03 novembre 2016
Hervé Chambonnière
Dissuasion nucléaire. Tout sur la bombe en 16 questions.
Une proportion importante des têtes nucléaires françaises sont réparties dans les missiles destinés aux Sous-marins nucléaires lanceurs d'engins (SNLE, comme Le Téméraire, ci-contre), basés à l'Ile Longue, près de Brest.
Elle coûte près de 4 milliards d'euros par an. Une seule de ses têtes nucléaires (il peut y en avoir six par missile balistique) peut détruire une ville comme Paris. Voici 16 questions sur la dissuasion nucléaire française. 16 éléments de réponse puisés dans le très instructif livre "Le Président et la bombe" (*).
1- Quand ? La première bombe atomique française explose dans le désert du Sahara le 13 février 1960 (essai baptisé "Gerboise bleue"). Sa puissance équivalait à trois fois celle d'Hiroshima. Les (209) essais suivants seront essentiellement atmosphériques jusqu'en 1974, puis souterrains jusqu'en 1996. Les essais sont désormais simulés et modélisés numériquement. C'est un formidable levier diplomatique.
2- Pourquoi se doter de la bombe ? C'était une manière "d'effacer la défaite de 1940", et donc d'empêcher une nouvelle invasion, et de garantir à la France le même statut que ses alliés. "Elle nous donne un accès direct à la table des supergrands", plaidait Charles de Gaulle. Et permet de peser dans les négociations internationales. "C'est un formidable levier diplomatique", confirme encore aujourd'hui un conseiller présidentiel. A l'époque du choix, seuls les Etats-Unis (1945), l'URSS (1949) et la Grande-Bretagne (1952) disposent de cette arme. La Chine l'obtiendra en 1964. Les Etats-Unis voulaient installer leurs missiles sur le sol français, sans que la France ait son mot à dire sur l'opportunité d'un tir et ses objectifs. La crainte des Français : que l'Europe ne devienne le champ de bataille nucléaire des Américains et des Soviétiques.
3- Combien ? La France disposerait actuellement de "moins de 300 têtes nucléaires" (contre plus de 500 au début des années 90). Une partie de ce stock est intégrée aux 48 missiles balistiques (trois lots de 16 missiles pouvant embarquer chacun jusqu'à six têtes nucléaires) destinés à trois des quatre Sous-marins Nucléaires Lanceurs d'Engins (SNLE) basés à l'Ile Longue, face à Brest. L'autre partie du stock équipe 54 missiles ASMPA (dont ceux destinés aux essais), répartis entre les Forces aériennes stratégiques (FAS) représentées par deux escadrons (53 avions, dont 22 Rafale biplaces et 31 Mirage 2000 biplaces) situés dans l'est de la France (près de Saint-Dizier, Haute-Marne) et le Sud-Est de la France (près d'Istres, Bouches-du-Rhône), et la Force Aéronavale Nucléaire (FANu) embarquée sur le porte-avions Charles-de-Gaulle, constituée d'une dizaine de Rafale monoplaces de la base aéronavale de Landivisiau (29).
4- Pourquoi quatre sous-marins ? C'est le minimum pour garantir qu'au moins un SNLE soit en mer, prêt à tirer en permanence sur ordre présidentiel. Pendant qu'un est à la mer (70 à 90 jours), un 2ème est à quai, prêt à prendre le relais ou à partir en renfort en quelques heures ou jours sur ordre du président (dans les années 1982). Le 3ème est en arrêt technique (IE, indisponibilité pour entretien) pour un mois. Et le 4ème est désarmé, car en Indisponibilité Périodique (tous les dix ans pour une durée de 2,5 ans) pour Entretiens et Réparations (IPER ou "arrêt technique majeur" ou "grand carénage").
5- Pourquoi des avions et des sous-marins ? Deux arguments valent mieux qu'un. Cette paire renforce la crédibilité et la sécurité de la dissuasion (en cas de simultanéité de plusieurs crises; parade aux éventuelles évolutions technologiques de défense…) . Elles sont également complémentaires. Les sous-marins représentent une puissance de feu énorme et sont indétectables. Les forces aériennes sont plus précises, mais leur pouvoir destructeur est plus limité. A l'inverse des sous-marins, les avions sont très visibles et peuvent donc aussi représenter un moyen d'avertissement.
6- Pourquoi autant d'armes nucléaires ? C'est un choix politique (président), également motivé par des considérations techniques (probabilité d'atteindre les cibles en fonction de la fiabilité des armes et surtout de la défense adverse…).
7- Quelle puissance ? La tête nucléaire équipant la première version du missile balistique M51 (SNLE) affichait une puissance de 100 kilotonnes (puissance de la nouvelle tête inconnue). Sur le papier, c'est dix fois celle d'Hiroshima. Mais, "pour des raisons de physique, ce serait plutôt deux fois". L'explosion d'une bombe est toujours programmée en altitude, pour maximiser les effets de souffle et de chaleur, et minimiser les retombées radioactives (45% de souffle, 40% de chaleur et 5% à 10% de radioactivité) . Toutes les bombes françaises sont des bombes à hydrogène (H), dont la puissance peut être modulée. Une tête nucléaire de 100 kilotonnes détruirait en grande partie une ville comme Paris et tuerait plusieurs centaines de milliers de personnes.
8- Jusqu'où et en combien de temps ? Chaque missile M51-1 peut emporter jusqu'à six têtes nucléaires capables d'atteindre des objectifs différents sur une zone de 220 km sur 60 km (13.000 km²). Le M51-2 (nombre de têtes emportées, plus lourdes et volumineuses, inconnu), qui commence à équiper les SNLE, peut frapper des cibles situées à près de 10.000 km de distance (contre 5.000 km pour un M45), à une vitesse de Match 20 (7 km par seconde). En cas de tir, les confins de l'Asie seraient atteints en près de 30 minutes. En 2020, tous les SNLE seront équipés de M51-2.
9- A quoi ressemble la bombe aujourd'hui ? Le cœur est constitué de quelques kilos de plutonium sculptés en demicoquilles et entourés d'une gaine. Le tout a la taille d'une pastèque (ou d'un ballon de handball) et est destiné à former le noyau de l'amorce (détonateur). Ce cœur est enfermé dans un sarcophage scellé et confié aux armées. Il est ensuite assemblé aux vecteurs (missiles) sur les bases aériennes nucléaires, et sur l'Ile Longue, où se situe la base des Sous-marins Nucléaires Lanceurs d'Engins (SNLE), face à Brest. La durée de vie d'une arme est estimée à 25 ans. Elle est ensuite démontée, expertisée. Le plutonium est récupéré, nettoyé, traité et refondu.
10- La bombe peut-elle exploser accidentellement ? Toutes les armes sont équipées d'un Boîtier de Contrôle Gouvernemental (BCG) nécessitant le double code présidentiel. Toutes les séquences d'activation des armes et de tir sont contrôlées. Une explosion nucléaire accidentelle serait "impossible" : la bombe est conçue pour exploser "dans des conditions physiques très précises". En revanche, le risque zéro n'existe pas pour d'autres types d'accident : dispersion d'éléments radioactifs, accident sur un réacteur nucléaire de sous-marin…
11- Et la sécurité des sites nucléaires ? La sécurité des sites nucléaires, qui fait aussi partie de la dissuasion, ferait l'objet "d'une surveillance et d'une protection redoutables", selon les auteurs du livre. Selon eux, la dernière incursion à l'Ile Longue (SNLE) remonterait "au début des années 80", lors d'un exercice mené par des nageurs de combat de la DGSE. Selon nos propres sources (enquête dans nos colonnes le 11 juin 2013, "Les incroyables failles de sécurité de l'Ile Longue"), la sécurité du site a été régulièrement prise en défaut, ces dernières années, et jusqu'aux lieux les plus sensibles de la base. Des efforts conséquents ont depuis été entrepris. Dernier exemple le 8 septembre, avec un appel d'offres du ministère de la Défense passé pour "le maintien en condition opérationnelle du système de détection anti-intrusion par voie maritime" de la base opérationnelle.
12- Quelles cibles ? Pendant la Guerre froide, les cibles des missiles français étaient les grandes villes russes. Depuis 1998, les coordonnées des cibles ne sont plus pré-enregistrées en permanence dans les missiles. Auparavant, les frappes prévues étaient massives. Ainsi, un SNLE, détectable lors de sa phase de tir et donc susceptible d'être détruit, devait tirer ses 16 missiles en une seule fois. Ce n'est plus le cas aujourd'hui (il peut donc ne tirer qu'un seul missile si besoin). Aujourd'hui, le Président de la République délivre des directives au Chef d'état-major des armées (CEMA). Il propose en retour des cibles que le président valide ou pas, par écrit. La dissuasion vise toute puissance possédant des armes de destruction massive menaçant les intérêts vitaux de la France. Tout adversaire sait ainsi qu'il s'expose à "des dommages inacceptables" : a minima, destruction de ses centres de pouvoir, économiques, politiques et militaires. Un "ultime avertissement" peut être adressé : une éventuelle frappe limitée (dans un endroit désert/puissance limitée/à haute altitude, de manière à neutraliser tous les circuits électroniques en surface) . Quels sont les intérêts vitaux de la France ? La définition est floue (identité, existence et souveraineté étatiques) pour éviter qu'un adversaire ne soit en mesure de calculer le risque inhérent à son agression, et aussi par ce que cette notion peut évoluer en fonction des circonstances. Cela offre une marge de manœuvre et de liberté au président. La France pourrait-elle frapper Daesh ? Non, mais la décision n'est pas fermée. Notamment si le groupe terroriste devait se constituer en Etat et était doté d'armes de destruction massive.
13- Comment un tir serait-il déclenché ? Sur ordre présidentiel. Celui-ci parvient aux armées de manière sécurisée (code et authentification signature écrite, signature visuelle et vocale; cryptage) et diversifiée (sept moyens de transmission différents pour l'ancien plateau d'Albion qui accueillait les missiles sol-sol). Quand l'ordre est délivré, aucun retour en arrière n'est possible. Dans un sousmarin, le commandant et son adjoint déclenchent simultanément et séparément le tir. Dans les avions biplaces des FAS, le co-pilote reçoit le code et déverrouille les armes, et le pilote peut alors tirer (procédure différente pour les avions monoplaces de la FANu). Pour les sous-marins, le Président ne sait pas où se trouve le SNLE et le commandant du bâtiment ignore les cibles de ses missiles.
14- Qui a le code ? Le Président de la République porte un fragment du code. Celui-ci serait une formule mathématique ou un code alphanumérique contenu pendant longtemps dans un médaillon attaché à une chaîne en or. Celuici serait aujourd'hui différent. En cas de perte, cet objet ne serait pas identifiable, et resterait incompréhensible et inutilisable. Sa perte n'aurait aucune conséquence sur la dissuasion. L'autre fragment de code est détenu par un militaire de l'entourage présidentiel. Les codes peuvent être transmis à tout moment via la mallette noire que transporte l'aide de camp qui accompagne le Président. D'autres personnages de l'Etat pourraient eux aussi se les voir remettre si le Président se trouvait empêché (Premier ministre et ministre de la Défense; ministre des Affaires étrangères et de l'Intérieur également évoqués). Une autre personne désignée par le Président, en province, disposerait également du code. Même si le Chef de l'Etat, ou sa famille, étaient pris en otages, le système pourrait fonctionner.
15- Quel coût ? La dissuasion coûte, entre 2014 et 2019, près de 3,88 milliards d'euros par an. Cela représente 50€ à 60€ par an et par Français (4€ à 5€ par mois), ou moins de 200€ par an et par foyer fiscal imposé. Ce coût devrait cependant atteindre un pic de 6 milliards d'euros en 2025 (renouvellement des équipements).
16- Se passer de la dissuasion ? Hormis les risques militaires et diplomatiques (perte d'influence et de crédibilité), les auteurs soulignent les risques technologiques et économiques : un euro investi dans le nucléaire générerait plus d'un euro dans l'économie. Par ailleurs, un démantèlement serait "long et extrêmement coûteux". Enfin, la dissuasion nourrit bien d'autres secteurs d'activités, notamment technologiques : spatial (Ariane aurait par exemple coûté beaucoup plus cher), aéronautique, astrophysique, climatologie, recherche médicale, électronique de défense, télécommunications, informatique, nucléaire civil, métallurgie des coques, laser, observation satellitaire, optique de précision (…). Sans dissuasion, l'armée française n'aurait pas la dimension qu'elle a aujourd'hui (rôle des Sous-marins nucléaires d'attaque SNA, des frégates sous-marines, bâtiments anti-mines, satellites, Rafale et capacités de raids aériens longue distance…). La filière du missile M51 fait appel à elle seule à plus de 450 industriels (800 PME). La recherche
nucléaire militaire induirait dans l'industrie entre 10.000 et 20.000 emplois. * "Le Président et la bombe", de Jean Guisnel et Bruno Tertrais (éd. Odile Jacob, 326 pages, 22,90 €) .
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