Guerre franco-allemande. Sedan. Bazeilles dix ans après . Par Georges Bastard
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Bastard, Georges (1851-1914). Guerre franco-allemande. Sedan. Bazeilles dix ans après . Par Georges Bastard. 1880. 1/ Les contenus accessibles sur le site Gallica sont pour la plupart des reproductions numériques d'oeuvres tombées dans le domaine public provenant des collections de la BnF. Leur réutilisation s'inscrit dans le cadre de la loi n°78-753 du 17 juillet 1978 : - La réutilisation non commerciale de ces contenus est libre et gratuite dans le respect de la législation en vigueur et notamment du maintien de la mention de source. - La réutilisation commerciale de ces contenus est payante et fait l'objet d'une licence. Est entendue par réutilisation commerciale la revente de contenus sous forme de produits élaborés ou de fourniture de service. CLIQUER ICI POUR ACCÉDER AUX TARIFS ET À LA LICENCE 2/ Les contenus de Gallica sont la propriété de la BnF au sens de l'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis à un régime de réutilisation particulier. Il s'agit : - des reproductions de documents protégés par un droit d'auteur appartenant à un tiers. Ces documents ne peuvent être réutilisés, sauf dans le cadre de la copie privée, sans l'autorisation préalable du titulaire des droits. - des reproductions de documents conservés dans les bibliothèques ou autres institutions partenaires. Ceux-ci sont signalés par la mention Source gallica.BnF.fr / Bibliothèque municipale de ... (ou autre partenaire). L'utilisateur est invité à s'informer auprès de ces bibliothèques de leurs conditions de réutilisation. 4/ Gallica constitue une base de données, dont la BnF est le producteur, protégée au sens des articles L341-1 et suivants du code de la propriété intellectuelle. 5/ Les présentes conditions d'utilisation des contenus de Gallica sont régies par la loi française. En cas de réutilisation prévue dans un autre pays, il appartient à chaque utilisateur de vérifier la conformité de son projet avec le droit de ce pays. 6/ L'utilisateur s'engage à respecter les présentes conditions d'utilisation ainsi que la législation en vigueur, notamment en matière de propriété intellectuelle. En cas de non respect de ces dispositions, il est notamment passible d'une amende prévue par la loi du 17 juillet 1978. 7/ Pour obtenir un document de Gallica en haute définition, contacter utilisationcommerciale@bnf.fr.
FERHEÏ1981
1870 GUERRE
-
FRANCO ALLEMANDE
SEDAN
BAZEILLES DUANSAPRÈS "PATI
GEORGES BASTARD
1880 PARIS E. DENTU, ÉDITEUR PALAIS-ROYAL, GALERIE D'ORLÉANS
DU MÊME AUTEUR CINQUANTE
JOURS
H. Nadault de Buffon
EN ; 1
avec une préface par vol. in-18 de 300 p. ITALIE,
;
BIOGRAPHIE DE M. H. NADAULT DE BUFFON
de 8 p.
broch.
inS",
GUERRE FRANCO-ALLEMANDE
DIX ANS APRÈS PAR
GEORGES BASTARD
PARIS E.
DENTU, ÉDITEUR PALAISROYAL, GALERIE D'ORLÉANS
1880
DE
PROCLAMATION
L'EMPEREUR
LE 23 JUILLET 1870, A PARIS
FRANÇAIS,
Je vais me mettre à la tête de cette vaillante armée qu'anime l'amour du devoir et de la Patrie. Elle sait ce qu'elle vaut, car elle
quatre parties du monde la victoire s'attacher à ses pas. J'amène mon fils avec moi. Malgré son jeune âge, il sait quels sont les devoirs que son nom lui impose et il est fier de prendre sa part dans les dangers de ceux qui combattent pour la Patrie. Dieu bénisse nos efforts! Un grand peuple qui défend une cause juste est invincible. a vu dans les
NAPOLÉON.
PROCLAMATION LE 2 AOUT 1870,
A
DU
ROI
MAYENCE
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AL'ARMÉE
L'Allemagne entière, unanime dans son élan, s'est levée en armes devant la déclaration de
guerre qu'un Etat voisin nous a adressée à l'improviste et sans motif. Il y va de la défense de la patrie menacée, de notre honneur, du foyer domestique. Je prends aujourd'hui le commandement des armées réunies, et j'accepte sans crainte
une lutte que nos pères autrefois, dans une circonstance semblable, ont soutenue avec gloire. La patrie tout entière s'unit à moi pour
vous regarder avec confiance. Notre cause est juste, nous aurons Dieu pour nous. GUILLAUME.
BAZEILLES DIX ANS APRÈS
I 0 vous donc qui passez, rustres, manants, bourgeois, Gentilshommes, seigneurs, chevaliers, fils de rois,
prenez la rue Lafayette, suivez les rues de Chabrol et de Strasbourg et quittez Paris un beau matin. A l'extrémité de cette dernière voie s'élève, comme vous le savez, la longue gare de l'Est, nue, glaciale et sévère. Pourquoi cet air de pôle que n'a même pas la gare du Nord, la seule qui, à bon droit, pourrait être froide? Dans l'intérieur, c'est la même solitude boréale, aux guichets, dans les salles d'attente et jusque dans les compartiments vides, autour desquels ne se livrent aucun de ces pugilats ni de ces assauts qu'on est habitué à voir chez ses pareilles. D'où vient, dis-je, cet aspect morne, triste, abandonné. qui se déroule tout au long de la route? Est-ce là le commencement d'une étape qui mène
à nos provinces perdues de l'Alsace et de la Lorraine, si stoïquement résignées Est-ce là le chemin de l'exil qui reverse,'sur tout son parcours, les reflets blêmes et livides de ces deux grandes sacrifiées Metz et Strasbourg?. Mais il est sept heures et le train vous emporte.
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Après une douce somnolence de quelques heures, vous vous réveillez en pleine Champagne, à Epernay. Il faut, ici, changer de train pour Reims, le même continuant vers Châlons et ses steppes crayeux, Bar-le-Duc, Nancy. et le territoire en-
vahi. Le sol a revêtu d'autres formes. On ne voit plus que coteaux élevés, essayant de dorer leurs
croupes arrondies aux pâles rayons d'un soleil obscurci, tout revêtus de pampre vert et hérissé d'échalas vierges comme d'énormes porcs-épics repus. On n'aperçoit que vallons onduleux, prairies rases, collines escarpées et couvertes par places de champs de blé mûr, en carré, en rectangle, en losange. Ce qui produit aux yeux l'effet kaléidoscopique d'une immense draperie sombre, claire par intervalle, composée de pièces et de morceaux rapportés, ajustés, entremêlés aux nuances disparates, bigarrées et carnavalesques. Les fils télégraphiques ondulent, se creusent et
remontent indéfiniment, rayant l'azur de leurs guirlandes, ténues et flexibles, qui semblent vibrer comme les grosses cordes d'une harpe éolienne, dont le son est couvert par le ronflement des roues sur les rails de fer. A regarder fixement en l'air ce réseau sans mailles, les yeux se fatiguent et l'on a bientôt fini de voir. Les poteaux défilent et jalonnent la route comme autant de bornes hectométriques qui la font paraître doublement longue. Et l'on dit, amère ironie que la télégraphie rapproche les distances. Nous voici en gare de Reims. Vous pouvez, entre deux trains, visiter l'admirable cathédrale de cette antique cité sinon, le même wagon vous emmènera à Rethel, Charleville et Mézières. Se rappelle-t-on le terrible siège que firent les Prussiens, en guise d'étrennes, à cette belle forteresse de Mézières Charleville, sa sœur puînée, qui sont réunies ensemble par un pont de pierres, comme les frères siamois par une membrane charnue, n'eut, au contraire, rien à redouter des rigueurs des Allemands. Quelques rares projectiles mal dirigés vinrent cependant tomber inoffensive. ment parmi les Carlopolitains plus industriels que belliqueux, plus manufacturiers qu'agressifs. Se souvient-on enfin que Mézières fut presque entièrement détruit en un jour et que des familles
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épouvantées, qui s'étaient réfugiées dans leur sous-sol pensant y trouver un abri assuré, furent brûlées vives par le feu d'un inexorable adversaire Lugubres souvenirs, tristes phases quand on les évoque Les décombres de leurs propres maisons s'entassèrent sur leurs cadavres réduits en poussier de charbon, pour changer leur asile en tombeau, leurs murs en linceuls de pierre. L'incendie, allumé par les obus, dévora tout le côté droit de la Grand'Rue tandis que l'autre fut épargné. Aussi celui-là est-il frais aujourd'hui, brillant et rajeuni. Il sourit au côté gauche qui n'a pas souffert, et, cependant, la gaîté est-elle bien du côté où l'on pense, du côté où on la voit s'épanouir Réflexions fugitives pour l'homme qui passe et ne juge deux rives que par leur apparence, l'une verdoyante et l'autre stérile. Des cœurs battent dans toutes les demeures, grandes ou petites, riches ou pauvres, vieilles ou neuves. A tous ces foyers, sous tous ces toits, ne conserve-t-on pas les souvenirs douloureux de ce bombardement
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farouche
D'autres calamités pourront certainement venir s'ajouter aux premières, mais elles ne les étoufferont pas, et le 1er janvier 1871 restera à jamais pour tous les Macériens une date sanglante et néfaste. La cathédrale se dresse hardiment, au milieu de
tous ces jeunes et de tous ces vieux, comme un éloquent et vivant témoignage de ses souffrances. Avec son clocher d'ardoises refondu à neuf, elle a même certains airs de crànerie et de défi jetés autour d'elle, quoique ses blessures soient patentes, ses pignons renversés, ses clochetons mutilés. Des trous d'obus marquent encore leur place par un moellon blanc qui fait sur ce corps meurtri et noirci des cicatrices claires. Certaines plaies sont guéries mais non effacées. C'est un invalide parmi de jeunes conscrits ou de vieux troupiers faisant vraiment bonne figure et levant fièrement la tête vers l'ouest et non vers l'Orient comme les anciennes basiliques. Que ne fait-elle au moins face au fer et à l'ennemi, à l'est ou au septentrion, d'où ne sont venus que l'invasion et la barbarie
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Il est près de trois heures. Là-bas est Sedan. Un soleil magnifique étend un nimbe d'or sur la campagne environnante, autour de la ville, comme s'il voulait la couronner et la sanctifier martyre ou voiler à nos yeux, sous une couleur attrayante et plus séduisante, ces champs abreuvés de carnage et de sang ou ces foyers asséchés et ruinés
par l'incendie. La Nature elle-même avait pris soin, dans cette
matinéefatidique du mois de septembre1870, de dérober au Roi-Soleil derrière un brouillard intense la vue de ce spectacle odieux. L'œil papillote à cet éclat soudain, mais ne s'éclaire pas. L'âme attristée évoque en vain des pensées compensatrices à ses douleurs, et le cœur, pour se dilater, souffre mille tourments. Dans cet immense cirque de montagnes dont la moitié formait un développement de trente kilomètres de ligne de bataille, dans ce cercle colossal monté comme une bague de Titan et enchâssée de batteries allemandes aux prodigieux éclats, vingt-cinq mille hommes valides, français et ennemis, ont mordu la poussière en l'arrosant de leur sang. Vingt-cinq mille hommes tués ou blessés en moins de vingt-quatre heures de combat — plus de mille par heure — chiffres fabuleux qui épouvantent comme toute chose monstrueuse et affreuse. Plus de mille par heure Autant dire vingt par minute, pouvant faire ou défaire à la minute tant d'orphelins et tant d'hymens. Ainsi, quinze mille des nôtres, pères, époux ou fils, sont tombés fauchés en une journée, écrasés et foudroyés par plus de trois cents trous béants vomissant la mort, exterminés par plus de trois cents bouches à haleine de feu, par plus de trois cents lèvres d'acier aux entrailles de bronze, crachant en face, de flanc, par le travers, de tous côtés en-
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fin, desmilliers de kilos de plomb, de fer et de
fonte incendiaire. Tout ce que le mauvais génie de la guerre, destructeur et sanguinaire, avait enfanté et rassemblé de plus formidable et de plus meurtrier depuis la consommation des siècles était expectoré du milieu de ces villages riches et tranquilles, du haut de ces bois frais et calmes qui ne demandaient que l'ombre, le'silence et la paix. *
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La rive gauche de la'Meuse vient de dérouler à notre droite de hautes collines verdoyantes plus boisées d'affûts de canons, il y a dix ans, qu'elles ne le sont aujourd'hui de troncs de vieux chênes. Sur ces crêtes naturelles on vit les gueules de canons s'appuyer mieux que les fantassins n'épaulent d'ordinaire leurs canons de fusil. Cette formidable ceinture de fer commençait à Donchery, au sud-ouest, pour aller finir à la chaîne des Ardennes,au nord, en décrivant par Frimois, la Marphée, Wadelincourt et Noyers, Remilly, Bazeilles, La Moncelle et Douzy, Daigny, Haybes, Givonne, Illy, Fleigneux et Saint-Menges, stratégiques, points immense courbe tous une — qui, peu à peu rétrécie, est venue renfermer dans un cercle le triangle formé par nos troupes, — triangle dont Bazeilles (au sud-est de Sedan) serait le sommet, La Moncelle, Daigny et Givonne
un des côtés, Balan et Sedan l'autre, avec la ligne de Floing à Illy pour base. Le Grand État-Major prussien se tenait sur les sommets de la Marphée, bois situés à l'est de Donchery et au sud de Sedan. Il était la vis de pression de ce vaste carcan de fer, de ce gigantesque collier de force qui se resserrait insensiblement à toute heure et étouffait notre malheureuse armée qui se débattait dans les dernières convulsions d'une lente agonie. Sedan est au centre de la vallée, enserré dans une double enceinte de bastions, comme au milieu de l'arène d'un amphithéâtre romain la victime réservée à la joie des gladiateurs, comme aussi dans la lice poudreuse d'un cirque de l'Ibérie le taureau dont les picadores vont se faire un jeu avant de l'immoler. Si celui-ci triomphe, la galerie applaudira en battant des mains; si celle-là succombe, on la forcera avant de mourir à prononcer le. Moriluri te salutant. Enfin, ceux qui n'auront pas péri par le glaive passeront sous le joug de l'oppresseur pour finir dans les fers. A notre droite, sur le point culminant d'un mamelon, émerge un pavillon au-dessus d'une forêt, qui fut le poste d'observation du roi Guillaume, le premier septembre 1870, depuis sept heures et demie du matin jusqu'au soir à la nuit close. De même que du sommet de la chaîne Aragon-
naise il avait assisté, le 30 août, à la déroute de Beaumont, le roi voulut être témoin de la défaite de Sedan de ses derniers contreforts. Le prince royal de Prusse, qui commandait en chef la IIIe armée, comprenant le 5e et le 11e Corps ainsi que diverses autres troupes, volait sur les ailes de la victoire et arrivait à marches forcées pour se placer, le premier septembre au matin, aux côtés du roi son père. Avec ses troupes concentrées dans le Palatinat, dès les premiers jours il avait assisté, le 4 août, à la bataille de Wissembourg, le 6 à celle de Wœrth, puis à celles, non moins acharnées, de Frœschwiller et de Reischoffen. Dix jours après, il avait installé son quartier général à Nancy. Il avait traversé la vallée de l'Aube et s'était trouvé à Troyes le 18, était arrivé à Châlons avec son armée comme une faux bien tranchante sur un front de bandière de soixantequinze kilomètres de déploiement, et était entré à Reims le 26, s'était joint au roi le 29 à Grandpré (célèbre par la victoire de Dumouriez), avait atteint Beaumont le 30, s'était rendu le 31 au conseil de guerre tenu à Chémery, qu'il avait quitté à quatre heures du matin pour être deux heures après au nord-est de la Croix-Piot, sur une colline qu'il n'abandonna que le soir même, vers sept heures, afin de rejoindre le roi Guillaume touchant la capitulation.
L'observatoire de la Croix-Piot avait été choisi par le Grand État-Major prussien, et reconnu par lui avec raison comme étant le plus propice pour juger des différentes phases de la lutte. De là, le roi dominait en effet et son armée et la nôtre, couvant des yeux tout le bassin de la Meuse, la Maas, disent les Allemands, le seul fleuve qui, avec l'Escaut, fuit la France et déserte la mère-patrie. La position avantageuse de la Marphée n'est pas connue que d'hier. Dès 1641, en effet, le prince de Sedan, Frédéric-Maurice, frère aîné de Turenne, avait compris, en bon tacticien, l'importance première de cette situation unique et remporté une victoire signalée sur les troupes de Louis XIII, commandées par le maréchal de Châtillon qui, après avoir subi de grandes pertes et avoir été privé d'excellents généraux, s'était replié sur Rethel, en abandonnant au prince toute son artillerie ainsi que la caisse de l'armée qui contenait quatre cent mille livres. Les Allemands connaissaient donc parfaitement leur histoire ou plutôt la nôtre et, faute de l'avoir connue nous-mêmes, nous succombâmes comme le maréchal de Châtillon, auquel Louis XIII disait un jour, après avoir visité ces collines «Monsieur le Maréchal, si vous aviez pris de meilleures dispositions, vous ne m'auriez pas perdu cette bataille. »
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En rapprochant ces derniers événements des nôtres, il ne faut pas conclure que je veuille établir de parallèle entre eux. Je ne suis ici qu'un historien et ne fais nullement œuvre de critique. Les Prussiens agirent même de ruse pour occuper leurs positions. Ils essayèrent de nous donner le change sur leurs véritables intentions, — ce à quoi nous nous laissâmes prendre, — en entretenant un feu continu d'artillerie ou en engageant leur infanterie sur divers points. La première journée de Bazeilles ne tendait évidemment qu'à ce but et à celui de donner aux autres corps de troupes en marche tout le temps d'arriver. Ainsi jette-t-on un os à un chien pour l'empêcher de mordre pendant qu'on cherche un bâton pour l'assommer. Mais comment demander à notre pauvre armée, vaincue, incertaine, décontenancée comme celle de Waterloo, pleine d'hésitations et de défiance d'elle-même, tombant de chute en chute, s'abîmant de défaite en défaite, battue à Wissembourg, battue à Wœrth, battue à Frœschwiller, battue à Reischoffen, battue à Beaumont, s'étant repliée sur Châlons, par Sarrebourg et Nancy, pour le quitter le 21 août et arriver à Reims le 23, à Tourteron le 20, ayant été rejetée sur Rethel le 25 et le 31 dans Sedan par Remilly et la Meuse comment, dis-je, après avoir reculé dans la boue, sous
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la pluie, le soleil et le feu d'un ennemi forcené, suivi de près pendant trois semaines avec acharnement sur une ligne brisée de plus de cinq cents kilomètres de longueur, comment enfin, au milieu des irrésolutions de la veille, sans confiance et sans espoir dans le lendemain, lui demander toute la vigilance du corps, la présence d'esprit, la prudence, la sagacité et l'initiative nécessaires, qui sont l'apanage d'un adversaire à qui tout sourit et réussit méthodiquement Quand l'adversité pèse sur sa proie et qu'elle s'acharne sur sa victime, elle la poursuit sans trêve ni repos, pour ne la lâcher que tombée à ses pieds, terrassée et expirante, comme un tigre qui a soif de sang.
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On connaît généralement les principaux détails de cette irrémédiable journée de malheur du 1er septembre 1870. Rappelons-les toutefois sommairement, tels qu'ils durent être entrevus des hauteurs de la Marphée : Le roi de Prusse est à son poste et va embras-
ser du regard tout le pays circonvoisin, jusqu'à la chaîne des Ardennes qui forme une toile de fond bien définie, aux tons sombres. Un épais brouillard couvre la campagne, mais à son arrivée royale, la brume se lève majestueu-
sement sur une matinée pure, calme et sereine, comme un rideau qui cache aux yeux des spectateurs la scène d'un théâtre et qui remonte dans les frises pour dévoiler à leur insu un décor riant comme une idylle. Derrière cette tenturè vaporeuse se jouait, dès tragédie épique de Bazeilles, et le lever l'aube, de la toile se fait telle qu'une ouverture d'opéra, mais au son d'une musique endiablée et d'une orchestration rugissante. Le musicien en chef bat la mesure avec un glaive au lieu d'un archet. Ici, des bois verts, épais, estompant l'horizon; là, des portions de forêts tapissant des croupes allongées, laissant des vides clairs par endroits et étendant plus haut leurs ombrages touffus comme de larges clairières au milieud'immenses taillis. Ce sont des pentes escarpées, des arêtes vives, de molles ondulations qui descendent à la Meuse, de profondes vallées qui s'ouvrent à travers des gorges, des coteaux superposés en étages, des rivières, des ruisseaux et un fleuve qui coulent avec un faible murmure, la fraîcheur, l'ombre et le mystère qui se cachent, le soleil qui luit, la Meuse qui miroite comme une glace, la végétation qui déborde et parcourt toute la gamme du vert. A côté du ruban argenté du fleuve, on distingue des galons blancs, poudreux, qui montent et descendent, se replient comme de longs serpents sur les versants sinueux des collines, et semblent aller
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se désaltérer au courant de l'onde, pour s'y perdre après s'être égarés parmi des bouquets d'arbres. C'est enfin une suite interminable de terrains fortement bossués, repoussés par le marteau des cyclopes, tourmentés, mamelonnés, profondément creusés, une mer en furie solidifiée et couverte de flots de verdure. Des villages apparaissent sur les crêtes abruptes ou sur les flancs gazonnés des montagnes comme des nids de mouettes de gros bourgs, aux lignes accentuées, semblent être de lourds vaisseaux dans un long sillage de route blanche, et des îles parsèment cet Océan luxuriant ce sont Sedan, comme un Îlot fortifié Illy, comme une terre éle-
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la Garenne, terres flottantes avec leurs grands arbres. Les comparses ont rempli la scène, passent, défilent et repassent au milieu du tableau. Les acteurs du Ier corps bavarois en sont déjà rendus à la moitié de la pièce il est sept heures et demie En dehors de Sedan, le roi a à sa gauche Donchery, sur la rive gauche, occupé par le 11e corps à ses pieds, devant lui, Frénois, où est prussien le 2e bavarois à sa droite, Remilly, avec l'artillerie du maréchal de Saxe. Puis, sur la rive droite, dans la direction de Bazeilles, de La Moncelle et de Givonne, se tient le 12e corps de la IVe armée. Le mouvement circulaire va remonter vers Illy, vée
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Fleigneux, Saint-Menges et Floing, pour circonscrire les 1er, 5e, 7e et 12e corps français, sous les ordres des généraux Ducrot, de Wimpffen, F. Douay et Lebrun, campés devant Givonne, Haybes et Daigny, les uns entre la Garenne et Gazai, les autres devant Floing et Illy, puis à La Moncelle et dans Bazeilles.
l'heure précise où le canon pacifique du Palais-Royal éclate à Paris, Bazeilles est en entier la proie des flammes et les lueurs de l'incendie ensanglantent, de leurs reflets rouges, cette féerie terrible, pendant que le feu dispute au fer le choix A
de ses victimes.
Bazeilles, bâti dans un fond, est dissimulé par les hauteurs, mais les rougeurs éclatantes montent de la fournaise ardente dans l'azur et colorent le ciel en rouge brique. Le roi assiste impassible à ce feu d'artifice où se mêlent le bruit crépitant des mousquets, les cris étouffés des mourants et les détonations effroyables de l'artillerie qui, répercutés dans une inconcevable et assourdissante cacophonie, se confondent et arrivent ainsi jusqu'à lui, comme le bruit tumultueux et lointain de la mer. Le roi, dis-je, assiste à ce feu de joie de ses soldats, sans pousser un holà de commisération en faveur des victimes du Dans quelques heures cependant, il lui échappera des lèvres. Comme une traînée de poudre, dont la mèche s'est
bûcher.
enflammée à Bazeilles, le feu a pris à Givonne et rapidement progressé vers Illy et Saint-Menges. Les batteries du prince royal, du 5e corps à Floing et du 11e à Saint-Menges et Fleigneux, du prince de Hohenlohe, de la Garde, etc., combinent leurs forces avec celles de Remilly, Frénois et Donchery qui prennent nos troupes par enfilade, et concentrent leurs efforts communs vers le foyer de l'action qui est la vallée de Givonne où soixantecinq mille hommes s'agitent désespérément depuis onze heures du matin. A une heure de l'après-midi, les destinées de la France se jouent sur un tapis vert qui a environ trente-deux kilomètres carrés de superficie, contre des adversaires qui tirent toujours neuf, avec une portée merveilleuse. Nous, nous n'abattons jamais que des bûches. Le 1er et le 7e corps sont notamment écrasés sous le feu de l'ennemi qui frappe sans interruption, atteint avec une rapidité certaine et une précision surprenante à une distance de cinq kilomètres. Le général Ducrot ordonne alors au général Forgeot de rassembler toute l'artillerie le général Douay commande en même temps au chef de bataillon Faverot de lui recruter de la cavalerie. L'artillerie se met en place. Plusieurs régiments de cavalerie légère, avec la brigade Savaresse du 12c corps, quelques escadrons de la division Bon-
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nemains et de la division Ameil, se trouvent en ligne. Le brave général Margueritte, qui se tenait avec la lre division de cavalerie au calvaire d'Illy, marche à leur tête. Il traverse la plaine vers l'ouest, entre la Garenne et Floing, suivi de ses troupes, flamberge au vent, sous les balles qui déciment déjà leurs rangs. Cuirassiers, chasseurs, lanciers, hussards, franchissent ainsi trois ou quatre mille mètres sous une fusillade ininterrompue et s'élancent à la charge sur les brigades prussiennes. A peine l'ébranlement vient-il de commencer, que le général Margueritte est tué à son poste d'honneur, comme quinze jours auparavant le général Legrand à la bataille de'Gravelotte-Rezonville. Le général de Galiffet, qui n'a pas un mois de grade, lui succède aussitôt et se glisse à sa place, tel qu'à un défilé pour la parade. Il est environ 1
heure 3/4.
Son képi s'abaisse pour saluer l'ennemi. Il l'a comme à son entrée dans un salon, et prenant la parole, je veux dire le commandement, il continue de mener la charge gaillardement. Ses trois régiments de chasseurs d'Afrique s'avancent au galop sur trois lignes et par échelons. Les premiers rangs sont aussitôt cueillis par
tiré.
grappes humaines de dix, de cent, à soixante pas, mais les autres surviennent à temps, sabrent et renversent la première ligne ennemie. Ils affluent encore, comme une marée montante, mais pour tomber cette fois sous un second feu plus meurtrier des compagnies du 87e régiment de Nassau confiées au commandement du général prussien von Gersdorff, et se faire exterminer par elles. Les escadrons sont néanmoins ramenés, reformés et conduits sur l'ennemi. Par trois fois, coup sur coup, mais, hélas sans succès, le général de Galiffet a entraîné ses cavaliers au combat. Par trois fois ils ont succombé Les débris des quatre divisions, en désespoir de cause, tentent enfin partiellement de suprêmes efforts pour enfoncer l'ennemi. A Gazai, la cavalerie charge sur des batteries d'artillerie. Elles se battent corps à corps. Les servants sont tellement surpris par cette audace, qu'ils saisissent dans leur empressement ce qui leur tombe sous la main. Ils n'ont pas le temps de dégaîner, ils se défendent avec leurs écouvillons. Les malheureux sont hachés sur place ou encloués sur leurs pièces. Des cuirassiers, perdus dans des tourbillons de poussière, crinières au vent et entraînés par leurs montures, poussent si loin l'ardeur qu'ils font irruption au milieu des convois de vivres et surgissent à l'improviste parmi les ambulances prus-
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siennes. D'autres arrivent bride abattue jusque sur les barricades de Balan, où ils se font tuer et démonter. Ce ne sont enfin, de toutes parts, qu'avalanches humaines, tournoiements de cavaliers, fourmillements d'uniformes, étincellements de cuirasses qui passent, reviennent et s'entrecroisent au milieu de la fumée, de la poussière et des éclairs, parcourant en débandade les penchants des collines pour chercher un refuge après la défaite, ici ou là, dans les bois de la Garenne, d'où ils sont partis si pleins decourage, d'espérance et de vie, où ils reviennent si rares et si démoralisés, éperdus, pris de vertige. L'artillerie ne leur laisse cette fois aucun repos, aucun abri, nulle suprême consolation Elle fouille sans merci les plis de terrains les plus cachés de la Garenne, et oblige les survivants à descendre dans la vallée, exposés à leurs points de mire ou à rester à couvert et à se faire tuer sous bois. L'effroi est alors délirant et le désordre irréparable, frénétique, lamentable. C'est enfin pendant ce dénouement, avant cet épilogue, après des charges de cavalerie tant de fois renouvelées en vain, à Floing et à Gazai, par soixante escadrons, charges plus imposantes mais aussi héroïques que celles d'Hogoumont à Waterloo, des cuirassiers à Marengo c'est alors, dis-je, que le roi de Prusse, pris de pitié pour nos
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pauvres cavaliers, s'écria dans un premier élan de générosité les braves gens 1! Effaçant — Ah ainsi la calomnie d'un autre Guillaume à Neerwinden, Guillaume III'd'Angleterre : Oh l'insolente
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nation
Parmi les principaux régiments de cavalerie qui assistaient à cette dernière bataille, étaient, on se le rappelle les Cuirassiers du roi, Royal-Cravates (Croates) Royal-Roussillon, Royal-Allemand, , Royal-Pologne, Royal-Picardie, Royal-Navarre, Royal-Normandie, La Reine (Marie-Thérèse), Royal-Bourgogne, Berry qui y répéta cinq charges successives; Royal-Carabiniers qui décida dela journée et prit dès lors ce nom, sur une ordonnance de Louis XIV dragons de Chartres, de Condé, de Conti hussards de Lauzun, etc., etc., — dans lequel le maréchal de Mac-Mahon eut un de ses ancêtres colonel en 1787. Un ascendant du général de Galiffet, contusionné à la bataille de Rosbach, fut également mestre de camp du régiment La Reine dès 1743; un autre était encore mestre de camp d'un régiment de dragons en 1788. Ces paroles d'attendrissement nous coûtent trois généraux tués Margueritte, Girard et Tilliard quatre blessés, les généraux de Salignac-
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Paroles recueillies par le général Uucrol de la bouche du l'iince Royal, qui lui répéta cette phrase le 4 septembre, a Donchery, où le général français s'était rendu pour s'entretenir avec le général Blumenthal, 1
Fénelon, de Lartigues, Fraboulet de Kerléadec, Wolff (aujourd'hui commandant le 7e corps à Besançon) ; quatre officiers supérieurs mortellement frappés le colonel Cliquot, du 1er régiment de chasseurs d'Afrique, et son lieutenant-colonel Ramond, les lieutenants-colonels de Gantés, du 1er hussards, et de Linières, du 3e chasseurs d'Afrique vingt-deux officiers du 1er hussards atteints dont huit tués tous ceux du régiment de cuirassiers du commandant d'Arlaincourt (lui compris), moins trois saufs; la majorité dans les autres, enfin la perte de la moitié effective de nos escadrons. Marché dont nous nous serions bien passés, n'est-il pas vrai, et que nous serions tous prêts à rétracter, s'il en était temps encore. Dieu, en nous rendant nos illustres morts — nous, en rendant au roi ses paroles compatissantes — compatissantes d'un malheur étudié d'avance, préparé de longue date, complot enfin qui a commencé au duché de Luxembourg et s'est terminé par la candidature du prince de Hohenzollern. Malheur que la Prusse pouvait enrayer à Sedan, puisqu'elle l'ayait provoqué, et qu'à l'en croire elle ne faisait la guerre qu'à notre souverain. Mais non, l'ambition était plus grande. Pendant que l'on répétait du côté gauche du Rhin « A Berlin », il y avait comme un écho qui répondait sur l'autre rive « Nach Paris. » Il faut
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bien croire que si l'on descend à reculons sur les échelons de la défaite, il est plus difficile encore de s'arrêter sur la pente glissante du triomphe. — Vœ victis Heur aux vainqueurs.
!
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* *
droite, toujours sur la rive gauche de la Meuse, on aperçoit au milieu d'une haie oscillante de hauts peupliers qui balancent languissamment leurs têtes sur un fond bleu, une maisonnette blanche et basse bordant la route qui va de Sedan à Donchery. Cette maison, sans apparence d'ailleurs, est celle du tisserand dans laquelle eut lieu l'entrevue de de Napoléon III avec M. de Bismarck, pour traiter des conditions préliminaires de la capitulation Si elle ne vous est montrée, il est fort probable qu'elle vous passera inaperçue du chemin de fer, car elle se perd dans la confusion générale du tableau. De même sa légende vous échappera, si elle ne vous est remise en mémoire. Souffrez que je la rappelle. A
",..-.-.,.
Le drapeau blanc vient d'être hissé sur la citadelle de Sedan et de toutes parts les hostilités ont cessé. Le roi envoie deux parlementaires du Grand État-Major, le lieutenant-colonel Bronsart de
Schellendorf et le capitaine de Winterfeld, pour faire à la place les sommations d'usage. Ces deux officiers arrivent par la route de Donchery, traversent le faubourg de Torcy, se présentent devant la porte de Paris qui leur est ouverte et sont bientôt mis en présence — présence ignorée du camp allemand, paraît-il — de Napoléon III en personne, qui rédige de sa propre main, sur papier timbré à l'N surmonté de la couronne impériale, la courte lettre suivante
:
«
Monsieur mon Frère,
N'ayant pas pu mourir au milieu de mes troupes, il ne me reste qu'à remettre mon épée entre les mains de Votre Majesté. «
« «
«
Je suis, de VotreMajesté, «
le bon «
frère,
NAPOLÉON.
»
Sedan, le 1er septembre 1870. Cette missive est remise, avec l'épéa de l'Empereur, au général Reille, qui part vers sept heures pour le camp prussien. Le roi, à son arrivée, se porte au devant de lui. Il est entouré de sa garde d'État-Major, du prince
Royal, du comte de Bismarck, du général de Moltke, du prince Charles, du général von BIÜmenthal, du grand-duc de Weimar, du duc de Cobourg, des généraux de Bayen, Treskow, du major d'Alten, du comte Hatzfeld, du lieutenantcolonel von Branderstein,. etc. Mais le général français, qui n'est chargé d'aucune autre mission, ne tarde pas à rentrer à Sedan porteur d'une lettre du Roi à l'adresse de l'Empereur. Dans cette lettre, — écrite dit-on à la hâte sur une chaise, — le roi Guillaume prie Napoléon III d.e lui envoyer un général qui ait plein pouvoir pour traiter de la reddition de la place et de l'armée avec le général de Moltke, qu'il a investi de cette double fonction. Les négociateurs ne se présentant pas assez vite au gré impatient du monarque victorieux, celui-ci envoie une nouvelle sommation — qui est suivie d'effet vers huit heures. Aucun général français ne voulait, paraît-il, remplir cette tâche épineuse, ni encourir cette lourde responsabilité. Le général de Wimpffen, qui avait été commandant en chef de l'armée après la blessure du maréchal, dut enfin accepter le rôle difficile de pacificateur qui lui incombait de par le droit et le devoir. Il se présenta auprès de l'État-Major général avec les généraux Castelnau, Faure, chef d'Etat-
major général de l'armée, et une escorte de plusieurs officiers, parmi lesquels était notamment le capitaine de cuirassiers d'Orcet. Le généralissime vint pour l'armée, le général Castelnau au nom de l'Empereur. Comme celle de Henri IV avec le vicomte de Turenne, le 1er avril 1606, l'entrevue se fait à Donchery, distant de Sedan de six à sept kilomètres à peine, à une heure qui se prolonge assez tard dans la nuit, tandis que l'autre eut lieu au contraire de grand matin. Les faits sont même restés assez circonstanciés dans l'histoire, qui rapporte que, le le roi étant encore au lit, reçut l'insoumis qui se jeta à ses pieds en présence de la reine, pour implorer pardon. Dans ce grand conciliabule nocturne du 1er septembre 1870, les principaux chefs, représentant l'Allemagne et chargés de défendre ses intérêts, furent le général de Moltke et le comte de Bismarck, inséparables dans les grandes occasions; le second était à la gauche du premier qui avait à sa droite le général de Blümenthal, major général du prince royal, le quartier-maître général de Podbielski. Le capitaine de cavalerie, comte de Nostitz, avait comme délicate mission le soin dn sténographier les délibérations du conseil et s'en acquittait sur la tablette de marbre de la cheminée. Les autres membres du conseil se tenaient au-
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tour de la table, carrée et couverte d'un tapis rouge, où étaient assis les plénipotentiaires allemands dans l'ordre indiqué. En face d'eux étaient les généraux de Wimpffen, Castelnau et Faure. Les négociations sont longues. Faut-il s'en étonner? Le général de Wimpffen, qui a à cœur de réserver à l'armée des conditions de capitulation honorables, rencontre une résistance invincible, une volonté intraitable auprès des Allemands qui, forts de leurs droits et de leur supériorité numérique, convaincus de notre faiblesse et de notre épuisement, ne craignent pas de nous imposer en maîtres les clauses les plus dures et ies plus blessantes d'un traité qu'il faut accepter à tout prix. Le général de Moltke, dans cette conférence, ne se fait pas d'illusions, du reste, sur notre véritable situation qu'il démasque violemment et entièrement devant nos parlementaires atterrés. Il réprime même, par des gestes secs et nerveux, par des arguments serrés et trop péremptoires, l'humeur bouillante et la révolte contrainte, réprimée, atténuée mais légitime, du général français que trahit son impatience.
Voici cette conférence dialoguée et tirée de l'ouvrage du général Ducrot, qui a extrait lui-même cette narration de notes rédigées à Stettin par le capitaine d'Orcet, du 4e régiment de cuirassiers,
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pendant sa captivité
LE GÉNÉRAL DE WIMPFFEN
Je désirerais connaître les conditions de capitulation que S. M. le roi de Prusse est dans l'intention de nous accorder » «
?
LE GÉNÉRAL DE MOLTKE
;
Elles sont bien simples. L'armée tout entière est prisonnière avec armes et bagages on laissera aux officiers leurs, armes comme un témoignage d'estime pour leur courage, mais ils seront prisonniers de guerre comme la troupe. » «
LE GÉNÉRAL DE WIMPFFEN «
Ces conditions sont bien dures, général, et il
me semble que, par son courage, l'armée française mérite mieux que cela.
Est-ce qu'elle ne pourrait pas obtenir une capitulation dans les conditions suivantes « On vous remettrait la place et son artillerie. Vous laisseriez l'armée se retirer avec ses armes, ses bagages et ses drapeaux, à la condition de ne plus servir pendant cette guerre contre la Prusse; l'Empereur et les généraux s'engageraient personnellement et par écrit aux mêmes conditions; puis «
:
cette armée serait conduite dans une partie de la France désignée par la Prusse dans la capitulation ou en Algérie, pour y rester jusqu'à la conclusion de la paix. » LE GÉNÉRAL DE MOLTKE répondit que cela n'était pas possible. LE GÉNÉRAL DE WIMPFFEN
J'arrive, il y a deux jours, d'Afrique, du fond du désert; j'avais, jusqu'ici, une réputation militaire irréprochable et voilà qu'on me donne un commandement au milieu du combat et que je me trouve fatalement obligé d'attacher mon nom à une capitulation désastreuse, dont je suis ainsi forcé d'endosser toute la responsabilité, sans avoir préparé moi-même la bataille dont cette capitula«
tion est la suite. Vous qui êtes officier général comme moi, vous devriez comprendre toute l'amertume de ma situation mieux que personne. Il vous est possible d'adoucir pour moi cette amertume en m'accordant de plus honorables conditions pourquoi ne le feriez-vous pas? « Je sais bien que la plus grande cause de notre complet désastre a été la chute, dès le début de la journée, du vaillant maréchal qui commandait avant moi il n'aurait peut-être pas été vainqueur, mais il aurait pu, du moins, opérer une retraite
;
;
heureuse. «
Quant à moi, si j'avais commandé dès la veille
je ne veux pas dire que j'aurais mieux fait que le maréchal de Mac-Mahon et gagné la bataille, mais j'aurais préparé une retraite, ou du moins, connaissant mieux nos troupes, j'aurais réussi à les réunir dans un suprême effort pour faire une trouée. Au lieu de cela, on m'impose le commandement au milieu même de la bataille, sans que je connaisse ni la situation, ni les positions de mes troupes; malgré tout, je serais peut-être parvenu à faire une percée ou à battre en retraite, sans un incident personnel qu'il est du reste inutile de
relater.
D'ailleurs, si vous ne pouvez m'accorder de meilleures conditions, je ne puis accepter celles que vous voulez m'imposer. Je ferai appel à mon armée, à son honneur, et je parviendrai à faire une percée ou je me défendrai dans Sedan. » «
LE GÉNÉRAL DE MOLTKE
«J'ai bien une grande estime pour vous, j'ap-
;
précie votre situation et je regrette de ne pouvoir rien faire de ce que vous demandez mais, quant à tenter une sortie, cela vous est aussi impossible que de vous défendre dans Sedan. Certes, vous avez des troupes qui sont réellement excellentes, vos infanteries d'élite sont remarquables, votre cavalerie est audacieuse et intrépide, votre artillerie est admirable et nous a fait grand mal, trop de mal mais une grande partie
;
de votre infanterie est démoralisée; nous avons fait aujourd'hui plus de 20,000 prisonniers non
blessés.
Il ne vous reste actuellement pas plus de 80,000 hommes. Ce n'est pas dans de pareilles conditions que vous pourrez percer nos lignes, car sachez que j'ai autour de vous actuellement encore 240,000 hommes et 500 bouches à feu dont 300 sont déjà en position pour tirer sur Sedan. Les 200 autres y seront demain au point du jour. Si vous voulez vous en assurer, je puis faire conduire un de vos officiers dans les différentes positions qu'occupent mes troupes et il pourra témoigner de l'exactitude de ce que je vous dis. Quant à vous défendre dans Sedan, cela vous est tout aussi impossible vous n'avez pas pour 48 heures de vivres et vous n'avez plus de munitions. » «
;
LE GÉNÉRAL DE WIMPFFEN
Je crois qu'il est de votre intérêt, même au point de vue politique, de nous accorder la capitulation honorable à laquelle a droit l'armée que j'ai l'honneur de commander. Vous allez faire la paix, et sans doute vous désirez la faire bientôt (le général faisait probablement allusion à cette phrase qu'avait dite le roi C'est à l'Empereur et non à la France que nous faisons la guerre). Plus que toute autre, la nation française est généreuse et chevaleresque, et par conséquent sensible à la «
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générosité qu'on lui témoigne, reconnaissante des égards qu'on a pour elle. Si vous nous accordez des conditions qui puissent flatter l'amourpropre de l'armée, le pays en sera également flatté cela diminuera aux yeux de la nation l'amertume de sa défaite, et une paix conclue sous de pareils auspices aura chance d'être durable, car vos procédés généreux auront ouvert la porte à un retour vers des sentiments réciproquement amicaux, tels qu'ils doivent exister entre deux grandes nations voisines et tels que vous devez les désirer. « En persévérant, au contraire, dans des mesures rigoureuses à notre égard, vous exciteriez, à coup sûr, la colère et la haine dans le cœur de tous les soldats l'amour-propre de la nation tout entière sera offensé grièvement, car elle se trouvera solidaire de son armée et ressentira les mêmes émotions qu'elle. Vous réveillerez ainsi tous les mau vais instincts endormis par le progrès de la civilisation et vous risquerez d'allumer une guerre interminable entre la France et la Prusse. »
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;
-
M. DE BISMARCK,
:
intervenant
Votre argumentation, général, paraît au premier abord sérieuse, mais elle n'est au fond que spécieuse et ne peut soutenir la discussion. Il faut croire en général fort peu à la reconnaissance et en particulier nullement à celle d'un peuple. On «
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peut croire à la reconnaissance d'un souverain, à la rigueur, à Celle de sa famille on peut même, en quelques circonstances, y ajouter une foi entière, mais, je le répète, il n'y a rien à attendre de la reconnaissance d'une nation. Si le peuple français était un peuple comme les autres, s'il avait des institutions solides, si, comme le nôtre, il avait le culte et le respect de ses institutions, s'il avait un souverain établi sur le trône d'une façon stable, nous pourrions croire à la gratitude de l'Empereur et à celle de son fils, et attacher un prix à cette gratitude. Mais en France, depuis quatre-vingts ans, les gouvernements ont été si peu durables, si multipliés, ils ont changé avec une rapidité si étrange et si en dehors de toute prévision, que l'on ne peut compter sur rien de votre pays, et que fonder des espérances sur l'amitié d'un souverain français serait, de la part d'une nation voisine, un acte de démence ce serait vouloir bâtir en l'air. « Et d'ailleurs, ce serait folie que de s'imaginer que la France pourrait nous pardonner nos succès vous êtes un peuple irritable, envieux, jaloux et orgueilleux à l'excès. Depuis deux siècles, la France a déclaré trente fois la guerre à la Prusse. à l'Allemagne, veux-je dire et cette fois-ci, vous nous l'avez déclarée, comme toujours, par jalousie, parce que vous ne pouviez nous pardonner notre victoire de Sadowa, et pourtant Sadowa ne vous
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avait rien coûté, elle n'avait pu en rien atteindre votre gloire. Mais il vous semblait que la victoire était un apanage qui vous était uniquement réservé, que la gloire des armes était pour vous un monopole. Vous n'avez pu supporter à côté de vous une nation aussi forte que vous vous n'avez pu nous pardonner Sadowa où vos intérêts ni votre gloire n'étaient nullement en jeu. « Et vous nous pardonneriez le désastre de
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!
Sedan? Jamais « Si nous faisions maintenant la paix, dans cinq ans, dans dix ans, dès que vous le pourriez, vous voilà toute la reconrecommenceriez la guerre naissance que nous aurions à attendre de la nation française. « Nous sommes, nous autres, au contraire de vous,une nationhonnêteet paisible, que ne travaille jamais le désir des conquêtes et qui ne demanderait qu'à vivre en paix, si vous ne veniez constamment nous exciter par votre humeur querelleuse et conquérante. « Aujourd'hui,c'en est assez. Il faut que la France soit châtiée de son orgueil, de son caractère agressif et ambitieux nous voulons pouvoir assurer la sécurité de nos enfants, et pour cela, il faut que nous ayons entre la France et nous un glacis; il faut un territoire, des forteresses et des frontières qui nous mettent pour toujours à l'abri de toute attaque de sa part. »
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;
LE GÉNÉRAL DE WIMPFFEN
Votre Excellence se trompe dans le jugement qu'elle porte sur la nation française. Vous en êtes resté à ce qu'elle était en 1815, et vous la jugez d'après les vers de quelques poètes ou les écrits de quelques journaux. Aujourd'hui, les Français sont bien différents. Grâce à la prospérité de l'Empire, tous les esprits sont tournés à la spéculation, aux affaires, aux arts; chacun cherche à augmenter la somme de son bien-être et de ses jouissances, et songe bien plus à ses intérêts particuliers qu'à sa gloire. On est tout prêt à proclamer en France la fraternité des peuples. Voyez l'Angleterre Cette haine séculaire qui divisait la France et l'Angleterre, qu'est-elle devenue Les Anglais ne sontils pas aujourd'hui nos meilleurs amis? (hum. hum Il en sera de même pour l'Allemagne, si vous vous montrez généreux, si des rigueurs intempestives ne viennent pas ranimer des passions éteintes. Il «
!
!)
?
:
faisant un geste de doute général. Non, la France « Je vous arrête ici, n'est pas changée, c'est elle qui a voulu la guerre, et c'est pour flatter cette manie populaire de la gloire, dans un intérêt dynastique, que l'Empereur Napoléon III est venu nous provoquer. Nous savons bien que la partie raisonnable et saine de la France ne poussait pas à la guerre néanmoins, M. DE BISMARCK,
;
elle en a cueilli l'idée volontiers. Nous savons bien que ce n'était pas l'armée non plus qui nous était le plus hostile mais la partie de la France qui poussait la guerre, c'est celle qui fait et défait les gouvernements. Chez vous, c'est la populace, ce sont ceux-là ce sont aussi les jour-na-listes que nous voulons punir. Il faut pour cela que nous allions à Paris. Qui sait ce qui va se passer (M. de Bismarck ne savait que trop bien déjà ce qui devait advenir). Peut-être se formera-t-il chez vous un de ces gouvernements qui ne respecte rien, qui fait des lois à sa guise, qui ne reconnaîtra pas la capitulation que vous aurez signée pour l'armée, qui forcera peut-être les officiers à violer les promesses qu'ils nous auraient faites, car on voudra sans doute se défendre à tout prix. Nous savons bien qu'en France on forme vite « des soldats, mais de jeunes soldats ne valent pas des soldats aguerris, et, d'ailleurs, ce qu'on n'improvise pas, c'est uncorps d'officiers, ce sont même les sous-officiers. « Nous voulons la paix, mais une paix durable et dans les conditions que je vous ai déjà dites pour cela, il faut que nous mettions la France dans l'impossibilité de nous résister. Le sort des batailles nous a livré les meilleurs soldats, les meilleurs officiers de l'armée française. Les mettre gratuitement en liberté pour nous exposer à les voir de nouveau marcher contre nous, ce serait
à
;
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?
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folie, ce serait prolonger la guerre, et l'intérêt de nos peuples s'y oppose. « Non, général, quel que soit l'intérêt qui s'attache à votre position, quelque flatteuse que soit l'opinion que nous avons de votre armée, nous ne pouvons acquiescer à votre demande et changer les premières conditions qui vous ont été faites. »
;
avec véhémence « Eh bien, il m'est également impossible, à moi, de signer une telle capitulation; nous recommencerons alors la bataille. » LE GÉNÉRAL DE WIMPFFEN,
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prenant alors la parole a Je crois l'instant venu de transmettre le message de l'Empereur. « LE GÉNÉRAL CASTELNAU,
M. DE BISMARCK «
Nous vous écoutons, général.
»
LE GÉNÉRAL CASTELNAU
L'Empereur m'a chargé de faire remarquer à Sa Majesté le roi de Prusse qu'il lui avait envoyé son épée sans condition et s'était personnellement rendu absolument à sa merci, mais qu'il n'avait agi ainsi que dans l'espérance que le roi serait touché d'un si complet abandon, qu'il saurait l'apprécier, et qu'en cette considération il voudrait bien accorder à l'armée française une capitulation plus honorable et telle qu'elle y a droit pour son courage.» «
M. DE BISMARCK «
«
Est-ce tout? Oui.»
»
LE GÉNÉRAL CASTELNAU
M. DE BISMARCK
Mais quelle est l'épée qu'a rendue l'Empereur Napoléon III? Est-ce l'épée de la France ou son épée à lui Si c'est celle de la France, les condi«
?
tions peuvent être singulièrement modifiées et votre message aurait un caractère des plus
graves?
»
LE GÉNÉRAL CASTELNAU «
C'est seulement l'épée de l'Empereur.
»
:
avec empressement « En ce cas, cela ne change rien aux conditions. L'Empereur obtiendra pour sa personne tout ce qu'il lui plaira de demander. » LE GÉNÉRAL DE MOLTKE,
LE GÉNÉRAL DE WIMPFFEN, «
Nous recommencerons la
:
reprit alors
bataille.
»
LE GÉNÉRAL DE MOLTKE
La trêve expire demain à quatre heures du matin. A quatre heures précises j'ouvrirai le feu. » «
M. DE BISMARCK,
entamant de nouveau
:
la conversation «
Oui, général, vous avez de vaillants et d'hé-
roïques soldats, je ne doute pas qu'ils ne fassent demain des prodiges de valeur et ne nous causent des pertes sérieuses; mais à quoi cela servirait-il? Demain soir, vous ne serez pas plus avancé qu'aujourd'hui et vous aurez seulement sur la conscience le sang de vos soldats et des nôtres (fine diplomatie) que vous aurez fait couler inutilement. Qu'un moment de dépit ne vous fasse pas rompre la conférence M. le général de Moltke va vous convaincre, je l'espère, que tenter de résister serait folie de votre part. »
;
LE GÉNÉRAL DE MOLTKE, se
:
rasseyant, ainsi
que tous à son exemple
Je vous affirme de nouveau qu'une percée ne pourra jamais réussir, quand même vos troupes seraient dans les meilleures conditions possibles car, indépendamment de la grande supériorité numérique de mes hommes et de mon artillerie, j'occupe des positions d'où je puis brûler Sedan dans quelques heures. Ces positions commandent toutes les issues par lesquelles vous pouvez essayer de sortir du cercle où vous êtes enfermés, et sont tellement fortes qu'il est impossible de les enlever. » «
;
LE GÉNÉRAL DE WIMPFFEN
! elles ne sont pas aussi fortes que vous
« Oh
voulez le dire, ces positions!
»
LE GÉNÉRAL DE MOLTKE
Vous ne connaissez pas la topographie des environs de Sedan et voici un détail bizarre qui peint «
-
bien votre nation présomptueuse et inconséquente. A l'entrée de la campagne, vous avez fait distribuer à tous vos officiers des cartes de l'Allemagne, alors que vous n'aviez pas le moyen d'étudier la géographie de votre pays, puisque vous n'aviez pas les cartes de votre propre territoire. Eh bien, moi je vous dis que nos positions sont, non seulement très fortes, mais formidables et inexpugnables. » après un instant de réflexion: Je profiterai, général, de l'offre que « vous avez bien voulu me faire au début de la conférence j'enverrai un officier voir ces forces formidables dont vous me parlez, et à son retour je verrai et prendrai décision. » LE GÉNÉRAL DE WIMPFFEN,
;
LE GÉNÉRAL DE MOLTKE,
:
sèchement
Vous n'enverrez personne, c'est inutile. Vous pouvez me croire, et d'ailleurs vous n'avez pas longtemps à réfléchir, car il 'est minuit c'est à quatre heures du matin qu'expire la trêve et je ne vous accorderai pas un instant de sursis. » «
;
LE GÉNÉRAL DE WIMPFFEN, changeant «
d'idées.
Pourtant vous devez bien comprendre que je
ne puis prendre seul une telle décision. Il faut que je consulte mes collègues. Je ne sais où les trouver tous à cette heure dans Sedan et il me sera impossible de vous donner une réponse pour quatre heures. Il est donc indispensable que vous m'accordiez une prolongation de trêve. « Le comte de Bismarck alors se pencha à l'oreille du général de Moltke qui consentit enfin à attendre jusqu'à neuf heures du matin la réponse du général de Wimpffen. *
**
une heure du matin, les pourparlers n'avaient donc amené aucun résultat désirable et les émissaires étaient rentrés dans leurs camps respectifs sans rapporter la moindre solution. Les hostilités devaient reprendre le matin à quatre heures puis à neuf heures, dernier délai accordé. L'armée ennemie campait alors à un ou deux kilomètres de Sedan et formait à l'entour, comme le disait fort bien le général de Moltke, une ceinture impénétrable d'hommes et de chevaux, un rempart inexpugnable d'armes et de canons, s'étendant à la ronde sur une étendue considérable et dans une épaisseur de plusieurs lieues. Toutes les voies de communication étaient interceptées, les plus petites élévations de terrain occupées, les plus fortes collines garnies de batteries, les routes menant à la frontière ou ouvrant des portes de sortie soigneusement gardées. A
Allez donc escalader cette autre muraille de la Chine allez donc faire une percée à travers ces légions bardées de fer allez donc tenter de renverser cette forêt de baïonnettes ou d'enjamber ces lignes surétagées d'artillerie avec des hommes mal nourris, mal reposés, sans armes et sans munitions Comment et avec quoi, de quel côté, par quelles
!
!
!
? Sedan n'est plus qu'un îlot exposé au mi-
issues
lieu d'un océan de casques bavarois et prussiens, battu par la tempête, livré aux fureurs des assaillants et sur le point d'être englouti par eux. Deux cent quarante mille Allemands — c'est encore le général de Moltke qui l'a dit — le convoitent en mugissant, prêts au premier signal à le dévorer et à l'anéantir. Pendant l'intervalle qui avait suivi l'entrevue et précédé le jour, c'est-à-dire dans l'espace de temps compris entre une heure et cinq heures du matin, le général de Wimpffen était revenu prcipitamment auprès de l'Empereur, qu'il avait trouvé couché, la tête enveloppée d'un foulard de soie, afin de lui rendre compte de sa mission. Napoléon III, après l'avoir écouté, manda aussitôt le général Reille et l'envoya auprès de M. de Bismarck pour solliciter de lui un entretien qui, est-il utile de le dire? fut accordé. En conséquence, l'Empereur partit de Sedan de bonne heure. Il traversa les lignes du 5e bataillon de chasseurs bavarois établis devant Torcy depuis
la veille, se dirigea vers Donchery et rencontra, à moitié distance, le grand chancelier allemand auquel il exprima, en termes pressants, le vif espoir d'être présenté à son souverain. Le secrétaire d'p]tat déclina cette faveur, en lui disant que Sa Majesté était retournée dans la soirée de jeudi à son quartier général de Vendresse, situé sur la route de Mézières — et fouillé au préalable en tous sens, avec le plus grand soin, par le 94e régiment prussien. Ce fut alors que Napoléon III et le comte de Bismarck entrèrent ensemble dans la maison du tisserand, s'assirent sur des chaises de paille qui sont restées des objets de curiosité pour les visiteurs, ainsi que cinq pièces de vingt francs données par l'Empereur à son hôte et renfermées dans un cadre. Ici, on ne s'entend pas davantage et la reprise des hostilités paraît imminente. Le général de Moltke qui a pris part à l'entretien, s'en retourne pour conférer avec le roi et lui faire connaître les désirs manifestés par l'Empereur, pendant que le cortège se remet en marche dans la direction du château de Belle-Vue, où l'arrêt de la cour royale va être prononcé sans appel. Dans l'attente, le procès-verbal est rédigé par les soins du général de Wimpffen et du lieutenantcolonel prussien de Verdy, sous la haute surveil-
lance du chancelier d'État qui, avec sa morgue habituelle, écoute, pèse, approuve ou désapprouve. Enfin. il est près de onze heures, la réponse arrive, le messager descend de cheval et le sort en est jeté. L'humiliante mais inévitable capitulation est signée, sur les bases adoptées, au rez-dechaussée du château de Belle-Vue. *
* *
De la voie ferrée, on découvre ce charmant châ-
teau adossé à de magnifiques rideaux de verdure qui, de chaque côté, se prolongent en éventail au fond d'une longue, belle et luxuriante prairie. L'aspect est gai et agréable, la construction légère et élégante, d'un style fin et coquet. On ne se fait généralement pas l'idée, pour servir de théâtre à une machination d'un ordre aussi lugubre, de trouver une villa importante, gracieuse et d'apparence aussi réjouissante. En un mot,on est bien loin de penser rencontrer un nidcl'amour. La chambre basse et enfumée d'une citadelle noircie, outragée par le temps, entourée de remparts élevés plongeant leur pied spatulé dans des fossés profonds, avec une lourde porte blindée de fer et chevillée de gros clous, au delà d'un pont-levis grinçant sur leurs gonds et leurs rouages rongés par la rouille, conviendrait mieux à la mise en scène d'un acte aussi sombre, qu'un cottage brillant, pimpant, merveilleusement encadré. Esquissons sa silhouette pure et déliée.
Le principal corps de bâtiment est un châtelet,
mignonnet, isolé, avec un étage surmonté d'un toit pointu. Une fenêtre s'ouvre au rez-de-chaussée, une autre s'ouvre au premier et toutes deux sont percées de chaque côté d'une tour octogonale flanquée au centre de la bâtisse et encastrée à demi dans la maçonnerie, — ce qui fait quatre grandes ouvertures, plus deux à la tour. Puis deux grands pavillons, élégants aussi, avec hautes embrasures de fenêtres trigéminées, gothiques, fleuronnées, ornés de tourelles rondes à pignons élancés, surgissent à. vingt mètres environ, à droite et à gauche, en retrait, formant ainsi deux ailes séparées, mais réunies au bâtiment central par des marquises vitrées qui décrivent une légère convexité et au travers desquelleslavue filtre comme la lumière sur une haie de peupliers. C'est original, mais cette originalité plaît, fût-ce inclassique, comme tout joli visage qui n'a cependant pas les traits académiques. L'Empereur reçut donc au château de Belle-Vue, après la capitulation signée, la visite du roi Guillaume, qu'il lui avait fait promettre sous cette condition formelle. Il pouvait être deux heures de l'après-midi la conversation dura longtemps. La garde du roi était formée par le bataillon de fusiliers du régiment Ka 7 des Grenadiers, capitaine Von der Mulbe (98 div., Ve corps), comme les Grenadiers de l'Empereur composaient la
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mais ce sienne à la sous-préfecture de Sedan jour-là, dans sa visite, le roi Guillaume avait pour escorte d'honneur un bataillon bavarois. Le château de Belle-Vue, mis au pillage comme bien d'autres, fut transformé en ambulance. En reintégrant ses pénates, son propriétaire n'y retrouva guère que les murs nus et les chambres vides, avec des chiffons de linge et de la charpie éparpillés au milieu des pièces. Ambulances, soit, mais pillage général? Les Allemands n'ont même pas ce sentiment vulgaire du respect de la propriété qui fait qu'un lieu quelconque, théâtre fortuit d'un souvenir glorieux, est sacré pour soi et devient inviolable. En appelant l'Allemagne aux armes, le roi, répéterai-je, avait déclaré à son peuple qu'il faisait la guerre à l'Empereur et non à la France. Or l'armée est maintenant défaite, l'Empereur est prisonnier et le récit semble fini. On ne sait que trop le contraire. Maintenant que le chemin de fer nous a éloignés de Bellp-Vue et rapprochés de Sedan, jetons un coup d'tnil de compassion, à notre gauche, sur la fatidique presqu'île d'Iges, entourée par la Meuse et le canal de Glaires, où nos pauvres soldats vaincus et faits prisonniers, affaiblis par les privations, exténués de fatigues, mourant de faim, restèrent pendant trois jours (du samedi 3 au lundi 5 septembre 1870) sous la pluie et dans la boue, sans
pain, sans bois sec pour se chauffer, sans couvertures pour supporter des nuits glaciales. Tremblants de froid et de faiblesse, l'estomac vide et la rage au cœur, ils furent tirés du musique en tête. Ceux qui « camp de la misère n'allaient pas assez vite à ces accents joyeux étaient excités à coups de plat de sabre ou de crosse de fusil. Six ou sept mille hommes partaient ainsi chaque jour et étaient dirigés sur Carignan. Le 16 septembre la presqu'île était déserte. Il avait fallu dix jours aux Allemands pour faire ce qu'ils avaient exigé des nôtres en moins d'un tiers de leur temps.
»
II Sedan a toujours tenu sa place et son rang avec honneur et dignité. Il a même joué un rôle plus important que la majorité des gens ne serait tentée de le croire. Il a d'abord une légende sur parchemin. Ce qui équivaut déjà, sinon à un brevet de capacité, du moins à un diplôme d'ancienneté. 279 ans avant J.-C., raconte la tradition, nos ancêtres les Gaulois furent dépossédés de leur patrimoine par des peuplades germaines appelées les Sicambres, devenus depuis les Francs dont nous sommes plus directement issus et portons le nom. Ardennes est tiré du celtique qui Le mot
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veut dire forêt. On lit sur une inscription Dianœ Arduinœ. Les Gaulois, à la fin du sixième siècle, pratiquaient encore les mystères de cette divinité sur une montagne des Ardennes, située dans le Luxembourg, à quatre petites lieues de Carignan, l'ancien Ivoy que Louis XIV érigea en duché-pairie, en faveur d'un comte de Soissons de la maison de Savoie-Carignan, et qui changea d'appellation à cette époque. Suivant La Martinière, le mot arden a été employé par les anciens Gaulois et par les Bretons pour désigner une forêt. Si l'on examine, du reste, l'ancien état de l'Europe celtique, dont les noms sont dérivés du mot arden, on verra qu'ils sont ou ont été des forêts. En bas-breton, ar coët duen et par abréviation ar duen, signifie forêt noire. A leur conquête, les Sicambres s'établirent dans la zone comprise entre la Meuse et le Rhin. Un de leurs chefs nommé Bazan — pourquoi pas Balan, comme nous allons le voir? — bâtit une forteresse. Son fils, appelé Sedan, en éleva une autre. De là l'origine presque fabuleuse de cette ville, à laquelle je serais tenté de donner une naissance moins antique et plus obscure, moins pompeuse, plus simple, plus bourgeoise et surtout plus vraisemblable. Ainsi, au XIe siècle de notre ère, Floing, Bazeilles, Balan et Sedan orthographiaient leurs
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noms comme suit Floins, Bazailles, Bâlans et Sedens. Or, sedens en latin veut dire assis. Assis
sur les bords de la Meuse, — assis sur une rive verdoyante, — assis au pied d'un mont au sommet duquel on verra plus tard s'élever le castel des La Marck. De la Gaule à la Germanie, des Germains à la France, à l'Allemagne, à la Lorraine, à la Basse-
Lorraine, Sedan, qui n'est qu'un petit village, passe successivement sous ces différentes dominations pendant les règnes de Charles-le-Chauve, Charlesle-Gros et jusqu'aux derniers Carlovingiens. En 1259, il tombe aux mains des avoués — plus d'épée que de plume, tenant plus au hoqueton qu'à la robe — en tête desquels on voit figurer Gérard de Josse dont le nom s'efface en 1381 et est remplacé par celui des Bossut, qui fait place à son tour à Guillaume de Braquemont. Ce Braquemont meurt en 1420, et laisse sa vacance à son fils Louis qui, plus cupide d'argent que d'honneurs, s'empresse, au bout de quatre ans, de troquer sa seigneurie contre de l'or, avec son beau-frère Evrard III, comte de La Marck et d'Arensberg. La lumière historique commence à répandre plus de clarté dans les annales sedannaises à l'avènement de cette jeune dynastie dont la souche est italienne, par branche mâle directe sortie d'un ancien romain, prince de La Marche (d'Ancône) qui, chassé de ses Etats, émigra en Allemagne et germanisa son nom par un K en La Marck.
Le comté de La Marck est compris entre les deux rivières — du Ruhr qui à son confluent avec le Rhin donne son nom à la ville de Ruhrort — et de la rivière la Lippe qui se jette également dans le Rhin, à Wesel. La ville d'Arensberg est aujourd'hui un cheflieu de régence qui comprend quatorze cercles renfermant ensemble 865,750 habitants. Au XVe siècle, Sedan devint un bourg, sous Evrard III, qui ne se contenta pas d'en reculer les murs ni d'embellir sa cité par quelques importants travaux, mais la protégea seize années plus tard en élevant un château fort. Si on déroule maintenant le tableau chronologique de ses successeurs, on voit d'abord Jean Ier, qui peut à bon droit revendiquer le titre de second fondateur — Robert II, qui donna l'hospitalité à François Ier — Robert III, plus connu sous le nom de maréchal de Fleuranges — Robert IV, qui devint maréchal de France par les bonnes grâces de sa toute belle-mère, haulte et puissante dame Diane de Poitiers — Henri Robert, empoisonné, dit-on, par Catherine de Médicis — Françoise de Bourbon, bonne mère de famille, qui, soucieuse de la vie de ses sujets, fit exécuter dans la principauté de sérieux travaux de défense, d'amélioration et d'assainisseGuillaume (8e ment Robert souverain des — La Marck, surnommé le Sanglier des Ardennes),
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qui n'eut d'yeux tournés que vers la Lorraine pour combattre la Ligue et qui s'empara du duché de Bouillon enfin, Charlotte de La Marck, — qui épousa Henri de la Tour d'Auvergne, sur les sollicitations pressantes du roi de France. Henri IV se déplaça même en cette occasion solennelle et vint en saint honneur à Sedan, au mois d'octobre de l'année 1591, pour assister au mariage de son protégé, Henri de la Tour d'Auvergne, descendant des anciens ducs d'Aquitaine, sacré et mitré en un jour vicomte de Turenne, duc de Bouillon, prince de Sedan. Le nom des La Marck disparaît dès lors à tout jamais et s'abîme avec fracas au milieu des calamités réunies de la guerre, de la famine et de la peste, pour voir se substituer en son lieu et place celui des Latour. — Horrible fin, terrible début. La première devise qui semblait toujours provoquer les plus braves à un sanglant défi N'a qui veut La March, est déjà tombée en désuétude, passée de mode et remplacée par une seconde plus neuve, plus écrasante et plus massue, flanquée des Undique robur; faiquatre tours d'Auvergne sant ainsi allusion au sanglier des Ardennes qui remplit, de nos jours encore, les armoiries sedan. naises au chêne de sinople et au sanglier de sable sur fond d'argent. Trois ans après son mariage, Charlotte de La Marck meurt, et sans laisser de postérité.
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Yeuf à trente-neuf ans, La Tour d'Auvergne, qui veut un héritier à sa couronne, se console en convolant. Il épouse la fille de Guillaume Ier dit le Taciturne, Elisabeth de Nassau, qui, en revanche lui donna, quelques années après, deux glorieux rejetons l'aîné, Frédéric-Maurice, qui s'illustra à la bataille de la Marphée où succomba le comte de Soissons dans les rangs des Espagnols en mettant en déroute des forces bien supérieures aux siennes; et le cadet, qui n'est pas moins resté célèbre dans l'histoire par ses hauts faits, celui qui remplit de son nom le dix-septième siècle et est aujourd'hui couché à côté de Vauban, sous les dalles de marbre des Invalides, sous la même coupole dorée que l'élève de Brienne Turenne, dans les veines duquel coula le sang des princes d'Orange et des comtes d'Auvergne, celui qui, à quatorze ans, menait déjà la vie de jeune homme et à dix-sept faisait le siège de la Rochelle le grand Turenne, qui était colonel général de la cavalerie légère française en 1657, (époque à laquelle il abjurait le protestantisme,) et enfin maréchal général des camps et armées de France trois ans après. Il n'avait pas cinquante ans. La fin du règne de son frère, mort vingt-trois ans avant lui, nous est fournie par le quatrain d'un poète burlesque bien connu qui, en l'an de grâce 1642, rimait une requête adressée au duc de Richelieu pour lui demander le retour à la
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liberté de son père en exil. Cette supplique se termine ainsi
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Fait à Paris ce dernier jour d'octobre, Par moi Scarron qui malgré moi suis sobre, L'an que l'on prit le fameux Perpignan, Et sans canon la ville de Sedan.
Sedan passe désormais aux mains de la France et son histoire se confond avec la sienne dès 1642. Un siècle après, en 1753, nous retrouvons le nom des La Tour mêlé à ses annales militaires dans la personne de Godefroy-Charles-Henri de la Tour d'Auvergne, prince de Turenne, grand chambellan de France en survivance et colonel-général de la cavalerie légère française et étrangère. Sedan voit la Révolution chez lui et la Terreur dans ses murs. Il partage avec elles les mêmes frayeurs en présence des mêmes ignominies. A l'approche des armées prussiennes et autrichiennes il tremble fort il s'empresse même de construire un camp retranché sur les hauteurs de la Garenne et un autre beaucoup plus vaste sur celles de Givonne, d'Illy et de Floing. Il est d'autant plus inquiet sur son sort, que vers le 20 septembre 1792, l'ennemi empiète déjà sur son territoire et n'est heureusement arrêté, dans son invasion menaçante, que par les généraux Dumouriez et Kellermann, à l'entrée du défilé de l'Argonne. Le G août 1803, Sedan accueille avec lyrisme le
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premier Consul et ne pense mieux faire, pour lui témoigner sa joie de le recevoir et lui souhaiter généreusement la bienvenue, que de lui offrir liuit pièces du plus beau drap et du casimir le plus fin, plusieurs tailler, de quoi, mot, comen un se —
plets.
Ce nom de Bonaparte résonne et éveille avec
lui naturellement cent souvenirs entre mille. Le général Bonaparte, en se rendant de SaintCloud aux Tuileries, le 18 brumaire, n'était-il pas escorté par ses fidèles, entre autres par Berthier, Mais Lannes, Murât, Macdonald ?. Macdonald c'est un enfant de Sedan, comme Turenne, comme les généraux La Bretèche, Savary, Désiré Béchet, comme le lieutenant-colonel Lucien de Montagnac. En songeant au duc de Tarente, on ne peut s'empêcher de sourire à ce rare et singulier mérite d'un général qui aborde de pied ferme avec son infanterie une flotte ennemie et la prend d'assaut. Je suis heureux de ne pas être ici en contradiction avec la thronique du pays. Mais j'ai le regret d'opposer un démenti poli, n'en déplaise à MM. les biographes et lexicographes qui tous, excepté Bescherelle, font naître le maréchal Alexandre Macdonald en 1765 à Sancerre (Cher). D'abord, il est vrai de dire que la date est exacte ensuite qu'une rue de cette ville porte son nom et qu'on vous montre la maison habitée par sa famille et par lui, mais dans laquelle, il ne faut pas l'oublier, il
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ne fut élevé qu'à partir de l'âge de deux ans, lorsqu'il arriva à Sancerre. Le père du maréchal, Neil Macdonald, et plus exactement Macdonell, ancien officier écossais au régiment d'Ogilwy, époux d'Alexandrine Gonant, vint de Sedan en 1766 ou 1767 avec ses deux enfants (dont Alexandre) et mourut à Sancerre le 9 juin 1788. Le jeune Jacques-Etienne-JosephAlexandre naquit le 17 novembre 1765 et fut baptisé en l'église de Saint-Charles de Sedan, ayant comme parrain Jacques-Joseph Burtin de Fry, et comme marraine Mme Gilles Lelogeais, née Chabotte. Dont acte. Maintenant revenons à Sedan. Il est heureux, mais il passe vite de la joie à la tristesse. Hélas! si les jours ont un lendemain, les heures leur glas, le bonheur a ses revers. La vie des peuples est comme celle des hommes. Ils ont tour à tour leurs faiblesses, leurs forces, leurs grandeurs, leur décrépitude et leur décadence. Sur son sein déchiré, depuis des années, des siècles même, depuis son enfance enfin, c'est le même mélodrame qui se joue perpétuellement et déroule ses tableaux noirs ou gais remplis d'éclairs et d'orage, de soleil, de poignards, de meurtre ou d'espérance, avec ses entr'actes de paix, de repos et de bien-être, ou ses heures d'inquiétude, de trouble et de vengeance. Car si nous avons vu Sedan au pouvoir des Ger-
mains dès le début de son histoire, nous le retroumême nation, la aujourd'hui prises avec aux vons après l'avoir été passsagèrement en 1792. Nous le revoyons encore sous le joug dela même race pendant trois années entières (à deux jours près) aux Cent-Jours, par le traité de Paris du 20 novembre 1815. Depuis 1818, Sedan qui était le quartier-général des Prussiens, resta, sinon dans l'oubli, du moins dans l'obscurité, qu'il perdit en 1870, pour ressusciteren ces jours si funestes et si cruels, pour donner à une capitulation honteuse son nom sans tache qu'elle a laissé, durant toute sa vie, attaché aux buissons sanglants de la route. Cette ville, si commerçante et si manufacturière, a toujours eu de ces révefls malheureux, au milieu du fracas des armes, pour lesquelles elle n'était pas née, et qui l'ont frappée à coups redoublés sans cependant la tuer. Aujourd'hui, Sedan porte au front les stigmates de ce déshonneur, sans avoir jamais en rien démérité de la patrie. Car le hasard l'a bel et bien souffleté au visage et marqué sur l'épaule en lettres de feu, au fer chaud, tout comme un galérien des temps passes, condamné aux travaux forcés à perpétuité. Sans être un affront réel pour lui, son nom n'en sera pas moins enregistré fidèlement par l'histoire qui le consignera dans ses annales en traits noirs et en caractères rouges ineffaçables. Voilà ce que lui a coûté l'Empire, alors qu'à d'autres tout a été à profit.
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Etrange destinée que la sienne Voyez plutôt Sedan salue en la personne d'un consul le fondateur d'une dynastie, il va au devant du premier des Napoléons, il fait fête au futur Empereur et il paie ses propres libéralités, son entier désintéressement à sa cause, par trois années de servitude. Avec le second Empire, a-t-il plus de chance? Non. C'est lui qui, dans ses bras lacérés, reçoit ses débris agonisants, c'est sur "sa poitrine meurtrie, piétinée, que vient expirer le dernier de sa race. Aurore et crépuscule à la fois, réveil et déclin d'un même gouvernement, berceau et tombeau d'une même famille! Le second Empire vient précisément s'abîmer sur son sol, prendre son nom pour le joindre au sien et couvrir sa chute en le prêtant à un traité dont la postérité ne saura démêler l'intrigue. III Nous entrons en gare de Sedan. C'est ici que vint échouer Napoléon III, le mardi 30 août 1870, vers onze heures du soir, et c'est d'ici qu'il se rendit à pied, escorté de toute sa suite, jusqu'à la porte de Paris où le lieutenant de mobiles Vesseron, poète et soldat à ses heures, l'obligea à s'arrêter. L'Empereur ne déclina point, paraît-il, ses nom, titres et qualités. Comme général, il fit prévenir son soi-disant collègue, le général de
Beurmann, commandant la place et la garde nationale, d'avoir à se rendre à la sous-préfecture vers laquelle il se dirigeait en même temps. Il lui était d'autant plus facile de garder l'incognito, qu'un large caban à capuchon l'enveloppait et lui masquait la moitié du visage. Nous faisons comme l'Empereur ce jour-là et nous franchissons pédestrement le court espace qui nous sépare de l'ancien fief de Torcy, acquis en 1600 par le vicomte de Turenne et réuni à Sedan par Louis XIV, dans une seconde ligne de fortifications (1654 et 1657). Dans la prairie de Torcy — nous dit un passant massés débris furent de notre cavalerie caples — tive et demeurèrent parqués longtemps après elle, à droite, des canons intacts avec leurs manchons, des mitrailleuses vierges avec leurs muselières, le tout capturé dans la rafle générale. Ils étaient là silencieux, comme muets de naissance, ayant connu le bruit et sachant parler, mais ne s'étant jamais faits entendre. Sur des îlots qui émergent des eaux de l'un des hras de la Meuse, s'arrondissent des tumuli sous lesquels furent enfouis des cadavres de chevaux et de bestiaux. Le grand pont que nous venons de traverser date du XVIIIe siècle et fut jeté sur l'emplacement de la chaussée construite par le vicomte de Turenne. Nous passons donc la Meuse au même endroit
qu'Henri IV, mais plus haut, et sous le même arc de ciel bleu. De la rive gauche où est Torcy, nous mettons le pied sur la rive droite où.est Sedan. On rase actuellement les fortifications de la ville. Seules les lignes de remparts, qui peuvent servir comme assises ou murs de soutènements, ne disparaîtront pas sous la pioche des démolisseurs. Sedan, classé comme place forte depuis Vauban, a désormais perdu son prestige qu'il ne reconquerra plus. On l'a désarmé comme ses infortunés défenseurs. Ainsi va la gloire dans le monde. Comme autrefois, il y a deux portes de ce côté, la première, dite de Paris, est celle où venait jadis aboutir la route de France au beau temps des La Marck. Nous venons de longer, à droite, un grand corps de bâtiment, d'aspect monacal et couleur de ferraille, maison dite des Quatre-Sapins où fut fondé, en 1842, un établissement de bienfaisance et d'éducation pour l'enfance, placé sous la direction des
sœurs de Sainte-Chrétienne. Pendant la guerre, on en fit une ambulance comme vingt autres endroits le collège, les églises, y compris l'hôpital militaire, l'hospice civil. Les particuliers multiplièrent chez eux leur zèle et leurs soins aux blessés qu'ils avaient recueillis. Les sœurs de Sainte-Chrétienne, au nombre de
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vingt-quatre, eurent cinq cents blessés à soigner dans leur immeuble. Le même dévouement se remarquait du reste chez les sœurs de l'Assomption et celles de Saint-Vincent-de-Paul, qui ne cessèrent de remplir leur rôle éminemment humanitaire, bienfaisant et maternel, qu'après quinze mois de services quotidiens. Plus loin, en continuant d'avancer, on aperçoit, sur le même côté, le quartier de cavalerie occupé par une fraction du 6e régiment de chasseurs (6® brigade de cavalerie, 6e corps). Mais à gauche, on entrevoit au bout d'une rue large et courte, rue qui se nomme Maqua, — signifiant marchandise, m'ont dit les lettrés, ou dérivant par corruption de Maquart. La Marck, (?) — le charmant petit hôtel de la Sous-Préfecture, à la teinte roussâtre comme l'édifice des sœurs de Sainte-Chrétienne et de cent autres. Les pierres, qui sont extraites d'un sol argileux et sont superposées à froid, c'est-à-dire sans enduit extérieur, donnent ainsi aux façades des tons de rouille qui semblent être une patine du temps. Tel est l'itinéraire que suivit l'Empereur, le trente août au soir — jour de saint Fiacre —venu parLongeville,Gravelotte, Verdun, Châlons, Reims et Mézières, après avoir quitté Metz le 14 août avec le Prince Impérial. Telle est la route qu'il reprit le deux septembre au matin — fête de saint Lazare — pour se rendre à Donchery tel est enfin
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le dernier hôtel français qui l'hébergea pendant cinquante-trois heures. Les fenêtres de sa chambre donnaient sur le côté droit, côté du fleuve, et près du jardin. L'ameublement, en partie restauré, est le même la tapisserie du mur a été changée. Le Prince Impérial l'y avait précédé de deux jours, après avoir laissé l'armée au camp de Châlons, sur les instances du maréchal de Mac-Mahon. Il était venu par Reims, Rethel, Mézières, qu'il avait quitté le 28, et était arrivé à Sedan le même jour, vers deux heures et demie de l'après-midi,
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pour repartir le 29, à destination de cette dernière ville. Ce fut à la Sous-Préfecture que s'établit la Commandantur royale prussienne (Koniglich preussische commandantur) et que succéda le 9 octobre 1870, au dernier sous-préfet français du nom de baron Petiet, le premier sous-préfet allemand von Strenge. Aujourd'hui elle est occupée par le marquis du Saillant. Les principaux officiers supérieurs qui prirent rang à la Commandantur, furent: les colonels Heuduck, de Knobelsdorf, Ritgen, Kiliani, de Lindeman. Le 2 septembre 1870, et de grand matin, l'Empereur s'éloigna donc de la Sous-Préfecture de Sedan pour n'y revenir jamais. Car, après son entrevue avec le roi Guillaume, il quitta le château de Belle-Vue aussitôt, disent les uns, et se
dirigea vers Bouillon, dans lequel il entra à l'heure où le crépuscule, tombant sur la cité ducale des Godefroid, noyait dans la pénombre nocturne la silhouette rousse du château du prince des Croisades. D'autres prétendent qu'il passa la nuit au château de Belle-Vue, où il avait fait venir ses équipages, et qu'il en repartit le lendemain vers neuf heures. Je n'ai pu obtenir la vérité sur ce point de faible importance, mais je me rangerais volontiers du côté de cette dernière opinion. Toujours est-il qu'il fallut au vaincu de Sedan, soit le soir, soit le matin, traverser Donchery parmi les cohortes prétoriennes et passer à travers le champ de bataille, par le milieu où la mêlée fut la plus forte. C'est par la vallée située entre Floing et Illy, sur le revers occidental de la Garenne où des centaines de cadavres couvraient la terre, que l'Empereur gagna la frontière. Avec sa maison militaire, accompagné par le général prussien de Bayen et escorté par un escadron de hussards de lamort,comme complément de ce lugubre cadre,Louis-Napoléon, àson arrivée en Belgique, s'arrêta à Bouillon, villette belge de quelques mille âmes, descendit de voiture, monta l'escalier chancelant d'une auberge de province, se logea en garni et coucha sur un grabat de l'Hôtel des
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Postes, après avoir vécu vingt années sous les riches tentures et les ors du pavillon de Bullant, aux Tuileries. Avoir été aussi longtemps l'arbitre des destinées du monde et se trouver en un jour prisonnier de guerre le matin libre, et le soir captif d'un souverain qui, trois ans auparavant, a été reçu à votre table et dans votre intimité, fêté durant huit jours dans une capitale et choyé dans les appartements impériaux du pavillon de Marsan quel effondrement! Dame Fatalité, comme Pulcinella, est bien Italienne par ses extrêmes et ses contrastes elle loge avec ses cousins, le Destin, le Hasard et l'Adversité, chez le diable boiteux du Sort qui, sans balancier, il faut l'avouer, est un piètre équilibriste avec sa claudication. Le 3, l'Empereur fit remettre au bureau télégraphique de Bouillon, par son secrétaire particulier le comte ***, une dépêche qui arriva à Paris le même jour vers quatre heures et demie, nous dit M. le baron Imbert de Saint-Amand dans son intéressant ouvrage des Tuileries, où l'auteur M. Henri Ches'exprime en ces termes « du Corps législatif et se rendant « vreau, sortant le direc« aux Tuileries, rencontra M. de Vougy, teur des Télégraphes. « Je viens de recevoir, dit te dépêche d'une extrême impor« ce dernier, une à l'Impératrice. « tance, adressée par l'Empereur
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« «
« « te
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D'habitude je vais porter moi même les dépêches échangées entre Leurs Majestés mais pour celle-ci je n'en ai pas le courage. » La dépêche était ainsi conçue L'armée est défaite et captive, moi-même je suis prisonnier. NAPOLÉON. »
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L'Empereur passa une nuit à Bouillon, qu'il quitta le lendemain en voilure, vers six ou sept heures du matin. Un détachement de chasseurs belges lui fit cortège, jusqu'à Libramont, distant de trente-deux kilomètres, et il coucha à l'hôtel Olivier. Le lendemain, à onze heures du matin, il prenait l'express pour Liège, Verviers, Aix-laChapelle et Cologne puis, longeant en chemin de fer l'ancien territoire des La Marck,il arrivait à Cassel, résidence seigneuriale du roi de Westphalie,son oncle, Jérôme Bonaparte
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(1807 à 1813). De là, Napoléon III n'eut plus que six kilomètres à suivre pour gagner le château qui lui était destiné comme lieu de captivité, le plus beau et le plus fastueux de l'Allemagne, le château de Wilhelmshœhe (château-fort de Guillaume).
Le huit-ressorts, lourd et pesant, dans lequel Napoléon fit le trajet de Belle-Vue à Bouillon, est aujourd'hui le plus bel ornement de Londres et excite la curiosité des badauds, étrangers ou londoniens, qui vont visiter Me Tussaud's Exhi-
bition, Bahèr-Strcet — Oxford-Street.
Échangé avec les Allemands contre de bonsècus sonnants, il fait, à l'extrémité d'une longue salle consacrée aux reliques impériales de ce vaste et unique musée de cire, il fait, dis-je, pendant avec le coupé de Napoléon Ier, lequel carriage fut pris sur le champ de bataille de Waterloo, après avoir promené son illustre maître à travers l'Europe, en Russie notamment. D'une part 1815. de l'autre, 1870 aux deux bouts d'une même salle, avec leurs lanternes de voiture éteintes. Là, le 18 juin, temps couvert et pluvieux; ici, le 1er septembre, journée d'un soleil radieux, — aussi ternes l'un que l'autre maintenant. Deux fins de règne râlant sur le même sol étranger et rapprochées à la longueur de plusieurs aunes, réunies dans la même enceinte et remisées sous le même toit deux chars, livrés tous deux aux regards profanes d'un public béat, ravi de se faire ouvrir les portières et de s'installer sur les banquettes usées, sur les coussins aplatis; deux carrosses qui ont traîné de par le monde des souverains omnipotents, à douze lustres d'intervalle, et qui sont actuellement relégués en Angleterre, rangés sur la même terre d'exil, presque côte à côte. Et cependant, quel abîme profond entre eux Abîme plus creux et plus insondable que ne l'est celui qui les éloigne de la patrie, que celui qui s'ouvre entre l'île et le continent, la Manche enfin
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remplie jusqu'aux bords. Abîme rempli comme elle, mais de flots de sang au lieu d'eau salée et dans lesquels se comptent par milliers les cadavres humains qui surnagent. IV
Revenons de cette digression pour parler de Sedan, au cœur duquel nous piétinons. Sedan n'a pas subi, à proprement dire, les atrocités d'un siège et cependant il a vu des blessés tués dans ses maisons et dans ses ambulances, que ne couvrait pas de son respect le drapeau blanc à croix rouge de Genève. Il a vu des enfants, des femmes, atteints chez eux par les projectiles il a vu des généraux recevoir des éclats d'obus dans la rue et la Sous-Préfecture des pierres de fer dans son jardin. Il a vu plusieurs maisons brûler et la fastueuse demeure de Mme Paul Baest, le Dijonval, s'allumer et crouler sous les bombes. Oui, il a vu tout cela et beaucoup d'autres choses mais grâce au dévouement constant des encore uns et à la vigilance admirable des autres, il a eu le bonheur de limiter ses pèrtes en circonscrivant les foyers. Ces divers incendies avaient pris naissance sur les ordres du roi Guillaume qui sans doute pressé d'en finir avec nous, dans le but charitable mais non avoué de nous épargner une trop longue ago-
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nie, trop ambitieux peut-être et piqué, surexcité par l'aiguillon du succès, trouvant la victoire non pas rebelle mais lente à le couronner, fit braquer vers le soir toute l'artillerie disponible. Rive gauche et rive droite rivalisèrent d'empressement et firent converger leurs feux communs sur un point unique. Quelques minutes plus tard et, si on n'avait pas évité un plus grand désastre en arborant le drapeau pacifique, il ne serait plus resté de Sedan qu'un vague souvenir de la richesse de cette ville, qu'un monceau énorme de gravats incinérés, de pans de murs renversés et de cadavres calcinés, brûlant avec de faux reflets de forge au-dessus d'un brasier cyclopéen. Plus d'archives, et un siècle après, on eût en vain cherché sa place et ses titres, si l'un de ses poètes du XVIIe siècle, nommé Charles de Navières, ne les avait pas fixés en alexandrins
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Sedan, ville de guerre, au midy touche Meuse, Elle voit la forest de l'Ardenne rameuse, Du costé que le pôle refroidit la saison.
Nous sommes sur la place principale de la ville, au centre de laquelle se dresse l'unique statue de Sedan, aux traits de l'immortel Turenne. Le bronze porte, gravée sur le socle, la date de l'inauguration : 1823. Sous les yeux de ce colosse d'airain, on frissonne en pensant à la carrière si noblement remplie du grand capitaine, mais moins
que jamais on est tenté
dajouter foi aux
paroles d'encouragement qu'il adressait à son corps tremblant lorsqu'il menait à la guerre. A ses pieds, vinrent se prosterner, en signe de dévotion et expirer par une chaleur torride, des Bavarois du 108 régiment, frappés d'insolation pendant le cours de leurs marches, en route depuis Mézières pour évacuer le département des Ardennes. A l'ouest de la place Turenne s'élève l'Hôtel-deVille et, derrière lui, s'étend le faubourg de la Cassine tourné vers Floing. Cassine ne serait-il pas une réminiscence du règne des La Marck, un mot italien cascine, laiteries? Devant nous monte, à cent pieds d'altitude, la colline au bas de laquelle Sedan assis nonchalamment, le corps appuyé à ce roc comme à un dossier de fauteuil, les jambes allongées sur la berge, se prélasse contre les fureurs de Borée. La cité manque de développement entre la Meuse et cette élévation. Sa poitrine compressée est rentrée comme celle d'un phthisique, mais elle se rattrape en carrure, c'est-à-dire en largeur à l'est et à l'occident, — plus à l'est qu'à l'occident. Ses rues principales affectent la forme d'un T dont la branche verticale s'appuierait sur Torcy. Les deux autres étendent leurs bras en croix vers Glaires au couchant et vers Balan-Bazeilles à l'orient. La tête, c'est-à-dire la citadelle, incline
le
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vers Balan comme la tête d'un Christ penche sur son épaule droite. Je ne raconterai pas les horreurs de cette sanglante journée du jeudi premier septembre 1870, à Sedan, où les habitants virent accourir successivement les débris clairsemés de trois corps d'armée réduits à quatre-vingt-cinq mille hommes, où, pré. venus les jours précédents par un ronflement lointain d'artillerie, sans cesse grossissant et finalement à leurs portes, le trente-et-un août, ils furent réveillés tout à coup par la voix mugissante du canon. Le premier septembre est, à peu de chose près, pour la France ce que fut pour l'Autriche le 3
juillet.
Un même brouillard flottait au- dessus des deux champs de bataille. 1866 et 1870 ont été aussi funestes à l'une qu'à l'autre, et Sedan peut être assimilé à Sadowa. Il y rapport entre euxjusque dans leur orthographe, qui sait? peut-être même
a
jusque dans leur étymologie. Le premier septembre, les Sedannais furent tirés en sursaut de leur affreux cauchemar par le roulement continu des tambours et la sonnerie stridente des clairons, où la diane matinale remplaçait par un prélude effrayant le chant poétique du coq gaulois, dans un effroyable désaccord de pas, de voix, de cris et de commandements, dans une confusion inénarrable de décharges de mousqueterie
et de vociférations retentissantes qui montaient ensemble dans l'air, parvenaient insaisissables à l'ouïe, au milieu d'un concert discordant de plaintes amères et de vagissements émouvants. Les blessés de la première heure défilent déjà sous leurs fenêtres, portés sur des brancards à ciel
ouvert. Le craquement aigu des mitrailleuses déchire soudain les nues et perce ce mélange de bruits sourds et de notes vibrantes, que couvre parfois la voix tonitruante du canon comme les hoquets distincts d'un râle sans fin. L'air parfois en gémit, les fenêtres vibrent, les maisons s'ébranlent jusqu'en leurs fondements. La matinée se passe en craintes passagères, en espoirs déçus, en rêves formés, renaissant et s'annihilant au fur et à mesure que le temps s'écoule et d'après l'heure qui les apporte, — ou bons ou mauvais, qui leur arrivent par bouffées chaudes ou froides, quand l'ennemi gagne ou perd du terrain. C'est un souffle brûlant, qui s'exhale comme de la gueule d'un four, au milieu d'un vacarme assourdissant. Depuis le matin l'orage crève continuellement sur leur tête sans amener après lui le calme espéré ni le succès tant souhaité. L'horizon, plus noir que jamais de nuages amoncelés recélant la foudre, gronde sans interruption et dans toutes les directions. — On en est là. L'air reste fiévreux, électrisant, accablant.
Midi sonne et Bazeilles est en
flammes.
C'est peut-être, pense-t-on, l'épilogue de cet acharnement homérique et la pièce appelée bouquet, en matière d'artifices. Mais non, le moment n'est pas venu, paraît-il, l'heure n'est pas encore sonnée. La pièce principale et finale, digne couronnement de l'œuvre, est réservée pour plus tard, pour l'épitase, dirait un dramaturge Depuis neuf heures consécutives que les Sedannais sont dans une anxiété fébrile, l'artillerie détonne, elle éclate sans relâche, roule comme le tonnerre ses grondements sonores entremêlés de déchirements effroyables. Alarmés, étourdis, agacés, jetés dans une surexcitation nerveuse impossible à décrire, ils se bouchent les oreilles pour ne pas entendre. Tout à coup un tumulte plus fort que les autres se fait entendre et un mouvement de recul accuse l'effroi général. Des soldats saisis de frayeur, glacés d'épouvante, affolés à la vue de tant de carnage et de sang qui ruisselle autour d'eux, au milieu de leurs camarades qui tombent et des caissons qui éclatent de toutes parts, ne sachant d'où vient l'attaque et contre qui riposter, en face d'un ennemi invisible et immobiles eux-mêmes pendant plusieurs heures sous une pluie de fer qui les balaie des soldats, dis-je, de tous régiments, pris d'une panique subite, jettent bas leurs armes, s'allègent du poids de leurs sacs, courent, descendent par le Fond de Givonne
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et arrivent dans la place, au milieu de voies encombrées de voitures, de caissons, de chariots, de chevaux et de tout le matériel de guerre qui empêchent la circulation des gens, entravent le transport des blessés, qui se fait péniblement à travers tous ces impedimenta, arrachant aux moribonds, à chaque soubresaut, autant d'aigres gémissements. Dans leur émoi, ils se précipitent jusque dans les maisons, pour s'y cacher et implorer la commisération des habitants. Ceux-ci les repoussent et les traitent de lâches. Ils leur enjoignent de regagner leurs bataillons. Ceux-là balbutient, ils cherchent à s'excuser. et, ne sont-ils pas excusables On court au-devant de la mort ou on la fuit, mais on ne l'attend pas de gaîté de cœur sur un champ de bataille, au port d'arme, lorsqu'elle hache et saccage tout autour
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de vous. Les habitants de Sedan réitèrent leurs supplications auprès de ces infortunés en les pressant de rejoindre leur corps, leurs chefs, leurs postes.. Ils répondent qu'ils ne savent plus où les
trouver. De fait, combien en est-il de disparus, de tués, de faits prisonniers Qui jamais le leur dira? De poste, il n'yen a plus à l'heure où précisément il y en a tant besoin L'effarement se lit dans leurs prunelles fixes,
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voilées, vitreuses. Ils regardent autour d'eux comme des êtres inconscients ou pris de folie subite. Ils ne savent trop ce qu'ils cherchent ni où ils vont. L'instinct de la conservation les préserve seul et les pousse machinalement à gagner un gîte. Mais il est deux heures et demie environ. Les émouvantes charges de cavalerie ont dispersé des régiments entiers, et les plus belles de nos troupes ont été taillées en pièces. L'épouvante est générale, le désordre à son comble, la confusion indescriptible. Des compagnies de cavaliers, des convois d'équipages, des colonnes de fantassins, se pressent en cortèges funèbres et devaient en houle tumultueuse. Des cavaliers démontés suivent des conducteurs de trains à pied, des cavales errantes précèdent des fourgons à l'aventure, des chevaux bridés et sellés, harassés, les naseaux en feu et en sang, semblent, par leurs hennissements plaintifs et leur vague terreur, demander leur maître à tous les échos d'alentour, au milieu d'un tohu-bohu effrayant d'hommes, de voitures et de bêtes. On se presse dans ce boyau étroit du Fond de Givonne, on s'écrase, on est foulé aux pieds. Ce sont alors des cris de rage, de douleur et de désespoir, c'est une cohue vertigineuse, un enchevêtrement inénarrable qui va augmentant sans cesse.
Le courant se soulève et descend avec un
déchaînement et une force incroyables, une furie d'avalanche alpestre, de torrents grossis dans un lit resserré, et cette mer soulevée, bondissante, vient s'engouffrer par des chemins creux et par des portes étroites dans des rues infranchissables. Les portes de la ville sont alors fermées par mesure de précaution, afin « d'élever un rempart à la fureur des flots, » qui bouillonnent au bas, en larges remous où les uns disparaissent et succombent sous les pieds des autres, qui se font un montoir de ces derniers, escaladent les parapets et déferlent comme des vagues par dessus les murs. C'en est fait. Le flux monte de plus en plus, s'étale et s'épand comme une nappe liquide qui tend à faire son niveau. L'ennemi est aux portes c'est la trombe qui survient hâtant le cataclysme. Plus de quatre-vingt-dix mille êtres humains sont renfermés dans la ville, en deçà des murs qui n'en contiennent d'habitude que treize mille, et voilà qu'on menace de les écraser tous dans cette enceinte exiguë Oh ce ne sera pas long avec les engins perfectionnés d'aujourd'hui. Déjà on compte les victimes. Mais on arrête un sacrifice inutile et pour prévenir un anéantissement général, le drapeau parlementaire est hissé au haut de la citadelle. A voir flotter ce pâle drapeau, blanc comme un
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suaire, on se prendrait à regretter de ne pas revoir ondoyer la bannière des La Marck, aux plis glorieux et aux couleurs plus opportunes, — crêpe et linceul
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+* Venons-en maintenant à quelques détails inédits de cette journée obsidionale toute parsemée de larmes comme une draperie mortuaire. C'était à l'heure où, sans avoir trop de confiance dans l'issue heureuse des événements, on s'appuyait volontiers sur un succès éventuel de nos armes, tel qu'un joueur fort de sa veine ordinaire, après avoir perdu plusieurs manches, espère gagner la belle.
Jusqu'à cette année de désolation, la Gloire, il est vrai, ne nous avait pas marchandé ses lauriers. Aussi croyait-on à son retour, confiant qu'on était en sa fidélité. Du reste, n'est-il pas toujours permis aux hommes de s'abandonner à l'espérance? A qui siérait-elle donc mieux qu'aux mal-
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heureux Des officiers français se trouvaient assis à la porte d'un café et buvaient du Champagne, — ce petit vin blanc du pays, d'humeur toujours joyeuse et égale, dans lequel on puise la gaieté et noie son chagrin, — quand des officiers-généraux vinrent à passer. Ces allées et venues étaient fréquentes depuis
deux jours, sur la place Turenne, sur la place d'Armes, dans la Grande Rue. Visiblementinquiets, l'air pressé et soucieux, la tête basse' et le regard morne, ces derniers traversèrent la Grande-Rue vers onze heures du matin, sans que les habitants les remarquassent plus que de coutume. Cela est si vrai, que l'Empereur était du groupe et qu'il ne fut pas reconnu. Il était à cheval au milieu de son escorte, mal en selle, en double sur sa monture, souffrant atrocement de la terrible maladie qui devait l'emporter. Il revenait du champ de bataille au milieu duquel il se trouvait depuis le matin, parmi le 128 corps où deux de ses aides de camp avaient été blessés à ses côtés il revenait enfin, en dernier lieu, du Fond de Givonne, lorsque arrivé avec son cortège devant le café, les officiers qui s'y tenaient attablés se levèrent et poussèrent des hourras en tendant leurs verres. L'Empereur, d'un geste, leur fit signe de se
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taire
il
pleurait!.
Les officiers comprirent et désertèrent le lieu. Plus de doute, c'était le commencement, c'était le prologue d'une fin sans retour. On sait le reste. V
Le lendemain, deux septembre, devait commencer, pour finir le trois septembre, l'évacuation de
la ville par nos troupes qui, pendant deux nuits, avaient couché sur les remparts, sans tentes, sans feu et sous la pluie. L'aigle impérial était descendu de ces sommités fort accessibles, au-dessus desquelles planait à sa place l'aigle noir de Prusse, comme du reste, au haut de la porte de la Commandantur royale où s'était logé le chef, le colonel Heuduck, lequel, ne voyant pas l'évacuation aller à sa guise, menaça dès le jour même de son arrivée, le 3, de l'accélérer par la rigueur, par la force, par la brutalité. baïonnette au canon. Cette mesure inique ne fut pour rien, hâtonsnous de le dire, dans la marche précipitée des choses, qui suivirent leur cours rapide, mais régulier. Pour paraître obéir, on ouvrit cependant une porte de plus, celle de Glaires. Le troupier français, que rien ne démonte dans ses gauloiseries, même pas le malheur, au milieu duquel il sait trouver le mot plaisant, narquois, et se plaît à envisager toujours le côté comique dans les situations les plus désespérées, estropiait à plaisir le nom du colonel prussien, comme une preuve de son impuissance il l'appelait le : Commodore
Eunuque.
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Victorieuse ou vaincue, il faut que la France rie. » Elle a ri à Waterloo, elle rira à Sedan. Les nations graves, lourdes et flegmatiques qui s'abreuvent de bière nous font d'éternels re«
proches sur cette légèreté — légèreté, soit, mais légèreté qui est un bien puisqu'elle nous aide dans les circonstances difficiles de la vie à prendre le mal en patience. Enfin, la ville ne comptait déjà plus un seul soldat français valide le jour de la proclamation de la République à Paris, avant l'heure ou l'Impératrice quittait les Tuileries par les galeries du Louvre, accompagnée de Mme Lebreton, du prince de Metternich et du chevalier de Nigra, pour aller le soir demander asile chez le fameux dentiste américain Evans. On sait qu'elle en repartit le lendemain, à cinq heures, par la gare du Nord, viâ Boulogne ou Calais, afin de gagner Londres, par une matinée froide, triste et pluvieuse qui semblait faite à dessein pour retirer tout regret à son départ et la préparer aussi à sa nouvelle terre d'exil, le pays des éternels brouillards. Le dimanche, 4 septembre, Sedan était donc libre; mais les Saxons du XI* corps en avaient officiellement et régulièrement pris possession dès la veille, à trois heures, par le faubourg de la Cassine, tandis que les Bavarois étaient entrés une heure plus tard par la Grande-Rue — ceux-là venant par la route de Floing — ceux-ci par celle de Balan. De tous côtés les troupes affluaient et se répandaient par la ville. Deux hussards noirs — messagers de la mort — les avaient précédées au
château pour demander au général de Beurmann, suivant une coutume reçue, les clefs de la citadelle. Les Prussiens avaient fait leur entrée triomphale au roulement des tambours, enseignes déployées. Dans les rues désertes, entre les portes closes et sous les fenêtres hermétiquement fermées, marchaient comme avant-garde les légendaires hulans, bras allongés et pistolets au poing. Les troupes suivaient et la musique, en tête, jouait aigrement, de leurs gros cuivres toujours dominant, non des chants populaires germains comme Wacht-Ann-Rhein, la garde sur le Rhin; mais les meilleurs airs de notre répertoire d'opéras-bouffes. *
** On voit aujourd'hui les larmes venir aux yeux de nos courageux compatriotes quand on les questionne sur les événements ou qu'on leur rappelle vaguement et même involontairement ces horribles temps d'inguérissables souffrances. Ils font des vœux ardents pour qu'ils ne se renouvellent pas. Qui donc pourrait d'ailleurs s'étonner de cette sensibilité et de ces souhaits sincères — « Si la
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guerre devait un jour reprendre, nous disait une sainte femme, je préférerais l'exil à l'étranger plutôt que la captivité chez moi, et je partirais tout de suite. »
Ce n'est pas la première fois que nous nous apercevons de ce sentiment d'effroi qui s'empare de toutes les âmes, dans les provinces occupées pendant la guerre. Ce ne sera pas non plus la dernière que nous entendrons tinter cette note lugubre comme un carillon d'appréhensions naturelles mis en branle par un passé d'épreuves. Ainsi, à commencer par les 4 et 5 septembre, les
Sedannais eurent à loger2,000 hommes d'infanterie, un escadron de cavalerie avec de l'artillerie. Dix jours après, ces troupes étaient remplacées par le 288 et le 688 régiment de la Landwehr rhénane, et plusieurs fois ainsi, pendant les trente-cinq mortels mois que dura leur long esclavage. Le 19 octobre 1871, on leur imposait trois bataillons bavarois, trois escadrons de cavalerie. Veut-on maintenant des chiffres exacts pour se faire une juste idée des contributions de guerre, durant les premiers mois de l'occupation Il fallait livrer quotidiennement à la Commandantur : 725 kilog. en riz, tabac, sel et café; 80 bidons de vin, de dix litres chaque plus, de la farine 1,500 milliers de paille et de foin, et du beurre de l'avoine pour 400 chevaux. Par décret en date du 11 octobre 1870, signé du Préfet prussien, F. de Katte, établi à Rethel, le département des Ardennes fut frappé d'un impôt d'un million, sans préjudice des réquisitions ultérieures. Enfin, pour connaître approximative-
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ment les pertes matérielles de toutes sortes, les fournitures multiples et les versements en espèces, il faut quintupler cette dernière somme, égale à la millième partie de cinq milliards. 11 y a une cinquantaine d'années, les vainqueurs de 1815 se montrèrent moins durs envers leurs pères. Sauf les vexations quotidiennes à recevoir et l'impôt de guerre à payer, ils n'eurent à supporter ni dégât territorial, ni blessure morale ou physique, ni enfin pertes d'hommes. Comparons. Une armée de 150,000 hommes avait à se répartir entre dix-sept places fortes. Chacune d'elles eut sa part, et Sedan fut du nombre comme en 1870, soit deux fois en un demi-siècle. Après Napoléon Ier, il fut le quartier-général de l'armée prussienne, comme après Napoléon III il devint le point de ravitaillement de l'armée envoyée sous les murs de Paris. En 1870, le quartiergénéral était au contraire à Reims occupé par le commandant du 136 Corps, le grand duc de Mecklembourg-Schwerin, logé au palais archiépiscopal de cette vieille cité champenoise. Le général prussien qui commandait à Sedan en 1815 s'appelait Hacke, le colonel qui, le premier, l'occupa en 1870 se nommait Heuduck. Heud. uck. Hack Heu, ah, clic, clac. Qu'attendre de noms pareils, qui cinglent comme des lanières de cuir et tranchent comme deshaches, si ce n'est la schlague et le régime du sabre?
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La fin du premier Empire coûta aux habitants des Ardennes 1,300,000 marks et quelques métrages de drapfinde couleur verte pour l'habillement de deux cents officiers environ. Nous savons quelle fut la note à solder du second. Enfin chaque occupation fut à peu près d'égale durée. La première, qui finit au congrès d'Aix-laChapelle, fut de trois ans et deux jours, la seconde fut de trois ans moins un mois, suivant la convention du 15 mars 1873, après que les cinq milliards (trois et demi étant déjà versés) eurent été donnés à la Prusse. Cette fois, 1815 reste bien en arrière, dans cette Se course aux mille millions. Cinq milliards figure-t-on cette somme phénoménale? conçoit-on un lingot de cette espèce Pour les ramener à des proportions normales, compréhensibles, à portée de l'une de nos facultés et de l'un de nos sens, disons que les Prussiens auraient pu élever sur une de leurs principales places, à Berlin, comme dans les autres capitales de l'Europe, et aussi haute que la colonne Antonine à Rome, la colonne Vendôme à Paris, celle du Congrès à Bruxelles ou Trafalgar-Square à Londres, une colonne quadrangulaire, massive en or, faite de pièces de vingt francs, ayant 1 mètre 89 de diamètre.
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Le 24 juillet 1873, à cinq heures et demie du matin, Sedan était définitivement délivré des der-
nières troupes allemandes, et le lendemain, à trois heures de l'après-midi, trois années après le départ du 1er régiment de ligne, le premier détachement du 90e de ligne (aujourd'hui c'est le 120e) faisait son entrée au milieu des rues et des maisons pavoisées, sous les fenêtres ornées de drapeaux, parmi une population enthousiaste qui s'était portée à sa rencontre et ne cessait de témoigner sa joie par de vives et chaleureuses démonstrations. Si jamais le peuple français est heureux de voir la culotte rouge, c'est en des jours pareils
!
VI
En suivant la Grande-Rue, qui n'était au XVIe siècle qu'un marais pestilentiel où croupissaient les eaux stagnantes et débordées de la Meuse, nous continuons notre excursion vers Balan afin d'atteindre Bazeilles. Bazeilles est à quatre kilomètres, Balan n'est qu'à mi-chemin. Dans le trajet — nous sommes encore intramuros — se dresse la citadelle des La Marck, à laquelle on accède par une longue montée rapide. Ensuite on atteint une plate-forme, on aperçoit d'anciens ateliers, des magasins et des bâtiments de toutes sortes; puis on arrive sur l'emplacement d'un pavillon qui fut démoli pendant la Révolution. Une pierre noire sertie dans le corps d'une tour vous apprend alors qu'Ici naquit Turenne, le il
septembre 161!.
Il fut élevé, assure-t-on, dans un château dont on voyait les ruines au saillant sud-est de Bazeilles, avant son incendie. Une ferme est aujourd'hui construite sur son emplacement. Vauban a, dit-on, présidé à la construction d'une partie de cette forteresse, titre qu'elle conserve comme un quartier de noblesse, laissé en général à tout ce que ce génie militaire a enfanté. Il n'est pas, voyez-vous, un fortin en France, si minuscule soit-il, qui ne revendique la paternité de Vauban abus, que, sans le nier ici, je me borne à constater en passant. Cela dit, sortons par la porte du Ménil, — faubourg réuni à la ville en 1556 elle est presque entièrement démolie. Au levant comme au midi, la ville est donc démantelée. En dehors de la porte, seuls, quelques vestiges de murailles, aux pierres désagrégées, furent respectées par la main du temps et semblent devoir l'être aussi par celle des hommes. Et les hommes auraient mauvaise grâce à agir autrement. Car ces arcades surélevées, qui dentellent le sommet d'un roc escarpé, abrupt, méritent de rester debout comme un legs des siècles passés aux âges futurs, comme un héritage qui vient de leurs ancêtres. Bien que l'on ait le grand défaut de s'enorgueillir de son siècle outre mesure, et de considérer les autres comme fanés, usés, décrépits, on aime ce-
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pendant à remonter le cours de ceux-ci et à vivre dans leurs souvenirs. Cette immixtion crée même une vie double et chère qui sert à fleurir et embellir l'heure présente. Ces fortifications subsisteront donc, ou du moins j'en fais le vœu, par respect pour leur caducité, pour évoquer à leur ombre l'image de Vauban, et peut-être aussi pour marquer la borne dernière de nos défaites et de nos malheurs. Elles resteront là pour fermer l'entrée des routes de Givonne et de Balan, par lesquelles débouchèrent, en retour de cette irrésistible fuite, nos malheureux soldats,
effares, consternés. Nous sommes à Balan. Est-ce là le Balan du fier Sicambre Sans jamais prétendre refouler le courant, ni oser remonter aussi haut sur le fleuve de la vérité, contentons-nous de savoir et de dire qu'au temps du grand Turenne, Balan était la propriété de damoiselle Marie de Hamal, demême que La Moncelle, située à quelques kilomètres, appartenait à Jean de Vaudrevart, seigneur de Villers. Voici l'église, dont s'empara le général de Wimpffen, qu'il occupa jusqu'au soir, vers six heures, et qu'il n'abandonna qu'après sa dernière sortie, tout espoir étant désormais perdu. Le gé-
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néral Lebrun était venu lui intimer itérativement l'ordre donné par l'Empereur, après avis de plusieurs généraux, d'avoir à capituler.
Une demi-heure après, les Allemands s'y réinstallaient et s'apprêtaient à reprendre l'offensive, d'autant plus vigoureusement que cette irruption imprévue, faite par le général de Wimpffen avec le général Lebrun qu'il avait gagné à sa cause, leur avait causé beaucoup de mal. Au bout du village, du côté de la prairie, faitesvous montrer la maison de M. Simon Lafond. Là, une trentaine d'officiers supérieurs bavarois étaient en train de manger tranquillement, ceinturons désagrafés, boutonnières lâchées, quand des soldats de l'infanterie de marine pénétrèrent inopinément dans leur asile, et en firent une hécatombe, dans un véritable lac de sang. Les corps furent ensevelis auprès de la maison, mais exhumés en 1874. Une seule plaque de marbre, où sont les noms de ceux qui n'ont pas été enlevés, existe encore les autres ont été arrachées en même temps qu'on emportait les dépouilles mortelles.
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Les bords de la route sont plantés d'arbres, ornés de petits parcs, semés de riantes villas, simples et modestes, élevées au milieu de gais jardins anglais et de fraîches corbeilles de fleurs. Ces parterres aux bouquets de mille nuances saturent l'air du chemin de senteurs légères et subtiles, révélant une vie de far niente et doucement bourgeoise pour leurs hôtes qui, à juger l'oiseau
par sa cage, paraissent exempts de tous soucis, comme aussi de toute prétention ambitieuse. La ville et le bourg, — celle que l'on quitte et celui où l'on est, — semblent dépendre l'un de l'autre et ne faire qu'un, avec prolongement immédiat de la Grande-Rue. Après Balan, sur les deux côtés de la voie, les villas et les maisonnettes s'espacent légèrement, ménageant entre elles, au profit des promeneurs curieux, d'agréables échappées soudaines sur la campagne, les bois et les forêts. Elles s'éclaircissent encore, deviennent enfin plus rares et disparaissent tout à fait. L'enchantement cesse avec elles. Au règne paisible et tranquille de l'oisiveté bonne et calme qui dort, mange, boit avec l'indolence méridionale, succède l'industrie bruyante qui veille et dévore tout avec ses étonnants besoins
d'activité et d'appétits. Des briquetteries arrondissent leurs fours charbonnés en forme de mamelons noirs, d'où s'échappe en spirale une fumée grosse, épaisse et cotonneuse. Sont étalés symétriquement par terre et en longues couches horizontales, des produits glaiseux, encore humides, à sécher au soleil.
Des ormes à la frondaison morne ombragent à la fois la chaussée poudreuse et les banquettes de gazon. Des bouleaux à la cuirasse d'argent, aux feuilles de zinc montées sur fil d'archal et
tremblotant au vent, paillettent çà et là les environs. Les hauteurs boisées de la Marphée, qui déroulent les derniers chaînons de l'Argonne jusqu'au cours capricieux de la Meuse, nonchalante comme une déesse, limpide comme une source, couronnent à droite la plaine basse et fertile de Sedan, où on peut dire qu'aucun engagement n'a eu lieu.
L'artillerie s'était établie sur la route nationale, à l'endroit dit le Pendu, et sur les hauteurs de la Rapaille qui surplombent Bazeilles, La Moncelle et Daigny. La cavalerie était échelonnée sur la route. Loin d'être plat comme ici, le pays est valonné à gauche. Il forme une suite successive de pentes légères et de replis de terrains qui cachent leurs versants derrière une multitude d'autres croupes. C'est sur un de ces penchants opposés et invisibles de la route, que fut blessé le maréchal de Mac-Mahon,dans matinée du1er septembre 1870, vers cinq heures trois quarts, ou six heures. Le maréchal qui s'était avancé dans la direction de Bazeilles pour juger de la situation de l'infanterie de marine, s'en retournait — en remportant
la
d'elle la meilleure impression — au moment où celle-ci refoulait les Bavarois quand, remontant vers l'ouest, pour inspecter d'autres troupes, le 1er corps commandé par le général Ducrot, il fut
atteint par un éclat d'obus qui lui fit une large blessure à la cuisse. « Je crus d'abord, dit-il luimême dans son rapport, que ce n'était qu'une contusion; mais le cheval que je montais ayant eu la jambe cassée, je fus obligé de descendre. Ce mouvement me fit perdre un instant connaissance. » On releva le maréchal évanoui et on le transporta sur une civière à Sedan, où il reçut les premiers pansements du docteur Cuignet. Des sœurs de Saint-Vincent-de-Paul veillèrent à son chevet. Conduit plus tard par La Moncelle,Rubécourt et Francheval, à l'ambulance du château de Pourruaux-Bois, il y resta jusqu'à la fin de sa convalescence pour gagner ensuite Thionville et rejoindre le lieu de sa captivité. Quel était cet obus? Bavarois ou Saxon?
et
d'où venait-il? Questions embarrassantes au premier chef. Autant vaudrait rechercher, au milieu du système sidéral, l'astre qui a précipité un aréolithe sur la
terre. Cependant il est permis de croire qu'il venait des Bavarois entourant Bazeilles. L'éclat de l'obus coïncide avec l'heure à laquelle les troupes firent leur principale irruption, soutenues par les batteries postées sur les hauteurs de Pont-Maugis et d'Aillicourt. Ces batteries étaient bien dans l'axe de la direction que prenait le maréchal, mais il ne faut pas perdre de vue aussi
que c'était un projectile perdu et que l'épaisseur du brouillard ne permettait de tirer qu'au juger. De ces éclats d'obus, l'un est conservé au musée de Bazeilles. Ce musée.? — Nous y sommes. Il n'est autre que la fabrique d'instruments de pesage de M. Bourgerie-Herbulot — que l'auberge illustrée par le talent du peintre de Neuville. En effet, il n'y a pas à se tromper. De face, de profil, sur plâtre et sur bois, l'inscription, empruntée à l'émouvant tableau du maître, est la
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même
A LA DERNIÈRE CARTOUCHE
MUSÉE DE BAZEILLES
:
remplaçant ainsi l'ancienne enseigne
VINS, BIÈRE EAU-DE-VIE
Cette maison, inconnue hier, légendaire aujourd'hui et rendue populaire par le pinceau de l'artiste, est perpendiculaire à la route et s'étend verticalement sur une longueur d'une trentaine de mètres environ. Elle forme comme deux corps de bâtiment contigus avec huit fenêtres en haut, au-
orientale, s'ouvrant aux flots de l'invasion séculaire et d'un ennemi héréditaire. Elle est isolée sur le chemin et entourée de jardinets et de tonnelles; mais avant de la décrire, il faut rappeler l'épisode qui lui a conquis ses palmes de lauriers et de martyr. Sur place un récit gagne toujours en vigueur de touche et de tons. Dès le 30 août, un combat semblait imminent dans la direction de Bazeilles, et le quartier-général de Sedan avait dirigé de ce côté, vers les trois ou quatre heures de l'après-midi, des batteries d'artillerie avec de l'infanterie et de la cavalerie qui se déroulaient tout au long de la route jusqu'à la gare. De neuf heures à minuit, le 12e corps, commandé par le général Lebrun, était descendu de Mouzon dans Bazeilles et formait l'aile droite. Le 31, au point du jour, les Bavarois passent la Meuse, tombent sur nous à l'improviste et s'emparent du village, après avoir reçu un important renfort. Rive gauche, des colonnes de cuirassiers prussiens s'échelonnent sur la côte du Liry et des hulans occupent la gorge de Thelonne. L'artillerie vient ensuite prendre ces positions d'avant-garde. L'échec de notre infanterie est même sérieux, car du château de Turenne, à Bazeilles, elle est forcée de rétrograder jusqu'à la maison Bourgerie-Herbulot. Le succès des armes tourne cependant bientôt
à son avantage. Elle pourchasse l'ennemi à son
tour et se rend maître du bourg. Les chances, bonnes et mauvaises, sautent alternativement d'un camp dans l'autre, mais la fortune, qui semble longtemps hésitante entre les deux partis, reste le soir définitivement liée à notre cause, après une lutte énergique qui n'a pas cessé de toute la journée. Les lois de la nature viennent seules empêcher ce drame sanglant de continuer la représentation de ses tragiques tableaux, en étendant son voile funèbre sur la multitude des combattants que la Mort, de sa lame de Tolède tachée de rouge jusqu'à la garde, a glané par gerbes et fauché dans le sillon aride de la victoire, gisant pêle-mêle, couchés en tas sombres, baignés dans des flaques de sang. Les survivants de la défaite ont repassé le fleuve et sont cantonnés de l'autre côté de la rive, devant les vainqueurs qui campent sur le terrain conquis sous les ordres du commandant Lambert, de l'infanterie de marine. Ceux-ci s'acharnent pendant les ténèbres à éteindre l'incendie et à conjurer de nouveaux périls, au milieu d'une fumée intense qui prend à la gorge, et de la brise de la nuit qui active le feu. Quarante ou cinquante maisons s'abîment dans les flammes et continuent de brûler jusqu'aux pâleurs de l'aube. Ces lueurs sinistres courent dans la nuit noire et projettent sur les murs voi-
sins des reflets sanglants qui se dégradent peu à peu le long des autres en teintes blafardes, tandis qu'elles colorent au loin par plaques écarlates le ruban noir de la Meuse. Cette fois, comme leChiers à Carignan, son affluent, elle semble rouler des flots de sang et charrier des cadavres répugnants au milieu de ses eaux rougies. Le jour se lève lentement, comme contraint et forcé d'éclairer une lutte qui va être plus violente et plus féroce que la veille. Le village est huit fois pris et huit fois perdu. Le général de Wimpffen, rappelé d'Afrique et arrivé de la veille à Sedan, a pris, le 31, le commandement du général de Failly auprès du 58 corps, vers deux heures et demie de l'après-midi. Le hérite du commandement 1er septembre au matin, en chef du maréchal, des mains du général Ducrot, que Mac-Mahon avait désigné pour le remplacer. Vers dix heures et demie, il prévoit un mouvement tournant et fait évacuer Bazeilles par ses
il
troupes. Ce dernier succès longtemps espéré et difficile ment atteint, que viennent de remporter tout à coup les Bavarois surprisses enflamme à ce point,
ils
qu'emportés dans un élan furibond, partent pleins d'impétuosité et fondent sur nous jusqu'à la villa Beurmann, où une salve meurtrière les accueille, les arrête et les disperse. Un second assaut est tenté par eux, quand nous
recommençons à battre en retraite. Une fusillade plus serrée crépite alors de toutes les fenêtres de la maison de la Dernière Cartouche où une escouade, composée d'une centaine de braves, les attend de pied ferme et les reçoit avec autant de vigueur, riposte avec le même acharnement et les tient en respect pendant de longues heures. C'est ici que vient se placer tout naturellement le petit siège mémorable qu'on lira, la clarté du récit obligeant à le suspendre momentanément afin de procéder par ordre. «
** Devant nous s'étend le petit jardin que couvrait la 150 brigade du Ier corps bavarois qui, cernant toute la maison, faisait feu sur les fenêtres du premier étage. C'est de là et d'ici qu'assaillants et assiégés se répondirent pendant cinq heures, entretenant un colloque vif et animé, àbout portant. Les harangues furent chaleureuses, véhémentes. Nous nous mettons d'abord à la place qu'occupaient les Bavarois, — quelques-uns des leurs reposent sous nos pas à cinq pieds en terre, — pour voir toutes les faces et avoir toutes les impressions. Aux éraflures, aux écorchures, aux meurtrissures plus ou moins effacées, aux blessures sans nombre qui sillonnent et balafrent la façade ou la lèprent de taches noires, blanches et grisâtres @
nous jugeons approximativement de l'héroïque défense de ce pâté de maisons par une poignée d'hommes. La toiture de la maison est neuve et reluisante. Quoi d'étonnant Elle ne présentait le soir, à la fin de la bataille, qu'une poussière impalpable et violacée. Les obus pleuvaient dru sur le toit, nous dit-on, tombaient comme de la grêle, grésillaient comme de gros grains d'orage, passaient au travers de la soi-disant couverture, pour éclater et s'éparpiller au milieu du grenier, inondant le plancher du sang des victimes, pendant que la mitraille tambourinait de toutes parts sur le devant. Après cet examen extérieur, nous entrons par la première porte dans une pièce rectangulaire c'est un café. A gauche, une longue table est dressée avec des bancs et des tabourets, sur lesquels sont assis des manouvriers en compagnie de la dive bouteille. Au-dessus d'eux éclate sur le mur, en tons épais et criards, une mauvaise peinture militaire attribuée à un médiocre artiste sedannais qui, mû sans doute par un sentiment patriotique tout à sa louange, fait culbuter les soldats bavarois avec une telle violence, qu'ils ont l'air de faire des sauts de carpe ou de bouler comme des lapins. Il n'y a aucune perspective, rien n'est à sa place, tout se trouve au premier plan. Un lait de chaux
?
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passé sur ce tableau grotesque, ne ferait jamais regretter la perte d'un mérite. incompris. Le burlesque choque toujours à côté du vrai et ne sert le plus souvent qu'à le rendre ridicule. Nous passons au fond, à droite, dans une première chambre, puis dans une seconde, qui se succèdent de plain-pied. Le musée est établi dans cette dernière. Tout ce qui peut être récolté sur un champ de bataille a été rassemblé et réuni ici, arrangé avec soin, classé par ordre et disposé en trophées sabres, épées, lances, fusils, chassepots, baïonnettes, carabines, pistolets, casques, révolvers, cuirasses, sacs. ainsi qu'une multitude infinie de bibelots, formant environ cinq mille objets différents, dont l'énumération serait aussi longue que fastidieuse. Les principaux ne peuvent néanmoins être passés sous silence. Ainsi, après les séries de schapskas de hulans, de sabres badois, hessois, wurtembergeois — et tous les noms en ois — après des clairons et des tambours prussiens, il faut citer un tonnelet de cantinière française, parmi une quantité incalculable de balles, de boulets, de bombes et d'obus un de ces derniers provient d'un canon Krupp. Cylindro-conique, cerclé, rayé, gros et long, il ferait à lui seul un gentil petit monument bronzé et d'aspect curieux, s'il n'était pas si méchant. Monté sur une cheminée, il pourrait même au besoin
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servir d'ornement, — de pendule-obus.
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Il pèse un peu plus qu'une bonne dragée 78 kil. et a été rapporté de Mézières. Ce furent ces lourds projectiles que les Macériens, peu accoutumés à de semblables largesses, reçurent comme cadeau au premier de l'an 1871. Parmi les autres curiosités signalons une bombe prussienne à mitraille, connue en Allemagne sous le nom de schropnels, un fer de lance tordu en spirale sous le choc rotatoire d'un biscaïen, un aigle wurtembergeois dont la tête a été coupée par une balle, un casque de cuirassier français échappé de Reischoffen et tombé à Sedan, Charybde en Scylla, le cimier est fendu d'un coup de sabre — Charybde traversé et par deux balles — Scylla — un — morceau du drapeau parlementaire de Sedan, des livrets de soldats allemands aux noms du coblensois Schafer et du colognais Math. Honrath, une pile d'assiettes brûlées et une horloge, avec cadran sans aiguilles, retrouvée dans les ruines de Bazeilles, une armoire grugée par la mitraille, une persienne (dépendant de la maison) vrillée par les balles, ainsi qu'une mèche des crins du cheval que montait le maréchal, crins d'après la couleur desquels on peut définir la robe de l'animal alezane ou baie claire. Un jeu de cartes allemand est en parfait voisinage, entre une écharpe et un sifflet d'officiers prussiens, des pipes de porcelaine, des médailles commémoratives de 1864,1866 et. 1870. Nous n'en
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avons
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la Crimée, ! Mais à côté sont Mentana, éclipsée
pas
par le en face est la croix de fer ruban rouge de la Légion d'honneur. Avant 1806, n'y avait-il pas eu 1757? Iéna effaça Rosbach. Ici on voit deux plaques de ceinturons; l'une est saxonne, la seconde est prussienne. La première porte cette devise chrétienne Providentîœ memor; l'autre, plus égoïste, celle de Suum cuique, traduction libre Après moi la fin du monde. Là-bas est une vitrine réservée aux généraux français. Le maréchal de Mac-Mahon est en tête avec ses vingt généraux en chef qui ont versé leur sang. ce sont les Bemier, Bittard des Portes, l'Italie
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Bretteville, Cambriels, Carteret Trécourt, Cour son, Dumont, Fontange, Gilliard, Guiomar, Fraboulet de Kerléadec, de Lartigues, Margueritte, Maussion, Morand, Martin des Pallières, de Salignac-Fénelon, Saint-Hilaire, Tillard, -
Wolff.
L'Etat-major allemand possède aussi sa galerie. Je ne me souviens pas s'il fait cadre à part,. comme il faisait bande à part Le 11e de Dragons prussiens est surabondamment représenté. Une aile de pigeon voyageur nous reporte au siège de la capitale, une foule d'ordres allemands nous rivent, au contraire, au sol. Ils sont signés du colonel Kiliani, du colonel de Knobelsdorf entré en
!
fonctions à la Commandantur, le 14 «opt^mbre 1870, et remplacé six jours après par le commandant Ritgen. Terminons cette liste descriptive par une collection de billets de réquisitions, un papier portant décret en date du 8 novembre 1870,et ordonnant le allemanchkn France, forcé de l'argent cours sous peine de cent francs d'amende ou d'emprisonnement, un permis de chasse de l'année 1872, délivré parle général Von der Tann,du Ier corps bavarois; enfin par une affiche qui fut apposée sur tous les murs, d'après les ordres de la Commandantur, et annonçant, le 12 décembre 1870, l'exécution d'un vieillard polonais, nommé Emile Kutznery, qui habitait Sedan depuis plusieurs années. Le libellé de la pièce finit par ces « parce qu'il a entrepris de séduire un soldat prussien pour le déterminer à livrer des armes entre les mains de l'ennemi. » C'est nous le croirait-on L'ennemi.?. Mais quel est, en pareil cas, un véritable ennemi Est-ce celui qui se fait égorger chez lui pour défendre sa famille, ses biens, sa patrie, ou.
mots.
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l'autre?
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Nous quittons la salle d'armures, pour revenir dans la première pièce d'entrée. En face du panneau colorié, dont j'ai parlé, s'ou-
vre une petite porte sur un escalier de bois, étroit, raide et sombre, conduisant à l'étage supérieur, composé d'abord, à droite, d'une première chambre qui ne forme dans le tableau de Neuville que le second plan. Je vais employer ce mode de comparaison, afin de mieux faire comprendre la scène qui va être racontée. Si aujourd'hui quelques rares privilégiés ont le loisir de contempler l'œuvre originale au château de Chamant, beaucoup l'ont admiré au salon de 1873, et tout le monde en a au moins vu la reproduction photographique. Elle est, du reste, chez tous les marchands. Après les événements de la Commune, l'auteur est venu avec le commandant Lambert, pour se faire narrer les péripéties sur le lieu même, prendre les dimensions indispensables, crayonner les principales lignes de son futur chef-d'œuvre, et poser les acteurs, absents ou morts, sur les indications du héros en chef. La deuxième chambre attenante devient donc la première avec la photographie sous les yeux, et reste le théâtre véritable de la courageuse défense de l'infanterie de marine, immortalisée par le talent du peintre. Les deux chambres ne sont, du reste, séparées l'une de l'autre que par une mince cloison. La porte vitrée qui les relie est à demi renversée sur le lit, qu'elle cache à peine, et derrière laquelle est cou-
ché un fantassin, roidissant en l'air un poing fermé et crispé par la mort. Cette porte est aujourd'hui remise dans ses gonds. Sauf ce léger changement, tout est frappant d'exactitude. vivant d'actualité,allais-je mettre, lorsqu'on ne voit autour de soi que désolation, rappelant un passé des plus poignants. La tapisserie n'a pas été changée. Elle est encore à ramages bleus tendres sur fond gris clair, ponctuée de points blancs ou éraillée par les déchirures et morsures que les balles lui ont faites. Deux lits se suivent tête à tête. Celui sur lequel repose l'infortuné est le premier à gauche en
entrant. Le jour de la bataille ils furent dédoublés pour barricader les fenêtres, amortir le choc des projectiles et préserver la vie des hommes. Ces matelas remplirent même si bien leur office, avec des oreillers et des couvertures ajoutés, qu'avant la fin de la lutte ils étaient mis en pièces, éventrés en cent endroits, criblés ou lacérés par les balles et gênaient le tir plutôt qu'ils ne le favorisaient. La maison n'étant point un magasin de fournitures pour la literie, mais une fabrique de balances et de fléaux. on dut s'en passer. Fière consommation qu'on eût faite ce jour-là, s'il avait fallu remplacer chaque chose après parfait usage Vis-à-vis de cette porte dégondée, dans l'ouverture de laquelle apparaissent plusieurs malheu-
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reux soldats blessés (l'un debout, tenant la main droite appuyée sur son épaule gauche, le second affaissé au bas de la cloison, et supportant de la main droite son poignet gauche), est une horloge que les règles de la perspective empêchent de voir et de reproduire. C'est une de ces anciennes horloges de campagne, à contrepoids renfermés dans une longue gaîne de bois blanc passé en couleurs, verni et historié d'arabesques fantaisistes, n'ayant d'autre intérêt pour tous que de n'avoir pas marché depuis 1870.
Une balle l'a frappée à la tête et elle a cessé de vivre. Les aiguilles se sont arrêtées à 11 heures 35. Elle semble ainsi marquer le début de l'incendie de Bazeilles avant midi, comme après, le 23 mai 1871, le cadran des Tuileries indique l'embrasement entier du palais de Catherine de Médicis, à 8
heures 50.
Voilà bien, devant nous, l'authentique armoire de chêne massif, voilée au front d'une légère draperie blanche, flottant comme une banderolle de gaze au-dessus de la tête du commandant Lambert, arc-bouté sur l'entablement, y fléchissant de tout le poids de son corps, une blessure à la cuisse avec un mouchoir autour, la capote trouée, l'œil en feu et fixe, la gorge serrée, les muscles du cou tendus, les poings fermés et la bouche pleine d'im-
précations.
Le premier à l'assaut, il sera le dernier sur la brèche, dût-il encore y trouer sa peau ou la laisser à l'ennemi pour compte de ses pertes. Sa vie qu'il estime peu pour lui, il se la fait cependant marchander chèrement et payer un grand prix à ceux qui veulent la lui arracher. Mais un tourment, entre mille, semble le préoccuper. ce tourment, cette angoisse, ce désespoir de toutes les minutes. ce sont les munitions qui s'en vont. Dans un blockaus elles ne se remplacent pas au fur et à mesure qu'elles manquent, pas plus que des troupes fraîches ne se substituent aux soldats morts. L'ennemi, au contraire, se ravitaille incessamment d'hommes et de cartouches. Les vides creusés sont aussitôt comblés, comme les quilles d'un jeu qu'on abat et qu'on relève, comme des rangs de soldats de plomb qu'un bambin culbute
et qu'il redresse. La valeur prévaut certainement contre le nombre et en nul autre endroit nous ne trouverions mieux la preuve de cette vérité. Mais que faire lorsque, bloqué et cerné, on en est réduit à la passivité la plus complète Les révolvers ont été déchargés sur les Bavarois qui se tiennent à portée, cachés derrière les arbres ou le petit mur de clôture. Il n'y a plus qu'à user efficacement des derniers paquets de cartouches restés aux mains des soldats, dont les armes se sont brisées entre les doigts.
?
Les meilleurs tireurs s'en emparent ou plutôt se les font passer, pour ne pas perdre de temps, et restent là en permanence. Il importe d'aller vite, mais de ne pas brûler de poudre en pure perte. Il faut que chaque coup porte — et porte bien. Hélas en être réduit à ces extrémités de calculer ce qu'un coup de feu sur des hommes peut rapporter comme sur le gibier à la chasse Il faut voir alors avec quel soin jaloux on utilise ces réserves et l'on dispose de leur effet. Mais encore, a-t-on bientôt trouvé le fond du sac. Une dernière idée jaillit, prompte comme l'éclair, féconde en ressources comme ce qu'engendre le danger, et leur vient en aide. Par bonheur, il est permis encore de répondre aux représailles et de prolonger la lutte. On va fouiller les blessés et les De leurs cartouchières tombe — ce qui n'est point une manne abondante — tombe ce qu'ils n'ont pu
!
!
morts.
brûler.
Ainsi recueillies, ces dernières réquisitions s'en vont comme les précédentes. à vau l'eau. On en arrive à compter les balles et à escompter les chances Dix — sept — trois — deux, scandant en cadence la fin qui approche. Plus qu'une cartouche, plus qu'une seule balle. Impossible de la diviser en quatre ou en six,
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comme faisaient nos pères, à bout d'expédients, multipliant ainsi les avantages au moment suprême. Plus qu'une Avez-vous vu, au premier plan du tableau de Neuville, les deux fantassins accroupis sur leurs talons et furetant en vain dans les profondeurs de leurs sacoches? Elles sont bien vides, n'en doutez pas. Plus qu'une seule balle à tirer. Ah ! si l'on pouvait faire coup double. Telle estl'espérance de chacun, passé du rôle d'acteur à celui de spectateur anxieux. Cruel supplice, désespérante immobilité! Il est trois heures. Un capitaine épaule. il ajuste. le coup c'est le capitaine Aubert, part. Et le turco, ou un autre à sa place, que l'on voit dans le fond de la fenêtre, entouré d'un léger nuage de fumée, faisant ainsi à son crâne dénudé une chevelure de poudre blanche, se penche pour juger le coup. Mais qu'importe le résultat, fut-il décuplé! Il n'y a plus de munitions, la place est intenable. Il faut se résigner à descendre dans les bas-fonds et à voir venir la mort, puisqu'on va à elle et qu'elle vous rejette.
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Les chambranles, les boiseries, les cloisons de la maison sont percés à jour en maints endroits,
comme avec des tarières de différents modules, ou grosses ou petites, suivant que la balle a frappé fort ou non. L'encadrement des fenêtres, c'est-à-dire la bordure extérieure du tuf, est découpé, frangé, guilloché à la pointe, au fer, comme par la main d'un ouvrier habile. C'est un travail de patience, bien ouvragé, d'ailleurs, dont les Allemands nous ont donné plusieurs échantillons. Des balles, après avoir écorné les angles des tuffeaux et enlevé les morceaux, sont allées, en ricochant, s'aplaiir sur des bandes de fer ou sur des pierres du mur de refend, s'incruster dans le bois et le pointiller de ronds métalliques ou le faire voler en éclats. Le plafond, qui est labouré, transpercé partout, ressemble à un large carton de tir à la cible criblé par les balles, et ce gros trou d'obus, au milieu, indique bien qu'on a fait mouche. Il est hideux à voir comme une vilaine blessure. Il grimace étrangement au-dessus de notre tête avec ses lattes mises à nu, son torchis jaunâtre effiloqué, pantelant comme une plaie vive dont les
lambeaux de chair crient vengeance. Comme tous les obus, celui-ci est tombé sur le toit qu'il a perforé. Seul, il a troué le plafond en faisant sept victimes. Les autres, au contraire, après avoir défoncé le premier en cinquante endroits, éclatèrent dans le
grenier en mille débris et semèrent la mort tout autour d'eux. De ce second étage improvisé, de cette double ligne de défense, l'infanterie de marine tiraillait sur l'ennemi par des meurtrières pratiquées dans la toiture, les unes par eux-mêmes, à dessein, les autres fortuites par les obus, sans se laisser démonter jamais ni décourager un seul instant par la situation périlleuse qu'elle maintenait avec autant de bravoure que de persévérance. Les diverses autres chambres, moins maltraitées, du premier étage, conservent toutefois les traces nombreuses des balles et de la mitraille qui les ont détériorées car on a tiré de toutes les chambres, et chaque fenêtre, devenue comme autant de sabords d'un navire à l'ancre, entretint un feu nourri contre les Bavarois, dont la colère se traduisait par des rugissements de bêtes fauves. Des carreaux de vitres brisés, craquelés, n'ont pas encore de remplaçants. Leur cassure n'a évidemment rien de bizarre. Néanmoins, on leur souhaiterait — rêves enfantins, désirs puérils — des fêlures plus larges, un rictus plus amer, des contractions plus nerveuses et plus sardoniques, qui portassent mieux l'estampille des mains criminelles qui les ont couturées. Mais non, rien de différent d'avec les autres. Ce sont les mêmes vitres cassées par un projectile d'enfant, par une balle de sarbacane, par une pierre lancée de la rue ou par un coup de vent
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violent qui aura fouetté la fenêtre violemment. Et de ces fenêtres qui ont des ricanements réjouis de pleine lune, — peut-être se moquentelles des rivalités humaines — nous plongeons du regard dans le jardin qui, ce jour-là, n'était couvert que de Bavarois debout sur des Bavarois couchés, formant ainsi des amoncellements de chairs mortes et de chairs palpitantes, près à tout ins-
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tant de se confondre.
Le soleil est chaud aujourd'hui, comme il l'était le premier septembre 1870, aussi bien dans la vallée rouge de Sedan qu'autour de la maison blanche de la Dernière Cartouche, que criblaient à la fois, de
leurs jets continus, rayons solaires et flèches aciérées — de fusils à aiguilles. La route est grise de poussière. Le vent soulève cette poussière fine en nuages de poudre, mais l'horizon est calme, silencieux et désert. Le jardinet a bonne mine, avec ses plates-bandes régulières et soignées. Les plantes embaument et les fleurs éclatent de fraîcheur, comme un sourire d'été sous les feux de l'astre du jour. Devant toutes ces avances et ces risettes de la nature, les nerfs se détendent et la quiétude
renaît. Aucun tumulte ne trouble la paix qui nous environne, aucun bruit n'enlève le charme qui enve-' loppe d'une douce vision la réalité d'en-bas.
Le repos de l'esprit succède à l'oppression du cœur, qui lui-même se sent libre et dégagé de toute
étreinte. Il bat à l'unisson, il vit d'aise et respire mieux. Les pensées tristes s'envolent à tire d'aile, les
idées noires vous quittent sur un rayon d'or. On oublie comme par enchantement tous les fils de ce drame infàme qui s'est déroulé à cette même place, il y a dix ans, mais si vivace en notre amertume et buriné si profondément en notre mémoire, qu'on le croirait plus proche. On est là, aspectant la campagne luxuriante qui entoure les bois mystérieux, les halliers j ombreux, les haies pleines de nids et de chan- J contemplant les vifs bourgeons éclos, les sons pousses nouvelles, l'abondante moisson dorée, qu'Hiver réchauffe, verdoie Printemps et blondit' l'Eté. Le blé mettant neuf mois à venir, l'Automne n'a que faire. C'est le repos dominical de l'année. Mille pensées gaies, fugitives et vagabondes, passent, traversent et s'entrecroisent dans le cerveau qui jongle avec elles, heureux qu'il est de tant de délassement, d'abandon et d'exercices agréables! Mais on se retourne. L'affreuse réalité d'enhaut réapparaît plus aiguë et vous crève les yeux. Tous les horribles détails de la journée reviennent un à un et assiègent l'esprit en foule, pendant que sous la poitrine le cœur se gonfle et qu'il frissonne d'émotion. j
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Le visage s'assombrit devant le spectre rouge de l'année terrible qui vient de se redresser devant Si les amours ont lui. Eh oui, année terrible rempli les buissons en cette année d'orgie de sang, combien de foyers ne se sont point allumés, combien d'amours éteintes ou couvant sous la cendre! On n'a pas roucoulé sous les toits domestiques, comme la gent ailé au bord des champs. Et la preuve. qu'on fasse aujourd'hui le recensement des enfants de dix ans.
!
*
** Le propriétaire intelligent de cette maison, à jamais inoubliable, s'est fait une réclame légitime de l'héroïsme des armes françaises, en se montrant bon patriote. Il perpétue le talent d'un maître et conserve intactes les chambres du premier étage. Après avoir contemplé l'œuvre, on voudra voir l'original quand on aura admiré la toile, on désirera connaître le cadre. Comme sur le champ de bataille de Waterloo, il y a un musée au milieu de celui de Sedan, de celui de Bazeilles. Mais à qui le doit-on, si ce n'est à lui? Il a su collectionner tous les objets susceptibles d'attirer les touristes et d'attacher leur curiosité. Comme dernier souvenir, ceux-ci emporteront la photographie du tableau de la « Dernière Cartouche, » soussignée du nom patronymique de
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J. Bourgerie, — souvenir revêtu de sa véritable marque de fabrique originelle. *
+* Une femme et une jeune fille nous ont fait les honneurs de l'immeuble, bien hypothéqué, il faut le dire, mais n'en constituant pas moins une réelle valeur auprès de ses rares visiteurs, trop rares pour un sujet de si haut intérêt. Avec les détails les plus circonstanciés, ces dames nous reconduisent. à la porte, fort aimablement du reste, au moment où nous la reprenons de nous-même, après avoir feuilleté le livre d'or des voyageurs, dans lequel on lit beaucoup de noms connus des arts, des lettres, de la magistrature et de l'armée, comme aussi beaucoup de noms d'étrangers. Je n'en citerai que deux. A tout seigneur tout honneur le troisième fils de la reine Victoria, marié depuis l'année dernière avec la troisième fille du prince Frédéric-Charles duc de Connaught, major au 7e hussards puis le premier signataire du livre, un Anglais lord Edmond Howard, et des Anglais encore, des Anglais toujours, des Russes, des Suédois, des Hollandais. Où étiez-vous, Madame, durant cette terrible lutte? lui demandai-je en sortant. brièvement, Là, répondit-elle en m'indime « — quant du doigt l'ouverture basse, rectangulaire et
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étroite d'un soupirail à fleur de terre. Nous gardâmes cette retraite pendant toute la journée du trente et un août pour ne la quitter que le soir et fuir en Belgique. » heures de à pensiez-vous quoi Et ces cours au — interminables à chaque instant craignions Nous mourir. A « — d'être découverts et d'être tués. Nous étions aussi très effrayés à la pensée d'être ensevelis vivants sous les ruines de notre propre maison, car les obus éclataient de tous les côtés. Mais ce qui ajoutait à notre terreur, c'étaient ces clameurs sauvages — anciens bardits tudesques — que poussaient les Allemands à chaque fois qu'ils avançaient sur nous. » Contraste frappant avec le sang-froid des nôtres, avec la manière grave et calme, la façon mâle et guerrière de se battre et de mourir. « Ces brouhahas extraordinaires, pour des peuples, dit-on, civilisés, reprit-elle, réveillaient en nous contre eux une fureur sourde et difficile à maîtriser. Nous les aurions volontiers écharpés, si nous avions pu. « Point de bravades ni d'embarras de mauvais aloi de la part de nos soldats, et cependant, Dieu sait ce qu'ils ont su déployer de courage et d'opiniâtreté, d'abnégation et de patriotisme combien ils ont peu épargné leur vie powr sauver la
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!
nôtre
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»
ils se sont montrés vraiment braves et sans ostentation, simplement, héroïquement, comme il convenait à (les preux. « On percevait distinctement, continua Mme Bourgerie mère, les ordres donnés par les officiers français, et le dernier qui frappa nos oreilles restera à tout jamais gravé dans nos souvenirs. Au cri béni de « A la baïonnette! » les Prussiens furent mis une bonne fois en déroute, vers cinq heures du soir, et nous pûmes ainsi sortir sains et saufs de notre refuge, où nous étions enfermés depuis neuf heures du matin. » La brigade Martin des Pallières avait eu les honneurs de la journée. fis-je. — « Le lendemain. — Et le lendemain cette cave fut occupée en masse compacte par l'infanterie de marine après qu'elle eut brûlé ses dernières cartouches. Les Allemands, stupéfaits d'un silence spontané aussi prolongé, prévoyant bien une défaite certaine et quelque retraite cachée, vinrent à tout hasard, en allongeant le bout de leurs canons de fusilpar cette ouverture béante, décharger leurs armes dans cette impasse, lorsque tout à coup cette porte s'ouvrit — cette porte neuve par laquelle vous venez d'entrer et de sortir commandant Lambert. le et laissa passer » — paraît« Ils avaient craint comme nous la veille, il, que la maison, s'écroulant sur eux, ne les ensevelît sous ses ruines. Sort qui nous eût été probaK. Oui,
?
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blement réservé, à nous, si nos troupes n'avaient été victorieuses à eux certainement ce dernier jour, car quatre canons étaient déjà en position. Enfin, ajouta ma brave narratrice, au moment où le commandant Lambert se présentait sur le seuil de la porte en offrant son épée, on se ruait sur lui comme une furie qui se déchaîne, et on allait le mettre en pièces, quand un bras s'éleva seul entre cent autres, pour contenir tous ces fous furieux.» généreux C'était celui C'était.?— du « — capitaine bavarois Lessignold. » Un nom qu'il faudra retenir, lecteurs, et inscrire en lettres d'or sur nos tablettes, à la page des reconnaissances, — si rares, — à la colonne des dettes, — si à bon droit laissées en blanc.
!
Mernenio Mais comment se fait-il que cette porte, qui —
était neuve, ait été remplacée, puisque l'ennemi n'a pas eu à l'enfoncer? répondit le dire, « Je vais vous mon interlocu— trice. Trois jours après, lorsque la capitulation fut signée, nous revînmes ici guidés pas les colonnes de fumée qui s'élevaient encore de Bazeilles, — comme d'un volcan en éruption, — et nous trouvâmes notre maison dans le plus pitoyable état murs démolis, façade lézardée, toiture défoncée. A l'intérieur, tout était saccagé, et des débris de meubles couvraient le parquet; bien autrement qu'à la Sous-Préfecture, où quelques-uns seule-
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ment furent enlevés. Il y avait du sang de nos malheureux répandu dans toutes les chambres, sur les cloisons, dans les lits et sur les planchers. On reconnaissait même, par endroits, l'empreinte des mains qui, pour chercher un appui, avaient maculé les murailles de taches rouges. « Nos portes subirent le même sort que le mobilier. Elles furent hachées, sciées, fendues pour servir de bois à brûler. « finissant, été dis-je Alors, lui en vous avez — obligés de réparer tous les dégâts à vos frais? entièrement, fit-elle. Le gouverNon, pas « — nement nous a alloué quinze pour cent, en dédommagement de nos pertes. Il ne pouvait guère faire mieux. Il avait tant de redevances à payer à ses contribuables, notamment à Bazeilles, qui reçut cinquante pour cent des maisons entièrement incendiées. là, d'en repris-je, vous avez arriver Avant — dû attendre longtemps? On n'est pas venu dès le lendemain de vos désastres les évaluer pour vous les rembourser, il a fallu des formalités des gens se sont présentés avec des petits papiers, ils ont inscrit, chiffré, numéroté, puis c'est resté dans les
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cartons. Mais on l'eût fait de suite, je suppose que vous n'auriez pas trouvé d'ouvriers pour les réparer immédiatement. Vous avez donc été forcés d'habiter une maison ouverte à tous les vents, à
pas.
tous les gens. Lés vitriers ne se montrant vous avez dû barricader à votre tour vos portes et vos fenêtres pour votre propre sécurité. Eh bien, pendant les premiers jours de votre installation, dans ces chambres nues, sales, dépouillées, dans ces lits souillés par le sang, sur ces matelas en loques, au milieu enfin de ce bouleversement général, votre esprit, durant les premières nuits, n'a-t-il pas été troublé, hanté par d'affreux cauchemars ? mais s'y habitué. C'est vrai, est on « » — — Et si cela devait recommencer un jour, vous y habitueriez-vous encore Oh! cela n'attendrions pour non, nous pas. « — Nous prendrions la route de Bouillon et nous brûlerions l'étape, les seize kilomètres qui nous séparent de la frontière. »
?
Vous le voyez, c'est la même cloche d'alarme qui sonne à toutes les portes, comme à Sedan.
VII Nous continuons maintenant notre marche vers Bazeilles, distant de plusieurs centaines de mètres. Qui pourrait nous dire aujourd'hui, dans ce court espace que nous avons bientôt fait de franchir, le nombre incalculable de cadavres qui, pendant trois jours, ont couvert le sol jonché de
débris, avant de recevoir leur première sépulture? Qui nous redirait la quantité énorme de tombes qui ont ensuite bosselé, fluxionné la surface de la terre en forme de tumuli — tertres désolés et arides actuellement effacés, aplanis, où peu de larmes ont arrosé l'asphodèle funèbre, où peu de fleurs ont été répandues par des personnes aimées et par des mains chéries Combien rares sont les parents ou les amis qui ont eu l'unique consolation d'y venir déposer des Combien d'êtres ont couronnes d'immortelles péri, de fils sont tombés, d'époux ont rendu le dernier soupir,
!
!
Sans un mot de leur femme, un regard de leur mère, Sans avoir rien pressé dans leurs bras palpitants.
qu'un dernier souffle à retenir ou une arme muette à garder. L'un leur échappa, mais l'autre leur resta, et ils furent ensevelis sans eux. Dans l'empressement du premier moment et devant la multitude des morts, on les enterra à la hâte et par groupes. A voir un sabre ou une baïonnette fichés en terre, une coiffure plantée à leur sommet, on devinait le maître qui reposait sous terre. Un casque servait de signe de ralliement, son numéro matricule correspondait au besoin à un
nom et une lame d'acier bienaffilée composait tout
l'épitaphe. Autant il y avait de coiffures superposées, autant il fallait compter de cadavres inhumés, et cela s'élevait ainsi en de longues files, en colonnes sinistres qui rappelaient péniblement les piles plus gaies d'une chapellerie. Ici on voyait un casque bavarois ou un képi français, là-bas un schako d'artilleur ou un bonnet de zouave, qui tous montraient la tombe d'un ennemi ou d'un frère — celle où l'on devait s'arrêter et s'agenouiller, celle devant laquelle on restait froid et passait outre. Je sais que ce que je viens de dire là n'est pas évangélique. Mais en l'avouant, ne suis-je pas l'écho des sentiments intimes de chacun, en particulier, contre ceux qui nous ont fait tant de mal? La dose de vertu que possède notre génération actuelle n'est certes pas assez forte pour qu'elle puisse pardonner autant de vandalisme. D'autres générations l'ont-elles eue plus grande, d'aucunes l'auront-elles et deviendront-elles meilleures On peut l'espérer sans l'affirmer. Le monde est une roue qui tourne, ramenant les mêmes rayons avec les mêmes qualités et les mêmes défauts.
à
?
*
* *
Le chemin bifurque devant nous en forme d'angle aigu, comme un V renversé.
La branche supérieure conduit à La Moncelle et plus directement à Douzy, Montmédy, situés au delà de la Meuse, sur la rive gauche. A l'entrée de ce chemin, s'élève une grosse maison massive, placée comme un rocher inébranlable au milieu de parcs et de jardins. Telle est la villa Beurmann, contre laquelle donna fréquemment l'ennemi, tête baissée, espèce d'écueil où les Prussiens vinrent échouer souvent, sorte de Colonnes d'Hercule qu'ils furent longtemps avant de franchir. Elle a beaucoup souffert, comme bien l'on pense, mais les lézardes et ses contusions ont disparu. Seuls quelques trous d'obus rappellent sa vaillante résistance, que des publications allemandes n'ont manqué de relater, en parlant de cette petite forteresse comme d'un calvaire. Le fait est que Bazeilles a bien été pour eux un calvaire, tandis que le nôtre, le véritable, celui d'illy, est plus au nord et vers l'ouest (vallée de Givonne). Ce nom de « Beurmann, » qui revient sous notre plume, a été écrit pour la première fois à l'arrivée de Napoléon III devant la place de Sedan. Le baron de Beurmann, (un de ses parents de ce nom fut colonel au 17e régiment de dragons en 1806, blessé en Espagne et en Portugal), n'avait cédé qu'à des sollicitations instantes, lorsqu'il prit le commandement de Sedan quelques jours avant son investissement, et l'âge, les émotions, les chagrins
causés par cette reddition, car l'âme du soldat s'émousse comme la lame de son épée s'use aux chocs et se brise, les souffrances morales endurées pendant l'occupation, précipitèrent la mort de ce brave général, qui n'avait connu dans sa carrière militaire que le chemin de l'honneur et du triomphe. Ses obsèques eurent lieu vingt mois après, le 20 mai 1873. , La villa appartient actuellement à son frère, qui la conserve aussi précieusement que sa noble épée, dont aucun officier ne fut privé article 2 des statuts du protocole. — Toutes les deux ont vu et reçu le baptême du feu. Nous prenons la voie qui infléchit légèrement au midi et traverse tout Bazeilles, pour nous arrêter aux premières maisons du bourg. A droite est le cimetière, que nous distinguions parfaitement en cheminant sur la route de Balan. Une colonne semblable à un obélisque pyramide vers le ciel, à côté d'une rotonde blanche comme une mosquée, émergeant ensemble du sein d'une forêt de cyprès sombres. Ce mausolée est, de toute la contrée, le plus important — plus grand notamment que celui d'Oilly, — et le plus curieux au point de vue funéraire il a, dit-on, coûté cent mille francs. Quelques mois après la bataille, quatre mille squelettes bavarois, exhumés du territoire bazeillais par les soins de compagnies belges, — nation
;
-
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sœur, généreuse et dévouée, qui, n'ayant pu défendre notre cause les armes à la main, s'est consacrée au bien publie, à l'ensevelissement des morts, au soulagement des blessés, — quatre mille Bavarois, dis-je, reposent pêle-mêle, dans cet ossuaire, avec les meilleures de nos troupes. Français et Prussiens, ennemis sur la terre, unis dans la tombe, et peut-être un jour réconciliés làhaut, dorment du dernier sommeil sous la même voûte, comme une seule et grande famille réunie pour le repos éternel. C'est Dieu qui veut cette unité. C'est lui qui déjoue nos passions, se rit de nos révoltes, abaisse nos rivalités et confond notre haine, en nous couchant pour toujours sous une froide pierre tombale. Têtes altières, orgueilleuses et bouffies d'importance que les nôtres, qui se croient supérieures à l'Être suprême et se regimbent devant les décrets de la Providence. Pauvres têtes Elles se croient fortes et indépendantes, parce qu'elles regardent haut et marchent droit. Folie de notre esprit, faiblesse de notre corps qui, parce que l'un agit et se meut, l'autre pense et raisonne, se prennent tous les deux pour les Maîtres du monde, alors qu'on leur a dit qu'ils étaient les Rois de la création
-
!
!
*
* *
L'esprit d'initiative manque généralement en France, chacun le sait. Sans en rechercher les causes diverses et les effets déplorables dans les grandes ou les petites choses, bornons-nous à dire ici qu'on ne rencontre à la gare de Sedan pas plus de guide, capable de vous piloter et de vous promener à travers les différents lieux mémorables, qu'on ne trouve de voiture spéciale, pouvant vous faire faire le tour du champ de bataille en une journée. Waterloo a, au contraire, toutes les commodités et tous les agréments prix réduits, chars à bancs confortables et mail-coaches partant de Bruxelles à heure fixe, déjeuners sur le champ même, guides attitrés et nullement obséquieux, musée curieux, et enfin prompt retour dans la capitale belge. L'exemple est donné il n'y a qu'à l'imiter. Je déplore donc l'absense complète des cicerone et des voitures à Sedan. Mais où j'exprime plus vivement encore mon mécontentement et mes désillusions, où je laisse déborder tout mon fiel, c'est ici, à Bazeilles, devant le cimetière où il nous est interdit d'entrer. Pourquoi donc me demandera-t-on. Parce que la barrière est vérouillée et qu'un long couloir, bordé de hauts murs, le dérobe entièrement à la vue.
:
;
?
Nous ne pouvons pas escalader l'enceinte des sépultures. et cependant, nous aurions le plus
grand désir d'y pénétrer, de regarder, de prier peut-être, d'apprendre par le cœur et de fixer attentivement dans notre mémoire, pour les vouer à la reconnaissance publique, tous ces noms de martyrs inconnus, oubliés partout en France excepté ici, où ils sont gravés sur le marbre. Prier, ai-je dit? — Assurément. La pitié, la douleur, la sympathie qu'évoque avec elles toute action d'éclat ou d'infortune, ne trouvent-elles pas, dans les replis secrets de notre cœur et de notre amour, des prières toutes faites que la générosité nous arrache et que les lèvres n'ont plus qu'à répéter servilement dans un élan spontané de patriotisme et de charité chrétienne? Un court arrêt, un mot d'attendrissement, une minute d'attente et de silence religieux, au pied de ces longues listes funèbres, sont de pieux devoirs rendus à des compatriotes, à des amis, à des défenseurs de la patrie. C'est ainsi qu'en passant devant ces frêles et chétifs débris de notre pauvre *humanité, on peut payer une faible part de sa dette de reconnaissance et retremper en soi les vertus émoussées par le courant facile d'une vie trop douce. Mais non, nous n'avons même pas cet adoucissement à nos émotions. Nous attendons en vain auprès d'une claire-voie.
Nous appelons depuis un
instant. Personne
ne vient. La Grande-Rue est déserte. Fermée. Je frappe à Je cours à une une seconde. à une troisième. On m'ouvre
porte.
enfin.
J'expose l'objet de ma demande. On me renvoie à deux pas plus loin sur le côté gauche. plaît? fossoyeur, s'il Le vous — — Il n'est pas chez lui. bientôt? Rentrera-t-il — — Nous ne savons pas.
Par saint
!
Martin
De guerre lasse, nous partons
découragé. Avant cependant de poursuivre, remontons les dix années qui nous séparent des événements. VIII
Pendant toute la journée du 31 août, on s'est battu dans la Grande-Rue de Bazeilles, où nous sommes, et la nuit seule a mis fin à cet horrible massacre que les maisons, qui flambaient, prolongeaient aux reflets rouges de l'incendie comme aux clartés des torches. Rien ne fut plus affreux. Rien ne fut encore plus infernal que cette retraite aux flambeaux exécutée par l'ennemi au son des tambours et des
clairons, au milieu du crépitement des flammes, de l'écroulement des murs et des dernières détonations, qui une à une éclataient dans le noir, martelaient l'heure, se ralentissaient peu à peu et sonnaient comme un glas la chute du jour. De cette fin satanique à l'épouvantable commencement du lendemain, les quelques heures qui restent sont utilement employées par les nôtres à arrêter le fléau incendiaire, à dresser des barricades avec des chariots chargés de terre et bourrés de fumier, à mettre la ville en état de défense, à créneler les murs des jardins, à percer des meurtrières aux maisons, à barricacter les fenêtres avec des meubles, à placer enfin des mitrailleuses dans les rues d'En-Bas, du Maillot, de l'Eglise, aux car- refours et dans les endroits les plus avantageux ou les plus périlleux. Le commandant Lambert est
aux avant-postes. Les Allemands qui veulent prendre leur revanche, arrivent en tapinois jusque dans la GrandeRue, après avoir passé le viaduc du chemin de fer sans être inquiétés, et la 4e compagnie du 9e chasseurs, sous le commandement du major Sauer, est celle qui est chargée d'exécuter cette marche silencieuse, cette fronde soudaine. Elle a pour mission d'atteindre l'extrémité septentrionale du ville au bourg sans coup férir, et de surprendre milieu de son sommeil, — alors plus que jamais
la
mise en alerte, elle n'a pas cessé de veiller et qu'elle se tient activement sur ses gardes. Aussi les Bavarois se heurtent-ils inopinément contre les barricades, au moment où la brigade Martin des Pallières, de la division Vassoigne (12e corps), — celui-là qui fut blessé la veille et soigne plus tard à l'ambulance de Fond de Givonne, — l'accueille par une fusillade incessante, qui part de toutes les maisons transformées en autant de fortins. Force est à l'ennemi de se rejeter brusquement dans les rues latérales, pour y chercher un abri, qu'il ne trouve pas. On s'y bat corps à corps, à coups de crosse, à la baïonnette, et comme on peut. Le 1er bataillon d'infanterie bavaroise, le 3e du 20 Régiment soutiennent la première colonne, et la lutte devient de plus en plus acharnée vers cinq heures. On s'entr'égorge en combats singuliers, on s'enferre mutuellement au coin des rues, dans les couloirs et jusque dans les maisons, qu'il leur faut prendre d'assaut une par une. C'est une guerre de buissons, de guerillas dans les jardins et derrière les arbres c'est enfin une cohue indescriptible, effroyable, inimaginable, où le brouillard, assez épais pour empêcher de voir à deux pas, ajoute encore à l'horreur et à la confusion générale, pendant que les six compagnies du 2e régiment bavarois viennent en aide à leurs compagnons, sans plus de succès.
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Cependant la 28 compagnie, commandée par le capitaine Glockner, réussit à avancer jusque sous les fenêtres de la villa Beurmann; mais elle y succombe comme ses devanciers, devant la brigade Reboul qui, à six heures, revient à Sedan et est remplacée par celle du général Carteret-Trécourt. Les officiers bavarois sont tous à peu près mis hors de combat, et le major Sauer lui-même est compris dans le nombre des prisonniers. Il est environ cinq heures et demie, six heures, à heure laquelle est blessé le Maréchal. Nos — troupes continuent de mettre en fuite les Bavarois qui, dans leur reflux désordonné, culbutent leurs propres frères la4e compagnie du 2e régiment et la lre compagnie du 2e bataillon de chasseurs volant à leur secours, sur les ordres du lieutenant-général de Stephan. Ils rétrogradent alors tous ensemble avec les 9e et 10e compagnies du Régiment du corps, pour se retrancher au bas du village, en face du 2e bataillon du Régiment et la 2e compagnie du 2e bataillon, qui se sont emparés d'une maison, à l'angle de la Grande-Rue et de la route de Douzy, où l'action s'engage définitivement et devient le foyer de la lutte. Notre infanterie de marine fait encore des prodiges de valeur pendant une heure, mais elle lâche pied devant des forces supérieures. L'église tombe au pouvoir des Allemands, et plusieurs pièces dela 3e batterie de quatre du 1er régiment d'artillerie
:
parviennent à nous débusquer vers 7 heures 1/4. Le flot bavarois déborde alors comme d'une écluse et envahit toute la largeur de la rue, pour se précipiter contre notre petit Gibraltar de la villa Beurmann, qui, une fois encore, oppose à ses fureurs une digue infranchissable. Le major Baur avec le 28 bataillon du 2e régiment est repoussé, et le lieutenant Fricker obligé de remplacer par de simples fantassins les servants, mis dans l'impossibilité de ramener les deux canons. La lutte continue à notre avantage, mais au bas du village. A ce moment, sept heures et demie, le général Ducrot, à qui on a confié le commandement en chef de l'armée, vient d'arriver à Bazeilles, pour trouver le général Lebrun, contusionné légèrement. Ce retard, dans la remise des pouvoirs, est dû à la faute bien involontaire du commandant d'Etatmajor, de Bastard, qui a été blessé à la tête en portant au général du 1er corps l'ordre du maréchal. Le commandant Riff, qui l'accompagnait, le transmit à sa place. Il fut ensuite ratifié par le général Fauré, de l'état-major. Le nouveau commandant en chef, qui ignore le plan du maréchal et est dans l'intention de revenir sur Mézières, ordonne, vers huit heures, au général de Vassoigne de retirer ses troupes peu à peu,
par échelons. A l'instant où ce projet de retraite s'effectue,
arrive le général de Wimpffen, qui a pris le commandement en chef sur sa demande, et d'après les pouvoirs qui lui furent remis par le ministre de la guerre. Il repousse au contraire ce dernier parti et donne contre-ordre au 12e corps qui, avec les troupes fraîches de la division Grandchamp, retourne au feu et s'élance avec celles-ci sur le 3e bataillon du Régiment du corps, major comte Joner, réuni au 2e bataillon du 2e régiment avec le 4e bataillon de chasseurs, lesquels se trouvent appuyés par le 1er et le 2e bataillons du 108 Régiment, ainsi que par le 78 bataillon de chasseurs, lieutenantcolonel Schultheiss. La grêle des balles redouble, l'artillerie ennemie tire du chemin de fer, bombarde Bazeilles du Liry, situé sur la rive gauche, entre Wadelincourt et Remilly. On s'entretue de tous côtés avec un délire qui va jusqu'à la frénésie. On ne cède le terrain que pied à pied, on n'avance que pas à pas, la bataille est indécise et se centralise sur la place du Marché. Il était neuf heures environ, quand le général de Wimpffen succédait au général Ducrot dans le commandement général. Du côté bavarois, le général commandant von der Taun se trouvait à deux cents mètres du front de sa ligne de bataille, excitant les siens au combat, mais ne parvenant pas à enfoncer nos rangs. Dans ces efforts constants, persistants, opiniâ-
très, les têtes exaltées s'échauffent davantage, les héros ne se comptent plus, mais tombent pour ne plus se relever. Nos pertes sont graves; celles de l'ennemi plus graves encore. Au nord de Bazeilles, on se bat avec acharnement dans le parc de Montvillers, vers dix heures. Ce sont le 22e de ligne et le 4e régiment d'infanterie de marine qui opposent cette énergique résistance au colonel de Seydlitz. De notre côté, nous gagnons du terrain, malgré l'entrée en ligne des trois bataillons de la 46 brigade, des 11e et 12e compagnies du 3e bataillon du 10e régiment bavarois, ainsi que les deux bataillons du 13e régiment. A dix heures etdemie, nous sommes encore vainqueurs mais nous évacuons prudemment la place, afin de prévenir un mouvement tournant, opéré par le 1er et le 2e bataillon du 12e régiment bavarois, par la 7e compagnie du 12e bataillon, qui renforcent en même temps les premiers et agissent de conserve. Le dernier bataillon de la 4e brigade vient d'entrer en lice. L'armée bavaroise entière englobe et menace Sedan de ses feux roulants et de sa grosse voix tonnante. Tout en nous repliant, nous infligeons des pertes sérieuses aux compagnies du 10e régiment de chasseurs, qui nous suivent de près, commandées par le lieutenant-colonel Schmidt. Le 3e bataillon de
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ce régiment se porte sur la villa Beurmann et l'occupe. Onze heures sonnent à Sedan et Bazeilles est laissé à discrétion aux Allemands, qui l'ont acheté, après huit tentatives répétées dans l'espace de sept heures, au prix de six mille hommes sur trente mille engagés dans les deux journées. Avec les cruautés de la guerre, qui suit son cours impérieux et son œuvre implacable de destruction, commencent le siège de la Dernière
Cartouche et l'infructueuse résistance dans la plaine de Sedan terminée par les effrayantes charges de cavalerie. La toile tombe sur cette épouvantable journée, épopée militaire qui attend un poète. Quel sera
?
son Homère
IX
Par une aveugle rage, exercée sur des habitants innocents d'un crime qu'on leur reproche, tournée contre desCitoyens soupçonnés injustement d'avoir prêté main-forte aux troupes régulières, les Prussiens se montrent impitoyables et barbares. La langue est pauvre d'expressions, et c'est à notre éloge, pour traduire de semblables forfaits. L'indignation vous étouffe avant d'avoir pu articuler un mot.
?.
fu-
— la Commune les a employés depuis, — des
na-
Ils. les Prussiens.
le croira-t-on
sillent des Bazeillais, sans distinction d'âge ni de sexe, sans armes et sans défense. Ils les assassinent chez eux, dans leurs chambres, dans leurs lits, les impotents et les malades, avec une lâcheté dégoûtante et une férocité de sauvages. Et comme pour cacher leurs crimes et leur honte à l'œil de Dieu et à la face du monde, sous des amas de ruines ou des tourbillons de fumée, comme pour purifier par le feu leurs mains trempées daus le sang de leurs victimes sacrifiées à une vengeance innommée, ils anéantissent une ville tout entière. Les habitants, torturés, massacrés sur le corps des morts ou des agonisants, tenus à genoux, garottés et passés par les armes, vont offrir un nouvel aliment aux flammes qui se repaissent de chair humaine et s'abreuvent de pétrole. Moyens expéditifs, mais ignorés jusqu'à ce jour, tions policées, pour éviter les ensevelissements embarrassants, difficiles, onéreux. Et que ne pratiquezvous sur une vaste échelle, peuples géants de la terre, l'incinération en grand, à l'exemple de la race teutonne? Economie de temps, de bras, d'infirmiers et de brancards. C'est inouï, insensé, cannibalesque, tout ce que vous voudrez; mais c'est pratique, fort simple et ce n'est pas long. Vous brûlez une ville pour vous
débarrasser des vivants qui vous gênent et des morts qui l'encombrent. Mais la presse étrangère, anglaise et belge, a su flétrir en son temps, et comme il convenait, ces actes de cruautés coupables, indignes d'un siècle qu'on dit être de progrès, de civilisation et de lumières. 0 Robert-le-Pieux te doutais-tu, lors de ton entrevue superbe avec saint Henri, de la maison de Saxe, du sort qui serait réservé reuf siècles plus tard à la ville choisie par toi pour sanctionner la paix? Pensais-tu, ce jour-là, qu'après vingt générations, Bazeilles deviendrait le théàtre des ignominies les plus farouches et serait détruit de fond en comble par les descendants de la grande famille de ton rival soumis? Ta faiblesse d'alors, ô Bazeilles, semblait au contraire, pour toi, un gage de sécurité et un parchemin de longue vie. Elle paraissait être un présage d'heureux jours écoulés à l'abri des compétitions des grands et de la convoitise des ambitieux. Ton territoire n'avait guère que 2GO arpents de su-
!
perficie. Combien hier étais-tu plus riant, plus riche et plus peuplé, avec tes deux mille cent habitants, qui ne savaient des crimes et des injustices des hommes que ce qu'on avait bien voulu leur
raconter. A ta vue, on se croirait, au contraire, revenu
aujourd'hui aux temps barbares des invasions du Bas-Empire, et des courses incendiaires décrites à travers l'Europe par l'impie Attila. Les Allemands ont essayé en vain d'expliquer leur conduite par des excuses invraisemblables. Que ceux des nôtres sur lesquels ils ont essayé de faire peser les responsabilités ou de faire retomber les fautes, se rassurent. Le châtiment retourne toujours au maître inique qui s'en sert. Entre autres prétextes, les Allemands ont allégué que, depuis Wœrth, le gouvernement français n'avait cessé de distribuer des armes et des cartouches aux paysans. Cela est vrai. Des armes ont été données aux habitants. Ces armes étaient malheureusement de vieux fusils à percussion, de mauvais fusils à tabatières, et ces hommes qu'on avait ainsi armés étaient des brigands?. Non, des gardes nationaux. Etait-ce là un droit ou non qu'avait le pays de protéger sa propriété et de défendre sa vie? A Bazeilles, on distribua seulement quarante fusils
sur quatre-vingts qu'on avait reçus. Y avait-illà motifs à incendier et assassiner? Si les lois de la guerre ont été enfreintes, c'est vous, Prussiens, qui les avez violées, au mépris de toutes les constitutions humaines, et de toutes les sanctions chrétiennes. La sentence de mort faite contre les Bazeillais,
a bel et bien été prononcée. Qu'on s'en rapporte à la déposition digne de foi d'une dame Charlot qui. prise dans Bazeilles, emmenée comme captive et couchée en joue par ses bourreaux, leva instinctivement le bras gauche, et évita ainsi dans le cœur, une balle qui se logea dans l'avant-bras. Conduite ensuite avec plusieurs autres chez un sieur Théophile Alain, et là, mise en présence d'un général allemand que la courageuse femme suppose avoir été le général Yon der Taun, elle lui entendit prononcer ces paroles: « Mesdames, je ne puis rien faire pour vous; l'ordre est que tout habitant de Bazeilles doit être fusillé; M. le comte de Bismarck, du reste, a ordonné le pillage, le massacre et le » Sont-ce donc là les serments faits au début des hostilités?Leroi Guillaume a dit au commencement de la campagne, dans une de ses proclamations, datée de Hambourg, 8 août, si je ne me trompe Nous ne faisons pas la guerre aux habitants paisibles de la France.. » Et que faites-vous donc, en vous acharnant sur des hommes, des femmes et des enfants, en brûlant les habitations, les églises et les villes. la guerre aux oiseaux? L'incendie de Bazeilles n'a rien épargné. Quatre cents maisons se sont écroulées, effondrées, abîmées; quatre cents maisons que des langues de feu ont pourléchées de rouge et revêtues de leur noire livrée de deuil, une par une, mur par
feu.
«.
:
mur, pierre par pierre, pour, d'un large foyer incandescent, former ensemble un monceau énorme de décombres fumants sur lesquels les exterminateurs, — nouveaux Marius, — ont pu monter et mesurer leur joie à l'étendue de leur perfidie Oui, quatre cents maisons solides et bien bâties, entourées jadis par de réjouissants vergers, aux arbres à demi-consumés ou abattus par la mitraille et étendus sur le sol comme de noirs cadavres. Ceux que le feu avait épargnés restaient debout, ébranchés par les balles, ne dressant plus que de maigres squelettes et quelques rameaux éplorés, au milieu d'une lamentable dévastation, et au-dessus d'une terre quasi-fertilisée, creusée et sillonnée, labourée par les boulets, mise en friche par les obus, ratissée par les projectiles des
!
mitrailleuses. Quand, dans leurs foyers dévastés, les Bazeillais revinrent, ils se comptèrent, comme un bataillon rentré au bivouac, au soir d'une bataille.
!
Quarante-trois étaient portés absents Quarantetrois manquaient à l'appel, ou plutôt avaient répondu déjà à l'Appel suprême. Vous saurez plus loin les noms des trente d'entre eux qui ont succombé, et de quelle mort violente ils ont péri. Par une crainte inexplicable, par une pusillanimité ridicule, les parents des treize derniers ont
intercédé auprès de l'architecte pour que l'édifice, élevé en leur honneur et à celui de l'armée, ne les mentionnât pas; ce qui est une insulte au courage, au dévouement, au patriotisme. La vertu a-t-elle donc tant besoin de se cacher, alors que le vice s'affiche au grand jour et que la lâcheté triomphe aussi impudemment Combien d'autres Bazeillais ont encore trépassé par la suite, des frayeurs éprouvées, des chagrins essuyés, de la misère et des privations endurées dans leur asile changé en tanière, au fond d'excavations pratiquées dans l'attente d'un meilleur sort, en butte à toutes les persécutions odieuses, après avoir été témoins ou victimes des plus cruels
?
!
supplices
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Alors, dira-t-on, Bazeilles ne compte plus un habitant Bazeilles n'est qu'une montagne de délivres et de gravois aux pierres calcinées, étalant au soleil ses entrailles desséchées, une ville en ruines, sur un lit de cendres et de scories, exhibant les plaies gangreneuses de son corps rongé, mutilé, et dans une nudité horrible Point!—Bazeilles est plus brillant que jamais. Il s'est rajeuni àcette eau de Jouvence, couleur d'argent, qui coule claire et limpide de cette fontaine intarissable qu'on nomme la Bienfaisance, et deux rangées de maisons s'alignent de chaque côté d'une large voie, pour aller à deux ou trois cents mètres plus bas faire brusquement un coude à gauche.
?
Au-dessus des portes et scellées dans les murs, sont des plaques de fonte coulées dans le même moule et peintes en rouge. A la mémoire de la patrie reconnaissante, chacune d'elles porte cette épigraphe unique, invariable
:
SOUSCRIPTION NATIONALE SOU DES CHAUMIÈRES Si d'une part la nation s'est montrée grande et généreuse, de l'autre les obligés ne se sont point
rendus coupables d'ingratitude ni d'indifférence. Il faut leur rendre cette justice, ils portent noblement au front, et sans en rougir, l'acquit des bienfaits qu'ils ont reçus. Combien peu parmi nous, dans la vie privée, rendent témoignage de leur reconnaissance aux personnes qui les ont libéralement servis Avec le sou des chaumières — cette goutte d'eau qui enfle les fleuves, ce grain de sable qui fait les plages douces et moelleuses — les Bazeillais ont pu réédifier leurs pénates sur les anciens fondements, tels que les habitants de Résina sur les flancs du Vésuve, après chaque éruption du roivolcan. Comme toute vieille cité, Bazeilles compte donc aujourd'hui une double origine et peut dire, à bon droit, qu'elle renaît de ses cendres. Seulement la souche s'est dégarnie, l'arbre s'est exfolié, et des deux mille cent habitants qu'il avait, il n'en compte plus que dix-neuf cents.
!
X
Nous avons descendu les rues principales en jetant de plusieurs côtés des regards inquisiteurs et affligés. Tout en les déplorant amèrement, nous n'avons constaté avec plaisir que quelques espaces restés vides entre les nouveaux bâtiments le foyer des absents, sans doute, comme à un grand banquet le siège des convives empêchés. Croyons du moins, pour notre consolation commune, à une absence passagère et comptons voir de promptes reconstructions s'élever sur tous ces foyers éteints qu'un souffle patriotique suffirait à rallumer. Nous arrivons enfin à ce fameux carrefour où la Grande-Rue fait un angle droit à gauche, et ou les suprêmes mais inutiles efforts de notre infanterie de marine réprimèrent, pendant les dernières heures de la bataille, l'ardeur bruyante et hurlante de nos adversaires, en mettant le comble à leur exaspération par une fermeté inébranlable. Voici la place du Marché. D'un côté la mairie, de l'autre l'église, bâtie sur les substructions du presbytère avec une subvention de onze mille francs accordée par le gouvernement — les 50 %• Mais quelle église L'ancienne a disparu dans l'embrasement général,
:
!.
comme la mairie, les écoles communales, tout ce qui fut Bazeilles, sauf les ambulances bavaroises installées dans leschâteaux de Montvillers et de Dorival. Cette chapelle a plutôt l'air d'un ouvroir, d'une crèche ou d'une salle d'asile, tant elle est modeste. N'a-t-il pas fallu dépenser les ressources publiques avec une sage parcimonie? Et aujourd'hui il n'y a plus d'argent! L'œuvre du sou des chaumières ne fonctionne donc plus? Si ce doute pouvait provoquer un réveil général L'église de Bazeilles n'a même pas de clocher. Son bourdon repose à côté d'elle — comme le chapeau déposé par un fidèle sur une chaise voisine, — au sommet de longues poutres équarries et dressées sur la place en forme d'échafaudage. C'est du haut de cette charpente grossière et primitive qu'elle appelle ses paroissiens. Telle est l'église, qui fut inaugurée le 11 novembre 1872, à neuf heures du matin, jour de la fête patronale de saint Martin. Telle elle restera jusqu'à ce que la dernière maison de Bazeilles soit relevée. Avec le superflu ou l'excédant, s'il yen a, elle songera peut-être à elle, après avoir prié pour les autres. Hic cecideruntEntre l'autel et la patrie, l'Hôtel de Dieu et l'Hôtel de Ville, se dresse sur le terrain même que l'infanterie de marine a plus particulièrement acquis et conquis au prix de
!
mille sacrifices, payé et arrosé jusqu'à la dernière goutte de son sang, se dresse, dis-je, un monument commémoratif, qui est le produit d'une souscription de quatorze mille francs, en partie recueillie par M. Mathorel de Fiennes et par Mme de Fougainville, la principale instigatrice du monument. Nous verrons tout à l'heure, inscrit sur le piédestal, le nom de son fils, lieutenant au 1er régiment d'infanterie de marine, dont le corps, proba-
blement incinéré retrouvé.
par l'incendie, n'a
pu être
Sous le ciel même qui l'avait vu naître, il est venu mourir en. héros. Ses dernières paroles ont été pour la France, ses derniers souvenirs sans doute pour sa mère. Cet édicule a la forme d'uncône quadrangulaire, se rétrécissant graduellement depuis le bas jusqu'au faîte, qui est tronqué et terminé par quatre pans coupés. La base est assise sur un socle carré, qui repose lui-même sur un dé à frontons encorbellés, où se marient des branches de chêne et de laurier entremêlées de couronnes funèbres. Les quatre côtés du cône (le troisième côté est la répétition du premier), portent les inscriptions suivantes
:
:
Premier côté
12me CORPS D'ARMÉE LE
SOUS
LEBRUN
GÉNÉRAL
LIGNE 22me,
34me,
sous
58me, 79ma
LE GÉNÉRAL
Régiments
GRANDCHAMP
INFANTERIE DE MARINE 1er, 2me, 3me, 4me 3
Régiments
et batteries d'Artillerie
de Marine sous LE GÉNÉRAL DE VASSOIGNE
ARTILLERIE 24
batteries des llme, 14mc et
4me, 7me, Sme, 10me, 15me
Régiments
GÉNIE 5 Compagnies du 3me
Régiment
:
:
Quatrième côté
Deuxième côté
BAZEILLES
REQU1ESCANT IN PACE
31
Août —
1
Septembre
31
Août —
1
septembre
1870
Sur celui-ci, on aperçoit une palme, comme maintenue' par une rosace qui la fixerait sur la pierre. Sur celui-là, est une croix gravée en creux, telle qu'une intaille. On lit sur les quatre faces du piédestal, pre-
:
mièrement
HABITANTS DE BAZEILLES VICTIMES DES JOURNÉES DU 31 AOÛT ET 1 SEPTEMBRE
[enfants. Cottin. Dehaye,Jules, ses Deliaye,Simon. Baury. Henriet. Henry (suisse). Lacroix. Lesoille. Pochet.
Henry, B". Jacquet. Mallaissi. Hagnery. Lhuire, J"-B".
et
Lhuire,Jean. Cuvillier. Lamotte. Dagand.
:
1870
Legay,M*. Bertholet, M'. Billiot. Remy. Domelier. Gripoix frères. Grosjean. Herbulot. Husson.
Deuxième côté
MONUMENT
ÉLEVÉ PAR SOUSCRIPTION A LA MÉMOIRE DES OFFICIERS, SOUS-OFFICIERS ET SOLDATS
D'ARMÉE 12me L'INFANTERIE CORPS DU DE DE MARINE ET
:
Quatrième côté
LA PATRIE A
SES DÉFENSEURS
:
Troisième côté
:
INFANTERIE DE MARINE Lieutenant-colonel
Chefs de b,at,aillon CAPITAINES
Arnault. Goury. Maurial. Moinet. Poret. Pressard. Roussel. Vigrie.
Domange
i CHASSERIAU GROSNIER LIEUTENANTS
Barthe. Belloc. Boillon. Bouvier. Brunet. Collot. Garay. DeFougainville. Maurice-Dulcrain. Roustan. Watrin.
1
Fremiet HOPPER
SOUS-LIEUTENANTS
Bonnelle. Carré. Chevalier.
Groult-Duferier. Leroy. Maison. Piot. Saliceti.
Le tout, en pierre tirée de Commercy, est entouré d'une grille de fer; il est l'œuvre de l'architecte Maget. L'inauguration de ce monument eut lieu le 23 novembre 1875, en présence de : Mgr Langénieux, archevêque de Reims, qui le bénit du co-
;
lonel Trenstiman du 1er régiment d'infanterie de marine, et du colonel Colcomb, du 27e d'artillerie, représentant tous les deux M. le Ministre de la Guerre; des généraux: de Pajol, ancien aide de camp de l'Empereur Gresley, ancien ministre, commandant aujourd'hui le 5e corps à Orléans de la Bastide, de Barolet, du lieutenant de vaisseau de Courty; du député des Ardennes M. A. Philippoteaux, frère du peintre; du préfet, du sous-préfet, enfin de toutes les autorités civiles et militaires, escortées par une compagnie du 54e de ligne et par un piquet d'infanterie de marine,— les vingt-cinq hommes survivants arrivés les premiers sur le lieu du combat.
;
:
;
*
+* Maintenant que nous connaissons les noms des victimes de Bazeilles, tâchons de savoir leurs genres de mort. COTTIN, François, tisseur, 41 ans. Cottin fut victime de son dévouement. En relevant les blessés qui étaient tombés dans son jardin, rue des Batardeaux, il fut frappé à l'épaule gauche par une balle française. Quelques heures après survinrent les Bavarois, qui le firent prisonnier. Aucun soin ne lui fut donné durant son arrestaLe colonel qui commandait le t" régiment, le 1" septembre, à Sedan, était le colonel Briére de l'IMe, actuellement au Sénégal. 1
tion, et il mourut quinze jours après des suites de sa blessure. Simon, tisseur, 68 ans. Nous parlerons plus tard de Dehaye, Jules, et de sa famille. Quant à Simon, son corps fut découvert, dans un état de complète calcination, sous les décombres de sa maison. Il fut assassiné chez lui à coups de crosse, en présence de sa malheureuse femme qui, témoin de ces actes de sauvagerie, mourut de frayeur et de chagrin, six semaines après. DEHAYE,
ans, vivement sollicité par ses parents de s'enfuir avec eux, allégua comme prétexte pour rester qu'il voulait sauver le mobilier de l'incendie. Dans la matinée du premier septembre, Baury fut aperçu errant autour de la maison paternelle et il est présumable que sa mort eut lieu dans l'après-midi. Son cadavre fut trouvé dans l'écurie de Simon Hagnery, portant plusieurs blessures à l'occiput, ainsi que de nombreuses traces de contusions au bras et au genou droit. Surpris probablement dans cette écurie, dont il avait fait son refuge, Baury aura été assommé. Les habitants le connaissaient sous le petit nom de Manuel. Quoique légèrement atteint d'aliénation mentale, il était d'un caractère doux et pacifique, ce qui ne l'empêchait pas de travailler avec son BAURY, Emmanuel, plafonneur, 43
père.
HENRIET, Gustave, brasseur, 25 ans. Le premier
septembre, la ruelle Lorson fut le théâtre d'une scène horrible. Vers deux heures de l'après-midi, deux Bavarois, qui s'engageaient dans cette petite rue, aperçurent un homme sans défense et coururent sur lui à la baïonnette. Henriet (car c'était lui) parvint à saisir l'arme du premier. Il voulut lui expliquer qu'il n'opposait aucune résistance. Peine inutile le second le coucha en joue. Alors intervint la dame Liégeois qui se précipita à genoux devant les deux assassins, en leur demandant la grâce du malheureux jeune homme. Mais ni les larmes, ni les prières ne fléchirent ces farouches soldats, et Henriet tomba frappé par une balle en pleine poitrine. La victime donnait encore quelques signes de vie et se débattait dans d'affreuses convulsions. L'autre meurtrier l'acheva en lui déchargeant un second coup de fusil dans la tête.
;
:
Jean, tisseur, avait 58 ans. Il était le suisse de la paroisse il avait chez lui sa hallebarde et son épée. On croit généralement que ces armes inoffensives et d'apparat ont été la cause de sa mort et que son corps, jeté dans l'incendie, y aura été brûlé. Son fils ignore complètement depuis cette journée ce qu'est devenu son pauvre père. HENRY,
LACROIX,
Jean, tisseur, 56 ans, confiant dans les
sentiments d'humanité des troupes du roi Wilhèlm, ne quitta pas son domicile et fut arrêté chez lui, le jeudi premier septembre. Les Bavarois, exaspérés de l'énergique défense de ce bourg, s'en prirent aux civils, notamment à Lacroix, qu'ils accusèrent d'avoir soutenu l'infanterie de marine par ses indications et d'avoir en même temps tiré sur eux. Le prétexte était trouvé; la vengeance fut abominable. On lui trancha les deux poignets, on le plaça sur une botte de paille et on y mit le feu. Il mourut au milieu des plus atroces souffrances. Les témoins affirment que Lacroix n'a jamais été d'un caractère violent et qu'ils ne se rappellent pas lui avoir vu un fusil entre les mains. Jean-Nicolas, manœuvre, 57 ans. A un pied environ de profondeur, fut retiré de la prairie le corps de Lesoille. Plusieurs taillades au visage et une forte coupure à la main droite — probablement en voulant les parer — indiquent clairement que Lesoille a été tué à coups de sabre. LESOILLE,
Ferdinand, jardinier, 42 ans, fut trouvé comme ce dernier enterré dans la prairie. A l'apparition de l'ennemi, Pochet s'était enfui en Belgique, mais croyant à tout danger disparu, il était revenu le deux septembre. Dès sa rentrée dans Bazeilles, il fut saisi par les Bavarois et fusillé, du côté de la route de Balan. POCHET,
Baptiste, 50 ans, était idiot. Il a été rencontré blessé, le trente-et-un août, dans la rue des Boulangers, et marchant difficilement à l'aide d'un bâton mais depuis le premier septembre, on ne l'a pas aperçu. Quelques personnes déclarent l'avoir vu brûler au milieu de la paille. Quoi qu'il en soit, son identité n'a jamais été reconnue. HENRY,
;
Saint-Jean, charron, 55 ans. Comme le précèdent, le corps de Jacquet a dû être consumé par le feu. Mmo Harbulot, M. Denis-Mozet et Mlle Larson le virent dans la journée du jeudi, étendu sur le trottoir de l'auberge Bouquet. JACQUET,
cultivateur, 56 ans. Malgré les supplications de sa femme et de son fils, Malaissi n'abandonna pas sa demeure, et son refus lui coûta la vie. Son corps fut retrouvé auprès du bac, où il était allé pour mener ses chevaux à l'abreuvoir. MALAISSI-HAGNERY,
Jean-Baptiste, cultivateur, 53 ans. Il est à peu près certain, d'après la déclaration du sieur Gallet, qu'Hagnery été tué le trois septembre, vers les neuf heures du matin. HAGNERY,
a
Jean-Baptise, aubergiste, conseiller municipal, 64 ans. Lhuire, le premier septembre, remontait de sa cave avec du vin, pour le donner à des Bavarois qui avaient envahi sa maison, lorsque, sans motif, il fut jeté violemment à terre LHUIRE,
et frappé de coups de sabre. Depuis, on n'a plus entendu parler de lui.
Jean, revendeur, 63 ans. Joseph Herbulot et Eugène Aublin, ses concitoyens, déclarent avoir rencontré Lhuire dans la matinée du deux, vers onze heures. D'autres disent l'avoir vu à Remilly entre les mains des Prussiens, qui l'auraient tué. Des fouilles faites dans les environs, par son gendre Marielle, n'ont abouti à aucun résultat. CUVILLIER, manœuvre, 46 ans. Sa surdité a été, on n'a pas resans doute, la cause de sa mort trouvé son corps. LAMOTTE, Jean-Pierre, garçon brasseur, 47 ans. Dans le bas du bourg de Bazeilles et près de la fontaine de la prairie, on découvrit deux cadavres; les vêtements qu'ils portaient furent reconnus pour appartenir à Lamotte et à Jean Ludovici. Ce dernier, garçon brasseur de M. Jacob, était encore attaché avec Lamotte, et les traces de balles constatées sur eux démontrent parfaitement qu'ils ont été fusillés ensemble, — dans la matinée du deux septembre. DAGAND, Auguste, commis marchand de vins, 66 ans, n'habitait pas à Bazeilles, mais y avait de la famille qu'il venait voir souvent. — Disparu. LEGAY, Madeleine, rentière, 70 ans, fut brûlée vive dans sa maison, située rue de l'Eglise, le trente-et-un août, ainsi que LHUIRE,
;
:
BERTHOLET-FRANCOTTE,
rentière, 69 ans, qui eut
le même sort dans son lit.
Jean-Baptiste, domestique, d'origine belge, était batteur en grange chez Théophile Alain. Disparu. — BILLIOT,
Elisée, tonnelier, 36 ans. On verra plus loin la déclaration du père. REMY,
Jean-Baptiste, tonnelier, 88 ans, fut tué le premier septembre, par un éclat d'obus, qui l'atteignit au côté gauche, dans sa maison. GRIPOIX, Jean-Baptiste, 52 ans, et Pierre-Joseph, son frère, 54 ans, tous les deux maçons. Deux jours après l'incendie de Bazeilles, on retrouva, près du cimetière, le corps de Jean-Baptiste, qui portait à l'œil droit une blessure provenant d'un coup de feu il avait été pris par l'ennemi le premier septembre, vers quatre heures du soir. Différentes versions ont couru sur la mort de Pierre-Joseph. La plus digne de foi est celle-ci arrêté dans la soirée du premier septembre, il a été traîné à la suite de l'armée prussienne et fusillé DOMELIER,
;
:
à Reims.
est un surnom donné à Ludovici,Jean, garçon brasseur, âgé de 30 ans, originaire de Diekierch (grand-duché du Luxembourg) et fusillé avec Lamotte. GROSJEAN
HERBULOT,
Jean-Baptiste, cultivateur, 45 ans.
Dans la rue des Boulangers et près du pont, on découvrit le cadavre de ce dernier, percé de six balles. Le cou présentait aussi plusieurs blessures de baïonnette. C'est en voulant se rendre à l'ambulance du château de Montvillers qu'Herbulot trouva la mort, le deux septembre.
Lambert, maréchal-ferrant, 51 ans. Ici je m'arrête, pour prendre haleine, suffoqué par l'impression du récit qu'on va lire Dès le commencement du bombardement de Bazeilles, Mme Herbulot et son mari étaient descendus dans la cave. Le jeudi matin, la maison fut envahie par les Bavarois et leur refuge bientôt découvert. Sabre au poing, ils se précipitèrent sur eux en poussant des vociférations. A la vue du brave Herbulot, qui se tenait devant sa femme pour la protéger, la férocité de ces misérables augmenta. Ils s'élancèrent sur lui, le frappèrent sans relâche avec la crosse de leurs fusils ou le lardèrent de la pointe de leurs sabres. Se relèvait-t-il ils redoublaient d'acharnement et de cruauté, et ne se reposaient que quand la force les abandonnait. Cette horde sauvage ne se retira que pour les emmener séparément, de deux côtés différents. Frappé de treize coups de sabre, dont onze sur la tête, un autre aux reins et le dernier au coude droit, l'infortuné Herbulot avançait en chancelant HERBULOT,
:
?
à chaque pas. On le dirigea vers la gare, poussé, enlevé, porté plutôt et fort épuisé par la perte de son sang. Là, on le jeta à terre comme un sac et, durant une demi-heure, il fut souffleté, accablé de coups. Les actes infâmes de ces monstres ne se ralentissaient pas contre leur victime, qui se trou-
vait nécessairement dans un état indescriptible. Ses cheveux ne couvraient plus qu'une plaie sous une épaisse couche de poussière et de sang coagulé, son visage n'avait plus figure humaine, c'était plutôt un masque hideux et ruisselant de sang. Les vêtements, mis en lambeaux, n'offraient plus que des haillons. Abrégeons. Après un internement de deux jours dans une salle de la gare, il fut transféré au château de Dorival et là, durant six jours, il resta attaché au montant d'un escalier, et dans l'impossibilité complète de faire le moindre mouvement. Ses gardiens poussèrent même le raffinement de la barbarie jusqu'à lui lier le bras et la jambe gauches à un pilier. Le huitième jour, un soldat, touché de compassion, vint panser ses blessures et lui-permettre de se promener dans le parc. Herbulot en profita pour s'évader. « Une journée de plus, disait-il quelques jours après sur son lit d'agonie, et je serais mort. » Six semaines après, on le conduisait à sa dernière demeure. De son côté, Mme Herbulot ne fut pas épargnée.
Blessée au front d'un coup de sabre, elle fut traînée, demi.nue, jusqu'à Dun-le-Ménil, village distant de Sedan de quatorze kilomètres, où elle fut enfin mise en liberté. Ses jours furent longtemps en danger. Son corps n'était plus qu'une plaie, causée par les mauvais
traitements. rentier, 90 ans, a été vu au village, dans la journée du samedi, trois septembre, d'après le témoignage du sieur Pierre Jacquemain mais, depuis, on ne l'a pas revu. Aucun doute n'existe sur sa mort. MOREAU, Uranie, femme Ducheny, rentière, 50 ans, qui s'était réfugiée avec son mari dans la cave de J.-B. Lhuire, fut faite prisonnière et traitée de la façon la plus cruelle. Relaxée, elle se retira à Sedan pour se mettre au lit et ne le quitter qu'à sa mort. Quelques jours avant, elle disait encore à une de ses amies « Ma chère L., je ne pourrai jamais m'en relever, j'ai trop souffert. » Elle expirait, en effet, le huit septembre. Le sieur Ducheny, son mari, fut roué de coups et sur le point d'être fusillé, malgré ses 60 ans. HUSSON-JACQUEMAIN,
;
:
ans, s'était dévoué à soigner les blessés de l'ambulance établie dans la demeure de M. Thomas Friquet, au service de qui il était. Il a disparu comme tant d'autres BEZÉ-BERTRAND, forgeron, 43
!
Paul-Josué, brasseur, 49 ans. Une quinzaine de jours après la bataille de Bazeilles, dans le parc du château de Montvillers, on exhumait le corps de ce dernier, enterré à un pied de profondeur, ainsi que celui de FORTIER, Pierre, maçon, âgé de 34 ans. Ils étaient encore attachés ensemble, et avaient dû être fusillés dans l'aprèsmidi du jeudi premier septembre. Sur le corps de Robert, on constata jusqu'à onze blessures. ROBERT,
XI
Pour accomplir notre excursion jusqu'au bout, nous poussons à travers la place, par une rue latérale, à droite, jusque sur une route tortueuse, qui mène à la petite gare de Bazeilles, quelque peu éloignée, et qui fut principalement occupée dans la matinée du premier septembre, par le 2e bataillon du Ier régiment d'infanterie bavaroise. Les lieutenants-généraux de Stephan et Papennheim s'y tinrent également. A notre droite, au bord d'une large prairie qui déroule son océan de verdure jusqu'au ruban argenté de la Meuse, nous apercevons le viaduc du chemin de fer, arrondissant ses six belles arches au-dessus de la rivière. Telles on les voit, telles elles étaient pendant la guerre et telles nous allons les franchir pour revenir à Sedan car on oublia de les faire sauter en 1870. L'officier du génie chargé de ce soin, n'avait pas reçu de poudre, et quand il
;
lui en vint, il était trop tard pour mener l'œuvre à bonne fin. L'ennemi parut du reste nous savoir gré de cette négligence, car il en tira profit largement. C'est par là qu'il déboucha le trente-et-un août, malgré nos mitrailleuses insuffisantes, et qu'il répéta sa marche offensive le lendemain, sans bruit, en catimini, avec la 2e brigade bavaroise, venant de Pont-Maugis et divisée en plusieurs colonnes, sous le commandement du lieutenant-général de Heinleth. Les trois ou quatre bataillons que lança plus tard le général de Stephan, l'occupaient l'arme aux pieds. Nous passons ensuite devant le château de Dorival, dans le parc duquel furent postés le 2e et le 48 bataillon de chasseurs avec le général de Tann. Le château appartient à Mme Legardeur, comme celui de Montvillers appartient à M. de Fiennes. D'immenses haies de buis ou d'autres arbustes similaires, taillés à façon, arrondis avec art, décrivent, devant la façade du château Dorival, d'énormes arcs de cercle ou de grandes circonférences concentriques. Çà et là des cyprès coniques ou des ifs en quenouille ouvrent les rangs et pointent vers les nues. Il y a un an, on aurait pu prendre ce décor symétrique pour celui d'un champ de repos. Mais depuis que le dernier et rigoureux hiver de 1879-80
a passé sur lui sa main blanche, rigide et glaciale, la méprise n'est plus permise. Gelés, brûlés, jaunis, ce n'est pas comme le nez ou les oreilles des mortels qui rougissent lorsqu'ils sont gelés — comme les oreilles surtout, les rougeurs du nez pouvant avoir une autre cause— on dirait ces arbres, toujours verts, roussis par l'incendie sans précédent de Bazeilles, dont les flammes ont cependant respecté le manoir. Le château de Dorival fut transformé en ambulance comme celui de Montvillers, et dans ce dernier, ainsi qu'à la villa Beurmann, les Prussiens jugèrent en cour martiale les infortunés Bazeillais.
Maintenant, à notre tour, nous allons juger les vrais coupables. Nous allons faire subir un interrogatoire à tous les témoins. Nous écouterons leurs intéressantes et douloureuses dépositions, que nous livrerons à l'appréciation de chacun. On a peut-être pu croire à l'invraisemblance ou à l'exagération dans ces dernières pages, écrites sous l'empire d'un sentiment bas et vulgaire de haine, de jalousie ou de dégoût, mais on verra bien au contraire qu'elles sont restées trop au-dessous de la vérité. Les documents inédits qu'on va lire, approuvés, ratifiés, signés par maintes personnes honorables, dont les signatures ont été dûment légalisées, apporteront au dossier une collection
de preuves surabondantes, irréfutables, indéniables. Je laisse la parole à l'accusé Armant et aux suivants, en respectant fidèlement les termes de leurs
:
dépositions
ARMANT,
bourrelier.
Les Prussiens, dit-il, m'enlevèrent de ma maison le 1er septembre et me conduisirent à la gare, où je fus maltraité comme le dernier des animaux. Je dus suivre ces monstres jusqu'à Angecourt et partager leurs indignes traitements avec les autres habitants de Bazeilles. Ramené en ce dernier lieu et chez M. de Beurmann, je comparus devant un conseil de guerre où je fus reconnu innocent et relàché le vendredi 2, à neuf heures du soir. Ma montre me fut enlevée, ainsi que cent quarante francs que je portais sur moi. » «
DAUMONT,
maçon.'
Caché dans mon grenier, j'y fus découvert le jeudi 1er septembre, à neuf heures du soir. Traîné dans la rue, j'ai été maltraité de la manière la plus horrible coups de crosse, coups de sabre, rien ne me fut épargné. A la gare du chemin de fer, trois soldats me jetèrent par terre et me laissèrent dans cette position pendant toute la nuit, pieds et poings liés. Au village d'Angecourt, je fus obligé de rester à genoux durant trois heures, le corps couvert de blessures, avec «
:
les sieurs Gerbaut, Dehaye, Jules, Bournel père et son gendre, etc. De là, dirigé au château de Montvillers, puis à la maison Beurmann, je fus
acquitté.
» Mme
«
veuve HENRIET.
Ma cave était mon refuge au moment de la
bataille et j'y restai avec mes deux enfants jusqu'au 2 septembre. Effrayée des cris poussés au dehors, je sortis pour aller me cacher dans le jardin, au milieu d'une haie; mais là, je fus prise avec les dames Lambert, Lemaire-Vautier, Schmidt-Rahir, les demoiselles Gérard, Penoyer et sa sœur. Les soldats enlevèrent mes deux enfants, qu'ils conduisirent à la gare avec le sieur Vautier-Bertholet, et menacèrent de me fusiller avec mes compagnes. Ces menaces se renouvelèrent souvent et nous fûmes mis en joue jusqu'à sept fois. « Le sieur Henriet-Rambour étant muni d'un laisser-passer, nous en profitâmes toutes pour franchir avec lui les lignes prussiennes. » VAUTHIER-BERTHOLET,
tisseur.
j'étais Le matin, à heures du dix jeudi, encore « dans ma maison, située rue d'En-Bas, lorsqu'elle fut envahie par une troupe de soldats qui m'empoignèrent, en poussant des hurlements à faire trembler le sol. Ces casques à chenille me roué-
rent de coups et je reçus de l'un d'eux un coup de baïonnette dans la jambe droite. Les menottes me furent mises, je fus attaché avec le sieur SchmidtRahir qui lui aussi venait d'être fait prisonnier, et nous fûmes emmenés ensemble à la gare, où un soldat chargea son fusil devant moi, avec des graviers, pour me mettre en joue. Trimbalé de Pilate à Hérode pendant quatre jours et demi, je fus enfin libre de retourner à mon domicile. Hélas quand j'y arrivai, il ne restait plus qu'un amas
!
de décombres
!
»
GILQUIN,
épicier.
Fait prisonnier, le premier septembre à neuf heures du matin, je fus lié et accouplé avec Fran«
çois Armant. « Ces ignobles Bavarois nous traitèrent avec la
dernière brutalité. Tortures physiques et tortures morales, nous avons tout enduré. Menés à Angecourt, il nous fallut revenir encore à Bazeilles, dans cet enfer, au milieu duquel se débattaient une centaine d'hommes, accusés, comme nous, de crimes imaginaires. « J'étais blessé à la jambe d'un coup de sabre, et cette blessure me faisait affreusement souffrir. Nos bourreaux nous dirigèrent chez M. de Beurmann, où siégeait le conseil de guerre, pour être finalement rendus à la liberté. »
LEMAIRE-VAUTIER, tisseur.
Au commencement du combat, le trente-et-un août, celui-ci s'était retiré chez un de ses parents, Pierre Vautier, où se trouvaient déjà réunies une quinzaine de personnes. Vers trois heures de l'après-midi, ils furent faits prisonniers, garrottés solidement et obligés de suivre les Bavarois dans plusieurs villages, aux alentours de Bazeilles. « Je fus traité, dit Lemaire, d'une façon si sauvage et si cruelle par la soldatesque bavaroise, que je résolus de mettre fin à mes souffrances, lorsque je passais sur le pont de bateaux que l'ennemi avait établi au-dessus de Remilly, en me jetant dans la Meuse avec un de mes compagnons, le sieur Jules Calvet. Quelques soldats, plus humains que leurs camarades, nous retirèrent aussitôt de l'eau et firent tous leurs efforts pour alléger nos peines. Nous fûmes, toutefois, obligés de passer la nuit sur la dure avec nos vêtements mouillés. » Lemaire ajoute avoir dit à l'officier du détachement qui les conduisait « Commandant, faitesnous subir un interrogatoire et faites mourir les coupables, si coupables il y a, mais que les innocents soient mis en liberté. » Le 2, vers dix heures du matin, Lemaire-Vautier fut gracié, ainsi que plusieurs autres, par le conseil militaire établi en permanence au château de Montvillers.
:
COLLET,
Louis, charron.
Quand j'aperçus les uniformes bavarois, je me cachai au plus vite dans mon écurie. Des soldats m'y découvrirent le lendemain, premier septembre A leur vue, je me levai précipitamment et j'essayai de me chausser, mais ces démons ne m'en donnèrent pas le temps. Ils m'empoignèrent en vociférant et ne voulurent jamais consentir à ce que je misse mes souliers je dus les suivre pieds nus. « Ces brigands me souffletèrent en route, me crachèrent à la figure et l'un d'eux, au paroxysme de la fureur, me perça la joue gauche de sa baïonnette. Quoique le sang jaillît en abondance de ma blessure, je ne fus pas mieux traité pour cela. Ils me lièrent les mains derrière le dos et me frappèrent à coups de crosse jusqu'à la gare. « Je partageai le sort des sieurs Henry-Herbulot et Chariot. Nous revînmes après tous les trois à Bazeilles, entièrement meurtris, et ne nous soutenant qu'à grand'peine. Je ressemblais, paraît-il, à un turco et, comme tel, je fus flagellé. » «
;
HERBULOT-HUBERT,
cultivateur.
Je sortais avec Mme Leroy, pour aller à la recherche de ses deux enfants, quand plusieurs Bavarois, qui étaient devant la maison de M. Arnout, se précipitèrent sur nous pour nous arrêter. «
Les braves soldats du belliqueux roi, après m'avoir séparé de mes compagnons, me lièrent si fortement les mains que les cordes m'entraient dans les chairs, puis ils m'entraînèrent vers la gare. Je reçus en chemin un grand nombre de coups de crosse et, de plus, un coup de plat de sabre à l'œil droit. Devant la gare, revis Mme Leroy entre cinq Bavarois elle était dans le plus piteux état. Après avoir été, le jeudi, à Remilly et à AngeIl court, on nous ramena à Bazeilles, au château de Montvillers. Le lendemain, un second jugement subi chez M. de Beurmann me rendit à la liberté. fis la rencontre des « De retour au village, je sieurs IIagnery, Lemaire, Pierre Husson et Raymond mais lorsque nous passâmes devant la maison Clément, un poste de Bavarois nous refit prisonniers, pour nous conduire à Bettompré. Là, le chef de poste parla au général qui aussitôt fit délivrer un sauf-conduit à chacun de nous. «
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je
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TAVENAUX,
Jean-François, couvreur.
Malgré son âge et ses cheveux blancs, il fut menacé plusieurs fois d'être fusillé. près de la mort, raconte-t-il. Une bien fus Je « bêche me fut remise entre les mains pour creuser ma tombe. Ayant protesté de toutes mes forces contre cet acte d'infamie, je fus garrotté, étendu à terre, battu, et ne fus délivré de cette que le deux au soir, vers cinq heures. Avec moi étaient
c.
prisonniers deux soldats de l'infanterie de marine, qui furent traités plus humainement. Ils reçurent même de leurs vainqueurs, en ma présence, du pain et du tabac moi, civil, je dus naturellement m'abstenir de toutes ces douceurs. « L'officier qui me délivra voulut me donner une leçon de politesse. Dans mon trouble, j'avais oublié d'ôter ma casquette en lui adressant la parole. — Pourquoi ne me saluez-vous pas? me demanda-t-il. répondistête commandant, perdue, J'ai la mon — je. Vos soldats veulent me faire creuser ma fosse, et je vois à leur attitude qu'ils se marchandent mes vêtements ils ont, du reste, déjà tiré au sort mon pantalon. — Et disant cela, je me jetais à ses pieds. — Relevez-vous, mon ami, reprit alors l'officier, et venez avec moi. « C'est ainsi que je fus sauvé. »
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DEHAYE-LEROY, surnommé
Toto, tisseur.
Dans les journées des trente-et-un août et premier septembre, j'avais ramassé et recueilli chez moi onze blessés, dont six Français et cinq Bavarois. De ces derniers, deux étaient officiers, tandis que tous les nôtres étaient de simples soldats de l'infanterie de marine, excepté deux du 34e de ligne. J'avais précédemment sauvé la vie à quatre soldats français réfugiés chez moi, grâce à mille subterfuges tentés dans le but de détourner l'ennemi de les rechercher. «
Les Bavarois, maîtres du village, vinrent chez moi dans la nuit du jeudi au vendredi, pour reprendreleurs hommes et les transporter dans une ambulance. Le vendredi, à huit heures du matin, d'autres Bavarois pénétrèrent dans ma demeure, en me sommant de transporter les soldats français au Montvillers, et dans ce trajet, ils me contraignirent à creuser des fosses pour enterrer leurs morts. Ce fut vers midi que je fus fait prisonnier et conduit auprès d'un général, au bois Chevalier, dans un lieu dit la Pierre. J'ai été mis en liberté après, mais avec défense expresse de revenir dans Bazeilles avant trois jours. «
LIÉGEOIS,
Pierre, cafetier.
Dans la journée de mercredi, ma maison fut incendiée par les bombes qui venaient du Liry et étaient principalement dirigées sur la place. Le soir, je dus coucher avec l'armée française, aux environs de l'église et près de la maison communale. « Le jeudi, à neuf heures du matin, je franchis alors les débris fumants de ma demeure et je me cachai dans le fournil, où je restai avec ma femme jusqu'au vendredi, à deux heures et demie,— heure à laquelle je fus arrêté par les Bavarois. quatre-vingt-trois ans, « Une pauvre vieille de ma femme et moi, nous fûmes conduits à la gare, puis au château de Montvillers. Durant le trajet, nous reçûmes de rudes coups, et la mère «
Oudart (nom de l'octogénaire) fut encore plus éprouvée que nous. Saisie, émue, elle tombait à chaque instant de faiblesse et de frayeur. Les soldats, pour la forcer à se relever, la piquaient de la pointe de leurs sabres ou lui lançaient des coups de pied. Afin d'avoir quelques prétextes à nous fusiller, ils nous obligeaient à enjamber les cadavres qui jonchaient la place. Malheur à qui eût mis le pied sur un corps à dix heures du soir. » « Nous fûmes enfin libres
!
Mme
DEHAYE.
Le mercredi, dès l'entrée des Bavarois dans Bazeilles, nous nous couchâmes dans la cave, toute la famille et moi. Mais mon mari, impatient de connaître les résultats de la bataille et redoutant les progrès de l'incendie, commit l'imprudence de sortir. Il fut arrêté. Les Bavarois, auxquels je dois tous mes malheurs, s'exercèrent sur lui à des violences inqualifiables. En butte à des menaces, à des injures incessantes, il fut éreinté et assailli de coups. A Remilly, mon pauvre homme, étendu sur la paille, était sans cesse harcelé par ces lâches qui avaient le talent non seulement de tuer et de brûler, mais qui excellaient aussi dans l'art de tourmenter leurs victimes. Ramené à Bazeilles, il fut grâcié à Montvillers, mourut quinze jours après de ses blessures. «
,
veuve Jules
et.
Quant à moi, je restai dans la cave jusqu'au lendemain jeudi, fort tard dans la soirée. Durant huit heures consécutives, je fus sans connaissance aucune, à demi-asphyxiée par la fumée de l'incendie de ma maison. Je ne dois mon salut qu'à l'ouverture du puits auprès duquelj'étais mais pendant mon évanouissement, mes deux jeunes enfants, placés à mes côtés (Irené, âgé de 2 ans, et «
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Marie, de 7 mois) périrent étouffés;
«
Mme CHARLOT.
Le jeudi, vers six heures du matin, j'étais assise auprès du feu, avec quatre ou cinq personnes, entre autres Victorine Richard, quand la porte fut poussée violemment par des soldats bavarois. Aus«
sitôt vues, aussitôt prises et entraînées brutalement. Adossées toutes deux le long du mur Legardeur (château Dorival), je m'aperçus tout à coup qu'un de ces monstres me couchait en joue et visait au cœur. Je levai le bras gauche et je reçus une balle dans l'avant-bras. Les autres soldats présents blâmèrent leur camarade, à ce que je crus comprendre, et me conduisirent à une ambulance établie chez le sieur Jean-Baptiste Herbulot, dans laquelle je reçus les premiers soins que réclamait mon état. « Je fus conduite ensuite avec ma compagne, qui n'avait cessé de me tenir par la robe, chez Théophile Alain, où logeait un général bavarois,
le général Von der Tann, je crois. Ce chef parut touché de notre sort, et nous dit: « Mesdames,
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l'ordreest que tout habitant de Bazeilles doit être fusillé. M. le comte de Bismarck, du reste, a ordonné le pillage, lemassacre et le feu. Mesdames, partez; je vous le répète, je ne puis rien faire pour vous. » Nous errâmes alors au hasard, dans le village, où nous vîmes aux mains des Bavarois les dames Jacquet, Théophile Alain, Gilquin et Simon Herbulot, avec un jeune enfant sur les bras. « Pour échapper à une nouvelle captivité, Victorine Richard et moi, nous nous enfuîmes dans le parc Legardeur et nous tombâmes au bord d'un étang, épuisées de fatigues et d'émotions. Victorine avait perdu la tête,et me pressait de me jeter à l'eau avec elle. Je lui remontai le moral et je parvins à lui faire entendre raison, en lui disant qu'il serait toujours temps d'en arriver à cette extrémité. « Rentrées dans Bazeilles, nous rencontrâmes le même général que nous avions vu chez Th. Alain, et nous nous jetâmes à ses pieds, pour implorer sa protection, qu'il nous accorda, du reste. Il nous emmena au château de Montvillers, où nous sommes restées jusqu'au lendemain matin, dix heures. Munies d'un laisser-passer, nous sommes parties ensuite pour Pouru-Saint-Remy et, chemin faisant, nous avons rencontré beaucoup de soldats faits prisonniers. »
jenepuisrien fairepourvous
GALLET,
manouvrier.
Je fus pris le premier septembre et, comme tous mes camarades, j'eus beaucoup à souffrir. « La nuit qui suivit mon arrestation, je dus coucher à la belle étoile, les mains liées derrière le dos et la corde au cou, attaché au pieu d'une palissade. N'ayant pris aucune nourriture depuis la veille, j'étais faible et néanmoins je pus aller à Remilly, avec un autre Bazeillais. Sur la route, les soldats voulurent s'égayer à nos dépens, en nous faisant tomber dans un fossé rempli d'eau. « La gorge serrée d'indignation et desséchée par la soif, je voulus profiter de cet accident pour boire. L'un de ces Allemands, voyant ma position ridicule, chercha à la rendre plus grotesque encore, en m'enfonçant la tête et en la maintenant longtemps sous l'eau. Sans l'aide de mon compagnon, je n'aurais jamais pu en sortir. fûmes réunis à « Parvenus à Remilly, nous d'autres personnes de Bazeilles et attachés enHagnery-Lambinet, Husson-Leroy, Hensemble riet-Rambourg, Ducheny,Gilquin. Ce dernier avait au bras une blessure faite par une balle. A deux genoux et les mains ficelées derrière le dos, on nous tint ainsi, avec défense de faire le moindre mouvement, sous peine d'être fusillés. Les officiers nous regardaient avec des yeux chargés de me«
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naces; aussi pensions-nous tous que le moment terrible approchait. appréhension s'évanouit heureusement, « Notre et nous fûmes rendus à la liberté, comme par miracle mais Dieu sait après combien de difficultés Seul, le malheureux Hagnery-Lambinet, qui ne pouvait rester immobile, fut gardé prisonnier, injurié par les officiers et frappé par les soldats. A la suite de ces mauvais traitements, il devint complètement fou. Depuis, il est mort, car il n'a jamais été retrouvé. »
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GERBAUT, tisseur.
Vers cinq heures et demie du matin, le premier septembre, les troupes qui entraient par la rue du Maillot, au moment où ce dernier revenait du puits, un seau d'eau à la main, tirèrent sur lui un coup de feu qui, par bonheur, ne l'atteignit pas. « De chez moi, je me tins en observation, pendant toute la durée de la bataille, raconte-t-il, et, quand la défaite arriva, je fis placer des tasses de café sur une table, dans le but de calmer la colère des vainqueurs. A peine trois ou « Mais, précautions vaines quatre soldats étaient-ils entrés, qu'ils lancèrent les tasses contre le mur et jetèrent ma femme et moi sur le pavé. Nous fûmes alors séparés. Moi,je fus garrotté, traîné à leur suite avec Denis Mozet,
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Arnoud, et enfin réunis à d'autres, pour être menés à Remilly, à Angecourt, etc. j'ai eu à souffrir de leur « Plus que quiconque brutalité, à cause de ma surdité. Car, dans les interrogatoires que j'ai passés, des quiproquos m'ont souvent valu des redoublements de coups et d'injures. Acquitté une première fois par le conseil séant à Montvillers, je fus fait prisonnier de nouveau par une escouade de Bavarois et traité par elle avec une cruauté sans exemple. Ce fut au moulin de La Moncelle que, gràce à un chef supérieur, on me donna la liberté avec un sauf-conduit.» REMY
père, fabricant de cerceaux.
Klisée étant malade d'une pleurésie, fils Mon « qui le contraignait à garder le lit, depuis deux mois, nous n'avons pu, comme la plupart, fuir à l'approche de l'ennemi. Quelles angoisses!
Bazeilles venait d'être occupé, le premier jour, et le feu commençait à dévorer les maisons. « Le lendemain, ce fut le tour de notre habitation. Au moment où la flamme atteignait la toiture, un officier bavarois se présenta sur le seuil de la chambre, la face contractée, le sabre au poing et le révolver de l'autre. Il s'approcha du malade, et n'écoutant ni les cris, ni la douleur, ni les prières de ma bru, qui se tenait suppliante à genoux, au pied du lit, et tout en larmes avec son
enfant dans les bras, il fit feu deux fois, sur lui, à bout portant. L'arme encore fumante, il se retira, laissant pour mort mon cher Elisé, qui, quinze jours après, succombait à ses deux blessures, — une balle au menton et l'autre à la main droite. «
«
Ces faits, dit le sieur Remy, m'ont été rapportés
par ma belle fille, peu d'instants après l'événement, lorsque, au retour d'une courte absence, que j'avais faite, afin de chercher mes ouvriers, j'accourais pour sauver son mari de l'incendie. « Pendant que je le transportais au château de Montvillers, avec l'aide de Bertrand, de Henri, de Néel et d'Eugène Liégeois, je fus alors fait prisonnier, ainsi que mes compagnons. « Nous supportâmes les plus durs traitements. Frappé pour ma part, bousculé indignement, lié à l'étroit, je fus finalement condamné à être passé par les armes. Les soldats m'avaient déjà dépouillé du peu que j'avais sur moi, quand apparut un chef qui leur intima l'ordre de me laisser libre. Bref, je me retirai à Sedan où je fus alité, après être parvenu à retrouver ma pauvre femme qui, elle aussi, avait été arrêtée, conduite par une troupe barbare, traitée de la façon la plus ignoble, et sur le point de subir les derniers outrages, sans l'intervention d'un officier supérieur. » «
HENRY-HERBULOT, aubergiste du
Lion d'Or.
Les Bavarois pénétrèrent dans son établissement le jeudi, vers six heures du matin. Henry leur servit à boire, ce qui lui attira de leur part mille éloges, mille tone Franchouse. La bière et l'eau-de-vie coulant à flots, Henry dut descendre à la cave pour en chercher d'autres. Pendant ce temps-là, un officier supérieur prussien fut tué entre la maison de Gilquin et la sienne. Les Bavarois sortirent en toute Comme Henry remontait de la cave, il se trouva face à face avec de nouveaux visages bavarois qui avaient fait leur entrée pendant sa courte disparition, et qui l'emmenèrent, en lui faisant comprendre par gestes que c'était lui qui avait tiré sur leur chef. Laissons maintenant la parole à Henry-Herbulot « Frappé, garrotté, attaché à l'étrier d'une selle, j'ai été traîné par le cheval, jusqu'à la gare de Bazeilles. Là, mis en présence d'un grand nombre d'officiers, je fus interpellé par un ministre protestant, qui me demanda si j'étais catholique. Sur ma réponse affirmative, il me dit d'un ton brutal « Va chercher ton curé, il sera fusillé. et toi aussi ça l'apprendra à donner des cartouches aux gardes nationaux de sa paroisse. (Sic). voisin, le « Sur ces entrefaites, arriva mon sieur Chariot, lié comme moi et emmené à Douzy, où nous trouvâmes d'autres prisonniers, parmi
hâte.
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lesquels étaient un officier d'artillerie et un turco. Après une halte de deux heures, les Bavarois se remirent en marche vers Mouzon.Attachés tous les deux derrière un caisson, ils nous forcèrent à marcher quand même. Dire les cruels traitements que nous eûmes à endurer, serait impossible qui était avec nous, gardait une rare « Le turco, impassibilité, bien qu'il fût frappé violemment, jeté à terre du haut du fourgon et traîné sur les cailloux de la route. « Enfin, harassés de fatigue et mourant de faim, nous arrivâmes cahin-caha à Mouzon, où il nous fallut encore passer la nuit sans prendre la moindre nourriture, et toujours amarrés à notre fatal caisson. « Le lendemain, Charlot et moi, nous subîmes un premier interrogatoire négatif et nous fûmes dirigés sur Beaumont, proche village. Interrogés de rechef et enfin acquittés, nous dûmes cependant suivre encore l'armée jusqu'à Dun-sur-Meuse, et l'on nous dit cette fois qu'il nous était permis de retourner à Bazeilles, mais cela sans qu'on ait cessé de nous battre jusqu'à la fin de la dernière heure».
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SCHMIDT-MOREAU,
tisseur.
Luxembourgeois d'origine, je m'imaginais que mon titre d'étranger devait être pour moi un gage de sécurité; je me trompais. « Le premier septembre, à dix heures du matin, «
on me lit prisonnier dans mon propre domicile. Grâce à mes connaissances de la langue allemande, je cherchai à faire comprendre au chef que les habitants de Bazeilles étaient innocents du crime d'avoir tiré sur les troupes et je fus relâché; mais j'ai été repris trois fois dans la même journée. Libre enfin, je me suis rendu chez Clément
Flamanville. La nuit venue, nous sommes allés ensemble pour nous cacher dans son jardin, au milieu de plants de haricots et de là, nous avons vu l'incendie gagner sa maison. « Les cris de certaines oies qui brûlaient dans le poulailler, attirèrent l'attention de quelques Bavarois, qui accoururent de ce côté pour s'en «
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saisir. Surpris au'milieu de notre champ, nous avons « été contraints d'en sortir et d'accompagner ceux-ci à la gare puis, de là, à Boss, petite ferme située auprès d'un camp, où les soldats, les officiers, nous menacèrent de nous fusiller et de nous jeter à l'eau. intolérable encore et « La seconde nuit fut plus passée dans des transes de frayeur continuelles. Flamanville, d'autres compagnons d'infortune et moi, nous eussions certainement préféré la mort à tous ces tourments. levés sur nos têtes, « Les sabres constamment nous avons été ainsi menés devant un général qui
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était logé à la filature du Rulle. Cet officier supérieur ne daigna même pas nous écouter, et intima l'ordre à l'un de ses officiers de nous faire sortir. « Placés de nouveau au milieu d'un peloton de soldats, nous fûmes dirigés vers Bazeilles, à travers champs, ne marchant pas cent pas qu'on ne nous forçât à nous agenouiller, en faisant le simulacre de vouloir nous tuer. Arrivés à la gare, nous rencontrâmes un officier, aux traits durs et rébarbatifs, qui nous traita de brigands et d'assassins, en disant à haute voix que nous avions tué son frère dans l'affaire de Bazeilles. « Je lui affirmai alors que c'étaient, non les habitants, mais des francs-tireurs qui avaient tiré sur eux. Ce qui parut le calmer, car il nous traita ensuite avec plus de bienveillance. Il nous tendit même, à nous qui tombions d'inanition des petites tranches de pain, ainsi que quelques morceaux
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de viande. « Le samedi, à cinq heures du soir, nous fûmes graciés dans la salle d'attente de la gare et, si je me rappelle bien, se trouvaient là, en même temps que nous, Schmidt Prosper, Prosper-Timothée
Lhuire, Mmes Ducheny et Lhuire, Cottin-Chartier, blessé au bras, Béchet, Gerbaut, Tavenaux J.-B. et Tavenaux-Hosselet. Il y avait en outre une foule de voituriers, qui avaient été pris parce qu'ils s'étaient prêtés aux réquisitions de l'armée française.»
MOUTARDE-DEHAYE,
tisseur.
Ne prévoyant pas la tournure que prendraient les événements, je restai chez moi pendant la bataille des journées de mercredi et de jeudi. « Ce dernier jour, à six heures du soir, une bande de soldats, sous le commandement d'un officier, fit irruption dans ma maison, en poussant les plus grands cris. Je fus immédiatement accablé de «
coups, et l'un d'eux, pour m'effrayer, sans doute, tira un coup de feu dans le plancher. Le silence finit enfin par se rétablir et le dialogue suivant eut lieu entre l'officier et moi je vais vous « Vous avez tiré sur les soldats faire passer par les armes. «-Je vous demande pardon, mon officier comment voulez-vous que, retiré comme je le suis (la maison de Moutarde était au fond d'un jardin) et n'ayant aucune arme, ni aucune cartouche à ma disposition, j'aie pu tirer sur vos troupes Je vous le répète encore une fois, je n'ai pas tiré sur vos troupes, mon officier. « — Eh bien, mon ami, venez avec moi, il ne vous sera fait aucun mal. fus frappé « Malgré ces belles promesses, je par les soldats, qui prétendaient que je marchais trop lentement. En effet, je ne pouvais avancer que difficilement, car mes deux enfants, effrayés' terrifiés au milieu de ces hommes avinés, se
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cramponnaient à moi et se jetaient dans mes jambes. Derrière nous venait mon frère, MoutardeHanin, qui tenait par la main les enfants de Mrae veuve Henriet. arrivée à la gare, je n'aperçus plus « Dès notre mon officier, et avant que j'eusse le temps de m'informer de sa disparition, des Bavarois, ceux qui nous avaient amenés ou d'autres, se déployèrent en demi-cercle et nous ajustèrent. « Trouvant trop lents tous ces préparatifs, je m'écriai alors « Fusillez-moi donc, je suis prêt, qu'attendez-vous » Ce n'était qu'une menace, car on nous fit entrer aussitôt dans une des salles de la gare, où je revis avec bonheur, je puis le dire, les sieurs Gilquin, Hubert-Herbulot, François Armand, J.-B. Lemaire, Wala, le père Raymond, Mme Leroy, etc. « Toutes ces personnes, ainsi que d'autres, dont je ne me rappelle plus les noms, étaient solidement garrottées. Le lendemain, à huit heures du matin, après « avoir été interrogé par un officier supérieur, j'obtins un permis de circulation, avec lequel je pus rentrer dans Bazeilles et emmener en Belgique Gervais père, avec moi ceux que je rencontrai Hosselet, Protin père, Mme Schmidt-Moreau et son enfant, la veuve Alexis Dehaye, Mme Théophile Alain, sa mère et son enfant, les deux enfants de
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la veuve Henriet, ainsi qu'une autre femme avec ses trois enfants. » HOSSELET-LEROY, maréchal-ferrant.
Le jeudi, à une heure du matin, je fus requis par Mme Vauchelet d'aller aider son mari à préserver leur immeuble. La nuit fut employée à arroser les toitures et les portes. « Le bâtiment du sieur Souplet, leur voisin, ainsi que la grange, étaient déjà la proie des flammes. « Mais lorsque tout danger sembla disparu, nous rentrâmes dans la maison pour nous désaltérerQuelques instants après, le canon se faisait entendre. Nous dûmes alors entrer dans la cave, pour nous mettre à l'abri des bombes qui tombaient sur le toit, venaient frapper la façade ou éclater sur le pavé. inquiétude « La matinée s'écoula dans une «
mortelle. Nous entendions continuellement les feux de pelotons et les hourras des Bavarois. « Vers midi, le feu prit à la maison de Vauchelet, et je ne peux décrire la frayeur qui s'empara de nous, lorsque nous fûmes forcés de quitter ce refuge, car la sablière (poutre qui supporte les solives de la toiture) était venue s'abattre en feu et obstruer l'ouverture du soupirail. « Tous, nous nous hâtâmes d'empêcher la fumée «
de pénétrer, en appliquant devant la brèche une plaque de tôle avec des linges mouillés; mais au bout de vingt minutes, il a bien fallu (c()nnaître l'insuffisance de ce moyen. Sous la i
voûte s'emmagasinait une fumée épaisse dont nous ressentions déjà les effets pernicieux et qui nous obligea à lâcher l'obstacle, que nous maintenions obstinément à l'entrée de l'orifice. « La fumée entra alors abondamment et nous
asphyxia..
Je ne sais combien d'heures dura cet évanouissement. Tout ce que je me rappelle, c'est d'avoir reconnu la voix de Vauchelet qui me disait: « Courage, Hosselet, courage, ne nous laissons pas «
».
mourir ! «Il faisait nuit quand je revins à moi, mais je remarquai aussitôt que la fumée se dissipait peu à peu. Mes yeux s'étant habitués à une demi obscurité,
j'aperçus.
quel spectacle grand Dieu! le corps de Vauchelet dressé, droit, debout entre deux barres de fer, la partie basse de son corps entièrement brûlée. Il ne restait plus de ses jambes que les tibias noirs ressemblant assez à deux pieux goudronnés. Vauchelet avait sans doute été arrêté dans ses tentatives de fuite, par la chute de l'escalier de sa boutique, placé au-dessus de l'entrée de la cave. « Auprès de son cadavre, gisait celui de son beau-frère, Hagnery, Antoine, qui avait le haut du
corps carbonisé, depuis le ventre jusqu'à la tête. Ce n'était pas tout encore. « En voulant détourner les yeux de cet horrible spectaele,j'aperçus dans un angle du mur une nouvelle masse informe. Je me traînai machinalement vers elle et je reconnus Pierre Hagnery, son père, qui était mort. Le front brûlant et le corps couvert d'une sueur froide, je tentai de m'éloigner, quand je fus arrêté par le corps de Mme Vauchelet, qui ne donnait plus signe de vie. « Me rappelant aussitôt qu'une bouteille d'eaude-vie avait été mise de côté, je la cherchai et versai quelques gouttes sur ses lèvres. « Après avoir repris ses sens, sa première pensée fut de regarder autour d'elle. Elle aperçut sa petite fille, se précipita vers elle et jeta un grand cri d'effroi en s'aperçevant qu'elle ne respirait plus. Ce fut en vain qu'elle essaya de lui insuffler de l'air dans l'enfant était morte étouffée par la la bouche fumée. Quant à moi, mon abattement était tel que je restai sans souffler mot et comme pétrifié devant ce lugubre tableau. alors vers moi « La dame Vauchelet se retourna en me demandant où étaient son mari, son père, son frère. Je n'osais lui répondre. Sur ses instances pressantes, renouvelées, je finis cependant par lui avouer la cruelle vérité et je lui désignai les trois cadavres. « Quelle affreuse douleur pour cette pauvre
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femme qui, en peu d'heures, perdait ainsi son enfant, son mari, son père et son frère, toute sa forElle se mit à pousser des sanglots. tune gémissements, furent aussitôt en« Ses cris, ses tendus du dehors, et trois coups de feu furent tirés par le soupirail. « L'âme brisée par toutes ces émotions, nous retombâmes anéantis et quand je me réveillai, je la dame Vauchelet était ne vis plus personne parvenue à s'évader. L'ouverture du soupirail, trop étroite pour moi, ne l'avait pas été sans doute pour une femme. Je résolus, à mon tour, de m'ouvrir un passage ailleurs, à l'endroit où Vauchelet avait succombé. Je pris une barre de fer, que j'avais sous la main, et j'écartai les matières incandescentes. Je me traînai sur les genoux, et les jambes, la tête et les mains couvertes de brûlures, je parvins à me trouver en plein air, au milieu de la route. Il pouvait être alors six heures du matin. « Je me demandais dans cette situation ce que j'allais faire, où j'allais diriger mes pas, quand un officier bavarois déboucha soudainement et me pria de lui indiquer l'ambulance de Montvillers. Je visitai ensuite le village. Souvent fait prisonnier par les patrouilles, je fus remis en liberté chaque fois, sur de simples explications mais profitant du sauf-conduit délivré à Lucien Moutarde, je gagnai la Belgique.»
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Cet interrogatoire finit ici. Est-il besoin de le faire suivre de commentaires? Je ne le pense pas. les faits Ce que je raconterais n'ajouterait rien sont assez détaillés et assez clairs, assez précis et assez formels, pour qu'on les croie désormais véridiques et irrécusables.
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XII J'ai dit qu'il y avait des vides laissés entre les maisons. Je le répète une dernière fois, il ya des maisons qui n'ont pas été relevées, et leur nombre peut être évalué à soixante environ. C'est trop. La charité publique, qui semble morte, ne devrait pourtant pas se ralentir avant d'avoir entièrement conjuré le désastre, en aussi bonne voie de réparation. Il importe qu'elle se réveille, si elle est momentanément endormie, car il lui appartient d'effacer à jamais, dans nos cœurs encore saignants, ces tristes souvenirs, ravivés par la vision de la réalité. Il faut qu'elle s'efforce de faire disparaître pour toujours, de dessous les yeux des étrangers qui nous viennent voir, les traces béantes de cette inqualifiable vengeance, exercée par des barbares sur des hommes non coupables, et dirigée à la don Quichotte contre des pierres et des monuments. Pour atteindre ce but, le moyen serait fort
simple, et je n'aurais pas besoin, certes, de me mettre en frais d'éloquence, afin de le faire prévaloir. Il suffirait d'envoyer son obole. Mais chacun de nous a tant de devoirs multiples à remplir autour de soi, qu'il fait volontiers la sourde oreille, quand on lui parle d'aumône, ou. fait mine de ne pas regarder l'homme qui lui tend la main vide. De plus, ceux qui ont donné déjà, ne peuvent le faire encore et toujours. Les mêmes ne doivent pas se sacrifier sans cesse. Que n'organise-t-on des trains de plaisir?
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Pourquoi non! On en lance journellement, avec force réclames et annonces tapageuses, pour Le Havre, Dieppe, Cherbourg. La vue de la mer est, je le sais, fort agréable. Après avoir battu l'asphalte des boulevards pendant touteune semaine, il est doux, le reconnais, pour l'artisan, le commerçant, l'industriel, le bourgeois, le petit rentier, d'aller fouler aux pieds d'épais tapis de sable fin, ou humer à pleins poumons les âcres senteurs de l'Océan, se faire bercer sur les bras indolents de l'onde amère, ou voir courir à l'horizon, sur son sein palpitant, les petites voiles blanches des flottilles. Ce tableau frais, gai, charmant, plaît généralement aux yeux et caresse les sens, mais ne flatte
je
et n'embaume ni le cœur, ni l'esprit, autant qu'une bonne journée passée sur un champ de bataille, au milieu d'un pays onduleux, riche et fertile, dans le cadre boisé et vert de ses collines, rehaussé à son fronton par la chaîne majestueuse des Ardennes. Rien n'est plus vivifiant pour l'âme forte, émue, passionnée, patriotique, que de marcher parmi ces souvenirs belliqueux, qui se pressent et se lèvent à chaque pas devant elle. Est-il un plus fortifiant et meilleur réactif pour les natures froides, lymphatiques ou indifférentes, que de sillonner le théâtre même de ces héroïques charges de cavalerie ou de ces sanglants combats, légendaires comme ceux de Châteaudun, Ghampigny, Patay, sublimes comme celles de Reischoffen, Beaumont, Rezonville ; lesquels jalonnent la route et avivent en vous de véritables angoisses étouffées, de bienfaisantes et ardentes émotions, haletantes, inassouvies et régénératrices On frémit, on tressaille, mais le cœur s'échauffe à ces magnifiques actions d'éclat, comme à de brûlantes et saines effluves. Le soir, du haut de ces coteaux empourprés par le soleil couchant, descend je ne sais quelle brise chaude et salutaire qui vous enveloppe de feu. Au-dessus de ces plaines, qu'on a vues en rêve hérissées de fer, flotte encore et s'épand un certain parfum d'héroïsme et de grandeur, qui rallume
?
en vous la foi, l'ardeur, la confiance, et retrempe l'âme dans les mâles vertus civiques. On se sent plus robuste, meilleur et converti, je vous assure, au retour d'un semblable pèlerinage. De même qu'on tire l'eau d'un puits, c'est à la source des hauts faits qu'il faut aller puiser l'énergie nécessaire, et lorsque les armes ne vous ont point apporté, dans la victoire, la gloire qu'on cherchait, il faut, dans la défaite qu'on évite, trouver la leçon profitable et savoir en user. Qu'on organise donc des trains de plaisir pour Sedan, du samedi au lundi. Et l'on verra des gens accourir en foule aux guichets de l'Est; et l'on verra la même gare, maussade, désagréable, perdre de sa physionomie refrognée, morose et chagrine. On trouvera, à destination, des guides aimables en grand nombre et des voitures légères à toute heure. La maison de la Dernière Cartouche se fera plus avenante, plus hospitalière que jamais, et vous recevra de tout cœur sous ses plafonds en écumoir. Le fossoyeur restera désormais chez lui, et le cimetière toujours ouvert. Et l'on verra enfin la Meuse, la Givonne, le Chiers, ainsi que tous les petits cours d'eau des Ardennes, se changer en Pactoles, devant la générosité des touristes, qui ici, qui là, paieront des droits d'entrée,remettront des pourboires, ou rempliront des tronc placés ad hoc; qui, bref, dépenseront utilement et intelligemment leur argent.
Flattez les goûts de l'homme, favorisez ses penchants honnêtes, encouragez son instruction, et vous diminuerez en même temps l'insouciance du caractère national. Servir enfin les intérêts des uns, procurer des distractions aux autres, n'est-ce pas faire naître le contentement général, et faciliter le plaisir du
TABLE DES MATIÈRES
Pages.
CHAPITRE Jer
Mézières-Charleville11 de et desesenvirons.,, précipitées , , Prince
,
Sedan du Hoyal.. Marches Position avantageuse de la Marphée, Lesétapes denotre Panorama du haut de l'observatoire du roi GuilVue
, , armée., , laume., , ,, , Sedan., ,
.,.
,., , , , , , ,
Notre cavalerie à Reddition de Préliminaires de la capitulation. A Donchery.. Entrevue de Napoléon III avec le comte de Bis-
laplace.
marck.,
,,,,,, , , ,
13
17 18 19
20 24 30 32 35 50
La capitulation est signée dans le château de
Belle-Vue La presqu'îled'
Iges.,
, ,
CHAPITRE
51
53
II
Historique de Sedan. — Les La Marck et les de la Tour d'Auvergne. — Turenne. — Macdonald.
54-64
CHAPITRE
,
III
,
Notre arrivée à Sedan, L'Empereur est à la Sous-Préfecture. — Son départ. — Son voyage jusqu'en Westphalie, etc..
64
67-73
CHAPITRE IV Aspect de Sedan La journée du 1er septembre 1870. — La défaite. Quelques
détails.,
73 76
82
CHAPITRE V
Evacuation de Sedan et son occupation défi-
, ,
nitive.
, ,, , VI Balan., :
83-90
CHAPITRE
La route de 90 Endroit où fut blessé le Maréchal.. 95 Le31 août, etc 98 Maison de la Dernière Cartouche. Son musée.— — 101-117 Le commandant Lambert. 118 Une longue
, , , , , conversation CHAPITRE
VII
Bazeilles,. , Beurmann.
Sur la route de La villa
123 126 129
L'ossuaire. zeilles131-138 CHAPITRE
VIII
La sanglante journée du 1er septembre à Ba-
j 1 I
CHAPITRE IX Son incendie. — Ses malheurs. — Ses massacres. 138-144 Sa réédification. — Le sou des chaumières.. 145
,
glise
CHAPITRE X
?.
La place du Marché. — Son monument. — L'ÉLes trente victimes de
146-152
Bazeilles152-102
Dorival. Bazeillais165-186 CHAPITRE XI
Le château
Martyrologe
CHAPITRE
163
XII
Pourquoi n'organise-t-on pas des trains de plaisir pour Sedan
190
ERRATA Page 11, ligne 18: Se rappelle-t-on le terrible siège, et non pas du terrible siège. Page 72, dernière ligne, lire Qui s'ouvre entre l'île et le continent, la Manche, enfin, remplie jusqu'aux bords.
: