CROIRE, HISTOIRE D'UN SOLDAT - 1918

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CROIRE


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de traduction, de reproduction

us pays.

Ctpyright. hy T^ayoi

&

Clc.

et

d'adaptation




SIa-

ANDRÉ FRIBOURG

CROIRE HISTOIRE D'UN SOLDAT

FRONTISPICE DE PAUL-EMILE COLIN

5&^

PAYOT ET 106.

C^^

PARIS

BOULEVARD SAINT-GERMAIN, Î918

106

10-

Si(


COMPAGNIE DU RÉGIMENT D'INFANTERIE

A LA 106">=

Ire

Pu

un R45ÙJ )^ iS


AVANT-PROPOS Ce

livre,

né des hasards de

la guerre et de la paix,

forme cependant une œuvre une. Le hasard le

est

parfois

meilleur des metteurs en scène, car on ne peut lutter

de naturel avec leur

le

prélude

psychologique de 1914, ou bois,

les

ou

»

lui. Il et les :

En

a pris soin de fournir à l'au' quatre parties

191 1, ou Le

réveil,

V enthousiasme, — La

souffrance,

Le

Flandres, ou L'attente,

La

La

«

roman

— Le

départ

de ce

guerre

dans

guerre dans les

retour,

La

ou

vie

reconquise.

En plein coup d'A gadir, l'auteur de cette

histoire fut

convoqué à la caserne Chanzy, à Châlons- sur -Marne,

pour y accomplir une période-d' exercices. Le

i^r et le

6^ Corps, devaient, cette année-là, donner la représentation des grandes manœuvres.

A

la fin d'août,

la situation ijtternationale devint si grave, la et

l'Allemagne parurent

en

lutte,

que

les

si bien

sur

France

le

point d'entrer

manœuvres de corps

d'arrnée furent


CROIRE

8 supprimées

sous

un

de

prétexte

transformées en manœuvres de

envoya

les

ans plus

La

et

qu'on

régiments de la 12® division jouer à la

mêmes où

guerre dans les lieux trois

fièvre aphteuse,

division,

ils allaient se battre

tard.

tentation était grande

pour un amateur

toire de noter ce qu'il voyait et entendait

d'his-

au régiment,

en 1911. C'était l'époque où V antimilitarisme fleu-

Chacun

rissait.

armé

s'accordait à dire qu'en cas de conflit

les socialistes

ne

vernement préparait

«

le

marcheraient

»

pas.

Le gou-

fameux Carnet B, index de

tous les militants dangereux, qu'il n'eut pas à consulter lors de la mobilisation.

Beaucoup d'hommes,

à leur arrivée à la caserne, faisaient nettement profession de pacifisme, et affirmaient sans crainte, sans

honte

:

«

Plutôt que de nous battre, nous déserterions

Mais heureusement l'Allemagne on

dit

;

elle

poussa

«

charria)),

!

»

comme

si loin l'impertinence et fit tant

de bruit avec son grand sabre que tous

les révoltés

du

106® devinrent rapidement d'excellents soldats. L'auteur vit cette transformation miraculeuse, prélude de la

grande surprise d'août 1914, s'opérer en quelques

semaines

;

il

parut notable,

sur-le-champ,

tout

ce qui lui

et ces observations, écrites

pendant des

nota,

manœuvres du temps de paix, au cantonnement, sur des tables d'auberges de Lorraine, forment aujour-

d'hui

le

Prélude de son ceuvre.


AVANT-PROPOS

Quand Ce

9

la guerre éclata, il partit dès le

4 août.

fut l'heure des enthousiasmes sublimes,

à peine des déchirements,

souffrait

oîi la

l'on

douleur

et

angoisses du départ fondaient dans une splendeur

les

morale

dans un immense espoir. Chacun fut

et

au-dessus de lui-même

et

élevé

une parcelle de

se sentit

l'âme unique de la nation. L'historien quitta ses livres, rejoignit

ses

son 106^, reprit sa place de simple

son sac, son

soldat,

premier

retrouva

fusil, ses cartouches, et

camarades de 191 1. Ainsi

pour

se déroula

lui le

acte.

Attente, retraite, premiers abattements, angoisses,

minutes brèves de désespoir

sursauts d'espérances

et

tenaces, batailles, souffrances terribles

dans

des Hauts-de-Meuse,

bouleversement de

du cœur,

et

blessure

et

les bois

l'esprit,

et

voilà le second acte, cruel

bref encore que plein d'événements.

Hôpital, dépôt, départ pour

mois passés dans une région période de guerre morne,

commencée en août, se grave.

Un

autre

les

désolée,

oit

Flandres, longs

en pleine attente

décisive en octobre, s'achève et

homme

est

né au moral

;

un homme

nouveau apparaît peu à peu au physique par nuation de la

;

l'évolution de l'individu

vie, suite

des coups reçus,

l'atté-

et c'est le

troisième acte.

Le quatrième enfin forme

:

l'être

figure

le

débordant de force

retour après la réei

de

vie, qui, seize


CROIRE

10

plein d* enthousiasme

mois plus

tôt,

quittait sa

maison, ses amis, son

A

tement.

vrai dire

autre qui paraît. il

n'est plus

il

Ame

et

de joie grave,

travail, revient len-

lui-même

et c'est

ne peut détacher son esprit de ceux qu'il a

au

non plus que de

front

nir l'investit

aussi.

ses

amis morts

commande sa

et

changé

Il a

;

mais

les

Leur évolution

;

laissés

leur souve-

vie présente.

autres

s'est faite

hommes à

et les

l'arrière,

choses

pendant

de longs mois, dans une atmosphère différente,

ne

les

un

nouvelle dans un corps ruiné,

et il

reconnaît plus. Enfin sa blessure a atténué ou

détruit sa vue, son goût, son odorat, et des rapports

nouveaux

s'établissent entre le

monde

extérieur et lui.

Il coule d'abord des heures douloureuses, épuisé, isolé, replié et

sur

soi, se

de l'homme qu'il a

ments de son cœur,

été.

sentant différent des Insociable,

il

autres

revise les juge-

s'écarte de plusieurs êtres qu'il

aimait, parce que l'absence triomphant de l'habitude

permet à l'individu renouvelé d'entendre au retour ce qu'il

ne voyait, ni n'entendait plus au départ.

Puis, peu à peu, une réadaptation progressive s'opère

vue

;

:

l'ouïe s'essaye

des morts

et

des vivants restés

replonge dans la vie il

à combler la lacune de la

aux souvenirs

afin d'échapper

;

au

une fureur

cruels,

à l'appel

front, le blessé se

d'activité l'anime

veut entreprendre à la fois toutes les tâches qui

paraissent nécessaires, car

il

;

Un

estime qu'en ces jours


AVANT-PROPOS de vivre impose des devoirs

le 'privilège

un peu comme un du feu de

II

prêtre des tués,

;

comme

sent

il se

gardien

le

leur souvenir et le mainteneur de leurs

droits.

Lentement s'achève en

Au lieu

lui l'ultime

métamorphose.

de rester isolé, loin des hommes,

au sein de

la foule

il

nettement des mille liens qui l'attachent à de sa voie, ayant appris à espérer dre

et

Et,

à croire, paisible,

il

faut croire

dans

ont cru les

le

sens

à souffrir, à atten-

trace son sillon quotidien.

a pu dire

:

le titre

«

le

ne

sait

Toute

ait

la

pas croire

plus large du terme

martyrs de toutes

premier critique qui

dans

et

sûr

elle et,

dès lors, ce sentiment va dominer sa vie qu'on

n' aboutit à rien lorsqu'on

me

se retrempe

anonyme, prend conscience plus

les

rendu compte de

causes ces

;

qu'il

«

com-

»,

et le

pages (i)

beauté de cette existence c'est

de ce livre qu'il la faut trouver.

Croire en soi, à l'efficacité de son

Croire

effort, croire

!

au

noble destin des ^hommes de bonne volonté, croire de toutes ses forces en l'esprit qui ne

meurt pas.

(1) Jean de Pierrefeu, L'Opinion, 8 décembre 1917,

»



PRÉLUDE



PRÉLUDE AUX MANŒUVRES D'ARGONNE PENDANT LE COUP D'AGADIR LES RÉSERVISTES Septembre 1911. Ils

sont de tous les types, de toutes les classes

Tassemblage

est divers à souhait

tuteurs, paysans,

«

intellectuels

»,

:

;

ouvriers, insti-

gens des

villes,

de la Ville et des champs, rien n'y manque. Un paysan champenois, rusé, joyeux et prudent com-

pagnon,

rit,

ments que

s'amuse mais ne dit rien des senti-

lui inspire

son séjour à la caserne

;

— un

cordonnier de village, fervent braconnier, vante ses

coups de

fusils, ses

coups d'épervier,

et

songe mé-

lancoliquement aux nuits claires qu'il eût passées à l'affût immobile, le souffle bref, attentif aux oreilles noires

d'un lièvre dressées au-dessus de l'herbe


l6

CROIRE

noire

d'Af

— un marchand ambulant, retour des

;

m'explique des

»,

«

maquignes

comme nous nous sommes ment,

«

le

;

il

me

permet d'admirer

couvrent, et

avec riste

dans

;

;

il

est

tatouages qui

les

évidemment peu

l'infanterie, déconcerte

de son

la vie militaire «

état

»

rengagera

;

;

exactement son

les

;

dragon versé

on sent

qu'il est

l'instituteur qui est sergent fait

armurier de Reims, gai

:

Un

heureux

mauvaises langues affirment

service,

Ville, les Parisiens,

milita-

par son entrain, son

«

mais ne

mot

dit

débrouillard

goût sinon par conviction, tandis que

thousiasme

révéler

conte ses démêlés tragi-comiques

— un ouvrier brasseur, ancien

goût de

qu'il

me

gradés

les

me

usait à

il

et

»

;

Foum-Tataouine pour être évacué sur l'hôpital du Belvédère de

dont

reconnu

bat'

accrochés » instantané-

pense qu'il doit„ en ami sincère,

il

les trucs

Tunis

«

«

infaillibles

»

»,

— un

;

marche par

les

gens de la

arrivent sans le moindre en-

commis-voyageur voit trop nette-

ment la perte matérielle que lui cause sa « période » un vendeur de grand magasin de nouveautés songe aux centaines de francs de « guelte » que lui eussent valus les grandes journées de soldes un « bistro » de Montmartre « râle » au souvenir du zinc enfin les « mécanos », conducteurs d'autos, monte'sjn ;

;

;

ajusteurs, ne dissimulent pas leur agacement, leur

dédain du métier qu'on leur

fait faire.

A

chaque


PRELUDE

17

ennui ce sont des protestations bruyantes

«

:

Ah

Ils

!

à ne me reverront pas Jamais Jamais — Je — une déclaration de domicile Londres J'en — La vie de caserne ne vaut rien plein dos !

file

!

!

faire

ai

!

le...

pour ces hommes ,

;

il

est

temps que

la vie

de cam-

pagne commence.

LE DÉPART 3 heures du matin.

L'immense cour de

la caserne est pleine

du bruit

sourd des compagnies invisibles qui prennent leurs

On

formations dans la nuit.

gne

;

on repose sur

amies

les

se rassemble ;

;

on

s'ali-

tout se passe automa-

tiquement, sans heurt, sans à-coup, malgré l'ombre épaisse

;

quelques jours ont suffi pour rendre aux

réservistes leurs habitudes la

de

1' «

active

»

;

j'admire

rapidité de cette réaccoutumance. — Un coup de

sifflet

du chef

;

second coup de quatre

!...

le

régiment est au garde-à-vous

sifflet

Marche

1... »

«

:

Par

et,

la

dans l'ordre

fixé,

un

du même

pas lourd et rytauié, nous franchissons la et

;

gauche en avant par

grille,

martelons la route obscure.

LES MARCHES DE CONCENTRATION Premier jour.

Nous marchons sans

parler.

La

nouvelle tenue,

le


CROIRE

l8

nouveau sac nous gênent un peu (i) mais surtout une appréhension confuse pèse sur nous. Ce départ dans ;

la nuit, le silence

de notre marche,

vague inquiétude qui

flotte

je

dans

ne

sais quelle

cette idée

l'air,

imprécise chez la plupart que les choses se passeraient de la sorte

si « c'était

rend graves, presque

pour de bon

tristes.

Au

»,

tout nous

fond du cœur, nous

souhaitons l'aurore. Elle apparaît.

La colonne cependant ne s'anime

marche automatique

monotone continue les bornes kilométriques défilent au bord de la route trop droite le soleil monte dans le ciel et la chaleur ruisselante tombe sur nos épaules comme du plomb Uquide personne ne chante tous, nous

guère

la

;

et

;

;

;

;

attendons,

angoissés,

l'assaut

ennemi, l'étouffement sous

Un homme de tomber

;

le talus

serrées

;

pied.

(I) tinp

Je le

En

feu

le

soleil.

un caporal est debout, près de Nous passons sans un mot.

191

î,

;

il

est cou-

brûlé de la route, très pâle, les dents

on expérimenta sur

souviens d'une attaque

lui,

l'arme

lOô*^ régiment d'infanterie

le

tenue nouvelle, de couleur réséda,

me

du

irrésistible

d'une des compagnies de tête vient

nous arrivons à sa hauteur

ché sur

au

de cet

et

comportant

le

mehée au cours des manoeuvres par

2® t>ataillon que nous ne parvînmes à voir que lorsqu'il fut sur

nous. L'expérience réussit parfaitement talons rouges et notre képi.

>

casque.

;

aussi

laissa-t-on nos

pan-

.

j


PRÉLUDE Le sac me semble plus lourd

me

scie

Tépaule

;

je vois la

19 ;

la bretelle

du

fusil

sueur tomber goutte à

goutte de mes tempes dans la poussière du chemin

;

nous avançons dans un nuage de poudre blonde et blanche

;

nos barbes sont blanches ou grises

traits sont tirés

;

nous paraissons

;

nos

de trente

vieillis

ans.

Les défaillances se multiplient. Maintenant, par groupe de deux, de trois que sont étendus

passage

;

;

une odeur d'éther nous frappe au

les infirmiers

bidon d'eau fraîche à

vont de l'un à

l'autre, le

la main...

Second

Presque tous

les

place dans le rang. et plus gai

Au jour,

;

;

parmi

;

Le régiment paraît plus

la terrible épreuve

hommes

pas

les

les

les faisceaux,

jour.

malades d'hier ont repris leur alerte

de la veille l'a trempé.

nous passons devant Valmy

halte

c'est

malheureux

les

sont indifférents

et ;

nous faisons

ils

ne savent

centaines d'individus assis derrière

qui donc se souvient que, sur cette

une ère nouvelle s'est ouverte dans du monde ? Vers 7 heures, on commence à chanter. Peu à peu toutes les voix se mettent de la partie. C'est bon terre qu'il foule,

l'histoire

signe.

Les

vieilles

chansons des grenaditrs de Louis

XIV ou des gardes-françaises se mêlent

au

a

dernier


CROIRE

20 succès

du jour

».

La chaleur

est toujours aussi forte

mais voici qu'apparaît la gaieté

et le sac aussi lourd,

française.

Nous sommes que

le

or, les

habillés et casqués de bleu, tandis

bataillon qui nous précède Test de

pauvres

chaleur

;

ils

«

résédas

»

«

réséda

tombent... par grappes et les

«

s'étonner, de nre, puis de chanter cette

bleus

La

Un ment

coch...,

sont des coch...,

faridondaine, la faridondon...

second Rouget de

l'Isle

affirme vigoureuse-

ne marchent qu'à reculons,

La

faridondon, la faridondaine.

troisième déclare Il

faut les

La II

f...

:

dans

les fourgons,

faridondon, la faridondaine,

faut les

La

Le

:

:

Ils

Un

de

»

faridondon, la faridondaine,

Les résédas

La

;

mauvaise

strophe qu'ils improvisent sans fatigue cérébrale Les résédas sont des

»

sont très éprouvés par la

f...

dans

les

fourgons,

faridondaine, la faridondon...

bataillon tout entier reprend en chœur, et je

songe à la docte et inutDe commission qui se réunit voici quelques

mois au ministère de

la guerre

pour

doter notre armée de chansons pudiques et saines.


PRÉLUDE Hélas

que diraient

!

l'éclosion soudaine

ses

21

membres

de cette

s'ils

assistaient à

triviale littérature, à

son sucées prodigieux, tandis que, contre toute justice, leurs lentes élucubrations, revues, corrigées,

amendées n'ont jamais connu

le

feu de la route

?

Troisième jour.

On nous

a prévenus que l'étape serait rude.

quittons les Islettes à 2 heures

m.ont-en-Argonne fort

;

le

;

jour se lève

Nous

nous passons Cler;

le soleil

tape plus

que jamais. Quand nous traversons Aubreville,

au pas cadencé,

j'ai la

sensation nette que les der-

niers rangs de la compagnie vont se détacher nous montons une côte très raide, moi-même je sens que mes jambes me trahissent. Brusquement éclate la ;

charge

:

La La

Jamais

monteras-tu monteras-tu

je n'aurais

et décisive

;

les

je crois sentir

ma

la

le

là-haut

?

imaginé une action aussi rapide

rangs se serrent instantanément

une main empoigner

capote et m'attirer à

vance,

côte,

la côte...

le

;

devant de

elle irrésistiblement

;

j'a-

corps penché, aspiré par la sonnerie des

clairons... Il est

midi.

De Malancourt

à Septsarges où nous

cantonnerons, la route grimpe, sans un arbre. Les


22

CROIRE

hommes a dû

étaient

les forcer

si

fatigués à la grand'halte qu'on

à se lever et à préparer

démarrons lentement, en

ouvertes jusqu'au ceinturon,

jusqu'au coude lère

;

;

le

les

le repas.

Nous

Les capotes sont

silence.

manches

relevées

rythme des respirations

tous les regards se tendent vers

le

s'accé-

sommet de

cette côte toujours proche et jamais atteint.

bout d'une demi-heure, on nous

nous repartons aveuglante de sèches

;

;

les

yeux

la route se

Au

laisse souffler

;

éblouis par la blancheur

ferment

nous montons encore

;

je

les

;

ne

gorges sont

pourquoi

sais

une immense volonté d'arriver quand même s'est emparée de la colonne, on veut passionnément ne presque personne ne tombe c'est du du meilleur que cette âpre lutte de milliers une lueur étrange d'hommes contre la nature j'en brille dans les yeux des Parisiens « râleurs »

pas

faiblir

;

;

sport et

;

;

sais

dont

les

pieds sont en sang, mais qui se traîne-

xaient sur les genoux plutôt que de

semble pour moi que toute dans mes mâchoires serrées

ma et

«

caner

»

;

il

me

force s'est réfugiée

que

je

marche sur

les

dents.

Encore une

mon

halte, en pleins

champs

cette fois

;

voisin se couche à plat ventre et respire lon-

guement,

harassé...

La descente commence. Brusquement, à nos pieds apparaît Septsarges... Une Nous

repartons...


PRÉLUDE immense clameur

s'élève

:

23

«Septsarges Septsarges !» !

de

Officiers, réservistes, soldats

chantent, hurlent de joie

tous crient,

l'active,

mon

;

voisin, le

mécani-

me crie railleur « Eh, dis donc Est-ce que j'ai toujours mon sac dans l'dos ? — J'ie ». Comme les compagnies sont en ligne sens plus cien de chez Brasier,

:

!

!

de sections par quatre,

l'ordre est venu, je

me demande

à travers

c'est

labourées une ruée folle

les terres

sans qu'on sache d'où

;

nous prenons

le

pas gymnastique

nous ne devenons pas tous

si

Heureusement, un coup de

nous

sifflet

arrête...

drapeau, la

musique sont

allés se placer

du

Mon capitaine

(i)

village...

nous

dit

:

«

;

fous...

Le

à l'entrée

Fermez

les

capotes, baissez les manches, mais ne secouez pas

votre poussière j'étais enfant,

mes

souliers

»,

et je

me

souviens que lorsque

en rentrant de promenade,

dans

je traînais

la poussière des bas-côtés

de la

route pour les rendre plus blancs et faire croire que je venais

de très

loin.

Dix minutes après, nous défilons devant le drapeau les hommes anéantis de tout à l'heure, empoignés par la musique, marchent comme à la pa:

rade, légers, souples, solides

;

le

régiment est défi-

nitivement trempé, moralement et physiquement,

mais

(1)

je

Le

renonce à dire la Umite des forces humaines.

capitaine Manoncourt, tué en août 1914.


CROIRE

24

LE JOUR DE REPOS Nous flit

lisons les journaux,

Parisiens ont déjà changé

péremptoirement sûr que

pour ça

pas

j'irai !

»

force font

me

tomber

le

con-

sentiments des

les

A la caserne on déclarait je

m'en

cogner avec

les

s'ils

l'effort

!

«Le Maroc

Que

«

trent dans riard

souvenir de

:

nous discutons

Comme

franco-allemand.

mecs de

veulent

!

»

triomphant,

f...»

— «Bien

Allemands

les

la finance se ren-

l'indifférence.

Maintenant,

le

sentiment de sa

le

On commence

à

trouver qu'ils finissent par nous em...bêter, que la plaisanterie a assez duré, qu'après tout

ils

pourraient

avoir à faire à plus forte partie qu'ils ne l'imaginent.

On

n'est pas encore très rassuré sur l'issue d'une

guerre, mais

on sent mieux sa puissance

et l'on est

calme.

LA MANŒUVRE Les manœuvres proprement dites ont commencé. Ce matin, vers 6 heures, pour la première fois, un aéroplane paraît. Il vient de Verdun. Nos yeux l'aperçoivent, soleil

levant.

volant dans la gloire radieuse du Il

monte de

l'horizon,

s'approche,

passe au-dessus de nos

têtes, rapide, sûr, et,

nous admirons. Quand

il

vont leur train

:

«

C'est

a disparu,

les

un Farman,

muets,

commentaires c'est

un Blé-


PRÉLUDE un Morane ». On discute on

riot, c'est

se passionne

;

mon mécano

m'interpelle

quoi qu'on aurait pris kilos

25

on

comme

«

Dis donc,

mon

;

poteau,

nous avait lâché quelques

s'il

» Et il ajoute « Ça bougrement content d'avoir des

de mélinite su' la

fait rien,

:

est

fiole

!

:

Pour moi, je ne puis mes yeux la vision de ce point noir trouant lumière éclatante du matin et je marche en ré-

trucs

ça avec

soi. »

chasser de la

pétant machinalement ce vers qui m'obsède J'irai

:

m'asseoir parmi les dieux dans le soleil...

L'artillerie passe

au grand trot près de nous, à

Rien ne paraît

travers champs.

fossés, ni les pentes, ni les haies

;

l'arrêter,

elle

ni les

nous dépasse,

stoppe à notre gauche, met en batterie instantané-

ment,

et

déclanche un

camarades rient de à

Tu

tir progressif

joie

;

l'un se

mon

Mes

fauchant.

penche

et

me

dit

vieux,

y a rien à faire contre la première artillerie du monde ». Là-dessus, le long corps jaune du dirigeable Le Temps paraît à l'ouest les mitrailleuses claquent, l'oreille

:

«

sais,

!

;

;

et

c'est

encore de l'inattendu pour nous autres

réservistes qui

que

les têtes

ne

les

avons pas connues... Je sens

commencent à tourner

nouveautés redoutables excitent suent par tous

les

les

;

toutes ces

hommes

;

ils

pores la confiance joyeuse

l'odeur de la poudre les grise

;

le tir s'accélère

;

;

on


CROIRE

26

commande bout

Baïonnette au canon

«

puis

»

!

«

En avant

!

».

!

»,

puis

«

De-

Nous bondissons l'arme

haute, tête baissée, en hurlant je ne sais quoi

;

nous

tombons sur une compagnie de chasseurs à pied qui, un peu ahurie, a juste le temps de mettre Les arbitres les déclarent baïonnette au canon.

«

nettoyés

La

».

claire

du rassemblement annonce

sonnerie

de la manœuvre.

la fin

MARCHE DE NUIT Rarécourt. L'alerte sonne à 9 heures i /2

du

soir

;

à 10 heures

monde est rassemblé à 10 heures i /4 nous sommes en marche. Les hommes mal éveillés vont tout

le

;

lourdement dans l'ombre épaisse des pas,

le bruit

le

;

on n'entend que

tintement des chaînettes des

gamelles et des croisières de baïonnettes

à droite,

l'éclair

blanchit l'horizon, puis s'apaise et meurt.

moins vingt nous traversons Clermont minutes

cinquante

comme

;

au

nous

arrêtons

;

dix

loin,

Verdun

des projecteurs des forts de

A

minuit

toutes les

minutes

marche reprend qui semble ne plus devoir finir. Peu à peu le sommeil m'envahit mes yeux se ferment et je marche touil

est prescrit, et notre

;

jours

;

automatiquement, à

la halte, je m'arrête, je


PRÉLUDE mets sac à je repars

;

27

terre, je m'asseois, je

reprends

le sac,

nous traversons des villages déserts

les

;

chiens hurlent à notre passage, je les entends à

peine

je

;

même

marche du

même

versons des bois et l'ombre s'y

me

ne puis voir qui

me

mieux de

pas, ou

chute en avant égale et régulière

suit

fait

;

plus dense

précède, je ne

la

nous tra;

je

pas qui

sais

j'éprouve l'impression redoutable d'être

;

entouré de milliers d'êtres qui grouillent à l'entour

que

et les

je

ne vois pas, qui marchent

membres

les

yeux

clos et

qu'une .volonté supérieure

raidis, et

conduit vers un but qu'ils ignorent puisqu'ils ne vivent qu'à demi. Je n'ai pas peur, mais je rêve que les choses se

passeront ainsi quand dans la vallée

de Josaphat nous nous réveillerons d'entre

les

morts.

Le jour paraît froid ce

matin

courbant

;

nous marchons encore.

et

un vent

chassant la poussière

les arbres,

grelottons, les

Il fait

violent souffle par rafales,

mains bleues

;

;

nous marchons

doigts sont raidis et gonflés par le froid et la

nous nos

;

marche

;

nous marchons. ...Mais tous les

yeux

se lèvent.

secoués par les rafales, avançant

monoplans paraissent. vont xrie

:

atterrir. « Ils

Ils

«

A

notre droite,

en crabe

»,

deux

viennent vers nous

L'angoisse nous prend à la gorge

sont fous

I

»

puis brusquement,

;

ils

:

on

quand

ils


CROIRE

28

passent sur nos têtes, tous, oubliant la fatigue, vrai-

ment

transfigurés par l'héroïsme qui nous domine,

empoignés jusqu'aux moelles, nous poussons une clameur immense d'admiration sances

;

notre

cri

et

de reconnais-

d'enthousiasme roule entre

les col-

bordent la route, se prolonge, s'étale et

lines qui

grandit encoie

quand Tun des

aviateurs,

un grand un che-

gars de lieutenant, passe dans nos rangs sur

val d'artillerie, nous saluant de la main, le souiire

aux

Paraphrasant sans s'en douter Guil-

lèvres.

laum.e d'Orange et son exclamation célèbre l'insolente nation

ces simples

A core

mots

»,

:

«

mon mécano Quel culor

!

ravi laisse

:

(fOh.!

tomber

»

une heure de l'après-midi nous marchons en;

nous avons

(.<

abattu

nos cinquante kilo-

»

mètres. Mais qui donc, parmi nous, oserait mainte-

nant se plaindre

?

LA RENAISSANCE MORALE

Au cantonnement de Rarécourt. un habitant dit « Tu as l'air d un Prussien avec ton

à un cycliste

casque <(

î

»

.

Machinalem.ent,

Autant Prussien que

vient l'adjudant

du

le cycli-te

Fra,nçais.

cycliste,

»

Le

répond

:

villageois pré-

qui prévient son capi-

taine, qui prévient le colonel ii). Sur-le-cham.p, la

(1)

Le

colonel Maistre, depuis général

commandant d'armée.


compagnie en carré

;

PRELUDE

29

est rassemblée, en

tenue de campagne,

baïonnette au canon

;

il

fait à

haute voix des ex-

camarades, dit q^i'on

(v'ses à SCS

que., s'il le faut, il sera le

assure tuer,

amené entre deux hommes,

le cycliste est

l'a

mal compris,

premier à se faire

— Les Parisiens écoutent impassibles.

C'est qu'ils ne sont plus les

mêmes.

Ils

arrivés, indifférents, découragés, inquiets

pleins de leurs adroits».

un

étaient ils

sont

très sûrs d'eux et très

maintenant tiès calmes,

^k

;

En

fait, je

viens d'assister

splerdicle

m.ouvement de renaissance morale.

r'a.ction

de provocations extérieures mala-

Sous

sous Taction d'inventions grandioses et

"di*oites,

du

perfectionnement du matériel de guerre, sous Tim-

un peu

piession

de

nelle et

la

a

glorieuse

»

de leur force person-

puissance de leur groupe ethnique, la

confiance leur est revenue avec la foi en eux-mêmes.

Mais ce que j'admire par-dessus tout, c'est de cette '

foi.

Dans

les

jours, je n'ai pas entendu

vade, pas r.ne menace. ^

si

le

c?Jme

heures troubles des derniers

un

cri inutile,

Mes camarades,

pas une bra-

nerveux,

si

impressionnables, disaient simplement

:

'<

ïi

y a

des bornes aux concessions qu'on ne peut dépasser. S'il

faut,

le

prêts.

Je

»

nous nous battrons. Nous sommes

crois qu'il faudrait

lemonter loin dans

notre histohe pour trouver tant de calme, de confiance,

de sang-froid dans

le

conseils unis à

un

tel


3é enthousiasme dans

CROIRE la lutte,

à une

telle soif

de vain-

Je reconnais mal Tarmée et le pays. Depuis trois mois quelque chose a changé en France. cre.


IL

LE DÉPART



LE DEPART

EMBARQUEMENT Mardi, 4 août 1914, 14 heures

La porte de

ia Villette.

d'usines, le décor

tache à peine

les

morne

Sur rhorizon

et pelé des

«

30.

plat, sali

fortifs

bosses de ses talus fripés, les

»

dé-

murs

des abattoirs, la caserne trapue d'un bastion coupé

par

le

zigzag des fossés aux escarpes brun verdâ-

tre tachés

de jaune

Le long de

et

de

gris.

la petite barrière

terrain militaire,

de bois qui clôt

le

une foule d'enfants, de femmes en

de bourgeoises entoure des jeunes hom-

cheveux

et

mes.

parlent lentement, à deux ou par groupes,

et, si

Ils

vers les soldats de demain, des regards montent,

lourds d'amour et d'angoisse

fière,

que ceux

baignent en semblent grandis et plus vSur ce trottoir,

de

la

«

zone

»,

de faubourg,

dans cette poussière misérable

dans cette laideur

la

qu'ils

clairs.

sinistre et

gouape

guerre a fait fleurir d un coup une 3


CROIRE

34 vie si intense,

si

profonde, une source d'amour

si

puissante, qu'on s'en effraye. Toute l'activité de ces gens immobiles paraît être concentrée dans les

yeux. Les enfants étonnés regardent, sans comprendre, et les petites et peut-être

filles

qui devinent

un départ

quelque chose de plus grave, s'inquiè-

tent, écoutent de toutes leurs oreilles et regardent

leurs parents, qui se regardent

comme

ne de-

s'ils

vaient plus jamais se revoir. Elles se pressent contre

eux pour qu'on ne temple

;

elles

les oublie

pas

tendent leurs bras

au coin des paupières,

et nul

l'homme

;

;

les

con-

des larmes perlent

poème

n'atteindra

jamais à la splendeur de ces mains qui se lèvent et

de ces yeux qui se voilent.

Brusquement, l'homme se décide

:

— Allons,

dit-il, il

La femme

devient un peu plus pâle

faut partir

!

;

toute sa

façade de courage se lézarde et la douleur crispe son

pauvre visage qui ne veut pas pleurer. dans ses bras et bante

;

il

la serre

Il la

d'une lente étreinte absor-

récarte, la contemple et l'étreint à nou-

veau sans souci des centaines d'êtres qui tourent et leur ressemblent

minute

si

qu'ils se sentent seuls

;

puis, d'un coup,

agents et l'entrée du glacis qu'une

on ne repasse

plus.

les

en-

parfaitement à cette

s'éloigne, sans tourner la tête, et droit, les

prend

il

marche vers fois

franchie


LE DÉPART

Le

geste irréparable est

35

fait...

Maintenant

il

se

retourne, dit encore adieu de la main, puis, à pas

avance vers

lents,

dans l'herbe et libre enfin

groupes de soldats couchés

les

femme

la

tremblante, rivée au

sol,

de souffrir tout son soûl, suit des yeux,

à travers ses larmes, son

homme

qui va vers la

mort. *

14 heures 45. suis passé

Je

à

mon

tour.

J'ai franchi la barrière,

du symbole. Je

cient

sais

d'un

mon mon cœur qu'une grande

table se dresse maintenant entre et

ne sens en

L'herbe des talus est fine et

me

mais cons-

trait,

qu'un obstacle insurmon-

lisse

passé et moi espérance.

sous

le pied, et

porte bienveillamment vers les groupes d'hom-

mes semés

sur le sol. J'erre au milieu d'eux en quête

de figures connues

voudrais parler, agir, ne pas

je

;

penser à ceux et ce que je

comme sité l'air

moi, pour les

laisse.

mêmes

D'autres cherchent

raisons et par curio-

de temps en temps, des appels se croisent dans

;

;

deux camarades

se retrouvent, s'exclament

joyeusement, et se sentent plus forts parce que réunis.

Hasard

?

Malchance

personne. J'abandonne

tends dans l'herbe,

le

ma

?

Je ne rencontre

vaine promenade, m'é-

dos contre

mon

sac, et

note


CROIRE

36

menus

ces

aux

faits,

feuilles

au crayon à

encre, sur le carnet

minces que des mains bienfaisantes

remirent au dernier

Le dernier moment...

C'était

il

y a deux

minutes qui me Je vraiment périmées... Je revois la maison,

heures...

semblent lointaines et

revis ces

le

sac qu'on

apprête, et les paquets épars dans la salle à ger, sucre, conserves,

pansements de

permanganate

man-

et philopode,

et alcool, le livret militaire, les lacets

souliers, le linge, les médailles, et

tas, les

me

moment

autour de ce

housses sur les sièges, les journaux sur les

meubles, l'enveloppe grise fermée de cinq cachets rouges qu'on brisera

si je

ne reviens pas,

dans

et,

un peu funèbre, que font les volets clos, l'odeur du camphre qui monte des tapis accueil-

Tair obscur

lants...

* *

Assez

!...

Je n'ai plus

le droit

pars... la bataille, peut-être,

Je dans

les lieux

partiens plus

où l'on va

me

de penser à

conduire... Je ne

j'en ai le sentiment

;

cela...

a déjà commencé

profond

m'ap;

j'en

ressens une belle joie calme.

Ce qui domine en moi,

c'est

une impression de

de sécurité. Je goûte l'attrait du jeu, l'enchantement du risque j'ai confiance en mon solidité et

;

corps assoupli

:

mes muscles

entraînés ne

me

tra-


LE DÉPART hiront pas

j'ai foi

;

mon

en

37

esprit qui

ne

s'est

pas

par la paix au faux visage.

laissé leurrer

Je suis très sûr de nous, de notre cause juste, et, devant ces soldats assemblés, je prends clairement

mon

conscience de

rang

le

;

humbles que noeuvres

j'ai

:

je serai

un homme dans

connus au régiment

je sais leurs goûts, leurs

;

manies

leurs

rôle

je vivrai la vie et courrai les risques

comme

je sais

;

il

et

des

aux ma-

habitudes et

faut prendre ces

grands enfants, joyeux, moqueurs, sensibles, mes frères, qui, plus

dans

la bataille.

nous est

que jamais seront proches de moi Plus nettement qu'eux, je sais où

donc toute tracée

mais leur chef par garde,

Ma

pourquoi nous marchons.

allons,

:

tâche

comme

simple soldat

l'esprit, je serai celui

eux,

qu'on

re-

qu'on suit

et

15 heures.

Comme

sont calmes et résolus

ils

simplement,

et,

dans

l'air

!

Ils

parlent

chaud, on n'entend pas

im homme

ivre,

Les

habitudes de caserne reviennent auto-

vieilles

matiquement,

et

pas un révolté, pas im hâbleur...

d'abord la plus coutumière, la

plus enracinée, l'habitude d'attendre.

On

attend

sans en parler, car on sait que l'attente est la grande

vertu militaire.


CROIRE

38

15 heures 30.

L'embarquement

est

terminé.

A

15 heures

5,

un signe, tous les hommes du talus, ramassés par une main invisible, sont allés à gauche, vers une rampe montante et descendante, où un capitaine de la garde municipale, assis sur un pliant, et deux pompiers, les ont filtrés, par paquets de quarante. Pas un heurt pas un cri. En quinze minutes, sur

;

les

douze cents mobilisés étaient

trente

à

wagons

;

on eût

l'œuvre

faciliter

dit

commune

inconnue anime tous ces vent

frais

installés

que chacun ;

dans leurs s'ingéniait

une bonne volonté

êtres, souriants

dans

le

qui se lève.

ON CHANTE 17 heures.

Depuis plus d'une heure

et demie,

nous sommes

entassés dans la longue boîte de notre wagon, et

mes camarades ne sont plus les mêmes. Que la couleur de leurs âmes change donc vite L'homme !

fier,

douloureux,

la route

devant

disparu sur trouvés.

au grand

isolé

parmi

les siens,

qui piétinait

la barrière redoutable

le talus

L'homme

a presque

au contact des camarades

re-

distrait,

calmé, égayé, étendu

du

talus a disparu à son

air sur l'herbe

tour depuis l'encaquement dans les wagons de max-


LE DÉPART chandises chauffés par

le soleil

maintenant, dans toutes s'anime

bien,

si

que

39 dès son lever

;

et

on parle, on

les voitures,

voix emplissent l'espace

les

qu'on s'y entend à peine. Les réservistes

étroit et

rassemblés en une troupe amor-

isolés d'abord, puis

phe, forment enfin des groupes égaux et précis

la vie

devient plus intense

hommes

entre les quarante

véhicule

;

ils

;

un

lien s'établit

qui montent chaque

forment un tout provisoire, échangent

des vivres, disputent pour tromper l'attente et d'instants en instants le ton des voix se hausse, et

démarre

le train

et

va vers

l'Est à l'allure d'un che-

val au pas.

Bondy, i8 heures 30. J'écoute, et parle, et m'étonne de trouver tant

de grandeur dans l'âme de ceux qui m'entourent.

Aucun

instinct bas,

aucun

désir de violence et de

cruauté ne tourmentent ces gens mécaniques

ne songent pas aux émotions, à taille,

aux

l'ivresse

à la joie de tuer

pilleries,

tous, Vidée domine.

Ils

;

de

mais,

;

ils

la ba-

chez

sentent nettement qu'ils

partent pour la guerre de la justice et de la Hberté contre la force injuste et despotique, qu'ils vont se battre pour l'avenir, et que le conflit qui éclate, terrible, rapide, sera le dernier des

tous,

ils

grands crimes

;

sentent que la guerre a été voulue, imposée

par l'Allemagne

;

chacun

la considère à part soi


CROIRE

40

comme une

injure personnelle,

m'ont cherché

;

me

voici

!

et

pense

«

:

Ils

»

Je dis à mes voisins Voyez-vous, c'est la Révolution qui continue. :

Nous

allons faire

une guerre de principes comme

y a cent vingt ans, qui coururent l'Europe pour y semer l'idée française la France, une fois de plus, va souffrir pour le monde. vieux

les

d'il

;

Et eux de répondre, déjà siasme, qui nous élève

grisés par

l'enthou-

:

Oui, on va se battre pour nos gosses, pour la

paix et la joie de milliards d'hommes à naître, pour

pays

le

et

pour

la gloire.

mourir. Tant mieux... fait

On

On va

souffrir.

La mort ne

s'en fout...

pas de mal quand on meurt dans la

l'espoir,

dans

la certitude radieuse

On va

du

dans

joie,

salut...

*

L'enthousiasme grandit en nos cœurs, profond, instinctif, irréfléchi,

presque sauvage

véritable s'empare de nous, et dans et

mes

artères bondit

;

une ivresse

mes muscles

une force joyeuse, immense.

Cent éléments divers activent cette ardeur

;

tout

du tumulte, et la suggestion réciproque des hommes, le geste des vieux garde-voies qui nous présentent les armes des femmes qui, de leurs deux bras, tendent vers

s'y

mêle

;

et la griserie des

mots

et


LE DÉPART

4t

nous leurs enfants. L'acclamation du pays nous entraîne,

comme

qu'on imagine

le

mystère de

mal,

le

rieuse, la fierté d'être élu

un

pour y participer,

l'espoir,

une

espoir sans bornes, sans raisons précises,

confiance totale en sa chance

un

pays,

La

danger

l'avenir, le

goût de l'aventure glo-

comme

désir d'obéir, de se soumettre

en

celle

aux

du

ordres.

certitude d'être dans le droit, dans la grandeur,

d'être purs de tout désir suspect

avons

la sensation

che prochaine

;

nous exalte

un beau

les

chants des

réveil,

nous

lourd passé funèbre qui, depuis

le

quarante ans, pesait sur nos épaules nos pieds, et

;

d'une délivrance, d'une revan-

est

tombé à

hommes me semblent

l'aube d'une vie splendide qui

s'ouvre.

Car maintenant Ils

chantent.

ils

chantent tous, sauf un pauvre être trop blessé

qui souffre et pleure dans un coin

pensant à ceux dont toutes les

s'éloigne.

il

consolations

du wagon en

Contre sa douleur

s'émoussent.

Les autres

chantent gravement, religieusement, sur un ton d'invocation fervente secoué par instant de sursauts de violence.

Et

je

chante avec eux l'hymne

méconnaissable, vrai chant nouveau qui empoigne

jusqu'au fond de l'être

:

«

...

Le jour de

gloire est


CROIRE

42

Contre nous, de la tyrannie, l'étendard

arrivé...

sanglant est bien les

les

le

Aux

levé...

armes, citoyens...

chant du jour. Toutes

vers qu'on

«

blaguait

»

C'est

»

phrases portent,

les

un mois plus

tôt secouent

corps d'un long frisson brûlant. Les mots de

l'autre

siècle,

hier vieux

momies séchées

mannequins

défraîchis,

et ridicules, revivent aujourd'hui

sous l'effort d'un sang jeune qui les ranime, les fouette et les lance bondissants de nos lèvres.

Dans

le soir

les belles

tout plein encore de clarté montent

strophes sereines du Chant du Départ.

Elles nous disent

ouvre

nous

la barrière le

«

La

victoire en chantant,

la liberté dirige

savons bien

du Nord au

nute, et

:

;

vos

pas...

Nous savons qu'à

!

»

vous Mais

cette mi-

Midi, la France appelle à l'aide

que nous devons mourir pour

elle.

* *

Nous chantons

tous,

même

celui qui pleurait

tout à l'heure et dont les larmes ne sont pas encore séchées. blesses,

Un

la splendeur

avec

grand souffle balaye toutes

nous courbe, nous unit, nous

du « coup

les autres, roulé

d'aile

par une

siasme, par l'héroïque

par la

»,

la joie

les

fai-

Je sens d'être emporté élève.

même vague d'enthou-

symphonie de nos chants,

communion de nos cœurs qui nous

grise.

Tout notre passé sombre. Les différences

indi-


LE DÉPART

43

viduelles de vie, de métier, de rang social fondent

à la chaleur de notre joie qui flambe, et monte droite, et

nous brûle en flambant. Nous nous sen-

tons unis, mêlés, pareils

;

douceur et j'imagine que

si

nous nous parlons avec j'avais

ici,

près de moi,

mon

plus grand ennemi, je lui pardonnerais sans

peine

le

mal

vraiment

qu'il a

?...

pu me

Mais non,

faire.

car,

Lui pardonnerais-je, dès l'abord, j'aurais

tout oublié.

Minutes uniques... Je énorme, d'une rareté la vie et la sanctifie sais

sais

que

infinie,

je vis

un

jusqu'au dernier soupir

qu'on ne ressent jamais deux

tions, et tout à coup,

une aventure

éclair qui illumine

fois

de

telles

cependant, en pleine

;

je

émo-

joie,

une

angoisse imprévue m'étreint, brève et fuyante, car j'ai

songé subitement que nos chants enthousiastes

qui passent sur les moissons annoncent aussi que la belle

linceul.

paix est morte et qu'on

l'

étend dans son



AU

BOIS DES

CHEVALIERS



AU

BOIS DES CHEVALIERS

EN RETRAITE ... Longue marche dans la poussière aveuglante. Le soleil d'août tape comme une masse sur l'immense route de Champagne rectiUgne et blanche, sans pitié. Derrière nous, le canon gronde.

Nous

allons

comme un troupeau de

tinées, front baissé, col ouvert, le

corps penché en avant, suant sous

sac,

du

fusil,

les épaules,

;

le

relevées,

poids du

des deux cents cartouches qui scient

des lourds et rudes vêtements de drap

encore trop neuf. brasé

brutes obs-

manches

Nous marchons dans un

au contact de

s'enflamment

;

la

air

em-

route brûlante, nos pieds

nos gorges sont sèches

;

les

cils

alourdis par la poussière et la sueur abattent les

paupières sur les yeux vides d'images.

Peu ou pas de traînards limite des forces, car

on ne veut pas

faiblir

;

on va jusqu'à l'extrême

on ^ait l'ennemi derrière ;

soi

;

on ne tombe qu'à demi mort.


CROIRE

4S

De temps

à autre en traversant un village nous

plongeons nos quarts dans

que

les

les

seaux d'eau fraîche

femmes nous ont apportés. Pour moi

n'ose boire; mais cette eau, que j'étends sur

visage et passe sur m.on palais brûlant,

une impression la chaleur

mes

me

délicieuse.

Peu à peu,

reconquiert

traits plus

;

que jamais,

je

mon

me donne

elle s'efface

;

la poussière encrasse

nouveau

et la soif à

m'accable... * * *

Une

voie ferrée...

Un

passage à niveau que nous

Nous tournons à gauche et débouchons sur un quai d'embarquement devant une longue file de wagons à bestiaux. On nous répartit devant chaque voiture, par groupes de quarante hommes, puis on nous laisse là. Nous attendons résignés, sans parler. Personne n'en ayant donné l'ordre, on ne traversons...

forme pas de faisceaux devant eux

et

autres, écrasés,

;

les

uns mettent sac à terre

déposent leur

fusil

sur le sac

tombent d'une masse sur

sac au dos. Ils gisent

là,

le

étendus, en plein

inertes, le fusil allongé entre leurs

genoux

;

les

quai, soleil,

et l'on

claquement de leur langue dans leur

entend

le

bouche

sèche...

Nous attendons des heures devant

les

ouvertes des wagons. Insensiblement nos

portes

membres


AU BOIS DES CHEVALIERS se délassent

l'un cherche

;

hommes commencent à bouger

les

;

celui-là fait

fusil,

bandes molletières

manœuvrer

le

et se

;

déchaus-

mécanisme de son

tandis que son voisin qui meurt de soif jure

en crachant l'eau chaude et fade que fée dans son bidon. «

;

dans sa musette un morceau de sucre

l'autre déroule ses se

49

Embarquez !»

— On

le soleil

a chauf-

On empile les Les hommes s'as-

s'installe.

sacs contre le fond de la voiture.

soient sur les huit bancs disposés en long... Appels... Sifflements...

Manœuvres.,. Le

l'ouest, incendie les

pourpre

terre vers

s'allume

d'orange

et

;

;

l'immense

le

soleil

descend vers les teinte

de

monte de

la

nuages à l'horizon,

une fraîcheur vert d'eau

ciel

vert pâle de

l'air se

;

une

étoile

fonce, bleuit, tourne

à l'outre-mer et donne à ce soir d'été une grandeur

suave et souveraine. Nous démarrons enfin, lente-

ment, avec des heurts, des à-coups, puis

le

long

convoi prend une allure régulière. Quarante corps affalés

dans l'ombre, sur

les

bancs, étendus au ha-

sard, près des portes à couUsses, sur le plancher, entre les

pieds des camarades, quarante pauvres machines

brisées par leur

marche épuisante, bercées par

le

bruit du canon, par la trépidation circulaire des roues, s'endorment d'un

sommeil sans

rêve.

*

Grincements des

freins.

Arrêt brutal. Réveils.


CROIRB

50

Les dormeurs s'étirent et se retournent. La cheur de

la nuit

pénètre dans

longuement dans

siffle

la

met d'entendre

les

dans

les

;

blés mûrs.

le cri

et

;

fraî-

le train

son appel

silence total qui per-

ronflements et

fonds des soldats et

wagon

campagne,

en soubresauts légers

finit

le

les souffles pro-

d'un grillon qui chante

Nouveau

sifflement plaintif,

allongé, qui parcourt toute la plaine, et implore

notre passage aux portes des aiguilleurs...

Le

train repart

freine,

doucement, roule

un

tantet,

grince et s'arrête encore en secouant ses

tampons... Des minutes passent qui semblent sans

du plancher on sent au dehors le vide formidable des champs très loin un coq chante et les ondes immenses de son cri reculent à l'instant pour moi les bornes de l'hofin

;

l'air froid filtre

entre les lattes

;

;

rizon invisible.

Nouveau démarrage à autre

la lueur

à pistons ralentis...

De temps

d'une lanterne de gare entre dans

notre boîte roulante par les contrevents restés ouverts et

promène sans hâte sa tramée de lumière les hautes parois noircies au

jaune et huileuse sur

;

passage des stations dont j'imagine en demi-songe les petits jardins, les puits et les tournesols, le grelot

d'une

sonnerie

électrique

éclate, s'éloigne et ferraille.

s'approche,

meurt dans

le bruit

grandit,

de notre


AU BOIS DES CHEVALIEÉS Etendu à même

plancher, secoué par la trépi-

le

dation des essieux, la tête entre

meurs

5t

pieds des dor-

les

restés assis sur leurs bancs, je songe à la

lutte des derniers jours, à la

masse

irrésistible

qui

nous presse, à sa puissance numérique et matéà sa rapidité, à sa préparation, à notre retraite

rielle,

Pourquoi ce

accablante...

vraie bataille

repli vers le sud, sans

Pourquoi ne nous dit-on rien

?

Pourquoi marchons-nous en aveugles

?

mon

n'avoir pas confiance en nous... et je cède à

tour au demi-sommeil haché que

?

Pourquoi

dorment mes

camarades... *

* *

Voilà longtemps que nous

pouvons-nous bien être

peu de jour

sommes Le

?...

éclaire notre prison et des têtes

gent de l'ombre.

«

Où qu'on

«

J'en peux plus

qu'on flent

fait

!...

»

arrêtés...

ciel blanchit...

«

est

Regarde où qu'on

«

mes

;

Où Un

émer-

Qu'est-ce

pieds gon-

est Paris-Midi

»,

et

Mikelidi penche sa longue barbe blonde par le volet

à coulisse et crie

de train à train

«

:

C'est Troyes

!

».

stopper à nos côtés.

d'artillerie vient :

«

De

Un convoi On se parle

quel corps que vous êtes les

gars ?» — Du neuvième... — Où que vous — On ?» — On vous pas «

allez

pas non

»

«

plus... »

sait

;

et

«

c'est

?... »

«

sait


CROIRE

52

Nous repartons une

encore

fois

nous roulons

;

lentement à petits tours de roues au milieu de la

Champagne monotone et puis après des heurts, des hésitations, un ralentissement progressif de pen;

nous nous arrêtons quelque part dans une

dule,

tranchée longue et haute. Le canon gronde à notre droite

dans

une heure passe,

;

le

four des wagons

cendent, sautent les sur

le

talus.

Le

fils

;

la chaleur

un à un

les

à baisser

même

heures coulent et c'est toujours la vaine.

Des hommes

tranchée et malgré

des-

des signaux et s'installent

commence

soleil

nous étouffe

hommes

grimpent

les

la

;

les

attente

de la

pente

ordres s'égayent dans la

campagne en quête de

vivres et de

tres jouent, se battent

comme

«

boire

des enfants

;

»

;

d'au-

d'autres

attendent muets, mélancoliques. Lemercier dont les

dit

yeux regardent en dedans, soupire un peu et me « Ça va mal, ça sent la pagaye » et pour la :

;

première

fois

depuis

le

départ un doute m'effleure

une inquiétude m'étreint

et

durant un instant

j'ai

peur.

LE VOYAGE

L Le Je

m'éveille...

Nous roulons depuis quatorze

heures dans notre nouveau wagon... jour.

jour.

Il

fait

grand


AU BOIS DES CHEVALIERS

53

Je décroche la musette pendue au

me

servit d'oreiller cette nuit

ma

de

;

et qui

filet

manche,

j'es-

suie la

buée dont

sit les

vitres de la vieille voiture, et, à travers les

humides,

stries

la chaleur

de nos dix corps endui-

je reconnais Saint-Cyr, ses voies

A

Lent démarrage...

champ

notre gauche un

viation, puis des petites

maisons coquettes

verdure

la

Noisy-le-Roi

;

;

Les

hommes

Toujours des

Ah

!

Long

voici la Seine...

Son eau

;

le

l'

quai.

allons-no us voir

Le suppHce de Tantale commence... vers l'horizon, proche et lointaine à la

A

Tour ment

repères mobiles,

fois, la Ville

Sacré-Cœur

Auet la

se déplacent, et, d'abord, s'écartent lente-

l'un

de l'autre

;

la voie

puis au nord-est, puis à régulière

;

le

qui va du sud au nord,

l'est,

tourne en une courbe

wagon penche presque toujours

droite, et, quoiqu'ils

vers

le

?...

droite,

s'étend sous la lumière dorée de septembre. d'elle,

On

arrêt.

repart...

bienheureuse a reflété Paris

dessus

d'a-

de la

On

flânent sur

arbres...

;

Forêt de Marly. Mareil

passe lentement... Saint-Germain. boit.

de

wagons parqués.

garages, et ses innombrables

en aient, pousse

les

à

hommes

elle.

Tous

la regardent.

Dans chaque compartiment,

dix paires d'yeux cherchent à voir par l'étroite portière.

Tous

se pressent, muets.

Pour ceux qui jamais


CROIRE

54 ne l'aperçurent,

elle fait

a Tattrait

elle

énigme éclatante

;

en ceux dont

d'une immense contint la vie,

elle

naître une émotion profonde, bienfaisante

et douloureuse à la fois.

Des Parisiens orgueil.

la

montrent aux provinciaux avec

Ernest Herbin, grisé de

sur la masse des maisons, lui crie «

Eh

!

ne songe à

!

!

»,

et

:

personne

rire.

Nous sommes

un

là,

dont

millier,

les

yeux agran-

Les yeux picards et flamands

contemplent.

dis

comme à une amie

Pantruche C'est moi Nénesse !

regard vissé

joie, le

s'étonnent et admirent les vagues innombrables des toits luisants

;

les

yeux champenois, plus

reconnaissent et s'amusent brillent,

s'émeuvent

prends bien,

toi,

et

mon

yeux parisiens Je te com-

les

;

avertis,

s'attristent...

voisin

muet dont

regard

le

s'attache âprement sur la BasiUque. J'entends le

battement de ton cœur attendri

et le souffle des

pensées haletantes qui passent derrière ton plissé...

Tu

que

vécu

de

j'ai

te dis ;

:

«

C'est là

c'est là

que

que sont

je buis

les miens...

la colline, vers les longs escahers,

toute raide, dont

les

grises, sales,

;

front

c'est là

Au

flanc

une rue monte

cocheis redoutent

sant. Elle est triste, je le sais.

le

pavé

glis-

Ses hautes baraques,

sont des boîtes où l'on vit entassés et

misérables, où l'on entend les gens soupirer d'un

étage à

l'autre...

Mais

c'est là

que je rentrais

le soir.


AU BOIS DES CHEVALIERS Les soirs d'été, quand les

le

55

jour s'atténuait un peu,

enfants jouaient devant la porte et

me

grim-

paient aux jambes dès qu'ils m'apercevaient. Et

hasard m'approche d'eux à

les frôler

;

et,

le

tandis qu'ils

mon cœur m'emporte vers la ma maison et mon bonheur passé.

l'ignorent, tout

rue

montante

»

et

Le train va vers

immense courbe,

l'est,

et la

décrivant lentement son

Tour

et la

Butte se déplaçant

à l'horizon l'une par rapport à l'autre nous don-

nent l'impression que nous dis

que

la Ville

plus longtemps et se faire

Blonde de le

sommes immobiles

tan-

tourne sur elle-même pour nous voir

soleil, elle

mieux

voir.

paraît plus précieuse de tout

risque qu'elle vient de courir. Source de vie ner-

veuse

et forte vers laquelle

semble plus belle

l'ennemi s'est rué,

elle

et plus chère d'avoir failli mourir.

Pierres baignées d'un

air

qui animez ce décor,

qui

subtil,

miniers d'êtres

attendez et

souffrez,

espérez en nous, rues, livres, choses innombrables

que

les siècles

faites nôtres,

ont imprégnées de notre esprit et

nous savons notre devoir

sommes comptables de votre salut. La ville si humaine est calme dans

et

que nous

l'air

doux du

dimanche. Sa beauté vient à nous teinte de lumière chaude.

Aux stations, le long des voies, aux barrières


cro/re

56 et sur les ponts,

une foule endimanchée mais

sonnante nous jette son merci dent, agitent

mes

découvrent

se

portière,

dans

les

;

;

et nous,

les gares,

en hâte, lançons par la

des cartes griffonnées pour

ceux que nous aimons, qui furent et

là si

près de nous,

dont maintenant chaque tour de roue nous

Le

gne...

fris-

enfants tendent

des femmes émues nous regarun mouchoir, une écharpe, des hom-

bras vers nous

les

;

soleil

descend à l'horizon;

ciel s'adoucissent,

éloi-

du un

les teintes

s'attendrissent et semblent

dernier sourire de la Ville à ceux qui vont mourir

pour

elle,

11.

Noisy-le-Sec.

Long

arrêt sur

Le

soir.

une voie de garage,

près d'un talus, au milieu de sales odeurs

;

des boîtes

de conserves brillent dans l'herbe de tout leur

fer-

blanc.

Nous décidons de dîner le

«

Chti-mi

»

on

;

oi:vre

du

fournit de l'huile, Herbin

menu

Maillard des oignons qu'on coupe

tout cela dans une gamelle

on mange, mais du bout

;

«

du

on distribue

singe

»

;

vinaigre, ;

on mêle

les

parts

;

des lèvres.

Attente nouvelle... Attendre...

Il

faut attendre

toujours et pour tout. Contrainte odieuse à laquelle

pu jusqu'ici me plier complètement. Nous sommes si peu de chose que nous ne valons même pas un ordre. On ne nous dit pas « Attendez, une

je n'ai

:


AU BOIS DES CHEVALIERS heure, deux heures autres formes

deux

jour,

;

Mais on nous

».

57

laisse là,

sans

on nous y laisserait aussi bien un Cela compte si Des hommes

jours...

!

peu...

Démarrage

Arrêt en gare de Noisy. Im-

lent...

médiatement un vol de nouvelles étranges s'abat sur nous

d'armée

:

«

Les Allemands battus... Trois corps

encerclés...

Soixante trains de prisonniers

sont annoncés et vont passer d'un instant à l'autre.

Mais nous apercevons

les

En

à l'Opéra... Tentation...

rusant pour ne pas être

vus, nous glissons vers la sortie... et

le

clairon, à la

»

tramways jaunes qui vont

même

Nous y touchons,

minute, sonne l'embar-

quement. Sifflement

et départ.

Imprécations et menaces

des soldats qui confièrent leurs bidons à des enfants qui ne reviennent pas... Jurons, appels désespérés

aux

petits qui courent de toutes leurs

le train

qui s'éloigne...

jours des talus,

Un

jambes vers

pont, puis encore et tou-

des barrières, des maisonnettes

gaiement peintes, des poteaux télégraphiques et la guirlande perpétuelle des

vont paisiblement vers

le

fils,

heureux qui

et les

repas du

soir.

Rosny. Nogent. La Marne où nous venions canoter autrefois.

Long viaduc

s'accélère... Voici la nuit.

courbe...

Notre aUure


CROIRE

58

La

III.

Elle couvre toute la campagne.

— Dans

nuit.

wagon,

le

sous la clarté fumeuse de la lampe à huile, accotés

aux

aux épaules voisines, les jambes allonemmêlées ou ramenées sous eux, les hommes

parois,

gées,

dorment d'un sommeil lourd. Quelle vision terrible que celle de ces masques

Les uns ronflent la tête haute, renversée

alignés.

contre

le

capitonnage du vieux wagon de seconde

la lumière

tombe en

;

plein sur leurs paupières closes,

sur leur front, leur nez, sur leurs pommettes qui paraissent luisantes près

bouche

;

du trou d'ombre de

la

d'autres penchent en avant leurs faces pla-

quées d'énormes taches de nuit et l'énigme de ces figures

De

aux

traits tirés

en paraît plus douloureuse...

ces dix êtres, qui

va mourir

sont marqués, qui mourra les blessés

?

Que

le

;

?

que

qui

Quels seront

seront leurs souffrances

sort est déjà réglé... Je sens fiera

De ceux

?...

premier

ne

rien

?...

Notre

le

modi-

tous efforts et précautions demeureront éga-

lement vains, car nous avons été pesés; à travers la

grille

de mes

cils

pesants,

et,

passant

mon

regard

incertain glisse sur les joues des dormeurs et guette la lueur furtive qui lui révélera les sacrifiés.

l'approche

Une

clarté rose sous

un grand

hall vide. C'est


AU BOIS DES CHEVALIERS Troyes...

dans

tre

Nous refermons la nuit.

yeux

et le train ren-

Les heures s'égrènent...

Une lueur

un jour

d'au-

triste qui pointe à travers les arbres...

Nous

fade sous un grand

tomne

les

59

ciel terne. C'est

suivons la vallée de la Marne au fond plat, frôlons le

Bassigny,

tres

de

la

Dizier

;

le

Barrois, courons les teintes roussâ-

zone du

la

fer

qui va de Joinville à Saint-

verdure jamais lasse encadre la belle

rivière qui frissonne

au vent du matin, mais

les

feuilles et l'eau, sans la lumière, sont impuissantes

à créer la joie

;

le

vert des feuilles est devenu gris

bleu d'acier de l'eau est noir et glauque,

sombre,

le

et plus

fermé que nos cœurs taciturnes. Chacun

s'isole

âme

en lui-même et descend lentement dans son

couleur du temps...

Tristesse grise qui nous enveloppe et nous éteint

comme

elle éteint les feuilles et l'eau scintillante,

tristesse insidieuse, irrésistible tristesse faite

de

la pluie

parce que sans prise,

de mille riens et de lentes douleurs

éparse dans

l'air,

:

de la belle vision d'hier,

des souvenirs d'autrefois, des fatigues de la nuit,

de l'approche du combat Tristesse calme.

siasme fou

et

Pas de

de la mort. fièvre.

comme deux mois plus

Pas d'enthou-

tôt,

mais un apai-

sement plus magnifique encore. Nous savons maintenant ce que c'est que la guerre et qu'on y voit autre chose que de belles charges et de grands ex-


60

CROIRE

Nous devinons une guerre mécanique,

ploits.

re-

doutable, monotone, et sinistre, qui nous abaisse

dans notre chair, mais doit exalter notre

Pour vaincre,

il

faut accumuler les

puissance, mais aussi, croire, se battre avec espoir pour soi-même, et songer

en œuvre sont

que

actuelle,

si

grandes que

homme comptent

vie d'un

que

esprit.

moyens de sans

foi,

mises

les forces

souffrances et la

les

autant dans la lutte

d'une fourmi dans la marche des

la vie

astres.

Et cependant au nord, Voici

le

monta champs

et

le

jour passe et nous allons droit

nous entrons dans

zone de guerre.

la

bord extrême jusqu'où

d'invasion

le flot

voici les premiers trous d'obus dans les

;

et les premières

tombes

;

pistes d'herbe foulée sortant des

voici des longues

boqueteaux

;

voici

des clôtures arrachées et des granges détruites

;

et

l'on parle et l'on s'anime.

Lentement, nous passons sur des ponts qui sau tèrent et sont à peine rétablis fils

électriques

brisés le

;

aux

;

à nos côtés des longs

emmêlés pendent à

leurs

canon, puis, après Sainte-Menehould,

mitrailleuses,

et

notre

tristesse

le

les

file

tunnel des Islettes éventré, et

qui nous précèdent, et

feux de

s'envole...

intéresse maintenant, et la longue

devant

poteaux

arrêts qui se multipUent nous entendons

les ornières fraîches

Tout

des trains les alpins

des lourds


AU BOIS DES CHEVALIERS

6l

canons allemands, et Clermont-en Argonne, carcasse noircie, et Verdun, ses tranchées, ses vallées

de clayonnages et

barrée

tombe sur

qui

le soir

Hauts-de-Meuse, noirs d'encre, tandis que

les

les

rayons

des projecteurs fendent l'espace et que la canonnade

secoue

bois retentissants.

les

l'arrivée Vers sept heures, nous débarquons Benoitevaux, petite gare de

nous faisons

ville,

le café,

la ligne

nous dinons en hâte d'une

tranche de boule Irempée dans

nous partons vers

nuit close,

Dans un long sacs de malades sacs

;

à Villers-

Verdun- Lérou-

le

quart

et

à la

l'Est.

charriot à foin, on a entassé des

des éclopés ont été hissés sur les

;

avec quelques camarades,

je

garde cette voi-

ture qui, derrière le bataillon, va au pas incertain

d'un cheval endormi à moitié. cparse dans

le ciel

immense

la lune prochaine

;

Une vague

des bandes de brume, légères

et laiteuses, flottent sur la

Meuse au

de petites vagues viennent battre

du pont ouverte et,

par

la route

in^^tant,

le ciel leur

nous

et

ras de l'eau

;

les piles écroulées

tout est calme dans la vallée largement

;

;

clarté

clouté d'étoiles annonce

sonne sous

le pied,

ferme

et dure,

quelques projecteurs balancent dans

gerbe hésitante. Le canon tonne devant

dans

les bois

à notre gauche.


--

62 _

CROîRE-

hommes marchent en

Les

peu par l'indicible beauté de

écrasés

silence,

par

l'heure,

la

un

grandeur

imprécise de leur tâche qu'ils perçoivent confusé-

ment, par l'inquiétude

et l'attrait

que font toujours

naître dans l'esprit l'annonce d'une besogne nouvelle. Qu'ils

forment un étrange assemblage

gens de l'active et réservistes, Parisiens

et

!

Jeunes

paysans,

gens de l'Aisne et de la Marne, ouvriers du i8e arrondissement, coiffeurs, tableurs, quincaillers, clercs

de notaire,

«

On va dans

ami Herbin,

les bois

!...

Faudra

pas parler, pas

Bing

I

!

»

»

!

peine ou came-

On

«

me

dit

va dans

les bois

se tenir peinard

rigoler,

solide...

à voix basse

mon

en remontant son sac d'un

le cuistot,

bref coup d'épaule...

boulot

jour

hommes de

intellectuels,

ont été fondus peu à peu en un corps

lots,

...

:

!...

Sale

pas fumer,

pas roupiller, sans ça

:

«

Bins:

!

— T'y vois pas à cinquante mètres en plein Tu

T'as rien à bouffer.

la gueule et c'est c'est qui

reçois des

marrons sur

macache pour savoir d'où que Sale boulot que j'te dis.

t' viennent...

Heureusement qu'on

est

prouver, Rigollet,

Châlnnnais subtil, et Caron,

et Coutellier,

le

mon bon

mette l'adjudant,

et

ensemble

et

1

»

Et tous d'ap-

brave camarade,

Froment,

et

et sergent sans peur, et Batier et Lorenzo, et

venier et Plubel

le gai

sergent

,

Chau-

et Auriilac postier

et Langinier, et

ThéJour-


AU BOIS DÈS CHEVALIERS naux, et Gricourt

6$

le patrouilleur, et les

Nous approchons d'un

C'est Rupt-en-

village.

Woevre. Une lanterne rouge signale secours

granges et

les

poste de

le

des sentinelles veillent aux barricades

;

d'entrée et de sortie

dans

autres que

noms.

je tutoie sans savoir leurs

;

un régiment au repos dort greniers. Nous marchons

les

toujours et Herbin qui suit son idée reprend entre ses dents

:

«

Sale boulot

!...

Demam, mon

tu m'écriras une babillarde pour

une autre pour gine

frangine...

Pas

C'est pas parce qu'elle roule

!...

j'suis

ma

ma

poteau,

poule et puis

fière,

ma

fran-

en auto et que

plombier-zingueur qu'elle m'oublie... J'te ferai connaissance quand on reviendra... Elle

faire sa

m'a envoyé un Rien à

louis,

faire

dans

t'en

aies

ou que

mais à quoi qu'ça servira

Que

les bois...

pas, c'est kif-kif...

?...

de l'argent

t'aies

Tu peux

mettre la tringle pour acheter à bouffer...

»

te

Herbin,

mon

est fini

maintenant des différences de fortune qui

séparent

les

vieux cuistot,

comme

tu dis vrai. C'en

hommes. Rien ne comptera plus dans que leur valeur propre, leur habi-

ces bois sanglants

leté, leur force, leur

courage et leur chance

vaudra plus que tous n'oublie pas

les trésors

que tu m'as

dit

;

l'amitié

du monde

un jour

:

«

tu

et je iras,

j'irai ».

La

route monte.

Le sac

s'alourdit.

A

gauche


CROIRE

64

dorment des bivouacs chevaux baisser

On entend

d'artillerie.

et relever la tête

;

des

des feux achèvent

flamme d'une bougie filtre à travers une hutte de feuillage. Nous croisons des cavaliers porteurs d'ordres, des gendarmes en patrouille, de mourir

;

la

des convois de ravitaiUement, des caissons de munitions

;

une auto aux phares puissants

fait reluire

au psussage nos boutons, nos baïonnettes

yeux

;

un

cycliste,

nous dépasse

et

ombre

muette

légère,

fond dans

la nuit

;

nos

et

et rapide

de hauts

artil-

leurs semblent dormir à cheval, drapés dans leur

ample manteau

noir.

Nous buttons par

de larges ornières ouvertes par

instant dans

les charrois inces-

sants et dont les dernières nuits sèches et froides

ont durci et gercé

de

la côte, paraît

gère aux

les lèvres

;

et,

un cortège plus

roues grinçantes

soudain, au haut lent

descend

:

Une

fourra-

la route

;

sur

la paille gisent des corps meurtris et derrière elle,

avec

effort,

s'avance une troupe de malades, d'é-

clopés, de blessés capables de marcher.

Ils

une quinzaine

un mot,

les

et passent lentement, sans

sont

vêtements déchirés, couverts de boue séchée

leur

ombre

s'allonge

bâton sur lequel

chaque pas

le

ils

devant eux

et l'extrémité

;

du

s'appuient racle et frappe à

chemin blême bleui de

lune.

*

Les bois se rapprochent

de nous.

De

toutes


AU

65

masse sombre dévalle vers

leur

parts,

BOIS DE« CHEYALIEftS

la route.

Notre bataillon prend une voie de traverse

une vaste ferme dont

et

gagne

masses confuses s'estom-

les

pent en contre-bas. C'est Amblonville, où nous couchons.

Avant

la guerre

années plus tôt

au prix

fort,

la dépense,

de culture

:

fit

Ne

;

le

on

importants de

la région.

venait s'enfouir dans ce ;

on jasa

se tut. Il était poli et aimait la

voyait souvent arpenter

petits sentiers

non portés sur

carrières, courir les

avant

regardant pas à

considéra tout d'abord avec étonnement et

coin perdu des Hauts-de-Meuse

On

Quelques

savait mettre le sol en valeur; son train

défiance l'étranger qui

dire

ici.

venir d'Allemagne un bon matériel

était l'un des plus

On

vivait

avait acheté ce grand domaine,

sans marchander.

il

il

un Allemand

il

«

la déclaration

ses machines,

son

raccourcis

;

il

laissa

promenade.

les bois, suivre les

la carte, visiter les »,

et,

peu de temps

de guerre, plantant là sa ferme,

bétail,

il

disparut...

Et depuis

que nous nous battons autour d'Amblonville nous n'usons ni des routes ni des chemins pour nous déplacer en présence de l'ennemi

seuls gens

du pays,

et

nous suivons en

par un singulier hasard ces

petits sentiers sont arrosés les

;

indienne de petits sentiers perdus connus des

file

de mitraille allemande et

arbustes qui les bordent se dressent de place en

h

5


CROIRE

66 place, squelettiques

et

par

dépouillés

blancs,

le

souffle terrible des obus de leur écorce et de leurs feuilles.

Notre section gagne une grange dont une mite

éventra

»

La

équipé.

le toit...

nuit est

uns contre

les

canon

éclate.

hommes

si

On

mar-

s'étend sur la paille, tout

froide

que nous nous tassons

les autres, grelottant.

La

«

Le bruit du Des

fusillade claque sous les bois.

transis se lèvent et font les cent pas de-

vant la grange pour essayer de se réchauffer. La tête sur le sac, je sommeille jusqu'au petit jour.

m'éveDle engourdi porte

;

;

je vais

Je

jusqu'au seuil de la

des cuisiniers allument leurs feux

;

des cor-

vées descendent au ruisseau chercher l'eau du café

des groupes se forment autour des flambées

mains glacées

;

flammes fumeuses

se tendent vers les

;

des ;

des teintes rouges fugitives passent et dansent au gré

du vent sur les faces Le jour paraît,

l'ombre...

comme

tirées qui

émergent de

très pâle, très clair, et

je regarde vers le ruisseau j'aperçois

deux

tombes et deux petites croix de bois qui se découpent nettement sur

la gelée

blanche de la prairie

(i).

EN SECONDE LIGNE Mouilly. (1)

Le

village s'étend sur le flanc

Les noms des deux morts sont

che droite de fAnterie.

la croix

;

l'un fut soldat

inscrits

au

i

nord de

au crayon sur

la

bran-

06®, l'autre au 54® d*in-


AU BOIS DES CHEVALIERS vallée criblée de trous d'obus.

Ja

A

67 gau-

droite, à

che, des bois escaladent les pentes, et

comme

le

ruisseau tourne, devant nous, derrière nous, des bois encore bouchent l'horizon.

La troupe route.

des maisons s'aligne au bord de la

Beaucoup sont

vée par

vides. Plus d'une a été cre-

lourds de l'ennemi. Les fe-

les projectiles

nêtres, les portes arrachées ont servi à chauffer la

soupe et

café et par les ouvertures béantes

le

on

voit la literie éparse à terre.

Quelques vieux sont soleil

sur

le

restés, qui se

chauffent au

pas de leur porte. Rien n'a pu

au départ, ni

les

décider

la ruine, ni le mal, ni la mort.

yeux déserts nous regardent sans nous biles, la main sur leur bâton noueux,

voir. ils

Leurs

Immo-

semblent

faire corps avec leur maison qu'ils n'ont peut-être

jamais quittée.

Je serais plus étonné de voir la

Vierge blanche de chaux relever sa robe et son

qui niche dans

manteau bleu

mur

le

et descendre

de son piédestal, que de voir ces vieux abandonner la cham.bre

l'éternel

«

où leurs pères se sont endormis de

sommeil.

Cachez- vous

!

».

Au commandement tis

bref nous nous

dans la haie qui borde

lage. Là-bas, à l'est,

au dessus de

sommes

blot-

du

vil-

la crête verte

em-

la route

au

sortir


CROIRE

68

panachée de hautes colonnes de fumée

La

ballon allemand a paru.

bout de son

fil

«

saucisse

»

semble immobile dans

noire,

un

captive au l'air,

mais^

peu à peu. Qu'un observa-

curieuse, elle se hausse

vateur nous aperçoive dans ses jumelles puissantes et

nous signale par téléphone aux batteries lourdes,

nous serons vite

Nous

«

arrosés

attendons...

sommes sous Soupe. Repos. Dans

après nous

vers les

».

Le danger

passe...

Une heure

bois.

l'après-midi nous partons

tranchées de première

ligne, l'un derrière

l'autre, en une interminable colonne. Les obus tombent à nos côtés en cassant des branches. Nos pièces tirent près de nous sans que nous puissions

Nous arrivons au front. La relève s'opère à moins de deux cents mètres de l'ennemi. La forêt est épaisse. Nous nous terrons dans la tranchée,

les voir.

étroit sillon

de quatre-vingts centimètres ouvert dans

le sol pierreux..,

l'attaque de nuit Il

est

neuf heures.

Une

nuit épaisse nous en-

toure et la lune ne paraîtra que dans une heure.

Les

cuisiniers, se glissant

nous ont apporté

que crus

le riz

et le café, le

«

se chauffant les doigts

dans

les

ténèbres

du

bois,

au

gras, les biftecks pres-

jus

»

qu'on aime à boire en

aux parois du quart.

Les


AU BOIS DES CHEVALIERS

69

sentinelles sont à leur poste, derrière les arbres.

Un homme le

sur deux veille dans la tranchée sous

couvert du toit de

Quelques corvées che-

feuilles.

minent avec précaution sans

faire

craquer

les

bran-

ches mortes.

Tout veiller ((

le

est

calme

comme

nos ennemis doivent attendre et

;

nous.

La

Essaye de dormir,

tour de

nuit sera paisible.

m'a

dit Rigollet

;

le

dont

au fond de

et je m'assieds

genoux au menton,

chée, les

au bras

veille

»

c'est

la tran-

sac au dos, le fusil

droit.

Presque aussitôt,

je m'assoupis. Voilà plus

de

vingt-quatre heures que pareille aubaine ne m'est advenue... Les délicats prétendront qu'il est inconfortable de dormir recroquevillé en

momie

péru-

\denne, qu'il est gênant de sentir les cartouchières

gonflées vous entrer dans les cuisses... mais ne les

croyez pas, car rien à la

g^iierre

ne vaut un

somme

à l'abri...

On m'a

touché

penche vers moi l'ennemi:

a

Mon

le bras.

et

me

dit

Je m'éveille. Rigollet se

en étendant

vieux, ça grouille par

Un, deux craquements frappent

mon

la

main vers

là. »

J'écoute.

oreille affinée

par la vie sylvestre. Est-ce un lièvre qui passe ou des branches qui tombent il

fait aussi noir

rien à

?

que dans un

deux mètres

:

J'essaye de voir, mais four.

On

ne distingue

nous n'avons débroussaille


CROIRE

70

devant nos tranchées que jusqu'à trente mètres plus loin, c'est la forêt et veilleur

;

je

me

réinstalle

;

le fourré.

ferme

je

et,

Je rassure le

l'œil

;

je

m'as-

soupis...

Nouvel appel.

«

Je te dis qu'ça grouille

qu'ils

préparent quelque

tends

?...

V'ià

de baïonnette,

un »

chose...

Tiens...

flingue qu'a touché

— Ah

!

mais

il

!

Sûr

T'en-

une poignée

a raison,

le

camarade

Cette fois je perçois un faible grouillement dans

l'ombre redoutable. C'est

comme un immense

vague murmure anonyme, bottes sur

ments de

le sol,

feuilles,

fait

et

de frôlements de

de frôlements de coudes, de

frôle-

de frôlements de drap, de petits

chocs d'armes, de mots étouffés, des respirations contenues, d'ordres donnés d'une voix ouatée... « Il

y a quelque

chef

chose, dis- je à RigoUet. Réveille le

».

*

«

Clac...

»

un coup de Lebel

éclate assez loin sur

notre gauche et résonne sous les arbres.

nos sentinelles a vu.

« Clac... Clac... »

détonations de Lebel toujours à gauche. silence

et

déclenche. rentrent

;

brusquement une

La gauche

terrible

est attaquée.

Une de

Nouvelles

— Un long

fusillade

se

Les sentinelles

chacun saute à son poste de combat. Le

sergent-major qui

commande

notre tranchée donne


AU BOIS DES CHEVALIERS

7I

Le

l'ordre de vérifier Tapprovisionnement.

tement du

tir et la

crépi-

lueur des salves se rapprochent

de plus en plus à gauche,

comme une rampe

de gaz

qu'on allume. La fusillade commence à droite. L'artillerie s'en

mêle. Les obus passent en rafales

au-

dessus de nos têtes et éclatent à cent mètres de

bombes

nous. Fusées,

éclairantes.

La

nuit est plus

dense que jamais. Herbin et moi nous échangeons nos impressions

mable

me

:

«

:

je lui dis sur le

Charmante

soirée, chère

cœur, j'en

tirais

la soudaineté, l'inconnu

de nuit

me

:

«

»).

Il

Penses-

? »

Jusqu'alors je n'avais pas eu peur

mon

plus ai-

le

madame

répond par cette insidieuse question

tu qu'on aura la guerre

de

ton

et,

dans

le

fond

quelque suffisance. Mais

redoutable de cette attaque

surprennent. Se battre

le jour,

même

contre un ennemi qu'on ne voit pas, est aisément

supportable

mais

;

il

faut une rare maîtrise de ses

pour attendre de sang-froid, dans

la nuit to-

un ennemi dont on ignore et la nombre et l'emplacement. Sont-ils dans

force et le

nerfs tale,

chées

peut

?

le dire

notre seul les

?

fi]

buissons

leurs tran-

— Oui — Vont-ils surgir brusquement contre

Sont-ils à vingt mètres

de ?

fer,

ou à cent

?

ou rampent-ils encore derrière

Attaquent-ils de front, de face, ou

essayeront-ils de nous tourner par la gauche

?

La

gauche tiendra-t-elle ou serons-nous pris à revers

?


CROIRE

72

— Ces questions pendant que

ensemble à

l'es-

vent d'angoisse passe sur nous

les balles sifflent

que

dain, bien

se posent toutes

Un

prit inquiet.

mon

à nos oreilles et sou-

cerv^eau soit resté très lucide et

relativement calme, bien que, froidement, je calcule l'échec presque certain de cette attaque,

mes

nerfs

mon corps vaincu, mes dents mes jambes, mon torse, mes bras, mes

trop tendus secouent claquent,

mains, mes doigts tremblent d'un long tremble-

ment

régulier

;

ma

à bout de

ma

volonté concentrée ne peut venir

carcasse rebelle,

nant de cartouches

le

et,

magasin de

en approvision-

mon

fusil,

j

'enraye

l'arme.

C'est trop bête!... Je vais

sarmé en pleine attaque

peau sans

donc

me

trouver dé-

et ces brutes

auront

ma

Le choc de ce danger suprême,

bataille!...

l'imminence du ridicule réussissent là où toute

ma

volonté tendue s'était affaissée, impuissante. Les

ondes nerveuses qui secouaient d'un coup désenraye get

;

;

mon

fusil

l'auget bondit

la cartouche Il était

dans

;

le

temps...

mand monte

mon

en trente secondes ;

corps cessent

ma main

sûre

dans

l'au-

la cartouche saute

la culasse mobile, hbérée, lance

canon, et j'épaule...

Le son rauque du clairon alleon entend des cris, des

jusqu'à nous

;

appels, des bruits de pas lourds noyés dans le déchi-


.

AU BOIS DES CHEVALIERS rement de notre feu de touches

Feu de

!...»«

à volonté

!...

»

sée

;

les

Ils sont

trois car-

Feu devant moi

!...

canons des

»

«

fusils

sont

lourd et chaud de poudre explo-

et je tire encore, pris

;

ma

de rage contre

Feu de

et je tire avec frénésie,

l'air est

;

«

huit cartouches

au jugé, sans rien voir brûlants

salve...

73

d'une sorte d'ivresse et

faiblesse de tout à l'heure...

tombés ou ont

La lune

peu

s'est éteinte.

gne

le ciel et la terre.

fui.

La

fusillade

peu à

se lève lentement et bai-

Un

silence de

mort pèse sur

Un

vent peureux agite

les feuilles blanches, argentées

ou noir d'encre. La

la forêt glacée

lente

de lumière.

clarté froide

jusqu'au

sol,

vernit les troncs humides de rosée,

glisse insensiblement

que

l'astre

Sac au

coule de branche en branche

au fond de

la

tranchée tandis

monte.

dos,_ appuyé contre le

bord de

la fosse, les

mains jointes sur la grenadière du fusil, le menton appuyé sur les mains, j'attends l'attaque prochaine. Mes yeux machinalement regardent devant eux et s'étonnent des points

hauteur de les

lumineux qui tachent à

ma poitrine l'ombre du remblai... Des bal-

ont traversé ce rempart humide, y ont creusé de

petits tunnels et la clarté lunaire orciulaire sur l'écran

sombre de

découpe leur forme la terre tassée


CROIRE

74

Mes yeux s'hypnotisent sur

Comme

coupure

la

ces taches claires.

Par quel miracle

est nette.

mon pauvre

échappé tandis que Rigollet,

ai -je

voisin, gît

tempe trouée ? Et mon esprit s'égare au gré de ces points lumineux qui l'entraînent. Les associala

s'organisent involontairement

tions d'idées

souvenirs s'accrochent

de

livres,

revenant de

je

;

me

la classe, le sac

m'attardant à forer des tunnels dans sable de la rue.

La

Mon

plumier était

ma

compact

pluie en rendant le sable

;

les

revois enfant, porteur

au dos, les tas

et

de

perforatrice.

faciUtait

mon

jeu sur les trottoirs luisants.

Mes yeux, à rôder dans

le

rêve de

ma

jeunesse,

ont oubhé la lumière coupante de cette lune de Lorraine. Je ne vois plus, mais par

doublement mes

un étrange dé-

oreilles veillent attentives.

Harassés, les voisins s'endorment debout, les mains sur

crispées

le

demi coupée par souffle d'air

dans

fusil.

L'un respire longuement

murmure un mot, un nom

l'autre

le

;

les balles

;

quelques grains de sable s'éboulent

une chaînette de gala tranchée une un genou d'arthritique craque

capote frôle la terre

;

;

;

une plainte étouffée de blessé

traîne basse et douloureuse est et

si

que

;

le silence

grand que sa vibration je

;

une branche à

craque et tombe sous un

fond de

melle tinte

;

entre temps

empht mon

m'imagine entendre ghsser

oreille

la lune sur les


AU BOIS DES CHEVALIERS Tout paraît mort après

feuilles...

75

l'effroyable va-

carme. Je tombe à l'engourdissement, au sommeil, à

quand soudain, dans ce silence écrasant un chant triomphal. Un rossignol,

l'oubli...

et glacé, éclate

au-dessus de nos têtes, lance ses gorge.

Elles

montent

à pleine

trilles

descendent, chaudes et

et

prenantes, invraisemblables en ce Heu, à cette heure.

Des hommes -yeux noyés,

comme eux

tressaillent, se dressent,

ouvrent leurs

tandis qu'ahuri

écoutent, stupides,

par cette fantastique sérénade,

puis que leur dire à voix basse

:

« Il

est fou

je

ne

».

EN SENTINELLE i^r ociobre.

Debout Voici mon heure de garde. Je sors lentement de la tranchée et rampe vers l'arbre où !

Coutellier m'attend. J'approche sans bruit.

chêne

— —

A

voix

nous parlons un instant dans l'ombre du

basse, :

Rien de neuf

Non mais ;

ils

leurs précautions,

?

travaillent toujours, car, malgré

on entend

le

choc des pioches'

sur les cailloux. J'écout*^.

t ils

Le bruit des

pics frappe

mon

oreille

:

doivent amorcer une sape.

On

a donné du

cric,

dis- je

à Coutellier,

le


CROIRE

76

mon

dans

tien est

demanderas à

quart, tu le

Moulin.

Nous nous

comme

main

serrons la

venu

je suis

;

et s'efface

il

part en rampant

dans

les feuilles et la

Je reste seul. Brève inspection circulaire... La nuit est sombre.

nuit...

Bien que

yeux

les

soient faits au guet dans l'ombre,

on voit mal. Le bois descend devant moi en pente douce.

Une

reillc...

Tiens

encore l'œil servira moins que To-

fois !

le

ont assez pour ce

bruit des pioches cesse soir...

Le

longues minutes passent.

nue a

la sentinelle

:

A nouveau,

froid...

ils

Une toux brève

en

De

et conte-

amortie, entre les phalanges d'une main

filtre,

pmdente

;

silence est complet...

allemande qui

le silence

me

fait face

règne.

Heure merveilleuse... Les sensations que j'éprouve sont d'une richesse et d'une force intraduisibles. Je ne suis qu'un « homme », donc une pauvre d'un organisme immense, qui, peut-être,

cellule

dans l'instant d'après, sera morte. viendra bientôt prendre

étendu au pied du chêne, vieux le

!

gêne,

»

ma il

dira seulement

et pensera à autre chose.

il

le

sa faction,

Un camarade s'il me voit

place, et

:

«

Pauvre

Que m.on

corps

poussera un peu de côté et continuera

comme

occurence. Mais

si

j'ai fait

je

moi-même en

pareille

ne compte pas plus qu'une

goutte d'eau dans cette mer d'hommes dent les


AU BOIS DES CHEVALIERS

77

vagues déferlent et se brisent l'une Tautre, je sens cependant de toute

humaine de

mon âme

ma tâche nocturne...

Je suis

pcâtrineque l'ennemi trouvera devant Derrière moi, comptant sur moi,

sommeillent

;

res-

grandeur sur-

la

la

première

lui s'il

avance.

mes camarades

comptant sur nous,

derrière eux,

les

troupes de seconde ligne reposent dans les bois aerrière elles,

tent

le

comptant sur

calme des granges

;

elles, les

plus loin encore, des réles nuits pré-

giments sont au repos qui veillèrent cédentes,

et,

par delà

1' «

arrière

»,

par delà la zone

ardente des armées, toute la France dort. Dans bois de la

qui garde «

grâce

»

Marche de Lorraine, le sol,

je souris, j'ai le

de

l'esprit,

par une

le

je suis la sentinelle

qui garde ses frères

spéciale,

;

réserves goû-

;

mais par une

illusion délicieuse et

dont

sentiment d'être la pointe extrême

l'avant-garde de l'antique, tenace et

féconde vie latine qui, voilà deux mille ans, pénétra les âmes et la terre pour lesquelles Pendant une heure, je vais être la première âme française que la machine à penser allemande trouvera devant elle. Derrière moi, comptant sur moi, mes élèves que j 'ai formés, mes

profondément je

me

bats...

amis qui pensent, sentent, croient, espèrent

comme

moi, et derrière eux, comptant sur nous, la foule

pensive et lointaine de tous

les

grands morts qui,

par leurs œuvres et leurs actes, pétrirent nos yeux


CRoiîœ

yB

et nos oreilles, modelèrent notre goût, notre cœur.

Un

notre esprit...

souffle de vent s'élève et passe;

ks branches s'agitent faiblement un léger froissement trouble le silence des feuilles tombent, et ;

;

minute à minute l'heure tissée

s'effeuille,

heure précieuse

de grandeur et d'orgueil, heure de

joie totale,

noble et puissante.

Des coups de feu J'entends un long

cri.

On

éclatent...

tire sur nous.

J'apprendrai en rentrant que,

par hasard, Thévenier a leçu une balle dans tre

I]

toute

le

ven-

va souffrir et crier jusqu'au jour. Je concentre

ma

force d'attention sur la zone ennemie.

Etrange contradiction. Voilà des gens dont tout

me

sépare,

nous tuent

eux

et

que et

je hais,

que

non seulement parce

je les tue,

moi, je sens un abîme moral et la masse

énorme

du

et pesante

passé.

Leur bnjtalité

leur grossièreté de parvenus prit

que

venir

que

je

me

j'ai

qu'ils

mais parce que. entre

connais

si

bien

Le sou-

font horreur.

revient de ce carnet de contrôle prussien

trouvé quand

de notre

me

foncière,

leur insolence d'es-

vieille

cette liste

j'étais

enfant dans

maison. Que de

fois j'ai

de noms calligraphiés par

le

grenier

parcouru

le feldwebel.

Je connaissais

l'âge, la classe, les enfants, la reli-

gion, la ville, le

numéro du

de tous ces

a

Otto

»

Aujourd'hui, leurs

fusil

de tous ces

«

Karl

»,

qui s'étaient installés chsz nous. fils

sont revenus plus violents


AU BOIS DES CHEVALIERS

Peut-être, parmi ceux qui sont

et plus sauvages.

terrés là-bas,

79

s'en troiive-t

qui arhevèrent tel

il

d'entre nous à coups de talon, qui brûlèrent des villes

de Belgique et de France toutes peuplées pour

moi de souvenirs aimés, qui brûlèrent où vécut

mon

Comme

je jouais enfant...

mon

où mourut

père,

dans

maison

la

grand -père, où de la lutte

l'ivresse

je les tuera.is

avec une âpre volupté... Mais à cette

minute, dans

le

calme de cette nuit d'automne,

j'ai

l'impression de les haïr moins violemment qu'au

moment de à

mon

qu'ils

leur ruée d'août. Cette idée s'impose

esprit qu'ils vivent la

supportent

les

mêmes

même

souffrances, qu'ils sont

comme

braves, que la mort les guette

chacun de nous role

du Christ

et qu'à plus

ne savent pas ce quotidienne

souffert

;

qu'ils font.

»

quoi qu'on en

finit,

visibles liens

elle

d'un s'applique

«Pardonnez-leur,

:

que moi,

vie

guette la

pa-

mon

Dieu! car

Une

vie parallèle

dise,

ils

par créer d'in-

on en veut moins à l'homme qui a

comme

vous, en

même temps que

lorsqu'on se sent plus grand et meilleur que

vous, lui...

Un bruit léger; des

feuilles s'écartent: c'est larelève;

l'heure s'achève

heure sereine et sublime, heure

;

précieuse, tissée d'orgueil et de pitié.

LA CORVÉE DE CARTOUCHES Les hommes ont

tiré

comme

des fous

:

certains


CROIRE

80

énergumènes

deux cents

brûlé

cartouches

quarts d'heure. On a téléphoné du P. C. combat engagé pour demander des munitions

en

trois

dès

le

elles

ont

;

sont arrivées

dant aux cartouches

«

:

!...

Quatre hommes

et l'adju-

»

Je rôde un temps au bord des tranchées en quête d'un sac à distribution. Recherches vames. J'en

remarque un enfin sur

comme

le

dos d'un

«

type

»

qui en use

— Prête-le— Jamais. — — Comment

d'une pèlerine-couverture.

«

aux cartouches ? Des fois !... Je te le rendrai. veux-tu que je ramène mes deux mille cartouches moi pour

aller

Tiens

promis.

On

;

prends-le

;

mais rapporte-le.

?

C'est

»

On

se rassemble.

part, Il est

demie. La lune cachée par

les

une heure

nuages

et

fait la forêt

plus dense et lugubre. L'ombre nous enveloppe

étroitement que nous voyons à peine

nos pieds foulent.

Il

monte vers

la

le

si

chemin que

Tranchée de Ga-

lonné, en pente douce, à travers la masse des arbres et

du

silence.

Soudain des balles et derrière

Dans

sifflent et passent, régulières,

nous éclate

la voix

d'une mitrailleuse.

toute sa longueur maintenant, à environ

un


AU BOIS DES CHEVALIERS mètre du

sol, la

route est balayée par des balles qui

avec une régularité machinale,

filent

Sans souci de savoir

non sur «

8l

le

chemin,

Halte-là

!...

si

elles

des

aveugle...

hommes marchent ou

passent, elles passent...

qui- vive

?...

»,

dit

une voix étouf-

« France !... io6... » On nous monte du sol. reconnaît (i). Nous repartons. Nous hâtons le pas. Nous marchons longtemps. Nous tournons à gauche... C'est la lisière du bois... On entend des

fée qui

voix basses,

le

bruit de l'air dans les naseaux d'un

cheval... Voici le

d'infanterie

parlent

;

fourgon de la section de munitions

l'adjudant et

un instant

et,

trousses, les sacs, les

le

maréchal des

dans l'obscurité,

mains

le

logis

papier des

et les figures plus claires

font des taches diffuses. *

Un homme

se charge des fusils, les autres

du

de cartouches, et nous revenons sur nos pas,

tas len-

tement, courbés sous notre lourde charge...

De

nouvelles mitrailleuses s'allument de l'autre côté

du ravin et balayent le chemin, au hasard... Que faire ?.., S'abriter ?... Mais les camarades attendent (1)

les

cartouches...

L'avemt-veille

les

répondant au

« qui-vive »

ne

!

tirez

pas

!

»

Quitter la route pour

Allemands ont des sentinelles

tenté :

«

une

surprise,

en

Relève du 106, 132,


CROIRE

8a le

bois

?...

Pour

Se hâter

gue...

Une

s'y perdre et décupler notre fati-

A

?...

quoi bon...

me

voix alors s'élève en moi et

calme ;^î^ as

été pesé...

Quelque

tu ne changeras pas ton

dit

Je ne

du

cœur...

»

fasses,

Cherche plutôt à

sort...

aux batte-

atteindre au rythme de l'âme paisible,

ments isochrones

Sois

«

:

que tu

effort

Tu

«

as été pesé...

»

sais quelle bizarre association d'idées a fait

renaître en

mon

de l'Ancien Testa-

esprit la phrase

ment, mais j'en perçois profondément redis à

moi-même

«

:

Sois calme.

leurs avancerais-je plus vite

?

le

me

Si je

sens et

Pourquoi

»

vrai la balle qui allait passer devant

me

d'ail-

hâte, je rece-

moi

si

;

je

m'attarde, je recevrai celle qui serait passée derrière «

moi et, de toute

façon, je m'épuiserai plus tôt...

Sois calme et sans crainte... Pourquoi tremblerais-

tu

?

La peur

te prendrait ta force...

toi à ignorer le

danger dans

Accoutume-

mesure où

la

n'est

il

pas souhaitable que tu agisses autrement. Le vrai soldat est celui qui s'abrite le inutile,

qui s'abrite

ment le hommes, ;

le

mieux quand

moins quand

vrai chef est celui qui et le

moins suivant

il

il

est

se doit totale-

ménage

la nécessité.

le

plus ses

Sache

attendre. Sache encore oublier à propos la guerre

où tu

vis

;

sache l'appliquer à la

«

révélation

»

de

ton âme... Quoique tu fasses, ton sang va battre un

peu plus vite durant ta promenade nocturne

et ces


AU BOIS DES CHEVALIERS

83

minutes qui s'écoulent et dont chacune

toi.

mortel, les complaisances et les illusions

souffle

s'envolent

on voit net quand on va mourir.

;

Nous sommes chée de Gérard. touches

Un Un

in-

Chaque balle qui t'effleure t'ésur toi-même et te montre ta voie, car, à son

finiment pour claire

est peut-

de ton existence sont précieuses

être la dernière

Elles

».

!...

silence

«

:

arrivés enfin

Mon

«

Mon

au bord de

»

la tran-

capitaine, voilà les car-

tombent lourdement sur capitaine

le sol.

Les cartouches

!...

!

»

grognement monte du trou sombre. Une bougie

s'allume au creux de la ghitoune qu'une main sortie de l'ombre pose à terre, la tête

s'estompe à fleur du

une

coupe net

balle

J'ai

rendu

«

la bougie...

Juron

sac à distributions

ma

de Gérard

bondissant de la nuit,

tranchée

..

»

et rires...

à son proprié-

Les sentinelles

Quelques hommes écrasés de fatigue

^eillent...

dorment

le

regagné

taire et ai

sol... et,

tassés...

Le

bois est noir, mais

du

côté de

l'ennemi, derrière la haute colline, une pâle lueur

frange l'horizon et monte imperceptiblement vers le

zénith

;

la nuit faiblit,

le ciel et la terre

grandeur, et

mais reste toujours belle;

sont d'une indicible et funèbre

mon âme, déjà

purifiée par les épreuves


CROIRE

84 de

la nuit, attendrie

par la splendeur du jour qu'elle

comme

pressent, s'ennoblit, s'élargit, et s'élève

toute la nature entrait en

si

elle.

LA TOMBE Nous venons

Sa tombe

d'enterrer Thévenier.

a été creusée un peu en arrière de la tranchée.

Un

tas de terre, la croix de bois, la signaleront quelque

temps à

la

vue des hommes

l'humble croix pourrira,

mon

pera et

le

;

puis

le sol se tassera,

pauvre ami se perdra dans

anonyme innombrable des

«

morts pour

Hier encore nous devisions dans lencieuse. C'était

un

une

lire

lui disait

que

toi

;

lettre

la

et

son

troupe

la tranchée

».

si-

un exact

petit. Il venait

de

malheureuse qui l'aimait

son angoisse et ses larmes

:

«

...Je n'ai

garde-toi pour nous qui t'attendons... Paul

embrasse son papa

et

demande quand

apporter un casque de Prussien...

Thévenier

assis sur

yeux humides de penser là...

s'estom-

la

la patrie

esprit simple et droit,

employé aimant sa femme

me

même

souvenir

:

«

viendra

lui

son sac tournait vers moi ses

Mon

vieux, ça

qu'ils souffrent

Pauvre

il

»

me

fout le cafard

parce que je ne suis pas

gosse, je ne le ferai plus jamais sauter

mes genoux, et quant à elle, elle pourra bientôt signer « Veuve Thévenier ». Mais non Mais non Tu te bourres le crâne... Je t'ai dit cent fois sur

!

!


AU BOIS DES CHEVALIERS que

nous

sommes sés, si

ensemble,

comme nous

Nous serons boueux,

amaigris, bles-

reviendrions

partis.

85

tu y tiens nos barbes hirsutes, nos longs che;

veux nous défigureront

même

sera tout de

et

mais ta femme t'embras-

;

ton gosse s'écriera en fourra-

geant dans ta tignasse, sans crainte des poux

:

«

Tiens

papa. T'étais donc dans un vrai régiment de poilus ?»

— C'est

un peu navré il

«

idiot,

et,

mais

il

a souri d'un bon sourire

comme pour me

faut que je l'amène à

achever de

Personne ne m'écrit, à moi

Humble

le

sauver,

plaindre, je lui dis

:

(i).

»

scène de tranchée, mais scène étemelle

qui, depuis des milliers d'années, s'est répétée des

millions de

fois...

Fallait-il

donc que

je

vinsse

échouer dans ces fossés boueux pour comprendre la vérité, l'inaltérable

des sentiments est

s'impose à geoise taire

beauté de l'IUade

que

telle

le

ma mémoire. La lettre

amoureuse

?

L'identité

souvenir homérique

de la pauvre bour-

qu'une traduction involon-

n'est

du discours d'Andromaque à Hector lorsqu'il les murs de la ville assiégée...

va combattre sous «

Daimonié

me

phtisei se to son menos...

revient par bribes

:

«

Garde-toi,

crains le divin Achille, crains les

(1) lettre

Le hasard mon

depuis

a

fait

»

Le texte

ô Hector et

Achéens impé-

qu'à cette date je n'ai pas encore reçu de

arrivée au front.


CROIRE

86 tueux.

Que deviendrais- je

si

tu meurs

Que devien-

?

dra ce petit enfant qui dort, une goutte de lèvres

Que

?

pour moi à

mon frère

deviendrais-]* e

la fois

et plus

mon

malheureuse

ma mère

père et

encore

»

..

Astyanax pleure

que

aux

;

vénérée, et

et je vois le geste

tor enlevant dans ses bras l'enfant la nourrice.

lait

car tu es

lui

d'Hec-

présente

et s'effraye et le héros

le console...

Ce soirquand nous eûmes l'humble héros mort

la

mon cœnr m'emporta nue dont

ment

le

vers la jeune

femme

j'avais lu la lettre douloureuse

me monta aux

tombe de

jeté sur la

dernière pelletée de terre

;

incon-

une prièie

lèvres à laquelle se mêlait obstiné-

souvenir des mères grecques: «Pourquoi es-

tu mort, toi qui étais pour moi

mère vénérée,

et

mon

frère, et

mon

père, et

plus encore

ma

?... »

LA PLUIE Pluie, boue, froid, insomnie,

ment,

faim

et soif, isole-

nos ennemis rangés par

balle, obus, voilà

ordre de valeur décroissante.

La

pluie, sournoise et lentem.ent cruelle,

che. Je la sens rôder

dans

ges traîne sur la forêt

l'air ;

on

:

appro-

sa robe grise de nua-

dirait qu'elle hésite,

cherche une place où se poser, joue avec nos craintes.

Un

grand silence

;

un

léger tintement

;

c'est, elle

qui tombe... J'entends son premier bruissement net


AU BOIS DES CHEVALIERS

Sy

sur les feuilles des arbres, sur les feuilles mortes, sur le toit

de branchages à demi séchés dont nous avons

recouvert nos tranchées... Elle tombe à petit bruit, régulière,

faussement timide, commxe versée d'une

lente inclinaison par

une main prudente... Cela ne

sera rien.

Une demi-heure cement, ni

les

plus tard.

— A petit

bruit, tena-

gouttes tombent. Elles ne sont ni plus

moins nombreuses que tout à

mais

l'heure,

le

bruit qu'elles font, en touchant terre, est moins sec, car elles

ont progressivement pénétré

les vives, amolli les feuilles

les feuil-

mortes, imbibé nos toits

de branches. Elles coulent en un long pleur

le

long

des troncs des arbres, avivent leurs couleurs, dé-

gagent

les verts et les noirs...

Après une heure.

mou

et plus large.

tôt sa

forme

tant par

;

— Maintenant La goutte

le

bruit est plus

qui tombe perd aussi-

bue à l'insque ses sœurs, peu à peu,

elle s'étale et disparaît,

le sol et les plantes,

ont mis en goût.

De temps

à autre une petite masse

d'eau ronde et brillante se détache d'une

tige,

choit

avec la lourdeur d'un plomb, et vient éclater sur

une

feuille.

Accroupis dans toit

le

fond de la tranchée, sous notre

jaune et vert, nous attendons. Les minutes

mouillées passent plus lentement

nous avons

la sensation

;

l'air est

lourd

;

de respirer avec plus de


CROIRE

88 peine

;

on

que

dirait

la forêt

gagne de volume

par un étrange enchantement, toutes

les

et que,

choses

sont en proie à une sorte de gonflement humide.

L'humidité espionne flotte dans le

l'air qu'elle

sature

;

drap de l'uniforme imprégné brin à brin lui cède

insensiblement

la

;

vapeur prépare l'attaque de

condense sous

pluie,

l'étoffe la

comme

corps, amollit les cuirs,

la

chaleur moite du elle

imprègne

la

terre.

— Nous sommes immobiles,

Après deux heures. inquiets.

Notre abri

résistera-t-il

goutte filtrant à travers sière le

de

mon

le « toit

?.

.

Une première

tombe sur

»

la vi-

képi et reste suspendue en partie sur

bord autre choc léger à l'épaule nouvelle goutte; ;

;

la capote «préparée» l'absorbe aussitôt.

redouble sous ble ; par

le bois,

Après

De

souffle et secoue les arbres

nous aspergent de gerbes rageuses.

trois heures.

la tranchée.

— Maintenant,

il

pleut dans

longs filets d'eau qui s'égrènent au

bas de leur course, des

branchages

est

presque trop

filtrent

en des points changeants

coupés... tard...

Défendons-nous...

Deux

Il

sacs de morts traî-

nent près de moi. Je m'asseois sur

l'un, j'ouvre

l'autre, je défais toutes ses courroies, l'étalé et

recouvre la tête et les épaules...

tombe

pluie

et c'est l'averse intermina-

moments le vent

ruisselants qui

La

toujours, monotone, sur les

m en

La même pluie hommes muets.


AU BOIS DES CHEVALIERS Des obus passent en dans

89

ou viennent éclater

sifflant

les arbres.

Je frissonne. Je sens comme un doigt froid sur ma chair. C'est l'eau qui pénètre. Je me croyais à 'abri tandis qu'elle ruisselait sur la toile

mais, sournoise,

elle

d'une mince courroie qui touchait à

par

du

sac,

venait se rassembler au bout

mon

dos. C'est

qu'elle a fait brèche. Capote, veste,

deux

chandails, la chemise, ont été traversés lentement,

par

traîtrise.

vaine...

Je suis vaincu

Jetons

le

:

sac inutile...

toute défense serait «

CoutelUer, Moulin,

sortons de la tranchée sans nous soucier des balles

démoHssons notre abri de rétablissons-le

feuilles

soHdement sur

Après quinze heures. glace l'eau dont nous

11

ses quatre supports...

pleut.

sommes

;

qui s'affaisse et

La

»

nuit froide

revêtus. Les étoffes

plaquent aux corps tremblants. Les dents se serrent.

Après vingt-quatre heures.

Il pleut.

La canon-

nade redouble. Je m'étends au fond de la tranchée les obus qui tombent sur ses bords éclatent dans

;

l'ombre humide et je m'amuse à suivre de l'œil l'éclaboussure visqueuse de leurs lueurs verdâtres.

Je m'endors. Il pleut. Une longue douleur à

la

jambe m'éveiUe. J'abaisse

l'eau. La tranchée Je n'est plus qu'un long fossé bourbeux « CouteUier,

la main...

suis

couché dans

:

Moulin...

Voici le jour.,. Prenons nos pelles, nos


CROIRE

90

pioches et travaillons

de notre

«

baignoire

»

».

Nous creusons au milieu

un trou profond où

l'eau vient

suivant la pente, et disparaît dans

.en

moins saturé. Nous piochons res,

dans l'eau jusqu'à mi-jambe, sous

toux rauques Après deux

le sous-sol

draguons deux heu-

et

la pluie...

Des

s'élèvent...

jours.

Il pleut.

LA BALLE 2 octobre.

Je m'ennuie. Les heures, aujourd'hui, s'attardent

en chemin. Pour occuper

mon

joue à écouter

pour

le bruit

J'allais écrire le c'est là le

de l'inaction énervante, pour

sortir

esprit,

«

«

sifflement

terme propre

quelque chose

faire

»,

je

des balles.

et

il

»

est

des balles, car enfin

entendu que

la balle

comme le cheval hennit, comme le Uon rugit, comme la chèvre bêle, comme la pie jacasse... Mais

siffle,

que

le

mot

est

pauvre Qu'il !

est pâle et

mesquin

et

rend mal l'extraordinaire richesse de la musique des balles. Je n'irai pas jusqu'à prétendre qu'il n'y

a pas deux balles qui chantent de mais les variations de distance, de de

stabilité,

tiles, les

»

de

même de

sorte,

calibre,

de direction, de groupement des projec-

variations atmosphériques, l'humidité, la

chaleur, le froid, le vent, lieu

la

vitesse,

la bataille, plaine

les variations

ou

du

«

mi-

colline, vallon, forêt,


AU BOIS DES CHEVALIERS clairière, les variations d'intensité

donnent une

qu'elles

gamme

QI

du feu sont

telles,

de sons aux combinai-

sons infinies.

La

balle part, passe et touche, et voilà cent ac-

cords différents.

Très vite, vous distinguez le son du Mannlicher du son du Lebel. La balle S part sèchement, sur un ton pointu le cri de la balle D est plus large, ;

Aux

plus grave, d'un écho plus nombreux. distances balle

dans

gnement

bruit

le

du coup de

l'air se

les

confondent

deux bruits

et le vent qui change, drit

ou renforce

Et

mais avec

;

se dissocient et s'altèrent

les sons.

;

sifflement

les

«

apparences

»

:

Claquement de nous

de la l'éloi-

emporte ou concentre, amoin-

note au hasard de l'heure

je

suivantes

courtes

fusil et le bruit

le

:

balles de Mannlicher tirées très près

bruit sec perce

du

projectile

..

le

On

tympan dirait

et

mange

le

d'un coup de

fouet lancé à toute volée par

un charretier robuste,

manieur d'une longue lanière

cinglante...

mèche du fouet blanche Tacquement tirant lier...

:

une mitrailleuse assez

coup par coup, lance son Je

crois entendre

on

«

une

lointaine,

tac-tac...

un moteur à

règle de bois qui frappe sur s'accélère et cette fois

Je vois la

assouplie, floconneuse...

table...

moud du

»

régu-

ratés,

une

Le rythme un

café dans


92

CROIRE

moulin à manivelle

;

les

grains bondissent afin

d'échapper à l'engrenage du broyeur et l'on n'a

pas pris soin de fermer le couvercle de cuivre arrondi.

Ecrasement

:

un

feu de salve éloigné une mitrail;

leuse tirant à la cadence de 400;

un

fracas dont

Des hommes vêtus d'un pantalon de velours à côtes, usé aux poches, le torse

l'écho s'allonge... flottant

nu

jettent sur les quais pavés de la Seine

et rougi,

les poutrelles d'acier et les

barres de fer qu'ils dé-

barquent des péniches. Elles tombent les autres

avec un fracas qui

Déchirement

:

les

unes sur

s'évase...

un feu de salve vient

d'être tiré

à notre gauche par la seconde section de la compagnie:

même

On

déchire des milhers de mètres de

instant

;

l'air

longe, par à coups,

Eclatement

comme

:

vibre et le

au gré des

tireurs attardés.

des petits obus au-dessus de nous

comme

au

Pourquoi ces balles éclatent -elles

au contact des arbres blés

toile,

déchirement se pro-

l'affirment

?

?

Est-ce

Sont-ce des balles explosi-"

mes

voisins

simple phénomène d'acoustique

?...

?

S'agit-il

On

d'un

a l'impres-

sion qu'il faut se garer des éclats.

Ronflement, vrombissement jectiles passe

de moteur lancé

:

un groupe de proles arbres...

Bruit

bruit métallique frôlant qui pro-

voque l'immédiate vision de l'eau.

:

à dix mètres dans

libellules volant sur


AU BOIS DES CHEVALIERS Bourdonnement bas, près

du

sol...

93

une salve ennemie passe plus

:

C'est

un passage

d'abeilles rapides

et bruyantes.

Sifflement

:

d'épaisses aiguilles à repriser percent

Les balles rasent

l'air...

Miaulement

«Djiaou... ou... ou... ou...

un ton d'abord

dulée sur

talus de la tranchée.

le

Djiaou...

«

:

».

ou...

ou...

Une longue

ou...

plainte

très aigu et qui

»

mo-

descend

en s'apaisant... en s'éloignant... Des balles bavaroises ont ricoché sur

les

troncs des arbres et chantent au

gré de leur déviation.

Bruissement

une nappe de balles lointaines pas-

:

sant de compagnie la vision

à

travers

les

feuilles

donne

immédiate de grands sapins sombres

tra-

versés par le vent...

Arrêtons

pour

le

les nerfs

jeu... :

Cette musique est mauvaise

elle est

trop éparse, trop perma-

nente, trop aiguë, mais elle a l'étrange vertu de se

presque

transposer nettes

:

instantanément

elle est riche, colorée,

imprévue

en

visions

et précieuse,

une heure.

puisqu'elle distrait

L INSOMNIE 2 octobre.

Dormir... cette joie

si

Quand rare

?

pourrai-je goûter pleinement

Aurai-je jamais imaginé, jadis.


CROIRE

^4

au cours de cile

ma

vie de civilisé, qu'il pût être

de s'étendre

de dormir paisiblement

et

Voilà.près d'un mois que je ne ni déchaussé

;

me

je

me

?

suis déshabillé,

deux

suis lavé

si diffi-

fois

:

dans une

fontaine et dans un ruisseau, près d'un cheval mort je n'ai

jamais approché d'un matelas

meillé à

deux ou

terre

ou dans

On

seule peut l'expier.

sou.

même

l'aubaine, le jour

se cache si

dans

pour dormir

et le

grand que

mort

harassé, on dort

Ici,

couché

ou

;

les arbres,

sommeil haché dont

le

midi ou

taillis,

le soir

dans

exceptionnel qu'on ait

;

on

les tran-

;

;

on dort instantanément,

automatiquement aussitôt allongé parce le droit

Dans une attaque

traints de

un quart

dans la boue on dort d'un dormeur paraît s'excuser par

une attitude craintive

mir.

la

on dort au hasard de

la nuit, à

dort sur les chemins, dans les chées,

nuits sur la

comme à la ville, affamé, on vole On dort debout, à genoux, assis,

d'heure en fraude,

accroupi et

mes autres

un crime

est parfois

un pain d'un

;

som-

la terre.

L'étrange état.

sommeil

j'ai

dans une grange, sur

trois reprises

la paille et j'ai passé toutes

;

qu'il est

ou l'occasion de dor-

récente nous avons été con-

nous coucher pour attendre qu'une accal-

mie du feu de l'adversaire nous permît de bondir à nouveau, mais après

trois

nous ronflaient déjà,

nez au

le

minutes sol,

tels

d'entre

car on dort sous


AU BOIS DES CHEVALIERS la fusillade

sous

les

comme dans le vent,

95

sous la pluie

Qu'elles sont rares ces nuits où

d'un sommeil lourd mir, sous

un

Ton peut

toit étanche, tandis

se saouler

Je voudrais dor-

et sans rêves.

que

foin épais,

Au

doux

;

et chaud.

début, l'insomnie exaspéra nos nerfs.

fûmes

douloureux,

violents,

irritables,

Maintenant,

enthousiastes.

comme débandés

sont

tombe dans du

la pluie

voudrais dormir vingt heures, inerte,

je

comme

bombes... Le silence seul réveille.

Nous

abattus,

nerfs trop tendus

les

nous glissons peu à peu

;

à une sorte d'état second qui tient du rêve, de la vie ralentie flexe,

;

nous agissons par habitude, par

par automatisme

;

ré-

la disciphne d'airain qui

nous courbe, l'obéissance passive nous deviennent aisées, car l'esprit est assoupi

peu est

comme on mène peu

actif,

vague, dont

dont les

la

;

on nous mène un

des enfants dont

le

cerveau

pensée flotte dans une brume

sensations, les paroles, les actes

n'ont trait qu'à l'organisme...

Nous ne sommes pas

des hallucinés, mais notre personnalité n'est plus entière

;

l'engourdissement du sommeil, au lieu

d'être restreint

aux heures nocturnes,

plus dilué, sur toute l'existence

;

s'est

étendu

une parcelle de

notre volonté s'éteint à chaque minute tuée par

poison lent de l'insomnie.

le


CROIRE

96

l'isolement 3 octobre.

Nous sommes séparés du monde. Nous sommes isolés dans le temps et dans l'espace. Nous menons une vie « en cercle ». La terre se borne pour nous aux bois que nous défendons, aux tranchées de première, de seconde, de troisième au village où nous cantonnons, aux chemins,

ligne,

aux

sentiers qui vont d'un point à l'autre.

de mois gère.

et

même

Qui dira

de semaine nous

si le

ou un dimanche

?

est

jour qui passe est

Au

surplus

savons et disons seulement

:

il

«

La notion

devenue étran-

un mercredi

importe peu. Nous

Voilà notre premier,

notre second jour d'avant-postes, de première,

seconde

ligne,

de repos.

de

»

Tous, plus ou moins, avons été arrachés à la vie régulière

du

civilisé.

D'un coup nous sommes passés

de l'extrême complication à l'extrême simphcité,

de l'extrême confort à l'extrême gêne, de l'extrême bien-être physique à l'extrême souffrance, de l'ex-

trême activité morale tissement de

Que de

et spirituelle à l'extrême anéan-

l'esprit.

fois n'a-t-on

pas conté l'aventure du sau-

vage transporté subitement en pleine vie parisienne

Hujon, Ouoloff, Bambara ou Thibétain réalisée

méthodiquement

et

?

:

Voici

en grand l'expérience


AU BOIS DES CHEVALIERS Des

inverse.

97

Parisiens, des bourgeois, des paysans,

des intellectuels, qui n'eurent jamais pour ainsi dire le souci de leur nourriture, de leur sommeil,

leur abri, des

du

fection

hommes

à la puissance de

travail, habitués

gent et au luxe superflu de

hommes dont beaucoup ne que les

les

gazons pelés

dimanches

brusquement

soirs

de

habitués à l'extrême per-

l'effort

l'ar-

physique, des

connaissaient des bois

et les papiers graisseux épars

de Vincennes à Boulogne, sont

ou cent mille ans en

rejetés à dix

arrière et doivent vivre

une vie d'hommes de

de pierre, mais sans posséder

l'âge

la richesse d'expérience

ni l'adaptation de l'ancêtre, ni sa force, ni ses sens. Ici, c'est

l'isolement presque absolu.

Le combat-

tant est loin de sa maison, loin de son pays. civilisée

correspond à un

de contacts entre

maximum

un isolement total. Nous més à savoir chaque matin ce qui ou dans

veille

nous

;

vie

notre vie syl-

les individus, et

vestre à

La

de relations,

étions accoutus'était

passé la

la nuit à vingt mille kilomètres

de

de Paris nous pouvions parler à nos amis de

Rome ou

de Londres, et nous ignorons maintenant

tout ce qui est hors du cadre de notre compagnie.

Dans un coin secret de la forêt primitive, à l'abri du vent, du froid, des fauves, des hommes, le préhistorique avait son foyer, sa

retrouvait chaque soir.

femme,

ses petits qu'il

Le soldat d'aujourd'hui a


CROIRE

çé perdu

les siens.

A

la longue,

il

s'habitue tant bien

que mal à cette existence vidée, mais au début de temps à autre par longues

le

la suite,

et

une douleur aux dents

ronge.

Que font-ils ? Que fait-elle ? » Et les muettes tragédies du doute se jouent un pli amer se dessine autour de certaines bouches « Que fait-elle ? » «

;

:

* * *

Les lettres sont nos seuls liens avec famille. Elles arrivent

le

pays

et la

au hasard, au bout d'une

se-

maine ou de deux mois; on les donne au bivouac: à l'arrière, le jour quand les rais de soleil traversent obliquement

la

fumée bleue des cuisines qui monte

droit entre les arbres, le soir

quand

les

flammes

rouges craquent, dansent, oscillent, filent et s'amincissent en

une fumée noire

et jaune, lisse et sinueuse.

Mais qu'elles sont rares La plupart doivent donnir !

oubliées,

Dieu

sait où, et,

pour moi,

je suis las d'es-

pérer, las d'attendre.

Coutellier a reçu

un

colis.

Je

me jette

sur les jour-

naux déchirés et froissés qui l'enveloppent. J'y lis que Péguy est mort. Je songe à notre amitié, aux heures de causerie vécues ensemble, à son j'aimais à instruire. Je vois

fils

que

brusquement s'allumer


AU BOIS DES CHEVALIERS ses

yeux

derrière son lorgnon

entends sa voix

;

9^

je vois

son front,

j'imagine ce qu'eût été notre pre*

;

mière rencontre, au retour, après

la victoire.

Et

il

est mort.

*

* *

Nous sommes non seulement

isolés

pays, de la famille, mais encore J'ignore tout de la guerre

du

du monde, du

reste de l'armée.

J'ignore l'armée à la-

quelle j'appartiens. J'ignore tout de

peu près tout de

beaucoup de

ma

mon

corps, à

ma

brigade,

division et de

régiment, de

mon

même de ma compagnie. Mon groupe c'est

mon

bataillon et

est l'escouade

par escouade que nous occupons et que nous

défendons

les

tranchées. Mais chacun de nous ne

qu'avec une dizaine, une vingtaine de

vit guère

camarades. Dans

les

gigantesques armées composées

de centaines de miUiers de soldats qui luttent dans ces bois,

l'homme

est aussi isolé

que jadis quand

marchait en bande autour d'un totem. Notre

il

iso-

lement paraît presque organisé.

On

à l'état de cellule guerrière et

l'impression d'une

j'ai

armée émiettée. Nous ne savons

nom du

général qui

nous a réduits

rien,

commande

pas

même

le

notre brigade..;

Qu'elles sont loin les armées d'autrefois où le chef

jouait

un

tel

rôle.

La nature

nouvelle de cette

guerre rend à l'individu toute sa valeur.


CROIRE

100 Isolés, laire.

nous continuons à mener notre vie circu-

Chez nos ennemis

le front, les

comme

chez nous, sur tout

régiments passent deux jours dans

les

deux jours au repos, deux jours en troisième ligne, deux jours en seconde ligne, deux tranchées,

deux jours au repos, en

jours dans les tranchées,

troisième ligne... Lorsque j'y songe, je ressens une

impression vraiment

«

infernale

».

Ces deux armées

qui se meuvent circulairement et tangentiellement

m'apparaissent

comme deux gigantesques machines

tuer, composées d'innombrables roues dentées

qui viennent régulièrement s'engrener les le

les

autres et broyer les corps. Celle dont

plus

fin, le

le

unes dans

métal sera

plus pur, celle dont on pourra

le

plus

organes usera la machine

longtemps remplacer

les

ennemie, et nous,

atomes du métal, nous nous

les

mouvement

sentons emportés par un irrésistible

dont nous n'entrevoyons pas la

fin

;

tout en mar-

chant nous détournons la tête pour suivre des yeux, entre les arbres, la longue théorie des heures pâles, lentes et voilées de crêpe

comme dans un manège, l'esprit s'endort

;

le

corps

dompté tourne

tandis qu'étourdi,

isolé,

bercé par l'éternelle attente.

l'attente «

une

Ils

nous laisseront donc crever

voix

douloureuse...

Le

ici

silence

!

»

soupire

enveloppe


AU BOIS DES CHEVALIERS

hommes

la tranchée, et les

semblent déjà

si las qu'ils

Devant eux

;

dans

la

boue sont

avec la

faire corps

terre.

pente du bois dévale vers

la

mystère hostile

affalés

lOI

le

derrière eux, c'est la foule infinie

des troncs sur lesquels les balles ricochent

au-des-

;

sus d'eux les feuilles encore nombreuses cachent le ciel

;

et tout à l'entour les buissons

denses dres-

sent leurs embuscades.

Au

fond de la tranchée brillent

balles tirées

pendant

la dernière

les douilles

attaque

;

des

des bouts

ficelle,

des morceaux de papier brun qui embal-

laient les

paquets de cartouches, des chiffons, des

de

boîtes de conserves vides gisent pêle-mêle.

morne

est

Le

silence

coupé de temps à autre par un bruit de

feuilles froissées, le craquement d'une branche

balle a fendue

boulement sur

et le

qu'une

qui se détache lentement,

l'é-

bord d'une tranchée ennemie très

proche de quelques pelletées de

terre.

Sur cette masse de m.isère plane une odeur écœurante

:

tout

s'37

mêle odeur de graillon, qui vient des :

bouthéons mal lavés, odeur de

cuir qui sort des équi-

pements, odeur de graisse qui vient des armes,

odeur de poudre, odeur de crasse, odeur de dyssenterie qui tourmente les

hommes

vingt fois par

jour et les vide jusqu'au sang, odeur de pourriture

fade qui sort des grands quartiers de

nous a Hvrés par morceaux de trente

bœuf qu'on

kilos,

à nous


CROIRE

102

qui ne pouvons pas faire de leu, odeur de chevaux crevés, odeur de feuilles vives et mortes et

humide, odeur du sang séché dont

et des

du

sol

cadavres jeunes

la terre est farcie.

Le grand menaces

:

silence qui

feu, mais, sous le bois

hommes

nous étreint

est lourd

de

Pas un coup de canon, pas un coup de de cent mille

la respiration

terrés qui se glissent, s'épient

s'enfouis-

sent travaillent bouches closes ou ne parlent qu'à

voix basse...

Cinq heures

'i

annonce Coutellier

!

;

nous ne

serons pas relevés aujourd'hui. Encore une journée pareille et la

— J'en

compagnie sera fraîche

ai

!

répond âprement Mikélidi

marre,

du fond de sa grande barbe jaune je ne tiens plus regarde mes mains qui tremblent... Ah! ils m'évacueront demain, et vivement le 18 rue Marbœui Ils attigent, les mecs du six-sept Y a pas, ;

;

I

ils

!

attigent

Ah

!

!...

le cent-six,

romaine pour jours le

il

s'y coller

même coup

!

est toujours

pour

On

bon comme

les autres... C'est

relève les antres

plus tôt, et nous on s'envoie

— Eh! c'tami, passe-mi — T'as toujours faim

du

erh'

î...

rabiot.

musette.

la

tou-

un jour


AU BOIS DES CHEVALIERS Le

IO3

silence retombe.

Langinier,

le

pour s'occuper, fignole

sergent,

son bout de tranchée, et avec trois pierres plates, se

ménage dans

le

Moulin, Garnier,

remblai une élégante meurtrière.

le « Chti-j\Ii

prostrés, attendent le fusil

Hergaland, muets,

»,

dans

Journaux,

les bras;

accroupi dans son trou essuyé ses lorgnons, les remet, les enlève, pose ses mains sur ses yeux, replace ses verres puis regarde

vant

C'est l'heure

La mais

le

mur de

terre, de-

sans un mot.

lui,

âmes vaincues désespèrent.

les

lutte contre la matière toute puissante déprime, la désillusion

d'une attente vaine achève...

N'avions-nous pas assez souffert pendant prescrits

?

Pourquoi prolonge-t-on

les jours

comme

à plaisir

notre présence dans ce bois maudit déjà gavé des corps des nôtres

Comme gris et

que

?

les arbres

la guerre

sont tristes dans ce demi-jour

nous semble vaine

!

Viendrons-

nous jamais à bout de ces réseaux de traîtres

travers de nos attaques

?

On

?

de

fer

Ferons-nous jamais taire

ces pièces formidables qui

obus

fils

qu'un ennemi fécond en ruses tend au

Nous sommes

nous

oublie...

lutter puisque tous la mort...

si

nous pilent sous leurs

peu de

Pourquoi ici

chose...

se plaindre

pourquoi

nous sommes marqués pour

N'y pensons

plus...

Ne pensons

pas.


CROIRE

104 Sauf

les

hommes

courage, écrasés d'ennui, les yeux au

ou vagues,

lis

tassés dans

dans leur misère boueuse,

terre s'isolent

la

tous

les guetteurs,

et sans

ou

sol,

clos,

attendent... * *

Un

Les heures passent... presque au

et

on

même moment,

se transmet l'ordre

Un à un

léger bruit de pas et de

à droite vers

fer -blanc s'élève

:

«

le

bout de

Défaites les bouthéons

hommes bougent

les

tranchée

la

de bouche en bouche, ».

l'un se soulève

;

;

l'autre déboucle les courroies de son sac et retire' le

«

bouteillon

comme on

)\

prononce. Coutellier

cherche son quart dans sa musette, et j'entends heurt du quart contre sa le

«

Chti-Mi

»

cuiller, et

;

grogne de satisfaction, sort son cou-

teau, l'ouvre et d'un geste large l'essuie

sur son pantalon jui ghsse à l'oreille

Mouhn,

le

des cartouches

Garnier,

;

:

doublement

Mikelidi secoue Hergaland et «

Grouille-toi, c'est la

qui

d'abord

soupe

s'attardaient,

î

»

;

se

;

quel spectacle sauvage offrent tous ces

hommes

tapis dans l'ombre de leur fosse, derrière

hâtent

les

gamelles posées à terre sur

le

bord de

la tranchée

leurs

pieds sont

et qui attendent leur pitance...

Les cuistots approchent, et

maintenant à

la

hauteur de nos yeux

porte un grand seau rempli de

riz

au

:

le

premier

gras, s'arrête


AU BOIS DES CHEVALIERS devant

plonge sa poche dans

les gamelles,

penche

se

et

IO5

donne à chacun sa part

;

le

seau,

second tient

le

une marmite pleine de « beefsteacks » demi-crus devant chaque groupe d'hommes, il la pose sur le sol, ;

y plonge

les

de viande

mains,

saisit

une poignée de morceaux

et les distribue...

comme

des cartes à

jouer; les soldats les attrapent au vol, les regardent,

retournent, lorgnent la part de leur voisin, mur-

les

murent, et

Y

plus hardis

a pas de rab' ce soir

Le «

les

riz

Chti-mi

dents et

?.

demandent

;(

C'est tout

»

poisseux est froid, la viande est dure »

qui n'a pu la couper

tire

?

3^

mord

;

le

à pleines

sur son morceau de toutes les forces

de sa rude poigne.

La

nuit est venue. Les cuistots, les

corvée sont partis vers l'arrière fini

de manger, nettoient leur

«

;

hommes de

ceux qui ont

bouteillon

»

d'un

morceau de pain qu'ils jettent, replacent la gamelle et

son couvercle et remontent leur sac

;

j'entends

dans l'ombre un heureux qui croque du chocolat

;

un

homme sur trois veille dans la tranchée et observe

la

masse confuse du

feuillage

;

les sentinelles

sont

à leur poste, en avant, derrière les arbres, et se relè-

vent d'heure en heure.

Le

froid tombe...

En

.

hâte je prends dans

mon sac


CROIRE

I06 chandail de réserve

le

et j'enlève

me

et

ma

va justement

je

me

déséquipe,

paré

«

étendus dans

ceinturon avec une

l'impression que l'ennemi

pour attaquer ces secondes

de nouveau

c'est

et moi,

j'ai

choisir

ne suis pas

je

Et

mon

rhabille et reboucle

incroyable vitesse, car

d'un coup

;

capote, j'eniile le vêtement de laine,

le

».

grand

le

Couteilier

silence.

fond de notre trou, sommes

serrés l'un contre l'autre.

A

deux

pas, Garnier, les

épaules enfouies sous un grand sac à distribution,

tremble de froid est

en sentinelle,

puis c'est le vide noir... Mikelidi

;

le «

Chti-mi

»

Moulin sont à

et

corvée de cartouches, Hergaland doit Couteilier et

que

me

je

moi parlons paisiblement

connais,

quincaillier.

me

Tu ne

sais

il

y a

mais

«La

quincaillerie

!,..

je l'aime...

La

y a

aussi la

caillerie, vois-tu,

moyenne

touche à

Depuis

mon métier On dit tou-

quincaillerie!...»

Mais

ya

la petite,

et la grosse...

La quin-

quincaillerie et quincaillerie... Il il

«

:

toujours voulu être

pas combien

comxme

est passionnant, et

jours:

dit-il, j'ai

la

veiller...

tout...

On

n'imagine pas

ce qu'il faut savoir pour être quincaillier...

jour on apprend une chose nouvelle...

A

Chaque

Paris, les

grandes maisons sont spéciaUsées, mais en province,

on doit tout tenir

;

alors le

mieux

est

de faire son

apprentissage à Paris en passant six mois dans une

grande boîte

et six

mois dans une

autre...

Après des


AU BOIS DES CHEVALIERS années, on est au point

un

;

alors

fond... Moi, vois-tu, je

sons, mais à la paix...

Une grande et coule sur

clarté.

IO7

on crée ou on achète

ne retournerai pas à Sois-

»

Un

tonnerre.

nous des bords de

éclats filent en ronflant

dans

La

terre tremble

la tranchée

;

des

coupent des

l'air,

branches, heurtent des troncs, piaulent, chantent

au gré de leur forme, de leur tance

;

des cailloux retombent

vitesse, ;

de leur

dis-

nous entendons un

pas de course et une forme sombre s'abat dans notre

par

fosse...

la rafale

Les quelques

hommes

surpris dehors

d'obus se jettent au hasard dans

le

premier abri venu... Bruits lointains de départ, sifflements,

explo-

sions, tourbillonnement des éclats et des balles se

mêlent dans

l'air

nocturne.

D'immenses lueurs

vertes nées au bord de notre tranchée montent

obliquement à travers

nous plaque contre

la

nuit,

terre. J'ai

et

leur

pelle-pioche sur

ma

croupis,

tortue avec nos sacs,

faisant

nuque. Courbés sur

vailler

le

Coutelher

capitaine qui, dès son arrivée,

quarante d'entre nous pour

ma

le sol, ac-

Garnier et moi, attendons la fin du péril et à Gérard,

souffle

mis sac au dos et

je

pense

fit

lui creuser

tra-

un

abri profond et confortable... 77, 105 fusants, gros

210 fouillent

le

bois alentour, brisent, arrachent,

crèvent les parapets esquissés, criblent les feuilles


CROIRE

I08

tombées de balles rondes

demi

...

On

Quelques instants d'accalmie...

lève lentement

on

et d'éclats brûlants, dé-

morts, les retuent et les réenterrent à

terrent les

se redresse

;

;

on secoue

la terre qui

se sou-

vous couvre

on détend son corps ankylosé,

genoux meurtris

et glacés

par la boue gluante

mais une rafale nouvelle vous rejette dans

comme une

;

ses ;

le sol

loque frissonnante au vent de la mort. * *

Les obus ne tombent plus. et glacé

de

règne

froid,

plomb,

les

seul...

masses éparses forment dans

examine son

l'approvisionnement du magasin

blement de

la tranchée, vacille

le

D'heure en heure,

petits tas sombres.

l'un d'eux se secoue, se relève, vérifie

silence formidable

hommes dorment d'un sommeil de

et leurs

boyau des

Un

Ecrasés de fatigue et racornis

un

;

fusil,

sort péni-

instant, puis, se

ghssant d'arbre en arbre, va relever une sentinelle.

Et l'aube paraît enfin, comme à regret... Voilée, monte derrière l'ennemi elle est froide, humide, sans force, et donne bien plus l'impression de la nuit qui dure que du jour qui paraît... funèbre, elle

Que nous

;

réserve cette journée nouvelle et la

vivrai-je jusqu'au soir et quel

quantième

?

?...

Quel jour sommes-nous

Depuis combien de temps souf-

frons-nous dans ce coin de terre

?

temps y souffrirons-nous encore

Et combien de ?..


AU BOIS DES CHEVALIERS Mais voici l'eau-de-vie

et le café tiède...

et

du fond de

Chacun

dans sa poche

se lève en hâte, cherche son quart

ou sa musette,

I09

tranchée toutes

la

les

figures tachées, creusées de fatigue, meurtries par le sac

les

ou

la

manche qui

yeux brûlés de

servirent d'oreiller, tous

fièvre, lourds

de sommeil, ou

pleins d'angoisse résignée, se tendent vers le por-

teur de marmite qui va leur couler un peu de chaleur dans les veines.

LES Il est

«

VOLONTAIRES

quatre heures.

La

))

nuit semble proche, qui

paraît à vrai dire n'avoir jamais complètement dis-

paru pendant cette journée terrés dans

sillonnent

la tranchée,

Entie notre extrême-droite occupé par

la

et les balles

pas.

et le

premier boyau

seconde compagnie s'ouvre un vide

d'environ quatre cents mètres crit

obus

car les

Nous ne parlons

l'air.

Nous sommes

sinistre.

;

le

à notre section d'envoyer trois

capitaine pres-

hommes

à cent

cinquante, deux cents et trois cents mètres à droite

pour amorcer un retranchement. «

Qui veut marcher

chef,

?

en nous apportant

répond.

Aucun

là, le fusil

»

demande Journaux, l'ordre...

des cinquante

le

Personne ne

hommes

assemblés

à la main, accroupis dans l'abri relatif de


CROIRE

ÎÏO

leur trou, n'éprouve le besoin d'aller s'exposer au dehors.,.

faux de dire

Il serait

qu'ils

ont peur

;

ments sont infiniment plus complexes

Tout d'abord

gues...

ont été ont

si

si

peu,

mal mangé

si

et fourni

que leurs muscles sont amollis,

nerfs inertes

;

une immense torpeur

en ont marre

de

et plus va-

leurs souffrances physiques

cruelles depuis des jours et des nuits,

si

peu dormi,

tel effort,

«

leurs senti-

»

;

ils

sont

«

crevés

»

ils

un

et leurs

les écrase.... Ils ;

l'attente vaine

grandi leur dégoût. Et puis, c'est

la relève a

bientôt l'heure de la soupe et des distributions

une corvée de «

la section, et

l'outil

la

est partie à l'eau avecT tous les

»

nuit

si

les autres,

gers, sans

personne ne veut risquer de perdr^'

précieux. Joignez à cela l'angoisse

approche,

qui

la

de se trouver seul, exposé à tous

les

dan-

pouvoir compter sur une aide rapide

irai-je,

ma

camarades

?

joignez-y encore

justice qui

vous pousse à déclarer

»

:

«

moi, plutôt qu'un autre

mes membres,

mon

de

d'abandonner

crainte

joignez-y l'égoïsme qui vous fait dire

pourquoi

?

Ma santé,

vie ne valent-ils pas ceux des

tour de marcher

et tenace instinct

N'y va pas

!

;

Après tout,

de

!

»

le

sentiment de la :

«

Ce n'est pas

joignez-y enfin l'obscur

la vie, toujours présent, tou-

jours puissant, qui vous souffle tout bas à l'oreille «

;

bidons

Reste

ici

!

Tu

:

vas risquer ta peau


AU BOIS DÈS CHEVALIERS pour

rien,

sans raison...

un peu avant de peut-être...

Tous toit

de

les

Au moins

te décider

la bête l'emporte

ques lèvres,

«

dit

;

dans l'ombre du

se regardent

Quoiqu'ils en aient, l'inquiétude

trouble la plupart des visages

reflet

;

chez d'aucuns la

;

on voit de mauvais

sur

un ou deux

plis

à quel-

dans certaines

des lueurs bizarres

fronts passe presque

un

de haine...

Allons

!

Dépêchons-nous

violemment Journaux,

si

Trois volontaires

!

Brusquement, j'empoigne

!

personne ne demande

à marcher, je vais désigner d'office

je

attends encore

un autre va ma-rcher

;

»

hommes

feuilles...

prunelles

Itî

mon

!...

sac,

»

mon

fusil et

saute hors de la tranchée... Encore quelques

secondes d'hésitation pendant lesquelles sac au dos, puis

lontairement

deux camarades me

les

je

mets

suivent... Invo-

autres respirent plus librement,

mais beaucoup sont gênés

et j'en

devine qui vou-

draient maintenant partir.

Nous longeons

la tranchée.

Journaux nous'

dis-

tribue trois sacs à remplir de terre qui pourront

nous abriter un peu, puis nous l'un après l'autre, à

filons vers la droite,

une minute

bés, rapides, bondissant

d'intervalle, cour-

de tronc en tronc.


CROIRE

IÎ2 Parti

le

premier, je vais

un gros

derrière

mence à

gratter avec

le

plus loin

m'allonge sur

arbre,

ma

ments de shrapnels assez

Quelques

Des

siffle-

proches... Je garde sac

moins commode mais plus prudent...

dos, c'est

JouiTiaux nous a dit

que vous

croient

com-

petite pelle-pioche...

balles passent, tirées trop haut...

au

m'arrête

je

;

le sol et

:

êtes

du bruit pour

Faites

«

beaucoup

qu'ils

à travailler

»,

Le

heurt de nos pioches sur les cailloux résonne dans le bois, et je

m'amuse un Le

allons être «arrosés». je

instant à ce jeu, sans réflé-

que nous signalons

chir

ainsi sol est

notre présence et

rempH de

pierres

ne trouve pas assez de terre pour remplir

sac

m'agenouille

je

;

commode vite

;

je fais plus

;

je

de bruit que de besogne ;

la nuit

des balles sifflent

loin sur

manie de mon mieux

l'in-

pelle-pioche, mais le trou n'avance pas

se couvre de sueur

dense

;

;

mon

ma

;

;

mon front

tombe de plus en plus

j'entends toujours, assez

gauche, là où sont m^es camarades,

martellement

clair

du

le

fer sur les cailloux.

* *

Soudain, je m'a\4se que je suis seul, que la tranchée

la. section est

à

l'abri,

j'ai

que

quitté

je n'ai

plus de bidon, que là-bas on apporte la soupe et des lettres,

que

la nuit arrive,

que

je travaille

pendant


AU que

les

BOIS DES CHEVALIERS

IÎ3

autres se reposent, que je risque... et je

me

demande

:

«

Pourquoi es-tu parti

Sifflement bref...

? »

Craquement déchirant

;

un per-

cutant éclate dans l'arbre au pied duquel je creuse.

Les éclats tombent en pluie alentour, branches, broient les

hachent

émiettent

feuilles,

les

le sol, l'un

d'eux m'érafle la tempe droite et vient se ficher

en terre contre

il

mon genou

ramasse pour

le

est si

chaud

Pourquoi

le

qu'il

:

«

Un souvenir ma musette,

!...

mettre dans

me

suis-je parti

brûle ?

le pouce...

Pourquoi

tranchée à l'appel de Journaux

mis sac au dos,

Le

sais-je

ton devoir parce que

ai-je pris

ma

Non

? »

j'ai

pas...

?

mon

me

disait:

Parce que

c'était

ai-je

fusil «

?

C'est

chic

»,

voulu donner l'exemple aux autres

?

Je ne crois pas y avoir songé...

amour du

ai-je quitté la

Pourquoi

pelle et

Parce qu'une voix

?...

» Je mais

Par

«

curiosité,

par jeu peut-être ? Je ne le Je suis sorti mécaniquement, sans réflexion aucune, parce que j 'étais attiré au dehors,

pense

risque,

pas...

comme

le fer

sorte

et tandis que je creuse

;

va à l'aimant, parce

qu'il fallait

mon

que

je

trou tant bien

que mal, arrêté à chaque coup de pioche par les pierres et les racines, tandis que je trie consciencieusement un peu de terre meuble et la jette dans

mon

sac de toile, tandis que je lance les cailloux

aussi loin

que possible pour éviter

leurs éclats en


cas de chute d'un projectile, je «

^

CRôikÊ

ÎI4

Je ne

un

suis...

pas pourquoi

sais

volontaire.

me

à moi-même

dis

venu

je suis

ici,

:

et je

»

LA RELÈVE

On nous

relève enfin... Les

hommes du

soixante-

septième viennent s'ahgner derrière la tranchée sans

mot

place

;

dire

les

nous en sortons

;

;

prennent notre

ils

commandants de compagnies vont

semble reconnaître

le secteur, les

en-

gradés font la re-

lève des sentinelles et se passent les consignes particulières.

Journaux commande à voix basse « L'arme.^, à «Par la gauche en avant par î... » Puis :

la bretelle un...

Marche

mière

ligne,

:

î

Nous longeons un

»

nous atteignons

deuxième compagnie... L'une les

les

d'elles

obus du dernier bombardement

l'occupait a été ensevelie

gager

;

;

instant la pre-

tranchées de la

;

a disparu sous l'escouade qui

on a creusé pour

la dé-

on a sauvé un certain nombre d'hommes,

mais dix sont restés dans cette terre éventrée...

Pendant vingt heures nés à fouiller

les

camarades se sont achar-

entonnoirs mais

trace des disparus.

donné

les

leur tâche

;

Le

ils

n'ont pas trouvé

soir, désespérés, ils

la terre

ont aban-

gardera son secret, et


AU BOIS DES CHEVALIERS drame de

rien ne rappellera le

écriteau cloué sur

l'autre nuit

un tronc d'arbre REPOSENT

ICI

115

que cet

:

:

UN SERGENT DEUX CAPORAUX ET SEPT SOLDATS FRANÇAIS. * * *

Nous obliquons à

droite,

vers l'arrière

;

nous

traversons la deuxième, puis la troisième ligne, à la file

indienne, a travers bois. Ce serait folie que de

suivre les chemins battus d'obus et balayés par les mitrailleuses

notre colonne s'engage dans un petit

;

sentier presque invisibk sous le couvert et précisé

en

l'air

par un

s'accélère ec

:

nous glissons dans

La chaleur nous épuise

;

les

ma

De temps

la terre grasse.

corps affaiblis par l'excès de souf-

mous

long des os et

debout par

pente

gonflée d'humidité nous pénètre et

frances semblent le

télépl ionique. Bientôt la

fil

sentier dévale vers le fond d'une cuve

le

j'ai

;

les

muscles énervés pendent

l'impression d'être maintenu

capote que

la

boue

en temps, une halte.

lonne ralentit sa marche, car le

long de l'autre versant.

le

lond du vallon

:

la

elle

raidit

La

grimpe maintenant

Nous-mêmes atteignons

pente s'atténue

clairière s'ouvre entre les

en séchant.

tête de la co^

;

une petite

deux collines devant nous ;


CROIRE

Il6 le sentier se relève,

monte

raide et tout droit sous

semble une longue

les arbres, et

mouvante, de képis, de sacs

et

ligne, noire, bleue,

et

de capotes.

Allons-y à notre tour... Devant moi, m'entraînant car je ne quitte pas son ceinturon des yeux, monte Giesecke, soldat de l'active, l'un des rares «jeunes»

de

la

compagnie qui partirent de Châlons

vendredi de

juillet et

un peu voûté,

va de son

il

même

dernier

pas allongé et

j'imagine sa figure douce, fine, blonde, les os

le

sont encore debout. Grand,

maigre que

si

pointent sous la peau, et ses yeux qui, perdus

au fond de de travers

regardent sans voir.

ses orbites creuses,

Un obus lui a pris son képi et

;

son bonnet de police posé

transformé en casquette

coiffure sauvage

sur ses épaules

;

;

lui fait

une

son sac presque vide se balance

à de longs intervalles

cement, tristement,

comme

doit bientôt mourir. Je n'ai

plus simplement persuadé

il

parle dou-

quelqu'un qui

sait qu'il

vu personne qui

qu'il

ne sortira pas

soit vi-

vant de l'aventure, qui fasse moins d'efforts pour se soustraire

au

péril, et

qui dure néanmoins au-

tant.

Les plus

affaiblis s'arrêtent

eux, toute la «

poses

».

file

souvent

et,

derrière

des grimpeurs disloquée par les

La colonne

se tronçonne...

Brusquement, nous débouchons en palier sur un

chemin

forestier.

A la même seconde une détonation


AU BOIS DES CHEVALIERS formidable éclate à nos

cachée sous

terie

nous que

côtés... Effroi bref.

de

les arbres vient

hommes

les

II7

ont pris

Une

bat-

tirer si près

de

coups de départ

les

pour des explosions d'obus ennemis.

On

marche, tantôt sous

bois, tantôt le long des

Partout des cadavres de chevaux déga-

lisières...

gent une odeur

Nous sommes quinze,

infecte...

groupés autour du chef, et tout

régiment doit

le

On avance

cheminer ainsi par petits groupes. tâtonnant dans l'ombre qui grandit

et

;

en

par miracle

tous se retrouvent, les rangs se reforment, escouades,

compagnies se ressoudent,

sections,

et le

régiment

s'engage sur une route labourée d'ornières énormes...

On

trébuche, on grogne, on souffre...

possible, dit

depuis

le

une voix, qu'on ne

temps qu'on marche...

sortent à droite de la nuit. est

On avance

»

!...

!...

pas.

Cette

C'est

force est

fois...

un

«

plus

n'est pas encore le gîte...

mur

«

on y

cimetière...

Tiens

«

est

On !

C'est pas

pas à Rupt

Des maisons

»

Ca y

vite...

!...

On y

passe...

voilà

Ce

un grand

On hâte Des hommes dont arrive...

»

le

la

sans limite coltinent de lourds fagots

trouvés en traversant les bois.

forment équipe

;

fusils et l'autre les ils

soit

A

deux ou

trois ils

alternativement l'un porte

fardeaux

;

les

tenaces, infatigables,

vont...

La

route, décharnée par l'eau, oppose à notre


CROIRE

Il8

avance ses cailloux

et ses trous

nous vacillons à chaque heurt

;

le

pied tourne

le

;

poids du sac nous

entraîne et nous tomberions sans l'appui des voisins.

*

*

Nous marchons sans trêve maintenant

;

aller vers la vallée

le

chemin semble

de la Meuse et la

route de Villers à Rupt. Les pieds font mal

du

courroies

sac coupent les épaules...

mures

s'élèvent...

longue

?...

«

Pourquoi l'étape

Ils se sont trompés... Ils

Hre leur carte

!...

»

chissantes, semble,

d'ombres qui

La

;

est-elle

la

nuit,

si

ne savent pas

colonne, sur ses jambes

dans

les

Des mur-

flé-

une procession

vacillent.

Nous marchons

toujours.

Un

à un

les

hommes

tombent. Je sens moi-même

peu

ma

force de résistance

mon

s'amollir, et, inversement,

fusil,

peu à

mon

sac,

mes deux cents cartouches et mes souliers s'appesantir. Mes mains gonflent, autour de mes veines dilatées mes yeux éblouis se troublent mes oreilles ;

;

mon sang passe violemment par bonds saccadés aux creux des aisselles et dans mon cou tendu en avant mes tempes battent mon cœur accélère son jeu; l'air me manque; je respire de plus en plus court; une sueur fiévreuse couvre mon corps; et mes tintent ;

;

;


AU mains,

crispées

pour dégager Il pleut...

le

BOIS DES CHEVALIERS

au col de

mon

JJÇ

chandail, le tirent

cou.

Cette pluie tamisée nous achève. Parmi

ceux qui avaient résisté jusque-là, beaucoup se détachent des unités et s'égrènent. Dès qu'un a perdu

le

groupe avec lequel

il

se ralentit et sa force décroît

;

il

n'avance qu'à peine;

ses pieds se traînent, raclent la route, et

sur

le

homme

cheminait, sa marche

il

s'écroule

bas-côté.

CouteUier, Mikehdi, le

«

Chti-mi

»,

Hergaland

et

moi, allons de compagnie sans jamais nous quitter.

Quand

l'un se sent trop las,

il

prévient les autres

on

s'arrête.

Tous

on

se laisse

tomber dans l'herbe du

sans déboucler

au bras

;

les

cinq cents mètres en

sac

le

;

vers l'ombre

du

ciel,

fossé, sur le dos,

on demeure étendu,

on respire longuement,

;

moyenne

la

le fusil

face tournée

sous la pluie dont les mille

crins piquent la peau.

LE REPOS I.

en un coin de grange presque

J'écris ces lignes tiède, assis

dans

Réveil.

le foin

je viens

:

de dormir huit

heures et n'y puis croire.

Hier

soir,

vers neuf heures et demie, nous

enfin entrés dans

cantonnement de

Rupt

la

;

sommes

nous avons cherché

compagnie

;

le

le

hasard nous y a


CROIRE

120

^conduits, et nos pieds meurtris par les démarrages successifs

nous ont portés jusqu'à cette grange,

Tant bien que mal nous grim-

gîte de l'escouade.

pâmes

l'échelle.

Sans manger, sans

même

dénouer

nos bandes molletières, nous nous jetâmes dans foin, et, dès

mon

sur

J'ai

sac, le corps

dormi d'un

heures... je

la

avant dix heures, déséquipé,

dormi

au

et

sec, je

dormais.

jusqu'au matin, jusqu'à six

trait

m'en étonne encore.

canonnade qui

J'ai

au chaud

le

la tête

J'ai

trembler

faisait

comme une

dormi malgré

les tuiles

du

toit.

masse, sans pensée, sans

souci de corvée, de faction ou d'attaque

anéanti durant ces heures, qu'elles

me

;

j'étais si

paraissent

former un bloc de néant. Cette nuit ne comptera

ma vie,

pour rien dans

mais

elle

d'un prix inestimable, puisque saoul, sous

de

un

toit,

la pluie, loin

Une

voix

de

me paraît au réveil dormi tout mon

j'ai

au chaud, à la terre

joyeuse

l'abri

du vent

et

humide.

m'appelle...

J'avance jus-

qu'au haut de l'échelle et vois à l'entrée de la grange, rajeunis et brillants de bien-être, les camarades, le

quart en main, groupés autour d'un seau de

toile

d'où monte dans la vapeur l'odeur du café brûlant.

IL Indépendance. Je sens la main toute puissante fermée sur moi depuis une semaine s'entr'ouvrir

;

ses doigts irrésis-


AU BOIS DES CHEVALIERS tibles s'écartent s

elle s'élève, et

;

121

sa grande

ombre

'évanouit dans la lumière de ce matin d'autom.ne.

La volonté suprême qui a pris possession de mon corps, et le commande par l'entremise des chefs,

me permet de disposer de moi pour un temps. Mon corps va donc m'appartenir un peu aujourd'hui.

Quand

au rapport

j'aurai assisté

être à la théorie, je serai libre d'aller

semblera dans pourrai,

s'il

les

me

peut-

me

du cantonnement

limites

plaît,

et

où bon

demeurer dans

;

la grange,

je

ou

rôder de maison en maison en quête de vivres. J'ai

bien une tâche à rempUr

:

il

mon pamon fusil,

faudra refaire

quetage, démonter, nettoyer, graisser

mes

vête-

ments, mais je ferai tout cela à peu près à

mon

mes

graisser

heure,

souliers, brosser

mes

cuirs et

sans hâte, sans ordres, dans une illusion

d'indépendance. «

me

Mon

corps, durant ce jour,

va

être à

moi

».

Je

répète cette phrase pour m'en bien persuader et

goûter toute la joie qu'elle contient. Je vais pouvoir vivre ce jour commue j'ai dormi cette nuit,

presque

Ma propre volonté, déchue de tout mon être physique, va jouer à nouveau

libre.

pouvoir sur

encore qu'elle s'ankylose à la longue sous traintes répétées.

sur

un ordre

;

je

venir au gré de

les

con-

Je pourrai agir autrement que pourrai

ma

me

lever, m'asseoir, aller,

fantaisie

;

je

ne serai pas

lié


CROIRE

122

obligatoirement à un groupe d'hommes

à cette part de

moi-même que

je

et je souris

;

retrouve une

fois

encore, en revenant de la bataille. III. Reprise.

Comme

Illusion!...

le capitaine, Il

on

t'a vite chassée!... Gérard,

a voulu t'arracher de notre

nous a réunis dans

la rue,

devant

les

esprit.

basses mai-

sons lorraines, entre une charrue et un tas de fumier. Furieux,

il

roulait de gros

yeux aux deux

bouts de sa moustache hérissée, et nous a «

théorie

Vous

me

»

êtes

plaît,

étrange

:

«

fait cette

J'ai tous les droits sur vous...

mes choses... Je vous enverrai, si cela dans des coins d'où vous ne reviendrez

Je n'oubhe ni

Je reconnais mes hommes, moi!...» Après cette algarade, nous nous

pas...

sommes

le bien, ni le mal...

réunis près des feux

du bivouac

donné notre petite part de légumes

mangé

assis

ruisseau et chassait la

A

et

;

on nous a

nous avons

la flamme du foyer improvisé dans le fumée dans nos yeux...

au hasard. Le vent couchait

entre les pierres plates

une heure,

on nous a

;

les

pommes de

terre

une

fois pelées,

laissé sortir, chasser le tabac, le chocolat,

de deux à trois, nous avons tourné en rond un ciel triste devant la Mairie, pendant le convu le capitaine Labbé, tiré, vieilH, Malacrida cert commandant le premier bataillon, jauni, le foie

le

vin

sous

;

;


AU BOIS DES CHEVALIERS rongé, Cabotte chef

123

du régiment dont la maigreur un général élégant

a creusé l'énergique figure,

nommé Herr

;

et des amis, le caporal Bourgeois, et

Hautebert, sergent que

rencontre près de la fon-

je

hommes, des chevaux

taine où le piétinement des et l'eau qui gicle trois

heures

le

ont gâché une boue énorme... Et à

bruit

du départ

se répand...

Décep-

On rentre à la grange... On prépare le «fourOn mange à quatre heures, en hâte... On rassem-

tion...

bi».

compagnie au

ble la

du chef;

cris

du

galop... Cris

de Gérard;

cris

fourrier et des

caporaux...

On

distribue le lard, le café, les

sucre

sel, le

;

les

hommes

les

musettes, ou leurs poches le soir

pommes de

terre, le

enfouissent dans leurs

Gérard hurle toujours

;

tombe lugubre; on part

;

on retourne

;

là-

haut.

l'angoisse 7 octobre.

Nous avons regagné jours ont été très durs

dement intense sions,

les :

tranchées et les derniers

alertes fréquentes,

et précis, fracas terrible

bombar-

des explo-

insomnie presque totale.

Depuis près d'une journée en seconde

ligne,

nous

creusons des tranchées et tressons des huttes de feuillage.

Nous y dorm^irons

la nuit suivante

;

on nous

cette nuit et peut-être

l'a

promis.


CROIRE

124

A

homme

quinze heures, un

ordre de préparer C'est anormal.

A

de liaison arrive

pour

soupe

la

de

est susceptible

qui,

:

dans l'équipe-

moindre

faire le

:

heures.

dix-sept heures, nouvel ordre

on arrimera étroitement tout ce ment,

seize

bruit, et

surtout les chaînettes de gamelles, les anses de nécessaires

bouthéon

«

»

;

on retirera

des porte-épée pour éviter

on

et

passera dans

les

le

le

les

baïonnettes

heurt des croisières,

ceinturon

;

on

vérifiera

l'approvisionnement des armes.

hommes

Les

terpellent

se regardent inquiets, déçus et s'in-

:

— Voyez repos — Vivement ce qu'on — Marie, bordes-moi mon — Ça sent l'attaque de nuit !

se

soir,

lit

Nous sommes chemin

assis

forestier qui

couche

!

!

!

à terre, des deux côtés du

descend vers Mouilly, puis

monte vers

les

de

semée de noirs trous d'obus,

la vallée

Eparges. Entre

paraît dont les petites maisons

s'égrènent en troupeau indocile

les arbres,

aux ;

re-

au fond

le village

toits éventrés

en face de nous,

à douze cents mètres, sur une crête, un paysan et

deux

soldats, le fusil en bandoulière, se profilent

en noir sur cher des

Une

le ciel

chaud

pommes de

et

crémeux.

Ils

vont arra-

terre.

angoisse serre les gorges.

On

avale en hâte


AU BOIS DES CHEVALIERS le riz, la

mon

«

biot

».

125

viande mal cuite,

bouthéon

»

le café. Je une demi-gamelle de

laisse riz «

dans

en ra-

Nous attendons, étendus ou assis sur le sol. je détache ma montre de mon

Machinalement,

poignet, je la pose sur la mousse, près de moi, et

m'en vais... Un camarade me la rendra plus tard. Beaucoup d'entre nous n'ont plus le parfait contrôle de leurs actes ou de leurs paroles ils commencent des phrases qu'ils n'achèvent pas... Nous vou;

drions dormir...

Un

démancher sa

pelle-pioche

sac,

«

«

bleu

»

qui ne parvient pas à »

pour

cherche des yeux une pierre où

manche de

la fixer sur

il

son

pourra heurter

Le sol n'est que terre et boue. du chemin une vieille petite croix de bois tachée d'un Uchen jaunâtre qui s'écaille;

le

il

l'outil.

avise sur le bord

Il

y frappe

le

manche de sa pioche le bras de la tombe et roule sur le chemin... Nous ;

croix se détache,

nous regardons inquiets, gênés. *

Un

coup de

sifflet

commandement «

l'arrimage

du sur

sac

;

»

;

:

c'est le

le

rassemblement.

le

On

Un

vérifie

bras droit la bretelle

corps penché en avant, appuyé

pour moins sentir

la charge.

Nous gagnons le poste de commandement du capitaine...

Second coup de en silence

:

Sac au dos !»

on boucle sous

on attend,

le fusil

«

sifflet

:

on

part.


CROiÈÉ

iaè Arrêt...

Sans raison apparente,

je sens l'angoisse

générale monter, grandir autour de moi.

Le capitaine

— Nous nous

former

Je vous

dit-il.

prudence.

fait

allons occuper

y va de

Il

le cercle

un poste

ordonne

et

plus

la

grande

Défense de pro-

la vie à tous.

noncer un seul mot. Ce soir

:

très dangereux,

demain, plus que

jamais, j'exige de vous une obéissance passive. Je

brûle la

à qui

g...

faiblira.

Rompez

le cercle.

Reformés en colonne par quatre, nous partons. Plus nous avançons sous bois et plus

Nous

respirons mal. L'air est lourd

étrange pèse sur nous

;

jour baisse.

une chaleur de bidon, de

les courroies

musette, compriment notre poitrine

le ;

;

mais surtout

nous sentons approcher des heures mortelles. De temps à autre, sur

bombent

le

bord du chemin, des chevaux crevés

leurs ventres

énormes

et

dressent leurs

pattes raidies.

Des

balles

commencent à

L'ennemi n'est pas

siffler

entre les arbres.

loin.

Brusquement, notre chef qui, au fond, n'est peutêtre pas plus ferme

— nous

Halte

crie-t-il.

à vous!...

arme

!...

!...

Arme

que nous, commande

sur

Présentez...

Demi-tour à

:

Vous marchez comme des cochons, Je vais vous dresser, moi. Garde l'épaule...

arme

!

En

droite... marche...

droite! avant...

Reposez

marche

!


AU BOIS DES CHEVALIERS

127

Cette séance de maniement d'arme sous le feu

dure une demi-heure. L'ombre se dense autour des

hommes

de plus en plus

fait

hébétés. Malgré les balles,

personne n'a été blessé, mais plusieurs de mes voisins tremblent.

Nous quittons

le

chemin

marchons par deux, puis par un longe en une immense je

file.

ne vois pas l'homme qui

pas

le

un ;

la

sentier

L'ombre

me

où nous

compagnie est

précède

s'al-

complète et,

;

pour ne

perdre dans cette course aux détours multi-

en main l'une de ses courroies de charge

ples, je tiens

déroulée.

A

chaque instant,

de grands arbres que les escalader

ou

le

chemin

chons dans des racines

la

;

;

il

par faut

nous trébu-

des branches nous giflent au

;

le

canon de nos

allons dans la nuit et le silence.

écrase,

est barré

obus ont fauchés

les

se gHsser par-dessous

passage ou heurtent

que

où nous avan-

forestier

cions par quatre pour prendre

fusils.

Nous

Pas d'autre bruit

plainte étouffée des feuilles sèches qu'on

que

le

sifflement des balles aveugles, le grin-

cement des obus, pas d'autre lueur que l'éclaboussure furtive, jaune et verte des explosions.

Cette marche fantastique dure deux heures. plusieurs reprises, notre

grâce à

l'oreille

rejoignent.

file est

exercée des hommes, les tronçons se

Tout à coup, dans

branches, au ras

A

coupée, mais toujours,

le noir

à travers des

du sol, je crois voir des têtes. Comme


CROIRE

128

me

colonne s'arrête, je

la

penche, m'agenouille,

regarde. Ce sont les tranchées de troisième ligne et

des camarades

Pour

les

occupent.

on repart. Les

la trentième fois peut-être,

arbres fauchés et les trous d'obus deviennent de plus

en plus nombreux. La nuit le

s'éclaire.

seconde ligne nous atteignons :

chées. Les

rampant

;

est faite

;

hommes

Nous dépassons premières tran-

les

qui les défendent en sortent en

nous nous y gUssons un à un

;

la relève

l'ennemi, bien que très proche, n'a rien

entendu. * *

Je m'installe. Contre mon habitude, j'enlève mon Mes camarades en font autant, car notre marche

sac.

d'approche a été épuisante. sent. Soudain, à s'élève,

et

dont

ma

le

longues minutes pas-

gauche, dans

sèche,

bizarre,

De

le silence,

basse, brûlante,

une voix

monotone

ton se hausse peu à peu. J'entends mal

tout d'abord, mais bientôt je perçois

un même mot

même mot

répété rapide-

ou plutôt

le

début d'un

ment, mécaniquement par une bouche de détraqué

:

Assass... assass... assass...

La voix se

— J'exige guerre...

fait

plus claire et vibre dans la nuit.

une obéissance

Je vais vous brûler

les lâches?...

Ah

!

les lâches,

passive... la g...

Conseil de

Les voyez- vous

vous vous mettez tous


AU BOIS DES CHEVALIERS un

contre là

homme!

seul

IZÇ

Halte-là!... halte-là!... halte-

!...

Et

voix s'abaisse peu à peu pour reprendre plus

la

haute que jamais

— Vous

voilà

ma

:

êtes tous jaunes... jaunes... jaunes

mongolfière...

La voyez- vous

vous qui s'avance sur l'eau

?

Assass...

?...

;

mais

La voyezassass...

assass...

Un

de nos pauvres camarades n'a pu résister à

nous étreignait tous depuis

l'angoisse étouffante qui

La

tant d'heures. et sa

voix lamentable continue à remplir la forêt

— Vous

êtes tous jaunes...

Je veux

le faire taire,

poumons

hurle à pleins

En

attaque

et tire.

maintenons

villes

il

;

la tête

vous êtes tous

mais alors

le

Nous nous

collé à terre

!...

jetons sur l'homme; nous

par

les

poignets et les che-

se tord, soulève son cou, tourne

à chaque seconde

mat que

je perçois

n'avons pas de cordes et les pieds

;

brusquement

et sa joue droite et sa joue

malgré

le

sol

avec un

la fusillade.

nous attachons

les

Nous poings

du malheureux avec des courroies de

sac et tandis que par-dessus sur l'ennemi,

se dresse et

bruit tenait en alerte croit à une

gauche, alternativement, heurtent bruit

il

:

jaunes...

:

avant, en avant, en avant

L'ennemi que

le

secousse a été trop forte pour lui

il

gît

au fond de

le

parapet nous tirons

la tranchée

;

son corps 9


CROIRE

130

par de longs soubresauts; ses joues se

est secoué

meurtrissent rythmiquement dans la terre il

il

halète,

mais garde assez de souffle pour nous

s'épuise,

crier encore

;

:

Assass... assass...

LE LAYON 10 octobre, 7 heures. pleut depuis quarante heures. Toute la nuit,

Il

sans arrêt, l'averse est tombée, réguhère et mono-

Un

tone.

jour gris sale se lève entre les arbres, pareil

à une tête d'enfant crasseux qui aurait pleuré. Nous

sommes

transis

ments

ma

ma

;

;

la pluie a traversé képis et vête-

capote,

ma

veste,

mes deux

chandails,

chemise ne forment à nouveau qu'une éponge

l'eau coule dans

mon

dos, sur

ma peau

centimètres d'eau dans la tranchée

faim hier ;

soir,

on a donné à chaque

ceau de viande que

je

;

;

il

;

y a trente

nous avons

homme un morma

garde par précaution dans

musette.

Voix du sergent-major

— sacs

Il ;

me

:

faut vingt poilus là dedans. Laissez les

prenez vos

outils...

Rassemblement dans cinq

minutes...

Avec dix-neuf camarades je saute hors de la « bai». Nous partons l'un derrière l'autre, l'arme

gnoire

à la main,

l'outil

sur l'épaule.


AU BOIS DES CHEVALIERS

I3Î

Nous suivons un mince layon aux coudes fréquents, nous traversons des réseaux de

fil

de fer et arrivons

à une sorte de réduit souterrain occupé par un déta-

chement du

nombre

de parc

d'outils

sionnement de nos gnent à nous le

on nous distribue un certain

génie. Là,

et

:

«

En

layon s'approfondit

nous vérifions l'approvi-

;

fusils

;

quelques sapeurs se

avant. ;

»

Au

nous nous y

courbé, salués par la fusillade

(la

du

sortir

joi-

réduit,

glissons, le

dos

voie n'est qu'amor-

cée en certains secteurs qu'il faut francliir d'un bond);

nous arrivons au bout

;

l'ennemi est à quatre-vingts

mètres.

Le boyau où nous travaillons a été ouvert argile blanche extrêmement compacte, garnie de rognons de silex au fond une lourde tranche Il

pleut.

dans une

;

d'eau boueuse ou,

si

l'on veut,

une boue

blanche, pareille à de la crème de

Les

hommes

la battent, la

riz

liquide,

trop délayée.

la triturent, la piétinent, la piochent,

mêlent

et la pluie vient allonger à point

du que

cette sauce sous laquelle, près de moi, trois soldats

67^ gisent à demi enfouis. Le boyau est

mes hanches

raclent ses bords. broussailles

si

étroit

qu'elles portent

Autour de nous des

arbres, des

dégouttantes de pluie. Les tranchées

allemandes sont en invisibles

deux musettes

et les

malgré la

ennemis se sont

un peu en contre-haut, mais faible distance. Des tirailleurs

face,

installés

dans

les

arbres

;

grâce à


CROIRE

132 leurs uniformes,

se confondent avec le feuillage

ils

devine leur emplacement au son de leurs mann-

je

lichers qui

nous

fusillent.

Nous nous espaçons à deux mètres à travailler en ches...

Raclemcnts de

et

commençons

en deux... Chocs de pio-

silence, plies pelles.

Bruit de la chute de la

glaise sur le remblai... Au-dessus

de nos

têtes, c'est

la trépidante allée et venue des obus de tous cali-

bres et de toutes vitesses. Les obus français éclatent

à cent mètres de nous sur les tranchées allemandes, les obus allemands vont tomber derrière nous sur les

tranchées françaises.

Au

son, je

de huit plans de trajectoires au-dessus de notre layon. l'air

d'entendre

Il

est

ils

Les

hommes

n'ont pas

sont habitués à cette musique

au surplus que tout ce qui passe

et savent

pour eux

;

compte que plus

s et agent et se croisent

;

pleut.

le reste

Le

compacte

travail est terriblement ;

n'est pas

importe peu.

le fer

dur

:

la glaise

des pics s'émousse sur les silex

mal dans la terre collante; on creuse trop lentement... Voilà deux heures que nous piochons... Les dos se brisent. Avec les outils de parc, les larges pelles, les longues pioches du génie, on se courbe peu, mais le manche de notre outil d'infanterie, de notre

et pénètre

petite

«

pelle-pioche

»

est si court qu'il faut littéra-

lement se casser pour atteindre

le soi.

Une

écorce de

boue de plu? d'un millimètre d'épaisseur recouvre


AU BOIS DES CHEVALIERS entièrement mè| mains, sauf

me

les

I33

paumes qui saignent.

me détends... même seconde, trois balles me sifflent aux oreilles mon képi a dépassé le bord de la tranchée, on le salue... Ma foi... tant pis... Je m'agenouille dans la boue... Je sens aussitôt mon genou droit pris comme dans une gaine exacte et J'en

«

ai

assez...

Je

Bzss... Bzss... Bzss...

»

redresse et

A

la :

froide.

plus

Je pioche avec rage. Plus

mes amis

et

moi serons à

le

trou sera profond,

l'abri.

Mon

voisin de

parisien, parait fébrile.

A

gauche, Hallez, étonnamment brave, travaille.

Il

un jeune sapeur

droite,

pleut.

Mon genou

droit s'ankylose...

Au

tour du genou

gauche de prendre son bain de boue. 8 heures 30.

Je creuse encore, mais cette

dans

le sol.

quente.

Ils

fois les

deux genoux

La fusillade ennemie devient plus frécommencent à s'inquiéter. Des balles

éclatent au-dessus de nos têtes

;

des coups de feu

retentissent à notre droite, à notre gauche,

nous

;

la tranchée s'approfondit

peu à peu

devant ;

le

rem-

blai s'étale. Il pleut.

9 heures.

Nous avons faim. Rien mangé depuis hier soir. Le froid humide des vêtements engourdit les membres la fatigue grandit. Accroupi dans la

Il pleut.

;


CROIRE

134

boue, j'en arrive à pousser de

ma

petite pelle les

aux parois. tance

Un

va

et

main gauche sur viens d'arracher

\e

éclater à courte dis-

un autre tombe un peu en avant du layon

;

;

morceaux que

obus passe

un troisième en mier

ma

nous ont repérés

ils

arrêtons

mais plus près que

arrière,

le travail

en silence

;

tous

;

les

et

nous encadrent

;

;

pre-

le

nous

nous nous regardons un instant anciens ont compris

il

;

ne reste

plus qu'à tenir le plus longtemps possible. Machina-

lement, avant de reprendre

l'outil,

un de mes

voisins

allume une cigarette. 10 heures.

Dès

lors alternativement, régulièrement, sifflants

ou muets, obus les

et

bombes

coups de départ,

Nous entendons

arrivent.

le sifflement abaissé

de l'obus

tendant vers son point de chute, l'éclatement.

avons l'exacte sensation d'un rectifié

;

on

dirait

par saccades, sa

griffe.

dans

pendant

Par bonheur

parti.

ma

musette

progressivement

d'une bête monstrueuse qui allonge

Bien qu'épuisés, affamés, nous

travaillons avec ardeur ravitailler

tir

Nous

;

le

;

est impossible

il

de nous

combat, nous en prenons notre

j'ai

mon

mais

«

beefsteack

la pluie et la

»

et

du pain

boue ont

tra-

versé la toile, la \dande est immangeable et je la jette

;

le

pain n'est plus qu'une éponge terreuse, j'en

arrache un morceau et je

le

mange.


UA BOIS DES CHEVALIERS

135 12 heures.

Son?

la pluie,

éclatent,

nous creusons toujours. Des balles

ricochent, plaintiv^es. miaulent sans tou-

Un moment

cher personne.

Que de

cependant

obus qui tombent dru derrière nous

les

bruit pour rien

I

sèment une légère panique dans un coin de mière ligne

:

la pre-

une vingtaine d'hommes sortent de

la

tranchée, mais la ^,egagnent presque aussitôt, car,

ous

les

branches, parmi les balles,

le^.

éclats de fonte

ou d'acier volent, chantent, coupent, heurtent troncs,

tombent à

les

terre,

13 heures 30.

La

fourchette

du

tir

allemand se resserre encore.

Les projectiles lèchent de plus en plus près de

la tranchée.

Nous

Après quatorze heures, de nous, nous droite,

les

bords

travaillons... la

mort

frôle, s'écarte, se

est là.

EUe s'amuse

rapproche, saute à

bondit à gauche, gronde par derrière, se

dresse devant nous brûlante. Minute après minute,

bombes et obus éclatent contre notre fosse. Au bruit du sifflement les dents se serrent, les têtes prises d'un tremblement les

latéral fébrile rentrent

dans

les épaules,

corps s'aplatissent contre les parois du layon

les oreilles se

;

dressent instinctivement pour deviner

à la courbure de la parabole le point de chute pro-

bable

;

je place

ma peUe-pioche sur ma nuaue

:

l'obus


CROIRE

136 éclate

;

j'ai

l'impression d'un coup de faux

souffle ardent passe sur

un

;

nous en tempête, puis nous

nous redressons lentement dans

la

fumée

nous

et

reprenons notre tâche.

Que

cette

mort qui nous menace nous paraît

Le sentiment de notre impuissance navre.

Comment

triste.

individuelle nous

pourrions-nous lutter contre

la

tière souveraine, contre la force déchirante qui,

mamé-

caniquement, dans une seconde, éparpillera peut-être notre corps en lambeaux

?

Ce n'est pas

dont nous rêvions en août, guerre joyeuse au grand

là la guerre

la guerre chantante, la

soleil

!

Nous avions espéré

des batailles épiques, et nous allons mourir piles à

coups de

ferraille,

d'un trou, dans

par une main

invisible,

au fond

la boue.

14 heures 45.

Les dernières bombes nous ont presque atteints. Cette fois c'est bien la

que les j'ai

je

ne connais pas

fin.

est

mains crispées près de l'impression

du

subitement dans

«

le

A ma gauche, un fantassin

à genoux, les coudes au corps,

déjà

la bouche.

vu

En l'apercevant

cherche... et revois

Je Jugement dernier de ».

la Sixtine,

en bas, à droite, un damné, contracté par

la peur,

qu'un démon entraîne dans une chute rapide sante... Littérature...

sauf

mon voisin

Tous les autres sont

de droite,

le petit

q':

pe-

très calmes,

sapeur pontonnier.


AU BOIS DES CHEVALIERS

137

Parisien de vingt-cinq ans, arrivé depuis trois jours. Il est si

blanc que tout son sang doit avoir reflué vers

son cœur

;

ses

mains ouvertes, pendantes, sont

mées d'un tremblement presque plus

les doigts.

dans sa poche, cherche, de

;

me

il

dit

Il fait le

tire

simplement

— Je ne peux

geste de fouiller

son couteau. Je

Mon

le

regar-

:

plus... C'est trop.

Et moi de sourire involontairement

ani-

rapide que je ne vois

si

vieux, tu es bien pressé

et ;

de répondre attends donc

encore cinq minutes, ça se fera tout seul. 15 heures.

Maintenant mes pensées tourbillonnent, fouettées ,

par

les

vagues d'air brûlantes qui nous balayent.

Bribes de chansons, faits insignifiants, espoirs, visages lointains, souvenirs cruels que je croyais en-

dormis pour jamais, m.ontent rapides bulles d'air

comme

du fond de ma mémoire. Tout

sans suite, sans raison, au hasard des chocs frains,

;

des re-

des mots s'imposent avec violence, qui sont

A

chassés l'instant d'après.

Quand un Il

s'il

embrasse

n'a pas de

mère

cette seconde, c'est

:

militai... re

S'en va-t-à

Et

des

cela défile

la gue...

rre

sa mère... ?...

De

la fumée,

une

rafale

d'éclats et de caiUoux, et quelqu'un à qui je reproche

de décolorer ses cheveux à l'eau oxygénée

me répond:


CROIRE

138

— Je ne

ramène seulement à

les teins pas, je les

leur couleur naturelle.

Un

pédant, long, maigre,

pénétré

me

donner

de

la

d'un ton

dit

vous avez oublié dans votre leçon

la

date de la conversion des Abodrites

au christianisme. C'était ai retiré

me

:

— Monsieur, de

triste,

deux

points.

capital,

Monsieur

Je vous

!

Vous avez encore oublié

la

date

fondation de l'évêché de Havelberg, Monsieur

Une bombe de nous

;

il

éclate,

!.

fauche un arbre à deux mètres

tombe au milieu de

l'effroyable

ouragan

déchaîné. C'est la mort. «Bénis sois-tu, Seigneur! pour

notre sœur la mort...»

Et

que toutes mes pen-

voici

sées tournent autour du pauvre d'Assise

;

au bord

tombe, sa reposante image m'attire

;

des vers

de

la

du Cantique du

soleil

passent sur

caniquement

Loué

sois-tu.

:

«

mes

lèvres,

Seigneur,

mé-

pour tous

ceux qui pardonnent à leurs ennemis... Bienheureux ceux qui persévèrent dans

la paix...

réponse du médecin d'Arezzo

Tu

«

:

»

Puis c'est la

pourras vivre

encore jusqu'à la fin de septembre ou jusqu'au com-

mencement

d'octobre...

»

Je suis très calme, très m.aître de moi, et ce

moment

se cabre en

précis

que tout

une révolte

mon

être,

terrible.

«

c'est

à

d'un seul bond

Force stupide et

brutale, force triste, force mauvaise, folle, je te hais, je te méprise.

Tu

n'es rien, tu ne

peux

rien contre


AU BOIS DES CHEVALIERS

Tu

moi.

vas

me

tuer

'

I39

Qu'est-ce que cela prouve

?

?

Tu ne m'anéantiras pas. D'autres ont déjà mon cœur et mon âme et si tu m'écrases, mon esprit te brisera... Tu n'es rien bonté et charité valent seules en ce ;

monde. Je souffrir

jure

un un

;

;

trop vu bon je le Je » plus que bonté. Et dans

serai bon. J'ai trop souffert

j'ai

trop

ma vie entière ne sera

fracas infernal, la terre s'ouvre souffle effroyable

choc aux reins

tombe

;

je

ne

;

;

;

j'ai

serai

fait souffrir.

;

;

je suis aspiré

par

un choc au front, un mes yeux flambent je

je sens

j'étouffe

;

;

sais plus...

«

La

pluie froide qui fouette

suis

Je

étendu sur

le

caresse coulante et chaude front sur

un

ma

joue

;

ma

figure m'éveille.

côté gauche dans la boue et la

du sang

de l'œil gauche,

voile, j'aperçois sur la terre

glisse

comme à

blanche

et

de

mon

travers

gluante

une large tache rouge. Alors je suis envahi par

un sentiment d'une

sance et d'une douceur infinies. Les larmes tent

bombes qui continuent de claquement des balles, au miheu des

aux yeux. Sous

tomber, sous

le

puis-

me mon-

les

blessés et des morts, je suis pleinement heureux.

Pendant un temps indéterminé, j'oubhe tout. Je ne sens pas la douleur physique. Je regarde ce sang qui coule de mon front sur le sol avec une régula-


CROIRE

140 rite

d'horloge

à chaque goutte,

et,

sensation

j'ai la

d'une communion plus fréquente,

plus

parfaite

entre la terre et moi.

Jusqu'en août, il

est trop aisé

je croyais

d'aimer dans

aimer la

mon

paix

;

pays, mais

l'amour vrai

ne va pas sans douleur. Je n'ai jamais eu le sentiment d'aimer vraiment dans ma vie que lorsque j'ai pu prendre ane part de la souffrance, présente ou passée,

de qui j'aimais,

vois la pointe de

Un instant,

l'île

dans un

éclair, je re-

Saint-Louis, les feux mobiles,

rouges et verts des bateaux glissant au ras de l'eru

appuyé contre le dernier candélabre du un enfant pleurant sur une vie douloureuse

noire, et,

pa rapet,

qui n'était pas la sienne. Je suis heureux de souffrir, car je sens que d'autres, grâce à moi, ne souffriront

pas ou souffriront moins

une

joie.

heures

si

Je

suis

:

toute peine ici-bas paye

heureux parce que

lourdes pour

mon

je crois

corps épargneront à la

France quelques secondes douloureuse'^

que je suis sûr enfin de pour elle et avec elle.

desquelles, par tous les saisir

et

parce

l'aimer^ puisque je souffre

Ainsi j'aurai longtemps aiguisé

vécu vingt années de vie

que ces

mon esprit,

spirituelle ardente

j'aurai

au cours

moyens, j'aurai cherché à

l'âme subtile et claire de la patrie

poésie, beaux-arts et géographie,

;

histoire et

musique ou

arts

mineurs, je n'aurai nen néghgé des manifestations


AU BOIS DES CHEVALIERS qui pouvaient

me

dre pour

la

fouillé le

passé

prêté

des

des dessins

vieux instruments, j

'aurai

j'aurai

;

méthodiquement

j'aurai lu des milliers de pages,

à cent auteurs, regardé des marbres,

l'oreille

toiles,

permettre de la mieux compren-

plus aimer ;

I4I

;

j'aurai écouté le son des plus

des

plus

chansons

vieilles

;

parcouru des provinces, sac au dos, avec des

amis dont j'ignore aujourd'hui

le sort

;

j'aurai re-

gardé, réfléchi, comparé, et cette révélation divine

que

je souhaitais

et toute simple

avec tant d'ardeur éclate subite

devant mes yeux brûlés, tandis qu'au

cœur gonflé d'amour et pleure de joie parce que

fond d'un fossé fangeux, d'allégresse

mon

immense,

sang coule sur

le

je

la terre.

LE POSTE DE SECOURS

La

nuit est venue. Allongé dans la tranchée de

première ligne où mes camarades m'ont traîné, je n'ai lâché ni

ma pelle,

au bois sombre.

Il

ni

mon

pleut

tout d'abord assis sur

mon

dans l'eau glacée. Entre

les

mon F. J. 7370 malgré qu'on m'ait

fusil,

et,

;

sac,

mon

corps baigne

branches de notre

«

toit

»

la pluie coule.

me

donnent une goutte d'eau

café.

Je demeure étendu immo-

Coutellier et Moulin

de vie et un peu de bile,

à demi-conscient. Les heures passent. Je ne


CROIRE

142 dors ni ne

sensation que

veille. J'ai la

ma

s'exerce

comme un grand rond enflammé

le

bord

mais

Un instant,

un geste.

la tranchée, la

J'entends à peu près

!...

Ils

Au coup avant

!

vers la droite, au bout de

voix de Journaux, notre chef de sec-

dans

le

noir

:

Atten-

«

vont attaquer... Baïonnette au canon

de

sifflet

du

capitaine,

debout, et

!...

en

»

Instinctivement, j'essaye est trop grand,

me

pas la force de

je n'ai

tion, s'élève prudente, étouffée

tion

champ où

de papier dont on aurait

circulaire.

les bruits très proches,

faire

le

sensation se restreint de plus en plus

trouvera la

mes main

forces

d'obéir,

me

mais

l'effort

trahissent, et l'aube

crispée sur l'arme sortie à

du fourreau. Le matin, vers deux

heures, je reprends

demi

un peu

plus nettement conscience de vivre. Je tremble. Le froid

ma me

me

brûle.

Je sens une pointe douloureuse dans

du côté droit. Je suis plus faible. Je Je voudrais appeler. Je suis seul. Toute

poitrine, raidis.

la section est partie sans

Le

froid

gagne.

que

je

m'en rende compte...

L'engourdissement monte

,

lent,

Mes mains s'immobilisent gangue leur de boue... Dans la nuit pesante, dans dans sournois, impitoyable...

le silence

troué seu'ement parles obus, les balles, les

plaintes des blessés, je suis seul... J'ai

ne tremble plus.

si

froid

que

je


AU BOIS DES CHEVALIERS

143

Vers six heures mes camarades rentrent boueux, trempés, affamés. Vers huit heures, on rassemble

Le capitaine Gérard nous examine Tun après à son habitude nos

inscrit

le

noms au crayon

l'autre,

sur une

de biock-note, y joint notre « motif d'évacuaVers huit heures et demie, on nous dirige vers

feuille

tion

les

au poste de commandement de la compagnie.

blessés

».

poste de secours.

Du

.

fond des tranchées de

tir derrière lesquelles

nous passons, montent vers nous des regards chargés d'envie. Après ces jours terribles et ces nuits plus,

infernales encore, après avoir supporté la douleur

l'exaspération

physique,

des

nerfs,

les

angoisses

morales, l'entassement des souffrances surhumiaines, ces le

hommes dont on ne

calme héroïque,

de

dira jamais assez le courage,

adorable, ces martyrs

le sacrifice

la religion française, frissonnent

dans leurs trous

obscurs au passage de notre lamentable cortège. instant leur

cœur

s'amollit.

Combien voudraient

Un homme

mille.

me

vieux

!

que

je le

Y

Renard,

nom :

qu'il «

en a qui sont morts...

y a Duval,

il

y

Il

ne

T'en

T'as de la chance... T'es

il

et leur fa-

connais bien de vue, mais

d'un ton compatissant ..

Un

envient...

être à notre place, car ils auraient

ne sais pas plus

je

dit

vas...

nous

Ils

une chance de revoir leur maison

ainsi

dont

sait le

blessé...

et

mon

Tu

y a RigoUet,

a... »

mien,

tais pas,

il

il

t'en

y

a

me nomme


CROIRE

144 moi-même... las et

il

Je voudrais protester, mais

est si sûr

que

je suis si

je suis mort...

* *

Le

soleil

maintenant briUe sur

feuilles assouplies s'étalent

dans

mide Nous suivons un mince entre les arbres sous

sons

le fil

la forêt verte et la belle

les

lumière hu-

sentier qui se faufile

Nous

téléphonique.

croi-

lieutenant Dirnias de l'ancienne neuvième,

le

homme au

courage violent,

gai, et fier

;

il

à la

tient

main son sabre orné d'une dragonne à gland vert qu'il il

«

rit

a prise à un

ma

de

officier

allemand

,

il

me

reconnaît

figure barbouillée de sang et

Faudra vous laver

Nous atteignons

me

dit

;

:

»

!

le

poste de

régiment à la croisée de

la

commandement du

Tranchée de Calonne

et

du

large

chemin qui descend vers Mouilly. Très haut,

dans

le ciel,

Des obus

on entend

le

ronflement d'un moteur. sous

sifflent et éclatent

le

bois en se rap-

prochant par bonds de la gauche vers la droite

;

des

brancardiers étalent au soleil leurs brancards sanglants

;

troupe docile des blessés attend au pied

la

un artilleur du 25® a été atteint au sommet du crâne par un éclat d'obus le sang a giclé en étoile

des arbres

:

;

autour de la blessure et

un

de lumière

;

aux

reins, se soulève

à demi sur ses

fléchissantes,

deux camarades

le

autre, touché

jambes

scintille pailleté

soutiennent


AU BOIS DES CHEVALIERS SOUS

I45

bras tandis qu'un troisième enroule la bande

les

de pansement autour de son ventre nu; le malheureux, les

paupières baissées, pince ses lèvres

;

sa figure

creuse a pris ime teinte indéfinissable verte et jaune et gris-cendre

terrassé par

contre

moQ vis

un grand

tronc, et sa

esprit le souvenir

un jour tué d'une

deux les

un

:

mams

yeux

fantassin, taillé en hercule,

une pneumonie,

râle

doucement accoté

vue évoque à

l'instant

dans

d'un soldat allemand que je

balle,

tombé à

la renverse, les

crispées dans l'herbe, la face sanglante,

révulsés, la langue pendante.

* *

Après

visite et

pansement, nous partons pour

poste de secours.

Nous sommes étendus

longue charrette à

foin, faite

le

sur une

de quelques planches,

de quatre roues, de deux échelles et toute pareille à

la

guimbarde douloureuse que nous croisâmes sur

la route lors de notre arrivée nocturne

dans

le sec-

teur.

Lentement, au pas d'un vieux cheval dont

rems

saillent, le

véhicule descend la route

qui tourne au creux du vallon. des ornières pleines d'un

lait

On

rouillée

,

les

sabots du frein,

par un levier de

fer

saute au passage

de boue

roues, trop larges, dansent sur

les

blanche

un

;

les cercles

des

de

ferraille

manœuvré de

l'arnère

air

semblable à celui d'un étau, grin-

cent à intervalles réguUers

;

les blessés soupirent, 10


CROIRE

146

grognent ou jurent à demi- voix, tandis que reau de leur baïonnette grelotte sur

les

le four-

planches

cahotées.

Les obus ont entamé la route de place en place. Les champs en contre-bas sont semés en quinquonces

de trous innombrables, énormes. La grasse terre noire a

de ces entonnoirs béants, de ces sombres

jailli

blessures qui crevèrent les prairies vertes.

dans aucune guerre, est aujourd'hui la

ment

même que

cette les

année

il

en est de

fer

tue

telle-

prend soin de préparer

si

et,

lui-

parmi ce? trous

vastes que cinq cadavres

de chevaux y tiendraient à

L'automne

Le

grande blessée qu'il

foss^ de ses victimes,

je vois,

Jamais,

la terre n'a tant souffert; elle

l'aise.

est tiède et tendre et si

beau

qu'il

me

semble n'avoir jamais vécu saison plus douce. Le soleil

vernit les

feuilles

vertes,

rousses,

blondes,

ocres, fauves, écarlates, éclatantes, rajeunies

dans

la

lumière chantante. L'air est bleu sans excès. Quel-

ques touches laiteuses ou gris pâle soulignent zon,

et,

par une

vieille

l'hori-

habitude, et malgré l'impuis-

sance visuelle douloureuse, je m'efforce à deviner les valeurs de sépia et d'outre-mer qu'il conviendrait

de mêler pour

dans

un

les bois,

les «

rendre

».

Une

batterie dissimulée

à notre droite^ déclenche brusquement

tir d'efficacité,

et les

ondes sonores passent

si

nettes au-dessus de nos têtes que je lève machina-


AU BOIS DES CHEVALIERS lement garde

les

les

yeux pour

ronds

faits

Des courroies de

comme

comme on

les apercevoir,

par une pierre jetée dans

re-

l'eau.

sac, des cartouchières, des roues

brisées, des boîtes

route, et

I47

de conserve vides parsèment la

des

hommes

encore sans sépulture,

le

et des

chevaux gisent

vent nous apporte de temps

à autre une odeur fade de cadavre.

l'ambulance Voici Mouilly et son église à flanc de coteau.

La

cloche de

pres. C'est

On nous

Thumble clocher

dépose devant une écurie

sur la paille, dans l'ombre fraîche. soleil

pour

tinte

les

vê-

dimanche. ;

on nous

Un

étale

rayon du

qui luit au dehors passe par une fente de la

porte et vient former à nos pieds

un rond doré où

dansent des mouches. Des chants grêles descendent vers nous des grandes fenêtres de l'église aux vi-

traux crevés. C'est dimanche.

une voix d'homme, des

Une voix

d'enfant,

du canon,

plaintes, la voix

des mitrailleuses alternent ou se mêlent.

Un

jeune

soldat qu'une balle de shrapnell a atteint dans le dos

me demande une

cigarette.

— A ma gauche un mal-

heureux fantassin geint doucement. dans l'épaule le

soutiens

;

à voix basse

et

Il

a une balle

ne peut s'étendre ni rester

je le console, et, tandis

du paradis prochain

que

assis.

Je

je lui parle

qu'est l'hôpital,

du


CROIRE

148

des draps blancs, de sa famille qu'il reverra, je

lit,

mon

sens dans s'est

cou un souffle chaud

un cheval

:

approché, penche sa tête vers nous, nous

doucement, seaux et

le

flaire

ses na-

bruissement de sa queue chasseuse de

mouches contre

On

dans

et j'entends l'air qui passe

sa croupe et contre le mur.

nous transfère de

l'écurie

dans

grande salle

la

d'une des premières maisons situées à l'ouest du village

:

sur

le sol

des gerbes de blé dénouées

;

à droite

une petite porte donnant sur un jardinet minuscule au fond une vaste cheminée où un feu

clair

devant une plaque charmante du xviii^ dons, des oreillers sont épars çà et

là, et,

la pièce qu'envahit le crépuscule,

de

tris

des édre-

tout autour

des corps meur-

sont étendus.

Devant

l'âtre

et des lattes

s'activent

pare des veille Ils

;

;

flambe

le

;

«

où brûlent des morceaux de fenêtre

de plancher, quelques blessés valides

l'un fait fondre de la graisse, l'autre préfrites

»

dans une gamelle

;

un autre

sur-

bouillonnement d'un potage condensé...

mangent, puis s'allongent à leur tour.

Maintenant, dans la cheminée déserte, assagies dansent plus faiblement

fumantes achèvent de sécher

;

;

les

flammes

de pauvres hardes à travers l'ombre

humide semée de? taches blanches des bandages, une longue plainte erre basse et monotone... Les uns,


AU BOIS DES CHEVALIERS dorment d'un sommeil lourd,

épuisés, siffle

dans

la paille

;

d'autres ronflent

pirent la bouche ouverte, gouille

dans leur gorge

d'autres souffrent

méditation de la mort

Je ne puis dormir. paille,

et,

cueille

aux

de

;

d'autres res-

par instants,

gémissent.

et

et leur souffle

l'air

gar-

d'autres parlent leurs rêves

;

murs

enclose entre ces quatre «

et,

I49

;

;

Que de douleur

quel lieu pour une

».

Mon

ma main

corps inerte a tassé la

droite,

machinalement,

épis des grains de blé

que

je

je

mange un

à un. Je ne puis dormir, mais, durant les heures interminables de cette nuit passée au milieu des victimes échappées à la mort, tandis que et

que

les braises

la cendre,

le

canon gronde

rouges achèvent de mourir dans

mon cœur me

révèle la religion doulou-

reuse de la guerre.

Guerre, tu impHques

cement

monde

;

un

acte de foi et de renon-

tu exiges de tes fidèles de rompre avec

(i)

;

tu les veux

isolés,

d'amour, d'intérêt, d'orgueil triple

vœu

;

libérés

tu exiges d'eux

d'obéissance, de pauvreté, de

le

sacrifice...

Guerre, nous avons été plies à ton service,

(1)

le

des liens

et,

de

Nous rappelons que ces lignes furent écrites longtemps avant du régime des permissions, et à une date où le service

l'organisation

postal fonctionnait fort mal.


CROIRE

150 notre vivant, tu as

fait

de nous des êtres aussi obéis-

sants que des cadavres

;

guerre, nous t'avons tout

et familles, et notre

cœur

et,

encore, notre esprit dont nous étions

fiers.

Guerre,

sacrifié

:

femmes

nous avons subi pour obéir à

tes règles Thumiliation,

la mortification, la souffrance jadis, et

nous voilà esclaves

plus

;

nous commandions

;

nous dormions, nous

mangions, nous parlions à nos heures, et notre vie n'est plus

que

veille,

jeûne et silence; nous sommes,

par obligation, pauvres, égaux et chastes tons contre triste les le

;

le froid,

des obus

l'idée

nous recevons

;

;

nous

lut-

contre la boue, contre la force la discipHne des bal-

de la mort est présente à notre esprit tout

long du jour

comme

;

rons nos frères morts,

et,

des trappistes nous enter-

en creusant nos tranchées,

nous creusons nous-mêmes notre tombe. Guerre qui enseigne sans

le

vouloir la bonté et l'horreur de la

force, tu es pleine

suprêmes

et

de

tristesses,

de grandeur, de joies

d'amers désespoirs

tu es une épreuve

;

brûlante qui tue ou qui régénère

;

des

hommes nou-

veaux sortent de ton creuset, et tu fais leur propre salut, tandis que pai!»leur sacrifice, ils rachètent leurs frères qui

pères,

morts.

ne se battent pas,

et les désastres

de leurs

l'impuissance des faibles et les fautes des


EN FLANDRES



EN FLANDRES VOYAGE Second

Dans

départ...

le

roulement monotone des

roues, les souvenirs s'élèvent

:

une grande bâtisse en

planches, l'hôpital d'évacuation de Neufchateau puis Vitré, petite et française

bretonne pour

ville,

pour

les Bretons...

L'impression délicieuse d'un

dévouement...

Une bonté

et discrète qui fait

qu'on

lit

Des draps blancs, où

l'on enfonce...

infinie toujours

est

;

Français

les

Du

en éveil

presque heureux d'avoir

été blessé... Puis la convalescence, les premiers pas, les

amis

jardins

;

«

touchés

»

une petite

en

froide le soir dans sa

âmes

même temps que

église, très

humble

et

vous

;

des

banale et

pauvre lumière mais où des

vraiment peuvent prier;

la ville

avec son vieux château et ses tours et ses

vieilles

religieuses

maisons centenaires, ignorée

me de

hier, et

dont

les pierres

sont maintenant précieuses, de la souffrance et la joie ressenties là.


CROIRE

154

Et

je

songe

:

«

Comme

spatialement d'abord,

Champagne,

la

me

cette guerre élargit la vie

elle

m'a

fait

demain

la Lorraine, la Bretagne, et

révélera les Flandres

;

:

connaître à fond

socialement,

elle

me met

en contact avec des paysans, des ouvriers bien plus étroitement que

le

régiment ne l'avait pu

mort, toujours planante, rapproche

ment,

elle

forcé à me même menace

m'a

mieux, et la

mon

creuser, à

faire

la

:

personnelle-

;

me

connaître

mortelle a déchiré dans

esprit plus d'une illusion tenace

;

historique-

ment même, grâce à elle, 'aï mieux compris bien des faits du passé illuminé par l'ardeur du présent... j

lui devrai,

Je

naissance

quoi qu'il arrive, une plus grande con-

du monde, des hommes, de moi-même,

»

LA ROUTE Le temps est

est

sombre.

Il est

quatre heures. Le

couvert de nuages lourds gris

fond laiteux.

Au

ciel

cendré, sur

nord-ouest, au-dessus de la

un

mer

toute proche, une mince traînée de lumière de la teinte lin

du

rouge s'allonge.

fer

A notre droite,

un mou-

à vent laisse pendre ses grandes ailes inertes.

De-ci, de-là, se presse

une troupe de basses maisons flamandes

au bord de

une fenêtre

;

la route.

puis une autre.

Une lampe Le

soir

s'allume à

tombe.


EN FLANDRES Devant nous

le

155

haut clocher de

Hondschoote

paraît à travers le squelette des grands arbres. C'est là

que

le

régiment cantonnera

accueillante redonne

courbés sous

le sac,

et qui vont,

courroie

On

du

et l'appel

de la paille

un peu d'ardeur aux hommes

couverts de sueur malgré

le froid,

machinalement, l'épaule sciée par la

fusil.

ne parle pas. Chacun réserve sa force pour

dernier effort.

Une

vibration confuse, vraie

le

mo-

saïque de mille sons, s'élève de la colonne en marche.

Chaque pied qui se pose dans la boue, au pas de crée un bruit qui varie suivant le degré de

route,

fatigue de l'homme, le poids qu'il porte, sa place

dans

la colonne, les cailloux qu'il heurte, l'épais-

seur de boue qu'il foule. L'ensemble donne une impression de mollesse poisseuse et discerne fois

un bruit

On

traînante.

d'aspiration, de succion, chaque

qu'une des mille semelles s'arrache à

la boue,

un

bruit gras d'écrasement juteux chaque fois qu'elle s'y enfonce,

un son plus mat quand un homme

buche sur une

pierre,

un raclement

lassé

quand

tré-

ses

pieds meurtris n'en peuvent plus.

Le pavé remplace l'empierrement régiment se font plus toujours

le

clairs.

et les

pas du

Cependant on perçoit

cHquetis des cartouches dans les car-


CROIRE

156

touchières et des chaînettes de gamelles sur les

chocs sourds des bidons vides contre

sacs, les

les

crosses des fusils portés à la bretelle, le frôlement léger des baïonnettes contre les jarrets fléchissants

Des

puis tendus. Derrière nous, le canon gronde.

autos de ravitaillement cornent, passent, font gicler

boue

la

et

nous forcent à nous jeter dans

côtés défoncés.

A

droite,

les bas-

à gauche, des champs

bruns coupés de canaux.

Nous

croisons des zouaves au repos, en capote

pantalon de velours brun, coiffés

en

gris-bleu,

d'une chéchia à manchon bleu

;

un laitier conduit

longue et large voiture peuplée de bouteilles

;

sa

des

enfants aux cheveux blonds, presque blancs, aux visages rebondis, jouent sous la bruine

;

quelques

femmes, debout sur le seuil de leur porte, vêtues de

noir, parlent

dans l'ombre

;

un peu de fumée

sort

des cheminées de briques et poétise les maisons naines.

Une immense

impression de souffrance se dégage

de nous qui peinons sur la route; nous sentons alentour une tristesse morne, plate, grise, boueuse, sanglante.

«

Ah

!

c'est gai t'es

bien

c'est !...

beau

la guerre

Tu vois du pays

vu des habitants

!

;

;

dit Herbin... t'as t'es

Et puis

de la distraction bien reçu

1...

;


EN FLANDRES «

I57

Râle pas, Nénesse, répond Renaut

ça te

fait les pieds...».

Mais

ça te dresse

;

,

d'un accès

l'autre, pris

moche J't'ai t'y un singe ?... Non, hein Je l'vois bien... Faut toujours que tu jaspines... Mais boucle-la donc une bonne fois !... Moi, je me de rage subite

Tais-toi, face

^<

:

demandé

si

cacherais

si j'avais,

!

ta mère a fait

!

comme

une tête à caler des

toi,

Et Renaut, terrifié par cette brusque attaque, jette à Herbin un regard « Ah tu peux me inquiet et Herbin de lui dire roues de corbillard

».

!...

:

;

!

z'yeuter avec tes yeux de merlan

une bouillotte

tu sais où qu'on

A

la gare...

Herbin

T'en

!...

les

envoie

au bout du

se

la section...

calme et

La

fais

une

le silence

section, la

téterre...

les ballots

quai...

T'en

frit...

fais

Et puis

comme

toi

?...

».

règne à nouveau dans

compagnie,

le bataillon...

masses anonymes, pierres brutes que des mains inconnues utilisent pour

qu'on élève à

la

France

Peu à peu, dans

le

le

et

monument

grandiose

au monde.

demi-rêve de la marche, un

souvenir se précise en

mon

esprit.

Je revois sur

d'autres routes de jadis une autre foule anonyme,

comme

la nôtre,

mais moins

«

organisée

»,

moins

géométrique, et désarmée. Des miniers d'hommes des femmes

même

et des enfants, s'attellent à des

chariots chargés de lourdes pierres, de bois et de blé, et les traînent vers

Chartres où s'élève après


CROIRE

158

des désastres successifs Timmense cathédrale ano-

nyme.

Il

en vient de partout, de

de toute la France classes

;

ils

les clercs et les

et les nobles,

bêtes de tons.

;

la

Normandie

appartiennent à toutes

et les

bourgeois sont confondus

au milieu d'eux, travaillent «comme

somme

Ceux que

»

avec de pauvres paysans

l'âge

bre-

ou leurs forces trahissent con-

tribuent de leur argent à la construction sacrée. Et tous, unis,

oubhent leurs querelles

et leurs peines,

leurs jalousies, leurs ambitions, leur orgueil

même âme

;

tous

un même amour qui nourrit leur effort, les soutient quand leur vigueur défaille, les relève quand ils tombent sur la route boueuse. Sur cette immense foule règne, m.algré son ardeur, un si profond silence qu'on n'y entend n'ont qu'une

pas la moindre parole ni

collective,

le

moindre chuchotement.

Et tous ces bois, et toutes ces pierres apportés par des anonymes sont mis en œuvre par des architectes, des maçons, des sculpteurs anonymes. Et peu à peu l'église s'élève, anonym^e, mais pleine d'âme,

œuvre de

tous, sortie de terre et bâtie jusqu'à l'ex-

trême pointe de ses

flèches,

Des

par

la volonté,

par

le

de créatures y travaillent que personne ne connaîtra jamais. Beau-

sacrifice

universels.

milliers

coup tombent épuisées au bord du chemin, mais

meurent heureuses d'avoir mis leur force

cœur dans

le

grand poème de

pierre.

et leur


EN FLANDRES Et nous

aussi,

159

nous portons notre faix sur

la

route. Milliers

France

et

d'hommes venus de tous

les coins

de la

dont personne ne parlera, nous avons

oublié pour l'instant nos querelles et nos ambitions

;

nous nous efforçons d'oublier jusqu'à nos peines

pour mieux remplir notre tâche épuisante. Car cette guerre, chez tous tout l'œuvre

en ce

monde

du

les peuples, est sur-

soldat inconnu

;

jamais on n'a vu

moyenne de la masse si éleanonyme qui a fait l'in-

la valeur

C'est le chrétien

vée...

croyable effort de construction des xii^ et xiii^ siècles

;

sont

ici

anonyme qui

c'est le soldat

surhumain de mêlées

la guerre

comme

fournit l'effort

au xx^. Toutes

les classes

tous les terroirs, chacun ap-

porte, inconsciemment parfois, à l'œuvre de guerre le

meilleur de lui-même et ceux qui tombent éter-

nisent le sublime

poème anonyme de

souffrance,

de courage et d'espoir.

LE TÉLÉPHONE Derrière nous, la plaine immense^ s'étale, coupée

de haies, zébrée de watergands, parsemée d'arbres, jalonnée d'églises. ratissée

De

place en place, la terre plate

semble une vaste pelouse préparée pour

un semis de gazon. La

pluie

qu'elle paraît flotter

dans

tombe fine et si tamisée l'air. La route, bordée


CROIRE

l60 d'arbres,

C'est

feu

droit entre les rectangles des polders.

file

royaume de

ici le

l'eau plus encore

que du

partout on sent sa menace sournoise. Elle

;

étend en lacs

infinis

son miroir gris au milieu duquel

émergent des maisons basses,

isolées,

couvertes de

chaume ou de tuiles rouges des troncs de saules marquent de loin en loin le lit submergé d'une rigole ;

de drainage

et

;

aux confins de l'immense nappe, à

dix kilomètres parfois, des clochers sombres se dressent à l'horizon. Sur nos têtes des mouettes au bec long, à l'envergure vaste, planent d'un vol

presque immobile

;

mer qui balaye toute le souffle

lent,

leur cri éclate dans le vent de la la plaine

puissant qui les berce

;

sous

elles virent

et,

doucement, dé-

rivent. * * *

Les zouaves retournent aux tranchées.

Leur

chef, le colonel Capdepont,les regarde passer

yeux

de

ses

et

rude et

clairs et droits.

En des

belle figure est

bonne

un peu. Il est de ceux qu'on juge en un seul regard lie. c'est un chef.

triste

une seconde

Il

Sa

vérité,

et à qui

contemple dernières

ses

hommes

classes

qu'il

d'activé

aime

et

:

«

jeunes

»

vieux décorés,

tannés aux têtes ridées, balafrés aux yeux creux

vue poignante d'une troupe qui retourne là-bas

;

et

re-

au


EN FLANDRES

l6l

cours de laquelle on se dit toujours

morts

les

?

Le 6® zouaves de marche ses

(4^

quatre bataillons de 850

troupe solide de 3.500

cimé par

:

Quels seront

«

»

les

fusils.

zouaves) passe et

hommes forment une Mais voici

combats

de

le i^^,

dé-

Maison du

la

Passeur, où 3.200 zouaves tombèrent pour enlever

des tranchées ennemies que l'inondation montante

nous eut

livrées seule huit jours plus tard.

Les ba-

ne comptent plus 550 rationnaires (115 à 130 par compagnie, soit un manque minimum de

taillons

40 fusils par unité) le dépôt de Saint-Denis, vidé par des prélèvements successifs n'a pu combler les ;

trous... Et le chef songe aux sacrifiés en pure perte, aux journées d'Ypres où, après dix minutes de préparation d'artillerie, on faisait charger sur les retranchements allemands ces lions menés par un

âne.

Les

hommes avancent

fine, et le

nière

temps doux,

allègres,

et le sac, et

compagnie approche

;

malgré

la pluie

l'ennemi

on perçoit

mulets porteurs de mitrailleuses et

le

le

des voitures amorti par la boue molle...

;

la der-

bruit des

roulement

Et

leur chef

se souvient.

*

...Les

zouaves aux tranchées préparent l'attaque 11


CROIRE

l62 prescrite.

A

i8 heures précises,

ils

se ruent en

avant

franchissent la zone balayée par l'infanterie enne-

mie, tombent dans la tranchée qu'elle occupe, la

nettoyent et s'y installent.

mandement,

Allô

!

le

De

colonel suit le

mon

son poste de com* combat par téléphone.

colonel, dit l'officier de liaison qui

parle de la première ligne, la tranchée ennemie est prise.

— tenir

Combien y

Bien...

— Une compagnie nel,

d'hommes pour

a-t-il

la

?

demie environ,

et

mon

colo-

300 hommes.

— Bien. Faites

établir

immédiatement un layon

jusqu'à la tranchée enlevée pour la réunir aux nôtres

Hâtez-vous

!

Travaillez ferme afin d'être prêts au

jour, lors de la contre-attaque.

Le téléphone première ligne, et les obus.

La

se tait les

le poste.

nuit est venue,

voient pas entre eux. raillent

dans

Là-bas, en

zouaves piochent, sous

En

si

les balles

dense, qu'ils ne se

avant, les camarades

contre l'ennemi rejeté.

ti-

Leurs munitions

s'épuisent. Il faut les rejoindre.

Deux

heures passent.

— Allo Le layon avance — Oui, mon mais — Combien de temps vous !...

colonel,

de

les atteindre

?

«

?

c'est dur.

faut-il

encore avant


EN FLANDRES

— —

Six heures,

mon

colonel.

C'est beaucoup... Enfin... Allez-y... Oui..

racines qui arrêtent... Je

m'entendez

— — — —

Oui,

Oui,

?

mon

colonel.

mon

homme

Tâchez donc de leur envoyer un afin

Impossible,

Un

allant...

manque.

mon

colonel. :

trois

terrain

le

On a déjà essayé de hommes sont tombés

feu terrible...

Dans l'ombre de son poste, connaît

de

sachent que nous arrivons et

qu'ils

communiquer avec eux

Il

?

colonel.

disent ce qui leur

en y

Des

faut arriver, vous

sais... //

Ont-ils encore des munitions

liaison

163

;

il

le

chef angoissé attend.

sait quelles difficultés ses

zouaves éprouvent à creuser ce

au miheu de cette nuit

sol plein

de racines

tremble pour

noire. Il

les

malheureux vainqueurs, qui défendent ardemment leur conquête, mais seront bientôt détrois cents

sarmés

si

ennemie sûr.

on ne les

les ravitaille pas.

noiera.

Le layon

sera-t-il prêt

L'impatience

A

le ronge...

avant

Vingt

vague

?

fois

cher le récepteur, mais se contient... sous les gros obus...

l'aube, la

Cela est mathématiquement

il

veut décro-

La terre tremble

La bougie qui met dans le poste


CROIRE

164

une lueur funèbre danse à chaque qu'on tue

les siens, là-bas, l'un

ne peut rien pour eux, que défend contre Il

les travailleurs...

veut savoir

— Allô — "Mon

!

la.

choc... Il sent

après l'autre, qu'il

terre qui les veut se

Cela fait mal...

:

en êtes-vous

?

Nous

colonel... Il faisait trop sombre...

avons donné au layon une fausse direction. Nous de

allions droit sur la partie

la

tranchée encore occu-

pée par l'ennemi...

— Alors, vous ne serez pas prêts au matin — Non, mon colonel on avance ?

d'ailleurs

;

à

peine, ce n'est pas six heures qu'il nous faudra pour les atteindre, c'est

Un

deux jours

long silence. Puis

!...

:

— Les entendez-vous encore — Oui, mais certainement ?

ils

tirent,

tions s'épuisent...

bombes... effectif

Ils

par

On

leurs

muni-

accable de grenades et de

les

ont sûrement plus de la moitié de leur

terre...

Tenez -moi au courant, mais

travaillez...

*

* *

Voici

le jour...

Ses enfants qu'il aime vont mourir.

Les autres bombardent violemment. Des obus éclatent au-dessus

percent

le toit

du poste de commandement

de terre

et

de rondine.

et


EN FLANDRES

165

Sonnerie du téléphone.

— AUo — Bien, — Allô

mon

?

je

colonel

demande un

AUo

l'artillerie.

Allô

!

Mais répondez,

tillerie

!

l'ennemi contre-attaque. barrage... !...

nom

C'est la 76^ brigade..

d'un chien

!...

Allô l'ar-

!...

Le

Rien...

kilomètres

est coupé...

fil

Tout

..

Enfin de son trou noir

de liaison

Les batteries sont à six

effort est inutile... Stupeur. le

chef appelle l'officier

:

— AUo! — AUo mon !

colonel,

je...

Et plus une parole ne parvient, car l'officier est tombé à son tour, mais seulement des éclatements de

bombes sur

la

première ligne qui résiste désespéré-

ment, des feux de salve, des valle...

Le chef

est

cris

comme un

confus par inter-

aveugle près de

l'enfer.

Le jour ennemie

se lève tout à fait.

est brisée

;

La contre-attaque hommes

mais, des trois cents

au soir, ont occupé mande, quatre sont revenus.

qui, la veiUe

la tranchée alle-

LA GRANDE DUNE Vendredi 29 janvier.

On

se bat

dans

le sable.


CROIRE

l66

Quand nous marchons,

le

pied enfonce dans la

dune aux formes incertaines, sinueuses, changeanquand nous nous couchons, le vent pousse tes ;

contre nous le sable qui nous recouvre insensible-

ment. fin

Il est

comme

blanc, partout

sang n'a pas coulé,

le

de la farine, couvert par places de petites

vagues éoliennes, semé parfois de cailloux jaunes

ou

noirs,

voltige, oreilles

de fragments de briques et de

tourbillonne, entre dans les

comme dans

le

mécanisme c^s

silex.

yeux

Il

et les

fusils, crisse

sous les dents, glisse, bruisse, croule en petites cas-

cades dans les traces de pas,

par intervalles; au

et,

milieu des obus et des balles, j 'entends

de sa marche

éternelle, contre les

d'herbe rigide, qui percent

A

notre gauche, la mer.

de deux ou

vague qui écume

frottement

le sol, tristes et rares.

EUe

rizon ime ligne d'un vert -gris est frangée

le

longues touffes

et,

trace contre l'ho-

près

trois plis

et s'abat.

Au

du rivage,

sombres

et

elle

d'une

bord gisent des

teintes

aux bras géométriques, des coquillages aux douces et charmantes où dominent les

jaunes

clairs, les

étoiles

A

mauves

et les violets.

notre droite, Nieuport ceinturé d'eau

ruinées s'y coupent encore à angle droit

;

;

les rues

tous

les

canaux draineurs de polders y convergent du NordEst, de l'Est, du Sud et du Sud-Ouest. Voici le bassin à flot, les huîtrières, et

devant nous Lombsert-


EN FLANDRES zyde, Westende

167

plus à gauche, les musoirs

et,

port, le phare, la frange

mouvante des

du

dunes...

du canon, dans le bruit de la vague et la plainte du vent, creusant encore la tristesse lamentable de ce paysage désolé, une clameur s'élève les tirailleurs de la brigade marocaine hargent. Ih b ndissent baïonnette haute, tendant vers la Grande Dune leurs faces étranges, Et dans

le

fracas

:

brûlantes d'ardeur, leurs têtes basanées de sémites

aux nez immenses ou de métis nègres aux nez aplatis; leurs

turbans bizarres,

aux couleurs imprévues,

jaune-safran, contrastent avec leurs capotes gris-

bleu qui tournent au vefdâtre les

;

les

fourreaux rouil-

de leurs baïonnettes battent leurs pantalons de

velours à côte

;

ils

se ruent

d'un élan sauvage.

LE COMBAT SUR LA MER

Mardi Des fuseaux

noirs

2 février.

empanachés d'une fumée ténue

ou lourde, suivant l'occasion, passent dans

le loin-

tain allongés sur la mer. Ils guettent les torpilleurs

ennemis tandis que

les chalutiers,

en quête de sous-

marins, vont et viennent, lentement,

comme

des

moissonneuses dans un champ. Leurs manœuvres

égayent pour nous et,

les lentes

heures d'attente vaine

tout en montant notre garde monotone, nous


CROIRE

l68

épions la minute où les masses cuirassées bondiront

à la chasse.

La mer voisine,

reine toute-puissante dont le grand le

pied de la dune.

semble

s'élever en pente

bat

souffle passe sur nous,

Immense

et grise,

elle

douce vers l'horizon,

couché sur

et,

le

sable, je

perçois le choc de sa masse contre la fragile et

vante colline blanche sur laquelle

les

mou-

hommes

se

tuent.

Elle est

là,

toute proche, infinie, obsédante, fu-

nèbre et cependant source de vie

monde de son

cend sur un rythipe

elle

la terre

;

son souffle léger

où nous nous battons,

enfle sa grande voix, quand, dans

clameur, ses flots

elle jette

embrasse

monte

le

et des-

lent, sous l'effort des astres

lointains qu'elle reflète

sonner

;

étreinte et sa poitrine

fait fris-

et lorsqu'elle

une immense

à l'assaut du rivage la masse de

sombres frangés d'écume, toute cette dune

imprécise, errante encore, tremble jusque sur ses bases,

s'épouvante,

vers

sud ou vers

le

tourbillonne

l'est

Bien que sa force

un

instant, sa

illimitée

me

comme

sance existant

la plus

ici-bas.

et

fuit

semble assoupie

vue produit en moi une

sion de poids, de masse et de

m'apparaît

affolée,

en une bruissante déroute.

grande

Jadis

telle

mouvement,

impresqu'elle

somme de

elle

puis-

recouvrit

les


EN FLANDRES

169

forment aujourd'hui des montagnes de

terres qui

huit mille mètres

que notre taupinière de sable

;

doit donc être peu de chose pour elle. Une vague un peu plus élevée que les autres nous balayerait elle tous. Et cependant son mépris nous néglige ;

nous

laisse

employer

à nous tuer sur

la force

le sol

comme

dont nous disposons à nous tuer sur ses

flots.

L'émotion

est si forte

me

qu'une sorte de prière

monte aux

lèvres

la muraille

blanche de la dune et qui m'attire, sois

propice à

mes

:

Mer, toi qui te tapis derrière

«

frères qui sont là-bas sur les vais-

seaux.

Rapides,

«

ils

parcourent ta route

seuse, et leur lourde

fumée

se

grise, ô nourris-

mêle aux nuages pe-

sants. Ils se sont arrêtés, puis ont repris à toute allure leur course vers l'Est, poursuivant les

indécises dont la

fumée ennemie

Vois. L'éclair des canons a

masses

s'élève à l'horizon.

jailli

de leur flanc

;

le

fracas des décharges suit de près les lueurs, vole très

bas à ta surface, s'accroche à

vagues «

et se

la pointe

Mer qui donnes

le

monde

à qui te dompte, tes

sont aujourd'hui semeurs de mort

flots

de tes

mêle à ta voix sonore.

et le ciel

Mer

a teint de gris sombre leur linceul mouvant. perfide, les

core

;

ils

hommes

t'ont

t'ont rendue plus perfide en-

semée d'embûches désastreuses

;

sous


CROIRE

170

te déchire, sournoise, tu te dérobes

l'éperon qui

à droite, à gauche, mais tu souris, mystérieuse, car tu sais que

le

téméraire court à la mine qui l'éven-

trera. «

le

Tu donnes

le

monde

à qui te dompte, mais tu ne

donnes que contre un double risque de mort, ô

trompeuse,

et

nous autres qui combattons sur terre

risquons moins parfois que nos frères des vaisseaux.

Car après éternel

;

mentaire

dans «

le

la lutte tu reçois le

;

tu achèves ses blessés, ô changeante, et

vent qui

siffle,

Mer au fond de

futurs,

vaincu dans ton sein

tu écrases son navire sous ta pression élé-

tu feins de

mondes

en eux,

fossiles

porteront, inc ustés

qui

les pleurer.

laquelle se forment les

énormes, des épaves d'acier, preuves formidables

de notre soumission au mal

mer

;

vorace,

man-

geuse de terre qui flatte doucement la côte rectiligne puis l'attaque

de démente

;

avec une violence soudaine

mer rongeuse qui

lutte contre le sol

que nous aidions de nos machines tu

ris

qu'ils

de

l'effort

et

de nos digues,

criminel des humains, car la force

emploient à s'entre-détruire est perdue pour

la lutte qu'ils

menaient contre

toi.

Des années pas-

seront avant qu'ils ne tentent à nouveau de restreindre ton vaste domaine. «

O

lisses

puissante, tu es heureuse et tes longues vagues

aux

crêtes mousseuses bondissent à l'attaque


EN FLANDRES

171

du rivage sous l'effort du souffle du Nord en plein tonnerre sur le sable

«

dompté

;

tu croules

d'un coup, largement,

et t'étales

et plat, ô dominatrice...

Sois-nous propice à nous qui t'aimons depuis

si

longtemps, mer subtile, diverse, toute en nuances,

mer

ouvre l'âme toute grande. Les autres

infinie qui

sont pour toi des étrangers

;

tu

les

connais à peine

;

voilà juste vingt ans qu'ils ont voulu te conquérir ces terriens

du

plat pays

;

mais nous,

te visitons

depuis vingt siècles; de la Provence aux Pyrénées,

de

la

Gascogne à

la

Bretagne, au Marquenterre, nous

t'avons parcourue en tous sens; nous t'avons com-

nous t'avons aimée malgré tes fureurs meur-

prise,

songes aux milliers d'entre nous qui dorment sous ton mantee.u gris. » trières

;

LE BRASSEUR

Nous cherchons une maison qui «

popote

les

hors... les

»...

portes du

Vainement, nous frappons à toutes «

secteur

bougres de vaches...

qu'elle

!

Partout on nous met de-

Madame

:

«Ah!

Tu l'as entendue,

qu'elle a dit.

nous a z'yeutés

la gale...

voit

»...

Près de moi Herbin rage

C'est plein

accueillera notre

!

Et

On

pis t'as

les

vaches,

ce fumier

aurait dit qu'on avait

a des z'hauts-le-cœur quand

des troufions

1

Des

?

vu comment

troufions,

elle

des pauvres


CROIRE

172

brutes qu'y s'font trouer la peau, sans

des galons sur les

gnent un rond par Si

même

avoir

des crève-la-faim qui ga-

bras,

jour...

Purée

!...

Ah malheur

!...

qu'on serait des juteux, ou seulement des pieds

comment

d'banc, t'aurais vu reçus

!

qu'ail'

nous aurait

T'aurais vu l'sourire, et la bouche en cul-

de-poule, et l'œil en coulisse

on s'arrangera. pour vous.

On

Il

nous

gnon qu't'aime...Tu lit

;

Mais

oui, Mossieur,

besoin...

»

Charogne

!

sais

que

petite place

On aime

au

des quarante francs par mois

sous pour un

«

y aura toujours une

s'serra

militaires chez

:

!

les sous-off's, ;

tant les

C'est leur po-

ça touche

qu'ça donne quarante

qu'ça boit, et qu'ça se saoule avec

du*bon, tandis qu'nous

autres...

Faut qu'on bosse

dix jours pour s'payer un triple-sec ou un verre

de fine... Alors ils s'foutent pas mal de ta gueule... Et c'est pour ça que tu te fais tuer !... Malheur !... » Nous heurtons une autre porte qui ne daigne même pas s'ouvrir... Nous sonnons; on ne nous répond pas... Le ciel est lourd des masses d'eau suspendues aux poches des nuages. Une pluie fine, pénétrante et mauvaise nous fouette la peau la ;

rue est balayée par

bout en bout

;

le

vent d'ouest qui

le sol est

l'enfile

de

gras d'une boue plombée,

gluante, ghssante, hachée d'ornières

;

à la voir, on

sent la trituration formidable que lui infhgèrent les semelles et les clous

de milliers d'hommes,

les


EN FLANDRES chevaux,

fers des

les cercles

caissons, de fourgons,

plateaux

écraseurs

I73

des roues de canons, de

pneus de camions,

les

tracteurs

des

des

et

les

pièces

lourdes... «

tice

et

Bon Dieu !

Qu'est-ce qu'on

deux bancs

d'mande

même

Un

?

a pas de justoit,

C'est pas des exigences

?

mois qu'on a pas croûte à de

Y

dit Bille-en-tête...

!

l'abri...

Ça

une table !

V'ià

s'rait

pas du luxe de ne plus être sous la

Dis donc, vieux,

si

un

tout

flotte..

des fois qu'on avait des assiettes

!

!... Des assiettes, les quarts Et avec ça, madame ?... Tiens, qui nous faut... Ça c'est des mecs au pèze

Non, mais tu vois ça et les couverts...

voilà ce

qu'habitent

là.

Une grande

On va

voir...

»

porte cochère aux deux battants

ouverts donne sur une vaste cour entourée de bâti-

ments.

Une

inscription

Brasserie Hackein

«

»

flam-

boie au-dessus de la porte.

Nous

entrons. Par les fenêtres de la cour nous

apercevons une pièce où

brille

un beau

feu clair

;

des vieux meubles, garnis de vaisselle ancienne, luisent dans la

pénombre des cuivres accrochent les du foyer un tapis rend à nos yeux ;

lueurs dansantes

cette pièce plus douce.

;

Un

civil

sexhauffe paisible-

ment... Bille-en-tête s'arrête sous l'averse, le con-

temple

et

remarque, philosophe

s'en fait pas, le salaud...

»

:

«

Ah

!

bien,

il

ne


CROIRE

174

Sur notre

droite, la porte à coulisse d'une remise

est entr'ouverte.

Ah

la belle

!

est sèche, bien close, et

Le

cimenté

sol est

fond

;

les

«

piaule

!

»

Comme

pas une fente ne lézarde

;

elle

soigneusement couverte le

!

pla-

impostes ont tous leurs carreaux, et la

porte, dont les quatre galets glissent aisément dans leurs rainures,

Vieux

!

nous mettrait à

On

l'abri

du

cinquante

tiendrait

froid.

dedans

!

— Ça vaudrait tout d'm.ême mieux qu'not' grange

-

à claire-voie, où qu'la flotte vous tombe su'

Pis qu'elles sont houssées, on les fourra bien

on

Ah

!

les

?

sous un autre hangar. AU' craindront si

C'est vrai, Mais les quatre voitures...

mettra-t-on

l'blaire.

les laisse

vieux

!

on a

?...

pour une

d'ia veine

d'mander au type. qu't'en dis

Y

fois...

dira pas non, hein

Tiens, le v'ià

pis,

?...

On va Quoi-

!...

Un homme s'avance vers nous; maigre,

Et

rien...

on pourra encore tenir vingt-cinq...

cinquante ans environ

de ;

moyenne,

taille

sous

le

qui chevauche son nez un regard perce

lorgnon

sec, dur,

métallique; par instants, les muscles de ses mâchoires

contractées saillent

nous

dit-il

:

«

Qu'est-ce que vous faites là

brutalement.

rade regardait votre remise. autoriseriez peut-être à

?

mon cama-

«

Monsieur,

Il

pensait que vous nous

y coucher pendant

le

temps

de notre repos à Hondschoote... Nous sommes can-


EN FLANDRES

I75

tonnés dans une mauvaise grange

quent au

et a transformé le sol en rit

;

Monsieur,

Ah

!

mon camarade

et

moi nous

vous pensiez!... Alors

Nous aurions

Oui !

Alors

— —

pensions...

mettrais

mes

!...

le

dit

:

assez de place...

pour que vous

!

Je connais ça regard de

sent qu'une colère

nous

je

Mais non, monsieur, vous pouvez très bien

les laisser...

dans

pour-

paille

planches disjointes...

les

voitures dehors par ce temps-là

man-

des tuiles

boue où notre

vent souffle par

le

;

pluie coule la nuit sur nos figures

toit, la

«

alliez

vous coucher de-

!...

Thomme

monte en

Allez -vous-en

!

se fait plus lui et

dur

on

;

brutalement

il

»

Mais...

Fichez

maintenant tout de

Une

camp! tout de

le :

suite!...

Sortez de chez moi,

Je vais vous faire arrêter

suite...

servante paraît sur

et

de

tout

le seuil

il

crie

suite,

!

d'une porte et

nous regarde consternée. Bille-en-Tète, fou de rage, veut tomber sur dis à l'oreille

:

le brasseur... «

Je

le retiens.

Tais-toi, Bille-en-Tête,

Je

lui

tiens-toi

peinard... S'il arrive quelque chose, c'est encore toi

qui prendra...

Tu

n'es

qu'un pauvre

troufion...

Je m'en fous, mais j'ie viderai c'fumier-là..Laisse moi que j'te dis, laisse-moi, j'veux l'vider...

L'homme tend

toujours vers nous sa tête rageuse


CROIRE

176

de despote, habitué à tout voir plier sous sa volonté

dans

le

canton.

jadis voter les gens à sa

Il faisait

guise parce qu'ils étaient ses locataires, ou ses débiteurs. Il

a dans

le

pays trente ou quarante cabarets,

installés

dans

ses

maisons, qui débitent sa bière,

que

ses cochers

ses voitures

;

conduisent à ses tenanciers, dans

maître de ses ouvriers, qui

est le

il

n'osent pas élever la voix

lièrement à

l'église,

car

il

quand

il

parle

;

il

va régu-

feint d'être pieux, et affecte

de remphr ses devoirs de chrétien pour un empire ;

il

ne mangerait de viande

laissera sans

vendredi, mais

le

remords trembler de froid

il

nous

et crever

dans notre grange plutôt que de déranger ses voitures. D'ailleurs

il

loge trois officiers chez

donc largement son ciers lui valent

jour, tandis soldat...

A

qu'on ne

ses trois offi-

trois francs

lui allouerait

par

qu'un sou par

à condition de fournir une lampe la nuit

!

n'en pas douter ce demi-paysan nous méprise

parce que nous

ne se

soldats. Il

que

Et puis

devoir...

une indemnité de

lui. Il fait

si le

sommes dit

des

pas que

«

hommes

s'il

»,

des simples

est encore chez lui,

feu brille dans sa cheminée, et glace les

bois lisses de ses meubles,

que

sa remise, c'est à nous qu'il

sépare BiUe-en-tête, dant, qui pour

le

un mot

même s'il le doit...

nous refuse

Quel abîme

Parisien frondeur, indépen«

plaque

porte en lui profondément gravé

»

son patron, qui

le

sentiment de la


EN FLANDRES

I77

justice, et cet être c^^nique, autoritaire, injuste et

méchant...

— Bille-en-Tête, amène-toi! Laisse-lui et qu'il se la

Non,

poisse

au

f...

...

j'te dis...

Ah

j'veux l'crever...

si

!

3

le

!...

Et nous passons

la

grande porte,

seur au regard de maniaque... queur...

Dehors

que jamais

et plus triste

sous

le ciel

;

le

autour des

;

fils

le

du

bras-

campe, vain-

La boue

jour est plus sombre

plus lourd

nous pénètre, nous amollit,

notre volonté

suivis

Il se

la pluie tom/oe toujours.

se délaye plus

l'eau

sa remise

je suis las

;

une

fait

chiffe

vent lugubre passe en rafales,

du télégraphe, des girouettes

;

de

siffle

et des

cheminées.

LA VIEILLE Faut tout de dit Herbin.

Chez un cile,

même

.

qu'on dégote une piaule,

Cherchons.

nommé

Wils on nous dit

nous avons un malade paralysé

«

:

»

;

C'est diffi-

chez

le

bou-

langer Duj ardin loge un officier rien à faire pour ;

nous

;

la voisine,

madame Vienne, nous annonce avec

douleur que son mari est malade

un jeune

^.c

type

y

;

le

photographe,

qui parait vingt-cinq ans, nous met

à la porte en disant

:

«

C'est cinq francs par jour

!

Bille-en-Tête s'échauffe... 12

»


x^

catoiRB Si

on

entrait

là,

propose Herbin en

me

dési-

gnant une petite maison joyeusement peinte en rose autour de ses volets verts... AUons-y

!...

Un couloir. Nous ouvrons une porte. Nous sommes dans une cuisine aux murs badigeonnés de jaime dans lesquels on a encastré de vieux carreaux

de Delft où des petits moulins à vent grossièrement peints tournent leurs aUes bleu-pâle. Sous le grand

manteau de

cheminée, à droite et à gauche du

la

classique fourneau de fonte qui semble une grande

urne funéraire, d'innombrables ustensiles pendent, pincettes,

vieilles

poches,

fourchettes,

ou crochets aux formes jamais

vues...

tisonniers

Sur

les

meu-

bles et la cheminée, de vieux plats, de vieilles faïences,

de vieux pichets d'étain, une petite vierge

aux mains

jointes mettent des teintes douces.

.% Tout contre

le

comme un

fourneau luisant

dans un grand fauteuil de bois à haut

émail

dossier,

ime

vi^e femme est assise qui se lève à notre approche. Pauvre petite

vieille trottinante,

un peu cour-

bée, dont la vie régulière devait s'écouler avant la

guerre sur un rythme lent d'antique horloge monotone.

Chaque journée passait pour

précédente, au milieu des

même

solitude,

mêmes

moulée par

elle pareille

à la

meubles, dans la

k même

silence.

Aux


EN FLANDRES mêmes

1^9

instants ses gestes étaient les régulière, elle mettait ses

mécanique

mêmes

tements aux

elle allait

à

même

bouton pour s'assurer de

entendait sa messe, marmottait ^les et revenait le long

la

effort, et

fermeture

au son des mêmes cloches

l'église

et,

vête-

minutes, sortait à six heures

moins cinq, fermait sa porte d'un pesait sur le

mêmes,

mêmes

mêmes

de la rue vide, de son

;

elle

;

prières

même petit

pas pressé, silhouette toujours pareille se détachant

mêmes maisons

sur les

chaque hiver

elle

trapues encore qu'après

parût un peu plus courbée vers

la terre.

Son visage

Elle s'est levée...

groupe

et

se

tend vers notre

son œil vitreux nous cherche un instant

avant de nous apercevoir. Elle est très

vieille.

La

pauvre figure ravagée paraît teinte d'une étrange ;

des rides symé-

triques et profondes la creusent.

Sa main osseuse

couleur blanchâtre et violacée

aux veines peu

et s'appuie

voix fêlée je

saillantes, tachée

elle

au bras du

nous

Elle porte la raie sépare

un ton d'excuse

dit sur

ne vois plus bien

clair

main à

ses

de jaune, tremble un

fauteuil, tandis

!

que de sa :

«

Kick

cheveux gris-jaune qu'une

en deux bandeaux réguhers

;

elle

paraît

perdue dans sa jupe noire, dans son corsage sous

le

!

»

noir,

haut bonnet noir, semé de passementerie et

de carrés ds

jais, et

dont

les brides noires sont re-


CROIRE

l80

comme une

jetées sur ses épaules, et fait

tout trembler dans la maison,

rafale de

moi son regard où passe une lueur simplement

joignant les mains, dit

dront

pas...

N'est-ce pas. Monsieur

craintive et

ne vien-

« Ils

:

canon

tourne vers

elle

»

?

Elle est très bonne... Jadis, avant la guerre, elle

n'eut pas supporté qu'on entrât dans sa maison.

Malgré ses soixante-seize ans

de ses mains chez laisse assez

même

elle.

elle tenait

Elle disait

:

jusqu'au bout

»

;

car

Que Dieu me

«

de force pour pouvoir

à tout faire

me

servir moi-

des

le pire

supplices

eut été pour cette aïeule de voir une jeune servante lâchée dans son vieux ménage, sahr les parquets les

meu-

jours de pluie, cogner sans respect ses chers bles

ou ébrécher sa

Malgré que

vaisselle à fleurs.

les soldats

ébranlent sa maison et

troublent toutes ses habitudes, et malgré qu'elle en souffre, elle

arrivés

?...

Mais

malade ?»

comment ça

ne nous »

est

pas hostile

:

«

Kick

Bien

!

nous demande-t-elle aimablement.

oui,

Madame. Vous même

— Non, va...

?

n'êtes pas

non, et avec vous. Monsieur,

On

sent que

le français qu'elle

parle n'est pas sa langue, mais une langue apprise

on devine souvent

mand pour nous

qu'elle fait ses phrases

en

les traduire ensuite. Elle dit

yeux sont appesantis de sommeil,

»

:

«

et parlant

;

fla-

Vos de


EN FLANDRES larmes qu'elle a versées,

elle

l8l

traduit

:

la pluie de

7nes yeux.

— Asseyez-

Je vais vous donner du bon

vous...

va à l'armoire, en

Elle

vin...

tire

des verres, une

bouteille qu'elle place devant Bille-en-tête médusé.

Elle voit son étonnement et

penche vie

glisse

Dis donc,

!...

Puis

me

et

il

à

l'oreille

en :

bonne

?...)>

« Ah vous savez, ils comme vous dans l'patelin !... C'est :

tous des fainéants, des grigous

depuis

pareils

Herbin se

rit...

Ca, c'est la

l'brasseur nous voyait

si

se tourne vers la vieille

n'sont pas tous

des

".

!

;

on n'a jamais vu

qu'Jésus-Christ

champêtre à Bagnolet

garde

était

!...

Elle n'a pas compris, mais acquiesce poliment

de

comme

la tête, et

soldats

:

«

demande si un

je lui

l'autre jour

y avait

Il

elle

loge des

officier,

me

répond-elle... Il était bien honnête... Il est arrivé

tout trempé, alors

mari qui les ai

du

est

j'ai pris

mort depuis

mises sur

fourneau...

le

des pantoufles de

six ans, Monsieur, et je

bac à charbon, à chauffer, près

Il était

eu au moins soixante

content, allez... Mais

hommes dans

étaient mauvais... Ils recevaient et

m'en demandaient à

en donnais...

Ils

me

par jour. Monsieur,

mon

du

il

y a

le grenier... Ils

sel, le

moi... J'avais

vendaient

peur

et je leur

prenaient trois bacs de charbon et encore... Ils

de petites choses parce que

je suis

ont pris beaucoup

une pauvre vieille.


CROIRE

l82 Ils

me

disaient

que

ne comprenais

je

Ça

pas intelligente, que

je n'étais

ont mouillé

rien... Ils

le plafond...

a traversé la chambre... J'avais un beau tapis

dans

l'escalier

;

était tout

il

neuf

;

acheté

je l'avais

pour quinze francs l'an dernier, Monsieur... A force de passer avec leurs gros souliers, et l'ont rempli

de

l'ont usé, Monsieur,

!

ma

maison

n'est

«S'il vous plaît, un comme avant cognac » Et comme Herbin fait un geste

plus propre

!...

peu de

de connaisseur de vin

ils

Ah

trous...

satisfait

en

« la, ia, dit-elle, j'ai

montrant son verre du bon vin !... »

lui

*

Madame,

vainqueurs

— Ah les

!

;

et

la guerre finira bientôt,

vous n'aurez plus de

la guerre

gens du pays)...

c'est

quoi

— —

!

la,

(elle

moi

quand on hagne à

prononce

nous serons

soldats...

la lierre,

je n'sais pas...

la herre...

comme

Vainqueur

Le

contraire, c'est

je

veux demander

?

Vaincu... Vaincu... Ah!...

la...

Et puis

Disparu Je crois... qu'est-ce que ça dit, Disparu ?.. je crois que c'est quand une bombe aussi

:

tombée

et

qu'on ne trouve

ça. est

même plus les petits mor-

ceaux...

EUe s'arrête un

instant et soupire...

Une idée triste demande

l'obsède qu'elle veut chasser... Elle nous

:

i


EN FLANDRES

— Vous avez du

plaisir à

ne vous dure pas trop

183

Hondschoote.

. .

Le temps

?...

Renaut croit devoir répondre y a des petites poules qui sont assez

Poli et galant,

— Ah!

oui,

il

:

— Malgré Targot, — La guerre a beaucoup changé

girondes...

deviné et dit

elle l'a

autrefois, avions peur,

les choses...

ne parlions

pas...

maintenant sont z'hardies, parlent aux

Mais

l'idée triste qu'elle tente

depuis que nous

Une émotion

sommes

Les

filles

soldats...

en vain de chasser à nouveau...

là l'assaille

l'étreint.

un soldat, un

J'avais aussi

beau garçon

:

Nous,

solide... Il

petit-fils,

un grand

semait, labourait, récoltait...

n était doux... Il avait vingt- deux ans... Il est

Allez lis

mort. Monsieur, à Perthes

demander au Sauvage... On vous

était estimé

J'ai

sur la cour...

dira «Massel:

de tous ses camarades...

mon seul petit-fils... On a fait un service, un peries...

les z'Hurlus...

eu mal...

Ma

y

C'était

avait des dra-

Je suis sortie

fiUe est venue... Elle pleurait,

Monsieur... J'ai cru

La malheureuse contracte sous la

beau... Il

J'étouffais...

»

que

j'allais mourir.,.

Son pauvre masque fripé se douleur. Et je songe aux autres, !...

aux vieux de Mouilly, de Rupt, de Vaux-les-Palameix qui restaient assis au soleil sur le pas de leur porte malgré les obus

;

je

pense aux milliers de


CROIRE

184 vieillards qui

fibres ils

ne

si

à leurs maisons par des

tenaient

secrètes

que malgré

rides crispées, elle

et

;

pitié je les associe à cette triste

douleur abaisse

menaces mortelles,

les

ont pas voulu quitter

les

dans une grande

grand'mère dont

la

bouche, creuse

les

les coins

de

la

mais dont

les

yeux

restent secs, car

ne peut plus pleurer.

L ESTAMINET

— Tu viens au Chat — Allons-y ?

Bille-en-tête,

et

gagnons

Herbin

la petite

et

!

moi quittons notre

maison basse,

paille

ornée

verte,

d'une enseigne, où l'on peut reconnaître à la

ri-

gueur un matou blanc au-dessus d'une inscription

Nous entrons. La Dans un coin, Laleu et Labbé mangent leur gamelle en buvant de la bière... Au beau milieu, une gamine de deux ans est assise à indispensable: ((Cabaret au Chat)).

salle est-presque vide...

terre. Ses

cheveux courts, bouclés, dorés, encadrent

son délicieux visage et lisses Téclairent

;

;

yeux

ses

elle rit,

bleus, ses joues rouges

en serrant tendrement

entre ses bras, contre sa robe qui fut blanche,

chat presque aussi gros qu'elle et qui ferme

comme un Herbin gnonne...

un

yeux

enfant qu'on berce.

la »

les

contemple attendri, murmure

puis déclare

:

:

«

Mi-


EN FLANDRES

On

mieux

est

ici

qu'au

185

Soleil,

ou qu'au Bœuf

de Flandre.

On

mieux qu'à La Botte de

est

paille

ou à La

Belle vue, dit Bille-en-Tête.

— — — la

Lesous-soff'svont kL' Arc ou

Les

officiers

Nous

patronne

a.

autres, on est chez nous !

L'Hôtel de

au

Chat...

Trois cafés, trois cognacs

La patronne

Ville.

vont au Sauvage.,.

une jeune femme aux

arrive... C'est

grands yeux bleus un peu été pris à Lille avec des

Ehl

!

tristes,

dont

camarades du

le

mari a

8^ territo-

rial.

— Avez-vous des nouvelles — Non, pas de

?

lettres encore... J'ai peur...

des misères... C'est la guerre, qu'on

Ne vous

désolez pas.

re\âendra votre

Ah

!

beaucoup

En

a

Ca va bientôt

finir.

Il

homme.

je suis

cul sur ça...

On

dit.

bien sûre qu'il n'y a pas de cal-

tout cas, on pourra dire qu'on a été

souffrir...

Nous non plus ne comptons pas sur une fin rapide du conflit, et pourrions nous plaindre de la souffrance. Mais, à vrai dire,

ce

nous n'y pensons guère en

moment. Le poêle de fonte

salle

une douce chaleur,

dans nos verres, auprès

;

et le

«

le

«

entretient dans la

café

cognac

»

»

bouillant

brun doré

fume

luit tout

nous avons une table sur quoi poser nos


CROIRE

l86 coudes

nous sommes

;

de

assis sur des chaises, et,

notre abri paisible, nous entendons la pluie crépiter sur les tuiles des toits, tière,

du

tomber en mince

trottoir,

ou

sortir

ruisseler jusqu'à la gout-

du chéneau sur

filet

la terre

en crachant rageusement du

tuyau de descente.

— On

Y

a pas à dire, on est bien

est bien

teaux!...

ici,

Eh!

ici,

ensemble, nous

répète Herbin.

trois, les trois

po-

Bille-en-Tête, quoi qu't'en dis?

quoi qu' tu penses, face de rat

A

?

A

Thôtel de Tave-

nue Henri-Martin où c'qu'y avait des singes peints sur les murs des cabinets

?

Tu

t 'souviens,

on s'ame-

nait à huit heures pour la plomberie, et le maît'

d'hôtel v'nait, «

Madame

vailler

pas

!...

comme

a dit qu'y

avant qu'elle Alors,

ça, sur la pointe des pieds fallait

l'dise...

:

pas vous mett' à tra-

pour qu'on

on s'couchait, on en

la réveille

grillait

une,

L'maît 'd'hôtel y nous r'filait du poulet, et pis du pinard maous... Bille-en-Tête, tu

on

attendait...

t 'souviens...

Et Herbin toi, l'hôtel

les

Ah

se tourne vers

où c'que

cabinets

Passy.

qu'est-ce qu'on se jetait

!

?...

moi

les singes se

:

Tu

!...

l'connais pas,

cavalent après dans

C'est face à la mairie

vieux

!

t'as

perdu

»

si t'as

du XVP, à pas vu ça !

Je regarde Herbin et Bille-en-Tête, et là-bas Laleu


EN FLANDRES et

Labbé

et les autres

et boivent, et la

camarades qui jouent, fument

patronne aux beaux yeux

au chat

et la petite fille

187

sur les toits de ce village perdu, près de la l'ennemi, et

tristes

j'écoute la pluie qui claque

;

mon cœur

frissonne

mer

de

et

brusquement de

solitude.

Me

voilà

donc

seul,

sans un ami, selon

dans

mon

la

masse des camarades,

cœur. Je

aime bien

les

pendant tous mes compagnons de misère. vent et

me

le

rendent. J'ai mis toute

ma

ce-

Ils le sa-

confiance

en eux, qui comptent sur moi en toute sécurité.

Chacun, dans une certaine mesure, tient dans sa

main

la vie des autres.

Les liens qui nous unissent

sont tels que rien, semble-t-il, ne les déliera jamais.

Plus tard, ceux d'entre nous qui se reverront n'auront qu'à dire grouillante

:

Te souviens-tu

«

images

des

? »

pour que

familières

nous

temps de paix, des manœuvres

ensemble créaient déjà entre nous cette nité

»

empri-

commune de

sonne de son réseau. La simple vie caserne, en

la foule

«

la

faites

frater-

d'armes que la mort bravée chaque jour, de

conserve, rend encore plus indissoluble.

Il

faut le

feu pour souder.

Mais, malgré tout, J'ai

beau aimer

plètement

ici

souvent leurs

la vie

et

il

me manque

de mes amis,

quelque chose.

et la vivre

un peu chez eux puisque

lettres, j'ai

beau

com-

j'écris

sentir qu'ils ont be-


CROIRE

l88 soin de

moi

qu'aux heures de cafard

et

mon

assu-

rance raisonnée les soulage, je n'en souffre pas

me

moins de n'avoir près de moi personne à qui confier.

Maintenant,

le

Chai est envahi. Toutes

sont occupées. Les

hommes

les tables

serrés sur les bancs

boivent des chopes ou du café

zouaves et fantas-

;

sins parlent haut, et discutent et plaisantent sous la clarté jaunâtre des

enveloppe bleuâtre...

lampes

;

la

fumée des pipes

choses et les êtres d'un tiède nuage

les

Dans

le

brouhaha, on perçoit parfois

plus nettement une phrase,

un mot

:

— Six-quatre, hurle un joueur de dominos — Pique!... Atout!... — Ah! mon salaud cocu Y a pas !

Il est

!

est cocu. C'est pas permis d'avoir de la veine

ça

il

comme

!...

Je te dis qu'on remontera aux tranchées dans

dix jours. C'est

juteux de

Y

!...

le secrétaire

doit l'savoir

lui...

— Eh va donc — De quoi Y !

!

c'est l's'crétaire

troisième

du colon qui l'a dit au du colon...

la troisième... Oui, le secrétaire

!...

Y

;

il

est

comme

sait rien.

du colon qui

l'a dit

sortaient tous les

Flandre... L' juteux

y

toi,

y

Pisque que

faisait

sait rien j'te dis

!

que

au juteux d'ia

deux du Bœuf de

l'aimable,

y voulait

s'mette bien avec l'bureaucrate, pour des papiers


— EN FLANDRES à

189

qui voulait faire envoyer à la brigade... Ah!

lui

la connaît

l'frère... «Alors, qu'il lui dit,

pour longtemps dans non,))

qu'on

que lui les

c 'patelin ?»

dit l 'bureaucrate.

met,

))

qu'il lui dit

?

«

Probable que

— Quand que — «Dans une dizaine c'est-y

«

mais faut rien en

p'tête bien, qu'il répond,

dire...))

y a Guérin qu'était avec moi... Dis c'est pas vrai, Guérin. Même qu'on leur tournait Tiens

il

!

dos et qu'on cartes chez la

nn ? On

marchande d'tabac

s'anime...

On

— On fera

Nieuport, dit l'un. cise l'antre...

On

discute...

parle

«

la

«

si

le

de r'garder des

semblant...

faisait

il

onena-t-y

!

Pas

On

Gué-

vrai,

retournera à

Grande Dune », pré-

cuisine», visite, corvées,

mandats, vaguemestre, gradés; on parle de ces mille riens qui font presque toute notre vie, et en

écoutant raconte

gne

les

échos de la

comment

qui voulait le

»

raient

salle,

ces heures

«

poisser

si

j'avais

»,

je

Herbin qui

me

a semé un

«

co-

songe à ce que

se-

et

la nuit dernière

il

un ami

vrai près de

moi.

A

la guerre plus

saire, car

on

fait

que dans

une

telle

courage et d'espoir, que

les

la vie l'ami est néces-

dépense de volonté, de plus riches n'y peuvent

suffir.

Brusquement,

rente,

vous sentez que votre cœur

et

souvent sans raison appaest vide

;

tout


CROItE

igO votre être défaille

;

vous hésitez

;

votre confiance

en vous vous abandonne... Mais à qui vous ouvrir; qui appeler à votre aide

?...

la vôtre, que] esprit plié

aux jeux

Quelle

âme

pareille à

subtils

dont

in-

consciemment vous avez besoin vous comprendront, vous soutiendront pendant l'heure mauvaise

A

trop aider

les

?

autres sans être payé de retour,

peu... Ah! si j'avais près de moi ou Arène, ou Boucau, ou Guasco qui tous viennent de m'écrire. Mes amis, qui êtes si

on s'épuise un Aussière, trois

différents

cependant mes amis, pourquoi ne

et

sommes-nous pas réunis

Comme

?

chacun de nous

donnerait un effort plus grand encore sous l'œil

des autres

II

me

semble que nous nous

surveille-

rions davantage et qu'il s'établirait entre nous

dont

sublime

sorte d'émulation

le

une

pays profi-

terait.

Mes amis,

si

vous étiez

serais plus sûr

là, je serais

de ne pas

Je de n'être pas abandonné, sais.

Grâce à vous

plus sûr de moi.

faiblir et plus sûr aussi

si,

d'aventure, je faibhs-

je serais soulagé

d'un grand poids.

Je ne serais pas, au milieu des camarades, le seul soldat d'une autre classe sociale, donc le seul point

de mire. Et voilà justement que Guasco m'écrit qu'on l'envoie dans

l'artillerie,

venir avec moi et ajoute

merveilleuse

;

si

tu savais

:

au

13^, qu'L voudrait

Tu dois avoir une comme je t'envie î... «

vie »


EN FLANDRES

Eh

nent...

!

vieux

Faut

!

cal ter

ICI

huit plombes qui s'débabichon!

C'est Bille-en-Tête qui

Les gendarmes sont à

m'annonce la

fermeture...

l'affût et auraient tôt fait

de verbaliser contre la propriétaire de l'estaminet,

nous y trouvaient après l'heure réglementaire.

s'ils

Evitons-lui d'être consignée quinze jours.

Sortons, Bille-en-Tête

Nous passons

le seuil et

I

plongeons dans la nuit

humide. La pluie tombe toujours, têtue, pénétrante; la

boue englue nos semelles hésitantes ; nous allons le noir gonflé de vapeur d'eau, muets, an-

dans

goissés et

pas

si

la

si

tristes

que nous ne hâterions point

le

mort elle-même nous apparaissait brusque-

ment au coin de notre grange, debout dans une des immenses lueurs brèves,

qui, vers l'Est, éclatent

dcuis le ciel.

APRÈS LA PLUIE i6

février*

Une douce et tendre lumière enveloppe la Flandre.

Au

loin,

dans

huit ailes de

deux

rouge de leur

toile

le ciel très bleu, les

moulins tournent, rapides, et

le

rappelle les voiles rouges des bateaux de pêche sur le

bleu de la mer.

Droit et pointu, im clocher monte dans

l'air


CROIRE

192 transparent et

me semble blanc et marbré de

teintes

vertes bien que je le sache bâti en briques De-ci,de-là

des toits de tuile d'un rouge violettes vernies, des

vif,

ramures

des toits de tuiles

très fines et grêles

Un

d'arbres en qui la sève monte.

immense.

ciel

Des routes qui sèchent sous les premiers frôlements du soleil et s'étendent à perte de vue.. Une douce et tendre chaleur nous pénètre

;

de grands oiseaux

noirs et blancs volent lentement contre l'horizon,

au passage

et le soleil qui dore

paraît

un

L'eau routes

;

les

gouttes de pluie

sourire dans des larmes.

brille

dans

les ornières et

sur

le

bord des

l'herbe jeune et courageuse pointe entre les

mottes de terre

;

de petites maisons de briques,

peintes en ocre dur, en iaune, en rouge avec des volets d'un vert cru, semblent semées dans la

cam-

pagne. C'est mardi-gras, et le

ondes se déploient dans

canon gronde. Ses larges

l'air.

A ma droite

des

hom-

mes creusent hâtivement des tranchées sur route un vieux paysan avance, courbant vers ;

sol

la le

son visage encadré de poils blancs sous sa cas-

quette râpée.

ments

;

flottent trent.

Un

bruit léger

dans

le ciel

à

l'est

;

des éclate-

mous de fumée blanche

des flocons :

qui

ce sorit trois avions qui ren-


EN FLANDRES Tout

s'éteint

I93

brusquement dans

la plaine sous

l'ombre énorme d'un nuage qui passe. Le clocher de\'ient noir, et puis les ailes des

nent entre le ciel se

les

arbres

moulins qui tour-

toutes les maisons meurent

Les yeux des

et s'affligent d'instinct...

hommes

L'ombre

s'éton-

froide règne.

Mais voici qu'au loin reparaît une tache de

Le grand vent de

la

mer emporte

mière \'ictorieuse reconquiert les

On

les

le

nuage

champs

;

soleil.

la lu-

;

toutes

couleurs éteintes se rallument... L'hiver agonise... oublie la bataille toute proche et la mort

naçante une joie immense s'élance dans si

me-

le ciel si

;

profonde,

du

;

vide de sa grâce et reprend à l'instant sa

tristesse hivernale...

nent

;

vibrante qu'on s'étonne que les cloches

clocher voisin ne sonnent pas d'elles-mêmes.

LE MOULIN Mercredi

La telle

i.y février.

plaine infinie s'étale écrasée, assombrie, mor-

sous

le ciel

courbe.

La tempête balaye

la

ouate

sale des nuages, déchire leurs flocons gris, noirs

laiteux, allonge le cou, hurle et sa plainte

comme un

douloureuse passe,

ou

chien perdu,

sifflante,

coupante,

puis s'attriste, et pleurante se prolonge, et s'effrite

en lambeaux dans

les rafales

comme

les

embruns

sur la mer. 13


CROIRE

11^ Sous milieu

une route serpente. Le

la pluie qui cingle,

du chemin

est

pavé

;

sont crevés

les côtés

d'ornières énormes, longues, boursouflées, sinueuses,

pleines d'eau. Entre triturée, s'affaisse

de

paille

tombés

elles, la

par hasard y mettent de menues à gauche, les champs que

A droite,

taches jaunâtres.

la pluie a couverts

çà et là

;

d'innombrables petites poches

une teinte

d'eau, prennent refléter le ciel.

boue noire ou blanchâtre,

en purée gluante et quelques brins

gris clair

semblent

et

Quelques taches vertes paraissent

craintivement, sous la bise, l'herbe sort.

Des haies fines et transparentes Hmitent les champs derrière les rigoles de drainage

;

des saules étètés

dressent leur courte personne trapue, et de hauts arbres, rangés en ligne dans la plaine, élégants et légers à l'horizon

humide, flottent embués de brume

grise et bleue.

Eparses à

la surface

du pays, de basses maisons

vides se cachent derrière les haies. Elles ont toutes

un

air

leurs

:

de famille

murs

et sont habillées des

ocres,

mêmes

trades vertes à barreaux peints en blanc au elles

sont coiffées

du même

toit

de

sommet

tuile

crevé par les obus ou troué par les balles

;

le

vent s'y engouffre par

;

rouge

des êtres

aimes y coulèrent autrefois une existence

cem aintenant

cou-

contrevents, verts crus, balus-

paisible

les brèches^


EN FLANDRES se glisse sous les tuiles, court les

ig5

chambres

désertes,

geint en secouant rageusement les portes.

Toutes

Au

loin,

les

couleurs sont noyées dans

le gris terne.

tout au bout de la plaine, un troupeau

d'humbles maisons aux cheminées à grande pente, tremblantes sous

toits à

tassent

autour

d'un

haut

clocher

;

aux

oreille,

la rafale, se

des

arbres

sombres secouent en gémissant leur squelette grêle tandis qu'au ciel passe la chevauchée fantastique

des nuages. Harcelés, bousculés, fouettés, déchirés

par

le

tres,

vent d'ouest,

comme

nent à grands

Les hommes

De

ils

uns sur

les

au-

à l'abattoir. Le canon s'est tu.

cris

l'eau partout

les

les

sont muets. L'ouragan règne en maître. :

dans

la terre, sous le sol qui

dans

grimpent

des bœufs que bouviers et chiens mè-

le ciel,

champs, dans tous

que motte, dans

les

sur

mes yeux, sur

semble une éponge énorme, les sillons, derrière

tranchées et

les layons,

cha-

sur les

chemins, autour de chaque pavé, danâ toutes les ornières, autour de

empreinte de

fer

chaque tas de boue, dans chaque

à cheval, dans tous

les fossés,

tous les képis, dans tous lés souliers.

dans

Les capotes

sont traversées et les hdhimes tremblent. Les mains sont raides et bleues de froid,

les

dos courbaturés

s'affaissent, les pieds s'enlisent, les paupières cU-

gnotent sous

aux

cils.

le

poids des gouttelettes suspendues


CROIRE

igô

Avant

d'arriver

aux tranchées nous longeons étable, un moulin à vent. Au

une maisonnette, une milieu

du

pré, autour

de l'abreuvoir,

trois

cadavres

de vaches tuées par un obus achèvent de pourrir. Leurs têtes énormes

creusent

se

et

s'effritent

;

des porcs qui rôdent près d'elles nous regardent au

passage en glissant un regard pointu entre

immenses

de leurs

oreilles roses

le

bord

marbrées de noir

rabattues sur leurs petits yeux, et leur groin aux narines blanches qu'on dirait garnies de vaseline.

soulèvent entre leurs dents des morceaux de

Ils

chair et de la paille, s'ébrouent sous la pluie, la

queue pendante,

le poil rare lissé

en touffes, puis,

affamés, fouillent les charognes.

Le moulin, ches,

est

il

jusqu'ici, a été épargné. Bâti

de plan-

en équilibre sur un pivot soutenu par de

larges poutres et quatre pihers de briques blanchis

à la chaux et verdis par places. Le bois vert, et

che.

Une petite

lucarne à poulie avance hors du toit

d'écaillés vertes et grises

ponnent dans tige,

est noir et

semé de longues taches de moisissure blan-

la

;

tempête,

un coq-girouette

des moineaux s'y cramet,

au bout d'une longue

affolé tourne

dans tous

les

sens.

Les

ailes

garni de le

vent

«

sont faites d'un quadrillage de bois

matelas

».

Elles vibrent largement sous

comme les cordes

d'un navire

et, dans

latem-


EN FLANDRES pête, la grande

machine penche

voilier qui aurait

;

on

les

un

et grince telle

vent debout. Les

d'un rouge brique que vent aviver

I97

ailes

sont rouges

gouttes de pluie ne peu-

les dirait teintes

de sang séché... Et

rougeâtre et grinçante, la chose gigantesque tourne sans trêve, continuant sous

mense geste d'appel taille

!

Bataille

!

»

funèbre son im-

le ciel

circulaire et désespéré.

semble-t-elle crier dans le

«

Bavent

à toutes les bêtes mangeuses de chair. Des mouettes

blanches et noires, stridentes, planent dans

chargé de senteurs marines s'approche à tire d'aile;

;

leurs

pluie ont des reflets d'acier

plumes

se

séparent,

lissées

de

leurs cris joyeux, per-

;

çant le vent, arrivent jusqu'à nos oreilles billonnent,

l'air

un vol de corbeaux

virent,

se

;

ils

tour-

groupent, et

s'abattent lourdement, et quelqu'un dit à mi-voix «

Comme ils sont gras cette

année...

:

»

LE BROUILLARD SOUS LA LUNE 22

L'ombre brutale d'un mur

février,

22 heures.

noircit le premier plan.

Quelques maisons imprécises élèvent un peu plus loin la

pente de leurs toits où des taches de lumière

comme des vers luiUne vapeur gris-bleu^

pâles et douces s'accrochent

sants au verni des

éparse en

l'air,

tuiles.

plane légère. Elle est subtile, trans-


CROIRE

igS

parente à laisser voir, réduites à de minuscules points d'argent, les plus brillantes étoiles.

La lune

a presque éteintes. Elle monte dans

les

le ciel, voilée

à peine, et lente, et la froide caresse de

Un peu

sa lumière glisse sur la terre douloureuse.

de neige subsiste sur caissons d'artillerie

sont lamés d'argent

les

;

;

plans horizontaux, sur des ruisseaux et les flaques

les le

grand clocher toujours de-

bout s'estompe en demi-teinte dans un rêve

Un

et

semble

flotter

clair.

calme immense couvre

de temps à autre un obus

la plaine criminelle

éclate,

bouscule

;

le silence,

qui bientôt s'allonge à nouveau sur nous, et les

âmes durcies des terribles bruits

de

guetteurs, insensibles

aux plus

bataille, frissonnent à l'aboie-

ment lamentable d'un chien

errant.

Rêve, tristesse plaintive, incertitude.

LA VIE EN CERCLE Mercredi 17 mars.

Même

vie

«

en cercle

»,

toujours identique,

mo-

Mêmes horizons, mêmes platitudes, mêmes ruines, mêmes tranchées, mêmes réseaux, mêmes clochers, mêmes ruisseaux, mêmes visages, mêmes espoirs, mêmes souffrances, même

notone,

désespérante...

menace de

la

mort qui s'approche ou

s'éloigne


EN FLANDRES

IQQ

suivant l'heure, mais qu'on devine, toujours, guetteuse, autour de soi.

Un et

ciel gris,

bête à force d'être immobile, calme

semblable à lui-même...

Du

matin au

soir, et

depuis tant de jours que leur nombre m'échappe,

nous vivons imbibés de couleur

grise.

Le

pas en son entier d'une teinte uniforme plus de blanc et là plus de noir

;

ciel n'est

y a

il

;

ici

mais malgré ces

différences légères, le poids de l'énorme coupole grise

posée sur la terre humide pèse sur tout notre

Pas un souffle de vent tion

;

va nous manquer. L'air

et lourd

il

;

a tonné

le

semble que

il

être.

la respira-

est relativement

chaud

mois dernier. L'ennui nous

nous n'avons d'autre occupation que

tenaille

;

d'aller,

d'attendre, et de revenir. Les nerfs sont

tendus

;

les

hommes deviennent

la vaste cloche

plombée qui nous

irritables et sous

écrase, le

canon

vibre par larges ondes qui retentissent au fond de

nos poitrines. Il

n'y a pas de bataille, mais seulement

de scène

»

termittentes s'essayent à nous donner leurs appels

repoussent

«

musique

de bataille. Canonnades et fusillades in-

nous inquiètent, nous alternativement

le

change

attirent,

comme un

courant

électrique. Les pertes sont faibles actuellement \e secteur,

mais

ailleurs

il

n'en va pas de

chaque mort que j'apprends

j'ai

et

nous dans

même

comme un

;

à

éton-


CROIRE

20e

nement

un remords de vivre

et

que

dette

la

et je sens augje9ui:^u

ceux qui sont

je contracte envers

tombés.

LE PRISONNIER Je ne puis croire qu'Aussière

mort. Cette

dans mes mains

et

mon ami n'est plus... fondue... Un ciel cuivré endeuille

le

menteuse que

lettre est

soit

je tiens

qui m'annonce que

De

la neige

monde. Le vent qui

en tempête ces jours

tombe peu à peu. Je

relis la lettre... Ainsi,

derniers

soufflait

il

aurait été tué, tout près de moi,

à Zillebecke et

pu pour lui... Mon esprit remonte temps. Je suis il y a un an... Je vais chez

je n'ai rien su, rien

dans

le

lui...

Voici la rue pauvre et triste et l'étroite cité

aux murs J'avance

dont

sales

mon

;

déchaussés

;

je

le

plâtre

tombe par

pied tourne sur

longe les

grilles

plaques...

pavés

les larges

dont

la vieille pein-

ture verte s'écaille et les jardinets noirs et minuscules

porte

où ;

Unge sèche sur une

le

je

m'arrête

la dernière

;

ficelle

un chien aboie

marche de

chaud

les volets

;

sont

clos.

et,

comme

fait

Hvres, nous étudions

siennes, car

mêmes heures ensemble les mêmes

par goût, ou métier, nous lisons aux

mêmes

il

Sur sa table des notes

que je lui ai prêtées comme il me prête les ^es

grande

j'entre et sur

l'escalier, l'ami paraît...

Nous sommes dans sa chambre très

voici sa

;


Eîf

FLANDRES

questions, nous jugeons les

ou morts... Dans

mêmes hommes

la lumière adoucie

de nous commence une phrase car

sent,

il

que

201

de

vivants

la pièce, l'un

et s'arrête aussitôt,

mentalement, l'achève. Nos

l'autre,

âmes sont si pareilles que nous n'avons guère à parler... D'un mot nous nous rendons compte que nos jugements sont identiques nos deux pensées ;

mêmes

s'élèvent, jumelles, suivent les pareilles à

deux vapeurs

légères

qu'un

sinuosités,

même

souffle

agiterait.

Dans l'ombre

silencieuse je devine

de sa pensée subtile, ses

yeux

brillent

;

le

battement

jeux de son jugement droit

les

;

son sourire, ses lèvres rouges, ses

cheveux noirs s'estompent

et tout

mon cœur m'em-

porte vers cette intelligence ingénieuse, mais tendre,

bonne Il

et simple...

n'est plus.

Cette lettre entre

tue une seconde

fois.

Mon

une part de moi-même puisque voir pour

me

connaître,

mes

doigts

me

le

ami, qui était vraiment j'avais besoin de le

mon ami

est mort...

* *

Dis donc, vieux

Le capitaine

t'appelle

!

Il y a deux prisonniers pour les interroger...

!

..

J'arrive.

Des camarades encadrent par une p atrouille.

les

hommes ramassés


qROiRE

202

un

J'interroge le premier,

vêtu d'une capote

timbre de

yeux

la

être malingre, petit,

de boutons au

gris- vert, garnie

couronne de Saxe.

Il est très

vifs regardent inquiets, rapides et

pâle

faux

nom ? — Ernst Reissmann. Age ? 28 Né à ? — Anthonstal, près de Zwickau. ?

— Ouvrier en

Ton

?

?

Vingt-septième corps d'armée.

L'homme

ses

;

ans.

fer.

Régiment de réserve 243 continue.

«

— Pro— Quel régiment — saxon, — Quel corps —

fession

:

dit tout ce

Et

»

que

l'interrogatoire je

veux, précise

sur la carte les positions occupées par les siens,

me

raconte ensuite sa vie depuis la mobilisation; son arrivée au 133^ d'infanterie à Zwickau, son pied

pendant

cassé le 10 septembre

la bataille

de

la

Marne, son évacuation sur un hôpital près de Magdebourg... Mais Aussière m'avait écrit dans sa der-

du

nière lettre

2 décembre qu'il avait devant lui

des Saxons, et une curiosité ardente

me

tourne vers l'homme

de cinq semaines chez

:

toi,

«

me

pousse; je

Après ta convalescence

en Saxe, qu'as-tu

fait

?

Je suis parti le 16 novembre avec un renfort de 200 hommes pour le 243. Je suis arrivé le 20 à Waterdamhoek j'y suis resté un jour, puis on est ;

allé

douze jours dans

Zonnebeke

;

les bois entre

Veldhœk

et

puis on a pris les tranchées vers Zwar-

teleen et Zillebeke...

ceux qui tirèrent sur

»

Zillebeke

mon

ami.

!...

Il était

donc de


EN FLANDRES

203 Christian Min-

J*interroge l'autre maintenant, ner,

un paysan de trente-deux

lourde

ans, brute,

machine, matière où l'on ne peut discerner une lueur d'intelligence.

a suivi les autres

il

est allé

faire...

me

les

traverse l'esprit

sait

pas

;

il

ne

sait rien

;

n'a rien vu, rien compris,

«

:

C'est lui qui a tué Aussière

que

mon ami

».

c'est lui... L'intelligence

en pleine floraison, est tombée sous

coups de cette bête pesante... C'est ça la guerre...

sistible

tu

;

je suis sûr

Une immense les

il

où on l'a mené, a fait ce qu'on lui a fait Et brusquement, comme un éclair, cette idée

Sans raison, rare de

ne

Il

il

colère

m'empoigne

yeux

et lui dis

:

«

;

me

soulève, une rage irré-

et je fixe

l'homme

Répondras-tu

?

dans

droit

Mais répondras-

?... »

Alors,

comme une

qu'un danger

mortel

bête la

traquée

qui

menace, blême,

sent affolé,

lui-même, ses traits se décomposent,

il

oscille sur

il

cherche une excuse à ses réponses vagues,

balbutie ces mots

contraste entre

le

hab'nit viel gelernt

qui,

bourreau !

...

»

et

pour moi, accentuent et sa victim.e

;

«

le

Ich

(Je n'ai pas fait de grandes

études...)

LES GOUMIERS Jeudi 25 mars.

Tout à l'heure

j'ai

vu des pas de chevaux sur

le


CROIRE

204 sable de la

dune au pied de laquelle

Qui peut bien être

allé

par

Des minutes passent tuée à son tour

;

bruit de la vague,

et

je suis assis...

?

la journée

;

sera bientôt

nous essaierons de dormir au

du sable

du vent.

et

Soudain à droite, une silhouette noire de cavalier

un instant sur

se profile

du

pli

sol, reparaît,

le ciel,

disparaît dans

un

suivie d'une seconde, puis d'une

troisième et toutes ensemble descendent vers la plage.

Ce sont des goumiers, bottés de de carabines. doxale

Que

leur présence

cuir fauve,

ici

est

armés

donc para-

Quel rôle peuvent bien jouer ces rapides

!

coureurs africains dans notre sinistre guerre de «

civilisés

».

Quelle différence pour eux entre la

poursuite d'un djich sur des centaines de kilomètres

en plein désert, et la garde nocturne montée dans

un coin de tranchée humide Leurs petits chevaux,

vifs,

?

nerveux,

jolis,

dansent

sur leurs

Beaucoup sont blancs. Droits hautes selles aux troussequins arrondis, les

hommes

s'appuient étroitement sur leurs larges

dans

le

vent du

étriers.

soir.

Des turbans bruns serrent

leurs

coiffes

blanches.

Les uns, empaquetés dans leur grand burnous bleu, le les

capuchon rabattu sur

les

yeux, cheminent

bras croisés, les coudes et l'avant-bras faisant


EN FLANDRES saillie ils

sous l'étoffe

;

205

presque immobiles sur leur

semblent aussi loin de nous que

des tombeaux du

Moyen

Age...

les

selle

pleurants

«

»

Les autres pous-

sent leurs chevaux harnachés de cuirs rouges et roses et dont les larges œillères carrées cachent les

yeux. Les bêtes fines bondissent au galop sur sable dur

;

le

vent de la course soulève

les

le

grands

manteaux lourds de pluie une ivresse d'espace, de vitesse, s'empare un instant de ces hommes, devant ;

l'horizon sans hmite

;

le

sable qui croule sous les

sabots de leur cheval se prête à leur illusion

fermant ils

la

les

yeux, bercés par le galop qui

les

;

emporte,

peuvent imaginer une minute l'Erg immense,

mer des

sables, l'Iguidi, les

et les terrasses

murs de

en

et

terre séchée

d'Ouargla et de Laghouat, et

les

petites tentes en poil de chèvre, et le soleil rouge qui, vers la fin

du

jour, après avoir brûlé la terre,

descend lentement vers l'Occident Extrême. l'humidité du ciel et de la mer manteaux bleus les chevaux n'ont plus la même fougue que lorsqu'ils foulaient le ciel est gris la mer la terre assoiffée du Sud est terne et le monde est enfoui sous un immense éteignoir. Peu à peu, dans la rafale, le mirage d'indé-

Mais

il

fait froid et

alourdit les grands

;

;

;

;

pendance paraît

;

et

les

secouant

de lumière se déchire,

chevaux

la tête, les

s'effiloche, dis-

essouflés, reprennent le pas

yeux noirs

et

en

profonds des hom-


CROIRE

2ô6 '-

mes se rouvrent sur tristesse d'exil

la

mer du Nord

et

une immense

plane sur leurs faces sombres.

LA VILLE BLESSÉE Elle sommeillait depuis plus de

deux

siècles

au

creux de ses murailles zigzagantes, serrée dans sa ceinture d'eau lumineuse et semée de roseaux.

De

grands arbres couronnaient ses glacis gazonnés.

Du

haut du tertre où on

l'avait bâtie, ses clochers et ses

tours surveillaient l'immense platitude flamande, flèche pointue de Saint-Winoc, tour carrée de Notre-

Dame,

beffroi étrange,

minées par

le lion

aux coupoles bulbeuses, do-

héraldique de la girouette dorée.

Ses maisons, tassées autour du vide de deux larges places, avaient de petits airs satisfaits de

bourgeois somnolents. Telles d'entre

une aisance élégance,

paisible, et telles autres,

une richesse ancienne

;

elles révélaient

par leur sobre

des feuillages en

guirlandes décoraient les dessus des portes

mascarons bi-centenaires souriaient

;

des

et grimaçaient

alternativement aux cintres des hautes fenêtres

;

de petits jardins minuscules se cachaient derrière les

maisons, et sur leur gazon et leurs fleurs, leur

lierre et leurs gloriettes, sur les toits

nissées, rouges, noircies

ou

aux

tuiles ver-

violettes, sur les larges

vieux remparts et

pavés des rues assoupies, sur

les

Teau morte des

champs

fossés, sur les

et les prairies


EN FLANDRES

2Ô7

qui s'aplatissaient jusqu'au bout de l'horizon, carillon

du donjon bulbeux égrenait

le

l'appel mélan-

colique de toutes ses cloches pendues en espalier.

Bergues n'avait pas

même

voulu que la gare fût

sur son territoire. Ses rues paisibles et sonores ne

s'animaient guère qu'aux heures de marché

semaine durant, le

le

et, la

passage d'une forme humaine,

bruit d'une porte qu'on ferme ou d'une sonnette

qui tinte suffisait à

les

emplir. *

Un

fracas effroyable vient de faire éclater le

silence. les

On

dirait

que tout

se brise et s'écroule,

poitrines se déchirent, qu'une invisible

empoigne tous vos nerfs Puis

le

que

main

et crispe net votre vie...

bruit infernal s'atténue brusquemicnt, vibre

encore par petites ondes abaissées, espacées,

s'é-

miette en un grésillement de verre cassé et de tuiles qui s'écrasent...

Le tympan bat encore un peu bonds moins

Un

secs

dans

;

coule par

le saiig

les artères.

grand silence tombe.

Lenteiiient la ville blessée se ranime, soulève sa

stupeur pesante, se dresse angoissée, incrédule à demi.Elle cherche son terrible adversaire.

Quel

est-il ?...

Un

. .

avion plane dans Taif

est-il ?

clair,

au-


CROIRE

208 dessus

mais

d'elle,

jamais une

Une minute,

coup ne vient pas de

le

bombe

lui car

n'eut produit de tels ravages.

deux, trois minutes passent. Les plus

courageux discutent, conseillent

et...

Nouvel éclatement, foudroyant, plus déchirant, plus énorme que le premier, plus proche encore de nous.

Un

têtes,

secoue

souffle prodigieux bondit par-dessus nos les murailles, s'engouffre

par

les fe-

nêtres brisées tandis que dans la rue les éclats d'acier sifflent

ou chantent en fendant

viennent

l'air et

crever d'étoiles blanches la face

du vieux

beffroi

noirci...

Plus de doute maintenant

:

l'ennemi bombarde

avec ses gros canons.

Tous cherchent dans on bouche

les

les

caves un illusoire abri

soupiraux avec des

lassons, des planches

;

les

oreillers,

enfants entassés dans des

coins d'ombre pleurent à petit bruit

désolent et prient

Et

Du

le

;

;

des pail-

les

;

femmes

se

tous les faibles frissonnent.

lâche crime continue mathématiquement.

bout de l'horizon,

les

obus monstrueux

s'élè-

vent, arrivent, s'abattent et grenaillent l'humble cité sous leur

masse désastreuse

;

leur haleine brû-

lante vide les maisons de la cave au grenier, car éclatent les

tard,

meubles,

les

disperse

à travers

l'air

planchers et les êtres

tordent les poutres de fer

comme

;

ils

les

ils

toits,

brisent et

des fétus, éven-


EN FLANDRES

2O9

trent places et façades et ne laissent subsister d'une paisible

demeure qu'un tas de décombres entre

quatre murs branlants.

Accalmie...

Le

silence si court et si long à la fois qui séparait

deux éclatements

se prolonge... L'avion signaleur

s'éloigne vers l'est et, la curiosité

nous poussant,

nous sortons de notre refuge.

Un

obus

est

tombé de

l'autre côté de la rue,

un

peu à gauche, à vingt mètres de nous. La maison touchée a disparu et

demi

détruites.

pierres,

les

C'est

deux voisines sont plus qu'à un indescriptible fouillis de

de briques et de bois

murs des lambeaux de papier

le

;

long des pans de

effilochés s'allongent

;

des fragments de planchers, de lattes, de plafonds restent fixés

aux poutres effondrées;

l'œil

dérouté ne

peut discerner dans cet amoncellement aucun objet de forme précise qui

fait

Un silence

linge

la ruine.

de mort couvre la rue qui s'étend étin-

celante et rouge dans le

soleil.

les tuiles écrasées l'ont peinte

et les millions d'éclats

poudrent de gemmes tre

un morceau de

et s'arrête sur

une tache blanche sur

Les briques

pilées,

comme au minium

de verre qui

scintillantes.

la

parsèment

la

Un nuage de plâ-

monte lentement dans l'air. Des hirondelles repa-


CROIRE

9X9

raissent, volent, virent, et crient joyeuses

lumière... le

Nous

dans la

avançons... Partout, à chaque pas,

verre craque sous nos semelles

;

aux

fenêtres se

gonflent des rideaux à demi arrachés, tout remplis

de longs débris aigus de

Un homme depuis

!...

vitres.

Le premier que nous apercevons Nous allons vers lui»

le drame...

un vieux à trogne rouge, vêtu d'un veston

C'est

râpé, d'un pantalon de velours vert et coiffé d'un

chapeau de teinte va, les

yeux

au

fixés

de forme indéfinissables

et

ramasse

?...

Sa provision de

Que

peut-être

vacille et se

cramponne à un tuyau de

?

Pas

même

;

un

?...

— Un blessé

soldat belge qui a

employé de son mieux son séjour dans parce parle

du tuyau

soutien

qu'iJ l'arrose, et ;

il

se parle

;

se

Palmyr'sche

!

les

caves et

paraît indispensable et

parce qu'il

gourmande

prononce entre deux hoquets «

Il

autre, debout, la face tournée contre

descente des eaux de gouttières

le

bois...

les débris.

Et là, cet un mur, qui

à qui

il

sol, s'arrête, se baisse, et re-

part, cherche et se baisse et repart encore...

diable peut-il faire

;

le

l'étreint.

Il lui

s'attendrit

;

doux nom de

et :

»

Voici la caserne où jadis

de Thémines. Sous

le

commanda

grand

soleil

le

marquis

son haut

mur


EN FLANDRES

211

blanc flamboie, mais à gauche de la porte de larges éclaboussures grises et brun-jaunâtre maculent sa

chaux vive; l'obus a surpris dat belge et raille

;

;

contre la

sol-

mu-

quelques loques bizarres qui traînent sur

trottoir sont les restes

passe

un malheureux

l'a littéralement crépi

par la main deux

elle tient

noir qui pleurent.

le

de son uniforme... Une femme fillettes

Le bruit mêlé de

vêtues de

leur triple pas

long et doublement bref résonne et décroît dans

le

.-vas e silence. Cette image de désastre est

si

poignante que je

m'arrête et la contemple avidement. Les trois douloureuses s'éloignent tremblantes entre les ruines, le

long de la rue rouge, étincelante.

autre, et

une ardoise, une

tombent sur

tites

le sol

De temps

détachent d'un

tuile se

avec un bruit

clair, et les

à

toit

pe-

ont peur et tirent sur les bras de la mère. *

Nous franchissons

la porte

de Bierne

nous en-

;

trons dans la gare que les 380 ont frôlée, arrachant les toits, volatilisant les vitres, tes. L'air

chaud

est lourd

disloquant les por-

de cette

même

poussière

blanche, qui, montant des décombres, erre lente-

ment, éparse dans

Dans les salles

les raies

de

soleil.

d'attente, sur les quais, des grands

blessés gisent, inertes sur des brancards

;

d'autres


CROIRE

212

un peu plus

valides se tassent sous la marquise

des malades, des typhiques qu'on traîne

;

comme on

-peut arrivent de l'hôpital rapidement évacué. Par tout des figures hâves encadrées de barbes incultes,

des pansements, des corps abattus de zouaves ou

de

«

bat'-d'Af

»,

somnolents ou inquiets, mais

taci-

turnes, qui regardent sans les voir les quatre rubans

des

rails

dont l'éclatante et rigide blancheur

fuit,

interminable.

Quelques soldats balayent machinalement débris

du même geste

las

dont

ils

de quartier, en temps de paix, à

les

feraient la corvée

la caserne, et, sous

l'horloge, arrêtée à sept heures vingt-quatre, j'aperçois Daré, le

«

bon Daré

comme nous disions,

»

éva-

cué brusquement voici quinze jours et dont nous étions sans nouvelles. Ses joues creuses sont cou-

vertes de poils roux et durs, son long corps amaigri paraît perdu dans sa capote

yeux bleus

est éteinte

çoit, s'essaye

à

me

vont-ils

!

il

;

la gaieté

de ses doux

grelotte de fièvre, m'aper-

sourire, et

— Tu vois comme à la guerre

;

me

dit à voix basse

c'est laid, bête, triste,

:

un malade

Combien de ceux qui sont étendus

mourir de leur fuite imprudente

;

ils traî-

neront, s'étioleront peu à peu au gré de leur lente souffrance... Plains-les, car

ils

n'auront pas été frap-

pés dans la griserie de la bataille

de douleur et moins de gloire

;

;

ils

auront plus

l'injustice des

hom-


EN FLANDRES mes ajoutera encore

213

à l'injustice

du

sort

Les

!...

heureux, vois-tu, sont ceux qui meurent d'un coup sans

le savoir,

dit

les

;

ladie

«

«

au champ d'honneur

guignards

dans un

lit

comme on

»

ma-

sont ceux qui crèvent de

»

d'hôpital,

mois d'agonie... Qu'il

est

ou chez eux, après

stupide

six

préjugé qui

le

donne plus d'honneur à ceux-ci qu'à ceux-là

!

Ne

devrait-on pas garder aux malades une reconnais-

sance

infinie,

plus cruel

?

puisque leur supplice fut plus lent et

Qu'un obus m'écrase dans une guije joue aux cartes, ou que la

toune pendant que

typhoïde m'infecte dans la tranchée et cellule après cellule, la

France

Pauvre Daré froid

tue,

?...

vous évacuer vers pas

me

en serai-je moins mort pour

Mais ne désespère pas.

l'intérieur

soignes-toi

;

Adieu Daré

!...

;

;

couvres-toi

guéris-toi

;

;

On va n'aies

écris-moi...

!

*

Nous rentrons en ville et marchons au hasard. La maison d'angle de la petite place a disparu. Dans les plâtras, au milieu des pierres éclatées, des poutres hachées par la force infernale de l'explosion,

on distingue un léger ruban de d'un

joli

nœud

lâche.

On

soie bleu pâle

dirait

que

noué

la petite fiell

qui en avait orné son front vient de

le

poser près


CROIRE

214 d'elle

;

il

a gardé

la

forme de

la tête

;

on

a,

touchant, une impression de molle tiédeur

long cheveu souple et doré brille encore sur

le

en

le

un

;

bleu

tendre taché de sang.

Maintenant,

les

rues mortes se raniment.

portes s'entre-bâillent craintivement, les

demeures on s'apprête à

beaucoup partent sans

fuir,

même

Dans

Les

toutes

durant l'accalmie

;

songer à fermer leur

porte et cet exode est d'une tristesse sans nom.

La

foule angoissée fuit la ville

de l'enceinte

comme

par

les

portes

des fourmis leur fourmilière

crevée d'un coup de pied.^ Tels s'en vont les mains vides, les

yeux encore tout remplis de terreur. Ils ne songent qu'à mettre une distance

se hâtent et

Une grosse femme

entre l'enfer et eux. les

à face rouge,

regards baissés vers la route, porte en soufflant

deux lourds paniers

;

au milieu d'ouvriers

coiffés

de

un homme à chapeau melon, vêtu d'une jaquette tient péniblement de ses deux mains un ballot autour duquel il a noué une toile à carreaux. Voici des vieilles vêtues de noir, des femmes et des casquettes,

jeunes

filles et des gamines qui portent

en arrière

et

en se penchant

de côté des paquets plus gros qu'elles-

mêmes. Voici des mères poussant une voiture ou deux plus jeunes rient tandis que les « grands »

les

de

trois et

quatre ans s'agrippent à leurs jupes>


EN FLANDRES se plaignent d'une

215

douce plainte continue et pleu-

rent en tramant leurs petits pieds sur la route.

Des

garçons de sept ans plus solides, plus courageux,

s'amusent de l'aventure, défilent un bâton sur l'épaule, noiis font

au passage

le salut militaire et

jouent de la trompette dans leur poing fermé. Des

deux

voitures à

roues,

l'on

s'entasse...

Un

long chariot de culture où l'on a empilé hâtivement

ménage matelas, sommier, bois de lit, arsommet une cage d'oiseau... Hommes femmes fuient sans regarder en arrière, et, sui-

tout un

:

moire, et au et

vant leur

force, leur

peu à peu sur devant d'avant

en une immense

mort atroce qui

la ;

nombre, leur charge s'égrènent

la route

ils

vont vers

les

file. Ils

fuient

enveloppa l'heure

l'exil, et la

misère.

* * *

Nous quittons soleil

la \aLle

par

qui se couchC; marbre

la porte le ciel

de Cassel. Le

de teintes mer-

veilleuses brun-foncé, rouge-pourpre, jaune-safran :

se reflètent

dans l'eau du

Près du pont,

fossé.

des soldats vêtus de bleu clair pèchent dans l'eau

stagnante

;

des oiseaux chantent

;

la voiture file

entre les arbres de la route rectihgne, et, derrière

nous, les silhouettes des clochers, du beffroi, des

pignons et des tours se découpent en noir d'encre sur le ciel sanglant. Les vieilles murailles enterrées


CROIRE

2l6

de Vauban dominent de leur monticule vert

les

tranchées de la plaine où des 90 attendent une hypothétique attaque.

La

nuit arrive de l'Orient

;

une

monte de la terre avec l'ombre un calme immense couvre la campagne. Pas un son de cloche

jraîcheur

;

;

carillon centenaire se tait,

le

ombre

chinoise qui décroît sur l'horizon splendide,

paraît une cité de légende,

de sa

et la ville blessée,

un mirage, un décor vidé

vie.

ENTRE DEUX BOMBARDEMENTS 17 mai.

On nous a renvoyés à Bergues. Au hasard de ma course dans la

ville déserte je

découvre une petite place rectangulaire, plantée de hauts marronniers, où des fleurs blanches et rosées, ébranlées,

alourdies par les ondées,

tombent en moi un haut

pluie à

chaque souffle

mur de

briques que des arbres en fleurs dépassent.

Au

milieu

d'air. Derrière

du mur, une porte à fronton

que surmonte une lanterne.

Il

triangulaire

fait gris,

triste et

lourd et les couleurs sont délavées.

Les maisons semblent mortes sous leurs volets clos.

un

Tous

les bruits se

son, pas

un

soupir.

sont tus. Pas une voix, pas

La

pluie a

semé

la terre

de

petites flaques vaseuses toutes pleines de fleurettes

roses pâles, et, déesses de ce silence, les trois njmi-


EN FLANDRES

21/

phes de Germain Pilon, qui tournaient au centre de la place

en se donnant la main, semblent s'être

arrêtées brusquement, foudroyées de tristesse et de

peur.

Par-dessus tout ce vide et cette morne solitude passe une angoisse fiévreuse.

On

sent que la mort

rôde tout à l'entour. Bête monstrueuse et rapide

va venir d'un bond sauvage à près de mille

elle

lieues

à l'heure. Je la devine tapie là-bas à trente kilomètres, dans

un trou noir, au flanc d'une colline, immense de l'Yser débordée. D'un

derrière le miroir

bond

elle

franchira

frontières,

marais,

canaux,

armées, villages, étangs, et ses mille kilos d'acier et

d'ouragan tueront, disperseront en fine poussière

les êtres et les choses.

Les êtres peuvent fuir sol et

qu'elles sentent la

y a de

;

les

choses sont rivées au

n'échappent pas à leur destin, mais j 'imagine

l'effroi aussi

feuilles et la

mort tout comme nous, dans

le

et qu'il

long tremblement des

chute tournoyante des

fleurs....

LETTRES DE LA MARRAINE

Mon cher miUtaire, Maman m'a dit que tu, m'a

fait

vous

étiez blessés

;

s'a

bien du chagrin. Je serai bien contente que

vous veniez à Turenne,

Maman

est infirmière et


CROIRE

2l8 elle

vous soignera bien

bien vite

et

moi

je lui aiderais.

à dire à Turenne

c'est

ici,

gnera, mais, après,

il

;

Venez

on vous

soi-

ne faudra pas retourner à

la

guerre parce que vous vous fairiez encore blesser.

Je vais à l'école touts les jours mais nous nous amuserons bien quand même le jeudi et le dimanche, et

à la sorti de

avec

maman

Turenne

Turenne

nous ferons de bonnes très joli

c'est

ya

il

on peut

les

la tour

et

il

château de Linoir et

visité les grottes

pour

aller à Linoir

pour

aller

dans

mais

heureuse

si

vieille

clef

à

connais bien

le

chemin

ne connais pas

le

chemin

je

le

plus tôt possible et je serai

mon

aniversaire.

amie qui ne vous oublie pas

vous aime.

Mon

la

ou 3 kilomètre papa venait on pourrait

aussi à 2

vous pourriez venir jeudi pro-

chain parce que c'est

Votre

je

du Trésor;

les grottes.

Enfin venez, venez fière et

si

mais moi

et la tour

demandant

en

y a

parties.

tout à fait au bout de

;

de César

visitées

Madame Raygal le

Vous viendrez me cherchez

l'école.

et

et qui

Jacqueline.

cher grand ami,

J'ai été bien contente

que vous m'avez

écrite.

de recevoir la belle

lettre

Vous m'excuserez d'avoir

attendu tant de temps pour vous répondre, mais


EN FILANDRES que

j'attendais

maman

revienne de Paris parce que

Paul n'aurais pas voulu

dant ce temps car

il

219

me

laisser tranquille

Donc puisque vous ne pouvez pas

me

année

voir à

pen-

est très taquin.

venir cette

Turenne vous viendrez Tannée

prochaine quand ces méchants boches seront sort

Maman m'a dit que vous un peu mieux mais que vous n'étiez pas en-

de notre chère France. alliez

core guéri de votre blessure gnez. Je pense que

;

il

faut bien vous soi-

maman va nous faire rester toute

l'année à Turenne, dont je suis bien contente

et

;

prends des bonnes leçons de patois avec Elise et

je

presque

je sais

le parler,

mais encore pas tout à

J'ai appris à tricoter et la

settes

que

tent

c'est à l'école que

;

Rivet

au

;

j

'ai fait était

quand

talon) je

pour

les soldats

j'aie appris

j'aurai fini

fait.

première paire de chaus-

mon

bas

qui se bat-

avec

Madame

(j'en suis

vous ferez un cache-nez à

déjà

l'aiguille

car c'est plus chaud à l'aiguille qu'au crochet.

Mon

cher et grand ami, je vous envois d'affec-

JacqueHne.

tueux baisers. 4c

Mon

vieil

André,

Je m'amuse beaucoup et

Nous

il

fait

un très beau temps.

faisons des tranchées et je

me

bas avec

les


CROIRE

220

garçons, nous jouons à la guerre et on se lance des

mottes de terre en guise d'obus.

Maman m'a pour

prends

la

rapporté du papier à lettres de Paris

au

écrire

militaire, et c'est

première

en vacance, mais

feuille.

je crois

En

que

je

pour vous que

ce

filles

je

je suis

ne retournerais plus

à cette école je travaillerai avec petites

moment

maman

car les

qui sont à l'école que je suis sont que

des méchantes.

Mon

André

vieil

Votre

je

vieille

vous embrasse bien

fort.

amie Jacqueline.

Mon

vieil

André,

J'ai été bien contente

de rentrer au cours

et tout,

mais y a de dégoûtant c'est que mon pâtissier est fermé et mon marchand de marron n'y est ce qu'il

plus.

Le gendarme va de

lui faire ses

très bien.

Jeannette est entrain

moustaches. Ca fera un bel époux

pour Anne-Marie. Je pense que vous reviendrez bientôt.

Mon

vieil

André, je vous embrasse bien

Votre

vieil

fort.

amie Jacqueline,


LE RETOUR



LE RETOUR LA RUE Septembre 1915.

Le soleil emplit tout l'espace et, quand je sors du hall immense de la gare, il fait sourdre la joie du granit des pavés, des trottoirs asphaltés, de la masse bruissante des arbres Je m'arrête Cette

ville

;

j'hésite

de

la foule dense.

ne comprends pas.

qui m'apparaît subitement presque

insouciante, gaie,

rumeur

;

et

je

amoureuse, élégante, pleine de

ensoleillée, est-elle la

quatorze mxois plus

même que

tôt, grave,

Comme

calme

j'ai

quittée

et si belle

?

Comme

tout

hommes

modifie un décor matériellement sembla-

ble

!

change

!

l'état

d'âme des

Ces façades percées géométriquement de

fe-

nêtres, ces larges rues, ce boulevard, ces grilles, ces le temps murs de 1914 mémoire a conservé l'image précise. Et

hauts murs teints en noir par la fumée et sont pareils aux façades, au rues, aux

dont

ma


224

CROIRE

'

cependant les

je les reconnais à peine, car les êtres

qui

peuplaient sont partis ou ont changé moralement

et la

vapeur des âmes qui monte sous

forme

les

choses

comme

l'air

le soleil

chauffé.

Je reviens triste, faible, et cette vie bruyante où je baigne d'un coup m'étreint d'une douleur mauvaise.

Je reviens

souffrance, et

le

;

terre

cerveau rempli d'images de

cœur meurtri de

du martyre des

excessif la

le

la

douleur des autres

choses, le corps usé par

je revois

malgré moi

saccagée,

éventrée,

un

effort

les \'illages détruits,

les

ambulances,

hôpitaux et leurs misères physiologiques,

les

les bles-

sures affreuses, les maladies, l'enfer des souffrances

morales

;

j'entends encore le crépitement

du long

mer à

la Suisse,

brasier de douleurs, qui, brûlant de la arrête l'ennemi devant son

demande par quel

mur de

feu, et je

sortilège tous ces êtres qui

me

m'en-

tourent ignorent qu'on souffre et qu'on meure près

d'eux et pour eux.

Le vent apporte mais on

s'y est

progressive,

ces

jusqu'ici les échos de la bataille,

accoutumé. Par une adaptation

femmes, ces hommes jeunes

et

vieux ont accepté la guerre, source d'ennuis petits

ou grands, de petites gênes ou de larges

gains,

ils

n'y songent pas plus qu'on ne songe à la pluie,

quand

il.

fait

beau.


LE RETOUR

même

L'insouciance, la densité

me

225

de cette foule

font mal. J'ai l'impression d'arriver après

long temps révolu dans un

mœurs m'en

seraient étrangères, mais ne

tiède.

l'air

un T.es

me décon-

que ces voix qui sonnent légères

certeraient pas plus

dans

monde nouveau.

Je n'aperçois pas

les

visages

;

l'énigme des sons n'en est que plus pressante, et je

voudrais dire à tous ces êtres dont la joie malséante m'étourdit

«

:

Vous ne devriez pas

rire. »

LA MAISON La

voilà renfoncée et maussade.

Voici

le

vaste porche et la cour misérable où cent

fenêtres regardent le vide vieilli

;

devant moi

l'escalier

déroule ses murs crayonnés et déteints et ses

marches usées qui penchent vers Je monte lentement,

et,

la

rampe.

au tournant, apparaît

sans paillasson la double porte rouge, veinée de noir,

verrou

les de-,

deux boutons de cuivre

et la

plaque du

sûreté mettent trois taches de

jaune

terni.

Mon cœur

bat plus

vite.

peintes prennent pour

symbole. Je

bonheur,

le

les ai jadis

malheur

et je leur suis

les

Subitement ces planches

moi toute

leur valeur de

ouvertes tant de

fois

;

le

franchirent tout à tour

;

reconnaissant de m'avoir protégé,

naissant à la vie, en

me donnant

les

heures de

soli15


CROIRE

226

tude sans lesquelles on ne se connaît pas. Mais

maintenant devant

j'hésite

l'huis clos

;

hende une désillusion devant

porte, dix ans de*

La

pareille à celle qui

populeuse

la place

dix ans

une crainte légère m'effleure

depuis p.' us d'un an, car j'appré-

mon

;

passé sommeillent, ou mieux,

du passé d'un homme qui

clef

tremble un peu dans

avant de trouver l'entrée de

ma

quiert après mille reprises. ;

me

ne

il

fut moi.

main. Je tâtonne

la serrure, car

j

'ai

perdu

du geste qu'on

cette exactitude automatique

pression

m'a secoué

dans l'ombre de cette

Le pêne

résiste à

cède qu'à contre-cœur,

ac-

ma

comme

à

un étranger dont on se méfie. Et j'entre enfin. J'entre dans une ombre qu'atténue un faible jour filtrant sous les lattes des volets. L'air

me

semble lourd, moisi,

d'araignées

qu'un

air

;

il

et

humide

est dense, froid,

de caveau

;

les

tendu de

toiles

et fade ainsi

murs qui ont désappris

lumière se couvrent dans la demi-obscurité

la

d'une

blancheur de léthargie, et suintent l'abandon et la vie ralentie.

La

poussière a

pu

s'étendre à son aise.

Elle recouvre tous les objets d'un

de demi-deuil

et

semble ouater

même manteau

le silence.

Les pendules éteintes grandissent

la

tristesse

demeure abandonnée. Je me souviens de ce qu'elles y mettaient autrefois de vie ardente

morne de

la


LE RETOUR et régulière

;

227

machines presque humaines, activeuses

de pensée, créatrices de travail et berceuses de rêve, donnaient son rythme à

elles

ma

Elles son mortes maintenant,

tant d'objets usuels

:

vie...

comme

robinets

sont

morts

aux caoutchoucs

séchés dont la vis tourne, mais où l'eau ne passe plus,

tuyaux engorgés^ cheminées pleines de

suie,

gaz et lumière électrique coupés. J'avance et retrouve partout, dans chaque pièce,

même

la

indifférence froide. Je

portes fermées à et cette idée

me

me

clef, et

me

j'ignore

heurte à des

où sont

vient que je suis chez

un

les clefs,

autre.

Je

sens oublié des choses, qui, jadis, se prêtaient

dociles à

mes mains

et venaient

comme

apprivoi-

sées se placer juste à leur portée, car j'avais, par

habitude,

le

sens exact des distances relatives et

leur proportionnais

mes mouvements.

J'ouvre avec peine une fenêtre volets, et,

d'un coup

;

je

repousse ses

d'aile, effarouchée,

l'ombre qui

sommeillait dans la pièce depuis plus d'une année s'envole avant que les vantaux, tournant sur leurs

gonds, aient atteint

le

mur

extérieur.

Une

lumière

blafarde entre, hésitante, et s'accroche à la blan-

cheur jaunie des murs, aux journaux dépliés, étalés sur les meubles,

des cadres

;

aux

cuivres,

aux baguettes dorées

devant moi, dans un angle de la pièce,


CROIRE

228

ma

derrière

table de travail, le fauteuil

un peu

repoussé en arrière et tourné à gauche donne Timpression qu'un être vient de se lever, de le quitter

;

même, une enveloppe, fermée de cire rouge, et portant cette mencachets de cinq sur la table

et,

tion

:

«

Testament, 2-3 août 1914,

complète l'im-

»

pression funèbre qui se dégage de la maison, et

m'affirme que, quoi que je pense ou fasse, une part

de moi

est bien morte, là-bas,

au champ de douleur

et de gloire.

LA LUMIÈRE ATTÉNUÉE Les jours passent et

que

je suis autre et

monde où

j'ai

me prouvent

que

le

monde

vécu jusqu'à

mon

de plus en plus

est différent

du

départ.

Physiquement d'abord. Il s'estompe devant mes yeux atténués. Adieu, les fêtes de la lumière, ses jeux étincelants où je me complaisais. La chanson des couleurs qui montait des choses, étouffée par le

mal, n'arrive plus jusqu'à moi qu'en bribes. Assis dans la pièce

meubles

familiers, je

que j'aime, au milieu des songe devant leurs masses

imprécises, assombries, à toutes les joies qu'ils

donnèrent.

Ici,

entre les deux fenêtres,

le

me

chiffonnier

d'acajou, couvert de marbre noir, dresse son tas

d'ombre aux contours incertains. Les entrées des serrures, les

anneaux des

tiroirs

ne m'ai^araissetit


LE RETOUR

même tiles

229

pas, et cependant quelles éclatantes et sub-

audaces de

soleil

doivent danser sur

de son bois, poncé, verni par

les

le satin

hommes,

et lui-

sant de la glissade des années...

Même

fadeur de la table-bouillotte et du bureau

Louis XVI. Leur ardente couleur fauve, rousse et veinée, les éclats de lumière dans les cuivres usés

sont éteints. Eteints encore les barreaux brillants

des chaises lorraines, claires les

les teintes si si

comme

des glaces, et

dorures du dos des livres, les étoffes des sièges,

douces du poirier,

chaudes du merisier. Les

si

solides

du chêne, du

reliures

vieilles

xviii^ siècle, leurs rouges, leurs verts à peine ternis, leurs gris,

ors

immuables, s'enveloppent d'un nuage

et les fleurs, enfin, brodées, tissées, peintes

ou vivantes, ont

l'air

Les visages, eux Lorsqu'on

dans

les

sait

saupoudrées de cendre.

aussi, sont éteints.

qu'on peut descendre par

âmes, lorsqu'on aime à suivre

les

les

yeux

bonds de

les mouvements parfois impercepdu visage, il est dur d'entendre à deux mètres de soi un être vous parler comme du fond d'un brouillard. Tous les traits, si connus soient-ils,

la

pensée dans

tibles

s'enchevêtrent. Les contours des joues,

menton, invisibles à

quand on

du

faible distance, sont

se rapproche

qu'on

les

nez, si

du

flous

dirait fondus,


CROIRE

«30 étalés

en taches affadies, dégradées, mélangées par

leurs bords, et,

dans un fond

pour peu qu'une figure

Ces visages indistincts

que

et j'imagine parfois isolé

mêle

clair, elle s'y

me

s'inscrive

et disparaît presque.

semblent loin de moi,

je leur téléphone... Eloigné,

au milieu des hommes,

je viens

d'éprouver la

plus grande douleur peut-être qui m'ait assailli

depuis

mon

retour

lions, et, sur

face de

:

nous étions deux,

un mot,

moi d'un

j'ai

et

nous par-

deviné qu'on souriait en

sourire indulgent et tendre,

que

j'aime et ne reverrai plus.

LE SOUVENIR DE L'ODEUR J'étais sorti.

La

pluie est tombée. J'entendais les

gouttes lourdes choir brutalement sur bliant

que

je

ne sentais plus,

j'ai

le sol, et,

ou-

humé

largement

l'air.

Vous souvenez-vous de mouillée au printemps

?

la forte

odeur de

la terre

Elle est grasse, profonde,

emplit les narines et vous comble dé

joie,

car

elle

semble une promesse des floraisons prochaines.

Vous souvenez-vous des parfums soir,

chargent

souvenez- vous

l'air

qui, l'été, vers le

de leur ardeur puissante

?

Vous

?...

J'y songe sans relâche. Je voudrais les imaginer, les recréer

par

le

exactement en

esprit, et suppléer ainsi

souvenir au vide de la sensation présente

.'


tE RETOUR mais plus

je

m'acharne à

fuient et s'amincissent.

231

me

les préciser, plus ils

En

vérité, je

ne

sais plus

;

une chose navrante. Je me heurte à l'oubli, comme une mouche à une vitre, et comme elle je et c'est

m'acharne, monte, m'écarte et m'élance vainement.

Je ne sais

Tout

plus...

se conjure

pour exaspérer

mon

regret. J'ai

retrouvé hier deux petits flacons que je conser\^ais

depuis des années, bien qu'ils fussent vides, car gardaient trace des parfums jadis contenus.

ils

J'aimais à les respirer de temps à autre, puisque,

à la seconde,

ils

évoquaient en

jadis précieuses. Je n'ai elle

mon esprit des images discerner leur odeur

morte pour moi, comme

est restée

aux couleurs

fleurs,

pu

qui, elle aussi,

me

fanées,

hante,

;

celle des

comme celle de comme d'autres

la

mer

encore

indicibles...

Ma est «

recherche impuissante,

si

douloureuse en

par ailleurs lourde de menaces. Je

Une

soi,

me demande

:

sensation qui n'est plus nourrie s'atrophie-

t-elle,

nante

jusqu'à disparaître s'évanouissait

à la longue incapable de

comme

je suis

?

Si

ma

entièrement,

me

vue déjà

décli-

deviendrais-je

souvenir des couleurs,

incapable d'imaginer les parfums

? »

J'accepte la disparition du goût, ce petit supplice re-

nouvelé tout

le

long du jour

ce que je bois et

mange

;

je consens

soit fade et

à ce que tout

ne se différencie


CROIRE

232

mais

ne m'habituerai jamais à

que par

le tact

la perte

de l'odorat, à l'atténuation de

la vue, puis-

sensations passées s'estompent.

En respirant

que

les

le sol

;

je

mouillé par l'averse, un seul souvenir se reflète

en moi,

le

souvenir d'une joie qui m'est désormais

me

interdite et

devient inexplicable.

LE TRIOMPHE DU SON Les impressions terribles que

que

la sensation

voilà... Elles

vous

vous étreignent, vous étouffent. J'ai

investissent,

je

manque

d'air parce

que de hauts

monde extérieur et moi-même par la rup-

obstacles sont entassés entre le

moi. Je

me

sens enfermé en

ture de trois des cinq sens qui

me

rendaient compte

de l'univers, et m'en trouve diminué, comprimé

comme un corps à l'intérieur duquel on ferait le vide. Une angoisse me serre le cœur devant le rétrécissement de ma vie murée la même sensation d'étouffement, d'emprisonnement me revient sans ;

trêve, et j'imagine

Malgré

immense de la

la

je suis

déjà mort un peu.

une lassitude

machine. J'ai la perception nette de

formidable dépense de force faite en quinze mois

de guerre et

fonctionne

ma

je

devine une usure

si

décisive de l'or-

me demande par quel miracle il encore. Un poids me maintient cloué

ganisme que à

que

les soins et le repos, je sens

je

chaise; je voudrais ne pas bouger, demeurer


LE RETOUR

malgré toute l'humilia-

allongé, inerte, longtemps,

tion qu'inflige

faiblesse

la

233

de muscles autrefois

joyeusement entraînés. Mais voici qu'à renaît.

La

belles,

mais

vue, le

la longue, à petits coups, l'espoir

goût, l'odorat sont toujours re-

le

tact et l'ouïe se développant insensi-

blement, tentent de

les

suppléer

je

;

commence

à

juger des subtilités du toucher, et l'infini des nuan-

du son se révèle. Le soir tombe l'ombre envahit

ces

;

la pièce,

mais

je

n'y prête pas attention. Le calme apparent de cette fin

du jour

est

rempli de sons divers que

si

mon

à peine leurs ondes ennemies,

oreille discerne et suit

emmêlées...

Un menu

meuble craque sur

ma

;

des secondes trotte

l'aiguille

montre au milieu d'un

petit bruit

métallique où l'on perçoit les vibrations contractées

du

ressort

pie, paisible et

et or bat

;

et,

souveraine de la demeure assou-

un peu dédaigneuse,

largement

la

la

pendule noir

mesure.

Paisible et précise, hachant le

temps sans

re-

lâche, sans défaillance, implacable, elle laisse peser

sur qui l'écoute

le

poids de son exacte cruauté. Son

rythme monotone, impérieux, d'une faux, limite redire le

même

les

lieu

pareil

secondes et

commun

:

«

au rythme et

semble

Celle-ci est

morte,

les

abat


CROIRE

234 tuée par moi, et ru

;

celle-ci,

morte à son tour, a dispa-

9onges-y bien. Les heures brèves, dont tu dis

poses,

s'évanouissent

songes-y

;

La mort

bien.

approche, à pas égaux, inexorable. Apprends à croire.

Emploie ta vie...

Les secondes à peine nées

)>

disparaissent pour l'éternité, et la leçon régulière

mon

de ce pendule transmise à

grave que

est infiniment plus l'aiguille transmis,

jadis,

esprit par l'oreille,

les

avertissements de

par mes

^^'eux,

s'il

leur

plaisait.

*

* *

Dehors,

quête de

vent souffle en rafales, tourbillonne,

le

comme un

l'issue

donne de

l'on se coule;

il

va, vient, saute,

revient, couvre

la voix,

et,

maison en

chien, bondit autour de la

un instant

le

bruit de l'horloge, s'engouffre dans la cheminée et secoue

rudement

les tôles

de la trappe qui vibre.

Les arbres du jardin plient dans frissonnent

J'imagine

de toutes leurs

les

deux

tempête

la

feuilles

cj^près ployés à droite, à gauche,

balayant l'ombre de leur pinceau plaintif le

et

bruissantes.

j ;

'entends

glissement en cercle des feuilles mortes qui tour-

nent au souffle du vent, et la terre et

le

bruit de la pluie dans

sur les vitres, et sur le mur, et sur les

toits des

hangars et

perçois

son mat des gouttes qui s'écrasent sur

le

le

tronc noir des arbres

rebord de zinc de la fenêtre,

le

;

je le

son plus gras de


LK RETOUR qui tombent sur

celles

335

le sol, et le

grésillement de

la terre qui les boit.

Le son

se

transforme parfois en vision. Tel bruit

de goutte d'eau chées aux

vent

le

le

fils

me

fait voir d'autres

long de ces

passent dans

l'air

;

de locomotive troue

Des appels de trompe se ferme un sifflet ;

rideau de pluie et d'ombre

le

une image des lumières

l'eau se transpose en

le

fils.

une porte

;

bruit lointain d'un train qui passe au bord de

le

«

gouttes accro-

de fer des tranchées et chassées par

vois

;

je

en esprit des wagons qui se reflètent dans

fleuve et s'éloignent et confusément vous invitent

au voyage. Le grondement des lourdes roues pleines s'atténue et se perd dans

le

vent qui déchire et dis-

perse les appels venus de la ville et noie

le

son jeune

d'une cloche perçue, puis inaperçue et perdue enfin

dans

la

mêlée des bruits. * *

Et, pierre à pierre,

mon âme les

uns

le

mur

s'écroule qui murait

au fond de moi. Les sens se suppléent

les autres.

Mes

relations

avec

le

monde

extérieur se rétabUssent différentes, transposées,

mais presque aussi fréquentes qu'autrefois. différence de nature, mais sité,

entre la masse de

et d'aujourd'hui.

Ma

non

Il

y a

différence d'inten-

mes perceptions de naguère

respiration se fait plus libre


CROIRE

236 et je

me

comme une

sens renaître

plante dont les

racines arrachées, mutilées, pénétreraient à nou-

veau dans

la terre.

DISCORDANCES

Comme L'œil

on entend mal, quand on voit trop bien

fait tort

à

l'oreille et la distrait, et

!

détourne

d'elle mille perceptions subtiles.

Comme au

lieu

On

on voit mieux une âme quand on l'écoute

de

la chercher

pas sa voix.

de

la

mal

si

dans

les reflets

d'un visage

!

farde ses joues et ses yeux... mais on ne farde

On

truquer

— que

a

si

peu l'habitude de

— lorsqu'on

le tente,

l'artifice éclate

à

la surveiller,

on y parvient

l'oreille attentive.

L'hypocrisie d'un être se décèle dans sa voix et dupe

vos yeux

mais, par ailleurs, la voix révèle aussi

beautés profondes de l'âme,

les

la

;

et,

prenante, vous

montre enthousiaste, précieuse. Cette remarque

faite, j'ai

appris à écouter,

comme

déjà à espérer et à attendre, à vivre et à mourir.

Et maintenant, mieux que

l'ouïe

je

je

juge d'instinct

ne

les

les jugeais jadis

êtres

par

d'un regard.

* *

Vous qui

parlez en ce

de mes yeux riez

mon

et si près

silence, si

moment, sûre de vous,

de moi,

loin

comme vous redoute-

vous pouviez deviner mes pen-


LE RETOUR sées

î

237

Je vous aperçois moins, mais vous perçois bien

davantage, et votre voix secret de votre

âme

me

vraie que

livre

en un instant

mon

œil

votre visage n'avait jamais pu pénétrer. ble

que vous n'êtes plus vous-même

m 'apparaît

que voilà

pour

mois d'absence,

et

?

maintenant, à votre insu, là n'est

pas

Il

me

que

seml'être

fois.

je retrouve après vingt

pourquoi être

l'image que je gardais

et

première

la

Qui êtes-vous, vous que

le

charmé par

différente de

si

Je sais que telle

je

que vous

vous juge êtes

mais

;

de la discordance nais-

la seule raison

sante de nos âmes. Peut-être

me

rant ces jours

suis- je tracé si

longs,

de vous, en

une image

esprit,

factice

du-

mais

;

peut-être aussi avons-nous évolué l'un et l'autre, loin l'un

de

rente. Je

me

peu

l'air

l'autre, et

dans une atmosphère

suis tellement modifié, et

de vous en rendre compte

C'est là qu'est le

danger

:

un

diffé-

vous avez

si

!

petit

drame

se joue

entre nous sans que vous en ayez l'impression. Votre

défaut de compréhension nous disjoint, malgré efforts, et

mes

vous vous entêtez à traiter de lubies ce

qui est transformations profondes de

l'esprit.

La

guerre m'a conduit à une revision des valeurs que

vous vous refusez à admettre

;

vous souhaitez tout

prendre légèrement, et cette insouciance qui nous ruine dissociera encore

demain des

milliers d'êtres.


C OIRÊ

238

LA NUIT VIENT... Décembre 1915. Souple, douce, insinuante, la nuit aux gestes lents

approche

muette

elle se glisse

;

et grise et

d'abord

humble, puis se hausse, emplit l'espace et l'assombrit

;

elle

enveloppe

coUine et

la

les

grands arbres

nus, le jardin vide et la vieille maison, et les

yeux

qu'eUe embue et l'âme qu'elle endeuille.

Tout

se voile et l'être sans défiance est pris à ce

jeu triste

tout

;

s'éteint

s'éloigner et décroître

la

;

;

les

choses paraissent

voix sourde de la

ville

immense qui s'étale au bord du fleuve semble plus anonyme encore dans le soir. non par goût de l'action, mais pour ne plus penser à ceux que j'ai laissés làJ'ai agi tout le jour,

bas. J'ai voulu oublier leurs souffrances

que

partage plus, la mort qui les guette,

larmes et

du départ,

les étreintes

dans

le

et j'ai

les

je

ne

goûté un peu de paix

tourbillon salutaire de la

vie...

Mais, sous ton poids, nuit souple et froide, l'heure

mon

présente et

faux décor dont

repos factice sombrent. Tout le je m'entourais, tout l'air

que

je respirais, se volatiUsent

mes

doigts...

Je sens

danger

et

veux

;

truqué

ce qui est, fuit sous

me défendre du mal que


LE RETOUR tu vas d'hui,

239

me faire.

Je saisis au passage un fait d'aujourune image présente, un visage entrevu quel-

ques heures plus

une parole

tôt,

dite^

une douleur

même, ou la tâche que je veux m'imposer demain... Je m'y cramponne, et tout s'effrite, fond, s'évanouit. *

Voici tout le passé qui monte... Je ne peux plus lutter

;

mon âme

est prisonnière...

Les rets du passé

grave l'enveloppent et la pressent...

Prisonnière,

abandonne-toi.

Mes amis, où êtes-vous

?

Dans

glante souffrez-vous à cette heure

qui pleuriez

pour

comme

l'hôpital,

de vous

des enfants

quelle ?

boue san-

Domy, Fauqué

quand

je partais

vivez-vous encore, et qu'a-t-on

fait

peur de chaque courrier qui

me

?

Mes amis,

j'ai

rapportera peut-être la lettre que je vous envoyais

deux mois plus tôt, timbrée de la mention trop « Le destinataire n'a pu être atteint en temps

claire

:

» Je vous ai laissés sur l'Yser et vous sais maintenant à Verdun... Mes amis, je tremble pour

utile

vous

mon Tant

;

je

tremble pour

frère

toi,

Herbin, pour

au gai courage, car

toi,

je n'ai plus

d'autres, vous le savez, sont

morts

Boucau,

que

vous...

I...

Guasco, Péguy, Pascal, Thilloy, Delrue, Mike-


CROIRE

240 lidi,

Vos visages

Givord... je ne vous reverrai jamais.

familiers

me

que j'évoque semblent

dire malgré

toute la bonté dont l'au-delà les auréole

quoi vis-tu encore, toi

?...

Nous

autres

:

«

Pour-

sommes

couchés, mutilés, dans la terre, et nos pauvres corps s'y dissolvent, tandis «

Tu

vis

veut dire

!...

Tu peux

?

que

tu vis.

Comprends-tu bien tout ce que cela agir, penser, créer, si tu

en es

capable... «

Te souviens-tu des longues

causeries,

où notre

esprit s'aiguisait et jouait, le soir, certains soirs

semblables à ce soir -ci

?

Nous

étions gais de toute

notre jeunesse, hardis et fermes de toute notre force,

heureux et grandis de «

totit

notre espoir.

Maintenant, de cette troupe

seul

subsistes...

rejoindre.

Pourquoi vis-tu

si

vivante,

toi

Viens nous

?...

»

* * *

Pêle-mêle la foule des morts se presse sous mes paupières closes. Voici Lemercier que je n'avais pas

vu depuis

les

Eparges, et qui

me

jette

au passage

son regard aigu de peintre... Voici Aussière aux

yeux

me

brillants et bons,

l'ami rare dont la guerre

sépara, qui, follement, enviait

mon

sort de

com-

battant, tandis qu'il était au dépôt, et qui mouru:).

à Zillebeke, après deux jours de front, d'un obus eu


LE RETOUR pleine poitrine. Il vient à moi,

me si

dit sur

24I

me

prend

un ton de doux reproche

près de toi

qui t'aimais

!...

Pourquoi m'as-tu

:

«

la

main

et

J'ai disparu

laissé partir,

moi

? »

Les voilà tous, maintenant, amis et simples camarades ou compagnons... Je n'aurais jamais cru nombreux... Celui-là est Gérard,

qu'ils fussent si

mon

capitaine des Eparges, dont les nerfs furent

ébranlés au point qu'arrivé au dépôt, sortant de l'hôpital, sa blessure guérie,

dans la

tête...

il

s'est

L'étrange histoire

!

tué d'une balle cet

homme

qui

a échappé à la mort, qui a supporté la plus effroyable tension nerveuse qu'on puisse imaginer, qui

à la mort, a donné la mort, nous

nous a conduits

a menacés de mort, a bravé la mort et rusé avec elle et l'a crainte parfois

à en mourir, meurt main-

tenant qu'il semble lui avoir échappé... l'a-t-elle rejoint

?...

ressaisi sa proie

?

Ma

a-t-elle

Qui prendra-t-elle demain

?

vie fut faite jadis d'amitié. J'aimais à sentir

autour de moi des âmes dont

du

Comment

Par quel détour subtil

mien...

Ce

soir je suis

le

rythme approchât

une chose aux doigts des

disparus.

me

Qui donc m'attirent arrêter

ma

?

libérera d'eux et de l'abîme

Quelle

main

se

chute qui s'active

ils

tendra vers moi pour ?

Je

plie sdus le vide


CROIRE

242

de mes jours d'un coup privés d*amis, comme une plante privée d'ëau j'ai peur de ma solitude j'ai ;

;

le

dégoût

Immobile, j'attends que

d'agir.

paix de la nuit m'aide à vaincre

le

grande

la

mal qui me

tourmente, j'attends que son apaisante rosée mouille car la douceur des larmes solitaires sauve

mes yeux,

des bras des morts qui se tendent vers vous.

LA FOULE

La

crainte

m'enferma d'abord dans

la maison.

Je redoutais cette foule inconnue à laquelle je m'étais heurté lors de mon retour. Qu'aurais-je été faire, amoindri et dolent,

insouciante

Puis seté

j'ai

au milieu de sa gaieté

?

perçu

du monde

le

danger de l'isolement,

factice

le

passé

vi\Te. J'ai senti qu'il fallait faire ville et qu'elle était autre, peut-être,

ne

l'imaginait...

seul

;

et

J'ai

me

la faus-

poussait à

un pas vers la que mon esprit

voulu savoir. Je suis parti

de cette première sortie

je reviens le

cœur

plein de joie. J'ai d'abord hésité

prudence

;

mais

;

inquiet, je n'avançais qu'avec

très vite j'ai

je respirais était baigné

compris que

l'air

que

de douceur et de sympathie

grave. J'avais cru être seul et j'ai deviné autour de

moi des centaines d'amis

ignorés.


LE RETOUR Qui

en ces jours,

dira,

243

la pitié, la

bonté de

la foule

anonyme, l'immense impression de douceur maternelle qui vous enveloppe, quand faible, vous vous abandonnez en toute confiance à la force de ses flots

mouvants

Je vais

que et

mon

?

chemin. J'approche d'un obstacle

Une main

je n'aperçois pas.

me

avec tact

moi

On

guide.

la

et bonté, et

même

partout je sens autour de

Des pas s'attachent aux quand je m'arrête, indécis, au bord je sens peser sur moi des regards

sollicitude.

miens, s'arrêtent

d'un

m'arrête aussitôt

m'aide sans un mot, simplement,

trottoir, et

protecteurs, qui surveillent la rue où je vais m'engager, m'entourent, et

Je

me

l'entrée,

me

suivent.

risque jusqu'à prendre le

un bras

inconnue prend m.on

billet,

des escaliers et des couloirs s'ouvrent d'eux-mêmes, à les portes

des wagons

ture et une

«

«

métro

se passe sous le mien,

;

guide dans

les portillons

mon

dès

dédale

le

des quais

approche,

comme

on m'aide à monter en voi-

place assise

quelque dense que

me ;

» et,

une main

»

se

trouve toujours

libre,

hommes

et les

soit la foule.

Les

femmes me sont reconnaissants de l'occasion que je leur donne involontairement d'être bons et parmi ceux qui merci.

me

rendent service,

il

en est qui

me

disent


CROIRE

244

Admirable impression et ces

femmes

leurs gestes

si

d'identité.

— Ces hommes

m'accueillent vraiment en frère et

simples disent doucement leur grati-

tude et leur amour pour tous ceux que

mal acca-

le

bla.

Ces êtres communient dans un car

ils

sont proches

les

étrangers a disparu la

;

même

uns des autres

;

des

;

on pleure des mêmes douleurs

mêmes

masse des

Français maintenant ont

les

majorité dans une foule parisienne

soi

sentiment,

la

;

;

on

est entre

on

tressaille

espoirs...

* * *

Cependant

la lumière se fait

vivre abstrait

du monde

je

en moi

me

;

je sens qu'à

serais étiolé, tandis

qu'à descendre dans la foule je reverdis, je

Et une voix me

dit

:

«

Rien n'est

solide

refleuris.

de ce qui ne

pousse pas profondément ses racines dans la masse.

L'œuvre que tu tenteras doit masse «

et sa

être étayée

durée sera fonction de ses

Enracine-toi...

par cette

assises.

Que ton âme soit en communion

avec l'âme de cette foule. Comprends-la, sens-la, devine-la, suis-la dans ses souplesses, dans ses aban-

dons et dans ses colères

;

sache

saisir

son esprit et

son humeur, car cette humeur et cet esprit tifs

collec-

sont des phénomènes profonds et sans âge,

semblables au bruit de la forêt et de la mer.

Tu

dois


LE RETOUR

œuvre humaine

te plonger en elle pour faire

brer avec

elle,

Et quand tu

des arbres.

les feuilles

enraciné profondé-

te sentiras

ment, quand au sein de ton âme ouverte tive tous les échos de cette laisse aller

ton rêve, lâche-lui la bride et monte sans

yeux pleins d'étoiles...

Accueille les chimères d'avenir,

pourras,

les

espoirs fous,

réalisera monte monte jusqu'à être

que demain peut-être le

et récep-

masse retentiront, alors

crainte, de toute ta force et les

que tu

et vi-

tu dois plonger dans la nature

au vent avec

et trembler «

comme

245

;

aussi haut seul,

vertige, car ta base est nourricière et solide.

sans

»

LA PREMIÈRE CLASSE Octobre 1916.

Le jour

doux.

est clair et

La

vaste place que

le

vent balaye à l'ordinaire du Panthéon à Sainte-

Geneviève air

est paisible

;

ses

maisons entourent un

immobile. C'est l'heure où

classe.

Par

petits groupes,

les

ou

enfants vont en

seuls,

sans hâte,

ils

passent. Et, suivant ces gais porteurs de livres, j'arri-

ve à

mon

tour devant la

vieille

gnais avant la guerre... jadis

Que ce temps émouvant !... Je longe

les couloirs

est lointain

caserne où j'ensei-

!

!

Que

ce retour est

franchis le porche,

traînait autrefois

la

cour,

et

une odeur


CROIRE

24^

complexe de poussière humide, de de

et

me

serpillère. J'arrive enfin

ma

de papier classe, et

souviens, et restitue lentement ce que je vois

mal

:

les

hautes fenêtres grillagées,

poutres apparentes,

cabossés. Sous

ma main

plafond aux

le

bancs alignés sagement,

les

becs de gaz portant sur

les

cuisine,

dans

le

l'oreille leurs

pupitre de

ma

abat -jour chaire se

hausse, zébré d'entailles, usé au bord inférieur par le

frottement des coudes.

Ils sont entrés. Ils

émus de

gagnent leurs places, un peu

ce retour, pleins de gaieté et de vie, mais

contenus par l'image douloureuse de soudain, leur apparaît... Et

quand

la

guerre qui,

se sont tous

ils

sens monter, à la fois, vers mes yeux tous yeux d'enfants qui regardent, grands yeux clairs,

assis, je

ces

pleins de curiosité et d'émoi, débordant de confiance attendrie, belles lumières dont l'intelligence et la

caresse enveloppent

mon âme

d'une douceur de

printemps. Ils sentent,

ils

comprennent, bien qu'enfants...

j'en suis sûr. Ils ressentent

confusément

frances supportées pour eux par ceux

du

les souf-

front

;

ils

devinent que jamais une masse de douleurs pareille n'a été entassée sur le monde, que jamais on ne vit

tant de beaux espoirs flétris

peu que

leiirs

;

ils

soldats, confirmés

comprennent un dans

la foi fran-


LE RETOUR çaise et

«47

humaine, se sont grandis par leurs actes

aux yeux de

l'univers,

même

mêmes, en

mais

ont grandis eux-

les

temps.

Et le cours commence simplement, après mots de bienvenue. Suivant le « programme

trois »,

le

maître parle de la France qu'il doit expliquer et décrire, et la classe l'écoute de toutes ses oreilles,

comme

s'il

s'agissait

géologique du

aujourd'hui

sol,

d'un être vivant. La formation

ennuyeuse autrefois, intéresse

comme un

conte de fée

;

ils

voient,

au

cours des âges, la chair des plaines se former autour

du squelette des montagnes tre puis

mourir sur cette

et les

terre, et

tout paraît clair à ces petites

habituées

à

vivre

hommes

pour cette

naî-

terre;

âmes parisiennes

dans l'enthousiasme, dans

la

passion ardente et sincère de cette colline pensive

des Ecoles, où, depuis bientôt mille années, rêvent des jeunes hommes.

LE DROIT DES MORTS Ils

ont

le droit

de vivre en nous.

Il

de nous leurs âmes soient présentes

faut qu'autour et

qu'on

relise

sans relâche leur témoignage signé de sang.

Plus tard, après des siècles révolus, toutes les horreurs que nous

avons vécues s'estomperont. On.oubhera peu à peu, car c'est notre lot éternel

que de vivre entre l'oubH du^passé

et l'ignorance


CROIRE

248 de Tavenir malgré

les liens

qui les assemblent. Peut-

être verra-t-on alors les extrêmes s'unir, les crimes

expiés et pardonnes

peut-être

;

oubliera-t-on la

honte des générations défuntes qui semèrent

mensonge, les

jeunes

la

douleur et la mort...

hommes que

la guerre

Selon la

vieille

formule, Heu

sont morts pour les autres,

ils

la ville

tombés, toire, Ils

ou

la

est

les

le pire

immense.

commun

sublime,

pays, la province,

maison, la famille.

le village, la

comme tombaient

pour sauver

le

oublier

I\Iais

tua serait

Notre dette envers eux

sacrilège...

mâles de

Ils

sont

la préhis-

horde des haches ennemies.

sont morts aussi selon la formule plus neuve,

pour défendre

la pensée,

l'atmosphère intellectuelle

morale où baignait notre peuple. Grâce à

et

le

nous sommes dans

esprit

monde

libres et maîtres

la voie qui

entier,

sauvé de

nous

eux

de développer notre

plaît

;

grâce à eux,

la force, accueille la

le

jeune

liberté.

* * Ils

furent les matelots de Xerxès se jetant à la

mer pour

alléger

le

navire

devoir envers eux est donc Il est tissé

Ils

qui sombre...

Notre

clair.

d'abord de reconnaissance et d'amour.

sont l'humanité crucifiée. Le Christ rédempteur

versa son sang pour

le salut

du monde

;

les

tués de


LE RETOUR la guerre sont les victimes

249

de nos fautes, sacrifiées

pour notre rachat.

Chaque année, consacrons-leur un

jour, et

pas seulement nous, Français, mais tous

Ce

songeons aux morts que nous connû-

jour-là,

mes

efforçons-nous de les voir,

;

non

les peuples.

eux aussi

nous

dire,

mon

sang pour

toi.

:

»

«

et

écoutons-les

J'ai versé telle goutte

Que

cette fête

de

du souvenir

unisse les esprits les moins proches, les religieux et les athées, les patriotes et les sans-patrie

nous rappelle nos erreurs qu'elle

nous

soit

en

et

;

qu'elle

nos responsabilités

même temps un mea

,

une

culpa,

source d'espoir, un acte d'amour et de suprême merci. * * *

Morts aimés dont on se souvient, morts sans amis, sans famille, que personne ne pleure,

doublement une

force,

et

qu'on doit

y a dans votre entassement, une puissance de renouveau, un levain glorifier,

il

prodigieux que nous ne laisserons pas perdre. Plus encore que des autres, vous avez

le droit

d'exiger de nous, les blessés, à qui la vie ne fut laissée qu'en prêt sous condition, la poursuite

de

votre tâche.

Or vous avez succombé d'abord pour que fût sauve la vie française. Le monde tend à se grouper en de vastes fédérations qui engloberont

les

peu-


CROIRE

250 pies

mais ne

les

confondront pas. Jadis, après une

guerre permanente,

l'individu

primitif s'est

à ses semblables pour former la tribu s'unirent entre elles

;

;

uni

et les tribus

et des villes furent

fondées

qui se battirent puis se fédérèrent sans se confondre.

En France,

les

provinces du nord et du midi s'uni-

rent après d'atroces massacres, mais gardèrent leur

personnalité

;

et

demain

les

même

Mais nous

idéal.

et

vous devrons de maintenir

au milieu de l'esprit

Vous

s'uniront,

et

ensemble pour

le

états

d'abord ceux qui souffrirent

ceux qui nous suivront l'esprit national

l'esprit fédératif

comme

vivant

aujourd'hui

régional au sein de l'esprit national.

êtes

morts afin que nous puissions relever

que nous ne soyons plus semblables à ces hommes de la défaite, que nous voyons parfois la tête, afin

promener parmi nous l'esprit

leur face de vaincus. Secouons

de ces vieillards qui plient sous quarante-

cinq années de servitude, qui s'étonnent à chaque

heure de leur liberté recouvrée, redoutent toujours les

bourreaux abattus

victoire...

et renient

maladivement

la

Grâce à vous nous pouvons être nous-

mêmes. Soyons-le fièrement. N'abdiquons

rien.

Ne

plions pas.

Vous

êtes

morts pour que tous

les

hommes

soient

plus libres, que chacun, que chaque peuple dispose


LE RETOUR enfin de lui-même.

25I

Poursuivons sans relâche

les

hypocrisies basses des états qui veulent dissimuler leurs appétits de

domination sous de faux dehors

libéraux.

Vous

êtes

meilleurs,

morts pour que tous

pour qu'on s'aime plus entre

qu'on souffre moins sur cette sache

hommes

les

allier le

mépris de

dit

comme

sans illusions. Ayez

pour

à l'horreur du

Etre bon, être

a

:

droit est l'habileté suprême. Soyez

blesse

soi,

pour qu'on

terre,

mort

la

sang versé. Et votre voix nous

soient

bons sans

le

fai-

dégoût de

la

violence, l'horreur de la force en soi, et considérezla

comme un moyen nécessaire, mais non pas comme

une

fin.

Aimez-vous pour l'amour de nous.

»

* * *

Mais pour continuer cette tâche des morts, nous aurons à peine assez d'énergie

de courage. N'ayons

et

jamais peur de rien surtout d'une idée

qu'au bout de notre pensée actes, sans faiblesse,

Sachons sachons

allons jus-

en êtres responsables.

aimer, souffrir

croire.

;

;

conformons-y nos

et mourir, c'est-à-dire

Croyons dans

comme ont cru causes, comme crurent terme,

le

sens

le

plus large

du

les

martyrs de toutes

les

premiers morts d'août

les

1914 qui chargeaient et mouraient en chantant.

Ayons chacun un

idéal,

quand

ce ne serait

que de


CROIRE

252

croire à notre travail quotidien librement accepté,

de

et

le faire

sément, les

en toute conscience. Croyons inten-

profondément,

pesamment

;

respectons

croyances des autres, car la grâce souffle où eUe

veut, mais soyons intraitables pour

tous les co-

médiens bluffeurs.

Que tous ceux qui jouèrent grande aventure s'unissent.

leur

vie

dans

songent

Qu'ils

la

aux

tués qui, moins heureux qu'eux, dorment dans la terre, tandis

que

les habiles

vivent à

l'aise et

moquent

sent les épaules en secret, et

ces

«

hausfous

»

qui crurent à quelque chose d'autre qu'au pouvoir et à l'argent.

Traquons tous

les phraseurs, les tra-

fiquants et les jouisseurs, à quelque hauteur qu'ils se tiennent

dans

le

monde ou

l'Etat.

Dix millions d'hommes périront peut-être dans cette guerre, et leurs cadavres, placés les uns près

des autres, formeraient une ligne plus longue que

de Londres au Japon... Que tout ce sang n'ait pas coulé en vain.

Que

les

quelques parcelles de

l'esprit

des morts incluses en ces lignes passent en vous,

âmes ouvertes qui

les lirez.

sentiment qu'il n'y a que la

foi

Ayez comme eux

le

qui fonde et que nous

ne serons sauvés que par ceux qui savent

croire.


.

TABLE DES MATIERES Pages.

AVANT-PROPOS

PRÉLUDE. Les

7

Agadir (1911) 15 17 17

réservistes

Le départ Les marches de concentration

,

Le jour de repos La manœuvre Marche de nuit

La

24 24 26 28

renaissance morale

LE DÉPART

(1914).

Embarquement

33 38

On chante

AU BOIS DES CHEVALIERS. En retraite Le voyage L'approche L'arrivée En seconde ligne L'attaque de nuit

En sentinelle La corvée La tombe La pluie La balle

de cartouches

L'insomnie L'isolement

,

47 52 58 61 66 68 75 79 84 86 90 93 96


TABLE DES MATIÈRES Pages.

loo 109 114 119 123 130

L'attente Les volontaires

La relève Le repos L'angoisse Le layon Le poste de secours L' amh dance

141 147

EN FLANDRES. Voyage

La Le

route téléphone

La Grande Dune Le combat sur la mer Le brasseur

La vieille L'estaminet

Après

la pluie

Le moulin Le brouillard sous

La

la lune

en cercle Le prisonnier Les goumiers vie

La ville

blessée

Entre deux bombardements Lettres de la marraine

153 154 159 165 167 171 177 184 191 193 197 198 200 203 206

216 217

LE RETOUR. La rue La maison La lumière atténuée Le souvenir de l'odeur Le triomphe du son

223 225 228 230 232


TABLE DES MATIÈRES Discordances

La nuit vient La foule La première classe Le

,

droit des morts

Imprimvria Ceatrale (C. Brélaz), 20, i"c Cadet, Parie.

236 238 242 245 247




J




PQ 2611

Fribourg, André Croire

R4.5C7

1918

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