Carnets d'un fantassin
Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France
Delvert, Charles (1879-1940). Carnets d'un fantassin. 1935/07/27. 1/ Les contenus accessibles sur le site Gallica sont pour la plupart des reproductions numériques d'oeuvres tombées dans le domaine public provenant des collections de la BnF. Leur réutilisation s'inscrit dans le cadre de la loi n°78-753 du 17 juillet 1978 : - La réutilisation non commerciale de ces contenus est libre et gratuite dans le respect de la législation en vigueur et notamment du maintien de la mention de source. - La réutilisation commerciale de ces contenus est payante et fait l'objet d'une licence. Est entendue par réutilisation commerciale la revente de contenus sous forme de produits élaborés ou de fourniture de service. CLIQUER ICI POUR ACCÉDER AUX TARIFS ET À LA LICENCE 2/ Les contenus de Gallica sont la propriété de la BnF au sens de l'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis à un régime de réutilisation particulier. Il s'agit : - des reproductions de documents protégés par un droit d'auteur appartenant à un tiers. Ces documents ne peuvent être réutilisés, sauf dans le cadre de la copie privée, sans l'autorisation préalable du titulaire des droits. - des reproductions de documents conservés dans les bibliothèques ou autres institutions partenaires. Ceux-ci sont signalés par la mention Source gallica.BnF.fr / Bibliothèque municipale de ... (ou autre partenaire). L'utilisateur est invité à s'informer auprès de ces bibliothèques de leurs conditions de réutilisation. 4/ Gallica constitue une base de données, dont la BnF est le producteur, protégée au sens des articles L341-1 et suivants du code de la propriété intellectuelle. 5/ Les présentes conditions d'utilisation des contenus de Gallica sont régies par la loi française. En cas de réutilisation prévue dans un autre pays, il appartient à chaque utilisateur de vérifier la conformité de son projet avec le droit de ce pays. 6/ L'utilisateur s'engage à respecter les présentes conditions d'utilisation ainsi que la législation en vigueur, notamment en matière de propriété intellectuelle. En cas de non respect de ces dispositions, il est notamment passible d'une amende prévue par la loi du 17 juillet 1978. 7/ Pour obtenir un document de Gallica en haute définition, contacter utilisationcommerciale@bnf.fr.
3emiDe
CHARLES DELVERT
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MICHEL, EDITEUR 22, Rue Huyghens PARIS
ALBIN
CARNETS
CHARLES DELVERT
CARNETS D'UN
FANTASSIN
ALBIN MICHEL. ÉDITEUR 22, Rue Huyghens, 22 PARIS (XIVe) —
Droits de tiaduction, reproduation. représentationthéâtrale, et adaptation cinématographique réservés pour tous pays. Copyright- 1935 by Albin Michel.
AVANT-PROPOS
Le moment est venu où peuvent paraître les té-
moignages authentiques des combattants de la Grande Guerre. Nous sommes à plus de dix-sept nouvelle de l'armistice. Une génération a ans grandi. Déjà la tourmente au cours de laquelle se massacra l'Humanité appartient au passé. Une énorme littérature a eu le temps de paraître sur les événements; si elle ne satisfaitl'historien que dans fort peu d'ouvrages, du moinselle a brassé tant de controverses quelle a préparé les esprits à accepter la vérité. Celle vérité, c'est dans les carnets des témoins, écrits au jour le jour, qu'on la trouvera. Le modèle des publications de ce genre est, à coup sûr, celle des « Carnets de Galliéni » (1) Les éditeurs ont reproduit avec le plus entier scrupule le texte des trois agendas sur lesquels, du 1" janvier 1914 au 19 avril 1916, le grand colo(1) Albin Michel, Editeur.
niaI auquel nous devons la victoire de la Marnq écrivait presque chaque jour, de la révue en — daction de mémoires composés à loisir ce qui lui paraissait important à noter. MM. Gaëtan Galliéni et P.-B. Gheusi se sont bornés à éclairer le texte de renseignementsplacés en note, et il est fort bien ainsi. C'est la méthode que nous avons suivie pour la publication des carnets d'humblefantassin que nous présentons ici, sans que nous puissions dire que l'idée nous ait été donnée par l'œuvre de MM. Gaëtan Galliéni et P.-B. Ghewsi nous avons toujours pensé que c'était la seule manière de procéder. Les carnets de combattant que nous présentons vont du vendredi 7 août 1914 au mercredi 16 août 1916, avec une interruption du samedi 26 septembre 1914 au mercredi 10 novembre 1915 inclus, l'auteur ayant été très grièvement blessé au début de l'opération dite « La course à la mer », immédiatement après la Marne. Ils sont au nombre de sept. Le premier va du 7 août au 25 septembre 1914. C'est un calepin de poche recouvert de toilecirée et mesurant quatorze centimètres et demi de long trente-huit Il contient de large. demi neuf et sur feuilles, c'est-à-dire soixante-seizepagesquadrillées. Elles sont écrites, tantôt au crayon, tantôt au stylo. C'était primitivement le carnet de chef de section de l'auteur, lequel, lieutenant de réserve à la
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mobilisation, avait le commandement de la 2e section de la 4e Compagnie du IOle Régiment d'Infanterie. L'on trouve, en effet, à un bout l'état nominatif par escouade des deux demi-sections, avec le campement et les outils portatifs. Pour tenir son journal, Fauteur a retourné le carnet et commencé à l'autre bout. Les six autres sont entièrementécrits au stylo le second (11 novembre 1915-25 mars 1916, 17 cm.X10 cm.) contient 170 pages de notes; le troisième (26 mars-20 avril 1916. 14 cm. X9 cm.) 58; le quatrième (21 avril-30mai 1916, 14 cm. X 9 cm.) 78, plus une feuille épinglée sur la page du 5 mai et qui fait suite au texte du jour précédent; le cinquième (30 mai-2 juillet 1916, 16 cm. X 10 cm. 5) 50 pages et un tiers, plus sixfeuilles volantes épinglées deux au 1" juin, une au 3 juin, deux au 4 juin et une au 5 juin. Le sixième (3 juillet-15 août, 14 cm. X 9 cm. 5) est cartonné mauve. Il contient 84 pages et demi écrites, d'abord à l'encre noire, puis à l'encre bleue. Enfin le dernier, couvert de toilecirée noire comme les cinq premiers (14 cm. X 9), est écrit pour les 15 et 16 août à l'encre bleue-noire. De tous ces carnets, l'écriture est petite et fort régulière. L'éclatement d'un obus a fait glisser la plume de l'auteur le 2 juin 1916; elle a égratigné le papier. Elle crache.Mais l'écriture reprend parfaitement calme.
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:
Il y a peu de ratures, peu de surcharges, et elles
sont contemporaines de la rédaction. Quelques légères indications au crayon ont été marquées, çà et là, par la dactylo chargée de recopier le texte. *
**
Nous avons divisé ce texte en trois parties. La
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première comprend le premiercarnet, et nous l'avonsintitulée « PremièresBatailles ». Il a trait, en effet, aux combats de couverture dans les Hauts-de-Meuse (Mangiennes, 10 août 1914), à la bataille des frontières (Ethe, 22 août 1914), à la retraite, à la Marne, et au début de la course à la mer. La seconde comprend les carnets 2, 3, 4 et 5. Elle a pour titre « Histoire d'une Compagnie », car c'est l'histoire de la 8e compagnie du 101eR.I., reconstituée après 1attaque du 25 septembre 1915 en Champagne, et qui mourut au cours de la défense du retranchement du Fort de Vaux (1 -5 juin 1916). La troisième partie, « En secteur calme », est formée des sixièmeetseptième carnets, qui nous font vivre dans les tranchées de Maisons-de-Champagne, lesquelles furent un secteur estimé calme en cet été 1916. Le texte des carnets est imprimé en caractères droits.
:
1
Dans ce texte, le lecteur trouvera intercalés des
passages en « italiques ». Pour « Premières Batailles », il s'agit de compléments provenant d'une versionrédigée en 1917 avec l'aide du carnet. L'auteur était tout près des événements; ses souvenirs se présentaient à sa mémoireenpleine fraîcheur. Leur exactitude est rigoureuse. Néanmoins, nous avons tenu à ce qu'on les distinguât du texte même du carnet. Au reste l'on constatera que ces compléments deviennent de moins en moins importants au fur et à mesure que l'on avance.Dans les derniers jours, on n'en trouve plus l'auteur prenaitl'habitude de rédiger sur le moment même des notes complètes. présente très « L'Histoire d'une Compagnie peu de compléments. Ils datent également de 1917,c'est-à-dire d'un an à peine après les événements. Cescompléments, disions-nous, sont de faible importance : l'auteur est alors rompu au travail de noter ce qu'ilvoit. La troisième partie,«En secteur calme », ne contient uniquement que le texte du carnet. Enfin, comme bien des faits nous sont revenus à l'esprit, ou que certainspointsappelaient des commentaires, nous avons mis des notes.
:
»
*
Ainsi nous donnons au public sur les deux plus grandes batailles de l'Histoire, Frontières-Marne
et Verdun
(J),
une série de carnets de combattant parfaitement authentiques (2). Un simple document.
Charles DELVERT.
(1) La bataille Frontières-Marne (août-septembre 1914) nous a coûté 315.000 tués; celle de Verdun, environ 400.000. A elles deux, ces batailles ont à leur actif plus de la moitié des morts français de la guerre. (2) Nous avons seulement supprimé quelques longueurs et quelques redites.
Nouslaisserons nos morts comme souvenir dans la tranchée. Ils sont là, raidis dans leur toile de tente ensanglantée. « Je les reconnais voici Cosset et sa culotte de velours; Aumont, pauvre petit! et Delahaye, l'ard ent « Bamboula » qui allonge sa main cireuse, cette main si merveilleusement adroite à lancer la grenade, et bien d'autres — gardes solennels et farouches de ce coin du sol français, qu'ils semblent dans la mort encore vouloir interdire à «
:
l'ennemi.
»
Capitaine DELVERT, Retranchement du Fort de Vaux. ; 5 Juin 1916.
1
CARNETS
D'UN FANTASSIN
ils
Ils grognaient, mais
Si JE
MEURS,
marchaient toujours.
JE LÈGUE CE CARNET
A MON CAMARUE DE L'ESTRAPADE A PARIS,
RADE H. FOCILLON, 7, PROFESSEUR A L'UNIVERSITÉ DE LYON
(1).
Vendredi 7 août 1914. Après-midi, 2 h. 1/2.
Départ de Saint-Cloud (2).
!e
Les femmes visage tiré, les yeux secs de larmes. « Au revoir! Au revoir! » Agitant les mouchoirs dans une gaîté sans conviction. — La campagne est splendide. Ciel gris. Il a plu toute la matinée, et pendant tout l'embarquement. Triste, bien triste pour un départ vers la victoire. Partout (1) Aujourd'hui à la Sorbonne. (2) Nous avions rejoint le dépôt du 101' R.I. — Saint-Cloud — depuis le dimanche 2 août. Chacun s'était de son mieux employé à la mobilisation dont l'horaire — ici comme partout — avait été suivi à la minute. On sait, en effet, avec quelle ponctualité notre mobilisation fut accomplie.
Il fit, dans ces premiers jours d'août, un temps idéalement beau. Tous les soirs, nous, les lieutenants et sous-lieutenants, allions dégus-
des vivats. Sèvres, Ville-d'Avray, coteaux de bois.Touti est en fleurs. Les villas aux jardins soignes dans la verdure..
8août. ArrivésàReims, 4 heures du matin. Sommes dirigés suri
Samedi
Verdun (à Dugny).
9 h. 1/2. Sommes à Vienne-Ia-VJIIe. Un arrêt. Le so-leil est venu. Les gouttes d'eau brillent sur les feuilles. Une prairie très verte où paissent paisiblement deux chevaux.. Vers les hauts peupliers, un vol de pigeons. Les moissons 2 sont à peu près faites.
Dimanche 9 août. Hier, après le débarquement, marche très pénible de Dugny à Brabant-sur-Meuse (28 km.). Départ en plein soleil(1 (à heure). Marche lente
)
;
1
ter l'apéritif au Pavillon Bleu. Beaucoup d'entre nous ne croyaient pas à la guerre. — On va nous garder trois semaines ou un mois et l'on nous renverra chez nous. Je n'étais pas de cet avis, étant allé en Allemagne quelques années uparavant, et me trouvant fixé sur les passions belliqueuses et les ambitions du peuple allemand. — Alors, la guerre sera très courte, un mois, six semaines. il y en aura au moins — Non, répondais-je, elle sera longue pour trois mois. Que nous puissions avoir, après une préparation de quarantetroisans,l'infériorité de moyens et de conceptions que les premières batailles nous ont révélée, que dix départements dussent être occupés par l'ennemi pendant quatre ans, c'est ce qui ne me venait pas à l'esprit, — ni je crois à l'esprit de la majorit des Français. (1) A noter que, dans les compagnies d'infanterie, seul le capitaine était muni de cartes au 80.000'. Les chefs de section n'avaient que des cartes au 200.000*, — jusqu'au Rhin, il est vrai. Cette absence de cartes sera, dès le début, très gênante, et plus encore à partir du 22 août où notre capitaine sera blessé et évacué. Je dus, quelques jours plus tard, prendre le commandement de cette compagnie, et la diriger sans cartes suffisantes.
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heuqu'à 10 Ne arrivés des à-coups. sommes cesse sans homterribles. Les dernières heures deux été Les ont res. qu'il mes éreintés, se traînant sans ordre. Je pensais à ce arriverait s'il tombait des obus. Ce serait la débandade afdimanche. Le pays est délicieux Aujoud'hui folée. — des prairies, des vergers. Tout cela joyeux de soleil et de
:
verdure, plein de chants d'oiseaux. La mère Hyacinthe. Nous sommes logés chez le père et la mèreHyacinthe. Paysans méfiants. Cinquante à soixante ans.Lui, sec, maigre, habitué voûter le dos devant sa femme dont on entend sans cesse la voix glapissante appeler « H}Jacinthe!
:
à
Hyacinthe/ » La femme, le dos tourné, le mari fait un peu le faraud. Mais qu'on entende « Hyacinthe! »
:
Et
le bonhomme file doux en serrant les épaules.
Lundi10août. En avant de Haut-Fourneau. Dans le bois de Billysous-Mangiennes. La canonnade. Ciel splendide. Deux papillons se poursuivent pendant que tonne l'artillerie et que crépite la fusillade. Nous avons fait troisabatis d'arbres renforcés de tranchées (1) aux trois issues de la forêt. Nous attendons. 3 heures. La canonnade est toujours violente. La musique, le drapeau et les voitures du 102e passent sur la route venant de Billy-sous-Mangiennes vers Haut-Fourneau. Trois batteries du 26e viennent prendre position à la lisière d'un bois sur notre droite. Deux pièces restent dans les terres molles enfoncées jusqu'au moyeu. On amène au grand trot des attelages de renfort. Les piècessontsorties. Elles tirent. Le lieutenant-colonelFerran m'envoie avec ma section garder les batteries sur la droite. Je me défile le long des (1) Les troupiers avaient gardé l'habitude d'utiliser les tranchées. Le haut commandement, non, ainsi qu'on le verra plus loin.
bois. Arrivé à la hauteur des pièces, le capitaine d'artillerie me demande de surveiller un ravin. Nous entrons sous bois. Il est rempli de traces de fers qui m sont pas celles de nos chevaux. Je le fais fouiller par des
patrouilles. J'installe mes hommes sur l'orée du bois, face à la pente descendant sur Billy-sous-Mangiennes. Nous découvrons largement en face de nous. Vers le Nord-Est, les villages flambent. Une, deux, trois, quatre colonnes de fumée montent vers le ciel. Derrière nous, les pièces tonnent. On voit les coups porter; des flocons de fumée blanche moutonnent au point de chute. Le soir tombe sur la campagne, un beau soir calme d'été. J'entends le capitaine d'artillerie ordonner d'amener les avant-trains. Il vient me dire de rentrer. Au retour, à l'entrée du bois, les premiers blessés. Un a la tête bandée, maculée de sang. Pas de voitures pour les emmener. Aucune émotion. Nous dînons devant une masure, dans la nuit noire, à la lueur du feu qui flambe sous le plat de campement où grésille de l'huilebouillante. Couché dans le foin avec mes hommes, sans quitter mes bottes.
Mardimatin
1 août).
(1
Réveil à 4 heures. Nous restons au Fourneau. On ne se lave pas. Tout le monde est gai, lance des blagues. Quelle insouciance! Des blessés passent.. Les hommes leur demandent « l'effet que ça fait ». « Une piqûre, sur le moment. » Tout paraît naturel. Vers 9 heures, départ pour Azannes (en arrère). Il fait déjà une chaleur accablante qui rend la marche très pénible pour les hommes. Ils sont tristes de repasser par les bois que nous avons traversés hier. Mes explications « C'est une manœuvre. Le haut commandement veut avoir tout son monde dans la main, etc. » ne satisfont qu'à moitié.
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Il se confirme que la bataille d'hier a été très dure. Deux bataillons du 130e ont été très éprouvés. Un sous-lieutenant du 14e hussards me dit que le premier a été surpris, non gardé et faisant la grand'halte dans un champ, par une rafale d'artillerie. L'autre a été conduit sur une section de mitrailleuses par une course de huit à neuf cents mètres (1). Arrivés aux mitrailleuses, ils se sont trouvés épuisés devant un fossé plein d'eau et massacrés. Il me donne comme chiffres de pertes 80 morts et 250 blessés, chiffre confirmé par un margis qui a vu enterrer les morts. Nous cantonnons à Azannes. Je me précipite pour trouver un coin où faire la popote. Une brave femme chez qui je me présente m'offre sa cuisine, sa salle à manger, etc. Ce n'est pas une « Madame Hyacinthe ». Elle a logé un lieutenant du 115e il y a trois jours, et elle me demande avec anxiété si le 115e n'a pas été décimé. Je n'en sais rien. Suis envoyé garder le croisement des routes de Montmédy Mangiennes. Celle de Mangiennes est tenue par Le Roch qui a fait creuser deux tranchées. J'en fais autant pour celle de Montmédy. Il passe sans cesse des convois de blessés cahotés dans des voitures à foin où l'on a mis un peu de paille. Un jeune Saint-Cyrien, comme de Bragelonne et de Laval (2) est étendu, inerte, le corps mouvant comme de
et
On se rend compte de l'absurdité criminelle de la manœuvre. Après 1éfchec, en eut recours au feu d'une batterie qui, en quel(1)
ques minutes,réduisit les deux mitrailleuses à l'état de ferraille, que ai vue. On aurait pu commencer par là. (2) Sous-lieutenants sortis de Saint-Cyr et qui étaient à notre bataillon. « On nous a distribué des revolvers et on nous a fait partir ». Et, de fait, au début, ils portaient le revolver passé au ceinturon, sans étui. Ils ont été tués tous les deux, le premier le 31 août 1914, le second dès le 22 août. Je ne sache pas qu'ils aient mis de gants blancs le 22 août.
j
la gélatine à tous les cahots de la voiture. Il a une balle dans la tête. Couché cette nuit à la belle étoile sur une botte de paille, dans le fossé, enveloppé dans ma pélerine en caoutchouc. Réveillé toute la nuit par les « Halte-là! Qui
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:
— France. — Avance au ralliement. — Nevers. Passez.
vive?
»
Mercredi 12 août. Le temps toujourssplendide. Des croupes nues couvertes de cultures, des bas-fonds boisés. Sommes installés en avant-garde dans le 11 heures. — bois des Nouelles. Les chênes, les charmilles touffues dorment sous le grand soleil. La grand'route est silencieuse. De temps à autre, le hennissement d'un cheval et l'apparition d'un pantalon rouge montrent que nous sommes en
des temps insolites. Les hommes ont fait des huttes de feuillages en arrière des tranchées et dans les bois. Ils dorment insoucieux de la mort qui les guette à quelques kilomètres, préoccupés seulement de « couper aux corvées comme s'ils manœuvraient sur le terrain de Garches. Le soldat français a peut-être de l'entrain, de la solidité au feu. Il parle trop. Il manque de sérieux. On a toutes les peines du monde à lui persuader que nous ne sommes pas aux grandes manoeuvres. Pour tout dire, il n'est pas assez entraîné. Quand je pense que nous avons fait le premier jour 28 kilomètres et le lendemain à peu près autant (22 km.). Ce n'étaient que gémissements. Je sais bien que la chaleur est terrible, mais tout de même. Et il s'est trouvé un gros bouffi d'aide-major aux joues flasques pour aller déclarer Il est vrai au Colonel que le régiment était surmené qu'au bout de quelques jours de campagne tout cela se taslefa.
»
!.
Jeudi13août. Nous avons campé sous des huttes de feuillages dans le bois des Nouelles. La mienne est conique avec une entrée dissimulée par des ramilles. Le soleil s'y glisse doucement, faisant briller la rosée sur les feuilles. On entend des salves en avant de nous sur la gauche, vers le nord de Mangiennes. Hier nous avons vu passer des fourgons ramenant les fusils et les sacs abandonnés par le 130e. Des canons ont roulé toute la nuit. Evidemment, nous nous portons en avant. Cette forêt est pleine de charme. En dehors de la ligne de nos postes, c'est le silence, l'ombre et la gaie lumière. Quelques oiseaux chantent comme timidement des hôtes inaccoutumés troublent leur retraite. Le troupier français est un être bien singulier. En voici qui ont emporté de Paris une ligne ils ont coupé une branche assez mince pour faire une canne et ils pêchent dans un étang, les cartouchières au ventre, tout équipés, car nous sommes à 2 ou 3 km. de l'ennemi. On entend de temps à autre des coups de fusil et il faut être prêt à partir au premier signal. Ils me voient passer « Mon lieutenant, voulez-vous une friture? »
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Y aurait-il incompatibilité absolue entre la pensée et
l'action? Evidemment, mon esprit n'est pas absorbé exclusivement par les choses de l'armée comme celui de mes deux camarades qui sont de carrière. En ce moment, la douceur de cette délicieuse matinée d'été me pénètre tout entier. Je ne pense plus du tout que nous sommes en campagne. Il est vrai qu'hier aux avant-postes, je ne songeais qu'à cela.
Vendredi 14 août. Nous sommes retournés hier à Azannes, pour nous reposer! ! Ce village est une infection. Partout, devant les portes, des tas de fumier, des mares à purin. Je demande à une habitante « Comment, Madame, pouvez-vous vivre dans une infectionpareille? — Que voulez-vous, Monsieur, il aurait fallu une bonne pluie pour balayer tout cela. » Je pense aux villages de la Lorraine annexée qui sont devenus si propres sous l'administration allemande. J'espère que malgré nos succès nous prendrons modèle sur les vaincus. La chambre où nous avons couché était d'une saleté sordide. Je me suis jeté tout habillé sur un matelas, ce qui ne m'a pas empêché d'être envahi par les puces. Sommes revenus ce matin, par la brume rosée semblable à un fin rideau de gaze, aux tranchées que nous occupions hier à l'orée du bois des Nouelles. J'ai celle de gauche. Tranchées renforcées avec abris de branchages (1). Devant, des lignes de fils de fer barbelé que je fais renforcer par des réseaux. Le reste du 1er bataillon est en avant de nous, à Mangiennes. Le lieutenant Sivan rapporte un shako bavarois, en cuir bouilli. Excellent. J'aimerais mieux cela que le képi. Vu une ferme à 100 mètres devant le bois des Nouelles entièrement saccagée. Une armoire éventrée, du linge plein de sang, matelas, sommier sens dessus-dessous, des débris de verre, de vaisselle sur une robe de satin déchirée. Dans l'autre pièce, un moteur tout neuf est brisé. Un chat roux circule, craintif, parmi ces décombres et s'enfuit à notre approche. C'est une section du 115e qui a fait ce beau travail. La fermière avait déclaré, prétend-on, qu'elle ai-
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T.,
commandant la 7' division, nous les fit combler « Qu'est-ce que c'est?. Des tranchées!. Ça va ralentir notre offensive. F..tez-moi tout ça en l'air. » (1) Le général de
mait mieux donner son vin aux Prussiens qu'aux Français. C'est la vingtième fois que j'entends rapporter ce propos. Personnellement, je ne l'ai jamais entendu tenir, mais partout où nous avons passé, j'ai vu les maisons vidées de tout, à proprement parler razziées. Comment vont pouvoir vivre ces pauvres gens? L'exigence imbécile du troupier dépasse toute limite. Ils veulent absolument du vin dans un pays qui n'en produit pas.
Samedi75août.
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Nous avons bivouaqué à l'entrée de Mangiennes. Arrivée à la nuit éclairée des feux flambant sous les marmites. J'ai dormi roulé dans mon manteau de caoutchouc à côté de bottes de paille où s'étaient étendus le capitaine, :(.:(. et Avons pris au matin le cantonnement à Mangiennes, plein de fumier comme tous les villages lorrains. Hier, avons tiré sur un taube et l'avons manqué naturellement. **., enchanté de cet exploitguerrier, en a rendu compte au commandant. « Oui, cela m'a déplu, a répondu celui-ci. Les hommes ont tiraillé en pagaille, cela n'a servi qu'à montrer où nous étions. » Très juste. :(.:(. a été furieux « Mon commandant, je suis navré que ma première initiative ne vous plaise pas.» Initiative! Il en a de douces (1).
B.
:
(1) Au demeurant, un très brave homme et un homme brave. Grand colosse, au poil blond fauve, forte mâchoire, des petits yeux bleus rieurs, robuste « sanglier des Ardennes dont il était ori— ginaire. C'était le type du jeune ouvrierintelligent (« Je suis mécanicien de mon état, disait-il volontiers ») qui, entré à l'armée avec classe, sa y est resté et s'y est fait une situation. A la déclaration de guerre, il était lieutenant à Saint-Cyr, et nous avait rejoint, d'ailleurs, vêtu du pantalon garance à bandes bleu ciel. Sa grande spécialité (il y était célèbre) était l'escrime sabre d'officier d'inau fanterie contre la baïonnette. Nos idées sur le combat étaient tellement fausses alors que nous croyions tous devoir bientôt nous escri-
»
L'autre lieutenant est un blondin Je vingt-sept à vingthuit ans. Mince, sec, fine moustache, des lorgnons. Je Toi connu fourrier aux manœuvres de 1912. Il était à Saint-
Maixent, lors de la déclaration de guerre. Il a été nommé sous-lieutenant et envoyé au régiment. Il est encore tout plein de l'enseignement de Ecole (avec un grand E). A l' Ecole « »"', nous dit-il à chaque instant. — Il tranche du stratège, surtout auprès de moi. Cette suffisance naïve fait plaisir à voir, bien qu'un peu agaçante à la longue. Le capitaine l'écoute parler avec une indulgence tran-
r
quille,àpeine ironique. Lui vient des zouaves et a déjà fait campagne. Quarante
ans, taille moyenne, très brun, cheveux en brosse, moustache en croc; les traits réguliers déjà creusés; menton énergique; teint pâle. Il est soigné,froid et distant, bien que de temps à autre sa mine soucieuse se déride d'un rire jeune à pleines dents. Il donne une impression de calme réfléchi et robuste qui inspire confiance. Un maître homme.
Le capitaine nous a raconté à dîner la vieille histoire de J. Ch. (1) en bourriquot et Mahomet en lion traversant un oued. Je l'ai écouté sans sourciller.
mer du sabre contre les baïonnettes allemandes! La plupart avaient fait aiguiser leur arme. J'avais suivi le mouvement. **. me disait « Tu verrasl Je te montrerail » Il ne m'a jamais rien montré, pour l'excellente raison que, sept jours plus tard, la bataille d'Ethe (22 août) nous enlevait à tous et pour toujours 1idée de, nous intéresser et au sabre et à la baïonnette. Le sabre s'en fut désormais à la voiture de compagnie, et y resta jusqu'à l'armistice. On ne l'en sortait que pour les prises d'armes. (1) Jésue-Christ.
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Dimanche 16 août. Ce matin, il a plu. Vu les charrettes chargées d'effets appartenant aux deux bataillons du 103' décimés le 10. Départ pour Pillon à 11 h. 1/2. Suis passé hier à la maison de la Croix-Rouge de Mangiennes. Vu un hussard qui a été fait prisonnier, attaché entre deux chevaux, forcé de courir ainsi 150 mètres, puis délivré par son escadron. Il se tordait sur le lit, pleurait,hurlait (1) : « Je veux les tuer tous ». Vu un houzard du 13e allemand, pâle, exsangue, une balle dans la poitrine. Je lui demande s'il est heureux de combattre contre nous. « Oh! Nein! » C'est un Saxon. Quelle différence entre cet homme et les nôtres! Il est plus sec, plus élancé, a les traits plus durs peut-être. Les nôtres sont d'aspect plus rieur, même blessés. (**. qui est entré avec moi à l'annonce de l'arrivée d'un « pruscot » m'avait naturellement désigné comme étant le dit « pruscot » un brave petit hussard du 14e, lequel était blond.) Cantonné le soir à Pillon (2). Les Allemands ont littéralement vidé les maisons. Le vin et l'eau-de-vie qu'ils n'ont pu boire, ils l'ont répandu. Ils ont violé (3) les femmes, brûlé les maisons. (1) Les yeux fermés, et frappant du poing le matelas. Il était
cramoisi. (2) Village à 4 km. au nord de Mangiennes. (3) j'avisai une brave femme d'unequarantaine d'années, assez grande, brune, bien encore, et, après une conversation de quelques instants, je lui demandai, doucement, ce qu'il fallait penser de ce bruit. Je vois encore le triste hochement de tête avec lequel elle me murmura, très bas - Il ne faut pas le dire. Ça porterait tort. Toutes y ont
:
passé.
»
Je sentis à l'accent douloureux que le mot « toutes ne souffrait pas d'exception. L'on comprend, par cet exemple, comment l'abbé Lelièvre, cité par Norton Cru ( Témoins, p. 174), dans un cas semblable, se mettant en tête de faire une enquête, se heurta aux dénégations les plus énergiques, — qu'il prit pour argent comptant.
Partout des murs noircis et croûlants. Au bureau de poste,
on voit sur le mur noirci par les flammes la plaque émaillée « cabine téléphonique C'est tout ce qui reste de l'installation. De pauvres gens n'ayant plus que la chemise et le pantalon qu'ils ont sur eux errent, les yeux fous, parmi ces ruines. On dirait qu'une horde de sauvages est passée par là. Il faut que l'on sache que les Allemands se sont mis hors de l'humanité. Tous les témoignages concordent pour affirmerqu'ils sont munis d'engins pour faire flambler les maisons plus vite. Ce sont des pastilles qu'ils lancent par la porte, me — dit un brave homme. Uneminute après, tout est en flammes. J'arrêle un pauvre hère qui passe en frôlant les maisons, l'œil hagard. Long corps décharné, cheveux gris au vent, teint huileux. Il est vêtu seulement d'une chemise sale baillant sur la peau, et d'un pantalon. Il est pieds nus dans des souliers sans lacets. Ils m'ont tout pris, mon lieutenant. Ils m'ont mis — complètement nu, et jeté dehors. C'est un voisin qui m'a donné cela. Et il me montre les loques qui le couvrent.
».
Lundi17août. Cantonné à Pillon. Les gens rapportent qu'en passant les Prussiens disaient : « Trois jours Verdun, cinq jours Paris! » Après la bataille de Mangiennes, ils étaient moins fiers et fuyaient en jetant leur équipement, lances, fusils, etc. Nous logeons dans une des rares maisons restées intactes. Le mari, la femme, les enfants, circulent autour de nous sans un mot, les peux vagues. De toute évidence, la pensée obsédante d'un retour possible des effroyables brutes les hante. Ne parlons pas! Ne nous compromettons pas! — S' « ils )) revenaient!
!
Toute la journée au petit poste dans une ferme. Les prés verts descendent vers un ruisseau, dont les eaux dormantes coulent entre les saules jusqu'à l'Othain. Belle journée d'été calme et apaisante. Ciel bleu, soleil resplendissant, qui, dans celte verdure, chauffe et n'accable pas. Les feuilles des hauts peupliers vibrent doucement aux légers souffles de l'air.Au-delà d'un ponle pantalon de la ceau, dans les herbes, une tache rouge sentinelle qui surveille au Sud-Est le débouché d'un petit chemin grimpant les pentes du bois de Warphemont.
:
Mardi18août. Parti de Pillon pour Villiers-sur-Mangiennes.Décidément, toute l'armée file vers le Nord. Nous apprenons que
Mulhouse après avoir été pris par nos troupes a été abandonné. Triste. Je ne le dirai pas aux hommes. Vu au cimetière de Villiers-sur-Mangiennes la tombe toute fraîche du sous-lieutenant Marcadet du 91e « tué Cela serre le cœur. Instinctivement, je cherà l'ennemi che ma plaque d'identité. Je rentre dans la maison de fenêtre ouverte pauvres gens où nous sommes installés sur le jardin gai de verdure et de soleil. — On me réclame pour un poker. L'insouciante gaîté des camarades est chose admirable. Le gros **, le capitaine Segonne de la 2e Compagnie et son sous-lieutenant s'assoient autour de la table, moi quatrième. **. boit, fume, souffle comme un phoque. Ses gros doigts « filent les cartes; il s'éponge, car il fait chaud. Sa voix érailléedomine le jeu. Je J'ouvre de dix. Dix mieux. Tenu. de passe. — Avec quoi? Segonne et conservent un calme de clubmen. Pour tous, l'important, en ce moment, est d'avoir un fouI, un floche ou un carré.
».
-
:
»
G.
Mercredi 19 août. Cantonné à Villiers-Ies-Mangiennes. Vu un cheval blessé d'un éclat d'obus, resté sur le flanc depuis la bataille du 10. Pauvre bête! EHe se dressait, lamentable, pelée. Autour d'elle, la foule des troupiers d'une curiosité cruelle lui tirant sur la bouche pour la faire lever. Elle mâchonnait lamentablement un peu de paille. J'ai fait circuler les tortionnaires. Le cou maigres'est alors abattu sur la terre. Demain elle sera recouverte de paille et on l'enfouira. Nous gîtons dans une pièce basse aux poutres noircies; des chromos de sainteté aux murs, des lits pisseux pleins de vermine. La saleté de ces intérieurs lorrains est inimaginable. Les gens vivent là comme des bêtes dans leur bauge. Notre passage les tient dans une terreur effarée. Bien qu'ils aient reçu l'assurance d'être ravitaillés par l'arrière, ils nous refusent tout. Ils veulent garder quelque chose pour les Prussiens.
Jeudi 20 août. Toujours à Villiers; quand irons-nous de l'avant? Le ciel est d'une douceur délicieuse. Les prés qui descendent en pente douce vers le Loison, où se pelotonnent les maisons de Villiers aux toits rouges parmi les arbres, sont pleins de fleurs mauves, blanches, jaunes. Au bas de la pente, l'abord des maisons grouille de pantalons rouges les troupiers lavent tranquillement leur linge comme si nous étions aux manoeuvres. Malgré la guerre, nous voyons sur les croupes que les moissons s'achèvent. N'était le bruit sourd du canon de temps à autre au lointain, qui se croirait en guerre? Une paix infinie enveloppe les bois, les prés, le petit village et son clocher pointu qui bourdonne comme aux jours de bonheur. Pourquoi l'Allemagne s'est-elle engagée dans cette
:
guerre qu'elle eût pu éviter jusqu'au dernier moment (1) ? J'en vois bien l'utilité, la nécessité même pour le progrès humain (2) ; mais pour l'Allemagne? Une sorte de fatum domine les choses humaines. Le monde s'habituait à l'hégémonie brutale des Teutons. Ce régime pouvait durer longtemps encore. Avec quelques mesures de modération en Alsace, dans le Sleswig et la Posnanie, avec quelque équité dans les revendications et quelques concessions pour les armements, le gouvernement du kaiser eût maintenu son prestige sur le monde pour une durée dont on ne voyait pas la fin. Il aurait duré d'autant plus qu'il représentait le principe d'autorité, le conservatisme, le maintien au pouvoir des vieilles oligarchies nobiliaires et militaires. Cette guerre, c'est la fin de la contre-révolution. La citadelle de la réaction sera abattue. L'Allemagne va devenir parlementaire et démocratique comme les autres nations de l'Europe occidentale. Est-ce un bien? Est-ce un mal? Je ne sais. C'est un fait. Il est assez tragique de voir combattre les officiers de carrière dans cette lutte dont le résultat plus ou moins éloigné sera la limitation des armements et la paix universelle à brève échéance (3), c'est-à-dire quelles que soient les compensations, leur propre effacement. Et le plus extraordinaire, dans cette crise où tout est extraordinaire, est que beaucoup s'en rendent compte et en conviennent.
Vendredi21août. En marche sur La Tour. Ciel nuageux. Temps lourd.
Fusillade et canonnade toute la journée. Nous refoulons (1) La bataille nous l'apprendra. (2) Débarrassé de la brutalité allemande. Nous croyions tous ferme à la victoire notre préparation, notre 75, nos alliances. La déclaration de guerre de l'Angleterre avait enlevé les derniers doutes. (3) Nous en sommes évidemment moins sûrs aujourd'hui (1935).
:
devant nous les élémentsennemis qui se sont retirés sans doute à la suite de la bataille de Dinant (1). Un prisonnier, réserviste du 2e Hulan wurtembergeois. Il a l'air enchanté d'être fait prisonnier. C'est un industriel de Stuttgard, grande chique molle; il s'affale sur une meule de paille. Il dit que les Allemands sont à Varsovie, mais que le choléra est dans l'armée russe; « l'Allemagne a tendu un cordon sanitaire », ce qui permet, dit-il, de porter toutes leurs forces sur la France (2). Pluies torrentielles au sortir du bois de Charancy. Arrivée à la Malmaison, abandonnée par les Allemands, à 9 heures du soir. Noussommesexténués. Il fait nuitnoire. Le fourrier nous conduit à une grange affectée à la section.
Les caporaux allument leurs lanternes. Les quatre escouades se partagent le cantonnement; trois coucheront en bas; la quatrième grimpe par une échelle sur un plancher qui surmonte une sorte d'étable ou de débarras. Un coin m'est réservé. Il faut de la paille fraîche, car celle dont se sont servis les Allemands est une puanteur. Il s'agit maintenant de trouver à dîner. Difficile. Après tant de passages de troupes, le pays est à sec. (notre popotier) et moi, nous nous mettons en quête chacun de notre côté. Nous arrivons, à nous deux, à réunir une douzaine d'oeufs, quelques tranches de lard, une miche de pain. A minuit,éclairés par une bougie plantée dans un goulot de bouteille, nous avalons la dernière omelette que nous mangerons en France.
B.
(1) Dont nous avions vaguement entendu parler, et que nous croyions, bien entendu, une victoire française. (2) Choléra mis à part, le renseignement était exact. Le plan allemand était d'écraser d'abord, toutes forces réunies, l'armée française, et se retourner ensuite contre la Russie.
Samedi22août.
Départ à 3 h. 30. Il fait à peine jour. Aube grise, humide. Les nuits sont déjà fraîches. On se frotte les yeux;quelques tapes pour secouer la paille; on boutonne la tunique; d'un tour demain, on passe le revolver; on boucle le ceinturon.Le « calot» est rangé dans la musette, et le képi, couvert de la housse bleue
(1),
mis sur la tête.
Chevalier! Prenez mon manteau. — Chevalier est mon ordonnance. Classe 13. Imberbe.Taille un peu au-dessous de la moyenne, mais musclé et solide. Une figure régulière, assez belle. Des cheveux châtains. Des yeux très bruns, qui n'ont l'air de rien, mais sont finauds tout de même. Un paysan mayennais, un peu lent, un peu mou, mais patient, et qui, sans éclat,setirera d'affaire. Il saisit le caoutchouc, le roule suivant les sains principes, serre les deux bouts avec une courroie de capote et le prend sur le bras. Mon sabre —
!
Voilà, monlieutenant. — La toiletteestterminée.
Nous sommes prêts à partir et marcher à la victoire. Dehors, j'entends déjà le sergent de jour crier : Rassemblement!
—
5 heures.
Route montante. Le soleil s'est levé dans un halo. Ses rayons percent de traits éblouissants le fin brouillard qu'ils illuminent d'une clarté rose. Ce pays accidenté est merveilleux. Des croupes boisées, (1) Plus tard, on distribuera des cottes bleues pour couvrir les pantalons rouges, en attendant le changement d'uniforme.
des bas-fonds, noyés dans la brume, des pentes vertes sous le ciel bleu. Passé la frontière belge. Nous ne sommes plus en France. Une émotion serre le cœur, une émotion que l'on n'avait jamais éprouvée naguère, lorsque, touriste, l'on passait la frontière. Sur la route qui descend, le régiment semble un long ruban sombre, rayé des éclairs d'argent dont scintillent les gamelles (1).
6 heures. Arrivée à Grandcourt. Route fort belle.Large,unie, sans une ornière, ombragée de grands arbres touffus. Nous nous arrêtons à l'entréeduvillage. Des artilleurs passent. Ils sont arrivés la veille. Les Belges les ont accueillisavecenthousiasme, leur ont donné des bouteilles, des cigares. Ils en distribuent à mes troupiers, enchantés
de
l'aubaine.
Nous sommes au repos derrière les faisceaux. Une brave femme dans une maison sur la route en avant du village nous dit : « Les Français sont arrivés, je suis tranquille; j'ai dormi cette nuit la fenêtre ouverte. » Son fils, un grand garçon de dix-huit ans, mince, très brun, placide, à l'allure lente, nous regarde sur la porte d'entrée, les mains dans les poches, sans mot dire. Je lui fais passer quelques seaux de campement pour avoir de l'eau.
Il s'empresse.
:
(1) Les Allemands avaient fait bronzer les leurs. Mince détail, détail de grande importance. Que de relèvea pensera-t-on. Erreur ont été décimées, décelées qu'elles avaient été par le scintillement
des gamelles. Près de deux ans plus tard, l'auteur du carnet signalera encore cet inconvénient.(Voir Histoire d'une Compagnie, 17 mai 1916.)
mère.
Mais il ne manifeste pas la même joie exubérante que sa
Vous avez eu desAllemands? — Il hoche la tête Il y a quinzejoursqu'ils sont dans le pays. Bah! Nous allons les mettre dehors. Un coup de sifflet.
--
:
!
Sac au dos En route!
revoir! Aurevoir! Au — Je me retourne. La brave femme nous agite son mou-
choir.
Nous marchons sur Ruette. Le brouillard ne s'est pas dissipé.Aucontraire, il semble qu'il se soit épaissi (1). Nous passons la voie ferrée. Le 26e d'artillerieoccupemaintenant le côté droit de la route, nous, le côté gauche. Nousapprochons des premières maisons de Gomery. Sur la route, longés par cette colonne de caissons et de pièces, nous sommes entassés à ne pouvoir bouger. Tout à coup, canonnade, fusillade. Les mitrailleuses crépitent dans le brouillard. Un bruit parcourt les rangs. Les Allemands sont à deux cents mètres! — Grand remue-ménage chez les artilleurs. Les ordres se croisent. Les batteries veulent faire demi-tour; mais comment? Une pièce franchit le fossé de la route et se renverse; les conducteurs crient; les chevaux se cabrent. Dans le brouillard, la fusillade redouble. En avant! — La route traverse Gomery en montant, à gauche. A l'entrée, un capitaine de hussards me jette au passage ; (1) « Le brouillard
d'Ethe » resta célèbre au régiment. Les trou-
piersluiattribuaient notre échec sanglant en cette rude journée.
Allez nous venger! — Nous viserons le pied du but (1), mon capitaine! — La rue du village est encombrée de chevaux ruisselants
de sang violet. Un arrêt. Sous un hangar à ma gauche, un hussard est étendu sur une civière, la face exsangue, la tunique déboutonnée. De larges taches rouges humectent la chemise. Un autre, le pied sur une borne, a déchiré sa culotte et panse avec l'aide d'un camarade une blessure à la cuisse. Nous sortons des maisons et nous nous déployons (2) dans un pré bordéd'unehaie. Fusillade et canonnade font un bruit assourdissant. Le combat doit être engagé sur toute la ligne. Le capitaine est debout, les bras croisés. Il est très calme, très maître de lui. Je le trouve plus pâle qu'à l'ordinaire, les traits plus creusés. Il ne cesse de mâchonner sa moustache. Certainement, il est en proie à une violente émotion intérieure.
:
Il me dit — Delvert, envoyez aux cartouches
!
J'appelle un de mes caporaux. Nicole! Prenez huit hommes, deux par escouade, — et partez au caisson. A l'ordre du capitaine,j'ai senti comme un pinçon au cœur (3). Nicolerevient avec ses hommes plianl sous le poids des trousses.
Chacun quatre paquets! Dépêchons-nous! Allez! — C'est un brave petit bonhomme. Un mètre cinquante-
(1) Phrase du règlement. Le tireur doit viser le pied du but. (2) Nous avions la chance d'être bataillon de tête; nous pûmes
nous déployer facilement. --allait (3) Jusque-là. je ne « réalisais compas que la bataille mencer. Cet ordre lança d'un coup mon esprit vers l'inconnu tragique. D'autant plus que le capitaine avait auprès de moi le prestige du chef qui a combattu.
»
cinq, guère plus. Figurefine, menue, cheveux bruns, des yeux noirs, — de bons yeux d' honnête garçon, — un accent grasseyant de Beauceron. Il n'est pas robuste, mais il est énergique et courageux comme pas un. En un tour de main,ladistribution est faite. Je prends quelques paquets que je mets dans la poche. Un agent de liaison arrive au capitaine. C'est le moment. Il est 8 heures 30. Lecapitaine donne ses ordres se portera à gauche; ** à droite; l'adjudant en soutien derrière moi, derrière ** « Vous garderez trois cents mètres de distance. » (1) Nous nous portons en avant. Vive la France! On part en colonne par deux. Près du cimetière, contre l'angle du mur, le colonel Farret nous regarde passer. Petit, gros, lorgnon, un ancien colonial. — Allez! En avant! me dit-il à mi-voix. Oui! Colonel! mon — Par bonds, je gagne la lisière en avant du bois qu'occupait une partie du ne qui s'est débandée. Il faut franchir la crête d'un bond, car elle est particulièrement battue. Entre deux rafales, nous passons. Les balles miaulent de tous côtés. C'est un miaulement, puis un coup de fouet.
: B.
B.;
(1) Distance excessive. Les sections se perdirent de vue. L'on voit combien la vérité est différente des idées qui ont cours dans certains milieux militaires, où l'on reproche aux fantassins d'avoir eu au début de la campagne des intervalles de déploiement trop rapproché, ou même d'avoir attaqué en troupeaux. Tous les mouvements se firent comme à la manœuvre, malgré les légendes accréditées depuis. Un jour, un officitr de camèrenousdisait « Les fantassins, aux batailles des fron'ièieî, ont attaqué en pagaïe, en troupeau, tenez comme ces jeunes gens -il montrait des jeunes ç-rs jetant dan' une cour). — A quel régiment étiez-vous?
:
:
— Moi? J'étais vétérinaire au
n*
cuirassiers. »
Je place ma section au delà de la lisière avant, en bas de la crête. Bien m'en prend. A dix pas derrière nous, shrapnels, balles, etc. C'est un tintamarre étourdissant. Les hommes sont très calmes. L'un d'eux (Boitier) mange auprès de moi (1). Derrière on entend les « ha » sinistres des blessés. Quelle folie chez ceux qui ont déchaîné cette guerre. Les champs que nous avons traversés sont maculés de taches violettes. On voit sur la prairie qui devant nous descend sur Ethe des corps étendus, avec des pantalons rouges. Nous avons vu Gomery encombré de hussards blessés; de chevaux arrosés de sang violet comme aux courses de taureaux. Quelle boucherie! Les heures se passent sans que la canonnade cesse son bruit assourdissant. On entend des blessés. — A moi! mon lieutenant! à moi! L'appel douloureux se prolonge. Couché à ma droite,Chapelain, un caporal de la classe 13 (2) fait le coup de feu. Soudain, il laisse tomber le fusil. Sa tête s'affaisse. Il
!
gémit faiblement.
Oh! Oh! — Qu'est-ce que tu as — Je suis touché. — Où? —
?
A l'épaule!. Mon lieutenant, est-ce que je peux — m'en aller? Attends! Quand je te le dirai. — Lamusique augmente, en effet, derrière nous. Les balles rondes de shrapnells tombent avec un bruit de gros grêlons. fit-il. En foulez-vous, croûte, Je la vais foi! Ma casser « de boule que j'acceptai. moitié m'offrit Et il lieutenant une ». mon car je mourais de faim. (2) Braveenfant, grand, blond cendré, très doux. (1)
Ce n'est pas le moment d'aller par là. Et toujours les longs râles des blessés. Une accalmie. heure. — Chapelain! C'est le moment!. Laisse-moi ton — fusil. Le pauvre petit s'en va, en rampant. Je l'entends murmurer faiblement : Merci, mon lieutenant! Les AIIemands reculent sur les pentes en arrière de Ethe (1). On voit très nettement dans les prés des lignes noires. Je commande « Feu de salve à 1.000 mètres! joue ! Feu! » Les lignes se couchent sous la rafale. Evidemment, ils sont gênés. Le manège dure une demiheure. Ils se reforment à l'extrémité gauche du village et se reportent sur notre gauche. Infiltration dans les bois. Je vois exactement devant moi, une section à 400 mètres. « Joue ! Feu! » Tout le monde descend sauf quelquesuns. Un lieutenant du 102e est venu me rejoindre. D'ici, en effet, on découvre admirablement le paysage. C'est un lieutenant mitrailleur.Taille moyenne, sec, brun, physionomie calme et douce. Il a le cou enveloppé d'un linge blanc des furoncles. Ma là, dit-il. C'était chez section de à côté, est me — vous, la patrouille que j'ai vue tout à l'heure? Oui! (2) — Un bruit de pas sur les branches cassées derrière nous. C'est l'adjudant. 1
:
:
(1) Ainsi, les deux partis, à un certain moment, se sont retirés du champ de bataille. L'ordre de repli nous avait, en effet, été déjà donné. Il ne m'avait pas touché parce que mon capitaine avait été atteint (dans les deux jambes) au début de l'action. A noter que les pertes allemandes furent telles devant le front de la 7' D.I. que le ye C.A. allemand dut être retiré de la lutte le lendemain. (2) j'avais envoyé deux patrouilles, l'une à droite, l'autre à gauche, pour établir mes liaisons; celle de droite avait trouvé du Io?; celle de gauche n'avait vu personne.
D'où venez-vous? — — Je vous ai suivi, mon lieutenant (1). Oùestvotresection? — Là, à trente ou quarante mètres derrière.
--
Bien!.
Le lieutenant du 102* s'éloigne.
— Mon lieutenant!
mon lieutenant!
Là!
en face! Ils
montent vers le bois! C'est l'adjudant, debout derrière moi, et qui me montre une file de tirailleurs, sortant en effet d'une ferme à mi-côte et se dirigeant en colonne par un vers le bois. Feu salves! Hausse de combat!. Entre la par — ferme et le bois!. Joue! Feu! Les habits gris-souris descendent précipitamment. Mais ils remontent bientôt. Feu à volonté!même hausse! — J'ai saisi le fusil de Chapelain et tiré comme tout le monde (2). 4 heures et demie. — Un sergent de liaison du 102e vient m'avertir que le 102e est en retraite, mon flanc droit dégarni.Jesuis seul dans le bois, avec ma section. Je donne l'ordre à l'adjudant qui est en arrière de moi de protéger la retraite. Nous quittons la lisière en tirailleurs, en ordre, chaque sergent au centre de sa demi-section, comme à la manoeuvre. Des balles sifflent « Couchezvous! » Face à l'ennemi! Feu!
:
(1) Il avait perdu la direction donnée par le capitaine, puisque d'après les ordres reçus, il aurait dû être en soutien de (2) De toute la journée, je n'osai prendre la position du tireur couché, par scrupule de manquer à mon devoir! Je gardai celle du tireur à genoux (alors que j'avais fait coucher tout mon monde), et encore avec des remords 1 Je pensais qu'en me couchant je me disqualifierais aux yeux des hommes et il est possible qu'il en aurait été ainsi. Personne n'était encore adaptéauxnécessités de la manœuvres avaient été une bien mauvaise bataille; et nos grandes école.
B.
Par bonds réguliers,
nous reparcourons le terrain où
nous avons progressé ce matin.
Nous regagnons Gomery. J'amène ma section en ordre Il me fait porter en avant où je reçois au colonel (1). des balles du 102e. Je suis seul officier du régiment, à — Gomery, en ce moment. Je rassemble tout le monde (2). Il faut de la gueule. Un agent de liaison vient me porter l'ordre du colonel: « Repli par la route de Ruelle. Vous constituerez l'échelon de retraite. » Bien. Nous gagnons la route. Le canon tonne de plus belle. Les pièces d'artillerie lourde nous poursuivent. De temps à autre, on entend le ronflement des obus passer à travers les branches et aller s'abattre comme d'énormes marmites (3) dans les champs voisins. Une batterie de 75 ne peut tirer quatre coups, qu'elle est repérée et éteinte. Au carrefour de Ruettes, le Colonel. Auprès de lui, le Lieutenant-ColonelFerran. Sa haute taille se dresse toute droite. Il est blême. Sa
-
(I) A ce moment, à Gomery. A tout hasard, je me dirigeai vers le cimetière. Je retrouvai le colonel où je l'avais vu le matin. Ilme dit — Je n'ai plus que vous sous la main. Vous allez vous déployer. il faut enrayer la poursuite. (2) Je rassemblai dans la rue de Gomery des isolés des quatre régiments de la division 101®, 102", 103*, 104®. Je revois la rue inondée de soleil, et les hommes s'alignant en avant des maisons. Il y en avait à peu près deux cents, y compris ma propre section. Pour les isolés, je fis sortir du rang les sergents, et organisai trois autres sections. Je gagnai ainsi la route en ordre, plaçai deux sections à droite, deux à gauche. Debout, au milieu de la route, je dirigeai la retraite par échelons, faisant exécuter des feux à l'un tandis que l'autre reculait. Les Allemands ne s'approchèrent jamais à moins de huit cents mètres. Ils ne nous poursuivirent qu'avec leur artillerie. (3) Le mot devait faire fortune.
:
figure anguleuse, à la petite moustache raide et tombante, a une expression étrange. Je m'aperço is qu'il porte un pansement à la jambe gau-
che. Il
a été blessé. Vous voyez, me dit-il. Ça n'est pas terrible! — Nous repartons par un chemin montant. Le soleilcouchant colore la côte de sa lumière fauve. Le colonel marche à côté de moi. Des brancardiers. C'est le capitaine. Je ne l'ai pas revu depuiscematin. Il est extrêmement
pâle.
Mon capitaine! Je suisdésofé de vous revoir ainsi. — Pas enchanté. du Pas Je du suis tout! tout! —
Et il sourit.
Aurevoir! mon capitaine!
— revoir,Delvert! Au Bonne chance! —
Triste, cette marche en retraite. Nous repassons la frontière belge. Toutes les maisons, cette fois, sont volets fermés. (1) Mais les troupiers ont conscience d'avoir reçu le baptême du feu et de s'y être bien comportés. En approchant de la Malmaison, au soir tombant, malgré la fatigue et la poussière, ils redressent la tête. En ligne face à gauche, halte! — Formez les faisceaux! Repos! derrière les faisceaux! Sur la route, Thibaut, le sous-lieutenant téléphoniste, s'est jeté dans mes bras et m'a embrassé. Mon pauvre vieux! Nous ne comptions plus te re— voir. Nous te croyions tué comme les autres! Serve, lué; Bonnieux, Tisserand, de Laval, Vallet, Battesti, Molinier, Schœnlaub, tous tués! Ségonne, blessé. Du 2e bataillon. il reste quatre-vingts hommes et deux officiers. (2) (1) En particulier ceux de la bonne dame qui nous avait été si accueillante le matin. (2) Je revois le lieutenant Dutrey, le plus ancien de ces deux
Quel massacre! Il m'explique. La division a été surprise en plein brouillard (ça. je le savais) ; les cavaliers ont dû charger pour dégager le général (1). Le lieutenant-colonel de Hautecloque a été tué; deux de ses escadrons hachés. Mais, hier, riavaient-ils pas rendu compte que nous — n'avions rien devant nous? (2) officiers, à la tête des débris du bataillon, morne et silencieux. Des hommes rejoignirent dans la nuit et le lendemain. Le colonel Lebaud — qui alors commandait le 1erbataillon (dont faisait partie ma compagnie) — note dans Ades de Guerre (Ed. Lavauzelle) que le 23 août, le 2e bataillon ne compte plus que deux officiers (il n'est donc pas rentré d'officier) et 229 hommes. Le régiment avait perdu 1.046 hommes sur 3.300 et 27 officiers sur 62, c'est-à-dire le tiers des hommes et la moitié des offimédecin-chef, chef ciers, si l'on déduit de 62 les non-combattants de musique,officier téléphoniste, officiers de détail et d'approvisionnement (op. cit. p. 39). Pendant toute la guerre, dans l'infanterie, la proportion des pertes sera plus élevée en officiers de troupe qu'en hommes, malgré les légendes que des littérateurs qui n'ont fait que très peu la guerre ou même pas du tout ont tenté d'accréditer. (1) Le général de Trentinian, petit, sec, magnifique cavalier (il l'est toujours à près de quatre-vingts ans), était d'une bravoure défiant toute épithète. Etant jeune capitaine, c'est lui qui était entré le premier à Ouagadougou, capitale du Mossi, en 1893, précédant de quelques heures la colonne anglaise et nous assurant la possession du pays. A Ethe — que nous appelions le plus souvent entre nous la bataille du 22 août — il marchait avec l'avant-garde de la division. « Le général marchera à l'avant-garde », disait l'ordre que nous avions reçu la veille. Plus tard, il m'a déclaré que c'était « sa place réglementaire ». Je le crois, mais je n'en suis pas convaincu. Toujours est-il qu'à huit heures du matin, il se trouvait dans Ethe avec son escorte, entouré par l'ennemi. Le colonel de Hautecloque. commandant le 14e Hussards, dut charger avec deux escadrons pour le dégager. Ce n'est que vers midi que le général put rejoindre sa division,quis'était trouvée ainsi toute cette matinée de bataille sans direction. Or, c'est à midi qu'a été donné l'ordre de repli. Le commandement français avait-il tous les éléments d'information? Le carnet montre (voir plus haut) que les Allemands se sont repliés, eux aussi, vers une heure de l'après-midi. (2) Nous avions devant nous la V. armée allemande, commao-
:
Oui! C'est à ny rien comprendre! — Involontairement, me revient à l'esprit la reconnaissance de hussards qui précéda la surprise de Wissembourg, le 4 août 1870. Je ne pensais pas Voir le même fait se reprod uire (1). A la nuit noire, on regagne Charency, puis Villiers-leRond. Routes encombrées. On comprend ce que peut être une déroute quand on voit ce qu'est une retraite.J'ai eu la chance de ramener presque tout mon monde. Un de mes hommes m'offre un cigare d'honneur. Le colonel a trouvé que j'avais été « très chic ». Dimanche 23 août. (Bois de la Taillette). Nous repartons en avant sur Charency. La bataille a duré toute la matinée. Le bataillon hier a été décimé. Presque tous les capitaines tués ou blessés. Les chefs de section idem. Nous marchons maintenant en réserve. Je reste seul avec pour commander la compagnie. 11 heures. Repos dans un verger avec Nicolas, le capitaine de la
B.
:
Ve C.A., XIIIe C.A., VI* C.R., XVI* dée par le Kronprinz C.A., Ve C.R., c'est-à-dire trois corps actifs et deux de réserve. Les deux premiers faisaient face à la 3e armée dont nous faisions les deux suivants aux divisions de réserve partie (Général Ruffey) du général Maunoury; le V* C.R. était plus en arrière, à Bettembourg. Comment nos cavaliers n'avaient-ils rien vu, ni surtout rien appris sur cette armée ennemie alors que des éléments s'en trouvaient Nos hussards dans le pays depuis quinze jours (voir plus haut) étaient-ils trop. grands seigneurs? Pour apprendre quelque chose, il faut parler au paysan; et il ne se livre pas facilement. On l'a vu au début du récit de cette journée du 22 août. (1) Tout naturellement, 70 revenait en mémoire, hélas! Galliéni écrit sur son agenda le 25 août « nécessité. d'éviter à notre armée de campagne un désastre comme en 70. Il faut, pour cela, lui garder ses communications sur la Loire, la Saône et le Rhône ». (Op. cit. p. 40.)
;
?
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compagnie voisine, et ses sous-lieutenants survivants, de Bragelonne el Lée.
Clairsoleil. Nous sommes étendus sur l'herbe, sous les pommiers. Le ciel bleu luit entre les branches. C'est une clarté vibrante, qui semble pétiller de vivantesaiguilles d'argent. Il fait une chaleur douce où tout l'être s'épanouit. Un léger souffle d'air tiède frôle comme une caresse. Auloin, les champs dorés reposent dans la paix infinie de l'azur. Lée me raconte des histoires. C'est un grand et gros garçon, à l'allure un peu gauche dans sa tunique bleue d'élève-officier auquel il a fait mettre un galon d'or. Il a une épaisse tête blonde, le front bombé du haut, la racine du nez écrasée, la mâchoire massive sans être forte, — comme sa charpente qui est de vastes dimensions et ne donne pas l'impressiondesolidité. Il est Lorrain.Très ardent. Peut-être exagère-t-il un
peu cette ardeur. Du bas de la pente, un grand diable vient vers nous en gesticulant de loin. Il a la tête emmaillotée d'un bandeau blanc.
C'est
Une balle lui a labouré le crâne. — J'ai été étourdi par le coup, assommé. Je ne savais plus où j'étais. On m'a transporté à Longuyon. rai dit « Non! Je ne reste pas là. Je vais rejoindre le régi-
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ment. »
L'après-midi, nous nous portons dans les bois à droite et en avant de Charency, pour être en liaison avec le 5e corps. Nous sommes deux compagnies, la compagnie Nicolas et la nôtre,trèsréduite. — Il ne s'agit pas de donner, explique le commandant; nous devons simplement assurer la liaison avec le
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corps. Nous traversons Charency. La 3e compagnie prend une formation d'avant-garde.
Nous la suivons à une distance d'une centaine de pas en ligne de sections par deux. Nousnousarrêtons dans une clairière légèrement incurvée : à droite, la lisière du bois du Ménp, que prolonge en haut de la crète et en direction du Sud-Est le bois de la Taillette; à gauche, le bois du Vézin. La clairière est une belle prairie, grimpant la côte entre les massifs ombreux. Au sommet, une large échancrure de ciel bleu entre les deux cornes de bois. Derrière une haie buissonneuse, le commandant nous
fait fairehalte. Tout à coup, des coups de feu. On se regarde. La liaison avec le 5e corps parait orageuse. VoiciNicolas qui commande la 3e compagnie et qui,
de ses grandes jambes, descend tranquillement la côte. — Mon Commandant, nous nous sommes heurtés, au débouché du bois de Vézin, à un régiment prussien. Il se tamponne le menton avec son mouchoir.Uneballe l'a rasé au sens propre du terme. Bon! le commandant. fait — « Delvert, partez avec votre section; vous irez fouiller le bois de manière à ralentir la progression ennemie et protéger notre gauche. »
En avant!
Envoi de patrouilles. Rien. Un raidillon sous bois aboutit au carrefour avec un chemin de terre descendant sur Charency. Je le fais garder. Tout à coup surgit sur la crête une file de tirailleurs sortant du bois de Vézin, et une autre sortant du bois de la Taillette. Comme à la manœuvre, les deux troupes se rejoignent. Les uns vont à droite, les autres à gauche. Une rangée-de silhouettes à casquettes plates se profileennoir dans l'échancrure entre les deux cornes de bois.
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Paf! (I). Paf! les joue: voit mettre on en Us s'avancent comme à la parade. Je fais vivement gagner une tranchée, un fossé qui prolonge le raiEt aussitôt,
— dillon du carrefour et coupe, en partie, la pente. « A 800 mètres, feu de salve. Joue! Feu! » Une patrouille
de la 38 Compagnie dévale sur nous. Je fais cesser le feu. Une grêle de balles nous sifflent aux oreilles. A l'extrémité droite de la ligne, affolement produit par l'apparition des quelques pantalons rouges des patrouilles. Les hommes sortent du fossé, mettent leurs képis au bout du fusil en enlevant le manchon pour montrer le rouge. — Ils croient n'avoir devant eux que des Français. Nelirezpas! Ne tirez pas! (2). — Tu vois pas que ce sont des Allemands, eh! ne — ballot! lance tranquillement un homme de la « troisième» qui descend prendre place à nos côtés. Une pluie de balles, d'ailleurs, montrent la méprise. J'entends **. en arrière sur ma droite. J'arrive à rallier mon monde sous une pluie de ballesfrançaises et allemandes. A travers bois, je regagne Charency. Un seul blessé, le sergent Feugère (3). a dû être évacué. Une entorse lui a, de nouveau, brisé la jambe Nous nous replions de Charency sur Villers où nous arrivons à la nuit. Les hommes n'ont ni mangé, ni bu, ni dormi depuis plus de vingt-quatre heures. Moi, idem. — Nous faisons une grande halte d'attente, sans feu, dans la nuit. Le sentiment de notre retraite, de la pour—
B.
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(1) Un claquement sec, alors que notre fusilfaisait un bruit plus plein « Boum ! boum ! » (2) Celui qui criait était un de ces malingres de la banlieue parisienne dont il y avait quelques-uns dans notre bataillon. Raison la loi sur les conscrits mariés autorisés à choisir leur garnison. Spéculation pour l'un et l'autre sexe. Le pauvre garçon était de taille moyenne mais débile, pâle, les joues creuses, les yeux bigles, le dos voûté. Ilétait monté sur le parapet. Je le fis descendre. (3) -Lequel s'était défendu très bravement, d'arbre en arbre, le revolver à la main.
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suite de l'ennemi, la faim, la fatigue écrasante, la nuit, sans feu, au bord de la route encombrée de convois, tout exaspère la nervosité des hommes. Le général de division est sur la route, essayant de remonter les courages. Tout à coup, débouche un galop de chevaux désarroi indescriptible. Les hommes courent aux faisceaux, affolés « Les hulans! Les hulans! » Je suis renversé, foulé aux pieds. Aucune voix n'est écoutée. Enfin l'ordre se rétablit ce n'était que quelques chevaux égarés (1). Mais il est évident qu'il faut nous reporter en arrière, sur les côtes au sud de l'Othain. Nous gagnons Marville par une marche interminable de 8 heures à 1 heure du matin. Marchepleine d'à-coups. Les hommes somnolent, donnent du nez dans le sac du camarade qui précède,tombent comme morts dans les fossés. Je me pinçais les jambes pour ne pas succomber au sommeil. A un à-coup, je ne résiste pas à la tentation de m'asseoir sur une borne. Je me réveille.Plus de compagnie. La marche a repris. Les hommes ont suivi. Je les rattrape cinq cents mètres plus loin. Une heure de repos. Dans la nuit, le silence, la longue colonne repart, sillonnée d'officiers d'état-major avec des lanternes.
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Lundi24août. Arrivés à de Marville.
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heure 1/2 du matin, repartis à 4 heures
(1) Le moral des troupes était atteint. On commençait à voir des espions partout. Des troupiers, l'adjudant, venaient me montrer à l'horizon des lumières dans lesquelles ils voyaient des signaux les maisons paypour l'ennemi, — et qui étaient tout simplement crépuscule, comme à l'orla dans s'allumant au campagne sannes
dinaire.
Nous tenons les côtes de la vallée de l'Othain. Depuis l'aube, le canon tonne. Nous sommes en arrière, dominant le chemin de Dulut. Temps limpide, délicieux de fraîcheur d'une matinéed'été qui sent déjà l'automne. Sur la route blanche qui monte la côte, une voiture doucement rentre la moisson, pendant qu'à quelques kilomètres en avant les 120 et les 155 crachent leurs masses d' acier, et que des deux côtés les hommes tombent écrasés, égorgés, en poussant leurs « Ha! » lamentables. Tout combat commence par un duel d'artillerie. C'est l'artillerie qui éteint le feu de l'adversaire qui assure la victoire, en permettant à l'infanterie de progresser (1). On perd très peu de monde dans la marche en avant. C'est surtout dans la retraite que les hommes tombent. Notre échec de Gomery tient à la supériorité écrasante de leur artillerie lourde (2). (1) Ainsi, pour le combattant d'infanterie, se trouvait contredite par les faits l' affirmation de notre règlement d'artillerie de 1913 (p. 15) : « Il est aujourd'hui reconnu que le rôle essentiel de l'artillerie est d'appuyer les attaques. l'artillerie ne prépare plus les attaques, elle les appuie. » « Il est aujourd'hui reconnu », par qui? A la suite de quelles observations? Cette phrase revenait, alors, souvent, dans les règlements et instructions militaires sans être plus justifiée qu'ici. Le général Gascouin (op. cit. p. 52) dit avec raison : « Quel sujetdeméditation pour les psychologues dans cette affirmation « Il est aujourd'hui reconnu que. » Combien de fois ne la retrouve-t-on pas dans l'Histoire Militaire! Il ne s'était pas écoulé un mois après l'ouverture des hostilités que l'infanterie réclamait, sur tout le front, et avec quelle raison ! les préparations d'attaques précises, nourries, prolongées ». En 1917, encore, j'ai entendu de très distingués officiers d'Etat-Major me dire « Il faut bien laisser quelque chose à faire aux fantassins ». La mé-
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connaisance de la puissance du matériel, en haut lieu, étaitinimaginable. (2) Rappelons les forces respectives des deux adversaires en artillerie lourde de campagne au mois d'août 1914. France 300 pièces de 120 (Baquet) et 155 (Rimailho) Allemagne 3.500 pièces (2.000 obusiers lourds, mortiers et canons longs, 1.500 obusiers légers de 105). Nos pièces avaient pour portée maxima 5.500 et 6.000 mètres; les pièces allemandes portaient de 6 à 14 kilomètres. Voir un peu plus loin la constatation douloureuse que nous con-
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Pc avaient bien calculé (1). Je suis descendu avec Chevalier, mon fidèle ordon-
nance, dans Marville. Ruesdésertes. Sous le chaud soleil, un oide de nécropole. Près de l'église, une ambulance. Elle est tenue par des sœurs. Celle qui paraît la supérieure figure de bonne une — et robuste paysanne sous la cornette — nous force à nous asseoir. Mes pauvres enfants! remettez-vous! Tenez! mon — lieutenant! regardez comme notre plafond est arrangé. Et en voit, en effet, le ciel à travers les poutres. Quelque obus. Mais la Caillante femme n'a pas l'air autrement troublée. Autour de la table, des infirmiers mangent la soupe. Je sens mes entrailles frémir de convoitise. C'est de la -'Ifle aux choux. Elle paraitdélicieuse. Jamais chefd'œuvre culinaire ne me donna tant d'émotion.Littéralement, je meurs de faim. Il faut croire que cela se voit, car la bonne sœur met d'autorité deux bols sur la table et les emplit jusqu'au bord. Tenez! mes pauvres enfants! Je suis sûre que Vous — n'avez pas mangé. Je proteste. Ma Je bonne! remercie. êtes sœur! trop vous vous —
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fiait le lendemain un capitaine d'artillerie commandant une batterie de 75 « Les Allemands nous écrasent de 10kilomètres et nous ne tapons qu'à 3.500. » On ignorait alors que le 75 pouvait porter beaucoup plus loin. L'émotion que cette infériorité suscita chez les fantassins est notée par le général de Fonclare « Notre infanterie fut, dès le début, frappée de cette infériorité et des effets impres-
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sionnants des projectiles adverses de gros calibres. » (L'Armée française à travers les âges. L'infanterie, p. 124.) (1) C'est la réponse à la question que se posait quelques jours avant (20 août) l'auteur du carnet « Pourquoi l'Allemagne s'estelleengagée dans cette guerre? »
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Et puis, je me laisse faire, — tandis que Chevalier,
lui, absorbe sa soupe avec beaucoup de simplicité. et de conviction. 2 heures après-midi.
Sommes dirigés au Nord-Ouest sur Flassigny. C'est un village, niché au fond d'une cuvette : quelques toits rouges dans la verdure. Lecommandant est fort heureux de pouvoir souffler un peu. Petit, sec, Vœil vif, volontiers rieur. Il s'est accoudé à une sorte de parapet de pierre le long du chemin. Ses yeux se reposent sur les près verts descendant jusqu'au btàssonnement d'arbres touffus qui marque les bords de l'Othain.Auloin, les croupes bleu-clair dorment sous le soleil.Atmosphère vermeille. On respire avec délices (1). Je crois, dit le commandant, que nous ne serons pas — mal ici. Le coin est écarté. on y est bien. On nous ou,
bliera.
Surgit un lieutenant de hussards. — Voici un camarade qui nous apporte des nouvelles. Eh bien? Mon commandant! L'ennemi est signalé sur la — rbe droite de l'Othain. Le colonel vous donne l'ordre de surveiller ces deuxgués. Il les montre sur la carte. Delvert, vous allez partir. Une section de la 1™ — compagnie surveillera le gué de gauche, vous, celui de droite, et Vous aurez le commandement du secteur. Vu. J'envoie la section de la 1 compagnie que commande
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(1) Je disais au commandant que mes troupiers tiraient mal « Savez-vous combien de fois ils sont allés au tir cette année? me répliqua-t-il. Deux fois! » Cf. Général Gascouin (op. cit. « Notre infanterie tire mal
p. 71).
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»
(1),
un jeune sous-lieutenant,Loriot un instituteur qui finissait ses six mois, admirable de solidité et de courage, prendre position à une centaine de mètres du gué de gauche. Blotti dans un champ de blé, il tiendra le passage entièrement sous ses feux. Un éperon boisé surplombant la vallée me paraît tout indiqué pour ma propre troupe, qui détachera un petit poste en avant et en contre-bas. Le long de l'éperon, face la direction de l'ennemi, des tranchées sont immédiatement creusées.De-pani. des abatis de branches les masquent aux vues et en même temps servent de parapet. Ces mesures prises, je pars avec un sergent reconnaître la rive.
à
Mardi 25 août. Ai fait reconnaissance hier soir dans une campagne de champs d'avoine et de blé, coupéedehaies, de petits bois. La promenade est charmante; des chemins creujç pleins de
marjolaines, de mauves, etc. Mais on entend le canon tonner et, de temps en temps, je cherche la poignée du revolver. Passé la nuit en position. Dormi une heure, par terre, allongé le long du parapet de branchages. Dès 4 heures, 4 heures 1/2, le canon a commencé de tonner. Il est 7 h. 20. C'est un concert assourdissant. C'est sur notre droite que la bataille est engagée. J'en arrive à oublier la faim, bien qu'il y ait deux jours que nous n'ayons reçu aucune distribution.— Le brouillard nous empêche de voir à 600 mètres. Vers 9 heures, ordre de se replier sur Flassigny. Flassigny, en contre-bas, est un nid à boulets. (1) Tué le 26 septembre 1914.
Pourquoi se replier? La position est excellente et importante. — Dès que nous débouchons par un petit chemin creux, nous voyons la pluie des énormes obus de la grosse artillerie allemande s'abattre sur les deux pentes; le commandant se trouve dans une ferme qu'un obus vient de complètement défoncer. Il m'ordonne de rester en soutien d'une batterie de 75 restée au-dessus de nous, en haut de la côte 316 (1). Je retourne. J'envoie Gallas (sergent) (2), sur la crête: il n'y a plus de canon; mais comment rejoindre? Les boulets tombent de tous côtés. Enfin, je trouve un sentier à flanc de coteau. Je m'y engage suivi de mes hommes. A la crête, pluie de shrapnels. Je suis touché à la jambe gauche (3). C'est un concert assourdissant. Ma cuisse me fait mal. Face à l'ennemi à la lisière du bois. En échelons, je me replie sur Remoinville qui m'a été assigné comme ligne de retraite.Le général de division nous- arrête pour nous mettre en soutien d'artillerie sur la lisière du bois de Remoinville. Notre commandant nous place, puis gagne Bramkville. Arrivée à Brandeville à 5 heures (soir). Les Hauts-de-Meuse se dressent au-dessus de la Woëvre comme une falaise sombre. J'entends les troupiers. On va bien s'arrêterlà? ** qui nous rejoint — plus exaltéquejamais (4) prend la parole.
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(1) « Nous ne pouvons pas abandonner nos canons, me dit-il. Notre honneur militaire est engagé. » Nous devions entendre souvent cette phrase au cours de la campagne. (2) De la classe 1909. Il venait d'être libéré depuis un an lorsque la guerre le fit rappeler. Brun — le cheveu déjà clairsemé — de taille moyenne, mais râblé, d'une force exceptionnelle, ancien champion de boxe au régiment, très aimé des troupiers car il était aussi bon qu'énergique et débrouillard, c'était le meilleur sergent de
la compagnie. Il en sera plusieurs foi& question au cours de ce récit. (3) Une balle en séton. Blessure légère. (4) Il souffraitphysiquement de sa blessure à la tête, et moralement de la défaite.
Peut-être pas! Nous allons à l'arrière nous refor—
mer.
Mais vous verrez sur quel bec les Boches vont tomber quand ils arriveront ici. Tout cela (son geste embrasse les formidables hauteurs), tout cela, c'est garni d'artillerie. (1) A huit heures et demie, marche dans la nuit sur Brieulles. Ma jambe me fait tellement souffrir que le colonel m' a fait monter sur un caisson de mitrailleuse (2). Marche dans la nuit d'une lenteur interminable avec arrêt toutes les deux minutes. Les hommes, épuisés, surtout démoralisés. Une armée sentant, cette fois la défaite, et la défaite à laquelle il n'y a r'en à faire la défaite par
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les obusiers.
Les artilleurs eux-mêmes ne tirent que quelques salves, et sont heureux de ramener les avant-trains de peur d'être repérés. Il est de fait que toutes leurs positions ont été admirablement relevées par un avion allemand, un taube, que, depuis trois jours, nous voyons survoler nos lignes. (3) Nous n'arrivons à Brieulles-sur-Meuse qu'à quatre heures et demie du matin. Jusqu'ici, ce n'est qu'une retraite en ordre su ffisant. Quelles souffrances toutefois! Quelle pagaïe! Toutes les unités mêlées. Le désordre, la mollesse de certains troupiers, est au-dessous de tout. Ils geignent de ne pas avoirdevin!! de ne pas dormir. « Fallait faire rester les bonhommes chez eux! »
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(1) Et se tournant vers moi « C'est garni d'artillerie, mon vieux. » Il n'y avait pas un canon. L'abandon de ces hauteurs sans combat fut d'un effet très déprimant sur les troupiers. 12) J'avais d'abord demandé à un capitaine d'artillerie du 268 qui se trouvait auprès de moi, et très aimablement avait accepté de me rendre ce service. Nos mitrailleurs survenant, mon colonel fit arrêter un caisson pour me prendre. Au cours de quelques instants de conversation, ce capitaine d'artillerie, que la retraiteaffectait comme nous tous, me dit « Les Allemands nous écrasent de dix kilomètres, et nous ne tapons qu'à 3 mille cinq! » (3) « La surprise de l'aviation allemande, une vraie et triste révélation. » (Général Gasccuin. op. cit. p. 75).
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Il est vrai que cette fuite dans la nuit au milieu des convois de pauvres gens fuyant avec leurs pauvres hardes, leurs bestiaux, les filles sur la paille dans les charrettes, ridicules, chapeaux dimanche leurs de habit tout avec en cela est démoralisant au plus haut point. Rencontré le colonel commandant la brigade, vidé, longue tête d'imbécile. Il s'occupe à loger ses chevaux. Général de l'autre brigade un vieillard lamentable, tout blanc, pliant sur les jarrets, le nez chevauché d'un lorgnon.
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Mercredi 26 août. Brieulles-sur-Meuse, changé le pansement. Logeons dans une maison dont la saleté dépasse tout Ce que nous avons vu jusqu'ici. Dans la chambre où nous nous étendrons, la couche de poussière, qui couvre les meubles, est digne d'une maison abandonnée depuis longtemps.
Après-midi, soleil et nuages. Promenade avec de Bragelonne, un petit Saint-Cyrien, bromotion de Montmirail. Solide petit homme, grosse tête, blond cendré, tondu ras, yeux bleus. Il accepte les événements avec résignalion. Pour le moment,ce qui l'inquiète, c'est de se procurer les chaussettes. ) Moi, j'ambitionne un caleçon, celui que je porte est i jeter. Mais où trouver chaussettes et caleçon? Chez l'épicier, Monsieur, gamine. dit me une — Nous découvrons, non sans peine, l'épicerie. Messieurs, il n'y a plus rien. — Très bien! Nous partons vers 4 h. 30 (soir) pour Epinonville. Les emmes pleurent en nous voyant partir. Ciel sombre au-dessus de ces mamelons de pâturages t de bois. Les longs nuages gris chargés de pluie passent
sur le demi-jour du crépuscule. Le vert sombre des prés, le bleu lointain des bois, cette troupe morne, tout donne à cette marche quelque chose de lugubre. A la nuit noire, nous arrivons à Epinonville. Dînons tous les officiers du bataillon ensemble: nous sommes neuf, y compris le médecin (1). On repasse les péripéties de la lutte. On compte les morts et les blessés. Ces repas manquent de gaîté. Nous allons nous reposer, nous en avons besoin. A la compagnie (4e), il reste 127 hommes sur 262, deux officiers sur quatre (2), tous les deux blessés. — Messieurs les peintres représentent la guerre sous les traits d'une femme au visageirrité, entouré de serpents qui lancent des flammes; ou bien, montrent de jeunes cavaliers campés sur des chevaux à fière allure sonnant de la trompette, tandis que des femmes pleurent leurs enfants morts sous un ciel tragique où fument au loin des incendies. La réalité est plus terrible et moins décorative. Je leur proposerai, non pas Gomery et son fouillis de chevaux démontés, couverts de longs flots de sang violet, de hussards pansant leurs plaies, balafrés, troués, ou les chaumes que nous traversions et où nous apercevions de place en place des flaques violettes, ou bien le pré vert où l'on voyait, couchés sur le dos, de pauvres pioupious en pantalon rouge, la capote ouverte et les deux bras étendus, mais le ravin de Flassigny, battu sur les deux pentes désertesi allemands, s'abattant boulets obusiers des les énormes par comme des bolides d'où montait une longue fumée noire, avec un fracas, qui se répercutait comme un effroyable ; roulement de tonnerre.
ils
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(1) Sur 14. Notre bataillon avait moins souffert que le 28 et les h*, le deuxième surtout qui n'avait plus que deux ofifciers. Notez* que nous ne sommes que le 26 août. (2) L'un des deux, **, devait être évacué le lendemain.
Jeudi27août. Belle matinée. Nous sommes au repos dans une prairie, les faisceau^ formés à l'orée duboisJeMontreheau. Le petit chemin en contre-bas est occupé par un convoi du train. Sur la chaussée poussiéreuse,inondée de solei4 les voitures stationnent. Les hommes dorment sous les coffres, ou mangent sans hâte,assis sur le talus, le couteau en l'air. ** vient auprès de moi. D'un geste saccadé, il arrache son pansement et me montre sa plaie qui suppure. Elle est hideuse. Je vieux. j'ai mal à la tête. Je me suppure, mon — fais évacuer (1) Tiens! voilà le bomJde la compagnie. Il me passe un papier sur lequel sont mscrfts les comptes, et rargent — lrois cent cinquante francs, que je Oaii confier à David (2), mon sergent-major. David est un sous-officier de carrière.Douze unsde sercice, je crois. Petit, bonne boulerasée, les yeux bleusJ l'ait toujours inquiet et zozotant, très énergique, cependant, et dur à la fatigue bien qu'il ne,soit guère robuste. Mais notre vie bouleverse toutes ses vieitles- habitudes méticuleuses du temps de paix. Il ne peut se décider à me présenter son cahierd'orm dinaire. Mon lieutenant! Attendez qu'on ait quelques jours — de repos. Je mettrai tout cela au net. Quelques jours de repos. Je crois bien que nous serons tués l'un et l'autre avant qu'ilm'ait soumissacomptabilité. Deux heures après-midi : A ExermoHt, au nord d'Apremont. (1) II devait guérir et revenir au front. (2) Tué le 15 septembre (voir plus loin).
Repos pour les troupes. Les soldats ont trouvé duvin dans le village; les trois quarts sont saouls à rouler.
Huit heures soir. Dans la chambre où nous sommes réunis autour d'une table, le commandant rédige après-dîner un état de propo-
sitions de citations (1). Il me dit avoir reçu du Colonel un mot. N'oubliez pas Delvert. Je ceux le proposer pour —
Capitaine.
Vendredi 28 août.
Départ au petit jour. Nous reprenons le chemin de la Meuse;mais, cette fois, nous nous dirigeons plus au Nord, entre Dun et Stenay. Cantonné à Villefranche. Joli village abandonné de la plupart des habitants. Les hommes se sont répandus dans les maisons, ont vidé les caves; un pillage en règle. Aux avant-postes. garder les passages de la Meuse. Consigne Reconnaissance le long du fleuve, à travers les hautes herbes, parsemées de meules de foin. Au-dessus des côtes noyées d'un poudroiement de lumière,lesoleil darde. Toute la vallée est empourprée. Sur la route dorée qui, de l'autre côté, longe la Meuse, un cavalier. C'est un ennemi.
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N.
proposa Y. « Il faut le citer ce petit-là. Il est de carrière. Ça l'aidera. » Naturellement des humbles réservistes, il n'était pas question, ce qui explique l'air surpris du commandant à la lecture du mot du Colonel me concernant. Les réservistes, on ne aongeait à eux que pour les « missions d'honneur ». (1) Le grand
Il regarde et s'en retourne au galop. Je place deux petits postes d'une demi-section, l'un en aval devant un gué connu; l'autre en face d'un point de la rive où un bras du fleuve, étranglé par une île, n'a pas plus
de trois à quatre mètres de large. Avec un peu de hardiesse, on pourrait forcer le passage. Deux sentinelles doubles fournies par une section placée de meule grand'garde d'une cinquante mètres à près cent en la sortie Est du village maintiendront la liaison avec ces deux petits postes. Les deux dernières sections resteront sous ma main, prêtes à intervenir. Les issues du villagesontbarricadées avec des fourragères, des charrues, des herses, et en avant de chacune, un lacis de fil de fer est placé à trente centimètres au-dessus du sol. Si les hulans arrivent jusqu'ici, leurs chevaux se briseront les pattes là-dedans; nous nous chargeons du reste. Le soir calme descend sur la vallée.
Samedi 29 août. Retraite par Beauclair,Tailly, Barricourt. Marche pénible, à cause de la chaleur, avec des gens démoralisés. Arrivés à Bayonville à I1 heures du soir pour se lever à 3 heures. Cette manie de nous faire cantonner est désastreuse. Camper en plein champ par cette belle saison serait de beaucoup préférable, par l'économie de fatigue et le gain de sommeil. Ce qui nous tue, c'est l'absence de sommeil (1). Dimanche 30 août. Manœuvre très pénible à travers les bois de Vieux-Billecoq.
Arrivée par Beauclair à Halles.
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(1) Blaze « Le plus grand besoin de l'homme, c'est le sommeil. » (Souvenirs d'un officier de la CranJeArtrtée, p. 38.)
Lundi 3
août.
Hier nous sommes entrés à Tailly vers 6 heures du soir. Au sortir du village, dans le fossé, un cavalier allemand est couché de tout son long face contre terre du sang coagulé sort d'une blessure à la tête sur ses joues verdâtres. Il a un galon d'argent. N'avons fait que traverser Beauclairpar la longue
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chaussée de la route nationale et sommes entrés à la nuit noire dans Halles, baïonnette au canon avec défense de tirer un coup de fusil. Occupé immédiatement les issues par des barricades. La compagnie est arrêtée dans la première rue, à droite, en venant dè Beauclair. De la paille est étendue à même le sol sur le trottoir. Il ne fait plus qu'un faible jour. J'ai mis une section avec l'adjudant à l'issue Venant de
Beauclair. Une charrette, placée par le travers, quelques instruments de labour entassés interdisent la route. Une chicane est ménagée pour le passage. A l'issue Nord-Ouest, on a empilé des rondins, entre lesquels sont pratiqués des créneaux: une vraie fortification. Cette issue m'est aussi confiée. Je loge les trois sections qui me restent à proximité, dans une grange donnant sur la rue. Retour vers mon autre section. Ma blessure me fait souffrir. J'ai soif. Un verre de quoi que ce soit me ferait du bien. Une porte entrebaillée. Une lumière. J'entre. Cinq ou six personnes sont réunies là, hommes et femmes. On m'offre un verre d'eau-de-vie de prune. Tout à coup, de la rue, monte un long cri d'angoisse. Auxarmes armes aux — Tumulte. Calop de chevaux. Coups de feu. Je mets le revolver au poing et me dirige vers la porte.
!
!
En un clin d'oeil les habitants de la pièce se sont réfu-
giés dans un coin.
J'entends une voix. Cet homme va nous faire fusiller. — Cet homme, c'est moi. — Ne vous inquiétez donc pas 1 Je sors. Dans la rue des ombres s'agitent. Je cours à la barricade. Mon lieutenant, deux hulans sont venus par la — route. On a tiré. Ils ont fait demi-tour. Mais un grand gaillard surgit. ballots!. Mon Des hulans!. hulans!. Tas de des — lieutenant, j'arrive avec les chevaux du colonel, ils me tirent dessus!. Tas de pochetés!. J'ai laissé tomber mon sabre avec tout cela. Mon lieutenant, c'étaient des hulans! — Le prétendu hulan est au comble de l'exaspération. hulans! Des — Soudain, il se baisse. Et Qu'est-ce c'est? ça! que — Il branditunsabre de cavalerie légère française des plus authentiques. Voilà ce qu'ils laissent tomber Vos hulans!. C'est — mon sabre, mon lieutenant. Je suis ancien chass. d'Af. Six ans de service. Il s'en va en maugréant. Mon adjudant, qui est quelque peu désaxé, a tiré des pris qu'il ordonnances des montées pour a sur hulans. Ce pauvre homme qui est passé à l'extrême ancienneté a été complètement dérangé par la guerre. Il Il dans retraite. vit attendait service, de 1 7 et sa ans a lieutenant seul. Le n'est le cauchemar. Il pas un plus parler. Il sèche. Ma peut » ne me dit se « gorge Il a la langue épaisse. Tous se plaignent d'avoir mauvaise bouche. C'est le trac. Ils dissertent et estiment — natuc'est la nourriture. rellement que —
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X.
Quant aux hommes, la plupart ont une diarrhée dont il n'est que trop facile de deviner les causes. Terribledevoir les hommes au retour de la ligne de feu. La plupart ont la mine décomposée (1). Ce sont de pauvres êtres hagards. Avons dîné chez le maire, petit vieillard de 60 à 70 ans, bonhomme et autoritaire. Sa fille aux cheveux déjà blancs, qui lui donnent un air de douairière distinguée, est mariée au censeur du Lycée de Toulouse. Celui-ci est un homme grisonnant, solennel. « Universitaire », à la parole lente, et qu'étreint une angoisse visible. Il est venu ici passer ses vacances. C'est choisi! Ils nous disent que les Allemands sont venus. Le commandant de détachement a réquisitionné tout le pain, ramassé les armes et interdit de manière absolue de vendre du vin. La discipline des troupes a beaucoup frappé les habitants. — Nous sommes sans pain, me dit le maire. Nous donnerons. vous en — Nous quittons ces braves gens. Sur le pas de la porte, la dame me prend à part Monsieur!. On Va se battre. Nous avons une — cave très solide. Quand faudra-t-il descendre? madame! Dès la pointe du jour. Oh! — Je vais passer l'inspection des sentinelles à mes deux is-
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sues, et gagne la grange où sont mes troupiers. Le lendemain au matin, le régiment part sur Beauclair. Je suis laissé avec la 4e compagnie pour défendre Halles. C'est le côté Est qui m'est confié (le seul menacé). Le côté Ouest est laissé à la 1re (2). Je fais occuper l'angle sudest très fortement. (1) Il y avait des exceptions. Gallas. par exemple, gardait sa mine fraîche ordinaire, légèrement pâlie, et les sourcils froncée. était Tel des hommes de liaison — Georget (voir plus loin) imperturbable. Je ne lui ai jamais vu avoir d'émotion. En tout cas il la maîtrisaitbien. (2) Une demi-section, toutefois, était détachée de cette compaelle était commandée par le sous-lieutegnie et m'était adjointe nant Loriot, ce jeune instituteur, magnifique soldat, dont il a été question plus haut (24 août) dans des circonstances analogues-
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C'est le point délicat. C'est par là, certainement, que Vennemi abordera la position. Deux routes y constituent un carrefour d'une part, la route qui vient de Montigny-devanl-Sassey et que prendront les troupes ennemies ayant franchi la Meuse à Saulmory, et, d'autre part, une rue se terminant par un chemin de terre, lequel aboutit à la route de Wiseppe, — autre che. minementpossible des troupes ennemies. Il faut parer au plus pressé renforcer la barricade de la route de Montigny. Ceci fait, et la garnison installée:lasection du sergent Dufrenne, je m'engage dans la rue qui descend Vers le chemin de terre. Un homme du pays m'aborde. Mon lieutenant! Excusez-moi. Je vois ce que vous — voulez. Je suis un ancien soldat. Maintenant, j'ai cinquante ans; jesuis trop vieux pour être appelé,mais je connais bien le pays. Vous pouvez vous fier à Il m'a l'air d'un brave homme. Je l'écoute. Il continue. S'ils vous attaquent ici, ils aborderont certainement — par un vallonnement que je vais vous montrer.
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moi.
Je le suis. Il a raison. Le vallonnement en question constitue unef sorte de chemin creux qui permet d'accéder au village juste derrière le carrefour! J'appelle la demi-section de la première compagnie dont on m'a renforcé et que commande le sous-lieutenant Loriot. Je la fais déployer dans les vergers de manière à battre d'enfilade le ravin. Une demi-section commandée par mon meilleur sergent, Callas, formera crochetoffensif sur la gauche et le prendra de flanc; l'autre demi-section, face au Nord-Est, surveil. lera les pentes descendant au ruisseau de Wiseppe. Ma dernière section se placera en réserve, le long de la route qui mène au bois de Halles, notre ligne de retrait en cas de repli.
Pour moi, je me tiendrai au carrefour avec mes quatre hommes de liaison, Georget, Pinel, Guignol et David.
Tous quatre ont entre vingt-deux el vingt-six ans. Georget est un grand garçon d'un mètre soixante-quinze à un mètre quatre-vingts. Blond cendré, yeux bleus, brèchedents. Infatigable, très brave, ignorant le danger et d'uri; dévouement absolu. Pinel est un Parisien.Taille moyenne, plutôt petit. Châtain, nez camus, yeux vifs. Trèscrâne et pétri d'amourpropre. Guignol est un Beauceron, dur à la fatigue et imperturbable au feu. David est un petit Bretonnoiraud, aux yeux vifs et rieurs.
Le sergent Gallas a rassemblé son monde. Ses manches
retroussées montrent ses poignets vigoureux. Il a été champion de boxe du régiment en 191 et il y paraît. — Eh bien! mon lieutenant! me jette-t-il en passant, on va en mettre un vieux coup. On Va en mettre un vieux coup! lui répliqué-je en riant. Le soleil est radieux. A 6 heures, à peine la musique et l'ambulance sontelles parties, fusillade. Les Allemands montent par un ravin, au débouché duquel j'ai placé le sous-lieutenant Loriot avec une demi-section. A gauche le sergent Gallas1appuie. Notre feu est très meurtrier. On voit les Allemands tournoyer sur eux-mêmes et tomber. Ils se replient précipitamment, poursuivis par nos balles (1). Ils recommencent leur attaque, méthodiquement cette fois, et déployés en tirailleurs, mais ils tirent trop haut, et siffler auballes mal. entend leurs On font aucun ne nous
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(1) On voit comment se fait une poursuite. C'eût été une folie de faire mettre baïonnette au canon et de lancer ma petite troupe il suffisait d'allonger le tir. Les balles vont beausur l'ennemi coup plus vite que les jambes.
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dessus de nos têtes à la hauteur du premier étage des maisons. Ils tapent sur le ravitaillement, s'écrie un loustic. — Nos hommes font leur carton avec autant de sang-froid qu'au champ de tir. Eux, si rogneux sur la route, ici sont calmes et ardents. 9 heures. allemande est enrayée. Ordre de L'attaque — nous replier donné par le commandant à l'instigation du capitaine Loriot est désespéré. « Ça marchait si bien. On va nous prendre pour des péteux. » Il ramène ses hommes au feu et continue à lutter. Mais les balles nous arrivent par la droite et en arrière. Il faut se replier. Je fais commencer le mouvement par Gallas, engagé plus en avant, puis Loriot, puis Dufrenne. Je passe après le dernier homme. Loriot s'engage dans une ruelle à droite pour arrêter notre enveloppement. Arrivé au coin de la ruelle, nous nous trouvons nez à nez. Il ne nous reste plus qu'à passer nous-mêmes. Le villagaestmaintenant complètement vide, un vide de mort. Il n'est pas loin de onze heures. Le soleil tape sur la route blanche. La petite église, la place, la rue qui monte vers le bois, tout est désert sous le grand ciel bleu. A peine avons-nous passé la dernière maison que des balles nous sifflent aux oreilles. Là-bas, au carrefour, les Allemands. Nous sommes au bois. Les hommes se sont enfuis au lieu de se déployer et former un échelon de retraite. Il nous faut gravir la pente sous une pluie de balles. Loriot utilise admirablement le terrain, se porte de gros arbre en gros arbre et se retournant chaque fois face à l'ennemi. Un tirailleur surtout s'acharne sur nous. Ses ballessifflent sans cesse autour de nous. A mi-côte, nous trouvons enfin quelques éléments de la compagnie avec l'adjudant Marçap (1), un gaillard sûr et
X.
(1) De
la1"
compagnie.
à poigne. Quinze ans de services, mais d'allure jeune, brun, râblé, bon enfant. et d'une solidité à toute épreuve. Une batterie de 75 vient de prendre position sur la côte 210, à trois cents mètres à peineduvillage. On voit d'ici jaillir les quatre jets de feu des coups de départ. Les ex* plosions font un fracas d'enfer. Nous nous replions lentement. Les balles sifflent toujours. Un cadavre: Figure de cire, les yeux vitreux, cerclés de violet. C'est Loriot (soldat de 2e classe de ma compagnie). Pauvre garçon Au bas de la pente, de l'autre côté, nous retrouvons le commandant Le commandant me donne l'ordre de me porter et sur Rémoiville par la route. Nous nous arrêtons au bois; de Barricourt. Les hommes se battent et marchent depuis ce matin, sans répit, sans avoir, — pour la plupart, boire un quart pu —
!
X.
d'eau.
Ils sont exténués. Ordre du colonel de nous reporter sur Tailly.Exécution immédiate. Le commandant, que nous rencontrons, me fait arrêter, envoie demander au colonel s'il maintient son ordre. Arrivée d'un capitaine d'Etat-major (capitaine Lepetit), nous communiquant l'ordre de retourner à Tailly. L'ordre porte que nous serons traduits en conseil de guerre (1). Nous nous reportons sur Tailly.Vision (I) On voit avec quelle légèreté le haut commandement parlait du conseil de guerre (c'est-à-dire du poteau) pour la troupe, — les
l'on disait non sans quelque dédain, dans les grands Etats-Majors. Je revois le capitaine Lepetit, de taille moyenne, râblé, rageur, crayon et carnet à la main. « J'ai ordre de prendre vos noms ». Il ne lui vint pas un seul instant à l'esprit de nous demander les ordres que nous avions reçus de nos chefs. (Nous étions trois, le chef de bataillon L., le lieutenant et moi). Le chef de bataillon — dont j'étais le subordonné et avais suivi les ordres — se contenta de dire « C'est ainsi qu'on nous Delvert qui s'est magnifiquement conduit Des officiers traite ce matin dans Halles ». Son « des officiers! » me choqua. Nous aurions été de simples soldats que le procédé eût été aussi inadmissible. J'attendais qu'il dît « Delvert a exécuté mes ordres.$ « exécutants » comme
!.
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!.
:
Z.
d'épouvante. Partout des flaques de sang. Une maison a reçu une marmite: elle est complètement écroulée. Dans du l'entrée place On à cheval crevé. me une mare, un village pour prendre une position de défense (1). Le soleil décline. La fusillade devient moins intense. On nous envoie camper sur la côte 292 en arrière de Tailly. Nuit à la belle étoile. A troisheures,réveil; nous sommes trempés.
Mardi Ier septembre. Marche sur Andevanne et Landres. Les routes encombrées par de pauvres émigrants. La journée d'hier a été terrible. Maclaire (lieutenantmitrailleur), le petit de Bragelonne, (avec qui je « gibernais à Brieules mercredi), sont tués; Lée, blessé.
»
Du régiment,
il reste sept cent quatre-vingts hommes, et
une quinzaine d'officiers
(2).
Mais cette déclaration ne vint pas. Z., lui, manifestait la pluj grande émotion. « Voilà d'où je viens ! Je viens d'ici, du bois de Dieulet. » Et il montrait la carte. Puis il partit comme un fou, se voilant les yeux du bras, dans le bois qui bordait la route au Sud en criant « Quelle hontelquelle honte! » Pour moi, conscient de n'avoir rien à me reprocher, je restai parfaitement calme, fis lever ma compagnie, et repris, sous le grand soleil, le chemin dt Tailly, après avoir consulté le commandant. — « Nous ne vous demandons que de faire votre devoir militaire, nous lança Lepetit. — Nous ne faisons que cela, lui répliquai-je. Encore faudrait-il le connaître au milieu des ordres et des contre-ordres. » Je n'entendis plus parler de l'affaire. (1) A peine arrivé, je reçus l'ordre d'occuper l'orée du village, du côté de l'ennemi, baïonnette au canon. Ce fut le capitaine Gérard, du 1028 R.I., l'ami de Jaurès et son informateur pour l'Armée Nouvelle — qui me donna cet ordre. J'eus l'impression qu'il venait de le recevoir pour lui-même. (2) Sur 3.300 sous-officiers et soldats, et 62 ofifciers. Notez qu'il ny avait guère eu de prisonniers que les blessés abandonnés sur le champ de bataille.
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Ciel toujourssplendide. Halte à l'entrée de Saint-Juvin dans un pré descendant Vers larivière. Nous touchons des hommes du dépôt de Dreux. Le gros vient au-devant de moi. Il a une cravache à la main dont il frappe sa botte machinalement. A lors, si l'on se couche, on est frappé à la tête?. — Si l'on reste debout, on est pris dans les jambes
D.
?.
Mercredi 2 septembre. Marche sur Vienne-le-Château par Cornay, Chatel, Binarville à travers le bois de Chatel. Matinéedélicieuse. Taillis de chênes et d'ormes. Ciel clair, verdure. Il fait bon vivre. Le canon tonne toujours, à notre gauche, vers Grand-Pré. Des hommes s'assassinent. Sur la route, les troupiers causent gaiement. Ils ont oublié leurs épreuves. Maintenant, les anciens narrent leurs exploits aux nouveaux venus, avides de savoir. C'est un brouhaha de bavardages, de cliquetis d'armes, à travers la forêt dont les profondeurs sombres et sonores retentissent du chant des rossignols. Nous gagnons Vienne-le-Château. Nuit passée en grand'garde dans le bois de la Crurie, au carrefour de la route de Binarville et de celle de SerVon.
Du carrefour à l'entrée de Vienne-le-Château, c'est un
vrai campement de bohémiens. Des fugitifs ont arrêté leurs charrettes, et, dans la nuit, ils se pressent, miséreux, autour de grands feux où ils font un peu de soupe et de café.
Jeudi 3 septembre. Marche de VienneQuatre heures trente du matin. — le- Château wr Sainte-Menehould.
1
La petite ville est grouillante de soldats de toutes armes. Au bazar, je trouve des « gros frères (des cuiras-
»
siers)
Avez-vous beaucoup de pertes dans votre régiment? — me demande un lieutenant. Hélas! Les trois quarts de l'effectif. Et vous? — Il Oh! n'avons vrai perte. est nous, aucune nous — que lorsque nous donnons, il ne reste plus personne. Ah ça! est-ce qu'il se figure qu'on va encore les faire charger comme à Reichshofen? Devant des mitrailleuses
(1).
Grande halte près d'une usine, hors de la ville. Très beau temps. Nous allons embarquer. Destinationinconnue.Au loin la canonnade. 7 heures soir.
Nous nous embarquons. Un taube vient voler au-dessus de nos têtes. Vendredi 4 septembre.
En chemin de fer sur Troyes. Lenteur interminable. Samedi 5 septembre.
Un peu avant l'arrivée à Brienne, grand fracas. Tamponnement (mécanicien ivre). La voiture de ma compagnie est en miettes. Je ne sais ce qu'est devenue ma cantine. Le train avance toujours avec une sage lenteur. J'en ai profité pour rester allongé et me soigner.
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(1) Le règlement de 1912 disait en effet
L'attaque à cheval et à l'arme blanche qui, seule, donne des résultats rapides et décisifs, est le mode d'action principal de la cavalerie.» «
Dans le train, la grande préoccupation est la mangeaille. Je gîte avec G., le sous-lieutenant de la deuxième. Petit, sec, vingt-quatre ans, très brun, nez légèrement aqui-
lin, les sourcils fournis et se rejoignant. Parisien et de riche famille (1). Il a des exigences amusantes. Jamais le menu n'est assez raffiné. A ce régime, depuis deux jours que nous roulons sans prendre aucun exercice, il a contracté de l'embarras gastrique. Il a donc décidédeboire du lait. Aujourd'hui, il appelle son ordonnance. du lait. Crazof, trouver tu vas me — Combien, mon lieutenant? — litres! Dix Tout trouveras. tu que ce — L'autre le regarde, inquiet, et part sans conviction. Il est revenu avec un demi-litre.
Dimanche 6 septembre.
Toujours dans le train. Nous apprenons que les Allemands sont à Montmirail depuis hier. Il n'est pas douteux la cause été lourde qui d'artillerie l'absence c'est a que déterminante de notre défaite. La présomption de notre haut Etat-major à cet égard a dépassé tout ce qui peut être imaginé. Je me rappelle le ton péremptoire avec lequel d'une suis Je dit Sainte-Menehould, dame, à « me une famille de militaires et un capitaine d'Etat-major m'a affirmé que notre artillerie était supérieure à l'artillerie allemande. — Madame, je ne suis pas capitaine et n'appartiens pas à l'Etat-major, mais je me bats depuis 20 jours! Nous sommes devant l'artillerie allemande comme un homme armé d'un couteau en présence d'un homme armé d'une lance. » Rien ne saurait guérir l'esprit buté de certains militai-
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(1) Admirablement brave et calme au feu.
res. Un capitaine, qui a combattu avec nous et qui devrait avoir compris, me dit: « Pour avoir la supériorité, il suffit que l'infanterie française aborde l'infanterie prussienne. » C'est très joli, mais comment? puisque l'artillerie nous tient à distance. A Ethe comme à Marville, nous l'avons vue protéger son infanterie d'une cuirasse d'acier; les fantassins ne se sont guère montrés que pour occuper à peu de frais des positions que l'artillerie avait conquises en nous les rendant intenables. La mentalité des officiers que nous avons touchés de l'arrière et celle de. et de. est écœurante. Ils n'aspirent qu'à la paix, à la paix à tout prix (1).
Lundi 7 septembre. Débarqués à Noisy-le-Sec. Nousnousdirigeons sur Neuilly-Plaisance. Il est onze heures (du matin). Il fait faim. Je ne sais pourquoi la proximitédeParis, la Vue de boutiques comme nous n'en avons pas aperçues depuis un mois me donnent l'envie d'acheter des croissants. entre dans une boutique. Nousn'enfaisons plus. C'est défendu. — Ah, ah! Arrivons à Neuilly-Plaisance. Cantonnons (2). Départ à 9 heures du soir pour embarquer. Je rassemble la compagnie à l'entrée de la rue où elle est cantonnée. (1) Nous sommes le 6 septembre, le premier jour de la bataille de la Marne. — Les pessimistes dont il s'agit — un réserviste politicien, les autres, officiers de carrière la — semblaient considérer guerre comme un assaut d'armes. < Nous nous sommes fait boutonner, nous avons perdu. Mettez fin à l'assaut. » (2) C'est à Neuilly-Plaisance que nous toucha l'ordre du jour de Joffre a Au moment où s'engage. » Il était six heures du soir. Les distributions arrivèrent juste au moment du rapport. Le fameux ordre du jour passa totalement inaperçu. Le colonel Lebaud, lui non plus, dans ses carnets n'en parle pas.
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Rassemblement, la 4e/ — Une femme, au comble de l'exaspération, me couvre d'injures. — Voilà comme on traite des hommes! C'est honteux! C'est honteux, monsieur, de traiter des hommes comme ça! Nous sommes loin que je l'entends encore glapir. Elle se figure peut-être que je suis le grand chef qui les empêche de coucher dans un lit ce soir. Embarquement. Un officierdeschemins de fer qui nous met dans le train nous dit Allez! C'est la dernière fois! —
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Mardi 8 septembre. 4 h. 30 matin. Débarqué Nanteuil-Ie-Hauà — douin (I), d'où les Allemands viennent de partir et où nous trouvons des cuirassiers. Le soleil s'est levé tout rouge dans les bois. On entend le canon. Je songe aux soirs de mai, boulevard Saint-Michel, quand on monte vers le Luxembourg, et le soleil du couchant rougeoyant au-dessus des arbres. Le canon n'empêche pas les oiseaux de chanter. Nanteuil a été pillé par les Allemands. Les tiroirs vidés, retournés et brisés. Une femme me montre un bambin de sept à huit ans, son enfant. Voyez, monsieur! Hier, il y en avait un qui lui appuyait son pistolet sur la tempe.
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(1) Le 1018 R.I., rappelons-le, faisait partie de la 7e D.I., laquelle avec la 8e D.I. constituait le 4e C.A. Ce 4* C.A. Galliéni l'attendait pour le 2 septembre. On lit, en effet, dans ses carnets, à Joffre. la date du 1er septembre « Je vais ensuite téléphoner à Il me donne l'armée Maunoury. le 4e corps qui arrivera demain de Verdun. » Nous avons vu que nous n'avions été embarqués à Ste-Menehould que le 3 septembre au soir. Une partie de la division fut transportée de Sevran-Livry et Gagny à Nanteuil-le-Haudouin par les taxis que le général avait réquisitionnés, l'autre dont le IOle R.I. — en chemin de fer.
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Ce souvenir n'a pas l'air d'émouvoir autrement le petit bonhomme qui me considère la bouche entr'ouverte et les yeux rieurs. Nous avons marché toute la journée sous les boun'avais si longtemps entendu lets (1). Jamais, jusqu'ici,
je
(1) La marche en avant commença vers 6 heures du matin. Matinée radieuse de frais soleil. Avant le départ, les troupiers visitèrent les fermes, toutes abandonnées, où la volaillevaguait. Ils tordirent le cou à force poulets, oies ou canards. Cette chasse les
préoccupa beaucoup plus que l'ordre du jour de Joffre, — ordre qu'ils ne connurent point, comme nous l'avons vu. Certains firent donc une partie de la bataille une volaille dans la musette. Ils s'en débarrassèrent d'ailleurs au cours de la journée, car la lutte se poursuivit sans un moment de répit, comme on le verra, jusque dans la nuit. A travers champs, on voyait çà et là des cadavres de poule ou de canard le ventre au soleil. Le déploiement et la marche en avant se firent dans un ordre parfait, malgré l'effroyable canonnade, les compagnies en colonne double, chaque section d'abord en colonne de demi-section par un, puis en tirailleurs sur un rang comme à la manœuvre, les sections à intervalle de cinquante mètres environ. Les obus tombaient par rafales de quatre, — les batteries qui nous accablaient étant des batteries d'obusiers de 150 à quatre pièces. L'avalanche arrivait comme une charge de cavalerie au grand galop « Flaouff1 Rracc ! » Je m'efforçais de maintenir la marche de la compagnie en dehors de l'axe de tir des batteries, commençant à avoir l'expérience de cette sorte de manœuvre. Sur ce trajet d'environdixkilomètres, accompli par bonds de 100 ou 200 mètres, la compagnie eut la chance de n'avoir que quelques blessés. Mais il suffit d'un obus malheureux. A la compagnie voisine, la 2e, il y eut, d'un seul obus, une quarantaine de tués ou blessés. Le capitaine Nicolas (de la 3e compagnie) commandait le bataillon. Je le vois sur ses grandes jambes surveillant le mouvement. L'on constate, une fois de plus, combien la légende de l'infanterie attaquant en désordre au début de la campagne est controuvée. Mais nous étions trop visibles j'ai encore devant les yeux la ligne que faisaient à perte de vue, sur le vert des prés, nos pantalons rouges. Nous étions, a dit le général de Fonclare (op. cit. p. 135), vêtus comme des perroquets », « une cible rêvée. » De plus notre artillerie était par trop insuffisante en nombre et en portée. Durant toute cette journée de bombardement par les 150 allemands, nous ne nous aperçûmes point que notre contre-batterie eût le moindre effet, malgré l'admirable dévouement de nos artilleurs. Il est très probable que les batteries ennemies étaient hors de portée de
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nos 75
pareil fracas. Les oreilles me bourdonnent. J'en ai mal à la tête. Nous nous postons, vers 8 heures (soir) à la nuit tombante, à l'orée d'un petit bois à droite du bois de Montrolles qu'occupe le 2e bataillon et quelques unités du 264e, qui, d'ailleurs, l'évacuent presque aussitôt. Le bataillon occupe toute la lisière du petit bois et les croupes à droite et à gauche. Les hommes ont fait des abris de tête et dorment sur des bottes de blé qu'ils ont prises dans les champs. Vers 9 heures, mitraillade, fusillade et canon sur notre gauche: les Allemands font une contre-attaque de nuit sur la corne Sud du bois de Montrolles. Sous la nuit pleine d'étoiles, la fusillade dure un temps qui paraît interminable. Le feu a gagné toute la ligne. Une angoisse serre à la gorge d'entendre ces sifflements qui nous arrivent de toutes parts du fond de la nuit. Enfin le silence se fait. Vers minuit, je peux m'étendre sur le revers d'un talus, lisière gauche du boqueteau. Demi-sommeil interrompu dès trois heures par les ordres.
Mercredi 9 septembre.
A 8 heures,
nous nous replions dans la direction de Silly-le-Long. La plaine est creusée d'entonnoirs par les obus. De place en place, des cadavres. Un artilleur déjà tout bleu et des mouches dessus. Les rafales d'obus nous poursuivent « Rracc! » Les lignes de quatre obus craquent sur les crêtes avec un fracas épouvantable de vitres cassées. Effrayante, cette marche sous l'avalanche et le grand soleil. Néanmoins, les hommes avancent comme à la manœuvre, en ordre parfait. Arrivons en dehors de la ligne battue, à Sennevières. Tout ici a été pillé, saccagé, brisé systématiquement. Plus de carreaux. Des monceaux de linge déchiré dans les pièces, des robes, des chapeaux; les armoires renver-
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sées, vidées;lestiroirs retournés, la vaisselle en miettes (1) Sommes rejoints par Nicolas. Il est resté dans le bois de Montrolles jusqu'à 1 heure. Il nous dit qu'il y a passé une nuit de cauchemar, le bois plein de cadavres du 316e et du 2646, les râles des blessés: « Mon capitaine! A moi! » D'autres, fous, s'étaient mis tout nus et gesticulaient. Un, héroïque, jambes brisées « Il y a trois jours de Ne moi. là, capitaine. suis je pas vous occupez que mon Allez-les cogner, ces cochons-là. Ils me font souffrir. Vengez-moi. » A chaque pas, il butait sur des cadavres défigurés, les tripes sortant du ventre. Une insupportable odeur de charogne et de merde. C'est, en effet, l'odeur du champ de bataille la charogne et la merde, avec une âcreté de poudre qui prend
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à la gorge et empêche de respirer. Maigre déjeuner d'une vieillecroûte de boule (2).
(1) Les soldats si disciplinés du Kaiser ne laissaient pas d'être, eux aussi, d'effrontés pillards. (2) Nous n'avions rien pris depuis le café de la veille à 5 heures du matin. Pendant toute la bataille, les fourgons ne purent rejoindre et nous n'eûmes pas de distribution. Même dans les situations où l'on est le moins porté à rire, il y a parfois l'intermède comique. Nous nous réjouîmes beaucoup des récriminations et de la mine désolée du major à quatre galons qui venait se plaindre au colonel de la dureté de la campagne. Il était du nombre de ces militaires de carrière — peu nombreux heureusement, — pour qui la guerre, la vraie guerre, c'étaient les grandee manœuvres. — On nous déplace tout le temps, clamait-il indigné; à peine un poste installé, il faut le mettre ailleurs; les distributions n'arrivent pas; on tire sur mes ambulances. Ah! non ! çà ne peut
pas durer.» Je le revois, petit, brun, le teint coloré, rajustant son lorgnon d'un geste furieux. G. et moi, songeant d'où nous venions, nous nous tordions. Nous en oubliions notre fringale. « Lorsque nous critiquions ses actes, écrit le colonel Lebaud (op. cit. p. 62-63), notre médecin-chef se retranchait derrière son règlement pour se maintenir, ainsi que ses aides, loin de la zone des marmites. Il avait sans doute réglementairement raison. Tous les médecins n'avaient heureusement pas le même respect d'un règlement aussi mal compris. »
G.,
qui, dans le train, envoyait chercher dix litres de lait, se régale d'un fond de pot de confitures trouvé sur] un tas d'ordures à Sennevières. On parle de nous faire remarcher sur Betz, où Nicolas nous dit les Allemands retranchés dans une série de trois lignes de tranchées bétonnées (1). Pas étonnant de ce fou de qui croit toujours avoir affaire à des Marocains et nous a fait abîmer bêtement à
T.
Ethe. On repart dans la direction de Silly-le-Long (4 heures soir). Une division de réserve attaque notre flanc (2). Marche jusqu'au soir. A 7 heures, attaque de la Râperie.
Les balles sifflent. Les Allemands nous dominent, et ils nous accablent d'une nappe de plomb (3). Adossé à une meuli, sur le petit chemin, le commandant crie: -— En avant 101 en avant! G., svelte et décidé, passe devant moi, suivi de la 2e compagnie. C'est notre tour.
!
(1) Le renseignement était faux. Curieuse d'ailleurs cette idée — à cette date — que les Allemands avaient établi là des tranchées bétonnées. | Nous gardions rancune au général de de la défaite d'Ethe, dont nous le rendions responsable — ce qui d'ailleurs n'était vrai que dans une très faible mesure. Lorsque douze jours plus tard, le 21 septembre, il fut relevé de son commandement après le combat de Lassigny. tous applaudirent à cette mesure. (2) Von Kluck avait fait repasser en hâte la Marne à ses troupes, et s'efforçait d'arrêter notre marche en attaquant notre aile
T.
gauche. Une colonne ennemie avait été signalée débouchant au Nord de Nanteuil vers 13 h. 30, dit l'historique de notre régiment. (3) Nous étions couchés dans un champ de betteraves. J'entendais les balles éclater autour de ma tête comme si elles eussent été explosives.C'est,paraît-il, un phénomène que les lois de la physique expliquent parfaitement, et qui provient de la grande vitesse de la balle au moment où elle arrive au point d'impact.
— En avant la 4e/
en avant! A droite, à gauche, les hommes tombent.
Le jour baisse.Lesballes sifflent de plus en plus drues. A l'entour, ce ne sont que cris, crépitement de la fusillade, hurlements effrayants d'hommes qu'on égorge. Et cela dans le crépuscule déjà sombre. Je regarde autour de moi. Je là, suis mon lieutenant! — C'est Pinel, mon agent de liaison. Le combat semble se poursuivre sur la gauche. auprès de moi, une quinzaine d'hommes. Combien y en a-t-il de la compagnie? Je ne sais. Des ombres s'enfuient à l'horizon. Hausse de combat! Feu à volonté! Fusillade, mitraille jusqu'à la nuit noire (1)! Ordre de se rassembler pour cantonner à Plessis-Belleville. Par où? —
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— Par là. Etes-vous sûr? — Oui, mon lieutenant! On —
au milieu de la plaine.
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se rassemble dans le bas,
(1) Le lecteur a là un épisode, vu de la troupe, de l'action de la 6* armée, en général, et de la 7e division en particulier, le 9 septembre, action que le général Galliéni dans ses carnets résume ainsi « La 6e armée s'organise sur ses positions. Sa résistance acharnée lui permet d'associer son action à celle de l'armée anglaise. » Et les éditeurs, Gaëtan Galliéni et P.-B. Gheusi précisent dans une note « Cette résistance héroïque de notre 7* division et du 78 corps amena l'ennemi à cesser brusquement le feu de ses batteries de Trocy. » Voilà ce qu'un combattant voit de la « résisde la division à laquelle il appartient. tance héroïque Le voisinage du 7e corps me valut de recruter un caporal appartenant à l'un des régiments du C.A., le 42', si j'ai bonne mémoire. Il était perdu et me demanda la permission de rester à la compagnie « Avec plaisir, mon enfant, lui répondis-je. » Et je le mis à la suite d'une section. Il était blond, tout jeunet, mais d'un calme au feu imperturbable, — ce qui est la qualité première d'un fantassin. Quelques jours plus tard, il retrouva son régiment. Je l'ai beaucoup regretté.
:
:
»
:
Une demi-heure de chemin. Le bataillon est là. Voici le commandant et Il arrive encore quelques détachements, des isolés. Reformez les compagnies. — Ce n'est pas commode. Il fait nuit noire. Mais tout s'arrange. 10 heures, soir. Arrivons à Plessis-Belleoille. Village abandonné. Nous bivouaquons sur de la paille. Les soldats entrent dans les maisons. Dans une ferme, je trouve autour d'une table éclairée de bougies plantées dans des bouteilles, des officiers du 264e. L'un d'eux, brave garçon tout rond, me dit être un ami de la maison. Il me mène dans la cave, méthodiquement met en perce une pièce et m'en donne quelques litres que Chevalier porte jusqu'à la compagnie (1). Nous mangeons dans la nuit, sur une botte de paille, d'un vieux quignon de pain sec et d'une boîte de singe. Chevalier a étendu un peu de paille sur le pavé d'entrée de la ferme. Je m'y suis endormi.
D.
Jeudi 10 septembre. En position à la Râperie en avant de Silly-le-Long. Visite du champ de bataille de la veille. Horreur. Des cadavres allemands sont étendus dans les fossés du chemin au-delà des maisons. L'un a été frappé d'une balle dans l'œil gauche; il est horrible à voir. (1) Bien réduite. En ces deux jours de bataille continue, la compagnie perdit, en tués ou biessés, près du quart de son effectif — qui avait été reconstitué à près de deux cents hommes, l'auteur du carnet restant seul officier. Deux isolés vinrent nous rejoindre le lendemain, — après le coup dur. Ils s'étaient terrés pendant. Dana les armées de l'Empire, les francs-ifleurs étaient passés à la savate par leurs camarades (v. Blaze, op. cit. p. 64). Pour ceux-ci, l'auteur du carnet leur dit sa façon de penser, et ce qui les attendait ea cas de récidive. Ils ne recommencèrent pas.
Le caporal Pluyette a trouvé sur lui une « Postkarle » (1) non envoyée dans laquelle il annonçait à sa famille qu'il était devant Paris « Nous avons tous les canons et machines de guerre nécessaires pour incendier la capitale de la France. »
:
Imbécile. Un autre a vu le boulet lui arriver en face; il a fait le geste instinctif de placer les mains devant et est mort ainsi. Un blessé est dans le fossé, une balle au ventre. Je l'interroge: Sie leiden? (2). — Sans mot dire, il fouille dans la poche de derrière de sa tunique, tire un portefeuille et me montre une photographie où il est représenté avec sa femme et deux enfants. widersehen. Ich werde Sie sorgen Sie sie mussen — lassen (3). De grosses larmes roulent de ses yeux et il me serre la main. Vers 5 heures (soir) marche en avant. Nous retraversons une partie du champ de bataille; partout des cadavres d'hommes et de chevaux et une insupportable odeur de charogne. Nous avançons silencieusement le long des bois sous le ciel plein d'étoiles que nous verrons peut-être pour la dernière fois (4). Marche ensuite dans la nuit avec les à-coups des troupes somnolentes, éreintées par cette inégalité d'allure.
(1) Qu'il m'apporta pour lui traduire. — On voit là un exemple de la « Schadenfreude », la « joie de détruire », si caractéristique du peuple allemand, et qu'elle n'est pas le privilège d'une minorité
pangermaniste. (2) « Vous souffrez ? > (3) « Vous les reverrez Je « vous ferai soigner ». — (4) L'auto cfunofficiercfEtat-Major cavalier un noua j— — longea. Nous entendîmes cet officier dire au commandant, je crois c Ça marche très bien. » Nous ne comprîmes point nous n'avions aucunement l'impression d'être victorieux.
»
:
:
Nous cantonnons au Luat. Le commandant, le capitaine D. et moi sommes logés dans une maison où a logé avant nous un « Rittmeister Mes compliments! Il a arrangé la maivon Neumann son. Partout le vol, la destruction. Les meubles éventrés, la vaisselle pillée. Une chambre à coucher surtout est un vrai désordre. Les matelas, l'édredon ont été crevés. Une couche de plumes couvre les débris épars sur le plancher. Bandit.
».
Vendredi
Il
septembre.
Marche à travers un fort beau pays de bois montueux. Le Parc-aux-Dames, Château élégant dans un site merveilleux. On songe à des chasses à courre, promenades à cheval en forêt, vie d'élégance et de luxe. Des soldats qui sortent de la porte d'une cave ouverte derrière le Château, en serrant contre eux des bouteilles, me rappellent que nous sommes en guerre. Passons à Crépy (1), sous la pluie. Je vois cette pluie arriver avec joie. Nous en souffrirons, mais elle détremdifficile rendre suffisamment très sol le peut-être pour pera la manoeuvre de l'artillerie lourde allemande, notre cauchemar (2). les Allemands venaient d'évacuer) nous fûmes accueillis par une brave femme de trente-cinq ans environ, brune, de bonne taille, le tablier bleu aux hanches, et qui tous dit « Vous voilà!Qu'est-ce qui peut vous faire plaisir? — Oh! Madamel Si vous aviez du pain. — Justement le boulanger vient de sortir sa fournée; mais il sera tout chaud. — Ça ne fait rien; ce sera du pain. » Elle partit en courant, et nous rapporta quelques pains que l'avant-garde se partagea. Aucune brioche ne nous eût paru plus délicieuse. (2) « Notre cauchemar ». Avis aux historiens militaires. Quelques jours plus tards parvenait au colonel une note du G. Q. G. disant que l'artillerie lourde allemande n'avait que < des effets démoralisants ». (1)
A l'entrée de Crépy (que
:
Marche sur Feigneux, Grimaucourt (I). De Grimaucourt à Retheuil, combat (2). Samedi 12 septembre. Chelles, Vichelles. Il pleut toujours. Tant mieux (3). Combat toute la journée. Toute la soirée dans Chelles à chercher le cantonnement sous la pluie.
Sur
Dimanche 13 septembre.
Marche sur Roylaye. Combat très dur. Canon dès le
matin. Traversons Cuise-Lamotte. Les femmes nous jettent des fleurs. Nous passons l'Aisne, à Lamotte, sur un pont de bois construit par le génie, car les Allemands ont fait sauter le pont du chemin de fer. Nous arrivons à Attichy. Auchâteau, les A llemands ont dévalisél'argenterie. Terrible combat dans le ravin à l'est de la Faloise. Soleil de plomb. Une « marmite tombe (4 heures, soir) à 20 mètres derrière moi sur la route. 23 ou 24 chevaux tués, les deux chevaux du colonel, celui du capi-
»
ces
(1) Dans villages où nous passions, nous voyions sur les portes les inscriptions à la craie laissées par les fourriers allemands. Certaines recommandaient aux troupes de ne pas piller « Gute Leute, nicht plundern. » « Bonnes gens, ne pas piller. » (2) Rien de plus. L'auteur du carnet n'écrit rien. Il est exténué. Rien ne peut donner l'idée de la fatigue pour la troupe de ces journées, où, après des marches pénibles, il fallait combattre sans cesse, le ventre vide, et le plus souvent, sans pouvoir dormir qu'une ou deux heures. Le soir du 11, je causais avec l'aide-major. Se présente un troupier pour être évacué. — Qu'est-ce que vous avez? demande le major. — La fièvre. — La fièvre? (Il me regarde et me saisit le poignet.) Le lieutenant l'a plus que vous, la fièvre. (3) Toujours 1idée que l'artillerie lourde allemande ne pourra pas se déplacer par les chemins embourbés.
:
taine Vallet, etc., 6 ou 7 ordonnances ou artilleurs sont écharpés. Marche à travers le ravin vers la ferme de l'Arbre, grand bâtiment carré où tout le régiment va loger. Il est près de 9 heures. Nuit noire. Tout à coup, au loin, une fusillade crépite. On entend des cris En avant! Puis le clairon sonne ! « Frédéric-François, Frédéric-FrançoisPremier! » le refrain du 102e, et la charge. « La monteras-tu, la cite?.
:
Ce sont des cris dans la nuit. De la hauteur où nous attendons, anxieux, l'arme au pied, le moment d'intervenir, il semble que nous allons voir briller dans le lointain où blanchit encore une va— gue clarté crépusculaire — le scintillementdes baïonnettes. La fusillade s'étend sur tout le front. Puis tout se tait; la contre-attaque allemande a échoué. Nous rentrons dans la ferme. Le fermier a 250 hectares. Il est lieutenant du train à Vernon. Son frère le remplace. Un long jeune homme d'une vingtaine d'années, maigre, osseux, à lorgnons, avec une physionomie fine d'étudiant. Dos voûté. Semble, dans son veston de chasse à grosses côtes, voué à la maladie de poitrine. Il nous montre sa ferme occupée pendant deux jours par les Prussiens, qui ont tout pillé. Récoltes perdues, bétail enlevé. « Cette guerre coûte déjà 90.000 francs à mon disons-nous en frère. — Oui, mais il en réchappera chœur (1).
»,
Lundi14 septembre.Mardi15septembre. Marche toute la journée sous les obus, dans la direction de Nampcel (2). Léger repos à la Maison du Garde (1) Le cri du coeur, — sans jeu de mots. (2) Le colonelFarret y envoya un de ses cyclistes chercher des bougies. Le cycliste n'est jamais revenu. Les Allemands occupaient le village et y sont restés près de trois ans.
devant le Parc d'Offémont. Mur crénelé. Des banquettes de tir. Tout était prêt pour la défense. Rencontré des spahis à la ferme: veste rouge, turban, la carabine sur la cuisse. Comme des statues. Etrange cette apparition de cavaliers exotiques dans cette guerre ultra-scientifique, ultra-européenne. 2 heures après-midi. En colonne de demi-sections par deux, nous cheminons à travers un vallonnement de prés encadrés de bois vers les Loges (1). Le lieutenant-colonelFerran marche auprès de moi. Il est rentré hier. Il porte encore un pansement à la jambe gauche. Ce n'est plus qu'un mal de dents. Je me suis dit: — « Ma mère serait en danger, est-ce un mal de dents qui m'empêcherait d'accourir auprès d'elle? Et j'ai rejoint. » (2). Le soir, dans la nuit éclairée par les villages qui flambent, nous gagnons la ferme des Loges, vers 9 heures, et nous y couchons. Elle est sur une crête. Il me semble imprudent d'occuper cette bâtisse carrée doit être adqui — mirablement repérée. Les Allemands ont massacré les appartements des propriétaires de façon odieuse. Ils ont mis de la paille dans la salle à manger, d'où s'exhale une odeur insupportable. (1) La ferme des Loges. (2) Il me donna l'ordre d'aller reconnaître une ferme sur la droite, la ferme de Quennevières. Je fus accueilli par le fermier, un homme d'une cinquantaine d'années, brun, assez grand, sec, un peu
voûté, qui nous reçut comme quelqu'un sortant d'un cauchemar et ne pouvant exprimer sa joie. Quelle ne fut pas ma stupéfaction à deux ou trois heures de là, d'apprendre que l'on voulait le fusiller comme espion, parce que l'on avait trouvé un téléphone dans sa cave. Je fis ce que je pus pour sauver le pauvre homme, que l'on finit par laisser tranquille. J'appris, plus tard, que c'était un très honorable cultivateur, appartenant à une vieille famille du pays. L'accusation n'avait pas l'ombre d'une vraisemblance.
— Ça sent
le prussien,explique tout naturellement le (qui, maintenant, commande la brigade).
colonel Farrêt Coucher à minuit dans une bergerie. Je dors fort bien jusque vers 4 h. 30. Le lieutenant-colonelFerran fait porter une compagnie (la 3e), à droite de la ferme, la 4e à gauche. Je lui (1) fais garnir toute la crête en arrière de la ferme. Sommes installés vers 8 heures (2). Pluie de bombes, shrapnells, etc. Mon adjudant (David) (3) tué. Pauvre homme! Pauvre femme! Nouvelles bombes sur la ferme. Cette fois, lieutenantcolonelFerran tué, capitaines Bégert et Didisheim blessés grièvement. On les amène dans une grotte. Que de sang! Voici Pinel, mon petit agent de liaison. — Mon lieutenant, je suis obligé de vous quitter. Il a les deux jambes broyées.
Pauvre enfant!
Le feu redouble comme d'ordinaire à la tombée de la (1) A la 4e compagnie que je commandais. (2) Le colonel Lebaud dit qu'à ce moment un avion allemand vint survoler la ferme. « Dix minutes ne s'étaient pas écoulées que les premières marmites commencent à tomber sur nous, plus énormes et plus impressionnantes que jamais. Le tir est parfaitement réglé les obus éclatent dans la cour, en avant de la grille, sur les bâtiqui garnissaient le mur ments. Les hommes de la compagnie intérieur sous le toit ne tardent pas à être en partie ensevelis sous les décombres. Je les vois descendre du grenier par des échelles, de vrais pierrots, mais des pierrots sanglants, couverts de plâtras car le sang coule sur leur face, et leurs uniformes blancs. » (op. cit.
:
(lre)
:
p. 79). Je n'ai pas vu cet avion. La ferme — importante — est sur une crête, en plein dans les vues. Elle n'a pas été bombardée la nuit parce que les Allemands n'en avaient pas encore l'habitude. (3) Quand nous étions arrivés à Plessis-Belleville, le 7 septembre, sa femme l'avait su et était venue pour essayer de le joindre. Il m'avait demandé la permission de la nuit, que je lui avais accordée bien entendu, en lui faisant promettre de nous rejoindre le lendemain matin, à la première heure.
nuit pour permettre la contre-attaque dont nous ne tardons pas à entendre la fusillade. Les « rraccs » des marmites se font entendre de tous côtés. Notre batterie de droite se tait évidemment elle a été écrasée, en deux salves de marmites. Quand on songe que nos grands chefs ont jugé cette artillerie lourde négligeable! Ce sont nos poitrines qui paient l'erreur. Le pauvre colonelFerran ! Il a payé cher, lui aussi, son erreur. Déjà c'en était une de nous faire coucher dans cette ferme, nid à boulets, certainement repéré. Le général de division qui ne brille pas par la prudence, avait donné l'ordre de cantonner à Puisaleine. « Je suis aux Loges, nous a dit au dîner
:
:
le colonelFarret,
j'y reste.
»
Autre énormité les hommes ont fait des feux toute la nuit. On devait voir la ferme de 10kilomètres. Peut-être les Allemands ont-ils cru qu'elle flambait; ou bien n*outils pas prêté attention à cette ferme, convaincus que nous
ne marcherions pour l'occuper qu'au petit jour. Quoi qu'il en soit, c'est miracle que nous n'ayons pas été bombardés cette nuit. Le lieutenant-colonel est revenu la cuisse droite broyée, inondé de sang, vraisemblablement par section de l'artère fémorale. Il n'a pas repris connaissance. Mais que faisaitil à la ferme à 8 heures, lui et les deux compagnies? Quand l'obus a éclaté, il venait de dire Maintenant, allons aller! nous nous en —
:
Trop tard!
Mercredi 16 septembre. Résistance acharnée des deux côtés sur tout le front. Tracy-le- Val, les Loges, Nampcel (1). Dès les premières pâleurs du jour, canonnade d'extrême violence. Des (1) Ce front ne bougea pas jusqu'au repli allemand de mars 1917.
éléments du 102e, qui s'étaient portés au nord du bois de Saint-Mard se replient en désordre; nous voyons affluer vers la grotte de la Maison Rouge des hommes couverts de sang. Le couloir N (1) de la grotte devient une ambulance pleine de sang et de gémissements. Il est évident que les Allemands veulent arrêter notre mouvement offensif; nous, de notre côté, nous nous cramponnons aux positions conquises. A tout moment nous vient l'ordre de résister jusqu'au bout. Vers une heure, nous entrons dans la caverne prendre quelque repos. La lumière entrant par l'étroite ouverture glisse à droite et à gauche des piliers dont elle borde de clarté les masses noires. Nous mangeons sur le pouce au fond de l'ombre un poulet brûlé avec du pain qui date de huit jours (2). A droite, les bourins des mitrailleurs, à gauche, ceux des caissons d'artillerieprofilent leurs silhouettes noires. On dirait un campement de Bohémiens dans la caverne des brigands. Vers 3 heures, la canonnade redouble des deux côtés. On s'habitue à ce concert assourdissant. Le soir, après des hésitations, nous couchons sur de la paille dans les excavations de la grotte.
Jeudi 17 septembre. Ai reçu lettre de *. Inénarrable cette lettre. « La guerre, me dit-il, je n'y croyais pas. Quel soufflet pour l'idéalisme! Mais, n'est-ce pas aussi cet idéalisme, cette supérioritéhumaine qui fait aujourd'hui notre force morale, et ne nous aidera-t-il pas à vaincre? » Très joli.
(1)Nord. (2) Durant la bataille, nous n'eûmes qu'une rapide distribution de pain, le 12 ou le 13 septembre.
Moi qui vis sous les bombes qui craquent de toutes parts, sifflent même, boulets, qui, les moment nous en ce sous d'enfilade, j'aimerais mieux que toutes ces phrases, de l'artillerie lourde. Nous en avons avec nous quelques pièces depuis ce matin. Tout le monde en est regaillardi. Vendredi 18 septembre et samedi19 septembre.
Hier dans la tranchée à gauche des Loges. La nuit. Il pleut à plein temps. Rien pour se couvrir qu'un peu de paille. De temps à autre, les projecteurs allemands viennent nous aveugler de leur livide et effrayante caresse. Puis, la nuit, la pluie, la lueur rouge d'un coup de canon. Je songeais à la lettre de *. Une volée de « marmites tombe à notre droite, sur la ferme. L'une coupe à 50 cm. du sol l'arbre où je m'étais placé en poste de combat. Ah! les forces morales! Elles ne font pas défaut. Sous le déluge des bombes nous restons. Mais le moindre canon de 240 ferait bien notre affaire. Cette nuit, nous cantonnons à Puisaleine (1). A 2 heures, je suis réveillé par un fracas effroyable une marmite vient de tomber dans le pré en face de la maison où je suis étendu. Au soir, en route pour Compiègne. Noussommesarrivés en pleinenuit. Les hommes n'en peuvent plus. Au passage de l'Aisne, à Berneuil, je crois, on leur a donné du vin. Ces libations venant après tant de jours de combat, de fatigues inouïes sans manger ou presque, ont eu pour! résultat que les trois quarts sont ivres à rouler.
»
:
(1) Un pauvre troupier fut tué à côté de l'auteur par une balle dite perdue. Or, l'ennemi était à quinze ou seize cents mètres. Il n'y a que les troupes qui ne tirent pas qui n'atteignent personne.
:
A Compiègne. Enfin, un lit. Merveille des draps, Je vrais draps en toile blanche. La possibilité de se laver! de dormir! (1).
Dimanche 20 septembre. Nous avons cantonné à Moyenneville. Enfin un jour de repos. Bon lit; devant les fenêtres, un jardin avec charmilles et parterres de fleurs. La vie de château. Une oasis dans cette terrible guerre. Ma chambre a été occupée par le capitaine Berger du 3e Hussards. A la porte de la grange affectée à la compagnie, j'ai rassemblé les hommes. « Il faut que vous ayez une allure digne de troupes victorieuses. Vousallez me nettoyer vos armes, me laver vos chemises et vos capotes. Il fait beau. Elles seront sèches tout de suite. « Ces dames (il y a des femmes du pays qui écoutent) Vous aideront à rapiécer vos nippes et recoudre les boutons qui manquent. N'est-ce pas, Mesdames? » oui! Monsieur. Mais — On rit. Mais j'ai remarqué sur la mine des hommes un voile d'incrédulité quand j'ai parlé de troupes victorieuses. La longue retraite, les fatigues, les pertes — effroya(des 262 hommes du début, il reste une soixantaine bles — à peine), ont irrémédiablementéteinttoutenthousiasmel et toute belle humeur. Le sergent Callas, le brave des braves, me glisse à l'oreille.
-
(1) Nous n'avions pas quitté les souliers depuis le 6 septembre. date du 19 septembre 1914, notre division, qui, depuis A cette — le 3 septembre faisait partie de l'armée Maunoury, passait à l'armée Castelnau chargée de tourner l'aile gauche allemande. C'est le début de la course à la mer.
Il n'en —
est pas un qui ne souhaite une blessuie pour
être évacué.
Il exagère.Mais ceux qui aspirent à la « blessurefilon » sont certainement nombreux. En gagnant mon logement, je rencontre un fusilier-marin. Col découvert, béret. Lundi 21 septembre. 2 heures après-midi, à Canny-sur-Matz. Rencontré un tirailleur, grand diable bien découplé, qui revient de la ligne de feu Ils se sauvent! » « Allez, ce sont des hier. On annonce La division marocaine arrivée est — de nouveaux envois. Ça va mieux. Nous faisons tête de colonne à droite direction La Pothière. C'est le capitaine Seigneur(capitaine depuis quelques jours seulement) qui commande bataillon. Grand, sec, blond-cendré, les joues creusées, de gros yeux bleus à fleur de tête, des yeux de rêveur, d'apôtre. 5 heures 30 (après-midi). Position en potence face au Nord et à l'Ouest. Nous avons dépassé les cavaliers. Ils se heurtent partout au front ennemi et nous déclarent ne pouvoir aller plus loin. Ordre du capitaine Seigneur. Il me dit de rallier; il attaque la Pothière. En hâte, je rappellemonpremier peloton qui se trouve à une lisière de bois, à sept ou huit cents mètres en avant,
:
c.
:
le
vers le Nord. Marche sur la Pothière. Le jour baisse. Quelques hommes viennent au devant de moi c'est la liaison de la 1re Compagnie. Ils me disent que le capitaine Seigneur a attaqué avec la 1re Compagnie, la seule — qu'il eût sous la main.
:
Les Allemands étaient en train de faire leur tam— bouille. On y est allé à la fourchette. On tout bousculé. a Mais le capitaine a été tué en entrant dans le village, d'un coup de revolver à bout portant. Des renforts sont venus aux Allemands. Il a fallu s'en aller. J'envoie une section en avant-garde et en déploieimmédiatement deux autres. A peinecesdispositions sont-elles prises, que nous voyons apparaître les débris de la 1r* Compagnie conduits par l'adjudantMarçay. Il me confirme le récit des agents de liaison. La nuit est venue. Une seule solutionpossible rassembler le bataillon, et rallier Fresnières, où que je commande à nouveau je compte retrouver le régiment. Je donne comme point de rassemblement la Ferme-sans-
:-,
nom.
A
11
-
heures du soir, nous sommes à Fresnières.
Mardi22septembre. 5 heures, matin. Ordre de marcher sur la ferme Haussu. Les hommes ont eu à peine le temps de dormir deux ou trois heures, et de faire du café. Ils sont exténués; ils ont le ventre creux; ils « grognent J'en entends un, Degraf, — un pauvre gamin de la dire de sa voix traîbanlieue, pâle et chétifd'ailleurs nante : Qu'on de suite! Ça vaudra mieux!. tue tout nous — Nous contournons une lisière de bois. Là-bas, on aperçoit les bâtiments de la ferme. Les balles commencent à siffler. Silence complet dans les rangs. Toutes les conversations cessent. Les mines sont graves. On sent que tous sont étreints par l'angoisse.
».
-,
10 heures. de la ferme Haussu. Le temps Au sud — est délicieux; soleil, avec nuages blancs moutonneux, une légère brise. Charmante matinée d'automne. Il est fâcheux que les balles sifflent et que le canon gronde. Le tintamarre n'empêche pas mes deux hommes de liaison de ronfler à côté de moi. L'insouciance du troupier français dépasse toute imagination. Le capitaine Seigneur est tombé hier (la Pothière). Je ne verrai plus ses bons gros yeux. Il était d'un courage froid, très élégant et d'une urbanité exquise. Nous ne sommes plus maintenant que six au régiment qui avons vu
Etne(1).
Le tout est de s'entendre sur le sens des mots, comme disait déjà M. de Voltaire. C'est parce que l'on ne voit rien derrière les mots, que l'histoire des guerres nous paraît si peu tragique. Par exemple, vous lisez « Tel régiment a tenu telle position toute la journée Cela vous paraît fort simple. La question est de savoir ce que veut dire le mot Je viens de « tenir toute une journée la « tenir ferme Haussu, et je sais ce que signifie ce mot si atone. Cela veut dire rester dans des tranchées sans bouger, prêts à accueillir, par un feu de mousquetterie, toute infanterie assaillante, et cela sous un déluge de fer et de feu. Depuis 11 heures jusqu'à la nuit, bombes percutantes, shrapnells, balles de mitrailleuses ont plu sur nos têtes. Les deux compagnies qui étaient dans la ferme (on se demande pourquoi) (2) se sont repliées lisez « ont — foutu le camp Je les ai recueillies dans mes lignes et
: ».
»
».
». tenir» la position. La ferme s'est bientôt ai continué à «
(1) Sur 52 officiers combattants. Tous les autres étaienttués, blessés ou évacués. On voit quelles pertes effroyables subirent, dans les deux premiers mois de la guerre, les cadres combattants de l'infan-
terie de première ligne. (2) Une ferme occupée est un nid à obus désigné. La défense doit s'organiser autour, mais pas dedans.
mise à flamber. D'énormes nuages de fumée en sont sortis. Le soir, nous avons couché dans la prairie mouillée, toujours sur les positions, dans la nuit éclairée par la lueur de l'incendie flambant derrière le triangle du toit, qui se découpait en noir sur cette lueur.
Mercredi 23 septembre. Levé engourdi, transi. Ordre de me porter vers le nord (Amy). Tombe un boulet (1). Je reçois un éclat dans la cuisse. Joseph, sergent, avec deux autres m'ont relevé. J'ai passé le commandement de la compagnie, ai montré la route à suivre. Les balles sifflaient. J'ai dit à Joseph Laisse-moi. Je suis Rejoins. — Ça n'allait pas. J' avais envie de vomir, bien que n'ayant qu'un café dans l'estomac. Mais Joseph est resté. Les deux autres (2) sont allés jusqu'à Fresnières chercher une brouette, m'ont mis dedans et m'ont véhiculé sous les balles. A Fresnières, on m'a porté à la mairie, pansé, mis dans une carriole, qui m'a emmené à Roye-sur-Matz.
f.
:
Vendredi25septembre. Après deux jours de transport atroces suis à l'hôpital Saint-Joseph. J'aid'abord été évacué à Roye, où le major de l' ambulance marocaine m'a envoyé dans une petite maison te-
Il
(1) s'agissait en réalité d'un shrapnell. (2) L'und'eux est aujourd'hui notaire à Ressons-sur-Matz. Qu'il trouve ici l'expression de ma reconnaissance.
nir compagnie à un capitaine de tirailleurs blessé au pied. Ce capitaine est débarqué depuis 4 jours seulement. Il a l'air absolument dégoûté de cette guerre. Evidemment, ce n'est pas le Maroc. « Nous avons déjà perdu le 1/3 de notre effectif, me dit-il. — Hé! mon capitaine, des 3.300 qui sont partis le 7 août, il en reste à peine aujourd'hui 700. » (1). Cette mise au point tempère un peu son amertume. Notre hôtesse, une vieille bonne femme d'une soixantaine d'années, le mouchoir enroulé en bonnet autour de la tête, fait ma joie. Comme je ne peux rester ni debout, ni assis, il me faut bien me coucher. Où me coucher sinon sur un lit? Mais la vieille ne voudrait pas que je m'allonge sur « son lit. Elle m'explique qu'ilestmauvais, indigne de moi, que la couverture ne lui appartient pas, mais à un « monsieur un adjudant, un un « chef gradé. « Je ne sais pas, je n'y connais rien. » Je m'y suis allongé quand même. Elle a poussé des soupirs à fendre l'âme, mais il lui a fallu en passer par là. Une batterie de Rimailho est placée à 6 ou 800 mètres de nous. A chaque coup de canon, elle tressaille. « Quel malheur! Mon Dieu! Quel malheur! — Mais c'est le nôtre, madame! — Ça ne fait rien. Quel malheur! » Puis: « Les Allemands disaient qu'ils voulaient aller à Paris; ilsauraient bien mieux fait. Nous aurions été tranquilles, nous. en Picardie! » Elle dit cela tout simplement. Nous nous sommes embarqués à Montdidier (2). Le
»
»,
»,
(1) Le colonel Lebaud (op. cit. p. 120) donne comme pertes pour le régiment à la date du 9 octobre 1914, 64 officiers et 3.663 hommes, sur 75 officiers (62 au départ, 13 reçus en renfort) et 4.663 hommes (3.300 au départ, 1.363 venus en renfort). Sur 75 officiers et 4.663 hommes ayant compté au régiment du 6 août au 9 octobre 1914, il restait 11 officiers et 1.000 hommes. (2) En attendant le train, on nous allongea sur les banquettes de la salle d'attente, où un brave homme me fit boire un peu de vin
:
blanc.
»
était composé de voitures à bestiaux avec très peu de paille sur les planchers. On nous allonge « train sanitaire
les uns à côté des autres (1). Il peut encore en tenir un. Serrez-vous! » crie « — aimablement l'officier des chemins de fer.
Nous roulons avec une lenteur désespérante. A chaque cahot, à chaque coup de frein, ma blessure me fait une douleur intolérable. Partis à 10 heures du matin, nous arrivons à 11 h. 1/2 du soir en gare d'Aubervilliers.
(1) Par un hasard curieux, tout les blessés du Wagon étaient atteints aux jambes. Nous ne pûmes nous rendre aucun service l'un à
l'autre.
DEUXIÈME PARTIE HISTOIRE D'UNE COMPAGNIE
Jeudi 11 novembre 1915. Sommes arrivés à Givry-en-Argonne (1). Le régiment y est au reposdepuis déjà quinze jours. J'ai reçu le commandement de la 8e compagnie. (1) J'étais parti de Dreux avec un renfort le 8 novembre. Départ lugubre. Triste journée de novembre. 11 pleuvait à plein temps. Les hommes, pleins d'allant au sortir de la caserne, sentaient leur courage tomber à mesure que l'on approchait de la gare. Certains avaient été rejoints par leur femme, qui les accompagnait, les en-
fants accrochés aux jupes. Je marchais péniblement, appuyé sur une canne, à cause d'une blessure à la jambe droite qui, par un fait exprès, n'avait depuis longtemps été si douloureuse. Nous atteignîmes la gare à la nuit. Des camarades m'offrirent une coupe de champagne au buffet. Survient le commandant d'armes de la place, un chef de bataillon du génie (de carrière), qui n'était pas parti et ne devait jamais connaître le front. Il eut l'inconscience de m'agonir d'injures, moi qui partais pour la seconde fois et encore inapte1 Il avait quatre galons, j'en avais deux. En bon soldat, je ne dis rien. Pendant comme après la guerre, les embusqués ont brimé les combattants.
:L.,
)
Elle compte 173 hommes (1 lieutenants
(effectif complet), 3 sousdeux instituteurs, et A.., et un ancien maréchal des logis passé sous-lieutenant
T.
artilleur, dans l'infanterie. est un beau gaillard blond, déjà un peu chauve, de 23 ans, qui faisait son service et restera sans doute dans l'armée. a 32 ans; espère-t-il aussi pouvoir rester? C'est possible. Quant à L., il a 22 ans, préparaitFontainebleau et a demandé à passer dans l'infanterie après quatorze mois de front parce qu'il voyait les camarades restés au dépôt passer sous-lieutenant et lui ne pouvoir être nommé. Brun, les joues colorées, de contour encore enfantin, les yeux bleus toujours rieurs; très grand, mais le cou mince et la poitrine étroite; moins robuste certainement qu'il ne le paraît. Plein d'entrain d'ailleurs, et d'aimable enjouement. Avec son léger zozotement, c'est un vrai gavroche: toujours en verve (2). Notre commandant est un Corse: Petit, chauve, ridé, les jambes courtes en cerceau, dans les cinquante-cinq ans (3), l'accent âpre, au goût de pomme rêche. Il vient d'arriver au régiment.
T.
A.
(1) Chiffre dont il faut déduire les employés, les détachés à la C.H.R. On verra plus loin qu'il ne restait en ligne que 131 hommes. (2) Mort de pneumonie à Verdun, le Ier juin 1916. (3) Il ne devait pas les avoir, mais il les paraissait. De toute façon, il était trop âgé pour exercer le commandement qu'on lui confiait. Et il n'était pas, à ce moment de la guerre, le seul chef de bataillon dans ce cas. Plutôt que de prendre, en cette fin de 1915, les chefs de bataillon parmi les capitaines de réserve ou non formés par la guerre, le ministère, suivant les vieux errements du temps de paix nous envoyait de pauvres gens comme celui-ci, trop âgés pour s'adapter à cette vie nouvelle et même pour en supporter les fatigues. Dans les coups durs, comme à Verdun, les résultats furent désastreux.
Il en est resté, au point de vue militaire, aux grandes manoeuvres et au service. Mentalité d'adjudant. Il préside la table. Elle est lugubre. D'ordinaire les popotes du front sont la gaieté même. Ici, nous ne parlons que service. n'entend pas la possibilité d'autre conversation. Il se lève à dix heures (ou 11), se met à table, fume sa pipe, et de temps à autre fait une manille.
X.
Lundi 15 novembre 1915. Envoyé au cours des commandants de compagnie divisionnaire à Saint-Mard-le-Mont. Nous avons été reçus par le général de division. Il nous a déclaré qu'il fallait nous entraîner en vue de la reprise de la « guerre normale ! La guerre « normale » est évidemment, — pour ce sexagénaire, aimable, courtois, à la figure empourprée par la bonne chère et aux cheveux blancs ramenés du cul de singe, — la guerre dite de mouvement, c'est-à-dire les. bonnes vieilles grandes manœuvres chères à nos professionnels. Ils n'en ont pas encore fait leur deuil. Quand comprendront-ils? (1).
»
(I) Or, nous sommes au
15 novembre 1915, après 15 mois et
demi de guerre, après les échecs sanglants des batailles de Champagne (février 1915, et 25 septembre) et d'Artois. L'on voit combien l'on a mis de temps à comprendre en haut lieu. Ces cours, qui, plus tard, dans la seconde moitié de 1917, sous la haute direction du général Pétain, rendront les plus grands services, n'avaient à ce moment pour but que de « relever le moral ». Le Haut Commandement en était toujours à attribuer à l'absence d' « esprit offensif chez les exécutants, l'échec des attaques. A notre manque absolu d'artillerie à tir courbe — la seule efficace contre les tranchées sur lesquelles le 75 était impuissant — on n'y pensait même pas.
»
Samedi 20 novembre. Vie monotone dans ce petit village de l'Argonne, de trois cents et quelques habitants, où l'on compte déjà 8 à 9 jeunes gens tués.
Lundi 29 novembre. Demain, départ pour les tranchées. Nous nous rendons à Dommartin-sur-Hans, pour de là gagner Massiges. J'ai à la compagnie131 hommes présents (dont 15 sergents et 16 caporaux) tous ou à peu près — — ayant vu le feu; trois sous-lieutenants, un adjudant. L'adjudant, Dubuc, est excellent. La quarantaine, brun au teint frais, corpulent, ancien sous-officier devenu employé d'octroi, connaissant son affaire, très fin, très maître de lui, solide au poste de toutes les manières. Les hommes sont des Manceaux, des Normands et des Beaucerons, avec quelques Parisiens. La compagnie a bonne réputation elle passe pour s'être toujours bien comportée. Elle en est à son quatrième commandant. Les deux premiers ont été tués: le capitaine Battesti à lieutenant Bernard (2) à Ethe (1), le 22 août 1914; Perthes, le 28 février1915.
;
le
(1) Dès le début de l'action, par un obus qui tua en même temps un de ses premiers lieutenants, Molinier. Le capitaine Battesti devait avoir trente-six ou trente-sept ans. Il était de taille moyenne, mais bien prise, mince et élégant. Il était très brun, avait les traits fins et un sourire aux dents éclatantes qui le rendait charmant. Je l'avais eu comme sous-lieutenant au 46* en 1900. Il faisait alors très jeune. Nous l'aimions beaucoup. Molinier était court, trapu, d'une vigueur et d'une agilité exceptionnelles. Très gai, il aimait à batifoler, si j'ose dire. La veillede la bataille, le 21 août, sabre en main, il me portait des bottes, et s'amusait beaucoup de me voir arriver trop tard à la parade. (2) Grand, portant légèrement le corps en avant, les cheveux
Le troisième, le capitaineRallier du Baty (1), a été grièvementblessé le 25 septembre. Nous tâcherons d'êtredignes de tels prédécesseurs. J'ai revu le gros Il est depuis 10 mois à l'approbonne chère. Il est visionnement. Peu de « marmites plus gros et plus en verve que jamais. L'autre dimanche, il était à déjeuner avec moi, chez le nouveau colonel, le lieutenant-colonel L., qui vient de la légion, méridional (à juger par l'accent) (2), petit, sec, type de soldat d'Afrique. Déjeûner très gai. D., avec ses chansons a été le héros de l'affaire. Il nous a servi avec une conviction et un coup de gueule formidables, le: « On les aura
D.
«
»,
Quand on voudra.
»
Le colonel était enthousiasmé, et tout le monde a partagé son enthousiasme. Mais vraiment, cette chanson dans la bouche de (3). Très gaie cette table. Quelques vieux camarades du début: Ils sont là. parce que leur emploi L., était peu malsain; téléphoniste, L., adjoint au colonel, S., à l'approvisionnement jusqu'en mai, puis aux
D. !.
T.,
mitrailleuses.
L.,
S. T.,
:
en qualité de capitaine-adjoint, ne s'est pas oublié dans les citations deux à l'armée, une au corps d'armée, une au régiment, la croix, etc. Cependant les combattants n'ont rien, surtout s'ils sont de la réserve. châtain clair, une trentaine d'années au plus, et plein d'allant. f. était du renfort de St- Juvin (1erseptembre). Il avait une liaison. La pauvre jeune femme fut longtemps l'enquérir de ce qu'il était devenu. (1) Un capitaine au long cours. Il avait pris la succession de Bernard après le 28 février. Il mourut de ses blessures en décembre
1915. (2) Il était en effet de St-Bertrand-de-Comminges. Homme brave, et brave homme. <3) Il s'était toujours soigneusement mis à l'abri.
Jeudi2décembre. Nous sommes arrivés à Dommartin-sur-Hans en auto. Merveilleux ce moyen pour le déplacement des troupes. En quelques heures, tout un régiment est transporté à trente kilomètres, une longue étape d'autrefois. Et avec les routes de l'Argonne, vrais cloaques de boue, dans quel état seraient-elles arrivées! L'armée française a aujourd'hui un aspect bien curieux pour ceux qui ont connu l'ancienne. Nous avons vu, avant de partir de Givry, défiler le 14e hussards. Quand je me rappelle les escadrons qui ont marché avec nous au début de la campagne! Les officiers corsetés dans la tunique bleu ciel, monocle à l'œil, shako bleu à bordure blanche et à pompon, martingale en tresse de cuivre; les hommes culottés de rouge, à veste bleue et eux aussi en shako. C'était crâne, guerrier, bien français comme on eût dit alors. Aujourd'hui,officiers et cavaliers ont la capote du fantassin, le casque du fantassin, la culotte du fantassin. Un écusson noir à chiffre d'argent, voilà tout ce qui rappelle les brillants hussards. Non, il y a aussi autre chose: leurs chevaux, fines bêtes bien soignées malgré la durée de la campagne. Ces hommes sont des cavaliers. Autre régiment, qui, lui, vient des tranchées, si le 14e hussards y va. C'est le 3echasseurs d'Afrique. Ici encore, à peine de loin en loin quelques chéchias. Plus de ceintures rouges, de vastes culottes et de courtes vestes bleues pinçant la taille et disparaissant dans la ceinture. La capote bleu-passé du fantassin, le casque du fantassin. Seuls les merveilleux petits chevaux arabes rappellent que l'on a affaire à des chasseurs d'Afrique. Dommartin-sur-Hans, où nous sommes cantonnés, est
un petit village qui avait, avant la guerre, à peu près trois cents habitants. Aujourd'hui il ne reste que quelques pauvres vieilles gens, comme la propriétaire de la maisonoù nous sommes, les 3 sous-lieutenants et moi. Elle semble comme égarée, toute ratatinée qu'elle est sous ses cheveux gris. « — Excusez, monsieur,medit-elle, l'état où est la maison. C'était bien tenu d'ordinaire; mais voici quinze mois que je ne suis plus chez moi. » On ne la voit jamais. Elle se cache, comme une bête traquée, dans le fond de quelque mansarde. Le village est un véritable cloaque; des masures sales, lamentables, abandonnées. Dans les cours, derrière les hangars, des mares à purin, des fumiers, et encore des fumiers; le tout noyé dans une boue où l'on enfonce plus haut que la cheville. Les champs sont de cette terre marneuse où l' eau reste à la surface et qui, à la moindre pluie (et il a plu à torrents) constitue une pâte gluante où l'on ne peut avancer. Auprès du village, on a creusé des tranchées de bombardement; bonne précaution. Ça marmite assez souvent. Ciel toujours bas, triste, avec tonnerre lointain de coups de canons. Les deux ou trois jours de froid très vif que nous avons eus avant de quitter Saint-Mard étaient préférables.
,
4 décembre. Reconnaissance de notre secteur. C'est l'Oreille de Massiges. La 8e compagnie est en deuxième ligne et relèvera dans quatre à cinq jours la 5e. (X.). Ces tranchées sont les tranchées boches qui regardaient Massiges, et sont maintenant retournées vers l'ennemi qui occupe encore la Chenille (1). Nous sommes séparés des Boches par un ravin. Leurs premières tranchées sont à
5 ou
600 mètres des nôtres: elles passent pour n'être
te-
nues que par des mitrailleuses (ce qui suffit parfaitement). Leurs mitrailleuses sont merveilleusement installées. Ils les placent au fond du puits et ne les montrent que pour tirer. Ils ne regardent pas au travail. On ne peut pas en dire autant de nous. Nous remplaçons dans la tranchée le Ne colonial auquel a succédé, il y a 8 jours, le Ne d'infanterie (des Mé-
ridionaux) Le terrain est mauvais. Des marnes vertes sans consistance et qui se changent sous la pluie en une pâte comme celle du pétrin de la manutention. Il n'en reste pas moins que coloniaux ou méridionaux n'ont pas dû s'éreinter beaucoup à remuer la pelle et la pioche (t). Tranchées et boyaux sont dans un état épouvantable, souvent démolis, presque toujours pas assez profonds, et en général inondés. De l'eau jusqu'à mi-cuisse; de la boue jusqu'au genou. Les hommes ne sont plus qu'une masse de boue. Quelle vie! Pantalons, capotes disparaissent sous une couche de boue; boue sur le casque; boue dans les yeux. Les fusils sont bouchés par la boue au point que l'on ne peut ouvrir la culasse. L'horreur commence avant d'arriver à Virginy (2). De tous côtés des trous d'obus. A gauche du chemin, un cheval crevé, le ventre balloné. Virginy n'est plus qu'une ruine. Sur un tertre, l'église bien bâtie en belles pierresdetaille, n'est plus qu'un squelette décharné, de toutes parts éventré. Le clocher s'est effondré; les deux cloches gisent intactes. Des maisons, il ne reste que quelques pans de murs à demi écroulés. Une cheminée en briques rouges reste debout, on ne sait comment. (1) L'on trouvait souvent que les prédécesseurs n'avaient rien fait. Ici, c'était peut-être justifié. Les coloniaux, très braves, n'aimaient pas beaucoup la pelle ou la pioche, et leurs successeurs non plus. (2) Village à quatre kilomètres environ des tranchées de première ligne.
Un frisson saisit en s'engageant dans le boyau. On monte bientôt sur le parapet. Nous sommes cachés par la
crête qu'occupaient les premières lignes allemandes. Devant, les fils de fer barbelés, solides, fixés à des piquets de fer. Organisation tout à fait sérieuse. Ici notre artillerie avait tout coupé. Dans un trou d'obus, enfoui à demi dans le sol, un des nôtres; son fusil, baïonnette au canon, gît encore tout rouillé auprès de lui. On ne soupçonne plus qu'un corps maigre sous une lourde capote bleue; c'est sans doute un marsouin. Pauvre figure décomposée, violacée et sanguinolente. Plus loin, un crâne. Je m'étonne de l'insistance que met à contempler ces spectacles et à les commenter en
T.
blaguant. Dans les boyaux, au milieu de la boue, on déterre un boche; on en a déjà sorti une jambe, jaune, verdie. Je part me détourne. Quelle horreur! Quelle horreur! contempler une quarantaine de cadavres boches enveloppés dans des toiles de tente et que l'on signale non loin. On comprend que les peuples qui connaissent ces horreurs, comme les Grecs, pour avoir eu la guerre récem-
T.
ment, tiennent à ne pas les revoir (1).
Lundi 6 décembre. Relève. Elle a commencé à 3 h. 45 (15 h. 45) et fini à 21 heures. Il pleut à plein temps. Les Boches ont bombardé la sortieduvillage toute la journée. Heureusement que la plupart de leurs obus n'éclatent pas. Sinistre cette marche par la nuit noire,éclairée seule-
0) La Grèce,
à ce moment, louvoyait; mais ce n'était pas par peur des horreurs de la guerre. Des hommes politiques influents comme Venizélos voulaient l'entraîner aux côtés des alliés, alors que la Cour était acquise à l'influence allemande. Rappelons que le roi Constantin avait épousé une sœur du Kaiser.
ment par les fusées boches et françaises qui s'élèvent comme en gerbe de feu d'artifice. Les compagnies de tête guidées par le capitaine et le commandant à cheval marchent à une allure telle que c'est à peine si, venant le 3e, je réussis à suivre. Bétron, avec la 7', se perd dans la nuit, la boue, les sentes à peine tracées, coupées de tranchées, de fils téléphoniques. Prenez garde au fil!! (1). — La pluie nous aveugle. 12 kilomètres de cette manière et l'on sème le chemin de traînards, tombés dans les fossés ou les trous de marmites (2). Nous arrivons. Je vais au poste de commandement. C'est une guitoune d'officier boche. Un trou à dix pieds sous terre, où l'on entre à reculons. Là, une chambre en équerre, soutenue par des rondins de m. 60. Le plafond et les parois sont planchéiés avec des madriers. Dans la partie arrière, une couchette faite de montants en bois et de grillage. Je m'y allonge. Toute la nuit, des rats. Quelques marmites de temps à autre.
X.
1
7
Mardi décembre. Le temps est meilleur. A 8 heures je vais reconnaître le Balcon (3) que j'oc-
cuperai dans quelques jours et qui donne sur les positions boches, la Chenille et la Justice. On voit leurs lignes blanchies se profiler à l'horizon. Toute la journée, marmitage intense. Nous sommes allés explorer le ravin qui descend vers (1) Le fil téléphonique, dans lequel on s'embarbouillait les pieds. Exclamation dont tous les poilus ont gardé souvenir. (2) Le mot, employé pour la première fois le 22 août 1914 au soir était passé dans le langage courant. (3) Nom donné à une tranchée. Dans la suite du récit, les tranchées sont désignées par la lettre T, les boyaux par la lettre B.
le
Massiges. Il est troué de trous d'obus comme une écumoire. Nous arrivons au cimetière des coloniaux du 23e. Des croix s'alignent dans un boyau transformé en tombe commune.
Au delà, dans une ancienne ligne boche, une excavation, où sont une quarantaine de cadavres boches. Odeur insupportable. Les poiluscirculent au milieu, cherchant des souvenirs.
Mercredi 8 décembre. Depuis hier 7 heures du soir nous sommes bombardés. 105, 150, 77. Nos batteries répondent. Elles ont nettement la supériorité. Dans la nuit d'encre, hors de la cagna, les lueurs livides des projecteurs ou les lueurs fauves des coups de canon éclairent seuls notre contre-pente. Ce qui tue, c'est l'absence de sommeil. Si nous pouvions dormir malgré la canonnade, les rats qui pullulent derrière les planches et crient toute la nuit, nous en empêcheraient. D'ailleurs, nous commençons à être sérieusement mordus par la vermine. Les marmites pleuvent de tous côtés. C'est le moment favorable que le Ct a choisi. pour faire faire un exercice de nuit, à 3 h. 1/2 du matin, comme à la caserne en temps de paix. Les hommes se sont résignés. Nous avons, en pleine nuit, parcouru les boyaux inondés, pataugé dans une boue qui monte parfois jusqu'aux genoux. Car, en France, on ignore l'usage de la pompe! ! ! Tout à l'heure, les hommes qui n'ont pas dormi — travailleront à force pour enlever à la pelle, de place en place, la boue, qui se reformera derrière eux, car ils n'ont rien pour épuiser l'eau. Et voilà comment on fatigue inutilement le soldat. La patience, la philosophie inlassable du troupier fran-
-
çais arriveront à bout de la science et de l'organisation boches: mais nos grands chefs et nos bureaux n'y seront pour rien (J). Inutile de dire que les tranchées d'en face (les bo— ches) sèches,. ainsi que nous l'a affirmé un prisont — sonnier fait ce matin.
Jeudi9décembre. Sont-ils bêtes, ces cochons-là! Ils ne savent pas jouer déclare, en s'engouffrant dans la cagna Bocage, mon illustre agent de liaison avec le P.C.B. (2). Le bombardement fait rage. Les 105 fusants éclatent sur toute notre crête. Bocage (3) y regarde à deux fois avant de ressortir. Les boyaux sont inondés, absolument impraticables. S'il me fallait porter secours à la première ligne, comment ferais-je? Pour les assécher, il suffirait de quelques pompes. Depuis deux jours, dans mes deux rapports, celui de 5 heures et celui de 17 heures, j' en demande une. Bien que la pompe aspirante et foulante soit une invention datant de quelques siècles, elle n'est pas encore venue à la connaissance de M. Lebureau. Comment les poilus vident ou plutôt essayent de vider les boyaux? Avec des pelles! des pelles Comme la marne dont est composé le sol oui est imperméable, l'eau à peine jetée sur la paroi du boyau leur retombe sur le nez. Il y a bien quelques écopes, mais si peu! Et puis le résultat est le même. «
!
(1)
»,
!
Vrai jusqu'à la prise de commandement du général Pétain
(Mai 1917.) (2) Poste de commandement du bataillon. (3) Taille moyenne, légèrement voûté, blond cendré. Employé de commerce parisien, au parler tra înant avec un léger zozotement. Imperturbable d'ailleurs sous les marmites; plein d'esprit et de courage. Il arrivait dans la cagna, essoufflé d'avoir couru, en plein bombardement. Il s'affalait sur la dernière marche, s'éventait drôlecochons-là! » ment avec son casque « Savent pas jouer, ces
:
Notre commandant (1) n'est pas encore adapté à la
situation.
Le pauvre homme n'a jamais dû avoir la tête bien solide; son retour sur le front a fait chavirer le peu qu'il avait de raison. Hier et aujourd'hui, il nous a fait lever à 3 h. 30 pour aller jusqu'au boyau du capitaine exercice d'alerte, comme à la caserne. « C'est marche de nuit ! ! disait-il, on ne parle pas. » Les poilus n'en avaient
X.:
!
guère envie. Voilà des hommes à qui on demande un travail excessif et que l'on prive des quelques heures de repos qu'ils pourraient prendre à l'heure où, en général, le marmitage a cessé et n'a pas encore recommencé. Les poilus pourraient bien montrer qu'ils la trouvent mauvaise.
Ce qui tue, c'est l'absence de sommeil. Le peu de répit qus nous laisseraient les bombardements, nous ne pouvons l'utiliser; les rats et la vermine se chargent, dans nos cagnas, de remplacer les Boches. Les deux ordonnances (2), Bamboula (Delahaye) el Aubry, dorment dans la cagna perpendiculairement à ma couchette.
l
Les troupiers — toujours irrévérencieux sa calvitie, sa mâchoire prognate et la peau reuemblait Consul. Entre eux, ils ne De là, dans le carnet, l'apparition de ce nom (2) Le mien et celui du sous-lieutenant (I
à.
— trouvaient qu'avec ridée de son cou, il l'appelaient qu'ainsi. pour le désigner.
X.
Bamboula a vingt ans (1) (classe15) c'est ; un grand en f ant insouciant et gai. Il attend tous les soirs que je sois couché pour écrire à sa connaissance (car n'a une). « Mlle Marguerite Abrahame, chez ses parents, fer-
miers ». Il veut être caporal. Grande ambition. « J'irai en patrouille, et le lieutenant, i me nommera caporal. •» Aubry est plus ancien. Il est de la classe 1908. C'est un Normand d'Argentan, gros, court et rablé avec une large face de lune toute ronde et toute rouge. Sur ses cheveux noirs coupés court, il porte toujours en bataille un calot de drap bleu gris crasseux. Sa capote, son tricot de laine, sa salopette passée par-dessus le pantalon, voilà l'homme. C'est une bonne nature; brave paysan, tout rond, très roublard malgré sa rondeur. Il a avec Bamboula des dialogues à payer sa place.
Vendredi10décembre. Depuis ce matin 9 heures, heure à laquelle je suis revenu de la reconnaissance de la ligne que je dois occuper ce soir, les Allemands bombardent. Ils tapent dans le ravinduMédius et sur le plateau derrière nous, — où il y a un ancien emplacement de batterie. Le grand diable de Lambert juge des coups. C'est toujours du 105 (2) qu'ilsenvoient, et c'est tou-
v.
à Verdun le 4 juin 1916, supra. Ilétait devenu De taille par la suite un des meilleurs grenadiers de la compagnie. châtains,frisés; moyenne, mince, l' allure toute jeunette; les cheveux la mâchoire légèrement prognate d'où le nom de Bamboula. Admi-
(I)Tué
-.-.
rablement brave. de 15k. 670. Le (2) L'obusier léger de 105,lançantunobus calibre de 105 est, suivant le général Gascouin, le meilleur pour l'artilleriedemi-lourde de campagne. Notre 155 avait un obus de 43 kilogs. trop lourd à manipuler. (V. CértéralCascouin, L'évolution de l'artillerie pendant la guerre.)
jours la même batterie qui tire — une batterie défilée derrière le bois de la Justice (1).
Samedi
Il
décembre.
heures. Les boches bombardent mon nouveau poste de commandement. « Ils n'envoient que de la camelote, ça casse en tombant », dit Mon nouveau poste de commandement ressemble à une cabine de paquebot. Manque un hublot. Comme lit, trois planches, très déprimé, trouve ça un peu dur. Notre secteur, au point de vue défensif, est dans un état lamentable. Rien, rien n'est fait. Les tranchées n'ont pas de banquettes de tir, les fils de fer ne tiennent pas. Deux de nos tranchées de 1re ligne sur trois sont prises d'enfilade par la Chenille. Le boyau d'accès (Eitel) (2) est,dans certaines partes, un bourbier, dans d'autres un lac. Impossible de compter sur des renforts. Il ne faudrait pas beaucoup de coups de canon pour faire ébouler tout. 11
L.
T.,
Dimanche 12 décembre.
Aujourd'hui, marmitage sérieux par obus de tous cali-
bres. Ces messieurs doivent régler leur tir. Quelques-uns de ces obus contiennent des gaz lacrymogènes. Les yeux piquent. Vite les masques. En effet, l'irritation cesse aussitôt. Ce matin, j'ai eu la visite au P. C. d'un capitaine d'Etat-major de la Division. Quarantaine d'années, déjà la patte d'oie, mince, délicat, aimable homme. Il est venu (1) Au Sud de Cernay-en-Dormois. (2) Il avait gardé son nom allemand. Assez rapidement toute cette organisation fut transformée.
ici en gants de peau!!! Je lui offre de visiter les tranchées. Il se contente de les examiner sur plan. Motif de sa visite. Hier a été fait un prisonnier boche, lequel a déclaré que les Boches devaient reprendre la Main-de-Massiges avant la Noël. Le capitaine semble avoir été impressionné par les dé-
clarations dudit prisonnier, qu'il représente comme un colosse aux épaules larges, à la tête de brute, mais aux yeux brillantsd'intelligence. Evidemment, il est inquiet. L'attaque lui paraît plausible.
Je suis plus tranquille, étant donné l'état du sol, mou, dans la plaine, à y enfoncer jusqu'en haut des jambes, et
la difficulté aussi du bombardement vu le nombre des obus
» (1).
« loupés
T.
Cette nuit, je prends le quart. Mon gros soufflé de n'en peut plus. Il est de plus en plus triste, et il lui faut quinze heures de sommeil sur ving-quatre. Au dehors, la nuit est splendide. Lune et étoiles dans le ciel clair. Au loin, le plateau paraît tout blanc, comme aveuglé de cette pâle clarté. Les boyaux sont encore pleins d'eau. A chaque pas, des rats se sauvent sur les talus. Les « gaspards » (2). décidément, pullulent. Quand M. Poincaré recevra un hôte de marque, c'est ici qu'il lui faudra organiser des battues: il y aura des tableaux sensationnels. Les Boches voient dans nos boyaux comme en plein jour. Au passage, ils vous saluent de 77. A 30 francs le des faire frais les flatteur de ainsi voir C'est gens coup. pour vous. Le malheur est qu'ils en envoient aussi sur les travailleurs qui creusent ma tranchée de flanquement. Quelle guigne que cette nuit claire quand il y a tant de travail à faire! (1) Qui n'éclatent pas. (2) Surnom deiratl.
Je rentre au P.C. après être passé dans les autres tranchées réconforter un peu les poilus, les admirables Poi-
lus. Ils trouvent que ce secteur est beaucoup plus pénible dernier pareille l'an qu'ils tenaient époque. celui que /'en rencontre un, debout dans la tranchée, de l'eau jus-
à
qu'àmi-cuisse. Qu'est-ce que vous faites là? — réchauffe!. Mon lieutenant, je me — Lundi 13 décembre.
Ce matinvisite vers 7 heures dans le secteur avec le commandant. Il s'étonne de flaques où il enfonce jusqu'à mi-cuisse. Il s'étonnera beaucoup plus tout à l'heure quand il recevra des marmites, car l'heure est malsaine. Cela n'a pas manqué. Comme nous sommes à la vue des Boches, quand ils ont aperçu du mouvement dans la ligne, ils nous ont envoyé une distribution. Toute la journée, bombardement. Cette nuit, ma cabine est à chaque instant ébranlée par les minen que les Boches lancent sur notre gauche aux coloniaux de la Verrue, et aussi à mes premières lignes. Effrayants ces minen (J). Explosionformidable avec une flamme qui monte à 20 ou 30 pieds en l'air. La nuit, très claire, en est illuminée.
Mardi 14 décembre. Cette nuit, j'ai fait nettoyer mon secteur. Ce matin, on peut s'y promener sans bottes. Malsain d'être en première ligne, mais on vit. Bombardement jour et nuit; travail nuit; l'impression qu'on est un capitaine commandant à son bord.
la
(1) Enormes projectiles, tirés par les canons de tranchée allemande appelés « minenwerfer ». Ils contenaient cent kilogs d'explosifs. Les troupiers les appelaient aussi des « seaux à charbon ».
Aujourd'hui,
fait beau, clair et sec. Les obus, qui parcourent l'air en tous sens, semblent des wagons glissant sur trolley. Mon secteur est maintenant à peu près tenable. Nous avons creusé dans la nuit du 12 au 13 décembre une tranchée de flanquement qui part de l'extrémité W de ma tranchée Balcon et se dirige vers le S- W. Bien m'a pris de la placer un peu en contre-bas de la crête. Depuis ce matin les Boches la bombardent. Tous les coups portent sur la crête. Cette tranchée croisant ses tirs avec ceux de la tranchée W-Balcon rendra le ravin infranchissable. J'ai fait la nuit dernière vider de leur eau tous les boyaux et tranchées, relever le parapet de la tr. Balcon, renversé par les marmites, redresser un pan de sacs de terre menacé d'éboulement, creuser un dos d'âne qui, occupant le milieu de la tranchée Merlonnée, la rendait intenable; enfin commencer un abri-caverne pour les 30 hommes qui doivent tenir la dite Merlonnée. Voici près de trois mois que nous sommes sur ces positions et personne n'avait songé à donner à ces pauvres diables un abri pour dormir et contre les bombardements. Reste la liaison avec l'W Balcon. Il est certain qu'en cas d'attaque les mitrailleuses de la Chenille qui nous domine (1) rendraient le passage impossible au coude où le boyau descend la pente vers la tranchée. La tranchée seraitisolée et les hommes faits prisonniers. Je demande une liaisontéléphonique. Chaque jour nous rédigeons un compte-rendu des vingt-quatre heures. Les lirait-on par hasard? il
(1) Presque partout, sur le front, nos positions étaient dominées par celles de l'ennemi. Quelques centaines de mètres en arrière, nous en aurions eu de bien meilleures. Mais le fétichisme du terrain et la pusillanimité du Commandement étaient tels qu'il préférait nous faire subir des pertes inutiles que de lâcher quelques mètres.
Avant-hier j'avaissignalé le peu de solidité des réseaux de fils de fer. Je demandais qu'on les renforce en commençant par W. (1) Balcon. Hier soir, une corvée du génie a été envoyée spécialement à cet effet. Si nos Etats-Majors se mettent à tenir compte des indications des officiers de troupe, c'est une révolution.
Mercredi 15 décembre. Les Boches ne nous ont envoyé que 500 obus. Décidément, ils ne savent pas jouer. Relève hier au soir. Je suis remplacé par le Cne du 142. Départ à 21 h. 30. Arrivé à Dommartin à travers la nuit claire et glaciale à minuit. Consul nous a égarés. Les souffrances des hommes dans ces huit jours ont été indicibles. Ils sont descendus couverts de boue, éventés, à peine capables de faire les 10 km. séparant les lignes de Dommartin. Beaucoup de piedsgelés,certains devant entraînerl'amputation.
C.
Jeudi 16 décembre.
Au repos à Dommartin. gosse a attrapé froid.
L.
a la fièvre. Ce grand
Vendredi 17 décembre. Istria, notre vieux père (2), a envoyé une purge à lequel a lancé la purge par la fenêtre et est rétabli.
(1)W:
L.,
Ouest. Ouest- Balcon. (2) Major. Charmant homme, d'uneégalité d'humeur vraiment admirable et d'un dévouement inlassable. Il devait malheureusement nous quitter à quelque temps de là. Nous rappelions le « père Istria, et son aide-major, Boisramé (fait prisonnier au fort de Vaux, le 7 juin 1916) était bien — entendu — le « fils» Boisramé ,
»
Visité les cantonnements de ma compagnie. Les hommes sont logés dans deux soupentes obscures, ouvertes à tous les vents. Pour coucher, de la paille qui n'est plus que poussière, et poussière remplie de poux (1). Ces pauvres gens sont misérables. Figures tristes, mornes; les quelques blagues que je leur lance ne parviennent pas à les dérider. Malgré tout, ils prennent soin de leurs armes; les fusils ont été nettoyés de la boue des tranchées. Quelle est la clef du mystère? Les caporaux veulent passer sergents, les sergents officiers, les officiers ne veulent pas avoir de reproches et obtenir un galon de plus. Les officiershouspillent les sergents, qui houspillent les caporaux, lesquels houspillent les hommes. Et ceux-ci, tout harassés, se redressent sur leur couche pouilleuse et astiquent. L'amour-propre s'en mêle, le ressort et — admirable qui est au fond du troupier français (2).
Samedi 18 décembre. Le 124" a pris l' autre jour un Lorrain, de Lorraine annexée. Celui-ci a indiqué les batteries Boches, les régiments devant nous, etc. Il dit que les Boches craignent que nous les attaquions, contrairement à l'autreprisonnier qui voulait que des ordres soient donnés pour la reprise de la Main de Massiges avant la Noël. Ici, cielgris. Le temps s'est adouci. Les hommes somnolent dans leurs misérables soupentes. Ils astiquent leurs armes. Tous les jours à 3 heures, je leur fais passer une revue d'armes (3). Les heures coulent, monotones. (1) On économisait sur la paille de couchage des combattants descendant de tranchées. (2) L'amour-propre. Le Français est pétri d'amour-propre, ce qui en fera toujours au feu un bon soldat. - (3) Avec un exercice de tir ou de lancement de grenades le matin, c'est tout ce que j'exigeai au repos. Ces exercices de tir et de lancement de grenades, réguliers et constants furent précieux. La compagnie eut des tireurs et des grenadiers de premier ordre, — et n'eut pas à s'en plaindre, à Verdun notamment.
Dans la rue qui traverse le village, quelques troupiers balaient placidement, poussent la boue à proximité de la rigole fangeuse qui fut autrefois le ruisseau de la route. Plus ils chassent la boue, plus il y en a. ** (1) nous raconte que son frère — qui est au 315* lui a déclaré que les hommes d'un de leurs petits postes se chauffaient au même feu que les hommes d'un petit poste boche placé à proximité (2). 1 heure. — Le colonel m'apprend que je suis capitaine.
-
21 décembre 1915, mardi. Aujourd'hui, j'ai signé « l'état comparatif des sommes perçues pour le prêt de la troupe pendant le 3e trimestre 1914 ». La Compagnie se voit réclamer45 fr. 72 de trop perçu du 1er juillet au 10 août 1914! Le mot « temps de paix est écrit à l'encre rouge sur l'état. M. le Bureau est vraiment admirable. Nous sommes écorchés par tout le monde. Ici, j'ai payé fr. 50. ce matin un paquet de 5 bougies à 0 fr. 10, Dans la pauvre masure où nous gîtons; où nous nous étendons le soir, tout habillés, sur un lit privé de draps; je reçois la visite de la propriétaire. C'est une petite vieille de quatre-vingts ans, toute ratatinée, menue comme une souris, et qui va trottinant, sa chaufferette à la main. Elle nous accable de doléances et d'amabilités en nous appelant : « Mon pauvre garçon, mon cher garçon». Toute vieille et toute menue qu'elle est, elle ne perd pas la carte. Elle vient nous offrir du vin que vend son gendre au prix alléchant de 2 fr. 75 la bouteille. Grand
»
1
bien lui fasse.
(1) Sous-lieutenant à la 5'. (2) Sé non è vero. Nous n'avons jamais vu un pareil fait.
Mercredi 22 décembre 1915. Relève du 142® — Je relève **, capitaine, ancien trésorier du nln venu au front à la fin de juin. Il ne s'est pas encore consolé de n'avoir pu rester au dépôt. Il a passé les quatre jours de seconde ligne couché dans la cagna (J). Il se plaint de n'être pas chevalier de la Légion d'honneur.
Jeudi23décembre. En temps ordinaire, Médius, Ravin, Annulaire, Abeilles, semblent déserts. Qu'une longue accalmie rassure, et l'on voit sortir de partout comme des légions de termites. Quelle vie! De temps à autre, cependant, dans le dédale boueux
:
des boyaux, un détail rappelle le goût français une rampe descendante coquettement aménagée en escaliers.
Vendredi24décembre. Nuit de Noël. heures du soir dans les boyaux. 10 — Les longs nuages gris glissent sur la lune. Les obus sillonnent l'air avec un siflement rageur. Au loin, le grondement des coups de départ. Samedi 25 décembre. 4 h. 30 du soir; les boches ne vont tarder à nous envoyer des 77 et des 105. ils garderaient leur S'ilssavaient ce qu'on s'en camelotte.
f.,
Nous ne sommes pas faits pour ce métier-là, disait-il. Nous sommes des instructeurs. »
(I)
«
La
: L.
me rend compte que Cantenot (1) le jour de la relève a enfoncé dans le chemin du ravin en dents-de-scie jusqu'aux aisselles ! Dans la cagna, les souris courent derrière les planches, grignotent, trottent, sautent. C'est un vacarme incessant. Elles font un susurrement semblable à un gazouillis d'oiboue
seau.
27 décembre. I1 heures 30. Les Boches bombardent la guitoune avec
du 105.
Les obus tombent en plein dessus, l'ébranlent, font dégringoler de la terre sur mon calepin. Le dernier qui vient d'éclater a lancé sa flamme jusque dans l'escalier du P. C. J'en ai été comme aveuglé. Toute la cagna est empestée de poudre.
28 décembre, mardi. Visite à 14 h. 41 du général **, commandant le corps d'armée. C'est un homme d'environ 55 ans, à longues moustaches blondes, très fortes, le nez long et mou, les joues tombantes, veinulées de rouge. Expression assez douce. Il sent le « paufin » d'Etat-Major. Il est de taille moyenne, sec, assez élégant. Il est venu en casque, rase-pet de cuir, culotte rouge à bandes noires et moletières noires fuselant savamment le mollet. Le colonel, L., et un silencieux colonel d'E.M. l'accompagnent. Après lui, C., moi et La troupe va à l' observatoire d'artillerie. montre le terrain.
X.
L.
(1) Soldat de la compagnie, excellent. Ses camarades avaient — dû lui tendre leur fusil (dont il avait saisi la crosse) pour le tirer.
Ce groupe attire naturellement l'attention des Boches. Nous sommes en plein dans les vues! Les marmites commencent à tomber. Un éclat vient rebondir sur le casque, puis sur l'épaule de (1). Le général se retourne en souriant. Je salue. Non, c'est qu'il salue derrière moi. Je crois bien que c'est aussi l'obus.
L.
X.
Tout le monde sort. Je regagne mon P.C.
Les Boches battent tout le boyau. Je rentre. Un éclatement formidable. Un obus vient d'éclater juste sur le P.C. Un instant après, un homme entre effaré. « Il y a un poilu tué dans le boyau Je sors. C'est le sergent Janvier. Il est étendu à plat ventre la face déjà exsangue, méconnaissable. Il a le ventre ouvert. Les entrailles sortent. L'obus est tombé sur le bord du parapet. Tout est éclaboussé de sang rouge. Les membres se décrochent. Il faudra le mettre dans une toile de tente, ramasser les entrailles avec une pelle. Le pauvre garçon partait en permission en l'honneur de sa médaille (2). Il venait de voir Pionnier (3), croyant lui avait dit partir ce soir. « Ce n'est que demain Pionnier. Il venait me demander si c'était vrai.
-
».
»
La tribu de Beni-Oui-Oui. Le général un peu avant l'inspection au poste d'observation d'artillerie, me demande quelles unités occupent les tranchées de première ligne.
— —
et 4e section, mon général. Comment sont-ils logés? 1re
(1) Qui regarda le général, les joues légèrement rosées d'incar-
nat.
(2) Très brave. Il venait d'être décoré de la médaille militaire pour son admirable conduite, le 25 septembre. -(3) Autre sergent, venu des sergents de ville de Paris. Modèle de calme et de conscience.
La seule est logée. Elle a une sape n'ayant première — qu'une ouverture. II faudrait en établir une seconde, ici (je montre le plan), donnant dans la tranchée la 4e section n'arien. J'ai fait commencer une sape, ici (id.). Il faudrait deux rampes et un boyau de 15 à 20 mètres. Combien de temps serait nécessaire? — nuit Mon général, corvée du génie, une une avec — bien employée suffirait pour faire le gros de l'ouvrage. Après, nous nous arrangerions. de choses faire. Oui mais, du génie Ils à ont tant — Et vos fils de fer? Très médiocres, mon général. Après tout, ces deux sections sont en position d'alerte. Elles peuvent veiller dehors, dans la tranchée. (un Mon silence). général, résister !! 1 à pour un — bombardement comme celui d'hier matin, j'aurais de gra-
;
--
-L. -
!
!
ves inquiétudes.
(Un temps).
Mon général, nos sapeurs pourraient suffire. Vous ? Elle était tout vous rappelez la cagna du colonel à entière l'œuvre de nos sapeurs. Elle faisait l'admiration de tout le corps d'armée., etc. (1). On passe à autre chose.
X.
Mercredi 29 décembre. L'émotion provoquée par la mort de Janvier n'est pas encore passée. Tout le monde y pense. Le boyau est encore plein de sang. Sa baïonnette tordue, sa capote déchiquetée, le tout plein de sang est sur le parapet à côté du trou noir où a éclaté l'obus. Ses camarades qui devaient partir avec lui sont venus (1) Inutile de dire que la sape n'a pas été faite. La tribu des Beni-Oui-Oui qui ne cherche qu'à plaire au supérieur est un fléau.
prendre congé aujourd'hui. Départ en permission voilé de tristesse. Cette nuit, reconnaissance en avant des tranchées. Nuit noire.Onglisse à chaque pas, l'oeil au guet. Un sol mouvant qui colle au pied. Une mitrailleuse se met à claquer. Des balles sifflent. Je me planque. La main se pose sur quelque chose de mou. Horreur! C'est la tête d'un boche, qui est là depuis l'attaque du 25 septembre. La plaine d'ailleurs est encore jonchée de cadavres à demi-enfouis.
30 décembre, jeudi. Reçu ce matin la visite du sergent Savary. C'est un emballeur des environs de la Mairie duXIe. Il est de la classe 1895. Quarante ans, et qui marquent. Un petit ventre déjà, une barbichenoire, une forte moustache, de bons yeux à fleur de tête. C'est le brave homme. Il n'est pas difficile à faire causer. Il me parle de son ménage, de sa femme, de son fils qui a treize ans. « Il a la tête dure pour apprendre. Mais il s'applique. J'espère bien qu'il aura son certificat d'études cette année. Je vais lui faire apprendre un métier; c'est ce qu'il y a de mieux». Et il raconte, il raconte, tout son humble bonheur de ménage d'ouvriers sérieux, semblable à celui que j'ai connu chez mes parents. On sent qu'ilaime tout son petit monde,
:
sa femme, à qui il dit « ma fille », son garçon, sa petite nièce « qui vit avec nous Il est heureux de me parler de tout cela, et il le fait avec ce léger accent traînant des braves gens du faubourg que je connais bien et qui me va au coeur. Je revois la place de la mairie du XIe, la statue de Ledru-Rollin et sa naïve emphase, la rue de la Roquette, et là-haut, dans le soleil, le Père-Lachaise, où repose la génération de 48, Thiers, à côté de Casimir-Périer et de Musset, Barbes, Blanqui, les fusillés de la Commune
».
à côté de Clément Thomas, Michelet à côté de Lafitte, toute une génération, complexe sans doute, où Joseph Prudhomme côtoya Lamartine, mais qui reste nimbée d'un voile radieux d'idéalisme. Cependant je suis au fond de mon trou, à douze ou quinze pieds sous terre, dans une cabine qui n'a pas trois mètres de côté, faite de madriers et de rondins. J'écris ceci sur une table de bois couverte d'un journal. Comme lumière, une bougie. Le bougeoir est un fil de fer, tordu au bas de manière à encercler la bougie de cinq tours, et suspendu en haut à un clou planté dans une planche audessus de ma tête. Comme fumivore, le couvercle d'une boîte de conserves retourné. Sur la paroi en face sont fixées deux couchettes, grossièrement faites d'un montant, qui va du plancher au plafond, et sur lequel s'appuient deux planches transversales. Deux autres sont clouées au mur. Sur ces deux traverses on a placé trois planches, un peu de paille, une couverture, et voilà. Au-dessus de nous, le canon tonne. Notre caisse de bois résonne comme de coups de marteaux énormes et lointains. Sans doute, de temps à autre, la jeunesse, l'insouciance reprennent leurs droits. On plaisante, on rit. On se monte d'écoliers. « des bateaux le capitaine qui commande le sous-secteur à côté, m'envoie très gravement, sous enveloppe, comme un secret de défense nationale, un dessin graveleux; je lui réponds de la même monnaie et avec la même gravité. Mais quelle vie! Les figures sont pâles, les traits tirés. Ces huit jours dans des trous sont huit jours de cul-de-basse fosse. On comprend ce qu'étaient les oubliettes. Pas d'eau. Pas de possibilité de se laver. On n'y songe d'ailleurs pas. En face de moi, dans la chambre d'entrée de la cagns, est le téléphoniste. Il passe ses heures à se façonner un poignard. Depuis le temps qu'il vit dans ces caves, que sont les postes téléphoniques des P.C., il est devenu bla-
X.,
»
fard, les joues creuses, anémiées, enfouies dans sa barbe
noire broussailleuse. Des musettes terreuses pendent au mur. A terre, un sac, la couverture roulée, la gamelle en fer blanc de travers sur la patelle. A côté, une bouillotte noircie. Dehors, toujours le 150, à ébranler la cagna. Il nous assourdit. La guerre a fait sortir des chefs de bataillon étranges. Après un siècle de despotisme incontesté, M. le Bureau n'a pu rompre, bien entendu, avec ses chères habitudes. Il lui faut l'ancienneté. Cet expédient du temps de paix, employé par paresse et peur des responsabilités, continue à sévir en temps de guerre. Ex. : Consul; ex. : ce singulier chef de bataillon, du 142e, qui nous a relevé la première fois, et qui est un ancien capitaine d'habillement (30 ans de capit. d'h.) , l'ancienneté. rappelé à
31 décembre 19/5, vendredi.
Mon pauvre Janvier aura eu des funérailles dignes de lui. Hier matin, vers 9 heures, j'ai vu en avant du Balcon, un officier boche revêtu d'un long manteau, qui donnait des ordres dans la plaine à trois troupiers. Que pouvait-il bien faire? Il les faisait s'éloigner sur un même alignement. Ce ne pouvait être que des jalonneurs. Je préviens le lieutenant observateur du 75, qui est à la disposition du sous-secteur, lui précise l'endroit et l'hypothèse d'une construction de tranchée allant de la T. Bismarck au B. Loebau. L'endroit est à environ 5 à 600 mètres en avant des tranchées Balcon et Merlonnée et formant un angle aigu avec la Merlonnée. A 13 h. 30, Arthur (le 75) se met à taper. Je sors remarqué le moins possible, puis je descends dans ie
boyau Eitel (1) jusqu'à une brèche d'où la plaine se découvre admirablement. De la Chenille, — bien que je me baisse autant que possible j'ai été vu. Une balle me siffle aux oreilles. J'examine les tranchées boches. Les coups de 75 portent en plein dedans (2). Je file vivement au P.C. et prends le récepteur. Allo! Allo! Donnez-moi le lieutenant observateur
-,
—
du 75! Est-ce là Allo! capitaine? C'est ce que vous, mon — vous voulez ?
Parfaitement! Allez-y! — Rrrauf! Rrrauf! Les salves se succèdent. Tout saute en l'air. Le soir, à la nuit noire, à 19 h. 30, seconde édition. Alors, ce fut beau. Allongez! — Ça y est! — Allez-y! Encore! A ce moment on descend dans l'escalier. B., (cap. au 142) vient nous relever: je raccroche le récepteur,
-
lui passe les consignes, celle-ci entre autres. On sort du P.C.
Au loin, devant nous, Arthur faisait rage; les salves
succédaient aux salves. Sous les rafales, les Boches semblaient pousser des hurlements horribles, qui venaient jusqu'à nous. -Et c'est ainsi que nous avons passé la main au 142.
(1) Le renflement de terrain appelé la « Main-de-Massiges > avait été pris sur l'ennemi, nous le rappelons le 25 septembre — précédent. Nous avions laissé leur nom allemand à beaucoup d'éléments de fortification. C'est le cas ici pour le boyau Eitel, lequel traversait de l'arrière à l'avant toute la partie du secteur que nous occupions. Grave inconvénient. L'artillerie allemande avait tous les renseignements pour le bombardement, et elle s'en servait. (2) Elles étaient en contre-bas par rapport à nos pièces.
Samedi
l"
janvier.
Toujours la boue, la bruine. Ce soir, grande nouba pour l'arrosage de mes galons. C'est une chose curieuse qu'une réunion d'officiers en ce moment. Ils viennent de Normandie, Est, Midi,Paris, tous les coins de France tous avec leur cachet distinctif et leurs chansons. Ajoutez à cela qu'il y en a toujours deux ou trois qui sont allés en Afrique et ont rapporté quelques mots ou quelques pratiques arabes. L'aide-major Boisramé nous a sorti une chanson de carabins merveilleusement ordurière, mais bien amusante « De profundis morpionibus ». Blaise (1) a conduit « le jeune homme de Mourme-
:
:
Ion
»
;
enfin
D. nous a donné son opéra, et dansé la danse
du ventre de son énorme bedon. Il est décidément fort bien
en tripes. Soirée très gaie. Croirait-on que tous ces jeunes gens viennent de passer huit jours terribles, avec la mort la mort effroyable par l' obusles à menaçante tous — instants? Ils ont déjà tout oublié.Lestroupiers aussi. N.B. — Le champagne donné par le gouvernement était exécrable.
-
Dimanche 2 janvier. Cette nuit (de 11 heures à minuit et de 3 heures à 4 heures) bombardement formidabledespositions boches (Bouconville). Nous nous sommes endormis au bruit de ce tonnerre.
n.
(1) Communément appelé le « bon Blaise Lieutenant commandant la T compagnie. Blessé le 25 septembre à l'attaque de Champagne, il venait de rejoindre le régiment. Vingt-sept à vingt-huit ans. Admirablement brave. Il devait être blessé à nouveau le 31 mars 1916.
6 janvier, jeudi à Braux-la-Cohière. 4 heures du soir, sur la route de Sainte-Menehould. Au bas de la côte, le village (1) et son clocher se perdent dans la brume. Rien de distinct. Des masses peintes au camaïeu dans le brouillard. A droite et à gauche, la membrure décharnée des arbres sans frondaison. Paysage
d'hiver. On nous a fait déménager ce matin à 5 heures de Dommartin-s.-Hans pour venir ici d'où il nous faudra par— tir demain à 15 heures pour les tranchées. Voilà un repos bien compris. On voit que ces messieurs de l'Etat-Major ne vont pas prendre les tranchées (2). Comme cantonnement, rien de prévu. Des baraquements dont la couverture même n'est pas finie. Comme lits, la terre, cette terre grasse, ruisselante d'eau. La musique, cet après-midi, nous a joué Benvenuto Cellini et LaJcmé. Etrange, ce rappel de vie raffinée et heureuse dans la misère où nous sommes. « Lakmé, ton doux regard se voile! » Je regardais l'auditoire. Des capotes déteintes, toutes les coiffures képis, casques, calots. Les hommes pas rasés, les habits en vadrouille, les boutons sautés. Partout la boue. Cette musique de volupté, de vie heureuse et de plaisir est d'un effet singulier dans ce décor.
:
Vendredi 7 janvier. Ce soir, relève. Le régiment reprend les tranchées. Nous sommes partis de Braux à 15 heures. Le soir tombe. Ciel gris,pluie fine. La route boueuse s'allonge sous l'ombre, (1) Braux-Sainte-Cohière (Marne). <2) Rien n'a été plus révoltant, dans les trois premières années de la guerre, que le sans-gêne dont on a usé en haut lieu avec l'humble fantassin, le poids de la cependant, retombait qui, tout sur — lutte. Il fallut l'arrivée à la tête de l'armée du général Pétain pour que s'améliorât la situation de ce paria de la guerre.
qui s'épaissit. Le vent affole les chevaux. La pluie nous aveugle. Le bon « Tobie » se cabre, refuse d'avancer. Il faut descendre. A la sortie de Maffrécourt, je renvoie les chevaux, au grand plaisir d'ailleurs d'Eustache (1).. La nuit est complète. Il fait noir à ne pas voir à trois Das. Je suis resté à la queue de la Cie DocBoisramé, le avec La pluie tombe de plus belle. Le vent de teur et rois nous la chasse au visage. On croirait des aiguilles node grêle, qui entrent dans la peau. La capote, lourde d'eau bat les jambes. Près de moi, un pauvre troupier courbé sous son sac traîne lamentablement la jambe. Qu'est-ce que tu as? — Il y a trois jours que je suis malade, mon capitaine. De quoi souffres-tu? — De coliques. — — As-tu ta ceinture de flanelle? — Oui, mon capitaine, et bien serrée. Il me dit cela d'un ton si las que je n'ajoute rien que quelques mots d'encouragement. Parler même le fatigue, certainement. D'ailleurs je n'ai pas de voiture où mettre son sac. Il lui faudra endurer son supplice jusqu'au bout. Et le commandant qui mène la colonne s'est trompé! Il demi, km Dommartin. C'est fait et passer par nous a 2 km. de plus pour les malheureux troupiers. La pause ne vient pas. Ma jambe me fait atrocement souffrir. Chaque fois que le pied droit pose à terre, il me semble appuyer sur un dent carriée. La pause, enfin! Je prends le parti de marcher en tête de la Cie pour régler la marche tout en maintenant la liaison avec la 5e.
L.
-
1
(1) Ordonnance chargé du cheval. Classe 1903. Un Beauceron passé type du bon paysan de France. Ancien « cuir (cuirassier) dans l'infanterie. Avec son casque et ses longues moustaches blondes, il me rappelait les images des livres d'histoire représentant les guerriers gaulois.
»
Devant moi Champion (1), le fusil pendu à l'épaule gauche, le bâton dans la main droite, allonge ses grandes jambes infatigables. La pluie redouble. La tempête grandit, plaquant sur les jambes raidies les pans de capote lourds de pluie. La longue théorie silencieuse et souffrante s'espace de plus en plus sur la route. Les hommes tombent dans les fossés. D'autres, qui ont les pieds en sang, les jambes enkylosées, proférer une la face brouillée par l'eau, avancent sans — plainte. Je songe avec angoisse, que nous avons fait 12 kilomètres, et qu'il nous en reste encore 10 à faire. Pour comble, à tout instant, passent des convois en sens inverse. Le 142e qui descend. Les voitures brutalement nous rejettent dans le bas-côté où l'on enfonce à pleine boue jusqu'à la cheville, roulent sur les pieds meurtris, avec la muffleriedes charretiers pour le biffin, mufflerie qui s'aggrave du sans-gêne méridional. La pluie, le vent font rage. C'est un houloulement continu. On marche comme un troupeau ivre et titubant aveuglé par la tempête. A cela s'ajoute le sifflement des obus venant de droite, de gauche, d'en face. Ils traversent l'air avec un ronflement de wagon glissant sur des rails et vont éclater « Flaouff! » à quelque cent mètres. LeI fracas devient assourdissant. La pauvre file d'hallucinés continue sa marche d'automates dans les ténèbres. Des maisons, quelques lumières, c'est Berzieux. Encore 5 km. La nuit se raye de flammes fusées et éclairs des départs.
:
:
La faim commence à me tenailler. Si les hommes ont
mangé avant de partir, nous, nous n'avons rien pris depuis midi. Des trous lumineux au pied d'une pente noire. C'est le 26e d'artillerie. Juste un de ses groupes se met à tirer. Si les boches répondent, nous sommes perdus. (1) Le clairon. Grand gaillard, blond cendré, teint coloré, aussi bon qu'il était fort. Aujourd'hui, maçon à Maintenon (S.-et-O.).
La route coude vers Virg:ny. Et toujours des champs
inondés où se reflète la lueur des fusées; toujours, dans la nuit, la membrure grêle des arbres effeuillés. Sur un tertre, la carcasse tragique, trouée d'obus d'une haute construction : c'est l'église de Virginy. Elle semble le squelette de quelque animal gigantesque. Nous passons au pied et tournons à droite. Voici le chemin de Massiges, les hauts arbres connus dont — certains gisent déchiquetés par les obus. Notre supplice touche à sa fin. — Compagnie, halte! repos de manœuvre! Ceci consiste à déposer les sacs. Ce repos est d'autant plus indispensable que la compagnie a encore des traînards dans Virginy. — Ah! vous voilà, Delvert. Qu'est-ce que vous faites? Je fais reposer les hommes quelques minutes, mon Commandant. Toujours (Sic!) d'indépendance esprit votre — Harassés les hommes se laissent choir sur leurs sacs, tirent des musettes quelques provisions, boivent un coup de « pinard». Au bout de quelques minutes, les langues recommencent à se délier. Le lieutenant de jour vient me rendre compte que tout le monde a rejoint. Encore cinq minutes et sac au dos! En route pour les tranchées. Le lamento de la Tosca me vient aux lèvres « doux baisers,délicieuse ivresse! » — « Tiens, un qui chante!. Ah! c'est le capitaine ». Le brave Paré (1) est venu au devant de nous. Il va guider la compagnie vers son nouveau poste. Les hommes ont déjà oublié leurs fatigues. Je les entends rire, blaguer, chantonner. Tout à l'heure, ce sera le silence, et sans qu'on le commande. Mais pour le moment, ils s'ébrouent. Et je ne puis
-
!.
:
0
(1) Le calot en bataille et les moustaches retroussées. Il était toujours d'aplomb et dispos.
m'empêcher de penser à la merveilleuse puissance de belle humeur de notre race. Ils tiendront les tranchées et gaillardement jusqu'à la relève prochaine. Pour nous réduire, le Kaiser avait compté sans la force infinie de résistance de la gaieté française.
8janvier.
Samedi
Des cadavres du 142e sont au-dessus du P.C. Dialogue entre Pégoud (1) et Aubry : Qu'est-ce t'as fait d'ma pipe? Ta pipe? je l'ai point. Elle sera partie en permission avant toi!
--
Dimanche 9 janvier 1916. Belle journée d'hiver sentant déjà presque le printemps. La nuit a été détestable. Le P. C. fourmille de rats, qui grignotent les bottes de tranchées. Ces ustensiles d'ailleurs n'ont, je crois, guère servi qu'à fournir de la nourriture aux rats. Ce matin, à 8 h., je suis allé reconnaître nos deux ouvrages de Massiges,l'ouvrage Martin Saint-Léon et la tranchée Nord que je dois défendre. Elle contourne, dans sa partie droite, le cimetière (de la Vierge). Pleindecroix de bois neuves, ce pauvre cimetière boueux. Voici un colonial, Picard un autre, un caporal, Susini. Ici une couronne touchante « A notre père, la 1repièce. » Sans doute, quelque sous-lieutenant d'artillerie, chef de pièce. Toutes les tombes ont leur bouteille renversée qui contient les papiers. Ce sont surtout des coloniaux, du 23e, du 21e, du 4e, qui peuplent le cimetière. L'air est doux, le soleil pénètre d'un air de fête. Quel-
;:
(1) Il s'appelait Jégoud; mais on avait pris l'habitude de rappeler Pégoud comme le célèbre aviateur. allait partir en permission.
Il
ques oiseaux déjà gazouillent. Et cependant la mort ne cesse de traverser l'air. Les Boches tirent sans discontinuer avec les énormes marmites de 150 sur une batterie de 120 placée à notre gauche. Flaouff! Flaouff! On se dit que s'ils tombent sur nous, nous mettrons un temps infini à rejoindre le Père Eternel. 15 h. 30. Alerte. « Voilà les gaz On saute — sur les masques. Ils sont incommodes au possible. Les vermorels sont vides. Pas d'hyposulfite dans les baquets. En une seconde, nous sommes hors de la cagna. Deux épais nuages montent de la vallée. Les yeux piquent : ce sont des gaz lacrymogènes (suffocants). Une canonnade et une fusillade effroyables se déchaînent. Audessus du Médius, les Boches font un tir de barrage avec des fusants. Les éclatements forment une ligne de feu droite, comme tirée au cordeau. Ce tir est admirable. 15 h. 45. Ordre de porter la compagnie « à la — pente de l'Annulaire ». Qu'est-ce que le Colonel — et par le Colonel, Consul — entendent par la « pente de
».
l'Annulaire»?
Ce ne peuvent être que nos tranchées. Je les ai reconnues le matin même et ai indiqué à mes sous-lieutenants les emplacements de combat. Je donne l'ordre à et d'aller les occuper avec leurs pelotons. La canonnade redouble. Nous sommes entourés d'éclatements d'obus. L'air est traversé d'éclats qui passent en sifflant. Les yeux piquent de plus en plus. Impossible avec les lunettes du « Tambuté » (1) de voir devant soi, ni avec le masque de respirer. Le temps se couvre et la nuit vient. Une lueur rouge grandit sur notre gauche. Pas de doute, les Boches attaquent du côté du Mont-Têtu avec gaz et liquides enflammés. Ils nous alignent des tirs de barrage pour empêcher les renforts d'arriver. 77, 105. SiffleLa tranchée est encadrée d'obus
L.
T.
:
(1) Nom du modèle de masque en usage alors.
ments, fracas effrayant. Le sang monte à la tête. On s'attend à être broyé d'une minute à l'autre. Les hommes sont parfaitement calmes, adossés au parapet et appuyés sur le fusil. La nuit est noire. Le concert in fernal ne cesse pas. Vers 19 heures, accalmie. L'ordre arrive de faire rentrer la compagnie. Les gaz se sont peu à peu dissipés. La 7e est arrivée en renfort. On ne sait où la loger. La canonnade ne cesse pas. Dans nos frêles abris en tôle de 3 mm. et quelques rondins dessus, un 105 nous mettrait en bouillie. Dans le P. C. du commandant (Consul m'a convoqué), )n sent que tous ont le coeur serré .(X., Consul, Le Gaie, Biaise, Bétron, adj. Leroy et moi.) Le téléphone nous apporte la nouvelle de la mort du lous-lieutenant Fétu de la 4e. Des hommes ont été tués )ar un obus tombant sur la cagna. J'emmène Le Carré (de la 7e) dîner avec moi. Dîner fanfare, entassés dans la cagna autour de la pauvre ?n able de bois blanc. Les Boches envoient maintenant des !10 qui s'abattent avec le bruit d'un escadron lancé au ;rand galop. Toute la nuit, des deux côtés on ne cesse de tirer. A 4 heures du matin, la fusillade se réveille. L'attalue est de nouveau déclenchée.
undi 10 Janvier. Le bombardement a repris à 14 h. 45. C'est notre 55, qui est en arrière de Virginy, qui a commencé. Les Boches répliquent avec des 210. Effroyable, cette ie dans l'enfer. Les nerfs les mieux trempés n'y résistent las. Cette nuit, a tourné toute la nuit dans la cagna omme une bête prise du tournis (1).
L.
(1) Et il venait de l'artillerie de 751 où pourtant on est accou-
aux détonations. Nul ne peut se rendre compte de la vie du fantassin de première ignes'il ne l'a vécue.
iimé
Mardi
Il Janvier.
Nuit à peu près calme à partir de minuit. Nos canons
remettent ça à I1 heures. — A 15 heures, reprise de la conversation. C'est un fracas assourdissant, auquel se joint le bruit d'une attaque à la grenade vers 16 h. 30. La fusillade crépite. Nos grosses pièces tonnent sans interruption. Vers 17 h. 30, une fusée blanche s'élève' dans la nuit comme une étoile du côté du Mont Têtu. C'est une demande d'artillerie. A cette étoile en a succédé une seconde, puis une troisième. Alors toutes nos batteries de la plaine, celles de Massiges, celles de Virginy, de Berzieux, de181, de 191, de 138 se mettent à cracher; dans la nuit, c'est une succession aveuglante d'éclairs. De l'observatoire en avant de mon P. C., sur la route, le spectacle est terrible et grandiose. L'extrémité N. du Médius semble en flammes. Le sifflement d'un 77 m'arrache à la contemplation. J'ai l'impression que ça va se tasser. Les éclatements d'obus semblent de loin d'énormes coups de marteau. Nous sommes là, sous notre tonnelle de tôle noire, indort. Les ordonnances discutent la grave; souciants. question d'aller chercher la soupe.
L.
Mercredi 12 Janvier.
T.
diriger les Ce matin, brouillard. Je suis parti avec jalonnement de la piste que nous suivrons vers 14 h. poun la relève. Le soleil s'est levé vers 8 heures, tout rouge dans le brouillard. Il fait maintenant beau et clair; toutese les misères sont oubliées. Les hommes sont dehors. Ils sont! gais; ils chantent. Ils appellent les mitrailleuses « les machines à secouera; les
capotes».
Ce soir, après dîner, pendant que je suis étendu sur mae paillasse, les ordonnances ont pris nos places autour de lae table, et décidé de faire une manille. Paré me tourne 1.J
dos; je ne vois que son jeu et le bout de ses moustaches blondes; Guibout (le remplaçant de Jégoud) est de l'autre côté du poteau. Devant moi, solidement campé le poing sur la cuisse, le brave Aubry, le bonnet de police campé ronde, en bataille au-dessus de sa bonne face rouge toute la poitrine solidement rebondie sous le chandail. Partie difficile : Trois Normands! Eh bien, prends-les. — Oh! N'ies 40. 45. — — — ferai point, tu sais, gas!. Ah! n'les ai fait! J' aurais point cru, tu sais, gas! Ils ont des cartes tellement déteintes, tellement couvertes de crasse qu'on n'en distingue plus les couleurs. Cela ne les gêne pas. Paré, surtout, m'amuse beaucoup pour la conscience avec laquelle il dispose dans sa main son éventail de cartons. Ils font trois ou quatre tours. Paré s'en va auprès de Guibout, puis Aubry se coulent dans la soupente qui est sous ma couchette. On éteint les lumières. Maintenant, ce sont les « gaspards » (rats) et les totos (poux) qui sont les maîtres. On entend les rats grignoter, sauter, courir, dégringoler de planche en planche, pousser leurs petits cris comme des grincements derrière lesl tôles de l'abri. C'est un fourmillement qui ne cesse pas. A tout moment je m'attends à en recevoir un sur le nez. Et puis ce sont les poux et les puces qui me dévorent. Impossible de fermer l'œil. Vers minuit, je commence à m'assoupir. Un vacarme effroyable me fait sursauter. Canonnade, crépitement de fusils et de mitrailleuses. Les Boches doivent de nouveau attaquer devant le mont Têtu. Le charivari semble s'apaiser vers h. 30. A 2 h. 15 reprise, cette fois avec une violence terrible. Tout tremble. Nos canons tonnent sans discontinuer. A 3 heures les coups s'espacent, puis petit à petit tout se tait. Je me suis assoupi, pour me réveiller à 6 heures. Réveil aussi des rats et des poux le réveil à la vie est aussi le réveil à la misère. La grosse voix de nos canons lourds
T.;
1
:
me rappelle que nous ne relevons pas seulement des poux et des rats, mais aussi des marmites.
Jeudi13Janvier. Pluie à plein temps le matin. A 13 heures, un rayon de soleil. Avec Consul et X., nous allons reconnaître le secteur du Cratère. Nous sommes rentrés par le cimetière en passant sur la plaine. Arrivés à bon port. Mais nous avons eu chaud. Nuit sans pouvoir fermer l'œil. Il fait froid. Les rats pullulent, la canonnade ne cesse pas. Samedi15Janvier. «
C'est la relève ». Le 142e vient prendre notre place
L.).
(sous-lieutenant On part vers 20 heures. Le s.-lieutenant nous a affirmé tenir d'un ami, qui le tenait de Sarraut, que la guerre finirait à fin de février, début de mars. Il est péremptoire et épanoui. Il nous explique qu'il n'est pas du midi, « il est de Tarbes ». Le colonel est de plus en plus fatigué, harcelé par le général **, inquiet, nerveux.
Dimanche 16 Janvier.
La musique nous joue le Roi d'Y s, — dont Sellé a chanté l'aubade, — et le délicieux Petit Duc. Cette échappée sur la vie de la grande ville éveille Aujourd'hui, de réflexions. monde toujours tout un comme
elle me rend plus sensible la détresse de notre situation, dans ce cloaque de boue qu'est ce petit village de Braux. Quelques privilégiés se sont adaptés de merveilleuse façon. nous montre la baraque qu'il a fait aménager. Lit. table de toilette, table de travail, il n'y manque
S.
rien. Les planches du ravitaillement ont fourni la matière première, les sapeurs la main-d'œuvre. L'ensemble est pimpant, frais et coquet. Le culot d'une bouteille sert de vase, tandis que le goulot renversé est devenu un porte-
bouquet.
Lundi17Janvier.
:
Une vérité, dans un article du matin « Chez les éperviers », de Lucien Boyer. « Tout cela n'est rien. Si nous tombons, c'est en pleine lumière, entre deux armées qui nous regardent. Croyez-moi, et c'est la pensée de tous mes camarades, le seul devant qui il faille se mettre à genoux, c'est le poilu, l'humble poilu des tranchées qui souffre devant son créneau et tombe obscurément à son poste. » Extraordinairecepoilu. Après le 12 c'est-à-dire — après les attaques, — les coups de canon boche, sauf exception, étaient assez espacés. A peine un obus était-il tombé devant les cagnas que les poilus se précipitaient chercher la fusée, pour en tirer l' aluminium. Leur préoccupation maintenant est de fabriquer des bagues. Ils m'en ont fait une fort jolie. Les dîners, depuis que Consul est parti en permis— sion, beaucoup homme plus Le Jeune de gais. sont « — Mourmelon » et « En revenant du Piémont » (1), appa-
raissent à tous les desserts. (1)
Et une autre aussi qui réunissait au refrain les voix de tous
les convives.
Un beau ténor chantait d'un ton grave et sentimental le premier couplet: Soldat courageux. Soldat téméraire, Sous les blancs rayons de la lune claire, A quoi réves-lu? Et tous les convives, prenant des voix de basse-taille répliquaient
:
comme un tonnerre
Après quoi, on fait une partie de dominos (1). Personne qui songe aux Boches tout proches, aux bombardements que l'on vient d'essuyer. Personne même n'en parle. Cette faculté d'oubli tient du prodige. La gaieté foncière du caractère français donne à l'armée une puissance d'endurance insoupçonnée. Je n'aurais jamais cru qu'elle pût être une force à ce point.
Mardi 18 Janvier. Ce matin, suis sorti à cheval avec Eustache. Avant de monter, le bon Tobie m'a gratifié d'un coup de pied, geste peu aimable et qui à première vue ne cadre guère avec son humeur pacifique. La faute en est à moi. J'ai voulu passer derrière lui sans le prévenir. Il m'a rappelé aux convenances. Toujours est-il que lorsque je suis descendu, je ne pouvais plus marcher. S., très affectueusement, m'a mené jusqu'à l'ambulance divisionnaire. Un bon vieux major à un galon m'a palpé, énoncé un diagnostic fort compliqué, que j'ai aussitôt oublié, et ligaturé avec force ouate et force bandes. La nouvelle s'est répandue à la compagnie comme une traînée de poudre. D'autant plus qu'il est question de faire monter le régiment en tranchées après-demain. « Le capitaine montera-t-il avec nous? » C'est là la grosse question. Est-ce que je leur inspire une telle confiance? Je ne sais. C'est possible, et le troupier — comme les s'auto-suggestionne facilement. Quand il s'est femmes
—
Je pense aux bidons remplis de pinard; Je pense au salaud qui m'a pris mon quart Et qui boit ma gnôlelesoir à la brume,, Auclair de la lune. Et le second complet venait après un appel au « Soldat courageux »
:
Je pense au loupiot qui me dira papa,
Fil (1) Sorte
die
d'un embusqué que je ne connais pas. jeu de cartes.
mis à « gober » un chef, il ne veut entendre parler que de celui-là. Pourquoi? Mystère. Dans le cas présent, il y a une autre raison. Les troupiers ne peuvent sentir le wus-lieutenant!. Ils l'accusent, le 14 octobre 1915,
d'avoir ordonné la relève trop tôt (1) et d'avoir fait massacrer 7 de leurs camarades. Ils lui en veulent aussi de paroles imprudentes, d'avoir menacé de façon intempestive les soldats de son revolver, d'avoir déclaré en bombant le torse: « Je suisunpoilu, moi. Et vous verrez ce que c'est qu'un poilu aux tranchées. » A ces rodomontades avaient succédé si l'on en croit les mauvaises langues — quelques retraites un peu trop précipitées dans le P. C. au noindre bombardement (.2). Quoi qu'il en soit, en douceur, je passerai le commandement de la Compagnie à
-
L.
Mercredi 19 Janvier.
Je n'avais certes nul besoin de ce coup de sabot de Tobie. Ce n'est rien, mais je souffre terriblement à marier. Cela me fait apprécier toute l'horreur de ces lamentables villages de l'Argonne, si semblables à ceux de (1) Accusation sans doute parfaitement injuste. (2) Le commandement, à la guerre, est Plus facile qu'en temps
Je paix par certains côtés, infiniment plus difficile par d'autres. Plus facile. parce que le soldat n'est jamais plus discipliné que dans la bataille (V. Premières Batailles, 22 août 1914, 8 septembre 1914.) Infiniment plus difficile parce que l'officier de troupe tout au moins, lieutenant ou capitaine, vit en perpétuel contact avec le soldat; en contact de tous les instants. C'est dire que ses moindres gestes, ses moindres paroles sont surveillés, commentés, et sans indulgence, car « notre ennemi, c'est notre maître ». Tout ira bien e_' suscitera de profonds attachements s'il paie de sa personne, est maître de lui en toutes circonstances, et juste. La première qualité est, d'ailleurs, la qualité essentielle et qui peut, souvent, suppléer à toutes les autres. Ce fut le cas du jeune sous-lieutenant Rouzeaud, chef de section à ma compagnie, qui suscita les plus sincères amitiés.
il
Lorraine. Du fumier partout. Partout on enfonce jusqu'à la cheville dans une terre grasse comme du mastic, qui colle aux pieds et retient la chaussure. Aucune commodité. Il faut faire trente mètres dans la Boue collante cidessus décrite pour poser culotte. Ce n'est pas que les gens chez qui je loge soient pauvres. Non, ils ont des terres, des bêtes. Ils ont un commerce. En ce moment, ils sont en train de faire fortune. Mais une dépense d'un sou doit leur déchirer les entrailles. Ils sont crasseux comme des miséreux. Leur maison est délabrée, sale, sans aucun confort et pleine de rats. Peu leur importe ils ont des écus. Et il en est ainsi dans les trois quarts et demi de la France. L'avarice est bien vraiment une des tares de notre pays.
:
Jeudi20Janvier. lit.
Je suis étendu sur la misérable couche qui me sert de
Ce soir, le ciel est doux, le soleil est gai. On respire cette volupté attendrie des jours d'hiver en qui l'on sent déjà le printemps. Quelques notes s'élèvent du cantonnement voisin où gîtent les musiciens. Mes troupiers sont partis pour les tranchées sans. cela me fait un grand vide. Je suis désoeuvré, moi et — comme désorienté. Quelques-uns sont venus me serrer la main en me disant « Meilleure santé ». Il me semble que je suis abandonné; je ne sais que faire. J' ai eu ce matin la visite de Touchât. C'est un homme du dernier renfort. Il est des environs de Béziers. Il veut changer de régiment, passer au 142e où il trouvera des: compatriotes. Il me dit d'un ton assez penaud qu'au ré-giment les méridionaux sont mal vus; on se moque de luii quand il sort son parler « mita patois, mita français ». dé méchant sang! aco fo pase Té faguès pas —
:
-
J
j
rès! (1) lui ai-je répliqué en usant de l'idiome du Biterrois que je connais un peu. Alors il s'est épanché avec volubilité, me racontant ses petites affaires, ses ennuis,lasolitude où il se trouve, etc., etc. Je l'ai écouté patiemment. Le voilà remonté. Je lui tends la main. Boulès toujours t'en ana? E bé? — Resterai toujours ama Jamai, capitan. moun — bous! (2).
Vendredi 21 Janvier.
J'ai pris possession de la cabane de
S.
Elle paraît beaucoup plus confortable qu'elle ne l'est en réalité. Elle
est effroyablement humide et j'y tousse du matin au soir. Grosse affaire en ce moment dans la presse. Le Montenegro aurait fait sa soumission à l'Autriche, sans condition. Est-ce une manœuvre des empires du centre ? Est-ce une manœuvre de la Serbie, voulant montrer à l'Italie qu'elle a les moyens de se venger de l'abandon dont elle a été victime? Veut-elle arracher ainsi des assurances formelles pour la cession à son profit de Raguse après la guerre? Mystère. Aujourd'hui on dément la nouvelle. Quoi qu'il en soit, l'affaire a suscité un incident. Le Journal — qui avait publié la nouvelle prématurément a été saisi. Il jette feu et flamme. C'est incroyable comme cette fureur nous laisseindifférents.
-
(1)
«
tance.»
-
Ne te fais pas de mauvais sang! cela n'a pas d'impor-
(2) Eh
bien? Tu veux toujours t'en aller? — Jamais, mon capitaine. Je resterai toujours avec vous. » Il s'est d'ailleurs toujours montré excellent soldat. Ses camarades. auxquels je glissai quelques mots, le laissèrent tranquille.
Samedi22Janvier.
Un article de l'Echo de Paris de Colette Yver. Elle y
exalte le courage des habitants des villes à proximité des lignes, comme Nancy. Ce courage, elle l'estime moinsbrillant sans doute que celui du combattant, mais plus admirable. Comment cette cervelle d'oiseau s'imagine-t-elle le combattant? Croit-elle que nous passions notre temps à brandir un grand sabre en un geste héroïque et en criant à plein poumon « Vive la France? » Quand donc ces messieurs et ces dames de l'arrière nous feront-ils grâce de leurs sottises? Bocage, que je vois régulièrement, me dit qu'il y a beaucoup de découragement chez les troupiers. Certains s'abandonnent. Il me faudra veiller à cela.
:
Dimanche 23 Janvier.
J'ai déjeuné avec
M.,
le cap. ses deux sous-lieutenants (un ancien « cuir (1) et un réserviste), Reynal et Le Cap. est de Béziers. C'est le méridional lencieux. Très bien, les cheveux en brosse, un grand nez impertinent et autoritaire, il a la réserve teintée de morgue des gens « bieng » de là-bas. Aimable et courtois au demeurant. Faguet a déjà remarqué combien la bonne bourgeoisie de cette partie du midi est espagnole d'allure. Nous avons assisté à une matinée donnée par le 102e et le 315e dans une immense grange.
M.
»
D.
si-
Bon public. Il rit à gorge déployée, surtout aux blagues d'un ajent de liaison du 5e bataillon du 315e qui joue, paraît-il, à Ba-ta-clan, et qui, en tout cas, est un comiqueimpayable. (1) Depuis le début de 1915, l'on recevait dans nos régiments des officiers de cavalerie qui voyant leur arme inemployée avaient demandé à passer dans l'infanterie. Tous ceux que nous avons connus, à de rares exceptions près, étaient des officiers d'élite.
Se croirait-on en guerre? Croirait-on que ces hommes étaient, il y a quatre ou cinq jours au Mont Têtu, à quelques mètres des Boches, et seront dans deux ou trois jours au Cratère? Leur faculté d'oubli des misères est vraiment héroïque. La Neuville-au-Pont est une jolie petite ville à cheval sur l'Aisne. Excellent cantonnement. Eglise gothique avec portail de la fin du xve: choux frisés et petites niches renaissance italianisante, un peu postérieure. Mairie de la fin de l'Empire, en imitation Louis XIII. A côté de notre trou boueux de Braux, c'est là un séjour enviable. Je suis revenu sur une carriole qu'a fait atteler Reynal. Un immense convoi de ravitaillement encombre toute la route. Nous manquons de verser vingt fois.
Mardi 25 Janvier. Toujours la pluie. Hier, le bombardement boche a abîmé deux cuisines roulantessur le chemin de Massiges, entre le hangar de itles cuisines et celles de la 5e. Deux chevaux ont été touchés. L'un d'eux a pu être ramené ici,mais il a fallu l'abattre. Le Masson (1), qui revient de là-haut, me dit que les hommes ont dépecé les deux chevaux et les ont mangés. Lui, qui fait la navette entre les tranchées et Braux, a pu manger des deux. Celui consommé à Massiges était, m'affirme-t-il, de beaucoup le meilleur. Voilà qui est digne de la « Retraite de Russie du comte de Ségur.
»,
Mercredi 26 janvier.
D.
Suis allé avec à Sainte-Menehould. Rencontré chez le pâtissier le capitaine commandant la nIDe légion (1) Agent de liaison.
de gendarmerie. C'est un homme de taille moyenne, plutôt petit, presque blanc, la moustache jaunie sous le nez par le cigare. Il est gaillard, bien portant, l'oeilémerillonné, la face veinulée et la voix légèrementcassée de l'homme qui ne boude pas devant un apéritif. Nous le rencontrons chez le pâtissier, puis au bazar. Il pelote une vendeuse d'une trentaine d'années fort appétissante, ma foi. Après quoi, il remonte à cheval, une belle bête, bien nourrie et peu fatiguée comme son maître. Son ordonnance le suit à distance sur un cheval non moins bien en forme. Voilà des gens pour qui la guerre peut durer éternellement. Ils n'ont jamais été aussi heureux. Et les officiersd'artillerie que je vois circuler dans les rues! La tunique noire impeccable, la culotte ajustée à double bande rouge, ils gibernent paisiblement, aguichant les femmes qui passent. Je ne puis m'empêcher de penser à nos cantonnements à nous, les pauvres biffins, ensevelis dans la boue, misérables, pleins de poux et de rats. La guerre n'est pas aussi dure pour tout le monde.
Jeudi27Janvier. Jour de deuil. Cinq de mes troupiers tués, deux blessés. Parmi les tués,Jégoud, le pauvre « Pégoud » qui avait été si heureux il y a quinze jours d'aller voir Mélanie. Il y avait trois jours qu'il était rentré de permission. C'est promenade en plein jour Janvier comme pour une — — dans le secteur qui a été cause de la casse. Une corvée du 1178 s'est amusée à se promener, officier en tête, sur Peu après, les obus rappliles parapets à 13 h. 30 quaient, plus de cent cinquante, paraît-il (ils font bien les choses). La mort de Jégoud a été atroce. Il était sur les premières marches de la cagna quand l'obus (sans doute un 130 autrichien) a éclaté. Il a eu la figure brûlée, un éclat lui a pénétré dans le crâne, derrière l'oreille; un autre lui
!
la dans vertébrale colonne brisé la le et ventre, ouvert » )ouillie sanglante on voyait couler la moelle. La jambe Jroite était broyée au-dessus du genou. L'épouvantable st qu'il a encore vécu quatre à cinq minutes.
Lundi31Janvier. Ai eu deux syncopes cette nuit. Personne pour avoir in verre d'eau, c'est dur. Je lis « Le Sens de la mort », de Bourget. « Delanoë, dont une grenade a mutilé le visage, mais ans toucher au cordon du scapulaire.»Ailleurs « Vous avez ce que Le Gallic m'a dit tout à l'heure? Je vous e donne en mille, — lui, un officier et qui était là! — ue la bataille de la Marne est un miracle. Pourquoi? (1). )arce qu'elle ne s'expliquera jamais stratégiquement Incroyable la différence de condition des gens du front. a vu son ancien capitaine d'artillerie hier. Il me lit: « Sa cagna est un palais. Une cheminée de salon, ne glace, une chambre à coucher. » Certainement, il vaut mieux être capitaine d'artillerie ue colonel d'infanterie. Quand il jette les yeux sur notre turne ici ! Les murs pisseux, suant l'humidité; des rats partout.
:
»
L.
[n'y
a que pour les marmites que le pauvre fantassin
Il en recevait déjà pas mal du 75 jusqu'ici; laintenant ce seront de véritables distributions. Ordre est onné aux artilleurs d'exécuter leurs tirs de barrage sur s tranchées de premières lignes boches, quelle que soit
)it favorisé.
(1) La caution n'est pas bourgeoise. On se rend compte des éléents d'appréciation dont dispose un officier subalterne pour juger stratégiquement », au moment même, d'une bataille comme la
[arne. Au surplus, au point de vue stratégique, l'attaque de flanc de talliéni 1'explique, semble-t-il, supérieurement.
la distance de ces tranchées des tranchées françaises. El nous, au mont Tétu, qui sommes à 35 m.! (1) Reprenons notre développement. Ceux qui font le plus, ce sont les pauvres fantassins. Ce sont eux, pour les cantonnements, les plus mal partagés. Et encore parmi eux, ce sont les combattants qui sont les déshérités. Nous changeons de cantonnement presque toutes le! deux relèves. Quand nous descendons des tranchées, le peu qu'il y a de bien comme chambres, ce sont ceux qui la C. H. R. (2). ne sont pas montés qui l'occupent Authentique nous manquons là-haut de charpentiers pour consolider ou construire nos cagnas. Après le dernier séjour à Dommartin, le colonel y a laissé les sapeurs pour lui faire une table, des bancs, etc. D'ailleurs, les sapeurs ne montent jamais. Ils restent pour les travaux de la C. H. R.
:
Mardi
:
février.
Fièvre.
Jeudi 3 février. Soleil radieux.
(1) Or, rappelons-nous qu'étant donnée la rasance de la trajeca des projectiles Jancéà toire du 75, — et aussi « l'écart probable avec les mêmes éléments de tir de part et d'autre du point moyelll — cet ordre vouait nos fantassins au massacre par notre proprn canon. C'est d'ailleurs ce qui est arrivé. accident par le 75 à téj « Appuyer l'infanterie de près sans tendu (le 80, le 90, le 95, le 105, etc.), a écrit le général d'artilleriiGaacouin, c'est le problème de la quadrature du cercle ». (Op. cili: P. 122). (2) Compagnie Hors-Rang. Ce sont « ces embusqués du front H qui, souvent, font le plus de volume dans les associations d'ancien*
»
combattants.
Mardi,interpellationviolente (1) contre Galliéni. Entre une délégation de bistrots de Marseille et le général qui a sauvé Paris, nos purs n'hésitent pas.
4février.
Vendredi
La pluie a recommencé. On patine. Exercice de « Tambuté » sous la haute surveillance de Consul. Il a voulu discourir. Les mots ne lui viennent
:
pas. Il bredouille. Il gesticule. Les hommes se foutent de lui. Il devient furieux, et se répand en injures imbéciles, crétins, nigauds, faibles d'esprit. La joie grandit. Il veut terminer par un couplet patriotique « Nous allons sans doute être attaqués. Etes-vous bien décidés à tenir? » Silence glacial. Il pense s'être mal fait comprendre et recommence. Même succès. Il s'est décidé à s'en aller. Visite de Gouraud.
:
5février.
Samedi
Relève. 9° Cie du 124e. Lieutenant G., sous-lieutenant de C., sous-lieutenant Pluie le matin. Vers midi, le temps se lève. Nous partons à cheval par un soleil splendide. Le ciel est clair comme un jour de printemps. Arrivé au P. C. de la Verrue.
R.
(1)
A la Chambre.
:
Voici ce qu'en dit dans ses Carnets le gouverneur de Paris lors de la Marne « 1er février. Trois heures à la Chambre. Interpellation sur les bistrots. Chambre très houleuse. On ne veut pas me laisser parler. Je descends de la tribune avant d'avoir terminé mon discours. Je prends ma serviette et je m'en vais. Malvy me court après et me ramène dans la Chambre au bruit des applaudissements de tous. On me comble d'éloges; on veut mettre ma personne en dehors. Mais j'ai eu tort de revenir, malgré l'ordre du jour de confiance et les excuses presque qui me sont faites de la part de tou» les députés. » (Les Carnets de Galliéni. Ed. Albin Michel, p. 25BJL Ce n'est pas « le général qui a sauvé Paris », qu'il eût fallu dire. mais « le général qui a sauvé la France ».
G.
Le lieutenant est un vieux colonial décoré de la médaille militaire et de la croix. Il a quarante-neuf ans, douze années de campagne. Il est allé au Tonkin, à Madagascar, et on ne le juge toujours pas digne du troisième galon. C'est un homme de taille moyenne, solide, tout blanc, avec une forte moustache et de forts sourcils noirs, l'oeil vif, le nez fort. Il donne une impression d'intelligence. de calme et d'énergie. C'est certainement un
très bon officier. Le jeune de est un Saint-Cyrien de la promotion de la Grande Revanche, venu au feu en janvier 1915. Il a 21ans. C'est un grand, fort gaillard. est un engagé de trois ans. qui finissait son temps à la guerre. Lui aussi est jeune. C'est un blond frisé, solide. Admirable coucher de soleil. Une immense chevelure d'or rouge étale ses ondulations où monte un zeppelin.
C.
R.
Dimanche 6 février. Ce matin,soleil printanier. Les oiseaux chantent. On pense avec tristesse que ce sont parmi les plus belles années de notre vie que nous passons ici. Ce soir, il pleut à plein temps. La nuit est noire. On trébuche à chaque pas.
Mardi 8 février. 1870. — Les causes politiques De Montesquiou. — du désastre (1). Pendant la nuit froide,étincelante d'étoiles et où s'élève de temps à autre une fusée lumineuse, j'ai fait une visite des boyaux. On trébuche à chaque pas. Les boyaux semblent de grands trous noirs dont il faut battre de la canne les parois comme un aveugle. (1) Titre d'un ouvrage que le hasard a fait tomber entre les main: de l'auteur.
Au matin, est venu un général du génie à deux étoiles.
Homme élégant et disert, escorté de deux bons gros pères de capitaines. Depuis un temps « t », le génie a promis d'exécuter, dans le réduit de la Verrue, que j'occupe en ce moment, trois cagnas afin d'abriter les sections de garnison. Nous attendons toujours. J'en glisse un mot au général. Mais l'homme élégant et disert n'entend pas. Songez donc, prêter attention au propos d'un misérable capitaine d'infanterie! J'en fais creuser une moi-même dans B. 33. Elle avance. Quand elle sera finie, peut-être le génie m'en apportera-t-il les plans. Mercredi 9 février. Ce matin, tournée vers 5 h. 30, 6 heures. Il fait à peine clair. Les Boches doivent avoir braqué de jour quelques fusils sur affût ou quelques mitrailleuses qui prennent d'enfilade nos boyaux. On ne peut faire un pas sans entendre miauler une balle. Je suis moulu, rompu, les côtes me font mal, les articulations sont endolories. Ma couchette trois planches — Cette efabsence de sommeil chose est est en cause. — froyablement pénible. A 13 heures. Chute de neige. On ne voit pas à deux pas devant soi. Tout est blanc. 22 heures. Le ciel est plein d'étoiles. La lune au loin verse sa clarté sur le Mont Tétu, sur la Chenille, sur le col des Abeilles et les ravins. C'est une clarté de veilleuse, sans éclat, ayant en soi quelque chose de funèbre. Je cherche un emplacement de mitrailleuses dans T. 36. près du carrefour de B. 33. Les parapets sont encapuchonnés de neige. Pour regarder, il faut grimper et ramper dans la blancheur glacée. Les doigts sont gourds. On ne les sent plus. Je vois bien un coin où une mitrailleuse aurait un beau champ de tir, mais la nuit est trop claire pour travailler.
Le froid ne diminue en rien la vigilance de Fritz (I). Les balles sifflent comme à l'ordinaire. Rentré dans la cagna. Peut-être pourrai-je dormir. J'ai fait remplacer les planches de ma couchette par un treillis de fils de fer. Le sommeil ne vient pas. J'entends mon ordonnance se gratter inlassablement.
Jeudi10février. Le soleil s'est levé tout rouge dans le ciel blanc sur la terre blanche. Une lueur orange colore l'Orient. Au loin, par delà la Chenille, la plaine s'enfonce sous la neige. Le spectacle est splendide. Une volée de moineaux s'élèvent dans l'air glacé. Ils ne volent pas haut, les pauvres petits. Ils ont froid. Ils ont faim.Lespoilus que je croise, déjà au travail à remuer la terre, eux aussi, ont tioia et ont faim. Ils ne mangeront qu'une soupe figée, le sempiternel morceau de bouilli, et du pain toujours lourd et sec. Ils ont la tête emmaillotée dans un cache-nez de laine et le casque par dessus. Pauvres biffins! Héros et parias de la guerre! Dans ce réduit de la Verrue, ils auront tout fait les tranchées avec les banquettes de tir, les réseaux de fils de fer, les plates-formes de mitrailleuses, et jusqu'aux cagnas. Le génie nous en avait promis trois. Si on attend qu'il les fasse, la guerre peut se terminer. Mes hommes ajoutent donc à leurs besognes multiples, celle de creuser et aménager un abri dans B. 33. Article d'Urbain Gohier dans le Journal du 9 février. « Un député énumère les gérants d'hôtels garnis, les tenanciers de tripots, les condamnés pour escroquerie et les proxénètes qui ont été chargés de fournir des équipements, des chevaux, du vin, des armes et des munitions
:
(I) « Fritz », c'était le fantassin allemand, et l'artilleur.
«
» était
Mïïller
*,
à l'armée française; il montre, parmi cent autres, une fille qui exerce la traite des blanches, qui est « soutenue par un malfaiteur vingt-et-une fois condamné, et qui con-
»
».
tracte avec l'Etat pour habiller nos troupiers officiel, 15 décembre 1915.)
(J ournal
Vendredi 11 février.
plaine est sinistre. Cielgris, terre grise. Lumière diffuse. La Chenille étend ta croupe hérissée de piquets noirs semblables en effet tux bouquets de poils raidis d'une chenille. On songe que à. à quelques centaines de mètres, sont des yeux de gueteurs qui nous suivent dans les boyaux, tout prêts au moinIre mouvement à demander aux batteries, tapies derrière, es salves qui nous enverront la mort. La boue dans les boyaux est glacée. Les banquettes de ir s'organisent bien lentement. Dans T. 36, on les fabrilue avec des sacs de terre. La terre éboulée reste dans le hemin de ronde. Si on la rejette par dessus le parapet sur a neige, elle marquera l'emplacement de la tranchée et la lésignera aux marmites. Je continue ma tournée dans la lumière lugubre de ce our de neige. On sent le froid de la mort vous pénétrer ar tous les pores. Les fils de fer sont posés autour de T. 36 et du carreour de B. 31. Il ne reste plus que peu de travail pour ue le réseau soit vraiment solide. C'est Charlot (1) le maî tre de chantier; Classe1910. ,rand, solidement charpenté, aussi brave au créneau qu initigable au travail. Je reviens dans B. 33 où des hommes continuent à reuser une cagna, vrai travail de troglodytes.
La neige. Ce matin à
7 heures la
(1) Charles Langlois, communément appelé Chariot. Un des keilleurs soldats de la compagnie. Il devint sergent. Deux fois té à l'ordre du corps d'armée. Il sera souvent question de lui au )urs de ce journal.
A gauche, la tranchée de flanquement. A
m. 50 dans le parapet, dépassent les deux pieds d'un cadavre boche. Au delà des souliers pourris, les os du métatarse se montrent à nu, semblables à des osselets entourés d'une matière 1
gluante et verdâtre. Horrible! Horrible! Je reconnais que c'est un boche à la ferrure spéciale de ses chaussures. Celles de chez nous ne sont pas ainsi. La neige a fondu. Depuis midi, il pleut à plein temps. Maintenant, les boyaux sont de petits lacs. On plonge dans la boue glacée jusqu'aux genoux. Impossible de se réchauffer les pieds. Impossible de mettre le nezdehors, car les Boches bombardent sans arrêt. De tous côtés, les obus s'écrasent sur les parapets,dans les tranchées, dam les boyaux, bouleversent des parois qui ne demandent d'ailleurs qu'à s'écrouler. Les souffrances des poilus auront été vraiment inimaginables. Ce soir, ordre de se tenir prêt. Le 130 doit attaquei sur notre gauche pour essayer de reprendre la tranchée que les Boches ont prise au 317. Depuis 16 heures la batterie de 90, qui est derrière nous, ne cesse de tirer. Elle n'arrêtera pas de la nuit. A 3 heures du matin, fusillade. Les mitrailleuses marchent. Le combat a gagné notre front comme il était prévu. Vite au bas de la couchette. « Mon casque. — Voilà mon capitaine » — Dehors, nuit noire, pluie. Un troupiei arrive en courant. « Le capitaine est là? — Ne t'affol. pas. Oui, il est là, le capitaine. — Ah! mon capitaineje ne vous reconnaissais pas! C'est qu'on tire devanu nous. — Eh! laisse tirer. Rentre dans ton trou. Toi fusil est approvisionné? — Oui, mon capitaine! — Çs va bien. Attends tranquillement que je donne des ordres. )( J'ai, en effet, l'impression qu'il ne s'agit que d'une tiraill lerie. Petit à petit, tout s'apaise et on n'entend plus que 1*1 canon.
Samedi12février 1916.
Nous avons repris hier 200 mètres de tranchées. Depuis ce matin canonnade à rendre sourd. A midi, fusillade,reprise de la canonnade. Il paraît que nous avons à nouveau pris 20 mètres de tranchées et 10 mètres de boyau en avant. Le tout a coûté fort cher. Les Boches se vengent par une canonnade forcenée. Nos boyaux (B. 31 et B. 33.- Le bas de B. 32, T. 35) sont démolis. Voilà du travail pour cette nuit. Magnifique clair de lune. Il est impossible de passer dans B. 31 et B. 32. Un demi-mètre d'eau. Tout éboulé. Dimanche 13 février 1916.
;
Bombardement continu nous sommes assourdis. Accalmie au soir. Relève à 21 h. 30. A h. 30 sommes à Araja. — Pluie, bientôt diluvienne. J'arrive trempé à Braux, à 2 h. 30. Impossible de placer le pied à terre (1). 1
Mercredi 16 février. La tempête, qui a duré toute la journée d'hier, a continuéaujourd'hui. Je lis un article d'Henry Bérenger dans un journal de ces jours derniers. Il fronce le sourcil et élève la voix : « Nous allons voir ce qu'ont fait les généraux pendant l'hiver! » dit-il, d'un ton menaçant. Il croit encore que tout en France relève des plumitifs qui papotent dans les salles de rédaction. Il est certainement de ceux qui s'imaginent qu'en 93 la France a été sauvée par les diatribesd'Hébert et les jolies phrases de Desmoulins. C'est (1)
Tant ma blessure de la jambe droite me faisait à nouveau
souffrir.
la légende révolutionnaire qui continue ses méfaits. Mais non, M. Bérenger! mais non! Hébert, Marat et consorts, 3 ils ont fait quelque chose n'ont fait que du mal. Il en a été de même de la majorité des représentants aux armées. Ceux qui sont restés dans le souvenir étaient des exceptions. Et savez-vous pourquoi, M. Bérenger, ils étaient des exceptions? Parce que, comme Carnot, comme Duquesnoy, comme Saint-J ust, ils prenaient la tête des colonnes d'assaut. Venez un peu, pour voir, dans les tranchées du Mont Têtu, et ne braillez pas si fort de votre cabinet, bien calfeutré, à Paris.
Jeudi 17 février. Pluie. Eternelle pluie. Jeudi 18 février. Les jours passent monotones, comme la pluie qui ne cesse de tomber. Ici, colonel et commandant ont repris les habitudes de caserne. On s'occupe de feuillées, de râteliers d'armes. On ne passe pas de revues de sac à brosse, mais je ne désespère pas. Nous pataugeons toujours un peu plus dans la boue, l'implacable boue. Briand est allé en Italie et en est revenu. Comme par hasard, ce voyage coïncide avec la signature d'un nouveau traité, par lequel les puissances de la triple Entente s'engagent — pour la ne fois — à ne pas signer la paix avant que la Belgique ne soit rétablie dans son état antérieur à la guerre et indemnisée. L'Italie — non-signataire du traité garantissant la neutralité belge — et le Japon (qui se trouve dans le même cas) y ont cette fois donné leur adhésion. Ne serait-ce pas là un résultat du voyage de Briand? J'ai comme idée que, dans ces derniers temps, l'Italie a été travaillée du puissant désir de faire une paix séparée.
1
beau dans les livres, mais de merde et de charogne dans la réalité!
La guerre, c'est
si
si
empuanté
Samedi 19 février. Il y a des physionomies curieuses à la popote. Une des plus amusantes est le sous-lieutenant **. C'est le propriéIl a trente-deux ans. Grand, taire des établissements fort, légèrement bedonnant, brave homme, au front fuyant, aux bajoues et yeux bleus. Il sent son origine alsacienne. C'est bien un brave homme de là-bas. Homme d'affaires jusque dans les moelles. Depuis que les Zeppelins sont venus sur Paris et que la vie de sa femme a été menacée, il trouve que la guerre dure trop. C'est d'un excellent mari. A cela s'ajoute l'appréhension inavouée — et que nous avons tous — pour sa propre vie. A chaque relève, « Cette fois encore, j'ai passé au travers on se dit
:
».
Mais il faut remonter, et huit jours passent terriblement vite. Encore une fois, la question angoissante se pose « En reviendrai-je? A force de miser sur le tableau de la Mort, on peut abattre 9. Ne sera-ce pas cette fois? » Et l'on calcule tous les endroits toxiques où il faudra pasRerzieux tout démoli ser avant d'atteindre les tranchées par les obus, la côte qui suit, où l'on croise sans cesse les cadavres ballonnés des chevaux tués; l'embranchement de Ville-sur-Tourbe, le chemin de Virginy, tout grêlé de trous d'obus, et où, journellement, tombent des camarades; la route de Massiges, et ses arbres déchiquetés par les éclatements; la voie du Decauville et le chemin de rondins buts de prédilection des marmites. — Et à ce moment commencera le danger permanent ! Cette guerre effroyable, où le feu ne cesse pas un seul instant, tend à tel point les nerfs que, loin de diminuer, l'appréhension ne fait qu'augmenter chez les combattants. Et tous sont ainsi. Sans doute, on arrive à ne plus faire attention à un obus qui passe ou une balle qui siffle. Mais
:
:
à chaque nouveau départ pour les tranchées, je vois les visages un peu plus contractés. Avis aux futurs historiens de la guerre.
Dimanche 20 février. Il a fait aujourd'hui un temps splendide. Une merveilleuse journée de printemps. Un air rose, léger, tout gai de lumière. Je suis allé à cheval jusqu'à Valmy, par Dommartin-la-Planchette. Les routes sont encombrées au delà de ce qu'on pourrait dire de toute espèce de véhicules : ambulances-automobiles filant en convoi, voiturettes d'Etat-Major, chariots transportant des planches, des poutres, des madriers, etc. C'est un encombrement indescriptible. La gare de Dampierre est remplie de piles de planches, de gabions, de matériel de toutes sortes. Je vois une compagnie du 317e(1) qui arrive des tranchées. Quel aspect! Des hommes se traînant à peine, hâves, sales, couverts de boue, la capote trop longue tombant comme une robe de chambre, beaucoup la baïonnette à l'envers revenant sur la cuisse et qu'ils n'ont pas la force de mettre correctement, tant ils sont recrus de fatigue. Les barbes longues, les joues pâles! Quelle misère! Dans ce gai soleil, le spectacle est encore plus navrant. Pour ** la guerre est une affaire et, à l'heure actuelle, elle lui semble une mauvaise affaire, qu'il faudrait liquider. Quand l'Etat brésilien régla la valorisation du café, lui avait conclu de fortes affaires sur les cours anciens. Les cours montant, par suite de la valorisation, il songea un moment à liquider, car il vendait à perte. La guerre est, pour **, une opération semblable. Il Fort heureuseestime qu'il serait temps de « liquider ment, cet avis n'est celui ni des gouvernants, ni des poilus.
».
(1) Il va sans dire qu'une compagnie du lOI" — ou de n'importe quel régiment d'infanterie, de zouaves ou bataillon de chasseurs à la descente des tranchées — présentait exactement le même aspect.
Lundi21février. (1)
Matinée radieuse, avec un léger froid sec. De tous côtés, les oiseaux chantent. C'est le printemps. A côté de ** se trouve, à la popote, le sous-lieutenant B., sous-lieutenant promu par les nécessités de la guerre. Une singulière touche pour un officier. C'est un petit homme maigre, au teint olivâtre, au front bombé avec des cheveux noirs, une moustache et un bouc de même. Il rappelle un des bouffonsde Philippe IV, que peignit Vélasquez. C'est un marchand de bois, qui a longtemps habité la circonscription de Thomas. Il est presque illettré. Il en veut beaucoup à Thomas de ne lui avoir point fait obtenir les palmes académiques! Ce qui était en décadence, ce n'était pas la France, c'était sa bureaucratie. Or, comme dans un Etat, aussi puissamment centralisé, cette bureaucratie est tout, il n'est pas fort étonnant que les résultats aient été aussi désastreux. Les chefs que les irresponsables bureaux de la guerre nous avaient donnés étaient peut-être fort régulièrement nommés, en respectant les droits de l'ancienneté, mais étaient invraisemblables. Que dire d'un ! D'un Sans parler d'autres! Le terrible, ce sont les modèles qui nous sont encore envoyés — après 19 mois de guerre. Toutefois, on commence à comprendre quelque chose à cette guerre en haut lieu. « L'instruction du combat des petites unités » qui vient de nous être distribuée et qui est datée du 8 janvier 1916 dit « On ne lutte pas avec des hommes contre du matériel ». (2) Enfin! Il est dur de penser qu'il ait fallu 18 mois de guerre pour concevoir cette vérité première. Il vaut
.!
ils
:
(1) Le premier jour de la bataille de Verdun. (2) Le mot est de celui qui sera le maréchal Pétain.
mieux tard que jamais. Mais quand cette vérité pénètrerat-elle les cerveaux ankylosés des extraordinaires officiers supérieurs, que M. Lebureau nous envoie? S'il faut encore dix-huitmois, c'est fort inquiétant(I). A 14 heures, dans le ciel radieux, on voit apparaître très haut un grand oiseau noir, puis deux, puis trois, puis tout un vol. Ils sont dix, quinze, vingt, vingt-quatre. Ce sont des taubes. Ils volent dans le calme et la splendeur du ciel, sans se soucier des petits nuages blancs, qui fusent autour d'eux et sont les shrapnels que leur envoient nos batteries. Ils volent dans la direction de Sainte-Menehould. Sans doute pour bombarder la gare. Un biplan — français s'élève lourdement de notre parc d'aviation, fait quelques tours, et redescend. Evidemment, il n'y a rien à faire pour cette cage à poulets contre les grands oiseaux de proie qui sont à 1.500 ou 1.800 mètres. Quelquesuns reprennent au-dessus de nous le chemin des lignes allemandes à 15 heures. En passant, ils nous gratifient de trois bombes, qui tombent à droite et à gauche de la route en avant de nos
baraquements. Départ pour la relève à 16 heures. Il fait encore grand jour. Il est évidemment trop tôt. Heureusement, on met une sage lenteur à gagner Maffrécourt et la côte toxique qui suit. Nous la passons par section (2). Le ciel est déjà violet; une brume enveloppe l'horizon. Il n'y a plus de danger. On passe Berzieux; il est environ 19 h. 15-19 h. 30. Le cielnoir, faiblement éclairé de timides étoiles, s'illumine de fusées éclairantes qui montent tout droit dans le ciel et s'épanouissent comme des étoiles de merveilleux (1) Il n'en a pas fallu 18, mais tout au moins quinze bien comptés, puisque ce n'est qu'avec l'arrivée à Chantilly! du général Pétain que les méthodes ont changé. (2) Avec un intervalle entre les sections de trois à quatre cents
mètres.
éclats. Des projecteurs balayent le ciel de leur fuseau de clartéindécise et trouble. Il s'en allume de tous côtés, 1, 2, 3, 4, 5. Qu'est-ce que cela veut dire? L'explication ne tarde pas. Bientôt sur notre droite on voit dans le ciel une ligne sombre aux bouts arrondis comme ceux d'un cigare. Un Zeppelin! Il semble très haut. Il doit être au moins à 2.000 mètres. Il se dirige vers le S-W. sans doute, vers Châlons. On voit le gros cigare passer à travers les faisceaux lumineux qui font, à cette hauteur, comme des taches circulaires nageant dans le ciel. Des fusées incendiaires éclatent autour. Elles sont adroitement lancées, car elles ne passent pas loin. Une surtout semble le traverser pour aller éclater au delà. Elles nous paraissent monter bien lentement. Soudain, à travers les nuages argentés par les projecteurs, spectacle féerique: l'aéronef apparaît comme un luisant poisson d'argent. Ils sont cinq projecteurs maintenant qui le tiennent et ne le lâchent pas. Tout autour éclatent les fusées. Les troupiers se cognent le nez dans le fusil du voisin à regarder en l'air. Nous passons à Virginy. Nous regardons. Le Zeppelin a échappé à la prise des projecteurs. Un appel me fait retourner « Mon capitaine. regardez! en arrière, là, à votre droite! » Un incendie s'est allumé dans le ciel. Un flamboiement rouge, dans lequel on distingue une forme oblongue, qui semble le centre du brasier comme une barre de fer dans une forge. La forme oblongue paraît s'abaisser vers la terre. Le flamboiement diminue. Tout-à-coup un jet de flammes jaillit; puis, plus rien. Tout s'éteint peu à peu, et disparaît dans la nuit. C'est notre Zeppelin qui a dû flamber et tomber dans la direction de Revigny. Arrivée à Massiges. Les hommes n'en peuvent plus. Pour moi, mes jambes sont raides comme des canons de fusil. Un autre Zeppelin est en vue. Quelques fusées, il retourne vers la ligne boche.
:
Mardi22février. Il a tombé de la neige cette nuit. Aujourd'hui, tout est blanc. Je vais reconnaître le secteur. Temps splendide. Le ravin de l'Etang, celui du Médius, les pentes du Médius, du col des Abeilles et de l'Annulaire, tout est recouvert d'un moelleux manteau blanc au-dessus duquel s'étend le ciel bleu, tout radieux de soleil. Au loin, dans une brume blanche et diaphane comme un voile de mariée, les hauteurs connues 181, 202, etc., qui jalonnent notre route jusqu'à Braux. Une joie indiscible se respire. L'air est tiède, il fait bon vivre et fouler le merveilleux tapis blanc. Au loin, le grondement des batteries allemandes qui tirent sans doute sur les lignes devant Verdun, nous rappelle que nous sommes en guerre. Th:bault me dit qu'hier nous avons abattu cinq avions et que le Zeppelin est tombé à Brabant-le-roi, en avant de Revigny. C'est un auto-canon qui l'aurait touché (1).
:
24 février,jeudi. Belle journée de soleil. Le matin, avant le lever du jour, je suis parti avec le sous-lieutenant Bodin (2) reconnaître le secteur. Nous avons remonté le boyau Schule gelés, boyaux jusqu'à B. 31. Les temps est sont mann ciel est Le fraîche. la bon marcher ainsi Il fait à sec. faiblementéclairé seulement du côté de Massiges (5 h. 30). Le jour commence à poindre quand nous arrivons au coin de B. Schultz et de B.31. Nous passons à côté du 77. (3) En face sont les cagnas effondrées des artilleurs boches. Des quantités d'obus sont encore dans leurs paniers d'osier. Les entrées sont démolies au point que l'on distingue à (1) C'était exact. (2) Il venait d'être affecté à la compagnie. (3) C'était un 77, que les Allemands avaient abandonné.
:
peine l'ouverture une semelle et deux planches enfouies dans la terre grise. Le soleilestmaintenant complètement levé, joyeux et clair. Dans le boyau qui côtoie en encorbellement le ont été pratiquées des coupures c Creux de l'Oreille plaçons. Nous loin. lesquelles voir peut nous y au par on La plaine s'étend à nos pieds toute blanche de neige, enveloppée d'une brume légère, gris d'argent. L'éclat de la blancheur de la neige,lesoleil brillant, la jeunesse et la fraîcheur de l'air,nouspénètrent de bien-être. Visite des parapets. On ne peut certainement pas faire deux mètres sur la plaine sans trouver un trou d'obus. Cet endroit en est littéralement grêlé. On en voit de toutes les dimensions petites cuvettes du 75, gros entonnoirs profonds et larges de bord du210boche, etc. Justement, voici 210 boche éclaté. Il a au teinté de bleu non un — moins 0 m. 80 de long. Quel morceau! Un 77, auprès, paraît un bout de cigare jeté au rebut. Nous rentrons. Le ravin de l'étang est inondé d'un rayon de clarté d'or où semblent danser mille poussières éclatantes.
»,
-
:
Vendredi 25 février. Temps maussade. Nuageux, froid; il tombe du grésil. Si le commandant de compagnie en première ligne est semblable à un capitaine à son bord, en seconde ligne, c'est un ingénieur en chef, un directeur de travaux. Ici, il faut organiser des corvées de transport de matériel, des ateliers de travailleurs, juger des tâches à accomplir et donner à chacun la sienne. A côté de ma cagna, il me faut déblayer et réédifier l'ancien abri des téléphonistes qui s 'est éboulé. Ailleurs, ce sont Tes cagnas des hommes qu'il faut étayer; dans le B. Schumann, c'est la place d'armes qui doit être achevée. La tournée dans le Secteur m'a montré qu'il serait je — puis dire — imprenable, n'était le peu de solidité en gé-
néral des abris de bombardement. Les meilleurs sont les abris boches déblayés et réparés. Samedi 26 février. Il gèle à pierre fendre et le dégel à midi transforme les boyaux en fleuves de boue gluante et grasse où l'on « dérape )) à chaque pas. m'apprend que je suis séché de permission (1). Il me dit que c'est pour aller au peloton de Sainte-Menehould, mais d'un ton si peu assuré que je suis bien forcé de penser autre chose. Cette nuit la canonnade n'a pas cessé, ni sur notre droite (Verdun), ni sur notre gauche (T ahure) De Verdun, les nouvelles, sans être vraiment mauvaises, sont peu rassurantes. Les Boches, disent leurs communiqués, ont occupé Samogneux sur la Meuse; sur la face Est des positions,ils ont le fort de Douaumont. Cela sent mauvais (2). Depuis ce matin le bombardement de nos lignes a repris — preuve ou qu'ils ou qu'ils ne veulent pas que l'on dégarnisse entendent enrayer une offensive possible. Tout cela est bien inquiétant. Ce n'est pas le moment de laisser partir en permission les capitaines.
L.
ici,
Dimanche 27 février. Des quantités de torpilles nous arrivent. Je vais mettre près de la moitié de la compagnie à les transporter en première ligne. (1) La situation à Verdun faisait,eneffet, suspendre missions. (2) Très exact. La situation, le 26 février, à Verdun, inquiétante. C'est le moment où le général de Castelnau risé par le général Joffre — installait le général Pétain de la défense.
les per-
était très — autoà la tête
Les permissions sont officiellement supprimées à la date du 26. C'est régulier. Du côté de Verdun, le bombardement a marché d'un roulement continu toute la nuit. Les Boches déclarent avoir fait 15.000 prisonniers. Notre communiqué en accuse 7.000 à 8.000. C'est la réplique de notre attaque de Champagne, sur un front plus large (1). Derrière nous (ou plutôt en face de l'entrée de nos cagnas) au-delà d'un ruisseau, est la cote 181. Deux batteries y sont logées une de 90, une de 75. Elles se font asperger de 105, de 150, de 77, de 88; c'en est une vraiebénédiction. Pendant qu'ils y sont, les Boches marmitent de temps à autre le Decauville et le chemin de rondins qui passent à 15 mètres de mes cagnas en général, et de la mienne en particulier. C'est d'autant plus malsain que dans la mienne un 77 entrerait comme chez lui. Deux téléphonistes sont adjoints à mon P. C., Marius et Choquet, caporal. Deux Parisiens et qui ont l'accent. Choquet surtout est admirable. Tout à l'heure, je l'entends répondre à l'appel d'un de ses camarades: « Tu reçois des 150 ? Ça va bien, mon vieux. Ils pourraient être plus gros! (2). » Vrai type de faubourien blagueur, plein de verve, rouspéteur et crâneur. Le régiment de 101e, l'active, régiment de fer, dit— undu 142e. Régment de parade, répond l'autre. — Régiment de parade! Régiment de parade! Il en — a toujours mis plus que les vôtres. Il peut montrer son drapeau, percé de balles, tandis que le 14e et le 7e ne peuvent
:
ilà
(1) EJt avec des moyens beaucoup plus puissants. (2) Comme l'autre, sans doute, protestait à l'autre bout du fil,
:
j'entendis M. Choquet lui répondre — C'est bon! Cest bon. Tu changeras de caleçon. Et il raccrocha le micro.
montrer le leur; ils se le sont laissé poisser.(1), etc., etc. Notre secteur est vraiment bien placé. Si l'on cogne sur Verdun, nous en sommes: aile gauche. Si, au contraire, c'est en Champagne qu'on discute, nous en sommes encore: ailedroite. C'est vraiment un coinprivilégié. Je l'expliquais à mes petits troupiers ce matin. Ils ont ri de bon cœur. Excellent. Ils tiendront jusqu'au dernier. Le rire est un moyen de gouvernement qui n'est pas apprécié à sa juste valeur. Il n'y a pas de tonique plus réconfortant.
Lundi 28 février.
J'ai besoin de 50 planches. Je
les ai demandées ce ma-
tin à 6 heures. Elles sont à Virginy, à 20 minutes d'ici. Depuis 7 heures, au plus tard, les poilusdevraient les avoir et les avoir déjà placées. Il est 10 heures, rien encore. Il a fallu, en effet, que pour 50 planches je fasse un bon, lequel doit être signé du colonel. C'est à désespérer.
Mardi 29 Février. La progression allemande sur Verdun a des causes non mystérieuses. Nous manquions d'abris de bombardement (2). Il n'est pas douteux que des troupes « un peu
»
culottées peuvent supporter dans les cagnas un bombardement même de 72 heures et conserver leur moral. à condition que la cagna ne s'écroule pas sur leur tête. Les Boches devaient avoir, avant la guerre, environ (1) Le Français, pétri d'amour-propre. — Il va sans dire que je ne garantis pas la prise par les Allemands des deux drapeaux. C'était peut-être une galéjade de M. Choquet. (2) n'y en avait pas du tout. Il est vrai que les sapeurs manquaient. Rien détonnant. Dans la première année de guerre, d'août 1914 à sept. 1915, Ion a fait les plus dévoués en leur plus inutilement les et courageux massacrer donnant des tâches invraisemblables, comme celle de couper à la cisaille les fils de fer ennemis.
Il
700.000 mineurs. Ils ont dû en constituer un corps de génie de 500.000 hommes au moins, admirablement prépa-
rés à la construction et l'organisation des abris souterrains nécessaires dans cette guerre. Nous avions, j'imagine, environ 100.000 ouvriers de la mine en France. Il eût fallu ne pas en perdre un. Nous les avons gâchés. Bien plus, on voit certains officiersdugénie et certains généraux ou colonels qui n 'hésitent pas à se faire construire des châlets suisses à grand renfort de personnel et de matériel. Cette nuit, un mur de mon abri s' est écroulé. Projectile boche? Non.Simplement par les secousses que lui donne Dudu (1) établi en face. Le colonel, qui m'a refusé 50 planches hier, a accumulé des monceaux de matériaux rondins, madriers, étais, etc.,
:
pour se faire construire un abri confortable en arrière des lignes. A Braux, des chaletsfortbieninstallés et meublés ont été édifiés de toutes pièces. Ce soir, relève. C'est le gros M. du 124e, qui me remplace. Tout est prêt. Il me faut, avant de partir, en rendre compte à Consul. Le téléphone est coupé par suite du bombardement de Massiges. Nous avons, hier, chatouillé d'obus une relève boche, ils nous rendent la pareille. Je reste, en faisant filer devant la compagnie sous les ordres de Bodin, plus ancien que Rouzeaud. Enfin, par le matériel (2), je puis voir Consul. En route. Les obus pleuvent devant nous sur Massiges. une angoisse m'étreint le cœur : la Compagnie estelle passée? Le carrefour. L'ordonnance est là avec mon cheval. — Y a-t-il quelqu'un de la compagnie touché? (3).
T.,
(1) Le canon de 90. (2) Cest-à-dire par le téléphone en liaison avec le service du matériel. (3) A chaque relève, les compagnies quittaient le secteur avant le capitaine et sa liaison, qui restaient pour passer les consignes, et rattrapaient ensuite leur monde au plus
vite.
Non. Personne, mon capitaine. — En Virginy! avant! sur — Les Boches ont allongé leur tir: ils tapent maintenant sur le carrefour de Virginy, et — autant que je puis juger sur la piste de 181. Ils sont bien renseignés. Nous traversons Virginy. Les marmites ne sifflent plus. En avant! Tâchons de rattraper la compagnie. Voilà, à l'entrée deBerzieux, le croisement de route, si toxique, franchi. Les batteries de 75 derrière la crête. Nous respirons. Encore Berzieux à traverser et nous serons à peu près sûrs d'arriver à bon port. Bing! bing!Arthur qui se met à cracher! C'est la guigne noire ! Toutes les pièces à la fois! Les départs font comme une ligne de feu, en avant de Berzieux. Si Muller répond, nous sommes frais. Déjà l'on voit les murs noirs de Berzieux, crevés de trous d'obus. Tout à coup, sur notre gauche, un ronflement dans l'air. Une marmite. Allons ! à plat ventre dans le fossé! Un éclatement formidable. Ce doit être un 210. Il a éclaté juste en plein milieu de Berzieux. Le cheval prend peur et emmène au grand galop l'ordonnance courbé sur l'encolure. Vroumm! Une autre. puis une autre encore. Nous sommes restés dans ce fossé vingt bonnes minutes, souhaitant de toute notre âme que Müller ne raccourcisse pas son tir. plus ou moins marChoisir Berzieux (1) toujours — point de rassemblement d'un bataillon, mite comme — vraiment, c'est trouvé Arthur s'est tu. Müller semble s'être calmé. Nous sortons de notre fossé. En avant Voici Araja. Au Poncelet, la compagnie ! ô joie! Consul a fait former les fais-
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!
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les droit de la le côté route et comme sur bas-côtés sont des bourbiers, deux hommes de front ne heure du pourraient plus passer! Heureusement, il est matin. Le ravitaillement est fini.
ceaux
1
(1) Un croisement de route à bonne portée des batteries ennemies.
Mais le reste de la nuit nous réservait mieux encore. Arrivé au croisement des chemins qui mènent à Valmy, Consul ne se reconnaît plus. Arrêt. Descente de cheval. Consultation de la carte — que, bravement, il tient à l'envers, la lampe électrique, sous les yeux des troupiers ironià — ques. Doucement, je lui insinue qu'il tient la carte à l' envers. Regard furibond « C'est bien. » Il fait grimper un homme au poteau indicateur. Trois chemins s'offrent à nous, un qui paraît excellent, deux autres douteux. Consul, naturellement, choisit un de ces derniers. Au bout de 300 mètres ce chemin est un bourbier. On marche toutefois en enfonçant jusqu'à la cheville dans cette colle qui menace de garder le soulier. Mais voilà que le bourbier se change en lac. Où passer? Une petite sente boueuse s'aperçoit au-dessus d'un talus. On la prend. Le camarade de devant tire celui qui vient derrière en lui tendant son fusil. On s'avance en file indienne. Des hommes retenus par la boue s'espacent. Bientôt tout le bataillon patauge au hasard dans la nuit. On ne se reconnaît plus. Je suis à la queue de la compagnie avec 5 hommes. Le reste est je ne sais où.J'avance au jugé. Au bout d'une demi-heure de marche dans ce sol mouvant, à tâtons, au milieu des ténèbres, nous apercevons des maisons. C'est Valmy. Nous sommes arrivés. Il est 4 heures 30. Consul, ayant beaucoup d'annuités, sera, j'imagine, proposé pour le grade supérieur (1)
:
I"
mars. Mercredi.
Journée ennuyée à Valmy. Les hommes sont harassés, exténués. Ils n'en peuvent plus. Les figures sont exsangues, couvertes de crasse, les traits tirés. (I) On n'est pas allé jusque-là.
2 mars. Jeudi. Monté à cheval à 8 heures. Temps printanier. Le monument de Valmy se trouve sur un tertre au sud du village. Avant d'y arriver, un poteau en fer surmonté d'une plaque découpée en moulin indique l'endroit du fameux moulin de Valmy. On y a une vue admirable. Mais comment étaient disposées les troupes ? Mes souvenirs ne sont pas assez précis pour que je me rende compte. La statue de Kellermann — par Barau fort est — belle. Beau bronze. Beau travail de sculpture, et qui n'a qu'un défaut: rappeler un peu trop le Ney de Rude. La matinée est délicieuse. Je me donne le plaisir d'aller au pas du cheval à travers champs. Les vallons sont pleins de chants d'oiseaux, de gaie lumière. Il fait doux. Dans ce pays déshérité, les pentes sont dénudées, les arbres rares et l'hiver les a dépouillés. Mais la douceur du printemps qui approche remplit le cœur d'une douce allégresse. On oublie la guerre, l'horreur de ces cadavres qui pourrissent devant les lignes,dans les parapets, ou qui, broyés, défigurés, sont enterrés ça et là par petits groupes dans nos lignes, avec, sur le tertre, — qui si souvent déjà est aplani, la pauvre croix blanche et la bouteille renversée. Un champ couvert de corbeaux à l'aile aux reflets bleus me rappelle, au milieu de la joie du printemps, les charniers prochains. Je reviens par Gizaucourt. Sur la route, le 6e hussards. Je retrouve M. Il monte un magnifique pur-sang alezan, aux jambes fines et nerveuses, l'allure fière, les naseaux rouges. Je m'approche sur Entrepôt, qui, lui, n'est qu'un « veau ». La jolie bête n'aime pas qu'on serre derrière elle. Elle détache un coup de pied qui, heureusement, n'atteint que l'étrier et le dessous de mon pied droit. chose 6e husqu'ils font autre raconte au ne me sards que se promener à cheval ainsi de cantonnements en
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d'
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cantonnements. « Si on ne montait pas, on s'ennuierait à crever. » Au retour, à 11 heures, nous sommes convoqués chez Consul. Il nous lit longuement des circulaires, dont une du général ** sur les enseignements à tirer des événements de
Verdun. Elle vaut 20, cette circulaire.
Les abris, dit-elle gravement, seront désormais creusés à 6 mètres sous terre. » Délicieux. Mais les moyens: perforeuses, bois de coffrage, étais, etc., qui les donnera? « Les abris seront à une profondeur de 6 mètres. » Voilà! Ce n'est pas plus difficile que cela. Le danger est paré. Nos Etats-'majors et nos grands chefs n'ont jamais eu d'autre manière de résoudre les difficultés. En cela. comme en tant d'autres choses, ilssuivent de singulière façon les enseignements du maître dont ils se réclament avec tant de ferveur, Napoléon. Napoléon se souciait toujours, et avec le plus grand soin, des moyens d'exécution. De ces belles instructions, Consul a profité pour nom dire toute espèce de choses désagréables. « Officiers improvisés, vous avez tout à apprendre de nous, officiers de carrière, que vous ne sauriez prétendre égaler. » Cela m'a paru particulièrement en situation le lendemain du jour où il avait perdu son bataillon. Après nous avoir entretenus ainsi jusqu'à midi, il nous apprend que nous devons partir à 15 heures pour 202 et 138. Vieille bête! Vieux grigou! Nous allons avoir à peine le temps de boucler nos cantines. Il a fait exprès de nous prévenir le plus tard possible pour nous embêter. (0. A 15 heures on remet ça. Bonne route, beau temps. — Les hommes acceptent tout avec une belle humeur admirable, le premier mouvement passé. — «
(1) Il adorait ces brimades de « chien de quartier ». On a peine à croire que des hommes à qui l'on demandait le sacrifice de la vie à toute minute aient été traités de la sorte.
C'est ma compagnie qui va à 138. B. m'a donné, comme guide, certainement le plus bête de ses agents de liaison. Il est impossible de trouver abruti plus accompli. Il nous fait faire, pour arriver aux abris, 800 à 1.000 mètres dans une boue où, à certains endroits, on enfonce jusqu'au-dessus du genou. Nous arrivons dans la nuit noire. Un sergent du génie (MarchaI) nous reçoit. On ne nous attendaitquedemain. C'est le brouhaha de l'arrivée qui l'a réveillé par un htureux hasard et fait sortir de son gourbi. Il est d'ailleurs d'une complaisance charmante, nous montre nos abris: deux transversales de 50 à 80 mètres de long à 5 et 8 mètres sous terre. La manière dont il présente les choses montre qu'il s'agit d'une compétence peu commune et un esprit distingué. Nous causons. C'est un ingénieur des mines. On l'a donc élevé au grade de sergent dans le génie. Naturellement, ces messieurs les officiers de carrière se sont bien gardés de consulter ce spécialiste expérimenté (il a 40 ans environ) pour dresser les plans. Il nous explique que si nous voyons de doubles étais pour soutenir les madriers de pla fonnement, cela tient à ce que le génie ne veut pas employer de rondins ce n'est pas réglementaire. Il équarrit donc le bois et lui enlève ainsi de sa résistance. Mais le modèle de l'étai est réglementaire. 0 Diafoirus! (1) Comme on n'attendait personne, les hommes qui sont harassés parce qu'ils n'ont pas eu de repos, qui demain seront vaccinés et tomberont malades, devront coucher dans l'eau, sur cette terre humide et suintante. Par charité, Marchai leur fait donner quelques madriers qui serviront d'isolateurs. Mais ces madriers eux-mêmes ont été à l'eau toute la journée. Il faut que l'homme soit bien résistant pour endurer une vie pareille.
:
J)
Lee Boches se gardaient bien de pareilles pratiques.
Vendredi 3 mars. Nous faisons popote avec un capitaine de territoriale, M. V., du 104e, que nous avons trouvé ici dans des cagnas, avec un peloton de terribles-toriaux. C'est un homme de 45 ans, qui n'en paraît guère plus de 35, bien qu'il ait de chaque côté de la bouche de longues rides assez profondément creusées. Il est de ma taille, sec, l'air doux et réservé, fort peu guerrier. C'est un clerc de notaire de Lyon. Il paraît que les 155 que nous avons dans le ravin voisin sont fort mal servis parce que l'E.-M. conserve les bons officiers d'artillerie pour le 75. en prévision de la guerre de mouvement (1). Samedi 4 mars.
Ma cagna est une tonnelle dans le flanc nord du ravin de 138. La vue que l'on a de la porte ouverte est limitée par la crête du flanc opposé. Les marais au bas, la pente (1) Cf. l'allocution du Général de Division aux commandants de compagnie du 15 nov. 1915, citée plus haut, sur la nécessité de se préparer < à la reprise de la guerre normale ». En mars 1917, nous avons encore entendu le Général ***, un grand chef, nous dire < L'heure de la cavalerie viendra ». Il pensait à la percée, et à une poursuite à la Murât!! Près de trois années de guerre ne lui avaient rien appris. On s'explique pourquoi nous avons mis si longtemps, au cours de la guerre, à construire une artillerie lourde moderne; et pourquoi la « pauvreté de notre artillerie en ce qui concerne le tir courbe (seul efficace sur des retranchements ou des positions défilées). est la caractéristique dominante de notre système d'artillerie durant toute la guerre ». (Général Gascouin. Op. cil., p. 112.) On a mis, en haut lieu, près de trois ans à comprendre que les tranchées étaient une conséquence des progrès de la balistique. On songeait toujours à la reprise de la guerre de mouvement. Pourquoi,
aloïs. s'encombrer d'un matériel lourd?
dénudée s'abaissant vers l'ouest; au-dessus le ciel monotone: un paysage de Pointelin. Dimanche 5 mars. Je suis allé ce matin à Virginy. Temps frais et ensoleillé. Je voulais voir le capitaine du géniedétenteur du matériel. C'est un brave territorial du nom de German. aimable homme et qui s'offre à rendre service. Nous causerions volontiers plus longuement mais il est dix heures et les Boches commencent à arroser d'obus. L'après-midi, nous escaladons les pentes d'en face, M. et moi, et allons par le plateau à 202. Il fait beau, l'airvif rosit les joues. On respire allègrement. Dans une des encoches du ravin en dents de scie, un village nègre. C'est une batterie de 75 qui s'est tapie là. On voit les toitures en bois des cagnas, les chevaux au piquet, les hommes qui circulent. On passe la voie romaine, le Decauville; on laisse à droite les piquets de fil de fer et les tranchées de l'ouvrage M et nous voici devant, cette fois, un triple ou quadruple village nègre, c'est 202. Les petits trous noirs, la toiture de bois ou de tôle rabattue sur les yeux, occupent trois des pentes et tout le pourtour d'un ravin. Etrange existence que ce camping que nous ont imposé les Boches! Non moins étrange champ de bataille où, par instant, on peut ainsi circuler en plein midi. Car nous sommes encore dans le champ de bataille. Partout sont tapies des batteries qui hurleront au premier signal. Au Ion, quand on revient par 199 on aperçoit la Chenille et Cernay-en-Dormois dont les maisonsbrillent au soleil (1). A cette heure tout est calme. De loin en loin, un coup de canon. Toutefois, de larges entonnoirs creusés dans la craie blanche montrent oue les marmitesvisitent souvent ces lieux. N'importe. Etrange guerre, où sauf les villages nègres qui sont comme une vermine accrochée aux pentes, on
V.
ne voit personne-
(I) Et qui
sont dans les ligne* ennemies.
Ce soir à 19 heures, dans la nuit froide, sous les étoiles, tous avons creusé des tranchées au bas du bois de pins le 199. Lundi 6 mars.
Ce matin, c:el blafard, terre blanche. Tout enseveli sous in linceul de neige. (1) ayant Le général divisionnaire provisoire ;té limogé), va installer son P. C. à côté du chemin à un :rait qui longe 199. Vue magnifique. Il embrassera tout le :hamp de bataille de sa division. Deux puits solidement :offrés sont déjà installés qui serviront d'observatoire. On ne saurait les mieux placer. Ce soir, concert des deux artilleries à 17 heures, vers la Butte-du-Ménil et Maisons-de-Champagne. Le vacarme gagne notre ravin, qui reçoit quelques grosses marmites pour neus rappeler que nous y avons toujours droit. C'est comme un coup de colère subite des deux côtés. Les adversaires se chamaillent violemment, s'invectivent à gueule de canon que veux-tu; puis, au bout d'une heure, quand ils se sont lancés réciproquement force grosse ferraille, le calme revient peu à peu. La nuit est venue. Dans le ciel bleu sombre, une bande pourpre vers l'occident est seule encore éclairée. Des nuages noirs y flottent, immobiles. L'étoiledusoir, brillante, est levée, et le croissant argenté de la lune. Dans le fond du ravin, les marais reflètent faiblement les dernières clartés du ciel. Au loin, les coups de canon s'espacent, puis tout rentre dans le silence.
T.,
(D.
Lundi 6 mars.
J'ai été réveillé cette nuit par le bruit lourd des 155 qui sont non loin. Le ciel brille d'étoiles.Lecroissant de la (1) Celui qui nous avait reçus à Saint-Marti, le 15 novembre
1915..
lune est rouge. La canonnade fait rage, toujours du Mont Têtu à Maisons-de-Champagne.
Mardi 7 mars. (Mardi gras). Nous avons eu des crêpes. La nuit dernière, travail dans l'obscurité froide à la clarté des étoiles et du croissant de la lune à 180. Vers 22 heures bombardement furieux du côté de Maisons-deChampagne. De la hauteur où nous sommes, on voit toute l'action, à condition de ne pas craindre les éclats d'obus
qui viennent ronfler comme des toupies jusque sur nous. Là-bas, à notre gauche, la nuit est toute illuminée du rougeoiement des éclatements. On distingue le crépitement des coups de fusil, l'éclat bref des grenades. Contre-attaque française? C'est probable.
Aujourd'hui,tempssplendide. Vu l'adjudant Coupry, qui remplace M. MarchaI, au
génie. C'est également un ingénieur des mines. Il me dit que les Boches produisent 400.000 obus par jour et nous 250.000 (1). Ce n'est certes pas le premierchiffre qui est surprenant, mais le second. Les Boches vont certainement rapprocher leur artillerie lourde et la placer sur les nouvelles positions. Après quoi,« remettront ça ». Belle soirée. Belle nuit. Relève agréable. Je relève le capitaine Roussel qui m'a relevé à la Verrue. Brave homme tout rond.
ils
Mercredi 8 mars. Les abris du col des Abeilles sont infects. A la porte de mon P. C. un tas d'immondices qui doit dater. Nous allons organiser une corvée de quartier sérieuse. Il est inimaginable comme la négligence, l'apathie laisse accumuler l'ordure. Pour peu qu'on ne réagisse pas, les hommes se laissent aller à croupir,aumilieu des vieilles croûtes de (1) Chiffres à peu près exact*.
tain, des boîtes de fromage, des débris de toute sorte et le pis encore. Couverts de boue jamais enlevée, ne retirant )lus depuis des jours et des nuits leurs souliers, ils somlolent dans ces trous, crasseux, boueux, couverts de vernine, affalés sur des claies recouvertes de paille pourrie et )ù fourmillent les rats et les poux. Un brasero allumé à la )orte les enfume et les intoxique d'oxyde de carbone. Je réagis sur les miens en les faisant travailler. Des royaux propres, des tranchées propres. Les hommes ont du ;oût à travailler; trouvent le moyen de se raser, de s'essuyer le visage — je ne dis pas de se laver car je ne sais )ù ilstrouveraient l'eau nécessaire. Leur capitaine se débarbouille à l'instar de Louis XIV, avec quelques gouttes
ils
J'eau de Cologne. Ce matin, ciel clair, joyeux de soleil. J'ai fait la reconnaissance du secteur à travers la plaine blanche de givre ît les boyaux gelés. A 9 heures le soleil pâlit. Le ciel sent la neige. Les blancs flocons commencent à tomber. Bientôt, sous le ciel blafard, les rampes du ravin, les trous d'obus, tout disparaît sous un tapis moelleux et immaculé dont le pâle éclat b lesse
les yeux.
Jeudi 9 mars. La neige toujours, rayée aujourd'hui de longues lignes sombres qui sont les sentes suivies par les corvées et les hommes de soupe. Nous sommes de plus en plus sapeurs. Giberné avec Excellents camarades, mais et les conversations de certains militaires de carrière sont restées les mêmes qu'avant la guerre. On ne parle que de l'avancement et des décorations. Inutile de dire qu'ils ne sont contents ni l'un ni l'autre, bien que capitaines et bien ait déjà la croix. Le brave qui que est un — bien joyeux camarade qu'il n'a pas été assez cité trouve — à l'ordre du jour. Or, il n'a pris part à aucune affaire. Il a été aux voitures jusqu'en mai1915 et n'est pas sorti le
Z.
Z.
Y.
Y.
25 septembre. Depuis, il est capitaine-mitrailleur, c' est— à-direqu'ilsigne des bons, et il vientd'être nommé — capitaine adjudant-major au 3e bataillon, c'est-à-dire que désormais « il crachera dans le micro ». Espérons qu'il sera constellé de palmes, comme L., dont la poitrine fait crever chacun de jalousie.
Il
Samedi
mars.
Bombardement à 11 heures juste pour le retour de la soupe de nos ordonnances. Nous sommes inquiets. Ça tombe sur Massiges. Maintenant dans le ravin. Tout à coup « Quinze-Grammes » (1) paraît, la tête enfouie sous son casque trop grand. Il est tellement essoufflé qu'il ne peut dire un mot. Au bout d'un moment, il recouvre la parole: « Ah! les vaches! » Dimanche 12 mars. Enfin! Le soleil. Un soleil radieux, une matinée de printemps douce et comme attendrie. Dimanche étincelant et qui annonce Pâques fleuries. A dix heures et demie quelques obus commencent à tomber dans le Médius. Peu à peu les obus tombent plus drus. A 11 heures le bombardement est infernal. Ce sont des 105 dont ces messieurs les Boches écrasent les pentes du Médius, le Ravin, l'Annulaire, Massiges, et aussi,bien entendu, le Col des Abeilles (2). Bientôt une insupportable odeur de poudre nous fait tousser dans la cagna. Consul m'envoie prévenir de faire équiper et prendre les armes; « les Boches ont mis baïonnette au canon dans Je fais équiper et prendre les les tranchées d'en face
».
(1) Surnom de Guichard. Un titi tourangeau. On l'avait surnommé « Quinze Grammes » à cause de l'exiguité de sa taille. Surnom parfaitement justifié. Il disparaissait sous son sac, mais il le portait. rarement vu un homme aussi courageux. (2) Où nous étions.
J'ai
armes, sans grand émoi, car l'heure me paraît singulière pour une attaque et la préparation bien insuffisante, mais il ne faut pas contrarier Consul. 1 heure, 2 heures se passent. Pas d'attaque. Ce soir, relève. Nuit calme et lumineuse. Retour au P. C. du Balcon. Je parlais tout à l'heure de l'air méphitique des cagnas. Celui du P. C. des Abeilles est d'une pureté rare auprès de ce que l'on respire ici. Je serais curieux de savoir le nombre de microbes au centimètre cube que l'analyse révélerait. Un escalier comme un puits. Au fond, une sorte de cabine de paquebot, pleine de souris. De la paille sur les trois couchettes, vieilledetrois mois. Dans l'escalier, 4 couchettes faites de 4 planches recouvertes de paille. Pour comble, en haut, à l'entrée, un réchaud de charbon de bois! L'air est purement et simplement irrespirable. Fait curieux. Le téléphoniste qui est là depuis 4 jours est adapté. Il ne souffre pas de vivre dans cette atmosphère! On s'explique l'existence de familles entières dans les taudis, la vie des ouvriers de filatures dans une sorte de bain de vapeur, etc. L'organisme humain
s'adapte.
Comme je ne tiens pas à cette adaptation pour mon organisme, je fais retirer le réchaud et dégager l'escalier de tous les lits qui l'encombrent. L'air pourra se renouveler quelque peu. Consul nous a réunis pour la lecture et l'établissement des consignes. Edifiante cette séance et hautement explicative. Le sous-lieutenant, qui commande provisoirement la 5e, Clément, est un ancien adjudant 15 ou 18 ans de service. Il lit « Je n'ai absolument rien changé. Je passe mes consignes telles que je les ai reçues. » Très bien, s'exclame Consul. (6*) lit les siennes. — Mon commandant, j'ai dû changer mes consignes, à cause de l'occupation de la T. du Plateau. C'est un tort. —
:
-B.
:
Mais, commandant, quand les consignes ont mon — été rédigées, cette tranchée n'existait pas, Ça ne fait rien! Vous n'avez rien à changer. — baisse le nez en marmonnant. Mais il n'y a pas à insister. Il n'insiste pas. Je ne vois pas sans inquiétude arriver mon tour. C'est que je les ai quelque peu rajeunies, moi, les consignes. Toutes les vieilleries sont allées à la feuillée. Blaise (7e) n'a rien changé. Voici mon tour. « Mon commandant, j'ai cru devoir établir une rédaction nouvelle des consignes en cas d'attaque. Pourquoi ? Moi, tel je reçois un dossier, tel je le — passe. La consigne est la consigne. Moi je suis l'esclave de la consigne. (Consul me dit cela la face cramoisie en prononçant « esclââve »). Mon commandant, la redoute que la section de — T.35 doit occuper en cas d'attaque n'existait pas quand les consignes actuelles ont été rédigées, il y a un mois. (D'ailleurs, elles ne devaient que reproduire des consignes antérieures.) Il a bien fallu en établir d'autres. Consul ne dit rien. consignes. Eh bien Laissez-moi vos —
B.
!
Lundi13 mars. Soleil radieux. — Cette nuit, ronde habituelle qui me permet de voir tout mon petit monde. Comme ils sont beaux, mes chers petits troupiers! Allongés à plat ventre sur le parapet de la tranchée sous la clarté bleue des étoiles, le casque enduit de boue pour que la lune n'y accroche pas de reflet, ils guettent, ils écoutent. Fritz — qui n'est pas loin, derrière ces buisqu'à Fritz n'a dormante, où cette se trouve eau sons, se — tenir tranquille. Ah! Vous pouvez dormir en toute sécurité à Paris. Les poilusveillent. Et sitôt la veille terminée, tranchées, des On pioche. la pelle la prend et creuse on
on ravale les fonds, on consolide les parois avec du grillage et des piquets de fer, on façonne les bermes là où c'est possible; on établit les banquettes de tir avec n'imdes planches placées longitudinalement et porte quoi maintenues par des piquets, des magdalena (1), des sacs à terre, du simple grillage avec des piquets comme pour les parois. De solides pare-éclats arrondissent leur ventre bardé de piquets de bois de 1 m. 50 à 2 mètres et soutenu de treillage. En même temps, d'autres affouillent les sapes, placent les cadres, chandelles et chapeaux, disposent les planches de coffrage. Les pentes du Cratère sont éclairées comme en plein jour de cette clarté douce des belles nuits. C'est à peine si un coup de feu ou un coup de canon dans le lointain nous rappelle qu'il y a là des hommes qui guettent, à l'affût terrible de la chasse à l'homme. Je vais voirBodin à l'ancienne infirmerie boche. Il y a 6 mois que nous occupons le secteur et on n'a pas trouvé le moyen de creuser les 10mètres de sape qui feraient communiquer cet admirable abri avec T Balcon-Ouest. La plaine est couverte encore de cadavres boches. En voici un dont la tête et le haut du buste son enterrés. Les jambes et le bas-ventre sont dehors. Il est encore tout équipé, des bottes solides et souples aux pieds. Un autre (il me paraît immense, il devait bien avoir 1 m. 80) est resté en faction. Des réflexions de gavroches fusent autour de moi. Faudra dedans fout' caporal de relève. son — Je sais pas qui lui apporte la soupe, mais il ne ne — doit pas venir souvent, etc.
:
14 mars. Mardi.
Matinée radieuse. De tous côtés, des chants d'oiseau. Cette joie de la nature à son réveil fait ici une étrange (1) Sorte de caisse.
impression. On pense à la vie, à ces beaux jours perdus sans retour.
Dimanche, 19 mars. Nous sommes descendus au repos avant-hier après 24 jours de tranchées; 24 jours où nous avons presque consoù nous n'avons pu nous tamment vécu sous la canonnade déchausser ni nous laver. J'ai eu vendredi la douleur de voir (1) s'abîmer. J'étais allé, la nuit, faire un petit tour vers les lignes boches. Un clair de lune à voir comme en plein jour. Escorté du petit Rouzeaud, nous sommes montés sur le parapet et descendus dans la plaine où, depuis le 25 septembre 1915, les cadavres boches montent une garde éternelle. Passé le P. P. des abris, Provent (2) me montre une sorte d'entrée de cagna éboulée. Nous faisons creuser. Je passe dans l'ouverture; j'allume ma lampe électrique pendant qu'on étend une capote devant ce trou. Partout des cartouches boches sous bande; dans un coin une caisse redes fusées éclaicouverte de métal. J'ouvre la caisse rantes boches, datées du 13 juin 1915, placées dans leurs boîtes de carton et en parfait état. Leurs caisses étanches ne sont pas de la plaisanterie et sont vraiment des caisses étanches. J'en ai touché, le lendemain, des françaises. poubelles en réduction, avec un Pitoyables. Modèle couvercle fermé par des écrous. Pas de clefs — bien entendu — pour les ouvrir. Et, — un comble! — l'une d'elles est percée! « ce qui est fâcheux pour une caisse étanche ai-je remarqué dans mon procès-verbal de réception. Nous étions depuis quelques instants à examiner les ri-
;
R.
:
:
)),
(1) Jeune sergent, blondin, délicat. (2) Gardien de la paix de Paris, venu aux tranchées sur sa demande. Excellent. Il était sergent. (3) n'y avait jamais eu moyen delui faire porter le casque qui lui faisait mal à la tête, disait-il.
Il
chesses
R.,
que pouvait recéler cet abri quand survient avec un turban de soie. Aussitôt le voilà fouiner. Il arrive bientôt me montrer une boîte de détonateurs qu'il vient de trouver. Nous rentrons salués par quelques balles, non sans avoir fait transporter au P. C. la caisse de fusées. Le lendemain je ne pensais plus aux détonateurs quand on s'est fait sauter vient me prévenir, à 10 heures, que la main gauche et a les yeux abîmés. Ce sale gosse avait voulu démonter un détonateur, pour voir ce qu'il y avait dedans, et le détonateur avait éclaté. Je suis allé le voir hier à l'ambulance. Il en sera quitte, je l'espère, pour trois doigts de moins à la main gau-
à
R.
che
(1).
Aujourd'hui, je suis allé avec le trésorier et
D.
à
Châlons. Arrivés à 3 heures. Beaucoup de monde dans les rues. Des militaires partout. Je dis « des militaires » et non des ioldats, car tout ce que nous croisons appartient aux services de l'arrière. Ces gens emplissent les magasins, font a cour aux vendeuses de la rue de la Marne, dont ils >nt l'air d'être parfaitement connus. Quelles fortunes s'édifieront dans ces petites villes de 'arrière Fort belles la cathédrale et l'église voisine. Malgré la ;uerre et la tragédie toute proche, le vieil homme se réveille et se prend de tendresse pour ces pierres amoureuement travaillées. La foule indifférente passe au pied. Tous ne pensent lU'au bon dîner ou. au reste. Les réalisationsimmédiaes. La bête humaine reparaît. De toute évidence, la guerre n'est pas un incitant intellectuel. Tous ces ouvriers, ous ces paysans, tous ces bourgeois petits et grands qui attent — revêtus d'uniformes plus ou moinshétéroclites
!
(1) Il fut réformé, à la grande joie des siens, — après une lemande de renseignements qui me fut adressée. Il n'eut pas de tensi on.
le pavé des petites villes de l'arrière, deviennent des — paresseux et de bas jouisseurs. Ce n'est pas brillant. On ne peut s'empêcher de faire la comparaison avec ce qui se passe à l'avant, la discipline rigide empoignant le combattant à tous les instants même au repos. — Le mot de Soult, à propos des armées en 1794, me revient sans cesse à l'esprit « C'estl'époque où j'ai vu le plus de vertu dans l'armée. »
:
Au
café,
D.
nous présente un de ses innombrables amis, un nommé C'est un petit homme sec, alerte, de soixante ans peut-être, avec un petit bouc grisonnant, le nez en bec de cane, les yeux vifs et toujours mobiles. Que fait-il? Sans doute vaguement attaché à une brigade de renseignements. Il se réclame de la rédaction du « Journal », s'agite, se démène, prodiguelesprotestations d'am et les poignéesdemain. Il est frère du député de Constantine. Au bout de cinq minutes, il vous a détaillé la situation politique de toute la députation d'Algérie et d'une bonne partie de celle de France. Etrange vibrillon au milieu des placides hommes du Nord que nous avons
C.
tié
ici.
D'ailleurs, les Corses sont tous parents. Il connaît ConIl est enchanté de l'avancement de sul, il connaît Il est bon, là où les supérieurs sont Corses, d'être de la « Petite France
F.
S.
».
Lundi 20 mars.
-
allés reconnaître le secAujourd'hui, sommes nous — teur du Calvaire — par la route de Berzieux. Heure bien i
:
choisie
3 heures. Itinéraire aussi.
Nous ne nous sommes pas fait marmiter en route. C'estt fort extraordinaire. Mais à peine arrivés, nous avons euii notre distribution. Vu le capitaine ** du 104". Jeune homme de 29 à 30 ans. Il a eu le troisième ga+J
Ion (à titre définitif) au bout de 5 ans de grade de lieutenant. C'est fort joli. Il me dit néanmoins « que la guerre ne lui a rapporté que des blessures d'amour-propre ». Je lui insinue qu'à moi ce ne sont encore que des blessures
tout court, qu'elle m'a rapportées. — Vous choisissez bien votre public, mon cher cama-
rade!
Certainsmilitaires de carrière, en vérité, sont admirables. Avec cela, fort déprimés: « Nous ne percerons pas. Je ne vois nulle issue, etc. » « Nous ne percerons pas! » Qu'en sait-il,! Il y a quelques jours, quand l'angoisse du destin de Verdun subsistait encore, on avait d'autres préoccupations. La G.O.P. (1) est promise pour le 7 avril, m'a dit
X.
Nous sommes rentrés au grand trot à travers la plaine grise, le soleil couchant éclairant à peine les lourds nuages sombres qui couraient à travers le ciel. Quelques lueurs rouges: c'est Braux-Sainte-Cohière, déjà enseveli dans la nuit.
Mardi 21 mars. Journée de printemps. Mes hommes sont commandés de corvée pour aller dit vingt Au des tombes moins cimetière. », creuser « au l'ordre. Il me semble voir ces condamnés à mort à qui l'on fait creuser leur propre fosse. Vraiment les autorités militaires ont toutes les brutalités. On pourrait bien charger les cantonniers territoriaux de pareilles corvées. Suis allé l'après-midi, par le ciel clair, à Sainte-Menehould. Que d'embusqués dans ces villes de l'arrière! (1)
G.O.P.
=
Grande Offensive de Printemps.
Sainte-Menehould est, d'ailleurs, en dehors de la rue principale, complètement morte. Beaucoup de fumée, et tous les uniformes de l'Intendance, à l'hôtel Saint-Nicolas. Le retour par la route et les champs, au soleil couchant, est merveilleux. Par delà la bordure d'arbres dont les ramures grêles s'étendaient comme un treillis noir sur l'or du couchant, le soleildéversait ses flots étincelants de lumière fauve sur le miroir impassible des étangs. L'air était léger. Pas un souffle. Tout s'était tu. Ni canon, ni mitrailleuse au loin. Rien dans le ciel éclatant que les deux raies noires d'un biplan immobile dans le soleil.
Mercredi 22 mars. Le temps est redevenu froid, gris, délavé de pluie. Triste. Nous ne devons relever que dans la nuit de dimanche à lundi. La tragédie de Verdun semble s'apaiser. Les Boches ne lâcheront qu'à la dernière extrémité, mais il semble bien que cette extrémité ne soit pas loin. En tout cas, l'angoisse qui nous étreignait, il y a un mois, a disparu. Angoisse? Le mot est un peu fort, car nous, les combattants, nous n'avons jamais douté de la victoire
finale (1). Les Russes vont certainement nous donner un coup de main (2). Ils feront quelque diversion du côté de DwinskRiga, et la poigne qui nous tient à la gorge desserrera un peu son étreinte. Ai reçu un nouveau sous-lieutenant, Riballier des Isqui reçoit une autre affectales (3), pour remplacer lion.
T.
(1) (2) (3) temps
Sans commentaire. L'offensive Broussilov de l'été 1916. Très myope, il avait été réformé en Un universitaire. A force d'insistance, il avait réussi à contracter de paix.
Vendredi 24 mars.
X.
Temps gris. Pluie. L'après-midi, suis allé avec à Sainte Menehould. Lugubre, cette petite ville, décidé— ment.
Retour délicieux à cheval, sur cette belle route. Beaucoup causé avec Les armées sont des potinières. n'a certes jamai» lu de mémoires de la Révolution et de l'Empire, et ses propos me rappellent à tout moment les héros de Thiébault. On s'eng. à l'armée de 1915; on se débine; on se jalouse; on court après le galon ou la croix comme en 1808 ou en 1809. me raconte comment après l'attaque du 25 septembre 1915, le général de corps d'armée était venu dans le secteur. qui commandait la brigade, commençait à installer ces « réduits qui depuis ont été généralisés sur tout le front. Le général commandant de corps s'adresse à (Ct du 2e B.) et lui demande où se troul'ignorait. vait le réduit. Nous dit-il, des indications contradictoiavons eu, — res. On m'ordonne de faire tantôt ceci, tantôt cela (sic). Je ne puis rien vous préciser. Bon, fait le général. — Deux jours après, paraît une note très sèche, enjoignant aux brigadiers et aux colonels de donner les ordres les plus précis pour l'organisationdesréduits de secteur. Fureur de Je repincerai chef de bataillon! Quelques jours après, il va visiter le secteur, arrive au P. C. de
X.
X.
X.
T.,
»
N. N.
-
T.
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N.
un engagement volontaire pour la durée de ia guerre, et dans l'infanterie. « Très beau caractère. » Tué au Cornillet en août 1917. i
--
Où est le chef de Bataillon?
Il est en tournée, mon général. Envoyez-le chercher. On va chercher Il salue. Le général ne répond pas. A peine a-t-on fait une centaine de mètres, il tombe en arrêt devant une mitrailleuse.
N.
-
Vous ne voyez pas, Commandant, que cette mitrailleuse n'a pas de champ de tir? Mon Général, il deux capitaines mitrailleurs y a — sp écialement chargés de ce travail. — Vous ne comprenez rien à rien! Quand on n'est pas capable d' exercer un commandement, on ne s'en charge pas! Et puis, prenez une attitude militaire devant moi. (Les boyaux étaient pleins de poilus). C'est une indignité!, etc., etc. Il alla, dit jusqu'à lever la main sur Puis se tournant vers « Capitaine X., mon: trez-moi le secteur! » Pour cette attaque du 25 septembre 1915, tout le monde s'accuse de lâcheté, de n'être pas sorti des boyaux, etc. Ce qu'il y a de plus clair, c'est que les survivants (dont la plupart étaient restés à l'abri) se sont fait distribuer les citations * pour avoir, du P. C. du colonel, suivi l'attaque, citation à la division; **, pour avoir tenu le micro, citation à l' armée et Légion d'honneur. Sur **, tous les témoignages concordent. Le colonel d'Estival devait partir avec la troisième vague. Il monte sur le parapet. Il est touché mortellement. Il cherche après son capitaine-adjoint; pas de **. On le transporte à son P. C. couvert de sang. ** s'amène. : « Où étiez-vous, L.? — Mon colonel, je suis aujourd'hui souffrant, très souffrant. Votre place n'est pas ici, elle est là-bas (il — montrait les tranchées boches). Cependant le colonel baissait de plus en plus. Au soir, il meurt. ** étaitresté au P. C.
X.,
:
X.
N.
Dans le rapport de la journée, il déclare froidement qu'il a pris le commandement du régiment, circonvient le colonel qui succède à d'Estival. Ce colonel propose ** pour la croix, fait une question personnelle de cette croix, et ** est décoré. Le plus beau est la conclusion de X. « Dans des cas comme celui-là, il n'y a qu'une alternative ou décorer l'officier ou le faire passer en conseil de guerre ». J'avoue ne pas comprendre.
::
Samedi, 25 mars. Le soleil est revenu, mais il fait toujours frais. Suis allé à Sainte-Menehould, à nouveau, avec Il me mène chez une dame M. qui tient un magasin de mercerie, près de la place. Cette dame, le 3 septembre 1914, alors que nous allions nous embarquer pour la bataille de la Marne, l'a et du colonel Faret. reçu en compagnie de Nous nous sommes embarqués à 7 heures du soir, si mes souvenirs sont exacts. Or, Mme M. nous dit que le lendemain à 9 heures du matin apparaissent les premiers hulans; à midi,l'infanterie allemande occupaitlaville. Les Français sont revenus le 15 septembre, à 7 heures du soir, deux cyclistes. Les premiers cavaliers sont arrivés à 9 heures, puis l'infanterie coloniale. Mme M. a logé des officiers boches pendant dix jours. Elle dit qu'ils étaient parfaitement corrects, lui donnaient le baise-main et lui apportaient des fleurs. Les cinq premiers lui demandèrent de leur préparer à dîner. Ils apportèrent une oie (qu'ils déclaraient avoir payée 7 francs) et qui, paraît-il, était de belle taille. Ils l'avaient bourrée de pommes vertes (!!), sans prêter attention à ce que certaines de ces pommes étaient véreuses. Mme M. leur fit rôtir leur oie, leur prépara des petits pois, des pommes frites et une salade de tomates. Elle apporta le tout sur la table et sortit un instant. Quand elle
X.
S.
revint, quelle ne fut pas sa stupéfactiondevoir que MM. les officiers avaient empli leur assiette de rôti d'oie, de pois, de pommes frites et de salade de tomates; le tout pêle-mêle. Ils mangèrent d'ailleurs cette « macédoine avec plaisir et rapidité. Ils l'arrosèrent de quinze bouteilles de vin et de deux bouteilles de rhum. Et, dit Mme M., ils étaient de ton parfaitement rassis. On n'eût jamais cru qu'ils s'étaient empifrés et avaient bu de la sorte. Avant de prendre congé, l'un d'eux déclara à Mme que, dans quinze jours, elle serait allemande et qu'il l'épouserait en lieu et place de sa femme. Un autre lui promit une carte postale de Paris, où déclarait-il, ils seraient dans six jours! !
»
M.
Dimanche, 26 mars. Il vente, il fait froid. Relève ce soir. Dimanche, 26 mars. Relève terrible. Départ à 16 h. 30 de Braux. Ai renvoyé le cheval à Courtémont. Nous avons pris par le chemin de Minaucourt et le chemin de rondins nouvellement installé. Effroyable de faire des kilomètres sur ces branches juxtaposées, où l'on glisse, où l'on se tord le pied à chaque pas. La pluie de ces derniers jours a fait du sol en contre-bas un véritable cloaque d'où l'eau gicle de toutes parts. Les hommes qui portent le sac de tranchée avec couverture, toile de tente, vivres de réserve, etc. n'en peuvent plus. L'un d'eux est tombé évanoui avant d'avoir atteint 180 (1). Sur les bas-côtés, dans la nuit, on voit surgir des voitures, cuisines roulantes ou fourgons couverts de boue, les hommes vêtus de vêtements sans nom, véritables déménagements de bohémiens. Les chevaux ont (1) Un point de la route de relève, d'où il restait un bon nombre de kilomètres à faire.
:
le poil long, collé en longues mèches par la pluie et la la vie terre. Ils ont même apparence que leurs maîtres dure les a façonnés les uns et les autres à son image. Les rudes carrioles semblent verser à tout moment. Les baLa enfoncent glaise jusqu'au la dans moyeu. roues gnole va rester embourbée? Non. Un « Hue! là! », ponctué d'un juron, et l'attelage donne du collier, comme je vois mes pauvres troupiers remonter leur sac d'un coup de rein. Nous sommes arrivés à 22 heures. Boyaux encombrés. On monte sur les parapets pour aller plus vite. N'empêche jambes jusqu'à Les minuit. pour que nous en avons eu sont raides; les jointures font mal, ma blessure me lance, comme si le bistouri la rouvrait. On se sent une haine inextinguible contre le bourgeois ventru, douillet et bien soigné, qui. à la lampe, discute des opérations militaires d'un ton péremptoire, au milieu du cercle des admirations familiales. Saura-t-on gré à tous ces malheureux qui peinent si durement pour aller chercher des coups de canons, de leurs souffrances? Pour cela, il faudrait les comprendre, ces souffrances, en avoir quelque idée. Et l'on a la certitude que M. Prudhomme n'en a pas même le soupçon.
Lundi, 27 mars. P. Du C. de la Verrue. — Miracle! on nous fait des abris! Comment? on se — décide à faire des abris pour l'infanterie? Mais oui! — Surprenant! Surprenant! Rassurons-nous toutefois on le fait conformément au règlement sur les travaux de campagne du 21 décembre 1915, c'est-à-dire que l'on creuse un trou à 2 m. 50-3 m., et on le recouvre de rondins et de terre, avec une épaisseur de rails (1). Pour proté-
:
(1) Il était absurde d'enlever la terre pour la replacer ensuite. sur les poutrelles et les rails. Il n'est pas meilleur bouclier que la
terre vierge.
ger contre le 77, c'est peut-être assez bon. Bien que ces abris, qui devaientlargement abriter 50 hommes, ne renferment que. 6 ou 8 couchettes! Ces gens sont indécrottables. Cependant nous recevons ici communément du 105, et du 210. A cette heure même où j'écris (17 h. 30) les derniers 210de l'après-midiviennent d'ébranler le P. C. en faisant circuler ce courant d'air dans la cagna, qu'il n'est pas désagréable de subir, quand, avec son cri rageur, l' obus a éclaté à côté.
Mardi, 28 mars. Ciel gris. Suis allé examiner les P. P. de T. 30. (7 h.). Ai réveillé B., de mauvaise humeur, comme par hasard. Le bon Blaise aussi était au lit (1), et au de même. Décidément, la vie dans retour par T. 32, les trous est assoupissante. Des oiseaux chantent le printemps au-dessus de ces boyaux, où se distinguent toute espèce de débris suspects. Vraiment, si j'étais oiseau, je préférerais le bois de Boulogne.
X.
Mercredi, 29 mars. Temps splendide. Dès 5 heures, tournée. Dans le boyau 31, au delà du 77 (2), deux pieds de colonial (?) dépassent le parapet. C'est un Français, à coup sûr. Dans le parapet d'en face, un pied, français aussi. Beaucoup de rencontres, ce matin, dans les boyaux le commandant d'Etat-Major du 4e Corps et un capitaine; le commandantTouveray du 44e d'artillerie et un lieutenant-colonel. Cette vie a son charme. Il me semble faire du camping. On parcourt tranchées et boyaux; l'air est frais, le soleil rayonnant. De gais nuages courent dans le ciel bleu.
:
(1) Dans certaines attaques, il y a eu des compagnies surprises quasi endormies et le commandant de compagnie pris au lit. (2) Un canon de 77 abandonné par les Allemands et qui était devenu un point de repère.
loin, la canonnade. Après deux ou trois heures de Iromenade, on rentre dans la cagna, où l'on travaille. )n lit, ou l'on écrit. L'esprit y trouve son compte et l'on l'est pas distrait par les tourments, qui supplicièrent si ort Saint-Antoine. Et, cependant, la pensée de la hair hante les cagnas. Je n'en veux pour preuve que les [ravures de la Vie Parisienne, toujours renouvelées, lui décorent les planches de coffrage. De tous les illusrés, la Vie Parisienne, avec les petites femmes en corset :t pantalon de Gerda Wegener, a incontestablement le plus le succès. Je n'ai pas fait un P.C. sans en trouver. En descendent :e moment (14 h.) les minens et les gros obus ur le Réduit. Mais la blonde aux grands yeux et aux faucheurs voluptueuses qui, languissamment, s'étend dans on fauteuil à ma droite, me rappelle qu'au delà des lignes la vie continue; que la claustration et la mort sont éservées aux poilus, et qu'à 200 km., il est des créaures humaines qui goûtent toutes les joies d'une civiliation raffinée. Nous sommes vraiment sous le Directoire. J'ai relu — l'ayant trouvé dans les mains de ( le Sens de la Mort « Mais lui, il a été trouvé percé à cause de nos pé:hés, brisé à cause de nos crimes; le châtiment qui nous ionne la paix a été sur lui. Par sa meurtrissure, nous ivons été guéris », dit Isaïe (cité p. 202). c'est Ernest Le Gallic, le lieutenant blessé, « Lui soigné chez le Dr Ortègue; c'est le héros, c'est le soldat idéal donné en exemple par le romancier. En vérité, les léros, ce sont, il faut bien le dire, les plus humbles de nos poilus, — qui travaillent sans trêve(quand ne tiennent pas le fusil). Ils paient de leurs labeurs, de leurs souffrances et de leur mort, les erreurs de la génération de 70, l'égoïsme et l'aveuglement de la génération qui a suivi, — où tant de pontifes se croyaient des droits à faire la leçon, alors qu'ils s'étaient exemptés du premier des devoirs le servicemilitaire Sans doute, objecVu
Z.
».
»,
ils
:
(I)Ilsonteu
(1).
dessuccef5c'.:;s.
-
tent-ils, ils n'ont ce faisant — que profité d'une loi — existante. Mais qu'ils en aient tiré profit les engageait — tout au moins — à la plus absolue réserve sur toutes les questions touchant la vie nationale. Or, vit-on jamais plus ardents ou plus solennels prophètes? La thèse de Paul Bourget m'a agacé. Le vrai soldat, ces lui, le catholique Le Gallic. C'est dans est pour croyants, dit textuellement le romancier, « que le pays trouve les ouvriers qu'il réclame au suprême danger Ce sont eux, « dont les énergies s'accordent avec les nécessités les plus vitales de la société dont ils sont membres. » (p. 200-201.) Voilà qui est fort injuste pour quantité de braves gens. Depuis le 2 août 1914, j'ai commandé au feu, successivement, deux compagnies. Dans l'une comme dans l'autre, tous n'étaient pas fort pratiquants. Pour m'en tenir à celle à la tête de laquelle je me trouve, en ce moment, il y a de fervents croyants. Ce sont d'excellents soldats, mais ne sont pas les seuls, et pour lancer la grenade, d'autres encore sont appréciables, Théart (1), Maujean (2), les deux Toutain (3), Charlot Delporte (4), Courtonne (5),Coutable (6), etc.
».
ils
(J) Théart, caporal. Classe 1915. Grand, solide, les épaules en porte-manteau. Un maître homme. Blessé à Verdun, le 19 mai suivant. (2) Caporal. Grand gaillard. Nancéien. Aussi doux que courageux. Décoré de la médaille militaire pour son héroïsme en Champagne (août 1917). Nommé sergent peu après. Il a terminé la guerre comme adjudant. (3) Toutain Paul et Toutain Alfred, deux vaillants du Drouais. (4) Caporal. Classe 1908. Un jardinier. Taille moyenne. Brun, les joues colorées. Toujours de vaillante humeur. (5) Caporal. Un garçon boulanger. Classe 1914. Taille un peu au-dessus de la moyenne; élancé.blond cendré, solide; carré, d'un calme imperturbable au feu. Décoré de la médaille militaire et nommé sergent en août 1917 pour son héroïsme en Champagne. (6) Caporal. Grand, légèrement voûté, les joues colorées. Très brave au feu. (V. plus loin 1er juin.) Il est mort des suites des gaz en 1929.
Le postulat de Paul Bourget est pur concept arbitraire l'intellectuel (1). Tout cela sent le passé, qui est la vie 3e la génération de 1880 à 1910,c'est-à-dire quelque :hose d'assez quintessencié, assez décadent, sentant sa :ivilisation trop raffinée. La véritable santé morale est chez les poilus qui nous entourent, et qui se font casser la gueule par ce que leur devoir est d'être là (2) ; parce qu'ils n'admettent pas que personne se permette de leur faire la loi; parce qu'ils sont des hommes, et qu'ilssesentiraientdiminués et dignes d'être appelés femmelettes s'ilsflanchaient; parce que, confusément, ils se sentent individus faisant partie intégrante d'un grand pays libre, qui tient à sa liberté, et la meilleure preuve est la manière dont ils vibrent à l'unisson quand on entame ce chapitre. d'ailleurs est plein de sophis« Le Sens de la Mort mes « ce qui agit sur le réel est nécessairement réel» (p. 225). Rien de plus faux. L'histoire est pleine de mouvements dans les foules qui n'ont eu pour causes que des fantômes de l'imagination collective la Grand-peur, par exemple. Champion a une fille, Jeannine, née le 26 mars (3).
»
:
:
(1) Qu'il nous soit permis de dire ici toute notre respectueuse admiration pour le grand talent de M. Paul Bourget et sa belle vie d'écrivain. Les soldats (du 1er Empire) se battaient non (2) Blaze dit « pour Empereur, comme on a dit, mais pour eux-mêmes, pour se défendre, parce qu'enFrance on n 'hésite jamais lorsque l'on voit d'un côté le danger et de l'autre l'infamie. Ils se battaient parce qu'il était impossiblede autrement, parce qu'ilfallait se battre, et que tout tendait à conserver cette bonne habitude. Montrez-leur des Prussiens, des Russes ou des Autrichiens, et, que ce soit Napoléon, Charles X ou Louis-Philippe qui les commande, soyez certain que les soldats français feront leur devoir. » (Op. cil., p. 131.) Très juste. L'origine du courage militairechez le
!
:
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Français, c'est l'amour-propre. (3) Je donnai au papa une permission de quarante-huit heures hors tour pour aller voir son enfant.
30 mars, jeudi. Le soleil s'est levé dans ce halo de brume qui annonce les très beaux jours. Ciel bleu, soleil éclatant, mais tout est enveloppé, étoupé d'un brouillard au ton chaud, qui permet de circuler sans inconvénient sur la plaine. J'y ai donc circulé en compagnie de Théard. Nous avons exploré sous cette belle lumière blonde du matin, la plainecomprise entre le Bastion D. et B. 31. Les Boches et les coloniaux ont dû s'y expliquer d'une façon particulièrement furieuse, si l'on en juge par les débris de toute sorte qui jonchent le sol, et (hélas) par les cadavres. Beaucoup ne sont recouverts que d'une faible couche de terre. Les pieds dépassent. La chaussure par sa forme et par la manière dont elle est « clouée sous la semelle,
»
t
nous d si le mort est un ami ou un ennemi. Ici, un amas d'ossements, des tibias, deux crânes, avec ce ton graisseux (que nous commençons à connaître) des os sur qui la chair a pourri lentement. Les mâchoires de l'un et l'autre sont assez démeublées. En voici une à qui, en bas, il ne restait qu'une grosse molaire; encore était-elle cariée. Ce sont des Boches. Les débris de vêtements et les deux paires de bottes le montrent. Il me revient à la mémoire cette preuve de je ne sais quel Dr Knatschke de la décadence de notre race « Les Français ont de mauvaises dents ». Et ceci? cet amas informe où l'on distingue les débris d'une veste verte et d'un sac recouvert de poils? Je me baisse, soulève les haillons déchirés et pourris. Horreur! C'est un torse humain. On voit les côtes blanchissantes et les viscères. Sans doute, le torse auquel appartenait un des deux crânes que j'ai vus d'abord. La vue ne peut supporter ce spectacle. Je m'éloigne. D'autant plus que le soleil commence à monter au-dessus de l'horizon et les obus à tomber.
:
Vendredi, 31 mars.
Tant de sang, de pleurs versés ont-ils une signification ailleurs? Ou bien ce conflit mondial n'est-il qu'un «
frénétique accès de délire collectif, dont l'unique résultat serait la rentrée prématurée d'innombrables organismes humains dans le cycle des décompositions et des recompositions physico-chimiques? » (Sens de la Mort, p. 319.) Ailleurs. Et aussi dans l'avenir de la pensée et de la vie française? Cela ne me paraît guère douteux. Cette tragédie effroyable et prodigieuse dans laquelle nous sommes les obscurs et souriants comparses secouera l'humanité européenne jusqu'en son tréfonds. Quant à la rentrée qu'elle provoquera d'innombrables organismes humains dans le cycle des décompositions (et par suite aussi des recompositions) physico-chimiques, nous sommes tous ici de bons garants qu'elle se fait, et largement. Une petite visite hors des boyaux — et même dedans suffit à nous en convaincre. Je ne dis pas que ce soit fort gai; mais quelle débilité dans l'âme humaine que ne pas accepter le fait tel quel?
-
1"avril, samedi. Toujours la splendeur du printemps. A 4 heures, maintenant, le jour est déjà clair; et à midi, le soleil darde. Ce soir, beau soir calme et rose, suis allé je — — dans T. 31 à P.P. 4, où, hier, on s'est battu à la grenade. Des blessés ont été emmenés. Le long des boyaux on voit des traînées vermeilles qui font passer le frisson. Dans cette beauté calme du ciel, ces créatures vivantes qui se massacrent! Quelles brutes que ces Boches! Cette nuit, bombardement violent sur notre droite, du côté du Bois de la Gruerie, à 2 h. 30.
2 avril, dimanche. Suis allé à 13 heures rendre visite au capitaine, qui commande le 2e bataillon du 11e. Il vient du 14e hussards. Aimable homme. Nous avons parlé peinture: C'est un homme du monde averti; et il est si agréable de parler peinture ici! M. Quinze-Grammes fait toujours notre joie. Tout à l'heure, à table, nous plaisantions avec Bodin, et je lui adresse une impertinence un peu salée. M. Quinze-Grammes, qui aidait au service, a cru expédient de donner son approbation. En même temps, il filait par l'escalier. Je n'ai jamais vu grimper les marches si vite. Il est vrai que Bodin chausse du 45 et que ses bottes ont 54 clous. Deux minutes après, on revoyait, dans la nuit de l'escalier M. Quinze-Grammes, le calot en bataille, la pipe sur le côté de la bouche, qui, l'œilbrillant,examinait la situation.
Lundi, 3 avril. On se fait à tout. Nous nous habituons à vivre dans des trous, comme les hommes des cavernes; à ne jamais à visage; le ni mains, les laver, même ne japas nous mais nous déchausser. Et les hommes sont gais! Une blails brutalité, Par et ils remontés. contre, une sont gue et qui arrivé (malades). C'est pâles font ce porter « se adouci. Il renvoie fort qu'il soit bien matin à se ce des hommes qui en sont matin, du heures 4 travail, à au rentrés à 23 h. 30! (1) Nous avons à Sainte-Menehould des aviateurs culottés. Aujourd'hui, l'un d'eux volait dans le ciel bleu audessus de la Chenille, vers 15 heures. Il descendait audessus des lignes boches à deux, trois cents mètres. Les
T.,
»
(1) Naturellement, ils se sont fait porter malades.
mitrailleuses crépitaient, les shrapnells éclataient autour de lui, il n'en accomplissait pas moins sa mission en toute tranquillité. C'est beau, ce vol d'oiseau dans l'azur. A 17 h. 30, bombardement. C'est sans doute la réponse à notre bombardement par 240 d'hier matin. qui était à dîner avec ses deux sous-lieutenants, à la porte de son P. C. (celui de la Verrue), a dû rentrer par suite de l' arrivée des obus. A peine était-il dans la cagna qu'une salve de 4 vient mettre la table en miettes. Relève ce soir à 22 heu- -4 par la Be du 124e. QuinzeGrammes est tombé de fail "sse (1).
X.
Mardi, 4 avril. Sommes à 202. Pas trop mal, n'était la multitude incroyable des rats. Le temps a changé. La pluie est revenue. On sent, de plus en plus, que l'argent manque. On rogne sur tout. Il est incroyable de voir ce que nos pauvres troupiers ont à manger; un morceau de semelle, un peu de soupe fort claire; un quart de boule et trois ou quatre biscuits. Ils ne se plaignent pas; ils acceptent tout avec stoïcisme. Je leur disais aujourd'hui, au rapport, que la belle humeur devant ces nécessités faisait partie de leur devoir de soldats. Ils m'ont presque applaudi. J'ai entendu des battements de main. Admirables, en vérité, ces braves gens (2).
Mercredi, 5 avril. Toujours temps couvert et pluie.
T.
passe à la 7e.
(1) Le pauvre petit! Il était d'une vaillance sans limites, mais ses forces en avaient. (2) Ce n'est qu'à partir de mai 1917 que la situation du combattant s'améliore,
Jeudi, 6 avril. Ce soir, travail de la Compagnie aux ouvrages de Vir-
giny. ,
Partis à 17 h. 30. Arrivés, à 138, à 18 h. 10. Un sapeur vient nous prendre et nous mène à la cagna du sergent du génie, qui dirige les travaux. Jolie cagna, bien construite et confortable pour être celle d'un sergent. C'est le méridional qui nous a déjà employés quand nous étions à 138. Je m'entends avec lui les hommes feront leur tâche; une fois faite, je les ramènerai se coucher. La tâche est indiquée.Leseigneur fait large mesure, les hommes se déséquipent, mettent veste bas, et en avant. Je suis étonné, moi-même, de la vigueur avec laquelle ils « en mettent Le sergent ne l'est pas moins. Il me confie avec son accent, de provenance directe de Béziers « Il y a peut-être bien du vrai dans ce qu'on dit du Midi. Il y a une différence ici, quand c'est le 53 ou le 142 qui travaillent, et quand c'est le 101 ou le 124. Le 142 surtout (ce sont ses compatriotes). Quels gueulards! Quels rouspéteurs, et quels fainéants! » A 21 h. 30, pluie. Or, je constate que le travail est à peu près fait. Déjà? Il devait durer jusqu'à 3 heures. Le sergent vérifie. Il n'y a plus qu'à s'en retourner. Par exemple, il nous a fait, au retour, prendre un chemin impossible, bon pour deux hommes, sans doute, mais quand on tire derrière soi une compagnie, il en va autrement. Déjà je suis tombé malheureusement tout à l'heure en sautant dans le boyau menant à une mitrailleuse défilée, boyau dont j'avais mal apprécié la profondeur. La pluie, la terre gluante où l'on glisse, un nouveau faux-pas achève de mettre ma jambe à mal. Je reviens appuyé sur Bran-
:
».
!
chard.
:
Comme déjà Bodin nous avait quittés à 138, pris d'étourdissements, c'étaitvraiment la compagnie des « amochés », du moins dans le commandement.
Vendredi 7 avril.
Z.
m'a emmené cet après-midi à la Charmeraie. La route n'est pas désagréable, surtout passé Courtémont. Le pays mamelonné est varié de quelques arbres. En été, ce doit être assez frais et reposant. Le château où loge le général est charmant. Beau logis, beau parc ombragé. (1). Il peut se reposer là des fatigues du commandement
T.
et y goûter la détente indispensable. Il est bon que, pour les chefs, la guerre puisse se prolonger indéfiniment en leur laissant une vie agréable. Sinon, comment pourrions-
nous résister? (2), A la Charmeraie, nous trouvons le capitaine le capitaine quelques souset le commandant et , lieutenants. L'endroitestdélicieux. Partout des arbres, de la verdure. Les cagnas sont pittoresques et confortables. Quelle distance entre cette vie et la nôtre Ce sont-là gens aimables, diserts d'une façon spéciale; je ne puis m'empêcher de songer à mes camarades scientifiques de l'Ecole. Ils ne sont pas tendres pour le prochain, et en cela encore, ils me rappelent les bonnes causeries de la rue d'Ulm. Mais ils ont aussi la hantise de l'avancement, et par là, marquent qu'ils sont également militaires. (promotion de l'X de 1899) est fort aigri de n'avoir point le quatrième galon à la distribution, qui a eu lieu le jour même. Hélas! Il n'y a pas assez de tués parmi les capitaines et les commandants! !
J.
D.
F.
!
D.
(1) L'on comprend comment tant de généraux se rendaient ti peu compte de ce qu'était la guerre. (2) Etat-Major du génie. C'est l'un deces messieurs qui me dit froidement c La vie d'un officier du génie est plus précieuse que celle d'un officierd'infanterie il faut plus de temps pour le former. »
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Samedi, 8 avril.
Nour relevons le 315 au Calvaire, en avant de Villesur-Tourbe et nous y allons avant les compagnies pour prendre les consignes. Ciel gris. Temps légèrement brumeux. On pourra passer sur la route Araja-Berzieux sans risquer de marmites. C'est la compagnie B. (le poste le plus mauvais) que je dois relever (Lieutenant R., rf du 315). X., sitôt qu'il a entendu le commandant du 315 déclarer que c'était le coin le plus marmité, a réclamé la compagnie A, où ses hommes seront dans l'eau, mais où lui ne risquera rien. Il est charmant. Il verra la fin de la guerre. R., grand, fort, brun, barbe noire, est le type de l'homme d'affaires ou de l'homme politique. Dans l'espèce, c'est un homme d'affaires. Il me fait faire le tour du propriétaire. Les boyaux sont faits d'un mélange de boue et d'immondices. Au fond, des caillebotis pour qu'on ne nage pas dans l'eau. Le secteur va de la route de Ville-sur-Tourbe à Cernay-en-Dormois (route de Vouziers) jusqu'au Verger. Il est traversé en son milieu par un chemin dit chemin du Calvaire parce qu'en effet, il monte à un Calvaire, une Croix, restée debout entre les lignes, et où le Christ étendait ses bras crucifiés, face à nos tranchées. Le geste de paix de la croix subsiste immuable, éternel, « Venez! vers nos petits postes. Il semble nous dire Accomplissez le rêve séculaire Chassez cette horde venez qui me presse, qui déjà près de moi veut me submerger, renverser cette croix, d'où je suis l'appel suprême de l'humanité blessée vers la grande rédemptrice! » Et, la nuit, lorsque la lune s'éveille et répand sa clarté blanche sur le champ de mort, on voit ces deux bras noirs qui s'ouvrent pour nous accueillir.
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!
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Nos morts sont là, les morts de l'attaque du 25 septembre. Ils sont encore alignés dans leur attitude de combat, déployés en ordre dispersé. La mort les a arrêtés au milieu du bond vers les fils de fer rougis par la rouille et restésinviolés — sauf en un endroit où s'amoncellent les corps (1). Deux tirailleurs, qui s'étaient tapis derrière un léger renflement de terrain ont été couchés pour l'éternité par le feu des mitrailleuses. On voit leur capote bleue, leur casque, qui a roulé auprès d'eux. D'autres sont allongés sur le dos, la face vers le ciel, raidis. D'autres repliés, tordus. Ils forment comme un alignement de légers monticules devant les tranchées des Allemands qui les ont laissés là; en avertissement terrible à qui voudrait attaquer. M. Nous rentrons au P. C. ancien élève est un — des Bons-Pères. Il en parle avec une reconnaissance expansive. « Ils sont très forts. Et ce qu'il y a d'admirable chez eux, c'est que jamais ils ne lâchent leurs élèves. Et quelles relations Ils sont partout! » Physiquement et moralement, il me rappelle le francC'est la même mentalité. Tout le problème maçon consiste, pour ces hommes, à faire partie de l'association qui apportera le plus de relations, le plus d'aide pour une vie large et facile. Il me donne de nombreux exemples de l'appui à lui apporté par les Jésuites dans sa vie choix de son régiment; ils l'ont fait passer du régiment de Fontenay-leComte au 31e, à Melun. Quand il s'est lancé dans les
R.
1
D.
:
affaires. Quelles affaires? —
(1) Voilà une visite qui eût été bonne pour les grands chefs et leurs Etals-Majors. Ils auraient vu de la façon la plus claire que contre des réseaux de fil de fer intacts, la bravoure la plus éclatante dies « exécutants » ne peut aboutir qu'à un inutile massacre. Il faudra encore l'échec sanglant du 16 avril 1917 poux que l'on renonce à ces pratiques.
Tout ce qui permet de gagner de l'argent. —
ils lui ont procuré les plus belles relations. Saisissant l'occasion, d'ailleurs, il me demande de res-
--
ter en correspondance avec lui. Vous me répondrez? Mais parfaitement, cher Monsieur. En voilà un, au moins, qui songe à l'après-guerre. Il songe assez peu à la guerre elle-même. Il me laisse son dossier dans un singulier désordre; quant au secteur, il le connaît à peine et il n'est pas besoin d'être grand clerc pour s'apercevoir qu'il n'y a rien fait.
Dimanche, 9 avril.
Toujours beau soleil, gai et frais, les oiseaux chantent à gorge déployée. Ce soir, je passe la nuit dans les tranchées pour épargner la veille à Bodin, qui ne me paraît pas très solide. Nous devons lancer des fusées éclairantes. Le jeune Rouzeaud s'est emparé du fusil. Je me suis placé à notre meilleur observatoire. qui est la feillée de MM. les officiers. Il fait une belle nuit, claire, pleine d'étoiles. Mon Capitaine, le maréchal des logis chef de — pièce du 75 (1) (que nous avons en tranchée) vous demande d'éclairer vers le point 473. Justement, j'allais faire lancer des fusées. Tenez! — Restez-là. Vous allez pouvoir observer, vous aussi. s'est placé dans la tranchée, celle du Balcon, qui est en contre-bas de l'observatoire. Vous êtes, mon Capitaine? y —
R.
Oui! Allez! —
(1) L'on voit à quelle date l'on a commencé à envoyer dans les tranchées de première ligne des gradés d'artillerie pour assurer début d'avril 1916. la liaison entre les deux armes D'ailleurs, cette mesure n'a pas été générale. En première ligne, à Verdun, je n'ai jamais vu de gradé d'artillerie.
:
Paf! la fusée monte, rayant le noir de la nuit d'une
traînée rouge. Elle éclate. Elle est magnifique; mais le vent est contre nous. Il souffle plein N. W., et, au lieu d'éclairer les Boches, vient en vitesse nous illuminer nousmêmes. Salve de coups de fusil boches immédiate, qui nous fait rentrer le nez dans la tranchée au milieu de grands éclats de rire. Rouzeaud est tout honteux de la déconvenue. Il en tire une seconde. Même succès. Même salve. Même rentrée derrière les parapets, et mêmes éclats de rire. On essaie des fusées du pistolet, mais vraiment elles ne valent rien. On se croirait le 14 juillet, fait remarquer un loustic. Je passe la nuit à faire le tour des petits postes et des tranchées du Balcon à la tranchée Vix. Partout les braves petits gribiers veillent aux créneaux. Ils ont bien mal mangé ce soir. Le rata est venu tard, à 22 heures, et il était brûlé. Ils ne se plaignent pas. Ils savent que les temps sont durs. Tout est si cher, maintenant, mon Capitaine. — Je songe aux soldats de Villars, disant à leur vieux maréchal la veille de Malplaquet « Il faut bien sou fffrir un peu ». Ils souffrent beaucoup. Ils passent les nuits,l'œil au guet. Encore celles-ci sont belles. Les vertus du paysan de France se perpétuent toujours les mêmes, et sont l'éternel gage du salut de la Patrie. Je rentre dans la cagna à minuit. Je lis au hasard un article du lieutenant E. R. Ils sont fort bien, ces articles. Celui-ci est remarquable « Rien n'est si près d'être général, que ce qui est profondément individuel». Et ceci « Nous avons des heures qui nous régénèrent. Nos écrivains auront maintenant quelque chose à dire. (Oui, ceux qui auront pris part active à la bagarre.) — et ce
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sera la fin du maniérisme, des descriptions sans fin, du bavardage curieux et raffinéquiprétendaient compenser l'insuffisance des sujets et pesaient sur eux comme une forme barbare. Nous aurons un style sobre, cru, vigoureux, — pourquoi ne dirais-jepasmilitaire? » Eh parbleu oui! Une langue drue et simple! Nos écrivains à la mode allaient au rebours du bon sens, avec leur recherche des « attitudes d'âmes ». A deux heures (1), tournée. Je revois tous mes petits gars. Je ne sais s'ils ont une « belle attitude d'âme »; mais je constate qu'ils ont sur le parapet et le fusil à portée une attitude qui me satisfait pleinement.
Lundi, 10 avril.
Toujours beau soleil. Hier, pendant ma tournée dans la nuit claire, on entendait les coups de maillets de MM. les Boches, plantant les fils de fer barbelés.
Aujourd'hui, nous faisons canonner leur travail. Un aspirant (Elloel), beau grand blond, est venu à cet effet, accompagné d'un sous-lieutenant d'origine toulousaine, et du nom de Dumas.
Mardi,
Il
avril.
Tir à la cible sur un créneau fait par 469 et 470.
les Boches entre
démoli. n'est le créneau mais tire juste, pas » « Construit à 13 heures, arrosé à 15 heures. Les Boches
Arthur
le
(1) Donc rentré dans la cagna à minuit, capitaine en est restranchées et sorti à 2 heures du matin pour faire une tournée des des petits postes. C'était, en effet, l'heure pénible pour le veilleur, celle où l'on en rencontrait le plus grand nombre endormis. Une bourrade, et ilsétaient réveillés tout honteux d'ailleurs, balbutiant leur des excuses, et on était sûr qu'ils ne se rendormiraient plus de faction. Jamais, comme on peut le voir par ce carnet, je n'ai porté d'ailleurs, d'autres plus motif, punition pour que pour ce — pas une
doivent s'apercevoir qu'on a changé leurs voisins d'en étaientlemoins s'en face. Les camarades du méchants possible pour qu'on leur laisse la paix. Ici, ce n'est pas le cas. Nous, nous ne leur permettrons exactement rien. Chariot, quand il est à un créneau, toute casquette plate, qui se montre, a droit à une balle D. Et il n'est pas le seul. Il a beaucoup de camarades à la compagnie. Aussi, c'est étonnant comme on est tranquille, en face. Ils se vengent en nous servant des bombardements remarquables comme celui d'aujourd'hui. Aucune importance. Impressionnant, toutefois, ce morceau de 105 que Dubuc vient d'apporter dans la guitoune.
f.; ils
Mercredi, 12 avril.
Gai soleil au matin, quelques ondées.
A la nuit
(21 h.), suis allé avec Bodin sur la plaine. Nuit assez sombre, malgré les étoiles. Nous sommes sortis par la sape II. Ce coin est complètement dégarni de fils de fer. Théart y travaille avec son équipe. Dans le noir, on voit quatre ombres qui, courbées, travaillent silencieusement. Elles attachent des fils de fer lisse autour des piquets. Nous suivons, à travers les piquets, un vague sentier tracé là où ils sont le moins fournis et où l'on passe en s'accrochant à chaque pas.
Nous descendons dans Doerflinger (1), arrivons à P. P. 10. Bonsoir, mon Capitaine. — Bonsoir, Tu l'œil? petit. mon ouvres — Oui, Oh! tranquilles, Capitaine. Ils bien sont mon — en face. J'ai envoyé un coup de fusil sur un que j'ai aperçu là-bas. Ils n'ont même pas répondu. (1) Nom d'une tranchée.
--
Allons! bonne nuit, mon petit garçon. Bonne nuit! mon Capitaine. Et nous filons au P. P. 9, de là à 8 et à 7. Partout les hommes, encapuchonnés dans leurs toiles de tente, sont au créneau, le fusil à portée. VenJredi, 14 avril. Reçu une lettre de M. Pfister (1). Il me dit qu'à Paris on attend à l' aube et le soir à 4 heures les nouvelles, et que la fièvre des communiqués est aussi forte qu'aux débuts de la guerre. Vraiment, ici, nous l'avonsinfiniment moins. Nous tenons Fritz sous nos fusils, nos mitrail-
leuses et nos canons, et nous ne lui permettons rien, ce qui s'appelle rien. Du côté de Verdun, nous avons entendu la canonnade dimanche, lundi et mardi; maintenant, elle est calmée et comme nous supposons que les gaillards qui sont là-bas font comme nous, « on ne s'en fait pas ».
Samedi, 15 avril.
Pluie. Temps maussade. Les sentinelles font
les cent
pas dans le Balcon, enveloppés dans la toile de tente. la Cette détruit de le romantisme guerre. guerre a — On ne saurait trop le répéter. Quand on voit les hommes sales, couverts de boue, attentifs aux créneaux, sous leur capeline de toile jaune par dessus la capote pisseuse, délavée, pleine de taches, on ne peut s'empêcher de penser que nous sommes loin des chevauchées en brillantsuniformes dont une conception enfantine avaitempli notre imagination.
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(1) Mon ancien maître, rue d'Ulm. Il devait mourir recteur de
l'Université de Strasbourg
lerêve desavie.
Dimanche, 16 avril. Ce matin, grand branle-bas. Les Boches ont, à une heure, placé un drapeau en avant de nos fils de fer à droite du petit Poste II. Au soir, une patrouille (4 h., cap.) est allée chercher le fanion. Clair de lune éclatant. Noussuivons la manoeuvre. A peine les hommes sont-ils engagés sous les fils de fer, on ne les voit plus. Ils reviennent. Sur le drapeau, une inscription « Les Anglais combattent jusqu'au dernier soldat français. Est-ce aussi votre devise? » Un vieux numéro du Simplicissimus y est attaché. C'était tout simplement une invitation à faire « Kamarades! » 1
:
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Lundi, 17avril.
Elle Sommes cantonnés à la Neuville.Jolieéglise. — a dû être commencée dans les dernières années du xve siècle. Elle possède encore soubassement construit sur un — en fort belles pierres, amenées de loin sans aucun doute, — un portail joliment ouvragé. Une branche de vigne, aux feuilles stylisées comme il était de mode à cette époque, court le long d'une archivolte. On y distingue des grappes de raisin, des oiseaux. Au-dessus des impostes, des bas-reliefs ont été ajoutés dans le style italien, que l'on aimait dans les dernières années du XV* ou les premières du XVIe. Un portail sur la façade nord offre deux médaillons qui sont bien aussi dans le goût de cette époque. Il faut croire que la prospérité qui a permis de commencer l'église sous Louis XII n'a pas continué, car à peine la salamandre de François I" était-elle sculptée à la hauteur du premier étage, que l'on sent que les travaux
ont été interrompus. Les difficultés financières qui grèvent le trésor royal et les impôts qui s'ensuivent dès 1520 (1), ont-ils arrêté la générosité des donateurs de La Neuville? C'est fort probable, car l'église a été continuée de bric et de broc aux âges suivants consolidée, si nous en croyons une inscription sur un contrefort de la face sud, en 1730; et aussi en 1782, comme nous l'apprend une autre inscription sur le contrefort voisin. La pierre des murs est la vulgaire marne du pays. Evidemment, les temps heureux qu'on avait cru durables sous le règne du « Père du Peuple n'étaient plus. Et voilà comment une humble église est en raccourci l'histoire de la vie de la petite ville pendant trois siècles.
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»
Mardi, 18 avril. Arrivée du renfort de la classe 16. Bonnes figures. Ils sont venus avec des drapeaux. Ils ont l'air solides et ont fort bonne mine. Le général Tatin est venu les inspecter.
Mercredi, 19 avril.
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Consul nous a réunis, tous les officiers à 10 h. 30, des journaux graisseux, dans sa saUe-à-manger. Sordide des croûtes de pain, des taches de café sur la table. Le jeune Rouzeaud ayant sur un piano — dans un coin — tapoté la Marseillaise, Consul entre, furieux théâtrale que je vous « Ce n'est pas à une représentation ai convoqués, Messieurs, mais pour le service. J'ai bien du regret à vous le dire. Ce n'était pas ainsi que je me
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(1) C'est le commencement de la lutte contre Charles-Quirrt, La Paris, nécessita de l'ennemi fois près deux qui amena guerre, d'énormes dépenses.
».
comportaisjadis quand je me rendais chez mes chefs Quel vieux pion recuit!
20 avril. Le colonel me demande où je veux aller. Le 21 avril, permission de 6 jours. Vendredi, 21 avril 1916.
Z.
Départ de la Neuville-au-Pont, avec à 13 h. 30. Arrivés à Sainte-Menehould, pas de train avant 20 heures. Celui de 15 h. 30 pour Revigny, que nous comptions prendre, n'existe plus. se répand en doléances vaines. Naturellement, c'est moi qu'ilincrimine. Cela m'émeut médiocrement. Tandis que le gros garçon gémit, je cherche une auto qui nous mènera à Châlons. Il se paie ma tête, mais moi, je ne tiens pas à arriver à Paris demain
Z.
matin. Enfin, nous trouvons un aviateur qui va à Vitry-leFrançois.Voilà notre affaire. En route, à travers la campagne à toute allure. Nous arrivons à Vitry à 18 h. 10. Heureusement, le rapide Nancy-Paris a du retard. Etrange de se trouver sur le quai d'une gare après six mois de tranchées. Beaucoup de permissionnaires. Quelques civils. Ils me paraissent très extraordinaires. Des femmes en deuil. Le train est littéralemnt pris d'assaut. Dans notre compartiment est un aviateur, médaillé et décoré. C'est Nungesser. Petit, mince, de longs cheveux blonds. Il a la bouche tordue par une blessure, qui lui a fait, à la lèvre supérieure bec de lièvre. Il comme un nous — montre un numéro du Monde Sportif (?) où un article lui est consacré, article accompagné de photo, et qui cé lèbre ses exploits.
Il nous montre sa mâchoire. Elle est entièrement démeublée. Par place, on voit briller des crochets d'une armature en or. Il boîte aussi fortement. Il va à Paris jusqu'à lundi. Cette vie lui plaît. Il est marié, bien que n'ayant
encore que 23 ans. Ce n'est On femme, c'est copain. part un pas une — en bombe ensemble. Tout aviateur est noceur. On monte en avion de chasse; on poursuit un boche, ou bien, on part en mission (je n'en veux plus, de missions spéciales, c'est trop malsain). On revient, et on va pour 48 heures à Paris. Voilà. Il est d'ailleurs fort élégant. Vareuse noire, serrée à la taille par une ceinture de cuir jaune; culotte rouge saumon, à liseré bleu ciel (car il sort de la légère), képi rouge à turban bleu ciel; mains soignées et baguées. Mais il est resté au fond le mécano qu'il était avant d'être aviateur, expansif et bon garçon.
Samedi, 22 avril. Journée à Paris. Parisestdélicieux. Les arbres sont verts, le soleil égaie le boulevard animé comme à l'ordinaire. Je songe malgré moi à la désolation de cette Champagne que je viens de quitter; aux maisons dont il ne reste plus que quelques pans de murs croulants; à ces vastes landes sans végétation, que quelques bois de sapins, que les obus ont réduits à l'état de piquets; où de place en place, on voit seulement un peu d'herbe bien pauvre, entre les trous d'obus qui criblent cette terre blanche ou verdâtre, comme un visage grêlé par la petite vérole. Les gens ici vont à leurs affaires. L'avenue de l'Opéra, le boulevard des Capucines et celui de la Madeleine, la rue Royale, la place de la Concorde, ont leur aspect accoutumé. De temps à autre, aux Champs-Elysées, on crose
un soldat appuyé sur des béquilles et qui, sans doute, appartient au dépôt de convalescents du Grand Palais. Mais les pelouses sont vertes, les corbeilles de fleurs épanouies, brillantes de couleurs fraîches; les arbres ont la frondaison nouvelle, dans sa jeunesse première. Ils ne seront jamais plus beaux. Dans le ciel bleu, étincelant de lumière, courent de légers nuages d'argent. II fait bon vivre. On comprend que les gens de l'arrière se résignent à la guerre. Ce soir, pris le train pour Bordeaux à 21 h. 50. Il est bondé de gens qui vont en villégiature. Ce qu'il y a de consolant, c'est qu'on est parfaitement sûr que, si l'on sèche dans les fils de fer on ne sera pas, pour le monde, une perte bien sensible.
Dimanche, 23 avril. Réveil à Coutras. La campagne est fort belle, verte, riante. Les cultures paraissent soignées; les vignes qui grimpent après les échalas alignés sont sarclées comme des jardins. Beau pays. Beau ciel. Les toits presque plats, les maisons blanches, le soleil enfin, donnent l'impression d'un autre climat. C'est le Midi. Arrivée à Bordeaux, gare du Midi, à 7 h. 30. Affluence, nouveau va-et-vient; n'étaient les gendarmes et le piquet de service, qui croirait que nous sommes en
?
guerre
Bordeaux est une fort belle ville, que j'ai hâte de parcourir. Le cours Saint-Jean me mène en plein centre. Près du marché grouillant de vendeurs et de chalands, je demande à un agent de police; Où Sainte-Catherine? la est rue — Continuez le cours Saint-Jean jusqu'à cette grande — place dont vous voyez les arbres. Il y a là une porte
:
monumentale, c'est devant cette porte que commence la rue Sainte-Catherine; vous la verrez une porte monumentale. Il prononce « monumintâle », avec un accent bien amusant et une gravité digne de la « Pôrte ». Je préfère traverser le marché et me diriger vers SaintMichel. Prodigieux de vie, de grouillement, ce marché. Les filles sont bien jolies. Brunes, cambrées, la peau fraîche et les lèvres rouges, avec des yeux noirs aux longs cils. Saint-Michel est une fort belle église de la deuxième moitié du XVe siècle, comme Saint-André. On voit que Bordeaux a été prospère à cette date, comme elle l'avait été déjà dans la deuxième moitié du XIIe (voir SainteCroix) quand, par suite du mariage d'Eléonore d'Aquitaine, Bordeaux devint une des bonnes villes des ducs de Normandie, roi d'Angleterre. Les Anglais commencèrent sans doute, à cette époque, à être très amateurs de « claret » et à enrichir les marchands et les vignerons du pays. Au XVIIIe siècle Bordeaux a connu une nouvelle ère de prospérité. Les hôtels Louis XV de la place Gambetta, la richesse de Notre-Dame, le Grand-Théâtre et les Quinconces le montrent parfaitement. Très belle place, les Quinconces rappellent la place de la Concorde, conçue dans le même esprit. A l'une des extrémités est le monument des Girondins, fort bel ensemble d'art contemporain à l'autre, coule la Garonne. Les quais sont animés. En ce moment, me dit le patron d'un trois-mâts accosté, arrivent des Sénégalais. Il est d' ailleurs enchanté de la guerre. Jamais le fret n'a été si rémunérateur. Le café de Bordeaux est bondé. J'y retrouve un de Il campagne, mes anciens fourriers du début de est à l'aviation comme apprenti-pilote. Je ne sais ce qu'il apprend au camp d'aviation, mais lui et ses camarades
:
;
la
R.
.1
"me paraissent vraiment bien informés au sujet des jolies femmes de Bordeaux. Ici, non plus, on ne sent pas la guerre.
Je suis allé voir Sainte-Croix. Belle église romane.
Après un dernier tour de ville, retour vers la gare à 11 heures. Je fais viser ma permission. C'est le lundi de Pâques. La gare est grouillante de gens allant en villégiature. Comment? des gens qui vont en Il a encore y — villégiature? bourgeois propret Heureusement! dit petit me un — et grisonnant, de cinquante ans. Réponse admirable! En voilà un qui a pris à la lettre les élucubrations des folliculaires qui essaient de justifier, sans vergogne, l'égoïsme inconscient d'une partie de la nation dans ce cataclysme. Pauvres camarades étendus devant nos fils de fer au Calvaire. On ne vous pleurera pas longtemps, — si tant est que vous l'ayez jamais été. Très belle, la campagne bordelaise. Au-dessus d'un village en étage sur le flanc d'une colline. un château à silhouette féodale Montmaure. Dans le train à Poitiers, monte un capitaine d'artillerie, palme fraîchement décoré de la croix de guerre avec — naturellement. Nous passons Tours. Le train file à travers cette admirable vallée de la Loire; le fleuve y étale ses eaux dormantes où se mirent les maisons blanches des rives, où courent les légers nuages du ciel. Les noms des gares Vouvray, Amboise, Limeray, évonuentdes idées de viefacile et joyeuse. Voici Blois et les hautes tours blanches de son château. Mon capitaine d'artillerie engage la conversation. Il tient à me dire que, si le 75 est souvent fort dangereux
:
:
pour les fantassins, c'est de la faute de ces derniers. Cela va sans dire. Il m'explique aussi que plus les artilleurs sont loin,
tir (1).
meilleurestleur
Je m'en doutais également. Paris, dîner au Café de la Paix. Bondé, plein de jolies femmes et de chalands qui les accompagnent.
A
Mardi, 25 avril. Le ciel est radieux. Je revois avec un plaisir qui faut battre le cœur plus vite, le Parc Monceau, l'Etoile, l'Avenue du Bois et le Sentier de la Vertu. Très brillant, le Sentier de la Vertu. Les femmes arborent des robes courtes à volant, qui rappellent la mode du deuxième empire. Elles se sont décidées à avoir de nouveau des hanches. Les temps ne sont pas loin où elles condescendront à ne plus aplatirleurpoitrine. Le Bois est très animé. Quelles différences y a-t-il avec le temps de paix? Un peu moins d'autos; un peu moins de militaires. Tous aviateurs, officiers d'administration ou du train. Agréable de tranchées » aux Acacias. « prendre les
Mercredi, 26 avril. Ce soir, je suis allé au Gymnase voir le Rubicon. Les prix sont des prix de guerre. Ce n'est pas un malheur. Délicieuse, cette petite pièce, et Lély est une artiste bien intelligente. Salle comble.
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Il y a une dis« (1) Le Général Gascouin dit, au contraire qu'il d'appui artillerie infanterie liaison et bonne entre tance de (Op. importe de ne pas dépasser, et qui l'a été. fréquemment. » cit., p. 249.)
Jeudi, 27 avril. Après-midi, promenade en barque sur le lac du Bois de Boulogne. Temps exquis. Beaucoup de monde. On se croirait un jour de fête ou de courses à Longchamp. Il paraît que la nation souffre; que toutes les énergies sont tendues vers la victoire finale; cette tension ne diminue pas le nombre des promeneurs. Vendredi, 28 avril.
Déjeuner chez Weber; dîner au Bœuf à la mode. Partout même affluence. Si cette guerre se prolonge comme il est probable — elle aura fait la fortune des restaurants à la mode.
-
Dimanche, 30 avril. Sur les boulevards, foule; à l'apéritif, au café de la Paix, pas une place. Temps toujours radieux.
Lundi 1er mai. (Déjeuner avec Pfister et Lévy). Ce soir, départ. Dans le train, somnolence des permisJe retrouve sionnaires rentrant. déclare à un camarade, qui Pour la nme fois, la à intérêt plus qu'il n'a aucun voyage avec nous,
Z.
Z.,
guerre.
Je croix. la galon j'ai J'ai troisième ne et mon — m'embusquer. J'en
le cache pas; je ne demande plus qu'à ai assez de la guerre. C'est trop long. Les officiers de Napoléon aussi étaient fatigués quand ils étaient devenus maréchaux ou divisionnaires, c'est-àdire quand ils avaient satisfait leurs ambitions militaires.
Lundi, 8 mai.
à.
Route d'Argers Sommes à Belval. A 20 heures, bridge chez le colonel commandant la brigade avec un chef d'escadron du 8e chasseurs et le lieutenant de du même 8e. Gens fort aimables. Le jeune parle d'une petite roix blanche et pousse le jeu avec une belle témérité. Il est Breton, comme le colonel. Amusant de les entendre parler famille. Ils ont chacun une nuée de cousins, de cousines, et, naturellement, se trouvent parents par alliance, à cause de « votre cousin X., dont le frère a épousé ma cousine une telle». Le chef d'escadron peut avoir 52 ou 53 ans. Grand, sec, le long nez en bec d'aigle, l'oeilaigu, il donne une impression d'intelligence extraordinaire. Le colonel, lui, s'essaie à la philologie bretonne. Toutefois, quand il fait dériver « Plou » de plebs ou de populus, je reste un peu rêveur (1).
P.
P.
Mardi, 9 mai. Départ de Belval à 7 heures après ordres et contreordres de Consul, comme à l'ordinaire. s'amuse à se faire En attendant le coup de sifflet, suivre de son cheval Saïd, en l'appelant comme on ferait
B.
« un chien.
L'animal, docile, obéit. Les hommes devient derrière les faisceaux ou courent
acheter quelques dernières provisions. Tourner:y, le sous-lieutenant qui commande la compagnie voisine, me dit ses espoirs d'avenir. C'est un beau jeune homme. Classey\913. Grand, (1) Peut-êtreétait-ce un tort, et ces mots dérivent-ils
ladical.
d'unmême
blond, de tournure élégante, intelligent, énergique, très militaire.Ex-instituteur, dans je ne saisquelle commune du Jura. Il s'est adaptémerveilleusement, et a fort bori air à cheval, avec son long manteau et son bonnet de police sur l'oreille. Il vient d'être titularisé à titre actif. Sous-lieutenant à 23 ans. Bien noté. Il peut marcher. Son second, Bétron, est un brave propriétaire beauceron. Vingt-cinq ans, taille moyenne, trapu. le front un peu bas sous les cheveux bruns, il me dit de sa bonne voix légèrement voilée bon aller Beau Il ferait capitaine temps, mon — dans ses champs, le chien au talon, voir si le blé lève Et ses yeux sourient; et de la main il fait le geste d'encourager ce blé — qu'ilaime — à grandir. les cavaliers Mon capitaine, comment savez-vous — appellent le chemin que nous allons prendre? me demande Clerc, un de mes agents de liaison, un bon petit classe 1915 à la boule rasée, toute ronde. Non, comment — Le chemin de la mort. — La compagnie tout entière s'est fleurie de muguet et a fleuri le capitaine. Zidor (1) a un bouquet blanc à chaque oreille comme pour un cortège de noces. fleurs compagnie des dit de Benoit (2) La « et — passant. Nous traversons la forêt de Belnoue. Fort belle. Des étangs, des futaies de hêtres, des lointains profonds et frais. La forêt est vraiment le plus somptueux décor de la nature. Il fait bon. Pas de chaleur. Partout, dans le silence sombre du sous-bois, des chants d'oiseaux. La route file,
:
!
!
?
»,
(1) Mon cheval (2) Chef d'escadron de cavalerie qui venaitd'être nommé adjoimt au colonel. Aimable, courtois et magnifique soldat.
toute droite, nette, propre comme un chemin de plaisance entre les hautes masses feuillues aux profondeurs ombreuses. Des chants s'élèvent la marche italienne en vogue. — Dans l'air limpide, les canons de fusil fleuris de blanc ondulent au rythme du chant qui cadence le pas. Le ciel est en fête, les coeurs aussi. La marche devient pénible après Laheycourt. Les hommes portent un sac fort lourd, avec couverture, toile de tente et tout ce qui s'est accumulé de linge ou de bricoles pendant l'hiver. Et puis, Consul, sur son cheval, avec son bel égoisme, dirige la marche aussi mal que possible. Zidor est transformé en mulet de bât. Je lui ai fait mettre en équilibre sur le dos cinq sacs des hommes les plus fatigués. Nous arrivons ainsi, en pleine chaleur, à Laimont, au haut d'une côte très pénible. Les hommes marchent sans arrêt depuis une heure. Calté, dont le bataillonestarrivé, n'a pas, très justement d'ailleurs, sifflé la pause pour quelques centaines de mètres qui lui restaient à faire. Et Consul, voyant que le ne sifflait pas la pause, n'a pas pris sur lui la « chef grande responsabilité de l'ordonner à son bataillon qui bas de la côte de Laimont — avait encore à tirer au — 2 kilomètres en plein soleil. C'est un homme discipliné. Neuville-sur-Orne, où nous cantonnons, est un petit village qui devait être fort bien construit et qui a été démoli lors de la bataille de la Marne, surtout par les obus incendiaires du 75, me dit la vieille dame où loge la compagnie. C'est une bonne vieille s'appuyant sur une canne et dont la figure de cire s'encadre d'une chevelure blanche crépelée, belle encore. Elle est fort accueillante ainsi que sa fille, bonne ménagère, douce et active, de 35 à 40 ans. La maison est composée d'un seul corps de bâtiment
»
où ces excellentes dames réservent la plus belle chambre à un officier des troupes qui — sans cesse — passent ici pour aller à Verdun. Dans la cour, à gauche, deux granges où logent les hommes. Au fond, un fort beau jardin, tout vert, entouréd'épines en fleurs. L'herbe est pleine de boutons d'or, vivante de mille insectes minuscules; le beau soleil fait luire la courbe nerveuse des tiges. Partout l'on sent circuler la joie calme de la vie rajeunie, sous la belle ombre fraîche des ramures lourdes de feuilles. Je suis logé de l'autre côté du carrefour dans une maison de belle apparence. Y habite un mobilisé de la classe 1891 affecté aux automobiles. La femme semble bien négligée. Ils ont une fille de 20 à 22 ans, fort jolie. Une autre est à Bar-leDuc où elle soigne paraît-il — les conséquences de la cour un peu trop vive d'un officier de passage. La chambre où je loge est fort belle, avec une vue un peu étendue, ce que j'aime particulièrement.
-
Mercredi 10 mai. Nous partirons sans doute demain, pour Verdun. Ce soir,chez qui avait convoqué Lévy (1), , — séance de musique « La Tosca », « La Vie de Bohème », « La Ballade du roi d'Ys », « La Valse de la Veuve joyeuse » et même l'andante de la 5e sympho-
:
X.
-
nie.
Nous avons chanté jusqu'à onze heures. C'est ainsi qu'il faut se préparer à la bataille. Les hommes du 90e qui descendent du Mort-Homme ou de 304 nous disent, cependant, que la lutte est terrible. (1) Un de nos musiciens. Violoniste.
Ils auraient perdu 50 de l'effectif, et 3 colonels tués sur4 (90e, colonel Carlier).
(I).
Jeudi
mai.
Partis ce matin à 7 heures. Temps brumeux. Nous repassons par Laimont, Louppey-le-Château, mais au lieu d'aller vers Laheycourt, nous gagnons Rembercourt-auxPots. Eglise remarquable, qu'il est très étonnant de trouver dans un bourg aussi peu considérable. La façade monumentale semble dater de la Re— — naissance. Le gros œuvTe est de différentes époques. Autant que je puis voir en passant, du XIIIe et du xve. Nous trouvons là des troupes du 18e corps, qui, comme nous, va sur Verdun. Un capitaine du 34e me dit que le 15 ils doivent être en ligne entre Vaux et Douaumont. Le village, et malheureusement l'église, sont en grande partie démolis. Partout quelques pans de murs marquent la place des maisons. Les ruines de Pompéi. Beauzée-sur-Aire, où nous arrivons après une grande halte à 4 heures, présente le même aspect. Là encore, une fort belle église de la fin du xve a été démolie par les obus. Cela serre le coeur de voir d'aussi jolies choses ainsi irrémédiablement détruites. Comme ces brutes ont arrangé nos pauvres villages! Les hommes, à qui j'explique ce qu'était cette église, sont, comme moi, travaillés du désir de vengeance. Bon chemin avant d'aller s'aligner devant Verdun. Vendredi 12 mai.
Toujours à Beauzée. Le colonel doit proposer aujourd'hui des capitaines pour le grade de commandant à titre temporaire. (1)
A la division. Les divisions sont encore
à quatre régiments.
Or. au terme de la note, il ne peut proposer que des
capitaines nommés depuis 1911 au moins (1). Il n'en est qu'un seul au régiment remplissant cette condition. V., capitained'habillement, qui a à peine deux mois de front Sublime. La dernière de Consul. Hier, sa grande préoccupation était de savoir si les hommes feraient l'étape en bonnet de police ou en casque. Il a fait une première fois retirer tous les bonnets de police. Puis, devant la fatigue des hommes, il les a fait remettre. Et nous allons au Mort-Homme ou à Douau-
!!!
mont.
Samedi 13 mai. Temps gris. Je suis allé à cheval, ce matin, à Rembercourt-aux-Pots. L'église m'attirait. C'est une nef aux vastes dimensions datant sans doute du Xlv" et du XVe siècle. On voit à l'intérieur, côté Ouest, les traces d'un narthex de même style. Le dessin de la rosace, dans un haut tympan en tiers-point, est très visible.
On est étonné de la beauté et de la hauteur de la voûte. A droite et à gauche, elle est flanquée de doubles bascôtés. Le chœur est constitué par une abside de plan circulaire et dont les hautes baies ne sont séparées que par de minces pieds droits au galbe élégant. La voûte, où les tiercerons peints et dorés s'entrecroisent, est dans le goût de la fin du XVe ou début du XVIe. Les sièges et les boiseries sont admirablement sculptés. Quelles belles et douces figures, fermement modelées; des (1) On ne saurait, si n'on n'a fait la guerre comme combattant, mesurer l'ineptie de cette note. Ainsi, le lieutenant fait capitaine sur le champ de bataille pour ses qualités de commandant d'unité au combat ne pouvait être nommé chef de bataillon. C'est-à-dire que l'on écartait les meilleurs éléments.
guirlandes de fleurs; des encadrements aux ornements rappelant ceux de métaux ciselés. L'aumônier du 34e me dit que ce travail est d'époque Henri IV. C'est fort possible. Intérieurement, je le trouvais dans le goût Louis XIII. Sur les murs des bas-côtés on voit des traces de peintures à la fresque. Mais elles sont bien effacées. Le narthex, du XVe siècle, a été remplacé par un autre qui semble plaqué sur l'église, ne concordant en rien avec elle. Si j'en crois le cahier, rédigé par un instituteur, — — que me montre l'aumônier du 34e, ce serait le duc René Il de Lorraine qui l'aurait fait construire de 1501 à 1508, — la seigneurie de Rembercourt étant passée au pouvoir des ducs de Lorraine vers 1501. Quoi qu'il en soit, il n'est pas douteux que cette façade ne date du XVIe siècle, et que des artistes italiens ou étant allés en Italie n'y aient travaillé. Elle est fort belle, bien que le second étage soit postérieur et n'ait pas été achevé. Partout, des rinceaux, des médaillons renfermant des bustes en bas-relief, de légers ornements, de petits anges délicatement sculptés dans les écoinçons, fleurissent la pierre d'une élégante parure. La voussure de l'archivolte du portail central est ornée de piédestaùx qui sont de véritables dentelles de pierre, et supportent de petits groupes en très haut relief, malheureusement mutilés, et représentant sans doute des scènes de l'ancien et du nouveau Testament. Au premier étage, six bustes d'homme, avec des attributs. Sur les contreforts, d'autres bustes. Dans chaque travée de droite et de gauche, deux bustes d'homme encadrant un buste de femme le sein nu. Dans le groupe de gauche, un des hommes tend une pomme à la femme qui présente avantageusement sa gorge arrondie. Sont-ce les péchés capitaux ? En somme, seule la toiture a souffert. Au retour, le temps s'est mis décidément à l'orage. pleut à verse. L'après-midi,
il
Z.
Nous restons, et moi, à notre logement. Que faire? envoie chercher les lettres, que le maréchal des logis de liaison du 3e bataillon a reçues en réponse à une annonce de demande de marraine (1) dans la Vie Pari-
Z.
sienne. Il arrive avec deux volumineux paquets: 254 lettres. Nous les dépouillons. Il y a là des lettres de femmes de toutes les conditions, depuis la femme du monde détraquée jusqu'à la femme de chambre d'un hôtel du quartier latin. La plupart se déclarent sentimentales. et malheureuses. Elles cherchent une affection et un soutien. Assez peu de demi-mondaines aspirant à se pourvoir et à faire un le sort aux suppléments de solde. Ce n'est pas étonnant requérant est maréchal des logis. Deux tenancières de maisonshospitalières ont carrément fait leurs offres de services. L'une même a, fort simplement, envoyé sa carte-circulaire. Quelques-unes de ces lettres sont charmantes, je dirai même touchantes. Elles renferment des brins de muguet et des rubans tricolores. Ce satané a été, du reste, fort habile: « Qu'importe votre physique et votre caractère, vous saurez me comprendre. De Maurec, maréchal des logis de liaison, 101ed'infanterie. » De la modestie; un cavalier; vieille noblesse bretonne. Tout pour faire travailler les imaginations romanesques. Au courrier, il a encore reçu 9 lettres, ce qui porte les correspondantes à 263! Elles sont trop!
:
D.
Dimanche 14 mai. Il pleut dès le matin. Il a d'ailleurs plu toute la nuit. Officiers et sous-officiers sont convoqués pour la lecture (1) La mode des marraines de guerre commençait. Qui n'eut pas sa <t marraine de guerre»
?
d'instructions secrètes venues de l'Etat-major de la 2e armée. Phraséologiehabituelle, une profusion de termes tech niques. Comme ces messieurs aiment à se payer de mots! Et comme ils nous les servent en abondance! Il y a des renseignements intéressants, toutefois, à recueillir. Ces documents, qui doivent rester secrets, nous apprennent que — contrairement à notre tactique lors de l'attaque de Champagne — les Allemands n'ont point fait de parallèles de départ (1). Les deux fronts étaient distants de 600 à 800 mètres. Ils en ont profité pour écraser sous leurs gros obus les premières lignes françaises, sans risquer de toucher les leurs. Cependant, leur infanterie était massée dans des places d'armes souterraines à l'épreuve, d'où elle est sortie sitôt que notre tir de barrage a cessé. Leur tir s'est alors allongé, et tandis qu'une partie de leurs batteries exécutait des tirs de barrage devant nos secondes lignes, les autres tenaient sous leur feu nos propres batteries. On ne peut qu'admirer tant de méthode, tant d'économievéritable du sang des hommes. Notre haut commandement, lui, répare ses insuffisances et ses erreurs avec nos poitrines. (2) Il en est ainsi depuis le début de la campagne. Il faut que cela se sache. D'ailleurs, contrairement aux mensonges soufflés par le
«I) Pour l'attaque
de Verdun. Nous en avions fait pour l'attaque de Champagne du 25 septembre, — ce qui avaitindiqué aux Allemands qu'ils allaient être attaqués, sur quel front, et d'où partiraient les vagues d'assaut. Nous laissons à penser quel massacre de fantassins fit l'artillerie ennemie dans ces parallèles de départ. Pourquoi ces parallèles de départ? En souvenir de Sébastopol? (2) Rappelons ce mot d'un général lors d'une conférence à Nancy, en 1913, mot rapporté par le général Gascouin. Ce général déclarait qu' « Nancy, l'armée n'avait pas peur des pertesw. (Op. cit., p. 143.)
à
C.Q.G. à nos journalistes,
le document ne parle aucune-
ment d'attaques en colonnes par 4 comme la légende s'est accréditée, mais par petites fractions diluées ou par infiltration. Je loge avec Il est las de la guerre. Il n'en veut plus. Il ne cesse de le répéter. Aller à Verdun ne lui sourit aucunement. Ce grand colosse, au fond, est un faible. Le commandant me l'avait dit. Il avait raison. Il est vrai qu'après 21 mois de guerre, il a quelque excuse. Les attaques de Perthes (1) surtout semblent l'avoir démoralisé. Il me dit qu'à peine sortis de la tranchée, ses 4 agents de liaison furent frappés et qu'il n'eut que le temps de sauter dans le trou (2). C'est le souvenir le plus terrible qu'il a de la canvpagne.
Z.
N.
Lundi 15 mai. Nous sommes partis à 5 h. 30 pour Landrecourt, par Ipécourt. Nous ne sommes arrivés qu'à 13 heures. Pendant tout le trajet, pluie battante. A Ipécourt, nous croisons les services de l'arrière du 37e corps (division marocaine) Le pays que nous traversons est varié, mamelonné, coupé de bois. Les prairies sont vertes, pleines de boutons d'or. Dans la verdure des bois, les chênes rouvres et les peupliers, dont les feuilles ne sont pas encore poussées, mettent des notes rousses comme à l' automne, moins riches, mais plus douces. La pensée, toutefois, reste peu sensible à ces objets. Invinciblement, elle se reporte vers le Douaumont où nous allons. (1) 25 février 1915. (2) La tranchée de départ. Il ne sortit pas.
L'idée de Verdun et de la mort pèse, je le sens, sur la colonne
toute
et rend les hommes plus irritables. A Landrecourt, seul des capitaines de bataillon, je suis logé sur la paille. comme étant de l'active, a un lit. Rien à dire: il a plus d'ancienneté que moi, — sauf au feu. Mais pour certains, cette ancienneté ne compte
X.,
pas. Notre popote se trouve dans un local appartenant à une brave femme de 50 ans qui vit avec un vieillard de
92 ans.
C'est un ancien agent de la Sûreté de Lyon. Il y a près de 40 ans que la Ville lui paie sa retraite. Il est encore droit et solide. Il était soldat en 48 et se rappelle les journées de juin. Il fume sa pipe tranquillement auprès de l'âtre et s'en va fendre une bûche pour se dégourdir les membres. Cette robustesse irrite un peu la bonne femme. On m'avait dit: Acceptez de vous mettre avec « — lui. Il ne peut pas aller longtemps comme cela. » Et il est solide, monsieur! « Il m'enterrera. » Elle relève du doigt ses lunettes et se remet à repriser la culotte de velours du « vieillard », comme elle dit. L'intérieur est propre et même coquet. Une belle armoire ancienne, en chêne sculpté, sans doute Louis XV. Un secrétaire Empire, une glace Empire. Sur la table, dont la toile cirée est luisante, un vase canonnade incessante, la N'était du on se muguet. avec
sentirait bien loin de la guerre. La bonne femme gémit sur le malheur des temps, la cherté de la vie, l'impossibilitéderien se procurer. L'année prochaine ce sera encore pis. On sera obligé de mourir de faim. En venant, nous avons croisé 2 batteries de 100 de marine. Pas un homme à pied. Tout le monde en auto. je Je à voiturette confortable eux. Les officiers ont une
-
demande à un sous-officier s'il y a eu beaucoup de pertes à la batterie. Non, très peu. — Et son air surpris me laisse entendre que c'est peut-être « pas du tout ». Je voyais mes pauvres troupiers traîner lamentablement sur la route, ployés en deux sous le poids du sac, ruisselants d'eau, et cela pour aller se faire écrabouiller dans des tranchées boueuses. Non! décidément, il n'y aura pas eu parité dans cette guerre entre les souffrances endurées par les différents combattants du front. Nous ne parlons pas des services de l'arrière. A Landrecourt, les sergents du 3e génie sont mieux logés que les officiers d'infanterie qui vont se faire tuer.
Mardi 16 mai 1916. Très bel article et très juste du lieutenant E. le journal du 16: « Propos de permissionnaire.
R. dans »
Il constate le malentendu grandissant entre les gens du front et ceux de l'arrière. Evidemment, nos « protégés ne se rendent pas compte. Je le sens surtout aujourd'hui où l'averse d'hier m'a contraint d'absorber de l'aspirine pour calmer la douleur que me fait encore une vieille blessure. E. redit la phrase imbécile par laquelle on nous accueille à Paris « Tout de même, vous avez bonne
»
R.
:
mine. » Son ordonnance, Cordier, lui raconte que, là-bas, on s'amuse, que les cafés sont pleins, les endroits de plaisir aussi. « Si ça continue, ils s'habitueront très bien à nous voir dans les tranchées. » Cela se conçoit d'ailleurs parfaitement. Ce sont les vieux et les jeunes qui sont restés, c'est-à-dire les deux âges égoïstes.
E.
R.
proteste, mais mollement, pour la forme. Par derrière Cordier, on sent que c'est lui qui compare les dangers et dit: « Ceux qui ont quelqu'un dans l'intendance. dans tous ces fourbis où l'on a 5 (?) chances sur 100 de mourir au champ d'honneur tandis que nous autres en gardons 95, ceux-là patienteront;ilsvivront normalement, comme vous dites; ils penseront en être quittes avec un peu d'argent donné aux Croix-Rouges. Mais nous, bon Dieu nous donnons notre temps, notre peau, notre bonheur; nous vivons dans la boue sous la menace perpétuelle de la balle qui traverse, de l'obus qui écrase, de la mine qui enfouit, de la bouffée de chlore qui nous fera cracher nos poumons. Ça ne s'équivaut pas, tout de même ! » Tout cela est bien juste. Les gens de l'arrière poussent l'inconscience jusqu'aux dernières limites. Mes correspondants, à moi, me demandent que je les distraie par mes récits du front! Gaspard, quoi! Les vantardises niaises qui permettront aux pantouflards de respirer l'héroïsme sous les espèces du parfum grossier auquel ils sont accoutumés, voilà ce qu'il faut que nous fournissions aux gens de l'arrière, en même temps, d'ailleurs, que nous devons vivre dans la boue, le sang et l'épouvante pour qu'ilspuissent à loisir jouir de leurs aises et courir à leurs plaisirs. « Il ne faut pas qu'il ait la sensation que d'autres spéculent sur ses privations. » Nous payons le litre de mauvais vin fr. 30. « Il ne faut pas non plus que ceux de l'arrière pensent s'en tirer avec un travail moyen; il faut qu'ils se crèvent à la tâche; à cette condition seule il leur sera pardonné de n'être pas aux endroits où l'on meurt. » Il fait soleil; aujourd'hui nous aurons beau temps pour aller au bois de la Caillette. A 18 heures, départ de Landrecourt. Adieux à la bonne
J
1
femme, et à Mlle Georgette, l'institutrice, avec qui j'ai fait connaissance hier. C'est une douce, pâlote et réfléchie jeune fille de 22 à 25 ans. Elle me dit tout le mal que lui donnent ses élèves. Ils ne songent qu'à la guerre, et fort peu aux quatre règles.
-
Pensez donc, Monsieur! Des grands garçons de 13 ans qui ne savent pas faire une division1 Je compatis, mais je comprends les grands garçons de s'intéresser plus à Vaux ou à Douaumont qu'à la table de multiplication. Nous démarrons à 18 h. 45. La brume du soir commence à envelopper les bois, les prairies et les collines bleues, qui, à l'horizon, portent le fort de Dugny et nous cachent Verdun. Dans le crépuscule, une mélancolie infinie descend sur la campagne. Nous franchissons la Meuse à droite de Dugny et nous nous dirigeons sur Haudainville par la route qui longe le canal. Aux dernières clartés du jour, l'eau dormante semble une glace à l'éclat mat et verdi, où les lourds chalands immobiles se reflètent en un dessin noir, net comme une silhouette à l'encre de Chine qu'on aurait découpée. A l'est, la lune s'est levée, large et éclatante dans le ciel clair. On commence à entendre siffler les obus. Il est près de 22 heures quand nous arrivons à notre cantonnement dans Belrupt. Le fourrier me mène aux deux granges qui abriteront les hommes. Elles sont d'une saleté qui défie toute description : la paille est une poussière infecte pleine de chiffons, d'ord ures, de bouteilles cassées. Je fais sortir toutes ces immondices d'où il s'élève une poussièreirrespirable. Dans le local qui m'est affecté, autre spectacle. Les armoires ont été éventrées; tout le contenu est sur le sol, pêle-mêle, corsets, chapeaux de femme, cartes de correspondance. Dans la chambre à côté, on a retourné tous les tiroirs d'une commode. L'horreur est telle, que
le camarade
(I) qui doit l'occuper y renonce. Je n'ai
jamais vu d'appartement après le passage de cambrioleurs, mais certes la besogne doit être moinsignoble. Ici, on voit que l' on a tout fouillé, tout sondé. Le soldat français,déchaîné,deviendrait-il un bandit? Mercredi, 17 mal1916.
Z.
est toujoursaussidéprimé. Ce grand colosse fati-
gué m'agace un peu. Belrupt offre un aspect curieux. C'est un grouillement de troupiers de toutes armes, les uniformes bleu ciel des fantassins se mêlent curieusement au kaki des Marocains dont nous sommes les voisins de cantonnement. Ils ont fort bon aspect. Ils sont bien pris, avec un déhanchement très caractéristique; jambes sèches, bras maigres, les épaules en porte-manteau, la tête toute rasée sauf une mèche qui leur permettra d'aller chez Allah. Le type n'est pas le type arabe; il se rapprocherait plutôt du nègre (2). Ils sont bronzés; les lèvres fortes et le nez épaté. Parmi eux, il y a d'ailleurs quelques nègres véritables aux cheveux crépus et à la peau très foncée.
Temps radieux. Ce soir, 18 heures. Départ pour la reconnaissance du secteur. Nous sommes conduits en auto jusqu'à la Ferme Cabaret. Là, nous attendons des guides qui ne viennent
pas.
A 19 h. 15, Consul décide de suivre
le boyau qui mène
de soupe en première ligne tout doucement. Des hommes à qui nous disons que nous allons à la Digue s'offrent à d'ombre. plein Le tombe. ravin conduire. La nuit est nous Dans l'herbe, ça et là, de vastes entonnoirs de gros obus. Soudain, nos guides nous crient de presser endroit toxique.
:
(1) Biancardini, commandant la 6' compagnie. (2) Il y a beaucoup de sang nègre dans certainespopulations du
Maroc.
Un obus éclate à 50 mètres. Consul fait un plat ventre. Il éprouve le besoin d'expliquer ce geste naturel, tout — cependant et ce besoin d'explication montre une âme
-, peu tranquille.
Dans le bas-fond où nous marchons, la nuit est complètement venue. Nous cheminons sous bois, dans le silence, glacés par la vue des énormes trous de marmites, qui jalonnent notre route. On n'entend que les chants d'oiseau, le bruit de nos boîtes à masque qui heurtent les branches, et les écrasements d'obus qui ébranlent le sol et vous secouent des pieds à la tête en faisant bourdonner les oreilles. Nouveau pas de course. Nous entrons sous un tunnel (1). a, paraît-il, 1500 mètres de long et abrite plusieurs
Il
compagnies des régiments en ligne. Sous les voûtes sombres, ruisselantes d'eau, c'est un grouillement confus, des voix qui s'appellent, des corvées qui se croisent, des hommes passant l'arme à la bretelle et qui sans doute appartiennent à une relève. Des ampoules électriques, jetant dans l'atmosphère lourde, saturée de toutes espèces de relents, un halo douteux. Une odeur d'hommes, de sueur, de tinette vous prend à la gorge. De petites cagnas en tôle ondulée ont été installées. Nous sommes reçus dans l'une d'elles par le chef de bataillon commandant le 42, le commandant L. C'est un homme grand, mince, d'une cinquantaine d'années, le visage glabre. Un peu une tête d'acteur (2). La figure s'éclaire de deux beaux yeux d'intelligence, et les lèvres se plissent d'un sourire d'ironie. Il nous reçoit de façon charmante et grand au scan— dale de Consul — nous offre du Picon. La conversation s'engage avec Consul. Nous allons à la Digue (3). Est-ce très marmité? — répond avec beaucoup de flegme le Mon Dieu, —
V.
(1) C'est le tunnel de Tavanne*. (2) Soit dit en tout respect. l'étangdeVaux. (3) La Digue
de
commandant, un de mes officiers a compté dans son secteur une moyenne de quatre obus par minute pendant toute une journée. Consul fait la grimace. Et le chef de bataillon? Son P. C.? — C'est solide, mais on ne peut pas en sortir. assez — Il donne sur ce ravin perpétuellement battu (1). Et d'où tombent-ils, ces obus? — Du Nord, l'Ouest de de l'Est. Il n'y a guère et — que du Sud qu'on n'en reçoit pas, sauf quand nos 155 tirent trop court. La tête de Consul est tellement amusante que le commandant ne résiste pas au plaisir d'ajouter, de sa voix traînante de vieux gavroche Et puis, des C'en totos. vous savez, vous aurez — est plein. Des totos? fait Consul, stupéfié. Oui, quoi! des poux! reprend l'autre, amusé. Aïe! fait Consul, le visage contracté d'une horrible grimace. Nous sortons du tunnel par la même issue que celle par où nous sommes entrés. C'est que si les deux issues sont repérées, la sortie l'est particulièrement. D'ailleurs, à celle par où nous sortons, un sergent a été décapité il y a quelques heures. Nous nous engageons dans l'unique boyau qui mène au ravin des Fontaines. La plupart du temps, il n'est qu'à 0 m. 80 ou même 0 m. 60 de profondeur. La désolation du paysage devient de plus en plus poignante. Les arbres ne sont déjà plus que des piquets. Partout des trous d'obus. Pour comble, à certains endroits, le boyau se change en canal 0 m. 40 à 50 cm. d'eau. Et Consul qui, malgré ses galoches, fait de la gymnastique pour ne pas se mouiller les pieds II ne
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1
(1)11 nous le montra sur le plan.
regarde pas s'il ralentit démesurément la marche de notre petite troupe. Il ne veut pas s'humecter les chaussettes. Cependant, les obus commencent à pleuvoir. Il en arrive, en effet, de toutes les directions. Les nôtres répondent. C'est alors une autre comédie. Consul à chaque coup d'arrivée ou de départ se tapit au fond du boyau. Le guide annonce un endroit toxique et file. Le pauvre homme s'accroupit. Il vaudrait mieux avancer, mon Commandant. — Il me répond d'une voix étranglée: découvert). Il faut (en terrain la route! passer — On la passe en vitesse pour s'enfiler à nouveau dans le boyau. Les obus tombent autour de nous avec un fracas assourdissant; une fumée noire et âcre s'élève à chaque explosion. Il faut se hâter et faire hâter Consul. Catastrophe! Le boyau est bouché par une compagnie du 124, qui va relever! En sens inverse arrive une compagnie du 35 qui, elle, est relevée, et au ton dont l'officier qui la commande dit « Compagnie relevée on comprend toute la joie qu'il a à sortir de l'Enfer. C'est alors, dans le boyau où l'on passe difficilement en file par un, une inextricable confusion de casques, de canons de fusils, de gamelles qui s'enchevêtrent vers un sens et vers l'autre, et sur qui la pleine lune verse sa clarté blanche. Dans le ciel clair, les avions font leurs reconnaissances comme en plein jour. Il n 'est pas possible que les Boches ne voient cette file de gamelles dans le boyau. Les gamelles ! Toujours étamées comme au premier jour. Quand donc la direction du matériel comprendra-t-elle qu'il les faut bronzées? La conséquence ne tarde pas. En avant, en arrière, les batteries boches nous couvrent d'obus dont les explosions nous secouent jusqu'au fond des entrailles et dont les éclats se croisent en sifflant
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»,
au-d ;!Sus de nos têtes. Impossibledefaire un pas dans un sens ou dans l'autre. Enfin, le boyau se dégage. La file du 124 part tout droit nous prenons un boyau à gauche qui nous mène à un ravin. Là, plus de boyau. On marche sur la terre dénudée, crevée de trous d'obus. Les arbres, coupés à m. 50-2 mètres du sol, allongent sous la lune des om-
;
1
bres démesurées. Ce ravin sinistre, tout sonore d'éclatements d'obus, porte le nom rafraîchissant de « ravin des fontaines ». Les troupiers lui ont donné celui, beaucoup plus juste, de « ravin de la mort ». Station chez le commandant méridional, brave homme mais dont les propos rassurent de moins en moins Consul. Dernière halte chez le commandant du 35. C'est un homme de 50 à 55 ans, grand, chauve, pâle bien que couperosé aux pommettes. Il a de pauvres yeux vagues et égarés de bête traquée. Il se lance dans des explications verbeuses. L'impression qui s'en dégage est qu'il meurt de frayeur. On nous donne un guide à et à moi. Nous sortons. dangereux. Tournant Attention! — Les obus pleuvent. Ici, plus un arbre. Tout rasé à ras le sol. d' gymnastique. Pas Mon capitaine! — Et le guide un parisien certainement, à en juger par l'accent, — donne l'exemple. Je bute. Un cadavre: les bandes molletières bien fuselées, les membres encore souples. Je me rappelle qu'au P. C. B. il était question d'un homme de corvée qui avait été tué là, il y avait une heure. Nous hâtons notre course. Plus vite! mon Capitaine, me crie la voix à l'accent parisien. Je suis hors d'haleine, j'ai mal aux côtés. Mon porte-
P.,
X.
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carte me bat dans les jambes; ma lorgnette se balance
sur ma poitrine et la sueur fait glisser le lorgnon. Un 150 s'écrase sur l'éperon à notre droite. La fumée noirejaillit. Les éclats sifflent de tous côtés. Nous filons devant des masures. Enfin!voici l'étang. La digue. Nous sommes arrivés. Je n'en puis plus.
Jeudi, 18 mai. Le capitaine Allemand (1) que je remplacerai me montre le paysage. Ma « tranchée de la vo;e ferrée (2) domine le ravin de Vaux, lequel est troué comme une écumoire de trous d'obus remplis d'eau, parsemé d'entonnoirs. En avant, cette ruine, à 50 ou 80 mètres du village, c'est la maison ouest de Vaux des communiqués. Le village n'est plus qu'un monceau de murs croulants sur lesquels s'écrasent nos 155. En face de mon P. C. est le fort de Vaux. Il est entouré au Nord et à l'Est par les tranchées boches qui, de l'autre côté du ravin, s'avancent sur un double éperon c'est le point 246. A droite, de l'autre côté de la Digue, le bois Fumin (3). (R. 2 et R. 3). Derrière, au delà du ravin de la
»
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:
Mort, un bois R. 4. Au nord, le Ravin du Bazil se creuse entre le bois de R. 4 et le bois de la Caillette, dont nous sommes séparés derrière nous par le ravin de la Fausse-Côte. En surplomb au-dessus de la tranchée, le rebord du plateau d' Hardaumont. Rien ne saurait rendre la désolation de ce paysage.
(1)Du35'.
1,
(2) Nous n'avons donc pas occupé tout d'abord R comme il est dit dans plusieurs ouvrages. (3) R=retranchement. H s'agit des retranchements extérieurs du Fort de Vaux, disposés sur les pentes Nord-Ouest du Fort descendant à l'étang.
A cette heure (19 heures),
enveloppé de la douce et chaude lumière pourprée du couchant. Les croupes apparaissent dénudées, sans un brin d'herbe. Le bois Fumin est réduit à quelques piquets qui hérissent sa croupe comme le bois Chausson que nous avions surnommé la Chenille. Le sol a été tellement remué par les obus, tellement bouleversé, que la terre est devenue meuble comme du sable et que les trous d'obus y font maintenant des effets de dune. Tout à coup, la canonnade, qui s'était un peu ralentie, se déchaîne. Je compte en une minute 8 obus (1) boches sifflant sur nos têtes. Sur la croupe de Vaux, pourprée par le couchant, les nuages noirs de nos 155s'élèvent de tous côtés. Le ciel bleu en est tout noirci. Le capitaine Allemand me fait faire le tour du propriétaire. Le boyau qui mène de ma tranchée avancée, — laquelle est, en réalité, une barricade de sacs à terre de 8 mètres environ, — à ma tranchée du talus en contre-bas n'a pas plus de 40 à 50 centimètres de profondeur. Aucun abri pour les défenseurs. Le capitaine niche dans un trou d'obus recouvert de quelques poutres et d'un peu de terre. Sous le sol sont des cadavres, peut-être ceux que l'obus a enterrés. Quelques sacs à terre sont étendus. On couche là-dessus, la tête appuyée sur le sac. Les hommes sont empilés dans des niches qui ne les protégeraient certes pas de la pluie. Les Etats-majors, les généraux pondent de belles notes où ils déclarent que les abris « devront être creusés à 5 mèEt les moyens de le faire? personne ne tres sous terre s'en occupe. Ici, nous n'avons rien, ni rondins, ni traverses, ni même de pelles et de pioches: une quinzaine pour tout un peloton! il est
».
(1) Cette cadence fut IOUetit dépasaée,
Nous nous doutions qu'à Verdun il n'y avait rien, mais qu'il n'y eut rien à ce point, cela dépasse l'imagination. Pas même un boyau d'accès pour venir en première ligne! On fusillera un pauvre diable (1) qui se sera endormi à son poste d'écoute, alors qu'il aura toute espèce de circonstances atténuantes: l'absence de sommeil et de nourriture. Que fera-t-on au général Herr, qui a tant de vies humaines sur la conscience (2) ? (1) On a vu plus haut que jamais, à ma connaissance, il n'y a fusiller privait de motif. Mais d'exécution pas ne se on pour ce eu les malheureux chefs de section. (2) Le colonel Mélot (La Vérité sur la guerre. Albin Michel, 1930) déclare « Je ne serai démenti par personne en affirmant à Verdun, il n'y avait pas un boyau, pas une trance qui suit chée, pas un réseau de fils de fer, pas une ligne enterrée dans la zone de bataille. Mais on avait placé des réseaux grotesques autour des remparts mêmes de la ville. Pourquoi? Parce que c'est là seulement qu'on menait les visiteurs de l'intérieur et qu'ils pouvaient, en rentrant chez eux, raconter qu'il y avait de formidables défenses successives, établies au nord de la ville; car on leur disait toute la zone hérissée de pareils moyens de défense. En fait, il le treillis accolé aux murailles de Vauban. » n'y en avait qu'un On sait que le général Galliéni, devenu ministre de la Guerre, signala (16 décembre 1915) une insuffisance des défenses de Verdun au général Joffre, lequel répondit sur un ton irrité que dans les régions visées par la dépêche du 16 décembre, il existait < trois ou quatre positions successives de défense, terminées ou en voit d'achèvement. Rien ne justifie les craintes que vous exprimez. > Et il offrait de rendre son tablier. (Voir le texte de Galliéni et la réponse de Joffre dans l'éd. des Carnets de Calliéni que nous avons déjà cités, pages 234 et suiv.) Le capitaine Liddell Hart dit, très justement < Cette réponse de Joffre devrait être encadrée et suspendue dans les locaux de toutes les bureaucraties du monde entier. » Le général Herr avait succédé au général Coutanceau dans la commandement de la région fortifiée de Verdun, en août 1915. Il avait donc eu six mois pour réparer les négligences de son prédécesseur. Qu'en six mois il n'ait pas trouvé moyen d'organiser ce secteur où les travaux étaient favorisés par un calme absolu, c'est ce que les vieux commandants de compagnie du front excuseront difficilement. Il est vrai que le G.Q.G., lui, affirmait que « Verdun n'est pas un point d'attaque ». (Carnets de CalliénÍ, p. 223.)
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Bodin, tout essoufflé, n'en pouvant plus, arrive à 23 heures. Quand il a repris haleine, il me rend compte du grave événement de la journée: une menace de punition très sévère est arrivée à Consul sur la plainte du major de cantonnement de Landrecourt. Ce major a reçu le 15 mai une circulaire le rendant responsable de la propreté du cantonnement. Il n'avait pensé jusque-là qu'à fumer des cigarettes et toucher sa solde de commandant. Il a pris peur et s'est mis à couvert aux dépens du premierrégiment qui est passé dans le canton-
nement. La plainte a mis 48 heures à passer de l'Armée au C.A., à la Division, et au Régiment. Ma demande d'outils mettra plus longtemps à aboutir.
Vendredi 19 mai.
La canonnade ne cesse ni jour ni nuit. J'en suis assourdi,
comme hébété.
La formidable lutte d'artillerie n'a pas une seconde de répit. Depuis 18 heures, les pentes de Vaux disparaissent
sous nos obus. On les voit d'ici tomber juste sur les lignes blanches que font dans la terre les tranchées et les boyaux boches. La nuit, sous les étoiles, de nos premières lignes, au fond du ravin, montent des fusées vertes « Allongez le Allongez le tir! » crient désespérément nos pauvres tir camarades écrasés par nos 155. Et d'autres appels s'élèvent de tous côtés. Fusées rouges sur le plateau d'Hardaumont : « Nous sommes attaqués. Tirez! Tirez! Camarades! Barrez la route devant de Vaux, fort Fusées devant le tranchées! rouges » nos fusées rouges là-bas au loin derrière Fumin. Que d'appels désespérés sur cette terre sombre! Cependant que du côté boche partent d'autres fusées, des fusées éclairantes celleslà, qui jaillissent des ténèbres à tout instant pour veiller à
!
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les qu'aucune pelletée de remuée soit terre vicpar ce ne times désignées à l'écrasement de leurs obus. Le sifflement des projectiles qui se croisent en tous sens au-dessus de nos têtes est tel qu'on se croirait au bord de la mer, les oreilles bourdonnantes de la houle des flots soucependant que le fracas des éclatements ponctue levés, — la tempête de coups de foudre s'écrasant en un tonnerre continu.
Samedi 20 mai. Sur le talus, en contre-bas de ma tranchée, est un trou de marmite de 7 à 8 mètres de diamètre et 5 environ de profondeur. Si l'on recevait le morceau qui l'a creusé, je crois qu'on pourrait sonner le rassemblement. 23 heures. Le lac sombre étend ses eaux mornes jusqu'aux trois croupes qui ferment l'horizon. La lune tend sur ce lointain comme un voile d'argent où les collines s'estompent en points plus sombres; au pied de mes tranchées, elle verse sur le marais du ravin sa lu- * mière mouvante, comme un flot aveuglant parmi les frissons de l'eau. A droite, sur la digue qui retient le lac sombre, une théorie monotone d'ombres funèbres glisse en silence. C'est la relève qui passe. Sans heurt, d'un pas continu, elle monte vers le plateau d'Hardaumont, où s'écrasent nos obus, d'où sans cesse s'élèvent dans le ciel les gerbes blanches, rouges ou vertes, feu d'artifice de ceux qui vont mourir. Sur cette terre, monde inférieur au-dessus duquel — veille l'astre paisible et son cortège d'étoiles, mille — gnomes invisibles déchaînent ainsi un tonnerre assourdissant. L'air est traversé de sifflements qui se croisent en tous sens.; la terre et le ciel sont secoués d'écroulements qui les ébranlent de leur fracas.
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Le capitaine Dupont (1) du 124a, vient pour la relève
de lundi. Il me donne une impression de jeunesse et de santé admirables. Solide gaillard.
Dimanche 21 mai. Le beau temps continue. La canonnade aussi. Minuit. Les Boches nous ont envoyé ce soir, à la tombée de la nuit, des gaz lacrymogènes. Désagréables au possible, ces gaz. Les yeux piquent; on pleure; on suffoque; la tête est lourde. Quel supplice! Ils viennent seulement de se dissiper un peu. La canonnade fait rage. Les obus s'abattent dans le ravin et sur les pentes comme de gigantesques coups de marteau. Nous sommes ici merveilleusement placés:155 français et obus boches, nous recevons des éclats de tous les côtés. Nous devons (le 124") attaquer tout à l'heure sur les pentes de Vaux, en avant de R. I. Jevais voir si tout mon monde est à son poste de combat. (1) Un postier. Magnifique soldat de vingt-cinq ans. Il aurait eertainement fait, dès cette époque un excellent chef de bataillon; mais voilai il n'était pas de carrière. II mourut en 1919 de la grippe espagnole. Il avait un sous-lieutenant, lequel était installé en Argentine au moment de la déclaration de guerre. Il avait pris le premier paquebot pour répondre à l'appel de la Patrie. Je me rappelle qu'il portait un sabre de cavalerie légère qui lui venait, je crois, de son père. Comme personne, depuis longtemps, ne portait plus de sabre dans l'infanterie en tranchée, je l'avais remarqué. C'était un jeune homme de taille moyenne, sec, brun, la figure en lame de couteau, très énergique et d'une grande bravoure. Capitaine et sous-lieutenant paraissaient unis comme les doigts de mitrailleur qu'il la main. Le sous-lieutenant s'était munii d'un fusil arme). Il fut tué servait lui-même (c'étaient les débuts de cette quelques jours plus lard, précisément en se servant de ce fusil au cours d'une attaque allemande.
La colline de Vaux allonge sa ligne sombre sous le dis-
refléter bas, Il vient de lune. moitié la à rongé au se que immobile dans le marais, au piedde nos tranchées. Une brume argentée enveloppe tout l'horizon, le fort, le ravin et le lointain profond où s'enfonce la Woëvre. Auprès de moi, à droite et à gauche, je vois au-dessus de la tranchée étinceler sourdement dans l'ombre, les casques de mes guerriers. Je songe à la plate-forme d'Elsener et aux sentinelles qui s'y relèvent dans la nuit. Mes sentinelles, à moi, ne se relèvent pas. Sous ces casques, deux yeux veillent, fouillentleravin, le talus, le ballast de la voie ferrée. De tous côtés jaillit la flamme fauve des obus qui s'écrasent. Les éclats retombent en pluie bruyante dans le marais; d'autres viennent, avec un ronflement de toupie, se planter dans la tranchée. Des lignes allemandes partent des fusées. EJIes montent comme des étoiles filantes et vont, après leur courbe gracieuse, se poser doucement sur la terre. La lutte sinistre et obscure continue. A 1 h. 50, la canonnade devient plus intense. La fusillade,lesmitrailleusescrépitent. C'est dans la nuit un fracas confus que répète l'écho de la vallée. Des fusées rouges partent des tranchées allemandes. Sur le parapet de la tranchée, nous sommes les témoins, muets dhorreur, d'un combat mystérieux, dont nous entendons le fracas sans voir les acteurs. De nos lignes s'élèvent sans cesse des fusées vertes: « Allongez le tir! » On entend une mitrailleuse ennemie entrer en action; encore une que la préparation d'artillerie a oubliée. La vallée s'emplit d'une vapeur opaque faite de poussière et de fumée, et à travers laquelle on ne distingue plus rien. Sur le plateau d'Hardaumont le petit jour commence à poindre. Mais la lutte ne s'apaise point. Elle fait rage de plus en plus dans ce brouillard que rayent les fusées et d'où jaillissent sans cesse les flammes rouges des éclatements. Les balles sifflent de tous côtés au-
( ),
tour de nous. Les petits de la classe16 1 pour qui c'est le baptême du feu, se pelotonnent derrière le parapet de la tranchée. Ils n'osent lever le nez. Je prends le fusil de l'un d'eux. Pauvres petits! Jamais ne m'ont paru autant des enfants. Branchard, vieux sergent du début de la campagne, petit, trapu, bon yeux bleus, longues moustaches blondes, — me passe les cartouches une à une avec un flegme admirable. De temps à autre, il retire des dents sa longue pipe et lance aux petits Il n'y a pas de danger, voyez! le capitaine y est bien!. j'y suis bien! Les petits se rassurent et servent aux Boches une fusillade nourrie et ajustée. Je les renvoie (2) avant qu'il fasse clair. Incroyable l'ardeur au feu de mes braVes anciens. A la barricade, j'aperçois Courtonne, les manches retroussées, qui court d'un créneau à l'autre pour mieux frapper: littéralement, il est « aux pièces ». La solide carrure de Mouquet se courbe, puis, le coup tiré, se redresse sans hâte. Lui, c'est le calme paysan à la chasse. Pour le timide et bégayant Génin (3), — à ma droite, — le reste du monde n'existe plus. Il est tout entier à sa be-
ils
:
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sogne.
On voit, maintenant que le jour s'est levé, les Boches refluer sur les pentes du fort. Chacun fait son carton. 3 h. 30. La fusillade est finie La canonnade continue. Je vais m'étendre. Je m'en
f.
(1) On a vu qu'ils avaient rejoint avec des drapeaux. (2) Dans leurstrous, à l'abri du parapet. C'était assez pour un début. Il leur fallait se reposer. (3) Tué le 2 juin suivant.
Lundi 22 mai.
Je dormais bien tranquillement! Je suis réveillé subitement par de la terre qui me tombe sur la figure. Au même moment: Mon capitaine! Mon capitaine! Je suis blessé! — C'est Charpentier, mon ordonnance! Il se traîne à l'entrée de la cagna. Où blessé? es-tu — A la jambe, capitaine! mon —
Il est livide. J'essaye de me lever pour lui porter secours. A côté de moi, je vois un culot d'obus. Je veux le toucher. Il est brûlant. Il a ricoché sur la jambe de Charpentier et est venu s'aplatir juste à côté de ma tête. C'est un culot de 130. Il doit peser 12 à 15 kilogrammes. Je croisqu'il m'aurait mis le nez à l'alignement. On allonge Charpentier. Je lui donne de la prunelle (1) m'a apportée cette nuit. II reprend peu à peu que ses sens. Levêque arrive (2). On découd la culotte. Le genou est fortement entamé en trois endroits. Il saigne beaucoup. Ce ne sera pas grave. I1 heures. Des détachements boches traversent les pentes du fort de Vaux. En voici une trentaine. Ils font vite. Branchard, fusil. passe-moi un — Voilà, mon capitaine. — Il a un paquet de cartouches à la main. Il le défait et me les passe au fur et à mesure que je fais mon carton. On voit les Boches s'aplatir, puis reprendre le pas de course. En voici un qui reste allongé. Il a dû être touché. Braves soldats tout de même, ces gens-là! Sur les pentes du ravin, on se bat à la grenade. C'est la contre-attaque boche. Un feu effroyable foudroie le bois
A.
(1)Aubry. (2) Brancardier. Petit, maigre, yeux gris, moustache rousse. D'une classe déjà ancienne. il était d'un dévouement admirable.
Fumin par où peuvent venir (viennent peut-être) les ren-
fort?. Les brancardiers nous apprennent que le ravin des Fontaines où se trouvent la 7e et la 5e est constamment battu par les 210. Les pertes sont nombreuses. Aujourd'hui, les Boches ont contre-attaque. Le 3e bataillon du 124" est presque détruit. Dans le boyau d'accès (unique) par où venaient les renforts, les morts s'entassent jusqu'au parapet, me dit Colette (1). A notre gauche, Douaumont est repris depuis ce matin (2).
Mardi 23 mai. Tiraillerie, bombardement toute la journée. Mercredi 24 mai. heure du matin. Cette fois, c'est bien l'enfer. Il fait une nuit d'encre. Le vallon semble un gouffre géant entouré de collines fantastiques, masses sombres de ténèbres aux contours indécis. Au fond du gouffre, les flaques d'eau du marais miroitent mystérieusement dans le noir. Des vapeurs sombres montent sans cesse, avec un fracas effroyable; des lueurs rouges et blanches s'entrecroisent, faisant brusquement jaillir de l'ombre des montagnes de ténèbres qui paraissent un instant cerclées de lumière et rentrent aussitôt dans la nuit. A travers l'air lourd, irrespirable de poussière et de fumée, ce ne sont que des glissements invisibles, des sifflements, des rugissements, des craquements effroyables d'où jaillissent des flammes; et cela, inlassablement. 1
(1) Agent de liaison. (2) Par les troupes du général Mangin (3" C. Allemands devaient le reprendre presque aussitôt.
A.). Mais les
Est-ce le Crépuscule des dieux? Le Coter Dammerung qui hanta l'imagination grandiose de leur géant barbare (1)? La terre s'entr'ouvrant, et l'effondrement dans un abîme de feu de ce monde sauvage dont la gueule Non. Ce n'est monstrueuse a failli dévorer l'humanité La contre-attaque allequ'un épisode de cette guerre mande contre les tranchées du fort de Vaux. Une ligne du communiqué. Je descends dans le boyau. Eh ben! Quoi Amenez-vous ceux qui veulent du —
?
:
!
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1
pinard
Regarde donc ce que tu fais, s'pèce d'empaillé! Tu verses à côté! Y'en n'a pas de trop! barbaque N. qu'il la de D.! V'là par terre — à c'te heure, c't'encadré-làl C'est la corvée de soupe qui est arrivée, au moment le
f.
plus tragique du drame. — Vingt Dieux! On a eu chaud pour le traverser le
!
ravin
Quelques hommes sont descendus pour veiller à la distribution dans les guitounes. Les autres couronnent toujours la tranchée, tout entiers au combat. 8 heures. Les pentes de Vaux paraissent plus dénudées, plus sinistres, plus bouleversées encore qu'auparavant. Le long de la tranchée allemande, des corps raidis en capote bleue, des casques, des traînées noires. Le sol par endroit semble brûlé. Un cadavre a été dépouillé de sa capote. On voit son dos nu au soleil. Dans le ravin, la grande rue (?) de Vaux est un amas informe de décombres, de poutres calcinées d'où émerge par instant quelque pan de mur très bas. Ce petit village blotti au fond d'un vallon entouré de bois et de prairies, avec son étang en arrière dans un cirque de forêts, devait être délicieux.
0)
Il a fallu le triomphe dHitler (5 mars 1933) et les excès racistes qui ont suivi pour faire comprendre le sens profond de la
Tétralogie.
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Voilà ce qu'il en reste une alignée informe de débris où pourrissent des cadavres! Vraiment! nous payons cher la folie des grandeurs de MM. les pangermanistes. On n'a pas beaucoup de visites à la tranchée de la voie ferrée. Au Calvaire nous voyions jusqu'à des colonels d'artillerie. Ici, pas même un brigadier(1). Inutile de dire que Consul n'y a pas montré sa face cramoisie. A notre gauche, au 3e bataillon, a été versé pour un mois un cavalier du ième chasseur à cheval: il a encouru une punition de 30 jours de front avec l'infanterie. Voilà qui éclaire la situation. 20 heures. Gaz lacrymogènes. A 23 heures relève. Le 1 peloton, avec lequel je suis,seréunit devant les abris de Colombani (2). Pour franchir la cascade, il n'y a qu'une planche de 0m. 15 de large et de 2 m. 50 de long. Il faut que les hommes chargés du sac, du fusil et de l'équipement passent là. La sente circule ensuite entre les trous d'obus où l'on trébuche à chaque pas. Les Allemands lancent à tout instant des fusées éclairantes qui forcent les hommes à s'accroupir. Une odeur de cadavres et de souffre prend à la gorge. A droite, à gauche, en avant, tombent des obus. C'est le ravin de la Mort. (1) Il eût fallu dans cette position au contact immédiat de l'ennemi et menacée, car elle faisait partie des avancées de Vaux (elle sera la première prise lors de l'attaque du Ierjuin), au moins un sous-officier de liaison avec les batteries de tir. On ne trouvera pas davantage d'agent de liaison avec l'artillerie au retranchement 1 du Fort, la dernière défense avant d'arriver au Fort en partant de l'étang de Vaux, et qui, elle, était de capitale importance. Cette absence de liaison, dans ce secteur, lors de la grande attaque du !" juin, aura des conséquences tragiques. (V. plus loin, 2, 3, 4 juin.) Nos fantassins seront décimés par notre propre artil-
lerie.
(2) Sergent.
Nous le franchissons à toute vitesse. Epuisés, nous atteide encombrée P.C.B. L'entrée enfin (1). le est gnons blessés, pleins de sang et de gémissements. A la lueur d'une bougie qui éclaire faiblement, on distingue des brancards; des êtres étendus, débraillés, avec les taches blanches que font les pansements, et sur ces taches blanches, du sang rouge tout frais. Le commandant Letondot qui conduitlebataillon de relève paraît abattu, navré. Le désastre d'hier, sans nul doute. J'en apprends les détails. Deux compagnies du 124e se sont portées à l'assaut des tranchées boches. Elles y ont pénétré sans un coup de fusil. Mais on avait négligé de les munir de grenades (3 par homme, 4 par grenadier) (2). Les Boches ont contre-attaqué à la grenade. Les deux compagnies, sans défense, ont été anéanties. Le 3* bataillon, venu à la rescousse, a été broyé par les tirs de barrage dans les boyaux. Au total, près de 500 hommes perdus pour rien. On peut être attristé. Nous repartons. Des coliques me tordent les entrailles. Une conséquence des gaz. Nous prenons le boyau de l'Etang. Il a mètre de profondeur, bientôt, on est obligé partout, et, pas — — de passer sur la plaine. C'est ainsi que nous traversons le plateau de Souville. On reprend le boyau pour franchir le ravinboisé qui nous amènera au tunnel. Mes coliques sont tellement violentes qu'il me faut m'arrêter au delà du parapet, à quelques pas de la sente qui mène au boyau. Je me soulage. Un 77 tombe sur la sente; la flamme de l'explosion m'aveugle. Un pauvre diable se tord de douleur. 1
(1) Poste de commandement du bataillon. (2) C'est-à-dire que les combattants 'avaient que le nombre n de grenades que chacun portait, ici, d'ordinaire sur soi. On n'avait pas pensé(siclll,) à leur faireunedistribution supplémentaire.
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A moi! J'ai la jambe brisée! Vous n'allez pas
abandonner un blessé! Personne ne se porte à son secours. On sent que les hommes sont abrutis par la préoccupation de ne pas quitter leur compagnie et aussi de ne pas s'attarder dans un endroit où pleut la mort. Enfin, on l'enlève. Arrivée au tunnel (1). Rien n'est prêt pour nous recevoir. Après bien des pas et des démarches, les hommes sont couchés sur des rails. Le sol est humide, encombré de détritus. Dans ce tunnel qui a près de 1.500 mètres, on n'a rien aménagé. Pas une prise d'air. On a commencé d'en amorcer une, il y a quelques jours seulement. On a l'impression d'être la bête à tranchée, l'animal qu'on pousse à l'abattoir, peu importe comment. Le général est logé. Ses cuisiniers se prélassent sur des couchettes. Quant aux hommes, on les jette dans un coinaumilieu de la fiente et des pourritures. On les fera lever un moment ou l'autre, quand on aura besoin de boucher un trou du front, et on les jettera en pâture à la balle qui troue, à l'obus qui broie, aux gaz qui brûlent les poumons et tortuPas de rent. Blessés, comment les secourir? On s'en boyau d'évacuation; pas d'abris à l'épreuve. Et les journaux sont pleins de détails attendrissants sur (1) la les soins que l'Etat-major prend de « ménager vie des hommes!
f.
,
»
(1) De Tavannes. 0) Nous recevions des lettres de l'intérieur où l'on ne nous parlait que de cette prétendue préoccupation du commandement. Il faudrait le remL'une d'elles me disait en parlant de Joffre placer. Il a une manière vraiment trop paternelle. » Le pauvre homme qui m'écrivait cette énormité n'avait aucun soupçon de la vérité. Il ignorait que pas un général dans l'histoire n'a sacrifié le prétendu soldats la de vie d'indifférence que autant ses avec
:t
grand-père. Lorsque, après une attaque manquée, on lui soumettait les chiffres des pertes, il se contentait de dire, m'a rapporté en 1917 un officier qui l'a approché < C'était le devoir. »
:
Il faudra la hurler sur les toits la vérité. Dans ce secteur de Verdun, où l'on n'a eu à subir aucune attaque pendant 15 mois, il n'y a rien, rien, rien. Pas de tranchées! Pas de boyau! Pas d'abris! Pas de fils téléphoniques Pas de projecteurs Pas de réserve de cartouches! Rien! Rien! Ce qui s'appelle rien! (1). Et maintenant, creuser des boyaux sous les tirs de barrage amener des matériaux et des approvisionnements, c'est bien chanceux (2).
!
!
;
Mercredi 24 mai.
L'air dans ce tunnel est un toxique. Hier, pendant la relève, ce qui nous a incommodés, ce sont des gaz lancés par les minen. En éclatant, ces minen
répandaient une nappe phosphorescente. Les gaz qui s'en dégageaient brûlent les poumons. Les hommes de la 5e surtout ont été affectés. est malade. Un de ses hommes
X.
est mort.
La caractéristique de ces gaz est que leur effet
se fait
sentir longtemps après l'inspiration (3). Bodin est tombé malade cet après-midi. Il faut l'évacuer. Le colonel, dû têter le bidon d'oxygène. Et il ont m'a fallu suivre , leur exemple. (L'oxygène ne vient d'ailleurs que d'arriver. Un homme est mort en attendant.) Quelle atroce existence.
L.
Au moment où m'écrivait
le correspondant cité plus haut (fin novembre 1916), l'armée française, sous la direction du général Joffre, avait déjà plus d'un million de tués. (1) Cf. : lecolonel Mélot cité plus haut (18 mai). (2) C'est ce qui explique la persistance des Allemands à pour-
suivre leur attaque sur Verdun. L'on ne pouvait faire de travaux défensifs importants que la nuit; cr les nuits devenaient de plus en plus courtes. (3) L'auteur ne croyait pas si bien dire. Il a souffert de cette inspiration de gaz longtemps après la guerre, — et il en souffre encore aujourd'hui.
On ne peut s'empêcher de penser aux belles notes pondues par nos grands chefs: « Les abris seront creusés à 5 mètres sous terre; les défenses accessoires immédiatement placées; etc., etc. » Réalité: pas une poutre, pas un piquet de fer; dans un secteur où l'on n'a eu qu'à organiser pendant 15 mois, pas un abri! Si la guerre était aussi pénible pour les généraux que pour les hommes, elle seraitfinie depuis longtemps.
Jeudi 25 mai.
Ce tunnel! Quel séjour! Digne du secteur! Une haute voûte qu'ont noircie les fumées de train, des couchettes installées sur trois étages en travées de cent à cent-cinquante mètres, travées séparées par des espaces vides, et où, pour se reposer, les hommes n'ont que les rails et les traverses. Au milieu de ces espaces vides, des tinettes, des mares infectes d'urine et d'excréments. L'air est fétide, lourd d'une odeur de sueur et d'excréments à se trouver mal. Une nuit passée là et les hommes sont pâles, les traits tirés, ne pouvant tenir sur leurs jambes. J'ai 53 malades ce matin,chiffre énorme. J'ai menacé du conseil de guerre ceux qui ne seraient pas reconnus. Les ma lheureux! en réalité, c'est toute la compagnie qui est malade. Les Allemands avaient admirablement choisi le défaut de la cu:rasse en attaquant Douaumont et Vaux. S'ils parvenaient à forcer à cet endroit, qui les empêcherait de pénétrer jusqu 'à Verdun? Il n'y a rien!rien! aucune ligne organisée! Pas de tranchée! pas de fils de fer!
!
Rien
Le fait qu'ils ont amené des minen et qu'ils rendent systématiquement infranchissable le ravin de la Mort par
des nappes de gaz montre qu'ils sont déterminés à forcer le saillant de Douaumont-Vaux (1). Nous sommes à la crise du drame. Ici règne l'affolement. Les hommes n'ont pas reposé, n'ont rien mangé, vivent dans la nuit sans air. Chaque soir, on les accable de corvées. Consolant, le colonel! « Nous crèverons tous ici)), me dit-ilaimablement. Le commandant de Benoit me raconte comment, mardi (2), un dépôt de grenades a sauté avec une partie de la liaison du colonel. « — Un corps broyé est venu s'abattre, couler sur moi. Je voyais, à 3 mètres, des hommes se tordre dans les flammes, sans qu'il soit possible de leur porter secours. Les bras, les jambes volaient en l'airaumilieu des éclatements de grenades, qui fusaient sans cesse. Le bazar de la Charité. »
Vendredi 26 mai.
Au temps du grand Empereur, n'étaient en présence que de petites armées qui se cherchaient l'une l'autre pour se détruire. La cavalerie était une arme de première valeur. Aujourd'hui, avec les fronts continus, la cavalerie n'a plus de raison d'être. On n'en avait pas moins dans ces dernières années doute encore aujourd'hui dans et sans — apprendre l'escrime au sabre, la continué à — charge, etc., en méprisant le combat à pied. Quelle curieuse éducationmilitaire avait notre armée.
les dépôts
Je suis abruti par le bruit, le manque d'air et de sommeil. Une main m'étre.nt le crâne. Je me sens inerte, incapable d'aucun effort. L'énergie reviendra-t-elle avec la lu(I) D'où l'attaque allemande du (2; Mardi 22 mai.
1er juin 1916.
S'il
fallait partir à cette heure pour les premières lignes, aurions-nous la résistance suffisante? Toujours des corvées de transport de matériel en première ligne, et de travaux. Evidemment, c'est la seule manière de s'en tirer. Espérons qu'il en est temps encore. Attention rabiot! au — C'est la qui passe dans le couloir. Otez les gamelles. Le jus coule partout — La blague ne perd jamais ses droits. Le cri le plus fréquent, néanmoins, est: Attention! la lancé d'une vo;x triomphante. Et la passe. mière?
m.
!
m.!
m.
Samedi 27 mai.
Toute la nuit,c'est un chambard dans le tunnel, à ne
pouvoir fermer l'oeil. Consul est reparu. Quand nous étions en première ligne, il est resté discrètement invisible. Ici, il se rattrape. Il arbore le sourire et sa pipe en bigophone. Il trône, en s'étudiant à une attitude digne. La tête renversée majestueusementenarrière, le torse rigide, il fume gravement. Le grand chef des Hurons fumant le calumet. De loin en loin, il lâche des aphorismes filandreux et solennels, crache par terre de longs jets jaunâtres, vide sa pipe et nous impose ce spectacle intéressant jusqu'à minuit, de la de servir fait l'honneur qu'il prétexte se nous sous table de notre gourbi pour manger. Notre gourbi est une cabane en planches recouverte de toile goudronnée, où nous couchons quatre. Une lanterne d'étable nous dispense une lumière jaune et parcimonieuse. Et toujours dans le couloir: « Attention la » Mes pauvres petits troupiers Encore deux tués hier et cinq blessés: 25 hommes perdus en 8 jours. heures, porIls étaient allés cette nuit, à 20 heures-2
-
m.!
!
1
ter des grenades à R. I. (1). Devant les batteries de Souville, une marmite tombant dans le boyau en a bousillé 7. Ce soir, corvée de travail. Combien vont encore tomber la pelle ou la pioche à la main? Ce sont surtout quelques officiers de carrière qui — broient du noir. ** dînait ces jours derniers à côté de nous. Il est fini. Il voit tout perdu; il est dégoûté. On comprend cela. Un officier de cavalerie mener la vie que nous menons! Ce n'était certes pas pour cela qu'il avait travaillé Saumur. Pour les autres, on a eu le plus grand tort en confiant dans trop de régiments des bataillons à des capitaines vieillis dans le genre de Consul. Aussi un capitaine nommé à titre définitif et décoré n'a plus rien à attendre de la guerre (2). Conséquence. Comme cette guerre est effroyable, il ne cherche que deux choses: l'embuscade ou l'évacuation. Attention! la
—
!
m
Dimanche, 28 mai. Ce ne sont que propos découragés.Tout ce monde est applati, affalé. Ce pauvre **: Jamais nous ne les aurons! Il vaudrait mieux faire — camarades et que ce soit fini! Et il tourne vers nous ses yeux bovinsdésolés. Evidemment, le ressort « âme » de ce grand corps (il m. 86 et doit peser plus de 200) est usé. a Les Boches étaient beaucoup On trompés! nous a — plus forts qu'on nous le disait. Mais non, cher ami! Leur métallurgieavait à sa disposition 22 M. de t. de fer avant la guerre. Elle avait 1
-
(1) Le retranchement R. I. du fort de Vaux, — que nous
devions défendre cinq jours plus tard.
(2)V.1efmai1916,
des usines plus puissantes que l'ensemble des nôtres à peu près dans la proportion de 4 à 1. Or, ils nous ont encore pris la majorité des nôtres. Tout cela est fort clair. Pourquoi ne nous le disait-on pas? — Mais enfin, cher ami, la statistique annuelle de Bi— rot ne coûtait que 19 sous, chez Hachette. Birot? Birot? Evidemment, c'est la pre» — — mière fois de leur vie, que cet excellent ** et ce brave qui nous écoute, en entendent parler. L'aimable Consul prend des initiatives hardies. Il nous convoque B., Bétron et moi. Je suis le chef! Je constate que vous prenez des mesures sans m'en avertir. Qui portera votre soupe ce soir ?
X.
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V.,
???
Eh bien! moi!J'ai trouvé la solution. Je suis le
chef, et je m'étonne que vous, qui n'êtes pas du métier (sic), vous preniez des décisions sans me consulter. — Mon commandant, quelle est cette solution? Ce la 7e compagnie (celle qui ne bouge pas) sera — qui ira chercher la soupe. Quel trait de génie militaire! Comment ne pas admirer cette profondeur de vue, et ne pas s'expliquer la nécessité où il se trouva it d'être grossier avec 4 commandants de compagnie pour la mettre en valeur? Il est le « chef », pour commander une corvée de soupe; mais pour la défense des avancées de Vaux, il en laisse le soin absolu à ces « gens qui ne sont pas du
métier.
»
Nous sommes partis pour la relève à 21 h. 15. Au dernier moment, on s'est aperçu qu'il manquait des vivres de réserve. Consul a eu un accès de folie. Je vais à la brigade! — Je cours après lui (les fous! on ne sait jamais). J'arrive à la cagna du colonel. J' entr'ouvre la porte. Pas de Consul. En revanche, je vois trois personnes (dont lelieutenant-colonel et le capitaine-adjoint) fort actionnés à jouer au bridge, tandis que, debout, le colonel comman-
dant la brigade — sa maigresilhouette courbée — suit le jeu. Nous pouvons aller nous faire broyer: le colonel chef de brigade n'en fera pas moins sa partie de bridge. Il n'a pas encore mislespieds dans son secteur. Tout le temps que nous serons ici, il le passera dans le tunnel. La
seule manifestation de son activité a été une note comminatoire où il exigeait le silence « entre 22 heures et 7 heures ». Attention! la m.! — La rampe montée hors du tunnel, nous prenons le
boyau. Toutes les compagnies du 3e bataillon y sont à travailler! Un soir de relève! On n'aurait pas pu les envoyer C'est bien moins une heure plus tard! Non! On s'en important pour le colonel de la brigade que de manquer
f.
un seul soir de fairesonbridge. Je reverrai toujours son long corps maigre et sa figure recuite se pencher, dans l'ombre de la cagna, sur la table, éclairé de face, tenait les cartes, comme le Christ où tient le pain dans les Pèlerins d'Emmaüs de Rembrandt,
L.,
tandis que le bataillon allait s'embarbouiller, dans l'unique boyau de communication, avec un autre bataillon qu'une négligence coupable y avait envoyé. Les hommes se bousculent, s'empêtrent les pieds dans les pelles et les pioches, s'eng. avec les travailleurs, sont obligés de passer de côté, le boyau étant juste de la largeur du sac. Nous sommes devant les batteries de Souville. Si les Boches marmitent,quellebouillie! Ils marmitent! Les travailleurs, jusque-là si encombrants, se croupetonnent au fond du boyau; on leur marche dessus, ils ne disent rien. Les hommes, malgré les difficultés,suivent. Le grand air a produit son effet. Malgré les obus, l'angoisse qui étreignait le cœur au sortir du tunnel a disparu.
1
Lundi 29 mai.
»,
dans
Dans mon trou, au « Ravin des Abris comme celui de la tranchée de la voie ferrée, il y a un cadavre. Mais cette fois, il n'est plus sous ma tête, il est sous mes
pieds.
Je songe à notre dernier dîner sous le tunnel, en compagnie de *. * est l'homme d'affaires pour qui tout est
».
« une affaire
Il fait bien son devoir, honnêtement, mais sans plus. Hélas! Dans cette horreur qu'est la guerre il faut faire plus. Il nous raconte ce qu'il a vu de la contreattaque boche sur le 124. Un peloton allemand est sorti sous les ordres d'un officier. Un grand gaillard, dit *. Il marchait tout debout. Les balles frappaient à droite et à gauche, soulevant de petits flocons de poussière. Il n'en était pas ému. Il donnait ses ordres, tranquillement, par gestes, montrant la direction à suivre et l'emplacement à occuper. Il n'a d'ailleurs pas été touché. Qu'était-ce que ce grand gaillard? Quelque Junkerbrandebourgeois puisqu'autant qu'on peut savoir nous! avons du IIIe corps devant nous? Lui, *, était tapi dans son trou de marmite. Il n'a pas: tiré un coup de fusil. manifester son exis-Fallait montrer! pas pas se — tence! dit-il. Oui, ç'eût été « une mauvaise affaire ».
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Nuit de mai 1916.
20 h. 40. Nous fournissons cette nuit une corvée de 54 hommes* pour aller travailler au boyau entre la digue et R. I. Less: ordres sont donnés; la corvée se rassemble à la carrière.. au-dessus du P. C. A peine suis-je rentré, explosion formidable qui secouer tout le gourbi. Dubuc dévale dans la cagna.
— Mon capitaine! Mon capitaine!
Du dehors viennent des cris, des gémissements: « A Au secours » moi Dubuc a repris haleine. — Des obus viennent de tomber dans la corvée! C'est épouvantable. Je vais faire ramasser les blessés. Il se lève! R., qui est de jour, le suit. Il me semble qu'un coup de massue s'est abattu sur moi. Je gagne la
!
!
porte de gauche. C'est à deux pas, derrière le P.C. Il fait une nuit noire à ne pouvoir mettre un pied devant l'autre. Tout-à-coup, une clarté de fusée éclairante. Là-bas, près d'un tronc d'arbre un amoncellement de corps. Ils ne bougent pas. Combien sont-ils? Je vais pour m'approcher. Une explosion formidable éclate. Une flamme rouge me frappe aux yeux. Un nouvel obus vient de tomber. Je suis secoué jusqu'aux entrailles. La fumée prend à la gorge. Une pluie d'éclats et de terre tombe autour de moi. De la nuit sortent des cris, des râles. Et Dubuc et qui étaient devant moi! Je rentre dans la cagna, hébété. Dubuc paraît. Il s'écroule sur la couchette, la mine
R.
décomposée.
Mon Il y a de nouvelles victimes! Capitaine! — Au poste de secours, on ne trouve que trois brancards. Des fainéants de musiciens, accroupis autour, refusent d'aller chercher les blessés, sous prétexte qu'ils sont brancardiers divisionnaires et ne sont là que pour porter les blessés à Tavannes. Le P. S. est fait pour six ou huit blessés au plus. Et il en arrive de toutes parts, les miens d'abord, ceux des premières lignes ensuite. C'est une vraie boucherie, pleine de sang et de râles. Sur les chairs blanches des filets de sang vermeil; des faces décomposées; des lambeaux de linge où restent des lambeaux de chair. Une odeur écœurante. Dans le fond, près d'une bougie, l'aide-major avec l'au-
de
mônier, les mains pleines de sang, ne s'arrêtent pas panser. Et tout autour, dans les ténèbres, s'écrasent les obus, sans un instant de répit, achevant les blessés qui n'ont pu trouver place à l'intérieur. Consul m'a d'abord fait dire — Si la moitié de la compagnie est par terre, tant pis, il faut que la corvée parte. Il a vu le charnier (1), et, à une seconde insistance écrite — de ma part, a fait répondre « Ça va
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:
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bien». Neuf ou dix tués. Douze blessés gravement. Dix à douze blessés légers ou commotionnés. Toute la nuit les Boches battent le ravin.
Mardi, 30 mai. Jesuis allé ce matin à l'endroit du massacre.
Une longue mare de sang violet et gluant est figée près du tronc d'arbre. Des casques pleins de sang, des sacs éventrés, des pelles, des fusils éclaboussés de sang. Une chemise, toute blanche, émerge, dégoûtante de sang rouge, d'un amas de débris informes. Près de l'arbre, une tête n'a pas encore été ramassée. Sans doute celle du pauvre petit Deline, porté disparu. Sur ce charnier, bourdonne un vol de grosses mouches bleues, qui se gorgent de sang.
Mardi, 30 mai 1916. Convocation chez Consul à 20 h. 30. Nous nous mettons en route. Au P. C. du colonel (Fumin) aucun guide pour nous , conduire. Nous allons reconnaître des emplacements occupés par le 53. Pas un homme du 53. (1) Je l'y ai mené.
Dans la nuit noire, nous nous engageons dans le B. de Sundgau. A peine avons-nous fait 100 mètresqu'il n'y a plus de boyau. Une simplesuccession de trous d'obus à travers lesquels il est fort difficile de reconnaître une sente dans la nuit. A chaque pas, on butte sur des souches, car nous sommes à l'orée d'un bois. Les obus tombent de tous côtés, heureusement trop longs pour notre petite troupe. Brusquement, plus de boyau. Nous nous accroupissons où nous sommes afin d'éviter les éclats; on envoie un sergent de la 7e, Blum (1), reconnaître le terra in.
-
Consul gémit. Seigneur, mon Dieu! Quelle vie! et toujours la mort suspendue sur nos têtes, comme une épée de Damo-
!
clès
Le fait est que les obus tombent drus dans notre coin. Les Allemands battent ces derrières du fort de Vaux avec des 77. Ils arrivent avec une rapidité extraordinaire. A peine les a-t-on entendu siffler, qu'ils éclatent. — Et juste cet arbre qui est devant moi pour les faire percuter! s'exclame Consul! Il faut qu'il soit devant moi! Si par malheur un obus arrive dessus, je suis perdu! perdu! Silence. Personne n'a l'air de comprendre cette invitation à offrir sa place. Blum revient. Il a trouvé des hommes du 53. Nous reprenons notre route à travers les trous d'obus. Une lumière! Enfin! nous sommes au P. C. de la Batterie. C'est une cabane rectangulaire en béton. Les obus éclatent juste à l'entrée. Un lieutenant nous reçoit. — Et le chef de Bataillon? Où est-il? demande Consul.
0) Tué
le 2 juin suivant. Remarquable de calme et de bravoure.
Il est au fort de Vaux.
— Oh! —
Consul s'écroule, navré. Il y a de quoi. Il est 23 h. 15. Il y a plus de deux heures que nous courons au milieu des obus pour rien. Mais c'est ici qu'il devrait être. Non! Il a rendu compte qu'il ne pouvait s'y installer; pas de téléphone et pas de place pour les agents de liaison. COPJaJ.t exhibesespapiers. Tournery doit se rendre à la tranchée ouest de Vaux; à la Courtine; moi à R. I. Biancardini rester en soutien à la batterie même. En passant devant le boyau menant à R. L. — il y j'ai demandé à Consul de m'y a une heure et demie rendre. Non. Il faut que nous allions tous ensemble au P. C. du chef de bataillon; « j'en ai reçu l'ordre! », m'a-t-il répondu (1). Le commandant de compagnie du 53 grand méun — ridional, brun, ancien sous-officier de tirailleurs — ne sait rien du secteur; ce qui s'appelle rien. — R. I.? Je ne sais pas. Qu'est-ce Et c'est? la Courtine? que — montre sur la carte, et explique. Ah! c'est notre compagnie du centre. J'y envoie chaque soir une patrouille qui se conduit à la boussole {!). Il n'y a ni boyau, ni sente d'aucune sorte.
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X.
-,
-
X.
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!
Charmant Après avoir perdu là une demi-heure, nous nous en et moi chez le colonel retournons, le commandant, du 53, dont le P. C. se trouve sur ma route pour retourner — si possible par le B. Sundgau. Reprenons notre course à travers les trous d'obus. Nous arrivons au P. C. du colonel du 53. Ce P. C.
Z.
(I) C'était faux, comme
on le verra plus loin.
se trouve dans une sorte de souterrain appelé « le Dé-
pôt ». Il s'ouvre au fond d'un vaste fossé profond d'une dizaine de mètres. Pas d'escaliers pratiqués dans les versants, qui sont d'ailleurs battus d'obus de gros calibre. Dans le souterrain auprès d'une table éclairée par une lampe à acétylène est le colonel du 53. C'est un vieillard émacié, aux moustaches blanches, et ayant un œil de verre. Ici, pas plus qu'à la batterie, personne ne sait rien. On sent qu'on n'y pense qu'à une seule chose la relève prochaine, — heureux de laisser le successeur se débrouiller comme il pourra. C'est l'esprit de la gérontocratie.Napoléon choisissait des colonels moins plapla. Ici nous avons un modèle du genre. Dans ce P. C. de colonel, on ne sait ni qui est à droite, ni qui est à gauche. Donnez-moi seulement guide un pour me mener — dans B. Sundgau, qui me conduira vers P. C. Fumin. On ne trouve personne. Et je sais que le B. Sundgau doit prendre tout près. Il va falloir chercher mon chemin dans la nuit, à tâtons à travers les trous d'obus. Je m'y résigne, suivi de mon adjudant (1). Quelle route! Au milieu des éclatements qui dans la nuit nous aveuglent de leur flamme rouge, des souches sur qui l'on bute, des trous dans lesquels on tombe, sans compter tout l'acier qui pleut autour de nous. A h. 30, je suis au P. C. Fumin, et je n'ai pas accompli ma mission la reconnaissance du R. I. Si je m'y rends, il me faudrait rentrer au jour, et par un boyau que je sais à la fois marmité et mitraillé. Alors que ma mission faite au moment où elle devait l'être serait accomplie dans de bonne conditions et depuis deux heures déjà! Peut-on plus cruellement être victime d'un imbécile! Je m'en explique au colonel. Dois-je aller au R. I.?
:
1
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(1) L'excellent Dubuc.
Non. Pas la peine. Ce soir, n'importe qui vous y — conduira d'ici. Mais quel besoin avais-je de courir après le colonel — du 53? Le chef de bataillon, quand je lui ai demandé de prendre le boyau de R. I. m'a dit que c'était sur vos ordres. — Je ne lui jamais ordonné cela! Charmant!
Mercredi, 31 mai. Relève (1). Le sous-lieutenant Riballier des Isles restera aux abris pour passer les consignes. A 20 heures, (1) C'est-à-dire départ pour la re/àVe de la compagnie qui occupait R. I. L'attaque allemande se fit, ainsi qu'on le verra, le lendemain matin, à 3 heures. Ce fut un effort assez semblable à celui du 21 féle secteur vrier et portant sur le même point du front de Verdun Vaux-Douaumont. Les Allemands avaient Douaumont; ils espéraient enlever de vive force Vaux, et, sachant le secteur peu garni, pousser jusqu'à la Gtadelle. Ils voulaient en finir avant que se déclenchât l' offensive franco-anglaise qui se préparait sur la Somme. (Elle se déclencha le Ier juillet suivant.) Ils poussèrent leur attaque avec trois corps d'armée d'élite.C'étaient, de la gauche à la droite, le 1er C. Bavarois, le X" de réserve (recruté dans les dépôts de la Garde), le XV. de Strasbourg, appuyés par un millier de pièces, surtout des canons lourds et demi-lourds dont une forte proportion de 210 à tir rapide. Or, le 1pr juin 1916, nous n'avions, de l'étang de Vaux à la batterie de Damloup, au Sud-Est du Fort où fut lancé le gros de l'attaque, que cinq bataillons en ligne deux du lOI" R. I., deux du 53e et un du 142'. Comme artillerie, cinq groupes de 75 derrière Souville(60pièces), et une certaine quantité de batteries de 155 longs système Bange, envoyant un excellent obus mais à tir lent. Nous n'avions pas encore, à cette date, notre nouveau matériel d'artillerie lourde. Louis Madelin a écrit au lendemain même de l'armistice — donc tout près des événements « Du 31mai au 5 juin, ce fut, sur le massif de Vaux, le plus formidable assaut peut-être de toute cette bataille de Verdun. » (Le Cheminde Victoire, p. 180.)
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la
comme d'habitude, canonnade effroyable. Elle n'a pas cessé à 22 heures, heure à laquelle il faut partir pour la relève. Les obus tombent copieusement dans le ravin des Abris. J'ai indiqué, comme lieu de rassemblement de la compagnie, le boyau. Elle y sera plus en sûreté. Très marmité le boyau; mais ce n'est rien auprès du boyau de R. I. Celui-ci n'est qu'une succession de trous
d'obus. Toujours angoissante cette marche dans le noir, à demi courbé, prêt à se planquer. Une sorte de maison blanche, dans la nuit. C'est la Redoute (1). Puis un haut talus dominant le boyau; c'est l'ouvrage R.I. Au milieu du boyau, des blessés hurlent. Ce sont des hommes de la 78 qui se rendaient à Vaux-Ouest et qu'un
obus a touchés là. A cet endroit précis,impossible d'avancer. La 5e compagnie (Courtine) obstrue le passage. Les hommes s'impatientent; on le comprend. Enfin! Après une demi-heure de pause, on peut se placer, et me passe les consignes. Il me présente le P. C. : une niche sous un pan de mur en ciment armé, renversé par un 380. Un sous-lieutenant y a été tué à une dernière relève par un 75. Très encourageant. Lui-même a perdu quinze hommes pendant ces quatre jours, du fait des 7.5. Nos artilleurs lui ont fait hier me dit-il, — un tir de démolition! Ils ont d'ailleurs parfaitement réussi pour un élément de tranchée. Ils n'en enverront pas un brigadier de plus reconnaître des tranchées de première ligne. (2) lui ordonnant de rejoindre. Lettre de Tatin à
S.
-,
X.
(1) C'était un cube en béton, de petites dimensions, qui servait d'infirmerie. (2) Il était descendu à Belrupt. Nous passâmes la nuit, malgré la fatigue, à achever un paradoe en sacs à terre commencé par et dominant le boyau qui formait une gorge en contrebas derrière le talus, leul vestigedu
S.
retranchement R. I. Ce paradog était achevé le lendemain vers 8 heures lorsque
Jeudi, juin. Nous avons perdu le Ravin de la Mort. Cet endroit
de délices est tombé au pouvoir des Boches. Ce matin, à 8 heures, nous avons vu en avant de nous (1), sur les pentes du plateau d'Hardaumont, les fantassins allemands sortir comme des fourmis quand on a frappé du pied une fourmillière. Ils ont dévalé vers notre tranchée du Saillant (2), sans que notre artillerie tire un coup de canon (3). Des nôtres ont abandonné précipitamment et en désordre les tranchées pour s'enfuir vers le Ravin des Fausses-Côtes. Nous avons tiré sur les assaillants sans grand résultat apparent (4). Les Boches ont sauté dans la tranchée. Des flocons d£ fumée blanche nous ont montré qu'il s'y livrait un combat à la grenade. Puis le calme est revenu. Des essaims de capotes bleues ont essayé plus loin de regrimper les pentes du Bois de la Caillette déjà sous le grand soleil, mais ont rapidement reflué en désordre vers le ravin des Fausses-Côtes. Les obus éclataient au
ils
commença l'attaque allemande. Il nous protégea très efficacement contre les éclats des obus ennemis, et, en somme, permit la résistance dans les circonstances terribles que l'on va voir. (1) Le retranchement 1 du Fort de Vaux dominait les pentes montant du village, lequel était bâti au fond du ravin près de l'étang. De R. 1. on assistait à la lutte comme d'un balcon. (2) A l'extrémité du plateau d'Hardaumont, à la hauteur, à peu près, de notre tranchée de la voie ferrée longeant l'étang de Vaux, laquelle était en contre-bas du rebord du plateau. (3) Le commandant Raynal, de l'observatoire - du Fort, à ma droite, fit la même constatation. Il regretta alors amèrement, a-t-il souvent déclaré, qu'en vertu du décret du 5 août 1915 qui désarmail (3ic) les forts de Verdun, on eût enlevé les deux pièces de 75 abritées sous tourelles, que possédait le Fort auparavant. On n'avaitlaissé que les tables de tir! Il affirme qu'il aurait pu empêcher la progression ennemie, et c'est croyable. (4) Ce qui ne veut pas dire qu'il n'y en ait pas eu.
milieu d'eux, et d'ici il semblait que presqu'aucun ne tombait. Puis les Boches, en colonne par un, se sont glissés le long de la voie ferrée. On a vu alors une file de capotes bleues sans armes remonter les pentes d'Hardaumont. Des prisonniers. Soixante à quatre-vingts. Pendant que les Boches dévalaient, je leur faisais tirer dessus, faisant moi-même mon carton. sort comme un fou de l'abri « ne tirez pas! ne tirez pas! Ce sont
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: !».
S.
les nôtres
Mais non! Tu vois bien que ce sont les Boches! Gardez vos cartouches pour vous. Or, j'en ai 23.000! et pour tenir une tranchée qui, étant donnée la distance avec la tranchée boche (60 m.) (1) ne peut se défendre que par un barrage à la grenade! Toujours les vieux errements. « Ils sont trop loin! (2). Il ne faut pas gaspiller les cartouches! » Et dans la tranchée, on en voit qui traînent partout. En face de nous, dans Serajevo, on voit les casques gris pointer de temps à autre au-dessus du parapet. Chaque tête qui se montre, un coup de feu. C'est une lutte à laquelle on s'excite. A côté de moi, un petit de la classe 16, Lauraire s'affaisse. Son casque troué est tombé. Un trou béant lui défonce le crâne. Sa tête penche sur sa poitrine, et de ce trou le sang coule comme d'une fontaine. A tout moment, passent dans la tranchée des blessés (1) D'uncôté, une vingtaine de mètres de l'autre. Il va sans dire que j'ai prié de se tenir tranquille, puisqu'il allemandeétait relevé, s'appelait et j'ai continué à tirer. — Cette tranchée Sérajévo. Il en sera souvent question. (2) Ils étaient à 800 mètres environ, et notre fusil pouvait porter à 3 kilmètre-slD'autre part, l'expérience nous avait montré depuis longtemps qu'il n'y a que les troupes qui ne tirent pas qui n'atteignent personne. (V. Premières Batailles, 19 sept. 1914.) Au surplus, je n'ai jamais vu de troupes manquant de cartoud-lel.
S.
ruisselants de sang. Ils vont au poste de secours, qui est à la redoute. Et sur l'autre côté de la côte où nous sommes on voit défiler les Boches le long de la voie ferrée, sur la Digue, sans que notre artillerie leur envoie un coup de canon! Douze heures. Boches abordent Les R. (1). 2 Vive — fusillade. On résiste. Enfin! C'est notre troisième compagnie (2) qui les reçoit. Je suis descendu à la Redoute d'où l'on domine le ravin qui sépare le Bois Fumin (en avant duquel est R. 2), de R. I. De la Redoute, et de la gauche de R. I., mitrailleuses et fantassins fusillent toute larve grise qui rampe sur les pentes de Fumin. 14 h. 30. Ils ont pris R. 2. Notre gauche est menacée d'être tournée. Nous avons vu des capotes bleues lever les bras et la triste théorie s'éloigner encadrée de vestes grises.
A peine installés à R. 2,
les Boches se sont mis à
creuser en avant une tranchée (3), à la grande admiration de mes troupiers. Maintenant le ravin seul nous sépare de l'ennemi. Allons-nous être ici cueillis comme dans une souricière? Deux mitrailleuses battent le ravin (4). Devant leur
(1) Montant de l'étang de Vaux, les Allemands avaient d'abord enlevé la tranchée de la Digue (lit compagnie, lieutenant Abram), R 4, à la pointe puis les retranchements s'échelonnant à mi-côte de Vaux-Chapitre, R 3, sur la pente du bois Fumin, et ils abordaient R 2, sur cette même pente, avant d'attaquer R qui leur barrait l'accès du Fort. (2) Commandée par le lieutenant Goutal, solide Auvergnat, vigoureux, le teint coloré, magnifique oldal, qui défendit sa position en héros mais, malheureusement, fut blessé d'une balle au ventre. Fait prisonnier, il fut soigné, se rétablit et a repris, depuis l'armistice, sa profession d'architecte. (3) Mettant veste bas et maniant pelle et pioche en bras de chemise. (4) Je les avais placées à une sorte de col rejoignant le bois Fumin, d'où elles dominaient et tenaient sous leur feu les deux pentes du ravin montant à notre gauche.
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I,
champ de tir, on voit des groupes de corps gris étendus sur la terre. L'aspect de la tranchée est atroce. Partout les pierres sont ponctuées de gouttelettes rouges. Par place, des mares de sang. Sur le parados, dans le boyau, des cadavres raidis couverts d'une toile de tente. Une plaie s'ouvre dans la cuisse de l'un d'eux (1). La chair,déjà en putréf action sous le grand soleil, s'est boursoufflée hors de l'étoffe et un essaim de grosses mouches bleues s'y presse. A droite, à gauche, le sol est jonché de débris sans nom. Boîtes de conserves vides, sacs éventrés, casques troués, fusilsbrisés, éclaboussés de sang. Une odeur insupportable empeste l'air. Pour comblev les Boches nous envoient quelques obus lacrymogènes qui achèvent de rendre l'air irrespirable. Et les lourds coups de marteau des obus ne cessent de frapper autour de nous (2).
Vendredi, 2 juin.
Nuit d'angoisse perpétuellement alertée (3).
Nous
(1) Aumont. Un petit de la classe 1916. (2) Ainsi, dès 14 h. 30, c'est-à-dire après 6 heures et demie de lutte, les Allemands avaient enlevé du côté du Nord-Ouest tous les retranchements extérieurs du Fort de Vaux, sauf R. 1. Il est vrai que R 1 leur interdisait de ce côté l' accès du Fort; mais comme le note un témoin sûr et die rang élevé, dans un journal tenu au moment même « R.I. restait seul pour garantir le Fort de Vaux contre un enveloppement, et il se trouvait bien en pointe. » Le témoin déclare que le Commandement ne savait pas ce qui se passait en première ligne, « les avions ne marchant pas à cause du mauvais temps ». Le mauvais temps dont il parle devait être des trous d'air, car il a fait ce jour-là beau et chaud. (3) Je recevais à tous moments des notes du Ct de Benoist au du colonel, m'avertissant que l'ennemi avait décidé d'enlever nom coûte que coûte R 1 (ce dont, à vrai dire, je me doutais, puisque c'était le seul retranchement extérieur qui fût encore entre nos
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n'avons pas été ravitailléshier. La soif surtout est pénible. Les biscuits sont rech. Un obus vient de faire glisser ma plume. Il n'est pas tombé loin. Il est entré dans la cagna d'à côté, où dormait mon sergent-fourrier, le pauvre petit Cosset. Tout a été ébranlé. J'ai été couvert de terre, mais rien! pas une égratignure! A en juger par la direction, c'est du 75. Pièce décalibrée qui tire trop court. J'envoie une fusée éclairante et une fusée verte pour qu'on allonge le tir. Peine perdue. Ils continuent. — Un éclat a fait partir une fusée rouge, me crie Clerc. C'est cela. Ils exécutent un tir de barrage sur. nous (1). Je fais répéter le signal éclairante et verte. Enfin! Ils se décident à allonger le tir. Mon Capitaine! Chevaillot est tué. — Mon autre fourrier! Un grand gaillard de la classe 15, qui racontait tout à l'heure, si naïvement, ses prouesses amoureuses. Coutable passe la figure en sang cette tête défigurée par le sang coulant à flots, je la verrai toujours. J'envoie immédiatement un agent de liaison, le petit Clerc, qui se dévoue pour aller porter mon rapport au colonel. (13 h. 30).
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mains), et m'enjoignant de redoubler de vigilance, ou mannonçant une contre-attaque libératrice. Voici une de ces notes que le hasard m'a fait conserver: Il h. 50 — Colonel à Capit. Delvert. La II* brigade (brigade à notre gauche) va contre-attaquer par le Ravin des Fontaines. Continuez à surveiller et à tenir sous votre feu le ravin venant de Vaux de façon à y empêcher toute infiltration. Ce soir renforcez votre surveillance du ravin.
(1) Ce
loin.
n'était pas
«
»
cela
0.
Le Cdt. J. de Benoist. du tout, comme on le verra plus
P.
J'aime Donnez-le-moi! mieux être capitaine. mon — tué. Il faut sauver la vie des camarades! Sacres artilleurs! S'ilsvenaient reconnaître les tranchées de première ligne, eux aussi, ces effroyables méprises n'aurait pas lieu. On a assez de l'artillerie allemande pour nous écraser, sans avoir encore la nôtre! (1) 20 heures. — Les Boches d'en face sortent de leurs tranchées. Ici, tout le monde est au créneau. J'ai fait distribuer à tous des grenades, car à la distance où nous sommes, le fusil est impuissant. Les voilà! En avant! Sortais (2) coupe les ficelles des cuillers, et nous les expédions. Ils nous répondent par des grenades à fusil, mais qui portent trop loin. Lancez fusée rouge! une — Les Boches, surpris par nos grenades regagnent leurs tranchées en vitesse. Tout-à-coup, des flammes fusent derrière moi, avec des torrents de fumée blanche et noire. Ce sont de véritables jets de flammes. Pas de doute, ils ont forcé à droite et nous lancent ici des liquides enflammés!
Mais voilà que de l'incendie montent des flammes vertes, rouges. Je me rends compte. C'est mon dépôt de fusées qui flambe! A un pareil moment! Heureusement que les Boches ont été repoussés! Des malheureux dévalent de la droite en criant Quelques hommes s'émeuvent auprès « Sauve qui peut! » de moi et quittent le créneau.
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(1) Le journal du témoin cité plus haut donne (explication du tragique accident. Il ne s'agissait pas < d'une piècedécalibrée qui tire trop court » ou d'une « effroyableméprise », mais d'un lir ordonné à la suite d'un faux renseignement. On avait annoncé la perte du Retranchement R.I. Rapport mensonger. Qui l'a fait? Rapport diffamatoire odieusement à l'égard du capitaine commandant dans R.I. A tel point que le général se promit sur le moment de faire fusiller cet officier, — qu'il décora quand il connut la véracité des faits. Qui a lancé ce faux rapport? Quel est le coupable dt cette infamie? (2) L'ordonnance de Dubuc.
— A
!
Et vous, tas de gourvos places! N. de D. des! vous foutez le camp parce que deux fuséesflambent! En moins de deux (1), l'ordre est rétabli. Voilà,cependant, comment peut prendre une panique. Pour une bagatelle, alors que le vrai danger est écarté. Les flammes montent et bouillonnent sans cesse, dans la nuit,au milieu des obus. A tout moment une nouvelle fusée lance son jet de flammes. L'incendie gagne le P. C., d'où bientôt sortent aussi les langues de feu. Il faut d'abord sauver les grenades qui sont à proximité. Un sac de cartouches est resté dans le brasier, car on en entend le crépitement. Le terrible est que les murs sont faits de sacs à terre et alimentent eux aussi le foyer. Et les obus qui tombent. Les balles qui sifflent de tous côtés. Enfin, toutes les caisses de grenades sont déblayées (2). Le feu, sur lequel tombaient les pelletées de terre, diminue d'intensité. C'est Champion l'auteur désasinvolontaire du — — tre. La fusée rouge qu'il allumait sur mon ordre est partie en arrière au lieu de partir en avant! Ah! nous sommes bien montés sur le front!Fournitures de premier choix. Heureusement que les Boches ont été calmés par nos grenades. Il est vrai que, maintenant, il nous faut en aller chercher d'autres, si l'on veut résister à une autre attaque. 22 heures. — Un homme arrive du P. C. Fumin avec cinq bidons d'eau dont un vide — pour toute la compa— gnie. Ce sont des bidons de deux litres. Cela nous fait huit litres — à peu près — pour soixante hommes, huit sergents et trois officiers. L'adjudant fait devant moi, avec une parfaite équité, la distribution de cette eau qui sent le cadavre.
(1) Expression fréquente dans la troupe. (2) Ladernière était toute brûlée d'un côté. Il était temps.
Samedi, 3 juin. Il y a près de soixante-douze heures que je n'ai pas
dormi. Les Boches attaquent à nouveau au petit jour. (2 h. 30) Nouvelle distribution de grenades. Hier on m'en a vidé vingt caisses (1), il faudra être plus modéré. Laissez-les bien sortir! On Du calme, enfants! les — a besoin d'économiser la marchandise. A vingt-cinq pas! Tapez leur dans la g.! A mon commandement. Feu. Et allez donc! Un craquement d'explosions. Bien ensemble. Bravo! Une fumée noire s'élève. On voit les groupes boches tournoyer, s'abattre. Un, deux, se lèvent sur les genoux et s' esquivent en rampant. Un autre se laisse rouler dans la tranchée, tant il est pressé. Quelques-uns progressent cependant vers nous, pendant que leurs camarades restés dans la tranchée et leurs mitrailleurs nous criblent de balles. En rampant, un Boche arrive même jusqu'à mon réseau Brun. Bamboula lui envoie une cuiller en pleine tête. A 3 h. 30 ils en ont assez et rentrent dans leur trou. Une chanson me vient aux lèvres. Vous gai, me êtes — dit le caporal Lecomte. — Evidemment: notre parti est pris. 6 heures. — Les brancardiers boches viennent relever les blessés. j'empêche de tirer. La 78 a perdu son commandant de compagnie, Tournery, tué, son unique sous-lieutenant, le brave Bétron, tué également. La 6e (2) a son lieutenant tué, Biancardini; (1) Sur une trentaine que j'avais au P.C. Il ne m'en restait donc que 10, et il nous fallait tenir encore trois jours. (2) Notre compagnie de réserve.
son sous-lieutenant Leroy, tué; l'autre, Têtard, a été fait prisonnier à la Digue. Comme les Boches passent sans discontinuer sur la Digue, qu'ils occupent R. 2, nous sommes menacés de tous les côtés. La situation est vraiment terrible. Une angoisse indicible serre le coeur (1). Et le 75 nous tire toujours dans le dos! A 14 heures il me démolit deux mitrailleuses, m'enterre toutes les munitions, hache un servant, en blesse deux autres. A 17 h. 15, il recommence. Une seule chose à faire attendre la mort!
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Une mitrailleuse (2) prend d'enfilade l'étroite rampe
qui descend à la redoute, et une autre le passage devant le P. C. Ce soir, préparationd'artillerie formidable de la part des Boches. Nous serons sûrement attaqués de nouveau. Je fais rétablir la plate-forme de mitrailleuses (3), et mettre en batterie une deuxième pièce qu'on a pu réparer. Pour boire, comme il pleut, les hommes ont mis leurs quarts dehors ou étalé des toiles de tente. A 20 h. 30, ces messieurs d'en face sortent de Sérajevo. Les poilus en sont joyeux. Mon Capitaine, c'est ma tournée, me crie Rouzeaud — à son poste de combat (4).
(I) Pourrions-nous tenir encore les deux ou trois jours néceslaires? Cette angoisse s'ajoutait à celle provoquée par l'horreur de lasituation. -- (2) Mitrailleuse allemande, que l'ennemi — qui occupait la superstructure du fort — avait placée à l'angle N.-W. de cette superstructure. mitrailleur Sauvial, (3) Par le sergent-mitrailleur Rigallot et le qui eurent l'héroïsme de démonter les pièces, les nettoyer et les Nous l'atelier. s'ils étaient à bombardement le comme remonter sous admirablement si hommes à hommage ici notre cet apportons
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courageux. (4) Je le vois encore, tout joyeux, balançant sa grenade à »bout de bras. Pauvre enfantl
Les Boches sont accueillis à quinze mètres d'un tel barrage à la grenade, appuyé par un tel feu de mitrailleuses, qu'ils n'insistent pas. L'attaque est arrêtée net. A 22 heures un officier (Brunet) paraît dans la cagna. Il me dit amener en renfort une compagnie du 124. Tout compte fait, il s'agit de dix-huit hommes. Une heure après, nouveau lieutenant (Claude) du 298e cette fois. Je vous amène une compagnie en renfort. Encore? où vais-je la loger? Combien avez-vous d'hommes? 170. — Et immédiatement? avec vous, — On compte. Il y en a 25
--
-
!
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Les autres n'ont pu rejoindre; ils doivent être égarés dans la plaine! ! Je place les hommes du 298. à la Redoute. Ceux du 124 sont partagés moitié à gauche du carrefour (Colombani) moitié à droite (5e). en profite pour m' enlever ses hommes (1), sauf les bombardiers. Dans le boyau, c'est un encombrement indescriptible, et tous ces hommes sont éreintés. Pourvu que les Boches ne marmitent pas! Impossible d'allumer une bougie. Si peu de lumière que l'on voie du dehors, les obus tombent. Pour rédiger le rapport de 24 heures, je suis obligé de m'accroupir dans un coin sous une couverture et d'écrire par terre. Quant à reposer une seconde, il n'y faut point songer. Le bombardement ne cesse pas une minute, et d'autre part nous sommes si criblés de totos que nous nous grattons comme si nous avions la gale.
X.
(1) Il voyait que R. I. était à bout de forces. « Ça sentait mauvais », comme on dit. Il voulait qu'il ne fût pas dit qu'il y eût quoi que ce soit de commun avec R. I. Toujours le désir de se mettre à couvert. Au reste, il me le spécifia nettement le lendemain, ainsi qu'on le verra plus loin.
Dimanche, 4 juin. Ils ne sont pas vernis pour R. I., les Boches! me — jette en passant, aves son léger dandinement, un de mes
poilus(Frémont) (1). J'étais à la Redoute à organiser la liaison avec ma gauche (2). — Eh bien! Hier! vous avez eu chaud, à cette heureci, me dit] Perrin (3). — Oui! mais vous avez vu par quelle distribution de
grenades on les a reçus. Au même moment, pétarade significative: on se bat à la grenade. Je grimpe en vitesse la rampe qui mène au centre de ma ligne. Il fait un temps magnifique. Les grenades claquent de toute part. Très beau le combat à la grenade. Le bombardier, solidement campé derrière le parapet, lance sa grenade avec le beau geste du joueur de balle. Un homme (4), accroupi près des caisses, coupe les ficelles qui retiennent les cuillers, et nous les passe toutes prêtes. Une fumée noire s'élève dans le ciel en avant de la tranchée. A 4 heures, tout est fini. Les Boches sont rentrés chez eux en vitesse. Quelques coups de fusil claquent encore. Les derniers sanglots après la grosse émotion. Il fait — après la pluie d'hier — un soleil radieux, qui rend plus poignante encore la désolation de ce ravin. Des blessés descendent couverts de sang; on ramène deux tués, Pingault et ce pauvre Bamboula qui s'est dressé sur la tranchée pour abattre un officier boche, et a eu le (1) De Mortagne. Aussi doux que brave.
Tué le 27 mai 1917
en Champagne. (2) 11 était un peu plus de 3 heures du matin. (3) Lieutenant mitrailleur, tué en août1917 au Cornillet. (4) Sortais.
crâne troué. — Dans le bout de tranchée qu'occupent des bombardiers de la 5e et dix hommes du 124e, deux Boches sont entrés et ont été bousillés. Un prisonnier boche descend. Il a la face imberbe, les yeux hagards. Il lève ses mains sanglantes en criant: « Kamarade! » Nos hommes l'emmènent en courant au Poste de Secours.
J'y vais. On
le panse. Il croyait qu'on allait le fusiller. Il est tout heureux de ces soins. Il rit. Il pleure. C'est un gamin de 19 ans et demi, cordonnier à Essen.
Dans la Courtine, autre prisonnier de la classe 15, celui-là. Puis un unter-offizier de 24 ans, architecte, distingué d'ailleurs. Lugubre, ce poste de secours. Dans une salle mal éclairée d'une bougie, des corps gémissants sont étendus. Ils me reconnaissent et m'appellent. L'un d'eux (1) me demande depuis longtemps; il veut que je donne de ses nouvelles à son frère (2). Un autre me demande d'écrire à ses parents. Le pauvre caporal Champ, qui porte la mort sur la figure, me fait des adieux qui me tirent des larmes. Et tous souffrent atrocement, car, altérés par la fièvre, ils n'ont pas une goutte d' eau à boire. Riballier entre au P. C. (5 h.). Mon Capitaine, le capitaine vient de me dire — (3) : « Il est entendu que nous commandons chacun notre
X.
(1) Toutain, Paul, caporal. La conscience même. Il a pu être sauvé, sorti de cette fournaise. Miracle t: a été évacué sur un hôpital de Lyon, et guéri. (2) Alfred. De deux ans plus âgé que Paul. (3) Il était 5 heures du matin. La cinquième attaque allemande sur R. 1. venait d'être repoussée. Elle avait dû fortement émouvoir mon voisin, lequel, comme on va le voir, tenait à dégager l'ouvrage. sa responsabilité en ce qui concernait la défense Il ne perdait pas de temps. On songe à ces « ofifciers rouges » de la Marine, sous Louis XV, laissant écraser sans faire un geste pour les secourir, les « officiers bleus ».
1
de
peloton du 12Ar, moi celui qui est à la droite de la Courtine, le capitaine Delvert celui qui est dans R.I. C'est exact. Pourquoi me le faire demander? — Il faut que je le voie. — Je vais le trouver. Après quelques tergiversations, il me découvre sa pensée. Il me dit Puisque le sous-lieutenant a son P. C. de ton côté (1), il vaut mieux que tu prennes tout le 124, sous ton commandement. Entendu! J'ai tout R. I. et le 124 sous mes ordres. Mais sitôt qu'ilpartira, je te rends ton P.P. (2). 14 h. 30. Depuis midi, bombardement par gros calibre. La terre tremble. La cagna est pleine de gravas. Ils veulent décidément démolir cette tranchée. Les oreilles bourdonnent. Quel déluge de fer! Un feld grau fait irruption dans le P. C. accompagné d'un troupier. C'est l'Unteroffizier pris ce matin. Il vient se mettre à l'abri auprès de moi. L'abri que je puis lui offrir est tout moral. Il a la figure hagarde. Il tremble comme la feuille; jamais je n'ai vu un Français secoué par la peur d'un affolement semblable. Il balbutie Erschrecklich! Verrückt! Verriikt!(3). — D'un ton détaché, je le rassure Das ist gar nichts! Das ist Ihre Artillerie (4) — et le renvoie à la redoute.
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(1) Le petit poste qui, régulièrement, dépendaitdie lui. Ce dispositifavait été prescrit par le commandement pour que R. 1. pût recevoir une aide des troupes placées entre le retranchement et le Fort. Le capitaine X était ainsi dégagé de toute responsabilité en ce qui concernait R. I. et j'étais bien certain que je n'aurais aucun secours de lui. (2) Me dit
X.
(3)Effroyable!Fou!Fou.
(4) Ce n'est rien. C'est votre artillerie.
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Le bombardement a cessé à 15 h. 30. — Bilan deux blessés! Mais à la 6e compagnie qui est en arrière, à la Batterie (1), il en a été autrement. Consul a eu l'idée
géniale de les faire sortir à ce moment des abris en béton pour les placer en tirailleurs dans la plaine, dans une tranchée qu'il a fait ébaucher en avant de la Batterie! et où déjà il avait fait tuer le lieutenant Biancardini et le sous-lieutenant Leroy! Quelle idée a germé dans cette cervelle obscure? Que cette pauvre 6e était une compagnie de soutien? Qu'elle devait occuper une seconde ligne de défense en cas d'attaque? Mais s'ilavait une lueur de bon sens, il comprendrait qu'on n'attaque pas une position que l'on bombarde. On ne l'attaque qu'après, quand l'artillerie a allongé son tir. Le bilan est terrible! Une compagnie, qui ne devait avoir que quelques touchés, réduite à 22 hommes, commandés par un sergent! On est venu me prévenir que Charlot était enterré. Il est au P. P. le plus rapproché des Boches, à cinq ou six mètres en avant de R. sur la droite. j')) vais. Un 210 a creusé un entonnoirenplein dedans. Charlot est auprès, à son poste, pâle comme la mort et encore tout poudré de terre. Charlot! Eh Ils veulent Centerrer maintenant? bien! — Ce n'est rien, mon Capitaine, me répond-il de sa — "oix tranquille, avec son souriretimide. Tu n'as de cassé? rien — — Non, mon Capitaine. Ce n'est pas encore pour cette foisr-ci. Ils viennentd'essayer de venir. Je les ai déjà fait rentrer à coups de grenades. 16 h. 30. Les Boches grimpent toujours les pentes du bois Fumin, et toujours sans recevoir un coup de canon! 1
(1) Petit fortin qui sert d'abri.
à environ deux cents mètres derrière nous et
Je fais en hâte établir une mitrailleuse à la tranchée de flanquement qui domine le Ravin, au-dessus de la Redoute, et y envoie Choplain (1) avec huit hommes. Elle fauche ce qu'elle peut. Mais c'est un crèvecceur de voir ces messieurs se renforcer à discrétion en plein jour,
sans que notre artillerie leur dise quoi que ce soit. Dans le boyau, je croise Courtonne.Pourmieux tirer le Boche, il s'est agencé à son usage un petit bastion en sacs à terre. Excellente position; un champ de tir admirable. Seulement les balles bourdonnent sans cesse aux' oreilles comme un essaim de guêpes. Une lui a traoersé l'avant-brcs gauche. Il est allésefaire panser, et retourne à son bastion avec beaucoup de tranquillité. La rapidité de la progression boche est vraiment ef frayante. De tous côtés, de la 5e, des mitrailleuses, me viennent des gens affolés pour me la signaler. Je ne la vois que trop bien, hélas! Que faire? Envoyer un courrier le colonel doit être au colonel? Il se fera tUE;: au courant c'est juste devant lui que se fait l'attaque! Je me décide à envoyer le pauvre petit Clerc, avec un
i?
L..
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rapport. Le reverrai-je? Tu attendras la soit tombée pour revenir. nuit que — C'est tout ce que je peux faire pour lui. 17 heures. Je reçois un mot de « Je suis littéralement écrasé sous les gros obus. Je n'ai plus qu'un chen de section. Envoie-moi des hommes du 298e, le renforU que tu pourras (2). » Les hommes du 298e! Ils sont, les pauvres gens, comme des bêtes traquées.
X.
petit, brun, vingt-trois ans. Nommé sous-lieutecompagnie. Il a été tué aux derniersnant en juin 1916, à la combats de Champagne (mai 1917). Il était fiancé. On le taquinait souvent au sujet de sa belles Brave soldat, ardent au feu comme pas un. (2) Il me demandait du secours, après m'avoir refusé le sie. et alors que l' attaque portait, non sur lui, mais sur mon front! (1) Sergent,
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Quelques-uns ont rejoint. Le lieutenant a maintenant 43 hommes. Sur 170!.. Enfin, il pourrait en avoir encore moins.Hier n'étaient que 25. 18 heures. Voilà le bombardement qui recommence. Cette fois ce sont les nôtres qui tirent. mais sur nos propres tranchées. Un vrai tir de démolition. Deux dans la journée, c'est beaucoup. Celui-ci est encore plus terrible que le premier. Lancez fusées vertes. Une éclairante, une verte ! les — Les fusées partent. Le tir continue. Lancez fusée verte. encore une — Mon Capitaine! Il n'yen a plus! — Plus de fusées vertes. Le craquement de nos obus — sec et rageur, très caractéristique —, est effrayant et démoralisant pour les hommes. Et les obus se pressent, se pressent de plus en plus drus. L'élément de tranchée à droite du carrefour R. I. — Courtineestlittéralement écrasé; tous les défenseurs tués ou blessés. Partout ce ne sont que gémissements, courses des brancardiers, qui malgré leur dévouement, sont débordés. Lévêque, haletant, vient s'appuyer quelques instants au mur de mon P. C. Sa bonne figure d'honnête brave homme est creusée; les yeux cernés de bleu semblent sortir de la tête. Mon Capitaine, n'en je puis plus. Nous ne restons — plus que trois brancardiers; les autres sont tués ou blessés. Voilà trois jours que je n'ai pas mangé, que je n'ai pas bu une goutte d'eau, que je ne suis pas allé à la selle. On sent que ce corps frêle ne tient que par un miracle d'énergie. (Certainement, maigre comme il est, il ne doit guère peser plus de 50 kgs). On parle toujours de héros. En voici un, et tout à fait authentique. Il n'a pas la croix de guerre. C'est un brave homme, tout modeste, qui fait son devoir sans se soucier des balles et des marmites, qui fait son devoir à en crever. C'est un héros! un héros! Et
ils
n' aura jamais d'or au képi; jamais il ne plastronnera. Chapeau bas! L'effroyable canonnade dure toujours. Ah! MM. nos artilleurs tirent juste! En plein dans notre tranchée maintenant. Et je n'ai pas de fusées vertes! Malgré mes demandes il
réitérées, pas une! Dubuc, R. des Isles et moi, nous attendons sous un bas-hangar en planches couvertes de quelques sacs à terre l'obus qui nous écrasera. Les mines sont graves. On sent que tous sont serrés par l'angoisse.
20 heures. Nous sommes relevés! C'est une si grande joie que je n'ycrois pas. Et puis, par qui? Par ces « genss »? Ils n'ont jamais lancé de grenades. il Nous caporal sait, mais notre savons ne pas, — nous montrera!
!!! 20 h. 30. Clerc revient du P. C. Fumin. J'ai un poids
de moins sur la poitrine. Est-il maigre ! A-t-il mauvaise mine avec sa barbe brûlée par l'incendie de l'autre soir. Mon C'est Capitaine! qui ai donné l'alarme moi — au P. C.
Oh! — Je suis arrivé en même temps que les Boches! (1). —
Sans commentaire. A 21 h. 30 nous commençons la relève avec le lieutenant Claude, commandant la 28e compagnie. La nuit est calme. A peine quelques marmites. (1) La progression boche s'était faite droit en direction du P.C. Fumin — où se trouvait le Colonel. (V. plus haut.)
23 heures, arrive un courrier du colonel. « En raison des circonstances, le 101e ne peut être relevé».
Merci. Quelle déconvenue pour mes pauvres troupiers! Ils font l'admiration du lieutenant Claude. Il y a de quoi. Il n'en reste plus que 39; mais quels braves gens! A cette note en est jointe une autre. « Occupez-vous toujours R. I.? La Courtine est-elle toujours à nous? » (1). Pour un oui, pour un non, on fait passer au Conseil de guerre un malheureux poilu qui aura eu, au milieu des pires misères, une minutededéfaillance. Et des chefs qui ne se donnent même pas la peine de reconnaître leur ligne? Qui, par leur frousse sénile, leur inertie criminelle, font massacrer leurs hommes? Que leur fera-t-on? On leur donnera un avancement dans l'ordre national de la Légion d'honneur (2).
Lundi,5juin. Je reposerais volontiers, mais les totos m'en empêchent. Le contre-ordre de relève fait que la compagnie n'aura encore pas aujourd'hui un bidon d'eau à boire. J'ai envoyé, sitôt le contre-ordre reçu, une corvée d'eau. Elle n'est pas revenue. Elle a dû être prise par le jour. Elle sera restée à Tavannes ou au Tunnel.
:
(1) Le carnet porte ici « Les misérables ! Ils ont cru que nous avions lâché ces lignes et nous ont fait écraser par notre artillerie. > L'auteur du carnet les a rayés ultérieurement, par
scrupule. Or, son hypothèse était exacte. note, à la date du 6 juin, ces réflexions d'un grand chef « A la seule objection que nos coups pourraient atteindre nos fantassins, il me répondait « Cela m'est égal »; à l'impossibilité de communiquer avec les premières lignes, il prétendait qu' i en faisant tuer cent téléphonistes par jour, on pouvait maintenir les liaisons. »
A.
:
(2)C'estcequiestarrivé.
:
Heureusement, il pleut. Les hommes vont établir des toiles de tente et ils recueilleront l'eau. Une soif terrible me dessèche la gorge. J'ai faim (1). Manger du singe avec un biscuit va encore augmenter ma
soif.
Mon Capitaine! voilà du café. — Champion est devant moi, tenant des deux mains une gamelle fumante. C'est bien du café. Je n'en puis croire
-
mes yeux.
Mon capitaine, j'ai trouvé des tablettes de café; alors j'ai dit: voilà mon affaire! Je vais faire du ca fé. Si vous voulez en accepter le premier quart. Ah les braves gens Je suis encore à ne savoir que dire. Mais, mon ami, et toi? Et tes camarades? — — Nous en avons d'autre! Mais puis je ici en accepter un quart! Une gorne — gée, je veux bien. Tiens, Non! Non! capitaine. C'est pour vous. mon — Vatin (2), passe donc des quarts. La gamelle, j'en ai besoin. Je me laisse faire. Je mets précieusement le quart de côté. Il me permettra de manger un biscuit. Mon capitaine! Nous avions fait chauffer du singe. Je vous en aurais bien apporté, mais j'ai eu peur que vous le refusiez. Vous m'aviez fait des reproches ce matin. C'est vrai. Je lui ai fait des reproches. C'est lui la cause involontaire de l'incendie qui a brûlé nos fusées, et ce matin où — comme par hasard — l'artillerie française nous tirait dessus, nous n'en avions pas. Il en pleurait, le pauenfin! Mais garçon. vre soir ferai Je ! Avec du beurre. Nous ce vous en — avons trouvé une boîte de beurre. Quels braves gens! Quels braves gens! Les Boches sont plus calmes. Ils le peuvent. Leur
!
!
-
(1) Il y avait plus de quatre jours que je n'avais pas mangé. (2) Tambour.
avance est suffisante. Elle est en certains endroits de près d'un kilomètre. Et cela, il faut bien le dire, sans perte. Nous les avons vu descendre les pentes d'Hardaumont, passer la voie ferrée, la digue, s'engouffrer dans le ravin de la Mort, — si terrible naguère pour nous, — tranquillement, sans recevoir un coup de canon. Dans la T. Sérajévo, qui nous est parallèle, c'est un mouvement continu dans les deux sens. Cette tranchée doit être approfondie tout au moins dans le boyau de circulation à près de deux mètres. Et quelle préparation d'artillerie Quelle science et quel sérieux — de leur côté! Chez nous, quelle inertie! Quelle ignorance de la part des chefs! Pendant toutes les attaques allemandes, pas un coup de canon français. Cela se conçoit: il n'y a pas un observateur d'artillerie en première ligne. La moitié de mes pertes est le fait de l'artilleriefrançaisel le « glorieux 75. Bravo! « L'artillerie donnera comme toujours l'exemple de
!
!
l'abnégation
»
»
:
Signé
NIVELLE.
Nous ne lui en demandons pas tant. Qu'elle fasse son devoir, tout simplement, et envoie des observateurs en première ligne ailleurs que dans les secteurs tranquilles (1). Maintenant les Boches s'organisent sur les positions conquises. On les voit pelleter la terre, envoyer leurs renforts. Quelle méthode! Et dire que notre Grand Q. G., qui dirige la presse, fait imprimer chaque jour que l'Etat-major allemand ne s'inquiète nullement d'épargner les vies humaines! Nous savons, nous, de quel côté sont les chefs assassins de leurs hommes, et ceux qui les épargnent en n'épargnant pas pour eux-mêmes le péril et la fatigue. Le communiqué du Grand Q. G. doit dire: « Les Allemands ont attaqué dans le Secteur de Vaux. Ils ont pu pénétrer (1) Ce fut la règle après le mois de mai 1917. Le général Pétain imposa cette liaison précise.
dans une de nos tranchées avancées après d'énormes pertes, et ont été arrêtés par nos tirs de barrage. » L'ordre de relève est arrivé pour ce soir. Pourvu qu'il soit définitif! 17 h. 30. Notre artillerie bombarde R 2 et R 3. Nous laisserons nos morts comme souvenir dans la tranchée. Ils sont là, raidis dans leur toile de tente ensanglantée. Je les reconnais; voici Cosset et sa culotte de velours; Aumont, pauvre petit! et Delahaye, l'ardent « Bamboula » qui allonge sa main cireuse, cette main si merveilleusement adroite à lancer la grenade. Gardes solennels et farouches de ce coin de sol français, qu'ils semblent dans la mort encore vouloir interdire à l'ennemi!
Ce n'est pas tout d'être aux tranchées Ouest du Fort de Vaux, il faut encore en sortir. La reine des relèves. Départ à 21 heures. Nous n'avons pu partir plus tôt, d'abord à cause de nos successeurs qui n'avaient pas suffisamment garni les créneaux, et ensuite à cause de la lumière (1).Lesmitrailleuses de R 2 battent en effet l' étroite sente par où il faut cheminer pour passer devant la Redoute et au crépuscule les silhouettes se détachent en noir trop nettement. Effroyable la marche dans la nuit vers le P. C. Fum:n. Clerc me précède. Il retrouve à tâtons le chemin de trous d'obus en trous d'obus. Il n'y a plus de boyau, la plaine, bouleversée par des entonnoirs, où l'on trébuche sur des cadavres. Dans cette nuit d'encre, éclairée seulement par des fusées qui nous font planquer et par l'éclatement rouge des obus, c'est une course haletante, interrompue de coups de fusil. Car ces messieurs nous interdiraientbien le passage. Mais je n'ai aucune envie d'aller à Baden-Baden. Mon ordonnance (Laporte) n'étant pas revenu du P.C.B. je porte mon sac. Je n'y suis plus habitué. Je me (1) A l'heure
ducrépuscule.
raidis pour ne pas le jeter. Auprès du P.C. Fumin, démoli par les obus, c'est un vrai charnier. Des cadavres partout. Dans le boyau de l'Etang, un tous les cinq ou six pas. On marche, on marche toujours, heurtant les troupes silencieuses qui montent. qui me précède, est fou du désir d'arriver. Avancez! de — Avancez! La précision du tir boche est effrayante; un 77 éclate juste devant nous. Clerc se retourne, et d'une voix altérée: — Voilà ce qui nous attend, mon capitaine! On ne voit pas à deux pas. Heureusement que nous avons l'éclair des départs! crie un loustic. Nous sommes maintenant, en effet, à la hauteur des' batteries françaises. C'est une succession dans les ténèbres de coups de tonnerre et d'éclairs aveuglants. Sur le parapet, nous descendons à travers le bois dont les pentes aboutissent au tunnel. Dans le tunnel. Enfin! Nous respirons. J'ai avec moi et 7 hommes! Quand je dis: « Capitaine de la 8e, R. I. » je me rends compte de l'horreur de la situation dans laquelle nous nous trouvions. On nous regarde comme des rescapés. On nous offre à boire. Le colonel se lève, vient à moi. Je retrouve auprès de lui Consul et Sa figure longue et tendue vers nous, il bégaye des condoléances confuses. Lui n'a pas dû sortir de son tunnel pendant 21 jours. On ne sait qu'il dit si c'est sur son sort ce nous par — — ou sur le nôtre qu'il s'inquiétait. Je crois qu'ilcraignait surtout de voir les casquettes plates apparaître un beau jour aux deux bouts du tunnel. Nous repartons, dans la nuit, le long de la voie ferrée. Ici, les bois ne sont pas abattus et les branches nous accrochent au visage. Mais nous n'avons plus l'angoisse des marmites et on entend à nouveau bavarder.
R.,
N.
D.
-
R.
(1).
(1) Chef de brigade.
Z.
— Et
vous, Delvert, me dit Consul, vous avez reçu
aussi du 75?
Mon commandant, j'ai subi, dimanche soir, un tir — de démolitionfrançais. On devait croire que R. I. était au pouvoir de l'ennemi. — Si vous aviez abandonné R. I., riposte-t-il vivement de sa voix rageuse, je vous aurais fait passer en conseil de guerre! Je vous aurais brisé! (1). Le pauvre homme Il a déjà oublié son affolement criminel; l'ignorance totale où il était de son secteur. Il a oublié qu'à R. I. je ne l'ai pas vu une seule fois, là comme aux Fontaines. Il a oublié le sang de Biancardini (2) de Leroy, et de tant de braves gens de la 6e compagnie, qui retombe sur sa tête et dont il porte l'effroyable responsabilité. Notre guide nous perd à travers les pentes boisées qui nous séparent de Belrupt. Enfin voici les casernes Chevert, la route. Nous sommes arrivés. La fin du martyre. Il est petit jour.
!
,
Mardi 6 juin. Consul ne tarit pas sur l'horreur de la batterie; son P. C. encombré de blessés, plein de sang; lui et ac, croupis dans un coin, ne pouvant pas étendre les jambes, et là, au milieu des gémissements, recevant les rapports, et Quels ordres? Je n'en ai pas « donnant les ordres C. ? P. encombraient blessés Les part. son pour ma reçu Mais la cause de cette hécatombe? Qui a fait hacher inutilement la 6" compagnie? Ce qui le préoccupe en ce moment, c'est de se faire mousser pour décrocher la rosette d'officier de la Légion
Z.
».
!
d'honneur
! !
(1) Il y a, dans cette explosion du commandant, un aveu du faux rapport du 2 juin sur l'abandon possible du R.I. (2) Il répétait constamment, en descendant « Jai fait tuer BiancardiniI C'est moi qui ;a¡ fait tuer Biancardini!. »
:
A Belrupt,
le colonel et
l'Etat-major nous accueillent
comme des rescapés. On nous embrasse, on nous félicite (1). Nous n'en pouvons plus. Et quels logements on nous a réservés! Les hommes sont parqués sur de la paille pourrie. Une vraie infection. Pour moi, on a trouvé un sommier dont les ressorts sont brisés et s'enfoncent dans mes côtes. J'y suis un peu plus mal que par terre. Toute la journée, des troupes ont défilé dans Belrupt, zouaves, tirailleurs, coloniaux, excités par l'alcool, et parlant d'en découdre. Pauvres gens! Je pense: « Combien vont être tués dans quelques heures! » C'est la folie sanglante qui continue, la pâture humaine que l'on jette sans discontinuer à la gueule des canons. C'est tout ce que le G.Q.G. sait faire! Et l'instruction du 15 janvier 1916 imprime gravement: « On ne lutte pas avec des hommes contre du matériel! (2).
Mercredi 7 juin. Intermède comique. qui commandait à la Courtine, qui s'est fait tirer , l'oreille pour fournir un P. P. au delà du carrefour R. I.Courtine et ne l'a fait que sur l'intervention formelle de Susini, déclare maintenant qu'il a défendu R.I. d'égalité avec moi (3). Toute la mentalité de certains militaires est là. Quand ils' agit de prendre des responsabilités, on fuit
X.
!
T.
:
(1) Le Général « Vous voilà, R. I. Depuis cinq me dit jours le monde a les yeux fixés sur vous. Vous avez la légion d'honneur. » Je n'y pris garde. J'ignorais, bien entendu, que c'était fait depuis le 2 juin. (2) Surtout pas avec des hommes ivres. (3) En pleinebataille, au lieu de m'offrir son secours comme le commande le devoir militaire, il avait fait une démarche indécente pour qu'il soit bien précisé qu'il n'avait aucune responsabilité dans la défense de R. I. (V. plus haut.)
même la plus mince. Si l'affaire réussit contre toute espérance, chacun, même les plus. prudents, veulent y avoir
participé.
J'avais la partie Est de R. I., mon général et Del—
vert la partie Ouest! Il dit cela avec assurance.
J' en
suis tout décontenancé. Quelle audace! Toutefois, il m'a semblé que le général
T.restait sceptique (1). Mieux encore.
A 14 heures,
Z. paraît. Il vient pour rédiger un rap-
port sur la conduitedubataillon. Consul tient à ce que ce soit le bataillon qui soit mis en vedette. On va donc rédiger un petit roman qui permettra au chef du dit bataillon d'avoir la rosette. Ça n'est pas plus difficile que cela. Ecœurants ces vampires de champ de bataille.
Jeudi8juin. Ce matin, lever à 3 heures pour aller reconnaître une tranchée que nous creuserons cette nuit au S. du fort de Tavannes. Nous sommes le commandant Fralon, et moi. L'unique boyau qui mène à Tavannes a 0 m.50 d'eau à certains endroits. Reconnaissance faite, nous revenons en passant devant les batteries, sur la gauche des casernes Chevert et en montant la côte, route verte, fleur!e de boutons d'or et de moutarde sauvage. Très beau, ce pays, mamelonné, boisé, où les villages se nichentau fond des vallons, serrés autour de leur clocher comme les brebis autour du berger. Le roulement continu de la canonnade nous rappelle à la guerre. 19 heures. Départ pour la corvée par pluie bat— tante. Les hommes sont admirables.
S.
(1) Le Général l'envoya promener.
ils ont creusé leur tranchée. Il est venu 10 hommes du génie soi-disant pour poser des fils de fer.
En deux heures,
Ils sont allés se coucher je ne sais où. Quand nous sommes partis, il n'y avait pas plus de fil de fer que sur la main. Rien d'étonnant. Jamais nous n'avons vu là d'officiers pour les surveiller. Ce matin, en venant faire la reconnaissance, pour les travaux du soir, je vois indiqué sur le topo un superbe boyau. Deux beaux traits rouges. caporal? Où boyau, est ce — Mon il ne prend que plus haut. Juscapitaine, — qu'ici, c'est un boyau fictif.
i
1!
Le retour, par la pluie, au matin, le long des pentes glissantes, est effroyablement pénible. On avance de deux pas, on recule d'un. Nous sommes rentrés à Belrupt à 3 h. 30. Au-devant de nous vient le sergent-major (1). Pendant la nuit,lerégiment a déménagé. Il est maintenant à Hau-
!
dainville Il faut « remettre ça ». Il pleut à torrent. Pour comble, Zidore a eu une prise de longe. Enfin! Il me mènera bien jusque-là. Mais vraiment, on abuse! Mes pauvres troupiers, qui sont restés 21 jours en première ligne, n'ont pas eu encore une heure de repos. Ils n'en peuvent plus.
Vendredi 9 juin. Les zouaves et les coloniaux n'ont rien fait de bon. Ils se sont égrenés avant même d'être arrivés aux premières lignes. Hier, en montant à Altkirch (2), nous en avons croisés qui, non blessés, avaient quitté leurs compagnies et rentraient tranquillement. Et cela, le premier jour qu'ils étaient dans le secteur! (1) Châtenet, un sergent-major modèle. (2) Nom d'un boyau.
Ici, à Haudainville, on en rencontre déjà partout. Vous voilà, défenseur R. I., de dit le général me — Tatin, vous êtes célèbre dans tout le corps d'armée. Samedi10juin.
Ce soir, nous remontons au travail sous les ordres du commandant de Benoit. J'avais besoin de 2.000 sacs à terre. Le génie ne m'en a donné que 1.000! et ils sont blancs! Blancs de neige! Je les ai fait camoufler avec de la terre comme j'ai pu. Mais, vraiment, il y a de quoi révolter les âmes les plus placides. Dans le boyau, je vois trois fainéants les mains dans les poches.
f.
Qu'est-ce ? que vous — Nous du génie. .e sommes — Ah! qu'est-ce faites là? et que vous — Nous là le piquetage, me dit l'orateur sommes pour — de la troupe avec un fort accent méridional. Pour le piquetage? Dans la tranchée? Non, en avant. Mais il tombe des obus. Oui, il en est tombé; mais à 200 ou 300 mètres. Nous n'aurons pas plus de fils de fer aujourd'hui que les autres jours.
--
Délicieux le commandant de Benoit. Nous revenons nous réconforter un peu à 4 heures. Il me parle de la cathédrale de Reims, du rôle de la cavalerie aux diverses époques de l'histoire militaire, et de façon avertie et charmante; ce qui ne l'empêche pas d'être un admirable soldat. Dimanche
juin.
X. me dit que la batterie de 75 près de laquelle nous
avons travaillé a été démolie.
Le lieutenant qui commandait la batterie déclare à que le régiment est en extase devant un sous-lieutenant qui a osé rester quatre jours. au P. C. Fumin! Jamais un observateur en première ligne! Nous tirons des fusées, le capitaine commandant la batterie n'a pas le droit d'exécuter le tir de barrage! Il faut qu'il attende l'ordre du chef de groupe! Lequel reçoit l'ordre du poste central! C'est au poste central que se tiennent les signaleurs qui observent les fusées. D'après leurs renseignements, des ordres sont donnés aux chefs de groupe, qui donnent des ordres aux commandants de batterie, qui donnent des ordres aux chefs de pièce. De plus, aucune batterie n'a de secteur fixe. Elles tirent, tantôt ici, tantôt là. Après cela, étonnez-vous que notre 75 soit surtout terrible pour les fantassins français. Les Russes semblent avancer en Galicie 1 Cette fois, est-ce la bonne? Les Anglais semblent avoir étrillé la flotte allemande (2). De toute évidence, il nous faut tenir à tout prix à Verdun, pour permettre aux Alliés leurs offensives dans de
X.
!
(
).
bonnes conditions. Nous sommes au point critique de la guerre (3).
Lundi12juin. Mes troupiers sont encore montés aux travaux cette nuit. On a tout raclé, ordonnances, brancardiers. Seuls, trois cuisiniers par compagnie sont restés. Eh bien! dans ces conditions j'ai réuni. 37 hommes! C'est tout ce qui me reste.
Nous sommes vraiment à bout de forces. La pause! la pause! (1) L'offensiveBroussiloff. (2) Bataille du Jutland. (3) Exact. Malheureusement les Russes s'effondraient en 1917.
Le temps s'est rafraîchi. Il fait de perpétuelles ondées. Ici, le long du canal de la Meuse, le paysage est vert et ne manquerait pas de charme n'étaient les cantonnements rongeant la verdure comme d'énormes lèpres. Après les jours que nous venons de passer, on se sent abruti. Les forces intellectuelles sont comme engourdies. On ne pense plus. Une chappe de plomb vous prend la tête. Nous allons, paraît-il, dans la Haute-Marne, au sud de Saint-Dizier. Pays de forêts, de verdure. Puisse-t-on nous y laisser la paix au moins huit jours. J'ai rencontré, ce soir que j'étais sorti à cheval, le père Ce brave homme était encore ivre. Voilà un pauvre homme qui, jusqu'ici, certainement, a été un père de famille et un mari exemplaires et dont la guerre aura fait un ivrogne. Celui-là avait besoin de sa « bourgeoise pour le surveiller. Il ne l'a plus auprès de lui, il se débauche.
S.
»
Mardi13juin. Il n'est pas douteux que l'organisme nerveux ne soit profondément ébranlé par des batailles aussi terribles et
aussi prolongées. Pour ma part, je n'ai pas encore recouvré le sommeil. Le temps est navrant. Il pleut. Les hommes pataugent dans la boue. Il fait triste. Et nous attendons avec impatience les voitures automobiles qui nous emmèneront. Les Ariemands ont déclenché leur dernière attaque sur Verdun de façon merveilleusement judicieuse. Nous sommes au moment de l'année où les nuits sont le plus courtes, si courtes que le travail nécessaire pour réparer le temps perdu paraît bien difficile. En tout cas, il ne sera jamais aussi difficile que maintenant. Ce ne sont pas des fantaisistes que nos adversaires! Il pleut depuis ce matin. Dans ce jour triste et gris, je commence à recevoir les lettres des mères de mes chers
disparus. Quelles douleurs dans ces feuilles de papier écrites d'une main maladroite! En voici une qui, pour être plus sûre de la réponse, m'a envoyé une feuille de papier avec une enveloppe; cette autre a fait recommander sa lettre, et son petit, je le vois encore là-haut, près du carrefour, le front troué d'une balle, plein de sang, déjà violet! Pauvre femme! Quelles brutes que ces Boches avec leur culte du Krieg! Que ce Wagner, qui lui a dressé un temple si « kolossal »! Qu'ils se battent entre eux, s'ils tiennent tant à entrer au Walhalla! Relu? J'ai relu aujourd'hui « le Jardin de l'infante La première lecture est si lointaine que le livre est à nouveau tout neuf pour moi.Poésie de rêve et de voluptueuse langueur. Poésie d'un autre âge, d'il y a 20 ans,d'une génération qui se complut dans cette sensibilité d'une délicatesse amoureuse de mystère — parfois quintessenciée, des civilisations trop rafmais rare et pleine de charme — finées. Comme tout cela est loin de nous Albert Samain Comme il date. Mais je ne sais quel parfum troublant s'en dégage pour moi. Les belles heures de la jeunesse première reviennent au coeur, les aspirations confuses des années où l'on se cherche, et aussi les paysages aimés; les quais de la Seine par où il revenait au soir en quittant l'Hôtel de Ville; le soleil se couchant au loin sur les eaux du fleuve lamées d'or; le crépuscule d'un mauve si doux où s'enveloppaient les hautes tours de la vieille cathédrale; et les ombres glissant, pressées, le long des rues. Reparaissent aussi les rêves de beauté des heures lointaines, rêves semblables à des muses vêtues de blancheur aux longs plis flottants et baignées de brume d'or, rêves qui trouvèrent' un écho si harmonieux dans
».
!
!
Ce cœur d'ombre chaste embaumé de mystère Où veille comme le rubis d'un lampadaire, Nuit et jour, un amour mystique et solitaire.
Tout un monde tumultueux qu'on croyait enseveli à ja-
mais et qui ne fait que dormir dans les profondeurs de
l'âme,
14 juin.
Mercredi
De la pluie, de la boue. Le ciel est gris et froid. Les troupes passent toujours. Une main géante verse les hommes dans la machine implacable qui rendra des corps
inertes, troués, mutilés, broyés, des amas sans nom de boue et de sang. M. Aulard continue à servir dans le « Journal ses petites dissertations d'histoire. Il nous apprend aujourd'hui que si Frédéric II a vaincu la coalition dressée contre lui pendant la guerre de 7 ans, c'est que ses adversaires ne s'entendaient pas; qu'au contraire, les adversaires de Napoléon s'entendaient parfaitement, ce qui leur a permis de triompher. Donc n'imitons pas la première coalition, et prenons exemple sur la seconde. Voilà ce que feront des élèves bien sages s'ils écoutent leur docte maître! Gentil comme tout. J'imagine que tous les coalisés sans exception préféreraient avoir trouvé le moyen de se procurer une artillerie lourde de campagne, répondant en nombre et en mobilité aux 105, aux 150 et aux 210 boches. Surtout aux 210. Les vérités premières sont vraiment hors de saison. Si unie soit-elle, la coalition ne triomphera pas des boches si elle n'a l'équivalent de leurs 210. Une perle à propos du fort de Vaux. communiqué certaine« On a pu dire, nous raconte un ment officiel, que la communication de l'arrière avec l'ouvrage était empêchée à cause de l'insuffisance des boyaux. Cela est inexact. Au contraire, les boyaux étaient nombreux, mais en raison de l'effroyable bombardement, ils furent bouleversés. »
»
bombardement effroyable » n'a pas eu de peine à niveler des boyaux qui n'existaient pas.
Le
«
Jeudi 15 juin. Vers minuit, Hubert Walter entre dans la chambre où je couche en compagnie de Rouzeaud et de Cardin. Je ne dis pas qu'il nous réveille, car ni les uns ni les autres nous n'avons encore recouvré le sommeil. Nous embarquons demain en auto à 8 heures. Les bagages partiront à 5 heures. Les grandes douleurs sont muettes. Les grandes joies aussi.
Nous nous renfonçons sous les couvertures pour essayer de profiter des quelques heures qui nous restent à dormir. Mais on sent bien que personne ne dort. Dès 4 heures tout le monde est debout, et en levant le rideau de notre fenêtre qui donne sur une grange où sont mes hommes, je vois qu'ils sont déjà prêts. A 8 heures départ. Une dernière précaution. Nous partons, les compagnies à deux cents mètres. Il fait triste. C'est par la brume et la pluie que nous quittons Verdun, les compagniesréduites à un faible peloton.
Le commandant de Benoit, qui chevauche un instant auprès de moi, me dit qu'il est allé, il y a trois jours, à Verdun voir sa maison de famille. Elle a été évacuée le 21 février1916. Depuis cette date, elle a été pillée de
fond en comble, les tiroirs retournés, les armoires vidées; pas une serrure qui n'ait été forcée. Cela me rappelle notre logement de Belrupt. Comme pillards, les soldats français n'en craignent pas. Nous poussons jusqu'à Lempire, où nous arrivons vers midi.
Les voitures sont là. On sent l'arrière.Cetofifcierdel'équipe d'automobile, rasé comme un Anglais et portant le lorgnon à monture
d'or, me dit: Ça changer à Verdun. Nous avons amené Duva —
mesnil, le député, qui, après être resté absent du front quelques mois, y revient comme sous-lieutenant chef de section. Joffre pourrait bien sauter. Je ne sais trop ce que la présence de M. Dumesnil changera à la situation. Si on l'envoie à la tranchéeFumm ou à la bretelle de Sundgau, évidemment, il sera édifié, et pourra donner à la Chambre des renseignements précis sur l'organisation du secteur de Verdun. Nous filons sur la grand'route, et moi, sous la conduite du lieutenant. Bar-le-Duc. Quelle émotion de revoiruneville, des trottoirs, des civils, des femmes! Je suis comme un homme ivre. Les nerfs, évidemment, ont besoin de se détendre. Vers 5 heures de l'après-midi, nous arrivons à Fontainesur-Marne, notre cantonnement. Joli village, autour d'une place, dans un vallon entouré de collines boisées. Mes hommes sont logés un peu à l'écart dans les trois granges d'un moulin. De l'eau courante auprès. Des prairies où ils pourront s'étendre. Tout est vert. Quel bon repos mes pauvres hommes vont avoir là. Tous les soldats qui sont venus ici, dit la bonne — femme qui m'accueille, ont regretté d'en partir! Je suis logé chez une bonne demoiselle d'une cinquantaine d'années. Jolie maison, au fond d'un jardin. Elle m'a donné une coquette chambre au premier, où j'aurai le soleil le matin. La tapisserie est claire et fraîche. Et lorsqu'après avoir installé mes hommes, je suis revenu, j'ai vu le lit fait comme par une bonne fée avec de beaux draps blancs. Je n'en puis croire mes yeux. Après tant de misère, cette chambre coquette, recueillie, où tout, le parquet, l'armoire, le bois des chaises est luisant, cette
!
1
S.
:
chambre de pensionnaire en vacances me donne une émotion indicible. Laissons-nous mener par le destin. Tout arrive.
Vendredi 16 juin.
Ce pays est vraiment délicieux. C'est la haute vallée de la Marne entre Wassy et Saint-Dizier. Prairies, champs de blés, jardins, entre les collines couvertes de bois; pays mamelonné, varié, d'une fraîcheur incomparable. Le ciel s'est remis au beau. Après avoir fait le tour par Sommeville et Rachecourt, où dans l'usine — s'entas— sent les cubes d'acier qui se transformeront en obus, j'ai
monté la côte qui domine le village du coté du couchant. Le chemin monte entre les taillis touffus. Le beau soleil dore les cimes des arbres que le cielajoure d'azur. Douce comme une caresse, la lumière glisse entre les branches, fait étinceler les brins d'herbe encore humides de rosée, et les oiseaux chantent de tous côtés dans le sous-bois sonore. Les côtes de Souville ou de l'Etang-de-Vaux devaient avoir cet aspect, avant que le fléau sauvage n'y ait tué à jamais la vie des êtres et des plantes. Et la vision de ces croupes désolées, nues, où l'on ne devine la présence antérieure du luxueux manteau de bois que par quelques piquets noirs et quelques souches ces cadavres ces entonnoirs creusés par les obus, et qui se touchent, toute cette horreur me revient à la mémoire. Ah! les brutes! les brutes! Dire que l'humanité subit la loi tyrannique de ceux de ses éléments les plus inférieurs. De ceux de ses membres où les bas instincts de la bête sont restés le plus vivaces, et qu'il n'y aura peut-être jamais de rédemption pour l'esprit crucifié depuis des siècles. Ariel et Caliban. Voilà les jeux de Caliban. Il est content maintenant et son cœur doit se dilater d'aise. Il a fait du beau travail
;
;
Là où la vie universelle faisait épanouir la splendeur du printemps, les arbres, paisibles enfants de la terre nourri-
cière, les branches souples tendant vers la lumière leur riche parure de feuilles, les ronces, les fleurs, les brins d'herbe, et toute cette joie dont elle aime à vêtir la bonne mère des êtres et des choses; là où Ariel enseignait aux oiseaux leur plus doux chant et aux hommes les harmonies les plus chaudes au cœur, Caliban a envoyé la avec — plus juste précision, il faut le reconnaître, des machi— nes infernales de toute grosseur. Il a fait le désert, le désert horrible et sanglant. Il est
!
content
Par des échappées on voit, entre les arbres qui se balan-
cent doucement sous la brise, des toits rouges, note éclatante au sein des belles frondaisons. Le village apparaît groupé autour de son église dans son nid de verdure.
Dimanche 18 juin. Suis allé à cheval à Joinville. Fort belle route au bord de la rivière, entre des pentes élevées et boisées. Les champs sont verts. Un coquelicot. Je revois Coutable s'enfuyant vers le poste de secours, la tête en sang. Joinville, jolie ville, riche certainement. Beaucoup de femmes en deuil.
Mardi 20 juin.
Parade pour la remise des décorations.
Temps splendide,frais, ensoleillé. Emouvantes dans cette revue, ces vieilles capotes délavées, et les troupiers qui les portent, le casque bossué sur
l'oreille, passant, le jarret tendu, le fusil à l'épaule avec la baïonnette étincelante. Impression de force inoubliable.
Mercredi 21juin.
A Cousances-aux-Forges.
Cours de grenadiers jusqu'au samedi 24. J'y retrouve le commandant *** et son monocle.
Dimanche 25 juin.
Rentré la nuit à Dommartin-sur-Yèvre. Plus de com-
pagnie (1). De Dommartin à Varimont.
(1) On en avait dissous les débris afin de renforcer les autres. C'était le moment où l'on ramenait tous les bataillons d'infanterie à trois compagnies. Quand la nouvelle de cette mesure vint à mes pauvres troupiers, on apportait la soupe. Personne ne put manger. Beaucoup pleuraient. Les liens qui unissaient les combattants entre eux étaient très forts dans les corps de troupe. Toutefois, notre bon colonel me permit d'emmener dans la nouvelle compagnie qui me fut confiée, la 1re, mes braves survivants, Charlot, Clerc, Mouquet, etc., sans compter mes deux excellents sous-lieutenants, Riballier des Isles et Rouzeaud, qui, hélas devaient mcurir tous deux le même jour au Moronvilliers en août 1917, ainsi qu'on l'a vu plus haut. Nous changions de chef de bataillon — ce qui n'était pas un mal. « Vous n'avez pas à regretter, me dit le Colonel, un commandant comme celui que vous quittez. » Lui aussi n'avait pas à s'en Jouer. Et l'irascible vieillard lui avait fait, justement les jours passés, des scènes violentes dont avait retenti le cantonnement. Le commandant Fralon, chef du 1erbataillon, — dont nous reparlerons, — était anssi brave que parfait galant homme et remarquable officier.
1
Mardi27juin.
Parti à cheval à 16 h. 30, arrivé à Civry à 17 heures. Arrivé à Revigny à 18 heures. Départ à 23 heures. Paris jusqu'au Dimanche 2 juillet. Lundi3juillet 1916.
Ville-sur-Tourbe.
TROISIÈME PARTIE EN SECTEUR CALME
Je sufs rentré cette nuit de permission. Nous voilà revenus à notre ancien secteur de Champagne. Braux-Sainte-Cohière. Paysage connu. Très dur de se remettre au pli après quelques jours de Paris. D'autant plus que dans mon logement l'ancien — logement des officiers de la 8e pullulent et saules rats — tent toute la journée et toute la nuit dans les deux grands placards du fond. Le pays, maintenant, est vert. Les blés sont hauts, mais
la majorité des terres est en friche. Il pleut à torrents toute la journée. Les hussards, qui sont voisins de cantonnement, n'étant pas plussoigneux que les artilleurs, et pour la même raison (leurs officiers s'en le cantonnement est infect. J'ai passé toute la journée à répondre aux parents de nos tués, blessés ou disparus de la 8e. Quelle tristesse! Et cependant, je vois paraître au cahier de rapport la citation élevant Consul (18 juin) au grade d'officier de la Légion d'honneur (1).
f.),
Mardi 4 juillet. Cette nuit, les rats m'ont empêché de fermer l'oeil. (1) Comme ii était prévu.
( J'aime
les honneur* », disait-iL
Il pleut toujours à torrents. Ce soir, relève. Départ à 20 h. 30. Route interminable dans la nuit par la piste de 181. Pendant cinq heures nous marchons à tâtons dans les ténèbres, sur cette terre gluante où l'on glisse à chaque pas, où l'on enfonce à d'autres jusqu'au genou. Pas de chemin tracé, et l'incertitude augmente encore la fatigue. A chaque instant, arrêt, car les hommes ne suivent pas. On ne sait où l'on pose le pied. On ne voit pas à 5 mètres. Les obus recommencent à éclater autour de nous. Depuis près d'un mois, on avait perdu l'habitude de les entendre. Pénible cette reprise de connaissance. Au surplus, je tombe de sommeil. Je pense à la vie de Paris, à mon excellent ** florissant de santé qui gagne bien tranquillement ses 7 fr. 50 par jour à la manufacture de — et qui se plaint! S'il patinait toute une nuit dans la boue, j'entends d'ici la musique qu'il ferait. A h. 45 nous sommes arrivés. 1
Mercredi 5 juillet. Notre secteur de Verdun était dénudé; pas un brin d'herbe. Ici, nous avons une végétation luxuriante. De hautes herbes parsemées de fleurs d'or pendent dans les boyaux. Changement de décor. Ma compagnie occupe le secteur A de l'ouvrage Pruneau à gauche de la route de Vouziers, dont les arbres sont verts et feuillus. Evidemment, nous ne sommes pas à Verdun. J'ai 5 petits postes dont 3 dans des entonnoirs provenant de mines, et dont le plus grand a environ 35 à 40 mètres de diamètre. Au fond de ces entonnoirs croupit un petit lac d'eau verdâtre. La lèvre Nord est longée à 2 ou 3 mètres en
contre-bas d'un chemin en corniche, sur lequel donnent les niches de 2 ou 3 guetteurs. Devant, des fils de fer barbelés. Le BA de la guerre est évidemment l'emploi de ces fils de fer, qui rendent impossible l'accès d'un position. Le moindre tireur derrière un réseau intact, ou presque, arrêterait une demi-section. Et quand on songe à l'ignorance où l'on était de ce genre de défense avant la guerre! Jamais, au grand jamais, il n'en était question pendant ces fameuses manœuvres de septembre qui faisaient perdre tant de temps et coûtaient si cher. Nous avions pris assez sottement pour de l'argent comptant les gasconnades des retraités du I" Empire, — lesquels, à distance, avaient oublié que le sentiment qui domine sur le champ de bataille, c'est l'épouvante. Plus les hommes sont protégés, mieux ils combattent (1). C'est pour avoir tablé sur cette vérité de bon sens que les Allemands ont eu si longtemps l'avantage dans cette guerre. Ce soir, à 17 heures, bombardement de la tranchée d'en face par le 75. Réplique allemande avec des minen. Effroyable, le craquement de ces minen, qu'ilsenvoient par couples. Le déplacement de l'air vient nous gifler dans la cagna; aucune bougie ne peut rester allumée. Comme reprise de contact avec l'artillerie allemande, c'est tout à fait soigné. Nos troupiers appellent ces engins des seaux hygiéniques à cause des dimensions. Ils arrivent comme une trombe et leur craquement est plus terrible que celui d'un 210. Ils ne pénètrent guère en profondeur, mais une tranchée ou un boyau sont bouleversés par un éclatement sur 10 ou 15 mètres de long.
ba
:
(1) Vauban l'avait déjà signalé « Un homme de tranchée en vaut six combattant à découvert. » Et cependant les armes à feu de son époque étaient bien loin d'être aussi redoutables que les
iêc.
-
L'offensivegénérale (1) a commencé. Les débuts sont bons. Toutefois, il est faciledevoir que les Anglais navancent pas aussi vite que nous. Ira-t-elle, sur la Somme, jusqu'à Péronne?
Jeudi 6 juillet.
Toute la nuit, promenade dans les boyaux, à voir si tout le monde veille. Mon P. P. 5 est à 7 à 8 mètres de Fritz. Certains de ces boyaux sont des canaux. La plupart sont pleins de boue. Les pas y font Clac! Clac! et
:
Fritz, pourtant assez pacifique, nous envoie, au petit bonheur, quelques grenades à fusil bien désagréables. Pénible cette absence de sommeil. La tête est lourde, comme serrée dans un étau de plomb. Les nerfs sont à vif. Rien n'est plus douloureux. On comprend qu'un des supplices les plus raffinés soit d'empêcher les gens de dormir. C'est celui, ici, auquel nous sommes soumis. Je me serais bien reposé ce matin, mais à tout moment. visites, téléphone. Il faut se résigner. Comme il fait un rayon de soleil, quelques airs viennent m'aider à supporter ma peine — à la grande stupéfaction de deux téléphonistes peu habitués à entendre le capitaine de leur P.C. entonner du Puccim ou du Saint-Saëns. Ce soir, bombardement à 18 h. 30. Réplique terrible par des minen. C'est régulier. Il pleut, pour changer. La visite des P. P. la nuit n'est pas une sinécure. Il est des endroits où il faut fairedel'équilibre sur les parois, les jambes écartées (2), car la pelle y enfonce jusqu'en haut du manche.
0) La
Somme. (2) Pour ne pas être enlisé.
L'eau tombe. Les longues herbes qui pendent le long des boyaux, lourdes de pluie, vous fouettent au visage. On prend un bain de boue où l'on patine, cependant que Fritz vous expédie d'en face des grenades à fusil qui éclatentavecunsifflement bien désagréable. Et impossible de dormir. Rentré dans la cagna, ce sont à tous moments des corvées, des appels au téléphone, l'agent de liaison de droite, celui de Susini (1) à gauche. Puis un compte rendu à fournir; un obus qui arrive à minuit. Il faut être prêt à toute alerte. La bougie reste allumée. On bâille, la tête est lourde. On ne peut ni reposer, ni rassembler une idée. Quelle vie!
Vendredi 7 juillet. Pluie tout le jour. Ciel gris, triste. Je passe dans les boyaux. Pas d'écope pour enlever
l'eau.
17
heures. R. des Isles descend avec componction l'escalier de ma cagna. Le bombardement journalier va commencer. Ce sont nos 75 qui donnent le signal. Les Boches répondent avec leurs « seaux hygiéniques L'expression n'est peut-être pas jolie, jolie,mais elle donne bien l'idée des dimensions de l'objet. Nous entendons nos 75 donner leurs coups de marteau à la porte d'en face. Un vrombissement traverse l'air comme une trombe « Crrrrac! » Voilà la réponse. Le craquement est vraiment formidable. Il vaut celui d'un 280. La cagna est secouée, remplie de fumée. Le déplacement de l'air me claque et souffle la bougie. Au-
».
:
(1) Capitaine commandant la 2e Compagnie.
tant d'économie. Je rapproche la table de l'entrée. Ce n'est pas l'ascension, mais le déplacement latéral vers la lumière. Les craquements continuent. Evidemment, ils en ont pour tous les boyaux et toutes les tranchées de cette partie du secteur. Ils distribuent avec équité à chacun sa part. Le malheur est que la faim me torture. Il est exactement 18 h. 20. C'est le moment où les ordonnances rentrent de la soupe. Ils se sont mis à l'abri. C'est certain. Chacun en ferait autant à leur place. A quelle heure allons-nous dîner? Vraiment ce n'est pas la peine de ne plus être à
Verdun.
Damné Fritz! Demain, il recevra pour son petit déjeuner deux caisses de grenades pour le moins. Il nous fait dîner froid; nous le ferons déjeuner chaud. Il sera sucré son café (1). Hein? Quoi? Qui est-ce qui descend l'escalier de la cagna ? Ma parole! C'est Mouquet. — Comment! c'est toi, Mouquet? (2) — Oui, mon Capitaine. donc pas mis à l'abri pendant Vous êtes vous ne — le bombardement? s'est mis à l'abri de la pluie, mais pas pour On — les minen.
quelle distance tombaient-ils? A — soixante mètres. Y avait pas de A cinquante ou —
danger ! N'insistons pas. Ce serait d'un goût déplorable. la nuit d'encre, à tâtons. T. 22 est, sur vingt Dans — mètres, complètement comblé. C'est la plaine. (I) Tels étaient les procédés employés pour faire tenir les
Boches tranquilles dans un secteur. Ils étaient efficaces. -(2) Un des ordonnances. Soldat d'une bravoure incomparable. (V. plus haut.) Je l'avais pris comme ordonnance après Verdun. L'ordonnance du temps de guerre n'a rien de commun avec celui du temps de paix. C'est l'homme de confiance; celui auquel on confiera les liaisons délicates.
Le B. Blanc est dans le même état un peu plus haut que la cagna à R. Quant à la partie de T. 21 qui subsistait, ce n'est évidemment plus qu'un souvenir. Ils travaillent bien ces minen. Excellente méthode. Toute la nuit est occupée à réparer ce qui a été démoli dans la journée. Rien de mieux pour nous interdire toute amélioration au secteur.
Samedi, 8 juillet.
Toujours de la pluie. La fatigue ne se dissipe pas. Pour les hommes, la tâche est vraiment dure. Mon secteur constitue un demi-cercle, allant de la route de Vouziers à D. 14, — c'est-à-dire que j'ai un front de 500 mètres à garder avec, à peu près, une centaine de fusils.
Nous supportons douloureusement le poids des fautes de nos chefs. Ils ont, littéralement, gaspillé les hommes, remplaçant partout et toujours, à Ethe, comme à la Marne, à Perthes comme à Verdun, le matériel que leur ignorance et l'avarice de nos dirigeants et la leur ne nous a pas donné, par les poitrines humaines (1). Mais voici que les poitrines humaines manquent, et manquent terriblement. La manière dont a été reconstitué le régiment après l'hécatombe de Verdun est lamentable. D'abord, on a supprimé une compagnie par bataillon, et réparti les hommes dans les autres compagnies. Moyen commode de trouver un renfort. Puis, on nous a envoyé des hommes de la classe16, une centaine (!!!) pour le régiment.
>
(1) < L'avarice de nos dirigeants est injuste. Ce sont les services techniques de l'artillerie qui n'ont pas voulu d'artillerie lourde. Mais cela nous ne le savions pas alors.
Enfin, un dernier renfort est venu du dépôt. Peut-être cent-cinquante hommes, au grand maximum, pour tout le régiment, y compris les gradés! Dans cette poignée d'hommes, toutes les raclures de fond de tiroir. Parmi la dizaine d'hommes venus à ma compagnie, j'ai un homme de la classe 1900, blessé déjà trois fois, un homme de la classe 1896, et six Martiniquais, du plus beau noir, qui viennent grelotter dans nos tranchées. Pauvres gens! Evidemment, nous sommes à bout (1). Notre participation aussimagnifique à l'offensive de la Somme a dû prodigieusement étonner les Allemands.Jamais n'auraient cru qu'avec la tuerie de Verdun, nous puissions agir encore aussi vigoureusement. Par quel prodige notre Etat-Major a-t-il pu réaliser ce miracle? Bien simplement. En agissant avec la soixantaine de divisions qui sont passées à Verdun comme on a agi avec n'a donné pour ainsi dire aucun la nôtre, l'on qui à — repos que l' on a immédiatement renvoyée en première ligne, en faisant occuper à un régiment squelettique le front d'une division. L'armée française procède en ce moment comme la jolie femme, sur le retour, qui va en soirée. Que je sois morte demain, pourvu que je sois belle
ils
;
-
ce soir. Il faut tenir encore six ou huit mois, à tout prix. Tant pis si les hommes crient d'insomnie et de fatigue. Pour le gaspillage des hommes, le nouveau sous-lieutenant Bouillet me donne des renseignementsprécieux. Il était à Perthes. Il nous raconte comment les choses se passèrent. Le 25 février, le régiment qui venait d'avoir trois mois de repos monte aux tranchées. On savait l'objectif prendre une ligne de tranchées distantes des nôtres de 15 à 20 mètres.
:
:
(1)Notez 8juillet1916.
Les compagnies étaient au grand complet, les hommes ben disposés. En quittant Suippes, tout le monde chantait. L'attaque était commandée pour midi. Il n'y avait qu'une seule brèche dans le réseau de fils de fer ennemi. Comme préparation d'artillerie, une vingtaine de coups de 120, et quelques salves de 75. dans nos tranchées. Néanmoins à midi, à la compagnie où B. était adjudant, tout le monde sort magnifiquement. Le chef de bataillon accourt affolé. Ne Ne L'attaque pas! pas! partez est repartez — tardée d'une heure! Il y avait exactement 127 hommes par terre dont 70 tués! Aux survivants, ordre fut donné de sortir à nouveau! Par quatre fois! Le 28, nouvel ordre d'attaque. « Le 101® ne sera pas relevé avant que la tranchée soit prise. — Signé
:
»
(1). J.-B. Dumas Et voilà! Ce n'est pas plus difficile que cela. La
baïonnette, le mouvement en avant, ne sont-ils pas là l'a (1) Que l'on surnomma « le Boucher de Perthes î>. Le colonel Lebaud dit dans soncarnet que ce n'est pas le 25 février, mais le 26 que la première attaque du régiment eut lieu. Le colonel fait défiler le régiment devant lui puis le longe au galop pour reprendre la tête « J'entends, dit-il, des réflexions humoristico-guerrières qui me donnent la meilleure impression de l'état moral de ces braves gens. Tous les régiments du 4e C.A. valaient certainement le 101e. Comme il eût été possible d'accomplir de grandes choses avec d'aussi belles troupes!. •» (Op. cit., p. 165.) Comme l'on voit, il n'y avait dans le récit du sous-lieutenant Bouillet que deux petites erreurs le jour est le 26 et non le 25, l'heure est 13 heures et non midi. Erreurs sans importance. Sur l'état moral du régiment, concordance absolue. Sur la préparation de l'attaque, le colonel donne des détails précis qui font frémir. On coupe les fils de fer ennemis au moyen d'une mitrailleuse ! Fallait-il que le haut commandement ignorât ce qu'étaient les tranchées ! et ces « échelles d'assaut »111 comme au siège de Saragosse?. On voit les pauvres gens traînant leurs échelles entre les deux lignes, sous les feux de mitrailleuses !
:
:
»
n' est-elle pas et l' (J) de l' art de la guerre? « Rosalie l'arme française? Ne la fait-on pas célébrer dans toutes, les niaiseries de café-concert?
Une préparationméthodique d'artillerie? Fi! Fi! Fr donc ! « Le 101 e ne sera pas relevé avant que la tranchée soit prise!
»
baïonnette, Monsieur! A la —
C'est beaucoup plus simple! Ça l'est même trop.
Dimanche, 9 juillet. Beau soleil. Belle matinée d'été. Les oiseaux chantent, les obus aussi. Les artilleurs tirent trop court ici comme à Verdun. Le général Tatin a prescrit que, « conformément à des ordres réitérés un officier d'artillerie aille, comme un officier d'infanterie observer le tir de l'artillerie en pre-
»
mière ligne.
Bombardement à 18 heures. Pas d'officier d'artillerie. 2 heures. Blessé à la main droite et près de l'œil par grenade à fusil au P. C. 2 (1).
I
Ces troupes magniifques (tous les survivants m'ont dit que le régiment n'avaitjamais été aussi beau), ces troupes magnifiques envoyées à la mort aussistupidement! Fallait-il que le haut commandement, ici, n'ait jamais mis les pieds dans nos premières lignes, — contrairement à son devoirmilitaire le plus élémentaire. Et dire qu'aucun des généraux coupables n'a été traduit en conseil de guerre et fusillé1 Quant à la compagnie déjà massacrée lorsqu'arrive le contre-ordre d'attaque, l'épisode est entièrement confirmé par le colonel. Les attaques de Perthes (25-26-28 février 1915) comme celles de décembre 1914, celles de Vauquois, des Eparges, etc., sont à ranger parmi les « offensives inexpiables comme les a si justement qualifiées Jean Bernier (La Percée.Chez Albin Michel.) (1) Je me fis retirer les éclats et rejoignis.
,
Lundi 10 juillet. Ce soir, les Allemands ont bombardé avec les minen nos P. P. 5 et 4 les plus rapprochés d'eux. L'effet est effroyable. J'y vais. Le jour tombe. T. 22 est comblé en trois endroits. On marche à la hauteur de la plaine. Je passe le carrefour, le boyau qui mène à P.P. 5. Plus un homme; le désert. Au ravin des tombes où reposent les coloniaux, même solitude. Je prends le boyau. A peine ai-je fait 20 mètres, quel spectacle!Tout est éboulé. Et ici, nous sommes à 10mètres des Allemands. Du petit poste, plus rien ne subsiste. Il se divisait en deux antennes reliées par un passage ouvert. Il n'y a plus rien. Un espace de terre noire bouleversée. Ah! Ils savent utiliser le matériel! Combien ont-ils lancé là de minen pour obtenir ce résultat? J'en ai compté 5 à 6, pas plus. J'avance. Dans un bout de boyau qui subsiste et qui mène à l'antenne de droite, je trouve le sergent Pelletier et le caporal Bourdeau. Pelletier paraît abattu, assommé. Bourdeau est décomposé. Il me dit à voix basse que les hommes sont dans la sape. L'antenne de gauche est démolie. Partout on voit des sacs à terre qui ont volé. A P.P. 4 même spectacle. La tranchée de tir, péniblement ébauchée, est comblée. Le P. P. est à demi effondré. La poutre du milieu, qui était chargée de sacs à terre, est à demi brisée. Les hommes ont fui. Les Allemands attaqueraient maintenant, quelle résistance opposer? Certainement, ils n'ont personne devant nous. Le matériel! Le matériel! La nuit sera trop courte pour réparer ce dommage. J'aidemandé des hommes de renfort. Il en est venu
20 de la
9e compagnie, éreintés, n'en pouvant plus, tombant de fatigue et de sommeil. Ils circulent depuis 8 heures à porter des rondins, des caillebotis ou des grenades dans tout le secteur. Uneseule compagnie de réserve pour un secteur de un kilomètre et demi de front!
Il
Mardi,
juillet.
17 heures. L'arrivée d'un minen boche est vraiment e ffroyable. C'est un ronflement, comme d'un monstre aérien, qui serre le cœur; puis un écrasement, un craquement à rendre sourd. Toute la terre est ébranlée. La lutte du 75 contre ces énormes colis semble bien celle de David
contre Goliath. La rapidité avec laquelle il arrive donne au minen l'apparence d'un prodigieux coup de poing, une invitation formidable à se tenir coi. et pour longtemps. Arthur (1), qui répond en sifflant « Zi. Ziii » après chaque coup, semble un roquet qui jappe. Cette nuit doit avoir lieu un coup de main par un peloton du 124e. C'est ce que depuis huit jours à la Division, à la Brigade et au Régiment, on appelle « La petite affaire Je ne connais pas le lieutenant Chardonneau qui doit la commander. Mais l'expression « la petite affaire » pour une fantaisieinutile depuis trop longtemps annoncée, et où il peut laisser la vie, lui et ses cinquante hommes, nous paraît bien odieuse. Le mot de reconnaissance adopté « T'en fais pas » le paraît non moins. Il fait hausser les épaules. Ce n'est pas aux Etats-Majors quels qu'ilssoient qu'il appartient de donner comme mot d'ordre « t'en fais pas ». Ce mot est la propriété exclusive des hommes. Dans la cabine téléphonique, un soldat du 124e qui
».
(1) Surnom du 75.
est de la « Petite affaire » est venu dire adieu à ses camarades les téléphonistes. Il déclare que sur les 50 qui y participeront, il n'y a que 5 volontaires. C'est un « gas » de Meudon. Les autres sont des alentours. Tu la Georgette? connais môme — grande Georgette? T'es La marié avec? — Oui. Tu diras bonjour quand t'iras lui en per— mission. T'es Georgette? Alors, marié tu connais ma avec —
frangine? Alice? Qu'était La Alice! Paul Ah! Meyer! petite avec — Oui, c'est çà! — il y a Jules Meyer! Paul Paç'qu'y et a —
C'est Paul! —
— Ah! la petite Alice est ta frangine!. Ça me rap-
!
pelle une descente qu'on a faite à Boulogne. Ah les gars r Quelle correction! voudrais me barrer en perme! Mince! C'que je — Ben! si tu te barres en perme n'oublie pas ma — commission pour la grande Georgette. donc! Si t' es As Dis Ça fait! peur! pas sera — blessé demain, donne-nous de tes nouvelles! Dis-nous à quel hôpital que t'es. Entendu! Eh bien! Au Vieux! revoir! —
Au revoir!. —
:
Celui-là a le droit, si ça lui plaît, de prendre pour mot de reconnaissance « t'en fais pas »! (1).
)
On voit l'héroïsme tout simple de l'exécutant. Il vient prendre congé de ses copains avant la «petite affaire ». Les téléphonistes, ils sont à l'abri. Ils le savent. Lui, c'est la mort eux, survivront qu'il risque. Il les charge d'une dernièrepensée pour son amie. Pas de phrases. On se comprend. On se comprend tellement que le téléphoniste tout lui parle d'une blessure possible, — le salut souhaité alors par les combattants d'infanterie. Que l'on relise ce dialogue de gars de la banlieue et l'on verra quelle délicatesse cache la gouaiHe de l'allure. (I
:
Mercredi, 12 juillet. heure. Alerte. Je fais le tour des P.P. avec Mouquet. Tout le monde veille. Les Boches se doutent de quelque chose, car ils envoient sans cesse des fusées éclairantes et toujours au même endroit, vers les entonnoirs de l'Ouest, où doit se passer la « petite affaire ». Il y a si longtemps qu'on en parle! et ils ont de si bons microphones! Depuis trois jours ils tirent régulièrement une demi-heure ou une heure avant notre artillerie. Il n'y a pas là qu'un simple hasard. Le ciel est couvert; la nuit manque d'étoiles; mais elle n'est pas noire. C'est cette douce demi obscurité des nuits de cette saison qui ne sont presque jamais complètes. Des vers luisants brillent sous les pas dans les boyaux. La chanson de Delmet revient chanter dans ma mémoire 1
:
Je mettrai des vers luisants Dans ta chevelure. Quel monde lointain rappelle la douce mélodie! C'est Montmartre, les cabarets, Legay, Delmet, vrais poètes qui imaginèrent une vie toute de rêve et dont l'idéal donna leur produits de charme modestes si émouvant un aux
muse.
Je rentre dans le P. C. avec Mouquet. Attendons! Les Confessions de J.-J. Rousseau sont sur la table. Quelle langue merveilleuse! Je tombe sur son secrétariat d'ambassade à Venise. Il y a là des détails impayables. Cet ambassadeur, M. de Montaigu, qui fait réponse dès le jeudi aux lettres devant arriver par le courrier du vendredi, parce qu'il
veut qu'elles soientchiffrées, et que le courrier repart le
!
samedi
On voit, par ailleurs, que Rousseau, malgré ses prétentions, ne devait guère être fait pour la diplomatie. Tout bien pesé, ce fut vraiment un pauvre homme. L'histoiredesaliaison avec Thérèse Levasseur! Peut-on voir quelque chose de plus piteux! Et il avait trente ans! Cette serveuse de pension du quartier latin que lutinenl tous les habitués et dont il s'éprend! Ce qui s'est passé, on le devine.Ses trente ans se sont excités sur les formes rondes des vingt-deux ans de Thérèse. Il a été assez sot pour faire de cette histoire plus qu'une passade, peu relevée, et dont on ne se flatte pas. On sent qu'il en a conscience. Mais comme les enfants, il veut avoir raison quand même. Il fait vraiment pitié. Et la niaiserie avec laquelle il s'extasie sur la nullité de cette étrange conquête! Pauvre homme! Pauvre homme! L'étrange, c'est l'empire qu'il a exercé sur plusieurs générations. Il est vrai que son nom est devenu un symbole et que les partis s'en sont emparés. Nombre de ses admirateurs ne l'ont jamais lu. N'empêche que son influence prodigieuse durable chose bien singulière. et est — — Un pauvre homme, assez tôt aliéné, devenir un demidieu! Et son subit enthousiasme pour la vertu! « Je me regardai comme un membre de la République de Platon ». Parce qu'il abandonne ses enfants! C'est vraiment délicieux. Et dire que personne (si. Voltaire, mais il n'a pas été suivi), personne ne s'est trouvé pour couvrirderidicule le mauvais plaisant. Il faut que le besoin d'adoration soit bien ancré au cœur de l'homme pour avoir dressé des autels à ce singulier apôtre! Il relèverait aujourd'hui du « Rire » ou de « Fantasio ». 3 heures. L'artillerie française ouvre le feu (1). Dans (I) Déclanchement de
1 la petite affaire ». «
la pâleur des premières clartés du jour, on voit monter les fusées vertes et les fusées rouges. Nos 75 font un concert infernal. C'est une véritable pluie de projectiles qui doit tomber sur les voisins d'en face. 3 h. 11. La réplique. Un obus tombe près du P. C. 3 h. 14. Le premier m:nen. Et ce n'est pas du petit. La fusillade crépitemaintenant sur toute la ligne. Le craquement effroyable des minen fait bourdonner les oreilles. 3 h. 42. Accalmie. 4 heures tout est fini. Depuis le premier minen, tombé en arrière et à droite du P. C. à 3 h. 14, jusqu'à 4 h., j'ai compté 55 minen, s'écrasant dans le voisinage. T. 22 est bouleversé sur une quinzaine de mètres. A P.P. 5, c'est le même spectacle que lundisoir. Tout nivelé, renversé. On ne sait où se trouvaient les abris. Pas une créature vivante. Les hommes doivent être dans la
sape.
Et de cette désolation émerge d'un trou, — l'antenne N. du P. P. —, la figure hagarde de l'inébranlable Bour-
deau.
Il fait maintenant grand soleil. Le long des bouts de boyaux restés intacts pendent des fleurs jaunes, des bluets, des tubéreuses, des coquelicots, de longues herbes vigoureuses qui vous fouettent au visage. Dans le silence de la radieuse matinée d'été montent des chants d'oiseau. Et je me demande combien de morts a pu nous coûter « la petite affaire ».
Jeudi, 13 juillet. Pluie toute la journée. Et l'on pense que l'on a encore un an, plus peut-être, à patauger dans la boue pour aller chercher la mort ! C'est au cours de ces journées tristes, monotones, coupées seulement par les minuties pointilleuses du service que
».
Jamais de repos, de dél'on comprend le « cafard tente, de moment où les nerfs puissent reprendre leur assiette (1). Les lettres que l'on reçoit de l'arrière paraissent de sinistres plaisanteries. L'un vous dit « Tâchez de ne pas être blessé! » Comme si l'on y pouvait quoi « Nous souffrons beaucoup, nous que ce soit! L'autre aussi, de la guerre! » De quoi? grands dieux! Ses draps sont trop neufs. Il n'a qu'à coucher tout habillé dans une toile de tente, comme moi. Tous se lamentent sur la durée de la guerre, et souhaitent qu'on avance sur tel ou tel point. Mais qu'ilsyviennent! Les combattants sont fatigués. Ils ont besoin d'être remplacés. Inutile de dire qu'ici nous avons les plus mauvais cantonnements. Le peu que les embusqués avaient laissé de bon a été pris par ces messieurs du 14e hussards. Ce qu'il y aura eu d'admirable dans cette guerre, c'est que moins on en fait, mieux on est traité. La gradation. d'ailleurs, est rigoureuse. Tout d'abord nous avons l'embusqué de l'arrière. A lui la bonne vie. Mon brave. habite chez lui et mange à l'hôtel à 100 francs par mois. Voilà un soldat de deuxième classe plus reluisant que bien des capitaines. il va à la manufacture, fait son petit travail, dîne à la pension, rentre tranquillement chez lui. Aucune contrainte militaire. Il ne porte même pas de brassard. Le dimanche, il va faire son petit tour afin de varier son horizon et certainement s'en va taquiner le goujon. Il me souhaite bon courage. Encore, lui, fait-il des mitrailleuses. Mais nous avons tous les embusqués parisiens — comme ce camarade attaché au Val-de-Grâce et qui fait la guerre dans le Sentier de la Vertu, où je l'ai rencontré à ma der-
:
:
:
(1) Ce fut là la grande souffrance du fantassin en tranchée
jamais de détente.
Il
nière permission. gémissait. Tu bien poitrine la « as — meublée. Au moins, vous, vous avez les honneurs!. Vous gardez votre prestige! Tandis que nous Vous avez la croix de guerre!. La croix de la Légion d'honneur Et la croix de bois, mon ami, ne l'oublions pas! — N'oublions pas la croix de bois! Après ceux-ci qui peuplent les promenades et les restaurants à la mode, nous avons l'embusqué du front : infirmier, médecin (1), automobiliste, parc d'artillerie, etc. Ceux-là écument les cantonnements de repos. Ils règnent en maîtres à Châlons, à Troyes, à Sainte-Menehould. La racaille qui descend des tranchées n'a qu'à y retourner. Comment? Qu'est-ce que ces intrus? Ces figures inconnues? hirsutes? malpropres? leur présence inquiète et déshonore les cantonnements. — Je veux que vous n'ayez aucun rapport avec ces gens-là, comme disait ici un chef d'escadron du ne hussards. Mais il est sur le front un réprouvé, un paria, digne de toutes les abjections. C'est cette bête de somme que l'on voit sur les routes les soirs de relève, accoutré d'un attirail étrange, ployant sous un sac démesuré, aveuglé par le casque, comme par un éteignoir. Celui-là, c'est le fantassin de première ligne. C'est le forçat, c'est le bagnard. Par tous les temps, à travers les chemins soigneusement défoncés par l'artillerie et les convois, de la boue jusqu'à mi-jambe, il geint péniblement ses 20 ou 25 kilomètres. J'ai les m'accable. Le plus. Je n'en sac peux — pieds en sang. Voulez-vous vous lever! Fainéant! Cossard! Me — prendrez le nom de ces hommes-là Il arrive, enfin, à sa place sous les obus. On prépare une petite affaire.
!.
!.
!
(1) Parmi les médecins, il faut excepter les médecins de bataillon qui, s'ils n'allaient pas aux attaques ou au créneau, participaient néanmoins à nos dangers.
Vous sortirez à 21 heures et vous enlèverez la tran— chée d'en face. Elle est garnie de fils de fer. Il y a eu préparation d'artillerie. Dix obus de 75 qui sont tombés sur nous. Les fils
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de fer sont intacts. Ça m'est égal! Vous sortirez. Tant que la tranchée relevé. prise, le régiment ne sera pas ne sera pas Et voilà! S'il n'est pas tué, on le ramène quelques jours à l'arrière. Comme un ballot malpropre, on vous le jette dans des soupentes infectes, où les rats lui courront sur le corps, où il sera dévoré par la vermine. L'eau le toit. à travers passe — tuiles! M'en fout! N'ai de pas — paille est pourrie. La — M'en fout! N'en ai pas, de paille. — Il commence à dormir. debout! Allez! Il faut décamper! Céder la place — à d'autres. Nouvelle installation. Nouvelles soupentes! Nouveaux Il est tellement exténué, qu'il s'écrase dans toits à cochons le sommeil. Allez debout! Il y a contre-attaque. — Quelle vie!
!
—
Vendredi, 14 juillet. Il pleut pour changer. Le soir, on avait un peu fêté le 14 juillet à la compagnie. Pas mal de pochards. Enfin! Pauvres gens C'est leur seule distraction.
!
Dimanche, 16juillet. Les journaux annoncent aujourd'hui la mort du duc de Rohan. A peine guéri d'une blessure reçue à Verdun,
!
en février, il est allé se faire tuer dans la Somme, le 13 juillet. Quel exemple Admirable, le courage militaire de ce jeune homme de trente ans, et vraiment digne du grand nom qu'il porte.
Lundi, 17 juillet.
La pluie est revenue et avec elle le cafard.
C'est à pe:ne si l'offensive anglaise parvient à le dissiper. Toutefois, on sent que les Etats-Majors se sont mis d'accord, et que l'on frappe sérieusement. Et le moral des troupes redevient excellent. Ce soir, il y a eu représentation improvisée dans un hangar du cantonnement. Point n'est besoin de professionnels pour remplir un programme. Les talents d'amateurs suffisent, et au pied levé. Il en est d'impayable, comme celui de mon caporal Sauvage. Quelques musiciens envoyés par le colonel ont clôturé la fête en jouant le Chant du départ, que les Poilus ont accompagné avec une convictionquifaisait chaud au cœur (1).
f8 juillet.
Mardi,
Je suis allé à l'Hôpital me faire extirper des éclats de grenade, restés du 9 et gênants. Mercredi, 19 juillet. Ce soir, relève. Nous allons à 138. Bonne affaire. Dans ce secteur, on a travaillé. C'est à peine si l'on peut se reconnaître. A la place de la piste boueuse du mois de mars, nous suivons maintenant — de 202 à 138 fort belle route, bordée de place en place de riune — deaux de feuillage et garantie des vues par des bandeaux (J) Admirable cette foi toujours vibrante après deux ans de souffrances.
pleins de gourbis où des infâmes toile. Au lieu rats, ae nous avions gîté, des tonnelles coquettement recouvertes de sacs à terre avec des lits en treillis de fil de fer, de vraies chaises, des fleurs sur les tables; une salle-à-manger fleurienousréunit aux repas. Ces cagnas donnent sur une terrasse fort propre, bordée d'une balustrade faite de poutre et de fils de fer lisses, pompeusement appelée Baston », et qui court en corniche à mi-pente du « Bd ravin. C'est le repos. Certainement, nous n'y serons pas longtemps.
Jeudi, 20 juillet. Radieuse matinée. A 5 heures, je suissorti pour reconnaître mes petits postes, petits postes bien peu dangereux, car ils sont ici plus qu'en seconde ligne. Il fait une exquise lumière rose. Dans la brume pourprée. on découvre tout ce secteur, si terrible naguère, aujourd'hui bien calme la plaine qui descend vers Virginy; dans le bas-fond boisé, parmi les arbres feuillus, les ruinesduvillage, l'église à la tragique carcasse solitaire trouée d'obus, les toits rouges demi-rongés, et là-bas, au loin dans la haute verdure, quelques murs blancs Massiges. Au-delà s'étendent, formidables et mystérieuses, les l'Annulaire, le Mécroupes connues de la célèbre main dius, tout au fond, à gauche, l'Index. Les croupes sont nues. Tout est vide, désert. Pas une créature vivante. Seul, dans le ciel, le ronflement d'un avion. Et cependant l'on sait que ces côtes sont grouillantes de toute une population intérieure qui les a faites creuses comme des taupinières. En tout sens des couples de lignes blanches (1), couples que séparent en leur milieu un mince filet som— les sillonnent. Ce sont les tranchées et boyaux. Enbre tre elles, des espaces couverts d'une herbe grise et comme
:
:
:
-,
(1) Ce sont les bermes ou les parapets des boyaux faits avec les déblais de la terre blanche du pays.
lépreuse. Au sommet, rien que la terre blanche. Il y a deux ans, des troupeaux de moutons promenaient sur ces croupes solitaires leur lenteur nonchalante. Aujourd'hui, ce sont de sinistres charniers humains où se renouvellent sans cesse des hommes, qui se terrent pour donner ou recevoir la mort. A mes pieds, entre 181 et Montrémoy, s'étend la plaine. De hautes herbes, des ronces, des buissons, des chardons aux feuilles racornies et piquantes de souple bronze finement ciselé, aux fleurs violettes, protégées de barbe de mince métal. Et partout des fleurs, fleurs des champs aux riches couleurs, scabieuses, mauves sauvages, boutons d'or, liserons blancs ou irisés de violet, reines-marguerites à la corolle virginale et au cœur d'or comme de petites mariées, coquelicots éclatants. Pinsons, rossignols harmonisent leur concert paisible, que ponctue la note limpide de la caille canlus liquidus, comme eussent dit les Latins. Des trous d'obus, par place, ont tué la verdure; et sans cesse de lourds grondements traversent l'air. Nous sommes en guerre. Devant nous, au fond de l'horizon enveloppé d'une brume empourprée, le Piton de la Justice nous surveille et sur la gauche s'allonge la croupe perfide de la Chenille. Mais l'airest frais et léger. Tout chante, tout resplendit. Une douceur ineffable envahit l'être, le bonheur infini de voir et de sentir. Les grondements des coups de départ ou les écrasements d'arrivée laissent indifférente l'âme, gagnée qu'elle est par la royale splendeur de ce ciel bleu, la joie des fleurs, des herbes, des arbres, des chants d'oiseau, et insoucieusedesstupides passe-temps des anthropoïdes.
:
La nature se rit des souffrances humaines. Ne contemplant jamais que sa propre grandeur, Elle dispense à tous ses forces souveraines Et garde pour sa part le calme et la splendeur.
Samedi, 22 juillet.
Beau fixe. Au matin, à la fraîche, je suis parti avec C'est homme le de frère lieutenant, un mon nouveau de 34 à 35 ans, alerte et énergique, toujours dei belle humeur (1), Au retour de P.P.I., nous sommes passés par le P.C. de la brigade. est toujours gasconnant et toujours affairé. Amusant, M. le procureur de la République. Très Excusez-moi. occupé. — Et il se courbe sur ses papiers. Un grand jeune homme blond ultra-chic a remplacé
D.
L.
G.
Le colonel
est sorti. Longue
silhouettemaigre;
figure en lame de couteau au teint couperosé. Aimable homme et qui a dû avoir des moyens, mais aujourd'hui, vraiment bien pla-pla. Il nous parle du coup de main de l'autre jour, et nous montre les points que le commandement juge vulnérables dans les lignes boches. là, qu'ils ajoute-t-il Il faudrait savoir ont en ce — encerclant du doigt la région de Cernay-en-Dormois. C'est ennuyeux d'être fixé ici, si nous n'avons rien devant nous. Oui; colonel, et les réseaux de fil de mais, mon —
fer?
La vie, à 138, n'est pas exténuante. Les hommes ne vont au travail qu'un jour sur deux. Ils partent à 22 heures, la nuit complètement tombée, et rentrent à 2 heures, après avoir pioché sous les étoiles. C'est une détente, d'ailleurs assez nécessaire. Le jour, ils profitent du grand soleil pour laver leur linge et raccommoder leurs hardes. Il y a bien longtemps qu'ils n'avaient été à pareille fête. Pour une fois, on leur laisse la paix. De tous côtés, il (1) Mort héroïquement au Maroc en 1923.
me revient qu'ils sont enchantés et bénissent le capitaine (1). Laisser la paix aux gens est si extraordinaire dans
J'armée française!
Mardi, 25 juillet. Ce matin, une brume persistante m'a permis de reconnaître le secteur. l'autre côté de nos lignes, la masse sombre du De — Bois-de-Ville. Il est en ce moment en pleine splendeur. Sous ces épaisseurs feuillues, on devine la paix bourdonnante de la forêt aux beaux jours, et sous le ciel bleu que l'on voit au-dessus de soi à travers les branches, la joie grave des bois pleins d'ombre. Or, à quoi servent les hautes futaies, ou les légers rideaux de taillis? A masquer l' activité fébrile d'anthropoïdes blond fadasse, dont on entend tout le jour rouler les voitures, et qui sont venus sur notre terre aimable et accueillante essayer les effets d'instruments qui, à dix quinze ou vingt kilomètresdedistance, bouleversent tout comme un cataclysme! Ce soir, le ciel est doux. Les rayons obliques. du soleil illuminent le « Verger les cerisiers, les poiriers, les pommiers au milieu desquels est la maison en ruine où est installé mon P.C. Le ciel est de ce bleu délicat de nos pays, varié de légers nuages blancs et gris, qui laissent transparaître l'azur. Les oiseaux chantent, de ce chant apaisé de la fin des beaux jours. On entend crisser les grillons, bourdonner les mouches. Est-ce la paix des champs loin des rues à l'air lourd de poussières et de relents? Non. Car
»,
:F.
(1) J'avais interdit toute revue, tout exercice. Consigne
lapaixauxpoilusl
Et elle fut observée, — grâce à la bienveillance intelligente de notre chef de bataillon, le commandant Fralon, sous les ordres de qui j'étais depuis la suppression de la 8' compagnie.
des sortes de wagonnets passent avec un vrombissement au-dessus de nos têtes. Des grondements ébranlent l'horizon : les anthropoïdes sont là. Et il faut les payer de même monnaie pour qu'ilsnesoient pas trop malfaisants. La nature serait si belle sans ces brutes.
Mercredi 26 juillet.
Toute la nuit, un petit chat que j'ai recueilli dans ma cagna a fait la chasse aux rats et aux souris. Ses petites oreilles se dressent; il tombe en arrêt, et bondit d'un bout à l'autre de la pièce, puis l'enragé chasseur vient se caresser à moi en ronronnant. 4 h. 15, départ pour la visite des P. P. d'alerte. prendre 7 h. 20. Exercice Chacun ses va — emplacements de combat. Excellent mais on aurait pu le commander plus tôt. Il fait maintenant un soleil éclatant. Les anthropoïdes peuvent nous viser un à un, et comme à 9 heures tout le monde est encore dehors, ils nous envoient des fusants. Mon commandant (1), simple exercice, pour un — c'est là une manœuvre bien dangereuse. En tout état de cause, il faudra la faire à une autre heure, et plus courte. Mon ami, nous suivons les ordres de la division, qui sont « de ne pas craindre de sortir pour inquiéter les Boches ». Voilà les ordres qu'on vous envoie d'un château paisiblement abrité 10 à 12 km. à l'arrière des lignes. C'est ce qui s'appelle « tuer le mandarin ». 11 h. 15. Bombardement soigné. Les obus s'écrasent
-
(1) Le commandant Fralon, Saint-Cyrien. Petit, sec, vigoureux, teint coloré, fin et cultivé, d'une bravoure incomparable. Il n'avait littéralement pas le souci du danger. Il allait de son petit pas tranquille, sa canne à la main, reconnaître ses lignes sous les bombardements les plus violents avec la même allure et le même calme qu'il arpente aujourd'hui l'avenue des Champs-Elysées. Il fut bleMo très grièvement en 1917.
autour de nous. A chaque éclatement, un petit serrement de coeur; car nous mangeons dehors, et comme les hommes n'ont pas d'abri, il serait du dernier mauvais goût de chercher refuge dans ma cagna qui, tout au moins, nous protégerait d'un 77. Vendredi, 28 juillet.
B.
Relève, par le cap. du 124e, ancien capitaine au long-cours. Allure et verbe libres de l'homme qui a « bourlingué dix-huit ans ». Robuste membrure, face énergique, aux rides déjà marquées, cheveux grisonnants et barbe blonde taillée en pointe. Il me dit que lorsqu'au début de la campagne, il a demandé à prendre du service, et s'est offert pour l'artillerie lourde, où sa qualitéd'ancien canonnier le rendait compétent, « Nous avons plus d'officiers que de pièces », lui répondit-on (1). Quelques mois après, on improvisait à grand'peine des gamins officiers dans la lourde, que l'on songeait seulement à constituer. Dimanche, 30 juillet.
J'ai déjeuné à Braux, à la popote de Roussel, du
124e.
C'est un ancien sergent de coloniale. Il raconte avec une verve impayable son séjour dans le territoire du Tchad, son mariage avec une arabeFezzane, mariage qui dura trois ans, et qu'il semble vivement regretter.
Il menait une existence de roi nègre, levant les impôts, rendant la justice, passant des revues. Il raconte celle du 17 juillet 1900, où ses 70 à 80 Sénégalais défilèrent (I) L'aveuglement de notre haut commandement sur cette ques-
tion d'artillerie lourde en f914 fut vraiment inimaginable.
d'abord à pied, puis sur des chameaux, puis sur des chevaux. Cette vie semble lui avoir laissé un souvenir nostalgique. Il n'est pas le seul des coloniaux chez qui ce phénomène se remarque. Il fait beau. Le soleil brûle la route quand jei rentre
à13h.30.
Le soir, dîner avec lieutenant Bourgade et sous-lieutenant Aubel. En rentrant (23 heures) je trouve une note m'ordonnant de me rendre à Châlons demain pour suivre un cours d'information. Je dois me présenter avant 15 heures. Le seul train qui me permet d'arriver à temps part de Valmy à 5 heures ! Ce n'est pas encore cette nuit que je dormirai. Nous ressemblons — nous autres combattants — au ballon de foot-ball jeté entre les deux parties. On ne nous laisse pas toucher terre. Un coup de pied nous a à peine expédiés d' un côté qu'unautre nous renvoie ailleurs.
Lundi, 31 juillet. Il m'a fallu, avant de partir, mettre en ordre les affaires de la Compagnie. Naturellement, je n'ai pu prendre le train de 5 heures bien que m'étant levé à 3 heu— res. Et Mardochée boîte! Le maréchal l' a ferré si soigneusement qu'il lui a abîmé l'antérieur droit. Je mets plus d'une heure pour aller à Valmy. Heureusement, le lieutenant de la gare doit recevoir la visite d'un officier de l'Etat-Major de Gouraud qui me prendra dans son auto à 13 h. 30. Le Commandant de la gare est un éditeur du Quai des Augustins. 55 à 60 ans, œil spirituel derrière le lorgnon. Il n'a pas l'air de s'inquiéter outre mesure. La guerre peut durer. Il n'en paraît pas gêné. A 15 h. 30, arrivée à Châlons devant le Quartier Général. Il fait une chaleur torride, un soleil de plomb.
La large avenue est couverte de poussière, qui poudre à frimas les arbres. On se croirait à Marseille, au Prado, à cette même époque. Le général Gouraud traverse lentement la chaussée, suivi d'un officier d'ordonnance. Haute taille droite, mince, élégante, figure allongée par une barbe en pointe frisottante. Il porte l'uniforme kaki de la coloniale, le képi sur l'oreille droite. La manche droite
est vide. Il s'appuie de la main gauche sur une canne, car il boite légèrement de la jambe droite. Il donne une impression extraordinaire de jeunesse, de calme, et d'intelligence. Sous ce grand soleil, Châlons apparaît blanche comme une ville du Sud. Les maisons sont basses, en pierres ou revêtues d'un crépi. En passant près du pont qui traverse la Marne, Notre-Dame s'élève à gauche. Fort beau monument, que j'espère regarder à loisir. Je suis logé au coin de la rue d'Orfeuil et de la rue des Fripiers, chez un banquier, Il a deux fils à la guerre. Il reste seul avec sa femme et sa fille qui peut avoir 22 et 25 ans. Ce sont des personnes excellentes (1) et qui reçoivent leur hôte inconnu de façon vraiment touchante, si l'on songe au nombre d'officiersqu'ils ont dû héberger depuis le début de la campagne. Je me vois logé dans une fort belle chambre, haute de plafond, avec une bibliothèque, une cheminée de marbre à pendule Louis XVI, et surtout un lit, meuble dont j'ai perdu l'usage et qui, à première vue, me paraît une merveille. Les murs sont ornés de reproductions de tableaux prises parmi les suppléments de YIllustration; une jeune fille de Greuze, deux bergeries de Lancret, l'Indifférent de Watteau, des dessins du même, etc. C'est la chambre de l'un des fils, qui évidemment aimait les images du XVIIIe siècle.
M.
(1) Qu'il me soit permis de leur adresser ici un souvenir reconnaissant.
Deux hautes fenêtres donnent sur la rue d'Orfeuil, de l'autre côté de laquelle les arbres verts du jardin entourant l'abside de Saint-Alpin rafraîchissent l'œil. Les volets sont clos. Une ombre dorée emplit la chambre. Je m'enfonce dans un fauteuil confortable en pensant au mot de Thiébault : « La vie du soldat est faite de contrastes. »
Mardi, 1"aoûl.
A
7 h.
30, Quai Barbot.
De lourds camions automobiles emportent dans la poussière une centaine de capitaines et de lieutenants venus pour suivre les cours. Sur une sorte de champ de manoeuvres, au grand soleil, nous assistons à des lancements de grenades. Spectacle connu; mais le beau bain de lumière! A 10 heures arrive à cheval un commandant de chasseurs à pied directeur du cours. Vous allez assister à l'instruction de la nouvelle — compagnie d'infanterie, telle que le G. Q. G. la conçoit. Je vous demande d'en mettre. Ne vous attardez pas aux billeversées (sic) qu'on pourra vous dire. Il faut transformer vos compagnies. « Quelques-uns d'entre vous iront à la bataille (sic). Il faut qu'ils y aillent connaissant les méthodes nouvelles » (1). Le commandant est peut-être un très bon soldat. Ce n'est pas un heureux orateur. « Quelques-uns de vous iront à la bataille ». Je regarde autour de moi Je crois bien que tout le monde en vient, et que personne
!
(!) Cette harangue, devant
les lieutenants ou capitaines de la guerre, tous ayant gagné leurs galons sur le champ de bataille, la plupart plusieurs fois blessés, était d'un grotesque achevé. J'ai retrouvé plus tard ce commandant. Il faisait bien la conférence (pas ce 1er août 1916), mais il ne donnait pas l'impression d'être allé beaucoup dans la bataille. C'était le cas, malheu— d'un grand nombre brevetés. de reusement, — assez
n'a attendu les conseils du commandant pour se servir de
grenades. L'après-midi, après une théorie, à l'ombre, dans un bois situé en face du cercle, sur le « fusil-mitrailleur », euai de ce fusil au champ de tir. Cette promenade cahotée dans les lourds camions à travers le soleil etla poussière n'est pas une partie de plaisir. Le fusil-mitrailleur est tout simplement une mitrailleuse moins lourde. Elle est aussi moins juste. L'instruction n'est pas au point. Les chargeurs notamment donnent des mécomptes (1). Au retour, on veut se rafraîchir impossible. Défense d'avoir soif avant 18 heures. La promenade publique, le « Jard », est fort belle. De longues allées d'arbres; le canal de la Marne et son eaq. verte et dormante; tout cela est frais et agréable, — surtout par cette canicule.
:
Jeudi, 3 août Nous prenons nos repas au Cercle. Dîné avec nous un capitaine au 5e chasseurs à cheval, ancien Saint-Cyrien
qui a démissionné après cinq à six ans de service. Il est allé faire de l'exploitation agricole en Tunisie. Il songe, avec trois autres colons, à monter une exploitation importante au Maroc. Typed'homme d'action réfléchie, d'intelligence vivante. Il lance une boutade amusante Des antiquités romaines? J'en rencontre à chaque pas. Pour moi, ce sont des pierres fort gênantes, qui ébrêchent mes charrues. Plus tard, quand j'aurai fini de travailler, je m'y intéresserai. C'est un Français — fort affiné au demeurant — qui
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(1) Il a été mis au point depuis.
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parle. Le propos n'en est que plus amusant. La mentalité du Struggle for life n 'est pas un monopole des U. S. A. Nos littérateurs de métier, à l'horizon si borné, nous ont fait bien du tort. Le monde de rastaquouères, de filles et de ratés, de snobs et de dilettantes dans lesquels ils se sont complus, — société sentant la décadence en effet, n'était pas la France. Il s'en faut. Cela se conçoit. Curieuse,lamentalité du littérateur de métier. Il commence par ne rien connaître à ce dont il parle, puis il noircit des volumes. Voyez sur cette guerre. Quels sont les jeunes littérateurs qui s'en emparent pour bâtir romans ou nouvelles? d'autres anonymes , , (heureusement) dont les pages inondent les quotidiens. Qu'ont-ils fait de la campagne? et quelques jours au début, les autres rien du tout.
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M. B. R. B.
M. B.
R. B.
Vendredi, 4 août. Ce matin, départ comme d'ordinaire du quai Barbot, dans le soleil et la poussière, mais à 7 heures. On a expérimenté le bouclier Walter. C'est une sorte de caisse d'acier qui couvre le dos, la tête et les côtes, carapace sous laquelle on s'introduit, et qu'en marchant sur les genoux on peut rouler jusqu'à proximité de l'ennemi sans craindre les balles. Walter est un ingénieur, capitaine de réserve dans un bataillon de chasseurs. C'est un homme d'une trentaine d'années, long, fort maigre, doté d'une grande barbe blonde. Il porte l'uniforme sombre galonné d'argent des chasseurs. Il nous présente son bouclier de façon claire et fort simple. Il est de la réserve? interroge mon colon tunisien. —
Oui! — Parbleu! un homme intelligent! —
A cette expérience assistent le général Gouraud et
une affluence impressionnante de généraux du 9B, du 4e et du 18e corps; le petit général avec ses longues moustaches; toujours en actionetl'œil inquiet; grand, fort, bien découplé, un cou de taureau, une tête grisonnante, solide, le nez busqué aux fortes narines, les longues moustaches tombantes à la Gauloise. J'ai vu enfin J.-B. Dumas, le boucher de Perthes. J'ai vu devant moi l'homme qui a envoyé tant de gens prendre d'assaut des fils de fer barbelés. Quelle espèce d'homme est-ce? Quelque mastodonte vigoureux, comme ? Un trépidant, comme Rien moins. C'est un petit vieillard à cheveux blancs, avec des poches sous les yeux, aux paupières bordées de jambon, à l'allure douce et proprette. Un joueur de dominos de petite ville. Un autre bon vieillard est le brigadier du génie, qui est venu nous présenter ses abris « modèles ». La séance s'est terminée par un discours du général
T.
P.,
.?
H.
-
R.
Gouraud. Je voyais à plein cette admirable figure de soldat, les yeux bleus légèrement voilés par les paupières à la ligne tombant obliquement, le grand nez fermement dessiné, les
lèvres charnues et délicates dans la barbe frisottante blond-
cendrée. La taille svelte, bien prise dans la vareuse kaki, est d'une merveilleuse élégance, pleine de distinction et de majesté. Il parle, appuyé sur sa canne, sans un geste, d'une voix chaude, nette, bien timbrée. Messieurs, je profite de ce que vous êtes ici réunis pour vous dire quelques mots. « Dans nos offensives, notamment en septembre dernier en Champagne, nous avons toujours été arrêtés par les fils de fer barbelés, soit que notre artillerie n'ait pas frappé assez pour les démolir, soit que — placés à contrepente — elle n'ait pu même les atteindre.
-
solution du la Walter donne bouclier Le pronous « blème.(1) Combien avez-vous fait de brèches dans la Somme? — dit 50, mon Général, pour rester auJe ai vous — dessous de la vérité. brèches! Et il y a eu 1 tué et 4 blessés. 50 — Encore l'homme tué l'a-t-il été par un coup de fusil parti de chez nous. C'est un de ces accidents impossibles à éviL'expérience est concluante. vous les a pré« Quant aux abris, le Général sentés tels qu'on les conçoit aujourd'hui. Un mot à ce sujet. Les derniers événements de Maisons-de-Champagne ont montré les faits suivants. Un bataillon a été pris dans les abris, sans combat, alors que quelques compagnies, plus braves, pouvaient s'échapper. « Une contre-attaque s'étant déclenchée immédiatement a repris la position. Mais les Allemands avaient eu le temps d'emmener les prisonniers. Or, l'opération tout entièreavait duré quinze minutes. Il avait donc fallu, cette fois, que les hommes sortent vite. « Il est inadmissible qu'on ne puisse pas sortir quand il s'agit de se défendre, et qu'on le puisse aussi rapidement quand il s'agit de s'en aller prisonnier. « En cas d'attaque, il faut que les officiers s'emploient à faire sortir les hommes des abris. Il est inadmissible, lorsqu'on a un cœur de soldat, que l'onestime à un moment quelconque qu'il n'y a plus rien à faire! « Messieurs, je vous remercie. » Ces dernières paroles furent prononcées d'une voix vibrante. Il lança « quand on a un coeur de soldat », d'un tel ton que je m'en sentis secouéjusqu'auxmoelles. Evidemment, cet homme a une extraordinaire puissance de séduction. On comprend l'empire que certains chefs d'armée ont exercé sur leurs hommes.
ter.
R.
(1) Non. C'était une des solutions que des gens de bonne volonté présentaient alors, et qui, dans la pratique, n' avaient, en général, pas grand succès.
Je suis parti ému plus que je ne saurais dire par les
quelques mots de ce général jeune, admirablement beau, auréolé du prestige éclatant d'une gloire sans tàche, portant les traces visibles de blessures reçues en accomplissant son devoir avec une abnégation unique dans l'histoire militaire. Les fatigues de la campagne étaient oubliées et l'âme prête au sacrifice. L'après-midi, allés au Cirque visiter sommes nous — l'atelier de camouflage. Remarquable. La guerre aura singulièrement développé l'ingéniosité en matière militaire. Voici des arbres creux en tôle d'acier peinte, destinés à remplacer de vrais arbres et qui sont des observatoires. La nuit, on enlève l'arbre vrai auquel sont habitués les Boches, et l'on met l'autre à la place. La tôle d'acier est couverte d'écorce véritable; les raccords sont faits avec un soin minutieux.Impossible de n'être pas trompé. Tout peut se transformer en observatoire; un poteau télégraphique, une borne, etc. Ici on truque. jusqu'aux cadavres. Sur une ligne devant laquelle gisent des cadavres, on en enlève un que l'on remplace par un faux cadavre, lugubrement bien copié, et dont la tête renferme un observatoire. Le cadavre pris comme modèle est significatif. C'est naturellement un cadavre de fantassin. La capote porte au dos le placard de toile blanche des vagues d'assaut de septembre 1915, en Champagne. Les Allemands pratiquent également le camouflage. Des photographies nous montrent comment fut repérée la pièce qui tira sur Châlons. Dans une clairière, en arrière de on avait vu commencer des travaux. Puis la clairière subitement se peupla de pins avec une rapidité
X.,
inusitée.
Pas de doute. La pièce monstre put juste tirer trois coups; deux un samedi soir, le troisième le lundi. Elle fut démolieaussitôt. Ce repérage se fait par photographie d'avions.
Nous nous rendons au laboratoire où sont centralisées les photographies pour l'armée du Centre. Le sergent qui lieutenant l'absence du clichés les présente est un nous en homme d'une quarantaine d'années, photographe de profession sans nul doute et qui paraît connaître remarquablement son affaire. Il nous montre des photos de la bute de Tahure, de la Main de Massiges, etc. Ces dernières, par la connaissance que nous avons des lieux, nous intéressent particulièrement. Incomparable ce procédé pour connaître les lignes ennemies. A voir avec quelle netteté on identifie les moindres accidents des nôtres, on comprend la sûreté des renseignements que ces photos peuvent donner sur le voisin. Tout s'y distingue. jusqu'aux feuillées. Ce soir,ausoleil couchant, petit tour des églises. Notre-Dame est un fort beau monument. L'église primitive doit dater de la fin du XI", commencement du XIIe; il en reste quatre tours, deux flanquant le portail ouest. deux autres l'abside. Elles sont à trois étages de baies en plein cintre, et à plan carré. Fort belles constructions. Les deux de l'abside ont été beaucoup moins restaurées que les autres. Entre les pierres grises ou jaunies ont poussé des mousses, des herbes où nichent des pigeons. Le vaisseau a été reconstruitaumilieu du XIIIe siècle sur croisée d' ogive, sans doute parce que le berceau en pleincintre roman devait menacer ruine, et aussi pour mettre à la mode l'église et lui donner de la clarté. Il est fort beau. Plus de 30 mètres sous voûte. Une tribune; au-dessus un triforium; au-dessus une verrière. Les chapiteauxdespiliers ont gardé le caractère roman ornementation géométrique,animauxfantastiques. D'ailleurs, l'église, en général, a gardé le caractère roman. Les pieds droits du portail central sont couronnés de chapiteaux ornés d'oiseaux étranges, de lions à tête humaine; les lignes de l'édifice sont soulignées par des garnitures de modillons carrés, épanelés à la partie infé-
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rieure. Tout cela donne à l'ensemble un cachet roman très marqué. Toutes les époques ont travaillé à cette cathédrale. Le XIVe siècle a construit la branche Nord du transept et la rosace. Le portail N. doit être postérieur. Il devait être bien délicatement sculpté. Mais les brutes (sans doute les jacobins (1) châlonnais) ont martelé soigneusement les statuettes de l'archivolte, le groupe du galbe, le relief du tympan et les pieds droits. Au XVe siècle, — dans la seconde moitié sans doute, les baies avaient été garnies de vitraux dont il reste quelques-uns au bas-côté Sud. A la fin du XVIIe ou au début du XVIIIe, au narthex du XIVe ou du XVe a été substituée une façade de style jésuite. Cette façade est de belles proportions, s'accordant parfaitement, d'ailleurs, avec celles du monument. Néanmoins elle fait quelque peu disparate. Des statues ornaient ici encore le portail. Un bas-relief fort délicatement sculpté, si l'on en juge par l'arbre qui subsiste à gauche et la Jérusalem que l'on distingue à droite, occupait le tympan. Tout cela a été détruit par des brutes en délire. Affirmation des éternels principes (2) à coups de marteau. Le soleil couchant caresse de lumière rose les arcsboutants, les contreforts aux pinacles frisés de copeaux de pierre, la vaste rosace mystérieuse et grêle. Huit siècles de foi laborieuse se dressent vivants dans la pierre amoureusement ouvragée, sous la lumière calme du soir, qu'à kilomètres les anthropoïdes macependant trente — chinent leurs engins de ruine. Matinée radieuse. La rue d'Orfeuil est ombreuse, d'une ombre lumineuse. Sonnerie du clairon et roulement du tam-
-
(1) Ou des protestants au XVIe s. La lutte éternelle de Caliban et d'Ariel. Ariel modèle délicatement quelques célestes figures. Caliban, avec sa massue, vient les mettre en poudre. (2) Ou de la nécessité de ne garder que deux sacrements au lieu de sept.
bour. Les petits, classe 16 du 17e, défilent. Ils ont fort bonne allure, et leurs officiers — dont la plupart doivent être réservistes — n'ont pas l'air trop pékins. La nation est adaptée. La guerre peut durer le temps que l'on voudra. A 11 h. 30, fugue à Paris. Là, la guerre peut durer cent ans. Au « Bœuf à la le maître d'hôtel me dit mode « On a refusé du monde à midi »
:
» !
Dimanche, 6 août.
Retour à Châlons pour
11
h.
La rue de Marne est —
plus poussiéreuse que jamais. J'ai pris congé de mes aimables hôtes, et à 15 h. j'ai pris le train pour Sainte-Menehould. A 20 h. arrivée à Valmy. Personne ne m'attend. Heureusement l'ordonnance du capitaine Dupont est venu avec une carriole.
Lundi,7août. Départ au matin, 7 h., pour les tranchées. ** et moi nous gagnons à cheval Araja, la route de Berzieux, avec son double rideau de brandilles de pins et Ville-sur-Tourbe. Le secteur est bombardé par des minen, dont certains sont de taille respectable, et des 210. Nos155 à tir rapide (1), qui peuvent répondre victorieusement aux 210, ne seront au front, en nombre suffisant, que dans six mois (2). A ce moment les Boches auront trouvé un 305 à tir rapide auquel nous ne pourrons répondre qu'un an plus tard. Reçu une lettre de Mlle L. C. Son oncle a recueilli
(1)Le155Filloux.. (2) Nous sommes en août 1916; nous avons deux ans de guerre juste.
une dame infirmière de la Croix-Rouge, à Douai, et qui a été internée à Stuttgart. Elle déclare que la famine e3t de plus en plus pressante en Allemagne. Après l'offensive énergique sur tous les fronts, le colosse va peut-être vaciller. Ce serait le moment pour les Roumains de marcher.
Mardi, 8 août.
:
Lu un art. de Hanotaux dans le Revue Hebd. du 22 juillet « Théorie de la bataille des frontières. » « La bataille que j'ai nommée, le premier, la bataille des frontières. » Ainsi commence l'article. L'auteur analyse les doctrines en cours des deux côtés. Il nous dit, par ex. : « Il (de Moltke) ne prévit pas la reprise de la guerre de position par suite du perfectionnement de l' artillerie. » (1) Ce n'est pas le perfectionnement de l'artillerie qui est la cause première de la guerre de position, telle que nous
la faisons en ce moment. La cause première est la continuité des fronts. Quelles sont les causes de cette continuité des fronts ? Tout d'abord l'énormité des effectifs en présence; ensuite, la découverte de la mitrailleuse, instrument qui débite de 300 à 600 balles à la minute, et qui a permis généralisation comme moyen de défense du fil de fer barbelé pour protéger le dit front continu. En 1885, date des derniers travaux de Moltke, — mitrailleuse n'existait pas. cités par Hanotaux, cette — Par suite, 08 ne pensait pas au fil de fer barbelé, qui restera le roi de cette guerre. Voilà la grande raison de la supériorité actuelle de la
la
(1) Le Maréchal Pétain estime au contraire que < c'est l'insuffisanced'artillerie dans les deux partis qui les a maintenus rivés au sol, face à face, pendant quatre ans :). (Préface à l'Infanterie du Général de Fonclare.)
défensive sur l'offensive, et par suite de la guerre de position. Que les perfectionnements de l'artillerie y aident. ce n'est pas douteux; mais la cause première est là. Seulement, pour le savoir, il faut avoir fait quelques petits séjours dans la tranchée. Moukden et Tchataldja auraient dû attirer l'attention de nos grands chefs sur cette royauté possible de la mitrailleuse et du fil de fer barbelé. Nos ratiocineurs à perte de vue de 1Ecole de Guerre n'avaient oublié que ces petits détails. « Il ne faut pas laisser aux Allemands le temps de se ranger en bataille », proclame le colonel de Grandmaison dans une conférence citée par Hanotaux. « Dans l'offensive, l'imprudence est la meilleure des sûretés. » En avant en avant (1) C'est ce que nous avons fait à Ethe, le 22 août 1914, et en même temps que nous, le 3e corps et leA troupes d'Afrique à Charleroi. Résultat? Nous nous sommes cassé le nez. sur des fils de fer barbelés derrière lesquels fauchaient des mitrailleuses. Les 150 ne sont venus que pour nous achever. Ce que l'on voit de plus clair, c'est combien, à l'Ecole de Guerre, on s'était enfermé dans l'étude littérale de Napoléon et des Allemands, que l'on croyait s'être inspirés du grand empereur. Or, il faut bien se pénétrer de cette vérité, que nous sommes aussi éloignés, au point de vue matériel (armement, moyens de communication, liaisons, etc.) de l'époque napoléonienne, que celle-ci l'était de l'époque romaine. Je dirais même que la distante est plus considérable. De l'étude des campagnes napoléoniennes, Clausewitz pouvait tirer cette directive « Prédominance de plus en plus forte du facteur humain. » L'expérience de la guerre d'aujourd'hui nous amène à une formule exactement contraire. « Prédominance de plus en plus forte du facteur matériel. »
!
!
:
:
(1) Napoléon a dît
« Malheur au général qui vient sur le champ de bataille avec un système. »
A cette heure, où
les anthropoïdes d'en face secouent la cagna avec des minen qui vous envoient100 kg. d'explosif, je puis garantir à M. Hanotaux que s'ilsavaient les moyens d'en envoyer seulement pendant quarante-huit heures et en rafales serrées, il n'y a pas de troupes qui pourraient tenir. Il faudrait que les rares survivants s'il s'en trouvait abandonnassent le secteur (J). — Cette musique prolongée des éclats, qui suit l'écrasement formidable du projectile serait très instructive pour
-
:
l'historien de la guerre. Les lignes qui suivent « La thèse de l' offensive à tout prix, convenait au caractère français », sont d'una belle sottise.- Se jeter sur ces fils de fer barbelés balayés par des balles de mitrailleuses convient au caractère français? M. Hanotaux y voit « une doctrine de force et de Il n'y a là aucune force ni aucune jeunesse, jeunesse mais seulement de l'ignorance présomptueuse. D'ailleurs nos grands chefs n'étaient pas des jeunes gens. La seule doctrine de force et de jeunesse est celle qui part de la compréhension des moyens et s'y adapte. Que ce soit Foch (2), que ce soit Bonnal, ou Grand-
»!
(1) Et nunc erudimini. (2) Voici quelques passages des Principes de la Guerre, Conférences faites par Foch à l'Ecole de Guerre en 1900 et publiées en avril 1903 (citées par Norton Cru, op cil., p. 76). « Les lauriers de la victoire flottent à la pointe des baïonnettes ennemies. Cest là qu'il faut aller les prendre, les conquérir par une lutte corps à corps si on les veut. Se ruer, mais se ruer en nombre et en masse. Se jeter dans les rangs de l'adversaire et trancher la discussion à l'arme froide. Marcher vite, précédé la grêle de balles. Une infanterie sur deux rangs fournit la puissance des feux et la facilité de la marche. Lançant pour finir. des compagnies en ordre serré (ligne ou colonne) pleinement commandées. Partout la charge est battue et sonnée. Que les escadrons de l'attaque courent audevant des réserves ennemies, qu'ils les chargent sans compter, de front, de flanc, ou à revers, il importe peu. » !! » Lancer « ses compagnies « Se ruer en nombre et en masse Même contre les archers anglais de Crécy, en ordreserré
de
r
1r
!
maison que cite Hanotaux, on a l'impression d'être en présence de purs théoriciens. Ce n'est pas dans un « amphi » que ces questions se traitent, mais sur le terrain, dans la tranchée. Il ne s'agit pas de dissertations, mais d'expériences pratiques. Dans l'armée comme dans bien d'autres services, tout allait au rebours du bon sens. On n'avait que Napoléon à la bouche. Mais ses préceptes les plus essentiels, on se gardait bien de les suivre. Napoléon avait dit « La tactique fonction de l'armement. » C'est le bon sens même. Ses pâles disciples du début du xxe s. agissaient juste suivant l'esprit contraire. Le général Langlois voyait l'avenir « dans la création d'une artillerie légère à tir rapide, fusant et à bouclier
:
st
»
(1)\
C'est le 75. On conçoit une tactique, on y adapte l' armement, sans se demander si l'adversaire ne trouvera point, comme il est arrivé, — un armement plus puissant qui, se moquant de la tactique merveilleuse et de son instru-
-
:
ment. les écraseront comme verre. Napoléon avait dit « Faites-vous faire un costume et assortissez-y otre cravate. » Langlois, qui se croyait disciple de l'Empereur, choisit la cravate et y assortit — le costume, semblable en cela aux jolies femmes qui — le commandent une robe pour pouvoir mettre un chapeau. 18 h. Les minen frappent comme d'énormes coups — de marteau. Un éclat brûlant tombe à l'entrée de la cagna. en démolissant un piquet. Il est tout vert. Qu'est-ce qu'ils peuvent mettre dedans? 20 h. 30. — La lune s'élève dans le ciel comme un disque d'or au-dessus des ruines de Ville-sur-Tourbe.
:eût
été se vouer au massacre inutile. Norton Cru note très ustement que la guerre que décrivent ces lignes c évoque les ableaux despeintres de bataille, lesromans de Paul Adam. » (1) L'Artillerie de campagne en liaison avec les autres armes, id. 1908. t. I, pp. 2, 3 et 79. Cité p. 457.
Voici le clocher, haute masse de pierres ébréchées par les obus, toute rose aux dernières lueurs du couchant. Nous allons, R. des Isles et moi, jusqu' au Verger par la route de Servon. C'est là, sans doute, qu'à cette heure, les amoureux de Ville-sur-Tourbe venaient deviser naguère. Maintenant, les maisons dont certaines étaient bien construites (comme celle du notaire où est le colonel), et montraient de l'aisance, ne sont plus que des amas de ruines. Des murs croulants, des fenêtres sans vitres, comme des yeux vides, voilà ce qui reste de la petite ville. Ainsi l'ont voulu les anthropoïdes, désireux de prouver au monde la supériorité de leur sciencebalistique.
Mercredi, 9 août.
50. — Comme une masse d'argent en fusion, le soleil se lève au-dessus du Bois-de-Ville. La plaine sem5 h.
ble une mer de brume. Au-dessus des longues bandes de poussière d'argent émergent les bouquets d'arbres, et dans le bas-fond, au midi, les ruines de Ville-sur-Tourbe. On distingue dans l'ombre violette les pans de murs troués, abattus. Au-dessus, le clocher, mutilé, aveugle, semblable à un cadavre dont il ne resterait que le tronc. Et de tous ces moignons de pierre, la face tournée vers le levant brille de lumière rose, étincelle sur le rideau de verdure que la douce brume argentée voile de gaze légère. Les hommes sortent prendre le jus. J'entends Pelachon invectiver un créole. Du rhum? Va Martinique la si tu veux du rhum! à — Derrière le rideau de pins étêtés par les obus, s'éveillent les maisons aux toits bleus, aux pignons roses. et aussi les coups de fusil, qui claquent vers les petits postes.
Vendredi, 11 août. Cielgris. Marc Villers, dans la « Revue Hebdomadaire » du 29 juillet 1915, dit « Napoléon avait émis les principes de stratégie au fur et à mesure que les circonstances l'y avaient amené, et sans qu'il ait songé, faute de temps sans doute, à les réunir et à en faire un règlement. » « Faute de temps? » Non! Mais parce que cela ne l'intéressait pas, plus que Rubens de composer un pas — traité sur la peinture.
:
Mardi, 15 août.
Pour notre fête, nous montons ce soir en tranchée. Je suis encore exténué. Les hommes aussi. On tire sur la
corde. Nous allons à Maisons-de-Champagne. Joli coin! Maisons-de-Champagne
Mercredi, 16 août.
A midi 30, départ pour la reconnaissance du nouveau
secteur. Nous suivons la rcvte de Minaucourt. Bien démoli, Minaucourt. A la hauteur de la route de Massives nous tournons à gauche vers la ferme Beauséjour. Nous où un coureur nous attend. nous arrêtons à l'Oasis Nous nous engageons dans le boyau de Rouvroy. Interminable, ce boyau. Il fait un soleil de plomb. Temps lourd. Ciel bleu, mais qui sentl'orage. Nous tournons comme des chevaux de moulin sur les caillebotis. — Cela -:. vous donne pas le mal de mer? me demande Luianc (1).
(!!)
(1) Capitaine de carrière. Charmant homme.
Enfin! Nous voici dans un ravin où sont logées les roulantes !
Nous ne sommes pas à moitié chemin! déclare le —
coureur. Merci, Messieurs! Reprenons le boyau. Sur les planches, des étoiles brunes (1). Par instant il y a eu une flaque, et la paroi blanche est éclaboussée hier quelques accidents. Nous arrivons au P. C. du Commandant. Abri sérieux. Au moins à 5 m. sous terre. Le commandant est un homme de 50 à 55 ans, râblé, chevelure blanche en brosse descendant bas sur le front, forte moustache grise. Sa physionomie a une expression saisissante de calme et de réflexion. Il vient de l'infanterie coloniale dont il porte encore les ancres au collet. Il reçoit en ce moment une communication téléphonià 15 h., tir de concentration sur le point 829. que On écoute. Il est 15 h. Au bout d'un moment, on entend en effet les coups sourds. cela, le tir de concentration? C'est — Oui, affirme tranquillement le Commandant; mais — vous allez voir la réponse. A peine a-t-il terminé la phrase, détonation formidable à l'entrée même de l'abri. La lampe s'éteint. Nous sommes assourdis. On rallume. Les détonations se succèdent, ébranlant chaque fois l'abri. Evidemment, eux, ils n'ont pas que 4 minen à lancer. Une demi-heure. Cela paraît se calmer. Je sors avec M.D. (2) et un agent de liaison pour gagner le P.C. du Cap. que je remplace. Les minen, les obus se remettent à tomber.
:
:
(1) Du sang. (2) Mon nouveau lieutenant.
Le boyau est comblé. Le guide presse l'allure.Nou* suivons. Tout-à-coup, éclatement effrayant sur la gauche. Je me sens projeté (1).
Je me suis senti, dans le quart de seconde où la connaissance
m'est restée, comme traversé de partout, tête, membres, poitrine, transpercés par mille jets de gaz, devenus comme impalpables, volatilisés; et, toutefois, mon corps était lancé à cinq ou six mètres et plaqué violemment sur le sol. Je m'évanouis. Quand je revins à moi, je me trouvais dans une infirmerie. On m'y avait porté après m'avoir cru mort, car j'avais la tête ensanglantée. On m'évacua plus tard à l'Hôpital de Châlons. C'est ainsi que celui qui écritces lignes fut, pour un temps, chassé de la bataille par les tout-puissants minen. Il y retourna le 15 octobre suivant. < Ils grognaient, mais ils marchaient toujours. »
ACHEVÉ D'IMPRIMER SUR LES PRESSES DE E. RAMLOT ETC 52, AVENUE DU MAINE LE 20 MAI 1935
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1 1
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Bourgeoises. Riches. Pauvres. 1 Parisienne. Enchères.
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1
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Le Rideau Elle et Lui à Le Mariage
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VAUTEL (Clément) et ESCHOLIER (Raymond)
SABATIER (Pierre)
La Révoltée La Comédie du Le Chemin de
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2
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