^ -^
;.v.
r^'%^-
^L"
^m^-^: *,tiÂť
?*^^ ^^>!^^^"
-*«fe;
'.•^v^1.•>«lfcv..ïi.i^;Ir^'
jSîrs* Cîitlt^ritre K^utttick ^^nmïitsxn^ nnit ctpjilteii ta titis
purposs h»
ij^r
husbîtK^,
©r. Aitxnntt^v linmiitctn iH.A- (Car.), in m^vxixxn ni thtix anl§
sou
^lexanber Cblum i|amilton, B.A. 'axhix itïîis
(Cor,),
Xrttiitvtx în S\vtnt'ix in
in
lïis
Hnîitsrsit:!
thirt^-îaurtit îî^ar.
Digitized by the Internet Archive in
2010 with funding from University of
Ottawa
littp://www.archive.org/details/croireliistoireduOOfrib
CROIRE
Tout
droits
de traduction, de reproduction
us pays.
Ctpyright. hy T^ayoi
&
Clc.
et
d'adaptation
SIa-
ANDRÉ FRIBOURG
CROIRE HISTOIRE D'UN SOLDAT
FRONTISPICE DE PAUL-EMILE COLIN
5&^
PAYOT ET 106.
C^^
PARIS
BOULEVARD SAINT-GERMAIN, Î918
106
10-
Si(
COMPAGNIE DU RÉGIMENT D'INFANTERIE
A LA 106">=
Ire
Pu
un R45ÙJ )^ iS
AVANT-PROPOS Ce
livre,
né des hasards de
la guerre et de la paix,
forme cependant une œuvre une. Le hasard le
est
parfois
meilleur des metteurs en scène, car on ne peut lutter
de naturel avec leur
le
prélude
psychologique de 1914, ou bois,
les
ou
»
lui. Il et les :
En
a pris soin de fournir à l'au' quatre parties
191 1, ou Le
réveil,
V enthousiasme, — La
souffrance,
—
—
Le
Flandres, ou L'attente,
La
La
«
roman
— Le
départ
de ce
guerre
dans
guerre dans les
retour,
La
ou
vie
reconquise.
En plein coup d'A gadir, l'auteur de cette
histoire fut
convoqué à la caserne Chanzy, à Châlons- sur -Marne,
pour y accomplir une période-d' exercices. Le
i^r et le
6^ Corps, devaient, cette année-là, donner la représentation des grandes manœuvres.
A
la fin d'août,
la situation ijtternationale devint si grave, la et
l'Allemagne parurent
en
lutte,
que
les
si bien
sur
France
le
point d'entrer
manœuvres de corps
d'arrnée furent
CROIRE
8 supprimées
sous
un
de
prétexte
transformées en manœuvres de
envoya
les
ans plus
La
et
qu'on
régiments de la 12® division jouer à la
mêmes où
guerre dans les lieux trois
fièvre aphteuse,
division,
ils allaient se battre
tard.
tentation était grande
pour un amateur
toire de noter ce qu'il voyait et entendait
d'his-
au régiment,
en 1911. C'était l'époque où V antimilitarisme fleu-
Chacun
rissait.
armé
s'accordait à dire qu'en cas de conflit
les socialistes
ne
vernement préparait
«
le
marcheraient
»
pas.
Le gou-
fameux Carnet B, index de
tous les militants dangereux, qu'il n'eut pas à consulter lors de la mobilisation.
Beaucoup d'hommes,
à leur arrivée à la caserne, faisaient nettement profession de pacifisme, et affirmaient sans crainte, sans
honte
:
«
Plutôt que de nous battre, nous déserterions
Mais heureusement l'Allemagne on
dit
;
elle
poussa
«
charria)),
!
»
comme
si loin l'impertinence et fit tant
de bruit avec son grand sabre que tous
les révoltés
du
106® devinrent rapidement d'excellents soldats. L'auteur vit cette transformation miraculeuse, prélude de la
grande surprise d'août 1914, s'opérer en quelques
semaines
;
il
parut notable,
sur-le-champ,
tout
ce qui lui
et ces observations, écrites
pendant des
nota,
manœuvres du temps de paix, au cantonnement, sur des tables d'auberges de Lorraine, forment aujour-
d'hui
le
Prélude de son ceuvre.
AVANT-PROPOS
Quand Ce
9
la guerre éclata, il partit dès le
4 août.
fut l'heure des enthousiasmes sublimes,
à peine des déchirements,
souffrait
oîi la
où
l'on
douleur
et
angoisses du départ fondaient dans une splendeur
les
morale
dans un immense espoir. Chacun fut
et
au-dessus de lui-même
et
élevé
une parcelle de
se sentit
l'âme unique de la nation. L'historien quitta ses livres, rejoignit
ses
son 106^, reprit sa place de simple
son sac, son
soldat,
premier
retrouva
fusil, ses cartouches, et
camarades de 191 1. Ainsi
pour
se déroula
lui le
acte.
Attente, retraite, premiers abattements, angoisses,
minutes brèves de désespoir
sursauts d'espérances
et
tenaces, batailles, souffrances terribles
dans
des Hauts-de-Meuse,
bouleversement de
du cœur,
—
et
blessure
et
les bois
l'esprit,
et
voilà le second acte, cruel
bref encore que plein d'événements.
Hôpital, dépôt, départ pour
mois passés dans une région période de guerre morne,
commencée en août, se grave.
Un
autre
les
désolée,
oit
Flandres, longs
en pleine attente
décisive en octobre, s'achève et
homme
est
né au moral
;
un homme
nouveau apparaît peu à peu au physique par nuation de la
;
l'évolution de l'individu
vie, suite
des coups reçus,
—
l'atté-
et c'est le
troisième acte.
Le quatrième enfin forme
:
l'être
figure
le
débordant de force
retour après la réei
de
vie, qui, seize
CROIRE
10
plein d* enthousiasme
mois plus
tôt,
quittait sa
maison, ses amis, son
A
tement.
vrai dire
autre qui paraît. il
n'est plus
il
Ame
et
de joie grave,
travail, revient len-
lui-même
et c'est
ne peut détacher son esprit de ceux qu'il a
au
non plus que de
front
nir l'investit
aussi.
ses
amis morts
commande sa
et
changé
Il a
;
mais
les
Leur évolution
;
laissés
leur souve-
vie présente.
autres
s'est faite
hommes à
et les
l'arrière,
choses
pendant
de longs mois, dans une atmosphère différente,
ne
les
un
nouvelle dans un corps ruiné,
et il
reconnaît plus. Enfin sa blessure a atténué ou
détruit sa vue, son goût, son odorat, et des rapports
nouveaux
s'établissent entre le
monde
extérieur et lui.
Il coule d'abord des heures douloureuses, épuisé, isolé, replié et
sur
soi, se
de l'homme qu'il a
ments de son cœur,
été.
sentant différent des Insociable,
il
autres
revise les juge-
s'écarte de plusieurs êtres qu'il
aimait, parce que l'absence triomphant de l'habitude
permet à l'individu renouvelé d'entendre au retour ce qu'il
ne voyait, ni n'entendait plus au départ.
Puis, peu à peu, une réadaptation progressive s'opère
vue
;
:
l'ouïe s'essaye
des morts
et
des vivants restés
replonge dans la vie il
à combler la lacune de la
aux souvenirs
afin d'échapper
;
au
une fureur
cruels,
à l'appel
front, le blessé se
d'activité l'anime
veut entreprendre à la fois toutes les tâches qui
paraissent nécessaires, car
il
;
Un
estime qu'en ces jours
AVANT-PROPOS de vivre impose des devoirs
le 'privilège
un peu comme un du feu de
II
prêtre des tués,
;
comme
sent
il se
gardien
le
leur souvenir et le mainteneur de leurs
droits.
Lentement s'achève en
Au lieu
lui l'ultime
métamorphose.
de rester isolé, loin des hommes,
au sein de
la foule
il
nettement des mille liens qui l'attachent à de sa voie, ayant appris à espérer dre
et
Et,
à croire, paisible,
il
faut croire
dans
ont cru les
le
sens
à souffrir, à atten-
trace son sillon quotidien.
a pu dire
:
le titre
«
le
ne
sait
Toute
ait
la
pas croire
plus large du terme
martyrs de toutes
premier critique qui
dans
et
sûr
elle et,
dès lors, ce sentiment va dominer sa vie qu'on
n' aboutit à rien lorsqu'on
me
se retrempe
anonyme, prend conscience plus
les
rendu compte de
causes ces
;
qu'il
«
com-
»,
et le
pages (i)
beauté de cette existence c'est
de ce livre qu'il la faut trouver.
Croire en soi, à l'efficacité de son
Croire
effort, croire
!
au
noble destin des ^hommes de bonne volonté, croire de toutes ses forces en l'esprit qui ne
meurt pas.
(1) Jean de Pierrefeu, L'Opinion, 8 décembre 1917,
»
PRÉLUDE
PRÉLUDE AUX MANŒUVRES D'ARGONNE PENDANT LE COUP D'AGADIR LES RÉSERVISTES Septembre 1911. Ils
sont de tous les types, de toutes les classes
Tassemblage
est divers à souhait
tuteurs, paysans,
«
intellectuels
»,
:
;
ouvriers, insti-
gens des
villes,
de la Ville et des champs, rien n'y manque. Un paysan champenois, rusé, joyeux et prudent com-
pagnon,
rit,
ments que
s'amuse mais ne dit rien des senti-
lui inspire
son séjour à la caserne
;
— un
cordonnier de village, fervent braconnier, vante ses
coups de
fusils, ses
coups d'épervier,
et
songe mé-
lancoliquement aux nuits claires qu'il eût passées à l'affût immobile, le souffle bref, attentif aux oreilles noires
d'un lièvre dressées au-dessus de l'herbe
l6
CROIRE
noire
d'Af
— un marchand ambulant, retour des
;
m'explique des
»,
«
maquignes
comme nous nous sommes ment,
«
le
;
il
me
permet d'admirer
couvrent, et
avec riste
dans
;
;
il
est
tatouages qui
les
évidemment peu
l'infanterie, déconcerte
de son
la vie militaire «
état
»
rengagera
;
;
exactement son
les
—
;
dragon versé
on sent
qu'il est
l'instituteur qui est sergent fait
armurier de Reims, gai
:
Un
heureux
mauvaises langues affirment
service,
Ville, les Parisiens,
milita-
par son entrain, son
«
mais ne
mot
dit
débrouillard
goût sinon par conviction, tandis que
thousiasme
révéler
conte ses démêlés tragi-comiques
— un ouvrier brasseur, ancien
goût de
qu'il
me
gradés
les
me
usait à
il
et
»
;
Foum-Tataouine pour être évacué sur l'hôpital du Belvédère de
dont
reconnu
bat'
accrochés » instantané-
pense qu'il doit„ en ami sincère,
il
les trucs
Tunis
«
«
infaillibles
»
»,
— un
;
marche par
les
gens de la
arrivent sans le moindre en-
commis-voyageur voit trop nette-
ment la perte matérielle que lui cause sa « période » un vendeur de grand magasin de nouveautés songe aux centaines de francs de « guelte » que lui eussent valus les grandes journées de soldes un « bistro » de Montmartre « râle » au souvenir du zinc enfin les « mécanos », conducteurs d'autos, monte'sjn ;
;
;
ajusteurs, ne dissimulent pas leur agacement, leur
dédain du métier qu'on leur
fait faire.
A
chaque
PRELUDE
17
ennui ce sont des protestations bruyantes
«
:
Ah
Ils
!
à ne me reverront pas Jamais Jamais — Je — une déclaration de domicile Londres J'en — La vie de caserne ne vaut rien plein dos !
file
!
!
faire
ai
!
!»
le...
pour ces hommes ,
;
il
est
temps que
la vie
de cam-
pagne commence.
LE DÉPART 3 heures du matin.
L'immense cour de
la caserne est pleine
du bruit
sourd des compagnies invisibles qui prennent leurs
On
formations dans la nuit.
gne
;
on repose sur
amies
les
se rassemble ;
;
on
s'ali-
tout se passe automa-
tiquement, sans heurt, sans à-coup, malgré l'ombre épaisse
;
quelques jours ont suffi pour rendre aux
réservistes leurs habitudes la
de
1' «
active
»
;
j'admire
rapidité de cette réaccoutumance. — Un coup de
sifflet
du chef
;
second coup de quatre
!...
le
régiment est au garde-à-vous
sifflet
Marche
1... »
«
:
Par
et,
la
dans l'ordre
fixé,
un
du même
pas lourd et rytauié, nous franchissons la et
;
gauche en avant par
grille,
martelons la route obscure.
LES MARCHES DE CONCENTRATION Premier jour.
Nous marchons sans
parler.
La
nouvelle tenue,
le
CROIRE
l8
nouveau sac nous gênent un peu (i) mais surtout une appréhension confuse pèse sur nous. Ce départ dans ;
la nuit, le silence
de notre marche,
vague inquiétude qui
flotte
je
dans
ne
sais quelle
cette idée
l'air,
imprécise chez la plupart que les choses se passeraient de la sorte
si « c'était
rend graves, presque
pour de bon
tristes.
Au
»,
tout nous
fond du cœur, nous
souhaitons l'aurore. Elle apparaît.
La colonne cependant ne s'anime
marche automatique
monotone continue les bornes kilométriques défilent au bord de la route trop droite le soleil monte dans le ciel et la chaleur ruisselante tombe sur nos épaules comme du plomb Uquide personne ne chante tous, nous
guère
la
;
et
;
;
;
;
attendons,
angoissés,
l'assaut
ennemi, l'étouffement sous
Un homme de tomber
;
le talus
serrées
;
pied.
(I) tinp
Je le
En
feu
le
soleil.
un caporal est debout, près de Nous passons sans un mot.
191
î,
;
il
est cou-
brûlé de la route, très pâle, les dents
on expérimenta sur
souviens d'une attaque
lui,
l'arme
lOô*^ régiment d'infanterie
le
tenue nouvelle, de couleur réséda,
me
du
irrésistible
d'une des compagnies de tête vient
nous arrivons à sa hauteur
ché sur
au
de cet
et
comportant
le
mehée au cours des manoeuvres par
2® t>ataillon que nous ne parvînmes à voir que lorsqu'il fut sur
nous. L'expérience réussit parfaitement talons rouges et notre képi.
>
casque.
;
aussi
laissa-t-on nos
pan-
.
j
PRÉLUDE Le sac me semble plus lourd
me
scie
Tépaule
;
je vois la
19 ;
la bretelle
du
fusil
sueur tomber goutte à
goutte de mes tempes dans la poussière du chemin
;
nous avançons dans un nuage de poudre blonde et blanche
;
nos barbes sont blanches ou grises
traits sont tirés
;
nous paraissons
;
nos
de trente
vieillis
ans.
Les défaillances se multiplient. Maintenant, par groupe de deux, de trois que sont étendus
passage
;
;
une odeur d'éther nous frappe au
les infirmiers
bidon d'eau fraîche à
vont de l'un à
l'autre, le
la main...
Second
Presque tous
les
place dans le rang. et plus gai
Au jour,
;
;
parmi
;
Le régiment paraît plus
la terrible épreuve
hommes
pas
les
les
les faisceaux,
jour.
malades d'hier ont repris leur alerte
de la veille l'a trempé.
nous passons devant Valmy
halte
c'est
malheureux
les
sont indifférents
et ;
nous faisons
ils
ne savent
centaines d'individus assis derrière
qui donc se souvient que, sur cette
une ère nouvelle s'est ouverte dans du monde ? Vers 7 heures, on commence à chanter. Peu à peu toutes les voix se mettent de la partie. C'est bon terre qu'il foule,
l'histoire
signe.
Les
vieilles
chansons des grenaditrs de Louis
XIV ou des gardes-françaises se mêlent
au
a
dernier
CROIRE
20 succès
du jour
».
La chaleur
est toujours aussi forte
mais voici qu'apparaît la gaieté
et le sac aussi lourd,
française.
Nous sommes que
le
or, les
habillés et casqués de bleu, tandis
bataillon qui nous précède Test de
pauvres
chaleur
;
ils
«
résédas
»
«
réséda
tombent... par grappes et les
«
s'étonner, de nre, puis de chanter cette
bleus
La
Un ment
coch...,
sont des coch...,
faridondaine, la faridondon...
second Rouget de
l'Isle
affirme vigoureuse-
ne marchent qu'à reculons,
La
faridondon, la faridondaine.
troisième déclare Il
faut les
La II
f...
:
dans
les fourgons,
faridondon, la faridondaine,
faut les
La
Le
:
:
Ils
Un
de
»
faridondon, la faridondaine,
Les résédas
La
;
mauvaise
strophe qu'ils improvisent sans fatigue cérébrale Les résédas sont des
»
sont très éprouvés par la
f...
dans
les
fourgons,
faridondaine, la faridondon...
bataillon tout entier reprend en chœur, et je
songe à la docte et inutDe commission qui se réunit voici quelques
mois au ministère de
la guerre
pour
doter notre armée de chansons pudiques et saines.
PRÉLUDE Hélas
que diraient
!
l'éclosion soudaine
ses
21
membres
de cette
s'ils
assistaient à
triviale littérature, à
son sucées prodigieux, tandis que, contre toute justice, leurs lentes élucubrations, revues, corrigées,
amendées n'ont jamais connu
le
feu de la route
?
Troisième jour.
On nous
a prévenus que l'étape serait rude.
quittons les Islettes à 2 heures
m.ont-en-Argonne fort
;
le
;
jour se lève
Nous
nous passons Cler;
le soleil
tape plus
que jamais. Quand nous traversons Aubreville,
au pas cadencé,
j'ai la
sensation nette que les der-
niers rangs de la compagnie vont se détacher nous montons une côte très raide, moi-même je sens que mes jambes me trahissent. Brusquement éclate la ;
charge
:
La La
Jamais
monteras-tu monteras-tu
je n'aurais
et décisive
;
les
je crois sentir
ma
la
le
là-haut
?
imaginé une action aussi rapide
rangs se serrent instantanément
une main empoigner
capote et m'attirer à
vance,
côte,
la côte...
le
;
devant de
elle irrésistiblement
;
j'a-
corps penché, aspiré par la sonnerie des
clairons... Il est
midi.
De Malancourt
à Septsarges où nous
cantonnerons, la route grimpe, sans un arbre. Les
22
CROIRE
hommes a dû
étaient
les forcer
si
fatigués à la grand'halte qu'on
à se lever et à préparer
démarrons lentement, en
ouvertes jusqu'au ceinturon,
jusqu'au coude lère
;
;
le
les
le repas.
Nous
Les capotes sont
silence.
manches
relevées
rythme des respirations
tous les regards se tendent vers
le
s'accé-
sommet de
cette côte toujours proche et jamais atteint.
bout d'une demi-heure, on nous
nous repartons aveuglante de sèches
;
;
les
yeux
la route se
Au
laisse souffler
;
éblouis par la blancheur
ferment
nous montons encore
;
je
les
;
ne
gorges sont
pourquoi
sais
une immense volonté d'arriver quand même s'est emparée de la colonne, on veut passionnément ne presque personne ne tombe c'est du du meilleur que cette âpre lutte de milliers une lueur étrange d'hommes contre la nature j'en brille dans les yeux des Parisiens « râleurs »
pas
faiblir
;
;
sport et
;
;
sais
dont
les
pieds sont en sang, mais qui se traîne-
xaient sur les genoux plutôt que de
semble pour moi que toute dans mes mâchoires serrées
ma et
«
caner
»
;
il
me
force s'est réfugiée
que
je
marche sur
les
dents.
Encore une
mon
halte, en pleins
champs
cette fois
;
voisin se couche à plat ventre et respire lon-
guement,
harassé...
La descente commence. Brusquement, à nos pieds apparaît Septsarges... Une Nous
repartons...
PRÉLUDE immense clameur
s'élève
:
23
«Septsarges Septsarges !» !
de
Officiers, réservistes, soldats
chantent, hurlent de joie
tous crient,
l'active,
mon
;
voisin, le
mécani-
me crie railleur « Eh, dis donc Est-ce que j'ai toujours mon sac dans l'dos ? — J'ie ». Comme les compagnies sont en ligne sens plus cien de chez Brasier,
:
!
!
de sections par quatre,
l'ordre est venu, je
me demande
à travers
c'est
labourées une ruée folle
les terres
sans qu'on sache d'où
;
nous prenons
le
pas gymnastique
nous ne devenons pas tous
si
Heureusement, un coup de
nous
sifflet
arrête...
drapeau, la
musique sont
allés se placer
du
Mon capitaine
(i)
village...
nous
dit
:
«
;
fous...
Le
à l'entrée
Fermez
les
capotes, baissez les manches, mais ne secouez pas
votre poussière j'étais enfant,
mes
souliers
»,
et je
me
souviens que lorsque
en rentrant de promenade,
dans
je traînais
la poussière des bas-côtés
de la
route pour les rendre plus blancs et faire croire que je venais
de très
loin.
Dix minutes après, nous défilons devant le drapeau les hommes anéantis de tout à l'heure, empoignés par la musique, marchent comme à la pa:
rade, légers, souples, solides
;
le
régiment est défi-
nitivement trempé, moralement et physiquement,
mais
(1)
je
Le
renonce à dire la Umite des forces humaines.
capitaine Manoncourt, tué en août 1914.
CROIRE
24
LE JOUR DE REPOS Nous flit
lisons les journaux,
Parisiens ont déjà changé
péremptoirement sûr que
pour ça
pas
j'irai !
—
»
force font
me
tomber
le
con-
sentiments des
les
A la caserne on déclarait je
m'en
cogner avec
les
s'ils
l'effort
!
«Le Maroc
Que
«
trent dans riard
souvenir de
:
nous discutons
Comme
franco-allemand.
mecs de
veulent
!
»
triomphant,
f...»
— «Bien
Allemands
les
la finance se ren-
—
l'indifférence.
Maintenant,
le
sentiment de sa
le
On commence
à
trouver qu'ils finissent par nous em...bêter, que la plaisanterie a assez duré, qu'après tout
ils
pourraient
avoir à faire à plus forte partie qu'ils ne l'imaginent.
On
n'est pas encore très rassuré sur l'issue d'une
guerre, mais
on sent mieux sa puissance
et l'on est
calme.
LA MANŒUVRE Les manœuvres proprement dites ont commencé. Ce matin, vers 6 heures, pour la première fois, un aéroplane paraît. Il vient de Verdun. Nos yeux l'aperçoivent, soleil
levant.
volant dans la gloire radieuse du Il
monte de
l'horizon,
s'approche,
passe au-dessus de nos
têtes, rapide, sûr, et,
nous admirons. Quand
il
vont leur train
:
«
C'est
a disparu,
les
un Farman,
muets,
commentaires c'est
un Blé-
PRÉLUDE un Morane ». On discute on
riot, c'est
se passionne
;
mon mécano
m'interpelle
quoi qu'on aurait pris kilos
25
on
comme
«
Dis donc,
mon
;
poteau,
nous avait lâché quelques
s'il
» Et il ajoute « Ça bougrement content d'avoir des
de mélinite su' la
fait rien,
:
est
fiole
!
:
Pour moi, je ne puis mes yeux la vision de ce point noir trouant lumière éclatante du matin et je marche en ré-
trucs
ça avec
soi. »
chasser de la
pétant machinalement ce vers qui m'obsède J'irai
:
m'asseoir parmi les dieux dans le soleil...
L'artillerie passe
au grand trot près de nous, à
Rien ne paraît
travers champs.
fossés, ni les pentes, ni les haies
;
l'arrêter,
elle
ni les
nous dépasse,
stoppe à notre gauche, met en batterie instantané-
ment,
et
déclanche un
camarades rient de à
Tu
tir progressif
joie
;
l'un se
mon
Mes
fauchant.
penche
et
me
dit
vieux,
y a rien à faire contre la première artillerie du monde ». Là-dessus, le long corps jaune du dirigeable Le Temps paraît à l'ouest les mitrailleuses claquent, l'oreille
:
«
sais,
!
;
;
et
c'est
encore de l'inattendu pour nous autres
réservistes qui
que
les têtes
ne
les
avons pas connues... Je sens
commencent à tourner
nouveautés redoutables excitent suent par tous
les
les
;
toutes ces
hommes
;
ils
pores la confiance joyeuse
l'odeur de la poudre les grise
;
le tir s'accélère
;
;
on
CROIRE
26
commande bout
Baïonnette au canon
«
puis
»
!
«
En avant
!
».
!
»,
puis
«
De-
Nous bondissons l'arme
haute, tête baissée, en hurlant je ne sais quoi
;
nous
tombons sur une compagnie de chasseurs à pied qui, un peu ahurie, a juste le temps de mettre Les arbitres les déclarent baïonnette au canon.
—
«
nettoyés
La
».
claire
du rassemblement annonce
sonnerie
de la manœuvre.
la fin
MARCHE DE NUIT Rarécourt. L'alerte sonne à 9 heures i /2
du
soir
;
à 10 heures
monde est rassemblé à 10 heures i /4 nous sommes en marche. Les hommes mal éveillés vont tout
le
;
lourdement dans l'ombre épaisse des pas,
le bruit
le
;
on n'entend que
tintement des chaînettes des
gamelles et des croisières de baïonnettes
à droite,
l'éclair
blanchit l'horizon, puis s'apaise et meurt.
moins vingt nous traversons Clermont minutes
cinquante
comme
;
au
nous
arrêtons
;
dix
loin,
Verdun
des projecteurs des forts de
A
minuit
toutes les
minutes
marche reprend qui semble ne plus devoir finir. Peu à peu le sommeil m'envahit mes yeux se ferment et je marche touil
est prescrit, et notre
;
jours
;
automatiquement, à
la halte, je m'arrête, je
PRÉLUDE mets sac à je repars
;
27
terre, je m'asseois, je
reprends
le sac,
nous traversons des villages déserts
les
;
chiens hurlent à notre passage, je les entends à
peine
je
;
même
marche du
même
versons des bois et l'ombre s'y
me
ne puis voir qui
me
mieux de
pas, ou
chute en avant égale et régulière
suit
fait
;
plus dense
précède, je ne
la
nous tra;
je
pas qui
sais
j'éprouve l'impression redoutable d'être
;
entouré de milliers d'êtres qui grouillent à l'entour
que
et les
je
ne vois pas, qui marchent
membres
les
yeux
clos et
qu'une .volonté supérieure
raidis, et
conduit vers un but qu'ils ignorent puisqu'ils ne vivent qu'à demi. Je n'ai pas peur, mais je rêve que les choses se
passeront ainsi quand dans la vallée
de Josaphat nous nous réveillerons d'entre
les
morts.
Le jour paraît froid ce
matin
courbant
;
nous marchons encore.
et
un vent
chassant la poussière
les arbres,
grelottons, les
Il fait
violent souffle par rafales,
mains bleues
;
;
nous marchons
doigts sont raidis et gonflés par le froid et la
nous nos
;
marche
;
nous marchons. ...Mais tous les
yeux
se lèvent.
secoués par les rafales, avançant
monoplans paraissent. vont xrie
:
atterrir. « Ils
Ils
«
A
notre droite,
en crabe
»,
deux
viennent vers nous
L'angoisse nous prend à la gorge
sont fous
I
»
puis brusquement,
;
ils
:
on
quand
ils
CROIRE
28
passent sur nos têtes, tous, oubliant la fatigue, vrai-
ment
transfigurés par l'héroïsme qui nous domine,
empoignés jusqu'aux moelles, nous poussons une clameur immense d'admiration sances
;
notre
cri
et
de reconnais-
d'enthousiasme roule entre
les col-
bordent la route, se prolonge, s'étale et
lines qui
grandit encoie
quand Tun des
aviateurs,
un grand un che-
gars de lieutenant, passe dans nos rangs sur
val d'artillerie, nous saluant de la main, le souiire
aux
Paraphrasant sans s'en douter Guil-
lèvres.
laum.e d'Orange et son exclamation célèbre l'insolente nation
ces simples
A core
mots
»,
:
«
mon mécano Quel culor
!
ravi laisse
:
(fOh.!
tomber
»
une heure de l'après-midi nous marchons en;
nous avons
(.<
abattu
nos cinquante kilo-
»
mètres. Mais qui donc, parmi nous, oserait mainte-
nant se plaindre
?
LA RENAISSANCE MORALE
Au cantonnement de Rarécourt. un habitant dit « Tu as l'air d un Prussien avec ton
à un cycliste
casque <(
î
»
—
.
Machinalem.ent,
Autant Prussien que
vient l'adjudant
du
le cycli-te
Fra,nçais.
cycliste,
»
Le
répond
:
villageois pré-
qui prévient son capi-
taine, qui prévient le colonel ii). Sur-le-cham.p, la
(1)
Le
colonel Maistre, depuis général
commandant d'armée.
compagnie en carré
;
PRELUDE
29
est rassemblée, en
tenue de campagne,
baïonnette au canon
;
il
fait à
haute voix des ex-
camarades, dit q^i'on
(v'ses à SCS
que., s'il le faut, il sera le
assure tuer,
amené entre deux hommes,
le cycliste est
l'a
mal compris,
premier à se faire
— Les Parisiens écoutent impassibles.
C'est qu'ils ne sont plus les
mêmes.
Ils
arrivés, indifférents, découragés, inquiets
pleins de leurs adroits».
un
étaient ils
sont
très sûrs d'eux et très
maintenant tiès calmes,
^k
;
En
fait, je
viens d'assister
splerdicle
m.ouvement de renaissance morale.
r'a.ction
de provocations extérieures mala-
Sous
sous Taction d'inventions grandioses et
"di*oites,
du
perfectionnement du matériel de guerre, sous Tim-
un peu
piession
de
nelle et
la
a
glorieuse
»
de leur force person-
puissance de leur groupe ethnique, la
confiance leur est revenue avec la foi en eux-mêmes.
Mais ce que j'admire par-dessus tout, c'est de cette '
foi.
Dans
les
jours, je n'ai pas entendu
vade, pas r.ne menace. ^
si
le
c?Jme
heures troubles des derniers
un
cri inutile,
Mes camarades,
pas une bra-
nerveux,
si
impressionnables, disaient simplement
:
'<
ïi
y a
des bornes aux concessions qu'on ne peut dépasser. S'il
faut,
le
prêts.
Je
»
nous nous battrons. Nous sommes
crois qu'il faudrait
lemonter loin dans
notre histohe pour trouver tant de calme, de confiance,
de sang-froid dans
le
conseils unis à
un
tel
3é enthousiasme dans
CROIRE la lutte,
à une
telle soif
de vain-
Je reconnais mal Tarmée et le pays. Depuis trois mois quelque chose a changé en France. cre.
IL
LE DÃ&#x2030;PART
LE DEPART
EMBARQUEMENT Mardi, 4 août 1914, 14 heures
La porte de
ia Villette.
d'usines, le décor
tache à peine
les
morne
Sur rhorizon
et pelé des
«
30.
plat, sali
fortifs
bosses de ses talus fripés, les
»
dé-
murs
des abattoirs, la caserne trapue d'un bastion coupé
par
le
zigzag des fossés aux escarpes brun verdâ-
tre tachés
de jaune
Le long de
et
de
gris.
la petite barrière
terrain militaire,
de bois qui clôt
le
une foule d'enfants, de femmes en
de bourgeoises entoure des jeunes hom-
cheveux
et
mes.
parlent lentement, à deux ou par groupes,
et, si
Ils
vers les soldats de demain, des regards montent,
lourds d'amour et d'angoisse
fière,
que ceux
baignent en semblent grandis et plus vSur ce trottoir,
de
la
«
zone
»,
de faubourg,
dans cette poussière misérable
dans cette laideur
la
qu'ils
clairs.
sinistre et
gouape
guerre a fait fleurir d un coup une 3
CROIRE
34 vie si intense,
si
profonde, une source d'amour
si
puissante, qu'on s'en effraye. Toute l'activité de ces gens immobiles paraît être concentrée dans les
yeux. Les enfants étonnés regardent, sans comprendre, et les petites et peut-être
filles
qui devinent
un départ
quelque chose de plus grave, s'inquiè-
tent, écoutent de toutes leurs oreilles et regardent
leurs parents, qui se regardent
comme
ne de-
s'ils
vaient plus jamais se revoir. Elles se pressent contre
eux pour qu'on ne temple
;
elles
les oublie
pas
tendent leurs bras
au coin des paupières,
et nul
l'homme
;
;
les
con-
des larmes perlent
poème
n'atteindra
jamais à la splendeur de ces mains qui se lèvent et
de ces yeux qui se voilent.
Brusquement, l'homme se décide
:
— Allons,
dit-il, il
La femme
devient un peu plus pâle
faut partir
!
;
toute sa
façade de courage se lézarde et la douleur crispe son
pauvre visage qui ne veut pas pleurer. dans ses bras et bante
;
il
la serre
Il la
d'une lente étreinte absor-
récarte, la contemple et l'étreint à nou-
veau sans souci des centaines d'êtres qui tourent et leur ressemblent
minute
si
qu'ils se sentent seuls
;
puis, d'un coup,
agents et l'entrée du glacis qu'une
on ne repasse
plus.
les
en-
parfaitement à cette
s'éloigne, sans tourner la tête, et droit, les
prend
il
marche vers fois
franchie
LE DÉPART
Le
geste irréparable est
35
fait...
Maintenant
il
se
retourne, dit encore adieu de la main, puis, à pas
avance vers
lents,
dans l'herbe et libre enfin
groupes de soldats couchés
les
femme
la
tremblante, rivée au
sol,
de souffrir tout son soûl, suit des yeux,
à travers ses larmes, son
homme
qui va vers la
mort. *
14 heures 45. suis passé
Je
à
mon
tour.
J'ai franchi la barrière,
du symbole. Je
cient
sais
d'un
mon mon cœur qu'une grande
table se dresse maintenant entre et
ne sens en
L'herbe des talus est fine et
me
mais cons-
trait,
qu'un obstacle insurmon-
lisse
passé et moi espérance.
sous
le pied, et
porte bienveillamment vers les groupes d'hom-
mes semés
sur le sol. J'erre au milieu d'eux en quête
de figures connues
voudrais parler, agir, ne pas
je
;
penser à ceux et ce que je
comme sité l'air
moi, pour les
laisse.
mêmes
D'autres cherchent
raisons et par curio-
de temps en temps, des appels se croisent dans
;
;
deux camarades
se retrouvent, s'exclament
joyeusement, et se sentent plus forts parce que réunis.
—
Hasard
?
Malchance
personne. J'abandonne
tends dans l'herbe,
le
ma
?
Je ne rencontre
vaine promenade, m'é-
dos contre
mon
sac, et
note
CROIRE
36
menus
ces
aux
faits,
feuilles
au crayon à
encre, sur le carnet
minces que des mains bienfaisantes
remirent au dernier
Le dernier moment...
C'était
il
y a deux
minutes qui me Je vraiment périmées... Je revois la maison,
heures...
semblent lointaines et
revis ces
le
sac qu'on
apprête, et les paquets épars dans la salle à ger, sucre, conserves,
pansements de
permanganate
man-
et philopode,
et alcool, le livret militaire, les lacets
souliers, le linge, les médailles, et
tas, les
me
moment
autour de ce
housses sur les sièges, les journaux sur les
meubles, l'enveloppe grise fermée de cinq cachets rouges qu'on brisera
si je
ne reviens pas,
dans
et,
un peu funèbre, que font les volets clos, l'odeur du camphre qui monte des tapis accueil-
Tair obscur
lants...
* *
Assez
!...
Je n'ai plus
le droit
pars... la bataille, peut-être,
Je dans
les lieux
partiens plus
où l'on va
me
de penser à
conduire... Je ne
j'en ai le sentiment
;
cela...
a déjà commencé
profond
m'ap;
j'en
ressens une belle joie calme.
Ce qui domine en moi,
c'est
une impression de
de sécurité. Je goûte l'attrait du jeu, l'enchantement du risque j'ai confiance en mon solidité et
;
corps assoupli
:
mes muscles
entraînés ne
me
tra-
LE DÉPART hiront pas
j'ai foi
;
mon
en
37
esprit qui
ne
s'est
pas
par la paix au faux visage.
laissé leurrer
Je suis très sûr de nous, de notre cause juste, et, devant ces soldats assemblés, je prends clairement
mon
conscience de
rang
le
;
humbles que noeuvres
j'ai
:
je serai
un homme dans
connus au régiment
je sais leurs goûts, leurs
;
manies
leurs
rôle
je vivrai la vie et courrai les risques
comme
je sais
;
il
et
des
aux ma-
habitudes et
faut prendre ces
grands enfants, joyeux, moqueurs, sensibles, mes frères, qui, plus
dans
la bataille.
nous est
que jamais seront proches de moi Plus nettement qu'eux, je sais où
donc toute tracée
mais leur chef par garde,
—
Ma
pourquoi nous marchons.
allons,
:
tâche
comme
simple soldat
l'esprit, je serai celui
eux,
qu'on
re-
qu'on suit
et
15 heures.
Comme
sont calmes et résolus
ils
simplement,
et,
dans
l'air
!
Ils
parlent
chaud, on n'entend pas
im homme
ivre,
Les
habitudes de caserne reviennent auto-
vieilles
matiquement,
et
pas un révolté, pas im hâbleur...
d'abord la plus coutumière, la
plus enracinée, l'habitude d'attendre.
On
attend
sans en parler, car on sait que l'attente est la grande
vertu militaire.
CROIRE
38
15 heures 30.
L'embarquement
est
terminé.
A
15 heures
5,
un signe, tous les hommes du talus, ramassés par une main invisible, sont allés à gauche, vers une rampe montante et descendante, où un capitaine de la garde municipale, assis sur un pliant, et deux pompiers, les ont filtrés, par paquets de quarante. Pas un heurt pas un cri. En quinze minutes, sur
;
les
douze cents mobilisés étaient
trente
à
wagons
;
on eût
l'œuvre
faciliter
dit
commune
inconnue anime tous ces vent
frais
installés
que chacun ;
dans leurs s'ingéniait
une bonne volonté
êtres, souriants
dans
le
qui se lève.
ON CHANTE 17 heures.
Depuis plus d'une heure
et demie,
nous sommes
entassés dans la longue boîte de notre wagon, et
mes camarades ne sont plus les mêmes. Que la couleur de leurs âmes change donc vite L'homme !
fier,
douloureux,
la route
devant
disparu sur trouvés.
au grand
isolé
parmi
les siens,
qui piétinait
la barrière redoutable
le talus
L'homme
a presque
au contact des camarades
re-
distrait,
calmé, égayé, étendu
du
talus a disparu à son
air sur l'herbe
tour depuis l'encaquement dans les wagons de max-
LE DÉPART chandises chauffés par
le soleil
maintenant, dans toutes s'anime
bien,
si
que
39 dès son lever
;
et
on parle, on
les voitures,
voix emplissent l'espace
les
qu'on s'y entend à peine. Les réservistes
étroit et
rassemblés en une troupe amor-
isolés d'abord, puis
phe, forment enfin des groupes égaux et précis
où
la vie
devient plus intense
hommes
entre les quarante
véhicule
;
ils
;
un
lien s'établit
qui montent chaque
forment un tout provisoire, échangent
des vivres, disputent pour tromper l'attente et d'instants en instants le ton des voix se hausse, et
démarre
le train
et
va vers
l'Est à l'allure d'un che-
val au pas.
Bondy, i8 heures 30. J'écoute, et parle, et m'étonne de trouver tant
de grandeur dans l'âme de ceux qui m'entourent.
Aucun
instinct bas,
aucun
désir de violence et de
cruauté ne tourmentent ces gens mécaniques
ne songent pas aux émotions, à taille,
aux
l'ivresse
à la joie de tuer
pilleries,
tous, Vidée domine.
Ils
;
de
mais,
;
ils
la ba-
chez
sentent nettement qu'ils
partent pour la guerre de la justice et de la Hberté contre la force injuste et despotique, qu'ils vont se battre pour l'avenir, et que le conflit qui éclate, terrible, rapide, sera le dernier des
tous,
ils
grands crimes
;
sentent que la guerre a été voulue, imposée
par l'Allemagne
;
chacun
la considère à part soi
CROIRE
40
comme une
injure personnelle,
m'ont cherché
;
me
voici
!
et
pense
«
:
Ils
»
Je dis à mes voisins Voyez-vous, c'est la Révolution qui continue. :
—
Nous
allons faire
une guerre de principes comme
y a cent vingt ans, qui coururent l'Europe pour y semer l'idée française la France, une fois de plus, va souffrir pour le monde. vieux
les
d'il
;
Et eux de répondre, déjà siasme, qui nous élève
—
grisés par
l'enthou-
:
Oui, on va se battre pour nos gosses, pour la
paix et la joie de milliards d'hommes à naître, pour
pays
le
et
pour
la gloire.
mourir. Tant mieux... fait
On
On va
souffrir.
La mort ne
s'en fout...
pas de mal quand on meurt dans la
l'espoir,
dans
la certitude radieuse
On va
du
dans
joie,
salut...
*
L'enthousiasme grandit en nos cœurs, profond, instinctif, irréfléchi,
presque sauvage
véritable s'empare de nous, et dans et
mes
artères bondit
;
une ivresse
mes muscles
une force joyeuse, immense.
Cent éléments divers activent cette ardeur
;
tout
du tumulte, et la suggestion réciproque des hommes, le geste des vieux garde-voies qui nous présentent les armes des femmes qui, de leurs deux bras, tendent vers
s'y
mêle
;
et la griserie des
mots
et
LE DÉPART
4t
nous leurs enfants. L'acclamation du pays nous entraîne,
comme
qu'on imagine
le
mystère de
mal,
le
rieuse, la fierté d'être élu
un
pour y participer,
l'espoir,
une
espoir sans bornes, sans raisons précises,
confiance totale en sa chance
un
pays,
La
danger
l'avenir, le
goût de l'aventure glo-
comme
désir d'obéir, de se soumettre
en
celle
aux
du
ordres.
certitude d'être dans le droit, dans la grandeur,
d'être purs de tout désir suspect
avons
la sensation
che prochaine
;
nous exalte
un beau
les
chants des
réveil,
nous
lourd passé funèbre qui, depuis
le
quarante ans, pesait sur nos épaules nos pieds, et
;
d'une délivrance, d'une revan-
est
tombé à
hommes me semblent
l'aube d'une vie splendide qui
s'ouvre.
Car maintenant Ils
chantent.
ils
chantent tous, sauf un pauvre être trop blessé
qui souffre et pleure dans un coin
pensant à ceux dont toutes les
s'éloigne.
il
consolations
du wagon en
Contre sa douleur
s'émoussent.
Les autres
chantent gravement, religieusement, sur un ton d'invocation fervente secoué par instant de sursauts de violence.
Et
je
chante avec eux l'hymne
méconnaissable, vrai chant nouveau qui empoigne
jusqu'au fond de l'être
:
«
...
Le jour de
gloire est
CROIRE
42
Contre nous, de la tyrannie, l'étendard
arrivé...
sanglant est bien les
les
le
Aux
levé...
armes, citoyens...
chant du jour. Toutes
vers qu'on
«
blaguait
»
C'est
»
phrases portent,
les
un mois plus
tôt secouent
corps d'un long frisson brûlant. Les mots de
l'autre
siècle,
hier vieux
momies séchées
mannequins
défraîchis,
et ridicules, revivent aujourd'hui
sous l'effort d'un sang jeune qui les ranime, les fouette et les lance bondissants de nos lèvres.
Dans
le soir
les belles
tout plein encore de clarté montent
strophes sereines du Chant du Départ.
Elles nous disent
ouvre
nous
la barrière le
«
La
victoire en chantant,
la liberté dirige
savons bien
du Nord au
nute, et
:
;
vos
pas...
Nous savons qu'à
!
»
vous Mais
cette mi-
Midi, la France appelle à l'aide
que nous devons mourir pour
elle.
* *
Nous chantons
tous,
même
celui qui pleurait
tout à l'heure et dont les larmes ne sont pas encore séchées. blesses,
Un
la splendeur
avec
grand souffle balaye toutes
nous courbe, nous unit, nous
du « coup
les autres, roulé
d'aile
par une
siasme, par l'héroïque
par la
»,
la joie
les
fai-
Je sens d'être emporté élève.
même vague d'enthou-
symphonie de nos chants,
communion de nos cœurs qui nous
grise.
Tout notre passé sombre. Les différences
indi-
LE DÉPART
43
viduelles de vie, de métier, de rang social fondent
à la chaleur de notre joie qui flambe, et monte droite, et
nous brûle en flambant. Nous nous sen-
tons unis, mêlés, pareils
;
douceur et j'imagine que
si
nous nous parlons avec j'avais
ici,
près de moi,
mon
plus grand ennemi, je lui pardonnerais sans
peine
le
mal
vraiment
qu'il a
?...
pu me
Mais non,
faire.
car,
Lui pardonnerais-je, dès l'abord, j'aurais
tout oublié.
Minutes uniques... Je énorme, d'une rareté la vie et la sanctifie sais
sais
que
infinie,
je vis
un
jusqu'au dernier soupir
qu'on ne ressent jamais deux
tions, et tout à coup,
une aventure
éclair qui illumine
fois
de
telles
cependant, en pleine
;
je
émo-
joie,
une
angoisse imprévue m'étreint, brève et fuyante, car j'ai
songé subitement que nos chants enthousiastes
qui passent sur les moissons annoncent aussi que la belle
linceul.
paix est morte et qu'on
l'
étend dans son
AU
BOIS DES
CHEVALIERS
AU
BOIS DES CHEVALIERS
EN RETRAITE ... Longue marche dans la poussière aveuglante. Le soleil d'août tape comme une masse sur l'immense route de Champagne rectiUgne et blanche, sans pitié. Derrière nous, le canon gronde.
Nous
allons
comme un troupeau de
tinées, front baissé, col ouvert, le
corps penché en avant, suant sous
sac,
du
fusil,
les épaules,
;
le
relevées,
poids du
des deux cents cartouches qui scient
des lourds et rudes vêtements de drap
encore trop neuf. brasé
brutes obs-
manches
Nous marchons dans un
au contact de
s'enflamment
;
la
air
em-
route brûlante, nos pieds
nos gorges sont sèches
;
les
cils
alourdis par la poussière et la sueur abattent les
paupières sur les yeux vides d'images.
Peu ou pas de traînards limite des forces, car
on ne veut pas
faiblir
;
on va jusqu'à l'extrême
on ^ait l'ennemi derrière ;
soi
;
on ne tombe qu'à demi mort.
CROIRE
4S
De temps
à autre en traversant un village nous
plongeons nos quarts dans
que
les
les
seaux d'eau fraîche
femmes nous ont apportés. Pour moi
n'ose boire; mais cette eau, que j'étends sur
visage et passe sur m.on palais brûlant,
une impression la chaleur
mes
me
délicieuse.
Peu à peu,
reconquiert
traits plus
;
que jamais,
je
mon
me donne
elle s'efface
;
la poussière encrasse
nouveau
et la soif à
m'accable... * * *
Une
voie ferrée...
Un
passage à niveau que nous
Nous tournons à gauche et débouchons sur un quai d'embarquement devant une longue file de wagons à bestiaux. On nous répartit devant chaque voiture, par groupes de quarante hommes, puis on nous laisse là. Nous attendons résignés, sans parler. Personne n'en ayant donné l'ordre, on ne traversons...
forme pas de faisceaux devant eux
et
autres, écrasés,
;
les
uns mettent sac à terre
déposent leur
fusil
sur le sac
tombent d'une masse sur
sac au dos. Ils gisent
là,
le
étendus, en plein
inertes, le fusil allongé entre leurs
genoux
;
les
quai, soleil,
et l'on
claquement de leur langue dans leur
entend
le
bouche
sèche...
Nous attendons des heures devant
les
ouvertes des wagons. Insensiblement nos
portes
membres
AU BOIS DES CHEVALIERS se délassent
l'un cherche
;
hommes commencent à bouger
les
;
celui-là fait
fusil,
bandes molletières
manœuvrer
le
et se
;
déchaus-
mécanisme de son
tandis que son voisin qui meurt de soif jure
en crachant l'eau chaude et fade que fée dans son bidon. «
;
dans sa musette un morceau de sucre
l'autre déroule ses se
49
Embarquez !»
— On
le soleil
a chauf-
On empile les Les hommes s'as-
s'installe.
sacs contre le fond de la voiture.
soient sur les huit bancs disposés en long... Appels... Sifflements...
Manœuvres.,. Le
l'ouest, incendie les
pourpre
terre vers
s'allume
d'orange
et
;
;
l'immense
le
soleil
descend vers les teinte
de
monte de
la
nuages à l'horizon,
une fraîcheur vert d'eau
ciel
vert pâle de
l'air se
;
une
étoile
fonce, bleuit, tourne
à l'outre-mer et donne à ce soir d'été une grandeur
suave et souveraine. Nous démarrons enfin, lente-
ment, avec des heurts, des à-coups, puis
le
long
convoi prend une allure régulière. Quarante corps affalés
dans l'ombre, sur
les
bancs, étendus au ha-
sard, près des portes à couUsses, sur le plancher, entre les
pieds des camarades, quarante pauvres machines
brisées par leur
marche épuisante, bercées par
le
bruit du canon, par la trépidation circulaire des roues, s'endorment d'un
sommeil sans
rêve.
*
Grincements des
freins.
Arrêt brutal. Réveils.
CROIRB
50
Les dormeurs s'étirent et se retournent. La cheur de
la nuit
pénètre dans
longuement dans
siffle
la
met d'entendre
les
dans
les
;
blés mûrs.
le cri
et
;
fraî-
le train
son appel
silence total qui per-
ronflements et
fonds des soldats et
wagon
campagne,
en soubresauts légers
finit
le
les souffles pro-
d'un grillon qui chante
Nouveau
sifflement plaintif,
allongé, qui parcourt toute la plaine, et implore
notre passage aux portes des aiguilleurs...
Le
train repart
freine,
doucement, roule
un
tantet,
grince et s'arrête encore en secouant ses
tampons... Des minutes passent qui semblent sans
du plancher on sent au dehors le vide formidable des champs très loin un coq chante et les ondes immenses de son cri reculent à l'instant pour moi les bornes de l'hofin
;
l'air froid filtre
entre les lattes
;
;
rizon invisible.
Nouveau démarrage à autre
la lueur
à pistons ralentis...
De temps
d'une lanterne de gare entre dans
notre boîte roulante par les contrevents restés ouverts et
promène sans hâte sa tramée de lumière les hautes parois noircies au
jaune et huileuse sur
;
passage des stations dont j'imagine en demi-songe les petits jardins, les puits et les tournesols, le grelot
d'une
sonnerie
électrique
éclate, s'éloigne et ferraille.
s'approche,
meurt dans
le bruit
grandit,
de notre
AU BOIS DES CHEVALIEÉS Etendu à même
plancher, secoué par la trépi-
le
dation des essieux, la tête entre
meurs
5t
pieds des dor-
les
restés assis sur leurs bancs, je songe à la
lutte des derniers jours, à la
masse
irrésistible
qui
nous presse, à sa puissance numérique et matéà sa rapidité, à sa préparation, à notre retraite
rielle,
Pourquoi ce
accablante...
vraie bataille
repli vers le sud, sans
Pourquoi ne nous dit-on rien
?
Pourquoi marchons-nous en aveugles
?
mon
n'avoir pas confiance en nous... et je cède à
tour au demi-sommeil haché que
?
Pourquoi
dorment mes
camarades... *
* *
Voilà longtemps que nous
pouvons-nous bien être
peu de jour
sommes Le
?...
éclaire notre prison et des têtes
gent de l'ombre.
«
—
Où qu'on
«
J'en peux plus
qu'on flent
fait
!...
»
arrêtés...
ciel blanchit...
?»
—
«
?»
est
Regarde où qu'on
—
«
mes
;
Où Un
émer-
Qu'est-ce
pieds gon-
est Paris-Midi
»,
et
Mikelidi penche sa longue barbe blonde par le volet
à coulisse et crie
de train à train
«
:
C'est Troyes
!
».
stopper à nos côtés.
d'artillerie vient :
«
De
Un convoi On se parle
quel corps que vous êtes les
gars ?» — Du neuvième... — Où que vous — On ?» — On vous pas «
allez
pas non
»
«
plus... »
sait
;
et
«
c'est
?... »
«
sait
CROIRE
52
Nous repartons une
encore
fois
nous roulons
;
lentement à petits tours de roues au milieu de la
Champagne monotone et puis après des heurts, des hésitations, un ralentissement progressif de pen;
nous nous arrêtons quelque part dans une
dule,
tranchée longue et haute. Le canon gronde à notre droite
dans
une heure passe,
;
le
four des wagons
cendent, sautent les sur
le
talus.
Le
fils
;
la chaleur
un à un
les
à baisser
même
heures coulent et c'est toujours la vaine.
Des hommes
tranchée et malgré
des-
des signaux et s'installent
commence
soleil
nous étouffe
hommes
grimpent
les
la
;
les
attente
de la
pente
ordres s'égayent dans la
campagne en quête de
vivres et de
tres jouent, se battent
comme
«
boire
des enfants
;
»
;
d'au-
d'autres
attendent muets, mélancoliques. Lemercier dont les
dit
yeux regardent en dedans, soupire un peu et me « Ça va mal, ça sent la pagaye » et pour la :
;
première
fois
depuis
le
départ un doute m'effleure
une inquiétude m'étreint
et
durant un instant
j'ai
peur.
LE VOYAGE
L Le Je
m'éveille...
Nous roulons depuis quatorze
heures dans notre nouveau wagon... jour.
jour.
Il
fait
grand
AU BOIS DES CHEVALIERS
53
Je décroche la musette pendue au
me
servit d'oreiller cette nuit
ma
de
;
et qui
filet
manche,
j'es-
suie la
buée dont
sit les
vitres de la vieille voiture, et, à travers les
humides,
stries
la chaleur
de nos dix corps endui-
je reconnais Saint-Cyr, ses voies
A
Lent démarrage...
champ
notre gauche un
viation, puis des petites
maisons coquettes
verdure
la
Noisy-le-Roi
;
;
Les
hommes
Toujours des
Ah
!
Long
voici la Seine...
Son eau
;
le
l'
quai.
allons-no us voir
Le suppHce de Tantale commence... vers l'horizon, proche et lointaine à la
A
Tour ment
repères mobiles,
fois, la Ville
Sacré-Cœur
Auet la
se déplacent, et, d'abord, s'écartent lente-
l'un
de l'autre
;
la voie
puis au nord-est, puis à régulière
;
le
qui va du sud au nord,
l'est,
tourne en une courbe
wagon penche presque toujours
droite, et, quoiqu'ils
vers
le
?...
droite,
s'étend sous la lumière dorée de septembre. d'elle,
On
arrêt.
repart...
bienheureuse a reflété Paris
dessus
d'a-
de la
On
flânent sur
arbres...
;
Forêt de Marly. Mareil
passe lentement... Saint-Germain. boit.
de
wagons parqués.
garages, et ses innombrables
en aient, pousse
les
à
hommes
elle.
Tous
la regardent.
Dans chaque compartiment,
dix paires d'yeux cherchent à voir par l'étroite portière.
Tous
se pressent, muets.
Pour ceux qui jamais
CROIRE
54 ne l'aperçurent,
elle fait
a Tattrait
elle
énigme éclatante
;
en ceux dont
d'une immense contint la vie,
elle
naître une émotion profonde, bienfaisante
et douloureuse à la fois.
Des Parisiens orgueil.
la
montrent aux provinciaux avec
Ernest Herbin, grisé de
sur la masse des maisons, lui crie «
Eh
!
ne songe à
!
!
»,
et
:
personne
rire.
Nous sommes
un
là,
dont
millier,
les
yeux agran-
Les yeux picards et flamands
contemplent.
dis
comme à une amie
Pantruche C'est moi Nénesse !
regard vissé
joie, le
s'étonnent et admirent les vagues innombrables des toits luisants
;
les
yeux champenois, plus
reconnaissent et s'amusent brillent,
s'émeuvent
prends bien,
toi,
et
mon
yeux parisiens Je te com-
les
;
avertis,
s'attristent...
voisin
muet dont
regard
le
s'attache âprement sur la BasiUque. J'entends le
battement de ton cœur attendri
et le souffle des
pensées haletantes qui passent derrière ton plissé...
Tu
que
vécu
de
j'ai
te dis ;
:
«
C'est là
c'est là
que
que sont
je buis
les miens...
la colline, vers les longs escahers,
toute raide, dont
les
grises, sales,
;
front
c'est là
Au
flanc
une rue monte
cocheis redoutent
sant. Elle est triste, je le sais.
né
le
pavé
glis-
Ses hautes baraques,
sont des boîtes où l'on vit entassés et
misérables, où l'on entend les gens soupirer d'un
étage à
l'autre...
Mais
c'est là
que je rentrais
le soir.
AU BOIS DES CHEVALIERS Les soirs d'été, quand les
le
55
jour s'atténuait un peu,
enfants jouaient devant la porte et
me
grim-
paient aux jambes dès qu'ils m'apercevaient. Et
hasard m'approche d'eux à
les frôler
;
et,
le
tandis qu'ils
mon cœur m'emporte vers la ma maison et mon bonheur passé.
l'ignorent, tout
rue
montante
»
et
Le train va vers
immense courbe,
l'est,
et la
décrivant lentement son
Tour
et la
Butte se déplaçant
à l'horizon l'une par rapport à l'autre nous don-
nent l'impression que nous dis
que
la Ville
plus longtemps et se faire
Blonde de le
sommes immobiles
tan-
tourne sur elle-même pour nous voir
soleil, elle
mieux
voir.
paraît plus précieuse de tout
risque qu'elle vient de courir. Source de vie ner-
veuse
et forte vers laquelle
semble plus belle
l'ennemi s'est rué,
elle
et plus chère d'avoir failli mourir.
Pierres baignées d'un
air
qui animez ce décor,
qui
subtil,
miniers d'êtres
attendez et
souffrez,
espérez en nous, rues, livres, choses innombrables
que
les siècles
faites nôtres,
ont imprégnées de notre esprit et
nous savons notre devoir
sommes comptables de votre salut. La ville si humaine est calme dans
et
que nous
l'air
doux du
dimanche. Sa beauté vient à nous teinte de lumière chaude.
Aux stations, le long des voies, aux barrières
cro/re
56 et sur les ponts,
une foule endimanchée mais
sonnante nous jette son merci dent, agitent
mes
découvrent
se
portière,
dans
les
;
;
et nous,
les gares,
en hâte, lançons par la
des cartes griffonnées pour
ceux que nous aimons, qui furent et
là si
près de nous,
dont maintenant chaque tour de roue nous
Le
gne...
fris-
enfants tendent
des femmes émues nous regarun mouchoir, une écharpe, des hom-
bras vers nous
les
;
soleil
descend à l'horizon;
ciel s'adoucissent,
éloi-
du un
les teintes
s'attendrissent et semblent
dernier sourire de la Ville à ceux qui vont mourir
pour
elle,
11.
Noisy-le-Sec.
Long
arrêt sur
Le
soir.
une voie de garage,
près d'un talus, au milieu de sales odeurs
;
des boîtes
de conserves brillent dans l'herbe de tout leur
fer-
blanc.
Nous décidons de dîner le
«
Chti-mi
»
on
;
oi:vre
du
fournit de l'huile, Herbin
menu
Maillard des oignons qu'on coupe
tout cela dans une gamelle
on mange, mais du bout
;
«
du
on distribue
singe
»
;
vinaigre, ;
on mêle
les
parts
;
des lèvres.
Attente nouvelle... Attendre...
Il
faut attendre
toujours et pour tout. Contrainte odieuse à laquelle
pu jusqu'ici me plier complètement. Nous sommes si peu de chose que nous ne valons même pas un ordre. On ne nous dit pas « Attendez, une
je n'ai
:
AU BOIS DES CHEVALIERS heure, deux heures autres formes
deux
jour,
;
Mais on nous
».
57
laisse là,
sans
on nous y laisserait aussi bien un Cela compte si Des hommes
jours...
!
—
peu...
Démarrage
Arrêt en gare de Noisy. Im-
lent...
médiatement un vol de nouvelles étranges s'abat sur nous
d'armée
:
«
Les Allemands battus... Trois corps
encerclés...
Soixante trains de prisonniers
sont annoncés et vont passer d'un instant à l'autre.
Mais nous apercevons
les
En
à l'Opéra... Tentation...
rusant pour ne pas être
vus, nous glissons vers la sortie... et
le
clairon, à la
»
tramways jaunes qui vont
même
Nous y touchons,
minute, sonne l'embar-
quement. Sifflement
et départ.
Imprécations et menaces
des soldats qui confièrent leurs bidons à des enfants qui ne reviennent pas... Jurons, appels désespérés
aux
petits qui courent de toutes leurs
le train
qui s'éloigne...
jours des talus,
Un
jambes vers
pont, puis encore et tou-
des barrières, des maisonnettes
gaiement peintes, des poteaux télégraphiques et la guirlande perpétuelle des
vont paisiblement vers
le
fils,
heureux qui
et les
repas du
soir.
Rosny. Nogent. La Marne où nous venions canoter autrefois.
Long viaduc
s'accélère... Voici la nuit.
courbe...
Notre aUure
CROIRE
58
La
III.
Elle couvre toute la campagne.
— Dans
nuit.
wagon,
le
sous la clarté fumeuse de la lampe à huile, accotés
aux
aux épaules voisines, les jambes allonemmêlées ou ramenées sous eux, les hommes
parois,
gées,
dorment d'un sommeil lourd. Quelle vision terrible que celle de ces masques
Les uns ronflent la tête haute, renversée
alignés.
contre
le
capitonnage du vieux wagon de seconde
la lumière
tombe en
;
plein sur leurs paupières closes,
sur leur front, leur nez, sur leurs pommettes qui paraissent luisantes près
bouche
;
du trou d'ombre de
la
d'autres penchent en avant leurs faces pla-
quées d'énormes taches de nuit et l'énigme de ces figures
De
aux
traits tirés
en paraît plus douloureuse...
ces dix êtres, qui
va mourir
sont marqués, qui mourra les blessés
?
Que
le
;
?
que
qui
Quels seront
seront leurs souffrances
sort est déjà réglé... Je sens fiera
De ceux
?...
premier
ne
rien
?...
Notre
le
modi-
tous efforts et précautions demeureront éga-
lement vains, car nous avons été pesés; à travers la
grille
de mes
cils
pesants,
et,
passant
mon
regard
incertain glisse sur les joues des dormeurs et guette la lueur furtive qui lui révélera les sacrifiés.
l'approche
Une
clarté rose sous
un grand
hall vide. C'est
AU BOIS DES CHEVALIERS Troyes...
dans
tre
Nous refermons la nuit.
yeux
et le train ren-
Les heures s'égrènent...
Une lueur
un jour
d'au-
triste qui pointe à travers les arbres...
Nous
fade sous un grand
tomne
les
59
ciel terne. C'est
suivons la vallée de la Marne au fond plat, frôlons le
Bassigny,
tres
de
la
Dizier
;
le
Barrois, courons les teintes roussâ-
zone du
la
fer
qui va de Joinville à Saint-
verdure jamais lasse encadre la belle
rivière qui frissonne
au vent du matin, mais
les
feuilles et l'eau, sans la lumière, sont impuissantes
à créer la joie
;
le
vert des feuilles est devenu gris
bleu d'acier de l'eau est noir et glauque,
sombre,
le
et plus
fermé que nos cœurs taciturnes. Chacun
s'isole
âme
en lui-même et descend lentement dans son
couleur du temps...
Tristesse grise qui nous enveloppe et nous éteint
comme
elle éteint les feuilles et l'eau scintillante,
tristesse insidieuse, irrésistible tristesse faite
de
la pluie
parce que sans prise,
de mille riens et de lentes douleurs
éparse dans
l'air,
:
de la belle vision d'hier,
des souvenirs d'autrefois, des fatigues de la nuit,
de l'approche du combat Tristesse calme.
siasme fou
et
Pas de
de la mort. fièvre.
comme deux mois plus
Pas d'enthou-
tôt,
mais un apai-
sement plus magnifique encore. Nous savons maintenant ce que c'est que la guerre et qu'on y voit autre chose que de belles charges et de grands ex-
60
CROIRE
Nous devinons une guerre mécanique,
ploits.
re-
doutable, monotone, et sinistre, qui nous abaisse
dans notre chair, mais doit exalter notre
Pour vaincre,
il
faut accumuler les
puissance, mais aussi, croire, se battre avec espoir pour soi-même, et songer
en œuvre sont
que
actuelle,
si
grandes que
homme comptent
vie d'un
que
esprit.
moyens de sans
foi,
mises
les forces
souffrances et la
les
autant dans la lutte
d'une fourmi dans la marche des
la vie
astres.
Et cependant au nord, Voici
le
monta champs
et
le
jour passe et nous allons droit
nous entrons dans
zone de guerre.
la
bord extrême jusqu'où
d'invasion
le flot
voici les premiers trous d'obus dans les
;
et les premières
tombes
;
pistes d'herbe foulée sortant des
voici des longues
boqueteaux
;
voici
des clôtures arrachées et des granges détruites
;
et
l'on parle et l'on s'anime.
Lentement, nous passons sur des ponts qui sau tèrent et sont à peine rétablis fils
électriques
brisés le
;
aux
;
à nos côtés des longs
emmêlés pendent à
leurs
canon, puis, après Sainte-Menehould,
mitrailleuses,
et
notre
tristesse
le
les
file
tunnel des Islettes éventré, et
qui nous précèdent, et
feux de
s'envole...
intéresse maintenant, et la longue
devant
poteaux
arrêts qui se multipUent nous entendons
les ornières fraîches
Tout
des trains les alpins
des lourds
AU BOIS DES CHEVALIERS
6l
canons allemands, et Clermont-en Argonne, carcasse noircie, et Verdun, ses tranchées, ses vallées
de clayonnages et
barrée
tombe sur
qui
le soir
Hauts-de-Meuse, noirs d'encre, tandis que
les
les
rayons
des projecteurs fendent l'espace et que la canonnade
secoue
bois retentissants.
les
l'arrivée Vers sept heures, nous débarquons Benoitevaux, petite gare de
nous faisons
ville,
le café,
la ligne
nous dinons en hâte d'une
tranche de boule Irempée dans
nous partons vers
nuit close,
Dans un long sacs de malades sacs
;
à Villers-
Verdun- Lérou-
le
quart
et
à la
l'Est.
charriot à foin, on a entassé des
des éclopés ont été hissés sur les
;
avec quelques camarades,
je
garde cette voi-
ture qui, derrière le bataillon, va au pas incertain
d'un cheval endormi à moitié. cparse dans
le ciel
immense
la lune prochaine
;
Une vague
des bandes de brume, légères
et laiteuses, flottent sur la
Meuse au
de petites vagues viennent battre
du pont ouverte et,
par
la route
in^^tant,
le ciel leur
nous
et
ras de l'eau
;
les piles écroulées
tout est calme dans la vallée largement
;
;
clarté
clouté d'étoiles annonce
sonne sous
le pied,
ferme
et dure,
quelques projecteurs balancent dans
gerbe hésitante. Le canon tonne devant
dans
les bois
à notre gauche.
--
62 _
CROîRE-
hommes marchent en
Les
peu par l'indicible beauté de
écrasés
silence,
par
l'heure,
la
un
grandeur
imprécise de leur tâche qu'ils perçoivent confusé-
ment, par l'inquiétude
et l'attrait
que font toujours
naître dans l'esprit l'annonce d'une besogne nouvelle. Qu'ils
forment un étrange assemblage
gens de l'active et réservistes, Parisiens
et
!
Jeunes
paysans,
gens de l'Aisne et de la Marne, ouvriers du i8e arrondissement, coiffeurs, tableurs, quincaillers, clercs
de notaire,
«
On va dans
ami Herbin,
les bois
!...
Faudra
pas parler, pas
Bing
I
!
»
»
!
peine ou came-
On
«
me
dit
va dans
les bois
se tenir peinard
rigoler,
solide...
à voix basse
mon
en remontant son sac d'un
le cuistot,
bref coup d'épaule...
boulot
jour
hommes de
intellectuels,
ont été fondus peu à peu en un corps
lots,
...
:
!...
Sale
pas fumer,
pas roupiller, sans ça
:
«
Bins:
!
— T'y vois pas à cinquante mètres en plein Tu
T'as rien à bouffer.
la gueule et c'est c'est qui
reçois des
marrons sur
macache pour savoir d'où que Sale boulot que j'te dis.
t' viennent...
—
Heureusement qu'on
est
prouver, Rigollet,
Châlnnnais subtil, et Caron,
et Coutellier,
le
mon bon
mette l'adjudant,
et
ensemble
et
1
»
Et tous d'ap-
brave camarade,
Froment,
et
et sergent sans peur, et Batier et Lorenzo, et
venier et Plubel
le gai
sergent
,
Chau-
et Auriilac postier
et Langinier, et
ThéJour-
AU BOIS DÈS CHEVALIERS naux, et Gricourt
6$
le patrouilleur, et les
Nous approchons d'un
C'est Rupt-en-
village.
Woevre. Une lanterne rouge signale secours
granges et
les
poste de
le
des sentinelles veillent aux barricades
;
d'entrée et de sortie
dans
autres que
noms.
je tutoie sans savoir leurs
;
un régiment au repos dort greniers. Nous marchons
les
toujours et Herbin qui suit son idée reprend entre ses dents
:
«
Sale boulot
!...
Demam, mon
tu m'écriras une babillarde pour
une autre pour gine
frangine...
Pas
C'est pas parce qu'elle roule
!...
j'suis
ma
ma
poteau,
poule et puis
fière,
ma
fran-
en auto et que
plombier-zingueur qu'elle m'oublie... J'te ferai connaissance quand on reviendra... Elle
faire sa
m'a envoyé un Rien à
louis,
faire
dans
t'en
aies
ou que
mais à quoi qu'ça servira
Que
les bois...
pas, c'est kif-kif...
?...
de l'argent
t'aies
Tu peux
mettre la tringle pour acheter à bouffer...
»
te
—
Herbin,
mon
est fini
maintenant des différences de fortune qui
séparent
les
vieux cuistot,
comme
tu dis vrai. C'en
hommes. Rien ne comptera plus dans que leur valeur propre, leur habi-
ces bois sanglants
leté, leur force, leur
courage et leur chance
vaudra plus que tous n'oublie pas
les trésors
que tu m'as
dit
;
l'amitié
du monde
un jour
:
«
Où
tu
et je iras,
j'irai ».
La
route monte.
Le sac
s'alourdit.
A
gauche
CROIRE
64
dorment des bivouacs chevaux baisser
On entend
d'artillerie.
et relever la tête
;
des
des feux achèvent
flamme d'une bougie filtre à travers une hutte de feuillage. Nous croisons des cavaliers porteurs d'ordres, des gendarmes en patrouille, de mourir
;
la
des convois de ravitaiUement, des caissons de munitions
;
une auto aux phares puissants
fait reluire
au psussage nos boutons, nos baïonnettes
yeux
;
un
cycliste,
nous dépasse
et
ombre
muette
légère,
fond dans
la nuit
;
nos
et
et rapide
de hauts
artil-
leurs semblent dormir à cheval, drapés dans leur
ample manteau
noir.
Nous buttons par
de larges ornières ouvertes par
instant dans
les charrois inces-
sants et dont les dernières nuits sèches et froides
ont durci et gercé
de
la côte, paraît
gère aux
les lèvres
;
et,
un cortège plus
roues grinçantes
soudain, au haut lent
descend
:
Une
fourra-
la route
;
sur
la paille gisent des corps meurtris et derrière elle,
avec
effort,
s'avance une troupe de malades, d'é-
clopés, de blessés capables de marcher.
Ils
une quinzaine
un mot,
les
et passent lentement, sans
sont
vêtements déchirés, couverts de boue séchée
leur
ombre
s'allonge
bâton sur lequel
chaque pas
le
ils
devant eux
et l'extrémité
;
du
s'appuient racle et frappe à
chemin blême bleui de
lune.
*
Les bois se rapprochent
de nous.
De
toutes
AU
65
masse sombre dévalle vers
leur
parts,
BOIS DE« CHEYALIEftS
la route.
Notre bataillon prend une voie de traverse
une vaste ferme dont
et
gagne
masses confuses s'estom-
les
pent en contre-bas. C'est Amblonville, où nous couchons.
Avant
la guerre
années plus tôt
au prix
fort,
la dépense,
de culture
:
fit
Ne
;
le
on
importants de
la région.
venait s'enfouir dans ce ;
on jasa
se tut. Il était poli et aimait la
voyait souvent arpenter
petits sentiers
non portés sur
carrières, courir les
avant
regardant pas à
considéra tout d'abord avec étonnement et
coin perdu des Hauts-de-Meuse
On
Quelques
savait mettre le sol en valeur; son train
défiance l'étranger qui
dire
ici.
venir d'Allemagne un bon matériel
était l'un des plus
On
vivait
avait acheté ce grand domaine,
sans marchander.
il
il
un Allemand
il
«
la déclaration
ses machines,
son
raccourcis
;
il
laissa
promenade.
les bois, suivre les
la carte, visiter les »,
et,
peu de temps
de guerre, plantant là sa ferme,
bétail,
il
disparut...
Et depuis
que nous nous battons autour d'Amblonville nous n'usons ni des routes ni des chemins pour nous déplacer en présence de l'ennemi
seuls gens
du pays,
et
nous suivons en
par un singulier hasard ces
petits sentiers sont arrosés les
;
indienne de petits sentiers perdus connus des
file
de mitraille allemande et
arbustes qui les bordent se dressent de place en
h
5
CROIRE
66 place, squelettiques
et
par
dépouillés
blancs,
le
souffle terrible des obus de leur écorce et de leurs feuilles.
Notre section gagne une grange dont une mite
éventra
»
La
équipé.
le toit...
nuit est
uns contre
les
canon
éclate.
hommes
si
On
mar-
s'étend sur la paille, tout
froide
que nous nous tassons
les autres, grelottant.
La
«
Le bruit du Des
fusillade claque sous les bois.
transis se lèvent et font les cent pas de-
vant la grange pour essayer de se réchauffer. La tête sur le sac, je sommeille jusqu'au petit jour.
m'éveDle engourdi porte
;
;
je vais
Je
jusqu'au seuil de la
des cuisiniers allument leurs feux
;
des cor-
vées descendent au ruisseau chercher l'eau du café
des groupes se forment autour des flambées
mains glacées
;
flammes fumeuses
se tendent vers les
;
des ;
des teintes rouges fugitives passent et dansent au gré
du vent sur les faces Le jour paraît,
l'ombre...
comme
tirées qui
émergent de
très pâle, très clair, et
je regarde vers le ruisseau j'aperçois
deux
tombes et deux petites croix de bois qui se découpent nettement sur
la gelée
blanche de la prairie
(i).
EN SECONDE LIGNE Mouilly. (1)
Le
village s'étend sur le flanc
Les noms des deux morts sont
che droite de fAnterie.
la croix
;
l'un fut soldat
inscrits
au
i
nord de
au crayon sur
la
bran-
06®, l'autre au 54® d*in-
AU BOIS DES CHEVALIERS vallée criblée de trous d'obus.
Ja
A
67 gau-
droite, à
che, des bois escaladent les pentes, et
comme
le
ruisseau tourne, devant nous, derrière nous, des bois encore bouchent l'horizon.
La troupe route.
des maisons s'aligne au bord de la
Beaucoup sont
vée par
vides. Plus d'une a été cre-
lourds de l'ennemi. Les fe-
les projectiles
nêtres, les portes arrachées ont servi à chauffer la
soupe et
café et par les ouvertures béantes
le
on
voit la literie éparse à terre.
Quelques vieux sont soleil
sur
le
restés, qui se
chauffent au
pas de leur porte. Rien n'a pu
au départ, ni
les
décider
la ruine, ni le mal, ni la mort.
yeux déserts nous regardent sans nous biles, la main sur leur bâton noueux,
voir. ils
Leurs
Immo-
semblent
faire corps avec leur maison qu'ils n'ont peut-être
jamais quittée.
Je serais plus étonné de voir la
Vierge blanche de chaux relever sa robe et son
qui niche dans
manteau bleu
mur
le
et descendre
de son piédestal, que de voir ces vieux abandonner la cham.bre
l'éternel
«
où leurs pères se sont endormis de
sommeil.
Cachez- vous
!
».
Au commandement tis
bref nous nous
dans la haie qui borde
lage. Là-bas, à l'est,
au dessus de
sommes
blot-
du
vil-
la crête verte
em-
la route
au
sortir
CROIRE
68
panachée de hautes colonnes de fumée
La
ballon allemand a paru.
bout de son
fil
«
saucisse
»
semble immobile dans
noire,
un
captive au l'air,
mais^
peu à peu. Qu'un observa-
curieuse, elle se hausse
vateur nous aperçoive dans ses jumelles puissantes et
nous signale par téléphone aux batteries lourdes,
nous serons vite
Nous
«
arrosés
attendons...
sommes sous Soupe. Repos. Dans
après nous
vers les
».
Le danger
passe...
Une heure
bois.
l'après-midi nous partons
tranchées de première
ligne, l'un derrière
l'autre, en une interminable colonne. Les obus tombent à nos côtés en cassant des branches. Nos pièces tirent près de nous sans que nous puissions
Nous arrivons au front. La relève s'opère à moins de deux cents mètres de l'ennemi. La forêt est épaisse. Nous nous terrons dans la tranchée,
les voir.
étroit sillon
de quatre-vingts centimètres ouvert dans
le sol pierreux..,
l'attaque de nuit Il
est
neuf heures.
Une
nuit épaisse nous en-
toure et la lune ne paraîtra que dans une heure.
Les
cuisiniers, se glissant
nous ont apporté
que crus
le riz
et le café, le
«
se chauffant les doigts
dans
les
ténèbres
du
bois,
au
gras, les biftecks pres-
jus
»
qu'on aime à boire en
aux parois du quart.
Les
AU BOIS DES CHEVALIERS
69
sentinelles sont à leur poste, derrière les arbres.
Un homme le
sur deux veille dans la tranchée sous
couvert du toit de
Quelques corvées che-
feuilles.
minent avec précaution sans
faire
craquer
les
bran-
ches mortes.
Tout veiller ((
le
est
calme
comme
nos ennemis doivent attendre et
;
nous.
La
Essaye de dormir,
tour de
nuit sera paisible.
m'a
dit Rigollet
;
le
dont
au fond de
et je m'assieds
genoux au menton,
chée, les
au bras
veille
»
c'est
la tran-
sac au dos, le fusil
droit.
Presque aussitôt,
je m'assoupis. Voilà plus
de
vingt-quatre heures que pareille aubaine ne m'est advenue... Les délicats prétendront qu'il est inconfortable de dormir recroquevillé en
momie
péru-
\denne, qu'il est gênant de sentir les cartouchières
gonflées vous entrer dans les cuisses... mais ne les
croyez pas, car rien à la
g^iierre
ne vaut un
somme
à l'abri...
On m'a
touché
penche vers moi l'ennemi:
a
Mon
le bras.
et
me
dit
Je m'éveille. Rigollet se
en étendant
vieux, ça grouille par
Un, deux craquements frappent
mon
la
main vers
là. »
J'écoute.
oreille affinée
par la vie sylvestre. Est-ce un lièvre qui passe ou des branches qui tombent il
fait aussi noir
rien à
?
que dans un
deux mètres
:
J'essaye de voir, mais four.
On
ne distingue
nous n'avons débroussaille
CROIRE
70
devant nos tranchées que jusqu'à trente mètres plus loin, c'est la forêt et veilleur
;
je
me
réinstalle
;
le fourré.
ferme
je
et,
Je rassure le
l'œil
;
je
m'as-
soupis...
—
Nouvel appel.
«
Je te dis qu'ça grouille
qu'ils
préparent quelque
tends
?...
V'ià
de baïonnette,
un »
chose...
Tiens...
flingue qu'a touché
— Ah
!
mais
il
!
Sûr
T'en-
une poignée
a raison,
le
camarade
Cette fois je perçois un faible grouillement dans
l'ombre redoutable. C'est
comme un immense
vague murmure anonyme, bottes sur
ments de
le sol,
feuilles,
fait
et
de frôlements de
de frôlements de coudes, de
frôle-
de frôlements de drap, de petits
chocs d'armes, de mots étouffés, des respirations contenues, d'ordres donnés d'une voix ouatée... « Il
y a quelque
chef
chose, dis- je à RigoUet. Réveille le
».
*
«
Clac...
»
un coup de Lebel
éclate assez loin sur
notre gauche et résonne sous les arbres.
nos sentinelles a vu.
—
« Clac... Clac... »
détonations de Lebel toujours à gauche. silence
et
déclenche. rentrent
;
brusquement une
La gauche
terrible
est attaquée.
Une de
Nouvelles
— Un long
fusillade
se
Les sentinelles
chacun saute à son poste de combat. Le
sergent-major qui
commande
notre tranchée donne
AU BOIS DES CHEVALIERS
7I
Le
l'ordre de vérifier Tapprovisionnement.
tement du
tir et la
crépi-
lueur des salves se rapprochent
de plus en plus à gauche,
comme une rampe
de gaz
qu'on allume. La fusillade commence à droite. L'artillerie s'en
mêle. Les obus passent en rafales
au-
dessus de nos têtes et éclatent à cent mètres de
bombes
nous. Fusées,
éclairantes.
La
nuit est plus
dense que jamais. Herbin et moi nous échangeons nos impressions
mable
me
:
«
:
je lui dis sur le
Charmante
soirée, chère
cœur, j'en
tirais
la soudaineté, l'inconnu
de nuit
me
:
«
»).
—
Il
Penses-
? »
Jusqu'alors je n'avais pas eu peur
mon
plus ai-
le
madame
répond par cette insidieuse question
tu qu'on aura la guerre
de
ton
et,
dans
le
fond
quelque suffisance. Mais
redoutable de cette attaque
surprennent. Se battre
le jour,
même
contre un ennemi qu'on ne voit pas, est aisément
supportable
mais
;
il
faut une rare maîtrise de ses
pour attendre de sang-froid, dans
la nuit to-
un ennemi dont on ignore et la nombre et l'emplacement. Sont-ils dans
force et le
nerfs tale,
chées
peut
?
le dire
notre seul les
?
fi]
buissons
leurs tran-
— Oui — Vont-ils surgir brusquement contre
Sont-ils à vingt mètres
de ?
fer,
ou à cent
?
ou rampent-ils encore derrière
Attaquent-ils de front, de face, ou
essayeront-ils de nous tourner par la gauche
?
La
gauche tiendra-t-elle ou serons-nous pris à revers
?
CROIRE
72
— Ces questions pendant que
ensemble à
l'es-
vent d'angoisse passe sur nous
les balles sifflent
que
dain, bien
se posent toutes
Un
prit inquiet.
mon
à nos oreilles et sou-
cerv^eau soit resté très lucide et
relativement calme, bien que, froidement, je calcule l'échec presque certain de cette attaque,
mes
nerfs
mon corps vaincu, mes dents mes jambes, mon torse, mes bras, mes
trop tendus secouent claquent,
mains, mes doigts tremblent d'un long tremble-
ment
régulier
;
ma
à bout de
ma
volonté concentrée ne peut venir
carcasse rebelle,
nant de cartouches
le
et,
magasin de
en approvision-
mon
fusil,
j
'enraye
l'arme.
C'est trop bête!... Je vais
sarmé en pleine attaque
peau sans
donc
me
trouver dé-
et ces brutes
auront
ma
Le choc de ce danger suprême,
bataille!...
l'imminence du ridicule réussissent là où toute
ma
volonté tendue s'était affaissée, impuissante. Les
ondes nerveuses qui secouaient d'un coup désenraye get
;
;
mon
fusil
l'auget bondit
la cartouche Il était
dans
;
le
temps...
mand monte
mon
en trente secondes ;
corps cessent
ma main
sûre
dans
l'au-
la cartouche saute
la culasse mobile, hbérée, lance
canon, et j'épaule...
Le son rauque du clairon alleon entend des cris, des
jusqu'à nous
;
appels, des bruits de pas lourds noyés dans le déchi-
.
AU BOIS DES CHEVALIERS rement de notre feu de touches
Feu de
!...»«
à volonté
!...
»
sée
;
les
Ils sont
trois car-
—
Feu devant moi
!...
canons des
»
«
fusils
sont
lourd et chaud de poudre explo-
et je tire encore, pris
;
ma
de rage contre
Feu de
et je tire avec frénésie,
l'air est
;
«
huit cartouches
au jugé, sans rien voir brûlants
salve...
73
d'une sorte d'ivresse et
faiblesse de tout à l'heure...
tombés ou ont
La lune
peu
s'est éteinte.
gne
le ciel et la terre.
fui.
La
fusillade
peu à
se lève lentement et bai-
Un
silence de
mort pèse sur
Un
vent peureux agite
les feuilles blanches, argentées
ou noir d'encre. La
la forêt glacée
lente
de lumière.
clarté froide
jusqu'au
sol,
vernit les troncs humides de rosée,
glisse insensiblement
que
l'astre
Sac au
coule de branche en branche
au fond de
la
tranchée tandis
monte.
dos,_ appuyé contre le
bord de
la fosse, les
mains jointes sur la grenadière du fusil, le menton appuyé sur les mains, j'attends l'attaque prochaine. Mes yeux machinalement regardent devant eux et s'étonnent des points
hauteur de les
lumineux qui tachent à
ma poitrine l'ombre du remblai... Des bal-
ont traversé ce rempart humide, y ont creusé de
petits tunnels et la clarté lunaire orciulaire sur l'écran
sombre de
découpe leur forme la terre tassée
CROIRE
74
Mes yeux s'hypnotisent sur
Comme
coupure
la
ces taches claires.
Par quel miracle
est nette.
mon pauvre
échappé tandis que Rigollet,
ai -je
voisin, gît
tempe trouée ? Et mon esprit s'égare au gré de ces points lumineux qui l'entraînent. Les associala
s'organisent involontairement
tions d'idées
souvenirs s'accrochent
de
livres,
revenant de
je
;
me
la classe, le sac
m'attardant à forer des tunnels dans sable de la rue.
La
Mon
plumier était
ma
compact
pluie en rendant le sable
;
les
revois enfant, porteur
au dos, les tas
et
de
perforatrice.
faciUtait
mon
jeu sur les trottoirs luisants.
Mes yeux, à rôder dans
le
rêve de
ma
jeunesse,
ont oubhé la lumière coupante de cette lune de Lorraine. Je ne vois plus, mais par
doublement mes
un étrange dé-
oreilles veillent attentives.
Harassés, les voisins s'endorment debout, les mains sur
crispées
le
demi coupée par souffle d'air
dans
fusil.
L'un respire longuement
murmure un mot, un nom
l'autre
le
;
les balles
;
quelques grains de sable s'éboulent
une chaînette de gala tranchée une un genou d'arthritique craque
capote frôle la terre
;
;
;
une plainte étouffée de blessé
traîne basse et douloureuse est et
si
que
;
le silence
grand que sa vibration je
;
une branche à
craque et tombe sous un
fond de
melle tinte
;
entre temps
empht mon
m'imagine entendre ghsser
oreille
la lune sur les
AU BOIS DES CHEVALIERS Tout paraît mort après
feuilles...
75
l'effroyable va-
carme. Je tombe à l'engourdissement, au sommeil, à
quand soudain, dans ce silence écrasant un chant triomphal. Un rossignol,
l'oubli...
et glacé, éclate
au-dessus de nos têtes, lance ses gorge.
Elles
montent
à pleine
trilles
descendent, chaudes et
et
prenantes, invraisemblables en ce Heu, à cette heure.
Des hommes -yeux noyés,
comme eux
tressaillent, se dressent,
ouvrent leurs
tandis qu'ahuri
écoutent, stupides,
par cette fantastique sérénade,
puis que leur dire à voix basse
:
« Il
est fou
je
ne
».
EN SENTINELLE i^r ociobre.
—
Debout Voici mon heure de garde. Je sors lentement de la tranchée et rampe vers l'arbre où !
Coutellier m'attend. J'approche sans bruit.
chêne
— —
A
voix
nous parlons un instant dans l'ombre du
basse, :
Rien de neuf
Non mais ;
ils
leurs précautions,
?
travaillent toujours, car, malgré
on entend
le
choc des pioches'
sur les cailloux. J'écout*^.
t ils
Le bruit des
pics frappe
mon
oreille
:
doivent amorcer une sape.
—
On
a donné du
cric,
dis- je
à Coutellier,
le
CROIRE
76
mon
dans
tien est
demanderas à
quart, tu le
Moulin.
Nous nous
comme
main
serrons la
venu
je suis
;
et s'efface
il
part en rampant
dans
les feuilles et la
Je reste seul. Brève inspection circulaire... La nuit est sombre.
nuit...
Bien que
yeux
les
soient faits au guet dans l'ombre,
on voit mal. Le bois descend devant moi en pente douce.
Une
reillc...
Tiens
encore l'œil servira moins que To-
fois !
le
ont assez pour ce
bruit des pioches cesse soir...
Le
longues minutes passent.
nue a
la sentinelle
:
A nouveau,
froid...
ils
Une toux brève
en
De
et conte-
amortie, entre les phalanges d'une main
filtre,
pmdente
;
silence est complet...
allemande qui
le silence
me
fait face
règne.
Heure merveilleuse... Les sensations que j'éprouve sont d'une richesse et d'une force intraduisibles. Je ne suis qu'un « homme », donc une pauvre d'un organisme immense, qui, peut-être,
cellule
dans l'instant d'après, sera morte. viendra bientôt prendre
étendu au pied du chêne, vieux le
!
gêne,
»
ma il
dira seulement
et pensera à autre chose.
il
le
sa faction,
Un camarade s'il me voit
place, et
:
«
Pauvre
Que m.on
corps
poussera un peu de côté et continuera
comme
occurence. Mais
si
j'ai fait
je
moi-même en
pareille
ne compte pas plus qu'une
goutte d'eau dans cette mer d'hommes dent les
AU BOIS DES CHEVALIERS
77
vagues déferlent et se brisent l'une Tautre, je sens cependant de toute
humaine de
mon âme
ma tâche nocturne...
Je suis
pcâtrineque l'ennemi trouvera devant Derrière moi, comptant sur moi,
sommeillent
;
res-
grandeur sur-
la
la
première
lui s'il
avance.
mes camarades
comptant sur nous,
derrière eux,
les
troupes de seconde ligne reposent dans les bois aerrière elles,
tent
le
comptant sur
calme des granges
;
elles, les
plus loin encore, des réles nuits pré-
giments sont au repos qui veillèrent cédentes,
et,
par delà
1' «
arrière
»,
par delà la zone
ardente des armées, toute la France dort. Dans bois de la
qui garde «
grâce
»
Marche de Lorraine, le sol,
je souris, j'ai le
de
l'esprit,
par une
le
je suis la sentinelle
qui garde ses frères
spéciale,
;
réserves goû-
;
mais par une
illusion délicieuse et
dont
sentiment d'être la pointe extrême
l'avant-garde de l'antique, tenace et
féconde vie latine qui, voilà deux mille ans, pénétra les âmes et la terre pour lesquelles Pendant une heure, je vais être la première âme française que la machine à penser allemande trouvera devant elle. Derrière moi, comptant sur moi, mes élèves que j 'ai formés, mes
profondément je
me
bats...
amis qui pensent, sentent, croient, espèrent
comme
moi, et derrière eux, comptant sur nous, la foule
pensive et lointaine de tous
les
grands morts qui,
par leurs œuvres et leurs actes, pétrirent nos yeux
CRoiîœ
yB
et nos oreilles, modelèrent notre goût, notre cœur.
Un
notre esprit...
souffle de vent s'élève et passe;
ks branches s'agitent faiblement un léger froissement trouble le silence des feuilles tombent, et ;
;
minute à minute l'heure tissée
s'effeuille,
heure précieuse
de grandeur et d'orgueil, heure de
joie totale,
noble et puissante.
Des coups de feu J'entends un long
cri.
On
éclatent...
tire sur nous.
J'apprendrai en rentrant que,
par hasard, Thévenier a leçu une balle dans tre
I]
toute
le
ven-
va souffrir et crier jusqu'au jour. Je concentre
ma
force d'attention sur la zone ennemie.
Etrange contradiction. Voilà des gens dont tout
me
sépare,
nous tuent
eux
et
que et
je hais,
que
non seulement parce
je les tue,
moi, je sens un abîme moral et la masse
énorme
du
et pesante
passé.
Leur bnjtalité
leur grossièreté de parvenus prit
que
venir
que
je
me
j'ai
qu'ils
mais parce que. entre
connais
si
bien
Le sou-
font horreur.
revient de ce carnet de contrôle prussien
trouvé quand
de notre
me
foncière,
leur insolence d'es-
vieille
cette liste
j'étais
enfant dans
maison. Que de
fois j'ai
de noms calligraphiés par
le
grenier
parcouru
le feldwebel.
Je connaissais
l'âge, la classe, les enfants, la reli-
gion, la ville, le
numéro du
de tous ces
a
Otto
»
Aujourd'hui, leurs
fusil
de tous ces
«
Karl
»,
qui s'étaient installés chsz nous. fils
sont revenus plus violents
AU BOIS DES CHEVALIERS
Peut-être, parmi ceux qui sont
et plus sauvages.
terrés là-bas,
79
s'en troiive-t
qui arhevèrent tel
il
d'entre nous à coups de talon, qui brûlèrent des villes
de Belgique et de France toutes peuplées pour
moi de souvenirs aimés, qui brûlèrent où vécut
mon
Comme
je jouais enfant...
mon
où mourut
père,
dans
maison
la
grand -père, où de la lutte
l'ivresse
je les tuera.is
avec une âpre volupté... Mais à cette
minute, dans
le
calme de cette nuit d'automne,
j'ai
l'impression de les haïr moins violemment qu'au
moment de à
mon
qu'ils
leur ruée d'août. Cette idée s'impose
esprit qu'ils vivent la
supportent
les
mêmes
même
souffrances, qu'ils sont
comme
braves, que la mort les guette
chacun de nous role
du Christ
et qu'à plus
ne savent pas ce quotidienne
souffert
;
qu'ils font.
»
quoi qu'on en
finit,
visibles liens
elle
d'un s'applique
«Pardonnez-leur,
:
que moi,
vie
guette la
pa-
mon
Dieu! car
Une
vie parallèle
dise,
ils
par créer d'in-
on en veut moins à l'homme qui a
comme
vous, en
même temps que
lorsqu'on se sent plus grand et meilleur que
vous, lui...
Un bruit léger; des
feuilles s'écartent: c'est larelève;
l'heure s'achève
heure sereine et sublime, heure
;
précieuse, tissée d'orgueil et de pitié.
LA CORVÉE DE CARTOUCHES Les hommes ont
tiré
comme
des fous
:
certains
CROIRE
80
énergumènes
deux cents
brûlé
cartouches
quarts d'heure. On a téléphoné du P. C. combat engagé pour demander des munitions
en
trois
dès
le
elles
ont
;
sont arrivées
—
dant aux cartouches
«
:
!...
Quatre hommes
et l'adju-
»
Je rôde un temps au bord des tranchées en quête d'un sac à distribution. Recherches vames. J'en
remarque un enfin sur
comme
le
dos d'un
«
type
»
qui en use
— Prête-le— Jamais. — — Comment
d'une pèlerine-couverture.
«
aux cartouches ? Des fois !... Je te le rendrai. veux-tu que je ramène mes deux mille cartouches moi pour
aller
—
—
Tiens
promis.
On
;
prends-le
;
mais rapporte-le.
—
?
C'est
»
On
se rassemble.
part, Il est
demie. La lune cachée par
les
une heure
nuages
et
fait la forêt
plus dense et lugubre. L'ombre nous enveloppe
étroitement que nous voyons à peine
nos pieds foulent.
Il
monte vers
la
le
si
chemin que
Tranchée de Ga-
lonné, en pente douce, à travers la masse des arbres et
du
silence.
Soudain des balles et derrière
Dans
sifflent et passent, régulières,
nous éclate
la voix
d'une mitrailleuse.
toute sa longueur maintenant, à environ
un
AU BOIS DES CHEVALIERS mètre du
sol, la
route est balayée par des balles qui
avec une régularité machinale,
filent
Sans souci de savoir
non sur «
8l
le
chemin,
Halte-là
!...
si
elles
des
aveugle...
hommes marchent ou
passent, elles passent...
qui- vive
?...
»,
dit
une voix étouf-
—
« France !... io6... » On nous monte du sol. reconnaît (i). Nous repartons. Nous hâtons le pas. Nous marchons longtemps. Nous tournons à gauche... C'est la lisière du bois... On entend des
fée qui
voix basses,
le
bruit de l'air dans les naseaux d'un
cheval... Voici le
d'infanterie
parlent
;
fourgon de la section de munitions
l'adjudant et
un instant
et,
trousses, les sacs, les
le
maréchal des
dans l'obscurité,
mains
le
logis
papier des
et les figures plus claires
font des taches diffuses. *
Un homme
se charge des fusils, les autres
du
de cartouches, et nous revenons sur nos pas,
tas len-
tement, courbés sous notre lourde charge...
De
nouvelles mitrailleuses s'allument de l'autre côté
du ravin et balayent le chemin, au hasard... Que faire ?.., S'abriter ?... Mais les camarades attendent (1)
les
cartouches...
L'avemt-veille
les
répondant au
« qui-vive »
ne
!
tirez
pas
!
»
Quitter la route pour
Allemands ont des sentinelles
tenté :
«
une
surprise,
en
Relève du 106, 132,
CROIRE
8a le
bois
?...
Pour
Se hâter
gue...
Une
s'y perdre et décupler notre fati-
A
?...
quoi bon...
me
voix alors s'élève en moi et
calme ;^î^ as
été pesé...
Quelque
tu ne changeras pas ton
dit
Je ne
du
cœur...
»
fasses,
Cherche plutôt à
sort...
aux batte-
atteindre au rythme de l'âme paisible,
ments isochrones
Sois
«
:
que tu
effort
—
Tu
«
as été pesé...
»
sais quelle bizarre association d'idées a fait
renaître en
mon
de l'Ancien Testa-
esprit la phrase
ment, mais j'en perçois profondément redis à
moi-même
«
:
Sois calme.
leurs avancerais-je plus vite
?
le
me
Si je
sens et
Pourquoi
»
vrai la balle qui allait passer devant
me
d'ail-
hâte, je rece-
moi
si
;
je
m'attarde, je recevrai celle qui serait passée derrière «
moi et, de toute
façon, je m'épuiserai plus tôt...
Sois calme et sans crainte... Pourquoi tremblerais-
tu
?
La peur
te prendrait ta force...
toi à ignorer le
danger dans
Accoutume-
mesure où
la
n'est
il
pas souhaitable que tu agisses autrement. Le vrai soldat est celui qui s'abrite le inutile,
qui s'abrite
ment le hommes, ;
le
mieux quand
moins quand
vrai chef est celui qui et le
moins suivant
il
il
est
se doit totale-
ménage
la nécessité.
le
plus ses
—
Sache
attendre. Sache encore oublier à propos la guerre
où tu
vis
;
sache l'appliquer à la
«
révélation
»
de
ton âme... Quoique tu fasses, ton sang va battre un
peu plus vite durant ta promenade nocturne
et ces
AU BOIS DES CHEVALIERS
83
minutes qui s'écoulent et dont chacune
toi.
mortel, les complaisances et les illusions
souffle
s'envolent
on voit net quand on va mourir.
;
Nous sommes chée de Gérard. touches
Un Un
in-
Chaque balle qui t'effleure t'ésur toi-même et te montre ta voie, car, à son
finiment pour claire
est peut-
de ton existence sont précieuses
être la dernière
Elles
».
!...
silence
«
:
arrivés enfin
—
Mon
«
Mon
au bord de
»
la tran-
capitaine, voilà les car-
tombent lourdement sur capitaine
le sol.
Les cartouches
!...
!
»
grognement monte du trou sombre. Une bougie
s'allume au creux de la ghitoune qu'une main sortie de l'ombre pose à terre, la tête
s'estompe à fleur du
une
coupe net
balle
J'ai
rendu
«
la bougie...
Juron
sac à distributions
ma
de Gérard
bondissant de la nuit,
tranchée
..
»
et rires...
à son proprié-
Les sentinelles
Quelques hommes écrasés de fatigue
^eillent...
dorment
le
regagné
taire et ai
sol... et,
tassés...
Le
bois est noir, mais
du
côté de
l'ennemi, derrière la haute colline, une pâle lueur
frange l'horizon et monte imperceptiblement vers le
zénith
;
la nuit faiblit,
le ciel et la terre
grandeur, et
mais reste toujours belle;
sont d'une indicible et funèbre
mon âme, déjà
purifiée par les épreuves
CROIRE
84 de
la nuit, attendrie
par la splendeur du jour qu'elle
comme
pressent, s'ennoblit, s'élargit, et s'élève
toute la nature entrait en
si
elle.
LA TOMBE Nous venons
Sa tombe
d'enterrer Thévenier.
a été creusée un peu en arrière de la tranchée.
Un
tas de terre, la croix de bois, la signaleront quelque
temps à
la
vue des hommes
l'humble croix pourrira,
mon
pera et
le
;
puis
le sol se tassera,
pauvre ami se perdra dans
anonyme innombrable des
«
morts pour
Hier encore nous devisions dans lencieuse. C'était
un
une
lire
lui disait
que
toi
;
où
lettre
la
et
son
troupe
la tranchée
».
si-
un exact
petit. Il venait
de
malheureuse qui l'aimait
son angoisse et ses larmes
:
«
...Je n'ai
garde-toi pour nous qui t'attendons... Paul
embrasse son papa
et
demande quand
apporter un casque de Prussien...
Thévenier
assis sur
yeux humides de penser là...
s'estom-
la
la patrie
esprit simple et droit,
employé aimant sa femme
me
même
souvenir
:
«
viendra
lui
son sac tournait vers moi ses
Mon
vieux, ça
qu'ils souffrent
Pauvre
il
»
me
fout le cafard
parce que je ne suis pas
gosse, je ne le ferai plus jamais sauter
mes genoux, et quant à elle, elle pourra bientôt signer « Veuve Thévenier ». Mais non Mais non Tu te bourres le crâne... Je t'ai dit cent fois sur
!
!
AU BOIS DES CHEVALIERS que
nous
sommes sés, si
ensemble,
comme nous
Nous serons boueux,
amaigris, bles-
reviendrions
partis.
85
tu y tiens nos barbes hirsutes, nos longs che;
veux nous défigureront
même
sera tout de
et
mais ta femme t'embras-
;
ton gosse s'écriera en fourra-
geant dans ta tignasse, sans crainte des poux
:
«
Tiens
papa. T'étais donc dans un vrai régiment de poilus ?»
— C'est
un peu navré il
«
idiot,
et,
mais
il
a souri d'un bon sourire
comme pour me
faut que je l'amène à
achever de
Personne ne m'écrit, à moi
Humble
le
sauver,
plaindre, je lui dis
:
(i).
»
scène de tranchée, mais scène étemelle
qui, depuis des milliers d'années, s'est répétée des
millions de
fois...
Fallait-il
donc que
je
vinsse
échouer dans ces fossés boueux pour comprendre la vérité, l'inaltérable
des sentiments est
s'impose à geoise taire
beauté de l'IUade
que
telle
le
ma mémoire. La lettre
amoureuse
?
L'identité
souvenir homérique
de la pauvre bour-
qu'une traduction involon-
n'est
du discours d'Andromaque à Hector lorsqu'il les murs de la ville assiégée...
va combattre sous «
Daimonié
me
phtisei se to son menos...
revient par bribes
:
«
Garde-toi,
crains le divin Achille, crains les
(1) lettre
Le hasard mon
depuis
a
fait
»
Le texte
ô Hector et
Achéens impé-
qu'à cette date je n'ai pas encore reçu de
arrivée au front.
CROIRE
86 tueux.
Que deviendrais- je
si
tu meurs
Que devien-
?
dra ce petit enfant qui dort, une goutte de lèvres
Que
?
pour moi à
mon frère
deviendrais-]* e
la fois
et plus
mon
malheureuse
ma mère
père et
encore
»
..
Astyanax pleure
que
aux
;
vénérée, et
et je vois le geste
tor enlevant dans ses bras l'enfant la nourrice.
lait
car tu es
lui
d'Hec-
présente
et s'effraye et le héros
le console...
Ce soirquand nous eûmes l'humble héros mort
la
mon cœnr m'emporta nue dont
ment
le
vers la jeune
femme
j'avais lu la lettre douloureuse
me monta aux
tombe de
jeté sur la
dernière pelletée de terre
;
incon-
une prièie
lèvres à laquelle se mêlait obstiné-
souvenir des mères grecques: «Pourquoi es-
tu mort, toi qui étais pour moi
mère vénérée,
et
mon
frère, et
mon
père, et
plus encore
ma
?... »
LA PLUIE Pluie, boue, froid, insomnie,
ment,
faim
et soif, isole-
nos ennemis rangés par
balle, obus, voilà
ordre de valeur décroissante.
La
pluie, sournoise et lentem.ent cruelle,
che. Je la sens rôder
dans
ges traîne sur la forêt
l'air ;
on
:
appro-
sa robe grise de nua-
dirait qu'elle hésite,
cherche une place où se poser, joue avec nos craintes.
Un
grand silence
;
un
léger tintement
;
c'est, elle
qui tombe... J'entends son premier bruissement net
AU BOIS DES CHEVALIERS
Sy
sur les feuilles des arbres, sur les feuilles mortes, sur le toit
de branchages à demi séchés dont nous avons
recouvert nos tranchées... Elle tombe à petit bruit, régulière,
faussement timide, commxe versée d'une
lente inclinaison par
une main prudente... Cela ne
sera rien.
Une demi-heure cement, ni
les
plus tard.
— A petit
bruit, tena-
gouttes tombent. Elles ne sont ni plus
moins nombreuses que tout à
mais
l'heure,
le
bruit qu'elles font, en touchant terre, est moins sec, car elles
ont progressivement pénétré
les vives, amolli les feuilles
les feuil-
mortes, imbibé nos toits
de branches. Elles coulent en un long pleur
le
long
des troncs des arbres, avivent leurs couleurs, dé-
gagent
les verts et les noirs...
Après une heure.
mou
et plus large.
tôt sa
forme
tant par
;
— Maintenant La goutte
le
bruit est plus
qui tombe perd aussi-
bue à l'insque ses sœurs, peu à peu,
elle s'étale et disparaît,
le sol et les plantes,
ont mis en goût.
De temps
à autre une petite masse
d'eau ronde et brillante se détache d'une
tige,
choit
avec la lourdeur d'un plomb, et vient éclater sur
une
feuille.
Accroupis dans toit
le
fond de la tranchée, sous notre
jaune et vert, nous attendons. Les minutes
mouillées passent plus lentement
nous avons
la sensation
;
l'air est
lourd
;
de respirer avec plus de
CROIRE
88 peine
;
on
que
dirait
la forêt
gagne de volume
par un étrange enchantement, toutes
les
et que,
choses
sont en proie à une sorte de gonflement humide.
L'humidité espionne flotte dans le
l'air qu'elle
sature
;
drap de l'uniforme imprégné brin à brin lui cède
insensiblement
la
;
vapeur prépare l'attaque de
condense sous
pluie,
l'étoffe la
comme
corps, amollit les cuirs,
la
chaleur moite du elle
imprègne
la
terre.
— Nous sommes immobiles,
Après deux heures. inquiets.
Notre abri
résistera-t-il
goutte filtrant à travers sière le
de
mon
le « toit
?.
.
Une première
tombe sur
»
la vi-
képi et reste suspendue en partie sur
bord autre choc léger à l'épaule nouvelle goutte; ;
;
la capote «préparée» l'absorbe aussitôt.
redouble sous ble ; par
le bois,
Après
De
souffle et secoue les arbres
nous aspergent de gerbes rageuses.
trois heures.
la tranchée.
— Maintenant,
il
pleut dans
longs filets d'eau qui s'égrènent au
bas de leur course, des
branchages
est
presque trop
filtrent
en des points changeants
coupés... tard...
Défendons-nous...
Deux
Il
sacs de morts traî-
nent près de moi. Je m'asseois sur
l'un, j'ouvre
l'autre, je défais toutes ses courroies, l'étalé et
recouvre la tête et les épaules...
tombe
pluie
et c'est l'averse intermina-
moments le vent
ruisselants qui
La
toujours, monotone, sur les
m en
La même pluie hommes muets.
AU BOIS DES CHEVALIERS Des obus passent en dans
89
ou viennent éclater
sifflant
les arbres.
Je frissonne. Je sens comme un doigt froid sur ma chair. C'est l'eau qui pénètre. Je me croyais à 'abri tandis qu'elle ruisselait sur la toile
mais, sournoise,
elle
d'une mince courroie qui touchait à
par
là
du
sac,
venait se rassembler au bout
mon
dos. C'est
qu'elle a fait brèche. Capote, veste,
deux
chandails, la chemise, ont été traversés lentement,
par
traîtrise.
vaine...
Je suis vaincu
Jetons
le
:
sac inutile...
toute défense serait «
CoutelUer, Moulin,
sortons de la tranchée sans nous soucier des balles
démoHssons notre abri de rétablissons-le
feuilles
soHdement sur
Après quinze heures. glace l'eau dont nous
—
11
ses quatre supports...
pleut.
sommes
;
qui s'affaisse et
La
»
nuit froide
revêtus. Les étoffes
plaquent aux corps tremblants. Les dents se serrent.
Après vingt-quatre heures.
—
Il pleut.
La canon-
nade redouble. Je m'étends au fond de la tranchée les obus qui tombent sur ses bords éclatent dans
;
l'ombre humide et je m'amuse à suivre de l'œil l'éclaboussure visqueuse de leurs lueurs verdâtres.
Je m'endors. Il pleut. Une longue douleur à
la
jambe m'éveiUe. J'abaisse
l'eau. La tranchée Je n'est plus qu'un long fossé bourbeux « CouteUier,
la main...
suis
couché dans
:
Moulin...
Voici le jour.,. Prenons nos pelles, nos
CROIRE
90
pioches et travaillons
de notre
«
baignoire
»
».
Nous creusons au milieu
un trou profond où
l'eau vient
suivant la pente, et disparaît dans
.en
moins saturé. Nous piochons res,
dans l'eau jusqu'à mi-jambe, sous
toux rauques Après deux
le sous-sol
draguons deux heu-
et
la pluie...
Des
s'élèvent...
jours.
—
Il pleut.
LA BALLE 2 octobre.
Je m'ennuie. Les heures, aujourd'hui, s'attardent
en chemin. Pour occuper
mon
joue à écouter
pour
le bruit
J'allais écrire le c'est là le
de l'inaction énervante, pour
sortir
esprit,
«
«
sifflement
terme propre
quelque chose
faire
»,
je
des balles.
et
il
»
est
des balles, car enfin
entendu que
la balle
comme le cheval hennit, comme le Uon rugit, comme la chèvre bêle, comme la pie jacasse... Mais
siffle,
que
le
mot
est
pauvre Qu'il !
est pâle et
mesquin
et
rend mal l'extraordinaire richesse de la musique des balles. Je n'irai pas jusqu'à prétendre qu'il n'y
a pas deux balles qui chantent de mais les variations de distance, de de
stabilité,
tiles, les
»
de
même de
sorte,
calibre,
de direction, de groupement des projec-
variations atmosphériques, l'humidité, la
chaleur, le froid, le vent, lieu
la
vitesse,
la bataille, plaine
les variations
ou
du
«
mi-
colline, vallon, forêt,
AU BOIS DES CHEVALIERS clairière, les variations d'intensité
donnent une
qu'elles
gamme
QI
du feu sont
telles,
de sons aux combinai-
sons infinies.
La
balle part, passe et touche, et voilà cent ac-
cords différents.
Très vite, vous distinguez le son du Mannlicher du son du Lebel. La balle S part sèchement, sur un ton pointu le cri de la balle D est plus large, ;
Aux
plus grave, d'un écho plus nombreux. distances balle
dans
gnement
bruit
le
du coup de
l'air se
les
confondent
deux bruits
et le vent qui change, drit
ou renforce
Et
mais avec
;
se dissocient et s'altèrent
les sons.
;
sifflement
les
«
apparences
»
:
Claquement de nous
de la l'éloi-
emporte ou concentre, amoin-
note au hasard de l'heure
je
suivantes
courtes
fusil et le bruit
le
:
balles de Mannlicher tirées très près
bruit sec perce
du
projectile
..
le
On
tympan dirait
et
mange
le
d'un coup de
fouet lancé à toute volée par
un charretier robuste,
manieur d'une longue lanière
cinglante...
mèche du fouet blanche Tacquement tirant lier...
:
une mitrailleuse assez
coup par coup, lance son Je
crois entendre
on
«
une
lointaine,
tac-tac...
un moteur à
règle de bois qui frappe sur s'accélère et cette fois
Je vois la
assouplie, floconneuse...
table...
moud du
»
régu-
ratés,
une
Le rythme un
café dans
92
CROIRE
moulin à manivelle
;
les
grains bondissent afin
d'échapper à l'engrenage du broyeur et l'on n'a
pas pris soin de fermer le couvercle de cuivre arrondi.
Ecrasement
:
un
feu de salve éloigné une mitrail;
leuse tirant à la cadence de 400;
un
fracas dont
Des hommes vêtus d'un pantalon de velours à côtes, usé aux poches, le torse
l'écho s'allonge... flottant
nu
jettent sur les quais pavés de la Seine
et rougi,
les poutrelles d'acier et les
barres de fer qu'ils dé-
barquent des péniches. Elles tombent les autres
avec un fracas qui
Déchirement
:
les
unes sur
s'évase...
un feu de salve vient
d'être tiré
à notre gauche par la seconde section de la compagnie:
même
On
déchire des milhers de mètres de
instant
;
l'air
longe, par à coups,
Eclatement
comme
:
vibre et le
au gré des
tireurs attardés.
des petits obus au-dessus de nous
comme
au
Pourquoi ces balles éclatent -elles
au contact des arbres blés
toile,
déchirement se pro-
l'affirment
?
?
Est-ce
Sont-ce des balles explosi-"
mes
voisins
simple phénomène d'acoustique
?...
?
S'agit-il
On
d'un
a l'impres-
sion qu'il faut se garer des éclats.
Ronflement, vrombissement jectiles passe
de moteur lancé
:
un groupe de proles arbres...
Bruit
bruit métallique frôlant qui pro-
voque l'immédiate vision de l'eau.
:
à dix mètres dans
libellules volant sur
AU BOIS DES CHEVALIERS Bourdonnement bas, près
du
sol...
93
une salve ennemie passe plus
:
C'est
un passage
d'abeilles rapides
et bruyantes.
Sifflement
:
d'épaisses aiguilles à repriser percent
Les balles rasent
l'air...
Miaulement
«Djiaou... ou... ou... ou...
un ton d'abord
dulée sur
talus de la tranchée.
le
Djiaou...
«
:
».
ou...
ou...
Une longue
ou...
plainte
très aigu et qui
»
—
mo-
descend
en s'apaisant... en s'éloignant... Des balles bavaroises ont ricoché sur
les
troncs des arbres et chantent au
gré de leur déviation.
Bruissement
une nappe de balles lointaines pas-
:
sant de compagnie la vision
à
travers
les
feuilles
donne
immédiate de grands sapins sombres
tra-
versés par le vent...
Arrêtons
pour
le
les nerfs
jeu... :
Cette musique est mauvaise
elle est
trop éparse, trop perma-
nente, trop aiguë, mais elle a l'étrange vertu de se
presque
transposer nettes
:
instantanément
elle est riche, colorée,
imprévue
en
visions
et précieuse,
une heure.
puisqu'elle distrait
L INSOMNIE 2 octobre.
Dormir... cette joie
si
Quand rare
?
pourrai-je goûter pleinement
Aurai-je jamais imaginé, jadis.
CROIRE
^4
au cours de cile
ma
vie de civilisé, qu'il pût être
de s'étendre
de dormir paisiblement
et
Voilà.près d'un mois que je ne ni déchaussé
;
me
je
me
?
suis déshabillé,
deux
suis lavé
si diffi-
fois
:
dans une
fontaine et dans un ruisseau, près d'un cheval mort je n'ai
jamais approché d'un matelas
meillé à
deux ou
terre
ou dans
On
seule peut l'expier.
sou.
même
l'aubaine, le jour
se cache si
dans
pour dormir
et le
grand que
mort
harassé, on dort
Ici,
couché
ou
;
les arbres,
sommeil haché dont
le
midi ou
taillis,
le soir
dans
exceptionnel qu'on ait
;
on
les tran-
;
;
on dort instantanément,
automatiquement aussitôt allongé parce le droit
Dans une attaque
traints de
un quart
dans la boue on dort d'un dormeur paraît s'excuser par
une attitude craintive
mir.
la
on dort au hasard de
la nuit, à
dort sur les chemins, dans les chées,
nuits sur la
comme à la ville, affamé, on vole On dort debout, à genoux, assis,
d'heure en fraude,
accroupi et
mes autres
un crime
est parfois
un pain d'un
;
som-
la terre.
L'étrange état.
sommeil
j'ai
dans une grange, sur
trois reprises
la paille et j'ai passé toutes
;
qu'il est
ou l'occasion de dor-
récente nous avons été con-
nous coucher pour attendre qu'une accal-
mie du feu de l'adversaire nous permît de bondir à nouveau, mais après
trois
nous ronflaient déjà,
nez au
le
minutes sol,
tels
d'entre
car on dort sous
AU BOIS DES CHEVALIERS la fusillade
sous
les
comme dans le vent,
95
sous la pluie
Qu'elles sont rares ces nuits où
d'un sommeil lourd mir, sous
un
Ton peut
toit étanche, tandis
se saouler
Je voudrais dor-
et sans rêves.
que
foin épais,
Au
doux
;
et chaud.
début, l'insomnie exaspéra nos nerfs.
fûmes
douloureux,
violents,
irritables,
Maintenant,
enthousiastes.
comme débandés
sont
tombe dans du
la pluie
voudrais dormir vingt heures, inerte,
je
comme
bombes... Le silence seul réveille.
Nous
abattus,
nerfs trop tendus
les
nous glissons peu à peu
;
à une sorte d'état second qui tient du rêve, de la vie ralentie flexe,
;
nous agissons par habitude, par
par automatisme
;
ré-
la disciphne d'airain qui
nous courbe, l'obéissance passive nous deviennent aisées, car l'esprit est assoupi
peu est
comme on mène peu
actif,
vague, dont
dont les
la
;
on nous mène un
des enfants dont
le
cerveau
pensée flotte dans une brume
sensations, les paroles, les actes
n'ont trait qu'à l'organisme...
Nous ne sommes pas
des hallucinés, mais notre personnalité n'est plus entière
;
l'engourdissement du sommeil, au lieu
d'être restreint
aux heures nocturnes,
plus dilué, sur toute l'existence
;
s'est
étendu
une parcelle de
notre volonté s'éteint à chaque minute tuée par
poison lent de l'insomnie.
le
CROIRE
96
l'isolement 3 octobre.
Nous sommes séparés du monde. Nous sommes isolés dans le temps et dans l'espace. Nous menons une vie « en cercle ». La terre se borne pour nous aux bois que nous défendons, aux tranchées de première, de seconde, de troisième au village où nous cantonnons, aux chemins,
ligne,
aux
sentiers qui vont d'un point à l'autre.
de mois gère.
et
même
Qui dira
de semaine nous
si le
ou un dimanche
?
est
jour qui passe est
Au
surplus
savons et disons seulement
:
il
«
La notion
devenue étran-
un mercredi
importe peu. Nous
Voilà notre premier,
notre second jour d'avant-postes, de première,
seconde
ligne,
de repos.
de
»
Tous, plus ou moins, avons été arrachés à la vie régulière
du
civilisé.
D'un coup nous sommes passés
de l'extrême complication à l'extrême simphcité,
de l'extrême confort à l'extrême gêne, de l'extrême bien-être physique à l'extrême souffrance, de l'ex-
trême activité morale tissement de
Que de
et spirituelle à l'extrême anéan-
l'esprit.
fois n'a-t-on
pas conté l'aventure du sau-
vage transporté subitement en pleine vie parisienne
Hujon, Ouoloff, Bambara ou Thibétain réalisée
méthodiquement
et
?
:
Voici
en grand l'expérience
AU BOIS DES CHEVALIERS Des
inverse.
97
Parisiens, des bourgeois, des paysans,
des intellectuels, qui n'eurent jamais pour ainsi dire le souci de leur nourriture, de leur sommeil,
leur abri, des
du
fection
hommes
à la puissance de
travail, habitués
gent et au luxe superflu de
hommes dont beaucoup ne que les
les
gazons pelés
dimanches
brusquement
soirs
de
habitués à l'extrême per-
l'effort
l'ar-
physique, des
connaissaient des bois
et les papiers graisseux épars
de Vincennes à Boulogne, sont
ou cent mille ans en
rejetés à dix
arrière et doivent vivre
une vie d'hommes de
de pierre, mais sans posséder
l'âge
la richesse d'expérience
ni l'adaptation de l'ancêtre, ni sa force, ni ses sens. Ici, c'est
l'isolement presque absolu.
Le combat-
tant est loin de sa maison, loin de son pays. civilisée
correspond à un
de contacts entre
maximum
un isolement total. Nous més à savoir chaque matin ce qui ou dans
veille
nous
;
vie
notre vie syl-
les individus, et
vestre à
La
de relations,
étions accoutus'était
passé la
la nuit à vingt mille kilomètres
de
de Paris nous pouvions parler à nos amis de
Rome ou
de Londres, et nous ignorons maintenant
tout ce qui est hors du cadre de notre compagnie.
Dans un coin secret de la forêt primitive, à l'abri du vent, du froid, des fauves, des hommes, le préhistorique avait son foyer, sa
retrouvait chaque soir.
femme,
ses petits qu'il
Le soldat d'aujourd'hui a
CROIRE
çé perdu
les siens.
A
la longue,
il
s'habitue tant bien
que mal à cette existence vidée, mais au début de temps à autre par longues
le
la suite,
et
une douleur aux dents
ronge.
Que font-ils ? Que fait-elle ? » Et les muettes tragédies du doute se jouent un pli amer se dessine autour de certaines bouches « Que fait-elle ? » «
;
:
* * *
Les lettres sont nos seuls liens avec famille. Elles arrivent
le
pays
et la
au hasard, au bout d'une
se-
maine ou de deux mois; on les donne au bivouac: à l'arrière, le jour quand les rais de soleil traversent obliquement
la
fumée bleue des cuisines qui monte
droit entre les arbres, le soir
quand
les
flammes
rouges craquent, dansent, oscillent, filent et s'amincissent en
une fumée noire
et jaune, lisse et sinueuse.
Mais qu'elles sont rares La plupart doivent donnir !
oubliées,
Dieu
sait où, et,
pour moi,
je suis las d'es-
pérer, las d'attendre.
Coutellier a reçu
un
colis.
Je
me jette
sur les jour-
naux déchirés et froissés qui l'enveloppent. J'y lis que Péguy est mort. Je songe à notre amitié, aux heures de causerie vécues ensemble, à son j'aimais à instruire. Je vois
fils
que
brusquement s'allumer
AU BOIS DES CHEVALIERS ses
yeux
derrière son lorgnon
entends sa voix
;
9^
je vois
son front,
j'imagine ce qu'eût été notre pre*
;
mière rencontre, au retour, après
la victoire.
Et
il
est mort.
*
* *
Nous sommes non seulement
isolés
pays, de la famille, mais encore J'ignore tout de la guerre
du
du monde, du
reste de l'armée.
J'ignore l'armée à la-
quelle j'appartiens. J'ignore tout de
peu près tout de
beaucoup de
ma
mon
corps, à
ma
brigade,
division et de
régiment, de
mon
même de ma compagnie. Mon groupe c'est
mon
bataillon et
est l'escouade
par escouade que nous occupons et que nous
défendons
les
tranchées. Mais chacun de nous ne
qu'avec une dizaine, une vingtaine de
vit guère
camarades. Dans
les
gigantesques armées composées
de centaines de miUiers de soldats qui luttent dans ces bois,
l'homme
est aussi isolé
que jadis quand
marchait en bande autour d'un totem. Notre
il
iso-
lement paraît presque organisé.
On
à l'état de cellule guerrière et
l'impression d'une
j'ai
armée émiettée. Nous ne savons
nom du
général qui
nous a réduits
rien,
commande
pas
même
le
notre brigade..;
Qu'elles sont loin les armées d'autrefois où le chef
jouait
un
tel
rôle.
La nature
nouvelle de cette
guerre rend à l'individu toute sa valeur.
CROIRE
100 Isolés, laire.
nous continuons à mener notre vie circu-
Chez nos ennemis
le front, les
comme
chez nous, sur tout
régiments passent deux jours dans
les
deux jours au repos, deux jours en troisième ligne, deux jours en seconde ligne, deux tranchées,
deux jours au repos, en
jours dans les tranchées,
troisième ligne... Lorsque j'y songe, je ressens une
impression vraiment
«
infernale
».
Ces deux armées
qui se meuvent circulairement et tangentiellement
m'apparaissent
comme deux gigantesques machines
tuer, composées d'innombrables roues dentées
qui viennent régulièrement s'engrener les le
les
autres et broyer les corps. Celle dont
plus
fin, le
le
unes dans
métal sera
plus pur, celle dont on pourra
le
plus
organes usera la machine
longtemps remplacer
les
ennemie, et nous,
atomes du métal, nous nous
les
mouvement
sentons emportés par un irrésistible
dont nous n'entrevoyons pas la
fin
;
tout en mar-
chant nous détournons la tête pour suivre des yeux, entre les arbres, la longue théorie des heures pâles, lentes et voilées de crêpe
comme dans un manège, l'esprit s'endort
;
le
corps
dompté tourne
tandis qu'étourdi,
isolé,
bercé par l'éternelle attente.
l'attente «
une
Ils
nous laisseront donc crever
voix
douloureuse...
Le
ici
silence
!
»
soupire
enveloppe
AU BOIS DES CHEVALIERS
hommes
la tranchée, et les
semblent déjà
si las qu'ils
Devant eux
;
dans
la
boue sont
avec la
faire corps
terre.
pente du bois dévale vers
la
mystère hostile
affalés
lOI
le
derrière eux, c'est la foule infinie
des troncs sur lesquels les balles ricochent
au-des-
;
sus d'eux les feuilles encore nombreuses cachent le ciel
;
et tout à l'entour les buissons
denses dres-
sent leurs embuscades.
Au
fond de la tranchée brillent
balles tirées
pendant
la dernière
les douilles
attaque
;
des
des bouts
ficelle,
des morceaux de papier brun qui embal-
laient les
paquets de cartouches, des chiffons, des
de
boîtes de conserves vides gisent pêle-mêle.
morne
est
Le
silence
coupé de temps à autre par un bruit de
feuilles froissées, le craquement d'une branche
balle a fendue
boulement sur
et le
qu'une
qui se détache lentement,
l'é-
bord d'une tranchée ennemie très
proche de quelques pelletées de
terre.
Sur cette masse de m.isère plane une odeur écœurante
:
tout
s'37
mêle odeur de graillon, qui vient des :
bouthéons mal lavés, odeur de
cuir qui sort des équi-
pements, odeur de graisse qui vient des armes,
odeur de poudre, odeur de crasse, odeur de dyssenterie qui tourmente les
hommes
vingt fois par
jour et les vide jusqu'au sang, odeur de pourriture
fade qui sort des grands quartiers de
nous a Hvrés par morceaux de trente
bœuf qu'on
kilos,
à nous
CROIRE
102
qui ne pouvons pas faire de leu, odeur de chevaux crevés, odeur de feuilles vives et mortes et
humide, odeur du sang séché dont
et des
du
sol
cadavres jeunes
la terre est farcie.
Le grand menaces
:
silence qui
feu, mais, sous le bois
hommes
nous étreint
est lourd
de
Pas un coup de canon, pas un coup de de cent mille
la respiration
terrés qui se glissent, s'épient
s'enfouis-
sent travaillent bouches closes ou ne parlent qu'à
voix basse...
—
Cinq heures
'i
annonce Coutellier
!
;
nous ne
serons pas relevés aujourd'hui. Encore une journée pareille et la
— J'en
compagnie sera fraîche
ai
!
répond âprement Mikélidi
marre,
du fond de sa grande barbe jaune je ne tiens plus regarde mes mains qui tremblent... Ah! ils m'évacueront demain, et vivement le 18 rue Marbœui Ils attigent, les mecs du six-sept Y a pas, ;
;
I
—
ils
!
attigent
—
Ah
!
!...
le cent-six,
romaine pour jours le
il
s'y coller
même coup
!
est toujours
pour
On
bon comme
les autres... C'est
relève les antres
plus tôt, et nous on s'envoie
— Eh! c'tami, passe-mi — T'as toujours faim
du
erh'
î...
rabiot.
musette.
la
tou-
un jour
AU BOIS DES CHEVALIERS Le
IO3
silence retombe.
Langinier,
le
pour s'occuper, fignole
sergent,
son bout de tranchée, et avec trois pierres plates, se
ménage dans
le
Moulin, Garnier,
remblai une élégante meurtrière.
le « Chti-j\Ii
prostrés, attendent le fusil
Hergaland, muets,
»,
dans
Journaux,
les bras;
accroupi dans son trou essuyé ses lorgnons, les remet, les enlève, pose ses mains sur ses yeux, replace ses verres puis regarde
vant
C'est l'heure
La mais
le
mur de
terre, de-
sans un mot.
lui,
où
âmes vaincues désespèrent.
les
lutte contre la matière toute puissante déprime, la désillusion
d'une attente vaine achève...
N'avions-nous pas assez souffert pendant prescrits
?
Pourquoi prolonge-t-on
les jours
comme
à plaisir
notre présence dans ce bois maudit déjà gavé des corps des nôtres
Comme gris et
que
?
les arbres
la guerre
sont tristes dans ce demi-jour
nous semble vaine
!
Viendrons-
nous jamais à bout de ces réseaux de traîtres
travers de nos attaques
?
On
?
de
fer
Ferons-nous jamais taire
ces pièces formidables qui
obus
fils
qu'un ennemi fécond en ruses tend au
Nous sommes
nous
oublie...
lutter puisque tous la mort...
si
nous pilent sous leurs
peu de
Pourquoi ici
chose...
se plaindre
pourquoi
nous sommes marqués pour
N'y pensons
plus...
Ne pensons
pas.
CROIRE
104 Sauf
les
hommes
courage, écrasés d'ennui, les yeux au
ou vagues,
lis
tassés dans
dans leur misère boueuse,
terre s'isolent
la
tous
les guetteurs,
et sans
ou
sol,
clos,
attendent... * *
Un
Les heures passent... presque au
et
on
même moment,
se transmet l'ordre
Un à un
léger bruit de pas et de
à droite vers
fer -blanc s'élève
:
«
le
bout de
Défaites les bouthéons
hommes bougent
les
tranchée
la
de bouche en bouche, ».
l'un se soulève
;
;
l'autre déboucle les courroies de son sac et retire' le
«
bouteillon
comme on
)\
prononce. Coutellier
cherche son quart dans sa musette, et j'entends heurt du quart contre sa le
«
Chti-Mi
»
cuiller, et
;
grogne de satisfaction, sort son cou-
teau, l'ouvre et d'un geste large l'essuie
sur son pantalon jui ghsse à l'oreille
Mouhn,
le
des cartouches
Garnier,
;
:
doublement
Mikelidi secoue Hergaland et «
Grouille-toi, c'est la
qui
d'abord
soupe
s'attardaient,
î
»
;
se
;
quel spectacle sauvage offrent tous ces
hommes
tapis dans l'ombre de leur fosse, derrière
hâtent
les
gamelles posées à terre sur
le
bord de
la tranchée
leurs
pieds sont
et qui attendent leur pitance...
Les cuistots approchent, et
maintenant à
la
hauteur de nos yeux
porte un grand seau rempli de
riz
au
:
le
premier
gras, s'arrête
AU BOIS DES CHEVALIERS devant
plonge sa poche dans
les gamelles,
penche
se
et
IO5
donne à chacun sa part
;
le
seau,
second tient
le
une marmite pleine de « beefsteacks » demi-crus devant chaque groupe d'hommes, il la pose sur le sol, ;
y plonge
les
de viande
mains,
saisit
une poignée de morceaux
et les distribue...
comme
des cartes à
jouer; les soldats les attrapent au vol, les regardent,
retournent, lorgnent la part de leur voisin, mur-
les
murent, et
Y
plus hardis
a pas de rab' ce soir
Le «
les
riz
Chti-mi
dents et
?.
demandent
;(
C'est tout
»
poisseux est froid, la viande est dure »
qui n'a pu la couper
tire
?
3^
mord
;
le
à pleines
sur son morceau de toutes les forces
de sa rude poigne.
La
nuit est venue. Les cuistots, les
corvée sont partis vers l'arrière fini
de manger, nettoient leur
«
;
hommes de
ceux qui ont
bouteillon
»
d'un
morceau de pain qu'ils jettent, replacent la gamelle et
son couvercle et remontent leur sac
;
j'entends
dans l'ombre un heureux qui croque du chocolat
;
un
homme sur trois veille dans la tranchée et observe
la
masse confuse du
feuillage
;
les sentinelles
sont
à leur poste, en avant, derrière les arbres, et se relè-
vent d'heure en heure.
Le
froid tombe...
En
.
hâte je prends dans
mon sac
CROIRE
I06 chandail de réserve
le
et j'enlève
me
et
ma
va justement
je
me
déséquipe,
paré
«
étendus dans
ceinturon avec une
l'impression que l'ennemi
pour attaquer ces secondes
de nouveau
c'est
et moi,
j'ai
choisir
ne suis pas
je
Et
mon
rhabille et reboucle
incroyable vitesse, car
où
d'un coup
;
capote, j'eniile le vêtement de laine,
le
».
grand
le
Couteilier
silence.
fond de notre trou, sommes
serrés l'un contre l'autre.
A
deux
pas, Garnier, les
épaules enfouies sous un grand sac à distribution,
tremble de froid est
en sentinelle,
puis c'est le vide noir... Mikelidi
;
le «
Chti-mi
»
Moulin sont à
et
corvée de cartouches, Hergaland doit Couteilier et
que
me
je
moi parlons paisiblement
connais,
quincaillier.
me
Tu ne
sais
il
y a
mais
«La
quincaillerie
!,..
je l'aime...
La
y a
aussi la
caillerie, vois-tu,
moyenne
touche à
Depuis
mon métier On dit tou-
quincaillerie!...»
Mais
ya
la petite,
et la grosse...
La quin-
quincaillerie et quincaillerie... Il il
«
:
toujours voulu être
pas combien
comxme
est passionnant, et
jours:
dit-il, j'ai
la
veiller...
tout...
On
n'imagine pas
ce qu'il faut savoir pour être quincaillier...
jour on apprend une chose nouvelle...
A
Chaque
Paris, les
grandes maisons sont spéciaUsées, mais en province,
on doit tout tenir
;
alors le
mieux
est
de faire son
apprentissage à Paris en passant six mois dans une
grande boîte
et six
mois dans une
autre...
Après des
AU BOIS DES CHEVALIERS années, on est au point
un
;
alors
fond... Moi, vois-tu, je
sons, mais à la paix...
Une grande et coule sur
clarté.
IO7
on crée ou on achète
ne retournerai pas à Sois-
»
Un
tonnerre.
nous des bords de
éclats filent en ronflant
dans
La
terre tremble
la tranchée
;
des
coupent des
l'air,
branches, heurtent des troncs, piaulent, chantent
au gré de leur forme, de leur tance
;
des cailloux retombent
vitesse, ;
de leur
dis-
nous entendons un
pas de course et une forme sombre s'abat dans notre
par
fosse...
la rafale
Les quelques
hommes
surpris dehors
d'obus se jettent au hasard dans
le
premier abri venu... Bruits lointains de départ, sifflements,
explo-
sions, tourbillonnement des éclats et des balles se
mêlent dans
l'air
nocturne.
D'immenses lueurs
vertes nées au bord de notre tranchée montent
obliquement à travers
nous plaque contre
la
nuit,
terre. J'ai
et
leur
pelle-pioche sur
ma
croupis,
tortue avec nos sacs,
faisant
nuque. Courbés sur
vailler
le
Coutelher
capitaine qui, dès son arrivée,
quarante d'entre nous pour
ma
le sol, ac-
Garnier et moi, attendons la fin du péril et à Gérard,
souffle
mis sac au dos et
je
pense
fit
lui creuser
tra-
un
abri profond et confortable... 77, 105 fusants, gros
210 fouillent
le
bois alentour, brisent, arrachent,
crèvent les parapets esquissés, criblent les feuilles
CROIRE
I08
tombées de balles rondes
demi
...
On
Quelques instants d'accalmie...
lève lentement
on
et d'éclats brûlants, dé-
morts, les retuent et les réenterrent à
terrent les
se redresse
;
;
on secoue
la terre qui
se sou-
vous couvre
on détend son corps ankylosé,
genoux meurtris
et glacés
par la boue gluante
mais une rafale nouvelle vous rejette dans
comme une
;
ses ;
le sol
loque frissonnante au vent de la mort. * *
Les obus ne tombent plus. et glacé
de
règne
froid,
plomb,
les
seul...
masses éparses forment dans
examine son
l'approvisionnement du magasin
blement de
la tranchée, vacille
le
D'heure en heure,
petits tas sombres.
l'un d'eux se secoue, se relève, vérifie
silence formidable
hommes dorment d'un sommeil de
et leurs
boyau des
Un
Ecrasés de fatigue et racornis
un
;
fusil,
sort péni-
instant, puis, se
ghssant d'arbre en arbre, va relever une sentinelle.
Et l'aube paraît enfin, comme à regret... Voilée, monte derrière l'ennemi elle est froide, humide, sans force, et donne bien plus l'impression de la nuit qui dure que du jour qui paraît... funèbre, elle
Que nous
;
réserve cette journée nouvelle et la
vivrai-je jusqu'au soir et quel
quantième
?
?...
Quel jour sommes-nous
Depuis combien de temps souf-
frons-nous dans ce coin de terre
?
temps y souffrirons-nous encore
Et combien de ?..
AU BOIS DES CHEVALIERS Mais voici l'eau-de-vie
et le café tiède...
et
du fond de
Chacun
dans sa poche
se lève en hâte, cherche son quart
ou sa musette,
I09
tranchée toutes
la
les
figures tachées, creusées de fatigue, meurtries par le sac
les
ou
la
manche qui
yeux brûlés de
servirent d'oreiller, tous
fièvre, lourds
de sommeil, ou
pleins d'angoisse résignée, se tendent vers le por-
teur de marmite qui va leur couler un peu de chaleur dans les veines.
LES Il est
«
VOLONTAIRES
quatre heures.
La
))
nuit semble proche, qui
paraît à vrai dire n'avoir jamais complètement dis-
paru pendant cette journée terrés dans
sillonnent
la tranchée,
Entie notre extrême-droite occupé par
la
et les balles
pas.
et le
premier boyau
seconde compagnie s'ouvre un vide
d'environ quatre cents mètres crit
obus
car les
Nous ne parlons
l'air.
Nous sommes
sinistre.
;
le
à notre section d'envoyer trois
capitaine pres-
hommes
à cent
cinquante, deux cents et trois cents mètres à droite
pour amorcer un retranchement. «
Qui veut marcher
chef,
?
en nous apportant
répond.
Aucun
là, le fusil
»
demande Journaux, l'ordre...
des cinquante
le
Personne ne
hommes
assemblés
à la main, accroupis dans l'abri relatif de
CROIRE
ÎÏO
leur trou, n'éprouve le besoin d'aller s'exposer au dehors.,.
faux de dire
Il serait
qu'ils
ont peur
;
ments sont infiniment plus complexes
Tout d'abord
gues...
ont été ont
si
si
peu,
mal mangé
si
et fourni
que leurs muscles sont amollis,
nerfs inertes
;
une immense torpeur
en ont marre
de
et plus va-
leurs souffrances physiques
cruelles depuis des jours et des nuits,
si
peu dormi,
tel effort,
«
leurs senti-
»
;
ils
sont
«
crevés
»
ils
un
et leurs
les écrase.... Ils ;
l'attente vaine
grandi leur dégoût. Et puis, c'est
la relève a
bientôt l'heure de la soupe et des distributions
une corvée de «
la section, et
l'outil
la
est partie à l'eau avecT tous les
»
nuit
si
les autres,
gers, sans
personne ne veut risquer de perdr^'
précieux. Joignez à cela l'angoisse
approche,
qui
la
de se trouver seul, exposé à tous
les
dan-
pouvoir compter sur une aide rapide
irai-je,
ma
camarades
?
joignez-y encore
justice qui
vous pousse à déclarer
»
:
«
moi, plutôt qu'un autre
mes membres,
mon
de
d'abandonner
crainte
joignez-y l'égoïsme qui vous fait dire
pourquoi
?
Ma santé,
vie ne valent-ils pas ceux des
tour de marcher
et tenace instinct
N'y va pas
!
;
Après tout,
de
!
»
le
sentiment de la :
«
Ce n'est pas
joignez-y enfin l'obscur
la vie, toujours présent, tou-
jours puissant, qui vous souffle tout bas à l'oreille «
;
bidons
Reste
ici
!
Tu
:
vas risquer ta peau
AU BOIS DÈS CHEVALIERS pour
rien,
sans raison...
un peu avant de peut-être...
Tous toit
de
les
Au moins
te décider
la bête l'emporte
ques lèvres,
«
dit
;
dans l'ombre du
se regardent
Quoiqu'ils en aient, l'inquiétude
trouble la plupart des visages
reflet
;
chez d'aucuns la
;
on voit de mauvais
sur
un ou deux
plis
à quel-
dans certaines
des lueurs bizarres
fronts passe presque
un
de haine...
Allons
!
Dépêchons-nous
violemment Journaux,
si
Trois volontaires
!
Brusquement, j'empoigne
!
personne ne demande
à marcher, je vais désigner d'office
je
attends encore
un autre va ma-rcher
;
»
hommes
feuilles...
prunelles
Itî
mon
!...
sac,
»
mon
fusil et
saute hors de la tranchée... Encore quelques
secondes d'hésitation pendant lesquelles sac au dos, puis
lontairement
deux camarades me
les
je
mets
suivent... Invo-
autres respirent plus librement,
mais beaucoup sont gênés
et j'en
devine qui vou-
draient maintenant partir.
Nous longeons
la tranchée.
Journaux nous'
dis-
tribue trois sacs à remplir de terre qui pourront
nous abriter un peu, puis nous l'un après l'autre, à
filons vers la droite,
une minute
bés, rapides, bondissant
d'intervalle, cour-
de tronc en tronc.
CROIRE
IÎ2 Parti
le
premier, je vais
un gros
derrière
mence à
gratter avec
le
plus loin
m'allonge sur
arbre,
ma
ments de shrapnels assez
Quelques
Des
siffle-
proches... Je garde sac
moins commode mais plus prudent...
dos, c'est
JouiTiaux nous a dit
que vous
croient
com-
petite pelle-pioche...
balles passent, tirées trop haut...
au
m'arrête
je
;
le sol et
:
êtes
du bruit pour
Faites
«
beaucoup
qu'ils
à travailler
»,
Le
heurt de nos pioches sur les cailloux résonne dans le bois, et je
m'amuse un Le
allons être «arrosés». je
instant à ce jeu, sans réflé-
que nous signalons
chir
ainsi sol est
notre présence et
rempH de
pierres
ne trouve pas assez de terre pour remplir
sac
m'agenouille
je
;
commode vite
;
je fais plus
;
je
de bruit que de besogne ;
la nuit
des balles sifflent
loin sur
manie de mon mieux
l'in-
pelle-pioche, mais le trou n'avance pas
se couvre de sueur
dense
;
;
mon
ma
;
;
mon front
tombe de plus en plus
j'entends toujours, assez
gauche, là où sont m^es camarades,
martellement
clair
du
le
fer sur les cailloux.
* *
Soudain, je m'a\4se que je suis seul, que la tranchée
où
la. section est
à
l'abri,
j'ai
que
quitté
je n'ai
plus de bidon, que là-bas on apporte la soupe et des lettres,
que
la nuit arrive,
que
je travaille
pendant
AU que
les
BOIS DES CHEVALIERS
IÎ3
autres se reposent, que je risque... et je
me
demande
:
«
Pourquoi es-tu parti
Sifflement bref...
? »
Craquement déchirant
;
un per-
cutant éclate dans l'arbre au pied duquel je creuse.
Les éclats tombent en pluie alentour, branches, broient les
hachent
émiettent
feuilles,
les
le sol, l'un
d'eux m'érafle la tempe droite et vient se ficher
en terre contre
il
mon genou
ramasse pour
le
est si
chaud
Pourquoi
le
qu'il
:
«
Un souvenir ma musette,
!...
mettre dans
me
suis-je parti
brûle ?
le pouce...
Pourquoi
tranchée à l'appel de Journaux
mis sac au dos,
Le
sais-je
ton devoir parce que
ai-je pris
ma
Non
? »
j'ai
pas...
?
mon
me
disait:
Parce que
c'était
ai-je
fusil «
?
C'est
chic
»,
voulu donner l'exemple aux autres
?
Je ne crois pas y avoir songé...
amour du
ai-je quitté la
Pourquoi
pelle et
Parce qu'une voix
?...
» Je mais
Par
«
curiosité,
par jeu peut-être ? Je ne le Je suis sorti mécaniquement, sans réflexion aucune, parce que j 'étais attiré au dehors,
pense
risque,
pas...
comme
le fer
sorte
et tandis que je creuse
;
va à l'aimant, parce
qu'il fallait
mon
que
je
trou tant bien
que mal, arrêté à chaque coup de pioche par les pierres et les racines, tandis que je trie consciencieusement un peu de terre meuble et la jette dans
mon
sac de toile, tandis que je lance les cailloux
aussi loin
que possible pour éviter
leurs éclats en
cas de chute d'un projectile, je «
^
CRôikÊ
ÎI4
Je ne
un
suis...
pas pourquoi
sais
volontaire.
me
à moi-même
dis
venu
je suis
ici,
—
:
et je
»
LA RELÈVE
On nous
relève enfin... Les
hommes du
soixante-
septième viennent s'ahgner derrière la tranchée sans
mot
place
;
dire
les
nous en sortons
;
;
prennent notre
ils
commandants de compagnies vont
semble reconnaître
le secteur, les
en-
gradés font la re-
lève des sentinelles et se passent les consignes particulières.
Journaux commande à voix basse « L'arme.^, à «Par la gauche en avant par î... » Puis :
la bretelle un...
Marche
mière
ligne,
:
î
Nous longeons un
»
nous atteignons
deuxième compagnie... L'une les
les
d'elles
obus du dernier bombardement
l'occupait a été ensevelie
gager
;
;
instant la pre-
tranchées de la
;
a disparu sous l'escouade qui
on a creusé pour
la dé-
on a sauvé un certain nombre d'hommes,
mais dix sont restés dans cette terre éventrée...
Pendant vingt heures nés à fouiller
les
camarades se sont achar-
entonnoirs mais
trace des disparus.
donné
les
leur tâche
;
Le
ils
n'ont pas trouvé
soir, désespérés, ils
la terre
ont aban-
gardera son secret, et
AU BOIS DES CHEVALIERS drame de
rien ne rappellera le
écriteau cloué sur
l'autre nuit
un tronc d'arbre REPOSENT
ICI
115
que cet
:
:
UN SERGENT DEUX CAPORAUX ET SEPT SOLDATS FRANÇAIS. * * *
Nous obliquons à
droite,
vers l'arrière
;
nous
traversons la deuxième, puis la troisième ligne, à la file
indienne, a travers bois. Ce serait folie que de
suivre les chemins battus d'obus et balayés par les mitrailleuses
notre colonne s'engage dans un petit
;
sentier presque invisibk sous le couvert et précisé
en
l'air
par un
s'accélère ec
:
nous glissons dans
La chaleur nous épuise
;
les
ma
De temps
la terre grasse.
corps affaiblis par l'excès de souf-
mous
long des os et
debout par
pente
gonflée d'humidité nous pénètre et
frances semblent le
télépl ionique. Bientôt la
fil
sentier dévale vers le fond d'une cuve
le
j'ai
;
les
muscles énervés pendent
l'impression d'être maintenu
capote que
la
boue
en temps, une halte.
lonne ralentit sa marche, car le
long de l'autre versant.
le
lond du vallon
:
la
elle
raidit
La
grimpe maintenant
Nous-mêmes atteignons
pente s'atténue
clairière s'ouvre entre les
en séchant.
tête de la co^
;
une petite
deux collines devant nous ;
CROIRE
Il6 le sentier se relève,
monte
raide et tout droit sous
semble une longue
les arbres, et
mouvante, de képis, de sacs
et
ligne, noire, bleue,
et
de capotes.
Allons-y à notre tour... Devant moi, m'entraînant car je ne quitte pas son ceinturon des yeux, monte Giesecke, soldat de l'active, l'un des rares «jeunes»
de
la
compagnie qui partirent de Châlons
vendredi de
juillet et
un peu voûté,
va de son
il
même
dernier
pas allongé et
j'imagine sa figure douce, fine, blonde, les os
le
sont encore debout. Grand,
maigre que
si
pointent sous la peau, et ses yeux qui, perdus
au fond de de travers
regardent sans voir.
ses orbites creuses,
Un obus lui a pris son képi et
;
son bonnet de police posé
transformé en casquette
coiffure sauvage
sur ses épaules
;
;
lui fait
une
son sac presque vide se balance
à de longs intervalles
cement, tristement,
comme
doit bientôt mourir. Je n'ai
plus simplement persuadé
il
parle dou-
quelqu'un qui
sait qu'il
vu personne qui
qu'il
ne sortira pas
soit vi-
vant de l'aventure, qui fasse moins d'efforts pour se soustraire
au
péril, et
qui dure néanmoins au-
tant.
Les plus
affaiblis s'arrêtent
eux, toute la «
poses
».
file
souvent
et,
derrière
des grimpeurs disloquée par les
La colonne
se tronçonne...
Brusquement, nous débouchons en palier sur un
chemin
forestier.
A la même seconde une détonation
AU BOIS DES CHEVALIERS formidable éclate à nos
cachée sous
terie
nous que
côtés... Effroi bref.
de
les arbres vient
hommes
les
II7
ont pris
Une
bat-
tirer si près
de
coups de départ
les
pour des explosions d'obus ennemis.
On
marche, tantôt sous
bois, tantôt le long des
Partout des cadavres de chevaux déga-
lisières...
gent une odeur
Nous sommes quinze,
infecte...
groupés autour du chef, et tout
régiment doit
le
On avance
cheminer ainsi par petits groupes. tâtonnant dans l'ombre qui grandit
et
;
en
par miracle
tous se retrouvent, les rangs se reforment, escouades,
compagnies se ressoudent,
sections,
et le
régiment
s'engage sur une route labourée d'ornières énormes...
On
trébuche, on grogne, on souffre...
possible, dit
depuis
le
une voix, qu'on ne
temps qu'on marche...
sortent à droite de la nuit. est
On avance
»
!...
!...
pas.
Cette
C'est
force est
fois...
un
«
plus
n'est pas encore le gîte...
mur
«
on y
cimetière...
Tiens
«
est
On !
C'est pas
pas à Rupt
Des maisons
»
Ca y
vite...
!...
On y
passe...
voilà
Ce
un grand
On hâte Des hommes dont arrive...
»
le
la
sans limite coltinent de lourds fagots
trouvés en traversant les bois.
forment équipe
;
fusils et l'autre les ils
soit
A
deux ou
trois ils
alternativement l'un porte
fardeaux
;
les
tenaces, infatigables,
vont...
La
route, décharnée par l'eau, oppose à notre
CROIRE
Il8
avance ses cailloux
où
et ses trous
nous vacillons à chaque heurt
;
le
pied tourne
le
;
poids du sac nous
entraîne et nous tomberions sans l'appui des voisins.
*
*
Nous marchons sans trêve maintenant
;
aller vers la vallée
le
chemin semble
de la Meuse et la
route de Villers à Rupt. Les pieds font mal
du
courroies
sac coupent les épaules...
mures
s'élèvent...
longue
?...
«
Pourquoi l'étape
Ils se sont trompés... Ils
Hre leur carte
!...
»
chissantes, semble,
d'ombres qui
La
;
est-elle
la
nuit,
si
ne savent pas
colonne, sur ses jambes
dans
les
Des mur-
flé-
une procession
vacillent.
Nous marchons
toujours.
Un
à un
les
hommes
tombent. Je sens moi-même
peu
ma
force de résistance
mon
s'amollir, et, inversement,
fusil,
peu à
mon
sac,
mes deux cents cartouches et mes souliers s'appesantir. Mes mains gonflent, autour de mes veines dilatées mes yeux éblouis se troublent mes oreilles ;
;
mon sang passe violemment par bonds saccadés aux creux des aisselles et dans mon cou tendu en avant mes tempes battent mon cœur accélère son jeu; l'air me manque; je respire de plus en plus court; une sueur fiévreuse couvre mon corps; et mes tintent ;
;
;
AU mains,
crispées
pour dégager Il pleut...
le
BOIS DES CHEVALIERS
au col de
mon
JJÇ
chandail, le tirent
cou.
Cette pluie tamisée nous achève. Parmi
ceux qui avaient résisté jusque-là, beaucoup se détachent des unités et s'égrènent. Dès qu'un a perdu
le
groupe avec lequel
il
se ralentit et sa force décroît
;
il
n'avance qu'à peine;
ses pieds se traînent, raclent la route, et
sur
le
homme
cheminait, sa marche
il
s'écroule
bas-côté.
CouteUier, Mikehdi, le
«
Chti-mi
»,
Hergaland
et
moi, allons de compagnie sans jamais nous quitter.
Quand
l'un se sent trop las,
il
prévient les autres
on
s'arrête.
Tous
on
se laisse
tomber dans l'herbe du
sans déboucler
au bras
;
les
cinq cents mètres en
sac
le
;
vers l'ombre
du
ciel,
fossé, sur le dos,
on demeure étendu,
on respire longuement,
;
moyenne
la
le fusil
face tournée
sous la pluie dont les mille
crins piquent la peau.
LE REPOS I.
en un coin de grange presque
J'écris ces lignes tiède, assis
dans
Réveil.
le foin
je viens
:
de dormir huit
heures et n'y puis croire.
Hier
soir,
vers neuf heures et demie, nous
enfin entrés dans
cantonnement de
Rupt
la
;
sommes
nous avons cherché
compagnie
;
le
le
hasard nous y a
CROIRE
120
^conduits, et nos pieds meurtris par les démarrages successifs
nous ont portés jusqu'à cette grange,
Tant bien que mal nous grim-
gîte de l'escouade.
pâmes
l'échelle.
Sans manger, sans
même
dénouer
nos bandes molletières, nous nous jetâmes dans foin, et, dès
mon
sur
J'ai
sac, le corps
dormi d'un
heures... je
la
avant dix heures, déséquipé,
dormi
au
et
sec, je
dormais.
jusqu'au matin, jusqu'à six
trait
m'en étonne encore.
canonnade qui
J'ai
au chaud
le
la tête
J'ai
trembler
faisait
comme une
dormi malgré
les tuiles
du
toit.
masse, sans pensée, sans
souci de corvée, de faction ou d'attaque
anéanti durant ces heures, qu'elles
me
;
j'étais si
paraissent
former un bloc de néant. Cette nuit ne comptera
ma vie,
pour rien dans
mais
elle
d'un prix inestimable, puisque saoul, sous
de
un
toit,
la pluie, loin
Une
voix
de
me paraît au réveil dormi tout mon
j'ai
au chaud, à la terre
joyeuse
l'abri
du vent
et
humide.
m'appelle...
J'avance jus-
qu'au haut de l'échelle et vois à l'entrée de la grange, rajeunis et brillants de bien-être, les camarades, le
quart en main, groupés autour d'un seau de
toile
d'où monte dans la vapeur l'odeur du café brûlant.
IL Indépendance. Je sens la main toute puissante fermée sur moi depuis une semaine s'entr'ouvrir
;
ses doigts irrésis-
AU BOIS DES CHEVALIERS tibles s'écartent s
elle s'élève, et
;
121
sa grande
ombre
'évanouit dans la lumière de ce matin d'autom.ne.
La volonté suprême qui a pris possession de mon corps, et le commande par l'entremise des chefs,
me permet de disposer de moi pour un temps. Mon corps va donc m'appartenir un peu aujourd'hui.
Quand
au rapport
j'aurai assisté
être à la théorie, je serai libre d'aller
semblera dans pourrai,
s'il
les
me
peut-
me
du cantonnement
limites
plaît,
et
où bon
demeurer dans
;
la grange,
je
ou
rôder de maison en maison en quête de vivres. J'ai
bien une tâche à rempUr
:
il
mon pamon fusil,
faudra refaire
quetage, démonter, nettoyer, graisser
mes
vête-
ments, mais je ferai tout cela à peu près à
mon
mes
graisser
heure,
souliers, brosser
mes
cuirs et
sans hâte, sans ordres, dans une illusion
d'indépendance. «
me
Mon
corps, durant ce jour,
va
être à
moi
».
Je
répète cette phrase pour m'en bien persuader et
goûter toute la joie qu'elle contient. Je vais pouvoir vivre ce jour commue j'ai dormi cette nuit,
presque
Ma propre volonté, déchue de tout mon être physique, va jouer à nouveau
libre.
pouvoir sur
encore qu'elle s'ankylose à la longue sous traintes répétées.
sur
un ordre
;
je
venir au gré de
les
con-
Je pourrai agir autrement que pourrai
ma
me
lever, m'asseoir, aller,
fantaisie
;
je
ne serai pas
lié
CROIRE
122
obligatoirement à un groupe d'hommes
à cette part de
moi-même que
je
et je souris
;
retrouve une
fois
encore, en revenant de la bataille. III. Reprise.
Comme
Illusion!...
le capitaine, Il
on
t'a vite chassée!... Gérard,
a voulu t'arracher de notre
nous a réunis dans
la rue,
devant
les
esprit.
basses mai-
sons lorraines, entre une charrue et un tas de fumier. Furieux,
il
roulait de gros
yeux aux deux
bouts de sa moustache hérissée, et nous a «
théorie
Vous
me
»
êtes
plaît,
étrange
:
«
fait cette
J'ai tous les droits sur vous...
mes choses... Je vous enverrai, si cela dans des coins d'où vous ne reviendrez
Je n'oubhe ni
Je reconnais mes hommes, moi!...» Après cette algarade, nous nous
pas...
sommes
le bien, ni le mal...
réunis près des feux
du bivouac
donné notre petite part de légumes
mangé
assis
ruisseau et chassait la
A
et
;
on nous a
nous avons
la flamme du foyer improvisé dans le fumée dans nos yeux...
au hasard. Le vent couchait
entre les pierres plates
une heure,
on nous a
;
les
pommes de
terre
une
fois pelées,
laissé sortir, chasser le tabac, le chocolat,
de deux à trois, nous avons tourné en rond un ciel triste devant la Mairie, pendant le convu le capitaine Labbé, tiré, vieilH, Malacrida cert commandant le premier bataillon, jauni, le foie
le
vin
sous
;
;
AU BOIS DES CHEVALIERS rongé, Cabotte chef
123
du régiment dont la maigreur un général élégant
a creusé l'énergique figure,
nommé Herr
;
et des amis, le caporal Bourgeois, et
Hautebert, sergent que
rencontre près de la fon-
je
hommes, des chevaux
taine où le piétinement des et l'eau qui gicle trois
heures
le
ont gâché une boue énorme... Et à
bruit
du départ
se répand...
Décep-
On rentre à la grange... On prépare le «fourOn mange à quatre heures, en hâte... On rassem-
tion...
bi».
compagnie au
ble la
du chef;
cris
du
galop... Cris
de Gérard;
cris
fourrier et des
caporaux...
On
distribue le lard, le café, les
sucre
sel, le
;
les
hommes
les
musettes, ou leurs poches le soir
pommes de
terre, le
enfouissent dans leurs
Gérard hurle toujours
;
tombe lugubre; on part
;
on retourne
;
là-
haut.
l'angoisse 7 octobre.
Nous avons regagné jours ont été très durs
dement intense sions,
les :
tranchées et les derniers
alertes fréquentes,
et précis, fracas terrible
bombar-
des explo-
insomnie presque totale.
Depuis près d'une journée en seconde
ligne,
nous
creusons des tranchées et tressons des huttes de feuillage.
Nous y dorm^irons
la nuit suivante
;
on nous
cette nuit et peut-être
l'a
promis.
CROIRE
124
A
homme
quinze heures, un
ordre de préparer C'est anormal.
A
de liaison arrive
pour
soupe
la
de
est susceptible
qui,
:
dans l'équipe-
moindre
faire le
:
heures.
dix-sept heures, nouvel ordre
on arrimera étroitement tout ce ment,
seize
bruit, et
surtout les chaînettes de gamelles, les anses de nécessaires
bouthéon
«
»
;
on retirera
des porte-épée pour éviter
on
et
passera dans
les
le
le
les
baïonnettes
heurt des croisières,
ceinturon
;
on
vérifiera
l'approvisionnement des armes.
hommes
Les
terpellent
se regardent inquiets, déçus et s'in-
:
— Voyez repos — Vivement ce qu'on — Marie, bordes-moi mon — Ça sent l'attaque de nuit !
se
soir,
lit
Nous sommes chemin
assis
forestier qui
couche
!
!
!
à terre, des deux côtés du
descend vers Mouilly, puis
monte vers
les
de
semée de noirs trous d'obus,
la vallée
Eparges. Entre
paraît dont les petites maisons
s'égrènent en troupeau indocile
les arbres,
aux ;
re-
au fond
le village
toits éventrés
en face de nous,
à douze cents mètres, sur une crête, un paysan et
deux
soldats, le fusil en bandoulière, se profilent
en noir sur cher des
Une
le ciel
chaud
pommes de
et
crémeux.
Ils
vont arra-
terre.
angoisse serre les gorges.
On
avale en hâte
AU BOIS DES CHEVALIERS le riz, la
mon
«
biot
».
125
viande mal cuite,
bouthéon
»
le café. Je une demi-gamelle de
laisse riz «
dans
en ra-
Nous attendons, étendus ou assis sur le sol. je détache ma montre de mon
Machinalement,
poignet, je la pose sur la mousse, près de moi, et
m'en vais... Un camarade me la rendra plus tard. Beaucoup d'entre nous n'ont plus le parfait contrôle de leurs actes ou de leurs paroles ils commencent des phrases qu'ils n'achèvent pas... Nous vou;
drions dormir...
Un
démancher sa
pelle-pioche
sac,
«
«
bleu
»
qui ne parvient pas à »
pour
cherche des yeux une pierre où
manche de
la fixer sur
il
son
pourra heurter
Le sol n'est que terre et boue. du chemin une vieille petite croix de bois tachée d'un Uchen jaunâtre qui s'écaille;
le
il
l'outil.
avise sur le bord
Il
y frappe
le
manche de sa pioche le bras de la tombe et roule sur le chemin... Nous ;
croix se détache,
nous regardons inquiets, gênés. *
Un
coup de
sifflet
commandement «
l'arrimage
du sur
sac
;
»
;
:
c'est le
le
rassemblement.
le
—
On
Un
vérifie
bras droit la bretelle
corps penché en avant, appuyé
pour moins sentir
la charge.
Nous gagnons le poste de commandement du capitaine...
Second coup de en silence
:
Sac au dos !»
on boucle sous
on attend,
le fusil
«
sifflet
:
on
part.
CROiÈÉ
iaè Arrêt...
Sans raison apparente,
je sens l'angoisse
générale monter, grandir autour de moi.
Le capitaine
— Nous nous
former
Je vous
dit-il.
prudence.
fait
allons occuper
y va de
Il
le cercle
un poste
ordonne
et
plus
la
grande
Défense de pro-
la vie à tous.
noncer un seul mot. Ce soir
:
très dangereux,
demain, plus que
jamais, j'exige de vous une obéissance passive. Je
brûle la
à qui
g...
faiblira.
Rompez
le cercle.
Reformés en colonne par quatre, nous partons. Plus nous avançons sous bois et plus
Nous
respirons mal. L'air est lourd
étrange pèse sur nous
;
jour baisse.
une chaleur de bidon, de
les courroies
musette, compriment notre poitrine
le ;
;
mais surtout
nous sentons approcher des heures mortelles. De temps à autre, sur
bombent
le
bord du chemin, des chevaux crevés
leurs ventres
énormes
et
dressent leurs
pattes raidies.
Des
balles
commencent à
L'ennemi n'est pas
siffler
entre les arbres.
loin.
Brusquement, notre chef qui, au fond, n'est peutêtre pas plus ferme
— nous
Halte
crie-t-il.
à vous!...
arme
!...
!...
Arme
que nous, commande
sur
Présentez...
Demi-tour à
:
Vous marchez comme des cochons, Je vais vous dresser, moi. Garde l'épaule...
arme
!
En
droite... marche...
droite! avant...
Reposez
marche
!
AU BOIS DES CHEVALIERS
127
Cette séance de maniement d'arme sous le feu
dure une demi-heure. L'ombre se dense autour des
hommes
de plus en plus
fait
hébétés. Malgré les balles,
personne n'a été blessé, mais plusieurs de mes voisins tremblent.
Nous quittons
le
chemin
marchons par deux, puis par un longe en une immense je
file.
ne vois pas l'homme qui
pas
le
un ;
la
sentier
L'ombre
me
où nous
compagnie est
précède
s'al-
complète et,
;
pour ne
perdre dans cette course aux détours multi-
en main l'une de ses courroies de charge
ples, je tiens
déroulée.
A
chaque instant,
de grands arbres que les escalader
ou
le
chemin
chons dans des racines
la
;
;
il
par faut
nous trébu-
des branches nous giflent au
;
le
canon de nos
allons dans la nuit et le silence.
écrase,
est barré
obus ont fauchés
les
se gHsser par-dessous
passage ou heurtent
que
où nous avan-
forestier
cions par quatre pour prendre
fusils.
Nous
Pas d'autre bruit
plainte étouffée des feuilles sèches qu'on
que
le
sifflement des balles aveugles, le grin-
cement des obus, pas d'autre lueur que l'éclaboussure furtive, jaune et verte des explosions.
Cette marche fantastique dure deux heures. plusieurs reprises, notre
grâce à
l'oreille
rejoignent.
file est
exercée des hommes, les tronçons se
Tout à coup, dans
branches, au ras
A
coupée, mais toujours,
le noir
à travers des
du sol, je crois voir des têtes. Comme
CROIRE
128
me
colonne s'arrête, je
la
penche, m'agenouille,
regarde. Ce sont les tranchées de troisième ligne et
des camarades
Pour
les
occupent.
on repart. Les
la trentième fois peut-être,
arbres fauchés et les trous d'obus deviennent de plus
en plus nombreux. La nuit le
s'éclaire.
seconde ligne nous atteignons :
chées. Les
rampant
;
est faite
;
hommes
Nous dépassons premières tran-
les
qui les défendent en sortent en
nous nous y gUssons un à un
;
la relève
l'ennemi, bien que très proche, n'a rien
entendu. * *
Je m'installe. Contre mon habitude, j'enlève mon Mes camarades en font autant, car notre marche
sac.
d'approche a été épuisante. sent. Soudain, à s'élève,
et
dont
ma
le
longues minutes pas-
gauche, dans
sèche,
bizarre,
De
le silence,
basse, brûlante,
une voix
monotone
ton se hausse peu à peu. J'entends mal
tout d'abord, mais bientôt je perçois
un même mot
même mot
répété rapide-
ou plutôt
le
début d'un
ment, mécaniquement par une bouche de détraqué
—
:
Assass... assass... assass...
La voix se
— J'exige guerre...
fait
plus claire et vibre dans la nuit.
une obéissance
Je vais vous brûler
les lâches?...
Ah
!
les lâches,
passive... la g...
Conseil de
Les voyez- vous
vous vous mettez tous
AU BOIS DES CHEVALIERS un
contre là
homme!
seul
IZÇ
Halte-là!... halte-là!... halte-
!...
Et
voix s'abaisse peu à peu pour reprendre plus
la
haute que jamais
— Vous
voilà
ma
:
êtes tous jaunes... jaunes... jaunes
mongolfière...
La voyez- vous
vous qui s'avance sur l'eau
?
Assass...
?...
;
mais
La voyezassass...
assass...
Un
de nos pauvres camarades n'a pu résister à
nous étreignait tous depuis
l'angoisse étouffante qui
La
tant d'heures. et sa
voix lamentable continue à remplir la forêt
— Vous
êtes tous jaunes...
Je veux
le faire taire,
poumons
hurle à pleins
—
En
attaque
et tire.
maintenons
villes
il
;
la tête
vous êtes tous
mais alors
le
Nous nous
collé à terre
!...
jetons sur l'homme; nous
par
les
poignets et les che-
se tord, soulève son cou, tourne
à chaque seconde
mat que
je perçois
n'avons pas de cordes et les pieds
;
brusquement
et sa joue droite et sa joue
malgré
le
sol
avec un
la fusillade.
nous attachons
les
Nous poings
du malheureux avec des courroies de
sac et tandis que par-dessus sur l'ennemi,
se dresse et
bruit tenait en alerte croit à une
gauche, alternativement, heurtent bruit
il
:
jaunes...
:
avant, en avant, en avant
L'ennemi que
le
secousse a été trop forte pour lui
il
gît
au fond de
le
parapet nous tirons
la tranchée
;
son corps 9
CROIRE
130
par de longs soubresauts; ses joues se
est secoué
meurtrissent rythmiquement dans la terre il
il
halète,
mais garde assez de souffle pour nous
s'épuise,
crier encore
—
;
:
Assass... assass...
LE LAYON 10 octobre, 7 heures. pleut depuis quarante heures. Toute la nuit,
Il
sans arrêt, l'averse est tombée, réguhère et mono-
Un
tone.
jour gris sale se lève entre les arbres, pareil
à une tête d'enfant crasseux qui aurait pleuré. Nous
sommes
transis
ments
ma
ma
;
;
la pluie a traversé képis et vête-
capote,
ma
veste,
mes deux
chandails,
chemise ne forment à nouveau qu'une éponge
l'eau coule dans
mon
dos, sur
ma peau
centimètres d'eau dans la tranchée
faim hier ;
soir,
on a donné à chaque
ceau de viande que
je
;
;
il
;
y a trente
nous avons
homme un morma
garde par précaution dans
musette.
Voix du sergent-major
— sacs
Il ;
me
:
faut vingt poilus là dedans. Laissez les
prenez vos
outils...
Rassemblement dans cinq
minutes...
Avec dix-neuf camarades je saute hors de la « bai». Nous partons l'un derrière l'autre, l'arme
gnoire
à la main,
l'outil
sur l'épaule.
AU BOIS DES CHEVALIERS
I3Î
Nous suivons un mince layon aux coudes fréquents, nous traversons des réseaux de
fil
de fer et arrivons
à une sorte de réduit souterrain occupé par un déta-
chement du
nombre
de parc
d'outils
sionnement de nos gnent à nous le
on nous distribue un certain
génie. Là,
et
:
«
En
layon s'approfondit
nous vérifions l'approvi-
;
fusils
;
quelques sapeurs se
avant. ;
»
Au
nous nous y
courbé, salués par la fusillade
(la
du
sortir
joi-
réduit,
glissons, le
dos
voie n'est qu'amor-
cée en certains secteurs qu'il faut francliir d'un bond);
nous arrivons au bout
;
l'ennemi est à quatre-vingts
mètres.
Le boyau où nous travaillons a été ouvert argile blanche extrêmement compacte, garnie de rognons de silex au fond une lourde tranche Il
pleut.
dans une
;
d'eau boueuse ou,
si
l'on veut,
une boue
blanche, pareille à de la crème de
Les
hommes
la battent, la
riz
liquide,
trop délayée.
la triturent, la piétinent, la piochent,
mêlent
et la pluie vient allonger à point
du que
cette sauce sous laquelle, près de moi, trois soldats
67^ gisent à demi enfouis. Le boyau est
mes hanches
raclent ses bords. broussailles
si
étroit
qu'elles portent
Autour de nous des
arbres, des
dégouttantes de pluie. Les tranchées
allemandes sont en invisibles
deux musettes
et les
malgré la
ennemis se sont
un peu en contre-haut, mais faible distance. Des tirailleurs
face,
installés
dans
les
arbres
;
grâce à
CROIRE
132 leurs uniformes,
se confondent avec le feuillage
ils
•
devine leur emplacement au son de leurs mann-
je
lichers qui
nous
fusillent.
Nous nous espaçons à deux mètres à travailler en ches...
Raclemcnts de
et
commençons
en deux... Chocs de pio-
silence, plies pelles.
Bruit de la chute de la
glaise sur le remblai... Au-dessus
de nos
têtes, c'est
la trépidante allée et venue des obus de tous cali-
bres et de toutes vitesses. Les obus français éclatent
à cent mètres de nous sur les tranchées allemandes, les obus allemands vont tomber derrière nous sur les
tranchées françaises.
Au
son, je
de huit plans de trajectoires au-dessus de notre layon. l'air
d'entendre
Il
est
ils
Les
hommes
n'ont pas
sont habitués à cette musique
au surplus que tout ce qui passe
et savent
pour eux
;
compte que plus
s et agent et se croisent
;
pleut.
le reste
Le
compacte
travail est terriblement ;
n'est pas
importe peu.
le fer
dur
:
la glaise
des pics s'émousse sur les silex
mal dans la terre collante; on creuse trop lentement... Voilà deux heures que nous piochons... Les dos se brisent. Avec les outils de parc, les larges pelles, les longues pioches du génie, on se courbe peu, mais le manche de notre outil d'infanterie, de notre
et pénètre
petite
«
pelle-pioche
»
est si court qu'il faut littéra-
lement se casser pour atteindre
le soi.
Une
écorce de
boue de plu? d'un millimètre d'épaisseur recouvre
AU BOIS DES CHEVALIERS entièrement mè| mains, sauf
me
les
I33
paumes qui saignent.
me détends... même seconde, trois balles me sifflent aux oreilles mon képi a dépassé le bord de la tranchée, on le salue... Ma foi... tant pis... Je m'agenouille dans la boue... Je sens aussitôt mon genou droit pris comme dans une gaine exacte et J'en
«
ai
assez...
Je
Bzss... Bzss... Bzss...
»
redresse et
A
la :
froide.
plus
Je pioche avec rage. Plus
mes amis
et
moi serons à
le
trou sera profond,
l'abri.
Mon
voisin de
parisien, parait fébrile.
A
gauche, Hallez, étonnamment brave, travaille.
Il
un jeune sapeur
droite,
pleut.
Mon genou
droit s'ankylose...
Au
tour du genou
gauche de prendre son bain de boue. 8 heures 30.
Je creuse encore, mais cette
dans
le sol.
quente.
Ils
fois les
deux genoux
La fusillade ennemie devient plus frécommencent à s'inquiéter. Des balles
éclatent au-dessus de nos têtes
;
des coups de feu
retentissent à notre droite, à notre gauche,
nous
;
la tranchée s'approfondit
peu à peu
devant ;
le
rem-
blai s'étale. Il pleut.
9 heures.
Nous avons faim. Rien mangé depuis hier soir. Le froid humide des vêtements engourdit les membres la fatigue grandit. Accroupi dans la
Il pleut.
;
CROIRE
134
boue, j'en arrive à pousser de
ma
petite pelle les
aux parois. tance
Un
va
et
main gauche sur viens d'arracher
\e
éclater à courte dis-
un autre tombe un peu en avant du layon
;
;
morceaux que
obus passe
un troisième en mier
ma
nous ont repérés
ils
arrêtons
mais plus près que
arrière,
le travail
en silence
;
tous
;
les
et
nous encadrent
;
;
pre-
le
nous
nous nous regardons un instant anciens ont compris
il
;
ne reste
plus qu'à tenir le plus longtemps possible. Machina-
lement, avant de reprendre
l'outil,
un de mes
voisins
allume une cigarette. 10 heures.
Dès
lors alternativement, régulièrement, sifflants
ou muets, obus les
et
bombes
coups de départ,
Nous entendons
arrivent.
le sifflement abaissé
de l'obus
tendant vers son point de chute, l'éclatement.
avons l'exacte sensation d'un rectifié
;
on
dirait
par saccades, sa
griffe.
dans
pendant
Par bonheur
parti.
ma
musette
progressivement
d'une bête monstrueuse qui allonge
Bien qu'épuisés, affamés, nous
travaillons avec ardeur ravitailler
tir
Nous
;
le
;
est impossible
il
de nous
combat, nous en prenons notre
j'ai
mon
mais
«
beefsteack
la pluie et la
»
et
du pain
boue ont
tra-
versé la toile, la \dande est immangeable et je la jette
;
le
pain n'est plus qu'une éponge terreuse, j'en
arrache un morceau et je
le
mange.
UA BOIS DES CHEVALIERS
135 12 heures.
Son?
la pluie,
éclatent,
nous creusons toujours. Des balles
ricochent, plaintiv^es. miaulent sans tou-
Un moment
cher personne.
Que de
cependant
obus qui tombent dru derrière nous
les
bruit pour rien
I
sèment une légère panique dans un coin de mière ligne
:
la pre-
une vingtaine d'hommes sortent de
la
tranchée, mais la ^,egagnent presque aussitôt, car,
ous
les
branches, parmi les balles,
le^.
éclats de fonte
ou d'acier volent, chantent, coupent, heurtent troncs,
tombent à
les
terre,
13 heures 30.
La
fourchette
du
tir
allemand se resserre encore.
Les projectiles lèchent de plus en plus près de
la tranchée.
Nous
Après quatorze heures, de nous, nous droite,
les
bords
travaillons... la
mort
frôle, s'écarte, se
est là.
EUe s'amuse
rapproche, saute à
bondit à gauche, gronde par derrière, se
dresse devant nous brûlante. Minute après minute,
bombes et obus éclatent contre notre fosse. Au bruit du sifflement les dents se serrent, les têtes prises d'un tremblement les
latéral fébrile rentrent
dans
les épaules,
corps s'aplatissent contre les parois du layon
les oreilles se
;
dressent instinctivement pour deviner
à la courbure de la parabole le point de chute pro-
bable
;
je place
ma peUe-pioche sur ma nuaue
:
l'obus
CROIRE
136 éclate
;
j'ai
l'impression d'un coup de faux
souffle ardent passe sur
un
;
nous en tempête, puis nous
nous redressons lentement dans
la
fumée
nous
et
reprenons notre tâche.
Que
cette
mort qui nous menace nous paraît
Le sentiment de notre impuissance navre.
Comment
triste.
individuelle nous
pourrions-nous lutter contre
la
tière souveraine, contre la force déchirante qui,
mamé-
caniquement, dans une seconde, éparpillera peut-être notre corps en lambeaux
?
Ce n'est pas
dont nous rêvions en août, guerre joyeuse au grand
là la guerre
la guerre chantante, la
soleil
!
Nous avions espéré
des batailles épiques, et nous allons mourir piles à
coups de
ferraille,
d'un trou, dans
par une main
invisible,
au fond
la boue.
14 heures 45.
Les dernières bombes nous ont presque atteints. Cette fois c'est bien la
que les j'ai
je
ne connais pas
fin.
est
mains crispées près de l'impression
du
subitement dans
«
le
A ma gauche, un fantassin
à genoux, les coudes au corps,
déjà
la bouche.
vu
En l'apercevant
cherche... et revois
Je Jugement dernier de ».
la Sixtine,
en bas, à droite, un damné, contracté par
la peur,
qu'un démon entraîne dans une chute rapide sante... Littérature...
sauf
mon voisin
Tous les autres sont
de droite,
le petit
q':
pe-
très calmes,
sapeur pontonnier.
AU BOIS DES CHEVALIERS
137
Parisien de vingt-cinq ans, arrivé depuis trois jours. Il est si
blanc que tout son sang doit avoir reflué vers
son cœur
;
ses
mains ouvertes, pendantes, sont
mées d'un tremblement presque plus
les doigts.
dans sa poche, cherche, de
;
me
il
dit
Il fait le
tire
simplement
— Je ne peux
geste de fouiller
son couteau. Je
Mon
le
regar-
:
plus... C'est trop.
Et moi de sourire involontairement
—
ani-
rapide que je ne vois
si
vieux, tu es bien pressé
et ;
de répondre attends donc
encore cinq minutes, ça se fera tout seul. 15 heures.
Maintenant mes pensées tourbillonnent, fouettées ,
par
les
vagues d'air brûlantes qui nous balayent.
Bribes de chansons, faits insignifiants, espoirs, visages lointains, souvenirs cruels que je croyais en-
dormis pour jamais, m.ontent rapides bulles d'air
comme
du fond de ma mémoire. Tout
sans suite, sans raison, au hasard des chocs frains,
;
des re-
des mots s'imposent avec violence, qui sont
A
chassés l'instant d'après.
Quand un Il
s'il
embrasse
n'a pas de
mère
cette seconde, c'est
:
militai... re
S'en va-t-à
Et
des
cela défile
la gue...
rre
sa mère... ?...
De
la fumée,
une
rafale
d'éclats et de caiUoux, et quelqu'un à qui je reproche
de décolorer ses cheveux à l'eau oxygénée
me répond:
CROIRE
138
— Je ne
ramène seulement à
les teins pas, je les
leur couleur naturelle.
Un
pédant, long, maigre,
pénétré
me
donner
de
la
d'un ton
dit
vous avez oublié dans votre leçon
la
date de la conversion des Abodrites
au christianisme. C'était ai retiré
me
:
— Monsieur, de
triste,
deux
points.
capital,
Monsieur
Je vous
!
Vous avez encore oublié
la
date
fondation de l'évêché de Havelberg, Monsieur
Une bombe de nous
;
il
éclate,
!.
fauche un arbre à deux mètres
tombe au milieu de
l'effroyable
ouragan
déchaîné. C'est la mort. «Bénis sois-tu, Seigneur! pour
notre sœur la mort...»
Et
que toutes mes pen-
voici
sées tournent autour du pauvre d'Assise
;
au bord
tombe, sa reposante image m'attire
;
des vers
de
la
du Cantique du
soleil
passent sur
caniquement
Loué
sois-tu.
:
«
mes
lèvres,
Seigneur,
mé-
pour tous
ceux qui pardonnent à leurs ennemis... Bienheureux ceux qui persévèrent dans
la paix...
réponse du médecin d'Arezzo
Tu
«
:
»
Puis c'est la
pourras vivre
encore jusqu'à la fin de septembre ou jusqu'au com-
mencement
d'octobre...
»
Je suis très calme, très m.aître de moi, et ce
moment
se cabre en
précis
que tout
une révolte
mon
être,
terrible.
«
c'est
à
d'un seul bond
Force stupide et
brutale, force triste, force mauvaise, folle, je te hais, je te méprise.
Tu
n'es rien, tu ne
peux
rien contre
AU BOIS DES CHEVALIERS
Tu
moi.
vas
me
tuer
'
I39
Qu'est-ce que cela prouve
?
?
Tu ne m'anéantiras pas. D'autres ont déjà mon cœur et mon âme et si tu m'écrases, mon esprit te brisera... Tu n'es rien bonté et charité valent seules en ce ;
monde. Je souffrir
jure
un un
;
;
trop vu bon je le Je » plus que bonté. Et dans
serai bon. J'ai trop souffert
j'ai
trop
ma vie entière ne sera
fracas infernal, la terre s'ouvre souffle effroyable
choc aux reins
tombe
;
je
ne
;
;
;
j'ai
serai
fait souffrir.
;
;
je suis aspiré
par
un choc au front, un mes yeux flambent je
je sens
j'étouffe
;
;
sais plus...
«
La
pluie froide qui fouette
suis
Je
étendu sur
le
caresse coulante et chaude front sur
un
ma
joue
;
ma
figure m'éveille.
côté gauche dans la boue et la
du sang
de l'œil gauche,
voile, j'aperçois sur la terre
glisse
comme à
blanche
et
de
mon
travers
gluante
une large tache rouge. Alors je suis envahi par
un sentiment d'une
sance et d'une douceur infinies. Les larmes tent
bombes qui continuent de claquement des balles, au miheu des
aux yeux. Sous
tomber, sous
le
puis-
me mon-
les
blessés et des morts, je suis pleinement heureux.
Pendant un temps indéterminé, j'oubhe tout. Je ne sens pas la douleur physique. Je regarde ce sang qui coule de mon front sur le sol avec une régula-
CROIRE
140 rite
d'horloge
à chaque goutte,
et,
sensation
j'ai la
d'une communion plus fréquente,
plus
parfaite
entre la terre et moi.
Jusqu'en août, il
est trop aisé
je croyais
d'aimer dans
aimer la
mon
paix
;
pays, mais
l'amour vrai
ne va pas sans douleur. Je n'ai jamais eu le sentiment d'aimer vraiment dans ma vie que lorsque j'ai pu prendre ane part de la souffrance, présente ou passée,
de qui j'aimais,
vois la pointe de
Un instant,
l'île
dans un
éclair, je re-
Saint-Louis, les feux mobiles,
rouges et verts des bateaux glissant au ras de l'eru
appuyé contre le dernier candélabre du un enfant pleurant sur une vie douloureuse
noire, et,
pa rapet,
qui n'était pas la sienne. Je suis heureux de souffrir, car je sens que d'autres, grâce à moi, ne souffriront
pas ou souffriront moins
une
joie.
heures
si
Je
suis
:
toute peine ici-bas paye
heureux parce que
lourdes pour
mon
je crois
corps épargneront à la
France quelques secondes douloureuse'^
que je suis sûr enfin de pour elle et avec elle.
desquelles, par tous les saisir
et
parce
l'aimer^ puisque je souffre
Ainsi j'aurai longtemps aiguisé
vécu vingt années de vie
que ces
mon esprit,
spirituelle ardente
j'aurai
au cours
moyens, j'aurai cherché à
l'âme subtile et claire de la patrie
poésie, beaux-arts et géographie,
;
histoire et
musique ou
arts
mineurs, je n'aurai nen néghgé des manifestations
AU BOIS DES CHEVALIERS qui pouvaient
me
dre pour
la
fouillé le
passé
prêté
des
des dessins
vieux instruments, j
'aurai
j'aurai
;
méthodiquement
j'aurai lu des milliers de pages,
à cent auteurs, regardé des marbres,
l'oreille
toiles,
permettre de la mieux compren-
plus aimer ;
I4I
;
j'aurai écouté le son des plus
des
plus
chansons
vieilles
;
parcouru des provinces, sac au dos, avec des
amis dont j'ignore aujourd'hui
le sort
;
j'aurai re-
gardé, réfléchi, comparé, et cette révélation divine
que
je souhaitais
et toute simple
avec tant d'ardeur éclate subite
devant mes yeux brûlés, tandis qu'au
cœur gonflé d'amour et pleure de joie parce que
fond d'un fossé fangeux, d'allégresse
mon
immense,
sang coule sur
le
je
la terre.
LE POSTE DE SECOURS
La
nuit est venue. Allongé dans la tranchée de
première ligne où mes camarades m'ont traîné, je n'ai lâché ni
ma pelle,
au bois sombre.
Il
ni
mon
pleut
tout d'abord assis sur
mon
dans l'eau glacée. Entre
les
mon F. J. 7370 malgré qu'on m'ait
fusil,
et,
;
sac,
mon
corps baigne
branches de notre
«
toit
»
la pluie coule.
me
donnent une goutte d'eau
café.
Je demeure étendu immo-
Coutellier et Moulin
de vie et un peu de bile,
à demi-conscient. Les heures passent. Je ne
CROIRE
142 dors ni ne
sensation que
veille. J'ai la
ma
s'exerce
comme un grand rond enflammé
le
bord
mais
Un instant,
un geste.
la tranchée, la
J'entends à peu près
!...
Ils
Au coup avant
!
vers la droite, au bout de
voix de Journaux, notre chef de sec-
dans
le
noir
:
Atten-
«
vont attaquer... Baïonnette au canon
de
sifflet
du
capitaine,
debout, et
!...
en
»
Instinctivement, j'essaye est trop grand,
me
pas la force de
je n'ai
tion, s'élève prudente, étouffée
tion
champ où
de papier dont on aurait
circulaire.
les bruits très proches,
faire
le
sensation se restreint de plus en plus
trouvera la
mes main
forces
d'obéir,
me
mais
l'effort
trahissent, et l'aube
crispée sur l'arme sortie à
du fourreau. Le matin, vers deux
heures, je reprends
demi
un peu
plus nettement conscience de vivre. Je tremble. Le froid
ma me
me
brûle.
Je sens une pointe douloureuse dans
du côté droit. Je suis plus faible. Je Je voudrais appeler. Je suis seul. Toute
poitrine, raidis.
la section est partie sans
Le
froid
gagne.
que
je
m'en rende compte...
L'engourdissement monte
,
lent,
Mes mains s'immobilisent gangue leur de boue... Dans la nuit pesante, dans dans sournois, impitoyable...
le silence
troué seu'ement parles obus, les balles, les
plaintes des blessés, je suis seul... J'ai
ne tremble plus.
si
froid
que
je
AU BOIS DES CHEVALIERS
143
Vers six heures mes camarades rentrent boueux, trempés, affamés. Vers huit heures, on rassemble
Le capitaine Gérard nous examine Tun après à son habitude nos
inscrit
le
noms au crayon
l'autre,
sur une
de biock-note, y joint notre « motif d'évacuaVers huit heures et demie, on nous dirige vers
feuille
tion
les
au poste de commandement de la compagnie.
blessés
».
poste de secours.
Du
.
fond des tranchées de
tir derrière lesquelles
nous passons, montent vers nous des regards chargés d'envie. Après ces jours terribles et ces nuits plus,
infernales encore, après avoir supporté la douleur
l'exaspération
physique,
des
nerfs,
les
angoisses
morales, l'entassement des souffrances surhumiaines, ces le
hommes dont on ne
calme héroïque,
de
dira jamais assez le courage,
adorable, ces martyrs
le sacrifice
la religion française, frissonnent
dans leurs trous
obscurs au passage de notre lamentable cortège. instant leur
cœur
s'amollit.
Combien voudraient
Un homme
mille.
me
vieux
!
que
je le
Y
Renard,
nom :
qu'il «
en a qui sont morts...
y a Duval,
il
y
Il
ne
T'en
T'as de la chance... T'es
il
et leur fa-
connais bien de vue, mais
d'un ton compatissant ..
Un
envient...
être à notre place, car ils auraient
ne sais pas plus
je
dit
vas...
nous
Ils
une chance de revoir leur maison
ainsi
dont
—
sait le
blessé...
et
mon
Tu
y a RigoUet,
a... »
mien,
tais pas,
il
il
t'en
y
a
me nomme
CROIRE
144 moi-même... las et
il
Je voudrais protester, mais
est si sûr
que
je suis si
je suis mort...
* *
Le
soleil
maintenant briUe sur
feuilles assouplies s'étalent
dans
mide Nous suivons un mince entre les arbres sous
sons
le fil
la forêt verte et la belle
les
lumière hu-
sentier qui se faufile
Nous
téléphonique.
croi-
lieutenant Dirnias de l'ancienne neuvième,
le
homme au
courage violent,
gai, et fier
;
il
à la
tient
main son sabre orné d'une dragonne à gland vert qu'il il
«
rit
a prise à un
ma
de
officier
allemand
,
il
me
reconnaît
figure barbouillée de sang et
Faudra vous laver
Nous atteignons
me
dit
;
:
»
!
le
poste de
régiment à la croisée de
la
commandement du
Tranchée de Calonne
et
du
large
chemin qui descend vers Mouilly. Très haut,
dans
le ciel,
Des obus
on entend
le
ronflement d'un moteur. sous
sifflent et éclatent
le
bois en se rap-
prochant par bonds de la gauche vers la droite
;
des
brancardiers étalent au soleil leurs brancards sanglants
;
troupe docile des blessés attend au pied
la
un artilleur du 25® a été atteint au sommet du crâne par un éclat d'obus le sang a giclé en étoile
des arbres
:
;
autour de la blessure et
un
de lumière
;
aux
reins, se soulève
à demi sur ses
fléchissantes,
deux camarades
le
autre, touché
jambes
scintille pailleté
soutiennent
AU BOIS DES CHEVALIERS SOUS
I45
bras tandis qu'un troisième enroule la bande
les
de pansement autour de son ventre nu; le malheureux, les
paupières baissées, pince ses lèvres
;
sa figure
creuse a pris ime teinte indéfinissable verte et jaune et gris-cendre
terrassé par
contre
moQ vis
un grand
tronc, et sa
esprit le souvenir
un jour tué d'une
deux les
un
:
mams
yeux
fantassin, taillé en hercule,
une pneumonie,
râle
doucement accoté
vue évoque à
l'instant
dans
d'un soldat allemand que je
balle,
tombé à
la renverse, les
crispées dans l'herbe, la face sanglante,
révulsés, la langue pendante.
* *
Après
visite et
pansement, nous partons pour
poste de secours.
Nous sommes étendus
longue charrette à
foin, faite
le
sur une
de quelques planches,
de quatre roues, de deux échelles et toute pareille à
la
guimbarde douloureuse que nous croisâmes sur
la route lors de notre arrivée nocturne
dans
le sec-
teur.
Lentement, au pas d'un vieux cheval dont
rems
saillent, le
véhicule descend la route
qui tourne au creux du vallon. des ornières pleines d'un
lait
On
rouillée
,
les
sabots du frein,
par un levier de
fer
saute au passage
de boue
roues, trop larges, dansent sur
les
blanche
un
;
les cercles
des
de
ferraille
manœuvré de
l'arnère
air
semblable à celui d'un étau, grin-
cent à intervalles réguUers
;
les blessés soupirent, 10
CROIRE
146
grognent ou jurent à demi- voix, tandis que reau de leur baïonnette grelotte sur
les
le four-
planches
cahotées.
Les obus ont entamé la route de place en place. Les champs en contre-bas sont semés en quinquonces
de trous innombrables, énormes. La grasse terre noire a
de ces entonnoirs béants, de ces sombres
jailli
blessures qui crevèrent les prairies vertes.
dans aucune guerre, est aujourd'hui la
ment
même que
cette les
année
il
en est de
fer
tue
telle-
prend soin de préparer
si
et,
lui-
parmi ce? trous
vastes que cinq cadavres
de chevaux y tiendraient à
L'automne
Le
grande blessée qu'il
foss^ de ses victimes,
je vois,
Jamais,
la terre n'a tant souffert; elle
l'aise.
est tiède et tendre et si
beau
qu'il
me
semble n'avoir jamais vécu saison plus douce. Le soleil
vernit les
feuilles
vertes,
rousses,
blondes,
ocres, fauves, écarlates, éclatantes, rajeunies
dans
la
lumière chantante. L'air est bleu sans excès. Quel-
ques touches laiteuses ou gris pâle soulignent zon,
et,
par une
vieille
l'hori-
habitude, et malgré l'impuis-
sance visuelle douloureuse, je m'efforce à deviner les valeurs de sépia et d'outre-mer qu'il conviendrait
de mêler pour
dans
un
les bois,
les «
rendre
».
Une
batterie dissimulée
à notre droite^ déclenche brusquement
tir d'efficacité,
et les
ondes sonores passent
si
nettes au-dessus de nos têtes que je lève machina-
AU BOIS DES CHEVALIERS lement garde
les
les
yeux pour
ronds
faits
Des courroies de
comme
comme on
les apercevoir,
par une pierre jetée dans
re-
l'eau.
sac, des cartouchières, des roues
brisées, des boîtes
route, et
I47
de conserve vides parsèment la
des
hommes
encore sans sépulture,
le
et des
chevaux gisent
vent nous apporte de temps
à autre une odeur fade de cadavre.
l'ambulance Voici Mouilly et son église à flanc de coteau.
La
cloche de
pres. C'est
On nous
Thumble clocher
dépose devant une écurie
sur la paille, dans l'ombre fraîche. soleil
pour
tinte
les
vê-
dimanche. ;
on nous
Un
étale
rayon du
qui luit au dehors passe par une fente de la
porte et vient former à nos pieds
un rond doré où
dansent des mouches. Des chants grêles descendent vers nous des grandes fenêtres de l'église aux vi-
traux crevés. C'est dimanche.
une voix d'homme, des
Une voix
d'enfant,
du canon,
plaintes, la voix
des mitrailleuses alternent ou se mêlent.
Un
jeune
soldat qu'une balle de shrapnell a atteint dans le dos
me demande une
cigarette.
— A ma gauche un mal-
heureux fantassin geint doucement. dans l'épaule le
soutiens
;
à voix basse
et
Il
a une balle
ne peut s'étendre ni rester
je le console, et, tandis
du paradis prochain
que
assis.
Je
je lui parle
qu'est l'hôpital,
du
CROIRE
148
des draps blancs, de sa famille qu'il reverra, je
lit,
mon
sens dans s'est
cou un souffle chaud
un cheval
:
approché, penche sa tête vers nous, nous
doucement, seaux et
le
flaire
ses na-
bruissement de sa queue chasseuse de
mouches contre
On
dans
et j'entends l'air qui passe
sa croupe et contre le mur.
nous transfère de
l'écurie
dans
grande salle
la
d'une des premières maisons situées à l'ouest du village
:
sur
le sol
des gerbes de blé dénouées
;
à droite
une petite porte donnant sur un jardinet minuscule au fond une vaste cheminée où un feu
clair
devant une plaque charmante du xviii^ dons, des oreillers sont épars çà et
là, et,
la pièce qu'envahit le crépuscule,
de
tris
des édre-
tout autour
des corps meur-
sont étendus.
Devant
l'âtre
et des lattes
s'activent
pare des veille Ils
;
;
flambe
le
;
«
où brûlent des morceaux de fenêtre
de plancher, quelques blessés valides
l'un fait fondre de la graisse, l'autre préfrites
»
dans une gamelle
;
un autre
sur-
bouillonnement d'un potage condensé...
mangent, puis s'allongent à leur tour.
Maintenant, dans la cheminée déserte, assagies dansent plus faiblement
fumantes achèvent de sécher
;
;
les
flammes
de pauvres hardes à travers l'ombre
humide semée de? taches blanches des bandages, une longue plainte erre basse et monotone... Les uns,
AU BOIS DES CHEVALIERS dorment d'un sommeil lourd,
épuisés, siffle
dans
la paille
;
d'autres ronflent
pirent la bouche ouverte, gouille
dans leur gorge
d'autres souffrent
méditation de la mort
Je ne puis dormir. paille,
et,
cueille
aux
de
;
d'autres res-
par instants,
gémissent.
et
et leur souffle
l'air
gar-
d'autres parlent leurs rêves
;
murs
enclose entre ces quatre «
et,
I49
;
;
Que de douleur
quel lieu pour une
».
Mon
ma main
corps inerte a tassé la
droite,
machinalement,
épis des grains de blé
que
je
je
mange un
à un. Je ne puis dormir, mais, durant les heures interminables de cette nuit passée au milieu des victimes échappées à la mort, tandis que et
que
les braises
la cendre,
le
canon gronde
rouges achèvent de mourir dans
mon cœur me
révèle la religion doulou-
reuse de la guerre.
Guerre, tu impHques
cement
monde
;
un
acte de foi et de renon-
tu exiges de tes fidèles de rompre avec
(i)
;
tu les veux
isolés,
d'amour, d'intérêt, d'orgueil triple
vœu
;
libérés
tu exiges d'eux
d'obéissance, de pauvreté, de
le
sacrifice...
Guerre, nous avons été plies à ton service,
(1)
le
des liens
et,
de
Nous rappelons que ces lignes furent écrites longtemps avant du régime des permissions, et à une date où le service
l'organisation
postal fonctionnait fort mal.
CROIRE
150 notre vivant, tu as
fait
de nous des êtres aussi obéis-
sants que des cadavres
;
guerre, nous t'avons tout
et familles, et notre
cœur
et,
encore, notre esprit dont nous étions
fiers.
Guerre,
sacrifié
:
femmes
nous avons subi pour obéir à
tes règles Thumiliation,
la mortification, la souffrance jadis, et
nous voilà esclaves
plus
;
nous commandions
;
nous dormions, nous
mangions, nous parlions à nos heures, et notre vie n'est plus
que
veille,
jeûne et silence; nous sommes,
par obligation, pauvres, égaux et chastes tons contre triste les le
;
le froid,
des obus
l'idée
nous recevons
;
;
nous
lut-
contre la boue, contre la force la discipHne des bal-
de la mort est présente à notre esprit tout
long du jour
comme
;
rons nos frères morts,
et,
des trappistes nous enter-
en creusant nos tranchées,
nous creusons nous-mêmes notre tombe. Guerre qui enseigne sans
le
vouloir la bonté et l'horreur de la
force, tu es pleine
suprêmes
et
de
tristesses,
de grandeur, de joies
d'amers désespoirs
tu es une épreuve
;
brûlante qui tue ou qui régénère
;
des
hommes nou-
veaux sortent de ton creuset, et tu fais leur propre salut, tandis que pai!»leur sacrifice, ils rachètent leurs frères qui
pères,
morts.
ne se battent pas,
et les désastres
de leurs
l'impuissance des faibles et les fautes des
EN FLANDRES
EN FLANDRES VOYAGE Second
Dans
départ...
le
roulement monotone des
roues, les souvenirs s'élèvent
:
une grande bâtisse en
planches, l'hôpital d'évacuation de Neufchateau puis Vitré, petite et française
bretonne pour
ville,
pour
les Bretons...
L'impression délicieuse d'un
dévouement...
Une bonté
et discrète qui fait
qu'on
lit
Des draps blancs, où
l'on enfonce...
infinie toujours
est
;
Français
les
Du
en éveil
presque heureux d'avoir
été blessé... Puis la convalescence, les premiers pas, les
amis
jardins
;
«
touchés
»
une petite
en
froide le soir dans sa
âmes
même temps que
église, très
humble
et
vous
;
des
banale et
pauvre lumière mais où des
vraiment peuvent prier;
la ville
avec son vieux château et ses tours et ses
vieilles
religieuses
maisons centenaires, ignorée
me de
hier, et
dont
les pierres
sont maintenant précieuses, de la souffrance et la joie ressenties là.
CROIRE
154
Et
je
songe
:
«
Comme
spatialement d'abord,
Champagne,
la
me
cette guerre élargit la vie
elle
m'a
fait
demain
la Lorraine, la Bretagne, et
révélera les Flandres
;
:
connaître à fond
socialement,
elle
me met
en contact avec des paysans, des ouvriers bien plus étroitement que
le
régiment ne l'avait pu
mort, toujours planante, rapproche
ment,
elle
forcé à me même menace
m'a
mieux, et la
mon
creuser, à
faire
la
:
personnelle-
;
me
connaître
mortelle a déchiré dans
esprit plus d'une illusion tenace
;
historique-
ment même, grâce à elle, 'aï mieux compris bien des faits du passé illuminé par l'ardeur du présent... j
—
lui devrai,
Je
naissance
quoi qu'il arrive, une plus grande con-
du monde, des hommes, de moi-même,
»
LA ROUTE Le temps est
est
sombre.
Il est
quatre heures. Le
couvert de nuages lourds gris
fond laiteux.
Au
ciel
cendré, sur
nord-ouest, au-dessus de la
un
mer
toute proche, une mince traînée de lumière de la teinte lin
du
rouge s'allonge.
fer
A notre droite,
un mou-
à vent laisse pendre ses grandes ailes inertes.
De-ci, de-là, se presse
une troupe de basses maisons flamandes
au bord de
une fenêtre
;
la route.
puis une autre.
Une lampe Le
soir
s'allume à
tombe.
EN FLANDRES Devant nous
le
155
haut clocher de
Hondschoote
paraît à travers le squelette des grands arbres. C'est là
que
le
régiment cantonnera
accueillante redonne
courbés sous
le sac,
et qui vont,
courroie
On
du
et l'appel
de la paille
un peu d'ardeur aux hommes
couverts de sueur malgré
le froid,
machinalement, l'épaule sciée par la
fusil.
ne parle pas. Chacun réserve sa force pour
dernier effort.
Une
vibration confuse, vraie
le
mo-
saïque de mille sons, s'élève de la colonne en marche.
Chaque pied qui se pose dans la boue, au pas de crée un bruit qui varie suivant le degré de
route,
fatigue de l'homme, le poids qu'il porte, sa place
dans
la colonne, les cailloux qu'il heurte, l'épais-
seur de boue qu'il foule. L'ensemble donne une impression de mollesse poisseuse et discerne fois
un bruit
On
traînante.
d'aspiration, de succion, chaque
qu'une des mille semelles s'arrache à
la boue,
un
bruit gras d'écrasement juteux chaque fois qu'elle s'y enfonce,
un son plus mat quand un homme
buche sur une
pierre,
un raclement
lassé
quand
tré-
ses
pieds meurtris n'en peuvent plus.
Le pavé remplace l'empierrement régiment se font plus toujours
le
clairs.
et les
pas du
Cependant on perçoit
cHquetis des cartouches dans les car-
CROIRE
156
touchières et des chaînettes de gamelles sur les
chocs sourds des bidons vides contre
sacs, les
les
crosses des fusils portés à la bretelle, le frôlement léger des baïonnettes contre les jarrets fléchissants
Des
puis tendus. Derrière nous, le canon gronde.
autos de ravitaillement cornent, passent, font gicler
boue
la
et
nous forcent à nous jeter dans
côtés défoncés.
A
droite,
les bas-
à gauche, des champs
bruns coupés de canaux.
Nous
croisons des zouaves au repos, en capote
pantalon de velours brun, coiffés
en
gris-bleu,
d'une chéchia à manchon bleu
;
un laitier conduit
longue et large voiture peuplée de bouteilles
;
sa
des
enfants aux cheveux blonds, presque blancs, aux visages rebondis, jouent sous la bruine
;
quelques
femmes, debout sur le seuil de leur porte, vêtues de
noir, parlent
dans l'ombre
;
un peu de fumée
sort
des cheminées de briques et poétise les maisons naines.
Une immense
impression de souffrance se dégage
de nous qui peinons sur la route; nous sentons alentour une tristesse morne, plate, grise, boueuse, sanglante.
«
Ah
!
c'est gai t'es
bien
c'est !...
beau
la guerre
Tu vois du pays
vu des habitants
!
;
;
dit Herbin... t'as t'es
Et puis
de la distraction bien reçu
1...
;
—
EN FLANDRES «
I57
Râle pas, Nénesse, répond Renaut
ça te
fait les pieds...».
Mais
ça te dresse
;
,
d'un accès
l'autre, pris
moche J't'ai t'y un singe ?... Non, hein Je l'vois bien... Faut toujours que tu jaspines... Mais boucle-la donc une bonne fois !... Moi, je me de rage subite
Tais-toi, face
^<
:
demandé
si
cacherais
si j'avais,
!
ta mère a fait
!
comme
une tête à caler des
toi,
Et Renaut, terrifié par cette brusque attaque, jette à Herbin un regard « Ah tu peux me inquiet et Herbin de lui dire roues de corbillard
».
!...
:
;
!
z'yeuter avec tes yeux de merlan
une bouillotte
tu sais où qu'on
A
la gare...
Herbin
T'en
!...
les
envoie
au bout du
se
la section...
calme et
La
fais
une
le silence
section, la
téterre...
les ballots
quai...
T'en
frit...
fais
Et puis
comme
toi
?...
».
règne à nouveau dans
compagnie,
le bataillon...
masses anonymes, pierres brutes que des mains inconnues utilisent pour
qu'on élève à
la
France
Peu à peu, dans
le
le
et
monument
grandiose
au monde.
demi-rêve de la marche, un
souvenir se précise en
mon
esprit.
Je revois sur
d'autres routes de jadis une autre foule anonyme,
comme
la nôtre,
mais moins
«
organisée
»,
moins
géométrique, et désarmée. Des miniers d'hommes des femmes
même
et des enfants, s'attellent à des
chariots chargés de lourdes pierres, de bois et de blé, et les traînent vers
Chartres où s'élève après
CROIRE
158
des désastres successifs Timmense cathédrale ano-
nyme.
Il
en vient de partout, de
de toute la France classes
;
ils
les clercs et les
et les nobles,
bêtes de tons.
;
la
Normandie
appartiennent à toutes
et les
bourgeois sont confondus
au milieu d'eux, travaillent «comme
somme
Ceux que
»
avec de pauvres paysans
l'âge
bre-
ou leurs forces trahissent con-
tribuent de leur argent à la construction sacrée. Et tous, unis,
oubhent leurs querelles
et leurs peines,
leurs jalousies, leurs ambitions, leur orgueil
même âme
;
tous
un même amour qui nourrit leur effort, les soutient quand leur vigueur défaille, les relève quand ils tombent sur la route boueuse. Sur cette immense foule règne, m.algré son ardeur, un si profond silence qu'on n'y entend n'ont qu'une
pas la moindre parole ni
collective,
le
moindre chuchotement.
Et tous ces bois, et toutes ces pierres apportés par des anonymes sont mis en œuvre par des architectes, des maçons, des sculpteurs anonymes. Et peu à peu l'église s'élève, anonym^e, mais pleine d'âme,
œuvre de
tous, sortie de terre et bâtie jusqu'à l'ex-
trême pointe de ses
flèches,
Des
par
la volonté,
par
le
de créatures y travaillent que personne ne connaîtra jamais. Beau-
sacrifice
universels.
milliers
coup tombent épuisées au bord du chemin, mais
meurent heureuses d'avoir mis leur force
cœur dans
le
grand poème de
pierre.
et leur
EN FLANDRES Et nous
aussi,
159
nous portons notre faix sur
la
route. Milliers
France
et
d'hommes venus de tous
les coins
de la
dont personne ne parlera, nous avons
oublié pour l'instant nos querelles et nos ambitions
;
nous nous efforçons d'oublier jusqu'à nos peines
pour mieux remplir notre tâche épuisante. Car cette guerre, chez tous tout l'œuvre
en ce
monde
du
les peuples, est sur-
soldat inconnu
;
jamais on n'a vu
moyenne de la masse si éleanonyme qui a fait l'in-
la valeur
C'est le chrétien
vée...
croyable effort de construction des xii^ et xiii^ siècles
;
sont
ici
anonyme qui
c'est le soldat
surhumain de mêlées
la guerre
comme
fournit l'effort
au xx^. Toutes
les classes
tous les terroirs, chacun ap-
porte, inconsciemment parfois, à l'œuvre de guerre le
meilleur de lui-même et ceux qui tombent éter-
nisent le sublime
poème anonyme de
souffrance,
de courage et d'espoir.
LE TÉLÉPHONE Derrière nous, la plaine immense^ s'étale, coupée
de haies, zébrée de watergands, parsemée d'arbres, jalonnée d'églises. ratissée
De
place en place, la terre plate
semble une vaste pelouse préparée pour
un semis de gazon. La
pluie
qu'elle paraît flotter
dans
tombe fine et si tamisée l'air. La route, bordée
CROIRE
l60 d'arbres,
C'est
feu
droit entre les rectangles des polders.
file
royaume de
ici le
l'eau plus encore
que du
partout on sent sa menace sournoise. Elle
;
étend en lacs
infinis
son miroir gris au milieu duquel
émergent des maisons basses,
isolées,
couvertes de
chaume ou de tuiles rouges des troncs de saules marquent de loin en loin le lit submergé d'une rigole ;
de drainage
et
;
aux confins de l'immense nappe, à
dix kilomètres parfois, des clochers sombres se dressent à l'horizon. Sur nos têtes des mouettes au bec long, à l'envergure vaste, planent d'un vol
presque immobile
;
mer qui balaye toute le souffle
lent,
leur cri éclate dans le vent de la la plaine
puissant qui les berce
;
sous
elles virent
et,
doucement, dé-
rivent. * * *
Les zouaves retournent aux tranchées.
Leur
chef, le colonel Capdepont,les regarde passer
yeux
de
ses
et
rude et
clairs et droits.
En des
belle figure est
bonne
un peu. Il est de ceux qu'on juge en un seul regard lie. c'est un chef.
triste
une seconde
Il
Sa
vérité,
et à qui
contemple dernières
ses
hommes
classes
qu'il
d'activé
aime
et
:
«
jeunes
»
vieux décorés,
tannés aux têtes ridées, balafrés aux yeux creux
vue poignante d'une troupe qui retourne là-bas
;
et
re-
au
EN FLANDRES
l6l
cours de laquelle on se dit toujours
morts
les
?
Le 6® zouaves de marche ses
(4^
quatre bataillons de 850
troupe solide de 3.500
cimé par
:
Quels seront
«
»
les
fusils.
zouaves) passe et
hommes forment une Mais voici
combats
de
le i^^,
dé-
Maison du
la
Passeur, où 3.200 zouaves tombèrent pour enlever
des tranchées ennemies que l'inondation montante
nous eut
livrées seule huit jours plus tard.
Les ba-
ne comptent plus 550 rationnaires (115 à 130 par compagnie, soit un manque minimum de
taillons
40 fusils par unité) le dépôt de Saint-Denis, vidé par des prélèvements successifs n'a pu combler les ;
trous... Et le chef songe aux sacrifiés en pure perte, aux journées d'Ypres où, après dix minutes de préparation d'artillerie, on faisait charger sur les retranchements allemands ces lions menés par un
âne.
Les
hommes avancent
fine, et le
nière
temps doux,
allègres,
et le sac, et
compagnie approche
;
malgré
la pluie
l'ennemi
on perçoit
mulets porteurs de mitrailleuses et
le
le
des voitures amorti par la boue molle...
;
la der-
bruit des
roulement
Et
leur chef
se souvient.
*
...Les
zouaves aux tranchées préparent l'attaque 11
CROIRE
l62 prescrite.
A
i8 heures précises,
ils
se ruent en
avant
franchissent la zone balayée par l'infanterie enne-
mie, tombent dans la tranchée qu'elle occupe, la
nettoyent et s'y installent.
mandement,
—
Allô
!
le
De
colonel suit le
mon
son poste de com* combat par téléphone.
colonel, dit l'officier de liaison qui
parle de la première ligne, la tranchée ennemie est prise.
— tenir
Combien y
Bien...
— Une compagnie nel,
d'hommes pour
a-t-il
la
?
demie environ,
et
mon
colo-
300 hommes.
— Bien. Faites
établir
immédiatement un layon
jusqu'à la tranchée enlevée pour la réunir aux nôtres
Hâtez-vous
!
Travaillez ferme afin d'être prêts au
jour, lors de la contre-attaque.
Le téléphone première ligne, et les obus.
La
se tait les
le poste.
nuit est venue,
voient pas entre eux. raillent
dans
Là-bas, en
zouaves piochent, sous
En
si
les balles
dense, qu'ils ne se
avant, les camarades
contre l'ennemi rejeté.
ti-
Leurs munitions
s'épuisent. Il faut les rejoindre.
Deux
heures passent.
— Allo Le layon avance — Oui, mon mais — Combien de temps vous !...
colonel,
de
les atteindre
?
«
?
c'est dur.
faut-il
encore avant
EN FLANDRES
— —
Six heures,
mon
colonel.
C'est beaucoup... Enfin... Allez-y... Oui..
racines qui arrêtent... Je
m'entendez
— — — —
Oui,
Oui,
?
mon
colonel.
mon
homme
Tâchez donc de leur envoyer un afin
Impossible,
Un
allant...
manque.
mon
colonel. :
trois
terrain
le
On a déjà essayé de hommes sont tombés
feu terrible...
Dans l'ombre de son poste, connaît
de
sachent que nous arrivons et
qu'ils
communiquer avec eux
Il
?
colonel.
disent ce qui leur
en y
Des
faut arriver, vous
sais... //
Ont-ils encore des munitions
liaison
—
163
;
il
le
chef angoissé attend.
sait quelles difficultés ses
zouaves éprouvent à creuser ce
au miheu de cette nuit
sol plein
de racines
tremble pour
noire. Il
les
malheureux vainqueurs, qui défendent ardemment leur conquête, mais seront bientôt détrois cents
sarmés
si
ennemie sûr.
on ne les
les ravitaille pas.
noiera.
Le layon
sera-t-il prêt
L'impatience
A
le ronge...
avant
Vingt
vague
?
fois
cher le récepteur, mais se contient... sous les gros obus...
l'aube, la
Cela est mathématiquement
il
veut décro-
La terre tremble
La bougie qui met dans le poste
CROIRE
164
une lueur funèbre danse à chaque qu'on tue
les siens, là-bas, l'un
ne peut rien pour eux, que défend contre Il
les travailleurs...
veut savoir
— Allô — "Mon
!
la.
Où
choc... Il sent
après l'autre, qu'il
terre qui les veut se
Cela fait mal...
:
en êtes-vous
?
Nous
colonel... Il faisait trop sombre...
avons donné au layon une fausse direction. Nous de
allions droit sur la partie
la
tranchée encore occu-
pée par l'ennemi...
— Alors, vous ne serez pas prêts au matin — Non, mon colonel on avance ?
d'ailleurs
;
à
peine, ce n'est pas six heures qu'il nous faudra pour les atteindre, c'est
Un
deux jours
long silence. Puis
!...
:
— Les entendez-vous encore — Oui, mais certainement ?
ils
tirent,
tions s'épuisent...
bombes... effectif
—
Ils
par
On
leurs
muni-
accable de grenades et de
les
ont sûrement plus de la moitié de leur
terre...
Tenez -moi au courant, mais
travaillez...
*
* *
Voici
le jour...
Ses enfants qu'il aime vont mourir.
Les autres bombardent violemment. Des obus éclatent au-dessus
percent
le toit
du poste de commandement
de terre
et
de rondine.
et
EN FLANDRES
165
Sonnerie du téléphone.
— AUo — Bien, — Allô
mon
?
je
colonel
demande un
AUo
l'artillerie.
Allô
!
Mais répondez,
tillerie
!
l'ennemi contre-attaque. barrage... !...
nom
C'est la 76^ brigade..
d'un chien
!...
Allô l'ar-
!...
Le
Rien...
kilomètres
est coupé...
fil
Tout
..
Enfin de son trou noir
de liaison
Les batteries sont à six
effort est inutile... Stupeur. le
chef appelle l'officier
:
— AUo! — AUo mon !
colonel,
je...
Et plus une parole ne parvient, car l'officier est tombé à son tour, mais seulement des éclatements de
bombes sur
la
première ligne qui résiste désespéré-
ment, des feux de salve, des valle...
Le chef
est
cris
comme un
confus par inter-
aveugle près de
l'enfer.
Le jour ennemie
se lève tout à fait.
est brisée
;
La contre-attaque hommes
mais, des trois cents
au soir, ont occupé mande, quatre sont revenus.
qui, la veiUe
la tranchée alle-
LA GRANDE DUNE Vendredi 29 janvier.
On
se bat
dans
le sable.
CROIRE
l66
Quand nous marchons,
le
pied enfonce dans la
dune aux formes incertaines, sinueuses, changeanquand nous nous couchons, le vent pousse tes ;
contre nous le sable qui nous recouvre insensible-
ment. fin
Il est
comme
blanc, partout
où
sang n'a pas coulé,
le
de la farine, couvert par places de petites
vagues éoliennes, semé parfois de cailloux jaunes
ou
noirs,
voltige, oreilles
de fragments de briques et de
tourbillonne, entre dans les
comme dans
le
mécanisme c^s
silex.
yeux
Il
et les
fusils, crisse
sous les dents, glisse, bruisse, croule en petites cas-
cades dans les traces de pas,
par intervalles; au
et,
milieu des obus et des balles, j 'entends
de sa marche
éternelle, contre les
d'herbe rigide, qui percent
A
notre gauche, la mer.
de deux ou
vague qui écume
frottement
le sol, tristes et rares.
EUe
rizon ime ligne d'un vert -gris est frangée
le
longues touffes
et,
trace contre l'ho-
près
trois plis
et s'abat.
Au
du rivage,
sombres
et
elle
d'une
bord gisent des
teintes
aux bras géométriques, des coquillages aux douces et charmantes où dominent les
jaunes
clairs, les
étoiles
A
mauves
et les violets.
notre droite, Nieuport ceinturé d'eau
ruinées s'y coupent encore à angle droit
;
;
les rues
tous
les
canaux draineurs de polders y convergent du NordEst, de l'Est, du Sud et du Sud-Ouest. Voici le bassin à flot, les huîtrières, et
devant nous Lombsert-
EN FLANDRES zyde, Westende
167
plus à gauche, les musoirs
et,
port, le phare, la frange
mouvante des
du
dunes...
du canon, dans le bruit de la vague et la plainte du vent, creusant encore la tristesse lamentable de ce paysage désolé, une clameur s'élève les tirailleurs de la brigade marocaine hargent. Ih b ndissent baïonnette haute, tendant vers la Grande Dune leurs faces étranges, Et dans
le
fracas
:
brûlantes d'ardeur, leurs têtes basanées de sémites
aux nez immenses ou de métis nègres aux nez aplatis; leurs
turbans bizarres,
aux couleurs imprévues,
jaune-safran, contrastent avec leurs capotes gris-
bleu qui tournent au vefdâtre les
;
les
fourreaux rouil-
de leurs baïonnettes battent leurs pantalons de
velours à côte
;
ils
se ruent
d'un élan sauvage.
LE COMBAT SUR LA MER
Mardi Des fuseaux
noirs
2 février.
empanachés d'une fumée ténue
ou lourde, suivant l'occasion, passent dans
le loin-
tain allongés sur la mer. Ils guettent les torpilleurs
ennemis tandis que
les chalutiers,
en quête de sous-
marins, vont et viennent, lentement,
comme
des
moissonneuses dans un champ. Leurs manœuvres
égayent pour nous et,
les lentes
heures d'attente vaine
tout en montant notre garde monotone, nous
CROIRE
l68
épions la minute où les masses cuirassées bondiront
à la chasse.
La mer voisine,
reine toute-puissante dont le grand le
pied de la dune.
semble
s'élever en pente
bat
souffle passe sur nous,
Immense
et grise,
elle
douce vers l'horizon,
couché sur
et,
le
sable, je
perçois le choc de sa masse contre la fragile et
vante colline blanche sur laquelle
les
mou-
hommes
se
tuent.
Elle est
là,
toute proche, infinie, obsédante, fu-
nèbre et cependant source de vie
monde de son
cend sur un rythipe
elle
la terre
;
son souffle léger
où nous nous battons,
enfle sa grande voix, quand, dans
clameur, ses flots
elle jette
embrasse
monte
le
et des-
lent, sous l'effort des astres
lointains qu'elle reflète
sonner
;
étreinte et sa poitrine
fait fris-
et lorsqu'elle
une immense
à l'assaut du rivage la masse de
sombres frangés d'écume, toute cette dune
imprécise, errante encore, tremble jusque sur ses bases,
s'épouvante,
vers
sud ou vers
le
tourbillonne
l'est
Bien que sa force
un
instant, sa
illimitée
me
comme
sance existant
la plus
ici-bas.
et
fuit
semble assoupie
vue produit en moi une
sion de poids, de masse et de
m'apparaît
affolée,
en une bruissante déroute.
grande
Jadis
telle
mouvement,
impresqu'elle
somme de
elle
puis-
recouvrit
les
EN FLANDRES
169
forment aujourd'hui des montagnes de
terres qui
huit mille mètres
que notre taupinière de sable
;
doit donc être peu de chose pour elle. Une vague un peu plus élevée que les autres nous balayerait elle tous. Et cependant son mépris nous néglige ;
nous
laisse
employer
à nous tuer sur
la force
le sol
comme
dont nous disposons à nous tuer sur ses
flots.
L'émotion
est si forte
me
qu'une sorte de prière
monte aux
lèvres
la muraille
blanche de la dune et qui m'attire, sois
propice à
mes
:
Mer, toi qui te tapis derrière
«
frères qui sont là-bas sur les vais-
seaux.
Rapides,
«
ils
parcourent ta route
seuse, et leur lourde
fumée
se
grise, ô nourris-
mêle aux nuages pe-
sants. Ils se sont arrêtés, puis ont repris à toute allure leur course vers l'Est, poursuivant les
indécises dont la
fumée ennemie
Vois. L'éclair des canons a
masses
s'élève à l'horizon.
jailli
de leur flanc
;
le
fracas des décharges suit de près les lueurs, vole très
bas à ta surface, s'accroche à
vagues «
et se
la pointe
Mer qui donnes
le
monde
à qui te dompte, tes
sont aujourd'hui semeurs de mort
flots
de tes
mêle à ta voix sonore.
et le ciel
Mer
a teint de gris sombre leur linceul mouvant. perfide, les
core
;
ils
hommes
t'ont
t'ont rendue plus perfide en-
semée d'embûches désastreuses
;
sous
CROIRE
170
te déchire, sournoise, tu te dérobes
l'éperon qui
à droite, à gauche, mais tu souris, mystérieuse, car tu sais que
le
téméraire court à la mine qui l'éven-
trera. «
le
Tu donnes
le
monde
à qui te dompte, mais tu ne
donnes que contre un double risque de mort, ô
trompeuse,
et
nous autres qui combattons sur terre
risquons moins parfois que nos frères des vaisseaux.
Car après éternel
;
mentaire
dans «
le
la lutte tu reçois le
;
tu achèves ses blessés, ô changeante, et
vent qui
siffle,
Mer au fond de
futurs,
vaincu dans ton sein
tu écrases son navire sous ta pression élé-
tu feins de
mondes
en eux,
fossiles
porteront, inc ustés
qui
les pleurer.
laquelle se forment les
énormes, des épaves d'acier, preuves formidables
de notre soumission au mal
mer
;
vorace,
man-
geuse de terre qui flatte doucement la côte rectiligne puis l'attaque
de démente
;
avec une violence soudaine
mer rongeuse qui
lutte contre le sol
que nous aidions de nos machines tu
ris
qu'ils
de
l'effort
et
de nos digues,
criminel des humains, car la force
emploient à s'entre-détruire est perdue pour
la lutte qu'ils
menaient contre
toi.
Des années pas-
seront avant qu'ils ne tentent à nouveau de restreindre ton vaste domaine. «
O
lisses
puissante, tu es heureuse et tes longues vagues
aux
crêtes mousseuses bondissent à l'attaque
EN FLANDRES
171
du rivage sous l'effort du souffle du Nord en plein tonnerre sur le sable
«
dompté
;
tu croules
d'un coup, largement,
et t'étales
et plat, ô dominatrice...
Sois-nous propice à nous qui t'aimons depuis
si
longtemps, mer subtile, diverse, toute en nuances,
mer
ouvre l'âme toute grande. Les autres
infinie qui
sont pour toi des étrangers
;
tu
les
connais à peine
;
voilà juste vingt ans qu'ils ont voulu te conquérir ces terriens
du
plat pays
;
mais nous,
te visitons
depuis vingt siècles; de la Provence aux Pyrénées,
de
la
Gascogne à
la
Bretagne, au Marquenterre, nous
t'avons parcourue en tous sens; nous t'avons com-
nous t'avons aimée malgré tes fureurs meur-
prise,
songes aux milliers d'entre nous qui dorment sous ton mantee.u gris. » trières
;
LE BRASSEUR
Nous cherchons une maison qui «
popote
les
hors... les
»...
portes du
Vainement, nous frappons à toutes «
secteur
bougres de vaches...
qu'elle
!
Partout on nous met de-
Madame
:
«Ah!
Tu l'as entendue,
qu'elle a dit.
nous a z'yeutés
la gale...
voit
»...
Près de moi Herbin rage
C'est plein
accueillera notre
!
Et
On
pis t'as
les
vaches,
ce fumier
aurait dit qu'on avait
a des z'hauts-le-cœur quand
des troufions
1
Des
?
vu comment
troufions,
elle
des pauvres
CROIRE
172
brutes qu'y s'font trouer la peau, sans
des galons sur les
gnent un rond par Si
même
avoir
des crève-la-faim qui ga-
bras,
jour...
Purée
!...
Ah malheur
!...
qu'on serait des juteux, ou seulement des pieds
comment
d'banc, t'aurais vu reçus
!
qu'ail'
nous aurait
T'aurais vu l'sourire, et la bouche en cul-
de-poule, et l'œil en coulisse
on s'arrangera. pour vous.
On
Il
nous
gnon qu't'aime...Tu lit
;
Mais
oui, Mossieur,
besoin...
»
Charogne
!
sais
que
petite place
On aime
au
des quarante francs par mois
sous pour un
«
y aura toujours une
s'serra
militaires chez
:
!
les sous-off's, ;
tant les
C'est leur po-
ça touche
qu'ça donne quarante
qu'ça boit, et qu'ça se saoule avec
du*bon, tandis qu'nous
autres...
Faut qu'on bosse
dix jours pour s'payer un triple-sec ou un verre
de fine... Alors ils s'foutent pas mal de ta gueule... Et c'est pour ça que tu te fais tuer !... Malheur !... » Nous heurtons une autre porte qui ne daigne même pas s'ouvrir... Nous sonnons; on ne nous répond pas... Le ciel est lourd des masses d'eau suspendues aux poches des nuages. Une pluie fine, pénétrante et mauvaise nous fouette la peau la ;
rue est balayée par
bout en bout
;
le
vent d'ouest qui
le sol est
l'enfile
de
gras d'une boue plombée,
gluante, ghssante, hachée d'ornières
;
à la voir, on
sent la trituration formidable que lui infhgèrent les semelles et les clous
de milliers d'hommes,
les
EN FLANDRES chevaux,
fers des
les cercles
caissons, de fourgons,
plateaux
écraseurs
I73
des roues de canons, de
pneus de camions,
les
tracteurs
des
des
et
les
pièces
lourdes... «
tice
et
Bon Dieu !
Qu'est-ce qu'on
deux bancs
d'mande
même
Un
?
a pas de justoit,
C'est pas des exigences
?
mois qu'on a pas croûte à de
Y
dit Bille-en-tête...
!
l'abri...
Ça
une table !
V'ià
s'rait
pas du luxe de ne plus être sous la
Dis donc, vieux,
si
un
tout
flotte..
des fois qu'on avait des assiettes
!
!... Des assiettes, les quarts Et avec ça, madame ?... Tiens, qui nous faut... Ça c'est des mecs au pèze
Non, mais tu vois ça et les couverts...
voilà ce
qu'habitent
là.
Une grande
On va
voir...
»
porte cochère aux deux battants
ouverts donne sur une vaste cour entourée de bâti-
ments.
Une
inscription
Brasserie Hackein
«
»
flam-
boie au-dessus de la porte.
Nous
entrons. Par les fenêtres de la cour nous
apercevons une pièce où
brille
un beau
feu clair
;
des vieux meubles, garnis de vaisselle ancienne, luisent dans la
pénombre des cuivres accrochent les du foyer un tapis rend à nos yeux ;
lueurs dansantes
cette pièce plus douce.
;
Un
civil
sexhauffe paisible-
ment... Bille-en-tête s'arrête sous l'averse, le con-
temple
et
remarque, philosophe
s'en fait pas, le salaud...
»
:
«
Ah
!
bien,
il
ne
CROIRE
174
Sur notre
droite, la porte à coulisse d'une remise
est entr'ouverte.
Ah
la belle
!
est sèche, bien close, et
Le
cimenté
sol est
fond
;
les
«
piaule
!
»
Comme
pas une fente ne lézarde
;
elle
soigneusement couverte le
!
pla-
impostes ont tous leurs carreaux, et la
porte, dont les quatre galets glissent aisément dans leurs rainures,
—
Vieux
!
nous mettrait à
On
l'abri
du
cinquante
tiendrait
froid.
dedans
là
!
— Ça vaudrait tout d'm.ême mieux qu'not' grange
-
à claire-voie, où qu'la flotte vous tombe su'
—
Pis qu'elles sont houssées, on les fourra bien
on
Ah
!
les
?
sous un autre hangar. AU' craindront si
Où
C'est vrai, Mais les quatre voitures...
mettra-t-on
—
l'blaire.
les laisse
vieux
!
on a
?...
pour une
d'ia veine
d'mander au type. qu't'en dis
Y
fois...
dira pas non, hein
Tiens, le v'ià
pis,
?...
On va Quoi-
!...
Un homme s'avance vers nous; maigre,
Et
rien...
on pourra encore tenir vingt-cinq...
cinquante ans environ
de ;
moyenne,
taille
sous
le
qui chevauche son nez un regard perce
lorgnon
sec, dur,
métallique; par instants, les muscles de ses mâchoires
contractées saillent
nous
dit-il
:
«
Qu'est-ce que vous faites là
brutalement.
—
rade regardait votre remise. autoriseriez peut-être à
?
mon cama-
«
Monsieur,
Il
pensait que vous nous
y coucher pendant
le
temps
de notre repos à Hondschoote... Nous sommes can-
EN FLANDRES
I75
tonnés dans une mauvaise grange
quent au
et a transformé le sol en rit
;
Monsieur,
—
Ah
!
mon camarade
et
moi nous
vous pensiez!... Alors
—
Nous aurions
Oui !
Alors
— —
pensions...
mettrais
mes
!...
le
dit
:
assez de place...
pour que vous
!
Je connais ça regard de
sent qu'une colère
nous
je
Mais non, monsieur, vous pouvez très bien
les laisser...
dans
pour-
paille
planches disjointes...
les
voitures dehors par ce temps-là
—
man-
des tuiles
boue où notre
vent souffle par
le
;
pluie coule la nuit sur nos figures
toit, la
«
alliez
vous coucher de-
!...
Thomme
monte en
Allez -vous-en
!
se fait plus lui et
dur
on
;
brutalement
il
»
Mais...
Fichez
maintenant tout de
Une
camp! tout de
le :
suite!...
Sortez de chez moi,
Je vais vous faire arrêter
suite...
servante paraît sur
et
de
tout
le seuil
il
crie
suite,
!
d'une porte et
nous regarde consternée. Bille-en-Tète, fou de rage, veut tomber sur dis à l'oreille
:
le brasseur... «
Je
le retiens.
Tais-toi, Bille-en-Tête,
Je
lui
tiens-toi
peinard... S'il arrive quelque chose, c'est encore toi
qui prendra...
Tu
n'es
qu'un pauvre
troufion...
—
Je m'en fous, mais j'ie viderai c'fumier-là..Laisse moi que j'te dis, laisse-moi, j'veux l'vider...
L'homme tend
toujours vers nous sa tête rageuse
CROIRE
176
de despote, habitué à tout voir plier sous sa volonté
dans
le
canton.
jadis voter les gens à sa
Il faisait
guise parce qu'ils étaient ses locataires, ou ses débiteurs. Il
a dans
le
pays trente ou quarante cabarets,
installés
dans
ses
maisons, qui débitent sa bière,
que
ses cochers
ses voitures
;
conduisent à ses tenanciers, dans
maître de ses ouvriers, qui
est le
il
n'osent pas élever la voix
lièrement à
l'église,
car
il
quand
il
parle
;
il
va régu-
feint d'être pieux, et affecte
de remphr ses devoirs de chrétien pour un empire ;
il
ne mangerait de viande
laissera sans
vendredi, mais
le
remords trembler de froid
il
nous
et crever
dans notre grange plutôt que de déranger ses voitures. D'ailleurs
il
loge trois officiers chez
donc largement son ciers lui valent
jour, tandis soldat...
A
qu'on ne
ses trois offi-
trois francs
lui allouerait
par
qu'un sou par
à condition de fournir une lampe la nuit
!
n'en pas douter ce demi-paysan nous méprise
parce que nous
ne se
soldats. Il
que
Et puis
devoir...
une indemnité de
lui. Il fait
si le
sommes dit
des
pas que
«
hommes
s'il
»,
des simples
est encore chez lui,
feu brille dans sa cheminée, et glace les
bois lisses de ses meubles,
que
sa remise, c'est à nous qu'il
sépare BiUe-en-tête, dant, qui pour
le
un mot
même s'il le doit...
nous refuse
Quel abîme
Parisien frondeur, indépen«
plaque
porte en lui profondément gravé
»
son patron, qui
le
sentiment de la
EN FLANDRES
I77
justice, et cet être c^^nique, autoritaire, injuste et
méchant...
— Bille-en-Tête, amène-toi! Laisse-lui et qu'il se la
—
Non,
poisse
au
f...
...
j'te dis...
Ah
j'veux l'crever...
si
!
3
le
!...
Et nous passons
la
grande porte,
seur au regard de maniaque... queur...
Dehors
que jamais
et plus triste
sous
le ciel
;
le
autour des
;
fils
le
du
bras-
campe, vain-
La boue
jour est plus sombre
plus lourd
nous pénètre, nous amollit,
notre volonté
suivis
Il se
la pluie tom/oe toujours.
se délaye plus
l'eau
sa remise
je suis las
;
une
fait
chiffe
vent lugubre passe en rafales,
du télégraphe, des girouettes
;
de
siffle
et des
cheminées.
LA VIEILLE Faut tout de dit Herbin.
Chez un cile,
même
.
qu'on dégote une piaule,
Cherchons.
nommé
Wils on nous dit
nous avons un malade paralysé
«
:
»
;
C'est diffi-
chez
le
bou-
langer Duj ardin loge un officier rien à faire pour ;
nous
;
la voisine,
madame Vienne, nous annonce avec
douleur que son mari est malade
un jeune
^.c
type
y
;
le
photographe,
qui parait vingt-cinq ans, nous met
à la porte en disant
:
«
C'est cinq francs par jour
!
Bille-en-Tête s'échauffe... 12
»
x^
—
catoiRB Si
on
entrait
là,
propose Herbin en
me
dési-
gnant une petite maison joyeusement peinte en rose autour de ses volets verts... AUons-y
!...
Un couloir. Nous ouvrons une porte. Nous sommes dans une cuisine aux murs badigeonnés de jaime dans lesquels on a encastré de vieux carreaux
de Delft où des petits moulins à vent grossièrement peints tournent leurs aUes bleu-pâle. Sous le grand
manteau de
cheminée, à droite et à gauche du
la
classique fourneau de fonte qui semble une grande
urne funéraire, d'innombrables ustensiles pendent, pincettes,
vieilles
poches,
fourchettes,
ou crochets aux formes jamais
vues...
tisonniers
Sur
les
meu-
bles et la cheminée, de vieux plats, de vieilles faïences,
de vieux pichets d'étain, une petite vierge
aux mains
jointes mettent des teintes douces.
.% Tout contre
le
comme un
fourneau luisant
dans un grand fauteuil de bois à haut
émail
dossier,
ime
vi^e femme est assise qui se lève à notre approche. Pauvre petite
vieille trottinante,
un peu cour-
bée, dont la vie régulière devait s'écouler avant la
guerre sur un rythme lent d'antique horloge monotone.
Chaque journée passait pour
précédente, au milieu des
même
solitude,
mêmes
moulée par
elle pareille
à la
meubles, dans la
k même
silence.
Aux
EN FLANDRES mêmes
1^9
instants ses gestes étaient les régulière, elle mettait ses
mécanique
mêmes
tements aux
elle allait
à
même
bouton pour s'assurer de
entendait sa messe, marmottait ^les et revenait le long
la
effort, et
fermeture
au son des mêmes cloches
l'église
et,
vête-
minutes, sortait à six heures
moins cinq, fermait sa porte d'un pesait sur le
mêmes,
mêmes
mêmes
de la rue vide, de son
;
elle
;
prières
même petit
pas pressé, silhouette toujours pareille se détachant
mêmes maisons
sur les
chaque hiver
elle
trapues encore qu'après
parût un peu plus courbée vers
la terre.
Son visage
Elle s'est levée...
groupe
et
se
tend vers notre
son œil vitreux nous cherche un instant
avant de nous apercevoir. Elle est très
vieille.
La
pauvre figure ravagée paraît teinte d'une étrange ;
des rides symé-
triques et profondes la creusent.
Sa main osseuse
couleur blanchâtre et violacée
aux veines peu
et s'appuie
voix fêlée je
saillantes, tachée
elle
au bras du
nous
Elle porte la raie sépare
un ton d'excuse
dit sur
ne vois plus bien
clair
main à
ses
de jaune, tremble un
fauteuil, tandis
!
que de sa :
«
Kick
cheveux gris-jaune qu'une
en deux bandeaux réguhers
;
elle
paraît
perdue dans sa jupe noire, dans son corsage sous
le
!
»
noir,
haut bonnet noir, semé de passementerie et
de carrés ds
jais, et
dont
les brides noires sont re-
CROIRE
l80
comme une
jetées sur ses épaules, et fait
tout trembler dans la maison,
rafale de
moi son regard où passe une lueur simplement
joignant les mains, dit
dront
pas...
N'est-ce pas. Monsieur
craintive et
ne vien-
« Ils
:
canon
tourne vers
elle
»
?
Elle est très bonne... Jadis, avant la guerre, elle
n'eut pas supporté qu'on entrât dans sa maison.
Malgré ses soixante-seize ans
de ses mains chez laisse assez
même
elle.
elle tenait
Elle disait
:
jusqu'au bout
»
;
car
Que Dieu me
«
de force pour pouvoir
à tout faire
me
servir moi-
des
le pire
supplices
eut été pour cette aïeule de voir une jeune servante lâchée dans son vieux ménage, sahr les parquets les
meu-
jours de pluie, cogner sans respect ses chers bles
ou ébrécher sa
Malgré que
vaisselle à fleurs.
les soldats
ébranlent sa maison et
troublent toutes ses habitudes, et malgré qu'elle en souffre, elle
arrivés
—
?...
Mais
malade ?»
comment ça
ne nous »
est
pas hostile
:
«
Kick
Bien
!
nous demande-t-elle aimablement.
oui,
Madame. Vous même
— Non, va...
?
n'êtes pas
non, et avec vous. Monsieur,
On
sent que
le français qu'elle
parle n'est pas sa langue, mais une langue apprise
on devine souvent
mand pour nous
qu'elle fait ses phrases
en
les traduire ensuite. Elle dit
yeux sont appesantis de sommeil,
»
:
«
et parlant
;
fla-
Vos de
EN FLANDRES larmes qu'elle a versées,
elle
l8l
traduit
:
la pluie de
7nes yeux.
— Asseyez-
Je vais vous donner du bon
vous...
va à l'armoire, en
Elle
vin...
tire
des verres, une
bouteille qu'elle place devant Bille-en-tête médusé.
Elle voit son étonnement et
penche vie
glisse
Dis donc,
!...
Puis
me
et
il
à
l'oreille
en :
bonne
?...)>
—
« Ah vous savez, ils comme vous dans l'patelin !... C'est :
tous des fainéants, des grigous
depuis
pareils
Herbin se
rit...
Ca, c'est la
l'brasseur nous voyait
si
se tourne vers la vieille
n'sont pas tous
des
".
!
;
on n'a jamais vu
qu'Jésus-Christ
champêtre à Bagnolet
garde
était
!...
Elle n'a pas compris, mais acquiesce poliment
de
comme
la tête, et
soldats
:
«
demande si un
je lui
l'autre jour
y avait
Il
elle
loge des
officier,
me
répond-elle... Il était bien honnête... Il est arrivé
tout trempé, alors
mari qui les ai
du
est
j'ai pris
mort depuis
mises sur
fourneau...
le
des pantoufles de
six ans, Monsieur, et je
bac à charbon, à chauffer, près
Il était
eu au moins soixante
content, allez... Mais
hommes dans
étaient mauvais... Ils recevaient et
m'en demandaient à
en donnais...
Ils
me
par jour. Monsieur,
mon
du
il
y a
le grenier... Ils
sel, le
moi... J'avais
vendaient
peur
et je leur
prenaient trois bacs de charbon et encore... Ils
de petites choses parce que
je suis
ont pris beaucoup
une pauvre vieille.
CROIRE
l82 Ils
me
disaient
que
ne comprenais
je
Ça
pas intelligente, que
je n'étais
ont mouillé
rien... Ils
le plafond...
a traversé la chambre... J'avais un beau tapis
dans
l'escalier
;
était tout
il
neuf
;
acheté
je l'avais
pour quinze francs l'an dernier, Monsieur... A force de passer avec leurs gros souliers, et l'ont rempli
de
l'ont usé, Monsieur,
!
ma
maison
n'est
«S'il vous plaît, un comme avant cognac » Et comme Herbin fait un geste
plus propre
!...
—
peu de
de connaisseur de vin
ils
Ah
trous...
•
satisfait
en
« la, ia, dit-elle, j'ai
montrant son verre du bon vin !... »
lui
*
—
Madame,
vainqueurs
— Ah les
!
;
et
la guerre finira bientôt,
vous n'aurez plus de
la guerre
gens du pays)...
c'est
quoi
— —
!
la,
(elle
moi
quand on hagne à
prononce
nous serons
soldats...
la lierre,
je n'sais pas...
la herre...
comme
Vainqueur
Le
contraire, c'est
je
veux demander
?
Vaincu... Vaincu... Ah!...
la...
Et puis
Disparu Je crois... qu'est-ce que ça dit, Disparu ?.. je crois que c'est quand une bombe aussi
:
tombée
et
qu'on ne trouve
ça. est
même plus les petits mor-
ceaux...
EUe s'arrête un
instant et soupire...
Une idée triste demande
l'obsède qu'elle veut chasser... Elle nous
:
i
EN FLANDRES
— Vous avez du
plaisir à
ne vous dure pas trop
183
Hondschoote.
. .
Le temps
?...
Renaut croit devoir répondre y a des petites poules qui sont assez
Poli et galant,
— Ah!
oui,
il
:
— Malgré Targot, — La guerre a beaucoup changé
girondes...
deviné et dit
elle l'a
autrefois, avions peur,
les choses...
ne parlions
pas...
maintenant sont z'hardies, parlent aux
Mais
l'idée triste qu'elle tente
depuis que nous
Une émotion
—
sommes
Les
filles
soldats...
en vain de chasser à nouveau...
là l'assaille
l'étreint.
un soldat, un
J'avais aussi
beau garçon
:
Nous,
solide... Il
petit-fils,
un grand
semait, labourait, récoltait...
n était doux... Il avait vingt- deux ans... Il est
Allez lis
mort. Monsieur, à Perthes
demander au Sauvage... On vous
était estimé
J'ai
sur la cour...
dira «Massel:
de tous ses camarades...
mon seul petit-fils... On a fait un service, un peries...
les z'Hurlus...
eu mal...
Ma
y
C'était
avait des dra-
Je suis sortie
fiUe est venue... Elle pleurait,
Monsieur... J'ai cru
La malheureuse contracte sous la
beau... Il
J'étouffais...
»
que
j'allais mourir.,.
Son pauvre masque fripé se douleur. Et je songe aux autres, !...
aux vieux de Mouilly, de Rupt, de Vaux-les-Palameix qui restaient assis au soleil sur le pas de leur porte malgré les obus
;
je
pense aux milliers de
CROIRE
184 vieillards qui
fibres ils
ne
si
à leurs maisons par des
tenaient
secrètes
que malgré
rides crispées, elle
et
;
pitié je les associe à cette triste
douleur abaisse
menaces mortelles,
les
ont pas voulu quitter
les
dans une grande
grand'mère dont
la
bouche, creuse
les
les coins
de
la
mais dont
les
yeux
restent secs, car
ne peut plus pleurer.
L ESTAMINET
— Tu viens au Chat — Allons-y ?
Bille-en-tête,
et
gagnons
Herbin
la petite
et
!
moi quittons notre
maison basse,
paille
ornée
verte,
d'une enseigne, où l'on peut reconnaître à la
ri-
gueur un matou blanc au-dessus d'une inscription
Nous entrons. La Dans un coin, Laleu et Labbé mangent leur gamelle en buvant de la bière... Au beau milieu, une gamine de deux ans est assise à indispensable: ((Cabaret au Chat)).
salle est-presque vide...
terre. Ses
cheveux courts, bouclés, dorés, encadrent
son délicieux visage et lisses Téclairent
;
;
yeux
ses
elle rit,
bleus, ses joues rouges
en serrant tendrement
entre ses bras, contre sa robe qui fut blanche,
chat presque aussi gros qu'elle et qui ferme
comme un Herbin gnonne...
un
yeux
enfant qu'on berce.
la »
les
contemple attendri, murmure
puis déclare
:
:
«
Mi-
EN FLANDRES
—
On
mieux
est
ici
qu'au
185
Soleil,
ou qu'au Bœuf
de Flandre.
—
On
mieux qu'à La Botte de
est
paille
ou à La
Belle vue, dit Bille-en-Tête.
— — — la
Lesous-soff'svont kL' Arc ou
Les
officiers
Nous
patronne
a.
autres, on est chez nous !
L'Hôtel de
au
Chat...
Trois cafés, trois cognacs
La patronne
Ville.
vont au Sauvage.,.
une jeune femme aux
arrive... C'est
grands yeux bleus un peu été pris à Lille avec des
Ehl
!
tristes,
dont
camarades du
le
mari a
8^ territo-
rial.
— Avez-vous des nouvelles — Non, pas de
?
lettres encore... J'ai peur...
des misères... C'est la guerre, qu'on
—
Ne vous
désolez pas.
re\âendra votre
—
Ah
!
beaucoup
En
a
Ca va bientôt
finir.
Il
homme.
je suis
cul sur ça...
On
dit.
bien sûre qu'il n'y a pas de cal-
tout cas, on pourra dire qu'on a été
souffrir...
Nous non plus ne comptons pas sur une fin rapide du conflit, et pourrions nous plaindre de la souffrance. Mais, à vrai dire,
ce
nous n'y pensons guère en
moment. Le poêle de fonte
salle
une douce chaleur,
dans nos verres, auprès
;
et le
«
le
«
entretient dans la
café
cognac
»
»
bouillant
brun doré
fume
luit tout
nous avons une table sur quoi poser nos
CROIRE
l86 coudes
nous sommes
;
de
assis sur des chaises, et,
notre abri paisible, nous entendons la pluie crépiter sur les tuiles des toits, tière,
du
tomber en mince
trottoir,
ou
sortir
ruisseler jusqu'à la gout-
du chéneau sur
filet
la terre
en crachant rageusement du
tuyau de descente.
— On
Y
a pas à dire, on est bien
est bien
teaux!...
ici,
Eh!
ici,
ensemble, nous
répète Herbin.
trois, les trois
po-
Bille-en-Tête, quoi qu't'en dis?
quoi qu' tu penses, face de rat
A
?
A
Thôtel de Tave-
nue Henri-Martin où c'qu'y avait des singes peints sur les murs des cabinets
?
Tu
t 'souviens,
on s'ame-
nait à huit heures pour la plomberie, et le maît'
d'hôtel v'nait, «
Madame
vailler
pas
!...
comme
a dit qu'y
avant qu'elle Alors,
ça, sur la pointe des pieds fallait
l'dise...
:
pas vous mett' à tra-
pour qu'on
on s'couchait, on en
la réveille
grillait
une,
L'maît 'd'hôtel y nous r'filait du poulet, et pis du pinard maous... Bille-en-Tête, tu
on
attendait...
t 'souviens...
Et Herbin toi, l'hôtel
les
Ah
se tourne vers
où c'que
cabinets
Passy.
qu'est-ce qu'on se jetait
!
?...
moi
les singes se
:
Tu
!...
l'connais pas,
cavalent après dans
C'est face à la mairie
vieux
!
t'as
perdu
»
si t'as
du XVP, à pas vu ça !
Je regarde Herbin et Bille-en-Tête, et là-bas Laleu
EN FLANDRES et
Labbé
et les autres
et boivent, et la
camarades qui jouent, fument
patronne aux beaux yeux
au chat
et la petite fille
187
sur les toits de ce village perdu, près de la l'ennemi, et
tristes
j'écoute la pluie qui claque
;
mon cœur
frissonne
mer
de
et
brusquement de
solitude.
Me
voilà
donc
seul,
sans un ami, selon
dans
mon
la
masse des camarades,
cœur. Je
aime bien
les
pendant tous mes compagnons de misère. vent et
me
le
rendent. J'ai mis toute
ma
ce-
Ils le sa-
confiance
en eux, qui comptent sur moi en toute sécurité.
Chacun, dans une certaine mesure, tient dans sa
main
la vie des autres.
Les liens qui nous unissent
sont tels que rien, semble-t-il, ne les déliera jamais.
Plus tard, ceux d'entre nous qui se reverront n'auront qu'à dire grouillante
:
Te souviens-tu
«
images
des
? »
pour que
familières
nous
temps de paix, des manœuvres
ensemble créaient déjà entre nous cette nité
»
empri-
commune de
sonne de son réseau. La simple vie caserne, en
la foule
«
la
faites
frater-
d'armes que la mort bravée chaque jour, de
conserve, rend encore plus indissoluble.
Il
faut le
feu pour souder.
Mais, malgré tout, J'ai
beau aimer
plètement
ici
souvent leurs
la vie
et
il
me manque
de mes amis,
quelque chose.
et la vivre
un peu chez eux puisque
lettres, j'ai
beau
com-
j'écris
sentir qu'ils ont be-
CROIRE
l88 soin de
moi
qu'aux heures de cafard
et
mon
assu-
rance raisonnée les soulage, je n'en souffre pas
me
moins de n'avoir près de moi personne à qui confier.
Maintenant,
le
Chai est envahi. Toutes
sont occupées. Les
hommes
les tables
serrés sur les bancs
boivent des chopes ou du café
zouaves et fantas-
;
sins parlent haut, et discutent et plaisantent sous la clarté jaunâtre des
enveloppe bleuâtre...
lampes
;
la
fumée des pipes
choses et les êtres d'un tiède nuage
les
Dans
le
brouhaha, on perçoit parfois
plus nettement une phrase,
un mot
:
— Six-quatre, hurle un joueur de dominos — Pique!... Atout!... — Ah! mon salaud cocu Y a pas !
Il est
!
est cocu. C'est pas permis d'avoir de la veine
ça
il
comme
!...
—
Je te dis qu'on remontera aux tranchées dans
dix jours. C'est
juteux de
Y
!...
le secrétaire
doit l'savoir
lui...
— Eh va donc — De quoi Y !
!
c'est l's'crétaire
troisième
du colon qui l'a dit au du colon...
la troisième... Oui, le secrétaire
!...
Y
;
il
est
comme
sait rien.
du colon qui
l'a dit
sortaient tous les
Flandre... L' juteux
y
toi,
y
Pisque que
faisait
sait rien j'te dis
!
que
au juteux d'ia
deux du Bœuf de
l'aimable,
y voulait
s'mette bien avec l'bureaucrate, pour des papiers
— EN FLANDRES à
189
qui voulait faire envoyer à la brigade... Ah!
lui
la connaît
l'frère... «Alors, qu'il lui dit,
pour longtemps dans non,))
qu'on
que lui les
c 'patelin ?»
dit l 'bureaucrate.
met,
))
qu'il lui dit
?
—
«
Probable que
— Quand que — «Dans une dizaine c'est-y
«
mais faut rien en
p'tête bien, qu'il répond,
dire...))
y a Guérin qu'était avec moi... Dis c'est pas vrai, Guérin. Même qu'on leur tournait Tiens
il
!
dos et qu'on cartes chez la
nn ? On
marchande d'tabac
s'anime...
On
— On fera
Nieuport, dit l'un. cise l'antre...
On
discute...
parle
«
la
«
si
le
de r'garder des
semblant...
faisait
il
onena-t-y
!
Pas
On
Gué-
vrai,
retournera à
Grande Dune », pré-
cuisine», visite, corvées,
mandats, vaguemestre, gradés; on parle de ces mille riens qui font presque toute notre vie, et en
écoutant raconte
gne
les
échos de la
comment
qui voulait le
»
raient
salle,
ces heures
«
poisser
si
j'avais
»,
je
Herbin qui
me
a semé un
«
co-
songe à ce que
se-
et
la nuit dernière
il
un ami
vrai près de
moi.
A
la guerre plus
saire, car
on
fait
que dans
une
telle
courage et d'espoir, que
les
la vie l'ami est néces-
dépense de volonté, de plus riches n'y peuvent
suffir.
Brusquement,
rente,
vous sentez que votre cœur
et
souvent sans raison appaest vide
;
tout
CROItE
igO votre être défaille
;
vous hésitez
;
votre confiance
en vous vous abandonne... Mais à qui vous ouvrir; qui appeler à votre aide
?...
la vôtre, que] esprit plié
aux jeux
Quelle
âme
pareille à
subtils
dont
in-
consciemment vous avez besoin vous comprendront, vous soutiendront pendant l'heure mauvaise
A
trop aider
les
?
autres sans être payé de retour,
peu... Ah! si j'avais près de moi ou Arène, ou Boucau, ou Guasco qui tous viennent de m'écrire. Mes amis, qui êtes si
on s'épuise un Aussière, trois
différents
cependant mes amis, pourquoi ne
et
sommes-nous pas réunis
Comme
?
chacun de nous
donnerait un effort plus grand encore sous l'œil
des autres
II
me
semble que nous nous
surveille-
rions davantage et qu'il s'établirait entre nous
dont
sublime
sorte d'émulation
le
une
pays profi-
terait.
Mes amis,
si
vous étiez
serais plus sûr
là, je serais
de ne pas
Je de n'être pas abandonné, sais.
Grâce à vous
plus sûr de moi.
faiblir et plus sûr aussi
si,
d'aventure, je faibhs-
je serais soulagé
d'un grand poids.
Je ne serais pas, au milieu des camarades, le seul soldat d'une autre classe sociale, donc le seul point
de mire. Et voilà justement que Guasco m'écrit qu'on l'envoie dans
l'artillerie,
venir avec moi et ajoute
merveilleuse
;
si
tu savais
:
au
13^, qu'L voudrait
Tu dois avoir une comme je t'envie î... «
vie »
EN FLANDRES
—
Eh
nent...
!
vieux
Faut
!
cal ter
ICI
huit plombes qui s'débabichon!
C'est Bille-en-Tête qui
Les gendarmes sont à
m'annonce la
fermeture...
l'affût et auraient tôt fait
de verbaliser contre la propriétaire de l'estaminet,
nous y trouvaient après l'heure réglementaire.
s'ils
Evitons-lui d'être consignée quinze jours.
—
Sortons, Bille-en-Tête
Nous passons
le seuil et
I
plongeons dans la nuit
humide. La pluie tombe toujours, têtue, pénétrante; la
boue englue nos semelles hésitantes ; nous allons le noir gonflé de vapeur d'eau, muets, an-
dans
goissés et
pas
si
la
si
tristes
que nous ne hâterions point
le
mort elle-même nous apparaissait brusque-
ment au coin de notre grange, debout dans une des immenses lueurs brèves,
qui, vers l'Est, éclatent
dcuis le ciel.
APRÈS LA PLUIE i6
février*
Une douce et tendre lumière enveloppe la Flandre.
Au
loin,
dans
huit ailes de
deux
rouge de leur
toile
le ciel très bleu, les
moulins tournent, rapides, et
le
rappelle les voiles rouges des bateaux de pêche sur le
bleu de la mer.
Droit et pointu, im clocher monte dans
l'air
CROIRE
192 transparent et
me semble blanc et marbré de
teintes
vertes bien que je le sache bâti en briques De-ci,de-là
des toits de tuile d'un rouge violettes vernies, des
vif,
ramures
des toits de tuiles
très fines et grêles
Un
d'arbres en qui la sève monte.
immense.
ciel
Des routes qui sèchent sous les premiers frôlements du soleil et s'étendent à perte de vue.. Une douce et tendre chaleur nous pénètre
;
de grands oiseaux
noirs et blancs volent lentement contre l'horizon,
au passage
et le soleil qui dore
paraît
un
L'eau routes
;
les
gouttes de pluie
sourire dans des larmes.
brille
dans
les ornières et
sur
le
bord des
l'herbe jeune et courageuse pointe entre les
mottes de terre
;
de petites maisons de briques,
peintes en ocre dur, en iaune, en rouge avec des volets d'un vert cru, semblent semées dans la
cam-
pagne. C'est mardi-gras, et le
ondes se déploient dans
canon gronde. Ses larges
l'air.
A ma droite
des
hom-
mes creusent hâtivement des tranchées sur route un vieux paysan avance, courbant vers ;
sol
la le
son visage encadré de poils blancs sous sa cas-
quette râpée.
ments
;
flottent trent.
Un
bruit léger
dans
le ciel
à
l'est
;
des éclate-
mous de fumée blanche
des flocons :
qui
ce sorit trois avions qui ren-
EN FLANDRES Tout
s'éteint
I93
brusquement dans
la plaine sous
l'ombre énorme d'un nuage qui passe. Le clocher de\'ient noir, et puis les ailes des
nent entre le ciel se
les
arbres
moulins qui tour-
toutes les maisons meurent
Les yeux des
et s'affligent d'instinct...
hommes
L'ombre
s'éton-
froide règne.
Mais voici qu'au loin reparaît une tache de
Le grand vent de
la
mer emporte
mière \'ictorieuse reconquiert les
On
les
le
nuage
champs
;
soleil.
la lu-
;
toutes
couleurs éteintes se rallument... L'hiver agonise... oublie la bataille toute proche et la mort
naçante une joie immense s'élance dans si
me-
le ciel si
;
profonde,
du
;
vide de sa grâce et reprend à l'instant sa
tristesse hivernale...
nent
;
vibrante qu'on s'étonne que les cloches
clocher voisin ne sonnent pas d'elles-mêmes.
LE MOULIN Mercredi
La telle
i.y février.
plaine infinie s'étale écrasée, assombrie, mor-
sous
le ciel
courbe.
La tempête balaye
la
ouate
sale des nuages, déchire leurs flocons gris, noirs
laiteux, allonge le cou, hurle et sa plainte
comme un
douloureuse passe,
ou
chien perdu,
sifflante,
coupante,
puis s'attriste, et pleurante se prolonge, et s'effrite
en lambeaux dans
les rafales
comme
les
embruns
sur la mer. 13
CROIRE
11^ Sous milieu
une route serpente. Le
la pluie qui cingle,
du chemin
est
pavé
;
sont crevés
les côtés
d'ornières énormes, longues, boursouflées, sinueuses,
pleines d'eau. Entre triturée, s'affaisse
de
paille
tombés
elles, la
là
par hasard y mettent de menues à gauche, les champs que
A droite,
taches jaunâtres.
la pluie a couverts
çà et là
;
d'innombrables petites poches
une teinte
d'eau, prennent refléter le ciel.
boue noire ou blanchâtre,
en purée gluante et quelques brins
gris clair
semblent
et
Quelques taches vertes paraissent
craintivement, sous la bise, l'herbe sort.
Des haies fines et transparentes Hmitent les champs derrière les rigoles de drainage
;
des saules étètés
dressent leur courte personne trapue, et de hauts arbres, rangés en ligne dans la plaine, élégants et légers à l'horizon
humide, flottent embués de brume
grise et bleue.
Eparses à
la surface
du pays, de basses maisons
vides se cachent derrière les haies. Elles ont toutes
un
air
leurs
:
de famille
murs
et sont habillées des
ocres,
mêmes
trades vertes à barreaux peints en blanc au elles
sont coiffées
du même
toit
de
sommet
tuile
crevé par les obus ou troué par les balles
;
le
vent s'y engouffre par
;
rouge
des êtres
aimes y coulèrent autrefois une existence
cem aintenant
cou-
contrevents, verts crus, balus-
paisible
les brèches^
EN FLANDRES se glisse sous les tuiles, court les
ig5
chambres
désertes,
geint en secouant rageusement les portes.
Toutes
Au
loin,
les
couleurs sont noyées dans
le gris terne.
tout au bout de la plaine, un troupeau
d'humbles maisons aux cheminées à grande pente, tremblantes sous
toits à
tassent
autour
d'un
haut
clocher
;
aux
oreille,
la rafale, se
des
arbres
sombres secouent en gémissant leur squelette grêle tandis qu'au ciel passe la chevauchée fantastique
des nuages. Harcelés, bousculés, fouettés, déchirés
par
le
tres,
vent d'ouest,
comme
nent à grands
Les hommes
De
ils
uns sur
les
au-
à l'abattoir. Le canon s'est tu.
cris
l'eau partout
les
les
sont muets. L'ouragan règne en maître. :
dans
la terre, sous le sol qui
dans
grimpent
des bœufs que bouviers et chiens mè-
le ciel,
champs, dans tous
que motte, dans
les
sur
mes yeux, sur
semble une éponge énorme, les sillons, derrière
tranchées et
les layons,
cha-
sur les
chemins, autour de chaque pavé, danâ toutes les ornières, autour de
empreinte de
fer
chaque tas de boue, dans chaque
à cheval, dans tous
les fossés,
tous les képis, dans tous lés souliers.
dans
Les capotes
sont traversées et les hdhimes tremblent. Les mains sont raides et bleues de froid,
les
dos courbaturés
s'affaissent, les pieds s'enlisent, les paupières cU-
gnotent sous
aux
cils.
le
poids des gouttelettes suspendues
CROIRE
igô
Avant
d'arriver
aux tranchées nous longeons étable, un moulin à vent. Au
une maisonnette, une milieu
du
pré, autour
de l'abreuvoir,
trois
cadavres
de vaches tuées par un obus achèvent de pourrir. Leurs têtes énormes
creusent
se
et
s'effritent
;
des porcs qui rôdent près d'elles nous regardent au
passage en glissant un regard pointu entre
immenses
de leurs
oreilles roses
le
bord
marbrées de noir
rabattues sur leurs petits yeux, et leur groin aux narines blanches qu'on dirait garnies de vaseline.
soulèvent entre leurs dents des morceaux de
Ils
chair et de la paille, s'ébrouent sous la pluie, la
queue pendante,
le poil rare lissé
en touffes, puis,
affamés, fouillent les charognes.
Le moulin, ches,
est
il
jusqu'ici, a été épargné. Bâti
de plan-
en équilibre sur un pivot soutenu par de
larges poutres et quatre pihers de briques blanchis
à la chaux et verdis par places. Le bois vert, et
che.
Une petite
lucarne à poulie avance hors du toit
d'écaillés vertes et grises
ponnent dans tige,
est noir et
semé de longues taches de moisissure blan-
la
;
tempête,
un coq-girouette
des moineaux s'y cramet,
au bout d'une longue
affolé tourne
dans tous
les
sens.
Les
ailes
garni de le
vent
«
sont faites d'un quadrillage de bois
matelas
».
Elles vibrent largement sous
comme les cordes
d'un navire
et, dans
latem-
EN FLANDRES pête, la grande
machine penche
voilier qui aurait
;
on
les
un
et grince telle
vent debout. Les
d'un rouge brique que vent aviver
I97
ailes
sont rouges
gouttes de pluie ne peu-
les dirait teintes
de sang séché... Et
rougeâtre et grinçante, la chose gigantesque tourne sans trêve, continuant sous
mense geste d'appel taille
!
Bataille
!
»
funèbre son im-
le ciel
circulaire et désespéré.
semble-t-elle crier dans le
«
Bavent
à toutes les bêtes mangeuses de chair. Des mouettes
blanches et noires, stridentes, planent dans
chargé de senteurs marines s'approche à tire d'aile;
;
leurs
pluie ont des reflets d'acier
plumes
se
séparent,
lissées
de
leurs cris joyeux, per-
;
çant le vent, arrivent jusqu'à nos oreilles billonnent,
l'air
un vol de corbeaux
virent,
se
;
ils
tour-
groupent, et
s'abattent lourdement, et quelqu'un dit à mi-voix «
Comme ils sont gras cette
année...
:
»
LE BROUILLARD SOUS LA LUNE 22
L'ombre brutale d'un mur
février,
22 heures.
noircit le premier plan.
Quelques maisons imprécises élèvent un peu plus loin la
pente de leurs toits où des taches de lumière
comme des vers luiUne vapeur gris-bleu^
pâles et douces s'accrochent
sants au verni des
éparse en
l'air,
tuiles.
plane légère. Elle est subtile, trans-
CROIRE
igS
parente à laisser voir, réduites à de minuscules points d'argent, les plus brillantes étoiles.
La lune
a presque éteintes. Elle monte dans
les
le ciel, voilée
à peine, et lente, et la froide caresse de
Un peu
sa lumière glisse sur la terre douloureuse.
de neige subsiste sur caissons d'artillerie
sont lamés d'argent
les
;
;
plans horizontaux, sur des ruisseaux et les flaques
les le
grand clocher toujours de-
bout s'estompe en demi-teinte dans un rêve
Un
et
semble
flotter
clair.
calme immense couvre
de temps à autre un obus
la plaine criminelle
éclate,
bouscule
;
le silence,
qui bientôt s'allonge à nouveau sur nous, et les
âmes durcies des terribles bruits
de
guetteurs, insensibles
aux plus
bataille, frissonnent à l'aboie-
ment lamentable d'un chien
errant.
Rêve, tristesse plaintive, incertitude.
LA VIE EN CERCLE Mercredi 17 mars.
Même
vie
«
en cercle
»,
toujours identique,
mo-
Mêmes horizons, mêmes platitudes, mêmes ruines, mêmes tranchées, mêmes réseaux, mêmes clochers, mêmes ruisseaux, mêmes visages, mêmes espoirs, mêmes souffrances, même
notone,
désespérante...
menace de
la
mort qui s'approche ou
s'éloigne
EN FLANDRES
IQQ
suivant l'heure, mais qu'on devine, toujours, guetteuse, autour de soi.
Un et
ciel gris,
bête à force d'être immobile, calme
semblable à lui-même...
Du
matin au
soir, et
depuis tant de jours que leur nombre m'échappe,
nous vivons imbibés de couleur
grise.
Le
pas en son entier d'une teinte uniforme plus de blanc et là plus de noir
;
ciel n'est
y a
il
;
ici
mais malgré ces
différences légères, le poids de l'énorme coupole grise
posée sur la terre humide pèse sur tout notre
Pas un souffle de vent tion
;
va nous manquer. L'air
et lourd
il
;
a tonné
le
semble que
il
être.
la respira-
est relativement
chaud
mois dernier. L'ennui nous
nous n'avons d'autre occupation que
tenaille
;
d'aller,
d'attendre, et de revenir. Les nerfs sont
tendus
;
les
hommes deviennent
la vaste cloche
plombée qui nous
irritables et sous
écrase, le
canon
vibre par larges ondes qui retentissent au fond de
nos poitrines. Il
n'y a pas de bataille, mais seulement
de scène
»
termittentes s'essayent à nous donner leurs appels
repoussent
«
musique
de bataille. Canonnades et fusillades in-
nous inquiètent, nous alternativement
le
change
attirent,
comme un
courant
électrique. Les pertes sont faibles actuellement \e secteur,
mais
ailleurs
il
n'en va pas de
chaque mort que j'apprends
j'ai
et
nous dans
même
comme un
;
à
éton-
CROIRE
20e
nement
un remords de vivre
et
que
dette
la
et je sens augje9ui:^u
ceux qui sont
je contracte envers
tombés.
LE PRISONNIER Je ne puis croire qu'Aussière
mort. Cette
dans mes mains
et
mon ami n'est plus... fondue... Un ciel cuivré endeuille
le
menteuse que
lettre est
soit
je tiens
qui m'annonce que
De
la neige
monde. Le vent qui
en tempête ces jours
tombe peu à peu. Je
relis la lettre... Ainsi,
derniers
soufflait
il
aurait été tué, tout près de moi,
à Zillebecke et
pu pour lui... Mon esprit remonte temps. Je suis il y a un an... Je vais chez
je n'ai rien su, rien
dans
le
lui...
Voici la rue pauvre et triste et l'étroite cité
aux murs J'avance
dont
sales
mon
;
déchaussés
;
je
le
plâtre
tombe par
pied tourne sur
longe les
grilles
plaques...
pavés
les larges
dont
la vieille pein-
ture verte s'écaille et les jardinets noirs et minuscules
porte
où ;
Unge sèche sur une
le
je
m'arrête
la dernière
;
ficelle
un chien aboie
marche de
chaud
les volets
;
sont
clos.
et,
comme
fait
Hvres, nous étudions
siennes, car
mêmes heures ensemble les mêmes
par goût, ou métier, nous lisons aux
mêmes
il
Sur sa table des notes
que je lui ai prêtées comme il me prête les ^es
grande
j'entre et sur
l'escalier, l'ami paraît...
Nous sommes dans sa chambre très
voici sa
;
Eîf
FLANDRES
questions, nous jugeons les
ou morts... Dans
mêmes hommes
la lumière adoucie
de nous commence une phrase car
sent,
il
que
201
de
vivants
la pièce, l'un
et s'arrête aussitôt,
mentalement, l'achève. Nos
l'autre,
âmes sont si pareilles que nous n'avons guère à parler... D'un mot nous nous rendons compte que nos jugements sont identiques nos deux pensées ;
mêmes
s'élèvent, jumelles, suivent les pareilles à
deux vapeurs
légères
qu'un
sinuosités,
même
souffle
agiterait.
Dans l'ombre
silencieuse je devine
de sa pensée subtile, ses
yeux
brillent
;
le
battement
jeux de son jugement droit
les
;
son sourire, ses lèvres rouges, ses
cheveux noirs s'estompent
et tout
mon cœur m'em-
porte vers cette intelligence ingénieuse, mais tendre,
bonne Il
et simple...
n'est plus.
Cette lettre entre
tue une seconde
fois.
Mon
une part de moi-même puisque voir pour
me
connaître,
mes
doigts
me
le
ami, qui était vraiment j'avais besoin de le
mon ami
est mort...
* *
—
Dis donc, vieux
Le capitaine
—
t'appelle
!
Il y a deux prisonniers pour les interroger...
!
..
J'arrive.
Des camarades encadrent par une p atrouille.
les
hommes ramassés
qROiRE
202
un
J'interroge le premier,
vêtu d'une capote
timbre de
yeux
la
être malingre, petit,
de boutons au
gris- vert, garnie
couronne de Saxe.
Il est très
vifs regardent inquiets, rapides et
—
pâle
faux
—
nom ? — Ernst Reissmann. Age ? 28 Né à ? — Anthonstal, près de Zwickau. ?
— Ouvrier en
Ton
—
?
?
Vingt-septième corps d'armée.
L'homme
ses
;
ans.
fer.
Régiment de réserve 243 continue.
«
— Pro— Quel régiment — saxon, — Quel corps —
—
fession
:
dit tout ce
Et
»
que
l'interrogatoire je
veux, précise
sur la carte les positions occupées par les siens,
me
raconte ensuite sa vie depuis la mobilisation; son arrivée au 133^ d'infanterie à Zwickau, son pied
pendant
cassé le 10 septembre
la bataille
de
la
Marne, son évacuation sur un hôpital près de Magdebourg... Mais Aussière m'avait écrit dans sa der-
du
nière lettre
2 décembre qu'il avait devant lui
des Saxons, et une curiosité ardente
me
tourne vers l'homme
de cinq semaines chez
:
toi,
«
me
pousse; je
Après ta convalescence
en Saxe, qu'as-tu
fait
?
—
Je suis parti le 16 novembre avec un renfort de 200 hommes pour le 243. Je suis arrivé le 20 à Waterdamhoek j'y suis resté un jour, puis on est ;
allé
douze jours dans
Zonnebeke
;
les bois entre
Veldhœk
et
puis on a pris les tranchées vers Zwar-
teleen et Zillebeke...
ceux qui tirèrent sur
»
Zillebeke
mon
ami.
!...
Il était
donc de
EN FLANDRES
203 Christian Min-
J*interroge l'autre maintenant, ner,
un paysan de trente-deux
lourde
ans, brute,
machine, matière où l'on ne peut discerner une lueur d'intelligence.
a suivi les autres
il
est allé
faire...
me
les
traverse l'esprit
sait
pas
;
il
ne
sait rien
;
n'a rien vu, rien compris,
«
:
C'est lui qui a tué Aussière
que
mon ami
».
c'est lui... L'intelligence
en pleine floraison, est tombée sous
coups de cette bête pesante... C'est ça la guerre...
sistible
tu
;
je suis sûr
Une immense les
il
où on l'a mené, a fait ce qu'on lui a fait Et brusquement, comme un éclair, cette idée
Sans raison, rare de
ne
Il
il
colère
m'empoigne
yeux
et lui dis
:
«
;
me
soulève, une rage irré-
et je fixe
l'homme
Répondras-tu
?
dans
droit
Mais répondras-
?... »
Alors,
comme une
qu'un danger
mortel
bête la
traquée
qui
menace, blême,
sent affolé,
lui-même, ses traits se décomposent,
il
oscille sur
il
cherche une excuse à ses réponses vagues,
balbutie ces mots
contraste entre
le
hab'nit viel gelernt
qui,
bourreau !
...
»
et
pour moi, accentuent et sa victim.e
;
«
le
Ich
(Je n'ai pas fait de grandes
études...)
LES GOUMIERS Jeudi 25 mars.
Tout à l'heure
j'ai
vu des pas de chevaux sur
le
CROIRE
204 sable de la
dune au pied de laquelle
Qui peut bien être
allé
par
Des minutes passent tuée à son tour
;
bruit de la vague,
et
là
je suis assis...
?
la journée
;
sera bientôt
nous essaierons de dormir au
du sable
du vent.
et
Soudain à droite, une silhouette noire de cavalier
un instant sur
se profile
du
pli
sol, reparaît,
le ciel,
disparaît dans
un
suivie d'une seconde, puis d'une
troisième et toutes ensemble descendent vers la plage.
Ce sont des goumiers, bottés de de carabines. doxale
Que
leur présence
cuir fauve,
ici
est
armés
donc para-
Quel rôle peuvent bien jouer ces rapides
!
coureurs africains dans notre sinistre guerre de «
civilisés
».
Quelle différence pour eux entre la
poursuite d'un djich sur des centaines de kilomètres
en plein désert, et la garde nocturne montée dans
un coin de tranchée humide Leurs petits chevaux,
vifs,
?
nerveux,
jolis,
dansent
sur leurs
Beaucoup sont blancs. Droits hautes selles aux troussequins arrondis, les
hommes
s'appuient étroitement sur leurs larges
dans
le
vent du
étriers.
soir.
Des turbans bruns serrent
leurs
coiffes
blanches.
Les uns, empaquetés dans leur grand burnous bleu, le les
capuchon rabattu sur
les
yeux, cheminent
bras croisés, les coudes et l'avant-bras faisant
EN FLANDRES saillie ils
sous l'étoffe
;
205
presque immobiles sur leur
semblent aussi loin de nous que
des tombeaux du
Moyen
Age...
les
selle
pleurants
«
»
Les autres pous-
sent leurs chevaux harnachés de cuirs rouges et roses et dont les larges œillères carrées cachent les
yeux. Les bêtes fines bondissent au galop sur sable dur
;
le
vent de la course soulève
les
le
grands
manteaux lourds de pluie une ivresse d'espace, de vitesse, s'empare un instant de ces hommes, devant ;
l'horizon sans hmite
;
le
sable qui croule sous les
sabots de leur cheval se prête à leur illusion
fermant ils
la
les
yeux, bercés par le galop qui
les
;
emporte,
peuvent imaginer une minute l'Erg immense,
mer des
sables, l'Iguidi, les
et les terrasses
murs de
en
et
terre séchée
d'Ouargla et de Laghouat, et
les
petites tentes en poil de chèvre, et le soleil rouge qui, vers la fin
du
jour, après avoir brûlé la terre,
descend lentement vers l'Occident Extrême. l'humidité du ciel et de la mer manteaux bleus les chevaux n'ont plus la même fougue que lorsqu'ils foulaient le ciel est gris la mer la terre assoiffée du Sud est terne et le monde est enfoui sous un immense éteignoir. Peu à peu, dans la rafale, le mirage d'indé-
Mais
il
fait froid et
alourdit les grands
;
;
;
;
pendance paraît
;
et
les
secouant
de lumière se déchire,
chevaux
la tête, les
s'effiloche, dis-
essouflés, reprennent le pas
yeux noirs
et
en
profonds des hom-
CROIRE
2ô6 '-
mes se rouvrent sur tristesse d'exil
la
mer du Nord
et
une immense
plane sur leurs faces sombres.
LA VILLE BLESSÉE Elle sommeillait depuis plus de
deux
siècles
au
creux de ses murailles zigzagantes, serrée dans sa ceinture d'eau lumineuse et semée de roseaux.
De
grands arbres couronnaient ses glacis gazonnés.
Du
haut du tertre où on
l'avait bâtie, ses clochers et ses
tours surveillaient l'immense platitude flamande, flèche pointue de Saint-Winoc, tour carrée de Notre-
Dame,
beffroi étrange,
minées par
le lion
aux coupoles bulbeuses, do-
héraldique de la girouette dorée.
Ses maisons, tassées autour du vide de deux larges places, avaient de petits airs satisfaits de
bourgeois somnolents. Telles d'entre
une aisance élégance,
paisible, et telles autres,
une richesse ancienne
;
elles révélaient
par leur sobre
des feuillages en
guirlandes décoraient les dessus des portes
mascarons bi-centenaires souriaient
;
des
et grimaçaient
alternativement aux cintres des hautes fenêtres
;
de petits jardins minuscules se cachaient derrière les
maisons, et sur leur gazon et leurs fleurs, leur
lierre et leurs gloriettes, sur les toits
nissées, rouges, noircies
ou
aux
tuiles ver-
violettes, sur les larges
vieux remparts et
pavés des rues assoupies, sur
les
Teau morte des
champs
fossés, sur les
et les prairies
EN FLANDRES
2Ô7
qui s'aplatissaient jusqu'au bout de l'horizon, carillon
du donjon bulbeux égrenait
le
l'appel mélan-
colique de toutes ses cloches pendues en espalier.
Bergues n'avait pas
même
voulu que la gare fût
sur son territoire. Ses rues paisibles et sonores ne
s'animaient guère qu'aux heures de marché
semaine durant, le
le
et, la
passage d'une forme humaine,
bruit d'une porte qu'on ferme ou d'une sonnette
qui tinte suffisait à
les
emplir. *
Un
fracas effroyable vient de faire éclater le
silence. les
On
dirait
que tout
se brise et s'écroule,
poitrines se déchirent, qu'une invisible
empoigne tous vos nerfs Puis
le
que
main
et crispe net votre vie...
bruit infernal s'atténue brusquemicnt, vibre
encore par petites ondes abaissées, espacées,
s'é-
miette en un grésillement de verre cassé et de tuiles qui s'écrasent...
Le tympan bat encore un peu bonds moins
Un
secs
dans
;
coule par
le saiig
les artères.
grand silence tombe.
Lenteiiient la ville blessée se ranime, soulève sa
stupeur pesante, se dresse angoissée, incrédule à demi.Elle cherche son terrible adversaire.
Quel
est-il ?...
Un
. .
Où
avion plane dans Taif
est-il ?
clair,
au-
CROIRE
208 dessus
mais
d'elle,
jamais une
Une minute,
coup ne vient pas de
le
bombe
lui car
n'eut produit de tels ravages.
deux, trois minutes passent. Les plus
courageux discutent, conseillent
et...
Nouvel éclatement, foudroyant, plus déchirant, plus énorme que le premier, plus proche encore de nous.
Un
têtes,
secoue
souffle prodigieux bondit par-dessus nos les murailles, s'engouffre
par
les fe-
nêtres brisées tandis que dans la rue les éclats d'acier sifflent
ou chantent en fendant
viennent
l'air et
crever d'étoiles blanches la face
du vieux
beffroi
noirci...
Plus de doute maintenant
:
l'ennemi bombarde
avec ses gros canons.
Tous cherchent dans on bouche
les
les
caves un illusoire abri
soupiraux avec des
lassons, des planches
;
les
oreillers,
enfants entassés dans des
coins d'ombre pleurent à petit bruit
désolent et prient
Et
Du
le
;
;
des pail-
les
;
femmes
se
tous les faibles frissonnent.
lâche crime continue mathématiquement.
bout de l'horizon,
les
obus monstrueux
s'élè-
vent, arrivent, s'abattent et grenaillent l'humble cité sous leur
masse désastreuse
;
leur haleine brû-
lante vide les maisons de la cave au grenier, car éclatent les
tard,
meubles,
les
disperse
à travers
l'air
planchers et les êtres
tordent les poutres de fer
comme
;
ils
les
ils
toits,
brisent et
des fétus, éven-
EN FLANDRES
2O9
trent places et façades et ne laissent subsister d'une paisible
demeure qu'un tas de décombres entre
quatre murs branlants.
Accalmie...
Le
silence si court et si long à la fois qui séparait
deux éclatements
se prolonge... L'avion signaleur
s'éloigne vers l'est et, la curiosité
nous poussant,
nous sortons de notre refuge.
Un
obus
est
tombé de
l'autre côté de la rue,
un
peu à gauche, à vingt mètres de nous. La maison touchée a disparu et
demi
détruites.
pierres,
les
C'est
deux voisines sont plus qu'à un indescriptible fouillis de
de briques et de bois
murs des lambeaux de papier
le
;
long des pans de
effilochés s'allongent
;
des fragments de planchers, de lattes, de plafonds restent fixés
aux poutres effondrées;
l'œil
dérouté ne
peut discerner dans cet amoncellement aucun objet de forme précise qui
fait
Un silence
linge
la ruine.
de mort couvre la rue qui s'étend étin-
celante et rouge dans le
soleil.
les tuiles écrasées l'ont peinte
et les millions d'éclats
poudrent de gemmes tre
un morceau de
et s'arrête sur
une tache blanche sur
Les briques
pilées,
comme au minium
de verre qui
scintillantes.
la
parsèment
la
Un nuage de plâ-
monte lentement dans l'air. Des hirondelles repa-
CROIRE
9X9
raissent, volent, virent, et crient joyeuses
lumière... le
Nous
dans la
avançons... Partout, à chaque pas,
verre craque sous nos semelles
;
aux
fenêtres se
gonflent des rideaux à demi arrachés, tout remplis
de longs débris aigus de
Un homme depuis
!...
vitres.
Le premier que nous apercevons Nous allons vers lui»
le drame...
un vieux à trogne rouge, vêtu d'un veston
C'est
râpé, d'un pantalon de velours vert et coiffé d'un
chapeau de teinte va, les
yeux
au
fixés
de forme indéfinissables
et
ramasse
?...
Sa provision de
Que
peut-être
vacille et se
cramponne à un tuyau de
?
—
Pas
même
;
un
?...
— Un blessé
soldat belge qui a
employé de son mieux son séjour dans parce parle
du tuyau
soutien
qu'iJ l'arrose, et ;
il
se parle
;
se
Palmyr'sche
!
les
caves et
paraît indispensable et
parce qu'il
gourmande
prononce entre deux hoquets «
Il
autre, debout, la face tournée contre
descente des eaux de gouttières
le
bois...
les débris.
Et là, cet un mur, qui
à qui
il
sol, s'arrête, se baisse, et re-
part, cherche et se baisse et repart encore...
diable peut-il faire
;
le
l'étreint.
Il lui
s'attendrit
;
doux nom de
et :
»
Voici la caserne où jadis
de Thémines. Sous
le
commanda
grand
soleil
le
marquis
son haut
mur
EN FLANDRES
211
blanc flamboie, mais à gauche de la porte de larges éclaboussures grises et brun-jaunâtre maculent sa
chaux vive; l'obus a surpris dat belge et raille
;
;
contre la
sol-
mu-
quelques loques bizarres qui traînent sur
trottoir sont les restes
passe
un malheureux
là
l'a littéralement crépi
par la main deux
elle tient
noir qui pleurent.
le
de son uniforme... Une femme fillettes
Le bruit mêlé de
vêtues de
leur triple pas
long et doublement bref résonne et décroît dans
le
.-vas e silence. Cette image de désastre est
si
poignante que je
m'arrête et la contemple avidement. Les trois douloureuses s'éloignent tremblantes entre les ruines, le
long de la rue rouge, étincelante.
autre, et
une ardoise, une
tombent sur
tites
le sol
De temps
détachent d'un
tuile se
avec un bruit
clair, et les
à
toit
pe-
ont peur et tirent sur les bras de la mère. *
Nous franchissons
la porte
de Bierne
nous en-
;
trons dans la gare que les 380 ont frôlée, arrachant les toits, volatilisant les vitres, tes. L'air
chaud
est lourd
disloquant les por-
de cette
même
poussière
blanche, qui, montant des décombres, erre lente-
ment, éparse dans
Dans les salles
les raies
de
soleil.
d'attente, sur les quais, des grands
blessés gisent, inertes sur des brancards
;
d'autres
CROIRE
212
un peu plus
valides se tassent sous la marquise
des malades, des typhiques qu'on traîne
;
comme on
-peut arrivent de l'hôpital rapidement évacué. Par tout des figures hâves encadrées de barbes incultes,
des pansements, des corps abattus de zouaves ou
de
«
bat'-d'Af
»,
somnolents ou inquiets, mais
taci-
turnes, qui regardent sans les voir les quatre rubans
des
rails
dont l'éclatante et rigide blancheur
fuit,
interminable.
Quelques soldats balayent machinalement débris
du même geste
las
dont
ils
de quartier, en temps de paix, à
les
feraient la corvée
la caserne, et, sous
l'horloge, arrêtée à sept heures vingt-quatre, j'aperçois Daré, le
«
bon Daré
comme nous disions,
»
éva-
cué brusquement voici quinze jours et dont nous étions sans nouvelles. Ses joues creuses sont cou-
vertes de poils roux et durs, son long corps amaigri paraît perdu dans sa capote
yeux bleus
est éteinte
çoit, s'essaye
à
me
vont-ils
!
il
;
la gaieté
de ses doux
grelotte de fièvre, m'aper-
sourire, et
— Tu vois comme à la guerre
;
me
dit à voix basse
c'est laid, bête, triste,
:
un malade
Combien de ceux qui sont étendus
mourir de leur fuite imprudente
;
là
ils traî-
neront, s'étioleront peu à peu au gré de leur lente souffrance... Plains-les, car
ils
n'auront pas été frap-
pés dans la griserie de la bataille
de douleur et moins de gloire
;
;
ils
auront plus
l'injustice des
hom-
EN FLANDRES mes ajoutera encore
213
à l'injustice
du
sort
Les
!...
heureux, vois-tu, sont ceux qui meurent d'un coup sans
le savoir,
dit
les
;
ladie
«
«
au champ d'honneur
guignards
dans un
lit
comme on
»
ma-
sont ceux qui crèvent de
»
d'hôpital,
mois d'agonie... Qu'il
est
ou chez eux, après
stupide
six
préjugé qui
le
donne plus d'honneur à ceux-ci qu'à ceux-là
!
Ne
devrait-on pas garder aux malades une reconnais-
sance
infinie,
plus cruel
?
puisque leur supplice fut plus lent et
Qu'un obus m'écrase dans une guije joue aux cartes, ou que la
toune pendant que
typhoïde m'infecte dans la tranchée et cellule après cellule, la
France
—
Pauvre Daré froid
tue,
?...
vous évacuer vers pas
me
en serai-je moins mort pour
Mais ne désespère pas.
l'intérieur
soignes-toi
;
Adieu Daré
!...
;
;
couvres-toi
guéris-toi
;
;
On va n'aies
écris-moi...
!
*
Nous rentrons en ville et marchons au hasard. La maison d'angle de la petite place a disparu. Dans les plâtras, au milieu des pierres éclatées, des poutres hachées par la force infernale de l'explosion,
on distingue un léger ruban de d'un
joli
nœud
lâche.
On
soie bleu pâle
dirait
que
noué
la petite fiell
qui en avait orné son front vient de
le
poser près
CROIRE
214 d'elle
;
il
a gardé
la
forme de
la tête
;
on
a,
touchant, une impression de molle tiédeur
long cheveu souple et doré brille encore sur
le
en
le
un
;
bleu
tendre taché de sang.
Maintenant,
les
rues mortes se raniment.
portes s'entre-bâillent craintivement, les
demeures on s'apprête à
beaucoup partent sans
fuir,
même
Dans
Les
toutes
durant l'accalmie
;
songer à fermer leur
porte et cet exode est d'une tristesse sans nom.
La
foule angoissée fuit la ville
de l'enceinte
comme
par
les
portes
des fourmis leur fourmilière
crevée d'un coup de pied.^ Tels s'en vont les mains vides, les
yeux encore tout remplis de terreur. Ils ne songent qu'à mettre une distance
se hâtent et
Une grosse femme
entre l'enfer et eux. les
à face rouge,
regards baissés vers la route, porte en soufflant
deux lourds paniers
;
au milieu d'ouvriers
coiffés
de
un homme à chapeau melon, vêtu d'une jaquette tient péniblement de ses deux mains un ballot autour duquel il a noué une toile à carreaux. Voici des vieilles vêtues de noir, des femmes et des casquettes,
jeunes
filles et des gamines qui portent
en arrière
et
en se penchant
de côté des paquets plus gros qu'elles-
mêmes. Voici des mères poussant une voiture ou deux plus jeunes rient tandis que les « grands »
les
de
trois et
quatre ans s'agrippent à leurs jupes>
EN FLANDRES se plaignent d'une
215
douce plainte continue et pleu-
rent en tramant leurs petits pieds sur la route.
Des
garçons de sept ans plus solides, plus courageux,
s'amusent de l'aventure, défilent un bâton sur l'épaule, noiis font
au passage
le salut militaire et
jouent de la trompette dans leur poing fermé. Des
deux
voitures à
où
roues,
l'on
s'entasse...
Un
long chariot de culture où l'on a empilé hâtivement
ménage matelas, sommier, bois de lit, arsommet une cage d'oiseau... Hommes femmes fuient sans regarder en arrière, et, sui-
tout un
:
moire, et au et
vant leur
force, leur
peu à peu sur devant d'avant
en une immense
mort atroce qui
la ;
nombre, leur charge s'égrènent
la route
ils
vont vers
les
file. Ils
fuient
enveloppa l'heure
l'exil, et la
misère.
* * *
Nous quittons soleil
la \aLle
par
qui se couchC; marbre
la porte le ciel
de Cassel. Le
de teintes mer-
veilleuses brun-foncé, rouge-pourpre, jaune-safran :
se reflètent
dans l'eau du
Près du pont,
fossé.
des soldats vêtus de bleu clair pèchent dans l'eau
stagnante
;
des oiseaux chantent
;
la voiture file
entre les arbres de la route rectihgne, et, derrière
nous, les silhouettes des clochers, du beffroi, des
pignons et des tours se découpent en noir d'encre sur le ciel sanglant. Les vieilles murailles enterrées
CROIRE
2l6
de Vauban dominent de leur monticule vert
les
tranchées de la plaine où des 90 attendent une hypothétique attaque.
La
nuit arrive de l'Orient
;
une
monte de la terre avec l'ombre un calme immense couvre la campagne. Pas un son de cloche
jraîcheur
;
;
carillon centenaire se tait,
le
ombre
chinoise qui décroît sur l'horizon splendide,
paraît une cité de légende,
de sa
et la ville blessée,
un mirage, un décor vidé
vie.
ENTRE DEUX BOMBARDEMENTS 17 mai.
On nous a renvoyés à Bergues. Au hasard de ma course dans la
ville déserte je
découvre une petite place rectangulaire, plantée de hauts marronniers, où des fleurs blanches et rosées, ébranlées,
alourdies par les ondées,
tombent en moi un haut
pluie à
chaque souffle
mur de
briques que des arbres en fleurs dépassent.
Au
milieu
d'air. Derrière
du mur, une porte à fronton
que surmonte une lanterne.
Il
triangulaire
fait gris,
triste et
lourd et les couleurs sont délavées.
Les maisons semblent mortes sous leurs volets clos.
un
Tous
les bruits se
son, pas
un
soupir.
sont tus. Pas une voix, pas
La
pluie a
semé
la terre
de
petites flaques vaseuses toutes pleines de fleurettes
roses pâles, et, déesses de ce silence, les trois njmi-
EN FLANDRES
21/
phes de Germain Pilon, qui tournaient au centre de la place
en se donnant la main, semblent s'être
arrêtées brusquement, foudroyées de tristesse et de
peur.
Par-dessus tout ce vide et cette morne solitude passe une angoisse fiévreuse.
On
sent que la mort
rôde tout à l'entour. Bête monstrueuse et rapide
va venir d'un bond sauvage à près de mille
elle
lieues
à l'heure. Je la devine tapie là-bas à trente kilomètres, dans
un trou noir, au flanc d'une colline, immense de l'Yser débordée. D'un
derrière le miroir
bond
elle
franchira
frontières,
marais,
canaux,
armées, villages, étangs, et ses mille kilos d'acier et
d'ouragan tueront, disperseront en fine poussière
les êtres et les choses.
Les êtres peuvent fuir sol et
qu'elles sentent la
y a de
;
les
choses sont rivées au
n'échappent pas à leur destin, mais j 'imagine
l'effroi aussi
feuilles et la
mort tout comme nous, dans
le
et qu'il
long tremblement des
chute tournoyante des
fleurs....
LETTRES DE LA MARRAINE
Mon cher miUtaire, Maman m'a dit que tu, m'a
fait
vous
étiez blessés
;
s'a
bien du chagrin. Je serai bien contente que
vous veniez à Turenne,
Maman
est infirmière et
CROIRE
2l8 elle
vous soignera bien
bien vite
et
moi
je lui aiderais.
à dire à Turenne
c'est
ici,
gnera, mais, après,
il
;
Venez
on vous
soi-
ne faudra pas retourner à
la
guerre parce que vous vous fairiez encore blesser.
Je vais à l'école touts les jours mais nous nous amuserons bien quand même le jeudi et le dimanche, et
à la sorti de
avec
maman
Turenne
Turenne
nous ferons de bonnes très joli
c'est
ya
il
on peut
les
la tour
et
il
château de Linoir et
visité les grottes
pour
aller à Linoir
pour
aller
dans
mais
heureuse
si
vieille
clef
à
connais bien
le
chemin
ne connais pas
le
chemin
je
le
plus tôt possible et je serai
mon
aniversaire.
amie qui ne vous oublie pas
vous aime.
Mon
la
ou 3 kilomètre papa venait on pourrait
aussi à 2
vous pourriez venir jeudi pro-
chain parce que c'est
Votre
je
du Trésor;
les grottes.
Enfin venez, venez fière et
si
mais moi
et la tour
demandant
en
y a
parties.
tout à fait au bout de
;
de César
visitées
Madame Raygal le
Vous viendrez me cherchez
l'école.
et
et qui
Jacqueline.
cher grand ami,
J'ai été bien contente
que vous m'avez
écrite.
de recevoir la belle
lettre
Vous m'excuserez d'avoir
attendu tant de temps pour vous répondre, mais
EN FILANDRES que
j'attendais
maman
revienne de Paris parce que
Paul n'aurais pas voulu
dant ce temps car
il
219
me
laisser tranquille
Donc puisque vous ne pouvez pas
me
année
voir à
pen-
est très taquin.
venir cette
Turenne vous viendrez Tannée
prochaine quand ces méchants boches seront sort
Maman m'a dit que vous un peu mieux mais que vous n'étiez pas en-
de notre chère France. alliez
core guéri de votre blessure gnez. Je pense que
;
il
faut bien vous soi-
maman va nous faire rester toute
l'année à Turenne, dont je suis bien contente
et
;
prends des bonnes leçons de patois avec Elise et
je
presque
je sais
le parler,
mais encore pas tout à
J'ai appris à tricoter et la
settes
que
tent
c'est à l'école que
;
Rivet
au
;
j
'ai fait était
quand
talon) je
pour
les soldats
j'aie appris
j'aurai fini
fait.
première paire de chaus-
mon
bas
qui se bat-
avec
Madame
(j'en suis
vous ferez un cache-nez à
déjà
l'aiguille
car c'est plus chaud à l'aiguille qu'au crochet.
Mon
cher et grand ami, je vous envois d'affec-
JacqueHne.
tueux baisers. 4c
Mon
vieil
André,
Je m'amuse beaucoup et
Nous
il
fait
un très beau temps.
faisons des tranchées et je
me
bas avec
les
CROIRE
220
garçons, nous jouons à la guerre et on se lance des
mottes de terre en guise d'obus.
Maman m'a pour
prends
la
rapporté du papier à lettres de Paris
au
écrire
militaire, et c'est
première
en vacance, mais
feuille.
je crois
En
que
je
pour vous que
ce
filles
je
je suis
ne retournerais plus
à cette école je travaillerai avec petites
moment
maman
car les
qui sont à l'école que je suis sont que
des méchantes.
Mon
André
vieil
Votre
je
vieille
vous embrasse bien
fort.
amie Jacqueline.
Mon
vieil
André,
J'ai été bien contente
de rentrer au cours
et tout,
mais y a de dégoûtant c'est que mon pâtissier est fermé et mon marchand de marron n'y est ce qu'il
plus.
Le gendarme va de
lui faire ses
très bien.
Jeannette est entrain
moustaches. Ca fera un bel époux
pour Anne-Marie. Je pense que vous reviendrez bientôt.
Mon
vieil
André, je vous embrasse bien
Votre
vieil
fort.
amie Jacqueline,
LE RETOUR
LE RETOUR LA RUE Septembre 1915.
Le soleil emplit tout l'espace et, quand je sors du hall immense de la gare, il fait sourdre la joie du granit des pavés, des trottoirs asphaltés, de la masse bruissante des arbres Je m'arrête Cette
ville
;
j'hésite
de
la foule dense.
ne comprends pas.
qui m'apparaît subitement presque
insouciante, gaie,
rumeur
;
et
je
amoureuse, élégante, pleine de
ensoleillée, est-elle la
quatorze mxois plus
même que
tôt, grave,
Comme
calme
j'ai
quittée
et si belle
?
Comme
tout
hommes
modifie un décor matériellement sembla-
ble
!
change
!
l'état
d'âme des
Ces façades percées géométriquement de
fe-
nêtres, ces larges rues, ce boulevard, ces grilles, ces le temps murs de 1914 mémoire a conservé l'image précise. Et
hauts murs teints en noir par la fumée et sont pareils aux façades, au rues, aux
dont
ma
224
CROIRE
'
cependant les
je les reconnais à peine, car les êtres
qui
peuplaient sont partis ou ont changé moralement
et la
vapeur des âmes qui monte sous
forme
les
choses
comme
l'air
le soleil
dé
chauffé.
Je reviens triste, faible, et cette vie bruyante où je baigne d'un coup m'étreint d'une douleur mauvaise.
Je reviens
souffrance, et
le
;
terre
cerveau rempli d'images de
cœur meurtri de
du martyre des
excessif la
le
la
douleur des autres
choses, le corps usé par
je revois
malgré moi
saccagée,
éventrée,
un
effort
les \'illages détruits,
les
ambulances,
hôpitaux et leurs misères physiologiques,
les
les bles-
sures affreuses, les maladies, l'enfer des souffrances
morales
;
j'entends encore le crépitement
du long
mer à
la Suisse,
brasier de douleurs, qui, brûlant de la arrête l'ennemi devant son
demande par quel
mur de
feu, et je
sortilège tous ces êtres qui
me
m'en-
tourent ignorent qu'on souffre et qu'on meure près
d'eux et pour eux.
Le vent apporte mais on
s'y est
progressive,
ces
jusqu'ici les échos de la bataille,
accoutumé. Par une adaptation
femmes, ces hommes jeunes
et
vieux ont accepté la guerre, source d'ennuis petits
ou grands, de petites gênes ou de larges
gains,
ils
n'y songent pas plus qu'on ne songe à la pluie,
quand
il.
fait
beau.
LE RETOUR
même
L'insouciance, la densité
me
225
de cette foule
font mal. J'ai l'impression d'arriver après
long temps révolu dans un
mœurs m'en
seraient étrangères, mais ne
tiède.
l'air
un T.es
me décon-
que ces voix qui sonnent légères
certeraient pas plus
dans
monde nouveau.
Je n'aperçois pas
les
visages
;
l'énigme des sons n'en est que plus pressante, et je
voudrais dire à tous ces êtres dont la joie malséante m'étourdit
«
:
Vous ne devriez pas
rire. »
LA MAISON La
voilà renfoncée et maussade.
Voici
le
vaste porche et la cour misérable où cent
fenêtres regardent le vide vieilli
;
devant moi
l'escalier
déroule ses murs crayonnés et déteints et ses
marches usées qui penchent vers Je monte lentement,
et,
la
rampe.
au tournant, apparaît
sans paillasson la double porte rouge, veinée de noir,
où
verrou
les de-,
deux boutons de cuivre
et la
plaque du
sûreté mettent trois taches de
jaune
terni.
Mon cœur
bat plus
vite.
peintes prennent pour
symbole. Je
bonheur,
le
les ai jadis
malheur
et je leur suis
les
Subitement ces planches
moi toute
leur valeur de
ouvertes tant de
fois
;
le
franchirent tout à tour
;
reconnaissant de m'avoir protégé,
naissant à la vie, en
me donnant
les
heures de
soli15
CROIRE
226
tude sans lesquelles on ne se connaît pas. Mais
maintenant devant
j'hésite
l'huis clos
;
hende une désillusion devant
porte, dix ans de*
La
pareille à celle qui
populeuse
la place
dix ans
une crainte légère m'effleure
depuis p.' us d'un an, car j'appré-
mon
;
passé sommeillent, ou mieux,
du passé d'un homme qui
clef
tremble un peu dans
avant de trouver l'entrée de
ma
quiert après mille reprises. ;
me
ne
il
fut moi.
main. Je tâtonne
la serrure, car
j
'ai
perdu
du geste qu'on
cette exactitude automatique
pression
m'a secoué
dans l'ombre de cette
Le pêne
résiste à
cède qu'à contre-cœur,
ac-
ma
comme
à
un étranger dont on se méfie. Et j'entre enfin. J'entre dans une ombre qu'atténue un faible jour filtrant sous les lattes des volets. L'air
me
semble lourd, moisi,
d'araignées
qu'un
air
;
il
et
humide
est dense, froid,
de caveau
;
les
tendu de
toiles
et fade ainsi
murs qui ont désappris
lumière se couvrent dans la demi-obscurité
la
d'une
blancheur de léthargie, et suintent l'abandon et la vie ralentie.
La
poussière a
pu
s'étendre à son aise.
Elle recouvre tous les objets d'un
de demi-deuil
et
semble ouater
même manteau
le silence.
Les pendules éteintes grandissent
la
tristesse
demeure abandonnée. Je me souviens de ce qu'elles y mettaient autrefois de vie ardente
morne de
la
LE RETOUR et régulière
;
227
machines presque humaines, activeuses
de pensée, créatrices de travail et berceuses de rêve, donnaient son rythme à
elles
ma
Elles son mortes maintenant,
tant d'objets usuels
:
vie...
comme
robinets
sont
morts
aux caoutchoucs
séchés dont la vis tourne, mais où l'eau ne passe plus,
tuyaux engorgés^ cheminées pleines de
suie,
gaz et lumière électrique coupés. J'avance et retrouve partout, dans chaque pièce,
même
la
indifférence froide. Je
portes fermées à et cette idée
me
me
clef, et
me
j'ignore
heurte à des
où sont
vient que je suis chez
un
les clefs,
autre.
Je
sens oublié des choses, qui, jadis, se prêtaient
dociles à
mes mains
et venaient
comme
apprivoi-
sées se placer juste à leur portée, car j'avais, par
habitude,
le
sens exact des distances relatives et
leur proportionnais
mes mouvements.
J'ouvre avec peine une fenêtre volets, et,
d'un coup
;
je
repousse ses
d'aile, effarouchée,
l'ombre qui
sommeillait dans la pièce depuis plus d'une année s'envole avant que les vantaux, tournant sur leurs
gonds, aient atteint
le
mur
extérieur.
Une
lumière
blafarde entre, hésitante, et s'accroche à la blan-
cheur jaunie des murs, aux journaux dépliés, étalés sur les meubles,
des cadres
;
aux
cuivres,
aux baguettes dorées
devant moi, dans un angle de la pièce,
CROIRE
228
ma
derrière
table de travail, le fauteuil
un peu
repoussé en arrière et tourné à gauche donne Timpression qu'un être vient de se lever, de le quitter
;
même, une enveloppe, fermée de cire rouge, et portant cette mencachets de cinq sur la table
et,
tion
:
«
Testament, 2-3 août 1914,
complète l'im-
»
pression funèbre qui se dégage de la maison, et
m'affirme que, quoi que je pense ou fasse, une part
de moi
est bien morte, là-bas,
au champ de douleur
et de gloire.
LA LUMIÈRE ATTÉNUÉE Les jours passent et
que
je suis autre et
monde où
j'ai
me prouvent
que
le
monde
vécu jusqu'à
mon
de plus en plus
est différent
du
départ.
Physiquement d'abord. Il s'estompe devant mes yeux atténués. Adieu, les fêtes de la lumière, ses jeux étincelants où je me complaisais. La chanson des couleurs qui montait des choses, étouffée par le
mal, n'arrive plus jusqu'à moi qu'en bribes. Assis dans la pièce
meubles
familiers, je
que j'aime, au milieu des songe devant leurs masses
imprécises, assombries, à toutes les joies qu'ils
donnèrent.
Ici,
entre les deux fenêtres,
le
me
chiffonnier
d'acajou, couvert de marbre noir, dresse son tas
d'ombre aux contours incertains. Les entrées des serrures, les
anneaux des
tiroirs
ne m'ai^araissetit
LE RETOUR
même tiles
229
pas, et cependant quelles éclatantes et sub-
audaces de
soleil
doivent danser sur
de son bois, poncé, verni par
les
le satin
hommes,
et lui-
sant de la glissade des années...
Même
fadeur de la table-bouillotte et du bureau
Louis XVI. Leur ardente couleur fauve, rousse et veinée, les éclats de lumière dans les cuivres usés
sont éteints. Eteints encore les barreaux brillants
des chaises lorraines, claires les
les teintes si si
comme
des glaces, et
dorures du dos des livres, les étoffes des sièges,
douces du poirier,
chaudes du merisier. Les
si
solides
du chêne, du
reliures
vieilles
xviii^ siècle, leurs rouges, leurs verts à peine ternis, leurs gris,
ors
immuables, s'enveloppent d'un nuage
et les fleurs, enfin, brodées, tissées, peintes
ou vivantes, ont
l'air
Les visages, eux Lorsqu'on
dans
les
sait
saupoudrées de cendre.
aussi, sont éteints.
qu'on peut descendre par
âmes, lorsqu'on aime à suivre
les
les
yeux
bonds de
les mouvements parfois impercepdu visage, il est dur d'entendre à deux mètres de soi un être vous parler comme du fond d'un brouillard. Tous les traits, si connus soient-ils,
la
pensée dans
tibles
s'enchevêtrent. Les contours des joues,
menton, invisibles à
quand on
du
faible distance, sont
se rapproche
qu'on
les
nez, si
du
flous
dirait fondus,
CROIRE
«30 étalés
en taches affadies, dégradées, mélangées par
leurs bords, et,
dans un fond
pour peu qu'une figure
Ces visages indistincts
que
et j'imagine parfois isolé
mêle
clair, elle s'y
me
s'inscrive
et disparaît presque.
semblent loin de moi,
je leur téléphone... Eloigné,
au milieu des hommes,
je viens
d'éprouver la
plus grande douleur peut-être qui m'ait assailli
depuis
mon
retour
lions, et, sur
face de
:
nous étions deux,
un mot,
moi d'un
j'ai
et
nous par-
deviné qu'on souriait en
sourire indulgent et tendre,
que
j'aime et ne reverrai plus.
LE SOUVENIR DE L'ODEUR J'étais sorti.
La
pluie est tombée. J'entendais les
gouttes lourdes choir brutalement sur bliant
que
je
ne sentais plus,
j'ai
le sol, et,
ou-
humé
largement
l'air.
Vous souvenez-vous de mouillée au printemps
?
la forte
odeur de
la terre
Elle est grasse, profonde,
emplit les narines et vous comble dé
joie,
car
elle
semble une promesse des floraisons prochaines.
Vous souvenez-vous des parfums soir,
chargent
souvenez- vous
l'air
qui, l'été, vers le
de leur ardeur puissante
?
Vous
?...
J'y songe sans relâche. Je voudrais les imaginer, les recréer
par
le
exactement en
esprit, et suppléer ainsi
souvenir au vide de la sensation présente
.'
tE RETOUR mais plus
je
m'acharne à
fuient et s'amincissent.
231
me
les préciser, plus ils
En
vérité, je
ne
sais plus
;
une chose navrante. Je me heurte à l'oubli, comme une mouche à une vitre, et comme elle je et c'est
m'acharne, monte, m'écarte et m'élance vainement.
Je ne sais
Tout
plus...
se conjure
pour exaspérer
mon
regret. J'ai
retrouvé hier deux petits flacons que je conser\^ais
depuis des années, bien qu'ils fussent vides, car gardaient trace des parfums jadis contenus.
ils
J'aimais à les respirer de temps à autre, puisque,
à la seconde,
ils
évoquaient en
jadis précieuses. Je n'ai elle
mon esprit des images discerner leur odeur
morte pour moi, comme
est restée
aux couleurs
fleurs,
pu
qui, elle aussi,
me
fanées,
hante,
;
celle des
comme celle de comme d'autres
la
mer
encore
indicibles...
Ma est «
recherche impuissante,
si
douloureuse en
par ailleurs lourde de menaces. Je
Une
soi,
me demande
:
sensation qui n'est plus nourrie s'atrophie-
t-elle,
nante
jusqu'à disparaître s'évanouissait
à la longue incapable de
comme
je suis
?
Si
ma
entièrement,
me
vue déjà
décli-
deviendrais-je
souvenir des couleurs,
incapable d'imaginer les parfums
? »
J'accepte la disparition du goût, ce petit supplice re-
nouvelé tout
le
long du jour
ce que je bois et
mange
;
je consens
soit fade et
à ce que tout
ne se différencie
CROIRE
232
mais
ne m'habituerai jamais à
que par
le tact
la perte
de l'odorat, à l'atténuation de
la vue, puis-
sensations passées s'estompent.
En respirant
que
les
le sol
;
je
mouillé par l'averse, un seul souvenir se reflète
en moi,
le
souvenir d'une joie qui m'est désormais
me
interdite et
devient inexplicable.
LE TRIOMPHE DU SON Les impressions terribles que
que
la sensation
voilà... Elles
vous
vous étreignent, vous étouffent. J'ai
investissent,
je
manque
d'air parce
que de hauts
monde extérieur et moi-même par la rup-
obstacles sont entassés entre le
moi. Je
me
sens enfermé en
ture de trois des cinq sens qui
me
rendaient compte
de l'univers, et m'en trouve diminué, comprimé
comme un corps à l'intérieur duquel on ferait le vide. Une angoisse me serre le cœur devant le rétrécissement de ma vie murée la même sensation d'étouffement, d'emprisonnement me revient sans ;
trêve, et j'imagine
Malgré
immense de la
la
je suis
déjà mort un peu.
une lassitude
machine. J'ai la perception nette de
formidable dépense de force faite en quinze mois
de guerre et
fonctionne
ma
je
devine une usure
si
décisive de l'or-
me demande par quel miracle il encore. Un poids me maintient cloué
ganisme que à
que
les soins et le repos, je sens
je
chaise; je voudrais ne pas bouger, demeurer
LE RETOUR
malgré toute l'humilia-
allongé, inerte, longtemps,
tion qu'inflige
faiblesse
la
233
de muscles autrefois
joyeusement entraînés. Mais voici qu'à renaît.
La
belles,
mais
vue, le
la longue, à petits coups, l'espoir
goût, l'odorat sont toujours re-
le
tact et l'ouïe se développant insensi-
blement, tentent de
les
suppléer
je
;
commence
à
juger des subtilités du toucher, et l'infini des nuan-
du son se révèle. Le soir tombe l'ombre envahit
ces
;
la pièce,
mais
je
n'y prête pas attention. Le calme apparent de cette fin
du jour
est
rempli de sons divers que
si
mon
à peine leurs ondes ennemies,
oreille discerne et suit
emmêlées...
Un menu
meuble craque sur
ma
;
des secondes trotte
l'aiguille
montre au milieu d'un
petit bruit
métallique où l'on perçoit les vibrations contractées
du
ressort
pie, paisible et
et or bat
;
et,
souveraine de la demeure assou-
un peu dédaigneuse,
largement
la
la
pendule noir
mesure.
Paisible et précise, hachant le
temps sans
re-
lâche, sans défaillance, implacable, elle laisse peser
sur qui l'écoute
le
poids de son exacte cruauté. Son
rythme monotone, impérieux, d'une faux, limite redire le
même
les
lieu
pareil
secondes et
commun
:
«
au rythme et
semble
Celle-ci est
morte,
les
abat
CROIRE
234 tuée par moi, et ru
;
celle-ci,
morte à son tour, a dispa-
9onges-y bien. Les heures brèves, dont tu dis
poses,
s'évanouissent
songes-y
;
La mort
bien.
approche, à pas égaux, inexorable. Apprends à croire.
Emploie ta vie...
Les secondes à peine nées
)>
disparaissent pour l'éternité, et la leçon régulière
mon
de ce pendule transmise à
grave que
est infiniment plus l'aiguille transmis,
jadis,
esprit par l'oreille,
les
avertissements de
par mes
^^'eux,
s'il
leur
plaisait.
*
* *
Dehors,
quête de
vent souffle en rafales, tourbillonne,
le
comme un
l'issue
donne de
où
l'on se coule;
il
va, vient, saute,
revient, couvre
la voix,
et,
maison en
chien, bondit autour de la
un instant
le
bruit de l'horloge, s'engouffre dans la cheminée et secoue
rudement
les tôles
de la trappe qui vibre.
Les arbres du jardin plient dans frissonnent
J'imagine
de toutes leurs
les
deux
tempête
la
feuilles
cj^près ployés à droite, à gauche,
balayant l'ombre de leur pinceau plaintif le
et
bruissantes.
j ;
'entends
glissement en cercle des feuilles mortes qui tour-
nent au souffle du vent, et la terre et
le
bruit de la pluie dans
sur les vitres, et sur le mur, et sur les
toits des
hangars et
perçois
son mat des gouttes qui s'écrasent sur
le
le
tronc noir des arbres
rebord de zinc de la fenêtre,
le
;
je le
son plus gras de
LK RETOUR qui tombent sur
celles
335
le sol, et le
grésillement de
la terre qui les boit.
Le son
se
transforme parfois en vision. Tel bruit
de goutte d'eau chées aux
vent
le
le
fils
me
fait voir d'autres
long de ces
passent dans
l'air
;
de locomotive troue
Des appels de trompe se ferme un sifflet ;
rideau de pluie et d'ombre
le
une image des lumières
l'eau se transpose en
le
fils.
une porte
;
bruit lointain d'un train qui passe au bord de
le
«
gouttes accro-
de fer des tranchées et chassées par
vois
;
je
en esprit des wagons qui se reflètent dans
fleuve et s'éloignent et confusément vous invitent
au voyage. Le grondement des lourdes roues pleines s'atténue et se perd dans
le
vent qui déchire et dis-
perse les appels venus de la ville et noie
le
son jeune
d'une cloche perçue, puis inaperçue et perdue enfin
dans
la
mêlée des bruits. * *
Et, pierre à pierre,
mon âme les
uns
le
mur
s'écroule qui murait
au fond de moi. Les sens se suppléent
les autres.
Mes
relations
avec
le
monde
extérieur se rétabUssent différentes, transposées,
mais presque aussi fréquentes qu'autrefois. différence de nature, mais sité,
entre la masse de
et d'aujourd'hui.
Ma
non
Il
y a
différence d'inten-
mes perceptions de naguère
respiration se fait plus libre
CROIRE
236 et je
me
comme une
sens renaître
plante dont les
racines arrachées, mutilées, pénétreraient à nou-
veau dans
la terre.
DISCORDANCES
Comme L'œil
on entend mal, quand on voit trop bien
fait tort
à
l'oreille et la distrait, et
!
détourne
d'elle mille perceptions subtiles.
Comme au
lieu
On
on voit mieux une âme quand on l'écoute
de
la chercher
pas sa voix.
de
la
mal
si
dans
les reflets
d'un visage
!
farde ses joues et ses yeux... mais on ne farde
On
truquer
— que
a
si
peu l'habitude de
— lorsqu'on
le tente,
l'artifice éclate
à
la surveiller,
on y parvient
l'oreille attentive.
L'hypocrisie d'un être se décèle dans sa voix et dupe
vos yeux
mais, par ailleurs, la voix révèle aussi
beautés profondes de l'âme,
les
la
;
et,
prenante, vous
montre enthousiaste, précieuse. Cette remarque
faite, j'ai
appris à écouter,
comme
déjà à espérer et à attendre, à vivre et à mourir.
Et maintenant, mieux que
l'ouïe
je
je
juge d'instinct
ne
les
les jugeais jadis
êtres
par
d'un regard.
* *
Vous qui
parlez en ce
de mes yeux riez
mon
et si près
silence, si
moment, sûre de vous,
de moi,
loin
comme vous redoute-
vous pouviez deviner mes pen-
LE RETOUR sées
î
237
Je vous aperçois moins, mais vous perçois bien
davantage, et votre voix secret de votre
âme
me
vraie que
livre
en un instant
mon
œil
votre visage n'avait jamais pu pénétrer. ble
que vous n'êtes plus vous-même
m 'apparaît
que voilà
pour
mois d'absence,
et
?
maintenant, à votre insu, là n'est
pas
Il
me
que
seml'être
fois.
je retrouve après vingt
pourquoi être
l'image que je gardais
et
première
la
Qui êtes-vous, vous que
le
charmé par
différente de
si
Je sais que telle
je
que vous
vous juge êtes
mais
;
de la discordance nais-
la seule raison
sante de nos âmes. Peut-être
me
rant ces jours
suis- je tracé si
longs,
de vous, en
une image
esprit,
factice
du-
mais
;
peut-être aussi avons-nous évolué l'un et l'autre, loin l'un
de
rente. Je
me
peu
l'air
l'autre, et
dans une atmosphère
suis tellement modifié, et
de vous en rendre compte
C'est là qu'est le
danger
:
un
diffé-
vous avez
si
!
petit
drame
se joue
entre nous sans que vous en ayez l'impression. Votre
défaut de compréhension nous disjoint, malgré efforts, et
mes
vous vous entêtez à traiter de lubies ce
qui est transformations profondes de
l'esprit.
La
guerre m'a conduit à une revision des valeurs que
vous vous refusez à admettre
;
vous souhaitez tout
prendre légèrement, et cette insouciance qui nous ruine dissociera encore
demain des
milliers d'êtres.
C OIRÊ
238
LA NUIT VIENT... Décembre 1915. Souple, douce, insinuante, la nuit aux gestes lents
approche
muette
elle se glisse
;
et grise et
d'abord
humble, puis se hausse, emplit l'espace et l'assombrit
;
elle
enveloppe
coUine et
la
les
grands arbres
nus, le jardin vide et la vieille maison, et les
yeux
qu'eUe embue et l'âme qu'elle endeuille.
Tout
se voile et l'être sans défiance est pris à ce
jeu triste
tout
;
s'éteint
s'éloigner et décroître
la
;
;
les
choses paraissent
voix sourde de la
ville
immense qui s'étale au bord du fleuve semble plus anonyme encore dans le soir. non par goût de l'action, mais pour ne plus penser à ceux que j'ai laissés làJ'ai agi tout le jour,
bas. J'ai voulu oublier leurs souffrances
que
partage plus, la mort qui les guette,
larmes et
du départ,
les étreintes
dans
le
et j'ai
les
je
ne
goûté un peu de paix
tourbillon salutaire de la
vie...
Mais, sous ton poids, nuit souple et froide, l'heure
mon
présente et
faux décor dont
repos factice sombrent. Tout le je m'entourais, tout l'air
que
je respirais, se volatiUsent
mes
doigts...
Je sens
1«
danger
et
veux
;
truqué
ce qui est, fuit sous
me défendre du mal que
LE RETOUR tu vas d'hui,
239
me faire.
Je saisis au passage un fait d'aujourune image présente, un visage entrevu quel-
ques heures plus
une parole
tôt,
dite^
une douleur
même, ou la tâche que je veux m'imposer demain... Je m'y cramponne, et tout s'effrite, fond, s'évanouit. *
Voici tout le passé qui monte... Je ne peux plus lutter
;
mon âme
est prisonnière...
Les rets du passé
grave l'enveloppent et la pressent...
Prisonnière,
abandonne-toi.
Mes amis, où êtes-vous
?
Dans
glante souffrez-vous à cette heure
qui pleuriez
pour
comme
l'hôpital,
de vous
des enfants
quelle ?
boue san-
Domy, Fauqué
quand
je partais
vivez-vous encore, et qu'a-t-on
fait
peur de chaque courrier qui
me
?
Mes amis,
j'ai
rapportera peut-être la lettre que je vous envoyais
deux mois plus tôt, timbrée de la mention trop « Le destinataire n'a pu être atteint en temps
claire
:
» Je vous ai laissés sur l'Yser et vous sais maintenant à Verdun... Mes amis, je tremble pour
utile
vous
mon Tant
;
je
tremble pour
frère
toi,
Herbin, pour
au gai courage, car
toi,
je n'ai plus
d'autres, vous le savez, sont
morts
Boucau,
que
vous...
I...
Guasco, Péguy, Pascal, Thilloy, Delrue, Mike-
CROIRE
240 lidi,
Vos visages
Givord... je ne vous reverrai jamais.
familiers
me
que j'évoque semblent
dire malgré
toute la bonté dont l'au-delà les auréole
quoi vis-tu encore, toi
?...
Nous
autres
:
«
Pour-
sommes
couchés, mutilés, dans la terre, et nos pauvres corps s'y dissolvent, tandis «
Tu
vis
veut dire
!...
Tu peux
?
que
tu vis.
Comprends-tu bien tout ce que cela agir, penser, créer, si tu
en es
capable... «
Te souviens-tu des longues
causeries,
où notre
esprit s'aiguisait et jouait, le soir, certains soirs
semblables à ce soir -ci
?
Nous
étions gais de toute
notre jeunesse, hardis et fermes de toute notre force,
heureux et grandis de «
totit
notre espoir.
Maintenant, de cette troupe
seul
subsistes...
rejoindre.
Pourquoi vis-tu
si
vivante,
toi
Viens nous
?...
»
* * *
Pêle-mêle la foule des morts se presse sous mes paupières closes. Voici Lemercier que je n'avais pas
vu depuis
les
Eparges, et qui
me
jette
au passage
son regard aigu de peintre... Voici Aussière aux
yeux
me
brillants et bons,
l'ami rare dont la guerre
sépara, qui, follement, enviait
mon
sort de
com-
battant, tandis qu'il était au dépôt, et qui mouru:).
à Zillebeke, après deux jours de front, d'un obus eu
LE RETOUR pleine poitrine. Il vient à moi,
me si
dit sur
24I
me
prend
un ton de doux reproche
près de toi
qui t'aimais
!...
Pourquoi m'as-tu
:
«
la
main
et
J'ai disparu
laissé partir,
moi
? »
Les voilà tous, maintenant, amis et simples camarades ou compagnons... Je n'aurais jamais cru nombreux... Celui-là est Gérard,
qu'ils fussent si
mon
capitaine des Eparges, dont les nerfs furent
ébranlés au point qu'arrivé au dépôt, sortant de l'hôpital, sa blessure guérie,
dans la
tête...
il
s'est
L'étrange histoire
!
tué d'une balle cet
homme
qui
a échappé à la mort, qui a supporté la plus effroyable tension nerveuse qu'on puisse imaginer, qui
à la mort, a donné la mort, nous
nous a conduits
a menacés de mort, a bravé la mort et rusé avec elle et l'a crainte parfois
à en mourir, meurt main-
tenant qu'il semble lui avoir échappé... l'a-t-elle rejoint
?...
ressaisi sa proie
?
Ma
a-t-elle
Qui prendra-t-elle demain
?
vie fut faite jadis d'amitié. J'aimais à sentir
autour de moi des âmes dont
du
Comment
Par quel détour subtil
mien...
Ce
soir je suis
le
rythme approchât
une chose aux doigts des
disparus.
me
Qui donc m'attirent arrêter
ma
?
libérera d'eux et de l'abîme
Quelle
main
se
chute qui s'active
où
ils
tendra vers moi pour ?
Je
plie sdus le vide
CROIRE
242
de mes jours d'un coup privés d*amis, comme une plante privée d'ëau j'ai peur de ma solitude j'ai ;
;
le
dégoût
Immobile, j'attends que
d'agir.
paix de la nuit m'aide à vaincre
le
grande
la
mal qui me
tourmente, j'attends que son apaisante rosée mouille car la douceur des larmes solitaires sauve
mes yeux,
des bras des morts qui se tendent vers vous.
LA FOULE
La
crainte
m'enferma d'abord dans
la maison.
Je redoutais cette foule inconnue à laquelle je m'étais heurté lors de mon retour. Qu'aurais-je été faire, amoindri et dolent,
insouciante
Puis seté
j'ai
au milieu de sa gaieté
?
perçu
du monde
le
danger de l'isolement,
où
factice
le
passé
vi\Te. J'ai senti qu'il fallait faire ville et qu'elle était autre, peut-être,
ne
l'imaginait...
seul
;
et
J'ai
me
la faus-
poussait à
un pas vers la que mon esprit
voulu savoir. Je suis parti
de cette première sortie
je reviens le
cœur
plein de joie. J'ai d'abord hésité
prudence
;
mais
;
inquiet, je n'avançais qu'avec
très vite j'ai
je respirais était baigné
compris que
l'air
que
de douceur et de sympathie
grave. J'avais cru être seul et j'ai deviné autour de
moi des centaines d'amis
ignorés.
LE RETOUR Qui
en ces jours,
dira,
243
la pitié, la
bonté de
la foule
anonyme, l'immense impression de douceur maternelle qui vous enveloppe, quand faible, vous vous abandonnez en toute confiance à la force de ses flots
mouvants
Je vais
que et
mon
?
chemin. J'approche d'un obstacle
Une main
je n'aperçois pas.
me
avec tact
moi
On
guide.
la
et bonté, et
même
partout je sens autour de
Des pas s'attachent aux quand je m'arrête, indécis, au bord je sens peser sur moi des regards
sollicitude.
miens, s'arrêtent
d'un
m'arrête aussitôt
m'aide sans un mot, simplement,
trottoir, et
protecteurs, qui surveillent la rue où je vais m'engager, m'entourent, et
Je
me
l'entrée,
me
suivent.
risque jusqu'à prendre le
un bras
inconnue prend m.on
billet,
des escaliers et des couloirs s'ouvrent d'eux-mêmes, à les portes
des wagons
ture et une
«
«
métro
se passe sous le mien,
;
guide dans
les portillons
mon
dès
dédale
le
des quais
approche,
comme
on m'aide à monter en voi-
place assise
quelque dense que
me ;
» et,
une main
»
se
trouve toujours
libre,
hommes
et les
soit la foule.
Les
femmes me sont reconnaissants de l'occasion que je leur donne involontairement d'être bons et parmi ceux qui merci.
me
rendent service,
il
en est qui
me
disent
CROIRE
244
Admirable impression et ces
femmes
leurs gestes
si
d'identité.
— Ces hommes
m'accueillent vraiment en frère et
simples disent doucement leur grati-
tude et leur amour pour tous ceux que
mal acca-
le
bla.
Ces êtres communient dans un car
ils
sont proches
les
étrangers a disparu la
;
même
uns des autres
;
des
;
on pleure des mêmes douleurs
mêmes
masse des
Français maintenant ont
les
majorité dans une foule parisienne
soi
sentiment,
la
;
;
on
est entre
on
tressaille
espoirs...
* * *
Cependant
la lumière se fait
vivre abstrait
du monde
je
en moi
me
;
je sens qu'à
serais étiolé, tandis
qu'à descendre dans la foule je reverdis, je
Et une voix me
dit
:
«
Rien n'est
solide
refleuris.
de ce qui ne
pousse pas profondément ses racines dans la masse.
L'œuvre que tu tenteras doit masse «
et sa
être étayée
durée sera fonction de ses
Enracine-toi...
par cette
assises.
Que ton âme soit en communion
avec l'âme de cette foule. Comprends-la, sens-la, devine-la, suis-la dans ses souplesses, dans ses aban-
dons et dans ses colères
;
sache
saisir
son esprit et
son humeur, car cette humeur et cet esprit tifs
collec-
sont des phénomènes profonds et sans âge,
semblables au bruit de la forêt et de la mer.
Tu
dois
LE RETOUR
œuvre humaine
te plonger en elle pour faire
brer avec
elle,
Et quand tu
des arbres.
les feuilles
enraciné profondé-
te sentiras
ment, quand au sein de ton âme ouverte tive tous les échos de cette laisse aller
ton rêve, lâche-lui la bride et monte sans
yeux pleins d'étoiles...
Accueille les chimères d'avenir,
pourras,
les
espoirs fous,
réalisera monte monte jusqu'à être
que demain peut-être le
et récep-
masse retentiront, alors
crainte, de toute ta force et les
que tu
et vi-
tu dois plonger dans la nature
au vent avec
et trembler «
comme
245
;
aussi haut seul,
vertige, car ta base est nourricière et solide.
sans
»
LA PREMIÈRE CLASSE Octobre 1916.
Le jour
doux.
est clair et
La
vaste place que
le
vent balaye à l'ordinaire du Panthéon à Sainte-
Geneviève air
est paisible
;
ses
maisons entourent un
immobile. C'est l'heure où
classe.
Par
petits groupes,
les
ou
enfants vont en
seuls,
sans hâte,
ils
passent. Et, suivant ces gais porteurs de livres, j'arri-
ve à
mon
tour devant la
vieille
gnais avant la guerre... jadis
Que ce temps émouvant !... Je longe
les couloirs
est lointain
caserne où j'ensei-
!
!
Que
ce retour est
franchis le porche,
où
traînait autrefois
la
cour,
et
une odeur
CROIRE
24^
complexe de poussière humide, de de
et
me
serpillère. J'arrive enfin
ma
de papier classe, et
souviens, et restitue lentement ce que je vois
mal
:
les
hautes fenêtres grillagées,
poutres apparentes,
cabossés. Sous
ma main
plafond aux
le
bancs alignés sagement,
les
becs de gaz portant sur
les
cuisine,
dans
le
l'oreille leurs
pupitre de
ma
abat -jour chaire se
hausse, zébré d'entailles, usé au bord inférieur par le
frottement des coudes.
Ils sont entrés. Ils
émus de
gagnent leurs places, un peu
ce retour, pleins de gaieté et de vie, mais
contenus par l'image douloureuse de soudain, leur apparaît... Et
quand
la
guerre qui,
se sont tous
ils
sens monter, à la fois, vers mes yeux tous yeux d'enfants qui regardent, grands yeux clairs,
assis, je
ces
pleins de curiosité et d'émoi, débordant de confiance attendrie, belles lumières dont l'intelligence et la
caresse enveloppent
mon âme
d'une douceur de
printemps. Ils sentent,
ils
comprennent, bien qu'enfants...
j'en suis sûr. Ils ressentent
confusément
frances supportées pour eux par ceux
du
les souf-
front
;
ils
devinent que jamais une masse de douleurs pareille n'a été entassée sur le monde, que jamais on ne vit
tant de beaux espoirs flétris
peu que
leiirs
;
ils
soldats, confirmés
comprennent un dans
la foi fran-
LE RETOUR çaise et
«47
humaine, se sont grandis par leurs actes
aux yeux de
l'univers,
même
mêmes, en
mais
ont grandis eux-
les
temps.
Et le cours commence simplement, après mots de bienvenue. Suivant le « programme
trois »,
le
maître parle de la France qu'il doit expliquer et décrire, et la classe l'écoute de toutes ses oreilles,
comme
s'il
s'agissait
géologique du
aujourd'hui
sol,
d'un être vivant. La formation
ennuyeuse autrefois, intéresse
comme un
conte de fée
;
ils
voient,
au
cours des âges, la chair des plaines se former autour
du squelette des montagnes tre puis
mourir sur cette
et les
terre, et
tout paraît clair à ces petites
habituées
à
vivre
hommes
pour cette
naî-
terre;
âmes parisiennes
dans l'enthousiasme, dans
la
passion ardente et sincère de cette colline pensive
des Ecoles, où, depuis bientôt mille années, rêvent des jeunes hommes.
LE DROIT DES MORTS Ils
ont
le droit
de vivre en nous.
Il
de nous leurs âmes soient présentes
faut qu'autour et
qu'on
relise
sans relâche leur témoignage signé de sang.
Plus tard, après des siècles révolus, toutes les horreurs que nous
avons vécues s'estomperont. On.oubhera peu à peu, car c'est notre lot éternel
que de vivre entre l'oubH du^passé
et l'ignorance
CROIRE
248 de Tavenir malgré
les liens
qui les assemblent. Peut-
être verra-t-on alors les extrêmes s'unir, les crimes
expiés et pardonnes
peut-être
;
oubliera-t-on la
honte des générations défuntes qui semèrent
mensonge, les
jeunes
la
douleur et la mort...
hommes que
la guerre
Selon la
vieille
formule, Heu
sont morts pour les autres,
ils
la ville
tombés, toire, Ils
ou
la
est
les
le pire
immense.
commun
sublime,
pays, la province,
maison, la famille.
le village, la
comme tombaient
pour sauver
le
oublier
I\Iais
tua serait
Notre dette envers eux
sacrilège...
mâles de
Ils
sont
la préhis-
horde des haches ennemies.
sont morts aussi selon la formule plus neuve,
pour défendre
la pensée,
l'atmosphère intellectuelle
morale où baignait notre peuple. Grâce à
et
le
nous sommes dans
esprit
monde
libres et maîtres
la voie qui
entier,
sauvé de
nous
eux
de développer notre
plaît
;
grâce à eux,
la force, accueille la
le
jeune
liberté.
* * Ils
furent les matelots de Xerxès se jetant à la
mer pour
alléger
le
navire
devoir envers eux est donc Il est tissé
Ils
qui sombre...
Notre
clair.
d'abord de reconnaissance et d'amour.
sont l'humanité crucifiée. Le Christ rédempteur
versa son sang pour
le salut
du monde
;
les
tués de
LE RETOUR la guerre sont les victimes
249
de nos fautes, sacrifiées
pour notre rachat.
Chaque année, consacrons-leur un
jour, et
pas seulement nous, Français, mais tous
Ce
songeons aux morts que nous connû-
jour-là,
mes
efforçons-nous de les voir,
;
non
les peuples.
eux aussi
nous
dire,
mon
sang pour
toi.
:
»
«
et
écoutons-les
J'ai versé telle goutte
Que
cette fête
de
du souvenir
unisse les esprits les moins proches, les religieux et les athées, les patriotes et les sans-patrie
nous rappelle nos erreurs qu'elle
nous
soit
en
et
;
qu'elle
nos responsabilités
même temps un mea
,
une
culpa,
source d'espoir, un acte d'amour et de suprême merci. * * *
Morts aimés dont on se souvient, morts sans amis, sans famille, que personne ne pleure,
doublement une
force,
et
qu'on doit
y a dans votre entassement, une puissance de renouveau, un levain glorifier,
il
prodigieux que nous ne laisserons pas perdre. Plus encore que des autres, vous avez
le droit
d'exiger de nous, les blessés, à qui la vie ne fut laissée qu'en prêt sous condition, la poursuite
de
votre tâche.
Or vous avez succombé d'abord pour que fût sauve la vie française. Le monde tend à se grouper en de vastes fédérations qui engloberont
les
peu-
CROIRE
250 pies
mais ne
les
confondront pas. Jadis, après une
guerre permanente,
l'individu
primitif s'est
à ses semblables pour former la tribu s'unirent entre elles
;
;
uni
et les tribus
et des villes furent
fondées
qui se battirent puis se fédérèrent sans se confondre.
En France,
les
provinces du nord et du midi s'uni-
rent après d'atroces massacres, mais gardèrent leur
personnalité
;
et
demain
les
même
Mais nous
idéal.
et
vous devrons de maintenir
au milieu de l'esprit
Vous
s'uniront,
et
ensemble pour
le
états
d'abord ceux qui souffrirent
ceux qui nous suivront l'esprit national
l'esprit fédératif
comme
vivant
aujourd'hui
régional au sein de l'esprit national.
êtes
morts afin que nous puissions relever
que nous ne soyons plus semblables à ces hommes de la défaite, que nous voyons parfois la tête, afin
promener parmi nous l'esprit
leur face de vaincus. Secouons
de ces vieillards qui plient sous quarante-
cinq années de servitude, qui s'étonnent à chaque
heure de leur liberté recouvrée, redoutent toujours les
bourreaux abattus
victoire...
et renient
maladivement
la
Grâce à vous nous pouvons être nous-
mêmes. Soyons-le fièrement. N'abdiquons
rien.
Ne
plions pas.
Vous
êtes
morts pour que tous
les
hommes
soient
plus libres, que chacun, que chaque peuple dispose
LE RETOUR enfin de lui-même.
25I
Poursuivons sans relâche
les
hypocrisies basses des états qui veulent dissimuler leurs appétits de
domination sous de faux dehors
libéraux.
Vous
êtes
meilleurs,
morts pour que tous
pour qu'on s'aime plus entre
qu'on souffre moins sur cette sache
hommes
les
allier le
mépris de
dit
comme
sans illusions. Ayez
pour
à l'horreur du
Etre bon, être
a
:
droit est l'habileté suprême. Soyez
blesse
soi,
pour qu'on
terre,
mort
la
sang versé. Et votre voix nous
soient
bons sans
le
fai-
dégoût de
la
violence, l'horreur de la force en soi, et considérezla
comme un moyen nécessaire, mais non pas comme
une
fin.
Aimez-vous pour l'amour de nous.
»
* * *
Mais pour continuer cette tâche des morts, nous aurons à peine assez d'énergie
de courage. N'ayons
et
jamais peur de rien surtout d'une idée
qu'au bout de notre pensée actes, sans faiblesse,
Sachons sachons
allons jus-
en êtres responsables.
aimer, souffrir
croire.
;
;
conformons-y nos
et mourir, c'est-à-dire
Croyons dans
comme ont cru causes, comme crurent terme,
le
sens
le
plus large
du
les
martyrs de toutes
les
premiers morts d'août
les
1914 qui chargeaient et mouraient en chantant.
Ayons chacun un
idéal,
quand
ce ne serait
que de
CROIRE
252
croire à notre travail quotidien librement accepté,
de
et
le faire
sément, les
en toute conscience. Croyons inten-
profondément,
pesamment
;
respectons
croyances des autres, car la grâce souffle où eUe
veut, mais soyons intraitables pour
tous les co-
médiens bluffeurs.
Que tous ceux qui jouèrent grande aventure s'unissent.
leur
vie
dans
songent
Qu'ils
la
aux
tués qui, moins heureux qu'eux, dorment dans la terre, tandis
que
les habiles
vivent à
l'aise et
moquent
sent les épaules en secret, et
ces
«
hausfous
»
qui crurent à quelque chose d'autre qu'au pouvoir et à l'argent.
Traquons tous
les phraseurs, les tra-
fiquants et les jouisseurs, à quelque hauteur qu'ils se tiennent
dans
le
monde ou
l'Etat.
Dix millions d'hommes périront peut-être dans cette guerre, et leurs cadavres, placés les uns près
des autres, formeraient une ligne plus longue que
de Londres au Japon... Que tout ce sang n'ait pas coulé en vain.
Que
les
quelques parcelles de
l'esprit
des morts incluses en ces lignes passent en vous,
âmes ouvertes qui
les lirez.
sentiment qu'il n'y a que la
foi
Ayez comme eux
le
qui fonde et que nous
ne serons sauvés que par ceux qui savent
croire.
.
TABLE DES MATIERES Pages.
AVANT-PROPOS
PRÉLUDE. Les
—
7
Agadir (1911) 15 17 17
réservistes
Le départ Les marches de concentration
,
Le jour de repos La manœuvre Marche de nuit
La
24 24 26 28
renaissance morale
LE DÉPART
(1914).
Embarquement
33 38
On chante
AU BOIS DES CHEVALIERS. En retraite Le voyage L'approche L'arrivée En seconde ligne L'attaque de nuit
En sentinelle La corvée La tombe La pluie La balle
de cartouches
L'insomnie L'isolement
,
47 52 58 61 66 68 75 79 84 86 90 93 96
TABLE DES MATIÈRES Pages.
loo 109 114 119 123 130
L'attente Les volontaires
La relève Le repos L'angoisse Le layon Le poste de secours L' amh dance
141 147
EN FLANDRES. Voyage
La Le
route téléphone
La Grande Dune Le combat sur la mer Le brasseur
La vieille L'estaminet
Après
la pluie
Le moulin Le brouillard sous
La
la lune
en cercle Le prisonnier Les goumiers vie
La ville
blessée
Entre deux bombardements Lettres de la marraine
153 154 159 165 167 171 177 184 191 193 197 198 200 203 206
216 217
LE RETOUR. La rue La maison La lumière atténuée Le souvenir de l'odeur Le triomphe du son
223 225 228 230 232
TABLE DES MATIÈRES Discordances
La nuit vient La foule La première classe Le
,
droit des morts
Imprimvria Ceatrale (C. Brélaz), 20, i"c Cadet, Parie.
236 238 242 245 247
J
PQ 2611
Fribourg, André Croire
R4.5C7
1918
PLEASE
CARDS OR
DO NOT REMOVE
SLIPS
UNIVERSITY
FROM
THIS
OF TORONTO
LIBRARY
";€^
O^
= = >^
'^Jr
> >
LLJ
=—
^
^=C/) Q-
O
^^= ^fl
=2 5 1
Q
co
iJV-^^