) O’Tour de la Bulle, montpellier (19) C’est la fête de la bulle, Le Parisien (21) juillard. Bulleur en série, au bord du jaudy, Le Télégramme (22) Pré en Bulles, festival Bd à Bédée (23) les vins font des bulles, Le Parisien (28) les blogs font des bulles, Le Parisien (28-29) Normandiebulle 2013 – 18e festival de la bande dessinée de Darnétal – oCtoBrE – (1) Bulles de papier et numériques, un mariage forcé... mais pas forcément heureux, olivier mimran, 20 minutes (3) muco. le zef’hir souffle sur les bulles, Catherine le guen, Le Télégramme (5-6) Bulles en Champagne, 9e Festival de la Bande Dessinée de Vitry-le-François (10-14) Des mots, des bulles, des pellicules, Carcassonne (13) des auteurs et des bulles, Le Parisien (25-27) Quai des bulles – 33e Festival de la BD, saint-malo (27) planches. s’évader à travers les bulles, Le Télégramme (27) saint-malo. des bulles contre le handicap, Le Télégramme (29) « snowpiercer » et l’effet bulle de neige pour la Bd, Quentin girard, Libération – novEmBrE – (2) Bd. les bulles de la singulière enfance de noé, hubert orione, Le Télégramme (7) Bd. des bulles contre la mucoviscidose à océanopolis, karine joncqueur, Le Télégramme (8-9) Bulles d’air, Evreux (9) 24e Festival de la Bulle d’Or, Brignais (16) Colomiers. le 9 art sort de sa bulle, johanna decorse, La Dépêche du Midi (17) de 10 à 70 ans ils font des bulles, yves gabay, La Dépêche du Midi (23) des bulles et des dessins dans de petites mains, Béatrice Bossard, La Nouvelle République (26) des bulles et du son, une bande-dessinée en musique,
Ouest France (29) l’humour en bulle, véronique heurtematte, Livres Hebdo (30) Bdmania, bien dans sa bulle à l’Éolienne !, Ouest France (30) le bassin d’aurillac dans la grosse bulle de la bande dessinée, La Montagne – dÉCEmBrE – (3) des bulles de sang pour Charles ix, olivier mimran, 20 minutes (5) labastidette. frédéric médrano, artiste de la bulle, Emmanuelle gayerie, La Dépêche du Midi (12) festival de bulles à igny, Le Parisien (12) de belles bulles pour noël, Le Parisien (20) intégrales Bd : oh, les jolies bulles de noël, olivier mimran, 20 minutes – 2014 – janviEr – (1) Camus en bulles, Le Parisien (2) la révolution dans les bulles, passée en revues, frédéric potet, Le Monde (5) ils ont bien bullé, Le Parisien (8) les meilleures ventes font toujours des bulles, Claude Combet, Livres Hebdo (8) À fressines, le chef de service de la ville de niort coince la bulle, sébastien acker, La Nouvelle République (11) il bulle toujours, Le Parisien (17) Bulles transgressives, frédéric potet, M le magazine du Monde (19) des femmes et des bulles, myriam perfeti, Marianne (25) la réalité passe-t-elle mieux avec des bulles ?, 28’, arte (27) angoulême : les grands prix mettent le feu aux bulles, Eric loret, Libération (28) deux semaines pour buller à Chillymazarin, Le Parisien (30) angoulême veut se lancer dans l’import-export de bulles, Benjamin Chapon, 20 minutes (30) angoulême : Bulles de tranchées, olivier mimran, 20 minutes (30) des bulles de sang pour Charly 9, alexandra Chaignon, L’humanité (30) tourbillon de bulles au 41e festival de la Bd à angoulême, AFP (31) des bulles dans la neige, michel puche, Livres Hebdo (31) la bande dessinée sort de sa bulle, Béatrice de rochebouët, Le Figaro (31) la Bd a percé la bulle de la confidentialité, david Briand, SudOuest (31) marchand de bulles, Cédric pietralunga, M le magazine du Monde (31) Bullade à angoulême : willem, « merde à l’armée », Quentin girard, Libération – fÉvriEr – (1) Bullade à angoulême : scarlett, mafalda et les captives sud-coréennes agitent le festival, Quentin girard, Libération (1) deux jours encore pour buller au festival d’angoulême, d.l., La Nouvelle République (2) Bullade à angoulême : tendresse et tristesse de la Bd de demain, Quentin girard, Libération (2) Bulles et rhum, Ouest France (5) municipales : à asnières, la campagne fait des bulles, Le Parisien (6) Ça bulle, au festival de la bande dessinée à serris !, Le Parisien (8-9) Bulles de Neige, 12e Festival de la BD, valberg (15) 13e festival Bulles en Val, st denis en val (21) des bulles dans le cerveau, anne-laure walter, Livres Hebdo (22) « Ça bulle » pour les collégiens, patrick parage, SudOuest (25-27) Bulle d’Encre – Salon de Caricatures et de Bandes Dessinées de Guinée, Conakry (27) auch. des bulles contre les maux à l’hôpital, marc Centène, La Dépêche du Midi – mars – (1-2) Bulles de Sèvre – 10e Festival de Bande Dessinée, saint-laurent-sur-sèvre (5) Bd : quand l’économie fait des bulles, david Barroux, Les Echos (5) des bulles destinées aux petits, Le Parisien (7) les jeunes n’ont pas eu le temps de coincer la bulle !, La Montagne (10) la Bd sort de sa bulle au salon du livre, laurent turpin, BDZoom (13) Le Noct’en Bulles, Le Festival de BD de Louvain-la-Neuve (14) la Bd sort de sa bulle, frédéric potet, M le magazine du Monde (17) les amateurs de Bd sortent de leur bulle, annie groovie, La Presse (22-23) Festival de Bulle en Raisin – Le salon des vins et de la bande dessinée, Beblenheim (23) Une année de Bd 2013 : des chiffres et des bulles, dominique Bry, Mediapart (25) À la bibliothèque on parle bulles autour d’un café, Ouest-France (28-13 avril) 8e édition du Rendez-vous des Bulles, saint-amant-les-Eaux (29-30) Bulles en Hauts de Garonne – 13e
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Festival Bande Dessinée, Bassens (30) a ligugé, ça bulle ce dimanche, frédéric delâge, La Nouvelle République (30) Un festival de bulles, Christina Chiron, SudOuest (31) des bulles à succès, Christina Chiron, SudOuest – avril – (1) fayard et glénat refont l’histoire de france en bulles, olivier mimran, 20 minutes (2) dans les bulles graphiques de last, nora moreau, Le Télégramme (5) très chères bulles..., Le Parisien (5-6) Concile à Bulles, Bruxelles (5-6) Des calanques et des bulles, marseille (12) L’échappée bulle – Festival BD – 3ème édition, rillieux-la-pape (14) Quand le ballon ovale se raconte avec des bulles, OuestFrance (15) des bulles à la bibliothèque, La Nouvelle République (23-24) Caribulles, 1er festival caribéen de la bande dessinée et des mangas en Guadeloupe, le gosier (25-6 juin) Le Chai en Bulles, Capendu – mai – (3-4) Loperhet en Ébullition – 4e édition du Festival BD & Livres Jeunesse, loperhet (10) des buts et des bulles, Christophe levent, Le Parisien (10) Bd. la médiathèque décoince la bulle, Le Télégramme (12) aux Capucins, c’étaient les bulles de la révolution, Ouest-France (13) les bulles vont éclater, marceau Bonnecaze, SudOuest (13) Bd. Une nuit dans la bulle de mac orlan, nora moreau, Le Télégramme (14) dBd n°83 : Bulles et pellicule, patrice gentilhomme, ActuaBD (14-25) Bulles de Cannes, Radio France (15) l’atelier bande dessinée ne bulle pas !, Bernard mayeur, L’Avenir de l’Artois (15) Un week-end de bulles et d’humour, olivier Bureau, Le Parisien (17-18) Texte & Bulle 2014 – 16e édition du salon du Livre et de la Bande Dessinée de Damparis (23) l’histoire en bulles à puteaux, Le Parisien (24-25) Au cœur des bulles – 15e Festival BD, montreuil Bellay (26) dernier café-bulles de la saison, Ouest-France (29) lyon Bd festival 2014 : des bulles plein la ville, kathleen garon, France 3 Rhône-Alpes (29) Viti’Bulles, fontguenand (31-1er juin) Montargis coince la bulle #5, montargis – jUin – (6-8) Strasbulles 2014 – 7e Festival Européen de la Bande Dessinée de Strasbourg, strasbourg (7-8) On a marché sur la bulle – 19es Rendez-vous de la bande dessinée d’Amiens (9) Bulles de match, olivier mimran, 20 minutes (12) le monde des bulles est sur le point d’exploser, antoine guerrier, La Tribune (12) la fouillade. au fil de la bulle pour approcher la Bd, La Dépêche du Midi (14) Festival à 2 Bulles – VIIIe journée de la bande dessinée, niort (14-15) Bulles à Croquer, 6e festival de bande dessinée, saint-Brieuc (16) saint-Brieuc. Une bulle de bonne humeur, Le Télégramme (18) des bulles pour toute la journée, La Nouvelle République (21-22) 8e édition du festival Bulles Zik, paris (25) Cet été, bullez et lisez des Bd !, Le Parisien (30) saint-ouen garde sa bulle, i.r., La Nouvelle République – jUillEt – (1) Bd : choix de bulles pour l’été, david Barroux, Les Echos (12) Coincer la bulle au festival de Bd de la Baule, Ouest-France (12) Bullez cet été avec le concours de Bd de la médiathèque, La Nouvelle République (15) du soleil et des bulles pour votre été, philippe degouy, L’Echo Bande dessinée, arrêt sur bulles, thématique, arrêt sur images | Des Bulles dans l’Océan, éditeur | La Boîte à Bulles, éditeur | L’Avis des Bulles, revue | le courrier des bulles, chronique mensuelle, AFP | Le Stylo Bulle, éditeur | Les Sculpteurs de Bulles, éditeur de para-Bd | Tonnerre de Bulles, revue
Fabcaro
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aMbre 66
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histoire d’u 2006/2015
C’est avec ce jade 661U que s’achève la série des
de james et Boris mirroir, issus du blog Les
Jade U, entamée en 2006. 16 numéros pour la
mauvaises humeurs de James et de la Tête x. la ligne
version « pocket » de la revue phare des éditions
graphique est entièrement repensée par Boris mirroir
6 pieds sous terre (et son format 16x22, hommage
et l’apparition d’une thématique unique liée à la
discret à une ancienne collection éponyme des
bande dessinée, est mise en place à chaque nouvel
éditions dargaud). C’est grâce à l’impulsion de ronan
opus. À partir du jade 354U de février 2013 et de
lancelot, qui insista sur la pertinence de réactiver la
l’arrivée de juliette salique dans le staff éditorial,
revue à une période désertée par la presse dans le
chaque nouveau numéro de jade se voit confié à un
domaine, que jade ressurgit, dévolu entièrement à
« rédacteur en chef » différent, issu du monde de la
l’étude de la bande dessinée et de ses pratiques, vues
bande dessinée, qui définit la thématique et teinte de
par leurs auteurs. l’approche éditoriale évolue avec
son empreinte, par son choix d’intervenants, la
jade 630U, en 2008, et l’investissement conséquent
couleur des numéros.
nous mettons cependant un terme, aujourd’hui, à la série U de jade, dans un paysage où la presse liée à la bande dessinée a retrouvé un important dynamisme. Ce sera pour mieux revenir, bientôt, avec une 5e mutation de la revue, toujours différente, toujours exploratrice des tendances de son temps. nous remerçions chaleureusement les nombreux intervenants -qui se reconnaîtront- qui tout au long de ces 9
70
années ont abondamment mouillé le maillot pour perpétuer l’aventure jadienne. jean-philippe garçon
JADE 124U - mai 2006 isBn 978-2-910431-96-7
JADE 5635U - Sept. 2006 isBn 978-2-35212-001-2
JADE 2583U - Février 2007 isBn 978-2-35212-013-1
JADE 390U - Juin 2007 isBn 978-2-35212-025-4
JADE 716U - Février 2008 isBn 978-2-35212-031-5
JADE 630U - Juin 2008 isBn 978-2-35212-037-7 la mythomanie
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JADE 456U - Février 2009 isBn 978-2-35212-044-5 mon premier livre
JADE 200U - Octobre 2009 isBn 978-2-35212-049-0 nos amis les médias
JADE 606U - Janvier 2010 isBn 978-2-35212-054-4 le petit théâtre d’angoulême
JADE 320U - Août 2010 isBn 978-2-35212-061-2 le regard des autres
JADE 108U - Mars 2011 isBn 978-2-35212-071-1 numérique et bande dessinée
JADE 239U - Sept. 2011 isBn 978-2-35212-078-0 le refus
JADE 877U - Février 2012 isBn 978-2-35212-086-5 on a toujours 20 ans
JADE 354U - Février 2013 isBn 978-2-35212-096-4 les libraires (sous la direction de julien june misserey)
JADE 166U - Novembre 2013 isBn 978-2-35212-104-6 le jeu des influences (sous la direction de nicolas verstappen)
Jade 661U - Janvier 2015 isBn 978-2-35212-113-8 Enfin légitime ? (sous la direction de xavier guilbert)
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Et l’on rappelera pour conclure que l’apparent désordre de la numérotation de la série fait simplement référence au nom technique de la couleur utilisée pour chaque numéro lors de l’impression.
L’ensemble des participants et le détail des sommaires est disponible sur le site de 6 Pieds sous terre www.pastis.org/jade/catajade1.htm