En colonne : récits de guerre, de chasse et d'exploration - 1913

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Général Bruneau. En colonne : récits de guerre, de chasse et d'exploration

Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France


Bruneau, Jean-Paul (1848-1922). Général Bruneau. En colonne : récits de guerre, de chasse et d'exploration. 1913. 1/ Les contenus accessibles sur le site Gallica sont pour la plupart des reproductions numériques d'oeuvres tombées dans le domaine public provenant des collections de la BnF. Leur réutilisation s'inscrit dans le cadre de la loi n°78-753 du 17 juillet 1978 : - La réutilisation non commerciale de ces contenus est libre et gratuite dans le respect de la législation en vigueur et notamment du maintien de la mention de source. - La réutilisation commerciale de ces contenus est payante et fait l'objet d'une licence. Est entendue par réutilisation commerciale la revente de contenus sous forme de produits élaborés ou de fourniture de service. CLIQUER ICI POUR ACCÉDER AUX TARIFS ET À LA LICENCE 2/ Les contenus de Gallica sont la propriété de la BnF au sens de l'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis à un régime de réutilisation particulier. Il s'agit : - des reproductions de documents protégés par un droit d'auteur appartenant à un tiers. Ces documents ne peuvent être réutilisés, sauf dans le cadre de la copie privée, sans l'autorisation préalable du titulaire des droits. - des reproductions de documents conservés dans les bibliothèques ou autres institutions partenaires. Ceux-ci sont signalés par la mention Source gallica.BnF.fr / Bibliothèque municipale de ... (ou autre partenaire). L'utilisateur est invité à s'informer auprès de ces bibliothèques de leurs conditions de réutilisation. 4/ Gallica constitue une base de données, dont la BnF est le producteur, protégée au sens des articles L341-1 et suivants du code de la propriété intellectuelle. 5/ Les présentes conditions d'utilisation des contenus de Gallica sont régies par la loi française. En cas de réutilisation prévue dans un autre pays, il appartient à chaque utilisateur de vérifier la conformité de son projet avec le droit de ce pays. 6/ L'utilisateur s'engage à respecter les présentes conditions d'utilisation ainsi que la législation en vigueur, notamment en matière de propriété intellectuelle. En cas de non respect de ces dispositions, il est notamment passible d'une amende prévue par la loi du 17 juillet 1978. 7/ Pour obtenir un document de Gallica en haute définition, contacter utilisationcommerciale@bnf.fr.












GÉNÉRAL BRUNEAU

DEUXIÈME ÉDITION

PARIS CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS 3, RUE AUBER,

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DU MÊME AUTEUR

RÉCITS TRAGIQUES DE LA VIE AFRICAINE PAROLES D'UN SOLDAT RÉCITS DE LA GUERRE DE 1870

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Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays.

Copyright,

1913, by CALMANN-LÉVY

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vol.

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GÉNÉRAL BRUNEAU

ET D'EXPLORATION

PARIS ___

CALMANN-TfVY, ÉDITEURS 3,

RUE AUBER, 3



celle que toute petite, je venais du fond du dĂŠsert embrasser entre deux chevauchĂŠes, 11

A MA

FILLE



EN COLONNE RÉCITS DE GUERRE, DE CHASSE ET D'EXPLORATION

JOHANN SOUVENIRS DE L'I NS UR R ECTIO N KABYLE

Le 26 mars 1871, je débarquais à Alger, avec les débris du 1er bataillon du 1er zouaves de marche. Nous arrivions directement des forts de Salins (Jura) où nous avions repoussé victo-

rieusement l'attaque d'une division du corps poméranien et échappé à l'internement de l'armée de l'Est en Suisse. Toute la partie orientale de l'Algérie était en pleine révolte. L'insurrection kabyle n'allait pas tarder à s'avancer menaçante jusqu'au Boudouaou, presque aux


portes de la capitale de l'Afrique du Nord, et la poignée de vieux soldats, que nous ramenions après la libération des engagés volontaires pour la durée de guerre, fut aussitôt dirigée sur le village de l'Aima, défendu seulement par des gendarmes et des miliciens. Toutes les troupes disponibles étaient parties en colonne dans la région d'Aumale et de Médéah, et c'est à peine s'il restait quelques artilleurs pour servir les pièces des batteries qui défendent le port d'Alger. Nos premiers revers n'avaient pas cependant ébranlé notre autorité, et ce n'est qu'en apprenant la captivité de l'empereur que les populations musulmanes commencèrent à s'agiter sourdement. Cependant, le prestige de tant de guerres heureuses les eût maintenues dans J'obéissance, si trois mesures imprudentes n'étaient venues porter leur surexcitation à son comble : le rappel des officiers des bureaux arabes désignés pour servir aux armées de l'intérieur, les décrets Crémieux et -la mobilisation des escadrons de spahis mariés.

la


La première eut pour résultat de désorganiser complètement le commandement et l'administration des indigènes qui furent confiés à des officiers ayant signé « le revers », ignorant tout du caractère et des mœurs des tribus. Les décrets Crémieux furent plus néfastes habil'Algérie, de l'autre bout D'un à encore. lement propagé par les Mokaddems des ordres religieux, le bruit courut que la plupart des Français avaient péri dans la guerre avec l'Allemagne" et que les juifs occuperaient désormais les emplois et commanderaient aux Arabes. Quant à la mobilisation des escadrons de spahis sédentaires, ordonnée en violation des stipulations de leur acte d'engagement, elle détermina les refus d'obéissance, les mutineries et la révolte des smalas de Bou-Hadjar, du Tarf, de Moudjebeur, d'Aïn Guettar. Le 27 février, le plus puissant personnage de l'Ouest, le bach-aga de la Medjana, de l'illustre famille, des Mokrani, qu'une tradition fait remonter à un Montmorency, resté à Tunis après la mort de Saint Louis, adressait sa


démission au général Lallemand. Le 14 mars, il refusait son mandat de paiement de février, et nous prévenait, avec une loyauté chevaleresque, qu'il allait nous combattre. Enfin, le 8 avril, dans le sanctuaire de la Zaouïa des Rhamania à Seddouq, la prière publique était faite pour l'extermination des roumis et le « Djehad », ou guerre sainte, proclamé solennellement. La situation était donc des plus critiques, lorsque, le 30 mars, je fus mandé à l'étatmajor de la place où je reçus, séance tenante, l'ordre de me rendre, par les voies les plus rapides, à Médéah, et de me présenter au général commandant la subdivision. Pas d'autre indication. L'officier de service m'assura qu'il ignorait absolument la mission qui m'était réservée. Très intrigué, je rentrai de suite à l'hôtel, et, après avoir bouclé ma cantine, fait mes adieux à mes camarades, je pris le premier train à destination de Blida. J'eus la bonne fortune, en arrivant, de trouver une place dans le coupé de la diligence qui faisait le ser-


vice de Médéah, et, le soir même, j'étais rendu à destination. Le lendemain matin, j'étais introduit en présence du général de Loverdo. Assis devant son

bureau, l'excellent homme me considéra quelque temps avec attention, puis, satisfait sans doute de son examen : Vous êtes arrivé capitaine bien jeune, et — déjà décoré! Mais la valeur n'attend pas le nombre des années, ajouta-t-il en souriant, et j'espère que vous justifierez le choix dont vous êtes l'objet. Il s'arrêta quelques instants pour observer l effet de ses paroles et sourit en s'apercevant de l'intense curiosité que devait traduire à ce moment le jeu de ma physionomie. J'ai télégraphié avant-hier au général — Lallemanden le priant de m'envoyer, d'extrême urgence, un officier énergique. Il s'agit d'aller prendre le commandement de la compagnie provisoire de zouaves qui est scindée entre Laghouat et Djelfa. Le peloton qui occupe ce dernier poste, composé en grande partie de fortes têtes, ex-pensionnaires de l'atelier des


travaux publics d'Orléansville, vient de se mutiner. Ces gaillards-là, excusez du peu! sont dégoûtés d'obéir à un capitaine ayant signé le « revers ». Ils l'ont embarqué de force dans la diligence de Boghar et il est arrivé ici dans un état de démoralisation complète. » Il n'y a pas de temps à perdre, l'insurrection s'étend rapidement, et les routes sont si peu sûres que j'ai dû supprimer, hier, le service du courrier du Sud. La voiture qui vous emportera sera la dernière et ne dépassera pas Djelfa. Vous partirez tantôt, pour Boghari, avec monsieur Fromont, pharmacien désigné pour l'hôpital militaire de Laghouat. Vous prendrez livraison de quatre fusils et d'une caisse de cartouches, et, demain, à la première heure, vous vous mettrez en route. Je compte sur vous pour mater les mutins. la com» Au besoin, vous aurez recours à pagnie de mobilisés du Puy-de-Dôme, qui forme, avec les zouaves, la garnison du poste. excellent » Le commandant supérieur est un homme, mais il est fatigué, ne connaît rien aux choses d'Afrique, et manque d'autorité -


morale, parce qu'il a, lui aussi, signé le « revers ». » Je ne vous disssimulerai pas que vous courez le risque d'être enlevé en cours de route, aussi je vous donne comme conducteur un homme qui à lui seul vaut tout un escadron : Johann. Mon officier d'ordonnance vous dira tout à l'heure pourquoi. » Allez, mon cher capitaine et que Dieu vous garde Après avoir pris congé du général, j'allai déjeuner avec son aide de camp et au café, tout en fumant d'innombrables cigarettes, il me fit, en ces termes, le récit des extraordinaires aventures dont ce Johann, un Espagnol, avait été le héros. !

Originaire des hautes de montagnes — l'Aragon, Juan, par corruption Johann, s'expatria, il y a quelque vingt ans, à la suite d'un drame mystérieux, et acquit promptement une véritable célébrité dans le Sud de la province


d'Alger, où il rendit les plus éclatants services dans le ravitaillement des colonnes expéditionnaires. admirable d'un inouïe, d'une vigueur Doué » sang-froid, il se montrait d'une habileté extraordinaire dans la conduite de ces attelages de vingt-quatre mules que l'on est parfois obligé d'employer pour tirer une lourde charrette d'un mauvais pas, sur ces pistes du Sud où les roues sont souvent embourbées jusqu'à l'essieu. ordres leurs l'ont qui Les généraux sous eu » lui ont prodigué les marques de leur estime. Il montre, avec fierté, à l'occasion, les lettres d'éloges qu'il a reçues de chefs tels que Pélissier et Yusuf. prodigieuse, presque sur» Sa force est humaine. Il enlève un homme, à bout de bras, comme je fais de cette chaise, et, en s'arcboutant sous une charrette enlisée, il a, maintes fois, facilité le démarrage en soulevant sur son dos le lourd véhicule. du mulets deux paria Djelfa, il Unjour, à que » train ne l'arracheraient pas d'un anneau, scellé


dans l'épaisseur d'un mur-, qu'il étreignait de il saidroite la de tandis gauche, main que sa sissait par le milieu un palonnier sur lequel étaient fixés deux par deux les quatre traits. A la stupéfaction générale, il résista victorieusement, et, malgré les coups de fouet qui cinglaient ces deux vigoureuses bêtes, malgré les efforts désespérés de l'attelage qui tirait à démarrer, il le ramena, chaque fois, d'un mouvement élastique et puissant. dont il fabuleuse l'aventure du Oyez reste » fut le héros peu de temps après l'insurrection de 1864. propriétaire était, époque, Johann à cette » du café-poste deMesserane, situé à peu près à mi-chemin entre le caravansérail de Guelt es Stel et celui du Rocher de Sel. Vous y relaierez dans la matinée d'après-demain. la qui parcourent Les voyageurs rares » route du Sud trouvent là quelques provisions et un abri contre les tourbillons de poussière qui s'élèvent des dunes de sable avoisinant les grands lacs salés appelés Zahrez. désolé. » Vous verrez ce paysage


Au Nord, une nappe de sel d'une blancheur éblouissante, au delà de laquelle apparaît comme une bande jaunâtre ; puis le steppe couvert d'alfa vert grisâtre prend, avec l'éloignement, d'admirables tons violets et s'élève, en pente douce, jusqu'à la chaîne dentelée -des Seba-Rouss qui découpe sur l'azur -profond du ciel ses sept pitons teintés d'indigo pâle. Au Sud, c'est d'abord l'or éclatant des » sables, tachés çà et là des maigres buissons épineux qui poussent entre les dunes, et, plus loin, la ligne sombre du bois de tamaris du Rocher de Sel, dont les roches cristallines, reliées par un ciment ocreux, étincellent sous les rayons du soleil de tous les feux des, topazes, des émeraudes, des rubis et des amB»

thystes. Il est, à ce moment, dix heures, Johann sort de l'écurie où il vient de donner l'orge aux maigres haridelles laissées au relais par le courrier de Laghouat. Il jette un regard circulaire sur la plaine ardente qui flamboie autour du trou d'ombre de la porte entr'ouverte et, soudain, fronce les sourcils. Du côté duZahrez, »


une troupe de chameaux se détache en noir sur la piste blanchâtre. s'avance de ce pas lent qui berce » L'Ibel l'indolence de ces animaux antédiluviens. Ils vont, d'un air résigné, les flancs alourdis par d'énormes tellices, remplis sans doute du blé qu'ils sont venus échanger à Boghari contre lef5 dattes apportées des oasis lointaines. » Il distingue déjà le balancement de leurs longs cous qui s'abaissent par moments pour arracher au passage quelques brins de ces herbes aromatiques qui parfument le désert, et se lèvent nonchalamment avec des ondulations de reptiles pour redresser, ensuite, d'un air béat, leurs têtes altières et stupides. » Des silhouettes blanches, barrées du long fusil arabe, les suivent à grandes enjambées, de ce pas élastique qui caractérise les grands marcheurs. Ce sont les Sokrars. appelle-t-il d'une voix brève. « — Dolorès » Une jeune femme, coiffée d'un foulard rouge, apparaît sur la porte du café. Elle porte dans ses bras un petit enfant auquel elle était en train de donner le sein, et, derrière elle, ce !


sont des têtes ébouriffées de gamins qui essaient de se glisser au dehors. Un sourire éclaire la physionomie inquiète de Johann qui la contemple un instant avec tendresse, puis repris soudain par ses préoccupations : » — Valga me Dios / Les enfants vont encore » me faire arriver des histoires avec ces Cham» baas de malheur. Fais-les rentrer de suite et » ne les laisse sortir que lorsque ces fils du » diable auront abreuvé leurs chameaux et » seront repartis pour le Rocher de Sel. Pen» dant ce temps, je vais faire un bout de sieste » dans l'écurie pour le cas où ils viendraient » rôder autour des chevaux. » A ce moment un indigène sort, l'étrille et » la brosse à la main. » — Va me chercher mon sabre, Moham» med ! On ne sait pas ce qui peut arriver » » Celui-ci revient un instant après, avec une grande latte de cavalerie. Johann l'examine avec attention, tire la lame soigneusement affûtée qui vient de jeter un éclair et passe un doigt sur le tranchant : »—Un vrai rasoir », murmure-t-il en souriant. !


silencieuse ; maintenant maison La est » Mohammed a fermé portes et fenêtres et il est seuil le s'asseoir pour exercer une sur venu surveillance discrète sur l'Ibel qui se prépare à faire halte autour des puits. Les Sokrars se chales d'abreuver devoir aussitôt mettent en de leurs burnous leurs de et Débarrassés meaux. fusils, la gandoura relevée entre les cuisses et fixée à la ceinture, leurs jambes nerveuses arcboutées sur les bords opposés des margelles, ils laissent couler jusqu'à la nappe souterraine les larges musettes de cuir. Ils les retirent débordant d'une eau saumâtre et la font ruisseler dans les rigoles conduisant aux abreuvoirs creusés en pleine terre. leurs juments de race, nour» Campés sur ries exclusivement de dattes, maigres et musclées comme des sloughis, les conducteurs de la caravane, le fusil en travers de leur haute selle, d'un mot bref excitent, de temps en temps, l'activité de cette foule qui s'agite fiévreusement au milieu de trois ou quatre cents chameaux. meuglehabituel de le C'est concert ces »


ments rauques et prolongés, par lesquels ces bêtes fantastiques expriment invariablement la joie, la colère ou l'amour. » Mohammed regarde avec indifférence ce spectacle familier. Messerane est en effet l'un des abreuvoirs préférés des nomades, en raison des qualités purgatives de son eau, presque de l'Hunyadi-Janos, que les hommes ne boivent qu'à la dernière extrémité, mais dont les chameaux raffolent. » Tout en tirant lentement des bouffées de sa cigarette, il pense, à part lui, que le maître a bien fait d'enfermer les moutchachous. Vicente, l'aîné de la bande, a le diable au corps et, chaque fois, ce sont de nouvelles disputes avec les chameliers auxquels il joue des tours pendables : coupant leur corde de puisage, renversant leurs musettes, emportant leurs fusils. » S'il plaît à Dieu, il ne sera pas obligé, comme le mois dernier, d'intervenir dans la bagarre, où, moins bien doué que Johann, il est généralement rossé d'importance. Déjà il se réjouit à l'idée que, dans quelques minutes,


il sera étendu mollement sur la paille du grenier, à l'abri de la chaleur suffocante et des mouches qui le harcèlent sans répit, lorsque, brusquement, il se lève terrifié. puisades margelle, côté la Là-bas, à sur » tiers, il vient d'apercevoir la tête aux cheveux bouclés de Vicente. Gomment a-t-il fait pour

s'échapper ? la foule, se » D'un bond, il pénètre à travers glisse à travers les chameaux, et, au moment où il arrive près du puits, l'enfant renversé par une main brutale disparaît avec un cri de terreur subitement étouffé. » Malédiction Mis l'ont précipité dans l'abîme ! Alors, affolé, il s'élance vers l'écurie, enfonce la porte d'un coup d'épaule et clame éperdument : » — Johann! Johann! Les Chambaas ont jeté » ton fils dans le puits 1» » Un rugissement, un bond, un sabre sorti du fourreau, et voici Johann qui saute sur son cheval ét se rue sur l'Ibel. » Il presse, entre ses jarrets d'acier, le corps de son bai brun, qu'il n'a même pas pris le


temps de seller. Les dents serrées, pâle comme un mort, ce n'est plus un homme, c'est un centaure qui charge la foule terrifiée des chameliers. » Le bai brun, une bête de race, cadeau de Yusuf, bondit à travers chameaux et fuyards. Le grand sabre de cavalerie s'abat à droite, s'abat à gauche, et, chaque fois, un homme s'effondre. On distingue, au milieu des cris de douleur ou d'épouvante, les « ahan » farouches de Johann, qui, bûcheron sinistre, fend les têtes, abat les membres, troue les poitrines. Tout tl coup, des détonations éclatent ; ce sont les Sokrars qui ont couru à leurs fusils et tirent sur lui à l'abri de leurs chameaux. Les cavaliers chambaas se précipitent à leur tour et bientôt c'est une mêlée confuse où un seul homme subit l'assaut furieux d'une centaine de combattants. » Les sabres entament sa peau, les matraques tombent sur ses membres avec un bruit sourd, les balles transpercent son corps, il continue de frapper autour de lui, et, chaque fois qu'il lève sa redoutable lame, un de ses adversaires tombe foudroyé.


lamentable hennissement Soudain, auun » quel répond une clameur de triomphe ! C'est le bai brun blessé à mort qui vacille un instant cadavres, les s'écroule jambes et sur sur ses puis la ruée où tous frappent à l'envi, puis un grand silence, troublé seulement par les gémissements des blessés. les Chaml'aventure, de des suites Inquiets » baas se hâtent d'enlever leurs morts et de disparaître, et il ne reste plus sur le champ de de le évanouie femme qu'une pas sur carnage la porte au milieu d'enfants éplorés et un grand l 'arfume qui de couleur sous pourpre corps dent soleil de midi. hoche la lui de Mohammed et auprès est » tête d'un air soucieux. Soudain il tressaille. Une voix bien connue vient de l'appeler du côté du puits et il voit, avec stupeur, la tête effarée de Vicente qui dépasse la margelle derrière laquelle il avait été simplement renversé. Johann capitaine, bien Eh en est remon » chevillée Lime avoir doit homme Cet venu dans le corps, car il avait reçu plus de trente blessures dont quelques-unes auraient suffi à !


envoyer ad patres l'athlète le plus vigoureux. Par un hasard extraordinaire, il n'était pas défiguré. Terrifiés par ses yeux de lion, pas un Chambaa n'avait osé frapper au visage Et maintenant, reconnaissez que le général n'a pas exagéré lorsqu'il vous a dit tout à l'heure que cet homme vaut à lui seul tout un escadron. !

Le soir même, j'étais à Boghari. En descendant de la diligence, je pénétrais dans La grande salle de l'hôtel du Sud où se trouvaient les bureaux du courrier de Laghouat. J'avais fait

rapidement connaissance avec le pharmacien militaire, qui m'avait été donné comme compagnon de route, et je lui avais raconté, chemin faisant, ma conversation avec le général de Loverdo. Nous nous assîmes à une table sur laquelle le couvert venait d'être mis, et, comme il me faisait part de ses inquiétudes, j'entrepris de le rassurer'5 en lui narrant les hauts faits de l'homme qui allait nous conduire.


Tout à coup, la porte s'ouvrit et un grand gaillard apparut sur le seuil. Il jeta autour de lui un regard rapide et marcha vers nous d 'un pas délibéré. capitaine, me dit-il d'une voix au Mon — timbre profond, Johann est à votre disposition. Les fusils et les cartouches sont dans la voivoulez le si garde, bonne et, vous ture, sous bien, nous partirons à deux heures du matin, afin d'arriver à Guelt es Stel avant la nuit. Le mieux il travaut sûr, et n'est très pas pays dangereux. les jour le passages verser prendre, de permission la demande Je vous . » le bouAbraham, devant, de la banquette sur cher de DjefTa, qui est venu ici pour ravitailler le poste. Son troupeau est parti, il y a deux jours, à ses risques et périls, et il aura de la chance si le Dieu d'Israël l'amène à bon port. Je regardais curieusement cet homme extraordinaire pendant qu'il parlait. Il se tenait debout devant moi, dans cette attitude empreinte de noblesse et de gravité qui caractérise les Espagnols. Assurément, c'était le type le plus parfait du pur sang humain que j'aie jamais


rencontré au cours de ma longue carrière, grand, large d'épaules, la taille mince, les extrémités fines, signe de race et de distinction. Au premier abord, rien ne décelait la force 'prodigieuse dont on le prétendait doué ; mais -la musculature de sa nuque et de ses épaules annonçait pourtant une vigueur peu commune, et évoquait aussitôt l'idée du prototype des êtres formidables, le lion. Même crinière sur une tête belle comme l'antique, même front large, mêmes yeux tour à tour impassibles ou fulgurants, même eurythmie de la face, même éclair des dents étincelantes sous les lèvres relevées à certains moments d'un air de défi, même allure à la fois souple et puissante. prêts lui dis-je, entendu, C'est serons nous — à l'heure indiquée. Le général de Loverdo m'a fait de vous, monsieur Johann, un éloge aussi bref que flatteur. Je comprends, depuis que je vous ai vu et que vous m'avez parlé, les raisons de la confiance irréductible qu'il a en vous. Une flamme d'orgueil passa sur sa face


jusque-là impénétrable ; ses traits se détendirent, et, avec un fier sourire : Johann Appelez-moi capitout court, mon — taine, vous m'obligerez. Je ne suis qu'un modeste conducteur de convois, heureux de mettre à votre service son expérience et son dévouement. Je lui tendis la main qu'il serra avec empressement, et, dans cette étreinte, j'eus la sensation d'une force musculaire exceptionnelle. Sur ce, il prit congé de nous avec une dignité singulière, tel un grand d'Espagne, sortant d'une audience à l'Escurial. De notre côté, après la traditionnelle promenade au ksar de Boghari, à travers les rues peuplées d'Ouled Naïl, parées comme des châsses, nous allâmes nous coucher de bonne heure afin de prendre un peu de repos avant le départ, A l'heure dite, je descendais dans la cour de l'auberge où je trouvais Johann en train de passer une inspection minutieuse de l'attelage à trois qui devait nous conduire jusqu'à BouRezoul, premier relai de la route de Laghouat. A la lueur d'une lanterne d'écurie accrochée


au mur, je distinguais confusément la diligence qui allait nous emporter. C'était une sorte de petit omnibus à quatre places d'intérieur, avec une banquette sous le siège du conducteur. Une bâche effilochée en garnissait la partie supérieure et était à moitié rejetée sur un côté pour y recevoir les bagages. Jadis peinte en jaune serin, les roues et le bas du coffre éraillés et maculés par les pierres et les boues des ornières témoignaient, par leurs multiples blessures, de ses longs et pénibles services, et je ne pus m'empêcher de pousser une exclamation de surprise : de Laghouat? Cette diligence C'est la ça, — guimbarde? Une voix grave me fit retourner : doute, imaginiez, Vous mon sans vous — capitaine, que vous alliez trouver une de ces superbes malles-poste comme la Compagnie Laffitte et Caillard en mettait jadis en service sur vos belles routes de France et qu'elle a vendues, il y a quelque vingt ans, aux Messageries du Tell. Ici, rien de semblable, l'état de la piste ne le permettrait pas. Ce n'est pas


avec la faible subvention qui est accordée par l'administration et les modestes bénéfices de l'exploitation, qu'il est possible d'entretenir les attelages à six, indispensables pour conduire une voiture confortable à trois cents kilomètres de Boghari. Mais, rassurez-vous, si elle ne paie pas de mine, la patache est roulante et solide. .Ainsi que moi, elle en a vu de toutes les couleurs et sa vieille carcasse est à toute épreuve. Sur ces entrefaites, le docteur Fromont m'avait rejoint. Un maigre Espagnol hissa nos cantines sur l'impériale et assujettit solidement la bâche; après quoi, nous prîmes place dans l'intérieur. Dans le fond étaient placés les fusils et la caisse de cartouches, dont le couvercle avait été dévissé à toute éventualité. Un gros homme à turban noir, un burnous sur les. épaules, monta à ce moment sur la banquette, et Johann escalada son siège. Un cri de Anda con Dios, un magistral coup de fouet, et l'attelage partit en s'ébrouant dans

un grand bruit de grelots. La nuit était obscure, et, après avoir vainement essayé de distinguer dans l'ombre les


formes imprécises du terrain, je pris le parti de continuer mon somme interrompu, bercé durement aux cahots de la route. Je fus réveillé, au point du jour, par un bruit de conversations. Nous étions arrêtés devant la porte du caravansérail de BouRezoul, sorte de redoute en maçonnerie flanquée de petits bastions, percée de créneaux et. garnie, sur trois de ses faces, d'écuries grandes ouvertes sur la cour intérieure. Je descendis pour me dégourdir les jambes pendant qu'on relayait. Le gardien, tout en aidant à atteler les chevaux, racontait à Johann que tout le pays était prêt à se soulever à la première défaite des Français. Des khouans parcouraient les tribus, prêchant la guerre sainte. A les entendre, tout l'Est était en feu, et les spahis de Bou-Hadjar, du Tarf et d'Aïn Guettar, faisaient cause commune avec les dé-

fenseurs de l'islam. L'insurrection s'étendait déjà de Souk-Ahras, sur la frontière tunisienne, jusqu'à El-Okhis, près d'Aumale. Tebessa et Bord-Bou-Arreridj étaient assiégés,

.


Ouargla venait d'être enlevé sans coup férir par le chérif Bou-Choucha, les caravansérails étaient partout détruits ou bloqués; enfin, suprême espoir des révoltés, le bach-aga de la Medjana, l'illustre Mokrani, venait de se mettre à leur tête. Les Ouled-Moktar, qui nomadisent aux environs de Bou-Ilezoul et d'Aïn-Oussera, devenaient de jour en jour plus insolents et auraient déjà fait parler la poudre s'ils n'avaient été retenus par la crainte de la puissante confédération des Ouled-Naïl, que le bach-aga Si Belkacem ben Lahrèche maintenait énergiquement dans l'obéissance. Hier même, une bande suspecte venant de l'Est était signalée dans la région comprise entre Aïn-Oussera et Guelt es Stel, et nous risquions fort d'être assaillis dans ces parages coupés de petits ravins favorables aux embuscades. C'est bon, interrompit rudement notre — conducteur, s'ils nous attaquent, nous les recevrons, n'est-ce pas, mon capitaine? J'ai eu déjà maille à partir avec les gens du Hodna, au


moment de l'insurrection de 1861, ils me connaissent et savent qu'avec Johann, qui s'y frotte, s'y pique! » Et maintenant, en route pour le déjeuner à Aïn-Oussera D'ici là, rien à redouter sur ce sol marécageux et plat comme la mer. Le soleil se levait sur ces entrefaites, et je regardais curieusement le paysage. Derrière nous venaient mourir les dernières ondulations des collines marneuses qui font suite aux contreforts boisés des monts de Boghari. Leurs hautes cimes assombries de la verdure des pins se profilaient sur un ciel d'émeraude et, par la brèche gigantesque où coule le Chélif, entre Boghar et Boghari, avant de pénétrer dans le Tell, on distinguait les croupes arrondies de l'Atlas, noyées dans une brume violette. Du côté du Sud, contraste absolu. C'était le désert, dans toute sa sauvage mélancolie. Une vaste plaine aux lignes fuyantes et indécises, couverte d'une teinte vert pâle, immense marécage que l'on n'avait pas encore desséché à cette époque, s'étendait jusqu'à des montagnes !


lointaines teintées de pâle cobalt et, tout autour de nous, scintillaient d'innombrables flaques d'eau. La route, ou plutôt les multiples pistes tour à tour choisies et abandonnées au gré des charretiers, lorsque les ornières deviennent trop profondes, couvraient d'un réseau confus les espaces plus fermes et serpentaient entre les fondrières d'où s'envolaient avec des cris stridents des myriades d'oiseaux aquatiques. Des bandes de perdrix du désert traversaient l'espace avec une rapidité vertigineuse, tantôt rasant le sol et presque invisibles, tantôt s'enlevant sur le ciel comme une ombre légère pour se condenser soudain dans un brusque remous en un nuage obscur et se fondre, quelques instants après, en une impalpable vapeur. Elles accouraient, de tous les points de l'horizon, éternelles buveuses d'air, toujours en mouvement, poussant inlassablement ce cri bizarre de « ganga », qui, par onomatopée, est devenu le nom de ces singuliers volatiles que la nature a parés de ses plus riches couleurs. Là-haut, dans les profondeurs du ciel bleu,


les grands vautours aux ailes immobiles décrivaient lentement leurs orbes silencieux. De temps en temps, la patache s'enfonçait jusqu'au moyeu, et il fallait toute l'habileté de notre conducteur pour la tirer de ces mauvais laquelle il rapidité la malgré aussi, avec pas ; franchissait les bonnes parties de la piste, il n'était pas loin de onze heures lorsque nous arrivâmes à Aïn-Oussera. Nous avions mis près de six heures pour parcourir trente-six kilomètres, sans relais, il est vr-ai. Triste gîte que ce caravansérail, au bord d'un

marais boueux, prolongement d'une source fétide, qui suinte du sol au point le plus bas de la vaste plaine, dans un massif de joncs verts. Après un déjeuner improvisé auquel j'avais convié Johann, nous tînmes une sorte de conseil de guerre afin d'arrêter notre ligne de conduite en cas d'attaque. Il fut convenu que nous ferions feu de toutes parts en nous agenouillant dans l'intérieur de la diligence et en appuyant les canons de nos fusils sur le bord des fenêtres ouvertes. Abraham, qui faisait assez bonne contenance, déclara qu'il se joindrait à nous au


premier signe de danger; quant à Johann, il la jusqu'à attelage main tenir devait son en dernière extrémité, et s'efforcer d échapper par des assaillants, poursuite la effréné à galop un dur sol le impossible n'était qui sur pas ce de approchant allions rencontrer en que nous Guelt es Stel. Si, par aventure, un des chevaux venait à débarl'impériale grimperait il tué, sur être rassée de sa bâche, et ferait le coup de feu à l'abri des bagages. Ainsi, nous pourrions résister, avec quelques chances de succès, derrière les épaisses parois du coffre de la voides balles impénétrables aux ture, presque fusils arabes, et puis, à la guerre comme à la guerre Le juif, mis en confiance par ce beau plan de campagne, donnait cours à sa loquacité habituelle et, dans son savoureux sabir, nous accablait de ses protestations d intrépidité . Ti verras, mon cap'taine, si j'en ai le couCrémioux m'siou y en a maintenant que rage, fait Français. Autrefois, j'en avais bien la force, mais il y en avait aussi la peur. J 'y souis plous !

-


une jouif, j'y souis présent sraélile, monz'ami; citoyen comme vos ôtres ; j'en ai le sang ronge, moi aussi. Ti regarderas moi tout à l'heure! brusquement Assez interrompit causé, — Johann, avec un haussement d'épaules, nous avons encore une quarantaine de kilomètres à faire avant de parvenir au gite, mais sur une piste qui va en s'améliorant au t'ur et à mesure que nous nous approcherons de la chaîne des Seba-Rouss. Il faut partir au plus tôt, si nous voulons arriver avant la nuit! Et il sortit pour atteler. A midi, nous nous ébranlions dans la direction du Sud. Le pays changeait rapidement d'aspect; aux plaines marécageuses succédaient maintenant de faibles ondulations, couvertes de chihh, sorte d'armoise, improprement appelée thym; puis l'alfa apparut aux environs de Bou Sedraïa, d'abord par touffes rares et clairsemées, puis bientôt plus drues et plus rapprochées. La piste, tracée sur un sol calcaire, suivait l'alignement des poteaux télégraphiques et se perdait comme un fil ténu dans l'échancrure


qui sépare le djebel Keïder du Seba-Rouss, dont les sept pitons caractéristiques dentelaient l'horizon un peu sur notre droite. La patache filait bon train et Abraham, dont les inquiétudes inavouées se dissipaient en se rapprochant de l'étape, plaisantait joyeusement étroit le siège assis conducteur le sur avec placé au-dessus de sa tête. A ce moment, j'eus à l'improviste une preuve indiscutable de la vigueur extraordinaire de cet homme. Le boucher, à moitié renversé sur la ban-

quette, s'amusait à le taquiner en donnant des reposait il planche la souliers où de sous coups vol saisit Johann cette Impatienté, pieds. au ses jambe levée en l'air, mais ses doigts n'étreignirent que le talon de l'escarpin du juif, qu 'il appréhenda entre le pouce et l'index. Il se passa alors une chose inouïe ; le pied s'éleva lentement comme happé par une tenaille d'une puissance irrésistible ; la jambe et le corps suivirent au milieu des cris perçants d'Abraham qui resta un moment suspendu dans l'espace, puis retomba soudain sur la banquette avec un gémissement. Le talon de sa chaussure, toute


neuve cependant, venait de s'arracher brusquement ! Nous étions maintenant tout près de Guelt es Stel lorsque, tout à coup, la voiture s'arrêta dans une secousse et j'entendis un juron : Alerte Ouled Johann, voici Sidi cria les — Brahim Nous saisissons nos fusils ; le boucher, tout blème, saute de son siège et s'engouffre dans notre compartiment où il se tapit dans le fond. Nous prenons aussitôt notre position de combat, à genoux et côte à côte, le pharmacien surveillant l'horizon sur la gauche, moi sur la droite. La caisse à cartouches est placée entre nous et débarrassée de son couvercle. Nous n'aurons pas à ménager les munitions. Rien encore Johann se serait-il trompé ? Mais non. En jetant un coup d'œil par-dessus la tête des chevaux, j'aperçois une ligne de cavaliers espacés à grands intervalles qui surgit d'un pli de terrain et nous barre le chemin du caravansérail. Un, deux, trois, dix, vingt, vingt-cinq! Il y a là une trentaine d'hommes éparpillés en demi!

!

!


cercle à trois ou quatre cents mètres de la voiture. Le centre marche au petit trot pendant que les ailes allongent l'allure pour nous envelopper. Déjà j'entends le cliquetis caractéristique des chabirs contre les larges étriers. Ils viennent dressés sur leur selle, le corps légèrement penché en avant. Je commence à distinguer les cordes en poil de chameau qui entourent leur tête et, avant que nous soyons à portée de leurs fusils, j'ajuste un cheval noir qui galope à l'extrémité de la chaîne, et se rabat, en ce moment, vers nous, puis je presse lentement sur la détente. Un bond prodigieux, et la malheureuse bête roule sur le sol avec son cavalier. crie Johann capitaine, Bien tiré, me mon — du haut de l'impériale. Surprise, la bande s'est arrêtée. Ces gens-là ne s'attendaient pas à trouver les voyageurs de la patache armés de fusils de guerre, et, à la place des inoffensifs mercantis, qu'ils se flattaient d'égorger sans défense, voici qu'on leur montrait les dents. Une courte palabre, dans un groupe qui s'est


formé, et un cavalier de haute taille, monté sur un superbe cheval gris de fer, revêtu d'un burnous plus blanc que les autres dont il agite un pan en signe de paix, s'avance au pas vers la voiture, sans doute le chef du Djicli. Nous distinguons, peu il peu, les broderies de soie de couleur éclatante qui recouvrent sa grande selle de maroquin rouge ; sa bride aux larges œillères et l'ample poitrail de sa mon-

ture. A une vingtaine de mètres des chevaux, il s'arrête médusé en apercevant la tête de Johann

qui a dû se dresser derrière une malle, et un court dialogue s'engage — Le salut sur toi, Johann Sur toi le salut, Kheir! Bel — C'est donc conduis le toi qui courrier, — :

!

aujourd'hui? — —

pour —

Tu le vois. Il faut qu'il y ait de l'argent du beylik qu'on te fasse faire ce métier ! Il y a seulement deux officiers dont j'ai

répondu sur ma tête. Ce sont eux qui viennent de tirer? —


l'as dit. Tu —

du beylik et nous l'argent Donne-nous — vous laisserons aller avec la paix. fais le serment? Tu en — du Dieu Très Haut. la vérité Par — attends un instant, et pas un geste Alors, — d'ici là, car les officiers te tiendront en joue jusqu'à ce que je le remette entre tes mains. Nous entendons soulever une cantine, et l'Espagnol, après l'avoir chargée sur son épaule, descend lentement de marchepied en marchepied, puis se dirige vers son interlocuteur qui attend, impassible, son long fusil en travers de la selle. Tout interloqués, nous regardons cette scène étrange, car nous savons parfaitement que la voiture n'emporte aucun numéraire, et,.pourtant, le conducteur semble ployer sous un lourd fardeau. Arrivé à deux pas de Bel Kheir, il dépose, avec effort, la cantine aux pieds du cheval. Ouvre-la, Johann, et montre ce qu'elle — contient C'est juste, fait celui-ci, il de et sort sa — !


poche un trousseau de clefs, puis se courbe, comme pour ouvrir la serrure... Un hennissement de douleur! Un hurlement de rage, et le gris de fer, les deux jambes cassées net par la cantine lancée comme une catapulte, s'effondre avec son cavalier; mais, avant qu'il ait pu se relever, il est enlevé comme un enfant entre les bras puissants de Johann. Une de ses mains étreint sa gorge, l'autre l'a saisi à la ceinture et il ac-

court en nous criant

:

Vite La corde qui dans le coffre est — J'ai compris. Je bondis au dehors, j'arrache les rallonges des traits de rechange, et Bel Kheir, qui a perdu sa connaissance, est ficelé solidement sur le dos du cheval de gauche, la tête sur l'encolure, les poignets liés au collier, les chevilles emprisonnées dans les boucleteaux porte-trait de l'avaloire. — En route crie l'Espagnol. Je saute dans la voiture, il escalade son siège et, d'un formidable coup de fouet, enveloppe ses trois chevaux qui partent dans un galop furieux. !

!

!

^


Toute la meute des Ouled Sidi Brahim s'est ruée sur nous e n voyant tomber son chef, mais ils étaient trop loin pour arriver en temps utile. Bientôt, ils poussent des cris de rage, en l'apercevant dans cette singulière posture. Impossible de tirer sur les chevaux sans l'atteindre! De notre côté, nous faisons, sur les deux faces, un feu rapide sur le tourbillon qui nous entoure. Quelques cavaliers culbutent, et finalement, la bande entière disparaît dans une ondulation de terrain. Au bout de quelques minutes de cette allure endiablée, Johann laisse un instant souffler ses bêtes, puis repart à un trot allongé. Nous approchons du caravansérail, mais quels sont ces nouveaux cavaliers qui accourent à toute bride? Je distingue un burnous rouge au milieu de leurs vêtements blancs. Les Ouled Naïl, crie l'Espagnol, nous — sommes sauvés C'est en effet un caïd envoyé en reconnaissance avec une dizaine d'hommes par le bachaga Si Belkacem ben Lahrèche, du côté de !


Guelt es Stel. Il a entendu la fusillade et vient à notre secours. Une demi-heure après, nous étions sains et saufs dans l'intérieur du caravansérail, où après avoir déligoté Bel Kheir qui pouvait à peine se tenir debout, nous le confiâmes à la garde du chef indigène. Celui-ci se chargea de le conduire au bureau arabe, mais je sus plus tard qu'il avait, soi-disant, essayé de s'évader en cours de route et qu'un des hommes de l'escorte lui avait, selon l'usage, cassé la tête

d'un coup de pistolet. Le lendemain, après avoir traversé sans encombre la plaine des Zahrez, contemplé le théâtre de la lutte homérique soutenue jadis à Messerane par Johann et déjeuné au Rocher de Sel, nous faisions notre entrée à Djelfa. En descendant de voiture, j'allai me présenter au commandant supérieur, le chef d'escadron de lanciers Asselin de Crèvècœur. Mon aimable compagnon de route, le docteur Fromont, dut attendre le prochain convoi militaire à destination de Laghouat ; quant à notre conducteur, il repartit tout seul le surlende-


main ; mais afin d'éviter les parages dangereux d'Aïn-Oussera, il fit un détour à partir (lu Rocher de Sel. Par Taguine et l'ancienne piste qui passe à l'Ouest des Seba-Rouss, il rejoignit Boghari sans incident.

Je revis Johann vingt-quatre ans plus tard, au caravansérail de Bou-Rezoul dont il était devenu le gardien. Je m'arrêtai tout exprès pour lui serrer la main et je m'enquis de son sort. Il me confia ses embarras, les tracasseries dont il était l'objet de la part de l'administration civile et j'appris avec peine qu'il n'était pas heureux. Ses éclatants services dataient de trop loin et puis c'étaient des services militaires J'eus un serrement de cœur en quittant cet homme si bien doué, qui, en d'autres temps, et sur un autre théâtre, eût sans doute laissé un nom retentissant dans l'histoire. !



LE BpiJCUS DE DJELFA

Quelques jours après mon arrivée à Djelfa, nous étions coupés de nos communications avec le Tell et abandonnés à nous-mêmes, le gouvernement de l'Algérie ayant à s'occuper de questions plus urgentes que la sécurité des petites places du Sud. La compagnie provisoire 'dont j'avais pris le commandement était répartie en deux pelotons dont l'un, aux ordres du lieutenant Berger, gardait Laghouat, et l'autre occupait Djelfa. Ce dernier fournissait également la garde du puits artésien d'Aïn Malakoff, dans le Zahrez Rarbi, du caravansérail du Rocher de


Sel, et du Moulin de Djelfa, établissement militaire fortifié, situé à quelques kilomètres au Nord de ce poste sur la route d'Alger. Une compagnie de mobilisés du Puy-deDôme, commandée par le capitaine Claussat, et quelques spahis du bureau arabe, complétaient la garnison, dont l'effectif atteignait en-

viron 250 hommes. Le village n'était entouré à cette époque que d'un simple retranchement en terre, formé d'un parapet de faible relief, précédé d'un fossé à moitié comblé, et le peu de valeur de cet obstacle ainsi que son étendue rendaient toute défense illusoire, dans le cas d'une attaque sérieuse. Par contre, le bureau arabe, solide construction crénelée, placée au Sud-Est, la petite redoute en forme de réduit de batterie de côte avec murs et fossés en maçonnerie, située à l'Ouest, et le fort du Nord, solide ouvrage dominant la route d'Alger ainsi que le terrain du marché, étaient susceptibles d'une résistance indéfinie contre un ennemi privé d'artillerie.


Il suffisait donc de mettre à l'abri d'un coup de main les colons français et les commerçants indigènes, la plupart Mozabites, pour attendre avec confiance les événements, et le Commandant supérieur, auquel j'avais fait des propositions à ce sujet aussitôt après mon arrivée dans la place, me chargea de cette organisation. Les travaux furent menés rapidement et, au bout de quelques jours, une sorte. de redoute était construite au centre du village entouré d'une enceinte continue formée de maisons crénelées à l'extérieur et de parapets à fort relief, avec fossés profonds, dans les intervalles et aux ouvertures des rues. Ma grosse préoccupation du début avait été naturellement de remettre tous mes zouaves dans les formes d'une stricte discipline et j'avais été puissamment aidé dans cette tâche ardue par mon sous-lieutenant Barbieux, officier d'une réelle valeur, mais un peu léger de caractère. A la suite de quelques fredaines, il fut mis en non-activité après l'insurrection, prit du service au Monténégro, et fut tué glo-


rieusement au siège de Nikchitch comme chef d'état-major du prince Danilo. J'avais eu le bonheur de tomber sur un excellent sergent-major et j'étais secondé par de vigoureux sous-officiers, entre autres par le sergent Duchesne, de telle 'sorte qu'en peu de temps l'attitude et la tenue de ma compagnie ne laissaient plus rien à désirer. Cependant j'avais dû, pour arriver à ce résultat, prendre tout d'abord quelques mesures de rigueur vis-à-vis des plus mauvais sujets du détachement. On m'avait naturellement tàté dès les premiers jours, et à la suite d'un acte collectif d'indiscipline j'avais fait immédiatement mettre les meneurs aux silos, faute de locaux cellulaires. Tout semblait donc rentré dans l'ordre, lorsqu'un jour mon sergent-major demanda à m'entretenir en particulier au moment où j'allais quitter notre casernement du fort de l'Est pour aller au tir. J'entrai avec lui dans le bureau de la compagnie, et là, il me déclara qu'il avait été avisé, par un billet anonyme placé en évidence sur sa table de travail, qu'un des meneurs sortis


récemment de prison s'était vanté qu'il me ferait passer le goût du pain à la première occasion favorable. Allons donc, lui dis-je en riant, menacer — et agir, ça fait deux — Méfiez-vous, mon capitaine, c'est un très mauvais sujet et tenez, voici son livret, voyez ses antécédents Je jetai les yeux sur les pages réservées à l'inscription des condamnations et des punitions et je fus aussitôt édifié : refus d'obéissance, insultes, voies de fait envers un supérieur; bref, toute la lyre. C'est bien, lui dis-je. — Et après avoir réfléchi un instant : Partons, j'aviserai sur le terrain — La compagnie était rassemblée dans la cour du fort, et je procédai aussitôt à une courte inspection. Au moment où je passais devant mon futur meurtrier, je le regardai fixement la durée d'une seconde, mais il garda une attitude parfaitement indifférente. C'était un solide gaillard au front têtu et à la mâchoire proéminente encadrée d'une courte barbe rousse, et !

!

!


ses petits yeux verdàtres clignotaient comme ceux d'un fauve. Je fis faire par le flanc droit, et nous arrivâmes au bout d'un quart d'heure sur le champ de tir. Après avoir fait procéder à la distribution des cartouches et fait exécuter les sonneries réglementaires auxquelles les marqueurs

répondirent ainsi qu'à l'habitude en agitant leurs fanions, je donnai l'ordre de commencer le feu.

Je m'étais placé à un pas en arrière et à droite de l'homme de tête de la fraction qui tirait pour surveiller sa position et la rectifier au besoin et j'attendais patiemment le moment où mon ennemi arriverait à ma hauteur, car j'avais conçu tout à coup un projet d'une témérité inouïe. Pour asseoir mon autorité d'une manière inébranlable sur les fortes têtes dont se composait en majorité ma compagnie et m'imposer définitivement par le prestige d'un acte de hardiesse extraordinaire, j'avais résolu de frapper 'un grand coup. Certes, je risquais gros jeu, et j'allais jouer

j

s


pour ainsi dire ma vie à pile ou face, mais, tout bien calculé, je préférais en finir d'une manière ou de l'autre avec la sourde hostilité dont je me sentais entouré depuis que j'avais châtié quelques mauvais sujets. C'est peutêtre une infirmité de ma nature impressionnable, mais j'aime mieux affronter un danger réel, si terrible soit-il, que de redouter a chaque minute un imprévu menaçant, et, entre la mort et l'épée de Damoclès, je n'aurais pas une minute d'hésitation. Le moment était venu. Le zouave à la barbe rousse venait de prendre la position du tireur debout et chargeait son fusil. la droite, lui Fendez-vous sur un peu — dis-je d'une voix calme. Il eut un léger mouvement d'impatience, mais obéit, et, en jetant un coup d'œil de côté, je vis à ce moment que toute la compagnie avait les yeux fixés sur nous. Sans doute avaiton entendu parler de ses menaces, car dans la section, qui avait formé les faisceaux et était au repos, toute conversation avait cessé subitement.


— Bien lui dis-je. Et, faisant un pas en avant, je vins me placer en face de lui. — Mettez en joue, maintenant, je vais m'assurer que vous visez correctement. Les petits yeux gris eurent une seconde !

d'écarquillement, mais l'homme ne broncha point. Vous n'avez donc pas compris ? — Et sur le ton de commandement, je répétai : Joue — Bien Maintenant, dis-je d'une voix forte — et pour être entendu de tous, je vais voir si vous exécutez correctement le mouvement. Engagez la deuxième phalange du premier doigt de la main droite en avant et contre la détente, et dirigez la ligne de mire sur mon œil droit Puis, soutenant le bout du canon comme il est d'usage aux exercices préparatoires de tir, je me baissai pour vérifier le pointage. Allons le coude gauche abattu, le droit — à hauteur de l'épaule Un silence de mort régnait autour de nous, !

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!

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le zouave était devenu subitement tout pâle, et j'apercevais derrière le cran de la hausse une pupille verdâtre dilatée par l'épouvante, ce-

pendant que l'extrémité de son arme décrivait des oscillations inquiétantes. l'œil, plus Baissez vous ne voyez peu un — pas le guidon dans le fond du cran de la hausse. Là, c'est bien Mais, sacrebleu! maintenez donc votre arme immobile. Qu'est-ce que vous avez donc à trembler comme cela? Et soudain, changeant subitement de ton, je relevai brusquement le bout du canon, et, m'approchant de lui, les yeux dans les yeux : de me f..tre une Vous étiez vanté vous — balle dans la peau, pourquoi n'avez-vous pas tiré? L'homme balbutia quelques mots inintelligibles, puis, comme il restait tout désemparé et qu'un flot de sang remontait du cœur au visage : Allons! lui dis-je, puisque vous ne vou— lez pas parler, je vais vous le dire, moi C'est que vous vous êtes souvenu à temps que sous l'uniforme des zouaves, il n'y a pas de place !

!


pour les assassins. Reprenez maintenant la position et montrez à vos camarades, en mettant toutes vos balles dans la cible, que vous êtes capable de faire mouche autrement que dans l'œil de votre capitaine Gustave Lebon dit quelque part que l'àme des foules est féminine; j'en eus aussitôt la preuve à la rumeur sympathique qui parcourut les rangs de ma compagnie. Dès ce moment, je fus maître du cœur de mes soldats qui me donnèrent toutes satisfactions jusqu'au jour où, remis lieutenant par la commission de revision des grades, je dus les quitter le cœur bien gros, pour rejoindre le 2S zouaves. En outre, par un de ces phénomènes déconcertants de la conscience humaine, cet homme qui avait j uré ma mort eut dorénavant une conduite exemplaire et réussit à racheter son passé par un dévouement à toute épreuve. Les mois d'avril, de mai et de juin se passèrent sans incident. Djelfa était toujours sans communication régulière avec le Tell, mais de temps en temps nous recevions par courrier monté des nouvelles de l'insurrection qui en!


sanglantait les deux Kabylies et la région du Hodna, et nous nous morfondions dans l'inaction pendant que les camarades des colonnes derez, Saussier et Lallemand livraient des combats acharnés aux partisans des Ouled Mokrani. C'est ainsi que nous apprîmes successivement l'attaque de nos avant-postes à l'Aima, le siège de Tizi-Ouzou, de Dra et Mizane, les la puis Batna, de Palestro de et massacres mort de Mokrani,. tué le 5 mai par une balle perdue, au moment où il venait de terminer la prière du D'hour, et enfin, le 24 juin, la prise d'Icheriden qui amena la soumission de la Grande-Kabylie. Sur ces entrefaites le commandant Asselin de Crèvecceur avait été rappelé en France, et je pris par intérim les fonctions de commandant supérieur jusqu'à l'arrivée de son succes-

seur. Notre existence s'écoulait monotone, entremêlée de parties de chasse dans les plaines verdoyantes d'alfa, auxquelles nous conviait le b-,tch-raga Si Belkacem ben Lahrêche, dont le


fils est aujourd'hui officier de spahis et a succédé à son père dans le commandement de la

puissante fédération des Ouled Naïl. Il est resté mon ami. Parfois, nous organisions des excursions dans la forêt de Djelfa, qui étend son épais manteau de pins d'Alep sur les pentes du djebel Senalba dont les sommets atteignent 1.500 mètres d'altitude. De temps en temps, le conseiller général du Sud, M. Mein, venait me prendre dans son grand break de chasse attelé de deux superbes mecklembourgeois, des trotteurs extraordinaires, et m'amenait déjeuner au moulin dont il avait la gérance. Singulière existence que celle de ce Hollandais naturalisé Français, sur lequel couraient les bruits les plus extraordinaires : tour à tour négociant, importateur, marchand de bois d'ébène, d'après les mauvaises langues, ministre du roi de Dahomey, colon algérien, ami du maréchal Pélissier, qui, disait-on, lui avait proposé avant son mariage de le débarrasser d'une femme de grande famille arabe qu'il avait épousée à la mode indigène, en prenant


tout bonnement la succession devant le cadi et, comme cadeau de noces, lui avait donné le moulin de Djelfa, d'un revenu de huit à dix mille francs. Pas banals du tout, ces déjeuners En arrivant, j'allais saluer la maîtresse de maison qui me recevait accroupie à l'orientale sur un vaste divan recouvert d'un tapis du djebel Amour, épais et moelleux comme une fourrure. Elle avait dû être jadis d'une beauté merveilleuse, mais, bien que relativement jeune encore, elle était affligée de cet embonpoint exagéré qui est la rançon de la gourmandise et du farniente des femmes de l'Orient. Parée comme une châsse, les yeux superbes, soulignés de khôl, les joues couvertes de fard, elle m'accueillait avec des airs de souveraine déchue et ne me rendait ma liberté que lorsque je lui avais raconté quelques-unes de ces histoires un peu lestes qui ont le don de dérider toutes les femmes et surtout les femmes arabes. Je retrouvais mon hôte en train de surveiller les préparatifs d'un repas, et quel repas Satis!

!


fait d'avoir trouvé un partenaire capable de lui

tenir tête, c'était pour lui une véritable partie de plaisir que ces déjeuners qui commençaient à onze heures pour se terminer à quatre I J'étais à cette époque pourvu d'un appétit féroce qui excitait l'admiration des camarades de mon âge, la jalousie mêlée de regrets des vieux, et la haine des hôteliers qui, pour la somme fabuleuse de soixante-dix francs, s'engageaient à nous servir des repas dignes de notre situation dans la hiérarchie militaire. C'est ainsi qu'avant et après la guerre je faisais augmenter le prix de la pension de cinq francs, sous prétexte que je ne laissais jamais aucun reste sur la table. Je vois encore à Coléah les regards lourds de rancune de mes camarades un jour où j'avais expédié un énorme saladier rempli de macaroni, auquel personne n'avait touché parce qu'il nageait dans une sauce peu engageante. J'entends encore le président de table, se faisant l'interprète de la jalousie de mes camarades, me décocher en s'en allant cette flèche du Parthe : Quand on mange comme cela, monsieur, —


on devrait avoir la pudeur de payer double

pension Et quelques années plus tard, à l'hôtel du Nord, à Oran (il y a encore des témoins, généraux ou colonels au cadre de réserve, pour l'attester), je tins le pari qui m'était fait d'absorber après le déjeuner habituel deux grands plats de pommes de terre et dix-huit biftecks : quatre kilos de filet Comme si j'avais avalé simplement deux œufs à la coque, je partis ensuite tout guilleret pour l'exercice en terrain varié qui avait lieu sur les pentes duMurdjadjo, et, ce qu'il y a de plus amusant, c'est que je fus accompagné par deux délégués qui, contrairement aux prévisions de certains détracteurs, purent constater que je n'éclatais pas en route. MOL Mein, à qui j'avais confié toutes les tortures que j'avais endurées à Saint-Cyr, où je n'avais jamais, comme on dit, mangé à ma faim, et qui savait que je n'avais pas été plus heureux comme sous-lieutenant à Coléah, était ravi d'avoir trouvé un convive' digne de son appétit pantagruélique, et organisait chaque fois des menus aussi abondants que variés qui !

!


se terminaient invariablement par le traditionnel mouton rôti tout entier, à la méthode arabe, le mechoui.

Dans les intervalles du repas, c'est-à-dire toutes les heures, on faisait ce qu'il appelait un trou, c'est-à-dire qu'on cessait un instant de manger pour absorber un verre de vieux genièvre de Hollande dont je n'ai jamais bu nulle part de pareil. Finalement, on attaquait le mou-

ton que nous n'abandonnions que lorsqu'il était réduit à peu près à l'état de squelette. Je vous entends d'ici, ami lecteur, murmurer entre vos dents : « Quelle gasconnade! » Eh bien, je n'exagère pas, et j'ai vu plus fort que cela. J'ai eu quelques années plus tard, dans ma compagnie, alors que j'étais redevenu capitaine au 2e zouaves et que je tenais garnison à Oran,un zouave, atteint sans doute de boulimie, qui gagna plusieurs fois le pari de manger successivement douze gamelles de rata ; vous savez bien, de ce rata aux pois cassés, compact comme du mastic et dont vous ne pouvez retirer la cuillère qu'à grand'peine, si vous l'y avez plongée. J'assistai un jour à l'un de ces


paris. Eh bien, les douze décimètres cubes de cette pâte verdàtre furent absorbés en trentehuit minutes, montre en main. Et ça, je ne l'aurais pas fait Après ces déjeuners dînatoires, on servait un café exquis dans des tasses à poupées fréquemment renouvelées, et mon amphitryon m'offrait des cigares comme je n'en ai jamais fumé depuis. Nous allions ensuite visiter les hommes de l'escouade de garde qui occupaient un petit blockhaus commandant les abords du moulin, et se préparaient à arroser leur repas du soir avec quelques bouteilles d'un excellent vin que M. Mein leur faisait généreusement distribuer en l'honneur de ma visite. Dans les premiers jours du mois de juillet, le nouveau Commandant supérieur était venu prendre possession de son poste. Peu après, la situation devenait subitement grave. Les Ouled Mokrane, battus dans le Tell, étaient encore redoutables dans le Hodna où Saïd ben Boudaoud el Mokrani, le cousin germain du khalifa, tenait la campagne avec plus de trois mille hommes contre les colonnes Trumelet et Cerez. !


Le 19 juillet, nos communications télégraphiques étaient coupées avec Bou-Saada, et nous apprenions le 21 par les émissaires du lieutenant Thivol, chef du bureau arabe, que les insurgés venaient d'attaquer sans succès cette oasis. La ligne télégraphique était réparée le 22, et nous recevions dans la soirée un

télégramme nous apprenant qu'une nouvelle tentative, faite cette fois avec toutes ses forces, avait encore échoué. La cavalerie de Boudaoud, lancée comme une trombe au travers de la palmeraie, avait eu son élan rompu à travers les clôtures hérissées de djerids, et défendues avec un indomptable courage par les Ouled Naïls. Pris à revers et de flanc par une charge furieuse des spahis et du goum des Ouled Madi, sous les ordres du lieutenant Ménétret, elle s'était enfuie dans le plus grand désordre dans la direction de M'sila. Pendant deux mois, Saïd ben Boudaoud lutta avec l'énergie du désespoir sur les monts du Hodna, où huit siècles auparavant ses ancêtres avaient élevé la capitale d'un célèbre royaume berbère, et ce ne fut que le 9 octobre,

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après un combat désastreux avec la colonne Saussier et la prise de sa smalah, qu'il se décida à tenter de s'échapper vers le Sud par la trouée entre Djelfa et Bou Saada. Le il octobre, la présence des derniers Ouled Mokrane nous était signalée àl'extrémité orientale du Zahrez Chergui, vers l'oued Medjedel, et le Commandant supérieur, après avoir fait replier mon poste d'Aïn Malakoff sur le Rocher de Sel, prévenait immédiatement Bou Saada et dirigeait le bach-aga des Ouled Naïls, SiMohammed ben Lahrèche, sur les puits de Selim, à mi-chemin de ces derniers postes, mais ses tribus étaient trop éloignées pour qu'un goum important pût être réuni en temps utile, et il partit en toute hâte avec une cinquantaine de cavaliers. De son côté, le chef de poste de Bou Saada se porta à Aïn M'garnez avec une centaine d'hommes, pour occuper ce point de passage obligatoire. J'insistai vivement auprès du Commandant supérieur pour qu'il me dirigeât dans ces parages. En montant mes zouaves, partie avec les mulets de la place, partie avec les chameaux du beylik, nous pouvions faire pendant


la nuit et la journée du lendemain les trente kilo mètres qui nous séparaient d'Aïn M'garnez et arriver en temps utile pour nous emparer des fugitifs, mais je me heurtai à un refus formel. Cet homme timoré laissa échapper l'occasion d 'en finir d 'un seul coup avec les derniers Ouled Mokrane et lorsque le capitaine de Beaumont, son collègue de Bou Saada, plus audacieux que lui, atteignit vers neuf heures du soir l'arrière-garde des fugitifs, il dut regretter amèrement de ne pas disposer de la centaine de zouaves que j'aurais pu lui amener. Les quelques cavaliers et fantassins indigènes qu'il conduisait étaient manifestement incapables de s attaquer en rase campagne aune troupe nombreuse et bien armée, et il dut s'arrèter après avoir tué deux chevaux et capturé deux mulets aux fugitifs. C est ainsi que par la pusillanimité de mon chef, Saïd ben Boudaoud et les derniers Ouled Mokrane purent rejoindre Bouchoucha et se réfugier plus tard en Tunisie.


LE SANGLIER MARABOUT

Au moment où éclata l'insurrection des Beni Menasser, je reçus l'ordre de quitter Djelfa et de rejoindre avec ma compagnie les forces qui allaient opérer contre les rebelles. J'arrivai,

malheureusement, trop tard pour prendre part aux combats qui eurent pour résultats de débloquer Zürich, Cherchell et Novi, et de rejeter les insurgés au cœur de leurs montagnes. Pris entre les colonnes Nicot et Ponsard, battus en plusieurs rencontres, démoralisés par la mort du chef de l'insurrection, Maleck ben Sahraoui el Berkani, tué le 2 août près de Zurich, les Beni Menasser demandèrent enfin l'aman, et


lorsque j'atteignis Cherchell, après avoir franchi trois cent cinquante kilomètres en quinze jours, les opérations sérieuses étaient terminées. Ma compagnie entra dans la composition de la colonne d'observation, campée au Sud de cette petite ville qui fut, jadis, l'antique et magnifique Julia Cœsarea, capitale de la Mauritanie césarienne. Au mois de mars 1872, par décision de la commission de revision des grades, j'étais remis lieutenant et affecté au 2° zouaves. Il y avait quatorze mois que je portais les galons de capitaine Je ne tardai pas, du reste, à les reconquérir, puisque je fus promu de nouveau au choix, et cette fois à titre définitif, dans les premiers jours de juillet 1873. Dès mon arrivée, je me présentai au colonel Détrie, le héros du Cerro Borrego, qui me reçut avec une bienveillance dont je garderai éternellement le souvenir. Il m'apprit qu'il m'avait désigné pour prendre à titre provisoire le commandement d'une compagnie du bataillon détaché à Saïda, en remplacement du capitaine k 1 de instance retraite, grande joie, à et, en ma !


m'annonça que je serais chargé de l'intéressante mission de créer un nouveau centre de colonisation, sur l'oued Taria, à mi-chemin de Saïda à Mascara. C'était l'époque où le comité d'Haussonville se préoccupait de peupler l'Algérie avec des émigrants alsaciens-lorrains. Les zouaves, revenus aux traditions du début de la conquête, quittaient le fusil pour prendre la pioche ou le marteau, et de nouveaux village-s surgissaient de terre comme par enchantement. L'oued Taria, Charrier, Franchetti, Aïn Nazereg, allaient bientôt jalonner la route du Sud, qui de fer, chemin le attendant ne que en devait être construit que dix ans plus tard, portât notre civilisation jusqu'aux confins du

désert. L'emplacement qui m'avait été désigné pour l'établissement du nouveau centre de colonisation était merveilleusement choisi. L'oued Taria, qui, jusque-là, coule dans une étroite vallée enserrée entre deux chaînes de montagnes couvertes de forêts de thuyas et de chênes, traverse de l'Est à l'Ouest la magnifique plaine


de Guerdjoum. Le sol y est d'une fertilité telle que les Arabes ne se donnent pas la peine d'en arracher les touffes de palmiers nains entre lesquels il leur suffit de gratter le sol pour en faire sortir de magnifiques récoltes. J'établis mon camp à quelques centaines de mètres au Sud du pont de pierre sur lequel la route nationale de Mascara à Saïda franchit cette importante rivière, l'un des principaux affluents de la Macta, et je me mis à l'œuvre. Ma compagnie fut répartie en ateliers d'hommes de professions diverses, terrassiers, maçons, charpentiers, agriculteurs, et les travaux

commencèrent aussitôt sous la direction technique d'un sous-officier du génie, muni des plans établis à la chefferie de Mascara. Pendant ce temps, j'occupai mes loisirs à exécuter le levé du terrain de la rive gauche de l'oued, jusqu'au point où il existe dans son lit des sources importanfes que je me proposais d'amener sur l'emplacement du futur village à l'aide d'un canal de dérivation. J'en étudiai le tracé que je fis jalonner avec soin. Une équipe de terrassiers se mit aussitôt à l'œuvre, et,

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quatre mois après, l'eau coulait à flots dans toutes les avenues du nouveau centre, formé de vingt-quatre maisons, doté d'une mairie, d'une église et d'une maison d'école. Les terres voisines avaient été en même temps défrichées, labourées, et certaines parcelles plantées en vigne. Bref, il ne restait plus qu'à installer les Alsaciens-Lorrains dans leur nouveau domaine, mais quelle désillusion lorsqu'ils arrivèrént sous la conduite d'un délégué du comité d'Haussonville C'était pour la plupart des ouvriers de fabriques venus de Mulhouse, tisseurs, ou imprimeurs sur étoffes de coton, n'ayant jamais touché une pioche ou une charrue, et n'ayant aucune idée de ce qu'est une exploitation agricole. Leurs femmes et leurs filles ne savaient même pas traire les vaches que la société avait mises à leur disposition, et dont le lait devait, en partie, assurer au début leur subsistance. Mes zouaves durent faire l'éducation des unes et des autres, et cet apprentissage donna lieu, maintes fois, à des scènes inénarrables. Cet essai de colonisation échoua piteusement. !


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La plupart de ces colons improvisés émigrèrent vers les villes de l'intérieur, du jour où fut supprimée l'allocation de cinquante centimes par membre de chaque famille qui leur avait été allouée au début. Lorsque je revins vingt ans plus tard à l'oued Taria, alors que, colonel du 2e étranger, je conduisais mon régiment aux manœuvres, il ne restait plus qu'un seul des premiers colons. Là, comme en beaucoup d'autres points, hélas l'Espagnol, sobre, laborieux, opiniâtre avait remplacé le Français, intempérant, désœuvré, inconstant. Le petit village s'était agrandi et paraissait prospère. Ses maisons blanches s'alignaient des deux côtés de la grand'route ombragée de platanes et d'eucalyptus, et, tout autour, une ceinture de jardins potagers, savamment arrosés par des conduites d'eau branchées sur mon canal de dérivation, lui donnaient l'apparence d'un îlot de verdure surgissant au milieu de l'immense plaine calcinée par le soleil de messidor. Les quatre mois que j'ai passés là dans l'accomplissement de ma pacifique mission !


comptent parmi les meilleurs de mon existence. Dégagé de tout souci d'instruction militaire, puisque mes hommes étaient employés aux travaux, mes loisirs étaient consacrés à d'attrayantes parties de chasse dans la région qui avoisine le camp et qui était, à cette époque, prodigieusement giboyeuse. Je fus bientôt connu de tous les Arabes des environs, et notamment du vieux caïd de Beniane, dont le douar était situé sur l'oued Taria, à trois heures de marche en amont dII village. Là, dans un décor superbe, se dressaient les vestiges imposants d'une ville romaine, et la massive silhouette d'un vieux fort byzantin, au pied duquel une vingtaine de tentes rayées de noir, de bistre et de blanc, étaient disposées en cercle sur un mamelon qui dominait la rivière. Une épaisse végétation de lauriers-roses, dont les fleurs en corymbe illuminaient le sombre feuillage de tons aussi vifs que ceux de la reine des fleurs, descendait des berges escarpées jusqu'au fond du lit caillouteux où serpentait un mince filet d'eau claire. Dans ce paysage merveilleux, je me plaisais à évoquer les civi-


lisalions disparues dont les raines écrasaient de leur majesté hautaine les misérables lambeaux d'étoffes en poils de chameau sous lesquels les conquérants du Maghreb abritent depuis douze siècles leur orgueilleux mépris de tout labeur. « Où entre la charrue entre la honte ! » a dit Mahomet, et si leurs descendants s'astreignent à cultiver quelques parcelles de ces terres fertiles, jadis le grenier de Rome etdeByzance, ce n'est que contraints par l'impérieuse nécessité de pourvoir à leur subsistance. Pendant que ses serviteurs renouvelaient sans cesse les minuscules tasses de porcelaine d'où montait l'arome brûlant du moka, le caïd, excellent conteur comme tous les Arabes, se plaisait à me narrer d'interminables histoires de chasse dont lui ou ses fils avaient été les héros. C'est ainsi qu'allongé sur un de ces moelleux tapis du djebel Amour qui servent de lit, la nuit, et de divan, le jour, j'appris qu'il y avait dans le djebel Aïchala, contrefort montagneux qui domine de plus de quatre cents mètres la plaine de Taria, un sanglier d'une taille phéno-


ménale, et tellement vieux que son poil était devenu tout blanc. Si le tu rencontres, ô mon fils, garde— toi de tirer sur lui. Ce n'est pas un sanglier comme les autres, car il est invulnérable, et les balles ricochent sur sa peau comme sur une cuirasse d'acier. S'il jouit de ce privilège, c'est parce que son corps est habité par l'âme d'un marabout que le Dieu Très-Haut a changé en bête immonde, en punition d'un crime abominable. Ce maudit, étant en voyage pendant le ramadan, n'a pas craint de manger du porc au mépris des rigoureuses prohibitions de notre seigneur Mohammed, et l'expiation ne prendra fin qu'au jour du Jugement. » Tous ceux, du reste, qui ont osé l'affronter ont payé de leur vie leur criminelle audace, ou s.ont revenus couverts d'affreuses blessures. Tu le reconnaîtras facilement, d'abord à sa couleur insolite, et ensuite à ce détail, qu'il n'a qu'une seule défense, mais d'une grandeur prodigieuse, et qui sort de sa gueule ainsi que la lame d'un sabre recourbé. L'autre s'est brisée, au temps de ma jeunesse, dans un com-


bat singulier qu'il a livré à une panthère dont nous avons retrouvé le corps éventré d'un bout à l'autre, comme par le couteau d'un boucher. Je vois dans tes yeux que tu ne » Hélas me crois pas. Tu es incrédule comme tous les Roumis. Puisse Dieu l'écarter de ton chemin! Après avoir protesté pour la forme contre cette supposition trop fondée, je pris congé de mon hôte et je revins en toute hâte à mon bivouac, car j'avais conçu, soudain, le projet de dresser cette nuit même un affût au sanglier marabout. J'avais remarqué, dans mes récentes excursions, un énorme massif de lentisques et de jujubiers sauvages, situé au débouché d'un grand ravin descendant du Djebel Aïchala, dans la direction du village en construction. Une sorte de bauge, formée au centre de cet amas de verdure par le suintement d'une petite source, devait être, pendant la nuit, le rendezvous de tous les fauves du pays, car d'innombrables traces de chacals, d'hyènes, de sangliers, se croisaient en tout sens sur la vase humide qu'abritait un inextricable fourré de !


lianes et de ronces épineuses. Il était, du reste, impossible d'y pénétrer autrement qu'en rampant par une sente étroite épousant les sinuosités du thalweg. Je dînai à la hâte, et me couchai aussitôt, après avoir donné ordre au factionnaire de garde de me réveiller à une heure du matin, carla lune, à son déclin, ne devait se lever qu'au milieu de la nuit. Je ils lestement les: quelques kilomètres qui me séparaient du hallier où j'espérais avoir la bonne fortune de rencontrer le marabout à quatre pattes. Lorsque j'y parvins, je m'engageai avec précaution dans l'étroit passage qui menait à la source, l'œil aux aguets, le doigt sur la détente de mon fusil. Quelques frôlements de branches parvinrent seuls à mon oreille; fuite de chacals, sans doute. Mais je n'entendis pas le bruit caractéristique que font les troupeaux de sangliers lorsqu'ils détalent bruyamment en renversant tous les obstacles sur leur passage. Je dépassai la bauge, et je m'arrêtai à quelques mètres de la sortie du côté opposé à celui où j'étais


entré, c'est-à-dire du côté de la montagne ; puis, je me couchai à plat ventre et j'attendis. J'étais plongé dans une obscurité presque complète et fort incommodé par les cailloux de l'oued qui me pénétraient dans le ventre ; mais j'avais l'avantage de voir nettement la tache lumineuse que formait le débouché du sentier sur la campagne, toute baignée de la clarté de la lune. L'air était extraordinairement calme, et le silence n'était troublé que par les aboiements lointains des chiens arabes montant la garde autour des douars éparpillés dans l'immensité de la plaine. J'entendais seulement les bruissements légers des infiniment petits qui accomplissaient leur œuvre dans les ténèbres, crissement des mandibules des larves du cossus gâte-bois sur les troncs des lentisques, frôlement des ailes des phalènes en quête de bourgeons à dévorer, et mille autres sourdes rumeurs où je distinguais, par moments, le craquement des feuilles sèches sous les pas des petits rongeurs nocturnes, le choc sourd des pattes de derrière d'un lapin qui prend son élan pour fuir un danger, ou bien encore, le glisse-


ment ouaté d'un reptile se faufilant entre les tiges des jujubiers sauvages. De temps en temps, au travers d'une éclaircie du dôme de verdure qui s'élevait au-dessus de ma tête, je voyais passer et repasser une ombre noire qui rasait la cime des arbustes avec un froufroutement d'ailes soyeuses, et je percevais, à intervalles presque réguliers, le hululement sinistre du

grand-duc. ^

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Cependant, la lune commençait à s'incliner sur l'horizon, etje désespérais du succès de mon affût, lorsque je tressaillis brusquement. Une forme noire venait de s'encadrer dans la trouée lumineuse sur laquelle je tenais les yeux braqués depuis plus d'une heure. J'entrevis deux flammes rougeâtres au milieu d'une tête énorme, et une odeur infecte se répandit jusqu'à moi. J'épaulai vivement, et, ajustant entre les deux lueurs phosphorescentes, je fis feu de mon premier coup. Un rauque hurlement répondit à la détonation, et je vis émerger de la fumée la silhouette monstrueuse d'une hyène. Je lâchai mon second à bout portant, et saisissant mon couteau de chasse, une arme terrible


que m'avait confectionnée le chef armurier avec une lame de sabre-baïonnette, je me ramassai, prèt à attendre le choc. Mais je n'eus pas, heureusement, à m'en servir. J'entendis une plainte étouffée, le bruit d'un corps qui s'écroule, puis quelques froissements de branches agitées par des soubresauts convulsifs, et le silence ne fut plus troublé que par les coups sourds de mon cœur qui me semblait battre avec une sonorité

inquiétante. Ce que j'avais de mieux à faire était de rentrer, car, si le marabout rôdait dans les envila de s'empresser dCL avait il regagner rons, forêt. Après avoir rechargé mon fusil, je rebroussai chemin, tantôt rampant, tantôt marchant à quatre pattes. Une fois sorti du hallier, je me redressai avec un soupir de satisfaction et je repris le chemin de mon campement. Au lever du jour, une corvée ramenait sur une civière le corps de ma victime. C'était une hyène de la grande espèce, et cet animal est des plus redoutables, surtout quand il est blessé grièvement. Ma première balle lui avait


seulement fracassé une patte, et j'avais eu de la chance de placer la seconde au bon endroit; sans quoi, j'aurais certainement passé un mauvais quart d'heure. Ce fut, du reste, une leçon pour l'avenir. A partir de ce jour, je ne m'aventurai plus à l'affût qu'après avoir collé sur mon Lefaucheux deux bandes étroites de papier blanc, dont l'une à la base du canon, entre les chiens, l'autre au guidon, de manière à pouvoir prendre facilement la ligne de mire dans l'obscurité. Le caïd, prévenu de mon aventure, vint me rendre visite dans l'après-midi et m accompagna sur le théâtre de mon exploit. Là, il mit pied à terre, et, aidé de ses fils, il explora minutieusement la bauge et ses environs ; puis, m'appelant soudain, il me montra victorieusement, au milieu des traces laissées récemment par une harde de sangliers, d'énormes foulées qui accusaient le passage d'un solitaire detaille exceptionnelle. nuit là enfant, il était Tu vois, cette ; mon — mais Dieu n'a pas voulu que tu le rencontres,


et c'est lui qui, dans sa miséricorde, a poussé cette immonde Debah sous le coup de ton fusil, afin de te soustraire à la colère du marabout. Par la tête de ton père, renonce à ta folle détermination, ou bien il t'arrivera malheur! » Je sais maintenant que ta main ne tremble pas et que ta balle connaît le chemin des cœurs. Mais, serais-tu mille fois plus brave et plus adroit, tu le manqueras, même à bout portant et en plein jour, car nulle puissance humaine ne peut prévaloir sur la volonté de Dieu. Je dus attendre une dizaine de jours avant, de retourner à mon poste d'affût, et j'en profitai pour m'exercer au tir de nuit sur une silhouette de sanglier, façonnée grossièrement par un de mes menuisiers dans le couvercle d'une caisse à biscuits. Enfin, la lune commençant à éclairer suffisamment la campagne, je pris un beau soir le chemin du fourré pour pouvoir m'y installer avant l'obscurité. J'en profitai pour élargir un peu la sente qui le traversait de part en part, en élaguant quelques branches et en coupant quelques ronces. Je

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pris ensuite position, comme la dernière fois, à quelques mètres en arrière de son débouché du côté de la montagne. Je n'étais pas installé depuis dix minutes que je perçus un fracas de branches rompues dans le talus boisé qui descendait de la montagne, puis le bruit d'un galop pesant dans la clairière. Je mis en joue lentement, et j'attendis quelques secondes, les yeux rivés sur l'étroite ouverture

d'où rayonnait une clarté bleuâtre. Mon cœur battait furieusement dans ma poitrine, mais j'étais maître de mes nerfs, et j'alignai froidement les deux bandes de papier blanc collées sur le canon de mon fusil. Soudain, un corps gigantesque apparut à l'entrée du sentier, et je fus brusquement plongé dans J'entendis complète. obscurité en presque une même temps un grognement formidable, et je làchai mes deux coups de fusil dans la direction de la masse obscure qui arrivait sur moi avec la rapidité de la foudre, puis je poussai un

hurlement de douleur. Le marabout, car c'était bien lui, cette fois, venait de me passer sur le corps, m'écrasant


de ses pieds fourchus, et labourant mon dos d'un formidable coup de son groin ; puis il tra-" versa la bauge comme une trombe -et continua sa course furibonde au travers de la plaine. Si je n'avais pas été tué sur le coup, je le devais certainement à la courbure exagérée de son unique défense, et à la position horizon-

tale dans laquelle j'étais placé. En me frottant le dos et les reins qui me faisaient atrocement souffrir, je m'aperçus que ma veste de chasse était fendue du haut en bas, sans doute par un des crocs de la mâchoire supérieure qui avait entamé le velours et éraflé ma peau sur une longueur de trente à quarante centimètres. Je sortis en toute hâte du hallier, car je ne me souciais pas de recevoir un retour offensif en pareille posture ; puis, après avoir glissé deux cartouches dans mon fusil, je rentrai, clopinclopant, à mon bivouac. Une fois dans ma tente, je réveillai mon ordonnance, et j'examinai les dégâts. En somme, j'avais eu de la chance; j'en étais quitte pour quatre belles meurtrissures, deux dans les reins, deux sur la face postérieure des


cuisses, et une longue écorchure qui partait de l'épaule et qui descendait jusqu'à la région lombaire. Le lendemain matin, en me levant, je me sentis tellement courbaturé que je renonçai il aller explorer le théâtre de la lutte. J'étais persuadé, cependant, que le monstre avait du plomb dans le corps, et j'envoyais un de mes zouaves, braconnier de profession, faire une reconnaissance minutieuse du fourré et de ses abords. De longues taches de sang maculaient les pierres du sentier, et s'espaçaient ensuite, à intervalles réguliers, jusque dans un champ d'orge, que le marabout, dans sa fureur, avait bouleversé de fond en comble. La piste se perdait enfin dans une ravine, au milieu des

lauriers-roses. Je me gardai bien de raconter mon aventure au caïd, mais il dut probablement en être informé par quelqu'un de ses administrés venus à mon campement pour vendre des œufs, car un de ses fils, en m'apportant, la semaine suivante, un panier de figues de son jar.din, me demanda,


en riant, à voir la déchirure de mon veston de chasse ; après quoi, hochant gravement la tête : — Tu n'as pas voulu croire mon père, sidi lieutenant. Sans doute, as-tu du le traiter de vieillard insensé et de prophète de malheur? Eh bien! Dieu vient de te donner un dernier avertissement; prends garde de lasser sa miséricorde, car celui qui joue avec le feu est sur de se brûler les doigts, et celui qui joue avec la mort est sûr de gagner l'éternité. C'est un des défauts ou une des qualités de ma nature, comme on le voudra, de poursuivre avec une inlassable ténacité les résolutions que j'ai prises, et dès que ma courbature

eut disparu je me remis en campagne. Instruit par l'expérience, et convaincu du danger d'un corps à corps avec mon redoutable adversaire, je voulus, cette fois, mettre les atouts de mon côté. Après une reconnaissance minutieuse du terrain, je choisis pour mon poste d'affût une étroite clairière située dans l'intérieur du djebel Aïchala, à la rencontre des trois ravins qui descendaient de la


forêt de chênes dont les frondaisons couvrent les sommets de ce massif escarpé. D'énormes blocs de rochers éboulés se dressaient au milieu de ce paysage farouche, et l'un d'eux, dont la partie supérieure formait une plate-forme presque horizontale, était tout indiqué pour me servir d'abri et de poste d'observation, en ce point de passage obligé des hôtes de la montagne. Je pouvais encore compter sur huit jours de clarté lunaire, et je m'installai le soir même d'une manière plus confortable que sur les cailloux du hallier. J'avais emporté une couverture de campement, &t, après l'avoir pliée en deux, je m'allongeai sur l'étroite plateforme dont je ne sentais pas ainsi les aspérités. La nuit était tiède; des bouffées de chaleur montaient du sol embrasé tout le jour par l'ardent soleil de cette fin d'août. Le firmament étincelait au-dessus de ma tête d'une poussière d'étoiles dont les feux scintillants jetaient une faible clarté sur les masses confuses des thuyas, des genévriers et des lentisques qui s'étageaient sur les premiers plans, tandis


les dentelaient lointaines les crêtes se sur que silhouettes obscures des chênes-lièges et des pins d'Alep. J'avais encore deux longues heures à attendre le lever de la lune, et j'en profitai pour dormir quelques instants ; mais, à un certain moment, je fus réveillé en sursaut par de bande Toute épouvantable. une un vacarme marcassins passait autour de moi, et s'engouffrait dans la vallée avec de sourds grognements que dominaient par instants des cris aigus. J'eus à peine le temps d'entrevoir quelques formes grisâtres et le silence régna de d'ombre empli grand cirque dans le nouveau et de mystère. .Cependant une faible lueur montait à l'orient. La crête devenait peu à peu plus distincte, et, pendant que les versants inclinés vers le couchant étaient plongés dans une obscurité profonde, les autres commençaient à accuser les formes imprécises des arbres. Lentement, très lentement, cette lueur grandit, la face pâle et écornée de la" lune se montra curieuse entre deux arbres, et, soudain, un jet de lumière blonde inonda le paysage fantastique au fond

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duquel j'étais blotti, accrochant des aigrettes phosphorescentes aux aiguilles des pins et argentant les contours du feuillage tourmenté des chênes. En même temps la clairière, entourée de blocs aux grands pans d'ombre et de clarté, apparaissait à mes yeux ravis comme un prestigieux décor d'opéra. L'oreille attentive aux mille rumeurs de la forêt, je maintenais mes yeux obstinément fixés sur le débouché du ravin de droite, où je venais d'entendre un bruit de branche cassée. A force de regarder fixement dans cette direction, je fus atteint bientôt de cette fatigue du regard bien connue de tous les chasseurs à l'affût. De petites stries lumineuses traversèrent d'abord ma rétine, puis je vis papilloter les taches blanches des fleurs que j'avais prises comme points de repère dans l'obscurité, et, à un certain moment, ma vue devint si trouble que je dus fermer un instant les paupières. Quand je les rouvris, le sanglier marabout se dressait formidable au milieu de la clairière. Devinant, sans doute, la présence d'un ennemi,


il dressait son groin monstrueux et aspirait

l'air avec force, puis reniflait bruyamment. Aussi solide sur ses pattes arc-boutées qu'un des blocs de pierre voisins, il m'apparut aux rayons de la lune comme une statue de marbre blanc, légèrement teinté de gris, et son ombre colossale faisait encore ressortir sa taille prodigieuse. J'épaulai d'un geste lent pour ne pas l'effaroucher, et, visant avec soin au défaut de l'épaule, je pressai la détente. PlafT! un coup sec. La cartouche venait de

rater J'entendis une sorte de cri de défi, et, prompt comme l'éclair, le marabout disparut derrière un bloc voisin, au moment où je lui envoyais mon second coup par le travers ; puis, je l'entendis remonter les pentes boisées de la montagne, grognant, grondant, soufflant, brisant les jeunes troncs des genévriers et des thuyas comme des fétus de paille et gravissant la côte à une allure qui ne me laissait aucun doute sur l'inefficacité de mon coup de !

fusil.


Le mieux était de rentrer. Je repris le chemin du bivouac, non sans maugréer contre l'espèce de fatalité qui s'acharnait après moi. J'avais besoin, certes, de faire appel à ma rain'y s'il demander finissais je me par son, car

avait pas réellement quelque intervention surnaturelle dans ce concours de circonstances qui aboutissait, chaque fois, à un échec humiliant pour mon amour-propre de chasseur et surtout de Roumi. C'est pour le coup que le caïd allait se « payer ma tête » lorsqu'il saurait les détails de cette noutelle rencontre Il s'en fit, hélas un malin plaisir, lorsque je lui narrai, à quelques jours de là, mon aventure. avertissement le troisième C'est que — Dieu te donne, mon enfant. Seras-tu persuadé cette fois de l'invulnérabilité du marabout? Quelle matière à réflexion! Tu es excellent tireur, tu voyais ton ennemi presque aussi nettement qu'en plein jour, tu possédais tout ton sang-froid puisque tu te sentais à l'abri de sa colère; sa mort était donc certaine, et, juste au moment de tirer, ta cartouche rate! Que te faut-il de plus pour te convaincre, ô !

!


incrédule? ils d'incrédules! Rien ne peut donc te dessiller les yeux Je m 'obstinai, cependant, dans ma résolution, et, jusqu a la fin du dernier quartier de la lune, je passai vainement toutes les nuits il guetter du haut de mon observatoire le sanglier marabout. La clarté diminuait de plus en plus, en durée et en force, de telle sorte que pendant la plus grande partie de ce temps je somnolais, enroulé dans ma couverture, en attendant que son croissant aminci, surgissant au-dessus de la crête du djebel Aïchala, dissipât les ténèbres dans lesquelles j'étais plongé jusque-là. Je rentrai régulièrement bredouille, excepté le dernier jour de ma campagne, où, furieux d avoir tant peiné pour un si piètre résultat, je me vengeai sur la race de mon ennemi en abattant deux marcassins au milieu d'une harde qui traversait la clairière. A la fin de septembre, les travaux de construction étant achevés, je fus distrait de mes préoccupations cynégétiques par l'arrivée des Alsaciens-Lorrains, et je renonçai enfin à poursuivre mon insaisissable adversaire. !


De temps en temps, seulement, car j'étais

très occupé par l'installation des nouveaux colons, je partais en excursion avec mon ordonnance, dont le concours m'était indispensable pour m'alléger du poids des cartouches, et rapporter au village les lièvres, les lapins et les perdreaux dont je faisais chaque fois une hécatombe, car le gibier pullulait à cette époque. Au retour, je les distribuais à ces pauvres gens qui n'avaient jamais été à pareille fête et s'en régalaient joyeusement. Or, un jour que j'avais remonté la vallée de l'oued Taria et que je chassais sur les pentes Nord du djebel Aïchala, je rencontrai tant de compagnies de perdreaux que ma provision de cartouches fut bientôt épuisée. Il était près de midi, et la faim commençait à tirailler mon estomac. Je pris alors la résolution de pousser jusqu'à la petite source d'Aïn Chouilou pour y déjeuner et faire une courte sieste avant de regagner mon bivouac. Déjà j' apercevais le groupe d'oliviers séculaires qui en ombrage les abords et la ligne sinueuse des lauriers-roses émergeant du fond


du ruisseau, lorsque, soudain, je m'arrêtai pétrifié. De l'autre côté du petit oued, dans un champ de bechna qui pénétrait au milieu d'une épaisse végétation de lentisques, de genévriers et de myrtes, à quelques mètres à peine de la lisière du taillis, je venais d'apercevoir le sanglier marabout. Son dos blanchâtre, que j'avais pris tout d'abord pour un bloc de rochers, émergeait des jeunes pousses du millet. De son groin puissant, il fouillait et retournait la terre en tout sens comme l'eût fait un soc de charrue. J'étais, fort heureusement, sous le vent du monstre, et cette circonstance l'empêchait évidemment de flairer mon approche. Suivi de mon ordonnance, je descendis avec mille précautions jusqu'au fond de la vallée et, lorsque je fus caché à sa vue par les lauriers-roses, je retirai hâtivement les cartouches à plomb qui garnissaient la culasse de mon fusil, et je les remplaçai par deux cartouches à balle que je portais toujours dans la poche de mon veston par mesure de prudence; puis, après avoir


recommandé formellement à mon compagnon de ne quitter sous aucun prétexte l'emplacement qu'il occupait, je me mis en devoir de passer sur l'autre rive. Le lit du ruisseau était fortement encaissé, mais je réussis à le franchir d'un bond, sans bruit, et je me mis à ramper vers le champ de bechna dont je n'étais séparé que par une étroite bande de terrain couverte de palmiers nains. De temps en temps, je levais prudemment la tête et je constatais, avec une joie indicible, que mon ennemi ne m'avait pas encore éventé. Quelques pas de plus et j'allais me trouver à bonne portée du monstre qui s'offrait à moi de trois quarts, de telle sorte que j'avais la certitude de lui placer ma balle au défaut de l'épaule. J'abaissais déjà le canon de mon fusil dans sa direction, lorsque j'entendis, en même temps, le bruit sourd d'un corps qui s'effondrait dans l'oued, et le fracas d'une masse pesante qui pénétrait dans le maquis. J'eus tout juste le temps de voir un petit bout de queue qui frétillait de colère et d'en-


voyer au jugé dans cette direction les deux balles de mon Lefaucheux. En me retournant, j'aperçus mon animal d'ordonnance qui accourait vers moi trempé / barbet, et j'étais tellement exaspéré comme un que je l'aurais battu si je n'avais pas été désarmé par son air contrit et effaré. Poussé par le démon de la curiosité, il avait tenté à son tour de sauter le ruisseau, mais, moins leste, avait culbuté sur le talus opposé, puis était retombé au beau milieu de la nappe liquide, heureusement peu profonde à cet endroit. Ce fut ma dernière rencontre avec mon fantastique adversaire. Je finis par le prendre en grippe, et je renonçai, après cette aventure, à démolir la légende du marabout, mais ce ne fut pas sans avoir dévoré l'humiliation du persÍflage ironique du caïd. Il avait la partie belle, et, par la suite, toutes les fois que je le rencontrai, je dus subir d'interminables sermons sur la toute-puissance d'Allah et le coupable scepticisme des infidèles. C'est ainsi que je cessai de fréquenter ces


parages, et que j'en vins à nouer des relations avec mes camarades de la smalah de l'Ouizert, située sur l'oued Taria, du côté opposé à Beniane, et à peu près à la même distance, mais en aval du village.



L'ARBRE DU CAFARD

La smalah de l'Ouizert, sorte de grande redoute formée d'un mur crénelé et flanquée aux quatre coins de bastions carrés, s'élevait sur un ressaut de terrain qui commandait le gué de l'ancienne route de Mascara à Saïda, par Aïn Fekane. Seuls, les officiers, les gradés et les hommes de troupe du cadre français, étaient logés à l'intérieur, alors que les sousofficiers et les cavaliers indigènes habitaient sous la tente aux environs, de manière à pouvoir surveiller, aux heures laissées libres par le service, leurs champs et leurs troupeaux. Un pavillon pour les officiers, quelques bâti-


ments servant de logement ou de magasin, et des écuries s'élevaient à l'intérieur de cette petite forteresse dont la construction remontait à l'époque où le gouvernement de l'Algérie, ayant adopté les idées du capitaine du Barail, le futur général et ministre de la Guerre, avait réparti les spahis en escadrons de smalah. Cette organisation, qui évoquait le souvenir des postes de cavaliers auxiliaires des légions romaines et des confins militaires autrichiens, était destinée, dans l'esprit de cet officier d'un si grand mérite, à effectuer la conquête rationnelle et méthodique du pays. Ces escadrons, menant la vie patriarcale au milieu d'une contrée qu'ils étaient chargés de garder et de surveiller, devaient forcément nouer des relations et posséder des intelligences avec les habitants des tribus voisines. Dans les souvenirs si remarquables à tant de titres qu'il a laissés, il précise ainsi le rôle qu'il leur assignait dans l'œuvre de civilisation entreprise par la France : « Je ne voulais pas seulement en faire, pour la colonie, des tentacules qui lui permettraient


de sentir, je voulais aussi en faire des pieds qui lui permettraient d'avancer. Je me figurais que, derrière la smalah, la colonisation mar-

cherait et viendrait la rejoindre. Alors, les spahis plieraient leurs tentes et iraient établir une nouvelle smalah à quelques lieues en avant de l'ancienne dont les bâtiments deviendraient le noyau d'un village. » De fait, cette institution a rendu d'inappréciables services pendant toute la période héroïque de la çonquête de l'Algérie. Plus tard, lorsque la colonisation eut marché à pas de géant, après l'insurrection de 1871, on se rendit compte qu'il y avait tout avantage à remettre les escadrons détachés sous les ordres immédiats de leurs colonels, afin de les rendre disponibles en tout temps pour les opérations de guerre entreprises dans l'Extrême-Sud de l'Algérie ou sur la frontière du Maroc, et les smalahs furent successivement abandonnées. Comme toutes les choses de ce monde, cette dernière mesure eut des avantages et des inconvénients. Si, d'une part, elle fit de ces régiments une troupe plus homogène, plusmanœu-


vrière, plus apte à être employée dans les mêmes conditions qu'une cavalerie européenne, de l'autre, elle diminua considérablement la valeur personnelle des hommes de troupe. Le spahi d'autrefois était généralement undjollad, c'est-à-dire un noble, ce qu'on appelle en pays arabe, un homme de grande tente. Il entrait au service rompu à la pratique du cheval, et au maniement du fusil et du sabre. C'est trop souvent aujourd'hui un pauvre hère, un « Meskine » comme on dit là-bas, ou bien encore, un Ouled Plaça, c'est-à-dire « un lils du trottoir » de nos villes algériennes, qui s'est engagé parce qu'il crevait de faim ou qu'il voulait voir du pays et dont on est obligé de faire complètement l'instruction avant de lui confier un cheval et un fusil. Certes, il possède toujours comme son devancier ce mépris de la mort qu'il puise dans sa foi religieuse et qui lui donne une bravoure sans limites. Il est obéissant, discipliné, fidèle, reconnaissant, pour ceux de ses chefs qui lui témoignent de l'intérêt ou de l'affection, mais, comme il n'est plus soutenu, dans les moments difficiles, par l'or-


gueil de caste, et qu'il a pris, à notre contact, la plupart de nos vices et pas une de nos qualités, il est loin de valoir l'ancien cavalier de smalah, dans les circonstances où il est abandonné à lui-même. Les spahis avaient encore toute leur valeur individuelle au moment où les hasards de mon existence militaire me conduisirent successivement à l'Ouizert, à Bled Chaba, à Sidi-Medjahed, et les souvenirs que j'ai gardés de mes relations avec les incomparables cavaliers de ces escadrons sont de ceux qu'on n'oublie jamais. Dès ma première visite, je fus reçu avec une cordialité charmante par le commandant de l'escadron et ses officiers. Après déjeuner, il me fit visiter le superbe jardin qui s'étendait du pied du bordj jusqu'aux rives de l'oued Taria. Une végétation puissante, entretenue par des canaux d'irrigation ingénieusement tracés, faisait de ce coin de terre un séjour enchanteur. Entre les allées d'orangers, de citronniers et de bambous de Madagascar, un


entretenues, fournissaient au personnel des officiers et de la troupe la plupart des fruits et des légumes de l'Europe et de l'Algérie. Ce ne fut donc pas sans un certain étonnement que j'appris de -la bouche du capitaine commandant qu'une sorte de fatalité pesait sur ces lieux faits pour inspirer de riantes idées. Chose singulière, et que vous aurez déjà — peine à croire, me dit-il, presque tous les jardiniers du cadre français qui se sont succédés ici depuis la création de la smalah se sont suicidés, les uns après les autres, par les moyens les plus divers fusil de chasse, mousqueton d'ordonnance, pistolet d'arçon, revolver, couteau, rasoir, corde. Ce dernier procédé paraît, du reste, avoir été le plus apprécié. Nous arrivions à ce moment auprès d'un énorme olivier dont la maîtresse branche portait une sorte de crochet formé par un rameaubrisé. — Tenez Voici l'arbre du cafard Je vais être obligé de le faire couper, de même que j'ai brûlé le gourbi où couchaient autrefois les malheureux préposés à l'entretien du jardin. » Lorsque je pris le commandement de l'es:

!

!


cadron, je me préoccupai tout d'abord de mettre un terme àcette sorte d'épidémie morale. Vous savez combien cette manie est contagieuse. Dans la guerre d'Espagne, alors que nos soldats, transplantés des régions plantureuses de l'Italie, de l'Autriche et de l'Allemagne dans les sierras dénudées et inhospitalières de la Péninsule, étaient déconcertés par l'hostilité farouche des populations, et démoralisés par les atrocités dont ils étaient victimes lorsqu'ils tombaient aux mains des guerrillas, il y eut, au début, un si grand nombre de suicides, que Napoléon, pour y couper court, employa un moyen héroïque. Un ordre de l'armée prescrivit, sans ambages, qu'à l'avenir, tout homme ayant attenté à sa vie serait fusillé, séance tenante, en présence des troupes assemblées. Et le lendemain, un voltigeur, qui ne s'était pas tué sur le coup, fut porté sur le front de bandière, au camp devant Burgos, et passé par les armes en présence de tous ses camarades de la division Mouton-Duvernet. » Si extraordinaire que cela puisse paraître, à dater de ce jour, on n'eut plus à déplorer un


seul cas de cette dangereuse folie. L'Empereur, profond psychologue, avait judicieusement prévu que chez le soldat français, doué à un-si haut degré du sentiment de l'honneur, la crainte de subir la honte d'une exécution, dans le cas où il se manquerait (et cela arrive plus souvent qu'on ne le croit), suffirait à le faire renoncer à sa fatale détermination. m'étant, natu» Un procédé aussi énergique rellement, interdit, je dus me borner à détruire la cabane, dont les murs mal lavés du sang qui les avait éclaboussés et le plafond troué par les projectiles déterminaient à la longue chez le nouvel occupant, cette singulière obsession d'en finir avec l'existence. quel» Je m'étais fait présenter au rapport, ques jours après mon arrivée, le cavalier préposé à l'entretien du jardin, gros garçon bien portant et à l'air réjoui. Après un court entretien dans lequel j'avais cherché à ausculter son moral, je lui dis à brûle-pourpoint : de travailler » — Eh bien vous êtes content lieu de faire l'exercice à » de votre métier, au » Sidi-bel-Abbès? » !


»

Pour sûr, mon capitaine. » — » — Ça se voit, du reste, vous avez une mine superbe! Ce n'est pas vous qui aurez jamais

»

le cafard !

»

— Ah pour cela, non ! mon capitaine ; » vous pouvez être bien tranquille, c'est pas moi » qui ferai jamais cette bêtise; car je vois bien » où vous voulez en venir ; sans doute, c'est par » rapportaux autres qui étaient là avant moi que » vous demandez ça. Je suis de la classe, et je » n'ai aucune envie d'obtenir une concession » territoriale dans ce patelin, » et du doigt, il me montrait en riant le petit enclos du cimetière qui mettait la tache sombre de ses cyprès sur la berge lumineuse de l'oued Taria... » Le soir même, il se faisait sauter le cais»

!

son !!! » C'est alors queje fis brûler la cabane, etque je me décidai à faire garder le jardin la nuit par un spahi indigène. Malgré tout, je ne suis pas encore rassuré. Je fais, du reste, exercer une surveillance discrète sur son successeur, qui rentre, cependant, tous les soirs à la smalah et se trouve ainsi en contact avec ses cama-

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rades, mais j'ai eu tort de ne pas faire abattre cet olivier. Comme tous les vieux Africains, j'ai le culte des beaux arbres, et je ne puis me résigner à condamner ce géant dont l'ombre est si précieuse aux heures chaudes de la journée. » J'étais encore sous l'impression de cet étrange récit, lorsque le capitaine reprit, soudain plus grave : bien, hantise de la réfléchissant En cette — mort peut très bien s'expliquer, et voici comment j'imagine que les choses doivent se passer : » A un certain moment, l'homme est désœuvré. Il s'assied par exemple sur un escabeau, devant la porte du gourbi, allume une cigarette, puis s'abandonne à son rêve intérieur. « Vrai, ça n'est pas drôle, ici. Quel pays de malheur que cet Ouizert! On y manque de » fait l'agrément de la vie. Rien » tout ce qui sales bicots autour de soi ; le jour, » que de diables, la nuit, des » une chaleur de tous les font enfler » légions de moustiques qui vous Et dire que j'ai » la figure comme une patate » encore un an à tirer dans ce sale Bled !

!


Ici ou ailleurs, du reste, c'est kif-kif ; il faut toujours trimer, et pour un bon moment, on en a mille de mauvais. Qui sait? Les autres n'ont peut-être pas eu tort de donner leur »

» » »

démission?... » A ce moment, il lève machinalement les yeux vers l'olivier dont la maîtresse branche s'avance tentatrice : « Bah !" Après tout, c'est si vite fait On ne doit » pas avoir le temps de souffrir. Je n'ai qu'à » monter sur l'escabeau, nouer la corde autour » de ce crochet, passer la tête dans le nœud » coulant, et vlan un coup de pied. » Bonjour, les amis, à vous revoir !... » » Décidément, conclut le capitaine, qui était devenu subitement tout pâle, je vais faire couper cet arbre, et pas plus tard que demain matin. » »

!

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LA PANTHÈRE DU DJEBEL ABD EL KERIM

Un après-midi, aux heures de la sieste, je fumais tranquillement ma pipe de Mostaganem, nonchalamment étendu dans mon fauteuil pliant de toile. De l'énorme fourneau

tout incrusté d'élégantes arabesques en filigranes de laiton, aussi brillantes que l'or, s'échappaient des nuages odoriférants qui montaient lentement dans l'air calme du soir. Je suivais d'un œil distrait les capricieux méandres de la fumée aux reflets bleuâtres dont les ondes diaphanes roulaient lentement sur elles-mêmes, puis se développaient avec des


courbes molles ainsi que les plis d'une gaze impondérable. Les fines volutes s'enchevêtraient d'abord flexueuses, puis, chacune d'elles devenait le centre d'un petit tourbillon de vapeur opaline qui se rapprochait insensiblement des petits tourbillons voisins, ondulait autour d'eux, se tordait ensuite en spirale, et finissait par se fondre en une vapeur impalpable qui se perdait dans l'azur profond du ciel. Je fus brusquement tiré de ma rêverie par le bruit des pas d'un cheval, et j'aperçus Kaddour ould M'barek, l'ordonnance du capitaine commandant, qui se dirigeait vers moi. Il mit pied à terre à quelques pas de ma tente, fit passer la bride par-dessus la tète de sa monture, et en laissa retomber l'extrémité sur le sol, système d'attache par persuasion qui vaut bien le nôtre ; puis, fouillant dans sa djebira de cuir ouvragé, il en sortit une lettre à mon adresse. « Mon cher camarade, m'écrivait mon excellent voisin, nous faisons les préparatifs d'une grande chasse à la panthère qui aura lieu aprèsdemain, avec le concours des goums des Beni


Meriem et des Djafra. Voulez-vous être des nôtres ! Si oui, remettez un mot à Kaddour, et venez dîner et coucher demain soir à la smalah, du mercredi la pointe partirons à nous car

jour.

»

Il va sans dire que j'acceptai cette proposition avec enthousiasme. A l'heure dite, j'étais au rendez-vous, ayant pour tout bagage mon fusil, ma cartouchière et une paire d'éperons à la chevalière que m'avait prêtée le garde du génie venu de Mascara pour inspecter les travaux.

Débottés, point; de houseauxencore moins, l'infanterie n'ayant pas encore adopté cet .

accessoire. Je comptais ficeler le bas de mon ample pantalon d'officier de zouaves ainsi que nos ancêtres, les cavaliers gaulois, faisaient de leurs braies. Pendant le dîner, je m'enquis des motifs de cette mobilisation de tous les fusils de la région, et je sus que le capitaine était sollicité depuis longtemps de prêter le concours de l'escadron pour en finir avec une panthère extrêmement dangereuse qui terrorisait tout le


territoire compris dans le triangle formé par l'oued Melrir, l'oued Saïda et les monts des Djafra. Ses méfaits étaient innombrables, et la dîme qu'elle prélevait sur les troupeaux des tribus voisines devenait tellement lourde que, d'un commun accord, les caïds avaient résolu de faire une gigantesque battue pour débarrasser le pays de ce redoutable carnassier. Les gens qui n'ont vu de fauves que dans les cages des jardins zoologiques ou dans les voitures blindées des ménageries ambulantes ne peuvent se faire une idée des véritables proportions de ces rois de la montagne, de la jungle ou de la brousse. Lions, tigres et panthères, nés dans la servitude ou capturés en bas âge, végètent fatalement dans l'étroite prison où les a parqués le caprice ou la cupidité de l'homme. Ces bêtes puissantes ont besoin d'espace et d'indépendance pour assurer le libre jeu de leurs muscles et atteindre leur complet développement. Pour ma part, je n'ai jamais contemplé sans un sentiment. de profonde commisération ces représentants dégénérés des grands félins,


monarques redoutés des vastes solitudes. Ce préambule m'a semblé nécessaire pour donner au lecteur une idée juste des dangers que nous allions courir en attaquant la panthère du djebel Abd el Kerim, ainsi dénommée parce qu elle paraissait avoir établi son repaire dans les anfractuosités de cette montagne abrupte. Au Sud, c'est une immense région boisée prolongement de la grande forêt de Daya, mais à l Est et à l'Ouest s'étendent les riches vallées de l'oued Melrir et de l'oued Saïda, habitées par des tribus nombreuses et parcourues par d'innombrables troupeaux qui leur assurent largement leur subsistance. Le caïd de l'oued Hounet, sur le territoire duquel la panthère avait commis son dernier exploit, était venu, dans l'après-midi, se concerter avec le commandant dela smalah au sujet de la battue du lendemain. Il avait été décidé que l'escadron serait rendu, au lever du soleil, à l'entrée du col qui sépare le djebel Granine du djebel Mergueb el Ollgab, a environ une heure de marche de l'Ouizert, dans le Sud-Ouest. Nous devions rencontrer y les goums des tribus voisines, et quelques cen-


taines de gens de pied, hommes, femmes et enfants, armés de tam-tams et de vieux chaudrons dans le but d'effrayer le fauve et de faciliter la manœuvre des rabatteurs. Des traces fraîches avaient été relevées le matin même non loin de la petite source d 'Aïn bou Meneb, à deux kilomètres en contre-bas du col, sur le versant de l'oued Berbour. Des bergers avaient découvert en ce point les reliefs de son repas nocturne : quelques os et les lambeaux sanguinolents d'une toison de mouton. La soirée se passa à étudier les meilleures dispositions à prendre pour utiliser nos auxiliaires indigènes et « éviter la casse » dans la mesure du possible, car il ne faut pas oublier qu'une chasse à cheval du lion ou de la panthère est toujours plus périlleuse que la chasse à l'affût, ainsi que nous en fîmes malheureusement l'expérience. La palabre terminée, chacun alla prendre quelques heures de repos. A l'aube naissante, l'escadron s'ébranla en colonne de route et prit le sentier qui, par le marabout de Sidi Mouley, conduit au pied du djebel Mergueb el Ougab. La journée s'annon-


çait radieuse. Le ciel était d'une limpidité de cristal, et pas un souffle ne venait agiter les légers panaches des touffes de diss qui bordaient l'étroit chemin. Peu après avoir dépassé la petite koubba, dont le dôme blanchi à la chaux découpait sa silhouette lumineuse sur la masse sombre des montagnes, nous entrions dans la forêt, et la marche devenait plus pénible. La piste étroite que nous suivions, dans ce pays accidenté, serpentait autour d'épais massifs de lentisques, de thuyas et de myrtes odoriférants. Le chant monotone et nasillard du goumier qui nous servait de guide scandait, avec de gutturales aspirations, les interminables couplets d'une ballade amoureuse, et berçait le pas de nos montures qui cheminaient allègrement parmi les roches et les souches dont le sentier était hérissé. Les crêtes du djebel Aïchala et du djebel Kouk s'illuminaient, sur notre gauche, de toute la gamme des lilas et des roses, tandis qu'e les profondes vallées de l'oued Taria et de l'oued Saïda restaient plongées dans une ombre violette, où


flottaient de minces vapeurs, tendues comme de légers écheveaux de soie blanche entre les pics opposés de leurs versants abrupts. Tout à coup, un long jet de flamme illumina le ciel et la terre, et le soleil apparut éblouissant au-dessus des montagnes lointaines, inondant de ses rayons le petit plateau sur lequel nous débouchions au même instant. Il était encombré d'une foule hétéroclite de cavaliers en burnous blancs et noirs, de fantassins en gandouras relevées à la taille par une ceinture, de vieilles femmes en haïks sordides et de gamins en haillons. Une centaine de ces kelbs arabes, à la maigre échine couverte de poils fauves, qui tiennent à la fois du loup et du chacal, rôdaient autour des groupes et s'empressèrent, à notre vue, de venir aboyer, avec fureur, dans les jambes de nos chevaux. Les caïds se portèrent aussitôt il notre rencontre, et, après une sorte de conseil de guerre dans lequel on arrêta d'un commun accord l'ordre de marche, toute cette troupe disparate s'ouvrit en éventail dans la direction d'Aïn bou Mened.


La première ligne de notre ordre de bataille , était formée par une centaine de piétons armés de fusils et déployés en tirailleurs à une dizaine de mètres les uns des autr-es. Devant eux, à une très petite distance, les kelbs allaient et venaient, le nez au vent et la queue en trompette, flairant tout le maquis avec prudence. Les femmes et les enfants étaient dispersés en arrière de cette ligne de traqueurs, se tenant à distance respectueuse. Le vacarme était épouvantable ; tout le monde tapait à tour de bras sur les chaudrons avec des matraques, secouait frénétiquement de vieux bidons où quelques cailloux faisaient office de grelots et poussait des cris aigus entremêlés de : Ah! ah! hou! prolongés. La deuxième ligne était formée par les cavaliers, spahis au centre, goumiers aux ailes, tout prêts à s'élancer dans la direction que prendrait le fauve au débucher. Je marchais à droite de l'escadron ayant à mon côté le vieux Si Mohammed ben Abdallah, le caïd des Djafra ben Djafeur, grand chasseur devant l'Éternel. Dans sa face d'oiseau de proie, sillonnée de rides profondes, on ne


voyait tout d'abord que deux yeux extrêmement perçants et un grand nez busqué comme le bec d'un aigle, indices certains des deux caractéristiques de sa race, la ruse et l'énergie. Malgré son grand Ùge, il montait encore vigoureusement à cheval et passait pour un des meilleurs fusils de sa tribu. Il avait tué, jadis, plusieurs lions, à l'époque déjà lointaine où il y avait encore des seigneurs à la grosse tête dans le pays, et de nombreuses panthères dont une, entre autres, lui avait presque dévoré le bras gauche dans une lutte corps à corps où il avait achevé le monstre à coups de couteau. Sans doute, le capitaine commandant l'escadron l'avait-il chargé de veiller sur ma personne, car il ne cessait, chemin faisant, de me prodiguer les conseils de sa vieille expérience. L'œil aux aguets, le fusil en travers de la selle, nous descendions sur une longue croupe couverte d'énormes buissons de lentisques, et nous suivions le dédale des mille petits sentiers naturels qui circulent autour de ces sortes d'îlots de verdure dont les crêtes dépassent souvent la tète d'un homme à cheval et que nous


frôlions au passage avec les hanches de nos chevaux. cherche pas à discerner la panthère Ne — hale si fils, ô branches, les car mon à travers sard voulait qu'elle fût blottie dans un de ces massifs, et que ton œil rencontrât son regard, le d'avoir avant homme mort eu serais tu un si contraire, Bien joue. de mettre au en temps Dieu veut que tu l'aperçoives, fais semblant de les yeux ostensiblement Jette voir. la ne pas d'un autre côté ; elle pensera que tu ne l 'as pas découverte et restera tapie sans te faire de mal. de vue perdre de L'important est pas ne » les chiens qui marchent devant nous. S ils rebroussent chemin, le poil hérissé et la queue panthère la est c'est jambes, les que entre proche. Regarde alors devant toi, dans les coulées qui séparent les lentisques, et tire, comme tu ferais d'un lièvre, lorsqu'elle passera d'un buisson à l'autre. )) Il venait à peine de me donner ce sage conseils, que les kelbs refluèrent soudain en désordre. Un cri perçant éclata devant nous, suivi


presque immédiatement d'une détonation. Je poussai vivement mon cheval dans la direction, et j'aperçus, au milieu d'une petite clairière, une vieille femme qui poussait des gémissements plaintifs. A côté d'elle un piéton des Beni Meriem rechargeait son long moukhala. Elle avait, heureusement, plus de peur que de mal. La panthère lui avait allongé, au passage, une tape formidable qui l'avait envoyée rouler dans un buisson, tandis que le traqueur le plus voisin envoyait à l'adresse du fauve un coup de fusil sans résultat. La poursuite reprit aussitôt, mais je m'aperçus que les rabatteurs ne marchaient plus qu'avec une extrême prudence. Nous étions littéralement sur leurs talons, et les chiens se terraient dans les jambes de nos chevaux qui donnaient visiblement des signes d'inquiétude. Tout à coup, le bai brun que je montais se mit à souffler bruyamment et j'entendis derrière moi le vieux caïd qui murmurait à voix basse : Prends garde Cette fille de prostituée — n'est pas loin ! Il n'avait pas fini de parler que mon cheval !


s'arrêta brusquement sur les jarrets. Un corps monstrueux passa comme un bolide à cinquante centimètres au-dessus du buisson devant lequel j'étais immobilisé ; mais, plus prompt que la foudre, je lui envoyai mon coup de fusil par le travers. J'entendis un rugissement de douleur, et, presque en même temps, un hennissement plaintif et le bruit d'une masse pesante qui s'effondrait de l'autre côté de l'obstacle. Le spahi qui marchait à ma gauche, et se trouvait en ce moment un peu en avant de moi, venait de disparaître. En m'approchant, je vis qu'il gisait sous sa monture écroulée. Déjà Si Mohammed avait mis pied à terre et essayait de le dégager, mais il se releva presque aussitôt, et, se tournant vers moi, d'un air grave : — Morto me dit-il. Puis, avec ce fatalisme qui est à la fois la grande force et la grande faiblesse de l'islam, il montra le ciel, et laissa tomber de ses lèvres !

ce mot en qui se résument toutes les résignations de sa race croyante :

Mektoub (C'était écrit !) — Le capitaine, prévenu de l'accident, était !


arrivé à toute allure. Son premier soin fut de mettre un peu d'ordre dans le groupe confus qui s'agitait autour de la victime. Spahis, goumiers, traqueurs, femmes et enfants, parlaient tous à la fois et commentaient bruyamment l'événement. On commença par dégager le cheval qui était presque encastré entre deux troncs de lentisques et qui essayait, vainement, de se dépêtrer. On s'aperçut alors qu'il ne portait d'autre blessure qu'une longue estafilade sur le côté droit de la croupe, mais son malheureux cavalier gisait dans une mare de sang. Il nous fut alors possible de reconstituer le drame : la panthère était retombée sur le cheval en arrière de la selle et, d'un seul coup de gueule, avait broyé la nuque du spahi, puis, d'un bond, elle avait franchi un groupe de genévriers, et s'était enfuie dans la brousse où les chiens, qui venaient de se reporter en avant, donnaient maintenant de la voix avec fureur. Pendant que nous échangions nos réflexions, le caïd explorait minutieusement le terrain aux abords de cette scène de carnage. Je l'entendis tout à coup pousser une exclamation joyeuse :


Medjrouh'a ! Elle est blessée ! Rahi — Et, nous faisant signe d'approcher, il nous montra de larges taches de sang qui se perdaient un peu plus loin dans le fourré. La poursuite reprit aussitôt dans la direction des aboiements des kelbs, et nous mena bientôt à la berge de l'oued Berbour. La rivière, presque à sec dans cette saison, déroulait sous nos éblouissant blanc d'un cailloux de lit yeux son taches rutide traînée longue lequel une sur lantes, allant d'un bord à l'autre, accusait le récent passage du fauve. La rivière franchie, nous fûmes obligés de l'impossibipetits diviser vu groupes, en nous lité où nous étions de nous déployer en tirailleurs dans un pays aussi fourré. Nous nous trouvions, maintenant, dans une véritable forêt; le sous-bois était envahi par une végétation puissante qui ne laissait qu'un petit nombre de couloirs praticables à nos chevaux. Nous marchions lentement au travers de halliers impénétrables où les vignes sauvages et les ronces s'entremêlaient dans un réseau inextricable. Tout à coup, les aboiements cessèrent. Un si-


lence profond régnait maintenant sous le dôme de verdure et, brusquement, nous entendîmes un cri suivi d'une pétarade de coups de fusil sur notre droite. Il ne fallait pas songer à nous porter de ce côté ; ce n'est qu'en débouchant, après un quart d'heure de marche; dans-la clairière qui s'étend autour des deux petites sources d'Aïn M'chicha et d'Aïn Tesguedilt, que nous fûmes renseignés. La panthère avait encore fait une victime. Blottie dans un fourré où sa présence venait d'être signalée par les hurlements plaintifs des chiens, elle s'était ruée sur un piéton imprudent qui s'était avancé pour jeter une pierre au milieu de la verdure, et, d'un seul coup de griffe, lui avait presque arraché le bras de l'épaule. Tout le monde avait tiré à la fois, mais trop hâtivement, sans doute, car la piste du fauve continuait de l'autre côté de la forêt, et rien n'indiquait qu'il fût à bout de forces. Ses traces se perdaient, en effet, à l'autre extrémité de la clairière, dans le bois de genévriers qui est au delà de la petite koubba de Sidi Mohammed ben Yamina.


Le malheureux rabatteur venait d'expirer. L'artère humérale avait été sectionnée par la griffe et tout son sang avait coulé par cette horrible blessure. Le bras était presque désarticulé, et les chairs, arrachées de l'épaule, laissaient apparaître les os mis à nu sur une étendue de deux travers de main. Le capitaine et les deux caïds étaient consternés, et, après avoir tenu conseil, il fut décidé qu'on attendrait au lendemain pour recommencer la poursuite. On se résigna, en conséquence, à bivouaquer entre la source d'Aïn Tesguedilt et le marabout de Sidi Mohammed benYamina, autour de quelques oliviers sauvages dont l'ombre nous abritait du soleil encore ardentdans cette saison. Les morts furent empaquetés et ficelés dans leurs burnous. On les attacha ensuite sur le dos d'un cheval pour être ramenés, celui du spahi à la smalah où la fatale nouvelle avait déjà dû parvenir, celui du rabatteur à son douar, voisin de l'oued Saïda ; et le convoi funèbre, escorté de quelques cavaliers, reprit le chemin de la plaine.


Le caïd des Beni Meriem s'était chargé de faire venir, pour la nuit, une grande tente, afin d'abriter les officiers, ainsi que les principaux chefs. Il avait aussi donné l'ordre d'apporter la diffa ; mais, comme elle ne pouvait nous arriver qu'assez tard, il avait eu l'heureuse idée d'envoyer deux de ses serviteurs chercher en toute hâte des kessera et du café à son campement de lIaciSidiSalah, distant d'une quinzaine de kilomètres, de sorte que, vers midi, nous pûmes nous restaurer convenablement. La soirée fut employée il relever prudemment les traces de la panthère. Un petit groupe de piétons des Djafra ben Djafeur, accompagné des deux lévriers du caïd et de quelques vulgaires kelbs, se mit en quête dès que les préparatifs du bivouac eurent été terminés. Il rapporta, vers quatre heures, des renseignements suffisamment précis pour orienter notre poursuite du lendemain. La redoutable fugitive avait remonté le ravin dans la direction du djebel Abd el Kerim, dont les escarpements boisés passaient pour abriter son repaire. Mais épuisée, sans doute, par la perte de son sang,


elle s'était arrêtée à une demi-heure de notre campement, dans un fourré presque impénétrable. Instruits par l'expérience du matin, les indigènes s'étaient bien gardés d'essayer de l'en faire sortir. Peu après le retour des émissaires arrivait une petite caravane de mulets et d'ânes sur lesquels étaient pittoresquement juchés les ustensiles de cuisine et les victuailles. Elle apportait aussi la guitoune, ou tente de parade du caïd des Beni Meriem, ainsi que les tapis du djebel Amour qui devaient nous servir de lits et de couvertures pendant la nuit. Un grand feu avait été allumé auprès de la source, et, après avoir enlevé soigneusement tous les fumerons, jusqu'à ce qu'il ne restât plus qu'un lit de braises incandescentes, les serviteurs se mirent en devoir de rôtir les moutons de diffa. Tous ceux qui ont reçu l'hospitalité arabe connaissent le méchoui, ce mets savoureux, dont les viandes braisées de nos restaurants ne peuvent donner qu'une idée bien imparfaite. Brillat-Savarin a écrit qu'on devenait cuisinier, mais qu'on naissait rôtisseur ; eh bien, tous les


indigènes sont passés maîtres dans l'exercice de cette profession. Il faut voir avec quelle dextérité ils procèdent à la cuisson de cette énorme pièce, à laquelle ils impriment un mouvement de rotation sur deux fourches en bois, plantées dans le sol de chaque côté du brasier ; avec quelle sollicitude ils l'imprègnent constamment de beurre à l'aide d'un tampon de linge ajusté au bout d'un bâton, afin que la peau, soustraite à la morsure du feu, acquière cette belle couleur dorée qui en rend l'aspect si agréable, ainsi que cette fermeté croustillante qui en fait un régal digne des dieux. Pendant ce temps, quelques matrones, transformées de Dianes chasseresses en cordons bleus, préparaient les tadjines, sortes de ragoûts épicés, la chorba, soupe indigène, et surveillaient la cuisson du plat national, le couscouss, ou plus exactement le T'aam, car, avec notre manie de changer les dénominations, nous avons donné à cette semoule appétissante le nom de l'ustensile en palmier nain tressé qui sert à la faire cuire à l'étuvée. Le soleil allait se coucher lorsque nous


prîmes place à l'intérieur de la guitoune, et le service commença sans tarder. Des serviteurs placèrent devant nous des corbeilles contenant la kessera, sorte de galette cuite sous la cendre ; puis, ce fut le tour du mechoui, qu'un grand nègre apporta solennellement, empalé sur une longue perche, et tout luisant de beurre fumant. Il le plaça au-dessus d'un immense plat de bois, et, après avoir posé la broche verticalement, donna de son pied nu un coup de talon sur le derrière du mouton qui glissa aussitôt dans le vaste récipient. Le caïd fit alors toute une série d'entailles sur le corps de l'animal avec un petit couteau tranchant comme un rasoir, et, arrachant avec ses doigts de longs rubans de peau dorée, il les offrit successivement au capitaine et aux autres convives. Introduisant ensuite ses mains dans les flancs entr'ouverts, il en retira les rognons qu'il présenta aux invités de marque. Entre temps, on avait déposé sur le tapis des setlas pleines d'eau fraîche, de lait doux et de lebène, ou lait aigri, dont raffolentles Arabes.


Après le rôti, ce fut l'interminable défilé de ces tadjines au mouton, au poulet, aux œufs, aux légumes, qui baignent dans une sauce orange saturée de piments verts et de poivre rouge, et enfin la chorba, dont la saveur épicée eût été capable de réveiller un mort. En dernier lieu, on apporta le couscouss dans d'énormes coupes taillées d'un seul morceau, avec leur pied, dans un tronc d'olivier sauvage. Nos voisins indigènes firent immédiatement un trou devant eux, et, après y avoir versé il leur fantaisie du lait ou du bouillon, se mirent en devoir de puiser dans la masse granuleuse. Ils en retirèrent une certaine quantité qu'ils roulèrent en boulettes et projetèrent d'un seul coup dans leur bouche, avec le pouce, ainsi que font chez nous les enfants, quand ils lancent une bille, tandis que, moins confiants dans nos talents, nous nous contentions de nous escrimer avec de grandes cuillers de bois. Le repas terminé, le khalifa de notre amphitryon fit le tour de l'assistance et nous présenta successivement une aiguière d'argent. Il versa lentement de l'eau aromatisée sur nos mains,


et nous offrit ensuite la fouta de couleur éclatante qui sert aux Arabes d'essuie-mains. Le tapis lestement débarrassé de toutes les victuailles, on apporta le café brûlant dont l'arome se mêla bientôt au parfum pénétrant des cigares et des cigarettes allumées par les Roumis. Sur ma prière, transmise par le capitaine commandant, le vieux Si Mohammed ben Abdallah commença le récit de la tragique partie de chasse dont il était sorti vivant, mais avec le bras à demi estropié. étions En temps-là, campés à nous ce — Aïn el Assek, à la limite orientale de la forêt desDjafra, entre le djebel Oum Graf et la montagne de Fer qui servait de refuge à une panthère monstrueuse dont les déprédations faisaient le désespoir de nos bergers. Mon père — que Dieu lui fasse miséricorde — réunit les plus vaillants des Djafra ben Djafeur et les exhorta à faire une battue pour en délivrer le pays. « C'est une infamie, leur dit-il, de sup» porter tout ce dommage, la peur nous jaunit les Oulad Sidi Khalifa » la face, et nos voisins, Il » et les Maalif, nous tournent en dérision. !


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faut en finir avec cette mangeuse de nos biens, et, dès demain, nous nous mettrons

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| en campagne. » j » Je ne vous raconterai pas toutes les péripéties de notre entreprise ; qu'il vous suffise de t savoir qu'à un certain moment cette protégée du démon, bien qu'elle ait reçu plusieurs balles dans le corps, nous tua encore deux hommes et réussit à gagner un épais fourré dont nous essayâmes en vain de la débusquer. Mon père nous donna l'ordre de la cerner de toutes parts, et, se dévouant au salut commun, y pénétra »

courageusement. Nous prîmes position tout autour du hallier où elle était tapie, chacun de nous ayant le doigt sur la détente et prêt à tirer. Je suivais anxieusement du regard, le frémissement de la partie supérieure des rameaux de lentisques que le corps de mon père écartait au fur et à mesure qu'il entrait plus avant, lorsque j'entendis en même temps un grand froissement de branches brisées et le bruit d'une détonation, puis, aussitôt après, un appel lamentable. »


Il n'y avait pas une seconde à perdre, je jetai mon fusil devenu inutile, j'enlevai, en un tour de main, mon burnous que j'enroulai autour de mon bras gauche, et, mon couteau dans la main droite, je me précipitai dans le taillis. » Un horrible spectacle m'y attendait : dans une sorte de petite clairière qui se trouvait à l'intérieur, mon père gisait, écroulé sous la masse formidable de la panthère. Il l'avait saisie à la gorge et luttait désespérement pour écarter de -son visage la gueule formidable, cependant qu'elle lui labourait les épaules et les cuisses de ses griffes acérées. A ce spectacle, je devins comme fou de douleur et de rage, et je bondis sur le fauve en me couvrant de mon bras gauche comme d'un bouclier ; puis, tandis que l'affreuse bête déchirait à belles dents l'armature qui le protégeait et que ses crocs broyaient mes chairs, je lui enfonçai plus de vingt fois mon couteau dans le corps. » J'entendis, enfin, un râle étouffé. J'avais dû rencontrer le cœur, car le terrible félin s'affaissa tout à coup, desserrant enfin l'étreinte ))

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de sa mâchoire. Son corps monstrueux fut agité pendant quelques instants par de violents

soubresauts, et, se raidissant soudain dans une dernière convulsion, il exhala sa vie dans une sourde plainte. A ce moment, je vis tourner le ciel et les arbres autour de moi, et je n'eus que le temps de crier à mes hommes : « Entrez hardiment, elle est morte! » Puis, je tombai il la renverse sur le corps de mon père qui s'était évanoui. » Dieu est miséricordieux, car le toubib de Sidi el Hadj Abd el Kader ben Mahhi ed Din el Heusseni — que le Seigneur nous fasse participer à ses mérites! — vint de Saïda, où

l'émir organisait à ce moment son armée pour lutter contre vous. Il nous soigna si bien, l'un et l'autre, que mon père vécut jusqu'à l'année de la famine, et que j'ai gardé l'usage, imparfait il est vrai, de mon bras, malgré les horribles blessures dont il porte encore la trace, depuis près de trente ans. Le récit terminé, le vieillard sortit des plis de son burnous un membre décharné, tout couturé de cicatrices profondes qu'il livra com-


plaisamment aux investigations de notre curiosité déférente et émue. La nuit était venue sur ces entrefaites, et, après nous être allongés sur les tapis qui garnissaient l'intérieur de la guitoune, nous ne tardâmes pas à nous endormir malgré les hurlements plaintifs des chacals qui rôdaient alentour. Le lendemain matin, nous reprîmes la poursuite après le lever du soleil, et dans le même ordre que la veille, mais plus serré, à cause de l'étroitesse de la vallée qui n'a guère que cinq cents ou six cents mètres de large et va en se rétrécissant de plus en plus jusqu'au djebel Abd el Kerim. Nous marchions lentement et nos rabatteurs ne passaient d'un buisson à l'autre que lorsque les chiens avaient dépassé le nouvel obstacle. Nous arrivâmes ainsi au fourré où les Djafra avaient perdu, la veille, les traces de la panthère. Là, cavaliers et piétons se déployèrent en cercle autour du massif de verdure qui pouvait encore recéler dans ses flancs le terrible félin; puis, sur l'ordre des caïds, commença le


plus formidable charivari que j'aie entendu de ma vie. Coups de poing sur les tam-tams, coups de gourdin sur les marmites, tintement des cailloux dans les bidons, youyous stridents des femmes, hurlements des gamins, faisaient un tel vacarme que je ne pouvais ouïr un seul mot des recommandations de Si Mohammed. L'excellent homme avait pris au sérieux son rôle de mentor, et ne me lâchait plus d'un pas. Au bout d'un quart d'heure de ce tapage inférnal, nous n'avions obtenu aucun résultat. C'est alors que le capitaine se décida à employer un nouvel argument pour obliger le fauve à évacuer la place. Il avait envoyé, la veille au soir, un spahi à la smalah, où, par son ordre, on avait confectionné quelques pétards de gros calibre. Il fit cesser le bruit, et, après avoir prévenu que tout le monde se tînt sur ses gardes, il donna l'ordre de mettre le feu à l'un de ces engins que l'on projeta au centre du massif. J'entendis, l'espace de quelques secondes, le sifflement du cordon bikford, puis une formidable détonation éclata sous la voûte de verdure. Presque aussitôt, j'aperçus une


tête monstrueuse à la lisière du fourré. Vingt coups de fusil éclatèrent à la fois ; mais, quand la fumée se fut dissipée, la panthère avait disparu après avoir fait une trouée sanglante parmi les traqueurs, arrachant, d'un coup de griffe, la moitié de la peau du crâne à un piéton, et broyant la main d'un cavalier au moment où il lui tirait, à bout portant, son coup de pistolet. Tout était à recommencer, mais le pays se faisait de plus en plus difficile et les pentes devenaient de moins en moins praticables à nos chevaux, de telle sorte que, d'un commun accord, on décida, après une heure de marche dans cette région tourmentée, d'abandonner la poursuite qui n'avait plus aucune chance de succès. Tristement, les Beni Meriem et les Djafra se dirigèrent vers leur campement, après que leurs blessés eurent été pansés sommairement, et l'escadron reprit le chemin de l'Ouizert. Nous étions de retour vers une heure de l 'après-midi, pas fiers, je vous l'assure, car le bilan de ces deux journées de chasse se résu-


mait ainsi : deux morts, trois blessés, et un gibier qui courait encore A quelques jours de là, des bergers des Djafra surveillant leurs moutons vers Haci el Abd, dans la plaine qui s'étend entre l'oued Melrir et l'oued Sefloun, aperçurent de grands oiseaux tournoyer lentement en cercle audessus du djebel Abd el Kerim. Leurs orbes silencieux, allaient de plus en plus en se rétrécissant, et, successivement, toute la bande des vautours fauves à la tête pelée s'abattit avec des cris de joie dans une sorte d excavation placée un peu en contre-bas de la crête. Poussés par la curiosité, les pasteurs se dirigèrent en toute hâte vers ce point et y découvrirent le corps, à moitié putréfié, de la panthère, dont ils apportèrent le lendemain la dépouille à la smalah dans l'espoir d'en tirer profit et aussi afin de toucher la prime réglementaire qui était, à cette époque, de cinquante francs, somme considérable pour les indigènes. La peau superbe, ocellée de magnifiques taches de velours noir sur fond mordoré, mesu!


rait près de trois mètres, de l'extrémité du museau au bout de la queue. Elle était trouée en sept ou huit endroits, preuve que le redoutable félin devait être doué d'une vitalité exceptionnelle pour n'avoir pas succombé sur place à ses terribles blessures.



LE MASSACRE D'UN INNOCENT

La présence de ma compagnie devenant inutile à l'oued Taria, puisque le nouveau centre de colonisation fonctionnait maintenant dans des eonditions normales, je reçus l'ordre de la ramener à Saïda, ou mon bataillon était installé au camp de la fontaine Mahboul, « la souree de la folie ». Cette localité, maintenant si florissante, ne comprenait à cette époque que la vieille redoute du début de la conquête et quelques constructions sur les amorces des rues parallèles à la route de Mascara. Une moitié de l'enceinte fortifiée était occupée, comme


aujourd'hui, par les établissements militaires; l'autre, par une agglomération d'une quarantaine de maisons où logeaient les juifs et les mercantis qui vivaient de la troupe, Cette petite ville, bâtie sur un plateau incliné en pente douce vers l'oued Saïda, apparaît de loin comme une oasis verdoyante au fond du désert de collines pierreuses qui s'étend en. demicercle autour de ses riants jardins. De l'autre côté de la rivière, la rouLe du Sud, sorte de piste grossière, escalade les derniers contreforts des hauts plateaux au pied du roc escarpé sur lequel Abd el Kader avait édifié sa capitale. Rien de pittoresque comme ce nid d'aigle penché sur l'abîme où roule en mugissant le torrent alimenté par les magnifiques sources d'Aïn el Hadjar. A la fois citadelle et arsenal, c'est dans son enceinte inviolable pour tout autre qu'un ennemi européen que l'émir venait chaque année reconstituer son armée éprouvée par de sanglantes défaites et reprendre des forces pour les luttes nouvelles. C'est là qu'il conçut l'idée géniale de se créer, de toutes


pièces, une armée à l'européenne composée de de réguliers de bataillons et fameux ces ces escadrons de Khiélas dont nous ne tardâmes

rehausser valeur; la éprouver pour à que, pas

justifier indigènes des et prestige yeux aux son véritable d'une s'entoura il sultan, de titre son curieuse la laissé Roches Léon dont nous a cour nomenclature dans son livre si attachant Trente-deux ans à travers l'Islam : l'aga el Askeur, général de l'armée régulière, le bach Tobji, chef de l'artillerie, dont la devise était : Dieu dirige », le bach Chaouch, « Tu lances et ou chef des exécuteurs, le khaznadar el Kebir, Tebakh, le bach le Finances, des ministre son chef des cuisiniers, et jusqu'au bach Zornadji, le chef de musique. Le camp des zouaves était situé à huit cents mètres au Sud-Est de la redoute, à hauteur du coude que fait l'oued Saïda, en débouchant de la gorge profonde qu'il s'est creusée dans l'escarpement des hauts plateaux pour descendre dans la plaine. Deux rangées de grandes tentes coniques s'alignaient au pied de la falaise rocheuse qui domine le plateau où est bâtie la !


petite ville. En arrivant, je reçus l'ordre d'établir ma compagnie sur leur prolongement, de telle sorte que ma droite touchait presque à la source limpide qui jaillit d'une fissure du roc entre deux buissons de lauriers-roses. C'est là que, de temps immémorial, zouaves, lignards et légionnaires des colonnes campées sous le canon de la redoute sont venus demander à la fée verte un peu de cette agréable griserie qu'elle procure, à faible dose, mais qu'un usage immodéré transforme peu à peu en une véritable folie. L'installation de mes hommes terminée, je songeai à la mienne, et j'entrepris la construction d'un gourbi d'un modèle analogue à ceux que les autres officiers avaient bâtis en prévision de l'hiver. Quatre murs grossiers, percés d'une porte en planches de caisses à biscuits et d'une petite fenêtre où le papier huilé remplaçait les vitres, un toit de chaume, fait avec les longues tiges du diss, constituaient en somme un abri confortable, en vertu de cet aphorisme bien connu des vieux Africains, que le plus mauvais gourbi vaut mieux que la meilleure tente.


Par une heureuse coïncidence, mon ami Thévenot, qui avait été mon fourrier à Coléah, avant la guerre, et mon lieutenant sur la Loire et dans l'Est, avait été affecté au même bataillon, comme sous-lieutenant, à la suite des décisions de la commission de revision des grades. Nous nous liâmes bientôt avec un jeune capitaine qui venait d'arriver au 2° zouaves, le comte Louis de Lort de Miahle, issu d'une des plus anciennes familles de Narbonne. Les relations que nous avions nouées à la suite d'une communauté de goût assez rare firent place, en peu de temps, à une véritable amitié, qui n'a été interrompue que par la mort de ce brillant officier, décédé à Bastia comme colonel du 163". Lorsque nous n'étions pas de semaine, nous jouissions d'une liberté presque illimitée. De manœuvres, peu ou point, car, après les fatigues de nos récentes campagnes, en France et en Algérie, une certaine détente était nécessaire. Nos soldats étaient, du reste, parfaitement instruits; ils avaient presque tous fait la guerre, et il suffisait de les tenir en haleine


par quelques exercices exécutés sur le champ de manœuvre ou bien aux abords de la garnison. Le capitaine Wattringue, aujourd'hui colonel en retraite, qui commandait le bataillon, nous accordait généreusement toutes les permissions que nous lui demandions pour aller à la chasse, et nous en profitions pour passer souvent plusieurs jours dans les sites les plus pittoresques des environs. Nous emportions une petite tente, des couvertures, quelques provisions et quantité de cartouches, car le gibier qui constituait notre principale nourriture pullulait littéralement dès qu'on sortait des environs immédiats delà place. J'ai mené là, pendant deux ans, une existence dont les officiers des jeunes générations ne peuvent se faire une idée, absorbés qu'ils sont par leur perpétuel et fastidieux métier d'instructeur : chasses à courre du sanglier, de la gazelle et du lièvre avec les Assasnas, les Maâlifs et les Djafra ; chasses à l'affût de l'hyène, du chacal ou du lynx; chasse au .marais aux abords des sources d'Aïn el Hadjar. Sur ce plateau désert que la colonisation a


transformé depuis en une plaine fertile, des milliers de vanneaux, de courlis, de pluviers, de sarcelles, de canards, de hérons, de flamants r$ses, surgissaient à chaque pas, tandis que des vols innombrables de gangas traversaient perpétuellement l'espace en jetant des cris perçants. Leurs troupes bruyantes allaient et revenaient d'un bout à l'autre de l'horizon, décrivant à une allure vertigineuse de capricieux méandres interrompus par des chutes brèves, des relèvements subits, ou de brusques virevoltes, et finissaient par s'abattre avec un bruissement léger d'ailes chatoyantes, pour reprendre presque aussitôt leur course vagabonde. Notre réputation de Nemrods fut bientôt établie d'une manière indiscutable, mais la roche Tarpéienne est près du Capitole, et nous ne tardâmes pas à nous en apercevoir, à la suite d'une aventure qui nous couvrit de confusion, mon ami, le capitaine de Lort deMiahle, et moi. Heureusement pour sa gloire, le lieutenant Thévenot, retenu par le service, ne faisait pas partie de l'expédition.


Voici l'histoire. Le lecteur me saura gré de la raconter, en songeant à ce qu'il doit en coûter à mon amour-propre. Un matin, avant l'appel, au moment où nous prenions le café devant la tente de popote, nous vîmes arriver un indigène des Assasnas, qui s'était constitué

notre fournisseur. Il arrêta d'un clappement de langue le petit âne sur la croupe duquel il était pittoresquement juché à califourchon, ses grandes jambes touchant presque le sol; puis, mettant pied à terre, il nous tendit le panier cylindrique, en tiges sèches de fenouil assemblées parallèlement, qui contenait les provisions dont il voulait se défaire. achetir ouled djeudj? officiane, Di dou, sidi — Ce qui signifiait, dans son baragouin moitié sabir, moitié arabe : « Dis donc, monsieur l'officier, veux-tu acheter les fils de la poule? » Délicieuse périphrase pour désigner -les œufs. Combien plus digne d'attention l'apostrophe de di dou qui est, généralement, le vocable sous lequel nous sommes interpellés par les indigènes! J'ai lu, en effet, qu'à l'époque lointaine de la conquête du Canada, les pionniers de


Champlain, et plus tard les soldats de Montcalm, étaient surnommés par les Peaux-Rouges les Didous. Chaque peuple a dans sa langue une expression qu'il emploie à tout propos, qui sert d'entrée en matière à toute conversation ; jamais le soldat français ne commence une phrase sans la faire précéder de ce « dis donc », qui apparaît alors, aux habitants du pays, comme la caractéristique de notre race. Mais je reviens à mon fellah. Après marchandage, nous tombâmes d'accord, et une fois l'argent noué soigneusement dans un pan de sa foutah, il nous prévint qu'il avait un service à nous demander : la, sidi lieutenant, me dit-il d'un ton lar— moyant, toi qui passes tant de nuits à l'affût, que ne viens-tu me délivrer de cette bête immonde qui ravage chaque nuit mon champ de bechna? Si tu n'interviens pas à bref délai, mes enfants connaîtront la faim, cet hiver; car ce sanglier du diable n'aura point de cesse qu'il n'ait mangé jusqu'au dernier épi. Je t'en conjure, viens me débarrasser de ce voleur de mon bien !


Flatté de remplir dans la circonstance le rôle de la Providence, je lui promis, séance tenante, de me rendre le soir même à son campement situé à une dizaine de kilomètres du camp, près de la petite source d'Aïn sidi Gassem, de l'autre côté de la ferme Solari. Il fut convenu qu'il nous attendrait en ce dernier point, le capitaine de Lort de Miahle et moi, et qu'il nous guiderait jusqu'à l'endroit favorable pour installer notre affût. La nuit était tombée lorsque nous arrivâmes Ahmeur, qui se tenait Ben rendez-vous. au accroupi près de la porte de cette immense exploitation, se leva à notre approche; il nous rendit compte que, pour éviter tout accident, il avait recommandé à sa femme de bien clore la zériba, où étaient parqués ses moutons, d'attacher les chiens, et d'entraver le bourriquot afin qu'aucun animal ne pût s'écarter de la tente. conduis-nous, dis-je, lui bien, C'est et — surtout arrange-toi pour nous placer dès l'arrivée de telle sorte que nous ne soyons pas exposés à tirer sur ton campement!


Nous prîmes le sentier qui conduit à Sidi Gassem, et franchîmes d'abord le large ruisseau qui jaillit un peu plus haut de la magnifique source d'Aïn Nazreg. La piste étroite monte ensuite dans le ravin à l'épanouissement duquel nous devions trouver le champ de bechna ravagé par le solitaire. Notre guide, à un certain moment, nous fit faire un brusque crochet à droite pour éviter de l'aborder dans la direction de sa kheïma. Après une centaine de pas sur un plateau rocailleux, il tourna de nouveau à gauche, et s'arrêta, enfin, près d'un olivier sauvage qui lui servait sans doute de point de repère dans l'obscurité. Regarde, me dit-il à voix basse ; là est le — champ de bechna, là est ma tente ; un peu plus haut, et sur la droite, l'Aïn Sidi Gassem. Il vient chaque soir de la forêt des Assasnas située de l'autre côté de la plaine, barbote un instant danslaboue qui est aux abords de la source, puis descend tout droit vers mon champ, sans s'inquiéter des aboiements des chiens. Tu le reconnaîtras sans peine, sidi lieutenant. Aucun doute \ n'est possible, il est aussi gros que mon âne!


J'écarquillai en vain les yeux pour tâcher de profiter de ces indications, mais la nuit était si obscure qu'à peine je distinguai la ligne de séparation de la terre avec le ciel, et l'accent circonflexe formé par le faîte de la tente en poils de chameau qui se découpait en ombre chinoise sur le bleu sombre du firmament. Peu à peu, cependant, je finis par discerner la tache plus claire que les épis du millet faisaient au milieu des ténèbres. chose ! me quelque diable si je vois Du — souffla à l'oreille mon ami de Lort. suis-moi, fait rien, Ça et surtout, ne ne — me tire pas dessus ! Après avoir fait encore une vingtaine de pas, je m'arrêtai à la lisière du champ de bechna et je prêtai l'oreille. Ben Ahmeur, il Prends garde, murmura — est là Un bruit de tiges broyées par une puissante mâchoire, et quelques grognements sourds montaient en effet du fond du ravin. marche, il Il Ra l'entends ! Ra Tu — marche ! !

!

!


Je m'avançai hardiment dans la direction suspecte, en m'efforçant de faire le moins de bruit possible. J'écartai avec précaution les feuilles entremêlées qui s'opposaient à mon passage, et, tout d'un coup je m'arrêtai net. Devant moi, à une dizaine de pas, tout au plus, un coup de dents sec venait de briser une tige. A force de dilater ma pupille dans l'obscurité, je distinguai peu à peu un dos qui me parut formidable. J'eus un moment d'hésitation, mais je me rappelai soudain le signalement donné par Ben Ahmeur : « Il est gros comme mon âne », et j'ajustai froidement dans la direction du monstre. Quatre coups de fusil retentirent presque en même temps. Derrière moi, mon compagnon avait tiré de confiance, si j'ose dire, puisqu'il m'avoua plus tard qu'il n'y voyait que du bleu. Par miracle, je n'étais pas touché Quant à mon sanglier, il détalait furieusement dans un bruit de tiges écrasées. Soudain, je l'entendis faire demi-tour, sans doute !

pour me charger. Je m'étais élancé comme un fou sur ses traces, sans même prendre la précaution de


recharger mon fusil, tant j'avais hàte de le joindre, comptant stupidement sur mon couteau de chasse pour me défendre en cas d'attaque. J'entends encore la voix angoissée de mon ami de Lort qui me criait : — Arrête ! Arrête Tu vas te faire tuer Tout à coup je fis halte brusquement, en entendant un souffle rauque presque dans mes jambes, mais la lueur de mes coups de fusil m'avait aveuglé, et je ne parvenais pas à découvrir mon adversaire. J'eus alors, seulement l'intuition du danger qui me menaçait. Allume allumette, cria me une mon ca— marade. Sitôt dit, sitôt fait. Je pousse un cri de stupéfaction, de Lort un éclat de rire, Ben Ahmeur, un hurlement de désespoir. A la clarté vacillante de la petite flamme que j'élève au-dessus de ma tête, je vois, non point un sanglier, mais l'infortuné bourriquot de notre guide qui flaire bruyamment sa cuisse gauche traversée par une de mes balles. Son maître avait disparu. Il remontait en courant à sa kheïma et, tout d'un coup, un !

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épouvantable vacarme retentit dans la direction de son campement. Il était en train d'administrer il sa femme une formidable correction. Les hurlements de douleur alternaient avec le bruit sourd des coups de matraque qui tombaient sur le dos et sur les reins de la malheureuse, en même temps que des lambeaux de phrase parvenaient à nos oreilles : bien t'avais chienne Je Fille de pourtant — recommandé d'entraver le bourriquot Que Dieu maudisse ta mère Qu'il te jaunisse la face C'est par ta faute que les Roumis l'ont blessé Une bête si vaillante Il faut que je te tue Kaaba Bent Kaaba Attrape encore Attrape encore Nous arrivâmes à temps pour lui arracher des mains sa victime, qui s'engouffra en sanglotant dans les profondeurs de la tente où la marmaille poussait des cris perçants. La promesse de lui payer le prix de son âne eut tôt fait, du reste, d'apaiser son courroux ; et, le surlendemain, quand il vint toucher son argent, il nous apparut radieux. La blessure de l'infortuné bourriquot : un simple séton qui le !

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rendrait indisponible pendant un mois à peine. En compensation : trois beaux douros tout neufs. Pour un peu, il m'eût prié de revenir à la charge, d'autant plus que, par une coïncidence ironique, le sanglier était bien venu cette nuit, comme les précédentes, sur le théâtre habituel de ses méfaits. Le sol, fouillé en tout sens par son groin puissant, et l'empreinte de ses sabots ne laissaient aucun doute à ce sujet. Du reste, en suivant ses traces et celles du baudet vagabond, nous pûmes nous convaincre qu'au moment où j'avais tiré ils n'étaient qu'à quelques pas l'un de l'autre, unis fraternellement dans la même satisfaction de leur gourmandise. .Pour mon compte, j'étais furieux en pensant aux gorges chaudes que ne manqueraient pas de faire nos excellents camarades. Ma prévision ne tarda pas à se réaliser, et bientôt je n'eus plus rien à envier à la gloire des Gérard et des

Bonbonnel. Un soir de réception joyeuse au cercle de Saïda, on décida, avec une touchante unanimité, que, n'ayant pas réussi à conquérir le


titre glorieux de tueur de lions ou de tueur de panthères, il était de toute justice que je passe à la postérité sous le nom prestigieux de « tueur de bourriquots ». C'est ainsi que je devançai, de quelques années seulement, l'immortel Tartarin de Tarascon.



UNE VISION DES TEMPS

PRÉHISTORIQUES

L'hiver était venu, et plus rigoureux qu'on ne le croit communément en France. Les touristes qui ont fréquenté le littoral algérien et joui de la douceur de son climat tempéré ne s'imaginent pas qu'on puisse se morfondre sur les hauts plateaux de l'intérieur autant et souvent plus que sur les bords de la Seine. Il n'est pas rare, cependant, d'y rencontrer des températures de dix degrés au-dessous de zéro, et j'ai même vu le thermomètre descendre à 1882. janvier Aricha d'El 14 auprès en — Pour ma part, je n'ai jamais eu aussi froid


dans l'hiver de l'année terrible qu'au cours des randonnées que j'ai faites, pendant dix ans, dans cette région qui sépare les plaines fertiles du Tell des solitudes désertiques du Sahara. La grande altitude de ces plateaux couverts d'alfa ou de thym (douze cents à quatorze cents mètres au-dessus du niveau de la mer), l'impossibilité où l'on est, généralement, de faire du feu, faute de combustible, le vent glacial, dont la violence n'est arrêtée par aucun obstacle, rendent le séjour sous la tente extrêmement pénible, surtout, comme cela arrive fréquemment, lorsqu'on ne peut faire sécher, à l'arrivée à l'étape, effets et couvertures traversés par la pluie ou bien imprégnés de neige. Que de fois j'ai regretté les bons feux de bivouac de la Loire ou de l'Est! On y était atrocement enfumé, on s'y grillait, il est vrai, d'un côté, tandis qu'on gelait de l'autre, mais, en fin de compte, on se réchauffait ; et, au réveil, on était certainement moins courbaturé qu'après une nuit passée à grelotter dans des couvertures humides et glacées. Poussé par le démon de la chasse, et jaloux


de prouver que je méritais un sobriquet moins ironique que celui de « tueur de bourriquots », je passais la plus grande partie de mon temps à l'affût, lorsque la lune favorisait mes courses

nocturnes. Il serait fastidieux de raconter ici comment je me réhabilitai peu à peu dans l'estime cynégétique de mes camarades ; mais, au retour du printemps, les peaux de sangliers, d'hyènes, de chacals, de gazelles, qui encombraient mon gourbi, témoignaient amplement de la sûreté de mon coup de fusil Oh! ces nuits passées au fond d'un ravin ou près d'une source, dans un décor éblouissant de neige où je restais immobile, pendant plusieurs heures, enveloppé seulement d'une mauvaise couverture, l'œil aux aguets ou fixé sur l'appât dont les relents nauséabonds ne parvenaient pas à lasser ma ténacité!... C'est miracle que je ne sois pas aujourd'hui perclus de rhumatismes Je me souviens encore d'une chasse à cheval avec les Assasnas où le froid était si vif que je ne pouvais venir à bout de charger mon fusil. Le sanglier, un solitaire énorme, faisait tête, !

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en ce moment, aux cavaliers qui l'avaient rejoint. Harcelé par la meute des slouguis et des kelbs dont il envoyait rouler de temps en temps les plus audacieux, le ventre ou le flanc ouvert d'un formidable coup de boutoir, manqué par les rares indigènes qui avaient réussi à s'approcher de lui, il se dressait, farouche, à quelques pas de mon cheval qui tremblait sur ses jarrets et renâclait de frayeur. Et je ne parvenais pas, tant mes doigts étaient gourds, à les refermer sur le culot de la cartouche pour l'introduire dans la culasse démon Lefaucheux. Je finis, cependant, par y réussir, dans un effort désespéré, et, d'une balle au défaut de l'épaule, j'abattis le monstre sur les corps de ses victimes pantelantes. C'était une bête superbe, dont la taille n'était certes pas inférieure à celle des plus gros sangliers d'Europe. J'en fis cadeau aux colons alsaciens-lorrains du village nouvellement créé à Nazreg, tout près de Saïda, et sa chair, bien qu'un peu coriace, fit le régal de ces braves gens. Au commencement d'avril, je fus chargé


d'une mission qui m'était particulièrement agréable, en raison de mes aptitudes et de l'indépendance qu'elle me conférait. Elle consistait à exécuter le levé régulier de la route de Mascara, depuis Saïda jusqu'à l'oued Taria, l'autre partie étant confiée aux soins d'un officier détaché de la subdivision. L'existence que je menai pendant l'accomplissement de ma tâche n'intéresserait pas le lecteur, et je n'aurais pas évoqué ce souvenir si je n'avais pas eu la bonne fortune d'y contempler un spectacle incroyable, comme on n'en voit plus depuis les temps préhistoriques. J'étais à ce moment campé auprès du djebel Tisiguedelt, sorte de table rocheuse où l'on retrouve les vestiges d'un oppidum romain et qui dresse sa silhouette pittoresque à douze kilomètres au Nord de Saïda. Au pied de son versant septentrional, et à portée de fusil de la route, jaillit une source chaude que les Arabes appellent Aïn-Toricha. Elle n'était pas encore captée à l'époque où j'avais planté ma tente dans son voisinage, et ses eaux se déversaient dans une sorte de conque naturelle qu'elles avaient


transformée en un charmant petit lac de plusieurs centaines de mètres de longueur. Il disparut à l'époque où l'on entreprit les travaux d'irrigation qui fertilisent la vallée de l'oued Saïda en amont de Franchetti. Un jour, donc, où ayant fini de mettre au net mon travail du matin, j'étais en train de fumer ma pipe sous l'auvent de ma maison de toile, et de suivre des yeux les minces vapeurs qui s'élevaient à la surface de la nappe d'eau brûlante, je fus très intrigué en voyant déboucher de la route de Saïda une foule interminable de piétons et de cavaliers précédant une immense caravane dont la queue disparaissait derrière les pentes occidentales du djebel Tisiguedelt. De loin en loin, j'apercevais le balancement rythmé du faîte de ces grands palanquinsjuchés sur le dos des chameaux de gala et dont les voiles soyeux dérobent aux regards indiscrets les houris du désert. Ma curiosité fut bientôt satisfaite. Un homme, vêtu d'un burnous rouge et monté sur un cheval noir zain, se détacha tout à coup du groupe de l'avant-garde et arriva d'un temps de galop


jusqu'auprès de ma tente. Je reconnus aussitôt un caïd à son vêtement de fine laine écarlate, bordé de franges d'or. Son visage était soucieux, et, sans daigner mettre pied à terre, il m'interpella brusquement : Qu'est-ce fais là? Pourquoi tu as-tu que — planté ta tente auprès du hammam? Je pourrais répondre cela te que ne te — regarderas, mais je veux bien condescendre à te le dire je suis ici pour le service. :

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A ce mot de « service », qui implique et ustifie tout aux yeux des Arabes, mon interlocu-

teur se calma comme par enchantement. Il descendit aussitôt de cheval, jeta sa bride à l'un de ses serviteurs et vint me saluer. Il m'exposa, ensuite, que toute sa tribu, l'une des plus puissantes des Trafi, arrivait de son territoire de parcours situé entre Géryville et Aïn-Sefra, avec l'intention de passer une dizaine de jours aux abords d'Aïn-Toricha, dont les eaux chaudes jouissent d'une grande réputation parmi les nomades des hauts plateaux. Ce préambule achevé, il m'invita à reporter au plus vite mon campement à quelques cen-


taines de mètres en arrière, afin de permettre aux femmes de sa tribu de s'ébattre à l'abri de mes regards indiscrets dans les eaux bienfaisantes du lac. Son air arrogant et son ton hautain me déplurent à un tel point que je refusai net, me retranchant derrière mon droit de premier occupant. toiSe insisdit-il, Soit, voyant que me — tance était inutile, mais promets-moi, aumoins, de rester dans l'intérieur de la tente pendant le bain des femmes. Ce que je lui accordai volontiers. Les convenances étant ainsi hypocritement sauvegardées, il prit congé de moi, et revint sur l'autre rive de l'étang où toute la caravane s'installait au campement, dans un brouhaha de meuglements de chameaux, de braiements d'ânes, d'aboiements de chiens, de vociférations d'hommes et de criailleries de femmes. Avec cette promptitude d'exécution qui caractérise les nomades habitués à changer fréquemment d'installation, les tentes furent dressées en un clin d'œil, les chevaux entravés et les


chameaux conduits au pâturage. Quelques instants après, je vis tous les hommes se retirer à distance respectueuse, etje fus alors le témoin d'unescène extraordinaire, telle que je n'aurais, certes, jamais pu en contempler de pareille, sans les circonstances exceptionnelles où j'étais placé. Quatre à cinq cents femmes entièrement nues s'étaient élancées des tentes jusqu'aux bords du lac, et pénétraient lentement dans les ondes transparentes avec des exclamations de surprise ou d'effroi, provoquées par le contact brûlant de cette eau dont la température est assez élevée ; puis, s'accoutumant peu à peu à sa chaleur bienfaisante, se répandaient d'une rive à l'autre. Tous ces corps féminins émergeaient de la nappe liquide dans une apothéose de lumière blonde qui ruisselait sur les seins, les épaules et les croupes dorées par le soleil du Sahara, se mêlaient en groupes confus d'où partaient des éclats de rire et des youyous stridents, se poursuivaient avec des cris aigus, pendant que, tout autour, l'eau jaillissait en gerbes étincelantes, et disparaissaient à certains mo-


ments, dans des tourbillons d'écume, pour surgir à nouveau dans leur nudité chatoyante. Loin de les intimider, la présence du Roumi excitait les plus jeunes à venir provoquer la convoitise de ses regards en étalant les splendeurs de leurs torses marmoréens à quelques pas à peine de la porte de sa tente, en dépit des invectives des matrones. Celles-ci, peu soucieuses d'exhiber leurs charmes flétris, les interpellaient bruyamment de la rive opposée, sans résultat, du reste, et, pendant une demi-heure, je pus repaître mes yeux de formes merveilleuses qui auraient inspiré à un Falguière ou à un Rodin d'immortels chefs-d'œuvre. Peu à peu, et comme à regret, toute la bande joyeuse sortit de l'onde frémissante, puis, riant et caquetant, revint jusqu'aux tentes où les jolies baigneuses eurent tôt fait de reprendre leurs vêtements. Les hommes plus pudibonds attendirent que la nuit fût tombée pour se plonger à leur tour dans les eaux salutaires, car ce n'est un mystère pour personne que les Arabes, si dévergondés par ailleurs, ont, à un degré


extraordinaire, le sentiment de la pudeur. Lorsque j'eus terminé mes travaux, je fus obligé de plier bagages pour reporter mon campement plus au Nord, et de quitter, non sans quelque dépit, ce rivage où, chaque soir, au déclin du jour, je pouvais évoquer les souvenirs lointains de cet àge d'or au cours duquel la race humaine, sortant des mains de Dieu, promenait à travers la création les splendeurs de son impeccable nudité. Dix ans plus tard, par un hasard singulier, je me rencontrai avec la même tribu, mais dans un décor et dans des circonstances tout autres, hélas ainsi qu'on va en juger. C'était en 1882. Je revenais, avec la compagnie montée du 2ezouaves, dontj'avais alors le commandement, de pousser une pointe hardie presque sous les murs de Figuig. Après avoir traversé la plaine de Feidja, je tournai à gauche, Founassa. de col pied du coucher aller au pour J'établis mon camp sur un mamelon voisin des puits afin d'être à l'abri d'une surprise nocturne, et, après avoir placé mes avantpostes, je descendis pour me reposer à l'ombre !


des maigres palmiers qui avoisinent ce point

d'eau. Au coucher du soleil, mes sentinelles signa-

lèrent l'approche d'une troupe nombreuse de piétons marchant par petits groupes, et dont les traînards s'échelonnaient jusqu'à l'entrée de la plaine de Feidja. Mon cheval était encore harnaché, et je sautai aussitôt en selle pour reconnaître les arrivants. En avançant, je remarquai que ces gens n'étaient pas armés, et, détail qui m'intrigua tout d'abord, à l'exception d'un petit âne qui marchait en tête, je n'aperçus aucune bète de somme dans cette singulière caravane. Le spahi qui m'accompagnait, et qui avait pris les devants, revint au bout de quelques instants, et je sus alors que cette bande de miséreux n'était autre qu'une des plus importantes fractions des Trafi dont la confédération tout entière avait embrassé la cause de Bou-Amama, au début de l'insurrection de 1881. Les récents succès de nos colonnes dans la région de Figuig, et, en dernier lieu, la surprise de la smalah du célèbre agitateur à l'oued Fendi les avaient déter-


soumission Leur l'aman. demander minés à moment rentraient ils ce en acceptée, été ayant leur algérien regagner territoire pour sur le quel état! Razziés à dans mais d'origine, pays biens! Armes, leurs de dépouillés blanc, et chameaux chevaux, tentes, tapis, vêtements, disdes mains les rapaces restés entre étaient quelques laissé avaient leur que qui sidents ne guenilles à peine suffisantes pour recouvrir leur nudité. Le lamentable troupeau humain était mainstupéprofonde proche, à et, ma tenant tout faction, je reconnus, dans l'homme qui le guiqui caïd même des la aïeux, ce dait vers terre conduisait naguère son opulente tribu aux eaux chaudes d'Aïn-Toricha. Quelle déchéance Au lieu du fringant cavadu d m'interpellait tant arrogance qui lier avec qui noir, cheval et magnifique de haut son dans son burorgueilleusement si drapait se moi un devant avais j d'or, franges nous aux inforles pitié implorant hère pour ma pauvre tunés qu'il avait entraînés dans sa rébellion. Les splendides créatures qui étaient venues !


s'ébattre sous mes yeux avec une si magnifique impudeur n'étaient plus aujourd'hui que des squelettes décharnés recouverts de haillons sordides! Les bambins joufflus et potelés qui bondissaient comme de jeunes tritons dans les eaux brûlantes du lac étaient remplacés par des avortons squelettiques, affligés de ventres énormes, enflés par l'ingestion de substances immangeables. Ému de pitié, je m'empressai de faire distribuer à ces affamés les quelques vivres dont je pouvais disposer, en commençant par les enfants et les femmes. J'avais peine à retenir mes larmes en voyant avec quelle avidité ces malheureux se jetaient sur les morceaux de pain dont mes zouaves s'étaient généreusement démunis pour atténuer leur faim, et je fus plus impressionné encore lorsque, après ce maigre repas, je les vis courir dans la direction des palmiers et se repaître de dattes encore vertes à cette époque, et par conséquent d'une amertume insupportable. J'invitai, sans plus tarder, le caïd à partager mon dîner, mais il me montra d'un geste dou-


loureux la jeune femme qui était restée juchée sur le petit âne, un nourrisson pendu à son sein amaigri, et qui se tenait fièrement à l'écart de la foule quémandeuse. — Ne crains rien, lui dis-je, je vais lui faire dresser une petite tente pour la soustraire à la curiosité de mes soldats, et tu lui apporteras toi-même sa nourriture. Que Dieu fasse jamais le connaître te ne — malheur, ô miséricordieux, me répondit-il gravement. Après avoir défendu à ses gens de pénétrer dans l'intérieur du camp, il s'assit en face de moi, sur un pliant de toile. Malgré la faim qui le torturait, il garda pendant tout le repas une réserve singulière, et, sachant que la soupe et le rata avaient été préparés avec du lard, il accepta seulement du pain et le contenu d'une boîte de sardines. Par bonheur, il restait, au fond dela cantine de popote, quelques tablettes de chocolat et une boîte de lait concentré; je le chargeai de les porter à sa femme, après lui en avoir expliqué l'usage. Quand il fut revenu, je fis servir le café. A ce moment, seulement,


je vis passer sur son visage impassible un éclair de convoitise. Le lendemain matin, je partis de bonne heure, et nous fîmes route ensemble jusqu'à Ben Ykrou. Là, je tournai à l'ouest, et pris la direction de Sfissifa où j'avais reçu l'ordre de rejoindre mon bataillon, tandis que la misérable caravane continuait à suivre la piste militaire qui, par Si Sliman ben Moussa et El Bridj, conduit à Aïn-Sefra. Je sus, plus tard, que, pourvue dans cette localité des vivres et des moyens de transport nécessaires, la tribu était repartie quelques jours après à destination de Géryville. Le gouvernement général de l'Algérie avait, en effet, donné l'ordre de lui faire en ce point les avances nécessaires pour qu'elle pût reconstituer ses troupeaux et récupérer les biens qu'elle avait si sottement perdus dans son exode au Maroc. Le « croissez et multipliez » de la Genèse se justifie de la manière la plus éclatante par la promptitude avec laquelle une tribu de pasteurs répare les pires désastres. Il suffit de


deux années favorables pour que la fécondité extraordinaire des troupeaux leur rende, sinon la fortune, du moins l'aisance ; alors que les peuples laboureurs n'acquièrent le bien-être qu 'au prix d 'un dur travail et d'une longue période d'années propices. J'eus la confirmation de cette vérité en 1884, lorsque je traversais les territoires de parcours des Trafi. Chargé de dresser la première carte régulière de cette immense région qu'on appelle le Sud-Oranais, je fis, au cours de quatre années, plus de deux cents observations astronomiques et levai, à la boussole, plus de huit mille kilomètres d'itinéraires depuis les hauts plateaux jusqu'au grand Erg, et de la province d'Alger jusqu'au Maroc. C'est dans une de ces excursions que je rencontrai pour la troisième fois cette tribu que j'avais vue si prospère en 1872, et si misérable en 1882. J'étais parti le matin d'Hassi ben Hajjam, puits situé au Sud du djebel Tendrara, sur la route de Mécheria à Géryville. Après une étape rendue pénible par un violent siroco, j 'arrivai, un peu avant le coucher du


soleil, en vue d'El Kroder (la montagne verte). Les abords des puits étaient couverts de nombreux campements, et tout autour des abreuvoirs creusés dans le sol se pressaient les troupeaux de moutons et de chameaux qui revenaient du pâturage. Ma présence avait sans doute été signalée, car, en approchant, je vis arriver à toute allure un groupe de brillants cavaliers au milieu duquel se détachait le burje Soudain, indigène. chef d'un nous rouge deFounassa! col du invité reconnus mon de ton arrivée, ô l'hôte de J'étais prévenu — Dieu, me dit-il en souriant. Après quoi, ce fut le défilé interminable des salutations arabes, auxquelles je répondis alternativement de mon mieux toi! soit salut Le sur — salut! toi le Sur — es-tu? Comment — le bien? Es-tu avec — Dieu fasse durer ta prospérité! Que — ! jours prolonge Qu'il tes — Dieu te sauve! Que — bien! Dieu Que ton augmente — :


Amine (Ainsi soit-il!) — J'en passe, et des plus originales ! Par ma tête et par mes yeux, reprit-il — avec volubilité, je n'oublierai pas tes bienfaits, maintenant que, grâce à la générosité de notre père, monseigneur le gouverneur général, nous sommes avec le bien. Tu n'ignores pas que celui qui a reçu de l'argent trouve du blé, et qu'en vertu du proverbe, qui a du blé trouve de la farine Ma tente est la tienne, mes biens sont les tiens! Et me montrant une superbe guitoune de commandement qui se dressait au milieu du plus grand douar : — Voici ta demeure, ô notre bienfaiteur! Quant à ton escorte, sois sans inquiétude, j'en prendrai soin. Lorsque, après une succulente diffa, il eut pris congé de moi, et se fut retiré dans sa kheïnla, je m'étendis avec délices sur un moelleux tapis du'djebel Amour; mais, avant de m'endormir, je ne pus m'empêcher de philosopher sur cette singulière aventure, et je fus amené à conclure que, sur cette terre ingrate !

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et cruelle aux descendants du couple qui fut condamné à manger son pain à la sueur de son front, les pasteurs ont exceptionnellement trouvé grâce devant l'inexorable justice. Seuls, dans une humanité vouée à l'effort perpétuel, les descendants d'Abraham ont obtenu un traitement de faveur.


UN AFFUT A LA PANTHÈRE

Dans les premiers jours d'août 1873, ma compagnie fut détachée dans le pays boisé qui s'étend entre Saïda et Daya, afin de préserver un important massif de hautes futaies des incendies provoqués d'habitude en cette saison par les chaleurs de l'été, et aussi par la malveillance des indigènes. Ceux-ci ne se gênent pas en effet pour mettre le feu sur plusieurs points à la fois, dans le but de se créer des pâturages pour les années ultérieures. Je venais de reconquérir mes trois galons, et j'avais eu la bonne fortune de remplacer mon capitaine dans son commandement. Par suite,


tout mon personnel m'était familier, cadres et hommes de troupe, ce qui est fort agréable, lorsqu'on est appelé à vivre quelque temps dans une solitude absolue. L'emplacement qui m'avait été assigné était situé à une cinquantaine de kilomètres environ de Saïda, au delà du djebel Tazenaga, sur le versant oriental duquel on a bâti, depuis, une maison de garde, afin de sauvegarder les immenses richesses forestières de la région des Djafra. Mon bivouac était établi dans une clairière, à cheval sur une petite source, qui s'appelait, si je m'en souviens bien, Aïn elJBachir. Tout autour de nous, dans un rayon immense, ce n'étaient que taillis, pinèdes et chênaies. Une prodigieuse végétation recouvrait. les plaines, comblait les ravins, escaladait les montagnes, de telle sorte qu'en descendant les pentes abruptes des hauts plateaux pour gagner mon poste de surveillance, j'avais eu l'impression de pénétrer au sein des flots d'un immense océan de verdure. Ce site agreste était à peu près inhabité, les Djafra M'hamid se tenant généralement plus au


Sud, à la lisière de la forêt, et les Djafra Thouama, plus au Nord, dans les éclaircies d'Amelza et de Chetïoui. De chemins, peu ou point. A l'exception de la piste militaire qui conduit de Saïda à Daya, par Tefessour et Taourira, il n'existe dans toute cette vaste étendue de bois et de halliers que de mauvais sentiers fréquentés plus souvent par les bêtes fauves que par les hommes. Rien de pittoresque comme mon installation. Ma tente s'élevait au centre d'un carré formé par celles de mes soldats et jalonné par quatre arbres gigantesques dont le feuillage nous abritait des ardeurs du soleil. Tout autour du camp s'étendait une clairière de sable fin qui le séparait des taillis voisins, rendant ainsi facile la surveillance des factionnaires pendant la nuit. La petite source, dont le faible débit, eût été impuissant à abreuver mon détachement, avait été entourée par mon ordre d'une levée de terre. Ainsi captée à l'intérieur de ce bassin, elle suffisait amplement à nos besoins au lieu de se perdre inutilement dans la forêt. C'était, du reste, le seul point d'eau à trois lieues à la


ronde, et cette particularité explique comment il nous fut donné de capturer d'aussi prodigieuses quantités de lièvres, de lapins et de perdrix, pendant notre trop court séjour dans ce paradis des chasseurs. Mes zouaves avaient imaginé, en effet, un piège d'une ingéniosité extraordinaire pour avoir du gibier à discrétion. Le procédé vaut que je le décrive, car si je ne me trompe, il est peu connu, sinon inédit. Il consistait à creuser un trou dans la clairière à une dizaine de pas de la lisière de la forêt, à y placer une gamelle de campement, et à rabattre le sable tout autour, de manière à ce qu'une fois remplie d'eau, cette cavité eût l'aspect d'un petit bassin naturel. Ceci fait, ils plantaient un piquet et y fixaient une perche légère de trois à quatre mètres, en ayant soin que la ligature faite au quart de sa longueur fût assez lâche pour qu'elle pût tourner librement autour du pivot en rasant le sol. Après avoir attaché une corde au bout le plus court, et convenablement disposé l'appareil, ils attendaient ensuite dans le fourré voisin que les


lièvres ou perdrix vinssent boire au seul point d'eau resté libre. A ce moment ils tiraient brusquement la ficelle. La gaule décrivait un cercle en rasant le sol, et le gibier était assommé avec la rapidité de la foudre. On conçoit aisément que le chemin parcouru par le grand bout étant trois fois plus grand que celui effectué par le point d'attache de la corde, son extrémité libre venait littéralement faucher avec une vitesse considérable les malheureux quadrupèdes ou volatiles qui se trouvaient sur sa trajectoire. Des compagnies de perdreaux furent plusieurs fois détruites d'un seul coup de cette arme originale dont l'effet était immanquable. Un chacal, même, dont la prudence est cependant bien connue, s'étant approché, un soir, de la gamelle tentatrice, eut brusquement les quatre jambes brisées par l'appareil meurtrier. Lorsque mon installation fut terminée, je me mis en devoir d'explorer, tout en chassant, les abords de mon campement. C'est ainsi que je découvris à cinq ou six kilomètres dans l'Ouest et dans le fond du lit desséché de l'oued


Taourira, une de ces excavations remplies d'eau que les indigènes appellent « redir », d'un mot arabe qui veut dire trompeur. On ne sait jamais, en effet, si ces bas-fonds, où se rassemblent les eaux pluviales, ne seront pas desséchés au moment où l'on compte s'y abreuver. C'est ainsi qu'en 1881, lorsque j'étais chef d'état-major de la colonne d'El-Aricha, nous vîmes arriver un jour un troupeau de moutons sans conducteurs. Les pauvres bêtes, littéralement épuisées, eurent à peine la force de descendre dans les mares qui sont au pied de la redoute. Les spahis que je fis aussitôt monter à cheval pour aller à la recherche des bergers, rapportèrent, le lendemain, deux cadavres. Les malheureux avaient dû errer pendant plusieurs jours dans le steppe, allant de redir en redir sans trouver une goutte d'eau, et n'étant pas guidés comme leurs moutons par cette mystérieuse puissance de l'instinct, avaient fini par mourir de soif sans avoir retrouvé la direction des puits sauveurs. Après avoir battu l'estrade pendant tout un mois, en amont et en aval de la mare de l'oued


Taourira, ainsi que les ravins qui descendent du djebel Tazenaga, j'acquis la conviction que toutes les bêtes fauves du pays d'alentour devaient forcément venir s'y désaltérer chaque nuit, puisqu'il leur était impossible d'approcher de leur abreuvoir habituel, cette source d'Aïrl el Bachir entourée par les tentes de ma compagnie. Un examen minutieux me confirma dans cette opinion. Je relevai tout d'abord quantité de traces de pattes de chacals, de hyènes, de gazelles de montagne, de sangliers, et soudain, je poussai une exclamation de surprise. Juste en face d'une brèche qui s'ouvrait sur la berge de la rive gauche, je venais d'apercevoir des empreintes formidables, larges comme la main, terminées chacune par cinq trous de forme ovale et à peu près de la grosseur du petit doigt. La reine de la forèt avait signé quatre fois sa feuille de présence sur la surface plastique de l'argile humide. 0 bonheur ! J'allais donc réaliser mon rêve de tirer une panthère à l'affût !


Je remarquai tout d'abord avec satisfaction que la rive droite n'était éloignée que de cinq ou six mètres du redir qu'elle dominait de deux mètres environ. Le terrain était heureusement déboisé de ce côté à une assez grande distance, et couvert seulement de palmiers nains qui suffisaient amplement à dérober aux vues des fauves le corps d'un homme couché près de la crête du talus. Dans cette position il me devait être facile, en levant un peu la tête, d'apercevoir tout animal qui viendrait boire pendant la nuit. Je repérai un emplacement favorable, et, joyeux, je repris le chemin de mon campement. Le caïd des Djafra M'hamid, prévenu par Je spahi qui m'apportait chaque jour mon courrier, vint le surlendemain pour me faire renoncer à mon projet. Il m'objecta que cette manière de chasser la panthère était fort dangereuse, parce que cette bête méfiante a constamment l'œil et l'oreille aux aguets pendant tout le temps qu'elle se désaltère. A son avis, il était préférable de monter un affût avec une proie vivante, telle qu'une chèvre attachée à


ij

la lecture cependant, savais, Je par piquet. un d-es récits de Gérard et de Bonbonnel, qu 'il fallait passer un très grand nombre de nuits avant d'avoir l'occasion de placer son coup de fusil. Je m'en tins donc à ma résolution primitive qui m'offrait des chances inespérées de me infiniétait Il fauve. du présence trouver en le était redir le effet, probable, que ment en point d'eau le plus rapproché de son repaire, et quasi-certitude la j'avais l'endroit où suite par de le rencontrer. L'excellent homme finit du reste par se rallier à mon opinion. J'aurais bien voulu disposer de quelques cartouches à balles explosibles pour augmenter fallait pas il mais de succès, chances ne mes Oran d avant venir faire une les à songer dizaine de jours. Or, je m attendais incessamment à recevoir l'ordre de rentrer à Saïda, et je n'aurais voulu pour rien au monde manquer réflexion, je Après occasion. belle si mure une décidais de tenter l'aventure le soir même. Mon sous-lieutenant, Lafond, vieux soldat d'Italie et du Mexique, devenu officier pendant la guerre de 1870, qui s'était pris d une réelle -

i


affection pour son jeune capitaine, avait joint ses instances à celles du caïd pour me faire renoncer à ma détermination. En voyant qu'elle était irrévocable, il me supplia de me faire accompagner d'un zouave, chasseur de profession, qui lui avait fait part de son désir de lHe suivre dans mes expéditions. C'était un grand et solide Morvandiau, un peu gouapeur, et ayant gardé de son ancien métier de braconnier des habitudes d'indépendance que j'avais dû réprimer sévèrement il plusieurs reprises. Au demeurant, un vigoureux soldat, excellent tireur, très apte à se reconnaître dans l'obscurité. De guerre lasse, je consentis à

l'emmener pour calmer leur inquiétude. Nous partîmes donc au coucher du soleil, de manière à arriver avant la nuit sur les bords de l'oued Taourira. Le caïd voulut m'escorter jusqu'au poste d'affût et ne cessa, chemin faisant, de me faire toutes les recommandations que lui suggérait sa vieille expérience. Nos préparatifs terminés, il prit congé après m'avoir souhaité bonne chance et me gratifia, en s'en allant, d'un : « Je te laisse à la garde de


Dieu )>, qui, malgré toute mon ardeur de néophyte, me fit courir un léger frisson entre les deux épaules. Nos fusils chargés, nous nous étendîmes côte à côte, entre deux touffes épaisses de palmiers nains, un peu en arrière de la crête de la berge, et nous attendîmes les événements. J'avais prévenu le zouave qu'il devait garder un silence et une immobilité absolus, ne pas

tirer avant moi, et ne pas se lever sans mon ordre, quoi qu'il pût arriver, afin de ne pas indiquer à la panthère notre emplacement exact. La qualité maîtresse du chasseur à l'affût est incontestablement la patience, et il en faut une -forte dose pour rester plusieurs heures de suite dans une position aussi gênante que celle d'un homme étendu à plat ventre. La mienne est mise à une rude épreuve pendant la première partie de la nuit. De temps en temps, de légers clapotis, d'imperceptibles frémissements et de furtifs clappements de langue viennent me révéler la présence de rongeurs ou de chacals. Ils se désaltèrent, sans


doute, les uns après les autres, à la nappe liquide dont je n'aperçois pas les contours, mais dont je peux préciser la position, grâce aux pâles reflets qu'y allumaient les étoiles. Une hyène s'annonce ensuite par une série de rauques aboiements et disparaît à son tour dans les ténèbres avec des claquements de mâchoire symptomatiques d'un estomac qui crie famine. Elle vient tout juste de quitter les abords du redir lorsqu'un vacarme épouvantable éclate dans les profondeurs d'un grand ravin qui descend de la montagne, juste en face de notre poste d'affût. Aux cris aigus, aux grognements irrités,' au bruissement des feuilles et au crépitement des branches écartées ou brisées, je reconnais l'approche d'une harde de sangliers. Leur troupe bruyante sort maintenant du hallier comme une trombe, dévale du haut de la berge opposée avec un fracas terrible et se rue au travers du redir, reniflant, grognonnant, soufflant, ronflant, et faisant jaillir l'eau sous le poids de leurs masses pesantes. Quelle tentation pour un chasseur! Je n'ai qu'à tirer


dans le tas pour faire coup double, mais je dois me contenir, car j'ai des visées plus hautes, et je reprends ma position horizontale avec un soupir de regret. Un cri strident, tel un signal d'alarme, lancé sans doute par une sentinelle à quatre pattes, me fait brusquement tressaillir, et presque instantanément, toute la bande détale avec une vitesse prodigieuse. A peine est-elle à vingt pas du redir que j'entends avec une indicible émotion le choc sourd d'un corps puissant qui vient de s'élancer dans le lit de la rivière. Un silence angoissant. Un frôlement de pattes de velours sur les cailloux m'avertit de la présence de l'ennemi. Nouveau silence, interrompu maintenant par le bruit d'une langue qui lape l'eau à intervalles réguliers, et voici qu'à mes côtés, les éventails des palmiers nains se mettent à frissonner légèrement. Qu'est-ce à dire? J'étends la main. Malédiction C'est mon zouave qui, secoué d'un tremblement convulsif, fait remuer à chaque saccade les feuilles contre lesquelles il est appuyé. Il n'y a pas une seconde à perdre. Je me soulève !


avec précaution sur les coudes, et j'interroge avidement les ténèbres. Rien Je ne vois rien Quelques secondes s'écoulent. Le bruit cesse, et, tout à coup, une lueur troue l'obscurité. Mes yeux sont éblouis soudain par l'éclat insupportable de deux flammes vertes qui viennent de s'allumer dans l'ombre du redir, à quelques mètres à peine de la crête de la berge, et scintillent étrangement, telles deux émeraudes derrière lesquelles brillerait une ampoule électrique. C'est elle J'épaule lentement, je vise entre les deux prunelles phosphorescentes, et, au moment où je vais lâcher mon coup de fusil, les deux disques incandescents disparaissent brusquement, me laissant dans la, plus terrible per!

!

!

.plexité.

Est-ce l'attaque qui se prépare ou la retraite qui s'opère prudemment ? Cruelle énigme Subitement un caillou roule sur le gravier. Au même instant je perçois le bruit d'un animal qui vient de bondir à quelques pas de moi, sur le plateau où je suis aux aguets, puis !


un bruissement de feuilles dans une touffe de palmiers nains. Et ce maudit tremblement qui recommence et va s'amplifiant malgré les coups de coude dont je gratifie mon compagnon! Que faire? Si je me retourne pour faire

au danger, je serai infailliblement égorgé avant de pouvoir faire usage de mon arme. Si je reste coi, qui me dit que le redoutable félin ne va pas venir me saisir par les jambes ? Pour comble de malheur, je n'y vois goutte. C'est à peine si je distingue la blouse blanche du zouave couché à mes côtés, et encore parce qu'elle remue furieusement. Je me décide alors à abandonner mon fusil, et à sortir avec précaution mon couteau de chasse. Si le corps-àcorps se produit, au moins, je vendrai chèrement ma vie ! Je ne souhaiterai pas à mon pire ennemi de vivre les quelques instants que j'ai passés dans cette intolérable situation. Je m'attendais à chaque seconde au choc fatal, mon cœur battait à tout rompre, et une sueur froide me face


perlait aux tempes qui s'emplissaient de bourdonnements intenses. Cinq minutes, dix minutes, un quart d'heure s'écoulèrent ainsi dans un morne silence, puis il me sembla que l'obscurité se faisait moins opaque. Je tournai doucement la tête. Derrière moi, l'horizon commençait à s'éclairer faiblement. La faible lueur grandit lentement, trop lentement au gré de mes désirs. La crête du djebel Tazenaga se frangea peu à peu d'argent pâle, et le croissant de la lune apparut soudain entre les dentelures de son manteau de pins, projetant sur la vaste plaine une longue traînée de vaporeuse clarté. Alors je me redressai d'un bond, le fusil en main, le couteau à la ceinture; puis, je marchai résolument dans la direction où j'avais entendu remuer tout à l'heure les palmiers nains, mais le fauve avait disparu. Ce que j'avais de mieux à faire était de rentrer. Après avoir fait relever mon intrépide compagnon, je pris le chemin du camp, jurant, mais un peu tard, qu'on ne m'y prendrait plus, et bien résolu, si jamais je tentais pareille


aventure, à m'y rendre seul, sans m'embarrasser d'un gênant auxiliaire. Mon rêve ne devait, du reste, jamais se réaliser, car je reçus le surlendemain de cette aventure l'ordre de rallier mon bataillon qui faisait ses préparatifs de départ pour Oran.



LA BARAKA

Au mois d'octobre 1874, mon bataillon reçut l'ordre de quitter Saïda où il tenait garnison depuis tantôt six mois, pour aller relever, dans les postes de la frontière marocaine, le bataillon du 53e qui les occupait depuis la fin de la guerre de 1870 et allait être incessamment

rapatrié. Voyage agréable, s'il en fut, à la limite des hauts plateaux et du Tell, dans un pays excessivement pittoresque, couvert de superbes forêts, abondant en sources limpides et fraîches, véritable paradis pour les disciples de saint Hubert]que nous étions presque tous. Je vous


laisse à penser avec quelle joie, en arrivant à l'étape, nous profitions des quelques heures de liberté qui nous étaient octroyées généreusement par le commandant pour battre les abords du bivouac et assassiner les paisibles lapins, lièvres et perdrix, qui abondaient dans ces régions si giboyeuses avant le développement de la colonisation. Nous revenions chaque soir, lecarnier plein, même les plus maladroits, et ce, à la grande joie du chef de popote qui n'avait pas à se préoccuper du ravitaillement, question pourtant si ardue en pays arabe. Après avoir cheminé pendant trois jours ... à travers l'interminable forêt de Daya, franchi la vallée de la Mekerra à Magenta, fait étape à l'oued Slissen, et défilé devant le fort turc en ruines d'El Gor, nous arrivons à Sebdou où nous devons faire séjour avant de descendre dans la vallée de la Tafna pour gagner Lalla Marnia, point de dislocation du bataillon. Nous commençons à distinguer les détails du paysage commun à tous les postes avancés de l'Algérie, les maisons blanches largement espa-


cées au milieu des plantations de platanes et d'eucalyptus, les jardins verdoyants en bor-

dure d'un oued, et, sentinelle vigilante, gardienne des pacifiques labeurs, la vieille redoute flanquée de bastions, lorsque notre attention est attirée par d'innombrables taches blanches répandues sur la surface de la plaine, telles des marguerites éparpillées sur un tapis de verdure. C'est doute jour de marché, fait sans — l'adjudant-major. Non, certes, riposte le commandant, le — souk est de l'autre côté de la rivière. Du reste voyez plus loin ces innombrables tentes qui couvrent les coteaux voisins. Bah! nous saurons tout à l'heure à quoi nous en tenir. Et se retournant sur sa selle : — L'arme sur l'épaule droite! Pas accéléré, marche Puis, dès qu'il voit toutes les compagnies formées par quatre : En avant la musique! — Tambours battant, clairons sonnant, bombant le torse, redressant la tête et tendant le !


jarret, nous défilons à travers les rues du village, sous l'œil attendri des mercantis, et, au moment où nous arrivons sur le terrain habituel de campement, nous voyons accourir à notre rencontre un groupe de cavaliers, en tête duquel galope, superbe dans son magnifique dolman rouge, un brillant chef d'escadron de spahis. C'est le commandant Ben Daoud, ce descendant d'une race illustre entre toutes et qui nous a puissamment aidés à conquérir la province d'Oran. Bras droit des Bugeaud, des Lamoricière et des Changarnier, son père, le grand chef des Douairs et Smelas, tribus du Maghzen des Turcs, fut le héros de cent combats au temps des luttes homériques de la conquête, et, indéfectible serviteur de la France, voulut que son fils devînt officier après être passé par Saint-Cyr. C'est ainsi qu'il prit sa retraite, il y a une dizaine d'années, comme colonel et grandcroix de la Légion d'honneur. Il est à cette époque commandant supérieur du cercle de Sebdou, et, après les présentations d'usage, il nous invite à venir prendre une


tasse de thé dans l'après-midi, en nous promettant un spectacle original. Le fameux Mouley Mohammed, le chérif d'Ouezzan, descendant en ligne droite du Prophète, est son hôte pour quelques jours. Venu du fond du Maroc en Algérie, il procède en ce moment, avec l'autorisation du gouvernement français, à la levée de cet impôt religieux qui s'appelle la ziara. Partout où il daigne arrêter ses pas, affluent de dix lieues à la ronde toutes les foules arabes, kabyles et maures, tous les gens de la tente, du gourbi et de la maison. Jeunes et vieux, riches et pauvres, attendent avec impatience le moment où ils pourront vider dans l'escarcelle de ses serviteurs les pièces d'or, d'argent ou de bronze, souvent amassées au prix d'un dur labeur, et dont ils sont trop heureux de se dépouiller en échange de la Bàràka, ce don inestimable, gage des félicités paradisiaques et privilège exclusif des descendants en ligne directe du Prophète par sa fille Fathma. Les aumônes s'entassent chaque jour dans les coffres bardés de fer, et sont converties à la


première succursale de la Banque de l'Algérie en valeurs de tout repos. Le commandant Ben Daoud nous reçoit avec cette exquise urbanité qui caractérise les grands seigneurs arabes. Nous ne sommes pas admis à présenter nos hommages à sa femme qui à cette époque est encore reléguée dans le gynécée. Une dizaine d'années plus tard, quand le commandant aura gravi un échelon de plus, il me sera donné d'être reçu, à Oran, au jour de madame Ben Daoud. Quels combats ont dû se livrer dans le cœur de ce bon musulman pour braver le préjugé treize fois séculaire qui claquemure l'épouse entre les murs du harem, et s'exposer ainsi à la réprobation de ses coreligionnaires Courte incursion, du reste, à travers un monde si différent du sien, car l'oiseau précieux, qui avait d'ailleurs appris en peu de temps à babiller d'une manière charmante, réintégra brusquement sa cage dorée dès que sonna l'heure de la retraite. L'Arabe se plie quelquefois à nos usages, mais pour un temps ; jamais il ne s'y convertit définitivement. !


Après le thé, nous sortons pour fumer un cigare sur le terre-plein du bastion, auquel est adossé l'hôtel du Commandement et qui fait office de jardin et de promenoir. Une sourde rumeur monte du pied des remparts ; on dirait le grondement monotone des flots déferlant impression la même j'éprouve récifs, des et sur ciel étinle jour, ressentie j'avais sous un que celant de la Côte d'Azur, en pénétrant dans une vieille batterie de côte dont les murs plongeaient au sein des flots de la Méditerranée. Même décor, ici, comme là-bas : les canons allongent leur gueule de bronze à travers les embrasures, les murs sont ajourés des mêmes créneaux, et, quand on monte sur le parapet, l'œil se perd dans l'espace incommensu-

rable. Ce n'est pas, il est vrai, l'infini de la Grande Bleue, mais c'est un autre infini, ruisselant de soleil, l'infini du Désert. Ce ne sont plus des flots frangés d'écume qui viennent en murmurant se briser sur la pierre des murailles, mais les vagues bariolées d'une foule innombrable qui attend dans une frénésie d'impatience l'ap-


parition du dispensateur des célestes bénédictions. Retiré au fond de son appartement, indifférent au désir exaspéré des misérables amoncelés en ce moment tout autour de l'enceinte qui le protège contre leur importunité, Mouley Mohammed vient de terminer sa sieste. Près de lui, allongée sur une chaise longue, une superbe créature aux cheveux rutilants de soleil, une femme de chambre anglaise entrevue au cours d'un voyage maritime, et qui a consenti à devenir son épouse préférée, berce dans ses bras un bel enfant de deux à trois ans, au teint bistré et au front bombé comme le père, mais dont le visage s'éclaire de deux yeux lumineux comme ceux de la mère. Soudain, on gratte à la porte, et une négresse, la tête couverte d'une foutah de soie cerise brochée d'or, vient se prosterner aux pieds du chérif, et, après lui avoir humblement baisé la main, lui murmure quelques paroles d'un air craintif. Sans doute, elle est chargée de lui demander s'il daignera se montrer à son peuple, car


il a aussitôt un geste las et donne un ordre

bref. Ces gens-là sont insupportables! Ils ne peuvent donc pas se contenter de payer et de rece-

voir indirectement sa bénédiction! Il faut encore pour les satisfaire qu'il s'exhibe à toute cette canaille Eh bien, non! Ils se contenteront pour cette fois de la vue de son héritier. Au même titre que lui, du reste, il possède la Baraka et voici la négresse, la nounou sans doute, car l'enfant lui a sauté au cou avec empressement, qui l'emporte tout heureuse, et se dirige vers le !

rempart. Elle grimpe avec lui sur le pan coupé qui termine l'embrasure de la pièce du saillant, et, élevant l'enfant dans ses bras, l'offre en spectacle à la multitude. lin court silence, un grand frisson qui passe à la surface de cette mer de têtes extasiées, puis une acclamation si formidable que je sens trembler le mur sur lequel je me suis penché curieusement pour voir l'effet produit. Toutes ces faces, qui se tendent désespéré-


ment vers l'angle du bastion, sont comme figées dans une muette adoration ; tous ces yeux, où se lit une si intense expression de bonheur réalisé, cherchent passionnément à rencontrer le regard de ce mioche de trois ans. Qu'il se pose un instant sur eux, et c'est la fin de leurs turpitudes, de leurs iniquités et de leurs crimes. Toutes leurs souffrances, toutes leurs misères sont oubliées ; ils viennent de gagner le paradis ! La négresse a reposé l'enfant sur le bord de l'embrasure et continue à l'offrir debout à l'admiration du peuple, lorsqu'un incident comique provoque soudain une épouvantable catastrophe. Pressé sans doute par un besoin urgent, le descendant de Fathma, avec cette belle impudeur des enfants, relève les bords de sa courte gandourah de soie verte, et apparaît soudain à la foule dans l'attitude du célèbre « Mannekenpiss », puis, sans vergogne, arrose libéralement les rangs les plus rapprochés du rempart. Nous regardons tous en riant cette scène amusante, mais je vous assure que notre gaieté ne dure pas longtemps.


Un cri terrible jaillit des entrailles dela foule qui, lancée en avant par une force irrésistible, vient s'écraser contre les murs du bastion. Nous entendons les hurlements des femmes, les vociférations des hommes, puis le rauque halètement des poitrines comprimées des malheureux qui étaient appuyés contre le rempart, et qui sont littéralement aplatis contre la pierre dure. 0 puissance du fanatisme Ils vont expirer ; leur face est déjà bouffie et livide, leurs yeux sortent de leurs orbites ; et cependant, de leur langue noirâtre et sanguinolente, ils s'efforcent encore de lécher les filets liquides qui descendent de l'embrasure. Derrière eux, cent bras se tendent par-dessus leurs têtes et leurs épaules pour s'imprégner de la bienheureuse humidité, et ceux qui ne peuvent y parvenir s'efforcent de toucher au moins ceux qui ont eu le bonheur d'y atteindre, et ainsi de suite, jusqu'au dernier rang. Il fallut plus d'une heure d'efforts pour faire évacuer les abords du bastion tragique, et, quand le piquet en armes qui avait été dirigé !


sur le théâtre de la catastrophe eut réussi à refouler ces fanatiques, on trouva plus de vingt cadavres amoncelés au pied du mur, tous horriblement tuméfiés, mais ayant encore par delà la mort, et malgré la déformation de leurs traits, une incroyable expression de béatitude.


LE RALLYE-PAPER

Vous qui sortez de l'Ecole de guerre, me — dit d'un ton rogue le colonel Crouzet, vous devez savoir ce que c'est qu'un raid d'état-major. '

Et, comme je le regardais absolument interloqué, il ajouta d'un air important : — J'ai vu ça dans un bouquin du général Lewal. Il paraît que c'est le meilleur moyen d'avoir des renseignements sur l'ennemi. Et, déployant la mauvaise carte des hauts plateaux dont il s'était muni à Oran avant de venir prendre le commandement de la colonne d'El Aricha, il me montra du doigt la dépression du chott Gharbi.


bureau Le arabe d'apprendre vient par — un émissaire que les Mehaïa et les Angads se sont rapprochés des puits d'El Mengoub et d'El Habbara, et que, rassurés par l'inaction de mon prédécesseur et aussi par l'éloignement, ils se sont répandus dans la partie occidentale pour y faire paître leurs chameaux et leurs innombrables moutons. Or, j'aurais besoin de connaître exactement l'emplacement de leurs douars pour tenter un coup de main à la faveur d'une marche de nuit. Puisque ces Marocains de malheur font cause commune avec nos dissidents, je ne serais pas fâché de leur donner une bonne leçon et en même temps de faire une fructueuse razzia. Vous êtes mon chef d'état-major, par conséquent vous allez faire un raid d'officier d'état-major. C'est compris ? colonel, mais Parfaitement, vous mon — me permettrez de vous faire remarquer que, sauf des circonstances d'une exceptionnelle gravité, aucun de nos généraux d'Afrique, ni Bugeaud, ni Lamoricière, n'ont ainsi lancé un officier tout seul et à de pareilles distances en pays insurgé. Le procédé se justifie dans une


guerre européenne, parce qu'on ne risque que sa vie, mais ici, quand on est pincé et qu'on n'est pas tué sur le coup, c'est la torture. Donnezmoi au moins quelques cavaliers afin que je puisse, le cas échéant, vendre chèrement ma peau.

Est-ce hasard, auriez par vous que, peur, — capitaine ? de plus mon colonel, je ne Pas mot un — mérite pas cet outrage : dans une demi-heure je serai prêt! Allons, c'est bien, mauvaise tête, vous — partirez seulement à la tombée de la nuit. Maintenant, pour vous prouver que je ne vous veux pas de mal et afin de vous éviter le sort de ce pauvre monsieur l'Intendant, ajouta-t-il avec un gros rire, ce qui pourrait bien vous arriver, après tout, car vous êtes joli garçon, je vous autorise à vous faire accompagner d'un spahi. D'El Aricha à la berge du chott, au-dessus d'El Habbara, il y a environ soixante kilomètres. Vous avez un bon cheval, c'est l'affaire de dix heures. Vous serez donc arrivé au lever du jour et vous pourrez choisir un obser!


vatoire commode pour relever approximativement à la boussole les positions des douars marocains qui ne doivent pas être très éloignés de ce point d'eau. Renseignements pris, faire aussitôt et pourrez rentrerez vous vous l'oued de redir d'un long auprès repos un Mesakhsa, si, comme je l'espère, votre présence n'est pas éventée. J'observais curieusement mon nouveau chef pendant qu'il me donnait ces instructions. Cet ancien chef de bureau arabe, arrivé colonel sur le tard, sans avoir presque jamais eu -de contact avec la troupe, était gros, court et affligé d'une vue si basse qu'il prenait à vingt pas une pierre blanche pour un chien et qu'il invectivait contre lui dans la crainte qu'il ne vînt aboyer dans les jambes de son cheval. Rompu à toutes les finesses de la diplomatie arabe, ayant une grande connaissance des indigènes, très intelligent, très résolu, très tenace, il ne lui manquait, pour jouer brillamment son rôle de chef d'une colonne d'opérations, que la pratique du commandement et l'expérience de la

guerre.


Il me fit encore quelques recommandations, et je sortis de sa tente pour aller faire mes préparatifs de départ. Quand mes camarades apprirent la mission qui m'était confiée, ce fut une stupéfaction générale, à laquelle je coupai court par ce vieux cliché : « Le vin est tiré, il faut le boire », et je m'occupai aussitôt de faire donner double ration d'orge à mon cheval. Je m'acheminai ensuite vers le campement de l'escorte et prévins le maréchal des logis que j'emmènerais dans ma randonnée le spahi Kaddour Ould Ali, qui était supérieurement monté. Je l'avais choisi pour cette raison et aussi parce que c'était un homme de grande tente, très fier de sa haute lignée. Je quittai le camp à huit heures du soir, par une nuit claire et froide de la fin d'octobre. J'avais relevé l'azimut d'Oglat el Habbara et, avant de partir, j'avais pris dans ma boussole une étoile bien apparente dans le Sud-Ouest, en me réservant d'en prendre successivement d'autres dans la même direction, au fur et à mesure qu'elles disparaîtraient à l'horizon.


Autant les Arabes sont des guides merveilleux dans leur pays, autant ils sont incapables de se diriger sur un point précis dans une région qu'ils n'ont jamais parcourue, et Kaddour Ould Ali, originaire des Beni-Snouss, c'est-àdire du Tell, ne pouvait m'être dans cette occasion d'aucun secours. Je ne devais compter que sur ma grande habitude de la topographie et de la chasse à l'affût. Le sol s'élevait d'abord en pente douce jusqu'au Téniet Laben, puis, au bout de deux heures de marche, commençait à s'abaisser insensiblement dans la direction des chotts. Nous marchions maintenant en pleine alfa, dans le labyrinthe des mille petits sentiers qui serpentent entre les touffes épaisses de cette singulière graminée, à la fois plante textile et fourragère. Une brise légère s'était levée et toutes ces crinières vertes, ondulant sous les rayons de la lune, semblaient déferler ainsi que les vagues d'une mer infinie contre le poitrail de nos chevaux. Avec une adresse extraordinaire, ils circulaient entre les tertres innombrables


qui ne sont séparés les uns des autres que par

d'étroits couloirs. Sans le bruit cadencé des sabots de nos montures qui troublait seul le silence majestueux de ces solitudes où l'on marche entre deux infinis : l'infini du ciel et l'infini de la terre, j'aurais pu me croire le jouet d'un de ces rêves où l'on éprouve la sensation d'être entraîné abîme irrésistible force lente et un vers une par lointain que l'on devine menaçant tout au fond d'une immensité mystérieuse. Heureusement que la préoccupation de ne pas perdre les étoiles me servant de points de direction successifs, au fur et à mesure qu'elles disparaissaient dans la brume lumineuse de l'horizon, contribuait à me tenir éveillé, malgré le rythme berceur du pas de mon cheval. Quant à mon spahi, confortablement encastré dans sa haute selle, il somnolait paisiblement, comme tous les cavaliers arabes en marche la nuit, confiant dans l'adresse de sa monture pour éviter les chutes et dans la science du Roumi pour suppléer il l'absence du guide. L'astre des nuits, il son premier quartier,


allait disparaître à son tour, mais l'alfa se faisait heureusement de plus en plus rare et le sol devenait plus favorable à la marche. Nous suivions maintenant la légère dépression du sol, appelée oued Mesakhsa, et, de temps en temps, sous les rayons obliques du croissant rougeâtre de la lune, la surface des redirs luisait dans le lointain comme des lacs de métal en fusion. Le demi-cercle lumineux fut bientôt mangé rapidement par la ligne obscure de l'horizon, et brusquement le mystère de l'ombre vint s'ajouter au mystère du silence. Vers quatre heures du matin, il me sembla que le sol s élevait à nouveau. Des touffes d'alfa remplacèrent l'armoise qui s'étendait jusque-là en vastes parterres aux contours irréguliers, séparés par des espaces absolument dénudés. Sans doute, nous approchions du chott, car le terrain s'abaissait maintenant en pente très douce vers le Sud. Enfin, vers cinq heures et demie, l'Orient commença à blanchir. Cette faible lueur grandit peu à peu, se teinta progressivement de lilas pâle, de rose


léger, d'incarnat, pendant qu'au-dessus de cette illumination féerique, le ciel devenait successivement, par contraste, vert pâle, vert émeraude, bleu turquoise, et, soudain, un jet éclatant de lumière se répandit sur l'immensité du steppe. Oh ces levers et ces couchers de soleil dans le désert, comment en rendre avec des mots la prodigieuse variété d'aspect et l'incomparable magnificence? Dans nos climats toujours plus impossible de il embrumés, moins est se ou faire une idée de l'éclat de ces couleurs, de la diversité de ces effets et de l'intensité de cette lumière dont les vibrations se propagent librement dans une sorte d'éther impalpable. Une exclamation gutturale de mon spahi m'arracha à la contemplation de ce spectacle. sourdement. avait-il dit Dokhane! », « « Une fumée » J'interrogeai avidement l'horizon et j'aperçus à deux kilomètres environ un gros bouquet de térébinthes géants et, se détachant sur le vert sombre de leur feuillage, un mince filet de fumée bleuâtre qui montait vers le ciel. !

!


Je sortis une carte de mes fontes et je vis que nous étions dans la bonne direction. Aucune confusion n'était possible, il n'y a pas d'autres arbres au Nord du chott que ces douze betoums séculaires rangés autour d'une petite daya et que les Arabes appellent Djenan el M'Tir, le jardin de l'amertume. Cette fumée suspecte semblait indiquer la présence d'un ennemi. « Toi rester là, ma cap'taine, moi, j'y vas voir qui c' qui cit. » Et, en un clin d'œil, Kaddour enleva son

burnous rouge, rabattit son haïk sur son turban, et, transformé ainsi en goumier, partit à la découverte en se dissimulant dans un pli de terrain qui aboutissait sur la gauche des térébinthes. Lorsqu'il fut arrivé à leur hauteur, il se rabattit à droite, puis il s'arrêta brusquement et me fit, en agitant les pans de son burnous-, signe de venir. Je pris aussitôt le trot et, en arrivant auprès des betoums, le spectacle que j'eus sous les yeux et dont je distinguai peu à peu les détails me glaça d'épouvante et d'hor-

reur.


Sur deux chevalets improvisés, une longue perche était placée au-dessus d'un brasier qui achevait de se consumer, et un corps à moitié consumé était embroché sur cette perche aux extrémités de laquelle étaient attachés une tête et des pieds humains ; une tête aux cheveux blonds horriblement convulsée par la souffrance et dont les yeux sortaient littéralement des orbites. Le malheureux avait été préalablement empalé et rôti vivant comme un mouton de diffa. Cette tête n'avait pas été atteinte par le feu et gardait par delà la mort épouvantable si de expression terreur que une je dus m'arracher à ce spectacle pour ne pas perdre mon énergie. légioncap'taine, T'y vois, en a y ma « naire », dit soudain mon spahi, qui avait mis pied à terre et venait de retirer des cendres un bouton d'uniforme orné d'une grenade. Plus de doute, cette malheureuse victime de la férocité des Marocains était un de ces déserteurs de la légion qui, de tout temps, lorsqu'ils ont ce qu'ils appellent pittoresquement le cafard, s'en vont avec armes et bagages à tra-


vers le bled, férus de l'idée fixe de gagner Melilla. On a beau les prévenir qu'ils courent à une mort certaine, et je n'y ai pas failli lorsque j'étais colonel du 2e étranger ; rien ne les arrête, car le légionnaire est par excellence un être impulsif. Il se défie du reste des conseils qu,'on lui donne et pense, in petto, que tout ça c'est de la blague pour l'empêcher de déserter. Le soleil montait rapidement sur l'horizon et il fallait se presser. Aussi, faute d'outils pour creuser le sol, je fis détacher par mon spahi ces pauvres débris pour leur donner une sépulture provisoire sous un monceau de pierres arrachées à un kerkour voisin, et, le triste devoir accompli, nous reprîmes la direction du chott. Nous en étions tout proches, du reste, et après avoir contourné les têtes de petits ravins qui descendaient vers le Sud-Est, nous arrivâmes bientôt auprès de la berge. Je fis halte à une trentaine de mètres et, après avoir mis pied à terre et confié les chevaux à Kaddour Ould Ali avec mission d'ouvrir l'œil, je m'avançai en rampant jusqu'au bord de l'escarpe-


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ment qui domine de près de cent mètres le niveau de cette énorme dépression. Le chott Gharbi, ou chott de l'Ouest, au contraire de son voisin le chott Chergui, ou chott de l'Est, dont le fond est constitué par d'énormes lacs salés desséchés en été, se présente sous la forme' d'un colossal effondrement du sol dont les pentes sont couvertes d'alfa et de drinri. C'est un lieu d'élection pour les nomades qui y trouvent d'excellents pâturages et des points d'eau rapprochés. Il est seulement d'accès difficile, car la falaise abrupte au sommet de laquelle j'étais en observation n'est praticable qu'en un très petit nombre de points, ce qui en fait en quelque sorte une vaste souricière dont il est relativement facile de bloquer les issues. Je ne doutais pas que les Marocains ne fussent gardés du côté d'El Aricha par une ligne de Chouafs (littéralement, ceux qui regardent) au travers de laquelle nous avions eu la chance de passer inaperçus à la faveur de la nuit; aussi, depuis la funèbre rencontre des térébinthes, qui devaient certainement servir à ces gens-là de poste d'observation à cause de


leur grande hauteur, je me demandais avec une certaine inquiétude si les bourreaux de ce malheureux légionnaire ne nous avaient pas éventés et n'avaient pas été donner l'alarme aux douars que j'apercevais dans la plaine. Faisant trêve à mes préoccupations, je me mis en devoir d'en relever rapidement l'emplacement à coups d'azimuts pour la direction et à vue d'œil pour l'appréciation des distances. Toute la partie occidentale du chott, depuis El M'rir jusqu'à l'unique couloir qui permet d'en sortir au delà d'El Habbara, c'est-à-dire sur une étendue d'une vingtaine de kilomètres, fourmillait de troupeaux et d'innombrables tentes, rayées de noir et de gris, rangées en cercle autour des guitounes blanches des caïds, se pressaient aux abords des puits. Des bas-fonds, dont les détails s'estompaient dans une brume légère, montait une rumeur bizarre, faite du bêlement des moutons, du mugissement des taureaux et de cet affreux meuglement, mêlé d'éructations, que poussent les chameaux. Presque au-dessous de moi et à demi-portée de fusil, un gamin, couvert d'une

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gandoura en loques, gardait quelques chèvres. Perché au sommet d'un bloc d'éboulis, il modulait sur une flûte de roseau un 'de ces interminables airs arabes qui font prendre le temps en patience, et les sons aigus de son instrument primitif me vrillaient horriblement les oreilles, lorsque, tout à coup, un cri de mon spahi me fit retourner brusquement : « Les Angads, ma cap'taine A cheval » D'un bond je fus sur pied et je sautai lestement en selle, puis j'examinai froidement la situation. Du côté de Djenan el M'rir, c'est-àdire du côté d'où nous étions venus, une trentaine de cavaliers, déployés sur une longue ligne, arrivaient dans un galop furibond. L'œil perçant de mon spahi les avait découverts à temps, car ils étaient environ à 700 ou 800 mètres de moi, mais il n'y avait pas une seconde à perdre si je tenais à ma peau, et j'y tenais encore plus depuis le spectacle des térébinthes. Ma décision fut prise en un clin d'œil : il ne fallait pas songer à revenir directement sur El Aricha. Le chemin m'était coupé, et je pris !

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chasse vers le Maroc, mais en obliquant peu à peu pour me rapprocher des montagnes de Sidi el Habed que j'apercevais à une trentaine de kilomètres dans le Nord. J'avais réfléchi subitement qu'en suivant le dos d'une de ces croupes qui descendent de cette chaîne vers l'oued Mesakhsa je ne courrais pas le risque d'être arrêté par un de ces effondrements de berge si fréquents dans les vallées, et je piquai droit sur un piton que je pris comme point de direction. C'est dans ces moments qu'on apprécie le bonheur d'avoir un bon cheval, et celui que je possédais était incomparable. « Mouss » (couteau effilé, en arabe) avait deux qualités qui sont rarement réunies, la vitesse et le fond, et devint légendaire dans le Sud-Oranais après mes quatre années de courses continuelles, sous le nom de l'Aoud El Azreg (le cheval bleu). J'étais parti au trot au moment de la surprise, suivi de Kaddour que j'eus toutes les peines du monde à maintenir à cette allure. En quelques mots, je lui fis comprendre que nos ennemis allaient essouffler leurs montures en


essayant de rattraper les sept cents à huit cents mètres qui nous séparaient d'eux, et qu'alors nous prendrions à notre tour le galop. Habitué, comme tous les Arabes, à faire donner à fond leurs chevaux dès le début, il se résignait difficilement à marcher à mes côtés et répétait obstinément la même ritournelle : la, cap'taine, Ah rani mout ma mon — capitaine, je suis mort! Tu le l'heure, peut-être à tout seras — animal mais fous-moi la paix d'ici là Je n'avais pas fini ces paroles qu'une grêle de balles vint égratigner le sol autour de nous. Toute la bande, en arrivant à portée de fusil, avait lâché sa bordée. J'eus une minute d'angoisse, le spectre du légionnaire passa devant mes yeux et je fus inondé d'une sueur froide; puis je poussai un cri de joie en constatant que nos vaillantes bêtes étaient indemnes et que pas un de nous n'était atteint, et, rendant la main à mon brave Mouss, je partis au galop de charge. L'alfa avait disparu et nous filions à toute allure sur un tapis d'armoise, sans rencontrer !

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un seul obstacle. Le bruit des chevaux qui renâclaient derrière moi m'arrivait de moins en moins distinct, et je vis en me retournant que j'avais presque regagné mon avance. « Au trot! » commandai-je, puis, au bout de quelques mètres : « Au pas » De grands cris s'élevèrent aussitôt ; sans doute, les Angads pensaient-ils qu'une de nos bêtes était blessée ou à bout de forces, car ils arrivaient maintenant à toute allure, pensant enfin tenir leur proie. Déjà j'entendais leurs cris de mort et leurs insultes, déjà quelques balles sifflaient à mes oreilles, et je repartis de nouveau à un bon galop de chasse qui eut vite fait de les détromper. Sur ces entrefaites, nous avions traversé la ligne des redirs de l'oued Mesakhsa et nous nous élevions en pente douce vers le djebel Sidi Labed, dont les escarpements couverts de buissons rabougris nous apparaissaient plus distincts à une quinzaine de kilomètres dans le Nord. Je suivais maintenant une ligne de faîte entre deux vallons qui semblait aboutir à l'échancrure du Teniet Senoubra. !


col sans enSi ce gagner pouvons nous — combre, criai-je à mon spahi, nous aurons peut-être la chance de rencontrer sur l'autre versant quelque fraction des Haméianes, campés autour de Magoura, et nous serons sauvés. Avec cette mobilité d'esprit qui caractérise les Arabes, Kaddour reprit soudain confiance et alla jusqu'à me proposer de charger nos ennemis dont les rangs commençaient à s'é-

daircir, mais un coup d'œil me convainquit que ce serait pure folie, car il restait encore une douzaine de cavaliers mieux montés que les autres, et ils pouvaient être rejoints par ces derniers. J'en tuerais bien deux ou trois avec les cinq premiers coups de mon revolver et, certes, je ferais ensuite de bonne besog-ne avec ma grande latte triangulaire, mais je pouvais être blessé ainsi que Kaddour à la première décharge. Aurais-je le temps ou la possibilité de me faire sauter le caisson avec la sixième cartouche si par hasard j'étais pris sous le corps de mon cheval tué? Et alors? « Ils sont trop » !


Adroppe! adroppe! Kaddour Ould Ali, notre vie est entre les oreilles de nos chevaux » Et ce singulier rallye-paper où je faisais la bête sans aucun enthousiasme, je l'avoue, continua avec des alternatives d'allures lentes et rapides, jusqu'au pied des premières pentes du Teniet el Senoubra. Cependant, les Angads s'égrenaient successivement et le bruit de soufflet de forge que faisaient leurs chevaux exténués diminuait peu à peu d'intensité. Enfin, les sept ou huit cavaliers qui continuaient la route s'arrêtèrent et mirent pied à terre, maudissant l'hallali manqué Il était temps, Mouss commençait à souffler bruyamment, mais l'admirable bête conservait encore toute sa vigueur; par contre, le cheval de mon spahi paraissait il bout de forces et je m'étais déjà demandé avec anxiété si je n'allais pas être obligé de faire tète et de me sacrifier pour ne pas l'abandonner. Heureusement que nous étions sauvés, les cavaliers ennemis, après quelques instants de «

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repos, désespérant de nous forcer ou craignant de tomber dans une embuscade, s'en revenaient maintenant l'oreille basse vers le chott. Je gagnai lentement un des premiers mamelons qui s'échelonnaient jusqu'au col et là, sûr de ma ligne de retraite, je mis pied à terre et je tirai ma montre. Il était à ce moment neuf heures. Nous avions dû fuir de la berge du chott vers sept heures ou sept heures un quart et nous avions parcouru près de trente kilomètres aux allures vives, avec des chevaux qui en avaient déjà soixante dans les jambes et qui n'avaient mangé qu'une musette d'orge pendant que je prenais le croquis de l'emplacement des douars marocains! Maintenant, il fallait rentrer et faire une quarantaine de kilomètres avec des bêtes éreintées et dans une région peu sûre. En passant de l'autre côté du djebel Sidi Labed, j'avais l'avantage de me trouver dans un pays occupé par nos fidèles Haméianes, mais c'était allonger la route d'au moins vingt-cinq kilomètres et je me décidai à revenir en suivant de près les montagnes.


Au bout de deux heures de marche au pas, je jugeai que notre éloignement de l'ennemi était suffisant et je fis un long repos à l'abri d'un groupe de genévriers qui nous dérobait aux vues de la plaine. Les chevaux furent débridés et je leur donnai l'orge pendant que Kaddour inspectait l'horizon. Enfin, vers une heure de l'après-midi, nous remontions en selle et, à quatre heures, j'apercevais de la ligne de hauteurs appelée El Mergueb, qui domine El Aricha, le carré blanc flanqué de bastions de la redoute et les tentes de la colonne. Je me présentai en arrivant au colonel qui prenait tranquillement son absinthe, allongé dans un fauteuil pliant auprès de sa table de

campagne. dit-il breveté! Ah! voilà, jeune me vous — d'un ton narquois ; m'apportez-vous mes renseignements? la tendis lui Et je Les dis-je. voici, carte — qu'il m'avait confiée et sur laquelle j'avais marqué les emplacements des douars marocains.


n'est pas si danbien Vous ce que voyez — d'état-major raid de faire cela un gereux que colonel, mais ce avis, C'est votre mon — n'est pas le mien. Je lui racontai ensuite brièvement les péripéties de mon voyage et, comme il était du Midi trois quarts, je fus interrompu à chaque instant par des « macareu » et des « viedaze » qui me prouvaient l'intérêt qu'il portait à mon !

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récit. bien », dit-il, en finit bien qui Tout est — matière de conclusion. Et, comme au fond ce n'était pas un mauvais homme, il ajouta gravement : faire de raid d'état plus ferai Je vous ne — major!



UN RAID D'INFANTERIE

Le 17 novembre 1881, au moment où nous entrions dans la tente de popote pour le repas du soir, le colonel Crouzet reçut un télégramme qui lui arracha une exclamation de surprise. Après l'avoir lu et relu plusieurs fois, il me tendit l'imprimé jaune, et, lorsque j'en eus pris connaissance à mon tour : de notes? Bien! Avez-vous carnet votre — Écrivez! » Et, séance tenante, il me dicta l'ordre de

mouvement. Nouvelle imprévue, Si Slimane, le descendant de Sidi Cheikh, et l'allié de Bou-Amama,


venait de razzier, par un coup de main d'une audace inouïe, les campements des Haméianes Chaâfa, au point terminus des travaux du chemin de fer du Kreider à Mécheria. Parti du chott Tigri, à la tête de huit cents cavaliers d'élite, et de trois cents fantassins montés à chameau, il avait franchi en trois jours les deux cents kilomètres qui le séparaient de son objectif, et se dirigeait en ce moment vers Oglat Beïda, seul point d'eau situé sur son long itinéraire de retour. Le colonel avait conçu soudain le projet de le gagner de vitesse et de lui reprendre son butin au passage du chott. D'El Aricha à Oglat Beïda, il y a environ quatre-vingts kilomètres, à peu près autant que Si Slimane devait en parcourir avec les innombrables chameaux et moutons qu'il avait capturés et dont l'allure devait être forcément assez lente, mais, par suite de l'imprévoyance du commandant du poste de Mécheria qui s'était borné à télégraphier l'événement au général de division à Oran, au lieu de l'envoyer en même temps à toutes les colonnes


T

placées en observation à la limite des hauts plateaux, la harka avait une avance d'une journée de marche, et devait arriver, selon toute probabilité, le lendemain soir, dans les parages d'Oglat Beïda et d'Oglat en Nadja. D'autre part, il fallait au moins cinq heures pour faire les préparatifs du départ, distribuer les vivres et les munitions, et surtout charger le convoi et l'équipage d'eau. Le problème se posait donc ainsi : atteindre l'ennemi le lendemain avant la nuit, et pour cela franchir

quatre-vingts kilomètres en dix-huit heures avec une troupe de toutes armes composée en majeure partie d'infanterie lourdement chargée', puisque zouaves et tirailleurs portaient sur le sac quatre jours de vivres d'administration, et huit jours de vivres d'ordinaire. Point n'est besoin d'être de la partie pour \ comprendre qu'en risquant l'aventure, le colonel Crouzet allait essayer d'accomplir un véritable tour de force dont on chercherait vainement l'équivalent dans les annales de la guerre. L'ordre dicté aux fourriers de semaine, pendant que les chefs de service reçoivent les insfe


tructions du commandant de la colonne, je fais à la hâte mes préparatifs de départ, et, aprèsavoir expédié mon dîner, je m'occupe de la grosse affaire, je veux dire du chargement du convoi. Tout autour de l'étroit espace où sont entassés les approvisionnements de l'intendance, on a groupé les chameaux par fractions distinctes suivant la nature de leur chargement, et les sokrars s'évertuent à faire agenouiller ces étranges animaux avant d'arrimer dans les larges tellices qui retombent des deux côtés de leur bât rudimentaire les caisses à biscuits, les sacs d'orge et les tonnelets de l'administration. Dans le groupe confus que j'ai sous les yeux, toute couleur a disparu, je n'aperçois que des silhouettes bizarres illuminées violemment par la flamme claire des feux d'alfa, allumés çà et là, et sur le fond couleur d'encre qui sert de repoussoir à ce tableau digne de tenter le pinceau d'un Rembrandt, se détachent seulement des pans de burnous, des bras sans corps, des yeux étincelants, des faces durement sculptées s'agitant frénétiquement tout


autour de ces bêtes apocalyptiques qui tordent reptiles de longs leurs surtout cous sens en montés d'une tête angoissée et stupide, et tout cela, au milieu d'un brouhaha indescriptible, fait des cris gutturaux des sokrars, des apostrophes irritées des bachamars et des spahis préposés à la garde du convoi. De temps en temps un remous terrible disloque brusquement la foule apeurée. Des cris de terreur dominent un instant la formidable rumeur. Baâlek! Baâlek! Gare! Gare! Et, dans la trouée subite qui s'est faite dans cette cohue, j'aperçois un chameau affolé qui s'est débarrassé de son chargement incommode, et traîne derrière lui une caisse à biscuits retedégingandé, il Colossal corde. et une nue par arrive dans un galop furieux, et j'entends derrière lui les coups sourds de l'énorme projectile qui rebondit sur le sol et menace de briser bras et jambes comme un fétu de paille. TouL effort serait vain pour l'arrêter, mais, au bout de quelques chocs, le fragile récipient vole en éclats, projetant en tous sens une mitraille de galettes brisées.


Chiens Fils de chiens ! » hurlent les bachamars. Et les matraques s'abattent sur le dos des sokrars qui ramènent enfin l'animal récalcitrant. Rien de tel pour remettre de l'ordre dans leur foule secrètement malveillante et toujours prête à jouer un mauvais tour à ces Roumis qui vont combattre leurs frères, aussi le vieux caïd qui dirige l'opération ne s'en fait faute. Encastré dans sa haute selle, enveloppé des pieds à la tête dans son burnous noir, où je n'aperçois que sa vieille face tannée et sa barbe blanche qui tremble de colère, il fume perpétuellement son énorme pipe de Mostaganem emmanchée au bout d'un long tuyau gros comme le pouce, et, de temps en temps, je le vois qui, transformant son calumet de paix en arme de guerre, en assène des coups formidables sur les têtes et les épaules des nonchalants et des maladroits. L'effet est prodigieux, et, en quelques minutes, l'arrimage le plus laborieux est terminé comme par enchantement, ce qui prouve qu'il faut toujours adapter les moyens au but. «

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A onze heures et demie, tout le convoi est chargé et prêt à entrer dans le carré formé par les troupes. La colonne s'est rassemblée pendant ce temps-là au Sud de la redout-e. Elle est composée de l'état-major et dè trois compagnies du 4e bataillon du 2c zouaves, commandant Zéni, de l'état-major, et de trois compagnies du 3e bataillon du 2° tirailleurs, commandant Monthaulon, d'une section de 80 millimètres de montagne, du 1er escadron du 2e chasseurs -d'Afrique, commandant de Montcabrié, et d'une division du 2° spahis, en tout : quarante officiers, huit cent soixante hommes de troupe, quatre-vingts goumiers dirigée par l'aga des Beni-Snouss, Si Mohammed ben Abdallah. La formation de marche est déjà prise lorsque j'amène les quatre cents chameaux et les cent soixante mulets de réquisition que je dirige aussitôt à leur place habituelle en passant entre les espaces libres des six compagnies d'infanterie échelonnées à grands intervalles dans le dispositif ci-après : Une compagnie en tête, une en queue, à

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quatre cents mètres de la première; deux compagnies sur chaque flanc, à deux cents mètres les unes des autres ; toutes ces unités en colonne de peloton à distance entière, les hommes placés à un mètre d'intervalle; l'artillerie sur une seule ligne, à dix pas derrière la compagnie de tête et, derrière elle, échelonnés en profondeur, le train, les bagages de la troupe, l'équi. page d'eau, le convoi administratif et le troupeau. Le départ a été fixé à minuit, mais la colonne s'ébranle seulement à minuit trente, par un temps clair, mais sans lune, cet astre étant à la fin de son dernier quartier. Quelques mots ici de la configuration du pays où nous allons exécuter cette marche mémorable. La région comprise entre El Aricha et les montagnes d'Aïn ben Khelil, immense cuvette à pentes très douces dont le fond est constitué par le chott Rarbi, est couverte d'alfa sur les plateaux et d'une maigre végétation d'armoise, appelée improprement thym, dans les basfonds. De route tracée ou de chemin frayé,


point. Notre guide, qui marche à quelques pas devant moi, s'oriente à des signes imperceptibles pendant la nuit : ondulations du sol de forme particulière, plus ou moins grande densité de l'alfa, aspect particulier d'espaces dénudés, et ce n'est qu'après le lever du jour qu'il pourra, en repérant un sommet du Djebel Bou Krachba, situé à la limite de l'horizon, nous diriger exactement sur notre objectif, et rectifier l'erreur de direction qui a allongé de cinq ou six kilomètres notre parcours. C'est un spectacle impressionnant que celui de cette redoute vivante progressant dans un ordre parfait au milieu de ces mornes solitudes. Les vallées ou plutôt les dépressions qui descendent du Mergueb d'El Aricha vers les chotts sont généralement dénudées et favoriseraient la marche si, par suite de leur orientation légèrement oblique, nous n'étions obligés de les franchir au bout d'un moment pour reprendre la direction primitive, et nous perdons chaque fois un temps précieux à faire passer les chameaux à travers les berges peu élevées mais escarpées du thalweg. »


Nos zouaves et nos tirailleurs sont si entraînés que le colonel a décidé de faire alterner une heure et demie de marche avec dix minutes de repos, de sorte qu'à la quatrième pause, au moment où le jour est venu, nous sommes déjà à Méchera elKonak, presque à moitié chemin du bord du chott. Là, on s'arrète pendant une heure pour faire le café, puis on repart, et on fait encore trois pauses avant la grand' halte de deux heures pendant laquelle les hommes font une soupe de viande de conserve. Au moment de se remettre en mouvement, un groupe de cavaliers des Haméianes Chaâfa, qui a suivi les ravisseurs à la piste et que nos éclaireurs ont averti de notre mouvement, se

présente au colonel et lui confirme l'arrivée prochaine de Si Slimane à Oglat Beïda. Il ne tardera pas à atteindre les puits, mais les troupeaux qu'il traîne à sa suite sont échelonnés à une certaine distance, et les derniers ne rejoindront pas avant la fin du jour. Bètes et gens sont harassés de fatigue et ne repartiront pas sans doute avant le milieu de la nuit. Il est en effet de toute nécessité qu'il les laisse reposer


quelques heures, ne serait-ce que pour donner le temps de les abreuver avant de se lancer dans la région aride qui le sépare de ses campements. Nous pouvons donc espérer arriver à Oglat Beïda avant son départ, et nous nous ébranlons de nouveau, joyeusement, à deux heures trente. Zouaves et tirailleurs s excitent mutuellement. C'est à qui marchera le plus vite, et, l'amour-propre aidant, nous arrivons à trois heures quarante-cinq à la pointe du bras du chott Rarbi, appelée Guerabia Cherguia, sorte d'antenne profonde et escarpée qui barre la direction de marche. Il faudrait remonter plus à l 'Est, a huit kilomètres au moins pour reprendre la piste en terrain plat dont le guide nous a peut-être écartés à dessein. Le colonel est furieux et parle de le faire fusiller, mais celui-ci jure par tous les saints du paradis musulman qu 'il a cru bien faire en obliquant à droite parce que nous trouchott fond du le dans l'eau de en pasverons s'enfuit l'ennemi si Morra, Oglat et à sant que, avant la nuit, nous serons plus près de sa ligne


de retraite qu'en suivant l'itinéraire habituel.

J'arrive sur ces entrefaites d'une reconnaissance entreprise à l'effet de trouver un point de passage pour le convoi, car cette immense dépression du Chott Rarbi offre le caractère tout particulier d'être bordée de tous côtés par une berge à pic d'une dizaine de mètres de hau-

teur, qui couronne un talus d'éboulements extrêmement raide de soixante à quatre-vingts mètres d'élévation. Les brèches sont excessivement rares, et j'ai vainement exploré tous les environs sans trouver d'issue réellement praticable. Je rends compte brièvement de ma mission et je prends la tète de la colonne pour la conduire au seul point où il lui sera possible de descendre dans les bas-fonds. Toute l'infanterie dévale en quelques minutes et se reforme aussitôt au bas de l'escarpement, pendant que la cavalerie, l'artillerie et le train effectuent leur passage plus lentement par l'étroit sentier qui circule au milieu des rocs d 'él)oulis, mais, quand c'est au tour des chameaux, les difficultés commencent et le défilé s'annonce interminable.


Nous sommes arrivés à la pointe de Guerabia Cherguia à quatre heures, ayant parcouru soixante-cinq kilomètres en quinze heures trente, dont onze heures trente demarche effective, à raison de cinq kilomètres six cents à l'heure, c'est-à-dire à une vitesse qui n'a jamais été atteinte par une infanterie lourdement chargée, mais nous allons perdre deux heures à reformer le convoi au bas des pentes, avant de reprendre la marche, qui se poursuivra de

nuit. grand chef a mis pied à terre pendant l'opération et essaie vainement d'accélérer l'allure du convoi qui délile lentement sous ses yeux. A chaque instant un chameau s'abat et obstrue le passage; c'est cinq minutes de perdues. Le colonel écume de rage et, ne sachant sur qui faire tomber sa colère, il s'en prend maintenant à moi. Il m'interpelle violemment devant les com. mandants Monthaulon et Zéni : l'École de de C'est bien la de sortir peine 1 — guerre pour aboutir à un pareil résultat! Qu'est-ce qu'on vous apprend donc là-bas, que .Le


vous ne sachiez même pas faire une reconnaissance Et, tout d'un coup, une idée diabolique traversant soudain son cerveau : incapable de faire votre Puisque êtes vous — métier de chef d'état-major, allez au moins prendre contact avec l'ennemi. Je vous donne le commandement du goum, courez à Oglat Beïda, et sabrez-moi ces gens-là! Je vous ferai appuyer par l'escadron du commandant de Montcabrié. Partez de suite! C'est folie d'attaquer avec la cinquantaine de goumiers du Tell qui reste groupée auprès de l'aga des Beni-Snouss les huit cents cavaliers sahariens et les trois cents fantassins de la harka, mais les ordres ne se discutent pas, et, sautant en selle, je pars au galop en entraînant le goum à ma suite. A ma droite et à ma gauche s'élèvent les hautes falaises qui bordent ce long couloir de six à sept kilomètres de large dont le fond est couvert de dunes de sable ou de bancs de gypse, dont les cristaux en fer de lance scintillent aux derniers rayons du soleil. Nous !


allons toujours à un train d'enfer, car la nuit approche rapidement, et je crains de m'égarer dans ce dédale de petites dunes lorsque je n'apercevrai plus à l'horizon la gara derrière laquelle sont creusés les puits occupés par l'ennemi. Si Amed ben Abdallah, connu de tous sous le nom d'aga du Boulevard, en raison de ses fréquents voyages à Paris, dont il prise fort les distractions, en ce qu'elles lui donnent un avant-goût du paradis de Mahomet, ne me lâche pas d'un pas. Il souffle comme un bœuf à cause de sa forte corpulence, mais paraît plein d'entrain. Malheureusement le goum s'égrène peu à peu, et, au bout d'un quart d'heure de cette course furibonde, lorsque je fais prendre le pas pour laisser souffler les chevaux, je m'aperçois que je ne suis plus suivi que par une vingtaine de cavaliers : son khalifa, les deux caïds, une douzaine d'hommes de grande tente qui ne veulent pas mentir à leur origine et mes spahis d'escorte. Tous les pouilleux sont restés en arrière, soit par crainte des Sahariens, soit parce que leurs rosses sont exténuées.


Je me retourne pour voir si l'escadron des chasseurs vient à la rescousse et je constate avec désappointement qu'il est resté à michemin de la colonne. Un instant après, j'entends sonner dans le lointain des demi-appels, et je l'aperçois immobile au sommet d'une dune. Sans doute le commandant de Montcabrié craint-il de s'aventurer la nuit dans ce pays inconnu, où il peut tomber à chaque instant dans une embuscade. L'obscurité augmente rapidement et, lorsque nous avons dépassé les puits d'Oglat Morra situés à mi-chemin de la gara qui nous sépare de l'ennemi, elle est devenue complète. Le ciel scintille de millions d'étoiles dont l'indécise clarté prête à tous les objets des formes étranges, et, une demi-heure après, un feu, deux feux, puis d'autres encore, s'allument sur le plateau où la harka doit s'installer pour la nuit. Des ombres noires passent et repassent devant les flammes claires des foyers d'alfa, et toute la gara s'emplit d'une sourde rumeur dont les échos parviennent jusqu'au bas-fond noyé d'ombre où nous continuons à trotter.


Il faut pourtant se décider. Mon estomac crie famine, et, comme je ne pourrai l'apaiser qu'après avoir rempli ma périlleuse mission, mieux vaut jouer mon va-tout sans plus tarder. Je fais grouper tout autour de moi les spahis et les goumiers et je leur donne à voix basse mes instructions. Afin d'approcher aussi près que possible sans être entendus, nous allons marcher au pas jusqu'à ce que notre présence ait été signalée, et, au premier coup de fusil, nous chargerons droit devant nous, renversant tout sur notre passage ; puis, la harka franchie, nous ferons demi-tour, et, profitant du désordre produit par notre attaque inopinée, nous traverserons de nouveau sur un autre point la foule confuse qui bivouaque sur le plateau. Ensuite, ralliement dans la direction de la colonne, chacun pour soi, et Dieu pour tous. Et qui sait? Surpris par cette attaque imX prévue, déclanchée brusquement en pleine obscurité, l'ennemi, croyant avoir toute la colonne à ses trousses, fuira peut-être dans toutes les


directions. Le souvenir de la prise de la smalah hante mon esprit ; certes, le due d'Aumale disposait de plus de monde que je n'en ai sous la main, mais j'ai la nuit pour auxiliaire, la nuit mère des paniques où, dans les ténèbres, vingt hommes donnent l'illusion de tout un escadron. A cette pensée, je me sens tout ragaillardi et j'envisage froidement les conséquences de l'acte téméraire qui va décider de mon sort. C'est la gloire si je réussis, et quelle gloire! Un contre cent. Sije succombe, c'est encore la gloire, et mon vieux père, l'héroïque capitaine de Crimée, le vaillant commandant de place du fort de l'Est pendant le siège de Paris, en essuyant les larmes qui couleront sur sa moustache grise, murmurera sans doute : « Bon sang ne pouvait mentir » Nous repartons en bon ordre, et ma petite troupe sur un rang, les spahis aux ailes pour encadrer les goumiers, nous nous ébranlons dans la direction des feux qui brûlent à deux indice Aucun de kilomètres trois ne nous. ou peut trahir notre présence, les sabots de nos montures ne font aucun bruit sur le sable des !


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dunes qui précèdent la gara, et j'ai défendu de fumer. Nous commençons maintenant à distinguer les cris des Arabes ; ces éternels braillards s'interpellent bruyamment au milieu du désordre produit par l'arrivée des derniers chameaux qui doivent revenir de l'abreuvoir, lorsque, tout à coup, je me retourne brusquement. Il me semble que, derrière moi, un appel lointain vient de retentir. Je m'arrête un instant. Plus de doute, des cris répétés arrivent distinctement à mes oreilles. Quelques minutes s'écoulent encore, je perçois le souffle bruyant d'un cheval, et, bientôt, je distingue confusément la silhouette d'un cavalier. Sans doute, il a dû reconnaître les chéchias des spahis, car il marche résolument sur nous et se fait reconnaître en arrivant. C'est le maréchal des logis chef de l'escadron qui m'apporte l'ordre de rejoindre immédiatement la colonne. Il m'explique "qu'après mon départ et à la suite d'un entretien avec les deux commandants, le colonel avait senti toute l'absurdité

3_.


de la mission qu'il m'avait confiée, et redoutait maintenant les conséquences de son mouvement de colère, dont beaucoup d'officiers

avaient été les témoins indignés. Il avait réfléchi à la responsabilité qu'il encourrait s'il nous arrivait malheur et, par un revirement subit, avait lancé' à ma poursuite un sous-officier bien monté pour me prescrire de rentrer, mais nous avions marché bon train et celui-ci avait bien failli ne pas s'acquitter de sa mission. L'esprit humain est ainsi fait que j'étais désolé qu'il nous eût rejoints, et je l'ai regretté depuis bien souvent. J'avais évidemment bien peu de chances de réussir, mais enfin j'en avais, et cette hypothèse ne paraîtra pas absurde à ceux qui connaissent les effets extraordinaires produits par l'agression soudaine d'une petite troupe résolue sur une foule désorganisée et f frappée d'épouvante. Peu importe, après tout, || il n'y a cette fois encore qu'à obéir, et je f rebrousse chemin dans le plus grand silence. Mes cavaliers ne se le font pas dire deux fois, I et, à leur empressement à faire demi-tour, il I

|


illusions qu'ils parait partagent mes pas ne me sur l'effet de notre coup de main. Il faut maintenant retrouver la colonne perdue dans l'immensité ténébreuse du chott, et ce n'est pas chose facile. Heureusement que ma très grande habitude de la topographie et de la chasse à l'affût m'ont donné ce sens de l'orientation si rare chez les civilisés. Je reviens lentement aux puits d'Oglat Morra, reconnaissables dans l'obscurité à la large tache pâle qui les environne, et là, après avoir réfléchi un instant, je prends une direction intermédiaire entre celle que nous avons suivie à l'aller, et l'extrémité de la gara occupée par l'ennemi. Je recouperai ainsi fatalement les traces de la colonne si elle a continué à marcher vers Oglat Beïda, et peut-être aurai-je la chance de tomber sur cette grosse masse en mouvement. Je vais l'oreille tendue et les yeux aux aguets, cherchant à percer le mystère de l'ombre. A force de regarder fixement les taches imprécises qui surgissent aux limites de l'étroit horizon où ma vue est bornée, je finis par ne plus rien distinguer et je suis constamment le


jouet de singulières illusions. Tantôt ce sont de petits feux qui paraissent voltiger au-dessus de la masse sombre d'une dune et qui s'évanouissent en approchant; simples impressions subjectives de mes nerfs optiques fatigués par l'attention. Tantôt ce sont de longues files de soldats qui semblent traverser un bas-fond où la blancheur du gypse répand une pâle lumière et qui ne sont en réalité que des touffes de drinn qui se succèdent en ordre il peu près

régulier. Je commence à désespérer de retrouver mes camarades, et je songe déjà à revenir sur mes pas pour attendre au puits d'Oglat Morra la venue du jour, lorsque tout à coup une rumeur imperceptible s'élève derrière une dune qui barre l'horizon sur ma gauche. J'oblique aussitôt dans cette direction et, en arrivant au sommet, je perçois nettement le bruit sourd d'une foule en marche. « Mehalla! La colonne ! », murmure à côté de moi l'aga des Beni-Snouss. C'est elle, en effet ; les quatre murailles humaines du carré mouvant m'apparaissent


maintenant comme quatre gigantesques rubans noirs jetés sur la robe violette de la nuit. Un « Qui vive? » retentit, et, après m'être fait reconnaître par les vedettes qui couvrent la marche, je me dirige vers la première face et je me présente au colonel qui marche en avant des zouaves. dit-il breveté, voilà, jeune Vous Ah me — d'un ton qu'il s'efforce de rendre aimable. Vous arrivez à pic, car le troupeau s'est perdu et j'ai peur qu'il ne soit enlevé demain matin par les éclaireurs de Si Slimane. Tàchez de le retrouver. Il ne doit pas être resté très en arrière, car il était encore en vue de la quatrième face, à la dernière pause. Je vais du reste m'arrêter à la fin de celle-ci, car je n'ai pas l'intention d'attaquer dans cette obscurité. Nous reprendrons la poursuite au point du jour. » Me voilà donc encore une fois reparti, avec mes cavaliers à moitié fourbus, à la recherche d'une cinquantaine de bœufs égarés dans cette immensité. Autant vaudrait chercher une épingle, la nuit, sur le plancher d'une chambre close. Derrière la compagnie de queue, un gros !


homme perché sur un petit âne se lamente bruyamment. C'est Isaac, le boucher d'El Aricha, qui a soumissionné pour la fourniture du bétail sur pied. Craignant sans doute de recevoir un coup de fusil s'il restait en arrière, il a laissé ses bêtes à la garde des toucheurs indigènes, et ceux-ci, n'étant pas stimulés, ont dû faire une halte trop longue et perdre lestraces de la colonne. Il me raconte tout cela avec des larmes dans la voix, supputant déjà la grosse somme d'argent qu'il perdra dans cette aventure, et, alors, il me vient une idée merveilleuse : Isaac, lui dis-je d'un air api« Mon pauvre toyé, je ne donnerai pas deux sous de ta peau, si la distribution ne se fait pas demain matin à l'heure habituelle. Le colonel est un homme terrible, et il ne parle rien moins que de te faire fusiller. Veux-tu un bon conseil? Eh bien, confie-moi un billet de cent francs ; nous attendrons ici le résultat des recherches que vont faire mes spahis, et je le remettrai à celui qui ramènera le troupeau. » La nuit est trop noire pour que j'aperçoive la


grimace que doit faire maître Isaac à cette proposition inattendue, mais, après quelques secondes de réflexion, il se met en devoir de fouiller dans son escarcelle, et, avec un soupir de regret, me tend un papier soyeux que je glisse dans la poche de ma tunique. Les spahis partent aussitôt, et, ravi de mon stratagème qui va me permettre de donner un peu de repos à mon pauvre MOLlSS, je mets pied à terre à la grande satisfaction d'Ahmed ben Abdallah. La vaillante bête a parcouru en vingt heures près de cent dix kilomètres, et n'a mangé qu'une musette d'orge à la grand'halte. Elle n'accuse cependant aucun signe de fatigue, et broutille tranquillement les maigres touffes de drinn qui se trouvent à portée de ses dents. L'attente nle- semble longue, et je commence :1 à désespérer du succès des recherches, lorsque, tout à coup, j'entends le cliquetis caractéristique des éperons arabes contre le fer des étriers. Ce sont mes cavaliers qui reviennent et m'annoncent joyeusement qu'ils ont trouvé le troupeau. Il avait, en effet, perdu les traces


du convoi, et obliqué trop il droite, mais, comme il a marché sans cesse, il était à peu près à notre hauteur, et, un quart d'heure après, j'aperçois la masse sombre des bœufs qui débouchent dans la clairière où nous nous sommes arrêtés. Nous repartons aussitôt après avoir remis au plus ancien de mes spahis la récompense promise, à charge de la répartir entre ses camarades, et je rallie enfin la colonne qui s'est installée au bivouac à quelques kilomètres seulement de la gara occupée par Si Slimane.

Elle s'est arrêtée vers huit heures du soir, après avoir franchi soixante-quinze kilomètres en dix-neuf heures et demie, accomplissant ainsi la marche la plus extraordinaire qu'ait enregistrée l'histoire, ainsi que je le prouverai plus loin. Le colonel a défendu d'allumer des feux, et les hommes sont tellement épuisés de fatigue que, dans chaque compagnie, à l'exception des factionnaires et des sections d'avant-postes, on s'est couché sur place, derrière les faisceaux, sans prendre la peine de monter les tentes-abris, et après avoir simple-


ment grignoté un morceau de pain ou de biscuit. Je trouve le colonel en conférence avec les commandants Monthaulon et Zéni, et je me joins à eux pour le supplier de reprendre la marche, et de foncer sur l'ennemi. ici le convoi à la garde de deux Laissons — compagnies, et, dans deux heures, mon colonel, quand les hommes seront un peu reposés, repartons en carré plein, deux compagnies millide 80 pièces deux les face, chaque sur mètres aux angles de la première face, l'escadron au centre, près à en déboucher lorsque l'ennemi aura été rompu, pour sabrer les fuyards, et je réponds du succès » Un violent combat se livre dans son cœur, mais il est déprimé par cette longue chevauchée, et le sentiment de sa responsabilité l'écrase sans doute, car c'est d'un ton découragé qu'il me répond : circonstance, oui; mais la En autre toute — nuit, après cette marche forcée de quatre-vingts kilomètres, et avec des hommes éreintés, non Regardez donc autour de vous, tout le monde !

!


est épuisé de fatigue, et succombe au sommeil. Nous nous ébranlerons demain à la première heure et nous rattraperons sans peine la harka qui ne s'enfuira certainement pas avant le

jour. Nous insistons encore, peine perdue ! En vain je lui représente qu'il perd une magnifique occasion de se couvrir de gloire, qu'une carrière superbe s'ouvre pour lui, s'il mène jusqu'au bout ce hardi coup de main ; que persi soit qu'il arrêté près comprendra se sonne ne du but, et qu'on ne manquera pas de dire que marche fait d'avoir la peine n'était unepas ce si extraordinaire pour laisser son ennemi s'échapper, alors qu'il n'avait que quelques moins l'anéantir tout faire au à ou pour pas butin. reprendre lui son pour dit-il brusquement, on Assez causé, me — voit bien que ce n'est pas vous qui commandez Et, sur ce, allons nous coucher ! La perspective de passer la nuit à la belle étoile ne paraissant pas l'enchanter, je lui propetite de faire monter obligeamment ma pose tente, moins encombrante que la sienne, et, !


après avoir absorbé le contenu d'une boîte de conserve et bu un verre de vin, nous nous étendons tous deux côte à côte. N'oubliez pas surtout, me recommande-t-il « en se couchant, de me réveiller à quatre heures du matin » Quelques instants après, nous étions plongés tous deux dans un profond sommeil. Je jouis heureusement de la précieuse faculté de dormir quand je veux et le nombre d'heures que je veux, surtout lorsque j'ai des préoccupations, mais, ce jour-là, sans doute à cause de la fatigue exceptionnelle de la veille, je constate avec stupeur en me réveillant que ma montre à répétition sonne cinq heures. Chose singulière, je n'entends aucun bruit au dehors. D'habitude, le camp s'emplit longtemps avant le jour d'une sourde rumeur, faite bruit des chevaux auxquels on donne l'orge, allument des conversations des cuisiniers qui feux pour la préparation du café, des cris es sokrars, qui commencent les préparatifs u chargement du convoi. Ce matin, silence bsolu. J'écarte la porte de la tente et je re!

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-


garde au dehors. Rien ne bouge. Je m'avance près des faisceaux de la compagnie voisine et je cherche des yeux la silhouette du factionnaire que je découvre enfin écroulé sur une touffe d'alfa, et dormant, son fusil entre les mains. Je.continue à marcher dans la direction du petit poste, mais aucun « Qui vive? » ne m'arrète. Là encore, tout le monde a succombé à l'étreinte de l'irrésistible sommeil Alors, je reviens en courant à la tente où le colonel continue à ronfler bruyamment, et je l'appréhende énergiquement pour le réveiller, car il reste sourd à tous mes appels. Quelques grognements inarticulés accueillent mon intervention, mais je recommence, et, cette fois, mes efforts sont couronnés de succès. Il se met péniblement sur son séant, et tout de suite il a un mot aimable. la paix. Qu'est-ce que donc F...ez-moi — vous avez à me secouer comme cela? m'avez dit de colonel, Mais, vous mon — vous réveiller à quatre heures et il en est cinq Il a fini, sans doute, par retrouver le fil de !

!


m'abond, d'un relève il et, idées, se car ses postrophant avec fureur : de tous les diables, tout est millions Mille — perdu, et par votre faute Mais vous n'êtes donc bon à rien que vous ne puissiez même pas vous réveiller à l'heure que je vous avais fixée? C'en est trop il la fin, la moutarde me monte au nez, et, perdant patience : dis-je d'un ton colère, vous lui F...re, Eh! — n'aviez qu'à vous réveiller vous-même. C'est encore bien heureux que j'aie pu m'arracherau sommeil, car tout le monde dort encore dans votre colonne, même les grand'gardes. Regardez avoir jeté un coup d'œil fit-il, Bigre, après — immobile qui apparaît le bivouac aux presur mières lueurs de l'aurore. belle, ajoutai-je échappé l'avons Nous — aussitôt, car, si Slimane avait su ce qui se passait, nous aurions été tous égorgés sans défense. Une demi-heure après il se mettait en route avec les trois compagnies du 2e zouaves, la section de 80 millimètres de montagne, et l'es!

!


cadron de chasseurs, laissant le convoi à la garde des tirailleurs. J'avais pris l'avance avec mes spahis, mais, en arrivant au sommet de la gara, je ne trouvai plus que les cendres des foyers que les contingents avaient allumés la veille. Je pris aussitôt le galop, en suivant les innombrables empreintes laissées sur le sable par les troupeaux de la razzia, et, en arrivant sur la berge occidentale du chott, je constatai avec désespoir que l'immense plaine qui s'étendait à perte de vue était absolument déserte. Si Slimane, averti à temps par nos voisins marocains, les Mehaïa, dont les espions postés en observation sur les berges Sud du chott avaient aperçu notre mouvement, était parti à deux heures du matin, gagnant ainsi quatre heures d'avance. Je finis cependant par ramener une centaine de chameaux, et quelques troupeaux de moutons, que je découvris blottis dans une dépression du sol, où leurs ravisseurs les avaient abandonnés à moitié morts de fatigue. Pendant ce temps, le colonel, averti de la


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situation, concentrait ses forces à Oglat Morra. Après avoir renouvelé l'eau des tonnelets, abreuvé les chameaux et les animaux du convoi, il lançait sur la trace de la harka le goum et les trois compagnies du 26 tirailleurs en partie montés à mulets et sans sacs. Il espérait sans doute que cette colonne légère la gagnerait de vitesse par la dépression du Saheb el I-lindh qui conduit à Djenan el Rerib, groupe de térébinthes géants, point de passage obligé de Si Slimane. Il m'envoya en même temps l'ordre de le rejoindre après avoir mis mes spahis à la disposition du commandant Monthaulon. Ce brillant officier supérieur ne s'arrêta qu'à la tombée de la nuit, lorsqu'il eut constaté qu'il lui était impossible de regagner la formidable avance des fugitifs. Dans cette poursuite menée jusqu'aux limites au delà desquelles elle serait devenue une aventure dangereuse, Si Slimane ne put être atteint, mais les nombreux cadavres d'animaux qui jalonnaient sa ligne de retraite, les moutons et les chameaux épuisés, les objets de campement, et même les armes


abandonnées que recueillirent les tirailleurs, attestèrent éloquemment le désordre de sa fuite. Les turcos nous rejoignirent le lendemain, 20 novembre, à Oglat Morra, où ils arrivèrent départ le depuis midi, ayant parcouru vers d'El Aricha cent soixante kilomètres en soixante heures, dont la moitié, il est vrai, en partie à pied, en partie à dos de mulet. Le général Lewal, après avoir commenté dans ses études de guerre les marches les plus célèbres des temps modernes, conclut qu'on peut demander à l'infanterie chargée quatrevingts kilomètres en trente-six heures, mais que c'est là un effort maximum ; or, nous avons fait hier soixante-quinze kilomètres en dix-neuf heures et demie Le petit tableau ci-après montrera plus nettement encore l'extraordinaire performance accomplie par nos zouaves et nos tirailleurs : Ces chiffres se passent de commentaires Le retour à El Aricha ne fut marqué par des esprit l d'agir Afin incident. posur aucun pulations marocaines de la frontière, nous re!

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vînmes par le fond du chott, jusqu'aux puits d 'El Kazdir, où nous relevâmes de nombreuses traces des campements des Mehaïa, qui se retirèrent précipitamment à notre approche. En arrivant à l'étape, j'avais l'habitude de devancer la colonne, et, après avoir choisi l'emplacement du bivouac, je plaçais un spahi à cheval à chaque coin d'un carré de trois cents mètres de côté pour en jalonner les angles d'une manière apparente, de telle sorte que, l'ordre du campement étant invariable, chaque fraction de troupe se rendait directement et sans perdre de temps à sa place habituelle. Le colonel, qui était d'une humeur de dogue depuis la veille, et qui cherchait évidemment une occasion de se priver de mes services, me reprocha en arrivant d'avoir placé les spahis en losange, et non en carré, et, comme je protestai de l'exactitude géométrique de mes alignements, il perdit soudain toute retenue et m'apostropha d'une manière si inconvenante, que, décidé, moi aussi, à abandonner des fonctions aussi peu agréables, je lui répondis avec exaspération :

0


la fin, vous êtes tellefort, C'est à trop — ment myope que vous ne distinguez pas un chameau d'un cheval, à vingt pas, et vous prétendez, à trois cents mètres de distance, mesurer l'angle que font entre eux des jalonneurs Il devint rouge comme la crête d'un coq, et, d'une voix enrouée par la colère : A dater de ce moment, vous Plus mot! un — n'êtes plus mon chef d'état-major. Rentrez immédiatement à votre bataillon fut seule Pas tôt réponse, et, trop ma — faisant faire un demi-tour sur les hanches à mon cheval, je partis au galop. Le surlendemain, 23 novembre, nous rentrions il El Aricha, après avoir fait étape à l'oued Bou Terfine. J'avais repris avec joie mon service d'adjudant-major au bataillon du 2e zouaves, et j'étais enchanté de me retrouver sous les ordres immédiats de mon ancien chef, le commandant Zéni, lorsque, quelques jours après notre retour, un spahi vint un beau matin me prévenir que le commandant de la colonne me deman!

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!


dait au bordj, où il venait de s'installer en prévision des froids intenses qui sévissent chaque année dans cette région inhospitalière. Je trouvai le colonel en contemplation devant un superbe buvard à trois rouleaux qu'il venait sans doute de recevoir par le courrier, et, d'un coup d'œil, je vis que sa face, d'habitude si hargneuse, était comme transfigurée par une incroyable impression de béatitude. Il étendit le bras, saisit avec une sorte de dévotion ce spécimen inattendu de l'industrie parisienne, une nouveauté du reste à cette époque, et, l'élevant avec mille précautions comme s'il soutenait une relique : Qu'est-ce dites de de cet que vous amour — buvard ? Je retins à grand'peine un sourire, et, prenant le précieux objet, je vis aussitôt que ce qui excitait ainsi son enthousiasme c'était un bouquet de roses et de myosotis peint avec un goût exquis sur l'ébène de la tablette qui recouvrait les trois roulettes. — C'est charmant, et la personne qui a


exécuté ces fleurs possède un joli talent d'artiste. aussi, fit-il, Ah trouvez ce vous vous — cadeau ravissant. Eh bien, sachez, monsieur mon ex-chef d'état-major, que c'est une femme, et une femme exquise dont je suis éperdument épris, en tout bien, tout honneur, je me hâte de le dire, car, j'ai beau être grognon et désagréable, je n'en suis pas moins un honnête homme. Comment pourrai-je reconnaître roulé mille part? J'ai de bienfait tel prosa un jets dans ma tête, et voici à quoi je me suis arrêté. Le langage des dieux est seul digne d'exprimer ma gratitude, mais, voilà le chiendent, je n'ai jamais fait un vers de ma vie, et, tout de suite, j'ai songé à vous qui savez tout faire. colonel. aimable, Vous êtes trop mon — boudez, alors Allons, je vois me que vous — que moi je n'ai plus de rancune. fis-je riant, Je le crois peine, et, en sans — je suis un bon garçon, montrer que pour vous . je vais me mettre en frais d'un sonnet. Comme tous les potaches, j'ai taquiné autrefois la muse !


et commis quelques méfaits poétiques. Je vais essayer dès ce soir et ferai de mon mieux pour que votre envoi soit digne d3 la dame de vos pensées, mais j'aurai besoin de connaître son

prénom. Ah! diable! fit-il, je crains qu'il ne soit — pas commode à faire entrer dans votre sonnet : Léopoldine! Bah Je le Poldine simplifierai, sera char— mant Il se leva d'un bond, et, me tendant la main : Allons, je vois qùe je vous avais mal jugé, — voulez-vous que nous oubliions ce qui s'est passé ? Et comme je répondais à son étreinte : Vous reprendrez vos fonctions de chef — d'état-major à dater de ce jour, et, pour commencer, vous viendrez dîner avec moi ce soir. Le lendemain matin, en pénétrant dans son bureau pour le rapport, je lui tendis une enveloppe contenant le sonnet que voici : !

!


Roses, myosotis Quel ravissant bouquet ! Dont le sens deviné a transporté mon âme. Car l'amoureux expert, vous le savez, madame, Comprend à demi-mot ce langage muet. !

f

Roses étincelant au fond d'un vert bosquet, Chantent cette beauté qui fit naître ma flamme, Et le doux souvenir en qui mon cœur se pâme, C'est le myosotis au ton de pur bluet.

Ainsi malgré l'exil, un rayon d'espérance Illumine la nuit où sans votre présence Tout mon être est plongé, et vous tendant les bras, Dans un élan soudain de ma reconnaissance, Je murmure genoux, avec ferveur intense : Je vous aime, Poldine, ah! ne m'oubliez pas!

à

Bravo! C'est parfait! l'envoyer Je vais par — le premier courrier, mais, pour toutes sortes de raisons, je ne puis pas dire que vous en êtes l'auteur. Cela va de soi, l'auteur, c'est moi. Huit jours après, il recevait une lettre dont il me lut ce passage : '1 « Savez-vous, colonel, que je suis à la fois j furieuse et ravie, furieuse de ce que votre trop ^

l


grande modestie m'avait caché votre charmant talent de poète, ravie du délicieux sonnet que j'ai lu et relu plus de vingt fois en pensant il l'absent. A tout péché miséricorde, et la pénitence vous sera douce, si vous m'aimez autant El Tant dites. le serez à vous que que vous Aricha, je vous mets à l'amende d'un sonnet par semaine! » A dater de ce moment et jusqu'à son départ, je fus le chef d'état-major le plus heureux de l'armée française, et j'aurais fait passer mon corpulent colonel parle trou d'une aiguille pour avoir chaque dimanche, à l'heure du courrier, le galant madrigal, la plaintive élégie ou l'amoude aussitôt transcrivait qu'il sa sonnet reux grosse écriture anguleuse, afin de ne pas éveiller les soupçons de sa Dulcinée. Les voilà bien, les dessous de l'histoire!


LE COMBAT DE L'OUED CHAHEF

Le 13 mai 1882, à Il h. 55 du soir, le lieutenant-colonel Duchesne, commandant la colonne d'El Aricha où je remplissais les fonctions de chef d'état-major, recevait un télégramme lui prescrivant de se porter immédiatement vers Matarka afin de reconnaître les forces ennemies qui avaient pu être rejetées dans la haute vallée de l'oued Charef, par l'action combinée des colonnes d'Aïn ben Khelil et d'Aïn Sefra. Ces dernières, commandées respectivement par le colonel de Négrier et le commandant Marmet, avaient en effet reçu la mission de


châtier les tribus qui avaient pris part au massacre de la compagnie montée de la légion au chott Tigri. Elles devaient se recouper en passant l'une au Nord, l'autre au Sud de ce point, dans la direction du djebel el Hadid, dernier contrefort du Grand Atlas marocain vers l'Est et ligne de séparation des eaux qui s'écoulent, d'une part vers la Méditerranée par la Moulouïa et son principal affluent l'oued Charef, de l'autre vers le Sahara, par l'oued Guir. Le 14 mai, après avoir fait pendant la nuit tous les préparatifs du départ et effectué au point du jour le chargement des chameaux, la colonne s'ébranlait à sept heures du matin dans la direction du Sud-Ouest, à l'effectif de vingt-huit officiers et neuf cent dix-sept hommes de troupes. Elle était composée de trois compagnies du 2e zouaves, trois compagnies du 2e tirailleurs, une section d'artillerie et trois pelotons du oe escadron du 2e chasseurs d'Afrique. Une compagnie de zouaves et une compagnie de tirailleurs avaient été laissées à El Aricha avec les malingres, pour garder la redoute.


Après avoir franchi le chott Gharbi à Oglat el Habbara, elle atteignait, le 16 mai, l'oued Charef à Sidi Salem et y faisait séjour le 17, après avoir lancé des reconnaissances dans l'Ouest. Vers midi, le colonel reçut plusieurs télégrammes apportés à franc étrier par des cavaliers échelonnés sur l'itinéraire jusqu'à El Aricha. Il était averti que la colonne Marmet, après une razzia de cent cinquante tentes sur les dissidents, revenait à son poste, ainsi que la colonne de Négrier, et que, par suite, il devait éviter de s'engager au loin, à moins de

circonstances imprévues. Il résolut néanmoins de se porter plus au Sud le lendemain, afin de recueillir les éclaidirection la dans matin le même partis reurs du djebel el Hadid et de Matarka, et c'est ainsi marche d'une heures huit mai, le 18 après que établissait colonne la difficile, terrain s sur un l'oued de encaissée vallée la dans bivouac au Charef, se couvrant dans toutes les directions vedettes les dont cavalerie de des postes par étaient postées sur les plateaux voisins. Sur ces entrefaites, les reconnaissances


étaient rentrées et rapportaient des renseignements qui concordaient tous sur ce point que le pays était absolument désert. Les goumiers, qui avaient soi-disant poussé jusqu'à Matarka, mais que j'ai toujours soupçonnés d'avoir fait une longue sieste en un point intermédiaire, prétendaient avoir relevé seulement des traces de campements abandonnés depuis cinq ou six

jours. Le colonel décida par suite, et en conformité de ses instructions, que l'on reviendrait le lendemain matin sur El Aricha, et on s'occupa aussitôt des préparatifs de l'installation. Il était près de quatre heures et j'étais en train de surveiller le montage des tentes de

l'état-major, lorsqu'un chasseur d'Afrique, envoyé par le capitaine Guyon qui visitait en ce moment le réseau d'avant-postes fournis par son escadron, accourant à bride abattue, informa le colonel que les vedettes placées sur les hauteurs de la rive gauche signalaient un gros de cavaliers et une masse compacte de fantassins arabes marchant à une allure rapide dans la direction du bivouac. Ils n'en étaient


plus qu' à deux ou trois kilomètres et ils n allaient falaise la de les crêtes tarder à couronner pas de constamment domine qui presque escarpée quatre-vingts à cent mètres la vallée d érosion campés. étions laquelle fond de nous au Il n'y avait pas une minute à perdre, si nous dans surpris être ce coupevoulions pas ne immédiatement fit colonel monter le et gorge, environ cinil cheval le gros de l'escadron, quante cavaliers, ainsi que le goum. Tout ce monde partit au galop dans la direction d une faille de l'escarpement, seul point où il était possible à des troupes montées de s'élever sur le plateau supérieur, occupé en ce moment les prendre même Il fit temps l'ennemi. en par du 4" bataillon du compagnie la 4c à armes 2c zouaves, capitaine Vessière, et à la 4° compagnie du 3c bataillon du 3e tirailleurs, capitaine Hamel, les plaça sous les ordres du commandant Monthaulon, du même régiment, et cavalerie, leur tête mit sa appuyer à pour se du Zéni, commandant confié avoir après au 2" zouaves, et aux quatre autres compagnies la garde du camp.


Dans l'intervalle, j'avais sollicité l'autorisation d'aller reconnaître la situation, et, sautant en selle avec les spahis de l'escorte, je partis au galop dans la direction prise par notre cavalerie. En arrivant au sommet de la piste étroite sur laquelle je m'étais engagé à mon tour, je m'aperçois que mon cheval ne galope pas avec, sa vigueur habituelle. Je me suis multiplié le jour même et les jours précédents pour explorer le terrain en avant et sur les flancs de la colonne, et la vaillante bête, que j'ai imprudemment surmenée dans ma hâte à rattraper les chasseurs, alors que j'aurais dû tenir compte son état de fatigue antérieur, est visiblement à bout de forces lorsque je parviens, après dix minutes d'une course furibonde, sur un dos de terrain d'où j'aperçois enfin le théâtre de la lutte. A deux ou trois kilomètres dans l'OuesL s'élève une longue traînée de poussière, et,

prenant ma jumelle, je distingue l'escadron de chasseurs d'Afrique lancé à la poursuite d'une masse confuse de cavaliers arabes qui me paraissent en pleine déroute.


Je continue à trotter dans la même direction et j'arrive en un point où nos cavaliers ont dû charger sur un groupe de fantassins, car le sol est couvert d'une trentaine de cadavres ennemis; mais, à ce moment, je constate avec désespoir que mon pauvre « Mouss » est incapable d'aller plus loin, et, avisant un chasseur blessé qui revient en ce moment dans la direction du camp, je saute sur son cheval et je lui confie le mien. C'est ainsi qu'en le voyant arriver tenu en main, le bruit courut le soir même à Tlemcem que j'avais été tué ou blessé dans la bagarre, devançant ainsi, par un mystère de la télégraphie primitive des Arabes, la dépêche officielle adressée quelques heures plus tard par le colonel Duchesne. Je fais encore quelques kilomètres et, chemin faisant, je rencontre plusieurs chasseurs isolés et un officier, le lieutenant B... que je m'étonne de trouver dans ces parages, alors que son escadron est en train de poursuivre, l'épée dans les reins, la cavalerie ennemie. Leurs explications ne me satisfont qu'à moitié et j'en rendrai compte après l'affaire au colonel Du-


chesne, mais celui-ci, dans le but, sans doute, de ne faire entendre aucune note discordante, n'en fera pas mention dans son rapport officiel. Il ne se fera aucun scrupule de raconter qu'envoyé par lui en reconnaissance, j'avais rencontré, chemin faisant, le peloton du lieu-tenant B... et que j'en avais pris le commandement. C'est ainsi qu'on écrit l'histoire La vérité, la voici : en partant du bivouac, j'avais avec moi six spahis et, après avoir recueilli successivement cet officier et huit chasseurs « soi-disant égarés », je me trouvais à la tête d'un petit peloton de quatorze cavaliers que j'entraînais à ma suite. Entre temps, j'avais été rejoint par le vétérinaire de l'escadron, dont le sang-froid et l'intrépidité excitèrent mon admiration. Tout comme Murat, au temps des grandes chevauchées épiques, il n'était armé que de sa cravache. Tout à coup, en arrivant au sommet d'un pli de terrain, je pousse une exclamation de surprise. Devant nous, à une centaine de mètres, m l'infanterie de la harka, lâchement abandonnée^ !


I

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par sa cavalerie, bat en retraite vers les montagnes lointaines de l'Atlas marocain. Il y a là environ cinq à six cents fantassins, tous vêtus d'une gandoura blanche, serrée à la taille par une ceinture de cuir, et marchant dans un ordre singulier. Ils couvrent un grand rectangle de quatre cents mètres de front sur huit cents mètres de longueur et, dans chaque file, espacée de huit mètres des files voisines, les combattants sont également à huit mètres les uns des autres. Cette formation bizarre, qui, à ma connaissance, n'a jamais été employée par les Arabes que dans cette occasion, avait dû être imaginée par un de nos anciens tirailleurs dans le but de diminuer les pertes en cas de rencontre avec notre infanterie. Je fais immédiatement mettre pied à terre à ma petite troupe, et je dirige rapidement une série de feux de salve sur cette large cible où tous les coups doivent porter, en ayant soin d'augmenter la hausse au fur et à mesure qu'ils gagnent du champ. La harka accélère immédiatement l'allure, mais ces braves gens ne donnent aucun signe


de frayeur. Ils continuent à battre en retraite, à longues enjambées et dans un ordre parfait,

abandonnant leurs morts derrière eux, mais emmenant leurs blessés. Soit pour une cause soit pour une autre, appréhension ou dressage insuffisant, mes hommes tirent comme des sabots, et je ne vois qu'un moyen de remédier à leur maladresse : nous rapprocher des fugitifs; aussi, je commande : « A cheval! » dès que l'éloignement me paraît par trop grand pour obtenir de sérieux résultats, puis : « Au trot » Et c'est ainsi que, de bond en bond, je mène la poursuite pendant une dizaine de kilomètres, laissant derrière moi une trentaine de cadavres marocains. A ce moment, le désordre commence à se mettre dans la harka, dont les combattants paraissent hors d'haleine et dont la belle ordonnance est désormais rompue. Soudain, je vois francheobliquer d'hommes confus groupe un ment à gauche et se détacher de la masse principale. Devant eux court un homme de taille gigantesque, revêtu d'une gandoura de couleur !


éclatante, un chef, sans doute. Je tire mon sabre, fais prendre le galop, et, à cinquante mètres des fuyards je pousse un cri retentissant de : « Chargez » C'est alors une mèlée confuse où je décharge cinq fois mon revolver et où je dois recevoir pas mal de coups de fusil, car le soir, au moment où nous rejoindrons l'infanterie de la colonne, mes camarades constateront que le léger burnous blanc que je porte par-dessus ma tunique est brûlé en mains endroits par la poudre. Après le premier choc, je me suis élancé à la poursuite de l'homme à la rouge gandoura et je gagne du terrain, lorsque à ma stupéfaction il enlève son vètement en un tour de main pour courir plus vite. Je vois toujours ce grand colosse à la peau bronzée franchir aussi vite que mon barbe les touffes d'alfa éparpillées à la surface du steppe. Le fusil dans la main droite, le couteau dans la main gauche, nu comme un ver, il détale devant moi à une vitesse prodigieuse, mais les poumons de l'homme ne peuvent lutter avec ceux du cheval. Sa respiration !


devient rauque et sifflante, et, brusquement, au moment où il va ètre rejoint, il s'arrète net, met un genou en terre dans une rapide volteface et m'ajuste froidement. Je vois dans la même seconde son œil étinceler au-dessus du canon de son fusil, puis un jet de flamme. Une balle siffle à mes oreilles et, subitement relevé, le géant reprend sa course éperdue, mais je ne suis plus qu'à trois pas de lui et je l'abats du dernier coup de mon revolver, au moment où un de mes spahis, arrivant à l'allure de la charge, lui lâche à quinze pas son coup de fusil par le travers. crie-t-il joyeusement en des» me « Morto cendant de son cheval, puis il le dépouille de sa ceinture de cuir ouvragé et l'accroche après le pommeau de sa selle, où il a déjà suspendu la belle gandoura recueillie au passage. Sur ces entrefaites arrive l'aide-vétérinaire, toujours aussi souriant que dans un rallye-paper et qui s'émerveille de la splendide anatomie du mort. C'est vraiment un homme superbe, d'au moins deux mètres de haut, et dont la muscu!


lature est admirable. Nous avons devant les yeux le type le plus parfait de ces Harratines ou mulâtres du Sud-Marocain, dont la force est prodigieuse et n'a d'égale que le courage extraordinaire dont ils font preuve dans le combat. fait Bigre auriez compagnon, mon vous — passé un mauvais quart d'heure, mon capitaine, si vous étiez tombé dans les pattes de ce gaillard-là. Vous avez bien fait de ne pas le !

manquer, car, lui, ne vous aurait pas raté avec ce petit outil. Et il me tend un couteau marocain à lame tranchante comme un rasoir, qu'il vient d'arracher à la main crispée du géant, et qui figure aujourd'hui à la place d'honneur de ma panoplie avec le moukhala de ma victime. En examinant celui-ci, je m'explique aussitôt pourquoi il m'a manqué à une si courte portée le long canon de son fusil, fretté de fils d'acier enroulés jointivement depuis la culasse jusqu'à l'extrémité, a dû subir un choc violent à la suite d'une chute., car il est légèrement dévié vers la gauche, et, en me visant le plus correctement :


du monde, la balle devait fatalement passer il ma droite. C'est le moment maintenant de rallier les chasseurs et les spahis, et je constate avec joie qu'à part quelques égratignures ils ont eu la chance de sortir sains et saufs de cette bagarre. Je me dispose à reprendre la poursuite du gros de la harka, qui, pendant cet épisode, a gagné pas mal de terrain , lorsque soudain je m'arrête inquiet. A trois ou quatre kilomètres en arrière,

un groupe de trente à quarante cavaliers arabes est venu s'établir sur ma ligne de retraite Je ne peux me douter, certes, que ce groupe menaçant n'est autre que notre goum errant à l'aventure sur le champ de bataille. Incertain de la tournure que prendra l'affaire, il se tient prudemment entre mon peloton et les deux compagnies qui arrivent à mon secours, prêt il tourner casaque en cas d'échec, mais je ne le saurai que plus tard, et je suis persuadé tout d abord que c'est une fraction de la cavalerie ennemie ayant échappé à la poursuite du capitaine Guyon et accourant au secours de son infanterie. !

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mes spahis, qui ne sont munis que des quarante-huit cartouches réglementaires, ont déjà brûlé plus de la moitié de leurs munitions et seraient complètement déde prise j'ai précaution la ne que pourvus sans faire tirer que par salves. Qu'allons-nous devenir, avec cette poignée d'hommes et de chevaux exténués de fatigue, si la harka fait demi-tour pour coopérer à l'attaque de son goum? Je pense un instant à me dérober à cette •double étreinte, mais je réfléchis aussitôt que raison rejoints serions promptement en nous de la différence de charge de nos montures, et, alors, en quelques mots rapides, je préviens d'attaque tuerons qu'en hommes nous cas mes d'abord nos chevaux après les avoir fait mettre bon tenir de essaierons cercle et que nous en derrière leurs cadavres, comme dans une sorte de redoute, jusqu'à l'arrivée de la colonne de Mes chasseurs

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secours. J'ai vécu là quelques minutes inoubliables. Cependant, aucun mouvement ne se dessiqui cavalerie, de de du troupe côté cette nant


semble au contraire attendre les événements, je prends le parti de continuer ma poursuite au

trot. Le groupe confus de la harka grossit peu à peu à ma vue, lorsque, tout à coup, il disparait

brusquement. Fort intrigué parce que, aussi loin que ma vue peut s'étendre, le steppe m'apparaît plat comme la mer, je ralentis prudemment l'allure, flairant quelque piège, et, soudain, j'entends le sifflement caractéristique des balles du chassepot. Du coup, je suis fixé sur la provenance des contingents ennemis. Ils ont évidemment fait partie du guet-apens du chott Tigri, et sont en train de retourner contre nous les armes de nos malheureux légionnaires. Dans ces conditions, il m'est impossible de continuer à m'avancer à découvert et, faisant mettre pied à terre à ma petite troupe, je laisse trois hommes à la garde des chevaux, puis je déploie les autres en tirailleurs, et j'exécute un premier bond dans la direction d'où partent les coups. Le mystère se dévoile aussitôt. Le sol s'incline maintenant vers le Nord en pente très


douce et, à deux cent cinquante mètres envidélégère brusquement s'affaisse une en ron, pression orientée de l'Ouest à l'Est. Les Marocains, exténués de fatigue et mourant de soif, de dans plat jetés à ventre ces sont une se pluviales, les alimentées que eaux par mares, l'on appelle « redirs » en arabe, et, après s'être longuement désaltérés à cette eau limoneuse, Abrités point. faire décidés tète à sont ce en se perpendiculairement à qui berge la court par ma direction de marche, ils ont beau jeu pour démolir la poignée d'hommes que je conduis à l'attaque sur un sol uni comme un billard. Je fais, néanmoins, un nouveau bond d'une centaine de mètres et ne m'arrête qu'à portée des grands fusils arabes, car, pour les châssepots dont ils sont munis, leur ignorance des propriétés de la hausse rend leur tir peu dan-

gereux. Il ne nous reste plus que deux paquets de cartouches par homme et, au lieu du feu rapide que j'aurais voulu faire dans cette circonstance pour ébranler les défenseurs du redir, je dois me contenter d'envoyer quelques salves


bien ajustées qui font disparaître les têtes derrière les talus. Exécuter une attaque brusquée serait folie. La disproportion écrasante de nos forces, un contre vingt au moins, l'absence de baïonnettes, qui inspirent une terreur invincible aux Arabes, le manque de munitions surtout, m'imposent l'expectative, et, après la sixième salve, je commande : « Cessez le feu! » Ma situation est loin d'être brillante et je me demande avec anxiété comment finira cette aventure lorsque, tout à coup, je vois un nuage de poussière s'élever derrière un pli de terrain situé de l'autre côté de la ligne des redirs, à sept cents ou huit cents mètres en arrière de la harka. Un gros de cavaliers venant du côté du Maroc accourt à toute allure, et je ne puis m'empêcher de murmurer entre mes dents : « Cette fois, nous sommes f...us! » Mes hommes se sont dressés sur les avantbras et, tout pâles, eux aussi, regardent cette avalanche qui va nous balayer comme un fétu de paille. Je tire en toute hâte ma jumelle de son étui etje pousse aussitôt un cri de triomphe: « Les chasseurs » !


C'est en effet le demi-escadron du capitaine Guyon. Nous saurons plus tard que, n'ayant pu gagner de vitesse les cavaliers marocains dont les montures portent en moyenne une trentaine de kilos de moins que nos malheureux chevaux d'armes, il revenait lentement vers le bivouac, lorsqu'il avait aperçu dans le lointain la fumée du combat que je livrais sur sa gauche. Il s'était porté au trot sur les derrières de l'ennemi, avec l'intention de le sabrer au passage et d'effectuer ensuite un ralliement sous la protection de nos fusils. Nous suivons haletants toutes les péripéties du terrible drame qui se joue sous nos yeux. Et quelle mise en scène tragique Devant nous, à cent cinquante mètres au plus, le redir où tous les combattants de la harka se sont. groupés sur une dizaine de rangs de profondeur pour résister au choc menaçant; un peu au delà, les deux pelotons arrivant à une allure superbe, le premier fonçant droit sur la harka, le second en échelon à sa gauche

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A cinquante mètres des fantassins arabes,

qui viennent d'épauler leurs fusils et attendent froidement l'abordage, le lieutenant Simon se retourne brusquement et, brandissant son sabre, enlève ses vingt-quatre chasseurs dans lin cri formidable de : « Chargez » La minute est solennelle; cette poignée-de héros arrive comme une trombe, et pas un eoup de fusil ne part du groupe compact de la harka. Mon cœur cesse de battre un instant et, soudain, une formidable détonation déchire l'air calme du soir. Les braves Marocains ont tiré à bout portant, et je ne puis étouffer un cri d'angoisse en voyant s'effondrer un bon tiers du peloton. Mais l'élan est si vigoureux que le reste fait une trouée à travers les rangs pressés de la harka. Je distingue l'éclair des lames qui s'abattent de droite et de gauche, au milieu de la fourmilière humaine qui grouille littéralement autour des chevaux. Ceux-ci se eabrent furieusement et bondissent par-dessus les corps, et je vois enfin émerger au-dessus de la berge le lieutenant Simon, suivi seulement d'une quinzaine de cavaliers. Avec une pré!


sence d'esprit bien rare en un pareil moment, ce vaillant officier oblique de suite à gauche, afin de démasquer mon champ de tir, mais à cet instant tragique, j'endure pendant quelques secondes les affres de la plus cruelle anxiété. Un chasseur démonté, puis deux, puis trois, apparaissent à leur tour et accourent vers nous poursuivis par une nuée de il[ toutes jambes, Marocains qui, n'ayant pas eu le temps de recharger leurs fusils, bondissent derrière eux, le khoudmi à la main, afin de leur couper le cou.

Cruel dilemme Si je tire, je risque de les atteindre; si je ne tire pas, ils sont perdus, car, alourdis par leurs fausses bottes, ils perdent visiblement du terrain. Ma décision est prise en un clin d'œil. Je hurle : « Feu rapide! » Les poursuivants font aussitôt demitour et les chasseurs, qui par miracle n'ont pas été touchés, ont vite fait de se mettre en dehors de la direction de mon tir ; mais quelle n'a pas été mon anxiété pendant ces quelques secondes Pendant ce temps, le capitaine Guyon, qui !

!


avait franchi le redir un peu en aval du lieutenant Simon, arrive à son tour et s'arrète à la droite de ce dernier, de telle sorte que nous sommes placés tous les trois en arc de cercle autour de la harka. Je prends aussitôt le commandement, comme plus ancien capitaine, et, après quelques minutes de repos, je me prépare à recommencer l'attaque, lorsque, à ma grande surprise, je vois l'infanterie ennemie s'enfuir à toute allure vers le Nord; mais, après quelques minutes de poursuite, je dois m'arrèter après avoir constaté que l'état de fatigue des hommes et des chevaux rend une nouvelle charge péril-

leuse. Le soleil vient de descendre derrière la haute chaîne où la Moulouïa prend sa source, et la nuit ne va pas tarder à venir, rendant ma situation encore plus difficile. Le demi-escadron a subi des pertes sensibles. Le peloton du lieutenant Simon est à moitié détruit : le brigadier Tardin a été tué raide ; les chasseurs Vérot et Vinié ont disparu et toutes les recherches faites le lendemain


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seront vaines. Ont-ils été emportés encore vivants par les Marocains? Nous resterons toujours à ce sujet dans la plus cruelle incèrtitude. Les chasseurs Ribeyrolles, Hérault, le brigadier Blanchez, sont grièvement blessés ; deux autres chasseurs ont des blessures légères et huit chevaux ont été tués à la première décharge. Quant au peloton qui a chargé en échelon en arrière à gauche, il est indemne. Son chef seul, le lieutenant de Montcabrié, a la jambe trouée par une balle destinée au peloton du lieutenant Simon. Et, ici, je ne puis m'empêcher de constater avec une certaine mélancolie que ce brave officier, qui avait eu incontestablement le rôle le plus glorieux dans cette brillante affaire, ne reçut aucune récompense. Ce fut certainement la plus cruelle injustice que j'aie constatée au cours de ma longue carrière. Avoir l'heur de plaire à ses chefs vaut mieux que les plus éclatants services, nous en fîmes tous deux la pénible expérience, car, dans son rapport officiel, le lieutenant-colonel Duchesne ne le mit pas assez en relief et s'efforça d'amoindrir le


rôle que j'avais joué dans cette affaire si glorieuse pour nos armes. Alors que depuis trente ans l'habitude a été prise, à la suite de nos guerres coloniales, de se montrer si prodigue de mises à l'ordre du Corps expéditionnaire, nous n'eûmes même pas l'honneur d'une citàtion à l'ordre de la Division.. Mais revenons au redir où nous nous étions rassemblés après l'abandon de la poursuite dans l'intention d'y faire boire hommes et chevaux. Dix-huit cadavres marocains gisent au milieu d'une boue sanglante, frappés par les balles de mon peloton,.car, avec cette détestable habitude qu'a la cavalerie légère de sabrer n'a fantassin été tué de pointer, lien aucun au s'enblessés les blanche, l'arme ont et pu par fuir avec l'aide de leurs camarades. Ces genslà ont l'âme chevillée dans le corps et, comme la leur tête faut il fauves, grands trouer aux ou le cœur pour avoir leur peau! Je suis en train de compter les morts lorsque j'entends tout à coup derrière moi de rauques gémissements. Je me retourne brusquement et je pousse un cri de fureur.


Un des chasseurs venus en curieux sur les bords de la mare sanglante est en train d'achever un Marocain qui respire encore, et, à chaque coup de .sabre, le blessé pousse un maîtriser puis Je sinistre. ahan! ma ne » « colère et, d'un bond, je suis sur ce misérable que j'envoie rouler au milieu des cadavres d'un coup de pied formidable dans le bas des reins. Aussi, quelle n'est pas ma stupéfaction lorsque j'apprends quelques instants après par le capitaine Guyon, auquel je viens de raconter cet acte de véritable sauvagerie, que, loin d'être une brute sans éducation, ce gamin imberbe, à figure de jeune fille, qui se tient en ce moment devant nous dans une attitude piteuse, n'est autre que M. le vicomte de X... Quel sujet à méditations philosophiques que ce réveil atavique des instincts sanguinaires qui sont au cœur de l'homme chez cet enfant de dix-neuf ans, appartenant à une excellente famille, élevé dans des principes religieux, avec douceur et avec bonté, et qui, tout à fait combat du l'émotion a que coup, parce tattre plus intensément ses artères et ranimé


germes de la cruauté ancestrale, devient tout à coup féroce comme un homme de l'âge de pierre Comment s'étonner après cela des horreurs de la guerre civile et des actes impulsifs qui semblent comme un défi jeté 'à la conscience humaine et déroutent le penseur : les nlassacres de prisonniers, les fusillades d'otages, les flambées de pétrole ? le Co« Grattez le Russe, vous trouverez saque », dit un proverbe. Grattez le vernis de cette civilisation dont vous êtes si fiers, et, à la place du demi-dieu que vous vous imaginez être devenu dans votre incommensurable orgueil, vous trouverez le digne rejeton de l'ancêtre des cavernes. Pendant que je m'absorbe dans ces réflexions, l'escadron s'est remis en ordre, et après un long regard jeté sur le charnier boueux, que les dernières lueurs rougeâtres du couchant rendent plus sinistre encore, je donne le signal de la retraite. Au bout d'une demi-heure, je rencontre la colonne de secours, conduite par le lieutenantles.

!


colonel Duchesne. En apprenant les pertes subies, il manifeste vivement sa contrariété, au lieu de se féliciter d'un succès qui aurait pu tourner au désastre. De compliments, point. Cette attitude me blesse profondément; mais, esclave de la discipline, je n'en laisse rien paraître et, pour calmer ses préoccupations, je lui fais remarquer simplement que, pour faire une omelette, il faut casser des œufs! Nous sommes encore à quatorze kilomètres de notre camp, et la nuit est venue. Personne ne connaît le chemin du retour, et le colonel me confie la direction. Je prends quelques centaines de mètres d'avance et, vers dix heures du soir, j'aperçois tout à coup les feux du bivouac qui brillent à quinze cents mètres en contre-bas de la falaise escarpée au bord de laquelle nous sommes parvenus. Par suite d'une légère erreur de direction, nous avons un peu dévié vers l'Ouest et manqué le débouché du sentier d'éboulis qui nous a permis d'escalader le plateau cet après-midi. Il nous faut maintenant descendre sur un talus très raide, coupé de loin en loin par des à-pics rocheux.


Revenir plus à l'Est, c'est retarder le moment où il sera possible de soigner les blessés, dont quelques-uns souffrent cruellement, aussi le colonel décide-t-il que l'on passera coûte que co Ctte.

En quelques minutes, zouaves et tirailleurs ont franchi l'obstacle, mais il n'en va pas de même pour les chevaux et les mulets d'ambulance que leurs conducteurs soutiennent cependant par la bride. Pour mon compte, je culbute avec mon cheval au passage d'un escarpement, et j'arrive, moitié glissant, moitié roulant, au pied de la pente. Par miracle, il ne se produit aucun accident grave dans cette dégringolade en pleine obscurité, et, à part un malheureux cheval qui reste encastré entre deux blocs comme dans un étau, nous arrivons vers dix heures au campement, tous sains et saufs. Ler lendemain 19 mai, nous reprenons à dix heures la direction d'El Aricha, et nous couchons à Sidi Salem sur l'emplacement de notre bivouac du 17. Les patrouilles et reconnaissances envoyées sur le théâtre de la lutte d'hier ont compté les


morts. Ils sont au nombre de quatre-vingts, et, il arabes, les connaît quiconque mœurs pour faut que nos ennemis aient été profondément démoralisés pour les avoir ainsi abandonnés sur le terrain. Dans un groupe de cadavres, les goumiers ont, découvert un homme encore vivant, qu'ils ont hissé sur un cheval et qu'ils remettent en arrivant au poste de police. La fraîcheur de la nuit a dû ranimer ce malheureux auprès duquel le veille la étions passés remarquer., sans nous mais il est en piteux état. Une balle de chassepot lui a brisé la tête du fémur et une balle de revolver lui a perforé le ventre et la vessie. Le colonel me charge de l'interroger, car nous ne tribus quelles à exactement encore savons pas appartiennent les gens auxquels nous nous dans fais le Je heurtés. entrer ma tente sommes traduit lui celui-ci militaire, l'interprète et avec au fur et à mesure mes questions. Il s'appelle Abd es Selem ; c'est un marabout de la haute région de la Moulouïa, un Berbère, intelliphysionomie la dont conséquent, par gente s'éclaire de deux yeux gris bleus. Il est


vêtu d'une gandoura de soie noire ornée d'une frange rouge écarlate. Nos adversaires d'hier sont en majorité des Beni-Guil dont les contingents ont été grossis par un certain nombre d'hommes à pied des Aït Tsegrouchen, montagnards de l'Atlas qu'ils avaient décidés à les suivre pour combattre les Roumis. La harka avait été avertie par ses chouafs de notre présence dans la vallée de l'oued Charef et croyait nous surprendre, de telle sorte qu'étant surprise elle-mème, elle était passée d une extrême confiance à un profond découragement, ce qui explique le peu de vigueur de sa résistance. Ce qui excite surtout la colère du marabout, c'est la fuite des cavaliers BeniGuil, six fois plus nombreux que les nôtres, et, en tant que Kabyle et que fantassin, il ne trouve pas d'expression assez forte pour flétrir leur conduite. Tout -le vocabulaire de l'injure arabe y passe : « Fils de chiens Fils de celles qui n ont jamais dit non » et, suprème insulte : « Fils de juifs! » L'interrogatoire officiel terminé, je prie le !

!


docteur de venir panser ses blessures, mais, après un bref examen, il me déclare qu'il est perdu. La balle qui a traversé le bassin à déterminé une péritonite dont l'issue est fatale, surtout avec l'horrible plaie de la hanche, et tous deux nous allons rendre compte au colonel qui décide, séance tenante, qu'il sera fusillé à la pointe du jour, avant le départ de la colonne. De retour dans ma tente, je lui fais donner du pain et du café qu'il accepte avec reconnaissance, et j'entreprends de me renseigner il dont absolument inconnu alors le pays sur est originaire, car il ne faut pas oublier que le lieutenant de Foucaud, cet explorateur incomparable, aujourd'hui missionnaire au cœur du pays des Touareg, en plein Sahara, n'a parcouru ces régions que beaucoup plus tard. Il se prête bénévolement à mon désir et, pour mieux expliquer la configuration du sol, le voici soudain qui creuse la terre de sa main pour figurer les rivières, l'amoncelle en petits Las pour représenter les chaînes de montagnes, et achève en peu de temps une sorte de plan relief qui reproduit avec une exactitude remarquable


la topographie du bassin .supérieur de la Moulouïa, ainsi que j'ai pu le vérifier par la suite. J'en prends un dessin rapide, et il m'indique successivement le nom des oueds, des cols et des principaux sommets. De temps en temps,

l'infortuné s'arrête, secoué par un grand frisson, et j'entends ses dents qui s'entrechoquent rapidement avec un bruit de castagnettes. Je sais bien que si l'affaire d'hier avait tourné autrement, et si j'étais tombé entre ses mains, j'aurais passé un mauvais moment avant d'avoir le cou coupé, mais je ne puis m'empêcher d'admirer le stoïcisme dont fait preuve ce malheureux, et je lui sais gré de la bonne grâce avec t laquelle il a satisfait ma curiosité; aussi, je f retourne chez le colonel et, après lui avoir mon- f tré le croquis que je viens d'achever, je lui :1 demande de revenir sur sa décision. « A quoi bon? Cet homme mourra demain de la péritonite. N'est-il pas plus humain de le tuer? Je l'aurais même fait fusiller ce soir, si la nuit n'était venue pendant votre interrogatoire. » Il n'y a pas à insister, bien qu'il m'en coûte de ne pouvoir donner à ce malheureux une ;


Après 'inspirer. qu'il l'intérêt de m su a preuve lui avoir fait apporter de l'eau mélangée de café 'il coului je soif, étancher qu annonce sa pour chera dans ma tente, à l'abri du refroidissement nocturne, très pénible à supporter, surtout pour prudent très peut-être n'est Ce blessé. pas un de ma part, mais il est sans armes, et, comme j'ai le sommeil très léger et une grande force physique, je pense que je n'aurai rien à redoudonne L'événement moribond. de en me ter ce effet raison, car le pauvre diable ne bouge pas de tout le reste de la nuit et pousse la reconnaissance jusqu'à retenir ses gémissements afin de ne pas troubler mon sommeil. Le lendemain matin, aux premiers sons de la Diane, je m'habille à la hâte et je mande l'interprète auquel je donne rapidement mes instructions avant de le faire entrer sous la tente. Il s'approche du blessé et l'interpelle aussitôt : demandé capitaine ta le Selem, Abd a es — grâce, hier au soir, en récompense des renseignements que tu lui as donnés, mais le colonel n'a pas voulu la lui accorder. Prépare-toi a mourir !


— Bcnnya! (C'est bien!) — As-tu quelque chose à demander avant

l'exécution?

Non — Alors, on va te conduire! — — Quand tu voudras! Désires-tu prendre une tasse de café? lui — dis-je à mon tour. Je te remercie, Sidi. Que Dieu prolonge — tes jours, ô miséricordieux! Deux goumiers qui attendaient à quelques pas l'aident aussitôt à se relever, et, le soutenant chacun sous les aisselles, le conduisent ou plutôt le portent jusqu'au lieu du supplice, où le peloton d'exécution attend l'arme au pied. Il a fallu, paraît-il, commander les chasseurs, car les spahis, qui ont été désignés tout d'abord, ont supplié le colonel de ne pas les obliger à tuer un marabout. Il refuse en arrivant de se laisser bander les yeux et, malgré son énergie, une plainte lui échappe au moment où il s'accroupit sur le sol, car la fracture de la hanche l'empêche de se mettre à genoux. Puis, d'une voix forte, il !


commence à réciter la Fatha : « Il n'y a de Dieu que Dieu, et Mohammed est le prophète de Dieu! » Brusquement, le dernier mot est couvert par le fracas d'un feu de peloton, et, quand la fumée est dissipée, je vois que le malheureux a cessé de souffrir. Le 23, la colonne rentrait à El Aricha, d'où dirigés immédiatement furent blessés sur nos l'hôpital de Tlemcen, heureux, malgré les cahots de la route, de voyager en voiture d'ambulance, après avoir été atrocement ballottés pendant cinq jours, sur ces instruments de torture qu'on appelle des cacolets. Et ici finit la relation du combat de l'oued Charef que l'illustre général Saussier, bon juge en pareille matière, dans une lettre officielle adressée au général commandant la division d'Oran, considéra à juste titre comme la seule affaire réellement heureuse de cette longue lutte contre Bou-Amama et ses adhérents. Elle eut un profond retentissement dans tout le Sud-Ouest Oranais et ne tarda pas à décider nos tribus rebelles il demander l'aman. Quant aux Beni-Guil, la leçon qu'ils avaient reçue


les détermina plus tard à se placer sous notre

protection. Quelque temps après, le lieutenant-colonel Duchesne était envoyé au Tonkin. Cette affaire si glorieuse pour nos armes, en appelant l'attention sur lui, fut donc le point de départ de la prestigieuse carrière du conquérant de Madagascar. Le capitaine Guyon, ainsi que le lieutenant de Montcabrié, étaient nommés chevaliers de la Légion d'honneur et le lieutenant B... était inscrit au tableau! Quant au lieutenant Simon, ce héros qui, avec vingt-quatre chasseurs, était passé sur le ventre des trois cents fantassins de la harka, et à l'auteur de ce récit, ils furent simplement cités dans le rapport du commandant de la colonne d'El Aricha. C'est ainsi que la gloire des triomphateurs est faite le plus souvent d'obscurs dévouements qui ne trouvent leur récompense que dans la satisfaction du devoir accompli.


ENTRE LA VIE ET LA MORT JOURNAL DE MARCHE

24

juin

1884.

Il y a aujourd'hui vingt-deux jours que nous jours seize Géryville, de partis et que sommes Cheikh. Sidi Abiod El quitté nous avons Depuis le départ du peloton de chasseurs d'Afrique qui était venu à Kheroua m'apporter des nouvelles d'Aïn-Sefra, nous n'avons plus rencontré de créatures humaines. Benoud, la dernière oasis, est abandonnée depuis la récente insurrection de Bou-Amama. Ses maisons, cubes grossiers d'argile rougeâtre, s'effondrent une à une, à la suite de


l'orage épouvantable qui a transformé en véritable fleuve le lit desséché de l'oued Rarbi, et permis ainsi à ma petite colonne d'arriver jusqu'à l'Erg»La vision de ces jardins déserts où nous avons fait une sieste exquise à l'ombre des palmiers, au rythme berceur de leurs éventails géants, hante encore notre esprit dans ce pays maudit où les points d'eau les plus proches sont à plus de cent kilomètres. Nous revenons d'explorer un passage à travers la région des grandes dunes, et nous nous sommes arrêtés à Mekam Ferradj, à moitié chemin du Gourara, alors presque inconnu. C'est ici un enchevêtrement inextricable de montagnes de deux cents à deux cent cinquante mètres de haut, mais ces montagnes sont pour ainsi dire fluides, et leur forme varie sans cesse au gré des vents, car ce sont des montagnes de sable 1. Un sable brillant, presque Dans le Nord-Est de Tabelkosa, il existe une zone impraticable où les dunes de sable mouvant atteignent une hauteur de plus de deux cent cinquante mètres, alors que, dans les autres parties de l'Erg, elles ne dépassent pas une altitude moyenne de soixante à quatre-vingts mètres. (Commandant Deporter, Extrême-Sud Algérien. — Fontana, Alger.) 1.

-


impalpable, qui se teinte de toute la gamme des jaunes, depuis le chrome aux tons d 'or jusqu'au cadmium foncé, couleur de mandarine, et s'avive encore du contraste des grands d'améthyste. lavés d'ombre pans C'est ici le triomphe de la lumière. Au lever féespectacle soleil, le est du coucher et au rique. Nous marchons dans un monde irréel, où toutes les cimes sont d'un rose intense, et toutes les vallées d'un violet profond. Pendant les heures chaudes de la journée, la réveréblouis tellement par sommes nous bération des sables que nos yeux sont comme incendiés de clarté. A tâtons, ainsi que des aveugles, nous cherchons péniblement notre chemin au milieu de l'insoutenable éclat qui rayonne de toutes parts et brûle nos paupières mi-closes. A chàque dune gigantesque qui barre la direction marquée par l'aiguille de la boussole, c'est, dans le sable qui s'effondre sous nos pas, l'ascension pénible jusqu'à la crête aiguë comme une lame de sabre. De l'autre côté, la ainsi glisser laissons sur que nous nous


pente d'un névé, et nous arrivons pile ou face au bas du talus incandescent, pour recoÍIlmencer aussitôt une nouvelle escalade. Parfois au contraire, au lieu d'une vallée, c'est une excavation en forme d'entonnoir qui se creuse sous nos yeux, et tout au fond, à cent cinquante ou deux cents mètres en contrebas, nous apercevons le grès de l'écorce terrestre, mise à nu par les remous du vent. Nous sommes obligés alors de contourner les bords de cette sorte de cratère pulvérulent, -et nous n'y parvenons qu'à grand'peine sur cette étroite arête, avec des chameaux qui poussent des meuglements de détresse, et qui risquent à chaque instant de rouler dans les profondeurs de l'abîme. Que le siroco souffle plusieurs jours de suite, et voici toute la topographie de l'Erg changée. Là où il y avait une vallée se dresse maintenant une cime, et les crêtes aiguës d'hier se sont effondrées dans les bas-fonds. D'une manière imperceptible, mais inlassablement, les milliards d'atomes de quartz montent à l'assaut sur l'aile de la tempête jusqu'à ce que le versant exposé


de ainsi opposé, et du côté soit passé au vent suite tant que dure l'ouragan. La masse prodigieuse de chaque dune est animée d'un mouvement perpétuel de ses infimes éléments et roule invisiblement, mais sûrement, sur son axe transversal, telles les fusion d'or d'un océan en monstrueuses vagues dont la translation s'effecluerait avec une vitesse si petite qu'elle échapperait à nos sens imparfaits. Ma mission est accomplie, j'ai reconnu l 'itinéraire à suivre pour arriver à Tabelkosa. Il est difficile, certes, mais non pas impraticable à nos soldats, et seize ans plus tard, quand je serai colonel du 2e étranger, l'énergique commandant Le Tulle y passera au prix de mille souffrances avec tout un bataillon de mon régiment, accomplissant ainsi une des prouesses les plus extraordinaires de cette troupe incomparable qu'est la légion. Nous revenons maintenant vers le Nord ; | demain nous serons sortis de l'enfer de l'Erg. | Il est temps, du reste, car nous n'avons plus deux hommes les d'eau et i jours trois pour que jours pour les chevaux et mulets. I 1


25

juin.

Enfin, nous sommes sortis des grandes dunes Devant nous s'étend la plaine des Habilat, immense et désertique. La vallée de l'oued Rarbi, arrêté ici dans son cours par l'infranchissable barrière des sables, s'épanouit en une vaste cuvette dont la surface argileuse est toute crevassée par la morsure du soleil. Les Arabes appellent ce point Tigmi el Mesagreba. Hélas! Il n'y a pas une goutte d'eau. Je suis inquiet, et je cherche des yeux mon guide pour le consulter. C'est un descendant de Sidi Cheikh, le propre cousin de Si Slimane, le grand chef de cette tribu de marabouts tué dans la dernière insurrection. II porte du reste le même nom. Ce personnage considérable, pour faire sa cour au général Thomassin, commandant la division d'Oran, et dans le but derentrer en grâce a consenti à m'accompagner. Pour qu'il s'offre spontanément à me conduire sur la piste chamelière du Gourara, je !

l ''


n'ai en, en passant à la zaouia d'El Abiod, qu'à montrer le sauf-conduit ci-dessous.

Par la faveur du Dieu Très-Haut, C'est de Lui que nous implorons l'assistance ! Le général Thomassin à tous les chefs indigènes du commandement militaire de la division militaire d'Oran : Vous aurez à fournir à M. le capitaine Bruneau, du 2c régiment de zouaves, attaché au service topographique, pendant la durée de son

séjour parmi vous, les guides, animaux de transport, et tout ce qui lui sera nécessaire pour Vaccomplissement de sa mission.

Salut! Écrit à la date du 22 mai 4884. En tète du texte original se trouve l'empreinte d'un cachet au centre duquel on lit :

0 chef des chefs, sois propice à ton serviteur Thomassin, année 1883. Si Slimane, arrière-petit-fils du saint marabout, est saint lui-même aux yeux des Arabes


et possède la « bàràka », ce pouvoir mystérieux., dispensateur des bénédictions célestes. Dans ses mains blanches et aristocratiques, il roule perpétuellement les grains d'ambre d'un chapelet qui a touché la pierre noire de la Mecque, la Kaâba. Il descend en ce moment de son méhari de pur sang, aux jambes fines et nerveuses comme celles d'une gazelle, et s'accroupit pour la prière du D'hour, car il est plus de midi. Quand il a fini ses génuflexions et ses prosternations, il reste quelques minutes plongé dans une immobilité absolue, le capuchon de laine fine de son haïck rabattu sur ses yeux, et semble dont mystique d'extase proie ma à sorte une en voix le tire brusquement : Sidi El Haclj Slimane la! — Il se lève et s'approche aussitôt. ait encore de l'eau dans qu'il Crois-tu y — les redirs de l'oued? Sidi Cap'tane. bue, soleil l'a Le — les puits dans Et que nous avons rencon— trés du côté de Benoud ? bue, Sidi Cap'tane. l'a La terre — !


Diable! Mais n'avons plus d'eau nous que — pour deux jours, et moi qui comptais sur cette crue pour revenir il El Abiod — Tu as eu tort, Sidi Cap'tane, nous sommes restés trop longtemps dans l'Erg, et, dans cette saison, les sables boivent l'eau comme une éponge. Mais alors, risquons de mourir tous nous — de soif! In chah Allah! (S'il plaît Dieu.) à — Je reste un moment atterré, puis je sors des fontes de mon harnachement la carte sur laquelle je trace chaque jour l'initéraire parcouru, relevé chemin faisant il la boussole, et rectifié tous les soirs, après avoir fait le « point » avec mon sextant de poche. Je la déplie, je l'étends sur le sable, puis, à genoux, je m'absorbe dans mes calculs, et, soudain, je me relève plus tranquille. — Si Slimane, peux-tu me guider jusqu'à Sidi El Hadj Eddine? Non, Sidi Cap'tane. — !

Pourquoi? —

Parce je n'ai jamais marché cette que —


route. C'est le Hammada, le désert de pierres, plat comme la. mer, sans aucun point de repère. Je te perdrai, et toute la colonne avec i toi! •a la Slimane, c'est moi qui bien, Si Eh J — 4* conduirai. # Et, appelant le clairon, je lui crie de sonner 1 l'assemblée. Bientôt toute la petite troupe est 'J: réunie : les cinquante hommes du peloton monté à mulets de la légion, le demi-peloton de spahis, les goumiers des Ouled Sidi Cheikh, .et les sokrars ou conducteurs de chameaux. Après avoir mis en quelques mots au courant 1 de mon plan le lieutenant de La Farre, commandant du peloton monté, un officier de la plus haute distinction et d'une rare énergie, qui fut pour moi, dans cette pénible mission, le plus précieux des collaborateurs, je prends la parole en ces termes : d'eau que plus n'avons Mes amis, nous — pour deux jours. D'ici à El Abiod Sidi Cheikh, par l'itinéraire que nous avons suivi à l'aller, il y a deux cent trente kilomètres et nous ne sommes pas sûrs que les puits ne soient pas

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desséchés. A Sidi El Hadj Eddine, au contraire, il y a de l'eau en toute saison, mais il faudra faire la route en deux étapes de quatrevingts kilomètres chacune. Le guide se déclare incapable de nous y mener, heureusement qu'avec ma carte je suis sûr de vous y conduire. Avez-vous confiance en moi? Des exclamations retentirent : Oui, oui, mon capitaine — Eh bien, nous partirons à trois heures du — matin, afin de profiter de la fraîcheur de la nuit. Personne ne fera la route à pied, car les légionnaires qui alternent par moitié pour monter les mulets et les sokrars eux-mêmes voyageront sur les chameaux du convoi et auront ainsi leurs pieds préservés du contact brûlant du sol. Après-demain, s'il plaît à Dieu, ce sera la fin de nos souffrances et nous ne serons plus qu'à une étape ordinaire de l'oasis de Brézina. Rompez Je prends ensuite Si Slimane à part, et je lui dis à demi-voix : — Si tu n'as pas foi dans mes promesses, je t autorise à revenir par Benoud. Avec ton mé!

!


hari et une outre d'eau, ce ne sera pour toi qu'un jeu d'enfant. Va! Tu es libre. toi. je Cap'tane, Sidi Non, reste avec — Nous mourrons tous, mais j'ai promis il Sidi Thomassin de ne pas t'abandonner. Du reste ce qui est écrit est écrit, car la vie et la mort sont entre les mains de Dieu! Si Slimane, mais il est écrit vrai, C'est — qu'après-demain soir nous boirons au puits de Sidi El Hadj Eddine. lilla! (Louange à Dieu!) hamdou El " — Sur ce, je m'occupe d'installer mon bivouac à l'abri de toute surprise, ainsi que je le fais chaque jour, car j'ai été informé par un courrier spécial du commandant supérieur de Géryville, le chef de bataillon Coville, que, ma présence ayant été signalée dans le Tafilelt, un rezzou de cinq cents cavaliers Bérabers me cherche en ce moment dans le llammada et dans l'Erg. Je saurai plus tard que, furieux de m'avoir manqué et ne voulant pas rentrer les mains vides, il avait été piller nos Chambâas du côté d'Ouargla, à huit cents kilomètres de son point de départ. Chose incroyable pour


résistance l'incomparable il qui ignorent ceux la soif et à la fatigue de leurs juments de race, exclusivement nourries de dattes sèches, cette prodigieuse randonnée fut faite en vingt jours, aller et retour compris. Je campe toujours dans la même formation : en triangle, à cause de mon faible effectif. Trois feux, allumés à cent mètres de chaque sommet et alimentés toutes les deux heures avec des racines de guetaf ou d'autres plantes ligneuses du désert, éclairent faiblement les abords du bivouac. Toute surprise est ainsi rendue impossible, parce que les factionnaires placés sur chaque face dans une obscurité relative ont des vues très nettes sur la zone lumineuse qui les environne. Les hommes couchent, du reste, avec leurs fusils chargés à leur côté, et, à la moindre alerte, tous doivent se réfugier dans l'espèce de redoute formée au centre du campement par les bagages disposés en carré et les chameaux couchés tout autour après avoir été entravés des quatre pieds. L'installation terminée, je procède à la dis-


tribution de l'eau, en diminuant un peu la ration habituelle, de manière à garder une petite réserve pour le surlendemain, et je rentre ensuite dans ma tente. La chaleur y est accablante, bien que les bords en soient relevés à un mètre du sol, et qu'elle ait ainsi l'air d'un grand parapluie. Je sors mon thermomètre et le su-spends au montant central, c'est-à-dire à l'endroit relativement le plus frais, et j'attends quelques minutes. Le mercure atteint cinquante-huit degrés centigrades; je l'expose ensuite au soleil et il monte rapidement à soixante-dix, alors que tous les matins, à trois heures, il descend à huit ou dix. Quel climat que celui où l'on peut constater des écarts de température de soixante degrés en douze heures La terre, surchauffée pendant l'après-midi, est encore brÙlante après le coucher du soleil, à tel point que, pour pouvoir dormir, la plupart d'entre nous co uchent presque nus ; mais nous sommes régulièrement réveillés par le froid vers deux heures, et obligés de nous couvrir à la hâte pour le reste de la nuit. Chaque soir, dès que l'obscurité est assez !

.


"

profonde, je procède à l'observation de la Polaire. Après avoir versé dans une assiette le visrécipients trois dans se contenu mercure les emboîtant uns hermétiquement et s sant dans les autres, afin de ne pas perdre une latitude la prends je métal, précieux du goutte réflexion étoile avec mon visant cette par en sextant de poche et, mes calculs terminés, prendre dispose à je rectifié, itinéraire me mon départ. le de avant repos un peu Je jette auparavant un coup d'œil circulaire factionnaires se des silhouettes Les dehors. au découpent en ombres chinoises sur la faible lueur qui émane des feux de garde et envinimbe protecteur. le un comme camp ronne De temps en temps, le bruit d'un cheval qui s'ébroue ou mord son voisin avec un hennissement de colère trouble seul le silence impressionnant de ces vastes solitudes. L atmosphère le firmaincomparable et d'une pureté est y ment étincelle de millions d'étoiles qui scintillent comme des diamants. Bien que je sois habitué à ce spectacle, je ne puis me lasser chaque soir d'admirer la splendeur de ce dôme


de pierreries, au travers duquel le joaillier céleste a jeté, telle une écharpe vaporeuse destinée à en atténuer les feux, la longue traînée de pales nébuleuses de la voie lactée. Il faut cependant que je m'arrache il la contemplation de ces merveilles et je pénètre dans

ma tente. En un clin d'œil, je me débarrasse de mes vêtements, et, couvert seulement d'une gandoura de soie rose, je m'étends sur le tapis de Tlemcen qui me sert de lit, mon sabre et mon revolver à portée de ma main, puis je m'endors rapidement. Après quelques heures d'un profond sommeil, je me réveille brusquement d'un horrible cauchemar. Le froid est venu, et je grelotte dans mon léger vêtement. Machinalement, je porte la main à ma gorge oppressée. Horreur! J'ai rencontré quelque chose de visqueux et de froid dont le contact glace ma poitrine et, comme dans un éclair, j'entrevois le terrible danger qui me menace. Une vipère cornue, dont l'espèce pullule dans cette région, à tel point que les Arabes lui ont donné le nom de Bled Lefaâ, et dont le


gîte souterrain doit se trouver sous mon tapis, réchauffée sans doute par le voisinage de mon corps, a dû ramper jusqu'à ma poitrine! Attirée par la chaleur de ma peau, elle est venue se

blottir sur mon cœur! Je me rappelle soudain que mes hommes ont failli être victimes, à plusieurs reprises, de ces redoutables serpents dont la blessure est presque toujours mortelle, et la vision d'un sokrar mordu par une lefaà en ramassant de l'herbe à Aïn-Korima passe subitement devant mes yeux. Je vois encore ce malheureux, refusant tous les soins, s'envelopper la tête dans son haïck et attendre le moment fatal avec cette résignation fataliste qui fait à la fois la faiblesse et la grandeur de l'Arabe; je le vois expirer en quelques minutes, après s'être tordu sur le sol dans d'atroces convulsions Je songe avec angoisse que nous n'avons ni médecins, ni médicaments! Ah! que je regrette en ce moment de ne pas avoir emporté, avec une seringue de Pravaz, du permanganate de potasse ou du chlorure d'or! Mon esprit bat la campagne et je cherche !


vainement un moyen d'échapper à la mort qui me guette. Si c'était dans un autre endroit du corps, je pourrais avec mon rasoir enlever la partie mordue et la cautériser ensuite en enflammant une pincée de poudre. Mais là, à la place du cœur, il n'y faut pas songer. Tout mon être se révolte contre cette fin stupide qui me paraît fatale, mais que faire? Singulière réminiscence, les vers sublimes du poète arabe traversent soudain mon cerveau : C'est quand la mort est proche, qu'il faut tenir vos âmes.

ô

mes frères,

Et, par un effort prodigieux de ma volonté, je me ressaisis instantanément. Ma décision est prise : doucement, tout doucement, mes doigts prennent contact avec le corps du reptile, l'effleurent ainsi que pour une caresse, en suivent toutes les sinuosités avec des précautions infinies, et, quand je sens enlin à l'amincissement du cou succéder le renflement caractéristique de la tête quadrangulaire, je serre brusquement le pouce et les deux premiers doigts et je crie :


— A moi! au secours! apportez de la lu-

mière

!

De toutes parts accourent les légionnaires et, à la lueur d'une touffe de drinn arrachée à leur couchette, ils m'aperçoivent brandissant la vipère à cornes dont le corps frétille déses-

pérément, s'enroule et se déroule alternativement avec rage autour de mon poignet Essayez de bâton, faites vite, trouver un — mes doigts se fatiguent Attention, maintenant, je vais lancer l'animal sur le sol Tâchez de ne pas le manquer Ils sont là cinq à six qui ont saisi des supports de tente-abri et qui guettent. Un mouvement sec en écartant les doigts, et l'horrible bête, encore tout étourdie du choc, est écrasée en moins de temps que je ne mets à l'écrire. Ouf! Je l'ai échappé belle, et, levant les yeux au ciel, un hymne de reconnaissance chante dans mon cœur qui avait bien failli cesser de battre à jamais. !

!

!

!


26

,

juin.

A trois heures du matin, ma petite colonne s'ébranle en silence, éclairée à bonne distance par des groupes de cavaliers qui marchent en

avant, en arrière et sur les flancs. Sur notre droite, le ciel commence à pâlir, puis se teinte progressivement des nuances les plus délicates, depuis le lilas pâle jusqu'au rose incarnat, et, soudain, l'astre-roi apparaît éblouissant au seuil-de son empire, car c'est ici vraiment son domaine de prédilection. Dès qu'il l'inonde de ses rayons, la terre disparait dans. le flamboiement de la lumière, et nous marchons tout baignés de clarté, tels ces insectes obscurs qui, par une belle nuit d'été, rampent sur les globes étincelants des lampes électriques. Malgré tout nous allons bon train. Les chameaux délestés, auxquels j'ai fait donner par exception une ration d'orge, marchent presque à l'allure des mulets, grâce aux supports de tente-abri dont les légionnaires leur caressent de temps en temps les côtes, mais malheur aux


cavaliers s'ils prennent le galop Il est impossible de résister plus de quelques secondes à cette allure épouvantable, et l'imprudent a tôt fait la culbute. Vers dix heures et demie, j'entends des cris de joie. A quelques kilomètres vers le Nord apparatt une masse sombre de verdure. J'interroge Si Slimane qui marche à quelques pas de moi et ondule au rythme berceur de son méhari, mais il ne me répond que par un haussement d'épaule, et, en approchant, nous voyons peu à peu se dissiper la décevante illusion. Au demeurant, les tiges élancées des palmiers et leurs feuillages verdoyants se réduisent à de simples buissons de hadh et de kemoun, maigres échantillons de la flore saharienne qui ont poussé sur les bords d'un oued desséché. Il y a huit heures que nous marchons. J'estime que nous avons fait environ cinquante kilomètres et je décide qu'on s'arrêtera là deux heures pour laisser passer le plus fort de la chaleur et donner un peu de repos aux mulets qui fatiguent beaucoup sur ce sol caillouteux. !


Après un maigre repas, je fais distribuer un litre d'eau par homme, et quelle eau ! presque bouillante, puant les œufs pourris, mais nous avons tellement soif que nous la buvons avec une indicible volupté. A une heure, nous repartons dans la direction que j'ai tracée sur ma carte, en tirant une ligne droite de Maader El Mesagreba à SidiEI Hadj Eddine. Je la suis religieusement à la boussole, et, tel un timonier penché sur son compas, je redresse de temps en temps les écarts de route du commandant de mon avant-garde. Une erreur de lecture d'un degré à droite ou à gauche, et nous sommes tous perdus Enfin, le jour décroît, et, vers six heures, nous apercevons du haut d'une ondulation du sol, un spectacle bien fait pour relever notre courage. Des arbres, de vrais arbres, ceux-ci, s'étendent en cercle autour d'une daya, c'està-dire d'un bas-fond où s'accumulent les pluies d'orage quand il pleut dans cette région déshéritée. Ce sont des betoums (Pistacia atlantica, ou pistachiers térébinthes), arbres millénaires au tronc énorme et à la charpente puissante !


qui étendent sur une circonférence d'une centaine de mètres leur ombre opaque. J'ai fait choix du plus gros pour installer ma petite colonne, et bientôt elle est entièrement abritée sous son. feuillage majestueux. Malheureusement, s'ils nous fournissent une ombre délicieuse, ils n'indiquent pas la présence de l'eau. S'il en existe de souterraine, c'est à une formidable profondeur que leurs racines doivent aller chercher l'humidité nécessaire à la vie. A huit heures, je fais coucher tout le monde ei, quelques instants après, bêtes et d 'tin s'endorment fatigue, de gens, rompus profond sommeil sous la garde des factionnaires.

27

juin.

Nous sommes en route depuis deux heures du matin et je m'inquiète du silence de mes hommes. Ils sont visiblement préoccupés et, hier au soir, le bivouac avait un air de tristesse qui m'a frappé. C'est que c'est aujourd'hui le


grand jour. Il faut que nous arrivions coûte que coûte à Sidi El Hadj Eddine ou, sinon, c'est la mort la plus horrible de toutes, la mort par la soif. Il faut que je. sois bien sûr de moi pour ne pas trembler intérieurement au sentiment de l'effroyable responsabilité que j'ai assumée de propos délibéré. Je m'interroge parfois et mon esprit répond toujours victorieusement à toutes les objections que me suggère mon inquiétude. Je ne puis pas me tromper : je suis sûr de l'exactitude de mon levé. D'une part, j'ai la position exacte du point d'eau sauveur, et, de l'autre, celle de mon bivouac de la veille que j'ai obtenu par longitude et latitude, relevées la première par la différence de l'heure du lieu et celle de mes chronomètres, et la seconde par l'observation de la Polaire au sextant. Vers sept heures du soir, huit heures tout au plus, quoi qu'il arrive, nous ne serons pas loin de Sidi El Hadj Eddine et j'enverrai à la découverte dans toutes les directions. Cette pensée me réconforte et j'entonne subitement une chanson de route qui a le don de réveiller la

::


lionne humeur chez nos légionnaires. Au refrain, ils reprennent en chœur. Alors, confiant dans mon étoile, je leur crie

joyeusement : les enfants, cesoirvous rien, craignez Ne — pourrez boire à votre soif ! Ce soir, oui, mais d'ici là? Il ne me reste

plus que quatre tonnelets d'eau que je garde comme suprême réserve en cas d'accident, et j'ai pris la précaution de faire marcher à une. dizaine de mètres devant moi les deux chameaux qui les portent, car je ne suis pas tranquille sur la sécurité de leur précieux fardeau. Cent vingt litres en tout pour une centaine d'hommes, dont le moins assoiffé boirait une pinte d'eau sans reprendre haleine! A sept heures et demie, je fais une courte halte sur les bords d'une dépression que mon guide assure être l'oued Denaguir, oued sans eau, bien entendu, et vers onze heures un long repos sur les bords d'une daya légèrement encaissée que des édifices singuliers avaient signalée de loin à mon attention. Là, dans cette solitude, trois krakirs, sortes


de cônes tronqués de quatre à cinq mètres de

hauteur, reposant sur un soubassement carré, se dressent comme les témoins d'une civilisation disparue. Proportions gardées, ils apparaissent comme des modèles réduits des tombeaux des anciens rois de Numidie, les Medracen de la province de Constantine, et le tombeau de la Chrétienne de la province d'Alger ; toute ornementation a disparu, car, sous la morsure incessante du soleil, la pierre s'est effritée, mais le plan et la disposition générale sont identiques. Quel dommage que nous ne puissions .les explorer : mais, pour le moment, j'ai bien d'autres chats à fouetter, et je me borne à un rapide examen. Un scorpion d'une taille phénoménale se prélasse sur une sorte de chapiteau ébréché, et je veux l'emporter comme souvenir, mais comment vais-je m'y prendre pour capturer le redoutable arachnide sans l'endommager? Je cours chercher un morceau de bois de caisse à biscuits, je le fends à son extrémité et j'introduis un petit taquet entre les deux branches de cette pince improvisée ; puis, lentement, avec


mille précautions pour ne pas effaroucher l'animal, je le saisis par le milieu du corps et le plonge malgré sa résistance dans un pot à moutarde vide dans lequel mon cuisinier verse du rhum. Et c'est ainsi que j'ai pu, un mois

après, remettre au pharmacien-major de l'hôpital d'Oran, un savant entomologiste, un spécimen qui doit être encore aujourd huila gloire de sa collection, si le faible degré alcoolique du mauvais tafia de l'administration 1 a suffisamment protégé pendant le voyage. Décidément cette daya est un séjour d'élection pour les bêtes venimeuses, car voici mon spahi qui m'apporte une superbe lefaâ. Ali est membre de la célèbre confrérie de Sidi Aïssa, et, comme tel, il jongle impunément avec les serpents les plus venimeux. captaine, y en a pas méchants vois, Ti ma — pour moi Et, pour me prouver son affirmation, il introduit la tête de la vipère cornue dans sa bouche grande ouverte, ferme les lèvres un instant, puis il la retire en riant de toutes ses dents. Je suis stupéfait, et j'essaie adroitement de lui !


faire dévoiler son « truc », car il en a un, ce n'est pas douteux. Vains efforts! Je le prends à part et lui jure que je garderai le secret. J'insiste, et, alors, il me raconte un conte il

dormir debout : dire vérité j'y captaine, Ecoute, vas ma — Kif kif mon père! Y en a longtemps, li bêtes parler comme nos ôtres. Un jor, Sidi Aïssa, notre patroune, y rencontrer la mère di Lefaâ qui dit comme ça : « — la! Sidi Aïssa, ti veux faire marché avec moi? — Qui c' qui ti dis? — 0 l'élu de Dieu, j'y dis que si tis servitours n'y pas faire dou mal aux miens, mis enfants tojor camarades! Ti pourras prendre comme ti vodras, jamais y en a mordre Aïssaoua! Ti jures par Sidna Mohammed? — Bechebaïg ennebi! Par la grille du Prophète! Que son saint nom soit béni! » Et voilà, ma captaine, pouquoi j'y pous faire xercice avec cit Lefaâ parce qu'y en a tojor camarades avec nos ôtres fini de te payer ma tête, Est-ce tu que as — vieux farceur? Demande donc plutôt à ton grand saint de faire jaillir une source dans cette daya, ça vaudra mieux! !

!


Puis, sortant une pièce de vingt francs de voix à lui je porte-monnaie, murmure mon basse

:

Ali, dis-moi ton truc, je ne te traTiens, — hirai pas. Ou captaine. di Y troue, ma en a pas — rassi, ou rassek (par ta tête et par la mienne) j'y dire vérité. Toute insistance étant superflue, je lui ordonne. de se débarrasser de sa dangereuse alliée, car il n'aurait jamais consenti à la tuer. Il la pose délicatement par terre, siffle entre ses dents d'une manière bizarre, et, prompte deux disparait entre la vipère l'éclair, comme pierres dans une lézarde du Kerkour. Je reviens ensuite auprès de mes hommes qui font une sieste sous de légers abris improvisés avec. leur toile de tente. M. de La Farre mangé. peine à les ont dit gens pauvres que me La soif les torture visiblement, et je commence à avoir des inquiétudes. A mon estime, nous devons être à une trentaine de kilomètres de Sidi El Hadj Eddine, et cette appréciation concorde avec l'opinion de Si Slimane qui se sou-


vient d'avoir entendu parler de ces krakirs. -Nous serions sur les bords de la daya ben Kremouna, située dans le voisinage des puits sauveurs. Le saint homme, du reste, commence à reprendre confiance et à regarder avec moins de dédain ma boussole, cette œuvre du Chitane, c'est-à-dire du diable. Eh dis-je, bien, lui à commences-tu — croire à la vertu de ce petit instrument? Dieu grand, seul si est et nous sommes -dans le bon chemin, c'est parce qu'il a eu pitié de nous Et il ajoute gravement, comme s'il trahissait involontairement sa pensée : d'aller auront-ils la force Mais hommes tes — jusqu'au bout? Cette parole me donne à réfléchir et je me décide à ne partir qu'à trois heures, afin de leur permettre de se "reposer une heure de plus avant de donner le coup de collier final. J'ai besoin aussi de ménager mes bètes de somme; chevaux et mulets sont très fatigués, et j'ai dû faire abattre quelques chameaux qui ne pouvaient plus suivre. !


A l'heure dite, toute ma petite troupe s'ébranle en bon ordre, et, après quatre heures

d'une marche extrêmement pénible, où je suis obligé d'abandonner encore un mulet et trois chevaux de spahis, ainsi qu'une dizaine de chameaux, nous arrivons au bord d'une vaste dépression de terrain. Mes éclaireurs d'avantgarde prennent le trot et s'éparpillent dans toutes les directions pour aller à la découverte. Tout le monde pousse des cris joyeux et accélère l'allure, mais un secret pressentiment me dit que ce n'est pas encore là. Je consulte aussitôt ma carte ; Sidi El Hadj Eddine est au fond d'une sorte de cuvette de quatre kilomètres de longueur sur trois kilomètres de largeur, dont le grand axe est orienté du Sud au Nord, tandis que la dépression que j'ai sous les yeux s'étend indéfiniment du SudOuest au Nord-Ouest; ce n'est qu'un thalweg, comme celui de l'oued Troub. Hélas! nous ne sommes pas encore au bout de nos souffrances. Voici, en effet, les éclaireurs qui reviennent avec des airs mornes. « Oualou oualou crientils de loin. Rien! Rien! C'est alors un concert !

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de plaintes et de récriminations que j'essaie en

vain d'apaiser. « Mourir pour mourir, crie un légionnaire, j'aime mieux en finir tout de suite. » Et, se laissant glisser le long de son chameau, je le vois qui se déchausse du pied droit, charge rapidement son fusil, place le bout du canon sous le menton. Il va presser la détente avec le gros orteil, lorsque, enlevant mon cheval dans un bond formidable, je retombe auprès de lui et je lui arrache son arme avant qu'il ait pu mettre son projet à exécution. En même temps, je crie au clairon : « Halte! L'assemblée! » Quelques minutes après, les légionnaires sont alignés sur deux rangs; les spahis leur font face, et je me place au milieu de l'intervalle. Tous ces malheureux sont exténués, ils ont les yeux hagards et leurs traits sont crispés par une intolérable souffrance. Je sens d'après ce que j'éprouve moi-même qu'ils sont à bout de forces et qu'ils vont échapper. mon autorité si je ne réagis pas énergiquement. Alors, comme à l'exercice, je commande : « Garde il vous Portez armes » Puis : « Repos »

à

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!


Je tire ensuite ostensiblement ma montre et, d'une voix ferme : heures dix; si, Il Un seul mot! est sept — à dix heures, nous n'avons pas trouvé les puits, vous aurez le droit de dire que je n'ai pas tenu ma parole; mais, d'ici là, j'exige une obéissance absolue Il nous reste quatre tonnelets pleins. Je vais vous en distribuer deux, soit un demi-litre par homme, sokrars compris ; le reste servira en cas d'imprévu. Allons! Encore un effort et, dans trois heures au plus, nous serons à Sidi El Iladj Eddine. Je ne l'espère pas, vous m'entendez bien, j'en suis sûr Cette courte allocution, prononcée d'une voix vibrante avec l'accent de la conviction, ranime aussitôt le courage de ces pauvres gens, et je commence séance tenante à faire distribuer la ration d'eau promise, mais je tremble de ne pouvoir mener cette opération abonne fin. Tous les visages qui m'entourent sont si effrayants de convoitise que j'ai peur à chaque instant devoir les tonnelets éventrés à coups de couteaux ou de baïonnettes dans une formidable ruée. !

!


Ah! c'est dans ces moments que s'affirme l'ascendant du chef sur ses soldats, cette force si dédaignée en temps de paix au profit de petits talents d'instructeur, de conférencier ou de comptable! Cette emprise merveilleuse de l'àme de celui qui commande sur les âmes de ceux qui obéissent! Dociles à ma voix, ils se placent à la file, les uns derrière les autres, et, successivement, chaque homme, par deux fois, tend son quart au-dessus d'une gamelle de campement que j'ai fait placer là pour ne pas perdre une goutte du précieux liquide, puis cède la place à celui qui le suit. Leurs mains tremblent d'impatience et ils boivent d'une haleine, avec des faces d'extase. Les Arabes sont plus maîtres d'eux sans doute parce qu'ils ont plus souvent souffert de la soif, et, dès que le dernier sokrar a reçu son compte, je fais reprendre la marche. Nous faisons encore quelques kilomètres et, à la nuit tombante, j'arrête de nouveau la colonne, puis j'envoie quatre spahis en reconnaissance, chacun dans une direction différente


comprise entre le Nord-Ouest et l'Est. Je me porte ensuite à un kilomètre en avant, je mets pied à terre, et j'attends. Mille pensées se heurtent sous mon crâne en feu, ma langue se colle à mon palais desséché, car je n'ai pas bu au moment de la dernière distribution pour accroître la confiance de mes hommes, et Dieu sait si j'ai dû me faire violence Qu'allons-nous devenir si, par impossible, je me suis trompé dans mes calculs? Sur un si long itinéraire, j'ai pu commettre de petites erreurs qui, en s'accumulant, peuvent m'avoir fait dévier de la direction. J'envisage avec terreur cette hypothèse et, de minute en minute, mon inquiétude va grandissant. Je tuerai les chameaux pour boire leur sang, mais nos chevaux et nos mulets, qui n'ont pas bu depuis vingt-quatre heures, auront-ils la force de nous porter demain jusqu'à Brézina? Aurai-je encore assez d'autorité pour maintenir l'obéissance dans cette petite troupe sur laquelle passait tout à l'heure comme un vent de folie? Soudain je tressaille, un bruit de galop arrive !


âmes oreilles. Il vient du Nord, par conséquent de ma direction de marche. Heureux présage J'attends, anxieux, et, tout. d'un coup, je distingue une voix qui clame éperdument : El Ma El Ma (L'eau L'eau !) — Sauvés Ma première pensée est pour remercier Dieu, puis j'interroge avidement Ali qui arrive tout joyeux. C'est lui qui a découvert les puits. Ils sont là, tout près ; ce sont des oglats, c'est-à-dire de simples trous creusés !

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dans le fond de la cuvette de Sidi El Hadj Eddine. L'eau est abondante et fraîche, et le brave garçon m'apporte sa musette de cuir à moitié pleine du précieux liquide, mais je résiste à la tentation, et après en avoir pris seulement à la hâte une gorgée pour rafraîchir ma gorge embrasée, je saute en selle en poussant un cri de triomphe afin de porter plus vite la bonne nouvelle à mes soldats. Je renonce à décrire la joie délirante et l'enthousiasme frénétique de ces braves gens. Les quelques kilomètres qui nous séparent de Sidi El Hadj Eddine sont franchis à une allure

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rapide, et il faut que je déploie toute mon énergie pour que la marche ne se transforme pas en une course effrénée. Là encore, c'est à grand'peine que je réussis à éviter les accidents, tant ces malheureux se pressent furieusement autour des étroits orifices. Les bidons de campement attachés avec des ceintures bout à bout font la navette entre la nappe souterraine et les lèvres ardentes qui s'y collent frénétiquement à chaque remontée. A un certain'moment, je dois même suspendre l'opération pendant dix minutes, car l'ingestion en si grande quantité de cette eau presque glacée pourrait déterminer des accidents mortels. Le lendemain, à huit heures du matin, nous faisons halte dans l'oasis de Brézina, après avoir franchi l'oued Seggueur au lever du soleil, et défilé devant les gours majestueux de Mohammed Ben Abdallah. Ces « témoins » d'un plateau supérieur disparu dans un de ces cataclysmes qui-ont modifié l'aspect du Sahara élèvent d'un seul jet, à soixante mètres de haut, leurs blocs gigantesques tout fouillés et den-


telés par les agents d'érosion. De loin, on dirait autant de cathédrales gothiques qu'un enchanteur des Mille et une Nuits aurait ravies au pays des grès roses pour les semer sur la route du désert. Après déjeuner, Si Slimane prend congé de moi. Ses services me sont maintenant inutiles depuis que je suis rentré dans les limites de ma carte. Mon retour dans le Tell n'offre plus, du reste, aucune difficulté sérieuse ; c'est une longue suite d'étapes dans des régions maintes fois parcourues par nos colonnes : El Maïa, Tadjerouna, le djebel Amour, Aflou et, enfin, Tiaret. Je remercie chaleureusement Si Slimane de son zèle et de son dévouement, mais je taquiner le de tentation la résister il ne peux Maader de paroles luirappelle je et ses un peu, el Mesagreba. Sidi Cap'tane, et tu as jusJ'avais tort, — tifié le proverbe : « Ida kane el-metkellem, mahboul, ikoun el-meçannat dquel. )) (Quand celui qui parle est fou, son auditeur doit être Cependant, répond-il !) gravement. sage —


ajoute-t-il, n'oublie pas que rien n 'arrive que Dieu! de permission la par Il se dirige ensuite vers son méhari qui attend docile, accroupi sur le sable, et l'enfourche lestement, puis il le relève d 'un claquement de langue, oscille d'avant en arrière et d'arrière en avant, et part à un trot allongé en adieu dernier criant : un me iousselek âla kheirl (Que Dieu te Allah — fasse arriver avec le bien !)



A LA LÉGION

J'ai eu dans ma vie un honneur suprême : j'ai commandé un régiment de la Légion : le 2e étranger. Mon éternel regret sera de n'avoir pas eu l'occasion de conduire au feu cette troupe incomparable, dont le nom évoque à juste titre le souvenir de l'organisme militaire le plus puissant qui ait jamais existé : la Légion romaine. Attirés par la prestigieuse renommée de ce corps unique au monde, Français, AlsaciensLorrains, Belges, Suisses, Allemands, Hongrois, Slaves, Italiens, Espagnols, Turcs


même, arrivent par centaines à chaque paquebot et sont immédiatement dirigés sur ces usines à soldats que sont les dépôts de SidiBel-Abbès et de Saïda. Là, en quelques semaines ou en quelques mois, suivant l'origine éléhumain, métal du la dureté tous ces ou ments hétérogènes jetés dans l'ardent foyer de l'esprit de corps, ont fondu comme cire, et sont définitivement coulés dans le moule à fabriquer les héros Princes, ducs, marquis, comtes et vicomtes, généraux et officiers de tous grades et de tous de les de toutes soldats et toutes armes pays, les armées; magistrats, prêtres, financiers, diplomates, homme de loi, fonctionnaires de toute sorte ; braves gens qui veulent tout simplement « voir du pays », neurasthéniques ou désœuvrés, patriotes annexés au mépris du droit, aigrefins ou bandits; tous ceux qui ayant perdu l'honneur veulent le reconquérir, et tous plutôt soldats faire préféré qui que ont se ceux de se brûler la cervelle ; tous ceux que dégoûte notre civilisation veule et décadente et tous qui fuir; de la obligés tous qui ceux sont ceux !


rassasiés qui sont faim de tous et ceux crèvent de voluptés ; tous ceux qui ont maille a par tir avec la justice de leur pays, et tous ceux saluez bien bas! — qui préfèrent le képi au exception, tous, pointe; tous à sans casque être cet mués bien, m'entendez sont en vous

brave, stoïque, loyal, dévoué, patient, tenace, légionle de l'homme de : guerre prototype naire. Mais cela n'est vrai que lorsqu'ils sont soustraits à l'ambiance de la civilisation, c 'est--liDahoMaroc, Sud-Oranais, le au dans dire au où Tonkin, partout Madagascar, à au mey, l'on se bat, partout où on a des chances de se faire tuer. Voyez-les marcher à l'assaut des murs crénelés des oasis, des retranchements kabyles, des fourrés africains, des repaires malgaches les durement cheminer sur chinois, ou ou jungle, la de du ou meurtrières steppe, routes de la forêt tropicale, et dites-moi si les vers superbes du poète de la Légion sont exa-

gérés?


Jamais garde de roi, d'empereur, d'autocrate, De pape ou de sultan, jamais nul régiment Chamarré d'or, drapé d'azur ou d'écarlate N'alla d'un air plus mâle et plus superbement!

Mais dans les tranquilles garnisons du-Tell,

il faut un doigté spécial pour les maintenir dans les formes rigides de la discipline. « Une main de fer, dans un gant de velours », ce vieux cliché des romanciers de cape'eL d'épée est ici de circonstance, et les colonels qui ont laissé le meilleur souvenir à la Légion sont précisément ceux qui ont su allier dans une juste mesure ces deux manières si différentes de s'imposer : la bienveillance et la sévérité. Chaque jour à l'heure du rapport, mon adjudant-secrétaire dépose sur mon bureau la situation journalière, imprimé de 36 centimètres de hauteur sur 46 centimètres de longueur, agrémenté d'une rallonge de 1 m. 50 au moins, sur laquelle s'étale, interminable, la liste des punitions. Dans nos tranquilles régiments métropolitains, où le service se fait « à la papa », parce qu'il n'y a pas de plus braves gens que les


gars placides de nos campagnes et les ouvriers délurés de nos villes, où. les fortes têtes sont de rares exceptions, le nombre invraisemblable de jours de prison, de cellule ou de cellule de correction qu'un colonel de la Légion prononce chaque jour étonnerait bien des officiers. Il est vrai que mon régiment compte en ce moment 7.500 hommes, dont 3.000 sont répartis entre le Tonkin et Madagascar, et ne dépendent de mon autorité qu'administrativement, mais j'ai néanmoins ici, sous ma direction personnelle, l'effectif d'une division de France à quatre régiments ! Neuf fo.is sur dix, l'ivresse est la cause déterminante des fautes, non pas la joyeuse ébriété fureur treille, mais de la le jus cette produit que alcoolique provoquée par ce poison, l'absinthe, et ce toxique plus foudroyant encore, l'anisau, l'anisette espagnole. La vie de garnison est mortelle pour ces êtres d'exception parce qu'elle les force à se replier sur eux-mêmes. A ces hommes qui cachent pour la plupart, sous l'anonymat inviolé que leur confère la capote du légion-


naire, un passé redoutable ou tragique; à ces transfuges de la société qui sont venus chercher l'oubli de leurs titres abolis, de leurs grades perdus, de leurs richesses envolées, de leurs amours trahis, de leurs espoirs déçus ; à ces violents, à ces impulsifs, le repos est funeste. Ces hommes impavides, qui hier encore narguaient, le sourire aux lèvres, la balle meurtrière, ou la fièvre qui tue plus lentement mais plus sûrement peut-être, sont aujourd'hui sans force et sans énergie devant la tentation des innombrables caboulots où s'empoisonnent toutes les races de l'Algérie. Là, pour quelques sous, on leur verse à pleins verres l'horrible drogue qui en fera tout à l'heure des fous furieux. Entrez à Saïda ou à Bel-Abbès dans une de ces officines à poison au moment où les légionnaires sortent du quartier, et vous serez frappé du silence qui.règne dans la salle encombrée de soldats. Regardez autour de vous : tous les visages sont pâles et contractés, les yeux de tous ces hommes semblent regarder en dedans. Pas un

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mot, pas un geste, autre que celui de porter machinalement à leurs bouches tordues par un effrayant rictus le verre où scintille « la blanche » ou « la verte ». Ces malheureux viennent là pour oublier Mais ne vous y fiez pas! Sous ce calme trommonde Tout gronde. tempête un peur, une d'idées s'entrechoque derrière ces fronts où l ivresse : rage de la perler à sueur commence d'avoir bêtement gâché sa vie, souvenir des bonheurs perdus, rancune des haines inassouvies, torture des regrets impuissants. Devant instants irradie prunelle la dont par s ces yeux, d'inquiétantes lueurs, passent, sans doute, des visions du passé : palais somptueux, uniformes étincelants, tables luxueusement servies, vilesquelles femmes des on adorés pour sages s'est perdu, faces tragiques de celles qu'on a lâchement abandonnées, nuits d amour ou d'orgie, baisers d'amantes ou de courtisanes et parfois, tel le spectre de Banco, le fantôme sanglant d'une victime A ce moment l'équilibre est rompu, et au moindre heurt, l'armure de devoir et d honneur !

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s'écroule brusquement pour laisser apparaître ce qu'elle dissimulait jusque-là : l'homme primitif, l'être aux instincts puissants dont la colère longtemps contenue éclate terrible ou meurtrière. Sur un mot, sur une contestation, c'est la ruée sauvage, la lutte brutale, la rage paroxystique et quelquefois la baïonnette homicide. Ne croyez pas surtout que je pousse au noir ce tableau, car pour mettre un terme à cet état de choses, j'ai fait ce que jamais colonel n'a osé faire, à ma connaissance. Jugez-en vous-même par l'ordre suivant que l'on peut retrouver au cahier des décisions de 1902 : A dater de ce jour, les légionnaires qui (( se griseront avec du vin et qui rentreront tranquillement au quartier ne seront l'objet d'aucune mesure disciplinaire. Par contre, tout homme qui s'enivrera avec de l'absinthe ou de

l'anisette espagnole, sera puni de trente jours de prison, dont huit de cellule de correction pour la première fois, et de vingt-huit jours de cellule de correction en cas de récidive. »


Le résultat fut tel que je l'avais prévu. Le soir même, plus d'un millier de légionnaires étaient éparpillés aux alentours de la maison de Carrafang, le grand négociant en vins de Saïda, et se soûlaient consciencieusement, puis reprenaient en zigzaguant le chemin du quartier, sans bruit et sans querelles. C'est ainsi que par la suite, il n'y eut plus besoin d'ajouter d& rallonge à la situation-rapport du détachement de Saïda. En somme, pour beaucoup de ces exilés, la grande affaire est de ne pas penser. Leur passé colle à leur peau comme une tunique de Nessus; et seules, les fatigues, les souffrances, les émotions et les angoisses de la dure existence qu'ils mènent en campagne, sont capables de leur faire oublier leur éternelle

torture. Ce qu'on appelle en France le grand public ne soupçonne pas l'incroyable diversité d'origine, d'éducation, de situation sociale de ces hommes qui sont venus précisément à la Légion parce qu'il n'y a plus que là aujourd'hui où s'exerce encore l'ancien droit d'asile. Il est, en


effet, de tradition constante, sous peine de voir tarir les sources du recrutement, de ne jamais scruter leur passé, et ce n'est que par suite de circonstances exceptionnelles qu'on apprend un jour par exemple que le légionnaire de 2e classe Millier, mort à l'hôpital d0 Géryville, est bel et bien cousin de l'empereur

d'Allemagne. Un Hohenzollern ! Quand fini, dit-il capitaine à son ce sera — qui est venu le voir sur son lit d'agonie, je vous prie de regarder sous mon traversin, vous y trouverez un portefeuille et des papiers constatant ma véritable personnalité, mais d'ici lÙ, permettez-moi de mourir en paix. Et cet évèque que je trouvais en faction devant le quartier général de la division (l'Oran aux grandes manœuvres du 19" corps en 1894 !

J'étais à ce moment chef d'état-major de la division d'Alger, et j'avais été, la « bataille » terminée, présenter mes hommages au général Détrie, mon ancien colonel du 2" zouaves. Avant d'entrer dans sa tente, j'avais été frappé de la belle prestance du légionnaire de garde,


et j'avais remarqué la manière superbe avec laquelle il m'avait rendu les honneurs dans cette attitude prestigieuse de « Présentez armes » que les pontifes des nouvelles doctrines ont déclaré incompatible avec la capacité manœuvrière des soldats de deux ans. Après avoir causé quelques instants avec le héros du Cerro-Borrègo, je pris congé de lui et, en m'accompagnant jusqu'à la porte : Tenez, cher Bruneau, me dit-il à mon — demi-voix, vous voyez ce factionnaire, c'est monseigneur X..., évêque de Carinthie, le plus beau et le meilleur soldat de la Légion J'eus un haut-le-corps, et en sortant, je ne pus m'empêcher de le dévisager avec une intense curiosité. Sans doute avait-il entendu les paroles du général, car il était tout blême, et sa pâleur était encore accentuée par le contraste d'une barbe d'un noir de jais, mêlée de quelques fils d'argent, qui descendait en ondes soyeuses jusqu'à la médaille du Tonkin, épinglée sur sa capote. Les yeux superbes regardaient droit devant eux, vers les montagnes lointaines, où le soleil se couchait dans une !


gloire d'or, de pourpre et de violet, mais, je ne sais pourquoi, j'eus l'impression très nelte qu'ils contemplaient quelque chose de plus lointain encore, et que ce qui illuminait son regard ce n'étaient pas les flammes du couchant mais des lumières de cierges, que ce qu'il fixait avec une si douloureuse attention, ce n'était pas le disque éclatant de l'astre-roi, mais un grand Christ étincelant au milieu des splendeurs de l'autel. Là-bas, dans le recul des ans, il apercevait semblable homme il doute tout autre un sans lui, mais dont la tête était ceinte d'une mitre éblouissante, et non d'un képi déformé ; dont les épaules étaient recouvertes d'un camail luxueux, au lieu du drap grossier de la capote et dont les mains blanches et fines portaient solennellement une crosse constellée de pierreries à la place de l'arme meurtrière qu'il étreignait en ce moment dans ses doigts crispés, où, seul vestige du passé, brillait encore mélancoliquement l'anneau de pâle améthyste. Après le prince et le prélat, voici le million-


naire Un jour, je reçois une lettre recommandée portant le timbre de Vienne. « Monsieur le colonel, m'écrivait le directeur d'une célèbre agence de renseignements autrichiens, je vous serais reconnaissant de me faire connaître si un jeune homme de nationalité austro-hongroise, qui a dû s'engager à la Légion étrangère sous le nom de Justus Perth, est actuellement à Saïda, car mes recherches ont été vaines au 1er étranger. Vous comprendrez sans peine l'intérêt que nous avons à le retrouver, quand je vous aurai dit très confidentiellement qu'à la suite d'un événement imprévu, il est devenu, à son insu, l'unique héritier d'une fortune de douze millions de couronnes. » Ci-joint une de ses photographies, du temps où il était étudiant à l'Université de Prague. » Je jetai les yeux sur le portrait. Il représentait un solide gaillard de vingt à vingt-deux ans à la figure joufflue, encadrée d'une courte barbe. Il portait un lorgnon, et il m'était par suite difficile de préjuger de la couleur et de !


la forme de ses yeux qui ne se voyaient qu'imparfaitement à cause d'un reflet de lumière sur les verres du binocle. chez le major, dis-je à mon voir Allez — adjudant-secrétaire, qui entrait en ce moment, s'il existe sur ses contrôles un particulier s'ap-

pelant Justus Perth Quelques instants après, il revint me rendre compte que les recherches faites sur la matricule du corps, avaient été infructueuses. engagé sous un autre s'est peut-être Il — désappointement. fit-il, voyant mon en nom, Voulez-vous qu'on réunisse tous les Autrichiens du détachement? dis-je. Faites, — Il alla à la fenêtre, appela le clairon de garde et fit sonner aux sergents de semaine, auxquels il donna brièvement des instructions. Ceux-ci revinrent bientôt avec une cinquantaine de légionnaires qui se placèrent sur un rang devant le pavillon de l'état-major. rassemblés, mon colohommes Les sont — nel. photographie, et descenla Bien, prenez — !


dez avec Dhürmer, le secrétaire qui parle allemand. Vous les examinerez attentivement un à un, et vous verrez si quelqu'un d'entre eux ressemble à ce portrait.

Je m'accoudai pendant cette inspection sur l'appui de la fenêtre, et je vis Ramus passer devant le front des légionnaires, puis les renvoyer successivement, à l'exception de deux qui montèrent avec lui dans mon bureau. Mon colonel, dit-il en les introduisant, il — n'y a que ces deux gaillards-là qui répondent au signalement, et encore d'une manière imparfaite. Ils sont arrivés par le dernier courrier et ne parlent pas encore français, mais ils ont déclaré à l'interprète qu'ils ne se sont jamais appelés Justus Perth. — Voyons, dis-je au secrétaire qui tenait la photographie entre ses mains et paraissait les examiner avec la plus grande attention, expliquez leur bien de quoi il s'agit, cela leur déliera peut-être la langue! — Ecoutez ce que dit le colonel Si l'un de vous est bien le nommé Justus Perth, qu'il le dise carrément. Ce phénomène vient :


d'hériter, paraît-il, de douze millions de couronnes! Est-ce toi? Nein! Est-ce toi? Nein !

— — — — d'abrutis, bougres Mais vous ne com— prenez donc rien! leur cria-t-il d'un air furieux et dans le plus pur dialecte viennois, vous avez hérité de dou-ze mil-lions de cou-ronnes Rien ! Les deux hommes qu'il interpellait si énergiquement restèrent impassibles et comme figés dans la position du soldat sans armes : la tête haute, les yeux fixés droit devant eux, le petit doigt sur la couture du pantalon.. Renvoyez-les à voilà Allons ! En assez — !

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leur compagnie Peut-être sera-t-on plus heureux dans les autres détachements Cet incident était depuis longtemps sorti de ma mémoire lorsqu'en 1902, je reçus une grande enveloppe timbrée du sceau du ministère des Affaires étrangères. Elle contenait une lettre dont la lecture m'arracha une exclamation de surprise. !

!


Paraphrase diplomatique de la demande de renseignements de l'agence viennoise, elle insistait pour que la nouvelle enquête fut menée avec la plus grande discrétion. J'étais, en effet, averti confidentiellement que Justus Perth n'était qu'un nom d'emprunt et que le personnage qu'il fallait retrouver à tout prix s'appelait le comte Otto von X... Une photographie plus récente que celle qui m'avait été adressée la première fois, était épinglée au verso du pli ministériel, et dès que j'eus jeté les yeux sur elle, je poussai un cri de stupéfaction : le comte von X..., le pseudo Justus Perth, n'était autre que le secrétaire qui avait si vivement interpellé les deux pauvres diables amenés dans mon cabinet Débarrassé de ses lunettes et de sa barbe d'étudiant, le visage du fugitif apparaissait sur cette épreuve, faite probablement peu de temps avant sa fugue, tel qu'il devait être au moment de son engagement, et Ramus que j'appelai aussitôt, s'écria avec un accent de fureur comique : Mais c'est Dhùrmer Oh la rosse! — !

!

!


Mon enquête était du coup simplifiée, car peu de temps après le fameux interrogatoire,

notre ex-interprète était parti au Tonkin, avec la relève annuelle des bataillons qui y étaient détachés. Je n'avais plus qu'à télégraphier au lieutenant-colonel Lannegrâce qui commandait là-bas le régiment de marche, et c'est ce que je fis immédiatement. La réponse me parvint le surlendemain : « Légionnaire Dhürmer rapatrié cause santé, en route Singapour. » Nouveau télégramme chiffré au consul de France à Singapour, nouvelle réponse : « Légionnaire Dhürmer, alias comte Otto von X... évadé paquebot en rade Singapour, resté introuvable, porté déserteur. » Je sus plus tard, par le rapport du commandant du détachement des rapatriés de la Légion, qu'il s'était présenté à la coupée du navire avec la permission du second capitaine et que le factionnaire de garde s'étant opposé à son passage en exécution de la prescription qui interdit formellement à tout homme de troupe de débarquer dans les escales, cet officier avait excipé


de son autorité suprême à bord, en l'absence

du commandant, pour forcer la consigne et permettre à son protégé de jouer « de la Fille de l'air ».

Comment celui-ci s'y était-il pris pour déterminer un homme réputé jusque-là comme inflexible sur la discipline à accomplir un véritable abus de pouvoir? Cette grave infraction aux règlements maritimes fut du reste punie sévèrement à la suite de la plainte que j'élablis à ce sujet en rendant compte au ministre. Je n'ai jamais eu la clef de ce mystère, mais j'ai toujours pensé que cet énigmatique personpuissants bien motifs des avoir devait nage Sans incognito. dans ainsi persister son pour doute estimait-il avec raison qu'il vaut mieux garder sa tête sur ses épaules, même sans un thaler en poche, que de la perdre pour la vaine satisfaction de laisser douze millions de cou-

ronnes à ses héritiers Après le prince, le prélat et le millionnaire, le général! Vers la fin du mois de juin 1902, un jour où, par exception, je faisais le rapport !


chez moi, je vis arriver mon adjudant-secrétaire accompagné de deux légionnaires qui avaient

demandé à me parler. Que demandent-ils? — Je l'ignore, colonel, ils n'ont pas mon — voulu me le dire. Faites-les entrer — Dans l'encadrement de la porte apparurent deux hommes de haute stature dont les traits énergiques me frappèrent tout d'abord. Le plus grand avait les cheveux tout blancs, et les tempes de l'autre commençaient à grisonner. Après avoir salué comme on salue seulement à la Légion, d'un geste large et décidé, et assuré leur position d'un coup de talon sec qui fit vibrer le parquet, le plus âgé prit la parole : Bardon, colonel, dit-il je prie, mon vous — avec un fort accent tudesque, les choses que nous afons à fous dire, bar vous seulement nous foudrions être entendues! bien. Adjudant, retirez-vous! C'est — Une fois l'adjudant sorti, le plus jeune des deux légionnaires se rapprocha de la porte et poussa silencieusement le verrou. !


cela signifie? fisQu'est-ce Eh bien? que — je d'un ton irrité. colonel, attention, Ne faites mon pas — repartit l'autre, c'est pour ne pas être térangé dans une confersation qui est pardiculièrement krafe Je jetai négligemment un coup d'œil de côté pour m'assurer qu'un stylet corse qui me servait de coupe-papier était à la portée de ma main, et je répondis froidement : qu'as-tu C'est bien, dire? à me — colonel, les camerades Foilà, tisent mon y — komme ça que c'est tégoutant té foir un homme comme fous qui ne passe pas général, depuis sept ans que fous être colonel! Après! — ils tisent komme Après, ça que si fous — foulez, c'est pien simple. Quoi? — colonel, Mon nous sommes ici teux mille — cinq cents légionnaires, nous marchons sur Mascara où nous prenons le troisième pataillon. Pien! Nous sommes alors trois mille cinq cents. Nous marchons sur Pel Appès, où !


nous nous réunissons au 1er Étranger. Pien, nous sommes six mille légionnaires. Et après? — Après, marchons nous sur Alcher. A — Relizane, nous sommes rechoints par le pataillon de Tiaret. Pien Nous sommes sept mille légionnaires et en arrivant à AIcher, nous fous proclamons Empéreur d'Alchérie et fous, pour nous récompenser, vous nous tonnez les millions qui sont dans le Panque d'Alchérie Parfait, les mais les tirailleurs, zouaves, — la cavalerie, l'artillerie, qu'est-ce vous en faites? Mon colonel, afec homme un comme — fous, et sept mille fieux soldats comme nous, nous nous foutons tes zouaves, tes tirailleurs, te la cavalerie et te l'artillerie gomme t'une !

!

m....

!

— Possible! Mais en supposant que nous réussissions, la France enverra vingt mille hommes, cinquante mille hommes, cent mille hommes s'il le faut, et alors, nous serons

écrasés !


Mon colonel, moi barle, qui je suis vous —

chénéral machor d'infanterie et mon camarade ici brésent, est machor de cafalerie. C'est fous tire que nous afons étudié le question afec toutes ses conséquences. Fous êtes un homme trop intelligent pour né bas gombrendre qu'en fous faisant musulman, et en appelant aux armes toutes les populations de l'Afrique du Nord, fous serez pientôt à la tête d'une armée d'un million d'Arabes dont nous fournirons les kâtres, que nous instruirons et que nous rentrons infincible. — Ma foi, tu as riposte à tout. Un mot seulement : de quel pays es-tu? Ché suis prussien, mon colonel. — Et toi? fis-je voisin. à son — — Moi, ché suis pafarois. Eh bien, moi, je suis français Com— prenez-vous, espèces de fripouilles? Foutez-moi le camp, et pas un mot de cet entretien, ou sinon, je vous fais fusiller! Automatiquement, le général major d'infanterie et le major de cavalerie portèrent la main droite à la hauteur du képi, firent demi!


tour par principe, tirèrent silencieusement le verrou, et sortirent avec une incomparable dignité. est ainsi que j'ai refusé l'avancement exceptionnel qui m'était offert, et qu'au lieu de C

FIN


TABLE

JOHANN, SOUVENIRS DE L'INSURRECTION KA1

BILE LE BLOCUS DE DJELFA LE SANGLIER MARABOUT L'ARBRE DU CAFARD LA PANTHÈRE DU DJEBEL ABD EL LE MASSACRE D'UN INNOCENT

A

4i 61

KEKIM...

UNE' VISION DES TEMPS PRÉHISTORIQUES... UN AFFUT A LA PANTHÈRE LA BARAKA LE RALLYE-PAPER

93 105

137 155 175 iî7d




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