Face à face, souvenirs et impressions d'un soldat de la Grande Guerre. 1916

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FACE A FACE SOUVENIRS ET IMPRESSIONS

D'UN SOLDAT DE LA GRANDE GUERRE


DU MEME AUTEUR

En préparation

VERDUN. — Souvenirs

:

:

et

impressions de six mois de bataille.


LIEUTENANT JACQUES (Lieutenant

P.

PÉRICARD)

FACE A FACE SOUVENIRS ET IMPRESSIONS

D'UN SOLDAT DE LA GRANDE GUERRE Avec une préface de M. MAURICE BARRÉS DE l'académie FR.\>ÇA1SE et

35

dessins à la

plume de M. Paul Thiriat

PARIS

LIBRAIRIE FAYOT & O^ 106,

DOULEVARD SAINT-GERMAIN 1916


.

Tous droits de traduction, de reproduction pays CopYniGHT, 1916, by Payot et C>«.

et d'adaptation réservés

pour tous


A

M.

Henri

HOUSSAYE

Directeur de l'Agence Havas

EN TÉMOIGNAGE DE RESPECTUEUSE GRATITUDE.

Son modeste collaborateur J. P.



DEBOUT LES MORTS!

dans

Aujourd'hui, connaît

épisode

cet

des

des gravures,

cous

rappelez ?

tranchée

monde

entier,

chacun

d'innombrables

articles,

le

que

ont

poésies,

les

Allemands ont

amas

cet

cadavres, quelqu'un se soulève

les

main un

morts

/...

»

Un

et

de

saisissant à portée :

«

Debout,

Le

élan balaye l'envahisseur.

une résurrection.

fait

J'ai désiré connaître

me

et,

de blessés

sac de grenades, s'écrie

mot sublime avait

Je

une

envahi

brisé toute résistance; nos soldats gisent

et

à terre; mais soudain de

de sa

Vous

popularisé.

le

héros de ce fait immortel.

suis trouvé en présence d'un lieutenant

aux

cheveux blancs. Le lieutenant Péricard n'a pourtant

que trente-neuf ans. Parti territoriale, passé, il

a

nommé

été

nant. J'ai causé

ment^son qui fait

pas de

le

récit

le

comme

sergent

de

la

sur sa demande, au 95® d'activé, adjudant, sous-lieutenant, lieute-

longuement avec

n'a pas

le

lui.

Naturelle-

caractère tout simplifié

charme des légendes,

et

je n'essayerais

reproduire td que je crois l'avoir recueilli


PRÉFACE

10

de sa bouche, si je ne voyais un intérêt psycholo-

gique à noter ce qu'il rn'a dit sur la manière dont

mot

le

sublime

est

monté

à

ses

avons là une occasion d^assister de pensées de

et

à la formation

de sentiments mystérieux. Les sources

V inspiration,

vie,

Nous

lèvres.

la

foi,

V ardeur,

jaillissent

dans nos tranchées avec une extraordinaire

Des

sité.

profondes

forces

à y faire explosion, nos

de

soldats,

et

sont

inten-

toujours

prêtes

William James, auprès

recueillerait

abondance

en

ces

phénomènes dHïlumination immédiate, parfaitement raisonnables dont

rale,

et

il

son fameux

capables de conférer la force

a publié de

si riches collections

traité des Varieties of Religious

modans

Expé-

rience.

Au

reste,

de pensées si beau fait

brut

mon

pressé par

sans

travail,

dans un ordre

grave, je vous donnerai le

et si

chercher

à

démêler

les

éléments

multiples qui constituent sa richesse.

a

Au

commencement

d^ avril,

m'a

dit le lieutenant

Péricard, alors qu'avaient lieu les grandes attaques

du Bois

d'Ailly,

mon

régiment fut chargé de faire

une diversion au Bois Brûlé. Le colonel de Bélenet

nous commandait.

J'' étais

un souvenir confus de

alors adjudant. J'ai gardé

ces

quatre journées.

Tant


PREFACE de

milliers

d''

impressions

11

mêlées,

heurtées,

du dehors par mes yeux, par mes

{tenaient

me

oreilles,

et

rejoignaient toutes les émotions qui s'éleçaient

de

mon âme

en tumulte

que spectateurs de la c'est

!

Le 5

A

lutte.

et le 6,

chaque

nous ne fûmes

veille

de combat,

d^abord une oppression, la chair se révolte,

le

poil se hérisse, la lâcheté hurle, puis c'est la prière,

rame

se jette

aux pieds de Dieu:

soit faite ! » Alors, c'est la »

Le

7,

ma

«

Que

votre volonté

paix.

section, avec trois autres, de

compa-

gnies diverses, reçut Vordre d'attaquer la tranchée

allemande.

Le combat

nombreux morts

sommes

fut acharné

et blessés;

nous eûmes de

;

toute la nuit,

nous nous

battus à coups de grenades, sous une averse

torrentielle

qui ruisselait à

nous tenions épanouie,

la tranchée,

dilatée.

et

même je

J'éprouvais

la

mais

peau,

sentais

mon âme

une extraordinaire

intensité de vie; j'avais le rire à fleur des lèvres.

deux fois, une et

de débris,

Par

me renversa, me couvrit de terre me ramassai en riant comme à

torpille et

je

une bonne plaisanterie. Je vous dis cela pour tâcher de vous faire comprendre des heures inoubliables. y^

Au

matin, on nous releva, afin que nous

sions nous reposer,

et

nous sommes

allés

puis-

dans une

tranchée de deuxième ligne où nous avons essayé de

dormir. Pauvre sommeil

!

Vers

le

milieu du jour.


PRÉFACE

12

nous

en hâte:

voici réveillés

avec avalanche de grenades

contre- attaquer

de

et

nous repoussent. Cest une panique.

Ils

torpilles.

Boches viennent de

les

Non

seulement

mais

ils

nous ont repris leur tranchée,

ils

Et déjà nos hommes

atteignent la nôtre.

se

pressent dans les boyaux, en criant: »

— Les

»

Ah !

Boches

!

Les Boches

yeux chavirés,

ces

ces bouches tordues !

Cest

!

ces

faces

convulsées,

la seule déroute que faie

vue. Quel épouvantable spectacle

!

Tous

les officiers

sont blessés. Seule, V étroitesse des boyaux ralentit les

fuyards^ qui s^écrasent. tion.

Après

puis,

et

me

mes hommes

»

Je

me

mon

et,

là.

Et d'autres

travers

Mes

reculent.

je

troupeau

le

les

amis, mais non,

Ils sont repartis, les

Boches

les

Boches

cris analogues, qui, répétés de le

mouvement de

grenadiers arrosent

Je sors de

la

!

Ils

!

Quelques volontaires se joignent à moi. Je

ci

Mais

tout en jouant des coudes, je crie:

en bouche, arrêtent un peu

en avant.

d'hésita-

tour d'attaque,

sacrifice, et je décide de

foutent le camp, les Boches »

mon

Boches.

un passage à

Mais non,

ne sont pas

pas

sont bien fatigués...

arrêter les

fraye

d'épouvante, »

Je fais

ressaisis.

mourir pour

Tai un moment

tout, ce n'est

les

bouche

retraite.

me

lance

Boches. Ceux-

tranchée française,

le


13

PRÉFACE

ma

premier. Tétais aussi sûr de

du

clarté

soleil.

Mais

mort que de

quelle sérénité !

du moribond qui meurt en

état

La

de grâce^

la

sérénité

qui voit

et

se pencher vers lui les anges.

Toujours lançant des grenades, nous

»

à

tranchée

la

Nous

ennemie.

arrivons notre

reprenons

morceau. Je fais établir en avant, dans un boyau qui mène de la première à la deuxième ligne allemande,

un barrage de »

sacs.

Je respire.

Mais, à notre gauche,

Allemands

les

toujours dans nos lignes à nous. la tranchée

droite,

grenades sur nos

qui

Leur

têtes,

est

artillerie

avec

isolés,

une

une pluie de

venant de Vavant. Si

Boches connaissaient notre »

Nous sommes

arrivés).

complètement

poignée,

Mais, à notre

vide {les nôtres partis, les

est

Boches pas encore

se battent

petit

fait rage.

venu nous soutenir

et

Le

nombre

les

!

lieutenant Paulet

qui fume sa cigarette

en riant aux projectiles, reçoit une balle au-dessus de la

mains

tempe.

Il

s''appuie

le

sang

gicle

une parabole, comme trou de la

»

parapet,

les

deux

derrière le dos, la tête légèrement inclinée.

la blessure,

puis

au

vrille.

La

le

tête

avec force, en

Par

décrivant

vin d'un tonneau par

le

penche, de plus en plus,

le

corps sHncline, puis, brusquement, la chute.

La

douleur de ses hommes, qui se jettent en


PREFACE

14

un

pleurant^ sur son corps... Impossible de faire

pas sans marcher sur un cadavre. Je me rends

exaltation

un amas de

derrière seul. Il

un »

n'en a cure

Je

me

Quelques

droite,

mètres,

La

nous

une

longueur

me

De

comme

fait

Le

honte.

jour

et je

trentaine

énorme par

me

de

A

J'aperçois la

d'une

un

tranchée est pleine

de

pare-éclats. là ?

J'hésite,

décide.

cadavres français.

Taut d'abord,

je

marche avec

peu rassuré. Moi seul avec tous

circonspection,

»

reste

ne pouvons pas demeurer ainsi.

sang partout.

ces corps, et

Bonnot

rejoignent.

voir ce qui se passe

morts!... Puis,

jette

continue de se battre

Puis, un coup de volonté »

soldat

interrompue par

j'allais

Du

Le

n'y a toujours personne.

sur

tranchée,

Mon

me

Je

Son exemple m'a

ressaisis.

Nous

peur.

combien ?

camarades

il

Tai

sacs.

et il

lion, seul contre

s^ackève.

Si

m' abandonne.

sort.

mon

compte^ soudain, de la précarité de

ces

peuàpeu,je m'enhardis. J'oseregarder

il

me

semble qu'ils

me

regardent.

notre tranchée à nous, en arrière, des

hommes

contemplent avec des yeux d'épouvante, dans

lesquels je lis

:

«

Il

va se faire tuer

! »

C'est vrai

qu'abrités dans leurs boyaux de repli, les Boches

redoublent d'efforts. Leurs grenades dégringolent

V avalanche se t approche avec rapidité. Je

et

me retourne


PRÉFACE vers les cadavres

va

sacrifice

être

étendus. Je pense:

les

qu'ils

Boches vont revenir ? Et

nous voleront nos morts?... »

Alors ^ leur

«

Ce sera en vain

inutile ?

Et

seront tombés ?

15

ils

»

La colère me saisit. De mes gestes,

de

mes paroles

exactes, je n'ai plus souvenance.

Je sais seulement

que fai crié à peu près ceci

«

:

Qu'est-ce

que vous

allons

ces cockons-là dehors'/

«

f...

Debout,

morts

me

suivons

».

mêlèrent à

un

les

morts

f...

!...

Oh

et

Coup de jolie ?Non. Car

les

me

»

Nous

te

Et se levant à mon appel, leurs âmes

se

répondirent. Ils

mon âme

et

dirent

soulève les montagnes. crier des ordres,

m'était revenue, s'est

Ma

J^avais la foi

voix éraillée

et

et

et cette

Comme

me

je

nuity

ne veux vous

souviens, en laissant à

que Von m'a rapporté par la suite^

l'écart ce

qui

usée à

jorte.

passé alors ?

raconter que ce dont je

«

Rien ne pou-

pendant ces deux jours claire

:

en firent une masse de jeu^

m'étonner, m'arrêter.

Ce qui

debout!

là,

Levez- vous

terre ?

large fleuve de métal en jusion.

vait plus

»

par

je dois

sincèrement avouer que je ne trou dans

le sais pas. Il y a un mes souvenirs ; l'action a mangé lamémoire.

J'ai simplement l'idée vague d'une offensive désor-

Nous sommes

deux,

trois,

contre ~4ine multitude,

mais

cela

donnée.

quatre

au plus

même nous

est


PRÉFACE

16 orgueil blessé

et

au

réconfort.

Un

hommes

des

de

ma

section^

Vennemi des

bras, continuait de lancer sur

grenades tachées de son sang. Pour moi, fai V impression d^ avoir eu

un corps grandi et grossi démesuré-

ment, un corps de géant, avec une vigueur surabondante, inimitée, une aisance extraordinaire de pensée

qui

me

permettait d^ avoir Vœil de dix côtés à la fois,

de crier un ordre à Vun, tout en donnant à un autre

un

ordre par geste, de tirer

garer en »

même temps

un coup de

Prodigieuse intensité de

et,

me

d'une grenade menaçante.

stances extraordinaires.

nous manquent,

fusil et de

vie,

Par deux

par deux

avec des circonfois, les

fois,

grenades

nous en décou-

vrons à nos pieds des sacs pleins, mêlés aux sacs de terre.

sans

Toute la journée, nous étions passés dessus les voir.

avaient mis ))

Mais

c'étaient bien les

morts qui

là!...

Enfin, les Boches se calmèrent ; nous pûmes consoli-

der notre barrage desacs en avant, dans le boyau.

nous trouvâmes de nouveau »

les

Toute la soirée

qui suivirent,

je

m'avait saisi au

et

les

maîtres dans ce coin.

pendant plusieurs des jours

gardai Vémotion religieuse

moment de

qui

l'évocation des morts.

Réprouvais quelque chose de comparable à ressent après

Nous

une communion

fervente.

ce qu''on

Je compre-

nais que je venais de vivre des heures que je ne


PRÉFACE

17

ma

retrouverais plus jamais, durant lesquelles

ayant brisé d'un rude

en plein mystère, parmi

dressée,

des héros »

A

plafond bas,

effort le

et

cette

monde

le

s'était

invisible

des dieux.

minute, certainement, fai été soulevé

au-dessus de moi-même. Il faut bien que cela

puisque fai reçu

Légion d'honneur qui Si

récit,

les «

Poilus

mon

je n'ai rien

sentiment,

ma

instant, n'est

cri

Je sais que

et

que

je

pas un accident dans

les vivants

ma

il

vie de

et les

ne

qui m'ont entraîné par leur

morts qui m'ont conduit par la main.

sortit

pas de la bouche d'un homme,

mais du cœur de tous ceux qui gisaient et

la détresse

et

vous disais,

Je ne mérite aucun compliment d'ducune

Ce sont

exemple,

Le

que j'exprime

volonté.

parapet, j'ai grelotté de peur,

le

soldat.

c'est

d'un héros. Chaque fois qu'il m'a fallu

qui ni'a saisi en pleine action

sorte.

pas de

vous parais chercher, en vous faisant ce

je

bien mal

y a un

n'est

il

»,

vaille ces félicitations-là.

une satisfaction de vanité,

sauter

soit,

de mes hommes.

les félicitations

Pour qui a pratiqué

»

tête^

morts.

accent. Il

Un homme y faut

là,

vivants

seul ne pourrait trouver cet

la collaboration de plusieurs âmes,

soulevées par les circonstances,

dont quelques-

et

unes, déjà, planaient dans l'éternité. »

Pourquoi

ai-je été choisi plutôt

que

tel

officier,


PRÉFACE

18 plutôt que

tel soldat,

à Faffaire

et

parmi ceux qui furent mêlés

comme mon

dont Vhéroïsme n^a pas,

courage à moi, connu de défaillances ? Pourquoi plutôt que

le

colonel de Bélenet, qui parcourait les

ou

lignes sous la pluie de grenades,

Bournadet, ou

le

rant Vignaud, ou

Chuy, Thévin^ ou

le

soldat

le

»

et n'être

ou

sergent Prot,

indéfiniment.) Pourquoi? d'en haut

Bonnot?

On

les

(Il

ces soldats, car ce serait

tous.

le

citait

souffle

cette

histoire,

je

vous

ces chefs et

un mensonge que faie Vair

de monopoliser la gloire de

nous

m'en

peut recevoir

demande instamment de nommer tous

Le

caporaux

qu'un pauvre homme.

Si jamais vous racontez

notre régiment.

lieutenant

le

sous-lieutenant Pellerin, ou Vaspi-

cri n'est

Plus vous fondrez

belle

cette

pas à moi

mon

rôle

plus vous vous rapprocherez de la

journée de

seul,

dans

il

est

à

la masse,

réalité.

J'ai la

conviction de n'avoir été qu'un instrument entre les

mains d'une puissance supérieure.

»

Maurice Barrés, de r Académie française.

18 Novembre 1915.


FACE A FACE IMPRESSIONS ET SOUVENIRS D'UN SOLDAT DE LA GRANDE GUERRE

PREMIÈRE PARTIE TERRITORIAL

LA DOULCE MORT

Le bonhomme

Juillet s'active

avec sa faux, à tra-

vers les blés de la Woëvre. Quelques jours encore, et la

grande guerre comptera douze mois révolus.

Bonnes gens de vous

l'arrière, j'ai

être agréable de

pensé qu'il pourrait

m'entendre vous conter

les

souvenirs de cette année.

Quand, avant tailles, je

me

la guerre, je lisais

un

récit

demandais, presque toujours

Quels étaient

les

de ba-

:

sentiments de ces soldats,

de ces chefs? Avec quelle

âme

allaient-ils

au com-

bat? Quelles fermentations produisait en eux pensée de

la

mort?

la


20

FACE A FACE Ces questions, d'autres

à l'occasion de sité

que

je

la

se les

poseront sans doute

guerre actuelle. C'est cette curio-

voudrais satisfaire.

n'est pas ici question de talent, ni d'observa-

Il

tion, ni de philosophie, ni de littérature,

plement de

mais sim-

à montrer l'homme

sincérité. J'aspire

que La Bruyère eût voulu trouver derrière chaque écrivain.

Mes

que mes

joies

espoirs

mes

;

peines, je les détaillerai aussi bien ;

mes

aussi bien que

craintes

mes

mes

défaillances aussi bien que

en-

thousiasmes. Les courbes montantes et descen-

dantes de rature,

la fièvre seront, sur la feuille

marquées avec une impartialité

Donne-moi,

la clé

de tempépareille.

donne-moi

dit la vieille chanson,

de ton âme...

Mon âme,

la voici

grande ouverte. Entrez et

gardez se projeter sur

elle les

événements,

re-

comme

sur l'écran d'un cinématographe. Pas un de ces chapitres qui n'ait été écrit en première ligne,

des balles et des crapouillots. Et, parfois,

me

hausser à la hauteur de

ma

au son

si j'ai

su

tâche, vous enten-

drez, en lisant, hurler à vos oreilles le bruit de la bataille, et des projectiles ensanglantés

viendront

sous vos doigts percer les pages.

A par

mes

lecteurs, je souhaite plaisir,

surcroît.

mais profit


TERRITORIAL

N'y entre Il

a-t-il «

ceux

21

pas eu, par quelque endroit, brisure

du front

»

nous semble

ceux

de

l'arrière ?

parfois, à nous, d'ici,

que nous

et

«

ne parlons plus tout à

fait le

même

Nous sommes deux

foules

dont

»

langage. les

chemins

s'é-

cartent.

Vous avez beau la

faire,

vous autres,

et

y mettre de

bonne volonté, vous ne pouvez pas arriver à vous

convaincre qu'il y a quelque chose de changé dans le

pays et que de

la

grande guerre vont dater des

événements nouveaux, tellement nouveaux que

hommes

les

devront, pour s'y adapter, subir une mé-

tamorphose comparable à

celle

de

la chenille

qui

se sent pousser des ailes.

Cela, non,

Vous nous

vous ne

le

croyez pas.

faites illusion

nos façons de parler et de sons

;

vous prenez

nous nous

di-

:

— Très bien, fait la

Et

parfois

sentir, et

manière

puis, à

très bien

;

ils

ont attrapé tout à

!

un détour de phrase, patatras

!

votre

pensée culbute, et nous nous apercevons que v ous répétiez des paroles sans les comprendre,

comme

feraient de petits enfants...

Pendant que de

ma

j'écris, les

obus passent au-dessus

tête, longs serpents

d'épouvante à l'affreux


FACE A FACE

22 sifflement

;

les bouteilles éclatent

à droite, à gauche,

avec un bruit infernal. C'est l'atmosphère habituelle

et l'habituel spectacle de la tranchée dans nos

parages, avec les Boches à quelques mètres de nous, et les

cadavres du dernier combat étendus entre

deux

lignes.

De

la vieille forêt

tenaires,

ras

du

il

aux chênes plusieurs

les

fois cen-

ne reste plus que des troncs coupés au

un amas de branches, de

sol et

brindilles,

de

copeaux, que traverse, de-ci de-là, miraculeusement préservé du désastre, quelque minuscule rameau

verdoyant.

Comment

je puis écrire

tumulte qui remplit, à Je fais ce

que

les

dans ce décor et avec ce

mes

déborder,

oreilles?...

que font tous ceux qui m'entourent

:

ce

en train de limer une bague

fait ce caporal,

pour sa fiancée, ce que

fait ce soldat

qui termine

une lettre, ce que font ces trois sergents appliqués à

aux enchères.

leur manille

— Bzim bdoum — Je coupe atout répond — Ploup badaboum, boum, !

éclate le 105.

!

et

le

!

!

sergent.

boum

!

rugit la

bouteille.

— La

Je t'aime,

pensée de

familière

et

il

ma la

chérie

!

rêve

mort nous

n'est

pas

le

jeune caporal.

est,

du tout

ici,

devenue

certain

que


TERRITORIAL

Comment

je puis écrire

dans ce décor?...

23

(p. 22).


24

FACE A FACE

ma

j'interrompe

page

Ton venait m'apprendre

si

que cette journée qui s'achève sera pour moi

la

dernière.

Mon

ordonnance, profond philosophe, a trouvé

la raison

de cette indifférence

On

moyenne,

est vivant

une quarantaine d'années, en

on

défunt toute l'éternité avant

et

est

et toute l'éternité après

ce n'est pas étonnant

:

qu'on s'habitue sans peine à

Et

:

la

mort

!

puis, par l'exemple des camarades,

de mourir

facile

!

On

s'en

il

est

si

va tranquillement, sans

secousse, et mourir semble aussi naturel et aussi

simple que de manger et de boire. Je puis compter les

que

agonies

j'ai

vues

s'achever

dans

les

gémissements. Qu'avaient-ils fait à l'ange de

la

mort, ces malheureux désespérés?

Pour tous

les autres,

bercé leurs derniers

Do, dû

Non,

mon

!

je n'ai plus

une chanson maternelle a

moments petit

;

:

là,,,, fais

ton petit dodo.

peur delà mort depuis que

reçu les confidences muettes d'un de

jeune

homme

j'ai

mes caporaux,

de vingt-deux ans, d'un caractère un

peu sombre. Il

avait été frappé au défaut de l'épaule d'un

éclat d'obus

;

la plaie atroce

ne pouvait être pansée,

et je dus rester près de lui, figé

dans

mon

impuis-


25

TERRITORIAL sance, regardant sa vie qui s'écoulait au Il

fixa

me

prit la niain et, sans force

mes yeux, souriant

lui

ne s'en cachait pas

et qui

plein, aussi profond, aussi

fil

du sang.

pour parler,

il

qui craignait la mort,

d'un sourire aussi

épanoui que celui

du

saint Jean-Baptiste au doigt levé, de Vinci, et ce sourire,

comme

— Ami,

celui

du

saint Jean, voulait dire

je sais, maintenant... Gela n'est

:

pas du

tout terrible, je t'assure.

II

TARTARIN

La mobilisation me trouva Dans

mes

toutes

Je

me

sens des jambes trop alertes,

cette pensée

;

un oœur

résigner à garder des voies

un de nos

ma femme. La elle

me

la guerre, et je

C'était là

chaque

:

trop jeune, pour

vienne

que prévoyaient

fibres nerveuses, je m'étais dit à

nouvel Agadir

sergent de territoriale.

l'attente de cette guerre,

:

m'engagerai. sujets de conversation avec

chère créature se résignait mal à

mais, trop douce pour

me

contredire,

n'essayait que des objections timides.


26

FACE A FACE Je tirais beaucoup de gloire de

auprès de

ma

mes

famille et

mon

patriotisme

dissertations sur la

levée en masse obtenaient toujours un grand succès.

La mort de ma femme ne

mon

résolution et, dès

que m'ancrer dans

arrivée à Bourges,

le

ma

2 août,

m'inquiétai des démarches à faire pour quitter

je le

fit

62^ territorial et entrer au 95® d'activé.

On me

répondit qu'aucun engagement ne serait

accepté avant la

du mois, pour ne pas désorga-

fin

niser la mobilisation...

Je fus bien soulagé...

Ma

certitude de la victoire s'accrut beaucoup

quand

je sus

premier

le

que

ne serais pas obligé de donner

je

effort.

Je repris mes dissertations pa-

triotiques qu'avait interrompues la pensée qu'il était

temps de

de m'engager. les

tenir la promesse faite à

Aux

moi-même

jeunes soldats rencontrés dans

rues de Bourges, je payai force bocks et les in-

vitai à se battre en héros.

On Un

m'écoutait avec intérêt.

un hasard me permit d'entendre deux de mes catéchumènes qui commentaient mes discours.

jour,

Et

— Tu

ils

disaient,

l'as

entendu,

qu'il est territorial. la

mes catéchumènes

marche en avant

le

vieux père?

Ça ne !

lui

:

On

voit bien

coûte pas cher, à

lui,


TERRITORIAL

27

Et, de ce jour, je n'allai plus que très rarement au café.

Cependant

je vis partir le 95^

dans un grand

serrement de cœur. C'est à leurs côtés que j'aurais

voulu

me

battre, avec toute cette jeunesse, toute

cette ardeur, tout cet enthousiasme, toute cette gaieté. Je sentis

rudement, en voyant

s'éloigner de la gare, le poids de

le

mes

train fleuri

trente-huit

années.

Je fus humilié. Moi. dont l'orgueil naïf s'était habitué à se considérer

comme

le

jeunes gens s'en

centre

du monde,

voilà que des

allaient accomplir

choses, tout habillés de neuf, et

ils

me

de grandes laissaient là

n'y avait pas de place aux frontières pour

Il

vieilles capotes, les

vieux souliers et

les

!

les

vieilles

gens...

Mais,

me

demanderez-vous, quels étaient, au

fond, vos désirs? Partir ou demeurer?

Question embarrassante, non pour faire,

la

réponse à

mais à cause de cette réponse même.

Certes, j'étais prêt à accomplir des merveilles j'avais déjà accompli des merveilles,

;

— en imagi-

nation. Guillaume ne saura jamais tous les soldats

que

je lui ai tués,

toutes les forteresses que je lui ai

prises d'assaut, tous les

drapeaux que

j'ai

enlevés à


FACE A FACE

28 de

la pointe

ma

mon

baïonnette ou de

épée.

Je

nommé sous-lieutenant,

m'étais, en quelques jours,

lieutenant, capitaine et officier de la Légion d'hon-

neur, et j'étais prêt à poursuivre

le

cours de mes

exploits.

Ce n'était donc pas l'héroïsme qui faut,

être

mais simplement

un

le

me

faisait dé-

courage. Je voulais bien

héros, mais cela m'ennuyait de risquer

ma

vie.

J'ai

vu

à

depuis,

journaux,

des

lecture

la

que nous étions plusieurs en France à penser de même...

Cinq jours après tour du

Quand Tartarin les

départ du 95^, ce fut

le

quitta sa ville pour aller chez

Teurs^ ses paquets, ses caisses, ses malles, ses

cantines emplissaient

un fourgon. Et moi, partant

pour Gray, j'avais condensé dans arrimé à

l'extérieur tant

mon

et

un

périscope,

s'élançait

sac de couchage, et

une

et

un

pèlerine, et

que l'échafaudage monstrueux

par-dessus

ma

tête

chaque épaule. Et, comme poussé

ou

de foulards, tant de

vertures, tant de souliers de rechange,

hamac,

sac

tant de boîtes de conserves, tant de cou-

flanelles,

un

le

62® territorial...

pendant ces dix

ma

et

débordait

de

barbe grise avait

jours,

me

vieillissant

en


29

TERRITORIAL

un coup de quinze années, chemin de trant

du doigt

gens s'écrier en

le

me mon-

:

Oh voyez donc

ce

!

vieux...

Faut-n

qu'il soit

pour porter un sac

solide

pareil

la gare, les

j'entendais, sur

!

Et ce sont

des ré-

flexions qui font plaisir.

Seulement, en arrivant à

mon wagon,

j'avais

chemise trempée et à bout

de

ma

j'étais

résistance...

Les gardes-voies, tout long de la ligne, ont ce jour-là,

le

fait,

une belle mois-

Oh voyeï donc !

ce vieux

'..

(p. 29).

son des mille choses qu'en

me

cachant de mes camarades,

j'ai,

l'une après

l'autre, semées.

III

LA VILLE DESERTE

Gray

est

une toute petite

ville,

au bord d'une

large rivière. Est-ce la mobilisation qui a vidé la


FACE A FACE

30

de ses habitants, ou est-ce

ville

dans

l'est

elle seule

deux ou

qu'à part

les

trois maisons?...

Toute l'animation de la

lante

!

coutume que, ait

pour

Toujours

est-il

chasseurs à cheval et les territoriaux,

on ne rencontrait personne dans

dans

la

de la France, chaque personne

Saône. Mais,

les rues.

la ville s'était

là,

concentrée

quelle population grouil-

une de mes stupéfactions à moi, pêcheur

C'était

de Seine, habitué à guetter toute une journée l'ombre d'une ablette, de contempler, du haut du pont

de pierre, l'enchevêtrement prodigieux des perches, des carpes, des tanches, des truites, des brèmes, des anguilles

;

par myriades,

les

dos argentés relui-

saient au soleil, au point que, parfois, les

flots

pressés des poissons refoulaient, de droite et de

gauche,

les flots

de

la rivière.

En y réfléchissant, maintenant, je sais pourquoi on avait envoyé

le

62^ territorial dans une ville déserte.

Les Berrichons sont de braves soldats, certes, ils

l'ont bien

montré depuis,

— mais qui ont sur

discipline des idées tout à fait personnelles.

— la

Ils

consentaient à traverser les rues avec l'arme sur l'épaule, car cela se doit ainsi et c'est ainsi qu'ils

avaient toujours actif

;

mais

procédé pendant leur service

là s'arrêtait leur obéissance, et c'est

en


31

TERRITORIAI. les sergents,

essayions de leur

faire éteindre leurs pipes sur les

rangs ou inter-

vain que nous autres,

rompre

leurs conversations.

Notre vieux colonel nous regardait sans rien

nous regarda

dire. Il

doute

ainsi

pendant trois jours. Sans

lui fallut-il ces trois jours

pour arriver à Ou, peut-

situation dans son ensemble.

saisir la

déterminé chez

être, la stupeur avait-elle

lui

une

sorte de paralysie ?

Mais

se ressaisit.

il

Oh

!

il

se ressaisit bien

vous assure qu'elles s'éteignirent, s'interrompirent,

qu'elles

que

les

levèrent

les

!

Et

je

pipes,

et

conversations,

et

jarrets se tendirent et

les

que

les

têtes se

!

Et devinez rité subite?

l'effet

Une

produit chez tous par sa sévé-

satisfaction intense

1

Au

fond, les

plus indisciplinés rougissaient de leur indiscipline et le respect

humain

qu'ils avaient

les

empêchait seul d'admettre

honte de leur débandade...

Le saviez-vous. Français, ô mes

frères

!

que vous

êtes de grands enfants?

Penser que cette monstruosité put s'implanter chez nous

:

le

respect

humain de notre patriotisme

1

Penser que nous avons eu honte d'avouer notre

amour pour

la

douce France, pour cette patrie

la

plus antique, la plus riche, la plus claire, la plus


32

FACE A FACE

noblej la plus vivante, la plus généreuse, la plus ternelle

ma-

!

Mais ces temps-là sont passés. Les mots de patrie, de France, de devoir, n'écorchent plus nos lèvres

dans

;

de la Marseillaise, chaque jour, nous

la forêt

allons cueillir des gerbes d'enthousiasme, et voici

ce que, ce matin

A

même, on m'a conté

Boncourt, petit village de

:

l'arrière,

l'un

des bataillons du VIII^ corps est au repos pour il y avait, hier, musique militaire programme comprenait la Marche lorraine. A

quelques jours, et le

peine les instruments attaquaient-ils les premières

notes du célèbre pas

redoublé que, sans s'être

concertés, d'une seule bouche, d'un seul cœur, les

hommes présents entonnèrent les paroles

cinq cents vibrantes

:

Fiers enfants de la Lorraine!..,

Et quand

les derniers accords, lancés

d'un élan

endiablé, s'arrêtèrent, toutes les voix étaient en-

rouées et de tous les yeux des larmes coulaient...

Le

rôle

monter

la

des territoriaux, à Gray, consistait à

garde dans l'immense gare régulatrice, à

accompagner

les

convois de munitions jusqu'à

frontière et à conduire vers Nevers

la

ou Paray-le-


33

TERRITORIAL Monial

prisonniers

les

qu'on nous amenait du

front.

Ce fut en accompagnant un convoi de

ment que ma compagnie,

la 12^,

descendre un zeppelin dans

ravitaille-

eut l'honneur de gare de

la

Badon-

viller (1).

Si ce

haut

maintenant,

fait se passait

il

vaudrait

à ceux qui l'accompliraient force citations et médailles.

Au mois le

d'août, à part

Petit Parisien,

le

Petit Marseillais et

personne n'en parla.

Je sais bien que, dans la vaste tourmente qui jetait la

France aux frontières,

zeppelin était tance.

Tout de même, on a

logie en créant la croix

(1)

le

la

destruction d'un

un événement de minime imporfait

preuve de psycho-

de guerre et en ajoutant à

Je suis heureux d'apprendre par son colonel lui-même de l'artilleur qui donna le premier coup au zeppe-

nom

lin n* 8

avec un obus de son 75

:

cet artilleur est le

canon-

nier Colibet. C'est grâce à cet

obus, magistralement pointé, que

zeppelin, incapable de faire

profondeur

le

manœuvrer son gouvernail de

offrit jaux territoriaux

du 62^ une

si

belle cible

;

ceux-ci ne laissèrent pas échapper l'occasion et décochèrent

au monstre, malgré les bombes, lesquelles achevèrent sa ruine.

Le sergent qui commandait

le

près

de 600 balles,

détachement des

territo-

riaux a reçu quelques mois après, à ce qu'on m'assure, la médaille militaire.


34

FACE A FACE

chaque numéro du Bulletin des armées un supplé-

ment de quatre pages pour

les citations

à l'ordre du

jour.

Le Français

est

amoureux de

gloire et sa vanité

foncière le persuade aisément qu'il est

né pour de

grandes choses. Dites à un lâche qu'il est lâche, et

vous

le

plongerez plus avant dans sa lâcheté. Dites

à un lâche qu'il est un brave, et

il

n'aura pas de

repos qu'il n'ait justifié à ses yeux et aux vôtres la

bonne opinion que vous avez manifestée de Si

lui.

vous obtenez ces résultats avec des éléments

inférieurs,

que sera-ce avec des hommes naturelle-

ment braves comme français

le

sont presque tous les soldats

!

On ne distribuera jamais trop de décorations. On peut poser en principe que tous ceux qui ont vu le

de

feu ont accompli, se bien battre,

non

leur devoir strict, qui est

mais plus que leur devoir, courant

au-devant du danger,

le

cherchant, s'y délectant, su-

perbement dédaigneux de J'ai participé à d'assez

la

mort.

nombreuses

affaires

avec

plusieurs compagnies différentes, et j'ai trouvé, en

tout et pour tout, deux lâches. Encore l'un des

deux

avait-il tellement

honte de sa lâcheté, qu'on

doit, je crois, incriminer sa faiblesse

que sa volonté.

nerveuse plus


35

TERRITORIAL Décoré ou non,

j'insiste là-dessus,

front doit être tenu pour

que j'exagère, qui, depuis le

me

dire

si

je

un brave.

vous invite à

début de

le

Si

vous trouvez

feuilleter les citations

la guerre,

jamais, dans

tout soldat du

cours,

s'accumulent, et à

non d'une guerre

unique, mais des guerres de tous

les siècles,

vous

pourriez amasser pareille collection de désintéresse-

ments, d'abnégations, de

sacrifices, d'actes héroï-

ques, de paroles sublimes.

A

certaines époques de notre histoire,

s'incarna dans

visage

:

un

Bayard,

être à qui Villars,

il

Du

le

pays

donna son propre Guesclin, Charles

Martel, saint Louis, Jeanne d'Arc... Aujourd'hui,

par un inouï miracle qui procure au spectateur frisson

de

l'infini, c'est

le

chaque soldat combattant

qui porte sur son front la majesté de la France.

IV LA MORGUE TEUTONNE

C'était fête,

pour nous, quand notre tour venait

de servir d'escorte aux prisonniers. Nous avions ainsi l'illusion de participer à la guerre et,

part, je ne pouvais

me

pour

ma

lasser d'interroger ces vi-


FACE A FACE

36

sages étrangers et de chercher au fond des regards

l'âme qui se manifestait avec tant d'énergie farouche. Prisonniers,

yeux

certes,

mais non vaincus. Leurs

criaient leur colère de la fortune ennemie, leur

mépris de géants pour

qui avaient

les Lilliputiens

réussi à les serrer dans leurs réseaux, leur conviction

passionnée d'une délivrance prochaine, leur

soif

de

vengeance. Cette attitude ne laissait pas que d'en impression-

ner plusieurs

de

la

siens

mais moi, pensant à l'effondrement

;

Prusse après léna, et à la servilité des Prus-

devant leurs vainqueurs,

autre nation ne donna de

servilité

dont aucune

mémorables exemples,

si

je répondais à l'arrogance par des sourires et je

renvoyais in petto

les

Teutons superbes au jour

inévitable où la défaite leur apparaîtrait certaine.

Je m'amusai, un jour, à une expérience dont je

me

repens maintenant,

— car on

ne saurait avoir

trop de respect pour un ennemi désarmé, et

pas permis de se

même que

n'est

le

résultat

me montra

à sa juste valeur

la fierté

allemande.

anodine,

je jugeais

livrer sur lui

— mais dont

il

â une plaisanterie,

J'avais pris en consigne

un détachement d'une

soixantaine de Bavarois et d'une vingtaine de Prussiens.


37

TERRITORIAL

Dès

le

premier contact, j'affectai une politesse

obséquieuse et des égards manifestement exagérés, m'effaçant avec précipitation pour laisser passer

qu'un soldat changeait de co mparti-

tel prisonnier

ment, offrant une allumette allumée à tirait sa pipe

autre qui

de sa poche, indiquant, avec une ama-

de garçon de magasin,

bilité

tel

traversées par

le

le

nom

des localités

convoi.

Les Bavarois, de vieux territoriaux tout neufs

du magasin d'habillement

sortis

çonne de n'avoir pas échapper à

fait

la captivité,

et

que

je

soup-

de grands efforts pour

me

manifestèrent leur re-

connaissance de mes prévenances, mais ne se départirent ni de leur résignation ni de leur tristesse les

:

uns disaient leur chapelet avec force signes de

croix

;

les

autres regardaient leurs gardiens à la

dérobée avec des yeux où se

Mais

les

Prussiens

lisait la crainte.

!...

Plus je multipliais mes égards, et plus croissaient leurs exigences.

C'était bien ce

que j'avais prévu.

Je redoublai d'obséquiosité, à la grande stupéfaction des soldats de

ma

section que je n'avais

pas habitués à cette attitude, et j'eus la

satisfaction de m'entendre dire par

officier

:

bientôt

un

sous-


38

FACE A FACE

Nous foulons que fous nous

fassiez tonner tes

cigares à la brochaine arrestation tu train

!

J'avais ce que je désirais.

Aussitôt

mon

se froncent,

ma

le sous-ofTicier

visage se rembrunit,

mâchoire

mes

sourcils

se contracte. Je regarde

prussien avec

un regard qui

le

perce

comme un coup d'épée et, d'une voix qu'étrangle la colère (je me jouais, en réalité, la comédie et je n'éprouvais d'autre sentiment qu'une forte envie

de

rire)

— —

:

Vous Che

dites?...

dis...,

che

dis...

Mais sa phrase s'acheva dans un bredouillement indistinct

;

il

baissa la tête, et, jusqu'à la

voyage, quand j'entrais dans

le

fm du

wagon des Prus-

siens, toutes les conversations aussitôt s'éteignaient

yeux cherchaient avec

et tous les

De j'eus

On

intérêt le plancher.

cette pauvreté de caractère des Allemands,

une autre preuve, plus péremptoire encore. avait descendu à Gray, pour

interrogatoire,

un

lieutenant

le

soumettre à un

de -Poméraniens,

accusé d'avoir donné l'ordre d'achever des blessés français.

gent,

le

Quatre hommes, commandés par un

gardaient dans une

Ce lieutenant au visage

était

salle

de

ser-

la gare.

un homme grand, vigoureux,

intelligent et qui eût été

sympathique


TERRITORIAL sans la morgue qui

le

39

déformait comme une blessure.

Quel mépris souverain quand, parfois, son regard

tombait sur l'un des hommes de son escorte il

se sentait

!

Gomme

d'une essence supérieure et comme, en devait maudire

lui-même,

il

lui, le roi

de

la jungle,

— Qu'est-ce

que

au

c'est

le

sort qui l'avait livré,

vil

troupeau des singes!

que ça

L'heure du déjeuner arrive.

?... (p.

On

lui

39).

apporte une

boule de pain et une gamelle.

Qu'est-ce que c'est que ça? demande-t-il en

tenant

la

boule entre deux doigts,

comme il eût

fait

d'une ordure.

— Votre repas, sergent. — Mon repas à moi ça dit le

!

l'autre

bout de

la salle).

!

On

(et

il

lança

le

ose donner ça à

pain à

un

offi-


FACE A FACE

40 cier

allemand

!...

commandant de

Allez dire au

la

même,

gare que j'exige d'être conduit, à l'instant

me faire servir le menu du jour et Vous entendez? tels suppléments qu'il me plaira à l'instant même, ou, sinon, il apprendra à me au

buffet, afin de

!

connaître

!

Le sergent du

hésite

prisonnier,

il

;

puis, sur

se décide

à

un

geste impérieux

aller faire la

commis-

sion. Il revient bientôt.

— Le commandant vous attend,

dit-il.

Sourire de triomphe du prisonnier

avec son escorte vers

min, Il

il

bureau

le

;

le

voilà parti

militaire.

En

che-

rencontre un adjudant qui oublie de le saluer.

s'arrête et, d'un ton furieux, rappelle à l'ordre le

sous-officier.

s'empresse de réparer son

Celui-ci

erreur.

Une effet,

des premières théories qu'on nous

fit

à notre arrivée à Gray, avait pour sujet

marques

extérieures de respect dues...

allemands. Nos

officiers

aux

:

en les

officiers

à nous, braves gens un

peu gênés dans leurs uniformes neufs, auraient fermé

les

passé

près

salut

eût

yeux

été

un de

refusé

Cette seule pensée pable.

si

d'eux sans

me

leurs saluer.

les

à un fait

hommes

était

Mais que ce

officier

ennemi

trembler pour

le

!...

cou-


TERRITORIAL

On

entre dans

le

bureau

41

pomé-

et le lieutenant

ranien recommence à débiter son histoire

qu'il

:

exige d'être conduit au buffet, sur l'heure, etc., etc.

La réponse du commandant sentie

— de

J'ai là,

dans votre dossier, de quoi vous

mon bon

plaisir.

convaincu d'assassinat et vous osez

la sorte

Le

mais bien

:

fusiller à l'instant si tel est

êtes

est brève,

me

faire

Vous parler

!

lieutenant,

tout

comme mon

sous-ofHcier

prussien, baisse aussitôt la tête, effondré

:

le

chan-

gement d'attitude n'a pas demandé une seconde. L'escorte

ramène, et

le

de garantir croyable

le

le

les

ces

n'est

que

ouragan.

paraîtra

in-

il

saluait

main^

soldats qui portaient sur leurs

moindre bout de galon,

et jusqu'aux

!

deux expériences

j'ai tiré la

il

d'avant, réclamait

salut d'un adjudant,

caporaux eux-mêmes

De

tant

lui qui, l'instant

tenant tous

manches

détail dont je suis obligé

l'authenticité

avec fureur

et d'autres semblables,

conviction que la force de nos ennemis superficielle et

Ils

ont

la

s'envolera

au

morgue des parvenus

premier et leurs

façons rappellent celles des grands seigneurs com-

me

Frontin ressemble à un gentilhomme quand

a endossé

le vieil

habit de son maître.

il


42

FACE A FACE

Un

peuple-roi que l'Allemand?

Un

peuple de

conducteurs et de chefs?...

Maraud, va m'apporte

me

mon bonnet

le

20 août,

de nuit

mes pantouffes

et

!

ACCOUTUMANCE

L

Vers

chercher

je

changeai de compagnie.

Peut-être trouverez-vous que je m'étends avec

trop de complaisance sur ces premiers souvenirs.

Vous avez hâte de me

voir sur la ligne de bataille.

Je n'y peux rien. Ce sont toujours souvenirs les plus abondants et

les

les

premiers

plus précis

:

plus

nous avançons et plus notre imagination se dessèche.

Nos années de jeunesse sont des océans de tions, d'images, de douleurs et de joies

;

sensa-

quant à nos

années d'enfance, leur richesse est telle qu'elles dé-

bordent

les limites

de

la

mémoire

semblent venir des origines

et qu'elles

nous

mêmes du monde.

Ainsi d'un voyage, ainsi d'un désir, ainsi d'un

amour, car

les

sentiments eux-mêmes ont leur

jeunesse.

Ainsi d'une guerre.


TERRITORIAL

La

et

son

m'ouvrit d'abord des perspectives

illi-

avec son imprévu

vie de mobilisé,

originalité,

43

Puis, l'habitude aidant, l'étrange devint

mitées.

familier et l'extraordinaire devint banal

tenant je couche dans

rampe

veille la nuit, je

hommes, je joue

la

et,

;

boue, je dors

le

main-

jour et

sous les balles, je tue des

à cache-cache avec la mort, et cette

existence, qui sans doute prend dans votre esprit

un

relief très

«

vie civile

menus

tel

mois de l'année passée

ment de

la guerre,

Ce que jardin ou

(1),

ma

je faisais tel

avant

je faisais?

Mais

le

le

déchaî-

matin, je bêchais

me promenais dans la forêt mon bureau le

maison déserte,

j'écrivais

;

ou

la

mon

de Marly soir,

je lisais,

terrompant, parfois, pour sourire à

me

de

en avril, par exemple.

l'après-midi, j'allais à

ma

faits

».

Demandez-moi, ex abrupto^ ce que ou

moi d'im-

accusé, ne dépose pas en

pressions plus profondes que les

;

dans

en m'in-

disparue qui

regardait dans son cadre et dont je sentais la

chaude et douce présence roulée autour de

cœur comme une

mon

fourrure.

Mais des souvenirs précis de ce mois-là, je n'en

ai

pas.

De même, (1)

ce

que

je faisais

en avril dernier, je

Ce premier volume de souvenirs a été

écrit

en 1915.


44

FACE A FACE

n'en sais rien. Mises à part quelques, grandes dates

de bataille qui émergent dans toute leur sauvage

ma mémoire

horreur,

est

nul événement n'accroche

Et

une plaine monotone où le

regard.

cet état d'esprit ne m'est nullement parti-

culier

nous sommes tous pareils sur

:

Même

ceux qui avaient, avant

d'une

ferme,

même même

les

d'une

front.

la guerre, le souci

industrie, d'un

commerce,

plus âgés d'entre nous, témoignent d'une

indifférente philosophie

des actes

le

difficiles

ils

;

accomplissent

avec insouciance, ou dangereux

avec sérénité.

— qu'on me pardonne l'expression un fonctionnaires de l'héroïsme. peu précieuse — Ils

sont

les

Bien plus est

!

cette vie, loin de leur peser, leur

devenue à ce point familière

qu'ils n'en

sou-

haitent pas d'autre tant que leur tâche demeurera intacte.

Vous

qui, à l'arrière,

de l'épreuve, et qui

vous

irritez

de

murmurez comme

dait d'un arrêté préfectoral

de

la

longueur

s'il

dépen-

débarrasser la

France de sa vermine, écoutez ce dialogue. Je

l'ai

major de

entendu, à Commercy, entre un sergent-

mon

régiment, épicier dans une ville du

Centre, et sa femme, qui avait réussi, au

d'un subterfuge, à pénétrer dans

la

moyen

zone des armées.


45

TERRITORIAL

trouvais à côté d'eux à table d'hôte et je ne

me

Je

pouvais pas ne pas entendre.

— Tous nos commis sont et

me

ne

il

partis, disait la

femme,

qu'un petit garçon de treize

reste plus

ans.

— quait

Raison de plus pour vendre la maison,

me

fatigue.

ne trouverai pas de la maison

le dixiè-

mari, et

le

— Mais

je

de ce qu'elle vaut

— soit

répli-

ne pas tomber malade de

!

Qu'est-ce que ça

pas compromise

fait,

pourvu que ta santé ne

?

— Tu ne pourras jamais remonter une maison comme

— fants

— dus

la

nôtre

!

J'aurai toujours

ma femme

et

mes

trois en-

c'est le principal.

:

Mais tous tes

efforts

de douze ans seront per-

!

— Tu diras une prière à saint Antoine pour me les faire retrouver.

Et

la

conversation continua de la sorte, mi-sé-

rieuse, mi-plaisante, jusqu'à

du mari, qui jeta et

la

de baisers (toute

une dernière réflexion

femme dans une la table

crise

de larmes

d'hôte feignit de ne rien

voir) et qui arrêta le torrent des lamentations.

— es

Mais

enfin, s'était-elle écriée,

content d'être en guerre

I

on

dirait

que tu


46

FACE A FACE

ma

Non,

sais bien.

chérie, je

ne suis pas content et tu

Mais à quoi bon déplorer ce qu'on ne peut

empêcher? Et

puis, suis-je

donc tant à plaindre, moi

qui ai trois enfants avec des joues pareilles

à

la

le

main une photographie)

qui m'aime

comme au

et

(il

tenait

une petite femme

premier jour?...

VI L UNION SACREE

En apprenant que

ma

de

j'allais les quitter, les

demi-section

me

hommes

témoignèrent leur sym-

me

pathie et leurs regrets avec une chaleur qui sensible. Je n'étais

peu de

fut

pourtant demeuré avec eux que

jours, et les services

que j'avais pu leur

rendre en m'occupant de leur bien-être méritaient

à peine un souvenir

que

du

l'uniforme

et lui rend

;

mais l'observation soldat rajeunit

fraîcheur des

la

est

un

banale

homme

sentiments de son

enfance. C'est là

comme vous

le

ce cataclysme aspects.

— non — guerre, de de verrez avec moi

un des beaux côtés

.

et

le seul,

la

si

épouvantable par tant d'autres


47

TERRITORIAL

Je ne saurais aller plus loin sans rendre aux gens

de Gray l'hommage qu'ils méritent.

Une vieille dame souffrante, }>l^^ Bernard, à qui le plus grand calme était nécessaire, accueillit cepen-

— Oh!

madame! on

sait vivre... (p. 47).

dant deux escouades dans l'appartement au-dessus

du sien.

Elle

de faire

le

recommanda simplement aux caporaux

moins de bruit

possible, et ceux-ci le lui

promirent avec des protestations et des jurements

— Oh

!

madame, on

sait vivre

!

Je vous crois qu'ils savaient vivre

vages

!

Ah

!

pauvre chère dame

I

:

!

Ah

!

les

sau-


48

FACE A FACE

Un autre habitant, les clés

voir

d'un logement inoccupé, et navré de ne pou-

me

rendre

que

service

le

m'autorisa à faire ouvrir

les pièces

précédente et

demandais,

je lui

les serrures

au besoin, à enfoncer

rurier et,

Et

campagne

qui avait laissé à la

la

par un

porte

ser-

!

avaient été remises à neuf l'année

elles étaient

entièrement meublées

!

Mais, ce qui donne à son geste une plus grande

valeur encore, c'est que ce logement n'était pas à lui,

mais à une parente partie pour

en avait laissé le

cœur de Et que

me

les ustensiles

siniers ?

de

dire

cet

Midi et qui lui

homme ait

une confiance

deux

éloge pour tous les

Graylois à

Que

la garde.

sa parente

le

eu dans

pareille,

quel

!

l'empressement

mis

par

les

prêter les marmites, les chaudières,

de toutes sortes nécessaires à nos cui-

Une pauvre

vieille

voulait

me donner

unique pot-au-feu. Quant au sacristain,

mon

je l'avais

du grenier à

la

refus opiniâtre^

il

écouté, j'aurais dévasté sa maison

cave. Pour se venger de

si

son

décida de distribuer chaque jour un quart de vin à

chacun des vingt hommes logés près de Ces souvenirs fique élan qui,

tous

les

!

me remettent en niémoire le magni-

aux premiers jours de la

Français

vraiment upe

lui

les

même

uns vers

famille.

les

guerre, jeta

autres et en

fit


TERRITORIAL

49

L'union sacrée ne fut pas alors un vain mot. Est-

même aujourd'hui?... Dites-nous qu'elle est toujours la même nous avons besoin de

elle

toujours la

;

le

croire et

ils

perdraient la plus grande partie de

leur raison d'être, nos sacrifices,

s'ils

ne devaient

pas nous donner une France plus unie, plus aimante, plus fraternelle.

Nous mais

autres,

elle est

ici,

— voilà une digression encore,

nécessaire et

ils

ne formeraient qu'un

vain bavardage, ces souvenirs,

ne cherchaient

s'ils

pas à tirer un enseignement de leur expérience,

nous autres,

ment

dis- je, sur le front,

et sans efforts, unifié

Nous

avons, natureUe-

nos âmes.

objecterez- vous que notre cas et le vôtre

ne sont pas semblables et que nous avons, nous,

pour cimenter notre union,

mun

et

la

le

sang versé en com-

mort bravée côte à côte? Non, vous

ne nous ferez pas une objection serait

dire

pareille, car ce

que vous distinguez votre sort du

nôtre et que, derrière la ligne de tranchées qui

nous sépare de l'Allemand, un autre fossé existe, plus

profond

encore,

qui nous isole

de notre

pays.

Oui, l'union sacrée fleurit

douleurs et

les joies

et les porte-monnaie.

;

ici.

communs

Communes

les colis

les

famihaux

Des semaines entières passent 4


50

FACE A FACE

sans qu'on entende

le

bruit d'une querelle, et

quand

par hasard deux coléreux s'oublient ce n'est pas

une voix, mais dix voix qui s'élèvent pour imposer

aux malavisés.

silence

La

fraternité est poussée jusqu'au scrupule

les

;

conversations évitent tout ce qui pourrait créer des

malentendus

;

de politique,

plus question, et,

si

l'on

il

n'est en particulier

vous dit que dans

telle

com-

pagnie se trouvent un prêtre et un vénérable de loge,

je

prends à dessein un exemple topique,

tenez pour certain qu'ils sont amis intimes. Affectation de leur part?

Oh! non pas! Mais

leur violent désir de bien faire et leur soif ardente

de concorde

les

ayant rapprochés l'un de

sont arrivés à se connaître,

et,

se sont appréciés et aimés.

Il

l'autre,

ils

s'étant connus,

ils

y a tant de

pour nous Français, de nous chérir tres, et

motifs, les

au-

!

de chevalerie, nous a reille,

uns

y en a si peu de nous haïr Notre longue commune, fleurie de vaillance et parfumée

il

histoire

les

fait

une âme tellement pa-

noble à souhait et gentille à plaisir

!

Nos

dis-

sentiments ont des causes presque toujours futiles

De

si

!

grands progrès ont été réalisés sans aucun

doute, mais nous voudrions mieux encore. Qu'il

y ait de

légers

nuages au-dessus des familles


TERRITORIAL les plus unies,

eh

!

nous

le

51

savons bien

;

mais

les

circonstances actuelles ne sont pas les circonstances ordinaires de la vie. L'épreuve a ravivé nos suscepaiguisé nos scrupules, et la plus petite

tibilités,

mésintelligence entre Français nous fait peine et

comme

nous choque, pute dans

la

nous assistions à une

si

dis-

chambre d'un malade.

Oh mes frères mes frères Maman est blessée, maman souffre Serrons-nous autour d'elle et !

!

!

!

qu'elle n'entende

de nos bouches que des paroles

d'amour.

VII LUTTES INT)MES

L'excellente M^»e Bernard, qui

deux de mes escouades,

tint à

me

avait accueilli

loger,

moi

aussi.

Mais, plus que la chambre à coucher confortable, plus que

le

ciré,

grimpantes,

plantes

lequel elle

salon

me

aux

j'appréciai

conduisit en

me

Je n'y descends jamais,

Avec

fenêtres égayées de

il

le

disant

jardin

dans

:

est à vous.

ses trois terrasses étagées, sa profusion

fleurs et

de

de verdure, son exposition incomparable

au-dessus de la Saône, ce jardin m'apparut

comme


FACE A FACE

52

un autre Paradou. Je d'un pommier, heures de le

plaçai

une table à l'ombre

et je passai là, désormais, toutes

loisir, lisant,

paysage merveilleux. La Saône coulait pares-

seusement à travers

la vallée

aux heures de l'aube

et

soleil

Le

son eau glauque

;

du crépuscule

comme une nappe

de midi,

parfois,

le

ce n'était là

prétexte

au

le jour,

n'était

vol des hirondelles, et quand, se

soir,

le

éclatait

liquide de métal.

uniformément bleu tout

ciel,

rayé que par

et

mes

ou rêvant devant

écrivant,

quelque léger nuage,

levait

d'une nature

qu'artifice

coquette

parer son

coucher de draperies

je n'arrivais

pas à tirer de ce spec-

à

multicolores.

Cependant

me

tacle toutes les jouissances qu'il

encloses.

En

vain

enthousiasme en extasiées

Tasset,

cherchais-je

exciter

mon

me remémorant mes promenades

d'enfant

à travers les campagnes de

mes méditations

sur

un brin d'herbe, mon

attendrissement devant une aller

semblait tenir

à

jusqu'aux larmes, et

qui pouvait

fleur,

la

ferveur sans cesse

renouvelée avec laquelle j'abordais tout paysage

nouveau au cours de mes voyages.

Comme

vous avez souri en moi,

.

collines de la

Riviera, parfumées de roses, et vous, apocalypses

des sierras, quels profonds Te

Deum m'ont chantés,


53

TERRITORIAL

SOUS les nuits embrasées de l'Espagne, vos orgues

gigantesques

!

Mais, de ces concerts,

mon âme ne me

plus qu'un écho à peine perceptible

rendait

mélan-

et,

sentais les années étouffer l'en-

coliquement, je

thousiasme.

Le mois avant

passé, qu'on m'avait

que

acceptés

fussent

ma

volontaires, je renouvelai

Mais

mon

capitaine

donné pour les

tentative.

:

De quoi vous embarrassez- vous pas,

a-t-il

de

ici,

délai

engagements

quoi

occuper

là?

votre

N'y

bonne

volonté ?

me

Et

d'insister je

Au

fond, je devais le reconnaître, je n'étais pas

fait

pour

qu'on

rêve,

combats

vie militaire

ma

pensée

c'était

non

ment de

sentis pas le courage.

métier des armes. Tout enfant, alors

le

ne

batailles,

ne

d'ordinaire,

que

chevauchées,

singuliers, je ressentais contre la

une aversion insurmontable, et ce que

me

représentait avec

la gloire

la victoire,

le

plus de force,

de l'ennemi vaincu ou l'enivre-

mais

la

dévastation des incen-

dies, la souffrance des blessures et l'horreur

cadavres déchiquetés par

Par

surcroit, des

projets,

s'en

des

les corbeaux...

camarades, au courant de mes

vinrent m'entreprendre

:


54

FACE A FACE «

que des barbons

Est-il admissible

battre

aillent se

aux côtés des jeunes gens? Aurais- je de

la force

ma

songer à

petite

papa au monde? Ces raisons

même

suivre? Et puis, ne devais-je pas

les

qui n'avait plus que son

fille,

»

me

semblaient raisonnables,

écoutais avec sympathie

je les

tout en cherchant

et,

des objections pour la forme, j'en arrivai très vite

à

me

convaincre

j'attendrais,

:

pour

aller

au

feu,

qu'on m'y envoie.

L'argument de m'arrivait

ma

malheur,

petite

fille,

orpheline

s'il

tous

les

par-dessus

pesait

autres. J'avais envers elle des devoirs. Ces devoirs

me

laissaient-ils le droit

son sort et de

lui

Providence?

Mes camarades, plus le

désintéresser de

enlever le protecteur naturel

qu'elle avait reçu de la

dans

me

de

problème, disaient

:

«

Non.

»

moi

que

désintéressés

Je devais

me

ranger à leur avis. Or,

un jour qu'on m'avait apporté

pour que

je le

Aussitôt,

trouver

sans

hésitation

je lus

les volontaires

quitter la territoriale pour entrer dans

comme

rapport

communique à mes hommes,

une note du colonel autorisant

actif.

le

d'une

seconde,

d'une chose depuis longtemps mûrie, le sergent-major et je lui dis

:

à

un régiment

j'allai


55

TERRITORIAL

Inscrivez-moi sur la

liste

des volontaires

Pourquoi cette soudaine volte-face? Je

demandai longtemps à moi-même, sans démêler

!

le

réussir à

Gomment

complication de l'écheveau.

la

me

une décision arrêtée, logique, reposante, se muat-elle

en une autre décision, non moins arrêtée, qui allait avoir pour effet de

mais plus

difficile, et

me

au milieu de dangers contre lesquels

jeter

criait

Je

ma

lâcheté instinctive?...

le sais,

maintenant...

Mais quel changement en moi, accomplie

!

Comme, de

lumière du jour

!

la vie, incontinent,

mon

L'enthousiasme de

Non,

mon

fum des

je n'avais

Je

le

retrouvai

pas l'imagination pétrifiée

commencé de

cœur, et toujours souriait en moi roses, et toujours grondaient

grandes orgues de

;

neiger le

par-

en moi

les

la ferveur.

demeurai à Gray huit jours encore

compteront parmi tence qui,

vint

!

enfance, je

non, la vieillesse n'avait pas sur

me

I

des prairies étaient attendrissants

intact.

ma démarche

Comme elle était pénétrante, Comme le bleu du ciel et le vert

une saveur nouvelle la

sitôt

les

:

ils

plus ensoleillés d'une exis-

pourtant... Mais ceci ne regarde per-

sonne. Je vécus dans une sorte d'extase et beau-

coup de secrets

me

furent dévoilés qui élargirent


56

FACE A FACE

l'idée

que

je

me

de

faisais

la

du monde.

vie et

Je sus qu'entre deux devoirs qui s'opposent, faut toujours choisir

plus

le

difficile

:

il

on a moins

de chances de se tromper. Je sus encore que nous ne perdons jamais rien à

nous montrer prodigues envers

Providence et

la

que chacune de nos générosités nous

est aussitôt

remboursée au centuple. Monstrueuse, maintenant, m'apparaît

que de venir à guerre,

mon sacrifice un dommage puisse surmon enfant. Même si je disparais dans cette même si ma petite fille reste seule, je dois

tenir pour éternel

somme

de joies

Vous que

que de

lui

ma mort une ma

écherra que de

cette affirmation inquiète

ma

fille,

l'heure

venue de m'en

ne plus jamais revenir peut-être, sans une larme, et ton souvenir

plus grande vie.

ou scandalise

ne dites pas que vous croyez en Dieu Oui,

la crainte

!

aller,

pour

je t'ai quittée

ici,

dans

la tran-

chée, ne m'apporte que des joies. C'est

que

et plus fort

je t'ai confiée à

un père plus tendre

que moi, un père dont

l'affection

ma-

ternelle te protégera, te bercera, te réchauffera et

enveloppera jusqu'aux épreuves dans la

douceur et

le

sucre de l'amour.

Je suis tranquille.

le

miel de


57

TERRITORIAL

VIII LE VENT DU LARGE

me

Il

fallut

à Bourges

et,

un mois pour, de Gray, retourner de Bourges, être envoyé sur

le

front.

ma

Ces quatre semaines furent pour l'occasion de copieuses

bombances.

volontaire resplendissait sur

auréole

et, loin

mon

ne «

approuvais et à

pas,

Encore

— Ah

!

je

comprenais,

devais prendre garde pour :

»

!

direz-vous.

certes, quelle sottise

bien qualifiés pour lecteurs, ô

je les

chaque coup d'encensoir, m'écrier

Quelle sottise !

Mon titre de comme une

front

de trouver exagérés les égards que

me témoignaient mes camarades, je les

vanité

mes

me

frères

!

Et comme vous

êtes

jeter la pierre, hypocrites

!

Je n'avais pas alors passé au creuset de la bataille et j'étais

de tous

les

convaincu de tous

sophismes qui font

les

le

mensonges

et

fondement des

sociétés humaines.

Je savais que

ma

personne était

le

centre de


FACE A FACE

58

l'univers et qu'elle se prolongeait dans l'illimité

de l'espace et du temps.

dans

même un jour? Il m'arrivait, parde parler de ma mort mais ce n'étaient là, ma bouche, que paroles vaines. Les autres,

oui,

évidemment,

Mourrais-je fois,

;

il

autres, la belle affaire

leur

Mais moi

1

mourir.

Les

Comment

tant

faudrait !

d'intelligence et de beauté, et de bonté, et de sa-

gesse

s'éteigne et sans sa base et

Ma

que

le

le

soleil

retombe au chaos?...

personne sacrée,

Mon

confortable.

il

était

donc juste et néces-

vêtue et logée de façon

existence à

l'infini

prolongée,

était juste et nécessaire, afin de lui assurer son

bien-être, d'amasser pour elle et

que

vaste éther chancelle sur

saire qu'elle fût très bien

il

sans

disparaître

pourrait-il

maison de

titres

ville,

dividendes copieux et multiples

de rente.

Dans un autre domaine, au culte de

l'idole

;

Je crois que ce

Maraud, baisse

les

il

me

j

'avais le devoir de veiller

fallait lui assurer sa

d'hommages

vision quotidienne

maison des champs

le

— Ce pauvre m'est antipathique de moi,

rien,

ce pas les

et de louanges

maraud me regarde de

yeux ou gare

pro-

travers.

coup de canne et

il

:

!

n'aura rien

pas même un centime. — Mais

Durand qui s'avancent? Tenez,

n'est-

mon


59

TERRITORIAL pauvre ami, voici une grosse pièce de dix sous

Ah

comme un roman

!

dapterait, en ce

ma femme

!

de Ponson du Terrail

moment, à mon

état

d'âme

!

s'a-

Mais

de ménage rôde aux alentours et je tiens

au respect de

ma femme

de ménage... Vite, plon-

geons-nous dans un volume de Nietzsche et ca-

chons nos bâillements

!...

Cette hypocrisie, cette duplicité, cette sottise, c'est là, oui, c'est là tout le

humaines,

et, elles

fondement des sociétés

disparues, que nous resterait-il,

sinon à dire adieu à

la

vie et à nous ensevelir

dans une chartreuse ? L'adieu à la vie, les tranchées.

ils

l'ont dit,

ceux qui occupent

Les tranchées sont un couvent et

nulle thébaïde jamais n'eut

une règle aussi austère.

Dépouillés de leurs mensonges, délivrés de leurs servitudes, les poilus contemplent le

monde avec

des yeux qui n'ont jamais servi encore, et

ment

qu'ils

éprouvent pour

lui,

le senti-

sentiment

lassitude et de torpeur, ne peut pas

même

fait

de

rouler

par delà l'indifférence pour tomber jusqu'au mépris.

Souvent des écrivains s'étonnent de

la

modestie

des combattants qu'ils rencontrent. Cette modestie est

générale au front et jamais les tranchées ne

retentissent

du

récit des prouesses.

Chacun de nous

sait trop bien ce qu'il peut, ce


60

FACE A FACE

manque. Et

qu'il vaut, sent trop bien ce qu'il lui

puis,

comment

quand on

se

s'enorgueillir

de ses pauvres exploits

remémore tous

héros tombés, les

les

meilleurs, les plus braves, et dont les hauts faits

n'ont eu d'autre témoin que Dieu?

Rien de de

tel

que

mort pour

la

flamboiement

le

ininterrompu

éclairer les tréfonds de l'âme.

Cette vanité sotte, dont je parlais tout à l'heure,

commença

mon

d'être battue en brèche,

départ, par

le

même

avant

spectacle des autres volon-

que moi.

taires plus vieux

Plusieurs sergents avaient dépassé la soixantaine,

même

jour que son plus

âgé de dix-sept ans.

Quant aux volon-

l'un d'eux, engagé le

jeune

fils,

taires de cinquante ans,

que j'eus avec un je

y en avait des multitudes.

noté également, daté de Gray,

J'ai

que

il

territorial

de

ma

le

dialogue

section

et

veux, pour votre édification, reproduire.

Sergent,

me

dit-il, je

demande à

partir avec

vous.

Avez-vous bien

Attendez encore

Ma

:

réfléchi?

répondis-je.

rien ne presse.

réflexion est toute prise et je ne

attendre.

— Vous —

lui

êtes

Oui, et

marié?

j'ai

quatre enfants.

veux pas


TERRITORIAL

61

— Quelle votre profession? — Marchand de journaux. est

Vous avez des

ressources, sans doute? des

économies r

— —

Sergent, je

demande à

Je vis au jour

partir avec vous... (p. 60).

le jour.

Mais qui viendra en aide à vos enfants,

si

vous êtes tué?

Mon

père, qui est valide encore et qui, après


62

FACE A FACE

nous avoir élevés, mes

frères et moi, élèvera bien

ses petits-enfants.

— Avez-vous demandé son — Ce pas peine, n'est

la

il

en 1870, et je sais qu'il sera

J'insiste encore

une décision

avis?

engagé lui-même

s'est fier

de moi.

pour que vous ne preniez pas

précipitée.

La guerre

se terminera

bientôt, peut-être (nous étions alors dans l'enivre-

ment de

la victoire

de

la

Marne), et vous n'aurez

pas besoin de vous battre.

Raison de plus pour que

trop de peine que la campagne

pu y Et

— et

me

finisse

hâte. J'aurais

sans que j'aie

participer. il

ajouta

:

Si je désire

si

vivement

ment à cause de mes que

je

les

enfants. Depuis que je sais

Allemands ont coupé

commis

partir, c'est juste-

les

mains à des bébés

d'autres atrocités sur des tout

petits,

ma

semble

je n'arrive pas à avaler

colère. Il

me

que ce sont mes enfants à moi qui ont été victimes il

faut que je les venge

;

!

Ces paroles, et d'autres semblables, venues d'anciens combattants qui attendaient au dépôt leur

renvoi sur

le front,

étaient pour

moi

le

sujet de

méditations fécondes et m'apportaient un premier

écho de

la

symphonie immense des tranchées.


63

TERRITORIAL Ainsi, bien le

avant d'arriver aux rives de l'Océan,

voyageur aspire

l'acre

saveur des exhalaisons

marines et sent ses poumons se gonfler aux souffles

du

puissants

large.

IX LA FOLLE DU LOGIS

Je partis pour

le

front avec

un détachement

de quelque quatre cents hommes, anciens blessés

pour

plupart.

la

Les souffrances n'avaient pas

ralenti leur ardeur et ce la

que

route,

comme

rires,

ne furent, tout

le

long de

chants, farces, espiègleries,

d'une bande de collégiens en promenade.

Octobre des talus

;

vieillissant

aux platanes

s'effilochait

mais, bien que la guerre fût

commencée

depuis plus de dix semaines, l'enthousiasme des populations traversées n'avait pas

dans

tout

les gares,

quand

j'étais

comme aux

passé par là avec

faibli. C'était,

premiers jours,

le 62®,

une affluence

de femmes, de vieillards, d'enfants, de jeunes

filles,

qui jetaient vers nous leurs acclamations, leurs baisers,

leurs

présents

:

sourires,

fruits

qui nous offraient leurs

du Berry, fromages du Bourbon-


64

FACE A FACE

Du

train qui se hâtait vers la frontière... (p. 64).

nais, vins, laitages, œufs, raisins,

miches savou-

reuses de l'opulente Bourgogne.

Quant à à

la

Lorraine, toute déchirée qu'elle fût

la tête et meurtrie, elle trouvait la force

apporter

l'obole de la

veuve

:

de nous

des brassées de

chrysanthèmes baignés des pleurs de

la rosée et

des gerbes de roses couleur de sang. Ainsi,

du

train qui se hâtait vers la frontière,

nous voyions

surgir,

doux visages de

Comme

la

aux courbes de

l'horizon, les

France.

elle était belle, cette

France, au mélan-

colique soleil de l'automne, avec ses prairies où

mugissaient

les

bœufs, ses plaines que

embrasés paraient du manteau royal,

les

ses

chaumes coteaux

lourds de pampres, ses bois de sapins tout réson-

nants du cor des paladins,

ses forêts

emplies de l'odeur austère des

de chênes

siècles,

d'où

les


65

TERRITORIAL

druides à barbe blanche nous saluaient au passage

de leurs faucilles d'or votre

amour pour

elle et

comme

et

;

je

comprends

votre ardeur à la défendre,

ô soldats du VII I^ corps, ô mes compagnons d'armes,

gars

du

du

13^,

du

29^,

du

vous qui,

134^,

les

faux dans ses prairies,

56^,

du

du

85e,

du

10^,

années passées, teniez la

charrue dans

la

ses vignes,

tombes vivantes des

ensevelis dans les

et qui,

27^,

tranchées, n'en sortez plus que pour les vendanges

de

bataille

la

et

les

moissons pourpres de

la

gloire.

Cette ligne de points représente deux longues

pages de confidences que je viens de déchirer, trop intimes. J'ai senti, à les relire,

de pudeur

froissée. Elles

comme une

vous auraient cependant

intéressés, je le crois, et elles n'eussent inutiles.

sorte

pas été

Pas plus que moi, vous ne devez aimer

faire route

avec un compagnon dont vous entendez

la parole sans

apercevoir

le visage, la tête dissi-

mulée sous un épais capuchon. C'est pourquoi, de ces confidences, j'ai tenu à vous en garder une.

Trop des vous

récits qui

lettre

vont suivre demeureraient pour

morte,

si

vous ne connaissiez

nition que déjà donnait de sait le

catéchisme

la défi-

moi l'abbé qui me

:

5

fai-


FACE A FACE

66

Péricard, ce n'est pas

un composé d'une âme

d'un corps, mais d'un corps et d'une imagi-

et

nation.

La

folle

du

logis

a toujours occupé chez moi la

mettant en pénitence et

raison, la bousculant, la

faisant d'elle

ma

gourmandant

place de maîtresse de maison,

une pauvre enfant martyre. Je

de vos yeux des larmes à vous narrer

les

tirerais

avanies

quotidiennes que doit supporter l'infortunée et les

brimades auxquelles

Le de

conflit

ma

vie.

trouvant

le

date de

aux

Jeune homme,

réelle,

des tout premiers temps

loin,

jardin paternel trop étroit et

la lune et

sorte de

je

je

allais

avec

me

fis

jou-

les étoiles.

deux existences

indifférent

yeux

m'épanouissais j'endossais,

ou

hostile,

baissés, gêné,

et Vautre, jaillie, tout armée, de

laume,

mes

jouer au ballon

mis danS mes divagations une

méthode. Je

passais, triste, les

m'en

billes

où tout m'était

dilatais,

soumise.

Je marchais à peine seul que déjà,

joux trop insipides, avec

elle est

mon

mal à

rêve,

la

:

je

l'aise

je

;

me

où, cabotin à la Guil-

;

pour

mon

tantôt l'un, tantôt l'autre de

seul

agrément,

mes somptueux

cos-

tumes. Je fus, tour à tour, ficences

de

son

le

verbe

poète qui tint aux magniles

multitudes pâmées

;


TERRITORIAL dans

l'architecte qui dressa si

hautes que

envol

;

67

le ciel

des cathédrales à suivre leur

les aigles s'essoufflaient

savant, maître des derniers secrets de la

le

nature, qui pouvait,

comme

il

est dit

de

la

lampe

merveilleuse, enchaîner à sa fantaisie les forces les

plus obscures de l'univers

les

mélodies, prises au

;

le

musicien dont

cœur même de l'âme uni-

(n'essayez pas de comprendre, c'est de

verselle

métaphysique), faisaient, réellement et sans

la

symbole, pleurer

les

rochers insensibles et danser les

arbres dans les clairières ainsi que de jeunes béliers. Je m'enivrai longtemps à ces sources vives. Mais les

années, les années passaient, et

admettre, à forts

avec

!

savant

elle

dut bien

— au prix de quels — que, mauvaise grâce

la fin, la folle,

quelle

définitif, je

ef-

!

ne parvenais pas à loger en

mémoire une formule de chimie

;

ma

qu'architecte de

cathédrales, je n'étais pas capable de clouer droit

deux planches l'une sur rival d'Orphée, je clair de la lune

ne savais pas

Ah

!

;

que, musicien

même

solfier

:

Au

!

Croyez-vous qu'alors folle?

l'autre

vous ne

la

elle

se tint tranquille, la

connaissez guère

!

Après une

période de dépression, très courte, elle s'avisa que, seule, la vie d'action

comptait au monde et

décida que je serais un

homme

d'action.

elle


FACE A FACE

68 Ce fut

Anglais

moins

Bothaland

sans

mais,

;

prépondérante à

Me pardonnent

Boers.

seraient-ils plus

couché

une part

pris

je

des

la guerre les

mes occupations

ainsi que, sans quitter

parisiennes,

doute,

nos amis bataillons

leurs

nombreux en France, des

leurs

dans

si

j'avais

plaines

les

du

!

De même, quable dans

je

la

m'expliquer

me

distinguai de façon remar-

guerre russo-japonaise, et je ne puis

encore

comment nos

virent leur échapper la victoire,

alliés

quand

russes

je

pense

aux multitudes de Japonais que, muni des

seules

ressources de

noyer dans

Aux

mes

les flots

la

de l'Océan

!

périodes de calme, lorsque nul conflit ne

faisait appel à

à

ruses diaboliques, je parvins à

mon

génie militaire, je m'adonnais

chasse aux grands fauves.

Je vous parlais, à l'instant, des déboires de

ma

pauvre raison. Représentez-vous un peu, essayez de vous représenter, je

vous

prie, la situation

de la malheureuse

en service chez un monsieur de vêture correcte, d'apparence respectable, marié, père de famille,

proposé deux et qui, à

fois

pour

une question

les

palmes académiques,

ainsi posée

:

«

Où donc

Monsieur?», aurait été obligée de répondre:

est


69

TERRITORIAL

Monsieur?

Il

occupé à chasser

est

dans sa

salle

à manger,

le tigre.

Ou

bien

Dans son cabinet de

:

en train de

toilette,

un troupeau d'éléphants sauvages

cerner

!

X SUR LE FRONT

Avec

que vous savez sur

ce

de

la folle

mon

logis,

vous devez vous imaginer dans quelles extravagances

elle était

tombée, tandis que

le train

roulait

vers la frontière, et vous devez entendre d'ici la belle scène

Nous

de ménage. arrivons, disait la folle,

venue nous rampons vers notre

fusil

en bandoulière

la

et

et dès la nuit

tranchée ennemie, notre

baïonnette

entre les dents.

Oui, se moquait

ma raison, belle

posture pour

traverser les abatis d'arbres et les rangées de

de fer

fils

!

Les

fils

de fer ne nous inquiètent pas, repar-

tait la folle, car

passage frayé par

nous découvrons facilement un les

obus.

Nous sautons dans

la


.

70

FACE A FACE

tranchée

tapant de

et,

la crosse,

tous ceux qui se présentent.

nous assommons

S'il

en est qui se

cachent dans quelque trou, espérant nous échapper, vaine espérance

bien

les

!

car notre baïonnette saura

La tranchée

dénicher dans leur repaire.

prise...

Comme

raison.

cela,

en cinq minutes

ma

s'écriait

!

Et vous n'aurez pas même reçu une

égra-

tignure ?

minutes ne nous suffisent pas, nous

Si cinq

en mettrons six

La première

même

et là

:

nous ne rêvons pas l'impossible

ligne prise,

nous courons à

besogne, mais plus

facile,

vrages de deuxième ligne sont moins

ceux de première. C'est ciers

:

oh

Au moins

que

se

deuxième

car les ou-

trouvent

les offi-

faire

six lieutenants et trois capitaines

Quoi

!

raillait

ma

raison, pas

que

fortifiés

beau carnage que nous allons

le

!

la

même un

!

!

offi-

cier supérieur?

C'est vrai, reprenait la folle qui n'y entendait

pas malice. Le colonel doit faire par

des rondes

fréquentes, et rien n'empêche que nous ne jetions

par terre

le

colonel et son état-major.

Une chose

m'ennuie, cependant...

— Vraiment

?

vous trouvez à

C'est bien extraordinaire

I

la fin

un obstacle ?


71

TERRITORIAL

— s'ils

que ferons-nous de nos prisonniers,

Oui,

refusent de nous suivre? Quatre cents

hommes

à mener, voilà qui n'est pas facile pour

un

seul

homme.

Quoi donc? Quatre cents prisonniers? Pas

davantage ?

Il

est de fait que,

pour une opération de

hommes

pareille envergure, quatre cents

consti-

tuent un maigre butin. Disons six cents, et nous serons modestes.

commencer

Et, impatiente de

le

chapitre de

me

mes

prouesses, la folle eût déjà voulu

mon

poste de bataille et prenait à partie

voir à

le

train

pour sa lenteur.

Le

dirai-je? Oui, puisque j'ai

de peindre

le

portrait fidèle d'un

formé

le

dessein

combattant de

la

grande guerre.

Eh

je n'étais

pas du tout mécontent de

faut avoir récité

un chapelet de semaines à

bien

1

moi. Il

Notre-Dame

la

Mort pour s'estimer à sa juste

valeur et connaître,

comme au dynamomètre,

la

limite de sa force morale et celle de sa résistance à la fatigue.

Ni l'une ni l'autre ne permettent à personne un grand orgueil.


FACE A FACE

72

y a des jours où nul exploit ne semble impos-

Il

où l'escalade

sible,

fants.

Il

devant

y en a

le

même du

ciel

apparaît jeu d'en-

d'autres, les plus

nombreux, où,

danger, la nature renâcle, grince des

dents, tire sur la chaîne

:

faut la faire marcher

il

à coups de fouet.

Et

puis, qui établira,

la part qui revient

Les meilleurs,

dans chaque action d'éclat,

à ceux qui nous entourent?

les plus braves,

ceux qui davantage

au danger s'exposent, presque jamais

ils

ne recueil-

lent le fruit de leur courage parce que, se portant

au plus

fort

du

d'en revenir, bien peu

péril, ils ont,

de chances. Mais, au combat, les individus disparaissent et

ne possèdent plus qu'une âme. Ceux qui tombent passent à ceux qui restent

le

flambeau. Telle pa-

role sublime, jaillie de votre bouche, a été pensée

par

le

camarade qui

gît

à vos côtés

;

tel acte hé-

roïque accompli par vous est sorti tout brûlant

de son cœur.

Emporté par mon imagination au pays des

chi-

mères, j'étais, je le répète, très satisfait

de moi.

N'ayant combattu que dans mes rêves,

ne con-

je

naissais ni les obstacles ni les dangers, et je pou-

vais

me

lancer au grand galop de

risquer de faire

un faux pas

ma

fantaisie, sans

ni d'être arrêté par


73

TERRITORIAL

une blessure. L'habitude à ne pas sortir

ma

pensée sans toilette de

ma

contribuait également à attiser

action d'éclat

et crier

ber,

me

:

«

même

fond de

Bravo!

ville,

vanité.

Une

semblait indigne d'être vécue

nombreux

sans un

en m'obligeant

d'écrire,

auditoire pour battre des »

mains

et je ne concevais pas de

même

dans un coup de main,

la nuit, sinon

devant

J'arrivai sur le front à la

au pro-

président de la

le

République ou, tout au moins,

tom-

le

généralissime

I

fm d'une après-midi.

Quelques kilomètres auparavant, en traversant le

bois de Marbotte, plusieurs éclats égarés de 77

tombés sur

étaient

pour

le

taille

en pensant

ma

Le baptême du feu?

civières

fier,

j'avais

le

baptême du

candeur

feu.

!...

route de la Louvière, qui devait tranchées,

croisai

je

où gisaient des blessés

plusieurs

et des cadavres.

chaque pas des brancardiers,

saient

mètres

redressé la

:

Je viens de recevoir

En montant la me mener aux

A

droite, à cinquante

moins. Et, très

les civières lais-

tomber des gouttes de sang. Et

il

y avait

de larges flaques de sang sur l'accotement, de place en place, là

s'étaient reposés les porteurs.

— Ça vient du bois Brûlé, me

dit

un

voisin. Sale


74

FACE A FACE

endroit

!

On

s'y tue nuit et jour.

Chaque

sergent.

promener par

Vous verrez

ça,

bataillon doit, à son tour, aller se

là.

Je constatai que la vue des malheureux cama-

A chaque

pas des brancardiers...

(p. 73).

rades qu'on emportait vers l'ambulance ou cimetière ne m'avait et cette j'y vis

remarque

aucunement

me

une preuve de

serré le

cœur,

causa un sensible plaisir

mon

courage et de

esprit de résolution. C'était, en réalité, d'insensibilité.

le

;

mon

une marque


75

TERRITORIAL Il

a

fallu

communauté

la

fraternité

des dangers pour

camarades au mien

Chaque

mes

fois

et

les

lier le sort

rendre

de mes

inséparables.

qu'un de mes compagnons tombe à

côtés, c'est

blessures.

de la bataille et la

mon

sang qui s'échappe par ses



DEUXIÈME PARTIE SUR LE FRONT

I

PREMIÈRES IMPRESSIONS

Le

soleil allait se

coucher quand j'arrivai aux

tranchées.

De

quel vif éclat brillent, dans

menus

faits

dans

mémoire,

les

de cette première nuit et des quelques

jours qui suivirent ser

ma

mon

!

Avec quel

relief je

vois se dres-

souvenir l'humble tranchée couverte

de claies qui accueillit au seuil de la clairière pèlerin passionné

le

!

Justement, depuis hier

(1), la

compagnie nouvelle

à laquelle j'appartiens est venue s'établir en réserve

tout près des ruines de la tranchée d'octobre.

Ce matin, ébouriffées, (1)

je

me

dans

suis glissé,

le fossé

à travers

à demi comblé

Écrit en septembre 1915.

branches

les ;

j'ai

des-


FACE A FACE

78

cendu

les

marches de

l'un des artisans

;

l'abri des officiers,

j'ai

dont

layon qui menait aux premières lignes

le

je fus

parcouru, d'un pas fervent,

mais

;

je

charme étrange de l'humble

n'ai pas retrouvé le

village nègre, ni la mélancolie qui assombrissait le

front de la forêt meurtrie.

Pourtant, c'est un dessus de

ciel pareil

ma tête, un ciel ironique, gonflé de nuages

et noir de vent, qui entremêlait

rayon de

qui s'étendait au-

chaque averse d'un

soleil...

Je n'ai pas retrouvé non plus l'odeur du paysage.

Avez-vous remarqué que, lorsque l'âme à quelque émotion vive, l'odorat aspire

se dilate

le

monde

extérieur tout aussi fortement que la vue s'en im-

prègne? Chaque grand souvenir a ainsi son odeur

en

même temps

est trop subtile

que son paysage. Mais cette odeur

pour qu'un odorat blasé

très vite, elle se dilue

la perçoive;

au courant de l'accoutumance.

Après une brève présentation au capitaine, de

la

sixième, compagnie qui va être la mienne pendant plusieurs mois,

un agent de

mon compagnon

de route,

le

liaison

nous conduit,

sergent Janet et moi,

dans un coin de tranchée abandonnée.

— Votre chambre, messieurs, nous

dit-il

avec un

sourire.

Assis au fond d'un trou de crapouillot, près de la


SUR LE FRONT

hommes causent

tranchée, deux

— Avec Un Tel

Un

et

79

en fumant

la

pipe

:

Tel, ça fait cinq. Passe-

moi donc ton briquet.

Cinq? Tu crois? Je croyais que ça

Voici...

faisait six.

— Non, cinq — Alors, Un — Un

!

Tel, quel jour le mets-tu

que ça

Tel, c'est jeudi

?

kii est arrivé. C'est

pas vendredi.

Peut-être bien, après tout... Zut

qui recommence

!

la flotte

!

La voix était calme, sans trace aucune d'émotion, quasi indifférente. Jugez de

aux paroles qui le

ma stupéfaction quand,

suivirent, je compris qu'ils faisaient

compte des camarades tués la semaine précédente Par cette conversation, plus que par

des morts et des blessés rencontrés sur la j'eus la révélation

morts dont

de

ma vie nouvelle.

était question

il

!

spectacle

le

route,

que

les

appartenaient à

la

C'est

même compagnie que

moi. L'hydre que j'étais

venue combattre

un bond de mon

s'agissait plus toire, ni

faisait

A

ce

Il

ne

de combats livrés à l'autre bout du monde.

Cette guerre était j'allais

côté.

d'une guerre lue dans un hvre d'his-

prendre

ma

ma

guerre, et de ces

combats

part.

moment, pour

la

première

fois, j'eus

une


80

FACE A FACE

vision, qui souvent, par la suite, devait celle

d'un blessé accroché à des

Au

en vain

:

la nuit.

Ce

«

secours

!

»,

fils

et qui se

que l'imagination

mourait

:

criant

là,

dans

voyagé dans tous de

les

;

Grâce à

!

elle, j'ai

pays du monde et dans tous

l'histoire.

fleuve

commode

et bien

pour embellir une vie monotone

comme un

hanter

fer,

blessé, c'était moi.

Belle chose

les siècles

me

de

tous

L'or a coulé de les

mes

doigts

enivrements de l'action,

toutes les extases de la gloire, je les ai connus.

Mais

ment

la lance d'Achille

les blessures

ne guérissait pas seule-

elle était,

;

dans sa main, l'arme

la plus redoutable.

Un léger bobo

devenait, livré à

une infection mortelle par un ami,

elle

;

mon

imagination,

d'un salut distrait donné

concluait aussitôt à une brouille

sans espoir de retour, et

une heure convenue, ques minutes, cela

si

un

être cher,

se mettait

signifiait

automobile l'avait réduit en

attendu à

en retard de quel-

évidemmentou qu'une bouillie,

ou

qu'il gisait

dans quelque gouffre, par cent mètres de profondeur. Ainsi, par le fait de

mon

ni peines légères, ni joies

imagination, je n'avais

menues

;

la folle habillait

tout à sa mesure, et sa mesure était l'énorme.

Mon compagnon

de route, Janet, engagé volon-


SUB LE FRONT taire à

pôt,

cinquante-deux ans, venu avec moi du dé-

me

81

regardait.

Dans quelques

jours,

dis-je,

lui

yeux

les

pleins delà vision macabre, ce sera peut-être notre

tour.

Mais non, mais non,

s'écria-t-il.

noires. Moi, je suis sûr d'en revenir.

tu

Ça

Pas d'idées se sent, ça,

sais.

Quinze jours après,

il

tombait d'une balle au

cœur.

La gite

:

nous

pluie

un

fit

chercher un refuge dans notre

couloir étroit, à ciel ouvert, avec

un peu

de paille dans un coin, mais trempée, souillée, hors d'usage,

du fumier,

devrais-je dire.

Janet découvrit une niche à chien dans laquelle il

se pelotonna.

Avant de

quitter Bourges, je lui avais proposé de

partager avec moi

mon

attirail

:

il

avait

refusé

pour ne pas charger son sac outre mesure. Plusieurs fois,

dans

dépens de

le

trajet, sa

mon

verve

s'était exercée

dos courbé sous

le faix, et

de

aux

mon

front mouillé par la sueur.

A mon tour de triompher. mon « hadans ma cou-

J'attachai à des souches les brides de

mac

indéchirable

verture

»,

je

caoutchoutée

m'enveloppai et,

après

un

ironique

:


82 «

FACE A FACE

Bonne nuit

!

»

au malheureux enterré dans son

trou, je m'endormis, narguant l'averse, payé, en

coup, de mes fatigues et content

Mon contentement dura

Mon contentement dura

comme un

un

roi.

jusqu'aux environs de

jusqu'aux environs de minuit...

(p. 82).

minuit, heure à laquelle je m'éveillai brusquement,

nageant dans planche

»

la

boue. Nageant?

Non

serait plus exact, car j'étais

;

«

faisant la

étendu sur

le

dos.

Mon deux

et

«

hamac

m'avait

indéchirable laissé choir

1

»

s'était

partagé en


83

SUR LE FRONT

U CONSEILS AUX BLEUS

Je ne sais

ma

si

vous avez goûté beaucoup

chute du hamac et

si

cette aventure ne

pas semblé un peu mince pour valoir de

la publicité.

le récit

Je ne vous

l'ai

les

honneurs

si

vous

voulez bien, pour appuyer quelques conseils,

fruit «

vous a

pas racontée sans

dessein cependant, et elle va servir de base, le

de

de l'expérience d'un vieux

Poilus

»

Poilu

»

aux jeunes

qui se préparent à aller rejoindre leurs

anciens sur Si

«

le

front.

nous étions engagés dans une guerre normale,

pareille

à ses devancières, une guerre qui fasse

appel à

l'agilité

des jambes et à la vigueur des

épaules, alors, je vous dirais

— Alourdissez votre sac

le

:

moins

possible.

N'em-

portez que l'indispensable, c'est-à-dire, en dehors

du chargement réglementaire Pour l'alimentation

:

une

:

livre

de chocolat qui

s'ajoutera à vos vivres de réserve et qui vous fournira

un aliment rapide

et substantiel, et

une boîte

de comprimés de saccharine qui, sous un volume et


84

FACE A FACE

un poids

insignifiants,

vous permettra de sucrer

votre café, ou, du moins, vous donnera l'illusion qu'il est sucré.

Pour

correspondance

la

Cela

lettres.

et

suffira

:

un bloc-notes de

cela

ne

vous

cartes-

interdira

pas les longs épanchements, à l'occasion,

si

vous

avisez vos correspondants d'ajouter, dans chacune

de leurs

une

lettres,

feuille

de papier et une enve-

loppe.

Pour

la

vêture

:

un vaste

et

chaud foulard qui

servira, à la fois, de foulard et de

bonnet de nuit.

Il

sera bon, également, de remplacer le couvre-pieds

réglementaire par une couverture imperméable, en veillant,

lourde

cependant, à ce qu'elle ne soit pas trop

;

Pour

la

pharmacie

menthe, une autre

:

une bouteille d'alcool de

d'elixir parégorique,

un

flacon

de teinture d'iode, quelques cachets de bismuth et d'aspirine.

Rien de plus.

Le poids de

doit pas dépasser

Mais, puisque

que

la

chargement supplémentaire ne

ce

deux

le

livres.

fantassin s'est

moyenne des marches

mué

en taupe, et

militaires

oscille,

actuellement, entre cent et deux cents pas quotidiens,

vous pouvez vous permettre certaines fan*


SUR LE FRONT taisies qui

85

ne seraient pas de mise dans une guerre

entre civilisés.

Sans tomber dans l'exagération que confessée, et qui m'avait fait faire de

je

mon

vous

ai

havresac

une succursale de plusieurs grands magasins, ne craignez pas de vous munir de divers petits objets

qui vous rendront plus agréable

le

séjour

aux tran-

chées.

Pour le dieu Ventre,

—à

lui

l'honneur

!

— quelques

boîtes de sardines et de pâtés et quelques fromages.

L'ordinaire est abondant, mais peu varié, et ce

supplément ne paraîtra pas superflu certains jours de grand appétit.

Une

vingtaine de morceaux de

sucre remplaceront avec avantage la saccharine, car,

au seul avantage de

la saccharine,

qui est son

pouvoir sucrant, très fort sous un petit volume, s'opposent,

il

ne faut pas l'oublier, des inconvénients

multiples.

Pour votre correspondance,

le

cahier de

deux

sous quadrillé sera

le

meilleur des papiers à lettre,

plus pratique et

le

moins cher.

le

Pour

la vêture,

consultez votre résistance au

froid. L'été, le linge et les

vêtements du régiment,

augmentés de quelques semelles liège

intérieures,

en

ou en papier, suffiront amplement. Je ne parle

que pour mémoire du moustiquaire ou cagoule,


86

FACE A FACE

précieux contre

les

mouches

:

condensé,

il

tiendrait

dans un dé à coudre et son poids ne dépasse pas un

gramme. L'hiver,

il

un passe-montagne, une

faut ajouter

paire de gants fourrés,

un

solide tricot. Je

ne saurais

trop recommander, l'été aussi bien que l'hiver, une

pièce de toile caoutchoutée,

je

ne dis pas

:

cirée.

Prenez-la d'excellente qualité et très ample.

mienne avait

trois

La

mètres de long et un mètre vingt

de large. Innombrables sont

les services

dont

je lui

suis redevable.

m'a permis de me coucher sur

C'est elle qui terre

sans être

mouillée,

incommodé

tendue sur deux rondins, au-dessus de

me

servait de toit contre la pluie

nous

:

;

elle

la

qui,

la tranchée,

nous pouvions

abriter quatre sous son aile.

Avec

les

dimensions que

j'ai

données, la toile

caoutchoutée pèse deux kilogrammes environ. Ce serait

beaucoup, ce serait trop. Mais vous pouvez

remédier à cet inconvénient en vous faisant aider,

pour en

par

la porter,

même temps Le jour de

gerez en deux l'autre

camarades

qu'elle protège

que vous-même.

la :

les

marche en avant, vous

une moitié dont vous

que vous garderez

couverture imperméable.

si

la parta-

ferez cadeau,

vous n'avez pas de


SUR LE FRONT Mais

il

prévoir

n'y a pas que

la

87

grande marche en avant à

vous devez penser également aux petites

;

marches en avant, que constituent

Pour

les

attaques, on laisse

n'emporte que

musette,

la

le

attaques.

les

sac à l'arrière

le

bidon et

on

;

la couverture.

C'est dans ces circonstances-là surtout qu'on apprécie la

couverture imperméable, car

ennemies où

les

tranchées

prend pied sont, en général, bou-

l'on

leversées par l'artillerie, et,

si

des abris demeurent,

on n'a ni

le

goût de s'enterrer à

la

permission ni

plusieurs mètres sous terre.

Un

conseil encore en passant

moins possible, naires,

il

usez d'alcool

:

car, à tous ses inconvénients ordi-

ajoutera celui d'aggraver votre mal

venez à être blessé. tre involontaire,

J'ai sur la conscience

commis dans

blessé passait, criant la soif.

Pas d'eau sur

diers et je tendis

rhum

blessure,

:

au blessé

fis

une

plaie

il

la colline

mort. Or, sa

était

au ventre sans gravité

responsable, ainsi que

Un

bidon à demi plein

ne comportait aucune issue funeste le seul

janvier.

arrêter les brancar-

mon

une heure après,

vous

l'ignorance de ce qui

du mois de

où nous nous battions. Je

si

un meur-

précède, à une des attaques

de

le

me

:

spéciale,

l'alcool était

l'apprit le major,

quelques jours après.

Comme vous l'avez remarqué, il n"a pas été ques-


88

FACE A FACE dans cette nomenclature, d'objets

tion,

du

«

hamac

indéchirable

utiles, ni

innom-

ni d'aucune des

»,

brables inventions nées de la guerre, lesquelles ne séduisent que les profanes.

Croyez-en un vieux et

si,

une

«

Poilu

fois sur le front,

ô

»,

mes jeunes amis

!

vous avez de l'argent qui

vous embarrasse, payez des pipes

de

et des boîtes

sardines aux camarades de votre escouade.

III

PREMIERES EMOTIONS

La

nuit,

si

chute du hamac, s'acheva dans un angle de chée, sur

une grosse pierre dont

n'avait pu venir à bout.

dans

ma

ma

brusquement interrompue par

le

pic

du

la tran-

terrassier

Je m'assis, enveloppé

couverture, les pieds dans l'eau. Sur

caoutchouc, l'eau clapotait. J'essayai de

me

le

ren-

dormir, mais je ne pus. Je n'insistai pas.

La

situation nouvelle

charme.

J'étais

me

heureux de

dans ces tranchées fameuses,

semblait pleine de

me et

trouver,

enfin,

mon bonheur

se

composait, par parties à peu près égales, de patriotisme et de goût des aventures, d'esprit de sacri-


SUR LE FRONT de

et

fice

rêvé, saire,

89

Après avoir successivement

gloriole.

aux diverses étapes de

un missionnaire, un

ma

vie, d'être

un

ascète,

chasseur de fauves, voilà que

j'allais

un

cor-

guerrier,

un

pouvoir don-

ner carrière à toutes ces aspirations à la

Les

fois.

privations et les fatigues ne m'inspiraient aucune

frayeur

:

je les désirais,

au contraire, nombreuses

et fortes, afin d'éprouver la puissance

que

je sentais,

afin, aussi

ses droits

comme

de

mon sang

à vingt ans, bouillonner,

— avec moi, ne perd jamais — de fournir à ma volonté des adverl'orgueil,

saires dignes d'elle.

Et folle

ma

folle,

ma

folle, si

vous

l'aviez vue, plus

qu'aux beaux jours, toute mesure perdue,

courant de droite et de gauche, sans souci des de

la

ser

physique et de

me

la physiologie,

lois

faisant pas-

une semaine entière privé de nourriture,

pieds dans l'eau, sans que pour cela je perde sourire,

mon

ou m'attelant à des besognes qui eussent

fait reculer

Hercule,

comme

de hisser un canon

sur une colline ou d'aller repêcher

fond d'un gouffre

Un

les

appel mit

un caisson au

!...

fin

à mes rêveries

:

l'agent de

liai-

son revenait nous chercher, Janet et moi, pour

nous conduire à nos sections.

En

quelques secondes, Janet fut prêt

;

il

n'avait


90

FACE A FACE

que son équipement réglementaire,

homme, mais moi

Il

!...

m'eût

un bon quart d'heure de

et

queter et reficeler tous

humaine dont

grand jour

travail pour réempa-

de l'ingéniosité

les trésors

je m'étais assuré la propriété

deniers comptants, depuis

aux

pauvre

lui, le

fallu le

à bons

casque invulnérable

le

shrapnells, jusqu'aux guêtres antiboue.

Impatienté de

emmena

ma

l'agent de liaison

lenteur,

Janet seul (nous n'allions pas du

même

côté) après m'avoir indiqué le sentier à suivre

— Tout — Et à

droit,

me

dit-il,

:

pas à se tromper.

quelle distance, les Boches?

deman-

dai-je.

Oh au moins à deux cents mètres. Cet « au moins » me rendit rêveur. !

Avec beaucoup de

mon

de

La cœur fusil

bazar

;

pluie avait cessé et la joie

de

me

je

une partie le sentier.

pus goûter à plein

sentir seul,

dans une

forêt, le

à la main, avec une tribu entière de grands

ma

voix.

Surtout, avait ajouté l'agent de liaison, ne

vous trompez pas de chemin les

dans

puis, je m'engageai

fauves à portée de

peine, je recueillis

;

vous

iriez droit

chez

Boches.

Me tromper? L'homme pas à qui

il

avait affaire.

ne savait évidemment Il

était

admis par moi,


91

SUR LE FRO>'T dans toutes

expéditions, tant de guerre que de

les

chasse, que j'avais dirigées en imagination, avec

tant de bravoure, que

le

sens de la direction con-

une des qualités merveilleuses auxquelles

stituait

je devais ces succès extraordinaires, tels

sonne, je puis

ne peut

le dire,

se targuer

que perde sem-

blables.

C'est ainsi que pour chasser le

rhinocéros, en

Afrique, je ne prenais jamais de guide.

de trouver une trace,

fisait

sieurs jours,

sûreté

que

pour que si

même

Mais fois.

Il

je

vieille

me

suf-

de plu-

avec autant de

je la suive

l'animal lui-même

avait marché

me

venait l'envie

devant moi. De même, quand d'un cuissot de

Il

gazelle...

vous raconterai mes chasses une autre

s'agit,

pour

le

moment, de

Sûr de moi, d'autant plus que

le

la guerre.

chemin

était

unique et qu'aucune erreur ne pouvait se concevoir, je marchais, les

quand tit

yeux aux

le sentier,

étoiles, rêvant, rêvant...,

brusquement interrompu, abou-

à des broussailles sans

issue, et je

en plein bois et en pleine nuit, heures et demie du matin, milieu d'une de

mes

il

me

trouvai

était trois

plus égaré qu'au

forêts africaines.

Cette situation, déjà sans agrément, s'aggravait

de

la crainte d'aller

tomber chez

les

Boches, car.


92

FACE A FACE

VOUS

l'ai-je

dit,

à

mon

direction, s'ajoutait

sens remarquable de la

une non moins remarquable

inaptitude à m'orienter. Je n'ai jamais pu

me

mettre dans

la

tête le

nombre exact des points cardinaux.

Comme

je tournais en

son piège, une balle

rond

siffla,

comme un

rat

dans

puis une autre...

Je sentis leur souffle à mes

oreilles.

Bientôt, ce fut une véritable rafale. Les balles s'en-

fonçaient en claquant dans les arbres, tout autour

de moi, ou piquaient dans

le sol

avec un bruit mat.

Je m'aplatis derrière un gros chêne et j'attendis, le

cœur battant. Dans mon inexpérience,

je

m'imaginais que

ennemis m'avaient vu, malgré

l'obscurité, et

les

que

j'étais leur cible.

Allais-je être frappé dès le

premier jour de

la

campagne?...

IV LINDIFFERENCE AUX BALLES

mon chêne un temps que je ne mais qui me parut long, long, oh

Je restai derrière puis évaluer,

comme

il

me

!

parut long

!


SUR LE FRONT Enfin

homme

un

qui

parut

dans

pas

des

j'entendis

93

sifflotait

sentier,

le

C^est

:

roi

le

Dagohert.

— il,

en

Qu'est-ce que vous faites là ? s' arrêtant.

— Ce

que

je fais? répartis-je, stupéfait.

n'entendez donc pas

L'homme d'ironique Il

si

un

eut

que

sourire,

je

qualifierais

un autre que moi en avait

je cherchais,

Vous

les balles?

me demanda où j'allais

que

me demanda-t-

et

été l'objet.

me montra la

tranchée

à quelque dix pas de moi, cachée

par une touffe de coudriers. Puis, il

après avoir

s'en fut de son côté en

Maman,

un pas de

esquissé

les

valse,

chantant à tue-tête

:

pHits bateaux

Qui vont sur Veau, Ont-ils des

jambes?

Le vrai type du gavroche.

L'homme, comme

je le sus

un des agents de

liaison

pas de plus grand

plaisir

tranchée à l'autre,

du

par

que de

et, petit

la suite,

capitaine. se

:

était

n'avait

promener d'une

à petit,

à supplanter tous ses camarades

Il

il

avait réussi

c'était lui

que

le

capitaine chargeait de toutes ses communications

aux diverses

unités.


94

FACE A FACE

Quand une heure à ses services

passait sans qu'on eût recours

:

L'temps m' dure,

Et

il

s'en allait

promenade dans

A

ce

déclarait-il.

de lui-même

tranchées,

les

à dos de plaine qu'il devait »,

«

aux

trouvait

l'ai

balle.

dit,

donc

prome-

faire sa petite

Une de

Fer-à-Gheval, située

le

à cinquante mètres à peine de se

je

autres. C'est

au risque de recevoir une

nos tranchées notamment,

mande,

une petite

le bois.

moment-là,

n'étaient pas reliées les unes

nade

faire

la

tranchée

alle-

dominée par un mamelon

complètement dégarni d'arbres. Les relèves n'avaient lieu qu'à la nuit noire.

Comment

l'agent de liaison (j'ai oublié son

s'y prenait-il

pour traverser

le

nom)

mamelon, huit ou

dix fois par jour, sans jamais être blessé?

Mystère.

Les Allemands, qui taient avec une

de

la rage.

Une

le

connaissaient,

patience dans laquelle pluie de balles saluait

ses apparitions.

Mais

fendait la rafale

comme

lui,

le

guet-

on sentait

chacune de

rapide et insaisissable,

l'anguille fend l'eau

de la

rivière.

Et, pour politesse

«

», il

remercier ses amis les Boches de leur leur chantait,

une

fois

en sûreté dan»


SUR LE FRONT

95

quelque trou, une des chansons de son inépuisable répertoire.

Mais à trop tirer sur

Un

la corde...

jour qu'il était plus imprudent que d'habi-

La douleur

lui

lit

pousser des hurlements...

tude, une balle lui broya la cuisse.

(p. 9o).

La douleur

lui fit

pousser des hurlements, — ce n'était qu'un enfant,

un des tout derniers venus à en sautant de

gun

h

la

la

compagnie. Et

c'est

tranchée, pour lui porter secours,

pauvre Janet fut tué d'une balle au cœur.


^6

FACE A FACE

Cependant abri, je

ma

me

la fusillade avait cessé.

coulai dans la tranchée

Quittant

mon

se trouvait

demi-section. Encore sous le coup de l'émotion

ressentie, je

fis,

même les présentations, un mon aventure.

avant

récit pathétique de

L'attention qu'on m'accorda ne fut que distraite.

Je crus qu'on ne m'avait pas bien compris, et je profitai

de l'arrivée de plusieurs travailleurs, qui

avaient regagné la tranchée au petit jour, pour

recommencer mon

Même

récit

inattention polie.

Je compris, plus tard,

A

rence.

la

raison de cette indiffé-

vivre au milieu du danger, on en vient

très vite à n'y plus prendre garde, et l'agent de liaison

dont

un exemple

me

Je

je parlais

à l'instant ne constitue pas

solitaire.

rappellerai toujours

voir, quelques jours après

mon

ma

stupéfaction à

mon

arrivée,

vieux

camarade Tartary descendre de l'ouvrage du 134, bien en vue des Boches, en plein jour, à tout petit

pas de promenade, en lisant un journal Il

!

faut que la fusillade soit bien vive pour que,

même

maintenant, alors que des boyaux

sillon-

nent nos lignes en tous sens et en font de véritables

toiles

d'araignées,

cendent à prendre

le «

les

«

Poilus

»

chemin des taupes

condes».

Gela


SUR LE FRONT ennuie de suivre

les

97

méandres du terrassement, de se

garer pour laisser passer ceux qui viennent en sensinverse, de sauter les flaques d'eau

On

insignifiant

meneurs

si

on

« Il

le

répartit sur la

masse des pro-

compensé par

la place

à côté.

Au bois Brûlé, au fut quelque

l'attrait

l'air libre.

ne faut pas, d'ailleurs, s'exagérer

y a de

»

mois de janvier,

ma compagnie

temps en réserve sur un plateau où

françaises aussi bien que les allemandes.

taines heures rs

péril.

le

du

jour, le

se

les

—A

cer-

rencontraient toutes les balles de la région

V

si,

camarade tombe, le risque

est largement

d'une marche à Il

a plu.

il

marcher sur l'accotement, et

préfère

de temps en temps, un

quand

matin à l'aube, et

le soir

huit heures, la chute des balles pouvait se

comparer*ïi une averse, et cela sans aucune métaphore.

Bien entendu, nous allions d'un abri à

l'autre

il

n'y avait pas, alors, de boyau de

communication balles

sans plus nous soucier des

que d'une volée de moucherons.

Or, pendant la quinzaine de notre séjour,

n'y eut guère,

deux tués

si

mes souvenirs sont

et cinq

ou

six blessés,

exacts,

que

presque tous

appartenant à des troupes de passage sur territoire

il

«

».

7

notre

'


98

FACE A FACE

Ce sont des étrangers

;

les balles

ne

les

con-

naissent pas. Telle les

était

hommes

simpliste donnée par

l'explication

de

ma

compagnie.

V PREMIÈRE

La deuxième

AFFAIRE

section de la sixième compagnie,

qui allait être la mienne pendant plusieurs mois, était

commandée par

le

sergent-major. C'était

un

réserviste de la classe 1910, je crois, alerte, pétillant,

pétulant, et qu'on ne voyait jamais, sinon les yeux

allumés d'un sourire et la bouche fleurie d'une

chanson. Ses talents de chef de section en campagne

ne m'inspiraient qu'une confiance médiocre. Je

trompais lourdement

;

je le

reconnus par

me

la suite.

D'où venait l'impression mauvaise? Sans doute de cette gaieté, que je prenais pour de sans

le

vouloir.

la légèreté

L'observation n'est pas neuve

qu'une gravité prétentieuse en impose, et

les

doc-

teurs allemands, solennels et vides, sont une preuve

frappante de cet axiome.


SUR LE FRONT

99

Le deuxième jour de mon arrivée au

front,

ma

section fut chargée de prendre d'assaut la tran-

chée allemande placée devant

le

«

Fer-à-Cheval

».

Les masses de terre remuées chaque nuit par nos indésirables voisins faisaient craindre au

dant quelque traquenard

y

:

comman-

fallait savoir ce qu'il

il

avait derrière ces taupinières.

Ni Thémistocle au matin de Salamine, ni Christophe Colomb partant pour

monde, ne gonflèrent

j'allais,

pour

être, c'était

espoirs,

charger.

fois,

de

allions

Le passage

nous précipiter à travers

nous n'ayant qu'à

Notre mouvement,

si

Qui

suivre.

avant générale?... Et qui passerait tout, et qui entraînerait tous ses irrésistible

élan,

et

qui

d'exploits, et qui révélerait

que son

nom

un

le

les

massées sait?...

humble d'apparence,

peut-être constituer l'annonce d'une

son

d'une

franchis

je

la région entière.

lignes allemandes désemparées, les forces

derrière

je sus

sans doute, c'était certainement (trois

la clé

nous

quand

allions prendre, c'était peut-

du raisonnement que

étapes

enjambée) forcé,

mes

la première

Ce fortin que nous

cœurs

leurs voiles et leurs

d'espoirs comparables à

que

découverte d'un

la

allait

marche en

premier par-

camarades dans

accomplirait

tant

tel génie militaire

inconnu aujourd'hui,

allait,

dans


100

FACE A FACE

quelques semaines, resplendir d'une gloire prodigieuse ?

Qui,

vous

je

demande, sinon

le

modeste

le

auteur de ces lignes?

inconséquence

!

je

me

moi-même,

raille

je

me

trouve parfaitement ridicule, et dans cinq minutes, si l'occasion

m'en

est donnée, je

cerai. L'habitude est prise

bien prise

:

il

les

tranchées à

la

nuit noire pour

nous poster dans un entonnoir naturel situé

entre les

deux

lignes.

Le sergent-major envoya

un de

ses

les fils

trop

et

faut que je rêve les yeux ouverts.

Nous quittâmes aller

recommen-

maintenant

caporal Thépin et

le

hommes pour tracer un

de

fer

passage à travers

ennemis.

Je pense bien, leur

dit-il,

perez au moins trois rangées

:

que vous il

faut ça,

me

cou-

si

nous

voulons passer.

L'homme, Daviet,

mes caporaux,

et

qui, par la suite, fut

mort héroïque, m'a souvent patrouille

fait le récit

la

de cette

:

Nous partons, à

chait devant, en tâtant

pour

un de

dont j'aurai à vous raconter

plat ventre, le

bois

Thépin mar-

mort avec

ses

mains

l'écarter de notre route. Moi, je suivais avec

les cisailles.

Nous arrivons aux

fils

de

fer.

Je m'ap-


SUR LE FRONT proche et je coupe coup, floc la

tranchée boche.

tombant sur une

On

aurait dit

on va nous

qu'on nous

Thépin

;

l'éveil est

aux

sifflent

qu'il

donné

pétarade.

de tous

oreilles

les

nuit noire et

faisait

au petit bonheur

tirait

:

»

ta, ra ta ta, voilà la

Heureusement

côtés.

se débiner

tirer dessus.

Justement, ta ta

Les balles nous

une grosse pierre

casserole. Alors je dis à

— Mon vieux, faut

«

et

première rangée. Tout à

la

correspondait avec un signal dans

le fil

!

101

Vous croyez

!

que Thépin s'émotionne? «

Passe-moi

qu'il

les cisailles,

mission de couper trois rangées de

couperai trois rangées. Il «

dit

;

de fer

fils

j'ai :

je

»

me prend les cisailles et il s'avance vers les fils. Tu es fou, que je lui dis, tu vas te faire tuer.

Reste

si

Alors, «

me

tu veux il

:

moi, je fiche

se retourne et

Si tu fiches le

consigne

!

camp,

d'ici,

avec

:

f...

deux jours de

en pleine mitraille, pour

fil,

au point que

aller

je te

»

ce type, qui s'arrête de

de deux jours de consigne

j'attendis

dit

camp.

»

Vous voyez ça couper son

me

il

le

je

1

Il

m'avait estomaqué,

ne songeai plus à bouger et que

patiemment lui

!

me menacer

qu'il

eût

fini

pour m'en


102

FACE A FACE

— Si La mais

tu fiches le

camp, je

te

f...

deux jours!

(p. 101).

patrouille réussit à rentrer sans encombre, il

ne

fallait

Une seconde

pas songer à passer de ce côté.

patrouille,

envoyée sur l'autre

flanc,

fut éventée presque aussitôt et poursuivie par

L'alarme était donnée

mitrailleuse.

coup ne pouvait

le

ne

plus

restait

réussir

qu'à

le

que par

et,

une

comme

surprise,

remettre à une

il

autre

fois.

Comme

on

le voit, cette

première affaire ne fut

qu'une tentative manquée, et bien à tort

:

je

m'étais excité

ni les dangers courus, ni les résultats

obtenus ne justifiaient pareille débauche d'imagination.

Cet insuccès

me

navra,

et,

dans l'ardeur de


SUR LE FRONT

mon

103

inexpérience, je jugeai très sévèrement les

demeurer ina-

patrouilleurs qui n'avaient pas su

perçus et la

sergent-major qui n'avait pas ordonné

le

charge quand

même

1

un réseau de

J'ai vu, depuis, ce qu'est j'ai

fils

de

fer

;

appris ce que c'est qu'une charge, et je bénis le

sergent-major de sa sagesse.

Une attaque de

tran-

chée ne peut réussir que précédée d'un bombar-

dement

cpii

mette en pièces

les

ouvrages de défense

et démoralise les défenseurs.

Si donc,

parmi ceux de

s'impatientent

de

la

l'arrière,

longueur

qu'Us ne s'en prennent pas aux

Donnez aux tions

en

semaines,

«

Poilus

quantité ils

»

il

des «

en est qui opérations,

Poilus

».

des canons et des muni-

suffisante,

et,

en

quelques

vous auront débarrassés des Boches.

VI TRANCHEES

Ceux qui

D OCTOBRE

visitent les tranchées actuelles,

tées de tout le confort

moderne

»,

comme

dit

«do-

mon

ordonnance, ne se doutent guère des conditions de notre vie au mois d'octobre.


104

FACE A FACE

Les tranchées, étroites et limitées, ne permettaient que

genoux

deux positions

serrés

:

ou debout, ou

assis les

au corps.

comme

Rien de fatigant

de dormir

assis,

le

Quand je me réveillais, plumes genoux criaient de douleur,

corps plié en deux. sieurs fois la nuit,

comme

si

une chute

j'avais fait

et,

dans mes pieds,

privés de la circulation normale, les veines char-

au

riaient de la glace

C'est

lieu

de sang.

au mois d'octobre

novembre que j'éprouvai la

campagne, avec

au commencement de

et

les plus

grands froids de

blanches du petit jour

les gelées

et l'immobilité forcée. Plus tard,

décembre venu,

et les pluies, et la neige, et les avalanches, la lutte

contre l'hiver se

ments chauds

fit

et nos

à armes égales, avec nos vête-

cheminées aux grandes bûches

flambantes.

Mais

le

froid n'était

que

le

moindre de nos enne-

mis. Mille privations, mille ennuis se liguaient pour

rendre pénible notre séjour. Je puis parler ainsi d'autant plus librement que privations

et

ennuis

ont

disparu,,

maintenant,

devant l'expérience acquise.

Pas de tabac

:

le

paquet distribué chaque dix

jours fondait en quarante-huit heures, au feu de

notre désœuvrement. Les feuilles sèches et les tiges


105

SUR LE FRONT de viorne ne constituaient qu'un disette. Plus encore

maigre à cette

manquaient

bien

palliatif

que

le

tabac

les pipes et le papier à cigarettes

;

nous roulions nos cigarettes dans des morceaux de journal.

Rien à boire. Pas de vin vin

le

on ne peut appeler du

demi-quart d'eau rougie que distribuait,

chaque matin, celle

:

le

caporal d'ordinaire. Pas d'eau

que nous apportaient

les cuisiniers,

:

dans un

bidon parcimonieux, était de l'eau de mare, pleine d'impuretés, au goût de vase. Corollaire logique

dus rester quinze jours

je

:

sans connaître la douceur d'une goutte d'eau sur

mon

visage, et,

si je

pus

me

laver les mains,

un

matin, ce fut parce qu'il pleuvait, avec l'eau re(

ueillie sur

Pas

ma

couverture caoutchoutée.

journaux

de

:

nous

ne

communiquions

avec l'extérieur que par l'intermédiaire des cuisiniers.

Si

vous désirez connaître

baptisé

«

le

supplice

raffiné

supplice des émotions en bascule

»,

je

vous donnerai l'adresse de quelques-uns de nos cuisiniers d'alors,

un

jour,

jusque sur

de ces malfaiteurs publics qui,

précipitaient les rives

nos armées victorieuses

du Rhin

et qui, le lendemain,

faisaient flamber Paris sous les

420 des Boches

!


106

Le

FACE A FACE froid, le

grand

air, le

manque de sommeil,

avaient développé chez moi un de ces appétits

dévorants qu'on ne connaît qu'à certaines époques

Ma

de croissance précipitée.

comme une

repas,

boule de

ma

pour tromper

réduit,

racines que

le

boule fondait en un

gomme,

faim, à

et j'en étais

mâchonner

les

terrassement mettait à nu dans la

tranchée.

y a une de ces chaudement pour Il

racines que je vous

recommande

époques de disette

les

;

elle est

presque entièrement comestible, et sa saveur, comparable à celle de Vassa fœtida, procure de telles

nausées que tout appétit disparaît pour un bon demi-jour.

Me

croira-t-on? Ces privations

froid, et ces fatigues,

sympathique

séjour

et ce

contribuaient à me rendre à la Louvière, en me four-

réconfort de la difficulté vaincue. Je

nissant

le

sentais

mon

après l'autre, partir en

le

mêmes,

corps

s'endurcir,

mes habitudes de

lambeaux

;

ma

je

voyais,

l'une

civilisé s'élimer et

volonté, cabrée d'abord

et renâclante, je la tenais domptée.

Aucune boisson

rafraîchissante au

cœur d'un

jour d'été, aucun vieux vin de nos vieilles vignes

après

un repas de grande

aussi délicieusement

ma

chère, ne délecta jamais

gorge que

la soif

qui

me


SUR LE FRONT

107

brûlait les entrailles certaine après-midi.

Et

si je

trouvais à redire à la faim c'était de n'être pas assez forte pour mériter l'apitoiement des générations futures

1

Très aimablement,

mieux pour nous

Boches faisaient de leur

les

distraire et

nous empêcher de

broyer du noir.

Une

nuit,

une section voisine de

arriver dans sa tranchée qui, après avoir

mener à un

de

là,

pour

les

demandé

le

Un bombardement La

vit

chef de section, lui dit

petit ouvrage

mettre à

mienne

un capitaine d'état-major

de faire sortir immédiatement ses les

la

hommes

et

de

abandonné, non loin

l'abri.

La

raison donnée?

qui allait se produire.

nuit était noire

;

les

hommes

n'en finissaient

pas de prendre leurs musettes et leurs bidons.

Le

capitaine bouillait d'impatience.

Enfin tout le monde fut prêt, et les premiers hommes commençaient à sortir, quand le chef de section, se précipitant à leur tête, leur

fit

faire

demi-tour.

Étonnement général. Pourquoi ce contre-ordre?.. Mais l'ét^nnement devint de

quand on cou

la

stupéfaction

vit le capitaine prendre ses

jambes à son

et disparaître

dans l'ombre, dans

des tranchées allemandes.

la direction


108

FACE A FACE

Si l'attention

du chef de

section n'avait pas été

du

attirée par les manières insolites si celui-ci,

capitaine, et

dans son impatience, n'avait pas

échapper un juron en allemand,

la section

laissé

tombait

dans un traquenard.

Le cap itaine d'état-ma j or était un Boche déguisé par

Eclairés

cet

épisode,

les

jours

deux caporaux, de façon

un gradé de

veille

décidâmes,

nous partager

l'autre sergent et moi, de

avec

nous

!

qu'il

auprès des

la nuit

y eût tou-

hommes

de

garde. C'est le service de quart tel que, maintenant,

il

existe.

Bizarrerie de la nature

ma

1

Alors qu'il sortait de

seule initiative, ce service était, pour moi,

plaisir

;

ce n'est plus maintenant

Les conversations, entre

les

un

qu'un devoir.

heures de garde,

ne roulaient que sur un seul sujet

:

campagne de

la

Lorraine.

Je la connais, cette campagne, l'avais

moi-même

vécue,

comme

tant j'en

ai

si

je

entendu

raconter de fois les moindres incidents.

Avec Roger, avec Daviet, avec Thépin, abattu

le

j'ai

poteau-frontière, j'ai envahi la Lorraine

annexée en

faisant, plusieurs jours de suite, des

étapes de 60 kilomètres. Je suis entré dans Sarre-


SUR LE FRONT

109

bourg illuminé, pavoisé, décoré, tout résonnant de cloches, tout vibrant de

:

«

Vive

la

France

!

»

ïïl^^'

\^. T~ /\

Le capitaine delat-major

était

un Boche

déguisé... (p. 108).

Les femmes saccageaient leurs jardins pour joncher nos pieds de fleurs, et, ouvrant les portes de leurs maisons,

elles

nous disaient

:


110

FACE A FACE Entrez, et emportez ce qui vous fera plaisir

tout est à vous J'ai

eu

:

!

mon

de flanquer

la joie

dans

soulier

le

mess

la caserne, et j'ai plongé,

avec

visage d'un Guillaume en plâtre qui ornait

des sous-officiers à

le

quelle volupté sanglante,

ma

baïonnette dans

le

dos d'un espion que j'avais surpris, dans une cave, en train de téléphoner à l'ennemi l'emplacement

de notre état-major. Quand

quand

les

il

fallut quitter la ville,

Lorrains amis, craignant

se cachèrent, laissant le

champ

les représailles,

libre

aux immigrés

qui, de toutes les fenêtres et de tous les soupiraux, tiraient sur nous,

aux Boches et

le

nous ne voulûmes pas donner

spectacle d'une retraite française,

nous nous éloignâmes, l'arme sur

haute, en chantant à pleins lorraine,

Et tout le

ce le

l'épaule, la tête

poumons

la

Marche

pour narguer nos vainqueurs éphémères. fut Mattexé, avec l'épopée

régiment

se

glorieux emblème

du drapeau,

ruant à la mort pour sauver blessé de mille blessures.

Puis Xivray, où, durant un long jour et une

longue nuit,

le

deuxième

bataillon, le nôtre, reçut

des obus par milliers, sans bouger d'une semelle, tant de milliers et de milliers d'obus que

les

champs

d'alentour ressemblaient aux eaux d'un lac bat-

tues par la tempête.


SUR LE FRONT

X^^fr-1t

Tout

-r

v:

régiment se ruant à

le

111

'^

la mort... (p. 110).

Je m'exaltais à ces récits, j'enviais les jeunes

hommes, de

les

enfants qui avaient été

épopée.

cette

On

appréciera

tard

les

conséquences

peut-être,

ne

pas exagérées ces paroles que

j'ai

ses

trouvera-t-on

souvent entendues sur Ville corps

La

héros

les

plus

de cette campagne de Lorraine, on

merveilles

connaîtra

et,

les lèvres

de

«

Poilus

»

du

:

bataille

de

la

Marne,

l'avons gagnée à Sarrebourg

c'est

nous

qui

!...

Notre seule distraction, aux tranchées de

La

Louvière, était de tirer sur les Boches, non à l'aveuglette,

comme

maintenant, par

les

bouches d'om-

bre des créneaux, mais au grand jour, sur vivant.

du

gibier


112

FACE A FACE

Nous

restions là, des heures, le doigt à la gâ-

chette, guettant sur

le

contraction insolite. côté, les

visage de la forêt quelque

Nous savions que, de

Boches ne nous épargneraient pas

imprudence nous valait une

La pensée de

balle

aux

:

leur

toute

oreilles.

mort, toujours présente, donnait

la

à chacune de nos actions une saveur amère qui n'était pas sans charmes.

VII LE SERGENT ROGER

La deuxième

section,

la

mienne, ne prenait

en un bloc. Les tranchées, trop

jamais

la faction

petites,

ne pouvaient abriter chacune qu'une demi-

section.

Le sergent-major, secondé par deux

gents, restait avec la première demi-section

ser;

le

sergent Roger et moi, nous partagions l'autorité

dans

la

deuxième.

Le mot

«

partagions

commandement de

la classe

avait

le

»

est inexact.

En

droit, le

appartenait à Roger, qui, étant

1912

et,

par conséquent, de

l'active,

pas, à grade égal, sur les réservistes, et, à

plus forte raison, sur

un

territorial.


SUR LE FRONT

113

Mon orgueil se fût, sans doute, révolté de se voir commandé par un enfant, si Roger n*avait mis tant de tact dans

la

Et

du

puis,

il

se parait

campagne avec

les

façon de donner ses ordres. prestige de ses débuts de

noms

éclatants de Sarrebourg,

Mattexé, Saint-Piermont. Les actes de bravoure que j'appris de lui achevèrent de

me

le

rendre sympa-

thique, et son sang-froid, pendant les bombar-

dements, m'inspira à son égard une vénération quasi religieuse.

Roger, que je place n'était,

avant

si

haut dans mon admiration,

la guerre,

qu'un petit cultivateur

berrichon, qui vivait auprès de sa mère, demeurée

veuve, dans une locature de quelques hectares.

Rien ne l'avait préparé au rôle de héros,

rien, sinon

l'application parfaite à ses petits devoirs.

sont de

lui,

ces paroles

EUes

:

Je ne savais pas, avant la guerre, que j'étais

patriote.

Pour moi,

il

est aussi naturel de tuer des

Boches que de labourer

mon champ

:

les

deux

opérations n'en font qu'une. Paroles profondes et qui sortent des entrailles de la pensée.

Les caporaux ne

le

cédaient en rien à leur ser-

gent. C'est l'un d'eux, Clemenceau, qui

Quand on m'envoie en

me

disait

:

patrouille, je ne rentre 8


114

FACE A FACE

jamais sans

renseignement que

le

de rapporter. Je vais où faut pour cela. Les

toujours

le

faut, et je fais ce qu'il

;

premier, loin devant eux, et que la

première balle serait pour moi,

ne peuvent

pris, ils

chargé

hommes que j'emmène trouvent mais, comme je marche

que j'exagère

parfois

il

je suis

nous étions sur-

si

autrement que de me

faire

suivre.

L'autre caporal, Boursin, un gros bébé joufflu et hilare, n'avait pas sur ses

hommes

l'autorité

de Clemenceau, froid, calme, pondéré, maître de lui

en toutes circonstances, mais

le

valait par la

me

coupe, après

il

bravoure.

— Je veux la guerre, les

bien, disait-il, qu'on

deux bras et

les

refuse d'être blessé avant la

deux jambes, mais

fm de

la

je

campagne. Je

ne veux pas rater une occasion de tuer des Boches. Malgré son

comme

«

refus

», il

fut blessé, pourtant, tout

Roger, et Clemenceau nous quitta égale-

ment pour retourner à son il

atelier

du

Creusot, où

était dessinateur.

Qu'on ne s'étonne pas trop dont

j'ai l'occasion

dans mes

récits.

ils

presque tous ceux

de parler, sont tués ou blessés

Je parle d'eux parce qu'ils étaient

particulièrement braves,

si

se sont

braves

;

étant particulièrement

trouvés particulièrement exposés.


SUR LE FRONT L'axiome font tuer

»

«

:

Ce sont toujours

115 les

mêmes

qui se

n'a rien perdu de sa justesse.

J'ai parlé

du calme de Roger sous

Toutes

après-midi, les Boches nous régalaient

les

les

obus.

d'un concert d'artillerie. Chaque tranchée fransoigneusement repérée malgré

çaise,

La

recevait une quinzaine de projectiles.

bution

que

si le

coup, dont on entendait

visite

aux

distri-

d'une tranchée à l'autre, sans autre

allait

règle

le

futaies,

les

hasard, de sorte qu'on ne savait jamais

voisins

le

départ, rendrait

ou à soi-même.

Roger, dès les premiers coups de canon, faisait

hommes avec

coucher ses

à cause des s'il

était

Mais

éclats.

il

Si

ou

les

s'il

la tête,

même quand

aussi, j'ai

pu donner à mes

tard, l'exemple d'un courage qui ne

m'était pas naturel,

si

j'ai

pu

leur apprendre à

Quand

défier la mitraille, je le dois à Roger.

sentais

quand

mon cœur j'étais

en fermant

avait la

ne se couchait, jamais

shrapnels volaient aux alentours.

moi

parfois,

hommes, plus

la tête,

continuait d'écrire,

lui

ne consentait à baisser

les éclats

havresac sur

en train d'écrire, ou de fumer,

pipe à la bouche. Jamais il

le

se décrocher

tenté de

les

yeux

me

et

en

dans

ma

je

poitrine,

terrer dans quelque trou

me bouchant

pour ne rien voir ni entendre,

les oreilles

je n'avais

qu'à

me


116

FACE A FACE

rappeler les

étroites

Roger fumant

et

tranchées de la Louvière,

sa pipe en souriant

pour rougir aussitôt de moi

mon

de

Il

et reprendre possession

calme.

nous a quittés, peu après

aux combats de novembre, sur

aux marmites,

un nouveau

front.

Il

et

il

mon

arrivée, blessé

se bat,

maintenant,

ne se doute pas,

le

petit

paysan taciturne, que sa pensée demeure vivante

parmi nous,

et

que sa pensée nous réconforte aux

heures d'angoisse. Voilà bien l'illustration frappante de sabilité

la

respon-

humaine. Pas un de nos actes, et parmi

plus indifférents,

qui n'ait sa répercussion

les

illi-

mitée, quasi infinie, et qui ne contribue, pour sa part, à l'élévation ou à l'abaissement de l'âme de

nos Il

frères.

y

a,

dans cette pensée, de quoi trembler, mais

aussi de quoi sourire.

|

VIII

PREMIÈRE PATROUILLE

J'ai

dit

les

lacunes du système des tranchées

au mois d'octobre,

aussi bien chez nous que chez


SUR LE FRONT

117

Allemands. Aussi, très souvent, à dessein ou non,

les

les patrouilles

de l'un ou l'autre

saient-elles la

ligne adverse.

Il

camp

franchis-

n'était pas rare

qu'une sentinelle française, en faction face à nemi,

vît,

en se retournant à quelque bruit

des casques à pointe derrière

elle.

Et, de

l'en-

insolite,

même,

il

ne se passait pour ainsi dire pas de jour sans que quelqu'un des nôtres, s'égarant dans

le

dédale des

sentiers de la forêt, ne se vit arrêté par le fossé

d'une tranchée remplie d'ennemis.

Des

cuisiniers boches,

trompant de route,

se

apportèrent un jour leur soupe dans une de nos tranchées. Les nôtres accueillirent avec empres-

sement

les cuisiniers ahuris,

mais

ils

se gardèrent

bien de toucher à leur ratatouille.

Même

aventure advint à l'un de nos cuistots, qui

portait à son escouade le café

en arrière de ses camarades,

au

lieu

sur

il

du matin. Demeuré avait tourné à droite

de tourner à gauche, et était tombé en plein

un nid de casques à pointe.

Stupéfaction des Boches, stupéfaction du cuistot. Mais, d'intelligence plus rapide, celui-ci saisit

la situation

par

le

Boches

fond, les

en une seconde. Prenant sa marmite il

en lança

le

contenu au visage des

plus rapprochés de

lui, et,

pendant que

ceux-ci hurlaient de douleur au contact

du

liquide


118

FACE A FACE

brûlant, le cuistot faisait demi-tour et disparaissait

au grand galop derrière

ma marmite

Avec

quand

fièrement,

il

avait-il soin

!

même

le

une nuit plutôt,

jour,

genre

:

les infirmiers

de secours de Ronval jouaient à porte de leur cagna s'ouvrit.

la

d'ajouter

racontait l'aventure.

Autre anecdote dans

Un

les arbres.

garde, tout à leur partie, et

il

au poste

la manille, Ils

quand

n'y prirent pas

pour attirer

fallut,

leur attention, qu'une voix inconnue s'élevât

Eh

bien

!

on ne

quoi,

dit pas

:

bonjour aux

amis ?

Regards

Stupeur

levés.

main tendue

eux, la

L'homme

:

un Boche

était

devant

!

expliqua qu'il en avait assez de se

battre, qu'il était garçon de café, à Paris, avant la

guerre, qu'il avait

beaucoup d'amis en France,

que ça l'embêtait de

A

question

la

Il

répondit

— — du

êtes- vous arrivé jusqu'ici?

:

Comment?... Je

je suis

venu,

et

camarades.

:

— Mais comment —

tirer sur des

les

suis sorti

de

ma

tranchée et

mains dans mes poches.

Et vous n'avez rencontré personne? Si,

feu.

un de vos brancardiers qui m'a demandé J'ai

allumé

mon

briquet.

Il

a allumé sa


SUR LE FRONT cigarette,

il

m'a

serré la

main

Il

pas vu à qui

avait affaire.

Gr, le poste

il

est parti en

de Ronval

se

trouve à deux kilo-

mètres au moins de notre première ligne

— El bien,

quoi

?.

. .

me

faisait tellement noir qu'il n'a

disant bonsoir. il

et

119

On ne

dit

pas bonjour aux amis

!

!...

(p. 118).

Connaissant ces particularités, vous ne vous

étanerez pas de

la

grimace que

nut, le sergent-major,

apeler et

— iG^é,

me

dit

mon

je fis

quand, une

chef de section,

me

fit

:

Le capitaine vous charge

d'aller,

dès

le soleil

en patrouille au sommet de l'ouvrage du 134.


FACE A FACE

120

Tout neuf encore

le

arrivé,

pu reconnaître

n'avais

je

terrain avec la jumelle, de sorte que

j'allais partir

un peu à

l'aventure.

Ce fut cette raison que

major pour expliquer

donnai au sergent-

je

ma grimace.

Entre nous, Men

franchement, j'avais peur.

Pour monter à l'ouvrage du par un chemin séparé de

un simple rideau Qu'un

un

arbre, et

il

il

fallait passer

tranchée allemande par

d'arbustes.

Boche

seul

la

134,

se

trouvât à l'affût derrière

descendait la patrouille en qiatre

coups, sans nous laisser

temps d'une

le

rip)ste.

Je partis avec mes trois hommes.

Me ceau et

:

souvenant des paroles du caporal Glenen«

En

patrouille, je vais toujours devait

pour ne pas

dans

ma

me montrer

»,

inférieur à ceux à qui,

vanité naïve, je m'étais flatté de \9nir

prêcher d'exemple, je marchais

le

premier, suri à

dix pas de l'un de mes hommes, et à vingt pas

des deux autres.

Lecteur fervent, en

Aimard avec soin

et les

de

ma

jeunesse, de Gustjve

Fenimore

Gooper,

j'appliqu.is

préceptes du «parfait Peau-Rougt»,

rampant comme un évitant de froisser

ver, retenant

même un

mon

haleire,

brin d'herbe, de p-

muer même une feuille, de heurter même un

caillou


121

SUR LE FRONT

Je ne doutais nullement de la stupéfaction de

mes hommes, à

voir leur vieux sergent

si

souple

mais comme, pour accroître leur admiration, glissais, telle

une couleuvre, à travers un

je

;

me

feuillage

qu'il eût été bien plus simple de contourner, je


122

FACE A FACE

moment, sans

quoi, le parfait Peau- Rouge et sa

troupe eussent passé un mauvais quart d'heure, après un

moment

et,

d'émotion, nous continuâmes

notre marche.

En haut du la

la colline

se trouvait l'ouvrage

cacher mes hommes, pour surveiller

tranchée que nous avions laissée derrière nous,

m'avançai

et je le

de

134, je fis

seul, sur l'autre versant, à travers

jusqu'à

taillis,

ce

que j'aperçusse quelques

détails de cette terra incognita.

Cette partie de l'exploration n'était pas dans

'avais honte de ma peur, et je senme réhabiliter à mes propres yeux.

programme, mais tais le besoin

En par

de

lo

j

revenant, je changeai de route et je passai

le

fond du ravin qui séparait nos positions

y avait là deux cadavres putréfaction commençante. J'é-

des positions ennemies.

de Boches à

la

prouvai, à contempler la véracité

Il

les

deux morts malodorants,

de la parole célèbre

:

Le cadavre d'un ennemi sent toujours bon. Le capitaine se montra ravi du résultat de la

patrouille et, en témoignage de satisfaction, fit

il

me

porter, par le sergent-major, des félicitations et

un paquet de Ce fut qui

me

ma

tabac.

première citation et l'une de

causèrent

le

plus de plaisir.

celles


FRONT

;UR LE

123

IX LA VISITE

Vers quelle époque assisté à

une

pour

la

première

visite sur le front?... Je

seulement qu'il

un pauvre

ai-je,

faisait

soleil

rappelle

d'automne,

qui semblait, lui

languissant,

soleil

aussi, réclamer

un pâle

me

fois,

du major.

les soins

Une hutte de quatre mètres de

L'infirmerie?

long sur trois mètres de large et deux mètres de haut.

Pour

porte,

une

claie

planche sur deux tonneaux

médicaments, une

;

pour table, une

pour armoire aux

;

vieille caisse d'épicerie

avec des

rayons.

chaque matin,

C'est ici que,

légers s'entend et à mesure,

;

les autres

par

mala-

se présentent

des de la veille et blessés de la nuit,

blessés

sont transportés, au fur

les brancardiers,

dans des ambu-

lances automobiles.

Le major? Un

petit

homme

bourru pour

le

nerveux,

ori-

qu'il neige,

maus-

moindre rayon de

soleil.

ginal, jovial dès qu'il pleut

sade et

sec,

ou

Chef de clinique dans un hôpital de grande

ville,


FACE A FACE

124 il

connaît son métier et n'aime pas qu'on

lui

raconte

des histoires. Malheur aux tire-au-flanc, aux candidats embusqués, aux fricoteurs

Car des fricoteurs,

il

vous n'en doutez pas,

!

y en a dans

même

je pense, et

braves ne sont pas fâchés

tranchées,

les

d'aller,

les

plus

à l'occasion,

reposer leur flemme pendant deux ou trois jours.

Les soldats connaissent l'humeur du fantasque

major

et,

jettent sur

voir

à

regards

les

me

le soleil, il

consternés

prend une

folle

qu'ils

envie de

rire.

Qu'est-ce que tu as, toi?

L'interrogé prend une mine funèbre

voix dolente,

s'entend à peine

— —

M'sieur

(Le

Tu

mange trop,

Eh

reviendras

désigne ça

bien

me

son

me brûle mon gaillard,

une autre

toi?...

me

Et

toi?

fait

mal,

Quand

là.

je

!

!

si

tu n'as qu'à ne pas tu reviens

fois, je te fiche

en bas, tu m'entends

Et

le dire.

bas- ventre).

tant te bourrer la panse. Et ter ça

j'ai...

sais pas, retourne l'apprendre aux

Moi, c'est l'estomac qui soldat

:

major, je ne sais pas ce que

Si tu ne le

tranchées.

le

d'une

et,

cassée de centenaire, qui

une voix

!

dans

Allez, ouste,

me

racon-

l'étang, là,

aux tranchées

!


125

SUR LE FRONT Les exécutions

Ne

poursuivent impitoyables.

se

croyez pas, cependant,

major dénué d'huma-

le

On le voit bien au regard apitoyé qu'il jette un homme qui lui présente sa main, dont un

nité.

sur

deux doigts

ricochet a tailladé

panse lui-même chante

d'affreuse sorte.

11

avec une minutie tou-

le blessé

puis, la voix redevenue cassante, et le

;

front sévère

:

— A un autre

!

De temps en temps, l'examen du malade prolonge.

Le major tâte

roge, puis l'habituel

placé par

:

«

Aux

pouls, ausculte, inter-

le

Aux

«

:

se

tranchées

éclopés !» ou

:

«

A

!

»

est

l'hôpital

rem!

»

Les regards des autres malades s'allument de convoitise jalouse et leurs lè\Tes remuent

toujours

le

même

:

«

Veinard

!

un mot,

»

Veinard, qui, dans une charge, a attrapé une entorse

!

Veinard, celui dont

qu'un boudin violacé Veinard, Ils

même,

vont s'en

le

!

pied gelé n'est plus

Veinard,

typhique

aller

le

se

le

bronchiteux

!

!

reposer douillettement

semaines, un mois

pendant quinze jours,

trois

dans un

les autres, les infortunés

lit,

tire-au-flanc,

alors

que

affligés

demeureront dans

les

d'une santé qui s'obstine, tranchées, les pieds dans la

boue, sans réussir à se doter du plus petit rhume

!


126

FACE A FACE

Je vous en fais juge

:

est-ce juste?

Mais d'où vient que, brusquement,

s'éclaire le

visage de ceux qui n'ont pas encore visite ? » C'est que, ô

du

levée

Le vent

sol,

la

bonheur, une brume, soudain

dilue le bleu

souffle

passé

«

du

ciel et voile le soleil.

du nord-ouest

:

bonne pluie

c'est la

en perspective.

Et

le

major rajeunit à vue

d'oeil.

Et

la

dureté de

son regard se fond dans un sourire. Il

y

maintenant, des

a,

«

exempts de service

variété jusqu'ici inconnue, et des

motivées

Et

Le

«

la répri-

capitaine.

Pas trop de confiance, cependant

consultations

qui éviteront aux bénéficiaires

»,

mande du

«

»,

toi,

mon

!..,

pauvre vieux?

pauvre vieux

»,

encouragé par ces douces

paroles, explique qu'il est fatigué,

ah

!

mais, bien

fatigué.

— Ah — Oh — Il

!

1

mon pauvre

vieux, tu es bien fatigué ?

oui, m'sieur le major.

faudrait

te

un

peu

de

repos,

pas

Combien? Deux jours? Quatre jours? Huit

vrai?

jours?

L'homme s'est

jubile.

mis sur

figure de

le

Le masque de souffrance

visage

tombe

et sa

paysan retors s'épanouit

qu'il

bonne grosse d'aise.


127

SUR LE FRONT

Oh

m'sieiir le major, ça sera

!

comme vous

voudrez.

— Comme

je

Eh bien mon

voudrai?

reposer aux tranchées

Ahurissement du

«

ami, va te

!

!

malade

».

Sourire sarcastique

du major. Cependant

premières gouttes de pluie com-

les

mencent à tomber. Le major épanche

qu'il Il

me

— Ah ici.

sergent,

!

Hier,

sur l'épaule

faut

:

on en voit de tous

un malade prétend avoir

tends un thermomètre et je

Il

dont son âme déborde.

l'allégresse

pose sa main

est radieux.

lui dis

les calibres,

la fièvre.

Je lui

:

Fourre-toi ça dans l'anus.

L'homme prend

l'instrument,

tourne,

le

le

retourne...

Eh

bien

!

quoi, qu'est-ce

que tu attends?

Fourre-toi ça dans l'anus, qu'on voie ta température

!

L'anus?

qu'il

me

fait,

point donné au magasin cet autre encore, de

Il

vient,

jour,

prétend-il. Or, le fièvre insiste

du :

à

a

1

Et

un

On m*en

.candide.

même

la

acabit

visite,

avec

:

la

fleuve,

thermomètre ne marque pas de

tout. Je l'attrape,

comme

de juste.

Il


128

FAOE A FACE Je VOUS assure,

Comme lui

du temps à

j'avais

explique

le

j'ai la fleuve !

mécanisme du thermo.

et son visage s'éclaire

Comme

perdre, ce jour-là, je

me

ça,

Il

comprend

:

pus que ça monte, pus

dit-il,

qu'on est malade?

— C'est

même.

cela

Le lendemain,

— Encore —

toi

il

!

J'ai la iieuve

Hum avoir

revient

Qu'est-ce que tu as? !

Je lui fais donner

!

l'air,

:

du coin de

un thermo

et,

sans en

l'œil, je le surveille.

Qu'est-ce que je vois? L'animal qui s'écarte,

allume des allumettes et chauffe regarde le mercure, sourit, puis,

avec cet

malades

air

thermo

!

Il

venant vers moi,

de moribond que prennent tous

les

:

Voilà, m'sieur

Je regarde à

maximum

:

toi,

le

mon

major

tour

42 degrés

Une brusque

— Et

le

!

:

1

le

thermo marquait

le

»...

volte-face.

qui me regardes

comme si. j 'étais un phé-

nomène, qu'est-ce que tu as?

L'homme Il

fait

signe qu'il ne peut pas parler.

montre de son doigt

sa

bouche ouverte,

et ce qui

sort de sa gorge n'est qu'un grognement inarticulé.


129

SUR LE FRONT

— Ah

ah

!

!

Voyons un peu

extinction de voix ?

ça.

Le major enfonce la

manche d'une

le

bouche du malade, examine

dans

Oui, évidemment, tu ne peux pas retourner

aux tranchées avec ça

De sage

tête,

la

et

ah

!

!

muet approuve

pauvre

le

sentence,

sourire dire

cuiller

:

douloureux

si

!

cette

douloureux

d'un

sourit,

il

veut

qui

:

— Aux

tranchées

avec une gorge pareille

!

moi dans

ce serait la mort pour

les

!

vingt-quatre

heures...

Quand, brusquement

Ah

là là

î

Qui parle distincte

Mais

d'une voix

fait

irritée et

mal

!

tout à

fait

malade lui-même, l'homme à l'extinction

le

— Vous Il

que vous m'avez

?

le

de voix,

!

ainsi,

:

pauvre aphone l'entendez

!

!

clame

ne pouvait pas parler, et

terrible

le

le

major.

voilà qui gueule

comme une baleine parce que je l'ai pincé au bras Ah mon gaillard, que je t'y reprenne à vouloir me monter le « job » Allez ouste aux tranchées !

î

!

aux tranchées

La

!

!

!

!

visite est terminée, et,

comme

le

vent souffle 9


130

FACE A FACE

avec fureur et que

la pluie fait rage, le

major, inca-

pable de demeurer en place, tant sa joie porte, sort

brusquement de

la

cahute

le

trans-

et, tête

nue,

sous l'averse, s'en va faire un tour de promenade

à travers la forêt.


TROISIÈME PARTIE

PREMIERS COMBATS

I

LA FRATERNITÉ DES ARMES Après

trois

semaines passées à

changeâmes de secteur

La

Louvière, nous

pour

sans,

cela,

nous

éloigner des premières lignes.

Je fus logé, avec trois autres sergents de la compagnie, dans une étroite cagna située trait

et

un peu en

re-

de nos tranchées. L'espace nous était mesuré

nous ne pûmes tenir que par

tion du moindre centimètre fraternité dans ce petit coin

la parfaite utilisa-

Mais quelle

carré.

!

A la guerre, l'intimité est vite nouée s'établissent qu'il faudrait des années

;

des amitiés

pour cimenter

en des circonstances ordinaires.

Pourquoi l'amitié

fleurit-elle

jeunesse et pourquoi est-elle

si

aux jardins de

rare

la

aux champs de


FACE A FACE

132 l'âge

mûr?

C'est

que

les

jeunes gens ont une

âme

neuve, simple, sans apprêt, sur laquelle l'aimant de la

sympathie agit naturellement

et sans effort.

Mais

quelle sympathie assez forte pour percer les couches

successives de rouille, de poussière, de boue, de vernis, de peinture, accumulées par l'âge sur les

âmes usagées ?

La plupart de nos

et

imperfections et de nos vices,

pourquoi cette restriction?

— toutes nos im-

perfections et tous nos vices proviennent d'un dé-

faut d'intelligence, j'entends de l'intelligence véritable, celle qui sourd

non des lobes cérébraux, mais

du cœur. Mal conseillés par notre orgueil, nous nous laissons aveugler par

les

apparences et nous

allons chercher des fruits sur fleurs

parmi

les granits roses et

au milieu des glaces du

peu de chose

chardons, des

des sources vives

pôle.

Mais, à la guerre, ah

et

les

I

qu'elles

les satisfactions

comme, suspendus nuit

comptent pour

de l'amour-propre,

et jour entre la vie et la

mort, nous nous persuadons aisément de bilité

de

vanités

la

l'insta-

fortune et de la vanité de nos vieilles

I

L'âme redevient premières années,

naturelle et vraie

et, purifiée

comme aux

au feu de l'épreuve,

débarrassée des tartres et des scories,

elle

reprend


133

PREMIERS COMBATS en partie

la fraîcheur et la

du Créateur.

sortant des mains

Regardez

les soldats

quelque grand jeter

dans

attiré vers

péril

qui viennent d'échapper à

ou qui vont, tout à

la fournaise.

Gomment ne

ceux dont

yeux vous

les

Je suis conseiller municipal

«

que je porte, «

il

sort de chez

J'ai dix mille francs

Ami,

sérable

mon

;

grâce qu'elle avait en

je suis

»,

de rente

autant que

:

«

non pas

:

Ce complet

ou encore

:

mais simplement

:

Tel

»,

pas se sentir

disent,

ou bien

Un

l'heure, se

1

»,

toi, faible, petit,

mi-

ne veux-tu pas enrichir ta pauvreté de

indigence et renforcer ta faiblesse de

ma

dé-

bilité?...

J'avais trois

Roger,

Mouché

Roger, vous

compagnons de chambre,

ai- je dit

:

et Desnues. le

connaissez déjà de vue.

Desnues, brave garçon, au caractère jovial, avait

pour mission de tenir au beau

fixe le

baromètre de

notre gaieté, et d'augmenter l'ordinaire de notre

popote avec recevait

les délicieux

fromages de chèvre

qu'il

du Berry chaque semaine.

Quant à Mouché, surnommé par l'homme

le

plus brave

ses

du corps d'armée,

camarades il

se paraît

en plus de sa bravoure, d'une douceur et d'une modestie délicieuses, virginales, devrais-je dire, s'agissait

pas d'un hirsute poilu.

s'il

ne


134

FACE A FACE

Quand on cité à l'ordre

— Et

de l'armée,

Parce qu'il si

demandait pourquoi

lui

fallait

il

avait contribué à sauver se récusait

le

drapeau du régiment,

;

Ce n'est pas moi plus que tous

Nos

:

on voulait savoir dans quelles circonstances

il

étaient

avait été

une citation à la compagnie.

il

répondait

il

les autres

qui

là.

loisirs

ter le poêle

au prix

de la journée s'employaient à alimen-

que nous avions réussi à nous procurer

d'efforts

commençât à

homériques. Bien que

le

froid

de l'armée en

sévir, le ravitaillement

combustible ne s'effectuait pas encore de façon régulière. Seuls, les officiers et l'adjudant recevaient

chacun un sac de charbon par se posait la

donc de

la

Le problème

jour.

façon suivante

:

prélever sur

part des favorisés de la fortune la part des

pauvres diables que nous étions, nous quatre.

Desnues opérait chez l'adjudant. Tout en amusant celui-ci de quelque histoire plaisante, plissait

quel

il

il

rem-

en cachette un petit sac au gros sac sur

était assis.

Roger

«

travaillait

de secours, soit au magasin du corps.

»

soit

le-

au poste

Ma victime,

à

moi, était le capitaine. Je

me

révélai prestidigitateur expert et je

vois

toujours la mine ahurie de l'aumônier en visite dans


PREMIERS COMBATS

135

notre cagna, un jour que, revenant d'une expédition, je sortais

de mes poches, pêle-mêle,

du chocolat, des morceaux de

choir,

porte-monnaie,

ma

charbon de bois

!

mon moucoke, mon

blague et des morceaux

de

Je prie qu'on remarque l'habileté et l'astuce tout

à

fait

extraordinaires qu'il

l'attention

du capitaine

mais, ce tribut payé à je dois,

c'est sait,

me

fallait

et de ses

mes

pour dérouter ordonnances

bien qu'U m'en coûte, formuler

que

le

capitaine n'était pas dupe

de mes manèges

au contraire,

sa barbe devant

;

qualités de pickpocket,

moi pour en

rire

et

il

un aveu Il

!

en

aux

:

s'amu-

riait

dans

éclats,

moi

parti...

Quelle désillusion,

quand on m'apprit

quelques mois plus tard

Le

soir, la

ces détails,

!

bougie allumée, confortablement assis

sur la paille, les pieds au feu, nous devisions. guerre,

il

n'était

De

la

que peu question. Nous parlions

surtout du pays, de ce Berry auquel nous apparte-

nions tous les quatre, et qui nous devenait plus cher à mesure que s'éclairait et se fortifiait notre

amour pour

la

grande patrie.

Nous chantions

les

ribiaude, la Bargère

chansons patoises

aux champs,

ner, presque toujours,

et,

:

la

Cha-

pour termi-

mes compagnons me

de-


FACE A FACE

136

mandaient de parler de mes voyages, eux presque aussi contents de m'entendre raconter nirs

que moi de

Je disais

le

mes souve-

les revivre.

Portugal pittoresque et multicolore,

écharpe d'Orient nouée aux flancs de l'Espagne l'Espagne accueillante et grave, ennemie de fantaisie, où,

dans

comme un

reçu

la

ministre

patrie des sangliers, où,

un coup de maître

balle,

deux

moi

et

;

la

et,

le

la

;

pour

soir,

conduit au

Corse hospitalière,

mon coup

Et un

gibiers de choix

:

mon

voisin de chasse

que ne

un

petit coin de l'Allemagne, et

l'Italie...

puis-je, à cette liste ridiculement

étriquée, ajouter tous les pays il

un visage

me sourit par delà la mort.

la Suisse, et

!

même

Belgique amie, parcourue en des jours

petit coin de

Ah

d'essai, je

et faillis jeter bas, de la

inoubliables, au-dessus de laquelle plane

adoré qui

la

même journée, je fus, le matin,

poste entre deux alguazils

fis

;

du monde,

et sera-t-

comblé jamais l'ardent désir de voir qui

jette

mon âme vagabonde aux quatre coins de la terre ? Un silence religieux enchâssait mes paroles. Dehors, les balles volaient, les canons grondaient

corps à corps, chaque nuit, jetaient les

autres des

fois,

les

;

des

uns contre

hommes, à quelques pas de nous. Par-

déchirant

les

ténèbres et

la pluie,

un grand

cri,


PREMIERS COMBATS

137

hurlement d'agonie ou chant de victoire, parvenait jusqu'à nos

oreilles.

Mais que nous importait, à

y eût la guerre en Europe La magie de mes paroles nous avait emportés

nous, qu'il

jusqu'au

!

monde merveilleux du

de mes auditeurs stimulant passais et

rêve, et l'attention

mon

génie, je

profond et tendre, spirituel. Parfois,

ému

m'arrachant à l'enlizement des

souvenirs et fixant

je

dé-

et railleur, pathétique et

mes yeux

sur les

voisins pour jouir de leurs larmes rires,

me

me surpassais moi-même, tour à tour

yeux de mes

ou de leurs sou-

m'apercevais qu'ils dormaient... Je

hâtais alors de détourner la tête, afin de

me

me

trom-

per moi-même, et une toux opportune permettait

à mes auditeurs de se réveiller et de dispenser à mes récits

Un

un

juste tribut de louanges.

soir,

on nous prévint que,

le

lendemain,

la

compagnie donnerait l'assaut d'une tranchée au Bois-Brûlé.

Nous fîmes

aussitôt, tous les quatre,

notre testament, ceux qui succomberaient dans l'attaque laissant

aux autres

les

provisions de

leurs musettes et les réserves de leurs ha\Tesacs.

Le lendemain. Mouché et

et

Roger étaient

blessés,

Desnues tombait dans une embuscade.

La foudre

avait passé, frappant l'arbre à la tête

et dispersant les feuilles. Et, maintenant, Roger,


138

FACE A FACE

guéri, se bat

dans

le

Nord, Mouché est instructeur,

Desnues languit dans un camp d'Allemagne. Et reste seul à tisonner

mes

je

cendres.

II

LA FORCE DE L EXEMPLE

La tranchée

qu'il s'agissait

de prendre était de

grande importance stratégique. Après plusieurs assauts infructueux tentés la veille, l'ordre était

venu au commandant Blavet, qui que

:

«

coûte.

Emparez-vous de

ma

cette tranchée, coûte

N'y épargnez aucun

Ce fut alors que

le

effort.

compagnie pour un nouvel assaut

gnant, sans doute, que

à notre tête

Mes

les

;

mais

crai-

échecs de nos camarades il

résolut de se mettre

:

enfants, nous

premier.

que

»

commandant Blavet désigna

ne nous eussent découragés,

le

dirigeait l'atta-

Je

dit-il,

compte que

je

vous

vais marcher

me

suivrez

partout.

De toutes nos bouches, une exclamation indignée.

Comment reille

1

pouvait- il nous poser une question pa-

Nous connaissions

sa bravoure, son habileté,


PREMIERS COMBATS

139

son sang-froid. Les plus anciens de nous l'avaient

vu à l'œuvre, à Sarrebourg une partie de

serait

:

une charge avec

lui

plaisir.

Par suite d'événements trop longs à raconter et dont

s'égara pendant la plus,

un peloton

la fatalité seule est responsable,

marche d'approche

au commandant que

les

;

il

ne restait

deux premières

sec-

tions.

Quand

il

se rendit

compte de

Que

xiété se lut sur son visage.

l'attaque ? Mais était formel

Prendre

Je

le vis

— Il

Mes

Remettre

grand jourallaitparaîtreetl'ordre

la tranchée,

fermer

les lèvres

grave, les

faire?

:

remuer

le

la situation, l'an-

;

les

coûte que coûte.

yeux quelques secondes

et

puis, tourné vers nous, le visage

yeux souriants

:

enfants, allons-y

!

partit le premier, le revolver à la main, suivi

du lieutenant Jeunet

hommes de

la

derrière lequel marchaient les

première section, en colonne par

un.

En même

temps, partait

la

deuxième

sergent-major Dia en tête et moi derrière

section, le lui.

Les deux colonnes suivaient chacune un layon différent à travers la forêt, hors l'autre.

La

neige,

de

la

vue l'une de

tombée une partie de

la nuit,


140

FACE A FACE

couvrait

le sol

d'une couche de sept ou huit centi-

mètres.

Les ordres reçus portaient que nous devions nous approcher

le

plus près possible de la tranchée, puis

nous coucher pour attendre de

le

coup de

sifflet,

signal

la charge.

Il

partit le premier, revolver à la

main

(p. 139).

Nous avançons, à plat ventre, à travers les balles. Les Allemands tirent au jugé, sans nous cause de la brume. c'est

voir, à

De temps en temps, un

cri

:

un camarade qui tombe.

Quelle

ennemie?

distance

nous

Très courte,

sépare

sans

de

la

tranchée

aucun doute, car

nous entendons distinctement parler

les

Boches.


PREMIERS COMBATS

Nous nous étendons

derrière

à gauche et moi à droite,

les

141

un gros chêne, Dia

hommes

derrière, et

nous attendons...

De temps en temps, tion,

il

je

tourne la tête

de

:

la sec-

ne reste qu'une douzaine d'hommes, mais

ce sont vraiment des

«

hommes

»,

vétérans de

popée de Sarrebourg, vétérans dont

l'é-

plus vieux

le

n'a pas dépassé la vingt -cinquième année. Si j'avais besoin de réconfort, je le puiserais

visages épanouis

du caporal Hatton

et

aux

du soldat

Gauthier.

Mais non

;

je suis

puis-je craindre?

extraordinairement calme. Que

N'avons-nous pas avec nous notre

commandant? Un

chef de bataillon, pour nos

sections toutes seules, quelle aubaine rien de fâcheux ne peut

I

deux

Avec

lui,

nous advenir.

Ces sentiments sont en nous, inexprimés mais véritables.

Qui dira

la force

de l'exemple, la puis-

sance d'une volonté qui se substitue aux volontés

environnantes, chêne qui tend son tronc

robuste

aux plantes grimpantes des alentours ?

La présence du lieutenant Jeunet, également nous rassure. Le lieutenant Jeunet est réserviste, mais par son énergie, par son autorité naturelle, par son extraordinaire aptitude aux travaux de

campagne,

il

donne l'impression d'être de

l'active.


142

FACE A FACE

Nous connaissons

sa bravoure.

Nous savons que

hommes,

ne cédera sa place

parti en tête de ses

il

à personne tant qu'il demeurera debout...

Cependant

les

minutes passent. Nous sommes

toujours à plat ventre dans la neige et

attendu ne se

fait

quelque peu,

la

nous ne tage

;

le

pas entendre. La brume

signal

le

se dissipe

tranchée ennemie est plus près que

croyions encore, 6 mètres, pas davan-

nous percevons tous

ses bruits

comme

si

nous

étions ses hôtes.

Un

seul sentiment en

moi

dir et de faire connaître à

sang. Oubliées,

mes

l'impatience de bon-

ma baïonnette le

goût du

terreurs de la veille à l'annonce

de l'attaque, alors que je barbelés, criant

:

ma

me

voyais, râlant sur des

douleur et

ma

soif

!

J'ai

épuisé en imagination toutes les horreurs de

l'at-

fils

taque et Si,

je

n'en garde plus que l'ivresse.

cependant, une inquiétude, mais tellement

burlesque, étant données les circonstances, qu'en la

formulant, je ne puis m'empêcher de sourire

rester

si

longtemps couché dans

pas attraper des rhumatismes

la neige,

:

à

ne vais-je

!

Le sergent-major, près de moi,

plaisante.

Il

me

pose des devinettes, chantonne, sculpte dans la neige des

bonhommes

tenir en place,

il

grotesques, puis, ne pouvant

abandonne l'abri du chêne et va

se


• 143

PREMIERS COMBATS

plein terrain décou-

du layon, en

poster au milieu vert.

— Vous comprenez, nous empêchent de

arbres

tirer, et

il

faut que j'en

démo-

ici,

\m pour passer le temps.

lisse

Heureusement pour 11e,

talus.

tranchée, toute nou-

lui, la

n'a pas de créneaux encore et, pour tirer sur

lui, les

le

les

m'a-t-il dit,

Boches doivent passer

Mais Dia a

l'œil vif et

la tête par-dessus le

son

fusil est

toujours

premier à partir. Je regarde à

sommes

!

Chef

!

ma

montre

:

une heure que nous

J'appelle le sergent-major

chef

I

il

:

doit se passer des choses bi-

nous; voulez-vous que j'aille aux

zarres derrière

nouveUes ? Dia ne m'entend pas. Je répète

ma question, deux fois, trois fois...

Mais, je t'en fiche

I

II

est bien trop

passionnant jeu de massacre. rent

aux

balles qui, de

excité, joyeux, qu'il est

— Pan 11

et,

;

temps en temps,

débordant,

il

se parle à

!...

je crois qu'il

Ah

!

en a dans

indiffé-

le frôlent,

comme un grand

tout en tirant,

Tiens, ce gros-là, tu le vois?

recharge

occupé à son

Il tire, tire,

enfant

lui-même

Ah mon colon !

:

!..

l'œil.

:

là, là

!

ce gosse

I

C'est toi qui voudrais


144 •

FACE A FACE

m'avoir?

mère Je

Va donc

te faire...

pan

le

Il

moucher par ta

regarde admiratif et quelque peu ahuri.

C'est la première fois que je vois

sous

!...

!

le

un

soldat français

feu, et ce spectacle, ainsi qu'il

m'arrive

est bien trop occupé à son jeu de massacre... (p. 143).

chaque

donne à

fois

qu'un sentiment violent

la fois

— Chef — Ah !

!

envie de pleurer et de

me

me

rire.

voyons, écoutez-moi. Chef

c'est vous,

secoue,

!

chef

!

Péricard? Venez donc auprès

de moi essayer votre chance. C'est amusant tout plein, et...

pan

!...

à tous les coups l'on gagne.


PRE^HERS COMBATS Les soldats l'écoutent et rient

145

En

!

vérité, se

croirait-on à quelques mètres des Boches,

Que l'ennemi

des nôtres?

si

loin

sorte de la tranchée et

nous sommes perdus. Mais

le

nouissent. le

chef plaisante et tous les

«

s'épa-

Aucun danger ne menace et tout est pour

mieux du monde puisque

à une

hommes

assemblée

Toujours

»

la force

Cependant tour encore.

le

chef s'amuse

de l'exemple

l'aiguille

ma

de

1

montre

Nous ne pouvons pas

Partir en avant, sans coup de seuls la tranchée

Ce

?

comme

du pays.

serait folie

fait

un demi-

rester

sifflet,

ainsi.

et charger

!

Je m'adresse de nouveau à Dia, la voix pressante, et j'obtiens enfin la

permission d'aller voir en arrière

ce qui se passe.

III

PREMIÈRE BLESSURE

Ce n'est pas sans peine que

je réussis

à m'ar-

mon alvéole de neige, et plusieurs guêpes méchantes me bourdonnent aux oreilles, avant que

racher de

je puisse m'enfoncer

dans

le fourré,

hors de

teinte des balles. 10

l'at-


146

FACE A FACE

Brusquement, une plainte arrête -

Sergent Péricard

Je tourne la tête

:

voix est

la

ma rampée

Sergent Péricard

!

celle

du

:

!

petit B...,

couché en travers du boyau.

Sergent Péricard, venez

bras cassé et la jambe aussi

me

J'achève à peine de

:

je

me

panser

j'ai

Et moi

une

î

remettre de l'émotion de :

aussi, sergent Péricard, je suis blessé

balle

O mes comme

j'ai le

ne puis pas bouger

cet appel qu'une seconde voix s'élève

;

dans

le

ventre

pauvres soldats

leurs plaintes

me

!

venez

;

me

chercher

mes pauvres

font

mal

:

petits

!

!

!

Je leur crie de patienter, que je ne puis pas m'arrêter maintenant, mais

que

je vais revenir, bientôt,

dans quelques minutes... Ils

ne veulent rien entendre et leurs appels con-

tinuent, plus pressants et plus lamentables à mesure que je m'éloigne.

Sergent Péricard

abandonnez pas

Un moment,

!

Sergent Péricard

!

ne nous

!

la

tentation

me

vient de

me

piter à leur secours. Mais, la mission qui

préci-

m'est

confiée?...

Je continue

ma

route et j'arrive à la clairière

d'où sont parties nos deux colonnes.

Une cabane

de bûcheron couverte en terre se tasse dans un coin.


PREMIERS COMBATS Entre

elle et

147

moi, une dizaine de corps inertes.

donc eu combat

Il

ya

par derrière nous, et nous ne

ici,

nous sommes doutés de rien

!

Je m'approche de la cabane. sont couchés, une voix étouffée

De

l'un de

ceux qui

:

— Sergent, sergent, couchez-vous — Me coucher pourquoi donc — Couchez-vous couchez- vous ou !

?

et

?

!

mort

!

Tellement impérieuse

ment,

A

vous êtes

!

la voix, que,

machinale-

suis-je laissé choir que,

d'un fourré

j'obéis.

peine

me

situé à quelque dix pas,

un coup part qui m'est

certainement destiné. La balle touche

le

demi-mètre avant d'arriver à moi, laboure et s'arrête juste à

mon

sol

un

la terre

œil droit, après avoir tra-

versé la paupière.

Je regarde

le

sang couler et

faire,

sur la terre, une

large tache. Je ne doute pas que j'aie l'œil crevé.

Cependant, pour m'en assurer,

je

che

s'en est fallu d'une

:

ligne

ô joie

que

la

!

j'y vois encore

!

11

ferme

l'œil

gau-

catastrophe n'arrivât.

J'interroge à voix

murmurée mon

voisin, celui

qui m'a sauvé la vie par son avertissement. J'ap-

prends que

le

commandant Blavet a

été tué,

que

tous ceux qui l'accompagnaient sont tués ou blessés.


1

FACE A FACE

48

Je comprends, maintenant, pourquoi nous atten-

dions en vain

signal

le

Les Boches ont occupent

le

et ce sont

!

une contre-offensive

fait

;

ils

front entier de la forêt face à nos lignes,

eux qui viennent de

tirer sur moi.

Quel parti prendre?

me

Si j'essaie de

pas de

lever, les

Boches qui, à quelques

guettent et qui croient m'avoir tué par

là,

coup à bout portant, tireront sur moi de nou-

leur

veau

et ne

me manqueront

pas, cette fois. Je vais

donc rester tranquille à attendre la

prudence et Mais

ne vais

Un

la sagesse

les autres, là-bas,

me

événements

les

:

le conseillent...

qui attendent et qui,

si

je

les prévenir, se feront surprendre?...

court combat intérieur, puis,

le

sentiment du

devoir l'emporte.

Oh

!

je n'écris

pas ceci pour quêter des louanges.

Je dois rougir, au contraire, de ces hésitations qui

montrent combien Je dis à

est superficiel

mon voisin

fasse. J'attends

moi-même,

carpe qui

me

courage.

quelques minutes pour détourner

de moi l'attention des Boches sur

mon

de ne pas remuer quoi que je

je fais

;

puis,

me

ramassant

deux prodigieux sauts de

jettent (je ne

me

serais pas cru capa-

ble de semblable prouesse) l'un, de l'autre côté de

mon

voisin

;

l'autre,

par derrière

la

cabane.


149

PREMIERS COMBATS maintenant,

J'ai,

moi

:

Un

je suis

la

cabane entre

ma

section est là, couché, perdant

son sang en abondance. Je puis, prenant son fusil

cabane,

la

le

panse rapidement,

pour remplacer le mien

me voilà parti à la

camarades. Je m'égare à travers j'arrive

Boches et

sauvé.

blessé de

devant

les

en vue de

la

sillade m'accueille.

recherche des le

fourré et

tranchée ennemie. Là, une fuJe rebrousse chemin, reviens

à la cabane, repars... et je m'égare encore Enfin, je

!

rencontre Gauthier, un de mes hommes,

de tous ces braves

le

plus brave peut-être, puis

caporal Hatton et deux autres Ils

laissé

m'apprennent que

le

hommes

le

encore.

sergent-major, ne

me

voyant pas revenir, a battu en retraite. Hatton et Gauthier ont essayé de ramasser il

eût fallu des brancards et

ils

les blessés

;

mais

ont dû se contenter

de panser leurs camarades.

Dia et

le

reste de la section ont disparu.

Un à un, nous nous défilons dans le bois. est tué et

quatre

:

nous arrivons quatre à notre tranchée,

tout ce qui reste d'une demi-compagnie.

Les camarades J'ai été

me

Gauthier

vu avec

me font un accueil qui me touche. mon visage couvert de sang et on

croyait mort. Je

mandant

demande des

détails.

Le com-

a bien été tué. Dia, blessé, a été fait pri-


FACE A FACE

150

sonnier par une patrouille boche. Blessé également et prisonnier le lieutenant Jeunet. Blessés,

Mouché

et Roger.

L'attaque a échoué, mais l'honneur est sauf.

que

Si long

minime

soit ce récit,

il

ne contient qu'une

partie des péripéties de la journée. Je ne

puis, cependant, passer sous silence la conduite

l'homme aux

du caporal Thépin, et

de

fils

aux deux jours de consigne, — vous

le

fer

rappelez-

vous?

Comme panser

j'étais derrière la

le blessé, je le

extrémité de la tout près, et je

cabane, en train de

vois arriver, debout, à l'autre

clairière. Je lui

lui fais signe

montre

les

de se baisser.

Il

Boches ne m'é-

coute pas.

— Oh

Mais !

ils

sont là

!

lui dis-je.

ce geste superbe d'indifférence

J'appris par la suite que, cinq

fois,

!

il

était parti

en patrouille, volontairement, et qu'à chaque il

avait laissé ses

hommes en

arrière

pour

fois,

s'en aller

seul à la découverte.

— lui

Pourquoi ne vouliez-vous pas vous baisser?

demandai-je.

Écoutez cette réponse

— les

On

:

m'avait chargé de savoir où se trouvaient

Boches.

Il fallait

bien que je reste debout pour


PREMIERS COMBATS

me tirent

qu'ils

les balles

151

dessus et que je voie d'où partaient

!

Le caporal Thépin n'a pas

la médaille militaire...

IV

GRANDEUR ET DECADENCE

Je ne sais j'ai

dans

si,

que

le récit

mis suffisamment en

je viens

relief le

me

extraordinaire avec lequel je

de

faire,

calme vraiment

promené au

suis

milieu des balles et des embuscades.

me pardonne cette réflexion, qui est d'un fat accompli la suite de mon récit va me présenter sous un tel jour que je sens le besoin de me chercher (Qu'on

:

dès maintenant, des excuses.)

Calme extraordinaire, oh

!

certes

!

C'est

ainsi

qu'en rentrant dans nos lignes, j'entrepris, au lieu de prendre

layon d'accès, de sauter par-dessus

le

les nls

de fer du réseau de défense. Entreprise

alors

que

les

Boches

30 mètres dans les

mailles

chaque pas fois.

Les

le

étaient et

bois

me !

suivaient

Le réseau

serrées.

tombai

je

balles bourdonnaient

folle,

quelque

était

large,

m'empêtrais à

Je

ne

à

sais

à

combien de

mes

oreilles

;


152

FACE A FACE

deux hommes, qui venaient

derrière moi,

furent

me

regar-

tués.

Les camarades qui, de

la tranchée,

daient venir, ouvraient des yeux terrifiés et criaient de faire vite. quille

aux

le sourire

»,

Mais

j'allais

lèvres,

en

«

me

Père Tran-

m' amusant de leur

frayeur et ravi de la prolonger.

mon

y a eu dans

Il

part d'inconscience

ne

je

me

:

sang-froid, ce jour-là,

c'était

ma première

une

affaire, et

rendais pas très bien compte des dangers

courus. Mais

il

répéter, l'élan

y a eu surtout, je ne saurais trop le donné par la présence immédiate

d'un chef en qui j'avais confiance, ce commandant Blavet qui,

si

héroïquement, se

fit

tuer à notre tcîe.

Je ne devais plus retrouvrer ce calme. Dans tous les

combats auxquels, par

m'a

fallu maîtriser

ma

la suite, j'ai pris part,

il

frayeur à coups de volonté.

Cette angoisse nerveuse, cette peur de la mort, ce

renâclement de

la

bête devant l'obstacle à sauter, ils

furent particulièrement sensibles dans la journée du

26 novembre, causes

:

de sommeil sortes

et les jours qui suivirent.

A cela, deux

l'extrême abattement causé par et,

le

manque

d'autre part, les fatigues de toutes

que venait renforcer

la dépression

de

la dé-

faite.

Je puis

le dire,

maintenant, cette

fin

de novembre


PREMIERS COMBATS fut désastreuse tiels,

153

pour nous. Malgré des succès par-

nous ne pûmes venir à bout de

prise, et,

si

les

la

tâche entre-

Allemands perdirent beaucoup de

monde, nos pertes à nous furent égales aux

leurs,

supérieures peut-être. J'ai

d'autant moins de scrupules à faire cet aveu,

qu'il s'agit làd'unfait exceptionnel, dire,

dans

l'histoire

de cette année de guerre. Avec

leurs habitudes d'attaques par les

unique, peut-on

Allemands ont toujours

masses compactes,

offert

à nos coups des

cibles merveilleuses et leurs victoires

été payées d'un tel prix que,

prodigalités pareilles, ^

lus

il

mêmes ont

pour expliquer des

faut mettre en avant, en

de l'inconscience développée par des théories

tyranniques, la cécité que produit

un

orgueil sans

bornes.

Après l'attaque du 25 au matin, ou mieux, ce qui reste de

la

la

compagnie,

compagnie,

se

rassem-

ble dans notre tranchée, attendant l'ordre de tenter

une nouvelle attaque. Vers la

fin

de l'après-midi, un pâle

soleil fait

fondre la neige qui couvre les claies et les talus, et

comme

la

tranchée se trouve en contre-bas, l'eau

monte, monte, monte... Bientôt, nous avons les chevilles noyées.

En vain,

plaçons-nous sous nos pieds des fascines, des ron-


154

FACE A FACE

dins, des sacs à terre

Très tard, dans la

:

l'eau garde le dernier mot.

soirée, les cuisiniers arrivent

;

mais leurs pérégrinations à notre recherche, parmi le

dédale des boyaux, ont demandé des heures

Les cuisiniers arrivent...

;

les

(p. 134).

boules de pain, détrempées par la pluie, ne forment plus dans les sacs qu'une affreuse bouillie gluante il

;

faut nous contenter pour dîner, de la soupe froide

sur laquelle la graisse forme des caillots, et d'un

morceau de bouilli sans pain.


PREMIERS COMBATS Je suis assis sur une fascine,

le

155 derrière et les

pieds dans l'eau. Près de moi, l'adjudant Auger et le

La

capitaine de

commandant

Source, qui a pris la place

du

Blavet.

Ce que disent

les

agents de liaison, je l'entends

;

des ordres donnés, aucun ne m'échappe.

Un

exemple entre dix pour montrer à quelle

épreuve sont soumis

les nerfs

de

«

ceux qui savent

».

Après plusieurs tentatives d'attaque, qui, toutes, ont échoué,

le

capitaine fait appeler le lieutenant

et le sous-lieutenant

de

la

....®

compagnie

Messieurs, vous allez prendre vos

:

hommes

et

vous porter avec eux à hauteur du gros chêne. Là,

vous

leur

ferez

commencer une tranchée

en

se servant des outils portatifs qui sont sur leurs sacs.

Le gros chêne en question

n'est pas à plus

de

40 mètres de la tranchée occupée par les Allemands.

Le feu de

leurs mitrailleuses balaie le terrain sans

Comment avancer dans ces conditions en terrain découvert, et comment se maintenir à l'enarrêt.

droit indiqué

pendant

le

temps nécessaire à

la con-

struction d'un ouvrage?...

— obéis.

Mon

capitaine, répond

Vous

le

lieutenant, je vous

savez, n'est-ce pas, que vous nous en-

voyez à une mort presque certaine?


156

FACE A FACE

Je

tentée.

le sais

Il le

Bien,

;

mais celte manœuvre doit être

faut.

mon

capitaine

!

Les deux lieutenants saluent, font un demitour réglementaire et s'enfoncent dans la nuit.

Les

hommes marchaient

en colonne par un...

(p.

156).

Un

quart d'heure après, un fourrier se présente

Mon capitaine, la compagnie a quitté ses abris

pour exécuter l'ordre que vous

hommes marchaient la

même,

qui a pris

le

les

avez donné. Les

en colonne par un. Les deux

lieutenants étaient en tête.

ment

lui

:

Une

balle, probable-

a tués tous les deux. L'adjudant

commandement de la compagnie, a

fait


PREMIERS COMBATS couchef'ses hommes et

demande c e qu'il doit faire (1 ).

Représentez-vous la scène qui tombe,

157

le sous-officier

la nuit noire, la pluie

:

au

«

garde à vous

!

»

dé-

bitant son rapport d'une voix que sa volonté maîtrise

pour

du même

la rendre indifférente

choc, voit tomber

poirs et disparaître

deux de

nous tous qui écoutons

;

le capitaine, qui,

un de ses derniers

et qui,

ses frères

d'armes

officiers,

Bien,

mon

les

jeunes, ardents, pleins de vie, qui,

l'ordre reçu, fixent leur chef «

;

devant nos yeux, en

un diptyque violemment heurté, contemplons deux

es-

capitaine

!

»,

de leurs yeux résolus

puis^ les

:

deux mêmes,

étendus dans la forêt, côte à côte, inanimés, sanglants,

On

ombres fondues dans l'ombre de

la nuit...

a beau se croire à l'abri de toute émotion

vaine par la fréquentation quotidienne de la mort,

on a beau s'imaginer son cœur entouré d'une cuirasse plus épaisse

que

le triple airain

disciples des légendes antiques, faire sibilité

un piédestal à son

orgueil,

il

du poète

et,

de son impas-

y a de ces oppo-

sitions tellement tragiques qu'elles forcent la vo-

lonté la plus rebelle et tirent des profondeurs de l'être

des réserves insoupçonnées de larmes.

(1) J'ai

appris par la suite que l'un des deux officiers, le

lieutenant B... avait été blessé grièvement et

Après une longue convalescence sur

le front.

il

non pas

tué.

a pu reprendre sa place


158 •

FACE A FACE

Dites à votre adjudant, répond

capitaine au

le

fourrier, qu'il regagne les abris avec sa

Le capitaine de La Source compagnie, ou plutôt ce

qu'il

y a un peloton qui

s'est

Il

comme je taque de

qui n'a

l'ai dit, et

la

compagnie.

se retourne vers

en

ma

reste.

égaré dans la forêt,

pu prendre part à

matinée ce peloton :

se portera

l'at-

en avant

à son tour. J'attends

un complément à

cet ordre

:

ne va-t-on

pas exempter de cette nouvelle attaque

hommes dont je partie

dans

du

suis,

quatre

qui se sont battus une grande

jour, qui ont passé des heures couchés

la neige,

dont

de ramper, qui ont

camarades,

aux

les

les

genoux sont écorchés à force

vu tomber à leurs côtéstous leurs

dont

l'épuisement

atteint

presque

limites des forces humaines?...

Mais non

;

de nous, personne ne parle.

L'attaque est fixée pour dix heures, puis à onze heures, puis à minuit... Cinq fois de suite, dans la nuit, l'ordre est reculé

ma

;

cinq

fois,

il

me

faut refaire

provision de courage.

Aux

fatigues physiques s'ajoutent, pour moi, les

harcèlements du remords tranquille. Je pense

:

je n'ai

pas

aux hommes de

ont disparu. Ont-ils été tués? N'y

la conscience

ma section

a-t-il

pas,

qui

parmi

eux, des blessés qui attendent, couchés parmi la


159

PREMIERS COMBATS

neige à demi fondue, dans l'angoisse de la nuit et de la souffrance,

qu'on vienne

est d'aller à la

découverte

min

;

les relever?

moi

Mon

seul connais

devoir le

che-

à suivre.

Mais

je suis las,

tenaille. Si

pieds dans

mais

je grelotte,

incommode que

soit

mais la faim

ma

me

position, les

l'eau glacée, je n'ai .pas la force de

me

hommes que je m'imaimpose silence comme à des

de mes

relever, et les appels

gine entendre, je leur

importuns. Je crois en avoir

Vers dix heures, taires

pour

aller

fini

le

avec mes. remords

capitaine

chercher

le

;

hélas

!

demande des volon-

corps du

commandant

Blavet. Quatre jeunes soldats de la classe 1914 se présentent. Ilsnesont arrivés que de quelques jours.

De nouveau, ma

— Vas-tu

conscience crie

:

laisser partir ces enfants sans chef,

sans guide? Lève-toi

!

Qu'attends-tu?

sont tes

belles résolutions d'octobre?

Ah La

!

oui,

mes

résolutions d'octobre, où sont-elles?

gloire, le devoir, la patrie,

plus, je

des mots! Je ne pense

ne rêve plus qu'à trois choses

manger,

:

me

chauffer, dormir.

Quand

les

quatre volontaires s'enfoncent dans

la nuit, je

détourne la tête

je respire

avec force

;

il

et,

quand

ils

est trop tard,

ont disparu,

maintenant

;


160

FACE A FACE

même si Et, crite,

e le voulais, j e ne pourrais plus les rej oindre.

danger passé, je pense, affreusement hypo-

le

dans un désir violent de

même,

j

ce qui des mensonges est

Je ne demandais pas

me le

mentir à moipire

:

mieux que de les accom-

pagner. Pourquoi donc sont-ils partis

si

vite?...

V UNE CHARGE

La

nuit lamentable se traîne.

La boue, main-

tenant, monte jusqu'à mi-jambe. Des dents claquent.

La toux

déchire les poitrines.

Minuit. L'attaque est définitivement fixée pour trois heures.

Encore

trois fois soixante interminables,

minables

manger.

minutes.

On

Des

hommes froissés.

Les mâchoires

marchent, mais lentement, péniblement passe pas.

de

entend des couteaux qui s'ouvrent, qui

Des papiers sont

se ferment.

essaient

abo-

:

«

Ça ne

»

Ce n'est pas l'approche du combat qui nous déprime, mais ce froid pénétrant, mais cette neige

fondue qui

colle à

nos semelles, entre dans nos

souliers par tous les pores

du

cuir,

imbibe nos


161

PREMIERS COMBATS

— jVivement,

qu'on "charge

!...

(p. 162).

11


FACE A FACE

162

chaussettes et glace nos pieds. Nos pieds sont des blocs de glace.

Nos

orteils

puis nos chevilles. Encore

monte aura gagné nos Personne ne parle

De temps à exclamations

— —

autre,

refusent de remuer,

un peu,

genoux... ;

on n'en a pas

force.

la

seulement, quelques brèves

jaillissent

du fond de notre

Vivement, qu'on charge J'aimerais

et le froid qui

mieux une

détresse

:

!

balle

dans

peau!

la

Trois heures, enfm. Sous la claie qui abrite les

des bruits de pas, des cliquetis de four-

officiers,

reaux, puis la voix du capitaine

Debout, mes enfants

En un

clin d'œil,

:

!

nous sommes prêts.

Et nous voilà partis à travers dans

le fusil serré

la

main

droite, la

les

fourreau de la baïonnette, pour éviter Parfois,

nous mettons

à grenouilles

»

le

boyaux,

main gauche au le

cHquetis.

pied dans un

«

trou

nous nous enfonçons dans l'eau

et

jusqu'à mi-jambe. Mais que nous importe?

Nous sommes tellement heureux de ne plus piétiner sur place, de dégourdir nos jambes, de

dégeler notre sang

Halte

C'est

là.

!

!

C'est

arrivés que nous

de

la

tranchée où nous voici

allons bondir.


PREMIERS COMBATS Tranchée? Non

pu

à peine une rigole, tout ce qu'a

;

compagnie du lieutenant Daval en

la

faire

163

quelques heures de travail dans la nuit noire.

pour diriger l'attaque de ce

L'officier désigné

côté passe dans nos rangs

Mes amis, nous

charger. Je

rieux

:

allons avoir l'honneur de

compte sur vous.

La charge çais, qui,

:

!

mot magique, mot tellement

chez les

u

lettrés

»,

évoque des noms

Marignan,

Bouvines,

Cependant

les

et des

glo-

Fontenoy, Valmy,

Reichshoffen..., qui, chez les autres,

vismes inconscients

fran-

remue des

ata-

héroïsmes insoupçonnés.

premières clartés de l'aube ont

élargi l'horizon.

A

notre droite, la ligne des assaillants se pro-

longe.

— là,

Les

officiers

expliquent l'offensive

La tranchée que nous allons prendre

se

:

trouve

dans la direction de ce gros chêne, à quelque

cent mètres de nous. Entre elle et nous, ce fourré

que vous voyez, fourré absolument impénétrable, sauf par quatre sentiers à peine tracés...

L'ordre vient. Sans bruit, nous nous ghssons hors de la tranchée. aussitôt, afin

Nous

voici

dans

le fourré, et,

pour imiter ceux qui nous précèdent

et

de rester le plus longtemps possible hors de

vue, nous nous jetons à plat ventre...


164

A

FACE A FACE plat ventre

imagination

Tout comme

!

rêvais, c'était cela

Une

moue

la

fait

:

la

veille

!

Mon

cette charge dont je

!

vingtaine de mètres sont parcourus sans

encombre;

puis, soudain, de la tranchée adverse,

part une fusillade infernale.

Les balles à gauche;

sifflent

elles

au-dessus de nos têtes, à droite,

s'enfoncent dans les troncs d'arbres

avec un claquement

coupent

sec, elles

les

bran-

chettes.

Un moment

d'hésitation,

un

Derrière moi,

comme

la lune.

secondes

nous repartons.

d'arrêt, et

longé

quelques

hurlement d'un chien qui aboie à

le

Le cœur

se serre

camarade qui vient

Le moment

est

d'épouvante, aigu et pro-

cri

un peu à

la

pensée du

d'ôire frappé. Pensée brève.

venu où chacun ne

doit songer qu'à

soi-même. Voici, en effet,

que

le

devant moi vient de soupir

:

une balle

pant près de vite, je

lui,

détourne

Bzz

!

Bzz

!

a traversé

lui

le

un

raide,

sans

crâne.

En ram-

j'aperçois l'affreuse blessure et, les

yeux.

Bzz

!

font les balles...

Je rampe toujours, et

Le layon

caporal qui marche juste s'arrêter,

les cris se

s'est rétréci. Il faut,

multiphent

!...

maintenant, pour


165

PREMIERS COMBATS

avancer, passer par-dessus les masses inertes des

cadavres

et les

neige s'est

corps pantelants des blessés.

changée en une boue noirâtre,

striée

La de

rouge. Les mains sont pleines de sang, de sang qui poisse.

Fontenoy

!

Valmy

Fontenoy! Ici,

au milieu de

ses

!...

Valmy!...

(p. IGo).

camarades, à 50 mètres de

l'ennemi, on se sent seul, tout seul, plus seul que

dans un désert. Nulle aide à attendre de qui que ce soit, nul réconfort.

substance

le

menaçante,

faut tirer de sa propre

Il

sang-froid

qui s'oppose à la folie

la ténacité qui

garde aux yeux

le

but à

atteindre, le courage qui réchauffe les veines prises


FACE A FACE

166 de

glace

qui

et

On rampe

fouaille

les

nerfs

en

révolte.

toujours, et toujours les balles péta-

radent et les morts se font de plus en plus nombreux.

On

se dit

Pourrai-je aller sain et sauf jusqu'à cette

:

souche ?

Bzz

Bzz

!

Bzz

!

!

jettent,

en passant,

les

balles.

On

pense

Enfin

Dans

homme

:

serai-je

dans une seconde?

bois est traversé.

le

groupe auquel j'appartiens, pas un seul

le

de

ma

compagnie. Nous arrivons

six

au

dernier trou d'obus, à sept ou huit pas à peine de la

tranchée boche. Nous nous tassons

dedans,

face à l'ennemi. Par-dessus nos têtes, les balles de mitrailleuses tissent leur réseau meurtrier.

Que

faire ? Reculer, c'est la

avancer nous

offre

mort presque assurée

;

une chance. Que nous prenions

notre élément de tranchée et les camarades accourront à notre secours...

Nous nous consultons du regard

:

mieux vaut

mourir face en avant.

Nous nous ramassons, un signe de

l'un

le fusil

à la main, et sur

de nous, nous nous levons...


PREMIERS COMBATS

Avant même d'avoir

fait

167

un pas, quatre de nous

tombent. ne reste plus avec moi qu'un homme, un bleu

Il

certainement,

14

classe

ou engagé volontaire,

enfant maigriot dont les yeux ardents luisent der-

Nous nous regardons

rière les lunettes. sible fais

de parler dans

un

geste découragé

Mais .

:

clairement

brave

le

!

:

pas de il

petit,

la fusillade. Je

jamais revu, bien que

avis, et le

»

!

qu'est-il j'aie

son visage au défilé de tous

mon

désigne la tranchée

Allons-y

«

impos-

rien à faire.

lui, l'enfant, n'est

signifie

l'ai

tumulte de

superbe avec lequel

ste

Oh

le

:

devenu? Je ne

anxieusement épié

les ré^^iments

qui sont

passés devant moi, depuis. Je fais terre de

Mes

«

non

»

de la tête et je

me

laisse choir

à

nouveau.

fatigues,

un moment èecouées dans

tation de l'assaut,

me

l'exal-

retombent d'un coup sur

les

épaules, accrues de tous les efforts nouveaux que je viens

de

faire, et

de toute l'horreur des spec-

tacles contemplés, et de toute la désillusion par ce

nouvel insuccès accumulée. Je demeure quelques instants dans d'obus. J'ai besoin de

me

mon

trou

remettre de mes émo-

tions violentes et de recueilhr des forces nouvelles


168

FACE A FACE

pour parcourir en sens inverse Mais

ne puis m'éterniser

je

le

chemin sanglant.

là.

Voyant l'attaque

avortée, les Boches peuvent sortir et

sonnier

Je

:

cela, non,

me

glisse

me

faire pri-

à aucun prix.

ma

hors du trou et je reprends

rampée de tout à

l'heure.

L'infernale averse des balles ne s'est pas ralentie.

me

J'attends, de seconde en seconde, celle qui doit frapper.

Ce sera avant cet

L'arbuste dépassé

arbuste-là...

:

Ce sera entre ces deux cadavres...

Puis,

Ce que

mes préoccupations changent

je

d'objet.

cherche à prévoir, c'est l'endroit du corps

me frappera. Sera-ce à la nuque, comme ce caporal, qui rit de toutes ses dents ouvertes? Ou au front, comme cet adjudant? Ou au cœur, comme ce soldat?... Petit à petit, j'avance, cependant. Me voici à la où

la balle meurtrière

lisière

de

la forêt.

je m'arrête, épuisé. Je

pourrai pas aller plus loin, je

le sens.

ne

Je ferme les

yeux, souhaitant presque qu'une balle vienne mettre fin à

mes

tortures.

Notre tranchée n'est pourtant pas loin dizaine de mètres. Si j'essayais?... Je je

retombe

;

je

me

me

:

une

raidis,

raidis encore, et je réussis enfin


169

PREMIERS COMBATS

à atteindre la tranchée, après des efforts tels qu'il

me me

semble à chaque instant que par-dessus

traîne

tomber de tout mon

talus

le

je vais mourir.

et

je

me

Je

laisse

long, la face contre terre, les

yeux fermés, n'ayant plus qu'une pensée, qu'un besoin, qu'un désir: dormir, dormir, dormir jusqu'à la fin

du monde.

VI LIEUTENANT DAVAL

LE

Je souffle à peine depuis

voix m'appelle

Péricard

.

!

Je lève la tête

:

c'est le lieutenant

rares officiers qui

charge. et

le

Daval, un des

sont revenus indemnes de la

commandement

des survivants

s'occupe d'amalgamer les éléments hétéro-

il

clites

a pris

Il

un quart d'heure qu'une

que

la

débandade

Péricard,

sergent

;

je

me

dit-il,

vous confie

amène de tous

lui

vous êtes le soin

le

côtés.

plus ancien

d'organiser cette

partie de la tranchée. Il

tombe bien

!

Moi qui

n'ai

de tenir mes yeux ouverts

pas

même

la force

!

Je n'ose, cependant, rien dire.

Je sais que le


170

FACE A FACE

lieutenant Daval, sergent-major à la mobilisation,

a gagné ses grades en quelques mois, qu'il a été cité à l'ordre

croix. Je ne

de l'armée, qu'il

veux pas

est

proposé pour la

donner de moi une

lui

opi-

nion mauvaise. Je m'adresse aux soldats qui m'entourent et qui, tous,

me

sont inconnus

Allons, les gars,

:

on va

travailler

un peu

:

ça

nous réchauffera. Cette invitation ne soulève aucun enthousiasme.

La

lassitude est générale.

Pour donner l'exemple, traîne et je frappe

un

semble que mes bras

se

désemboîtent.

me

Il

je

prends un pic qui

coup...

!

là, là

!

11

me

décrochent et que mes os se

me faut

cinq bonnes minutes pour

remettre.

Nouveau coup de

pic,

nouveau martyre.

ma

Je lutte ainsi contre

fatigue et

sement, mi-dormant, mi-éveillé, le

Oh

cœur

vide, avec

la

mon

épui-

bouche amère,

une envie de pleurer comme un

petit enfant.

De temps en temps, d'une voix qui s'efforce

Du

Mais

j'encourage les :

courage, allons,

je

parvienne.

doute que

hommes

du courage

mon

!

bredouillement leur


171

PREMIERS COMBATS Le

travail n'avance guère.

peu profonde,

qu'il

La tranchée

est

si

faut piocher à genoux, de peur

des balles. Je devrais leurs,

balles

me

lever, longer le

marquer à chacun sa

me

retient,

lequel

il

lieutenant Daval.

le

celui-ci quitte le talus

est assis, et

à pas tranquilles,

les

en entier découvert

il

se

promène

mains derrière !

le

n'ai

:

cachent

balles ainsi

pas faim. Per-

est froide et

bonne soupe chaude qui nous Je regarde l'heure

le

!

Les cuisiniers arrivent. Je sonne n'a faim. La soupe

derrière

dos, le corps

Les broussailles

de se l'imaginer

De

derrière nous,

aux vues de l'ennemi mais non aux qu'il a l'air

des

cette peur nerveuse que m'a

de regarder

temps en temps,

La peur

tâche...

de tout à l'Heure.

laissée la fusillade

J'évite

rang des travail-

il

n'y a qu'une

ferait plaisir.

deux heures de

l'après-

midi ? Je croyais qu'il était à peine huit heures du

matin

!

Soudain, un éclatement qui

me

fait tressaillir.

D'où vient ce bruit? Et cette colonne de fumée noire?...

Un Et

voisin

me

renseigne

:

c'est

une bombe

!

je frissonne.

Je sais que les Boches se servent de

bombes à


172

FACE A FACE

main

;

mais

jamais encore été soumis au

je n'ai

feu de ces projectiles. J'ignore que les les

bombes

grenades, terribles dans une attaque, dans

et

un

corps à corps, sont quasi inutiles dans une lutte

de tranchée à tranchée

temps de

:

on

voit venir,

les

on a

le

se garer.

Pour moi,

le

mot de bombe

s'associe

aux noms

de Ravachol, d'Henry, et autres anarchistes. La guerre actuelle m'apparait hideuse. Voici quatre bombes, coup sur coup, mais lancées trop court.

Comme

nous attendons,

le

travail

interrompu, l'œil aux aguets, un obus éclate derrière

nous, bien reconnaissable, c'est le 75 qui

vient à notre secours, mais qui, nous croyant, sans

doute, beaucoup plus en arrière, tire en plein sur l'ouvrage

où nous sommes

en

train

nous

de

retrancher.

Le lieutenant Daval à 200 mètres de niquer avec

là.

se précipite

Avant

l'artillerie,

au téléphone,

qu'il ait

nous couvrant de débris de toutes sonne n'est atteint. Par quel miracle Cette

fois,

sortes.

Per-

!

c'en est trop. Ces épreuves succes-

sives sont au-dessus de

m'en

pu commu-

deux autres 75 tombent,

mes

forces. Il faut

que

je

aille.

Je vais trouver

le

lieutenant Daval, mais je


PREMIERS COMBATS

ma

n'ose formuler si

pareil à lui-même,

aux obus,

j'ai

A

demande. si

En

fait,

voir

le

aux

indifférent

si

calme,

balles et

honte de moi.

Nous causons, nous parlons de qui a été

173

de ce

l'attaque, de ce

qu'il eût fallu faire peut-être.

tout cas, conclut-il, les Boches ne passe-

ront pas. Si nous n'avons

pu

aller

chez eux,

ils

n'entreront pas chez nous tant que je serai là

!

me démonter. Je pense comme moi, passé la nuit

Cette énergie achève de

que

lieutenant a, tout

le

dehors, sous la pluie

il

par quatre

a,

entraîné sa compagnie à l'assaut. Cependant,

fois, il

que, ce matin,

;

ne songe pas à s'en

me

Je

jambes

Tant

lève

je vais

;

ma

flageolent,

pis

aller, lui,

bien au contraire

regagner

mon

cervelle

est

poste.

!

Mes

douloureuse.

!...

Mais, juste à ce face de l'endroit

me Mon

moment, une bombe

que

je viens

éclate en

de quitter.

Cela

décide.

lieutenant, dis-je, j'ai été blessé, hier,

à l'œil et je ne

me

suis

pas

fait

panser encore. Vou-

lez-vous m' autoriser à aller au poste de secours?

La permission obtenue, science crie et

me

je m'éloigne.

reproche

ma

Ma

con-

lâcheté. Je suis

fatigué? Mais les autres le sont autant que moi.

Ma

blessure?

Un

prétexte...

Elle peut bien at-


174

FACE A FACE

tendre. D'ailleurs n'ai-je pas sur moi tout ce qu'il

faut pour la panser?

Je fais la sourde oreille et je marche à grands pas. Je côtoie la cabane tragique près de laquelle failli

être tué hier.

Tout en marchant, apitoyer

major

le

vaillance d'alors

anémie

cérébrale...

mensonge,

le

d'ici et être

renvoyé à

bombes,

l'œil,

cela.

l'arrière, loin

de la fusillade,

loin des tranchées, loin de l'en-

!...

J'arrive plaie,

suis

me

au poste de secours. Le major lave

panse.

n'épargne pas

Il

naïvement heureux de

Voici

le

me

les

bandes, et je

sentir ainsi ficelé.

:

Maintenant,

fait-il...

Maintenant,

dis-je

précipitamment, en

coupant la parole, maintenant je retourne tranchées avec

A

ma

pansement terminé. Le major va pro-

noncer son arrêt

les

camarades

lui

aux

!

ce revirement subit, ne vous hâtez pas d'ap-

plaudir, ou de pleurer d'enthousiasme. je

Mais

puis m'échapper

je

si

va

à m'évacuer sur un

Mensonges que tout

qu'importe

?

je forge le discours qui

douleurs internes, picotements à

:

fer

ma

et le décider

hôpital

loin des

est

j'ai

Oh

!

non,

vous en supplie, ne pleurez pas d'enthousiasme.

Car, tout à l'heure,

quand vous

allez savoir...


PREMIERS COMBATS

Quand vous

allez savoir

175

!...

Mon Dieu, je n'ai pas plus le droit de me calomnier moi-même que de calomnier quiconque, ait

ma

dans

sement

n'est pas impossible

il

que l'exemple du lieutenant

mon

à

y

une parcelle de courage, cela n'est pas

et

impossible. Et

agir

et qu'il

détermination une once de désintéres-

insu

dans

Daval

non plus

venu

soit

profondeurs de

les

ma

conscience.

Mais ce voici

qu'il

y a d'abord, ce

qu'il

y a surtout,

le

:

Sur

mon

chemin, tout à l'heure,

un régiment de tend dans

le

j'ai

rencontré

réserve, faisceaux formés, qui at-

bois l'ordre d'aller remplacer ceux

qui sont tombés. Les

hommes, venus d'un long

repos à l'arrière, sont propres et luisants

comme

des soldats de plomb d'étalage, et le contraste était

frappant entre leur tenue de parade et la

mienne

:

gaine de boue allant des souliers aux

cheveux, pantalon que mes rampées trouèrent

aux genoux, capote écorchée par Et, soudain,

que l'aveu

est

les ronces.

donc pénible

!

soudain, en tâtant des deux mains le pansement qui ne laisse à j'ai

nu qu'une

partie de

mon

visage,

pensé qu'il serait glorieux, qu'il serait superbe,

de traverser à nouveau, sale et loqueteux,

le

beau


176

FACE A FACE

régiment les

propre, et d'entendre de l'un à l'autre

si

chuchotements admiratifs

Oh

!

:

dis donc, dis donc, regarde ce blessé qui

a la moitié de la tête enlevée battre

retourne se

et qui

1

VII LE LIEUTENANT PORTEFAIX

Si j'ai insisté sur le récit

de cette

que ce fut une de nos rares

affaire, c'est

défaites, et

que nos

défaites doivent être connues aussi bien

que nos

victoires

plus que les victoires, elles demandent

:

aux soldats

les

vertus de leur état, et c'est une

si-

tuation atroce, je vous assure, que de se battre,

que de braver

comme fièvre

le

la

mort avec cette pensée lancinante

tic-tac

d'une pendule pendant une

:

— Tout meurs,

ma

cela ne sert à rien, rien, rien... Si je

mort sera

un vaincu, un

inutile...

Je suis un vaincu,

vaincu...

Se doute-t-on de la fermeté qu'il «

Poilus

»

pour

tenir,

fallut

pendant cet hiver

aux

terrible,

dans leurs luttes sans fm, qui consistaient à

re-


PREMIERS COMBATS

177

prendre un jour ce qu'ils avaient perdu la et vice versa?

ment

Ne

veille

leur mesure-t-on pas trop chiche-

la reconnaissance?

Vous vous

récriez.

Vous protestez de

la vivacité

de vos sentiments à l'égard de vos défenseurs. Soit

;

mais, alors, écoutez cette histoire qu'on

de

vient

me

dire

me

qui

et

dents de colère, moi l'homme

le

fait

des

grincer

plus pacifique

du

monde.

Un café,

groupe de permissionnaires rencontre au

dans une grande

groupe de secrétaires

ville,

non

loin

de Lyon, un

et d'automobilistes.

La

con-

versation s'engage, conversation que l'on devine entre des

«

Poilus

»,

au front depuis

des gens qui font œuvre je

le

début, et

utile, certes, nécessaire

n'en disconviens nullement, mais qui, tout de

même, ne courent aucun danger. Et

voici ce qu'à

aux combattants

taires servirent

bout d'arguments,

Pour ce que vous y

Que

les

:

faites,

permissionnaires aient

les séden-

aux tranchées

manqué de

!

diplo-

matie dans leurs paroles et qu'ils aient sorti à tort l'injure d'

mais

je fais

«

embusqués

»,

je le crois sans peine

;

appel au bon sens des secrétaires et des

automobilistes

:

ne pouvaient-ils endurer patiem-

ment ce coup d'épingle de

la part

de ceux qui ont 12


FACE A FACE

178

donné pour

le

commun

salut

tant de coups de

baïonnette?...

De

grâce, qu'on n'entende plus de ces paroles

impies

1

Pendant

les

jours qui suivirent les attaques de

cette fin de novembre, nous fûmes chargés d'occu-

per les tranchées du Bois-Brûlé, face aux ouvrages

que nous avions en vain essayé de prendre. Si,

par

imposés déprimé, rieur

Le route,

les

grands que m'avaient

efforts plus

les circonstances, j'étais les

particulièrement

hommes ne montraient

beaucoup plus reluisant que soldat français n'est pas

— sans doute,

par

un

manque

pas un exté-

le

mien.

soldat de dé-

d'habitude,

plus que les fatigues, pesaient à nos épaules

et,

l'humiliation

de la défaite et

notre impuissance. n'avoir pas réussi

;

sentiment de

mais nous nous sentions parfai-

tement incapables d'un nouvel

Tout notre

le

Nous nous en voulions de

être haletait vers

effort

immédiat.

un long repos à

l'arrière.

Ce

repos, nous l'estimions dûj après les

journées de bataille, après

le

deux

long séjour ininter-

rompu aux tranchées de première

ligne, et notre

désillusion ajoutait à notre lassitude.

Quelques plaintes

se

murmuraient d'une

oreille


PREMIERS COMBATS à Fautre, les seules que

pagne,

et

179

entendues de

j'ai

la

cam-

moi-même, moi qui m'étais imposé pour

tâche d'être pour mes camarades, partout, en toutes circonstances, quoi qu'il pût advenir, le sourire qui réconforte et la parole qui encourage,

montrais un visage fermé, une bouche cousue,

je

dans mes lettres à mes parents, à mes amis,

et,

je

ne savais plus écrire que ces quelques mots,

toujours les

En

mêmes

:

«

Je suis bien fatigué

».

quelques heures, mes cheveux étaient de gri-

sonnants devenus tout blancs...

Comme

aucune épreuve ne devait nous être

épargnée, notre capitaine fut blessé. Je ne crois

pas l'avoir

nommé

encore

:

c'était

le

capitaine

B...

Les événements l'avaient affecté autant que nous, plus que nous peut-être.

Il

avait pleuré à

chaudes larmes en voyant l'hécatombe de

mes

et,

témoin de notre épuisement,

ses

hom-

souffrait

de

au milieu de nous

le

il

son impuissance à nous venir en aide.

La

balle qui l'atteignit

frappa dans

le bras, alors

que, venus d'une tran-

chée de deuxième ligne, nous suivions

Après avoir passé

le

le

commandement de

pagnie à l'adjudant Auge,

il

boyau. la

com-

ne restait plus d'of-


.

FACE A FACE

180 ficier valide,

il

monta

sur le talus et s'éloigna,

la tête baissée, le front barré, sans

même un

sans nous faire

Comme

nous tous,

nous dire adieu,

geste de la avait

il

main

!

l'extrême

atteint

limite de ses forces.

Ce court

trajet à travers la forêt,

ma

demeuré présent à

comme

est

il

mémoire! Chaque arbre,

chaque buisson, évoquait un souvenir des combats précédents. Bien que la ligne ennemie demeurât assoupie, j'entendais les balles

gronder

siffler et

les

obus.

Et

je sentais l'odeur

La Mort a une du combat ont

de

la

Mort.

Même quand les cadavres enterrés, même quand toute

odeur. été

trace de la lutte a disparu,

il

flotte sur le

de bataille une odeur caractéristique qui

aux passants Est-ce

la

:

«

On

s'est

battu par là

nature qui

peine à

dans

les

reprendre son

les

?

La sève

veines des arbres

herbes se sont-elles évanouies d'horreur

Ou

fait dire

».

calme et tremble encore d'épouvante s'est-elle aigrie

champ

?

Les

?

cadavres conservent-ils, longtemps après

la

mort, une vie végétative

la

mince couche de terre qui

nières vibrations de leurs

chaleur de leur sang

?..

?

Exhalent-ils à travers les

recouvre, les der-

nerfs et

la

dernière


181

PREMIERS COMBATS Parvenus à

la tranchée,

en place et je m'établis sur

que protégeait une dos

mon

claie posée

à ce moment-là,

c'était,

:

nous eussions contre

les

mis mes hommes

je

dans un coin

sac,

du parapet au parales seuls abris

que

intempéries.

Je venais à peine de m'asseoir qu'un grand corps étroit et

découpa dans l'obscurité commençante

se

une voix

:

Le monsieur qui

Le sergent Péricard, mon..., mon...

devant moi

est

Je cherche à voir sur la

manche

le

est qui?

nombre de

alons...

— le

Monmon,

Je ne m'appelle pas

quand on

lieutenant Portefaix. Et,

dit,

en s'adressant à moi

Puis, sans interruption

— à

Mon

est poli,

lieutenant

!

on

»

:

Le sergent Péricard ignore peut-être que été choisi

j'ai

«

:

m'appelle

je

tête

la

de

particularités,

me

faire

choix,

le

pour remplacer la le

capitaine B...

compagnie? Connaissant ces sergent

plaisir

me

le

Péricard

voudrait-il

ou l'honneur,

mon

à

son

poste de

comman-

regarde, étonné. Quel poste de

comman-

de

céder

dement ? Je

le

dement ?

Le sergent Péricard ne m'a pas

l'air

d'avoir


FACE A FACE

182

l'intelligence bien éveillée.

Que

faisiez-vous dans

le civil ?

— —

Journaliste?

clairement

fie

mon

Journaliste,

:

lieutenant.

Hum

!

(Ce

Pauvre garçon

commandement,

poste de

hum

apitoyé, signi-

!

Eh

!)

bien

mon

!

même,

je l'établis ici

sous cette claie. Avez-vous compris, maintenant?

mon

J'enlève

me

sac et je m'éloigne.

formaliser de ces

Mais non. Je

sais

Je devrais

façons d'agir.

singulières

qu'à une originalité incontes-

une non moins

table, le lieutenant Portefaix unit

incontestable bravoure, une bravoure

folle, invrai-

semblable, épique.

A

l'attaque

— c'est

le

mot

doit prendre. lui

;

mais

il

du 26 novembre,

précipite

se

il

— sur l'élément de tranchée

Tous

hommes tombent

ses

ne s'arrête pas pour

aux ouvrages ennemis. Entre

les

peu.

si

qu'il

derrière Il

arrive

deux pare-éclats

qui barrent la tranchée, des Boches sont en train de tirer à

coups précipités

mais,

;

comme

des directions différentes, aucun ne

Le lieutenant pique de

la pointe

ils

l'a

visent en

vu

venir,

de son sabre

dos du Boche qui se trouve juste devant

le

lui.

Celui-ci lève la tête...

— Ah

!

mon

lieutenant à

vieux, racontait par la suite le

un de

ses

camarades,

si

tu avais vu


PREMIERS COMBATS cette binette

ouvre des yeux plus grands que

Il

!

des fonds de quart et

comme

seulement

yeux

les

il

reste là à

radeau de

j'étais le

si

183

avec des dents plus noires

mais une gueule

Pouah

!

dévisager

Méduse. Et pas

la

qu'il ouvre,

me

!

Je ne pouvais

pourtant pas embrocher un bipède aussi laid

Boche ahuri, qui ne pense

Et, laissant le

pas à se servir de son arme,

le

différente,

mais

je

ne

passant,

que

il

fond demeure

le

lieutenant Por-

le

je

même.

choisis

un nouveau

lieutenant.

Il

marche à longues

corps plié à cause des claies.

le

me

abri,

le

pas installé encore que voici

suis

de nouveau enjambées,

le

mon

Chassé de ;

!

donne de l'anecdote une version un peu

tefaix

coin

même

lieutenant fait demi-

tour et revient dans nos lignes Je dois à la vérité de dire

!

jette

Levez-vous

!

En

:

et

montrez-moi l'emplacement

de la première section.

La première compagnie,

le

section occupe, à la droite de la

point

le

plus exposé

du

secteur.

La

tranchée n'est qu'ébauchée. Impossible de se tenir debout. Cependant

il

faut tirer, tirer sans relâche,

pour répondre au feu terrible des adversaires,

les-

quels ne sont qu'à une dizaine de mètres en avant et qui,

au moindre arrêt de notre

feu, bondiraient


FACE A FACE

184

comme

sur nous

ils

l'ont fait plusieurs fois déjà.

Le boyau qui mène à que de

tranchée n'est ébauché

la

la nuit précédente.

A peine a-t-on pu creuser

d'une trentaine de centimètres

le sol

pierreux.

Je vais devant pour montrer le chemin. Les balles sifflent, sifflent

ment de

;

et,

un

sans

léger vallonne-

terrain devant nous, nous serions atteints

dès les premiers pas. Je marche lentement, courbé

en deux. Derrière moi,

le

Plus vite, voyons

pressez-vous donc

Impatienté à

!

lieutenant s'impatiente.

plus vite, que diable

!

!

la fin, je

me

retourne

;

je vais très

poliment, mais en termes sentis, faire remarquer

au lieutenant combien son impatience

est

intem-

pestive...

La stupeur me

clôt la bouche...

Le lieutenant Portefaix marche

derrière moi,

tout debout, un brin d'herbe aux lèvres L'effroi

Mon

vous

!

quel Il

!

rend la parole

lieutenant

Vous

— Ah De

me

allez

vous

!

!

:

mon

lieutenant

faire tuer

Baissez-

!

!

vous croyez?

quelle voix indifférente

homme

est-ce

se baisse

il

a dit cela

!

Ah

ça

I

donc?

un peu, cependant

;

mais seulement

une seconde, et voilà de nouveau son grand corps


PREMIERS COMBATS dressé tout droit, brusquement,

185

comme un

cou-

drier qu'on lâche après Favoir, en passant, courbé.

Le lieutenant Portefaix marche derrière moi...

(p. 184).

Par quel miracle, malgré l'obscurité, peut-il arriver

Sa

indemne à

visite faite,

la tranchée?...

nous repartons.


186

FACE A FACE

En

boyau

l'étroit

Qu'est-ce que tu fiches là?

Mon

lieutenant,

couché de

:

la

homme

chemin, nous croisons un

son long dans

j'assure

la

entre

liaison

première et la deuxième section.

— Ah

!

comme

tu assures la liaison,

comme une

bouse

ça,

vautré

Veux-tu bien te lever tout de

!

suite et aller te mettre derrière cet arbre

!

Là, au

moins, tu pourras voir ce qui se passe.

mon

Mais,

lieutenant,

assez gros. Je puis recevoir

Alors

Et

le lieutenant,

puis, après?

l'arbre

une balle

superbe

n'est

pas

!

:

Apprends, clampin,

qu'il

ne

peut rien t'en arriver de plus heureux que de mourir

pour ton pays

ma

Arrivé à

!

section, je laisse le lieutenant con-

tinuer sa tournée.

Une demi-heure après, le

sergent Tartary passe

Dites donc, vous savez?

le

:

lieutenant Porte-

faix...

— —

Il

est tué ? dis-je

;

j'en suis certain

?

Non, pas tué, mais blessé grièvement d'une

balle à la tête.

Parbleu Il

!

était resté à la tête

moins de douze heures.

de

la

compagnie un peu


187

PREMIERS COMBATS

VIII A LA DERIVE

Me

voici à la fin des souvenirs de la retraite.

Qu'on ne

misme

;

se hâte pas

de

me

reprocher

ture au noir. Ce chapitre terminé,

aura

avec

fini

l'arrière, le

souvenirs sanglants

heureux et

jours

veau

ma plume

en

Une

se-

les descriptions attristantes.

maine de repos à les

mon pessima pein-

qu'on ne m'accuse pas de pousser

temps de mettre sur azuré de quelques

le voile

vous verrez

nou-

poindre à

ma bonne humeur et celle de mes compagnons

d'armes.

Mais Il le

promis d'être sincère et

j'ai

je

veux

l'être.

que vous reviviez avec moi tous

faut, afin

les

aspects de la campagne.

La première à l'endroit

le

section

se trouvait,

plus exposé.

Un

je

l'ai

dit,

feu terrible

la

décimait.

Du

coin

défiler

nuit.

je m'étais établi, je

voyais

les blessés

devant moi à toute heure du jour et de

Presque tous avaient été touchés par des

cochets

;

les éclats

la ri-

de pierre ou d'acier faisaient


188

FACE A FACE

dans

les chairs

des blessures peu profondes, mais

larges et affreuses à voir.

Le caporal Thépin le

au nombre des

fut

regardai s'éloigner,

cœur

le

gros,

blessés. Je

profondément

conscient du vide que creusait parmi nous son départ, et

me

sentant plus seul encore.

Le sergent qui commandait d'une balle au cou

Descendu au

même soleil

il

était arrivé

feu, la nuit

lever sur

se

les

du dépôt

tué

la veille.

ne vit pas

tombante,

il

tranchées

son

premier

!

C'est à ler

;

la section fut

moi qu'échut

la triste

mission de dépouil-

son cadavre des papiers et des objets ayant une

valeur de souvenir. Le sang, tiède encore, s'atta-

mes mains. Je gardai de

chait à

plusieurs jours de suite.

Il

ce sang

aux doigts

s'en alla tout seul, par

écailles.

Je n'étais pas

le

seul à

manquer de courage. Les

corps de nos camarades tombés les jours précédents

jonchaient

sonne

le

bois tout près de nous

n'allait relever les cadavres, et

;

mais perpas

même

ceux qui affleuraient nos ouvrages. Bien plus,

il

sur

une

au-dessus de la tranchée. Ses jambes

claie, juste

pendaient

y avait un cadavre étendu

et

nous ne pouvions passer sous

sans nous cogner après

elles.

la claie

Huit jours durant,

il


189

PREMIERS COMBATS en fut ainsi

et,

n'avait pas bougé de place

La de

rouille,

Une

Boches viennent de

et je

donnent l'alarme

!

me

précipite vers

étaient

les

:

mes

:

Joue..., feu

Deux coups seulement partent viers

chargés

sortir de. leurs tranchées et

conmiande

Feu par salves

fusils

boyaux

ne manœuvraient que par force.

foncent de notre côté. Je

les

fusils,

noyant

nos vêtements. Les

nuit, les guetteurs

hommes

cadavre

!

pluie tombait sans arrêt,

et transperçant

le

quand nous partîmes,

!

;

tous les autres

enrayés par la rouille et

les

gra-

!

Sans notre mitrailleuse qui faucha et les contraignit

à

la retraite,

que

les assaillants

serait-il

advenu

de nous?

Brave sergent Garinot, sauvé la

c'est

vie, cette nuit-là,

vous qui nous avez

par votre sang-froid et

votre courage. Ces exploits vous sont, d'ailleurs, familiers, et

du 20

ms

c'est

vous encore qui, à l'attaque

janvier, votre mitrailleuse

endommagée

et

autre arme pour vous défendre, avez cepen-

dant tenu tête à vos assaillants et défoncé leurs crânes à coups de pic

Cet

!

hommage rendu à votre vaillance,

moi un aveu. Je vous en voulus

et je

permettez-

vous maudis


FACE A FACE

190

d'avoir gardé quinze jours avant de

chaud foulard de

me

le

rendre

que j'avais enlevé de

soie

le

mon cou

pour l'enrouler au vôtre. Ce geste, imité de saint Martin, m'avait semblé superbe et la couronne de laurier

que

me

je

Alexandre

posai aussitôt sur la tête, jamais

Homère

ni

n'en

portèrent

d'aussi

touffues.

Mais j'aurais désiré le sacrifice, et,

mon dévouement, aux

la gloire

sans pousser au bout

quand un rhume vint récompenser ce

dévouement me sembla lourd

épaules.

Enfin nous reçûmes l'ordre du départ.

Malgré

la

joie

de cette nouvelle et la vision

éblouissante des voluptés qui nous attendaient à l'arrière, ce

furent des fronts soucieux, des yeux in-

dans

quiets, des épaules rentrées qui défilèrent

boyau de

la route

le

conduisant à l'étang de Ronval.

Nous ne pouvions

croire à notre

bonheur

;

il

nous

apparaissait irréalisable.

De nos

ces balles perdues qui rôdaient au-dessus de

têtes, laquelle allait,

nous? De ces 77

sournoisement, se jeter sur

qui, sans trêve, balayaient le ravin,

l'un, sans doute,

nous attendait

là-bas,

au détour,

pour faucher nos rangs? Mais non, le

le

ravin fut franchi, l'étang dépassé,

bois escaladé, sans que rien de fâcheux nous

I


PREMIERS COMBATS

un

advînt. Encore

effort, et

191

nous voilà de l'autre

côté de la crête. Là, plus de balles à craindre et plus d'obus.

Oh

!

Nous

étions sauvés

!

vous aviez vu soudain tous ces

alors, si

vi-

sages se détendre, toutes ces bouches s'ouvrir, et fuser tous ces rires, et cataracter ces torrents de

paroles

!

Oubliée, la fatigue niées, les

épouvantes

!

!

Oubliés, les dangers

Dans notre

nos yeux, une seule image

dans son vallon

paisible,

:

celle

!

Re-

esprit et

devant

du bourg

abrité

où nous pourrions, toute

une longue semaine, dormir notre content, manger chaud, boire du vin, garder nos pieds au sec et

fumer du matin au

soir....

IX PREMIER REPOS

Com-

C'est Vignot, petite ville à 2 kilomètres de

mercy, qui nous reçut à notre premier repos. Il

y avait cinquante-sept jours que

je gardais les

tranchées sans aucune relève.

A

vrai dire,

mon

rieur à celui de

total se trouvait

un peu

mes camarades, puisque

infé-

j'étais


FACE A FACE

192

arrivé sur le front trois semaines après le début de la guerre

et de

de taupes, mais

bonne

foi

je n'en

comptais pas moins

cinquante-sept jours.

:

La

loi

l'unifocme (l'étymologie elle-même l'atteste souffre

pas d'exception

s'identifie

toute

:

dont

capote porte encore

la

du dépôt, vous racontera sans

rire

endurées

cet hiver

parmi

souffrances

les

boues de

son entrée à

par

forêt

la

la reçoit,

la poussière

Sarrebourg et

les

ne

nouvelle

recrue

instantanément avec l'unité qui

et tel bleu,

!)

de

lui

d'Apre-

mont.

Dans

« le civil »,

cela s'appelle

suggestion, faiblesse d'esprit

nomme De

:

;

:

vantardise, auto-

à l'armée, cela se

esprit de corps.

quels

yeux nous revîmes des maisons, des

gens, des boutiques, des cafés, des églises, vous seuls le comprendrez, explorateurs, qui,

de

suite, êtes

deux ans

demeurés perdus au fond d'un désert

ou ensevelis dans

les glaces

du Pôle

!

Les habitants à Vignot sont charmants, mais enfants y sont délicieux.

Il

y a

une

les

collection

unique de longs cheveux bouclés, de grands yeux ingénus, de quenottes éblouissantes, de teints vermeils, d'angéliques sourires.

Passent un bébé en train de fourrager une boîte

de bonbons, une

fillette

chargée d'une brassée de


PREMIERS COMBATS vous

fleurs. Si

vous

les

les

193

regardez et qu'ils s'en aperçoivent,

verrez tout aussitôt accourir

— T'en veux,

dis, soldat,

:

un bonbon?

Ou

bien

Prenez mes fleurs puisqu'elles vous plaisent.

Chères

:

fillettes

de Vignot, je vous dois

jolis

paysages d'amour que

mes

regards.

Des heures

la

les

plus

guerre ait déroulés à

je suis

demeuré,

dos à

le

quelque mur, épiant vos silhouettes adorables, les

comparant à

la tienne, ô

Madeleine a tes yeux,

ma

les

les tiens resplendissent

fille.

Yvonne a ton

âge,

cheveux de Marinette

et

de pareilles lueurs fauves

et le rire de Thérèse fait, tout

comme

le tien,

tinter

des clochettes de cristal.

Mais ta grâce, ô

ma

fille,

nulle part je ne

l'ai re-

trouvée, ni non plus ta douceur, soit que, lâchée

par

les prés ainsi

qu'une chevrette, tu lèves à tes

gambades des essaims de

libellules, soit

que, pelo-

tonnée aux genoux de ta vieille mémère, tu habilles et déshabilles ta poupée avec des gestes qui tous

s'achèvent en caresses, et des caresses qui toutes

s'achèvent en baisers.

Le sergent-major Dia ayant

été fait prisonnier,

comme je l'ai dit, c'est à moi que revint le commandement de

la section.

13


194

FACE A FACIS

Je profitai du séjour à Vignot pour e^tî-er daps

de mes hommes, m'efîorçant à leur rendre

l'intimité

ces quelques petits services, sans grande importance

intrinsèque, mais dont la valeur se multiplie par

toute la distance qui sépare un chef de ses subor-

donnés.

Mon éniotion était profonde à me voir, pour

première

la

en temps de guerre,

le

chef de

hommes

sur lesquels, par la faÇQ]^ dont

fiomprendrP

mon rôle devait l'ennonii, je me

cinquante j'alle^is

fois

tfpviverais avoir en fait le droit de yie pt de mort.

Dans

la guerre

en rase campagne,

responsabilité appartient

la

au capitaine

pagnie est l'unité constituée à laquelle

souvent appel

Dans

la

le

:

la

fait le

complus

haut commanden^ent-.

guerre de tranchées, cette responsabilité

passe aux chefs de section.

nn

plus grande

A chaque chef de section

secteur à surveijler, distinpt des secteurs ypisins,

parfois

même complètement

par section qu'ont

lieu les charges,

attî|.ques rnenées sur ii'initjative,

séparé d'eux, et c'est

nn

même

section doit les avoir, qu'il

hiver.

sergenf/, con^^fne

Que

rais, hélas

les

de coupd'œil, de courage, d'endurance,

de paternité, exigées du capitaine Idéal,

ou simple

dans

large front. Les qualités

le

chef de

soit lieutenant, adjudant \\

est arrivé parfois cet

ces qualités fussent miennes, je ne sau!

et quelle

que

soit

mon

infatuation,

le


195

PREMIERS COMBATS

prétendre. Je mets à part, cependant, l'endurance et la paternité.

Pour l'endurance, on n'a jamais suffisamment indiqué, dans les récits que j'ai lus de la guerre,

l'heureuse influence de Ja vie de tranchées sur la

santé des occupants. Le grand

intempéries endurcissent

l'habitude des

air,

que

corps, cependant

le

la nourriture saine, la privation d'alcool, la conti-

nence, la paix de l'âme, éliminent peu à peu de

ganisme les

les

l'or-

humeurs malignes, principe de toutes

maladies.

Pour

la paternité...

C'est

une chose

terrible,

de commander à des l'avais éprouvé, bien

quand on y pense, que

hommes

avant

:

ce sentiment, je

dépendaient de moi. Malgré

la froideur

mes rapports avec eux, malgré mes brusquerie

même,

fraternelle. Je

je

me

me demandais souvent

Suis- je digne de les

comment

moi à

ils

la légère,

voulue de

exigences,

sentais pour

ma

eux une âme :

commander? Qui

quels sentiments éveillent en eux sait

avec ceux qui

la guerre,

sait

mes actes? Qui

me jugent? Telle parole, jetée par comme un chiffon de papier par-

dessus l'épaule, ne va-t-elle pas soulever

un

regret,

nourrir une inquiétude, creuser une haine?...

Cette conscience de sa responsabilité, combien


FACE A FACE

196

plus forte l'a-t-on en temps de guerre

de

fois n'ai-je

et de leur dire

mettez-moi simple soldat

Pour la paternité,

;

je

mes chefs

n'en veux plus

la

suffisance et qui

me

re-

!

mes hommes qui

conviction que j'avais de

L'amour

;

ai- je dit...

C'est l'affection que je portais à

contrebalança

combien

et

:

Otez-moi mes galons

doutables.

!

pas été tenté d'aller trouver

fit

mon

in-

conserver des fonctions re-

est la loi

de l'humanité aussi

bien que des mondes, et toute tâche accomplie sans

amour a

les racines brûlées.

Je

me

dis qu'en

aimant

ceux qui m'entouraient, en étant pour eux, selon leur âge,

un ami ou un

père, je diminuerais leur iso-

lement, je rendrais moins lourd

le

poids de leurs

fatigues, j'augmenterais par là même leur

rendement

au combat. Ai- je réussi?...

Des larmes que

j'ai

d'adieux, ces larmes

vu répandre à

me

certains jours

portent témoignage.


QUATRIÈME PARTIE TÊTE-A-VACHB

I

LA GUERRE DE DÉCEMBRE

Le repos de cinq jours Vignot pour

Le

écoulé, le bataillon quitta

aller s'établir

froid est vif sur les

la Tête-à- Vache.

à

Hauts-de-Meuse.

Il

nous

semblait davantage encore dans nos pauvres

le

tranchées misérables, auprès desquelles les tranchées actuelles apparaissent

comme

des

palais

surgis d'une banlieue de grande ville.

Nul abri contre

les

tion contre les obus

lement des eaux les

;

;

intempéries

;

nulle protec-

pas un puisard offert à l'écou-

pour toute toiture, des

claies

que

shrapnels déchiraient, nous obligeant à d'inces-

santes et vaines reprises, que levait

au passage

et laissait

canement moqueur.

le

vent curieux sou-

retomber avec un

ri-


198

FACE A FACE

Dans notre misère cependant une grande

vreté,

joie et

et

dans notre pau-

une grande opulence

:

les

feux que nous allumions, la nuit venue.

Ma

section s'ornait d'un braconnier,

expert aux industries de la forêt. C'est

lui

Ragotin, qui m'ap-

prit à choisir, enti-e les diVet-sës essences, celles qui

conviennent à une flambée rapide et

celles

qui s'im-

posent pour une braise prolongée. Il

savait découvrir la souche morte de chêne, qui,

placée dans

sume

le

foyer avant

le

lever

du

soleil, se

con-

lenteitient et sans fiiniée^ entretenant tout le

jour la braise qui permet aux cuisiniers de servir

un

café brûlant.

Lui

seul,

de branches

iiiouillées,

de rondins char-

gés de neige, pbiivait, en quislquës secondes, faire jaillir la

borihë fîanimë chaude et claire.

Heures exquises du

soir,

où, peliDtohiiés

éii

autour des bûches Crépitaiites, nous laissions

peu tomber nos voix poùf nOus rêveries.

Ëh même temps

liVrëi"

cercle j)eil

eh paix à

qu'à nds guêtres

à

liOS

s'écail-

lait la boue, nous sentions, à là douce chalëut",

fondre

le froid dii

manteau des

jour et tomber de nos épaules

fatigues.

Et des visages aimés les

le

lious souriaient à travers

flammes. C'est

pendant ces

veillées

de décembre qU'àvëc


199

TETE-A-VACHE plus de force que jamais s'imposa devant ditatioiis le

problème de

J'étais alors

un

mes mé-

la guerre.

guerrier asàez neuf pôùt m'élon-

ner encore de certaines particularités de tna pro-

Heures exquises du

soir.., (p. 198).

fession nouvelle. Aujourd'hui, le visage de la guerte

m'est tellement familier que je ne la coUçois pas d'autre sorte.

Quelle est l'otigine des guerres? Et

massacres

se concilient-ils

Providence?..,

comment

ce^

avec l'hypothèse d'Une


200

FACE A FACE

Ce thème fut avec

le

griffes

l'objet de

maintes controverses

vent aux mille voix grondantes, dont assiégeaient la

tranchée,

les

soulevaient les

mes épaules

claies disjointes et déversaient sur

les

rafales de neige.

Au

fait,

vous

déjà que

l'ai-je dit

le

vent est

mon

ami? Enfant,

je

me

cachais derrière les haies pour

le

surprendre au passage, ne pouvant m'imaginer qu'un

personnage aussi je fus bien

ma

bruyant

convaincu de

curiosité n'en

fût invisible.

Quand

de mes

efforts,

l'inutilité

demeura que plus

vive.

Le mys-

tère de cet être qui courbait les arbres, couchait les

emportait au

blés,

ciel les

papiers et les étoffes,

me

passionnait. Je m'appliquai de longues heures à déchiffrer son langage et j'y parvins.

Maintenant nous causons, tous les deux, en vieux camarades. laisse à

triste

de

mon

quand

rire,

Il

n'est pas exigeant, et toujours

initiative les sujets de conversation, je suis

morose, hilare quand

porte-parole de cette deuxième

chacun de nous héberge en Il

il

ne se permet de

me

j'ai

envie

âme que

soi.

contredire et de

me

railler

que dans nos conversations philosophiques. Sans doute parce qu'alors sérieux moi-même....

j'ai

peine à

me

prendre au


TÊTE- A-VACHE

Nous

voici

donc tous

les

201

deux, moi assis sur une

souche, au fond de la tranchée, devant la flamme

du

foyer, lui

m'enveloppant de dix côtés à

par la cheminée, par

la fois,

dédale des boyaux, par les

le

claies disjointes...

Je prends

— que

la parole.

Méphisto, dis-je au vent (c'est donne), t'es-tu

je lui

le

nom d'amitié

demandé déjà pourquoi

douze millions d'hommes sont en train de s'égorger en Europe?

— Tout

simplement, répond Méphisto, parce

que l'homme est un animal sanguinaire.

Non, Méphisto, ton explication ne vaut pas

chipette.

L'homme

est

un animal sanguinaire,

je le

concède, mais pas au point de se lancer volontaire-

ment dans

l'arène. Interroge l'un après l'autre cha-

cun des combattants et tu n'en trouveras pas un sur mille, de ceux qui ont connu déjà l'horreur d'un

combat, pour préférer

la guerre

à la paix. Pas

un

sur mille.

C'est, repart

Méphisto

animal sanguinaire,

est,

agressif,

que l'homme,

plus encore,

un animal

absurde.

Mais

je

ne juge pas à propos de relever cette

sinuation outrageante et je poursuis

Aux temps

de

ma

jeimesse,

in-

:

temps des longs


202

FACE A FACE

espoirs et des vastes pensées, je méditais entre

autres chefs-d'oeuvre immortels

(ficariement

Méphisto) iine Légende des

devant laquelle

l'œuvre de Victor

comme la

Hugo

siècles

de

évanouie soudain

se fût

pâlote lueur d'un ver luisant parmi l'aveu-

glante clarté d'un phare d'automobile

Légende des siècles^

il

Dans

!

y avait notamment une

cette

pièce,

vrai bijou d'anthologie (nouveau ricâiiéiiieht), ddril voici

sommaire

le

:

Satan n'a pas encore sombré dans est toujours l'èiiiant firéiétê

beau des anges,

son orgueil liàissant

rtiais

sager sa chute. Pour lui iiiontrer

Jéhovali

donne

liii

met à l'œuvre génie,

il

crée

le

la tévolte. 11

Jéhovâh,

clé

le

scJri

le

plus

lait pré-

impuissance,

pouvoir de cré&r, SltâU

et, tèridaiit

se

toutes les forces de son

un motidd

inoiidé dés ihsëctëâ, inais

avorté, amaiit de l'ombre et de

lé.

fange

;

larves ih-

colores, vers rainparits, cloportes répugnants, mille-

pattes hideux.

Dieu contemple

les

monstres qui grouillent dans

leurs cavernes souterraines, puis

il

étend

la main...

Aussitôt des ailes poussent à ces enfants des ténèbres, les têtes resplendissent sous les facettes des prunelles, les dos sombres s'illuminent de toutes les couleurs

lurnière dorée

l'arc-en-ciel, et voilà sdUdaih,

du

soleil, la

à la

sflléndeUr des papillons.


203

TÊTE-A-VÀCHE la grâce des libellules, là magnificétlce royale

des

coléoptères.

J'ai lu

dans Victor Hugo, ricane

vent, cer-

le

taine légende d'Iblis qui rappelle fiirieusemeiit ton histoire

!

De même que

œuvre, hélas la

guerre

l'Esprit

!

ces insectes avortés d'une

mort-née

I

je

concevrais volontiers

comme une monstrueuse

du Mal. Qui

sait

forces mystérieuses qui

s'arrête le poùvoii" des

nous dominent

véritable de ceux qu'oii à appelés siècles

:

création de

?

Le nom

cours des

àii

Hasard, Fatalité, Destin, qui peut

le dire ?...

Voilà donc instituées les guerres...

— donc

J'admire, ricane Méphisto, là logique de ce I

Voilà donc, poursuis- je, instituées les guerres,

ces égorgemeiits farouches dont la seule pensée à dé

quoi faire hurler d'épouvanté. ïîètireuseineiit Dieti est là,

Dieu qui

facultés qu'il

laisse

leui"

à ses créatures l'usage des

a données, inais qui ne permet

pas que ces facultés s'opposent à sa justice et à sa miséricorde. Sur la création infernale

main

;

par-dessus les incendies,

cruauté, la soif pitié, le

du

saiig, le

courage, l'oubli dé

les

carnage,

soi, l'esprit

étend la

il

pillages, il

la

établit la

de

sacrifice,

la fraternité, la t*àtrie, toutes choses si douces, si


204

FACE A FACE

pures,

lumineuses, que la

si

aussitôt transfigurée, que

haine devient

s'en trouve

guerre

chef-d'œuvre de la

le

chef-d'œuvre de l'amour, et que

le

Dieu ajoute à ses

titres d'Éternel et

de Tout-Puis-

sant celui de Sabaoth, Dieu des armées.

faut croire, dit Méphisto, que, malgré cette

Il

adoption de

la

guerre par le Très- Haut, l'Esprit du

Mal a gardé sur sa création une une guerre

rante, car, pour

au moins ont à l'envie

ou

juste, une

bonne dizaine

leur origine la cupidité, l'orgueil,

la cruauté.

combats

sort des

direction prépondé-

Et ne vois-tu pas que pour

la justice

de la cause ne passe

qu'au second plan, bien loin derrière

42i et

les Il

les

y

aurait là-dessus gros à

répliquer et le

quable de tous, n'est pas unique dans la faiblesse

plus remar-

l'histoire

forcément rares

ma

:

ces interventions surnaturelles, elles

ne sont nullement indispen-

thèse. Sache, Méphisto,

que

d'une guerre n'est pas dans cette guerre pital, les

mais bien

âmes

est le

et

de

opprimée. Pourtant j'accepte de ne pas

compte de

sables à

canons de

gros bataillons?

l'exemple de Jeanne d'Arc, bien que

tenir

le

dans

la

l'issue

le fait

ca-

transformation qui s'opère dans

les

vainqueur et

cœurs. le

En

d'autres termes, qui

vaincu véritables, de celui à

qui a sourit la fortune des armes, et qui, grossier


205

TÊTE-A-VACHE avant

pendant

la guerre, cruel

la guerre,

ne trouve

dans son succès qu'un aliment nouveau pour sa de celui dont la force a trompé la va-

bestialité, et

mais qui sort de

leur,

un cœur

et

semble

la lutte

avec une

âme épurée

forgé d'acier pur? Cette victoire qui

le fuir, elle

décrit au-dessus de sa tête des

cercles de plus en plus rapprochés

;

le

jour n'est pas

elle

viendra se poser sur son épaule et man-

ger dans sa

main comme une colombe apprivoisée.

loin

La

victoire est toujours

Ho ho !

!

au plus digne.

proteste Méphisto

;

voilà

un maître

paradoxe.

Paradoxe, à ne considérer qu'un court espace

d'années, peut-être. Si j'avais des connaissances historiques

un peu moins rudimentaires, Méphisto,

je te citerais

de ce que j'avance de multiples et

futables exemples. Je sens

si

irré-

ma théorie ma main à ce

fortement

qu'elle doit être exacte, j'en mettrais

brasier.

Méphisto n'est pas convaincu (entre nous pas tout à

fait tort)

;

il

grogne, mais

n'a

il

comme

son

grognement ne s'accompagne d'aucune objection nouvelle, je continue

Si,

:

maintenant, quittant

spéculation, nous

examinons

guerre à la seule lumière des

le le

domaine de

la

problème de

la

faits,

nous voyons


FACE A FACE

206

s'imposer à notre esprit les mêjnes conclusions dé-

concertantes

:

guerre est,

la

fabuliste, ce qu'il

comme

la

langue du

y a au monde de meilleur

pire, et l'homnie n'est précipité

et de

dans l'abîme grouil-

lant des vampires et des stryges que pour rebondir,

par un merveilleux tremplin, vers

les

hauteurs

le

vent, d'en

éthérées des sylphes et des étoiles.

L'ironie est

un peu

forte,

gronde

appeler aux étoiles pour une industrie qui n'est au

fond qu'une vaste entreprise d'assassinat.

Ne jouons pas

sur les naots, Méphisto

nous traiterons également d'assassin

le

;

sinon

passant qui

abat son agresseur. Considérons non pas l'objet

immédiat de

la guerre,

qui est

meurtre, mais les

le

mobiles qui ennoblissent cet objet. Le soldat tue,

non par

mais par devoir

et

non par cruauté

naturelle.

pas de repousser de toute

plaisir,

par nécessité et

Mais

ne

je

me

mon indignation

infamant d'assassin appliqué au soldat, que, pour

lui,

aucune louange ne

me

ce ternie

je déclare

semble assez

rare, ni assez hyperbolique. Je réclame

me

contente

pour l'hom-

de guerre uue place au fronton des cathédrales,

parmi

les gloires

de

la cité, au-d.essus

même

de

te récrie pas.

Ou

alors, dis-moi quelle règle monastique, parmi

les

l'anachorète et de l'apôtre.

Ne

plus sévères, impose à ses adl:iérents, en addition


207

TETE- A-VACHE

aux vœux habituels de pauvreté, de chasteté, d'obéissance, qui sont les vœux commuiis du moine et

du

soldat, l'obligation de vivre à ciel ouvert

comme

l'herbe de la prairie et le risque

permanent

des blessures et de la mort ?

Que

guerre soit horj-ible en ses moyens, qui

la

songe à dire

l'homme

;

le

moyens

contraire? Mais les

sorit

de

ce qui est de Dieu, c'est d'avoir fait

douceur sur

croître la pitié siir le mp^ssacre, la

vastation, l'amour sur

la dé-

le pillage et l'incendie.

Jusqu'oy ne s'étend pas l'influence bienfaisante de

la guerre

!

Elle exalte en

l'homme toutes

puissances intellectuelles et paorales.

En

chant de son amour inmiodéré de la vje, taclie,

le

les

déta-

elle |e

dé-

par conséquence, de son corps de chair, des

appétits, des passions, des désirs de ce corps de chair, elle l'apparente,

en quelque sorte, ^ux purs

esprits.

Quand, en

avrjl, les

premiers rayons du

soleil

font tomber devant les escargots la porte de leur prison, les

gourmets ouvrent à

reuses bestioles des

la

vue des savou-

bouches baveuses. Mais la pru-

dence tempère leur ijnpatience.

Ils

savent qu'a-

vant de paraître sur leurs tables, beurrés, rissolés

à

plaisir, les

aillés et

escargots doivent être enfermés

en des vasps bien clos où ils se débarrasseront dans


208

FACE A FACE

un long jeûne des humeurs malignes déposées en leurs artères par les herbes nouvelles.

La

guerre est pour les

où s'opère familles,

le

ce vase bien clos

jeûne de leurs âmes. Séparés de leurs

de leurs

se défont

hommes

plaisirs, seuls

avec eux-mêmes,

peu à peu de leurs égoïsmes

ils

et de leurs

petitesses.

Leur

orgueil, qui se dressait

au-dessus de leurs têtes,

même temps

fauchent en

comme un panache

les balles

que

les

qui passent

branches et

graminées. Leur avidité, leur cupidité, leur

de

l'or

qui

les

attachaient à la terre

et

le

les

amour étaient

comme des racines à leurs pieds, les obus les arrachent en même temps qu'ils renversent les arbres et

mettent à nu

les

leur sensualité, leur

autour d'eux

comme

souches. Leur gourmandise,

amour du les

bien-être, projetés

tentacules des fraisiers et

des violettes qui vont, quêtant les sucs de la terre et la chaleur

du

soleil,

le

jeûne

les

dessèche,

le

froid les flétrit, la pluie les désagrège.

Vous pouvez vous pencher vers eux, ô mon Dieu, et laisser sur eux reposer vos regards

sont devenus tels que vous les aimez et candides

comme

:

;

ils

nus, simples

de petits enfants...

Ainsi rêvais-je, aux veillées de décembre, par-

devant

les

bûches crépitantes, cependant que

le


TÊTE-A-VACHE

me

vent moqueur étincelles fales

ou

jetait

faisait

209

au visage

les

cendres et

tomber sur mes épaules

les

les ra-

de neige.

II

NOËL 1914

Ce fut aux tranchées de déroula,

la

devant mes yeux,

Têt e-à- Vache que se plus fantastique

la

aventure de cette première année de campagne.

Deux

jours avant Noël, les Boches placés devant

nos lignes nous firent savoir que sance de Jésus,

ils

toute la journée de Noël faire

«

pour fêter la nais-

demeureraient bien tranquilles ».

nous invitaient à

Ils

de même.

Ces propositions n'engendrèrent que

Nous sommes payés pour savoir

la

méfiance.

ce que valent les

promesses de nos loyaux ennemis. La conclusion tirée

par nous fut que

les

Boches méditaient pour

Noël une attaque en masses et que leur proposition avait pour but d'endormir notre vigilance. Aussi les

gardes furent-elles doublées.

Nous avions

tort.

De

nuit de Noël, pas

toute

la

fut tiré par les

un coup de

Allemands. Par contre,

ils

14

feu

ne

alter-


210

FACE A FACE

nèrent

un

les

cantiques et

les

chansons bachiques avec

rare souci de la neutralité.

Vers une heure du matin, petits postes avancés de

melle de café brûlant c'est ainsi

que je pus

(il

j'allai

ma section

porter à

un des

une grande ga-

gelait à pierre fendre) et

assister

au concert en première

loge.

Cette mise en scène ne

fit

qu'augmenter notre

méfiance. Chat échaudé... Et nous étions prêts à parier que les Boches nous préparaient pour le petit

jour une surprise.

Cette surprise se produisit, mais non

telle

que

nous l'attendions.

Dès

les

premières lueurs de l'aube, en

effet, les

Boches sortirent de leurs tranchées, sans armes, sans équipement, capotes déboutonnées, des bouteilles

à

la

main, abominablement ivres

!

Les uns nous montraient leurs bouteilles et nous invitaient à aller trinquer avec

prenaient par la

taille et

eux

!

D'autres se

dansaient. D'autres encore,

sans plus se soucier de nous que des buissons des alentours, s'asseyaient sur les talus, sur les rochers,

sur les souches déracinées et, choquant leurs bouteilles,

continuaient leurs beuveries et leurs chan-

sons.

Je ne puis,

même maintenant,

analyser les senti-


211

TÊTE-A-VACHE c'était

un mélange

d'horreur, de répulsion et de stupeur,

une impres-

ments

ressentis à ce spectacle

1

:

à-

y^..f y

...

Dès

les

premières lueurs de l'aube

sien analogue à celle que

p. (210).

nous aurions pu éprouver

en voyant des tigres, des ours, des chacals et des hyènes, habillés en

hommes,

singer les manières des


FACE A FACE

212

hommes

et

mimer

amusements d'une kermesse,

les

avec des pattes et des visages dégouttant encore du

sang de leurs victimes... Je vous entends. et faire

Il

eût fallu profiter de l'occasion

un massacre de tous

ces ivrognes.

était,

sans conteste, notre devoir.

Mais

allez

donc persuader à des soldats français

tirer sur des

de

fussent-ils des

ennemis désarmés, ces ennemis

Boches

De

!

notre générosité vient

notre faiblesse, mais aussi notre force. Ce n'est pas

au hasard du grain qui vole que

germé sur notre

la chevalerie

a

terre.

Des messagers furent envoyés au commandant de

la

tranche

ments firent

et

(1),

pour rendre compte des événe-

demander des

pas attendre

:

entre les belligérants tirer

ordres. Les ordres ne se

aucune trêve ;

il

fallait,

légale n'existait

en conséquence,

immédiatement sur tout ennemi

visible.

Ces ordres eussent été obéis, sans aucun doute,

quoiqu'à contre-cœur.

Un événement

providentiel

vint nous enlever nos scrupules de conscience.

Cinq minutes à peine avant

le i-etour

des mes-

sagers, des officiers boches sautèrent sur les parapets et,

à grands coups de poings et de pieds, firent ren-

(1)

le

Tranche

(n.

commandement

fém.), ensemble de tranchées placé sous

d'un

officier supérieur,


213

TÊTE-A-VACHE dans

trer les ivrognes

secondes

il

ne

les

restait plus

Nous eûmes, deux

tranchées

:

en quelques

personne au dehors

jours plus tard, par

un

I

déser-

teur, l'explication de l'événement.

Les leurs

allemands ignoraient l'équipée de

officiers

hommes. Alors en partagent

et chefs

mêmes

dangers;

effet

que chez nous, hommes

mêmes

les

les officiers

privations et les

allemands demeurent

en troisième ligne et laissent l'administration des tranchées aux sous-officiers. C'étaient ceux-ci qui,

de leur propre initiative, avaient organisé toute l'affaire.

Mis au courant,

tôt bondi

hommes aux convenances avec leur sont coutumiers

Ce fut Bavarois,

avaient aussi-

les officiers

en première ligne et avaient rappelé leurs

fini

de

arguments qui

!

rire.

comme un

les

Nos

sociables ennemis, des

déserteur nous l'apprit, furent

aussitôt remplacés par des Prussiens de Poméranie, et ceux-ci prirent à

mansuétude de

tâche de nous faire oublier la

leurs prédécesseurs.

Le croiriez-vous? niens nous apporta

cet

acharnement des Poméra-

un soulagement

sensible. Cela

nous surprenait et nous choquait de trouver dans les

Boches des êtres qui ne fussent pas complète-

ment des sauvages, s'être,

par

et

nous leur en voulions de

la confiance qu'ils

nous avaient montrée,


214

FACE A FACE

rendus en quelque sorte dignes de cette confiance.

Les Boches disparus, nous pûmes terminer fête en famille.

On fredonna

main en main passèrent

les bouteilles

la

De

des noëls patois.

de Champagne

distribuées la veille.

Un

soleil

magnifique resplendissait dans un

ciel

pur de tout nuage Sa chaleur, combattue par une .

bise glacée, n'arrivait pas à fondre le givre de la

nuit

mais

;

ses

rayons habillaient de pourpre et

d'or les talus des tranchées et cachaient sous les

du manteau royal

plis

de

les squelettes

lamentables

la forêt.

Or, trois collines bornaient notre horizon, et soleil planait,

cimes

le

les trois

:

Regardez, sergent,

bleus

nous

enfermé, semblait-il, entre

»

;

on

un

dirait

me

dit

soleil

un de mes «

rien

«

petits

que pour

»...

Et, tout en faisant les cent pas d'une tranchée à l'autre, je « Ils

monologue

:

sont d'un pareil mirage victimes ceux qui,

rêvant d'une terre

gnent pas de jeter

hommes

«

rien les

que pour eux

uns contre

les

»,

ne

crai-

autres des

à qui Dieu vint apprendre qu'ils étaient

frères. »

L'évangile de l'amour,

ils

l'ont enseveli sous


215

TÊTE-A-VACHE des

flots

de sang

ils

;

ont dressé sur son cadavre

l'évangile de la haine. » »

Eh bien soit. Gomme cela fait du bien de pouvoir impunément !

se livrer

une

à ses instincts de brute, de sentir pour

fois le ciel et l'enfer réconciliés

dans son cœur,

de haïr à pleine haine avec la permission de Dieu »

Pourtant, c'est Noël aujourd'hui.

inconnue dilue

!...

Une douceur

paysage et des anges chantent

le

au-dessus de nos

têtes

Pax hominibus bonœ

:

voluntatis. »

Jésus, petit Jésus, que viens-tu faire ici? tu vas

te faire blesser

par une balle ou mettre en pièces

par un crapouillot.

remonte là-haut,

Allons, va-t'en,

mon pauvre

haine, ô sainte haine

»

!

mon

enfant

;

petit...

que

c'est toi

je placerai

ce soir sur la paille de la crèche et que j'adorerai

sur

mes deux grands genoux.

»

III

LE CAPORAL DAVIET

Le

1^^ janvier,

il

y eut attaque des tranchées

allemandes de La Louvière, par

le

premier batail-


FACE A FACE

216

Les autres bataillons, dont

Ion.

le

mien, demeu-

raient spectateurs.

Je

me

ma

trouvais avec

en réserve

section,

de la compagnie, dans un des boyaux menant de la Tête-à- Vache à la Louvière.

Suave...

du haut d'un dir

doux de contempler

est

Il

la bataille

tranquille observatoire et d'applau-

aux prouesses de^ camarades quand on

soi-même à

l'abri des balles et des obus...

moins doux de

se voir, sans préparation

précipité dans la fournaise

est

brusquement arraché

se trouver

à sa quiétude pour

Il

est

aucune,

!

ce qui advint par suite d'un

C'est pourtant

ordre qu'un agent de liaison transmit de travers.

— Vite,

vite

me

!

crie

attend là-bas tout de suite

Me

voilà donc parti au

fâcheux.

le

On vous

!

canon avec

ma

section.

Les shrapnels éclatent au-dessus de nos têtes plusieurs blessés

et

nous abandonnent.

chemin, nouvel avatar.

Je

dois

A

mi-

envoyer deux

escouades aux cartouches, de sorte que lorsque

nous sautons

du

134, nous

sergent

barriau

« le

»,

à mi-côte de l'ouvrage

sommes tout

Henry,

le

y compris le caporal Daviet et moi, une juste,

douzaine.

Maigre renfort

!

N'importe

;

nous nous préci-


217

TÊTE-A-VACHE

pitons à travers le fourré, afin de prendre à revers les positions

A

ennemies.

mes hommes

part deux anciens, tous

sont

des bleus de la classe 14, arrivés de l'avant-veille, et je

ne puis

comment

me

défendre d'une appréhension

:

comporter pour leur coup

vont-ils se

d'essai?...

Garde tes appréhensions pour et tâche plutôt de n'être

tu commandes d'ailes rire

«

une paire

aux pieds, une flamme aux yeux

aux

et le sou-

lèvres... ils

:

s'amusent

!

ont retrouvé le jeu de leur enfance, cette

petite

guerre

d'hommes en Mais, cette dit

pas inférieur à ceux que

Regarde-les bondir,

!

Pas de doute Ils

vieux birbe,

toi,

qui

»

leur

les

donnant

fois, c'est «

en Berry, et

sont des balles

haussait

la

taille

l'illusion

du

péril.

pour de bon

les balles qui «

à

»,

comme on

viennent de la droite

pour de vrai

».

Nous nous échelonnons à mi-pente de qu'on nous

Allons, voilà

tire

la colline.

maintenant de

gauche, du haut du coteau de la Tête-à- Vache.

Nous sommes de

pris entre

deux feux.

J'ai besoin

réfléchir.

Je

commande

naître le terrain.

:

«

.

A

genoux

!» et je vais recon-


218

FACE A FACE

Nouvelle rafale de balles, venant cette tout juste

l'avant.

J'ai

derrière

une

l'averse.

Le feu

lade est

jeter

cesse aussitôt. alors

:

celle

folle,

temps de me

que sur

les côtés la fusil-

du devant provient d'une

troupe qui nous voit, qui nous vise, et qui ne qu'à bon escient. Mais

malgré

les arbres,

de

de rondins pour laisser passer

pile

Pas de doute

le

fois

si

elle

nous

le fourré, c'est

voit,

tire

malgré

donc qu'elle

est

tout près de nous, en avant de la crête, à 10 mètres

au

plus... Il

faut

se

débarrasser de ces gêneurs avant

d'aller plus loin.

Je reviens au milieu de mes hommes, non sans servir encore

une

fois

de point de mire. Je

les fais

cinq dans un trou d'obus, les autres à

s'établir,

plat ventre derrière des souches, et je

— Tirez

commande

:

à volonté, sans vous presser, cinq

cartouches chacun, en visant un peu en avant de la crête.

Le feu

La

crépite, diminue, puis s'arrête.

leçon aura servi, car on ne nous tirera plus

de ce côté.

Mais ne

voilà-t-il

maintenant de

pas que

l'arrière,

les balles

nous arrivent

des balles françaises

Notre mouvement tournant nous a placés sur

!

la


219

TÊTE-A-VACHE ligne de tir des nôtres

nous héritons de tous

:

leurs ricochets, de toutes leurs balles perdues, et

de tous

les éclats

des 75 tirés sur les lignes boches.

Nous nous trouvons bientôt au miheu d'un ouragan de des

feu.

blessures

coupées net,

ou de

Autour de nous, reçues,

branches

les

reculer.

d'eux-mêmes, sans ordre,

me

disent

:

Eh

«

Ils se

arrêter pour !

les

si

bien

Mais non,

le

!

en avant

!

je

même

pas nous

ne commanderai pas en avant

En

:

hâte, je les fais tous coucher,

Henry près de moi

sergent

Qu'atten-

!

me couche moi-même, un peu Trop

!

impa-

»

braves petits

ce serait folie. je

peu

sont relevés

et leurs regards

dez-vous? Nous n'allons tout de

Oh

s'abattent,

comme à laserpë. Impossible d'avancer

Mes hommes me regardent. tients

geignent

les arbres

fort est l'ouragan

pas bientôt. Ce sera

et j'attends.

pour

l'affaire

en arrière d'eux,

qu'il

ne se calme

de quelques minutes.

Soudain un coup au cœur...

Ayant

relevé machinalement la tête, je viens

d'apercevoir le caporal Daviet, à trois pas sur

ma

droite, debout, bien en vue, sans la

broussaille Il

pour

le

garantir

moindre

!

a sorti de sa poche sa blague et son cahier de


220

FACE A FACE

Job, et

dans

en train de souffler placidement

est

il

cahier

le

entr'ouvert

pour détacher une

feuille...

Je

lui crie

Voulez-vous bien vous coucher la

fait

Il

:

referme

sourde

le cahier, le

blague, prend

du

;

1

la feuille détachée,

met dans

tabac...

êtes-vous fou

!

il

sa poche, ouvre sa

Daviet, fais-je en donnant toute

Daviet Il

oreille

ma

voix

;

!

ne m'entend toujours pas,

il

ne veut pas

m' entendre. Bien tranquillement,

roule sa cigarette, la

il

mouille...

Daviet

!

dis-je,

me

en

soulevant à demi et

d'un ton qui n'admet pas de réplique, je vous

ordonne de vous coucher II

!

tourne alors la tête vers moi, d'un geste

lent,

me regarde sans mot dire, puis, montrant hommes couchés devant nous, et qui du coin l'œil

nous observent,

il

les

large qui s'achève vers le

les

de

enveloppe d'un geste

ciel,

ce qui, joint à

un

signe de tête qu'on ne peut dépeindre, signifie

clairement

:

Les bleus qui sont

anciens

comme moi

là, il

faut bien que les

leur donnent l'exemple

!


221

TÊTE-A-VACHE

C'est cela qu'il veut dire, je le jurerais. Cela

du devoir

s'accorde trop bien avec son sens élevé et

son mysticisme de paysan vendéen.

Sans s'occuper de moi davantage, son briquet, allume sa cigarette, tire

enflamme

il

une bouffée,

envoie la fumée en défi dans la direction des Boches...

Cette

Ah se

1

fois,

va

il

bien oui

met à

se cacher, j'imagine

il

1

par

tirer, balle

champ de

!

prend la position à genoux balle, aussi

et

calme qu'au

tir.

moment, l'homme placé devant

Juste à ce

à quelques pas, et qui était couché,

lui,

lui,

bien

incrusté dans la mousse, est tué d'une balle au front.

Daviet ne s'émeut point, et son

tir,

entremêlé de

bouffées de cigarette, ne s'accélère ni ne se ralentit.

A

le

voir jouer ainsi avec sa vie

un mirliton d'un

l'affection qu'il

un de ceux pour qui

mes

enfants.

me

droite d'un père sur

Je

me

dis

une paire de

:

«

j'ai

me

porte,

de

mon

Je vais

gifles... »

est

cœur, j'appelle

sens des droits sur

un

il

une âme paternelle, un de

le secret

Je

avec

sou, je ferme les poings de colère.

Par son âge, par

ceux que, dans

comme

fils

me

lui,

les

désobéissant.

lever et aller lui donner


222

FACE A FACE

Ma

pensée chemine encore que, horreur

venue de

balle

frappe dans

le

une de nos

l'arrière,

que

prend

je n'ai

je

le

ne puis m'expHquer

jamais vu se reproduire,

Voilà, en

feu...

une

dos à la hauteur de sa cartouchière.

Par un phénomène que et

!

balles,

deux secondes,

capote

la

la

flamme

qui monte, monte, et atteint les cheveux.

Henry de képi,

moi nous nous précipitons.

et je

frappe sur

les

flammes

;

A

coups

Daviet, pen-

dant ce temps, tourne sur lui-même

comme une

toupie, s'imaginant instinctivement qu'il pourra

atteindre la flamme qui s'obstine à rester derrière lui. Il

ne

me faut pas moins d'une dizaine de coups de

képi pour éteindre l'incendie J'offre

à

Daviet

un de

l'accompagner au poste de

!

ses

camarades pour

secours...

m'en rends compte. Au combat,

J'ai tort, je

on ne doit plus connaître de camarades en avant, tant pis pour qui tombe

ni d'amis !

La

:

seule

préoccupation doit être celle du but à atteindre,

de l'ennemi à réduire.

Mais ce n'est pas Daviet qui d'une lâcheté.

Il sait

mes hommes

il

main

:

:

que

refuse

je n'ai

mon

se ferait

complice

pas trop de tous

offre.

Je

lui

tends la


TÊTE-A-VACHE

Ce ne sera

rien,

dis- je,

223 de

essayant

lui

mentir.

Daviet ne répond pas, mais qu'il fixe sur

Je suis perdu

Puis

il

!

regard profond

ma

moi en prenant

serrant dans une chaude «

le

main

en la

et

étreinte, ce regard dit

:

»

s'en va, tout seul, très droit, la tête

haute, narguant une dernière fois les balles qui

l'accompagnent en

à ses oreilles

sifflant

comme

un essaim de mouches méchantes. Qui pourrait penser, à

le

voir ainsi marcher,

impassible, qu'il a le corps traversé de part en part, qu'il lui faut, pour surmonter sa souffrance,

une énergie surhumaine,

tout à l'heure, à quelques pas

ayant

atteint,

va s'abattre

qu'il

et

du poste de

dans un suprême

secours,

effort

de

sa

volonté, l'extrême limite de ses forces?

Père et mère de Daviet, vous dont la pensée l'accompagnait

sans

cesse

encore avant sa mort, n'ai

il

et

que,

huit

jours

embrassait en rêve, je

pu, ayant perdu dans la tourmente

carnet d'adresses, vous parler

voulu de votre

fils

et

comme

vous raconter

mon

je l'aurais

ses derniers

moments.

Dans votre

lointain village de la Vendée,

y

a-t-il

chance que ces lignes tombent un jour sous vos


224

FACE A FACE

yeux? Dieu que votre

permette, afin que vous sachiez

le

a vécu en héros et est mort de

fils

même. Il

pour nous un exemple,

était

et

je

vois

le

toujours, ce matin de novembre, en haut de l'arbre

sur lequel

il

avait grimpé, croquant sur son bloc-

notes les tranchées ennemies placées à deux cents

pas de

là,

rades,

indifférent

sourd aux appels effrayés de ses cama-

aux

branches autour de

qui

balles

lui

hachaient

en faisant voler l'écorce

Et sachez aussi qu'un de mes premiers

nommé sous-lieutenant, entendre ma voix, a été d'obtenir quand,

osé

j'ai

!

actes, faire

pour votre

fils

de guerre.

la croix

Que

les

le

chef qui a accueilli

ma

requête

(1) et

qui

m'a permis de récompenser deux de mes braves, les

caporaux Daviet

sion de J'ai

ma

et

Thépin, reçoive

ici

l'expres-

respectueuse reconnaissance.

voulu annoncer moi-même à Daviet

bonne

Evoquant

nouvelle.

celles de tous

les

son

image

la

parmi

morts qui, tombés à nos côtés,

continuent de nous encourager par leur présence «

Mon

enfant

s'est brisée (1)

Le

»,

dans

ai-je

commencé...

ma

voix

les larmes.

colonel de Bélenet qui

et qui est

Mais

:

maintenant à

commandait

la tête d'une brigade.

alors le 95®


225

TÈTE-A-VACHE

IV JE

NOMMÉ GÉNÉRAL DE BRIGADE

SUIS

L'affaire

du

l^^^

janvier se termina pour nous

Nous n'avions

vers trois heures de raprês-midi.

mangé

rien

ni

bu depuis

pas

la veille,

même

le

traditionnel quart de jus.

Les musettes des camafftdes étaient, tout aussi

complètement que

En

ma

rejoignant la compagnie à la tête de

sectioti,

je croisai

85^, assis sur

dans

la mietine, vides.

la

main

dans un boyau un soldat du

une banquette de

tir, et

qui, tenant

droite son couteau ouvert, dans la

main gauche un morceau de pain,

était

en train

de manger.

Part à deux,

lui dis-je, la

main tendue.

L'homme, ouvrant sa main gauche, me montra une bouchée de pain surmontée d'un bout de saucisson gros

comme

l'extrémité

du

petit doigt

— Vous m'excuserez, sergent. C'est me

reste. Il

n'y a pas

même

:

tout ce qui

de quoi se caler une

dent creuse. Si je

l'excusais

1

Mais j'aurais vidé dans 15

sa


226

FACE A FACE

main tout

le

contenu de

mon

porte-monnaie

pour ce cadeau royal.

— Part à

deux!... (p. 225).

Une bouchée de pain pas

le

!

Ceux qui ne conçoivent

moindre déjeuner sans des

ne se font aucune idée de

la

livres de victuailles

quantité de substance


TÊTE-A-VACHE

227

alimentaire contenue dans une bouchée de pain. J'en eus pour une demi-heure à la humer, à la grignoter, à la mâcher, à la savourer, à extraire d'elle

toutes les jouissances gastronomiques qu'elle

tenait encloses.

Et,

le festin

terminé, des remords

de n'avoir pas songé à inviter N'importe, je trouvai

on

dit

le

me

vinrent

camarades

les

!

«temps long», comme

chez moi, jusqu'à six heures du

soir,

heure

à laquelle arrivèrent nos cuisiniers.

La semaine entière

qui suivit se passa presque tout

en réserve dans

le

ravin de la Tête-à-

Vache.

Sans attaque nouvelle, sans événements extérieurs dignes de remarque, ce fut

cependant une

des semaines les mieux remplies de

en moins de huit jours, je fus

ma

promu

vie, car,

général de

brigade.

Cette prodigieuse fortune n'étonnera que ceux qui ignorent les prouesses réahsées par moi au

cours de

mon

je découvris

existence. C'est ainsi qu'une fois

au fond du Pacifique, quelque part

me demandez pas trop de précisions) un tinent grand comme l'Austrahe. Une autre (ne

à la tête d'une légion de cent

hommes,

je

confois,

me


228

FACE A FACE

taillai

dans l'Amérique du Sud un empire qui, en

dix ans...

heureux les

Une

autre fois encore,

car

mon

un coup de Bourse

activité s'exerce

dans tous

genres — un coup de Bourse heureux me rendit •

somme

maître, en une soirée, d'une milliards.

J'avais gagné exactement quatre mil-

liards et vingt millions,

reusement

de quatre

les

vingt

mais j'abandonnai géné-

aux

millions

ma

m'aidèrent à endosser

huissiers

qui

pehsse, au sortir de la

Bourse...

Je vous fais grâce de l'énumération des prodiges qu'il

me

réaliser

fallut

pour bondir par-

dessus tous les grades intermédiaires, jusqu'aux étoiles

peau

de brigadier. pris,

Je

me

souviens d'un dra-

d'une batterie de 150 mise à mal,

d'une percée victorieuse à soixante kilomètres

au delà des premières

lignes allemandes...

Ce ne fut pas tout, mais, pour un

seul

homme,

ce n'est déjà pas mal.

A

ceux qui hausseront

les

épaules et qui trai-

teront d'enfantillages ces châteaux en Espagne, je

répondrai que seuls

donnent du prix à

Non seulement

les

de l'existence, mais et des

les

la vie

châteaux en Espagne

pour

les Imaginatifs.

rêves colorent la monotonie ils

sont des créateurs de force

fomenteurs d'énergie,

et

jamais Napoléon


229

TÊTE-A-VAGHE

devenu empereur

ne fût

s'il

commencé

n'eût

par admettre en lui-même la possibilité de

le

devenir.

Je n'ambitionne nullement la couronne impé-

— et peut-être cette superflue — mais j'aime

riale

l'action,

!

et,

que

protestation était-elle

me

l'on

ou non,

raille

même

en rêve,

je continuerai

de

rêver.

Donc,

me

voilà général de brigade. Cette sou-

daine élévation m'avait été inspirée en partie par la joie d'être

Mais

trière.

Ce

sorti

vivant d'une attaque meur-

avait une autre cause...

elle

fut, s'en souvient-on,

à la suite d'un ordre

transmis de travers par un agent de liaison que je

me

trouvai mêlé à l'action

autre élément

du

l^'^

janvier.

Nul

en dehors du premier bataillon

(j'appartenais alors au

deuxième) ne

prit

part

à cette attaque.

Mais une légende, à

On

(cet

mon

insu, se forma.

on mystérieux dont personne jamais

n'entrevit

le

visage),

on

affirma

que

j'avais

couru au feu de moi-même, en entraînant mes

hommes. On vaillance

Déjà,

;

on

en

se

pâma

me

baptisa héros.

revenant

d'admiration devant

de l'attaque,

je

ma

m'étais

étonné de la chaleur des poignées de main que


230

FACE A FACE

m'avaient données

le

capitaine

commandait

lin

qui commandait la compagnie.

le

moi méritions quelques le savoir

Source,

bataillon et le lieutenant Mer-

se peut, avais-je pensé,

Il

La

de

qui

que mes hommes

éloges,

et

mais qui peut

en dehors de nous, puisque nous étions

seuls?...

Le lendemain de l'attaque vants, je poilus

;

croisés j'allais

me

vis

dans

montré du

ou quatre

trois

même, des

devancèrent

me

jours

sui-

doigt, de loin, par des

fois

la tranchée,

leur faire et

les

et

saluèrent

officiers,

le salut

que

d'eux-mêmes

les premiers...

Quand

j'appris ce dont

il

retournait, je rougis

de honte à la pensée d'avoir participé, sans savoir, à

un mensonge

aussi monstrueux, et je

m'empressai de protester, chaque sion

m'en

le

fois

que

l'occa-

fut donnée, de toute la chaleur de

mon

indignation.

On

secoua la tête en souriant et l'on continua

de m' entourer d'une considération particulière. Je protestai encore, mais plus faiblement, et

comme

ma

je n'arrivais

n'est-ce

pas à

— après tout pas? —

foi, alors

me

faire croire, alors,

je n'y étais

pour

alors je laissai faire, et

au fond de moi, tout au fond,

la

pensée

rien,

même,

me

vint


TÈTE-A-VACHE

231

que, peut-être, que, sans doute, j'avais rêvé en

croyant voir l'agent de liaison, et que certaine-

ment un

j'avais bondi de

moi-même au canon comme

coursier généreux.

Je vivais donc en pleine gloire geais à troquer les les trois étoiles

deux

étoiles

et, déjà, je

son-

de brigadier pour

de général de division, quand je fus

soudain précipité de

mon

char de triomphateur

par une malencontreuse botte de

paille...

LA BOTTE DE PAILLE

Une

Un

botte de paille?

me

soir, je

Eh

!

disposais à

oui pas davantage.

me

coucher dans

ma

cagna, en deuxième hgne, quand un soldat de

ma

me

section vint

Sergent,

une botte de

La Source

trouver

:

une voiture vient d'apporter paille.

l'enverra

ici

Paraît que le capitaine de

chercher

demain

matin.

Quoi que faut en faire? Vous savez qu'y pleut

comme vache qui pisse... — Eh bien mettez-la dans 1

n'est pas occupée.

la

tranchée qui

Elle sera à l'abri de la pluie.


232

FACE A FACE

Et

je

m'endormis, Fâme tranquille, inconscient

des calamités qui allaient fondre sur moi.

Le lendemain matin, niser

les

corvées

de

corvée

habituelles

— pour

C'est

La botte de encore

se présentèrent

La Source

paille?

Du

la botte

l'homme qui

J'appelle

l'avait

ça et là

bois,

:

paille

?

diable

si

j'y pensais

lui

déposée

;

de paille

:

en vain.

l'avait rangée la veille

sous la tranchée couverte il

de

nettoyage,

!

Nous cherchons

de

qu'on a déposé une botte de

ici

capitaine de

le

corvée

:

corvée

terrassement,

quand deux hommes

en train d'orga-

j'étais

;

il

me montre

la place

des brins de paille épars

portaient témoignage

mais de

;

la

botte

elle-même, nulle trace.

Sans aucun doute, des soldats l'avaient aperçue en passant

et

empressés de s'en faire

s'étaient

cadeau à eux-mêmes pour rendre leur couche plus moelleuse.

Vous rendrez compte au

capitaine,

dis-je

aux deux messagers, que la botte de paille a été prise, cette nuit,

Et

je n'étais

par des inconnus.

pas

Pauvre de moi

ému

outre mesure.

!

Une demi-heure

après

survient

le

capitaine,


233

TÈTE-A-VACHE pas content du tout. de la paille

était

Il

paraît que cette paille

de premier

choix.,

d'avoine d'une valeur considérable. lant pas sur elle

comme

de la paille

En

ne

veil-

mes

sur la prunelle de

yeux, je m'étais rendu complice du larcin. (Surd'indignation

saut

ma

on voulait bien écarter

si il

de

part.) le. délit

En

tout

cas,

de complicité,

n'en restait pas moins établi que, par la négli-

gence dont j'avais indigne de

fait

commander à des hommes. En

quence, on m'invitait,

mante voie

preuve, je m'étais rendu

si

consé-

je voulais éviter l'infa-

cassation, à faire, à qui de droit, par la

une

hiérarchique,

remise

volontaire

de

galons.

Stupéfait, à court de repartie, je promets de

rédiger la demande.

Je l'attends,

me

en

me

dit

le

capitaiae,

Je vais aussitôt trouver

le

lieutenant Merlin

quittant.

pour lui

rendre

lui

compte de

demander une

feuille

la

conversation et

de papier réglemen-

taire.

— Ah

1

mais non

!

proteste

le

lieutenant.

ne veux pas qu'on enlève ses galons à

mon

Je

meil-

leur sous-officier.

Qu'on me pardonne

la

naïve exactitude de ce


234

FACE A FACE

rapport. Gela ne fait de mal à personne et cela fait,

à moi, tant de plaisir

— Allez poursuit faite,

trouver

le

le

me

!

capitaine

de

La Source,

lieutenant et dites-lui que, réflexion

vous refusez de rendre volontairement vos passe outre

décide de vous

galons.

S'il

casser,

vous demanderez à parler au colonel

je

vous accompagnerai

Oh

!

le

regard que

tant parler!

Il

y

et

et,

s'il

;

nous verrons.

me jeta le capitaine en m'écou-

avait dans ce regard de la stupeur

de l'indignation devant tant d'inconscience!

et

— Alors,

vous ne vous rendez pas compte,

vous refusez de vous rendre

compte de

la gravité

de votre faute?

Non, dis

je

ne m'en rendais pas compte. Je ne

pas en propres termes, mais

mon

mon

le

attitude et

regard attestaient que je ne m'en rendais

pas compte.

J'aurai donc

le

déplaisir de

demander votre

cassation. Considérez-vous, dès maintenant,

comme

déchu de votre grade. M'être élevé, à force de vaillance et de génie,

aux premiers rangs de l'armée

quement au

dernier, cela

me

et

retomber brus-

sembla dur.

J'essayai cependant d'espérer que le capitaine

ne mettrait pas à exécution sa menace.


235

TÊTE-A-VACHE Vain espoir

!

me

Quelques jours après, on vient

— —

Le colonel demande à vous

Ça y

Sur ces coste

est

!

chercher

:

parler.

pensai-je.

entrefaites,

un de mes caporaux m'ac-

:

combien

Sergent,

envoyer ce

soir à la

d'.hommes

faudra-t-il

corvée de bois?

Je ne suis plus votre sergent, lui dis-je.

Et, laissant le caporal les

yeux

écarquillés, je

m'éloigne.

En

arrivant près

du poste du

à la porte un groupe formé par

ray

le

La

de

commandant de

colonel de Malle-

Bélenet, et

capitaine

le

Source.

Oh

capitaine

Que

le

colonel, je vois

1

!

!

Mais

!

deux

c'est

officiers supérieurs et

un

un

vrai conseil de guerre.

va-t-il advenir de moi, Seigneur?...

Je

m'approche.

Je prends la

taire.

Je salue. Mais je n'ai pas

tre la

main dans

le

le

position

mili-

temps de remet-

rang que vers moi trois mains

se tendent.

J'hésite. Suis-je le jouet

dit

dans

les tragédies.

d'un songe?

Mais non,

même

comme on

les visages

mes supérieurs

sourient,

et leur poignée

de main m'est bien destinée.

celui

du

de

capitaine,


236

FACE A FACE

me

Je

laisse

m'entends lance et

féliciter

ma

comprendre,

sans

faire

chaleureusement sur

et

ma

superbe conduite au combat du

je

vail-

i^^ jan-

vier.

Je pense

:

— Allons, Et

bon

;

encore la légende

!

une protestation qu'on écoute

je bredouille

en hochant des têtes incrédules.

— s'il

En

fais-je,

en désespoir de cause,

en est qui méritent des éloges en

sont

mes

Que La

de

tout cas,

l'affaire,

ce

poilus.

Le capitaine

passé, je l'ignore.

s'était-il

Source,

qui était,

au fond,

le

meilleur

des hommes, m'avait-il, craignant d'avoir poussé sévérité

la

loin,

l'ai

jamais

tion? Je ne

Ce que

ménagé

trop

j'allai

me

retrouvai

soldat

sergent

et

France ni

même

exemple d'une

si

dans

ait,

que, de

;

que,

comme

Je ne pense pas qu'il y

qu'en l'espace

du grade de sergent

à celui de général de brigade simple

compensa-

su,

je sais seulement, c'est

de quelques jours,

retombai

cette

prodigieuse et

je

finalement,

je

devant.

dans

l'histoire

là,

l'histoire

de tous si

les

de la pays,

soudaine

élé-

vation, suivie d'une chute aussi soudaine et aussi prodigieuse...


237

TÊTE-A-VACHE

VI

COMME

IL

Y A DIX MILLE ANS

L'hiver vient vite sur les' Hauts-de-Meuse et, dès la mi-novembre, la bise gelée qui soufflait des Vosges faisait faire aux guetteurs

le

gros dos

sous la toile de tente drapée en manteau. C'est dans les derniers jours de

19 novembre exactement

novembre,

le

— date mémorable — !

que l'autorisation nous fut donnée d'allumer des feux.

Quelle joie

!

Les pics eurent tôt

fait

de creuser, dans

parapets, des fours énormes

mèrent à travers

les

chênes

des brasiers flambèrent

;

et,

dont

les

haches

les

s'escri-

dès la nuit venue, la tradition

perdue depuis que se sont écroulées

les

était

cheminées

colossales des châteaux féodaux.

A tives

partir de ce jour béni, des mains, plus atten-

que

celles

des Vestales, veillèrent à ce que

ne s'éteignît jamais brûlaient

branches

les ;

le

feu sacré. Toute la nuit

troncs d'arbres

puis,

et

au petit jour, sur

les le

maîtresses

foyer incan-


FACE A FACE

238

descent, des souches mortes étaient posées qui,

consumant lentement, sans flamme

se

fumée, entretenaient

et

la braise jusqu'à la

sans

tombée

de l'ombre. C'était là notre seul luxe. jour,

Nous en

rêvions, le

pendant nos longues stations dans

les tran-

chées, les pieds dans la boue. Réunis le soir autour

des feux, nous mêlions la fumée de nos pipes à l'acre

fumée des chênes. Les uns écrivaient pen-

chés vers la lueur tremblotante

;

les autres

échan-

geaient leurs idées sur la guerre et refaisaient la

carte de l'Europe avec une fantaisie profondément

dédaigneuse des atlas et de l'ethnographie...

Des chansons du pays terminaient une vision étrange que

C'était

hommes

la soirée. celle

de ces

aux accoutrements bizarres, qu'éclairait danse précipitée des flammes.

On

se

seule

la

serait

cru transporté tout à coup à dix mille ans

en

arrière,

au temps de l'homme des cavernes...

Cette impression, je l'eus une nuit, saisissante

comme une

Ma côte

hallucination...

compagnie occupait des tranchées, à mi-

un furieux vent rues

neigeait.

Emportées par

d'est, des rafales

de neige, accou-

d'une coUine.

11

du fond d'une gorge

étroite,

montaient à

l'assaut de nos tranchées, les fouettaient de leurs


239'

TETE-A-VACHE tourbillons, et disparaissaient

dans

la nuit

avec

des hurlements de louves blessées.

Dans

casemate creusée à quelques mètres

la

C'était

en

de

arrière

d'hommes cercle,

une vision étrange...

la

première

(p. 238).

ligne,

une dizaine

étaient assis autour d'un feu, en demi-

attendant leur tour de garde.

Le foyer

était

large,

mais peu élevé,

et

les

flammes, tout de suite avalées par la cheminée,


'240

FACE A FACE

n'éclairaient les

hommes

qu'à demi, laissant leurs

bustes dans l'ombre, ainsi que

haut de

le

la case-

mate.

De

leurs souliers et de leurs jambières, plus de

trace

;

mais des bottes de boue séchée leur mon-

taient

à

Descendues

mi-cuisse.

peaux de mouton traînaient à

les

cartouchières

les

et

les

bretelles

des

épaules,

terre,

cachant

de

passe-montagnes boueux, entrés sur

tombés jusqu'aux yeux, leur

et

nières.

des

Une barbe

jolies, et

visage,

que

il

les

«

avec

n'y avait

yeux qui

plus d'humain, dans

».

Mon

limites de la conscience.

pleine

préhistoire,

hommes

se

peaux non tannées,

riture

que

la

allait

me

aux temps

laient de

fumais

aux

s'amincissant

jusque par delà

Je

terraient dans

je

rêve, se mêlant

se volatilisant

et

le

dans l'ombre.

luisaient

de Tépaisse fumée,

elle,

oreilles

hirsute mangeait ce qui restait

pipe de guerre

volutes

les

Des

faisaient des cri-

Debout, appuyé contre une paroi,

ma

cuir.

les

voyais jeté en

lointains

les cavernes,

et n'avaient

les

s'habil-

de nour-

chair des bêtes.

Ces pas lourds, résonnant à la porte, n'étaientce pas ceux de la sentinelle chargée par la tribu

de

signaler

daient-ils?

l'approche

Tout à

d'un

l'heure,

fauve? sans

Qu'atten-

doute,

je

les


TÊTE-A-VACHE

241

verrais se lever, étirer leurs grands corps et partir

pour

la chasse

avec leurs lances de silex et leurs

massues...

Ces temps héroïques ne durèrent qu'une partie

de

l'hiver.

feux de

L'ordre vint, un jour, de supprimer les

bois.

Les

«

marmites

massacré la forêt de

telle

et les

»

sorte

haches avaient devenait

qu'il

dangereux de pratiquer de nouvelles coupes. Les cuisiniers seuls gardèrent

le droit

de pren-

dre du bois pour leurs fourneaux, à condition de s'attaquer uniquement obus.

les

11

est vrai

aux arbres abattus par

que

les

obus sont de mer-

veilleux bûcherons, et qui ne boudent pas à la besogne...

Le coke

et le

charbon de bois remplacèrent

les

Chaque casemate, chaque élément de

bûches.

tranchée, chaque abri eut son brasero.

Le pittoresque y eût perdu, si l'intendance avait pu distribuer à profusion des braseros réglementaires, mais,

hommes des

fils

se

comme

elle

ne put y parvenir,

les

fabriquèrent des chaufferettes avec

de fer entrelacés, des marmites prises aux

Boches, et

avec de

même

vieilles

des casques percés de trous

baïonnettes.

J'avais une de ces chaufferettes originales.

Un

bandit de grand chemin

— que

ne puis-je 16


FACE A FACE

242

connaître son nom, pour

des siècles

^

1

^

me

le livrer

la vola, et je

à l'exécration

dus

la

remplacer

par un brasero.

Comme évoque

il

les

me

mot de brasero

déplaît, ce

grands

boulevards,

et

les

d'hiver passées aux terrasses des brasseries, cigare

!

Il

soirées

un

au bec, devant des soucoupes empilées.

Que d'heures Dites,

«

gaspillées et

Poilus

»,

ô

mes

que de temps perdu frères,

n'y

!

aura-t-il,

après la guerre, rien de changé dans notre vie?

VII

TRANCHEES LE JOUR

C'est je

une de nos journées aux tranchées que

vais tâcher

de photographier

de nos journées telles que je les

ici,

mais une

ai

vécues en

janvier 1915, journées qui ne ressemblent en rien

aux journées d'automne vous

telles

les dépeindre, ni à celles

que

j'ai

essayé de

dont j'aurai à vous

entretenir par la suite, ni à celles que d'autres

ont connues sur d'autres parties du front.

La où

vie dans les tranchées varie d'après le pays

l'on se trouve

;

d'après la disposition des tran-


243

TÊTE-A-VACHE chées les

d'après l'état de la température

;

consignes données par

bataillon

ou

Mais

y

il

le colonel a,

du

;

d'après

commandant du

le

secteur...

cependant, une physionomie com-

mune

à toutes nos installations souterraines.

plus,

Taspect

même

de l'horizon

ime grande partie de notre

sur

Apremont,

Alsace,

Hauts-de-Meuse,

collines légères, couvertes

De

sensiblement

est

le

front,

Argonne

:

de bois, séparées par

des ravins dénudés ou des vallées où coule un

mince

filet

d'eau.

C'est de nos tranchées de l'est celles

du nord m'étant tout à

fait

Le jour a paru. On a mangé le café.

On

que

je parle,

inconnues.

la

soupe

a mis de côté, dans la gamelle,

et

bu

mor-

le

ceau de viande qui servira au repas du miheu du jour.

On

a parcouru à la hâte

famiUe apportées par

les lettres

les cuisiniers...

Les chefs de section font relever postes avancés. Puis ils

Un homme

de la

«

commandent

par escouade

fait

les

les

petits

corvées

la toilette

».

de la

tranchée, ramasse les papiers épars, les boîtes de

conserves vides,

les

détritus

de toutes sortes.

Ces ordures sont portées en arrière, dans quelque trou d'obus, et recouvertes de terre.

Les autres

hommes vont au

poste

du

capitaine


244

FACE A FACE

chercher pelles feuillées

et

pics.

Les uns nettoient

les

parapet d'où

les

d'autres réparent

;

infiltrations d'eau

ou

le

la gelée ont fait choir des

mottes de terre ou des pierres gissent, approfondissent

d'autres élar-

;

ou prolongent tranchées

de renfort et boyaux de communication. Inutile de dire

pas, ce

que

les

créneaux ne demeurent

temps durant, sans

surveillance.

A

l'extré-

mité de chaque tranchée, deux guetteurs sont postés.

La

et le jour

Quand

faction dure pendant la nuit une heure,

deux heures. il

a plu pendant la nuit, une corvée

supplémentaire est chargée de l'écoulement des eaux. Munis d'écopcs, des

hommes

rejettent par-

dessus les parapets l'eau accumulée dans les creux

de terrain. puisards

:

Ils

aménagent ensuite de nouveaux

trous d'un mètre de profondeur recou-

verts de rondins, qui absorberont les eaux prochaines.

Ces divers travaux ne sont pas accueilhs avec la

mauvaise humeur qui accompagne toujours

les

corvées de la caserne

reux

de remuer,

de

ankylosés, de chasser vaillent,

la

pipe ou

:

les

hommes

dégourdir le froid le

leurs

sont heu-

membres

de la nuit.

refrain

mettent leur point d'honneur à

Ils tra-

à la bouche, et faire

du

travail


245

TETE-A-VACHE «

fignolé

Deux équipes

».

comparent

différentes

volontiers le travail exécuté par chacune d'elles et s'évertuent à prouver,

la

palme

A

lui revient

chacune de son côté, que

sans conteste.

ce propos, cependant,

il

convient de faire

une remarque intéressante. Cette tait

rivalité

déjà à la caserne, mais entre

provinces différentes. Les

«

exis-

membres de

Parigots

traitaient

»

avec une condescendance méprisante

les

ciaux quels qu'ils fussent.

ligués

par

représailles contre les Parisiens, n'en étaient

pas

Ceux-ci,

provin-

pour cela plus d'accord entre eux. Les Touran-

geaux s'estimaient nettement supérieurs à leurs voisins

les

Berrichons

;

les

Lyonnais n'avaient

pas assez de sarcasmes pour la stupidité des Mor-

vandiaux. Quant aux Méridionaux, qu'ils vinssent

de Bayonne ou de Marseille, c'était pour eux un motif de stupéfaction sans cesse renouvelé que la pesanteur d'esprit et la balourdise des gens

du

Nord!

Aux chevé

tranchées, rien de pareil. le

La

guerre a para-

grand nivellement national commencé

par la Révolution. La communauté de dangers courus, de bravoure dépensée, de services rendus, a enlevé aux Français cette idée qu'ils étaient,

par

le fait

de leur naissance en

telle

ou

telle

con-


246

FACE A FACE ou inférieurs

supérieurs

trée,

à

compa-

leurs

triotes.

Un

parler

un peu

un

lent,

patois pas très com-

préhensible, des manières de se comporter inha-

dans une cham-

bituelles, cela excitait l'hilarité

Mais

brée.

aux tranchées, l'héroïsme n'a pas

un langage com-

d'accent et la baïonnette parle

préhensible à tous.

La

rivalité

la

des équipes,

se renouvellent

n'y

donc

fait

place à

comme

ces

équipes

rivalité des provinces a

a,

pour

le

se

et

et

mélangent chaque jour,

il

pays, rien à perdre et tout à gagner

dans leur émulation.

A

onze heures,

repas.

les outils sont reposés. C'est le

Menu bœuf :

bouilli et parfois

un morceau

de gruyère ou une cuillerée de confiture. Mais ces largesses de l'ordinaire sont rares.

qui peut sortir de sa musette

matin, et dont

devant

ses

il

exhibe à gestes lents

camarades réunis en

Les yeux s'allument, les

les

n'y a pas

même

il

le

du

contenu

cercle.

bouches s'entr'ouvrent,

couteaux tremblent dans

Mais aux tranchées, il

un

Heureux

colis reçu

les

mains.

n'y a pas d'indifférents,

de camarades,

il

n'y a que des

frères.

Équitablement

et

généreusement,

les

provi

i


TETE- A- VACHE

— Aux armes

!

(p. 248).

247


248

FACE A FACE

sions

diverses

sont

partagées

entre

quart de vin les arrose. Les estomacs sont

Chacun et

se

à

relit

blottit

plaisir,

lentement

le

papier.

On

fois

de ne rien

feint

Aux armes

Ce

cri,

un regard de

camarade, toujours,

le

!

jeté par

hommes

les

lecture

voir...

— tous

cette

la

la joue, coule

a honte, on jette

côté sur le camarade, mais

satisfaits.

goulûment,

et

s'accompagne d'une larme qui, de sur

Un

dans son petit coin

alors

du matin. Plus d'une

lettre

tous.

une des

sentinelles, précipite

sur leurs fusils.

On

court aux créneaux.

De

la

tranchée adverse,

les

Boches sont

sortis

en nombre. Sans doute au courant de nos habitudes, les

ont-ils

espéré

nous surprendre

pendant

deux heures de repos accordées aux hommes

au milieu du

La

fusillade qui les accueille les

vite, et ils se

A

jour.

détrompe bien

hâtent de rentrer dans leurs trous.

peine remis de l'alerte, les

hommes s'asseoient

à leur place et goûtent un sommeil bien gagné. Ils

ne se réveillent que pour prendre la garde,

quand vient

leur tour, ou pour quelque corvée

imprévue. Puis, les cuisiniers arrivent.


249

TÊTE-A-VACHE

VIII

TRANCHÉES LA NUIT

Il

sont

cinq

est

repartis

du

heures

avec

dernier quart de

leurs

soir.

Les

marmites

vin est avalé,

les

cuisiniers

Le

vides.

sont

pipes

allumées...

Le commandant de compagnie, qui observait guettant

l'horizon,

agents de liaison à

le

crépuscule, a envoyé les

chaque chef de section pour dire

que l'heure du service de nuit Chacun, aussitôt,

A

est venue.

s'affaire.

angle droit avec la tranchée,

monte vers

ouvrages ennemis une sape que creuse

Pendant

hommes

le

et

jour,

cette sape

un caporal. Ces

six

la

les

génie.

est veillée par six

hommes,

sapeurs qui gardent toujours leur

de

le

joints

fusil

aux

à portée

main, suffisaient à assurer la surveillance.

Mais, la nuit, les sapeurs s'en vont.

Aussi renforce-t-on

la

garde par dix

hommes

nouveaux, commandés par un sergent. Celui-ci place ses sentinelles,deux à l'extrémité de la sape,

deux un peu en

arrière,

et

deux à mi-chemin


250

FACE A FACE

entre son petit poste et notre tranchée, afin d'assurer la liaison en cas d'attaque.

Dans

la

tranchée même,

blées, triplées

les sentinelles

ou quadruplées, selon

sont dou-

sur

deux doit monter

uns

se tiennent

la garde.

mais

par-ci, par-là,

que

les

un homme assoupi

les sentinelles fassent

;

yeux

bruits s'entendent de loin, la nuit,

un

les

s'il

voit,

l'important est

bonne garde.

Par contre, aucun ronflement n'est

est profond, et

yeux

Personne ne doit dormir,

de ronde ferme

l'officier

les

entre les jambes, leur

le fusil

la tête.

les

trouve devant eux,

fixés sur la plaine qui se

couverture sur

homme

Pendant que

debout aux créneaux,

autres restent assis,

dont

l'effectif

dispose la compagnie. Le principe est qu'un

éclaireur

toléré.

quand

ennemi qui

le

Les

silence

réussirait

à s'approcher d'un peu près de nos lignes ne manquerait pas d'entendre

A

le

ronfleur.

chaque heure de nuit, une ronde passe. On

perçoit dans

le

boyau un bruit de pas assourdis;

puis, soudain, la toile de tente qui ferme la tran-

chée de chaque côté, pour

ou du d'un

sous-officier

éclair,

tous

la

lampe

d'air, s'écarte, et la

protéger des courants électrique de l'officier

de ronde illumine,

les

hommes

présents.

le

temps

Un coup

d'œil suffit pour s'assurer que chacun est à sa place.


251

TÊTE-A-VACHE

Jamais, peut-on dire, aucune observation n'est

à

faire.

Les hommes connaissent trop l'importance

de leurs consignes,

ils

savent trop que

la

moindre

négligence de leur part pourrait exposer leurs

camarades et eux-mêmes à une surprise ennemie. Par

inutiles.

A mesure

que tombe

se rétrécit, les accidents

mur d'ombre

yeux deviennent

sans lune, les

les nuits

du

sol disparaissent et

se dresse juste

C'est à l'oreille

l'obscurité, la plaine

devant

que revient alors

les

le

un

créneaux.

soin de

mon-

ter la garde, c'est à elle de noter les bruits suspects

et de

donner

Qu'un de

l'éveil.

ces bruits se produise et la sentinelle

envoie aussitôt prévenir celui-ci fait,

le

chef de section. C'est à

de décider, d'après

rapport qui

le

d'après les témoignages

nelles,

si

ce

bruit

est

lui est

des autres senti-

négligeable

branche

qui tombe, lapin qui passe, oiseau de nuit qui volète

— ou

si,

au contraire,

il

y

a lieu d'envoyer

en avant \me patrouille.

Chaque duit,

nuit,

même

si

rien d'insolite

ne

se pro-

une patrouille au moins va inspecter

rain devant la tranchée, s'assurer

que

les fils

le ter-

de

fer

n'ont pas été coupés, que les chevaux de frise et les

anses de panier (ouvrages de défense en

barbelés) sont bien à leur place.

fils


252

FACE A FACE

Ces patrouilles sont commandées par un sousofficier.

Les deux ou

trois

hommes

qui raccom-

pagnent sont des volontaires, presque toujours

mêmes. En

les

général, les meilleurs patrouilleurs se

recrutent parmi les contrebandiers et les braconniers.

Nul ne

Nul ne

sait

sait

comme eux ramper

comme eux ramper

cer en silence, distinguer

produisent ceux

qui

à terre, avan-

à terre... (p. 252).

parmi

les bruits

qui se

présentent un caractère in-

quiétant.

Ces qualités sont particulièrement appréciées

quand fils

il

s'agit d'aller, soit

de fer assez

loin,

soit reconnaître

chée ennemie. C'est alors

comme une

tendre des réseaux de

une tran-

qu'il faut savoir glisser

couleuvre, écarter de la

main

la

bran-


TETE-A-VACHE che morte que

le

253

pied briserait, éviter de remuer

les coudrières, lesquelles,

l'homme

passé, claque-

raient contre les arbres.

La nuit coule

ainsi, le plus

souvent sans incident.

Les guetteurs sont prévenus du secteur que parcourra la patrouille, afin qu'ils s'abstiennent de tirer tant qu'elle

Sur

les

ne sera pas revenue.

autres versants, on brûle de temps en

temps une cartouche,

histoire de trouver la faction

moins longue

montrer à l'ennemi que

s'avance

A la

il

et de

s'il

trouvera à qui parler.

mesure que

les

heures succèdent aux heures,

tâche devient plus dure. Le froid monte des

pieds jusqu'aux jambes. Parfois la pluie tombe, traverse les clayonnages qui recouvrent la tranchée et s'abat sur les épaules en gouttes

précipitées. Il

Et puis

de plus en plus

la fatigue se fait

faut lutter à la fois contre

impérieuse.

le froid et le

besoin de

sommeil...

Cependant l'obscurité

Une mince bande de

est

devenue moins dense.

clarté dessine l'horizon.

Les

silhouettes des arbres, indécises d'abord, se précisent, s'accusent, se démêlent.

Le mamelon, en la

colline,

face, devient perceptible, puis

à droite, puis la tranchée ennemie...

C'est le jour

!


254

FACE A FACE

Avec

lui

apparaissent

de chaque bras et

le

cuisiniers

les

chargés

sac de pain en travers de leur

leur dos.

Cette vue agit sur tous

En même temps que à terre toutes froid,

comme un coup

de fouet.

couvertures, sont rejetées

les

les fatigues

de

la nuit.

on n'a plus sommeil. On

On

n'a plus

se précipite sur sa

gamelle, on la fait emplir de bonne soupe fumante,

on puise dans

seau au café un bon quart de

le

on

liquide brûlant, on se regarde,

sourit,

on

plai-

sante...

Dieu dans

la

que

!

la vie est belle et

tranchée

qu'on est donc bien

!

IX LE LIEUTENANT TETENOIRE

Le 19

janvier,

ma

compagnie occupait des

tranchées de réserve dans

Une attaque

le

ravin des cuisines.

contre la crête de la Tête-à- Vache se

préparait depuis plusieurs jours et je pensais

Pourvu qu'avec

ma

veine habituelle je ne

trouve pas encore mêlé à cette

Avec un grand soulagement,

:

me

affaire.

j'appris

que

la


255

TÊTE-A-VACHE

mener

11^ compagnie devait

M.

taine,

un brave entre

Potier,

Le

l'attaque. les

capi-

braves, avait,

à en croire la rumeur publique, réclamé pour ses

hommes

l'honneur de la première charge.. Est-ce

exact? Je l'ignore

;

n'y a

il

du moins

que

très vraisemblable.

^^

Il

y avait à

la

11^,

avec

le

deux sous-lieutenants, Têtenoire deux

les

arrivés

au front de

capitaine

et Boiseau, tous

comme

retrouvé à Gray, au 62® territorial, avait

même temps que moi

dépôt

le retint

Potier,

l'avant-veille.

Bourges

de

enfant

Têtenoire,

en

rien

moi,

demandé

à passer au 95®, mais

le

plus longtemps que ne l'eût voulu

son impatience.

— Tu

es fichu de tuer tous ces

me

Boches,

dit-il,

en

me

serrant la

cochons de

main quand

partis de Bourges en octobre. Laisse-moi au

peau d'un pour m'en Paris avait

faire

marqué de son empreinte

lèvres sa

cigarette,

la ;

la

un perpétuel

bouche des

fester sa

moins la

une blague à tabac

rhon émigré tout jeune dans

que

je

la capitale.

1

ce Berri-

Pas plus

plaisanterie ne quittait ses sourire, creusait

sillons indélébiles, et,

mauvaise humeur

si

aux coins de pour mani-

par hasard...

il

ne connaissait pas d'autre façon que d'accentuer son sourire.


256

FACE A FACE

un de

C'était

autour d'eux qu'il avait lui

la

ces heureux caractères qui font

lumière et

le soleil.

Les

hommes

amenés du dépôt ne juraient que par

— après deux jours

!

Je rencontrai Têtenoire et Boiseau au coin de

ma

cagna,

le

— Alors, — Paraît,

19 au

soir.

dis-je à Têtenoire, c'est

mon

vieux

;

pour demain?

notre cadeau de

c'est

bienvenue.

— —

pas d'émotion?

Et...

Pftt

regardé?

des émotions

!

comme moi Une seconde, puis

laid

!

tu ne m'as donc pas

mort ne voudrait pas d'un vieux tout

la

!

Allons,

quoi,

un hareng saur qui

:

secoue-toi

!

tu

ressembles à

aurait des peines de

cœur

!

Ces paroles s'adressaient à son camarade Boiseau

qui,

demeurait taciturne et

lui,

Je n'ai pas envie de

je sais

rire,

sombre.

répondit Boiseau

;

trop bien ce qui m'attend.

Les pressentiments du malheureux ne paient pas

;

il

fut,

le

le

trom-

lendemain, une des pre-

mières victimes...

Une grande onzième,

partie de la nuit, les

hommes

de

la

imitant leurs ancêtres des Gaules, se pré-

parèrent au combat par des chants et des

rires.


257

TÊTE-A-VACHE

Ecrites les dernières lettres, les uns jouèrent la

manille d'adieux, les autres organisèrent

un con-

cert.

Et chait

je pensais

aux

leurs

les

écoutant

— ma cagna tou-

:

— Aurais-tu et ce

en

à leur place cette liberté d'esprit

courage tranquille?...

Ils

n^ font pas de

litté-

rature ni de psychologie, eux, ces braves gens à qui, peut-être,

en ton for intérieur, tu préfères ton

moi superbe

ils

;

de patriotisme,

ne

se

posent pas en professeurs

ne coupent pas des cheveux

ils

en quatre, et ce que peuvent donner

ments à

l'analyse,

peu

bien

Feiwa. senti-

chaut.

leur

Et

cependant...

Le 20 au matin, par

les

boyaux

glissants, la

colonne monte au plateau. Les places des sections ont été

tirées

au

sort.

couchent à plat ventre dans le

Les

hommes

la neige,

attendant

Le capitaine Potier parcourt

signal.

se

le

front

entier d'attaque. L'artillerie

commence le

pièces de l'étang

;

feu

puis les 75

;

;

d'abord

les grosses

puis les 80, et les

canons-revolvers.

Soudain, une explosion formidable qui nous tressauter,

réserve

:

fait

nous autres, dans nos tranchées de

ce sont les pétards que

le

génie a posés 17


258

tACÈ A FACE

pendant

nuit et qui éclalcnt, bouleversant les

la

défenses barbelées de l'ennemi.

Le colonel de Bélenet(l) dant Barra,

suit,

qui, assisté

d'une tranchée de première ligne,

du drame, lance une

les péripéties

du comman-

fusée-signal.

première vague part, baïonnette haute, aux

En avant » Des hommes tombent

répétés de

Une

!

dès

premiers pas.

les

mitrailleuse prend la vague de flanc et fauche

de gauche presque entière, y compris

la section le

«

:

La cris

sous-lieutenant Boiseau.

n'a pas

un

meilleur sort

balles la déciment

mande

;

arrive avec

ouvrages ennemis

;

le

;

les

La

section de droite

grenades à

fusil et les

sergent-major qui

la

com-

deux hommes seulement aux ils

sautent à

l'intérieur...

Que

sont-ils devenus?...

Seule, la section

dommage tête

les

;

la

tranchée boche,

Précédant

le

joue..., le

Un

tire et le

Boche à (1)

deuxième

la

parapet de il

atteint sans trop de le

sergent de

Thé en

occupants sont massacrés.

Potier s'élance. sur

du centre

vague,

le

capitaine

grand diable de Boche, monté la

deuxième

ligne, le

manque une de nos ;

met en

balles jette

terre.

Le commandant de Bélenet dont

haut avait été entre temps

nommé

il

a été parlé plus

colonel du régiment.


259

TÊTE-A-VACHE vague dont

C'est au tour de la troisième

partie Têtenoire

:

— Oui, mon vieux

«

filon

J'aurais

!

moins

on

si

de

:

la troisième

Têtenoire

ensuite

racontait

fait

préféré

on

est tué,

;

tu

d'un

parles

première vague

la

me

vague,

au

;

à quoi s'en tenir. Tandis

sait

dans son trou, on a beau

se

raconter des mots d'esprit à soi-même, c'est

le

qu'à attendre,

là,

diable pour se faire rire.

Nous parcourons

les trois

quarts du chemin sans trop de mal. Je pense. Allons, ça va

»

!

ça va

même

Je pourrai retourner à l'assemblée de lage

!

mon

tout

hommes

à

coup,

deuxième

en

placée

sont tués

— Sale boulot

;

!

une

ligne,

se

démasque.

d'autres blessés

que

je

me

Pas plus tôt ceci dit que

balle

sur

dans

un

dis.

l'épaule. Je

lit

Pouf

:

Faudra que

!

me

je

!...

voilà

une

tombe. Devine sur quoi?

de plumes, c'était réussi

!

î

Je reste deux secondes à terre, sans bouger,

puis je pense »

:

Des

tas de fds de fer barbelés, oui, m.on vieux

Comme »

vil-

boche

mitrailleuse

demande de l'augmentation à mon patron »

!

))

Mais,

«

très bien

Voyons,

î

suis-je

voir à savoir.

mort, oui ou non? Faudrait


260

FACE A FACE J'essaye de remuer

»

Donc,

je

le

ne suis pas mort. Car

vu des morts remuer

as

bras

me

»

Alors, je

»

Y a du bon

»

Et

je

dis

peux

je

;

ne

je

;

parfait

pas

sais

si

I

tu

bras? moi pas.

les

:

!

me mets

à genoux pour rattraper les

camarades, car tu penses bien que

je n'allais

pas

m'arrêter pour une malheureuse blessure de quatre sous.

Soudain

»

:

bzim

boum

!

rappliquent en plein dans

deux

voilà

1

mon

sement, mes jumelles se jettent entre

moi

balles qui

individu. Heureules balles et

et c'est elles qui reçoivent les balles à

place. Elles sont en

marmelade mais

je n'ai

ma

pas de

mal. »

Braves jumelles

!

et

dire

jamais la médaille militaire »

Je

me

ma qui »

direction

me Je

1

refiche à plat ventre,

Les Boches m'ont vu

comme

me

boche, la

il

lever et

était

temps

tirent

ils

!

dans

des enragés. Le tronc d'arbre

protège en voit de dures

me

n'auront

qu'elles

!

dirige

à plat ventre vers

nôtre

maintenant,

je

la

suis

tranchée obligé de

côtoyer des blessés et de passer par-dessus des cadavres. Encore tranchée.

un

effort

:

je

saute

dans

la


261

TÊTE-A-VACHE

Le capitaine qui me croyait mort ouvrait de

»

grands yeux. Je

J'ai la

»

la

lui dis

:

couenne imperméable

!

(p. 261).

— Mon capitaine, faut pas vous étonner

couenne imperméable

!

»

:

j'ai


262

a face

facï:

X LE DÉJEUNER CHAMPÊTRE

Ce fut à peu près vers l'heure du départ de troisième vague que

manda

vingt

le

hommes de ma

porter des cartouches

hommes et

je

partirent

section pour aller

aux combattants. Les vingt

avec

heureux d'être

Beauvais,

sergent

le

demeurai en arrière avec

section, tout

la

lieutenant Merlin nae de-

le

laissé

reste de

la

en dehors de

l'affaire.

Cependant, une situation,

fois épuisées

des remords

pensant que

la plus

me

leia

voluptés de la

vinrent. Je rougis en

grande partie de mes

couraient des dangers sans moi, et je

hommes

me

décidai

à aller les rejoindre. Ils allaient

justement commencer leur troisième

voyage.

Les caisses de cartouches ravin,

non

loin

du poste de

douloureux pour charger en route par

le

se

prennent dans secours.

le

Un ahan

la caisse sur l'épaule, puis

boyau qui monte à

pic

Nous croisons en chemin des blessés qui,

le

visage


263

TÊTE-A-VACPE barré par l'étoffe blanche ou

descendent

A

bras en écharpe,

la colline.

nos questions anxieuses

le

:

Quelles nouvelles là-haut?

Y

a-t-il

beaucoup

de pertes chez nous?

Les réponses

les plus diverses et les

tendues nons sont

plus inat-

offertes.

Réponses sincères cependant. Chacun ne voit les choses,

ne juge

les

choses que de son petit coin.

Pour qui a progressé de quelques pas dans de

direction

droyante

;

l'ennemi,

notre

est

la

fou-

pour qui a dû reculer de quelques pas,

notre défaite est imminente

il

pour qui a vu tomber

;

près de lui plusieurs de ses

des plus chers,

A

offensive

compagnons d'armes,

n'y a plus de vivants au monde.

mi-côte, des 77 nous arrosent et blessent

brancardier.

Nous hâtons

le

pas.

Il

un

est d'obser-

vation banale que, pendant les attaques de tranchées, plus on se rapproche de la ligne de feu,

moins grands sont Mais les

cela, vrai

les risques.

pour

les

obus,

l'est-il

autant pour

balles? la fusillade infernale, la plus furieuse, je crois,

que

j'aie

entendue encore

!

C'est

un

véritable

océan de balles qui, parti des lignes ennemies, déferle vers

nous en vagues crêtées de

feu.


264

FACE A FACE

Les boyaux trop peu profonds ou entamés par les

obus, ne nous offrent qu'une protection déri-

soire.

Les ricochets nous auréolent.

hommes

est blessé.

Un

Un

de mes

sapeur a la tête percée de

part en part.

Tous, nous devrions être jetés à terre, troués

comme

des passoires par

mort sans Il

qu'elles

Gom-

les balles acérées.

ment pouvons-nous coudoyer

ces messagères de

nous parlent à

Fareille?...

ne tombera pas un cheveu de ta

tête

sans

ma

permission...

à

C'est

çolens, nolens,

avec il

explication

cette

ne devrait plus y avoir un

aussi

bien

que,

faut en définitive recourir, car,

il

armes meurtrières de

les

surnaturelle

chez

l'un

que

la

guerre actuelle,

seul

homme

debout,

chez

l'autre

adver-

saire.

Nous avons déposé nos de commandement, mais la

bonne

place.

caisses auprès d'un poste il

paraît que ce n'est pas

Nous attendons.

Sur ces entrefaites, un sergent que pas, se précipite vers

— —

Vite

!

vite

!

moi

le

je

ne connais

:

commandant

t'attend

!

Qui, moi? Oui,

démarre

!

toi,

avec

tes

hommes.

Démarre

!


TÊTE-A-VACHE

— C'est tai-je,

— c'est

il

265

bien pour les cartouches, hein? insis-

n'y a pas d'erreur?

Mais non, ce n'est pas pour

les

cartouches

:

pour renforcer la première ligne...

Je m'en doutais

!

im moment

d'irréflexion et je

me trouvais pris de nouveau dans l'engrenage, tout comme au premier janvier Mon vieux, dis-je au camarade, on m'a déjà !

fait le

coup pour mes étrennes

mencer, attends au premier

;

si

tu veux

le

recom-

avril.

Le sergent qui m'a regardé d'un peu pkis près s'aperçoit de son erreur.

Il

me

ment. Quelques instants après, sant une section, la bonne cette

Un

obus éclate derrière nous

vais est couvert de terre

— Trois

hommes

;

quitte précipitamil

repasse, condui-

fois. :

le

un autre

sergent Beauéclate à droite.

tués d'un coup,

me

dit

un

brancardier qui vient de ce côté en courant...

Enfin

je

puis savoir où déposer

un agent de

mes cartouches

un peu moins

;

que

les

Près de la cabane qu'il m'a montrée du doigt,

un

autres,

liaison,

me donne

adjudant

le

affairé

renseignement.

se tient, tête nue,

couvert de terre, pes-

tant contre un fusil dont la culasse rouillée s'entête à ne pas

Mon

manœuvrer. Je m'approche

adjudant...

:


FACE A FACE

266

Je donnerais bien dix

d'un ton

colère,

interrompt-il

sous,

pour connaître

fant de garce à qui appartient ce

le

nom

Mon

adjudant, est-ce bien

ici

l'en-

n'y cou-

fusil. Il

mon billet

perait pas pour la boîte, je vous en fous

de

que

je

!

dois

déposer mes cartouches?

— Au

vous et vos cartouches

diable,

monde en apporte ferie?

;

elles

!

tout

le

nous embarrassent. Vous

mieux d'apporter des

D'un revers de manche,

il

front et, son fusil à la main,

canettes...

essuie la sueur de son il

se

hâte vers la

fusil-

lade.

Nos line le

caisses en place,

en saluant de

nous redescendons

la tête les

la col-

77 qui tombent dans

ravin.

Je regarde à

ma montre

Puisqu'ils ont pour le

;

dix heures et demie.

moment

assez de cartouches

là-haut..,

— Mes A

amis, dis-je, c'est l'heure de déjeuner.

ces paroles, les visages s'éclairent, les

sourient.

viande

;

Le pain les

Les uns

se

musettes ainsi que

la

couteaux sont ouverts.

s'assoient sur les caisses de cartouches

les autres sur

autour de

est tiré des

yeux

la

des gabions. D'autres font porte du poste de secours

;

le cercle

et,

pour

mettre en appétit sans doute, regardent, tout


TÊTE-A-VACHE en mangeant,

267

docteur Clerc qui,

le

mains

les

ensanglantées, s'affaire auprès des blessés qu'on lui

apporte, ainsi qu'un boucher autour de son étal.

Gomme

cette halte est la bienvenue et

comme

ce déjeuner champêtre s'annonce plein de charmes

On

se

bat à 200 mètres

d'ici,

mais

!

c'est derrière la

crête. Il

va

falloir

retourner là-haut, d'accord, mais

dans une demi-heure seulement, une heure peutêtre.

Et

d'ici là

!...

Des camarades sont tombés mais un peu plus

tôt,

un peu plus

près

de

tard... et

nous,

notre

tour à nous ne tardera pas beaucoup sans doute. Ainsi doivent, en leurs cervelles menues, rêver les

moucherons quand,

continuent leurs danses.

l'hirondelle

passée,

ils



CINQUIÈME PARTIE

LE BOIS-BRU LÉ

I

LE BOIS-BRULÉ

Tout comme

les

Boches, qui, guerriers valeureux

aux premiers mois de

la guerre, s'avérèrent ensuite

simples empoisonneurs, l'hiver, sur les Hauts-de-

Meuse, après s'être annoncé par des morsures de fauve, ne sut bientôt plus que fienter

comme une

bête puante.

Hors quelques jours en décembre jours en janvier, le froid que nous

et

quelques

connûmes ne

fut pas le froid loyal, tous poils hérissés

mais par

la froidure

du

gel,

de l'humidité sournoise qui monte

les souliers saturés,

descend par

les

épaules

transpercées, et tient bientôt, entre les deux crocs

de la tenaille, la chair entière, glacée jusqu'aux os, glacée

jusqu'au sang, glacée jusqu'à l'âme.


270

FACE A FACE

Sensibles

surtout

nous furent pluie

fondue, au secteur accolé contre

neige

et

mufle de la

le

Tête-à- Vache. Là, souvent, l'eau montait jusqu'à

mi-jambe

nous dormions sur

;

boue délayée,

la

nous restions parfois huit jours de

et

pouvoir remettre nos vêtements à

Cependant

la

machine humaine

suite sans

sec.

d'un

est

si

mer-

mécanisme que, l'habitude aidant, nous

veilleux

vivions au milieu de cette boue et de cette pourri-

ture

comme

l'ordinaire,

même

les

poissons dans l'eau. Pas plus qu'à

toux

les

nombreuses,

et

rhumatismes semblaient — ô sacrilège

se bien trouver

'--'

n'étaient

!

de ce régime.

Ainsi qu'il arrive toujours, nous nous étions

attachés à notre coin de misère et ce fut sans

enthousiasme que, l'ordre venu, nous quittâmes la Tête-à- Vache Si expressif

Brûlé,

il

pour

le

Bois-Brûlé.

que puisse être ce

n'est

nom

:

Bois-

pas assez sinistre encore. C'est

Bois maudit qu'il faudrait dire ou

le

le

le

Bois

d'enfer.

Le Bois-Brûlé

fee

trouve dans la forêt d'Apre-

mont, aux confins de fort

la

Woëvre.

Il

commande au

de Liouville, à la route de Saint-Mihiel, à la

route de Commercy. Son importance stratégique est

de premier ordre, car forcées

ses

dernières


271

LE BOIS-BRULÉ futaies, ce serait

pour

les

Allemands,

le

chemin de

l'invasion grand ouvert.

Aussi

acharnement de leur part à s'en

quel

emparer! Je ne sache pas que nulle part sur la hgne de

combat, cet hiver(l), sicen'est enArgonne,lalutte ait été aussi vive.

Le nombre de

soldats tombés,

de part et d'autre, sur ce front de quelques centaines de mètres, le saura-t-on jamais?

Le

Sol

y

aucune métaphore, pétri de

est, sans

cadavres....

Les stations de chaque bataillon au Bois-Brûlé, duraient huit jours en moyenne.

Nous partons, d'un cœur se

et plus

d'un front pâlit et plus

serre.

Pendant huit

jours,

il

faudra se tenir sur

le

qui-

vive, sans faire dé bruit, sans feu, sans dormir

observer

presque,

meurtriers

l'ennemi

habituer

;

ses

par

oreilles

des

à

créneaux l'infernale

clameur des obus, des bombes, des grenades, des «bouteilles»,

comme les «

tombent, tombent, tombent,

pluie en avril

plaintes

marmite

(1)

qui

»

et

les

;

râles

entendre sans tressaiUir des camarades qu'une

a fauchés tout près de soi

1914-1915.

;

s'assoupir


272

FACE A FACE

quelques instants, soudain,

réveiller

enseveli

bombe

défoncé une

entre les jambes, et se

le fusil

;

sous

un talus qu'a

recevoir à coups de fusil une

charge de Boches et

reconduire ensuite dans

les

leurs tranchées, à coups de baïonnette

s'emparer

;

d'un ouvrage ennemi par surprise ou par force, puis le perdre, le reprendre et continuer ainsi la sinistre partie

la

de pelote

fumée des cigarettes

;

ne pas fumer, car

et des pipes formerait des

points de repère pour les grenades

et, la nuit, la

flamme de l'allumette ou du briquet apparente

;

marcher dans

marquettent laver

boire

;

derrière

;

le

sol

de la tranchée

serait trop

de sang qui

les flaques ;

ne pas se

à peine, car la fontaine est loin

manger

mains tachées

froid et avec des

du sang du camarade qu'on a pansé tout à Ce qu'est devenu mois de

luttes,

le

même un

faire

de blessures.

Les uns ont

d'un seul coup par un obus, et leurs racines en

l'air.

une

idée.

arbrisseau qui ne

tombé au champ d'honneur ou

criblé

l'heure.

Bois-Brûlé, après quatre

on ne peut s'en

Pas un arbre, pas soit

le jour,

ils

qui n'ait été été

arrachés

gisent étendus,

Les autres sont rasés à un

mètre, deux mètres, trois mètres au-dessus du

Rarement voit-on d'arbres mètres.

sol.

s'élever à plus de trois


LE BOIS-BRULÉ

Des petites branches,

il

273

n'y en a plus

:

les balles

les ont toutes coupées.

Même

désolation sur le sol

tombés en vauchent.

telle

On

quantité que

:

dirait la surface

d'un lac dont

vagues auraient été brusquement

chaque pas,

le

C'est pourtant

Le

voici, tel

solidifiées.

les

A

pied se heurte à des fusées, à des

culots, à des éclats de fonte

un de mes plus

obus y sont

les

leurs trous se che-

ou

d'acier....

au Bois-Brûlé que

jolis

que

se rattache

souvenirs de cet hiver.

je l'ai noté sur

mon

carnet de

campagne.

La redoute ennemie la

est à

cinquante mètres de

redoute française. Bombes, grenades et fusils

à qui jettera par terre

rivalisent

nombre de morts, à qui

le

plus grand

réalisera le plus étourdis-

sant vacarme.

Le

sol,

derrière nous, s'étoile de cinq flaques

de sang, car cinq des nôtres sont tombés là tout à l'heure.

Dans debout

la forêt qui ;

nous environne, plus un arbre

quelques troncs brisés demeurent seuls,

sans ime branche, sans

même une parcelle d'écorce,

tant les éclats d'obus les ont labourés, tant les balles les

ont piqués et troués de leurs dards

innombrables. 18


274

FACE A FACE

Chacun consigne

à son poste ou vaque à sa

se tient

uns guettent aux créneaux

les

:

aux meurtrières

autres tirent

cartouches ravitaillent et les

maçons réparent

chaque instant,

les

La mort plane

les

les terrassiers

brèches que font, à

projectiles.

au-dessus de la redoute,

entend remuer ses longues

nous

;

sur une

Soudain,

chêne arrachée par un obus,

emporter

souche de

tout près, à trois

là,

mètres de nos créneaux, un rouge-gorge

comme pour une

s'incline

on

Lequel de

ailes noires.

la sinistre bête de proie va-t-elle

tout à l'heure?...

les

porteurs de

les

;

les tireurs

;

se pose. Il

révérence,

agite

sa

queue, exécute plusieurs fois de suite des demis à droite

des demis à gauche, pour nous faire

et

admirer

les

bile, la tête

magnificences de sa robe

penchée de côté

nous regarde en ayant

lui jette

biscuit

A

immo-

et le bec en avant,

de dire

faire

du pain émietté

trempé dans du vin

manger,

n'est pas

de

puis,

il

:

Et maintenant?...

On un

l'air

;

il

:

il

le

dédaigne

venu en mendiant, mads en voisin,

un brin de causette

et

qu'il

;

point ne lui chaut.

en a tant qu'il veut dans la forêt.

de sérénité sur ces visages

On

:

Il

histoire

de mettre un peu trouve trop graves.

s'appelle d'un créneau à l'autre

;

les

hommes


LE BOIS-BRULE de corvée laissent leurs outils détache et va prévenir

— Mon

lieutenant,

— Mon

lieutenant,

Bientôt nous

vivant

le

un caporal

;

lieutenant

:

un rouge-gorge

un rouge-gorge!

se

!

(p. îTo).

sommes une vingtaine à contem-

pler l'oiseau, l'œil

Depuis

le

275

aux ouvertures.

séjour à Vignot, c'est le premier être

— à part

les

hommes

et les

Boches

qu'il


FACE A FACE

276

nous

soit

permis de

Les balles

voir.

ont tué ou mis en fuite tous

de

les

et les

obus

anciens habitants

la forêt.

Cependant volète de

ci

le

de

rouge-gorge là,

Puis soudain, un coup d'aile et

Ce

doux

qu'il cherchait, le

grâce à

lui,

au

s'éploie

soleil,

revient, s'élève.

une quiétude

le voilà parti.

être,

est entrée

il

l'a

obtenu

:

dans nos yeux,

nos visages se sont détendus, nos âmes se sont reposées.

Cher petit rouge-gorge

!

'

n LE RECORD DE LA TRANCHEE

On

s'est

préoccupé cet hiver, dans

de savoir à qui appartient

le

les

journaux,

record de la tranchée.

Certaines unités se sont glorifiées d'avoir passé

dans

les

tranchées, sans relève, vingt jours,

un mois,

cinq semaines, cinquante jours.

Et

je souris.

Le record de

la tranchée, je crois

mer, toute vanité mise à part, revient...

pouvoir

l'affir-

à moi

qu'il

c'est


277

LE BOIS-BRULÉ

Le temps de

ce record fut

exactement de douze

heures...

Un

matin, est-ce en février? est-ce en mars? je

vins occuper avec

ma section, une tranchée avancée

à une vingtaine de mètres de la ligne ennemie.

Notre faction ne devait durer que vingt-quatre heures.

Comme je m'étonnais de la longueur de l'ouvrage qui m'était donné à garder avec

hommes,

le

lieutenant

me

mes quarante

prit à part

:

Je vais vous expliquer la situation.

que vous

la connaissiez

Il

faut

pour n'être pas surpris par

événements. Percevez-vous, sous vos pieds, ces

les

coups intermittents?... Nous savons que l'ennemi a creusé une sape sous

la

tranchée que vous occupez

aboutit-elle? Voilà ce

que

le

génie n'a

pu

dé-

couvrir...

— Alors?

demandai- je,

comme

il

s'arrêtait

de

parler.

— Alors,

dame, sera-ce pour aujourd'hui? ou

pour demain? ou pour après-demain?... Mais moins il

y aura d'hommes en ligne... Et moins il en sautera en

comme

il

l'air,

achevai-je,

s'arrêtait encore.

Je vous fais grâce des réflexions qui, à partir de la révélation

du lieutenant, bouillonnèrent dans ma


278

FACE A FACE

tête. Il

que

y en eut pour emplir une

je dis là

vie entière, et ce

doit s'entendre au pied de la lettre,

Nous savons que l'ennemi a creusé une sape sous Ja tranchée...

(p. 277).

toute vanité de conteur mise à part, et toute

litté-

rature.

Le temps

n'existe

que par

les

sensations qui

le


279

LE BOlS-BRULÉ

manifestent. Pour la Belle au bois dormant, mise

mouvement

hors du

et de la pensée, les cent années

de son sommeil coulèrent sur une feuille de lierre.

comme ime

Il

y

a,

goutte d'eau

par contre, des

ins-

tants qui, littéralement, s'éternisent, et courante est l'expression

parut un

Je

«

:

Je vécus là une heure qui

me

siècle. »

me

souviens et je

me

souviendrai toujours

d'un cauchemar qui vint hanter une de mes nuits de fièvre au cours d'une grave maladie que je

aux environs de

me

Je

la

vis partant

vingtième année, à

pour

la guerre

la caserne.

avec

mon

ment. Je pris part à des combats, à des

Une

balle

me

et conduit

dans une tour.

On m'entoura

me

humide,

coucher ni

faisait froid. Je

il

me

corps

le

La lumière ne

parvenait que par une lucarne ouverte dans faisait

régi-

batailles.

brisa la jambe. Je fus fait prisonnier

d'une lourde chaîne fixée au mur.

il

fis

le toit

;

ne pouvais ni

mettre debout à cause de

la

chaîne.

Des jours passèrent, puis des semaines

des

Au commencement, je pensais « Est-ce ne va pas venir me délivrer? La guerre doit

années.

qu'on

;

:

être finie pourtant

qu'un espoir

:

«

!

»

Puis, résigné, je n'avais plus

Si je pouvais bientôt mourir

!

»


280

FACE A FACE

Et

les

années, toujours, succédaient aux années.

Je savais, sans blancs,

que

mon

j'étais

le voir,

que mes cheveux étaient

mes membres

visage ridé,

devenu un

ratatinés,

vieillard.

Je vécus en une seule nuit, toute une longue vie

d'homme Quand

!

je

me

réveillai le

d'hôpital, je fus stupéfait claire,

des

dessus de

lits

matin, dans

au spectacle de

mon

lit

la salle

blancs, des religieuses penchées au-

mon

front ruisselant de fièvre. Je ne

comprenais pas.

Où vous

vieille

êtes,

sœur, mais

mon

ici,

enfant?

me

répondit une

avec nous, à l'hôpital; vous

savez bien...

Mais non, oublier en

je

un instant une

débattais contre

ne savais pas

mon

;

je

ne pouvais pas

vie tout entière. Je

me

cauchemar.

Pourquoi m'a-t-on enlevé de

la

tour? ce

n'était pas la peine de m'enlever de la tour, puisque je suis

un vieux

et

que

je vais

mourir

!...

Ce fut un cauchemar d'une intensité prit possession de

moi dans

la

pareille qui

tranchée minée.

Les émotions d'une longue suite d'années visitèrent en quelques heures.

sur

moi par bandes,

fouillaient

me

Elles s'abattaient

mon

coeur de leurs


281

LE BOIS-BRULE becs de proie, mettaient

ma chair et

saient de

mes

nerfs à nu, se repais-

repartaient gavées, laissant la

place à d'autres.

ma torture,

Ce qui ajoutait à

mon

garder intact

nique parmi

les

c'est

que

je devais

secret pour ne pas jeter la pa-

hommes. La douceur m'était

re-

fusée d'une confidence.

Toute

mencé à les

la

matinée

six heures

— notre

— j'entendis

faction avait les

comptais, je notais aux secondes de

l'intervalle qui les séparait l'un

disais

«

:

Avant que

de

ma

je l'avais

breuses fois depuis c'était

une ennemie

je

montre,

l'autre. Je

me

cette petite aiguille ait achevé

son tour, je serai peut-être dans l'éternité.

La mort,

com-

coups sourds;

»

déjà regardée en face de

début de

le

loyale,

la

nom-

guerre, mais

aux yeux largement

ouverts, et non une conspiratrice sournoise qui se

dérobe et cache aux

plis

de son manteau

la

cruauté

de son visage. Je voulus prier, mais au lieu de s'élancer vers ciel,

mes

prières,

aussitôt libérées,

le

se laissaient

choir au sol de tout leur poids. Les coups qui sous

mes pieds tais

retentissaient, c'était cela

aux grains de mon

que

me

comp-

rosaire.

Après quatre heures de cette torture, plus. Je

je

dirigeai vers la

je

n'y tins

casemate du lieutenant,


282 et, «

FACE A FACE

mon discours dû me laisser dans

tout en marchant, je préparai

Mon

lieutenant, vous auriez

l'ignorance.

Ma

:

situation est intolérable.

Rester

vingt heures encore avec cette menace de toutes les secondes,

dépasse mes forces. Faites-moi rele-

ver par un camarade, je vous en supplie

!

»

J'entre dans la casemate, je salue.

— —

Eh bien mon ami, qu'y a-t-il ? Mon lieutenant, j'ai grand soif !

vous

est vide... S'il

et

un peu de

restait

mon

bidon

café de ce

matin...

Au moment démarche

Le

ma

de parler, j'avais eu honte de

!

café bu,

et

il

avait été

j'avais la gorge desséchée et c'était bien exact,

mon

le

bienvenu, car

bidon était vide,

mes

retournai parmi

je

hommes.

— Vous entendez, pieds?

sergent, ces coups sous nos

me demanda l'un d'eux.

Si je les entendais

Vers onze heures,

!

le

cahute, sous long, je collai

le

parados

mon

me ma mon

bruit cessa et ce silence

fut plus pénible encore. Je m'enfermai et,

oreille

au

dans

m'étendant de sol

:

silence absolu.

J'en conclus que les préparatifs étaient terminés et

que l'explosion ne tarderait plus longtemps.


283

LE BOIS-BRULÉ Je fus confirmé dans cette impression par

le re-

gard étrange que jeta de notre côté un Boche couvert de terre qui, sur

buste par-dessus

le

parition ne dura que

— ou

clairement,

sapeur

le

deux secondes, mais

crus

lire,

une

ennemi,

coup de midi, passa son

parapet de sa tranchée. L'ap-

— dans

les

je lus

yeux du

expression

satanique

de

triomphe et de cruauté.

La

soirée se traîna

faire le

Mon

comme un

ver parti pour

tour du monde.

cœur, dans

pulsations

ou

la

les

même

minute, précipitait ses

comme

ralentissait

s'il

allait

Mon sang, tour à tour, brûlait mes veines. Ma bouche était amère, mes

s'arrêter de battre.

ou glaçait

yeux douloureux,

Quand

je

ma respiration

oppressée.

passais derrière les

pour

guetteurs

quelque ronde, je recueillais de chacun des excla-

mations apitoyées et jamais semblables

— Comme vous pâle — Gomme vous êtes congestionné — Comme vous êtes jaune êtes

:

!

!

!

Les cuisiniers apportèrent

unique cuillerée apaisa sur coup

ma

la

soupe dm soir

;

une

faim, mais je bus coup

deux quarts de café brûlant

et

deux quarts

d'eau glacée. Les cuisiniers repartirent. heures. Encore douze heures pareilles

Il

était six

aux douze


FACE A FACE

284

heures qui venaient de s'écouler, plus terribles

même

ma

à cause de

fatigue et de

mon-

épuise-

ment.

Dieu eut

pitié

Comme je

de moi.

sortais d'une nouvelle conférence avec

le lieutenant,

un homme de

la section

m'aborda,

brave garçon que j'estimais pour son courage et

que

je

raillais

amicalement pour

langage

son

choisi.

— Vous Nous

un volcan,

dansons sur

pas, cette fois,

me

reprocher

miné sous nos pieds

— Chut

me

savez la nouvelle?

1

demanda-t-il.

et

vous ne pourrez

mon

image. Le sol est

1

lui dis-je

en montrant plusieurs soldats

qui pouvaient nous entendre. Pas devant eux

— Eux? mais section est

ils le

savent

au courant. C'est

Tout

!

le

le

monde

!

à la

planton du colonel

qui vient de nous renseigner. Mais rassurez- vous les

Oh

l

oui, elles étaient à la

stances, les

de

;

âmes sont à la hauteur des circonstances. âmes

la tranchée, je

!

Quand, à nouveau,

ne

Elles étaient plus

recueillis

ou moins

ment, mais toutes égales par voulait montrer qu'« on était

— Moi,

hauteur des circon-

j'avais toujours

je

fis le

tour

que des plaisanteries. spirituelles, la

évidem-

bonne volonté. On

un peu

».

rêvé d'être aviateur


285

LE BOIS-BRULE

me promener en l'air comme un Boches vont me donner ce plaisir.

pour

oiseau.

Les

Moi, tout ce que je demande, c'est de monter

On

voulait montrer qu'on était

un peu

làf... (p. 284),

assez haut pour retomber en plein sur le nez des

Boches.

Moi, je suis|trop gras. LaTpoudre boche ne

sera pas assez forte pour

me

soulever..»


286

FACE A FACE

Et voilà

l'effet

que cela leur

faisait,

à eux,

la

perspective de sentir la terre voler en éclats sous leurs pieds liations de

!

J'eus là une des plus grandes humi-

ma

campagne.

Cette humiliation s'accentua encore quand je

pus constater, dans

petits

dernière partie de notre

la

que l'attente d'un éparpillement en mille

veille,

morceaux n'avait

rien de particulièrement

redoutable.

Mais

on ne

si

on tient

mon

me refusera pas,

courage en piètre estime,

je pense, le record

de

la tran-

chée. C'est

une consolation.

J'ajoute, pour terminer l'histoire que notre garde

s'acheva sans encombre. L'explosion attendue ne se produisit que quelques jours plus tard.

III

CIMETIÈRES DE CAMPAGNE

Nos morts sont maintenant enlevés de

la ligne

de

feu et ensevelis dans des cimetières attenants aux villages de l'arrière. ainsi plus

f'acile

L'entretien des tombes est

et plus facile le salut

que

les soldats


287

LE BOIS-BRULÉ

tiennent à adresser à leurs camarades, chaque fois

que

circonstances

les

le

permettent.

Mais, dans les premiers jours de la guerre, allait les

pas de

même

:

la multiplicité

il

n'en

des attaques et

dangers de circulation à travers des boyaux à peine creusés, deux raisons entre

étroits,

autres qui nécessitèrent la

dix

création de cimetières

tout près des lignes. C'est

au Bois-Brûlé que

j'ai,

pomr la première fois,

vécu dans l'intimité d'un cimetière de campagne. J'en avais déjà

vu

plusieurs,

mais dissimulés, ou

dans des bouquets d'arbres, ou derrière des

replis

de terrain, ou loin des tranchées de passage.

Au

Bois-Brûlé,

vrages, tout

le

comme

le

cimetière fait partie des ou-

poste de secours ou les abris

de commandement. L'éminence, en haut de quelle

il

se dresse est, de

chaque boyau,

la-

visible, et

nous ne pouvions circuler d'une Ugne à l'autre sans contempler ses croix graves et

La tranchée ennemie peine. Les

tombes

elle

trouve à 200 mètres à

sont-elles

coup de main? Non pas rempart et

se

!

recueillies.

donc à

la

merci d'un

car elles constituent

m'a frappé par son symbole,

anecdote que m'a contée je ne sais plus qui

Une compagnie

un

cette

:

recule devant des forces alle-

mandes supérieures en nombre. Un

officier s'efforce


288

FACE A FACE

vainement d'arrêter cause,

s'écrie

il

la

déroute

en montrant

Et ceux-là, vous allez

Et

les

hommes

le

en désespoir de

et,

cimetière

:

les laisser aussi

s'arrêtent et

ils

!

repoussent

l'as-

saillant.

Tous

mune

ces cimetières ont

sur chaque

:

marqué au bordent

les

tôle.

même

croix avec le

un nom

bois ou gravé sur

Des pierres d'égale grosseur

tumulus. Les fleurs du printemps ou de à la faveur de l'aube, viennent exha-

l'été, cueillies

ler là leur

tombe une

rouge à

fer

une plaque de

une physionomie com-

âme

pins, arrachés

odorante. Et l'hiver, de jeunes sa-

dans

la forêt et transplantés sur les

tombes, marquent, par leur verdeur persistante,

la

force de notre persistant souvenir...

mères, ô

filles,

ô fiancées, ô veuves, pardon-

nez-moi ce blasphème. Mais quel que

soit

l'amour

que vous portiez à vos morts, vous ne sauriez donner à leurs dépouilles plus de soins pieux que ceux

dont nous «

X...,

les

entourons nous-mêmes...

mort glorieusement à l'attaque

tombé

du...

»

«

X...,

en défendant sa tranchée.

»

«

X... tué en s'emparant d'un ouvrage ennemi.

»

Toutes

le...,

les inscriptions se

ressemblent. Et

comment

différencier des héroïsmes qui, tous, ont leur fonde-

ment sur l'amour de la patrie et le mépris du danger ?


Parfois,

289

BOIS-BRULÉ

LE

cependant, des emblèmes rompent

monotonie du décor. C'est un képi qui coiffe ime croix milieu

du tumulus

celui qui est là?...)

;

c'est

(l'éclat ;

c'est

un

la

criblé de balles

au

éclat d'obus posé

sans doute qui a frappé

une couronne, achetée à

ville

voisine, ou une plaque émaillée, dont

d'un

frère,

la

la piété

d'un parent, d'un ami voisin de combat

du disparu, a tenu à

faire

hommage à

celui qu'il

aimait.

Quels sont

les

sentiments qu'éveille le côtoiement

quotidien des morts?

11

faudrait, pour répondre à

cette question, avoir la clé des âmes. J'ai cru re-

marquer toutefois plus de dans

les

colère

que de mélancolie

regards jetés sur les cimetières. Pleurer les

morts ? geste vain et sans portée ; mieux vaut songer à

venger.

les

Pour moi, quand

je

contemple

la

longue théorie

de mes années perdues dans une agitation vaine,

quand que

je réfléchis à tout ce

je n'ai

pas

été, je

que j'aurais pu être et

ne puis m'empêcher de

ja-

louser les morts. Ils

sont tombés dans l'exaltation d'un

combat

et les voici qui s'offrent, glorieux et purs, à l'affec-

tion et à l'admiration de tout Il

un peuple.

n'est pas de méditation plus salutaire

que

celle

qui se déroule, au son du canon proche, par devant 19


290

FACE A FACE

un cimetière de campagne,

me

nion avec ceux qui

me

nuit tombante, à

De

commu-

et c'est là, en

regardent, que j'aime, la

recueillir.

ces cimetières,

il

y en a cependant près

des-

quels je ne puis passer sans détourner la tête. Non,

vraiment, je ne saurais fixer mes yeux sur qui se dressent

Ce sont

les

croix

j'ai

con-

là.

les croix

qui abritent ceux que

nus, ceux que j'ai aimés, et qui, vivants et souriants

un matin d'attaque,

n'étaient plus,

le

venu,

soir

qu'une masse inerte et sanglante.

O

cœur qui

hypocrisie d'un

pas craindre

la

mort

s'enorgueillit de

et qui, superbe et

dédaigneux

loin d'elle, devient haletant et frémissant

que

fois

Si

mes

ses ailes le frôlent

seulement

je savais

disparus, et

vais accomplir

si,

chaque

!

ils

se trouvent, tous

m'armant de courage,

mon

ne

je

pou-

lugubre pèlerinage jusqu'au

y a des tombes anonymes, et si voulais rassembler tous mes morts, combien de

bout je

!

Mais non,

manquants à

il

l'appel

!

Des tombes anonymes? Hélas comprendra, je pense, sans que Mais, ô mères, ô

filles,

!

oui.

j'insiste

Et

l'on

ô veuves, ô fiancées, qu'im-

porte ? Sur la terre une seule France et dans

un

seul Dieu.

me

davantage.

le ciel


BOIS-BRULÉ

LE

Un

seul

amour.

nom

Les tombes sans

Ceux qui reposent

n'étaient pas assez

:

Dans

ils

ont donné leur dépouille.

les

France

la

sépare d'elle

les

pour

elle et,

sont les plus glorieuses.

avaient donné leur vie. Ce

amour de

leur furieux

voulu qu'on à

291

retrouver,

ils

;

il

ils

n'ont pas

se sont incorporés

faudrait fouiller et

retourner toute la terre française. Si je dois

pas

mon

tomber à mon tour, qu'on n'embusque

cadavre à

l'arrière

:

cela est

ma volonté.

Je veux reposer à côté de mes gars dans cimetières de croix sur

campagne de

ma tombe

:

la

la croix

grande

un des

forêt.

Une

de l'espérance, mais

pas de nom. Je veux être

un de

tombe de qui pourront rer toutes les robes

Et

toi,

mon

ces morts

anonymes sur

la

s'agenouiller, prier et pleu-

de deuil.

Dieu, bénis toutes les tombes.

IV LE CAPORAL HATTON

Nos journées de réserve dit,

à compléter

les

se

passaient,

l'ai-je

ouvrages de défense du Bois-


FACE A FACE

292

Brûlé ; nos journées et nos nuits même, fortifier certains points, visibles

car pour

des observatoires

ennemis, on ne pouvait travailler qu'à la nuit noire.

Presque toujours

nous

imposer

travaillions alors,

ou

la neige

la

pluie venait

compagnie importune.

Nous

encapuchonnés dans nos

toiles

sa

de tente, semblables à des moines en train de creu-

tombeaux.

ser leurs

De nos cagnas

à

nos chantiers,

chemin,

le

allongé par le serpent ement des boyaux, s'étendait

sur près de deux kilomètres. les

Ceux qui ont pratiqué

tranchées comprendront ce que

marche,

la

boyaux.

On

nuit, le long de se

une

deux kilomètres de

cogne l'épaule aux pare-éclats, on

s'accroche aux racines, pierre

signifie

le

pied bute contre une

ou s'enfonce dans une flaque d'eau,

le

front

se bosselé à toutes les traverses.

De

place en place,

comblé

un

le

un 105 a heurté

le

parapet et

boyau d'un amoncellement de

arbre, fauché

par

la

serpe

d'un

terre

150,

;

s'est

planté au beau milieu du passage. Parfois une troupe s'en vient en sens contraire

avec des planches, des gabions, des sacs de grenades

ou de cartouches. le talus

pour

Il

faut alors se hisser par-dessus

laisser libre le

chemin,

et

quand

la


pluie

tombe

et

293

BOIS-BRULÉ

LE

que

même

la

opération se répète à

plusieurs reprises, on se trouve entouré bientôt

d'une gaine de boue qui ne laisse visible aucune parcelle de la vêture.

Cette existence,

terne et triste à qui l'entend

si

conter, elle coulait pour nous sans regret et sans plainte.

A

travers la pluie et la tâche fatigante,

nous apercevions la

le

bon

Un

cagna hospitalière. d'un

assaisonné

repos, à la rentrée, dans

tasse de thé bien chaud,

bûches de chêne,

quignon de pain

morceau

gros

d'appétit,

sec,

une

une large flambée de

et voilà les fatigues oubliées, les

visages détendus, les cœurs heureux de vivre.

Souvent, au retour d'une de ces corvées nocturnes sous un

ciel

inclément, je contemplais avec

hommes

attendrissement mes vaillance

songeant à la

et,

déployée par eux devant la mort au

cours des attaques et des bombardements, à leur

indomptable bonne humeur devant

monotone,

et le travail

quels rudes

hommes

je

le

me

les

intempéries

plaisais à

m'imaginer

pays

allait

avoir en eux

après la guerre.

Pourtant,

que

j'avais

le

croiriez-vous?

vus au feu

antipatriote,

le

si

caporal

Parmi ces soldats

superbes,

il

se trouvait

Hatton, celui-là

dont à deux reprises je vous

ai

un

même

vanté la bravoure.


FACE A FACE

294

Hatton

était

typographe de son métier

beaucoup d'ouvriers, avant

comme

et,

la guerre,

estimait

il

inconciliables le syndicat et la patrie. C'est

une opinion que

Allemands, de

les

passage chez nous, déclaraient appuyée sur la philosophie la plus

Hatton peut

scientifique...

vanter

se

occupé

d'avoir

ma

pensée plus souvent qu'à son tour.

Mon

cher Hatton,

qu'une de

lui disais-je,

ses sorties habituelles contre la patrie,

vous vous excitez bien à tort

Quand

dupes.

mières le

fois,

je

:

nous ne serons pas

vous entendis parler,

les

pre-

l'impression fut déplorable, je ne vous

cacherai pas.

demandai

après quel-

s'il

A

plusieurs reprises

mon

n'était pas de

faire enlever des galons qui

même,

je

me

devoir de vous

vous permettaient de

répandre plus facilement des doctrines funestes...

Cela m'est bien égal, interrompait Hatton,

d'être

ou non cabot

!

Non, cela ne vous

est

on vous nommera sergent, bientôt, je l'espère,

pas égal,

— vous serez •

et

ce qui le

quand

arrivera

premier à vous

adresser des félicitations chaleureuses. Mauvaise tête et

bon cœur,

comme On

la définition classique

vous va

à nul autre.

n'a

qu'une

peau,

rétorquait

Hatton,


et

si

Je

ma

perds

peau,

— Vous êtes trop mon temps

me

ne

il

restera rien.

pour que

intelligent

y a des choses

mort

est la vie sans

et la vie sans liberté, et la vie sans

Mais vous

perde

je

Il

à réfuter ce sophisme.

préférables à la vie. Pire que la

honneur,

295

BOIS-BRULÉ

LE

amour.

savez bien. Si vous avez encore vos

le

galons rouges et

si

bientôt vous aurez des galons

dorés, c'est parce que je

25 novembre,

le

l*^*"

vous

vu à

ai

janvier, et

l'œuvre, le

chaque

fois

qu'a

craché la mitraille...

J'ai fait

Non, vous n'avez pas

monde, mais

comme je

l'ai

tout

le

monde.

comme

fait

bien remarqué déjà

tout le :

vous

avez honte de votre courage, vous vous en voulez

de

bien

déchéance

vous

battre

;

cela

Vous n'avez pas

!

monde, car tout

le

monde a

vous fait

été

semble

comme

une

tout le

brave ces jours-là,

mais vous seul êtes resté souriant. «

Vous avez plutôt un

Hatton, et

les paroles

sale caractère,

de votre bouche... mais passons. Or, d'attaque et de crapouillottage, cruste à vos lèvres et

mon

cher

qui sortent habituellement

demeure

le

les

sourire

jours s'in-

là jusqu'à la fin.

Par exemple, vous vous rattrapez bien,

l'affaire

terminée. Qu'est-ce qu'ils prennent, vos malheu-

reux poilus

I


296

FACE A FACE

Éclat de rire général. Et Hatton, mi-content,

mi-fâché

:

Je suis ce que je suis

;

mais vous ne

me

ferez

pas dire que la guerre n'est pas absurde.

— Allez

raconter cela à Guillaume

Votre réflexion

alors.

est

un exemple

!

disais-je

parfait de la

façon dont raisonnaient beaucoup de vos amis

avant

la guerre. Idéalistes incorrigibles,

saient d'ouvrir les

yeux aux sombres

ce qu'une chose était bonne,

Hélas

qu'elle était nécessaire.

bon,

lui aussi,

bonne

la

ils !

ils

refu-

réalités et

de

en concluaient

printemps est

le

douce chaleur du

soleil,

pourtant nous voici depuis plusieurs semaines,

et

sous un ciel pourri, obligés de patauger, du matin

au

soir,

dans

la neige fondue.

aussi bien décréter le perpétuel

paix perpétuelle

:

Vous pouvez tout beau temps que

la

vos deux gestes auront une

égale valeur... Il

avec

y a près d'un an que je devisais de la le caporal Hatton dans les cagnas du

Brûlé.

La

guerre a eu sur

lui

comme

d'autres une influence heureuse.

maintenant,

la

croix

de guerre

sorte

Bois-

sur beaucoup

Il

est

orne

sergent sa

poi-

trine.

Et Hatton, demandai-je récemment à un

de ses nouveaux chefs, toujours sombre?


— Sombre, soir

il

ne

que

fait

rire

du matin au

!

De il

lui?

297

BOIS-BRULÉ

LE

cette expérience et d'expériences semblables,

ressort

que

séjour

le

moins profitable à

aux tranchées

la santé

n'est

de l'âme qu'à

celle

pas

du

corps.

EN FAMILLE...

Quand ma

section n'allait pas en corvée la nuit,

on l'occupait,

le jour,

à approfondir

les

boyaux

des deuxièmes lignes.

Souvent

les

shrapnels

interrompaient

besogne et nous obligeaient à

dans ces

les abris. Mais,

bombardements

aller

notre

chercher refuge

à de rares exceptions près,

restaient inoffensifs

:

les arbres

demeurés debout s'opposaient, de tous leurs troncs mutilés, à l'action des jumelles ennemies et les

empêchaient de repérer leur

Le

soir, la

tir.

tâche terminée, nous nous réunissions

dans nos cagnas, autour des feux,

et

nous prolon-

gions, durant plusieurs heures, des veillées

nous donnaient

l'illusion

J'aimais ces réunions

;

qui

des veillées famihales. elles

me

permettaient


298

FACE A FACE dans l'intimité de mes

d'entrer

procuraient travail

à

mon

une détente

hommes

;

elles

imagination sans cesse

au

salutaire.

Chacun prenait place à

sa fantaisie.

Quelques dormeurs acharnés s'étendaient sur la

couche de

feuilles sèches, sitôt

bu

leur quart de

fermés jusqu'au lende-

café, et ronflaient à poings

main matin. Des joueurs de manille

se groupaient

autour

d'une bougie, à laquelle un pieu enfoncé dans sol

servait

de chandelier.

L'heureux possesseur d'un journal du jour rara avis

gourmande

le

s'attablait à son festin avec

une mine

quatre pages depuis la

et dévorait les

première ligne du titre jusqu'à la dernière ligne des annonces, indifférent aux regards affamés qui suivaient la lecture interminable, attendant leur

tour de pâtée.

Les autres

hommes

causaient.

Cette conversation vagabondait ainsi qu'il est d'usage, parfois plaisante, plus souvent sérieuse.

La

guerre imprime aux esprits une gravité remar-

quable. laisser

On

veut savoir pourquoi nous avons dû

envahir notre pays

pu poursuivre

ses

;

pourquoi l'ennemi n'a

avantages

;

quelles raisons rai-

sonnées expliquent et justifient la conviction de


LE

notre victoire inéluctable

fait

les

;

;

aux agresseurs pour

infligé

299

BOIS-BRULÉ

quel châtiment sera leur abominable for-

quels changements apportera la guerre dans

conditions de la vie française...

Je serai bien trompé, bien déçu,

si

les

préoccu-

pations du pays demeurent après la guerre ce qu'elles

avant,

étaient

vie privée et la

si

la

même

même

frivolité préside à la

insouciance à la vie publique.

Des forces insoupçonnées s'accumulent au cœur des combattants et particulièrement chez les plus jeunes, qui ne sont pas encore cristallisés dans leurs

habitudes.

Plus s'allonge l'épreuve, et plus table

y a

il

;

elle est profi-

pour l'avenir une réserve de

sur-

prises heureuses.

De nos

conversations, le

thème

favori était la

famille.

La

guerre a resserré jusqu'à la souffrance les

liens entre enfants et parents, entre

maris, entre fiancées et fiancés.

Un

femmes

et

double torrent

de lettres se dirige, chaque jour, de

l'arrière

à

l'avant, de l'avant à l'arrière, torrents de feu qui

brûlent

Oh

paille rancunes, colères,

désillu-

mauvais souvenirs.

sions,

ils

comme

!

comme comme elle

quel enivrement après la victoire

vont flamber d'amour

les foyers, et

;


300

FACE A FACE

sera

notre

belle,

avec

France,

d'amour qui l'enveloppera toute Sur

femmes

les

à l'ami

le

peu de paroles

les

:

confidences et les réservait

plus intime.

Mais que

la conversation arrivât

(rapide

était

parties

au galop

pente)

la

orgueilleux,

non moins

le

les

aussitôt

L'oncle et

le

père

premier non moins

prolixe.

habituel à ces causeries

gner aux enfants

aux enfants

tout

voilà

et

les langues.

chevauchaient côte à côte,

Thème

!

et les fiancées,

une pudeur retenait

flamme

cette

d'épar-

le désir

:

horreurs vécues par nous, la

conviction que notre sacrifice ne serait pas inutile.

Et cette conclusion, toujours

Qu'importe,

si

pourvu que mes enfants pas ce que je vois

Aucune de

et

même

la

je suis blessé

ou

si

je

:

meurs,

mes neveux ne voient

!

ces conversations qui ne fût illustrée

:

à la moindre allusion, au moindre désir, les capotes se

déboutonnaient, d'humbles porte-cartes s'ouvraient

ou de luxueux étaient

portefeuilles,

étalées, qui

Chacun d'avares,

les

connaissait

chacun

des photographies

de main en main passaient. ces

les connaissait,

images,

trésors

à force de les

contempler, aussi parfaitement que

les siennes.

Je savais que dans une grande ville de l'ouest,


une Marcelle de cinq ans

s'ornait

du plus

ravissant

donné de contempler à des

sourire qu'il soit

En

301

BOIS-BRULÉ

LE

pères.

Limousin, quelque part, un Léon de trois ans

serrait

par la main et couvait d'un air protecteur

un Jean de dix-huit mois aux grosses jambes

A

buchantes.

ans se tenait, tellement les lèvres se

sérieuse,

si

profondément

ils

:

«

et

Madame

te connaissaient de

ma

Solange.

Ils

savaient que ta

au

ciel,

que d'elles-mêmes

s'était

plaisamment

mordre avec force

ne pas l'appeler

Et

jolie,

penchaient vers son visage, tellement

qu'il fallait se

ô

tré-

Bourges, une Marguerite de quatre

!

la

sérieuse,

langue pour

»

même,

les

camarades,

maman, avant de

s'envoler

du manteau

dépouillée pour toi

royal de sa douceur, qu'elle t'avait parée de sa grâce, qu'elle t'avait la tendresse

donné

l'éclat

de son front,

de sa bouche, la magnificence de ses

yeux, et qu'elle avait mis dans ta poitrine son âme, son

âme

transparente, que jamais ne troubla

mensonge,

ni l'envie, ni l'orgueil, ni

le

aucune des

misères humaines...

Ma

fille...

Parfois, de tous les points de l'horizon accourus, ils

venaient, les petits anges évoqués en rêve,

venaient rendre visite à leurs papas.

ils


302

FACE A FACE

Cela se produisait soudain quand, des gorges trop grosses de trop d'émotions amassées, nulle parole ne pouvait plus sortir. Ils

entraient par la porte basse, ou par la chemi-

née même, ainsi que d'adorables et tout-puissants Noëls. Ils

se

glissaient

sur nos genoux,

tonnaient entre nos bras,

ils

ils

pelo-

se

appuyaient contre nos

barbes rèches de longues boucles dorées, des joues plus douces que des pétales. Et puis

Les flammes tombantes du foyer

le

silence.

se faisaient

nos complices. Et l'on ne voyait plus dans

cagnas d'autres lueurs que prunelles.

que

le

Et

le

scintillement

les

des

l'on n'entendait plus d'autre bruit

battement tumultueux des cœurs.

VI OFFICIERS ET SOLDATS FRANÇAIS

Par un matin triste de mars,

alors

que de chaque

branche tombaient des gouttelettes de brouillard, je résolus d'écrire ces souvenirs.

Était-ce le

temps mélancolique ou

les

bruits

d'attaque qui depuis plusieurs jours couraient


BOIS-BRULÉ

LE

303

parmi nous?... De sombres pressentiments autour de moi rôdaient et

le

mon

terme que j'assignais à

du

existence ne dépassait pas les derniers jours

printemps.

ma

J'eus peur de disparaître en ne laissant à petite ni

fille

avait trois ans alors

elle

testament

Comment

moral.

ni lettre

connaîtrait-elle

plus tard l'âme inquiète et tendre de son papa?

comment de

la

dégagerait-elle son

ombre des ombres

mort? comment pourrait-elle

se chauffer

à son amour?... Il

pour juger ces souvenirs, penser

faut,

furent écrits à l'intention de digressions

oiseuses

;

ma

fille.

De

qu'ils là ces

de là ces confidences qui

n'intéressent personne en dehors d'elle.

Je creusai pour

une des parois de

mon

ma

encrier

cagna

mes genoux me

tallée sur

;

une niche dans

une planchette

servit

de pupitre

;

ins-

une

mon porte-plume. Et je me mis à l'œuvre, ma petite Solange assise en face de moi et qui me souriait avec son sourire

branchette taillée fut

adorable. Or,

si,

la nuit,

nous avions licence d'allumer

les

forges de Vulcain, à condition toutefois d'éteindre

du dehors tente,

il

l'éclat

fallait,

de

la

flamme par nos

toiles

de

bien avant l'aube, faire dispa-


304

FACE A FACE

fumée à cause de

raître toute

Le charbon

allait, ainsi

l'artillerie

que de

justice,

ennemie.

aux

pre-

mières lignes et sans doute ces souvenirs auraienttraîné en

ils

commandait

route

si

le

colonel de Bélenet qui

régiment depuis janvier et dont

le

cagna touchait aux nôtres, n'avait enjoint à

la

ses

ordonnances de partager avec nous sa provi-

sion de coke et de charbon de bois. «

Ce

fut,

mon colonel, vous

matin de neige, que

en souvient-il? par un

le sergent

hardit à aller frapper à votre

Péricard

s'en-

porte pour vous

demander l'aumône d'un peu de charbon. »

De

la hardiesse

il

lui

en

fallait,

en

effet, car,

nouveau venu parmi nous, peu connu de vos passiez près d'eux pour

hommes, vous

un chef

juste et brave, mais dur. »

Depuis, la sévérité de votre front

nuée

;

vous

les

s'est

atté-

avez vus à l'œuvre vos Berrichons,

vos Morvandiaux, vos Bourguignons

;

vous savez

quels francs guerriers cela fait, vos gars, de quels

nargue-à-la-mort

à

ils

sont capables, et vos yeux,

les regarder, s'adoucissent »

Eux, de leur

avez donnée, leur salut

ils

de tendresse.

côté, l'affection

vous

que vous leur

la rendent avec usure.

quand vous passez devant eux

dans leurs regards

:

Voyez

et lisez


))

Mon

colonel,

plus

vous avez vaincu pour nous

de votre sang

violence

difficile

que

305

BOIS-BRULÉ

LE

;

c'est

les victoires

une victoire

du champ de

nous nous en sou\'iendrons...

bataille

ma

:

»

Quand, malgré le brasero, l'humidité qui des claies de

la

suintait

cagna, ouverte aux quatre vents,

m'avait glacé jusqu'à la moelle, je courais

réfugier dans l'abri des officiers,

me

j'étais certain

de trouver, en plus de l'excellent accueil, des cigares,

une goutte, un bon

feu,

un

café brûlant.

Ainsi, chacun, du plus élevé au plus humble,

contribuait à rendre plus affectueuse et plus intime la

grande famille du régiment.

Que les Ueutenants Merlin Jacquemont reçoivent

De

ici

cette

de cette serais-je

l'expression de

camaraderie,

pas à

même

commanda

l'arrivée

Le

la

Saury

bienveillance,

combien d'exemples ne

de citer le

et

reconnaissance.

bonne volonté, de cette

omettre en ces pages qui

ma

!

Je ne puis du moins

nom du

colonel de Malleret

tranche de Tête-à-Vache avant

parmi nous du colonel de Bélenet.

colonel de Malleret avait toujours ses poches

pleines de boîtes de bonbons, de paquets de tabac,

de boîtes d'allumettes, de couteaux, de briquets, de papier à cigarettes.

Chaque matin

il

faisait sa

ronde à travers 20

les


FACE A FACE

306 tranchées les

tout en inspectant d'un œil attentif

et,

travaux de

la veille,

distribuait ses richesses

il

aux poilus rencontrés sur son chemin.

A

cette

la plus

distribution

grande

bon

si le

;

présidait

l'impartialité

soldat recevait

un cadeau

en récompense de sa bonne conduite, médiocre recevait également

ragement à mieux

Et moi

Aubert. Avec

ma

longs,

mon

l'affaire

Je rencontre

comme

cadeau, un jour, quelque

du

janvier.

1^"^

aux environs du poste

le colonel

ma

soldat

encou-

faire...

j'eus aussi

temps après

le sien

le

capote boueuse, mes cheveux

barbe longue,

mon

visage non lavé, je

dois jouer assez bien le rôle de miséreux pour portail de cathédrale.

Une

pitié brille

regarde penser

dans

sans aucun douté

;

j'osais, je lui offrirais

sous

!

sourire. Il a

me

ferait plaisir

Premier mouvement de

bouche pour

se dit

je le :

«

Si

bien une pièce de quarante

Je parie, sergent,

de tabac vous

la

il

;

»

Mais soudain un

yeux du colonel

les

Du

tabac

dire ?

trouvé

dit-il,

!

qu'un paquet

l

fierté ridicule

:

j'ouvre

:

j'en

ai

distribué ce matin

paquet à chacun de mes hommes

!

un


307

LE BOIS-BRULÉ

Mais

a

il

l'air

heureux de sa trouvaille,

si

le

colonel, et c'est d'un ton tellement satisfait qu'il

ajoute

:

— Vous savez, ma foi, je

Alors,

gourmande

Oh

J'eus

le

prends un

je m'écrie

merci,

!

du tabac

c'est

!

air ravi, et

d'une voix

:

mon

paquet

fin

colonel

!

de tabac,

enveloppé

d'une

chaude poignée de main. Et jamais pipes ne

me

semblèrent meilleures

qu'avec ce tabac-là. Peut-être se trouvera-t-il à l'arrière quelques

bons esprits pour pHsser dédaigneusement lèvres

:

«

Un

les

colonel n'est pas une nourrice

;

il

a autre chose à faire qu'à distribuer des bonbons et des amusettes...

»

Sans doute, sans doute. Mais de ce à procurer quelques douceurs à ses

qu'il

cherche

hommes,

cela

l'empêche-t-il d'accomplir son métier de colonel?

Les soldats français sont trop pendants, trop

fiers,

pour

se

libres,

trop indé-

donner corps

à qui s'impose uniquement par ses galons

et et

âme par

ses connaissances militaires.

Derrière le chef

Et ne

dites pas

ils

que

veulent sentir l'homme. l'affection des soldats n'est

pas nécessaire à qui peut donner à ces soldats des


308

FACE A FACE

ordres.

Avec un chef qui a leur confiance, les

soldats

iront jusqu'à la limite des forces humaines.

un chef

Avec

qui, en plus de leur confiance, a su gagner

leur amour,

iront par delà leurs forces.

ils

Le Français

une merveilleuse machine de

est

guerre, mais le ressort le plus puissant de cette

machine demeure caché. sévères

ces

jugements

— et profondément injustes — portés sur armée,

notre

De

avant

par certains étrangers,

la

guerre.

J'entends toujours cet Alsacien qui, un matin de

novembre, sur

la route

de la Louvière,

me

faisait

ses confidences. Il

deux ans dans

avait servi

mande, mais,

la guerre déclarée,

l'infanterie alleil

avait aussitôt

franchi la frontière pour s'engager parmi nous. Il

m'expliqua qu'après l'enthousiasme joyeux

des premiers jours,

grande

— et

tristesse

il

pénétrer d'une

s'était senti

:

Je n'aime pourtant pas les sales

ma

fuite hors

«

Poches

d'Allemagne ne m'avait

aucun regret Mais votre

discipline est tellement,

différente de leur discipline à laisser aller des soldats

«,

laissé

dans

coutumières, en entendant

eux

!

En voyant

le

leurs petites besognes

les

remarques dont

ils

accueillent les ordres de leurs chefs, je m'étais dit

:


LE (c

Ce

n'est

armée.

pas ça des soldats

Au

feu, les officiers

à imposer leurs ordres

Mais

de

je viens

les

;

ce sera la débandade.

et

accompagner au

vus éparpillés sur

les

yeux

têtes.

marchant

la plaine,

et

moindre

Je et

tous,

fixés sur le capitaine sans

attentifs à son

l'air,

»

feu, ces insou-

mauvaises

chacun pour son compte

bondissant

cependant, avoir

ce n'est pas ça une

ne pourront pas arriver

ciants, ces indisciplinés, ces les ai

309

BOIS-BRULÉ

en

signal. Je les ai

vus ensuite charger avec la furie de vrais diables s'emparer d'une tranchée dans

et

faut les

pour rouler une

beaux,

heureux

!

les

braves soldats

combien

et

cigarette...

j'ai

!

et

le

temps

qu'il

Ah les bons, comme je suis

confiance

!

1

»

VII

COMMANDA>T DE LAFERRIÈRE

LE

L'attaque, prévue pour les premiers jours de

mars, avait été fixée au

de Laferrière la

fit

Le commandant de affaire

avec

dres actes.

le

Il

7.

La mort du commandant

reculer d'un jour.

Laferrière avait préparé cette

scrupule qu'il apportait à ses moin-

avait tenu à contrôler de ses propres


310

yeux il

FACE A FACE les

renseignements fournis par ses capitaines

;

avait tenu à faire lui-même le plan des défenses

ennemies.

A

toute heure de la nuit et du jour

l'adjudant de bataillon

Debout, Vérouille

Et

il

s'en allait, son

il

appelait

:

!

bâton à

la

main,

le

long

des boyaux et des tranchées, indifférent à la boue,

à la pluie, à la neige, au bombardement même.

Peu de paroles aux hommes rencontrés sur

un

route, mais

— Soyez Grand,

même

air

de

les

tranquilles, les gars, je suis là

robuste,

sa

regarder qui voulait dire

imposant,

:

!

un peu hautain

à qui l'approchait pour la première

fois,

il

avait plus vite gagné le respect que l'amour. Mais

l'amour venait ensuite, d'autant plus fort

qu'il lui

avait fallu passer par-dessus plus d'obstacles.

Gomment cet homme de tendresse et de sacrifice, comment ce grand sentimental pouvait-il forcer son talent jusqu'à donner l'illusion de la sévérité et de la rudesse?

Pour

lui

sans doute,

comme pour beaucoup

d'autres, l'explication doit

se chercher

dans

la

timidité, cette absurde et attendrissante timidité

de l'homme...

Une

fois parti

pour

ses

randonnées quotidiennes,


LE il

311

BOIS-BRULÉ

prenait à tâche de tout voir. Scrupuleux,

chait le scrupule

Songez,

détail, négligé

disait-il

par vous pour son insignifiance, coû-

Et pour mieux le

se rendre

compte,

buste par-dessus

ainsi les inconvénients

d'un

champ

prê-

à ses officiers, que tel petit

tera peut-être la vie à l'un de vos

à passer

il

:

hommes. il

n'hésitait pas

parapet, atténuant

le

de sa myopie par l'avantage

plus vaste.

Peut-être certains chefs sont-ils tentés de voir

dans leur dignité un moyen d'élargir leurs

aises,

de diluer leurs responsabilités, d'assourdir à leurs oreilles le fracas

dent-ils

de la bataille? Peut-être regar-

chaque galon nouveau comme un barreau

nouveau

qu'ils gravissent au-dessus

de la boue et

du sang des tranchées?... Pour

le

commandant de Laferrière, l'honneur de

commander à des hommes impliquait

Que pendant

si

épargné, cela tient

longtemps

les

du miracle Mais !

dépense

la

totale de son activité et l'absolu mépris

du

balles il

péril.

l'aient

ne faut pas

tenter le ciel et Lazare lui-même n'a été ressuscité

Le

qu'une

fois.

5 mars, vers trois heures de l'après-midi, le

commandant de

Laferrière se trouvait dans la

tranchée, à son habitude.

Un

élément d'ouvrage


312

FACE A FACE

ennemi de la

«

son attention, un peu à gauche

sollicitait

Palte-d'Oie

Que machinaient

».

de ce côté? Sans relâche on pics,

remuer leurs

les

les

Boches

entendait taper leurs

pelles et, sans relâche,

ils

tiraient

des coups de feu à balles retournées, qui faisaient

dans nos sacs à terre de larges

Le commandant créneau

se

met à un de nos créneaux,

de

meurtrier,

entailles.

réputation

sinistre,

par

lequel le guetteur ne hasardait que des coups d'œil

espacés et furtifs.

Sans

se presser,

Autour de est

lui

mauvaise

laisser

regarde...

il

tous tremblent

et

on

sait qu'il n'a

on

sait

que sa vue

pas l'habitude de

une tâche à demi accomplie.

L'inspection s'éternise

— Mon commandant, il

:

:

dit quelqu'un, prenezgarde,

y a eu six hommes déj à t ouchés à c e même créneau

!

Pas de réponse. Les balles retournées s'enfoncent avec un bruit

mat dans

les sacs

les cailloux

à terre ou font voler en éclats

du parapet.

Le commandant regarde Ceux qui sont

détournent

plus la force de contempler grincent des dents.

sement leurs

toujours. les

yeux

drame.

:

ils

n'ont

y en a qui D'autres mâchonnent nerveu-

ongles...

le

Il


LE

Tout à coup un grand

commandant en plein

313

BOIS-BRULÉ

vient de

On

cri.

se précipite.

tomber une :

Le

balle l'a frappé

front....

L'attaque,

ai-je

reculée

fut

dit,

d'un jour.

Seules y participèrent des fractions des 2^ et 3^

compagnies

:

Notre rôle taque

et

à

mon

bataillon fournit les réserves.

borna à prendre

se

attendre assis

entre les jambes,

la

un ordre qui ne vint

Rien de déprimant

tenue d'at-

dans nos cagnas,

comme

le fusil

pas.

de demeurer de lon-

gues heures dans l'incertitude.

Que

font les

cama-

rades? L'attaque réussit-elle? Cet agent de liaison qui se hâte vers le poste qu'il vient t-elle

A

du

capitaine, est-ce nous

chercher? Pourquoi

son tir? Pourquoi

l'artillerie allonge-

le raccourcit-elle?.,.

ces angoisses s'ajoutent les dangers courus,

d'autant plus sensibles qu'ils doivent être subis

dans l'immobiUté.

Pour

les écarts

de l'imagination, l'action est

le

meilleur des garde-fous.

Ce qui montre bien que n'est pas

du tout une

compagnies du

le

rôle des réserves

sinécure, c'est qu'une des

2^ bataillon, la 8^, eut à elle seule

plus de tués que les deux compagnies d'attaque.

Le champ de

bataille

forme en

effet

une zone

neutre où se mêlent les éléments de l'un et l'autre


314

FACE A FACE

parti et

que respectent

canons. Ceux-ci tirent

les

en arrière de cette zone, sur ce que traduisait

un jour de

vandiau placé près de moi

C'est

et c'est

justement,

cette façon

un Mor-

:

eux autres qui

moue

les réserves

s'

pignent (se battent)

qui reçoué les coups

!

L'opération ne fut pas de grande envergure.

simplement de

Il s'agissait

rectifier

notre ligne en

coupant une pointe ennemie de laquelle partait

chaque jour

et plusieurs fois

par jour une averse

de grenades.

Après un

tir très précis

déclenche. Par les quatre

communs

avec

les

de nos 75, l'attaque

se

boyaux qui nous sont

Boches, quatre groupes s'élan-

cent par-dessus les barrages de sacs. L'ennemi, interdit par cette Il

brusque irruption, recule d'abord.

revient sur nous pendant que nous perdons

temps à enlever

les

chevaux de

Nos hommes sont

arrosés de

frise jetés «

par

du lui.

boites de singe

»

qui font heureusement plus de bruit que de mal.

Notre compagnie de droite opère un simulacre d'attaque qui oblige les Boches à porter leur attention de ce côté.

Nos bombardiers

rivalisent d'en-

train.

A cheval

sur le parapet de la tranchée ennemie,

le sergent Pétouillat

vide sur la tête des

«

Fritz

»


315

BOIS-BRULÉ

LE

sa musette de grenades.

Il

paie, hélas

sa témérité

!

d'une balle en plein cœur.

Le

Aubrun

sergent

se

démène comme un

pos-

sédé et fait à lui tout seul autant de bruit et de

besogne qu'une section entière.

L'adjudant de la fier

2®,

sa réputation de

trop de tous ses

«

Durassié, qui tient à justi-

lanceur de poids

hommes pour

grenade n'attend pas que l'autre

— Ceux qui ne connaissent pas nettoyage par

un

œil par

Et

»,

n'a pas

le ravitailler.

le vide, déclare-t-il,

soit le

Une

tombée.

principe

du

n'ont qu'à jeter

ici.

bientôt, en effet, les Boches font le vide

devant

lui

:

ou tués ou mis en

Une amusante anecdote

fuite.

qui se rapporte à cette

affaire.

Un avant

de nos sergents du génie avait commencé, le

lever

du jour, à barrer avec des

un des boyaux conquis par nous. plat ventre pour offrir

Il

sacs à terre

s'était

mis à

moins de prise aux regards.

Derrière lui des sapeurs, à plat ventre également,

formaient une Ugne jusqu'à notre tranchée.

mains en mains

peu à peu

les sacs passaient

élevait son barrage.

De

et le sergent

Le jour vint avant

l'achèvement du travail. Le sergent n'y prit pas garde tout d'abord, tant fébrile était sa hâte.


FACE A FACE

316

A un moment, cependant, tion étouffée,

Et que

A

il

jette les

entendant une exclama-

yeux par-dessus

les sacs.

voit-il?

quelques mètres de

à terre à la main

un Boche

là,

devant

et,

lui,

qui,

un

travaillait de son côté, le fixe avec des

il

sac

un barrage auquel yeux

arrondis.

La

stupéfaction

du Français

Les deux sapeurs

Que

n'est pas moindre.

se regardent

quelques instants.

faire? Sauter sur les grenades et voir qui sera

champ de

maître du

bataille? Mais ce n'est pas

cela qui avancera la besogne.

Non.

Pour

Il

sera toujours

de continuer

apportés,

le

mur

fit

Ce dut mais

je

tacite,

on décide

et d'autre, les sacs sont

s'élève...

le dernier sac

grenade

cogner après.

les barrages.

Hâtivement, de part

se

moment, par une entente

le

Mais

temps de

en place, quel beau duel à la

place à la trêve être

!

également pendant cette

ne saurais l'affirmer

affaire

qu'on vit

les

prouesses d'un des artilleurs chargés du service

d'un

«

Un (1)

Louis-Philippe fantassin,

un

» «

(1).

pays

Mortier de tranchées.

»,

un ami d'enfance,


presque un sation,

au cours d'une conver-

frère, avait,

négligemment posé ceci dans

l'artilleur

jamais que des embusqués

Fureur de

la

main de

:

Après tout, vous autres

317

BOIS-BRULÉ

LE

l'artilleur

artiilots,

vous n'êtes

!

:

Est-ce que tu t'imagines que nous avons

la frousse

!

Crois-tu qu'on ne serait pas capable de

charger les Boches aussi bien que les sales fantassins

!

Eclat de rire ironique de l'ami d'enfance.

Alors l'artilleur fait ce serment solennel

La première

chette par le

premier

ici

y a un coup de fourbaïonnette), je marche

fois qu'il

(attaque à la

!

— Tais-toi donc plutôt que de Toi,

marcher

— fusil,

le

Ah

premier?

Bien sûr que

je

dire des bêtises.

là, là

!

marcherai

encore, rien qu'avec

le

!

!

premier, et sans

un bâton

Rien qu'avec ton bâton

artiflot

:

!

Un artiflot un sale !

!

Et un nouvel

éclat

de

rire

appuie

le

scepticisme

de l'ami d'enfance. L'artilleur garde

pour

jour de l'attaque, on

lui sa

rancœur, mais

le voit sortir

le

de la tranchée

à côté des assaillants et bondir à leur tête. Et


318

FACE A FACE

comme

arme, ainsi

seule

gourdin énorme

qu'il

l'avait

juré,

un

!

Le camarade qui me rapporta l'aventure ajouta

même deux

que

l'artilleur

prisonniers. Si

pour véridique,

trouva

La

joie

n'y vois pas d'objection. Je crois,

je

fois encore, la

légende a

l'histoire.

du succès

commandant de

fut gâtée par le souvenir

du

Laferrière. Cette attaque avait

été organisée par lui

pour

moyen de ramener

vous voulez accepter ce détail

quant à moi, que cette brodé sur

le

:

pourquoi

recueillir la gloire

n'était-il plus là

de ses travaux et de ses

peines?...

Sans l'avoir vu, sinon de très

loin, sans lui avoir

jamais adressé la parole, je partageais

les regrets

de mes camarades; dans un régiment, plus que

dans toute assemblée d'hommes, amour sont en

commun.

C'est dire le plaisir qu'un an plus tard la

ma

venue dans

commandant de dix-sept ans, Il

et haines

«

propre section du Laferrière,

y a de ces mots touchants qui

âme jusqu'en

fils

Jacques,

pour venger son père

me

causa

aîné

du

engagé à

».

éclairent

une

ses profondeurs.

Le jeune engagé

n'est resté près

de moi que


319

LE BOIS-BRULÉ

soixante jours à peine. Cela lui a suffi pour connaître l'âme des poilus de la grande guerre était ébloui

un de Il

et

pour

«

prendre la tranchée

ces secteurs qui sacrent

se

il

en

dans

»

une vaillance.

prépare maintenant dans l'étude à

la

noble

profession paternelle.

Ce que

veux

je n'ai

pu

le lui dire ici

en faire leur

son départ, je

lui dire savant

même,

profit, les

et peut-être pourront-ils

jeunes poulains de la classe

16 qui, piaffants et frémissants, se préparent à

bondir par «

Mon

la vaste steppe?...

cher enfant, gardez

de votre père

:

ils

plus noble héritage

sa bravoure, mais gardez-vous de sa

La prudence

témérité.

bien

:

le

et le

courage

s'allient très

forment un ménage très uni.

Quand

quand

la

mission qui vous aura été confiée impliquera

le

»

sacrifice

le

combat

de votre

vie,

sera engagé, ou

oh

!

alors allez-y

bon jeu, bon

argent. Tapez, enfoncez, égratignez, mordez, jetez

votre prudence aux orties, riez aux blessures et dites »

à

la

mort

Je

me

f...

de

toi

!

»

Mais dans l'existence d'attente que nous don-

nent

les

tranchées, la consigne est de tenir, non de

se faire tuer.

vos sang.

audaces,

Calmez vos impatiences, réfrénez endiguez

l'impétuosité

de votre


320 »

FACE A FACE Songez à votre mère qui, à chaque heure du

jour et de la nuit, vous regarde. »

Et songez à

garçons

comme

la

France, qui a besoin de braves

vous.

»

VIII LE CAMP TOURET

Entre deux séjours au Bois-Brûlé, fit

ma compagnie

une courte station au camp Touret, sur

les

confins de la Woëvre.

Ce camp porte le 95<^

quand

le

nom du

chef qui

commandait

éclata le grand coup de tonnerre.

Le

colonel Touret prit, dans la fièvre de la déclaration

beau régiment neuf

mena, par

guerre,

le

marches

forcées, à travers la Lorraine reconquise.

et

C'est à Sarrebourg, qu'elle eût la

l'atteindre,

balle qui, à quelques jours de là,

frapper, et

non sur

pleine retraite.

La

devait

plateau d'Hortoncourt, en

le

joie,

longtemps attendue

croyant à la délivrance

et les vainqueurs, éblouis

d'une aussi prompte fortune, voyaient déjà loin derrière

le

défaite était inconnue alors, les

Lorrains pleuraient de si

le

le

eux s'enfuir et l'Allemagne entière

Rhin ainsi


321

BOIS-BRULÉ

LE

que l'arène élastique d'un vaste champ de courses s'ouvrir à leurs bataillons fougueux...

Le camp Touret

est établi sur les pentes

teau qui s'étend entre

le village

du

d'Apremont

plaet le

Bois- Jura.

Par suite de

brusque du terrain

la dégringolade

en cet endroit, un visiteur venant des tranchées

d'Apremont

jusqu'à

arriverait

du plateau sans apercevoir le

le

l'extrême

camp

:

il

faut avoir

pied sur la descente pour remarquer

édifié là

bord

le village

par des fourmis humaines.

Fourmis humaines,

dit

ai-je

:

les

habitations,

Cil effet,

sont creusées dans le sol et seuls émergent

les toits

que supportent des chevrons. Regardez

3

toits

:

simplicité l€

méritent

portent dans leur

ils

le

troncs d'arbres et terre battue

témoignage du goût

son application dans

;

ils

affiné

de notre race et de

les petites

choses

;

ces toits

sont des œuvres d'art.

Les rondins ont été choisis bien

droits,

avec

une écorce sans défaut. L'intervalle entre chacun d'eux a été mesuré au milhmètre. Des planchettes d'inégale grandeur voici,

à

peu de

ont

frais,

fait

les

chapiteaux.

Et

d'imprévues colonnades

grecques.

Par-dessus la charpente

du

toit

tôles 2i

et


322

FACE A FACE

— on a disposé de

planches

la terre

soigneusement

égalisée et contenue sur le devant par

un rebord

de moellons.

Les plus coiffées

de ces habitations sont déjà

vieilles

de mousses, de lichens

et

de pieds de

graminées. Et cela, je vous assure, est du plus ginal effet

ori-

ces classiques frontons surmontés de

:

toits rustiques.

Le même goût a présidé aux arrangements

inté-

rieurs.

Certes, entrer,

il

première

la

une

faut,

impression

fois les

Pour

déçoit.

genoux ployés,

plier de

plus le corps en deux, tant la porte s'aplatit au sol.

Puis, cette obscurité froide parait, à qui vient

du grand

jour,

souverainement désagréable. Mais

attendez...

Attendez qu'on allume

le lustre,

et

qu'on

tire

jusqu'à vous un fauteuil confortable et qu'on fasse

quart sous des

pétiller votre

Tout

ici

— hors

le

flots

Saumur

de Saumur

!

— sort des mains des

poilus.

La

tapisserie des fauteuils est en toile d'embal-

lage et la

mousse séchée de

fonction de

Ce

lustre,

la forêt voisine fait

ressorts.

où brûlent, en l'honneur de

treize bougies

le

nombre

l'hôle,

treize étant considéré


LE BOIS-BRULÉ sur le front

comme un

avec une

édifié

mentée

porte-bonheur!

a été

souche curieusement tour-

vieille

et des fds

323

de cuivre qui reluisent

comme

de

l'or.

Voici encore des cadres en bois sculpté où trônent

Poincaré, Jofîre et Guillaume habillé en orang-outang

Des

:

porte-manteaux,

tout est sculpté sont apposés

ici

Boche, ce dernier

hideur et bestialité. sculptés

comme dans une

aux murs.

Un

brisées, fidèles servantes

La

le

également cathédrale

!

râteUer reçoit les pipes

mortes au champ d'hon-

pièce maîtresse de ce râtelier est

un gros

os taillé en forme de pipe et sur lequel

on peut

neur.

lire

:

dant

« :

Tibia de Boche

!

»

Ne

frémissez pas cepen-

ce tibia de Boche n'est qu'un os de cheval.

Sur des rayons,

les

harmonicas,

ocarinas,

les

les

bombardes, un violon des tranchées attendent

les

mains

bouches qui réveilleront leurs âmes

et les

endormies.

Sur d'autres rayons s'étage

bibhothèque qui sine avec

la

plus

Ponson du

Terrail,

Homère

s'appuie fra-

ternellement sur Xavier de Montépin et des courbes, tourné de trois quarts, a causette avec

Pour

un

les lits,

étrange

se puisse voir. Là, Corneille voi-

«

Manuel du

un Traité

l'air

de faire

parfait fricoteur

».

plus de cette paille nauséabonde.


324

FACE A FACE

réceptacle à vermine, cauchemar des nuits de cet

mais d'ingénieux hamacs en

hiver,

De

ci

de fer

fd

tendu sur des poutrelles.

treillage

— on

delà de judicieuses sentences, tirées

nous l'affirme du moins

des œuvres des plus

grands sages de l'antiquité, sont affichées sur

murs pour

les

l'édification et l'instruction des hôtes

et des visiteurs.

Comme

tout village qui

Touret a une

Le château

église et

se

respecte,

camp

le

un château.

— demeure

du colonel

est plus

grand, plus vas'e, plus haut de plafond que les autres logis, mais mériterait pas le

un

possédait

non pas mieux meublé,

nom

ne

ne

le toit) et

une

gale-

de tableaux, œuvre d'un prix de Rome.

Quant à

tout juste assez grande

l'église, elle est

pour contenir tes,

il

s'il

salon, salon véritable, avec plafond

lumineux (un trou ouvert dans rie

et

dont on l'honore

comme

l'autel, mais, ses

elle

deux portes ouver-

se prolonge et s'élargit soudain,

avec, par devant, la plate-forme sablée, puis la vallée, puis la colline, puis la forêt, et, au-dessus

l'immense vaisseau du

âmes là

ciel

!

C'est là qu'il faut venir,

tièdes qui bâillez devant le surnaturel

qu'il

faut

;

c'est

entendre la messe pour connaître

toute la douceur d'une conversation avec Dieu,


que devant

alors

325

BOIS-BRULÉ

LE

camp, à quelque

le

trois cents

mètres, canons et fusils tonnent et pétaradent, et que, à gauche, par

qui descend à la route,

funèbre procession,

passent,

tachées

le défilé

de

les

civières

grises

rouge...

IX LES HOTES DES TRANCHEES

Du camp

Touret,

garde dans

la

Brûlé.

Une

ma

compagnie

les tranchées,

à droite

ma

pipe,

un homme

trouver, la voix profondément

Sergent, venez vite

face de nos créneaux

Je

me

monter

du Bois-

nuit que je déambulais à travers les

boyaux en fumant

allait

Il

!

émue

vint

me

:

y a des Boches en

!

précipite. Arrivé à l'endroit d'où l'obser-

vation avait été

faite, les

à voix basse qu'ils ont

guetteurs m'expliquent

vu à

plusieurs reprises, par

les

ouvertures des créneaux, des ombres passer.

Ils

ont bien essayé, en regardant par-dessus

le

parapet, de surprendre les audacieux, mais la nuit

opaque ne

l'a

pas permis.

Que des Boches

se soient glissés jusqu'à

nous


326

FACE A FACE

pour essayer de surprendre nos conversations, n'est là rien d'extraordinaire

que

:

il

ce sont là visites

l'on se rend volontiers entre voisins

de tran-

chées par les nuits noires, et ce soir l'obscurité est telle

— pas de lune

que deux hommes qui pas

n'arrivent l'autre.

De

se tiennent

apercevoir

à

plus, le parapet

élevé derrière lequel

Cependant,

il

conserve

je

le

des les

par

visage

la

main

l'un

de

forme un talus assez

est facile

parvenus à nos créneaux, ils

de la pluie à discrétion

et

de

se dissimuler.

Pourquoi

doutes.

Boches s'amuseraient-

à passer et repasser de la sorte?

— Avez-vous entendu quelque bruit — Aucun, me répond-on. — Hum! — Je vais rendre compte de l'incident au ?

lieu-

tenant Saury, dont la cagna est toute proche. Celui-ci partage nelles insistent

:

mon elles

scepticisme. Mais les senti-

n'ont pas été victimes d'une

l'affirment.

Le lieutenant Saury

décide alors d'envoyer une

patrouille pour prendre

illusion,

elles

l'ennemi à revers.

De

hardis volontaires se pré-

sentent. Ils partent.

Nous

admirons

rampent sur

le

sol

l'habileté :

aucun

avec

bruit...

laquelle Si,

ils

pourtant,

on vient d'entendre un cliquetis de baïonnette...


Pourvu que l'alarme ne mi

327

BOIS-BRULÉ

LE

soit

pas donnée à l'enne-

!...

Mais non

nouveau une des ombres

;

vue"" distinctement moi-même

:

voici de

;

cette fois, je

l'ai

pendant une seconde

elle

a bouché

l'orifice entier

du créneau. Ces Boches-là ont décidément ime fière

audace

Mais

!

rira bien qui rira le dernier.

Les patrouil-

leurs ne doivent pas être loin maintenant...

Justement, voici qu'ils Ils

se lèvent,

tous ensemble.

bondissent, baïonnette en avant vers

et...

le

parapet,

mettent en fuite une dizaine d'énormes rats

en train de diner en famille autour d'une boule de pain jetée là

!

L'aventure nous plongea dans une hilarité douce et

nous

lui

dûmes de ne

quelques minutes, à

On

plus songer pendant

nos^ pieds mouillés...

n'en est plus à compter les alertes dues aux

rats des tranchées. initiés

Les bleus surtout, non encore

aux mœurs de ces voisins encombrants, ont

peine à s'habituer à leurs déconcertantes famiharités. Il

faut dire que les rats des tranchées, bien

nourris,

pourvus de menus variés, inconnus

jus-

qu'ici à la gent ratière, parviennent à des tailles

gigantesques.

La

vitalité naturelle des rats, qui


328

FACE A FACE déjà l'étonnement des physiologistes, est

faisait

encore accrue et

ils

résistent à des assauts

dont

le

moindre aurait vite raison des simples mortels

hommes que

des

(c'est

je parle).

L'appétit des rats est formidable, leur existence se passe à

dans

branchages qui

les

parapets, on entend

Ni

le

et nuit,

rondins qui plafonnent

les

dans

manger. Jour

de nuit surtout, les

servent

tranchées ou

aux

d'appui

crissement de leurs dents.

le

bruit des pas, ni le tumulte de la fusillade

n'interrompt leur repas

:

ils

sont aguerris

comme de

vieux grognards. Plus d'un paie de sa vie sa témérité, et

il

n'est pas

une sentinelle qui

à ses pieds un rat

troué d'une balle,

A

tombé du

n'ait

plafond,

vu le

rouler

ventre

ou la tête emportée par un

éclat.

part ces visites forcées que leur impose la

camarde,

les

rats se

sociables. Il n'en

montrent sauvages

va pas de

même

et

peu

des souris. Elles

sont beaucoup moins nombreuses que les rats, mais

beaucoup

plus

familières.

Elles

ne

craignent

jamais un brin de causette quand on

sait

leur

montrer un visage sympathique. Elles

vous fixent de leurs petits yeux

grignotant

quelque croûte,

et

leur

gris,

tout en

moustache

remue au bout de leur museau pointu de la façon la plus drôle

du monde....


Tous

même

hôtes de la tranchée sont nos aniis, et

les

les

ver,

compagnons

vers de terre,

longues heures de

Par

329

BOIS-BRULÉ

LE

le petit

silencieux des

veille.

trou rond qui décèle la présence du

on voit apparaître un tire-bouchon de terre

humide, puis un autre, puis

le

du

gros derrière

maître de la maison se montre à son tour, conges-

comme un

tionné rière

visage d'apoplectique.

Le

der-

achève de se vider bien proprement dans

le

vide, jusqu'à ce que, ses petits besoins satisfaits, il

disparaisse à

nouveau dans

Très longtemps,

les

hôtes des tranchées sans

exception

furent

nos amis.

jamais,

n'était

fait

il

sa profonde retraite.

Jamais,

de mal, par

quelque animal que ce

fût,

le

au grand

les poilus,

à

Boche excepté.

Ces hommes, dont l'unique occupation et l'unique

préoccupation

du combat,

est

de tuer, se montrent, en dehors

sensibles

comme

des femmes.

La

vie,

à tous les gradins de l'échelle, est pour eux devenue sacrée et j'ai vu, à l'automne dernier, blessé

aux deux jambes, quitter

suivait en forêt et se couler

ks ronces

et

l'étroit

dans

un

soldat

layon qu'il

le fourré,

malgré

malgré ses souffrances, pour ne pas

écraser une colonne barrait la route

de fourmis rouges qui

lui

!

Depuis quelques mois, cependant,

les rats et les


330

FACE A FACE

souris ont été

mis hors

commune. Ces

la loi

indis-

crètes bestioles ont, en effet, exagéré leur indis-

crétion

;

leur mépris de la propriété d'autrui vient

en droite ligne de Karl Marx. Bien plus,

ils

affectent

de nous traiter en intrus dans nos propres cagnas, et

ils

ne craignent pas de se promener sur nos

visages pendant que nous dormons, en poussant

des cris aigus qui semblent des rires diaboliques. Bref,

sont rendus insupportables et la

se

ils

guerre a été déclarée par nous à ces

Boches

»,

que nous

ainsi

les

tous les moyens utilisés pour plus pratique est

le

«

enfants de

avons surnommés. De les

mettre à mal,

le

piège rapporté d'Afrique par

des explorateurs qui l'employaient à chasser l'antilope

:

un

lacet

maintenue au

au bout d'une branche

sol

rat passe la tête

par une fourchette de bois

dans

le lacet, tire,

chette, et la branche se redresse

entraînant avec

flexible,

elle

;

le

arrache la four-

brusquement en

sa victime étranglée.

Je n'ai pas parlé des hôtes des tranchées les plus pullulants, les plus grouillants, les plus antipa-

thiques.

De

je pense,

davantage

qui je parle, on

le

devinera aisément,

sans qu'il soit besoin de m'expliquer :

il

me

vient, à leur seul souvenir, des

démangeaisons par tout Je n'ai rien dit

le corps.

non plus des hôtes des tranchées


les plus

gracieux et les plus charmants

que d'oiseaux

C'est

331

BOIS-BRULÉ

LE

dans nos forêts de

:

les oiseaux.

n'y en a plus, peut-on dire,

il

l'Est

les balles et les

:

obus

les

ont massacrés ou mis en fuite.

Dans tout mon premier hiver de campagne, n'ai

vu qu'un

seul oiseau

:

le

rouge-gorge dont

je

j'ai

parlé plus haut.

Mais

mon

séjour au

une grande depuis

mon

joie.

camp Touret me

C'était

arrivée au

première

la

front,

ma

réservait fois

que,

compagnie occu-

pait des tranchées de plaine. Vers six heures,

matin, je sors de

ma

un tour à travers

les

casemate

et

m'en vais

un

faire

boyaux. Soudain un coup au

cœur au-dessus de moi chante une alouette :

!

J'écoute le chant sacré et des souvenirs montent

qui

m'embuent

Je

me

vieiUe ferme. la

les paupières.

revois, tout petit, chez grand'mère, à la

prairie

Nous sommes tous

à garder

les

les

chèvres.

deux

assis

dans

Les alouettes

chantent.

Grand'mère,

les oiseaux, est-ce qu'ils

savent

ce qu'ils disent?

— —

Bien

sûr,

mon

Alors, celui-là,

enfant.

qu'est-ce qu'il dit, grand'-

mère?

Celui-là,

mon

enfant,

c'est

une alouette.


332

FACE A FACE

Elle dit

«

:

l'entend,

Prie Dieu

!

Prie Dieu

Et

si

Si

on ne prie pas,

Et quand on

aux anges.

on ne prie pas, grand'mère?

pleure et les anges

Bonne

»

faut faire bien vite une prière pour que

il

l'alouette aille la porter

-

!

vieille

vite j'ai fait

Porte-la au

mon

enfant, l'alouette

aussi...

grand'mère, en ton souvenir, bien

une

prière.

ciel,

ma prière,

ô alouette, et dis

aux

anges qu'ils viennent avec nous combattre pour délivrer

la

France.

X BIZOUARD

L ASPIRANT

Vers qui Il

le

milieu de

commande a

l'air

le

lieutenant Merlin

compagnie me

la

un peu gêné. Je sens

mots. Cette attitude,

nonça que

mars,

j'étais

il

fait

demander.

qu'il cherche ses

l'avait le soir

il

chargé d'aller tendre des

m'anfils

de

fer devant nos premières lignes.

Que

se passe-t-il

Ceci

:

donc ?

— La compagnie, me

dit-il,

a reçu du dépôt un


LE

333

BOIS-BRULE

aspirant et c'est à lui que revient, de par son grade, le

commandement de votre section, la seule

à sa tête ni lieutenant, ni

11

«

sous-officier supérieur

n'ya pas de quoi je

».

parle! j'écoute!... (p. 337).

— Mais, mon lieutenant, assez,

qui n'ait

cela est légitime, et

il

me formaliser. Vous me connaissez

pense, pour savoir que notre aspirant

peut compter sur

mon

concours

le

plus absolu.


334

FACE A FACE

Je regagne

ma

Une heure

après,

sente

cahute.

un agent de

liaison se pré-

:

Sergent, voici l'aspirant qui arrive.

Celui-ci

entre.

Je lui confectionne

Nous nous serrons un

la

fauteuil semblable au

main.

mien

:

couverture pliée sur un sac, et nous causons.

me

Je

doutais bien

1914.

classe

un peu trop

et soyeux, de

qui,

rire

le

visage.

me

le

la

la

nez, pas

Des cheveux blonds

feu follet vagabond,

éclaire

dit son

nom.

Il

tantôt

le

du visage.

appartient à l'École des

mines de Saint-Étienne. Incidemment,

que

de

grands yeux francs, un perpétuel sou-

front, tantôt les joues, tantôt le bas Il

être

parait vraiment

il

un duvet sous

jeune. Pas

une ombre de ride sur

devait

qu'il

Tout de même,

et

parce

question s'y prête, j'apprends qu'il a été

reçu à l'École normale supérieure, et qu'il a hésité entre les deux routes.

Il

raconte cela très simple-

ment, sans pose ni contentement apparent,

comme

une chose sans grande importance.

Ma

sympathie pour

lui,

née d'un premier regard,

s'accentue. Mais cette sympathie

qu'augmenter l'inquiétude qui

Comment

cet enfant,

même

ne

me tourmente

fait :

ce gosse, va-t-il s'y

prendre pour n'être pas inférieur à sa tâche ?


Sans avoir

335

BOIS-BRU LÉ

LE

d'y toucher, je

l'air

fais

allusion

à sa fonction nouvelle. Je l'entretiens de la section, raconte tel acte de bravoure de l'un, tel trait

je lui

de camaraderie de l'autre.

que l'aspirant va sentir

J'espère

sa responsabilité, qu'il s'effrayera la difficulté

Ah

poids de

le

un peu devant

de sa tâche.

bien, oui

!

trouve cela tout naturel, ce gosse, de com-

Il

mander à cinquante

dont

poilus,

plupart,

la

campagne, qui ont

bientôt, auront huit mois de

vu Sarrebourg, Matexé, Xivray,

la

Haute-Alsace

Les citations à l'ordre du jour? et puis après Les médailles militaires? front

L'héroïsme

!

tout l'hiver

?

pêle-mêle avec les averses guérit

ans

La mort

!

?

y en a tant sur

Il

est-ce

!

il

en a

!

!

le

plu

Les blessures? ça se qu'on meurt à vingt

!...

Cette

l'avoue, j'ai

je

fois,

un mouvement de

mauvaise humeur. C'est trop de jeunesse, à et d'inexpérience et de confiance en soi. petit,

je

t'attends

Nous verrons Je n'ai pas

un 77

éclate

si

«

la fin,

Toi,

mon

au premier crapouillottage.

tu réussis à garder ton sourire.

fini

non

de parler in petto que loin

:

Baoum

de notre abri.

Quel calibre? m'a demandé l'aspirant.

»

!


336

FACE A FACE

Sa voix

est

calme

;

mais l'obus

est

tombé à

20 mètres de nous. Gela ne compte pas. D'autres obus, plus éloignés encore. Soudain un fu-

tombe juste au-dessus de la cagna. Des shrap-

sant

dégringolent

nells

tout

autour de

nous,

mais

sans nous atteindre.

L'aspirant ramasse le

soupèse

un des morceaux de plomb,

:

Pas bien dangereux, hein ? moins à craindre

qu'un caillou lancé au tire-pierres? n'a pas bronché et son sourire est toujours

Il

le

même. Le

Il

commence à

s'allonge.

tir

une admiration commune

un péan à deux

sation

Le

tir se

Et

que

fait

et

de notre c:>nver-

voix.

rapproche.

puis,

continue l'aspirant, on peut dire

Barrés...

Un

sifflement

épouvantable, le

m'intéresser, le gosse.

Nous parlons de Barrés

ciel

un cataclysme, on

les gouffres

C'est

la terre se brise

en mille morceaux,

disloque, on se sent jeté,

se

roulé dans

apocalyptique, un grondement

enveloppé,

se sent précipité

dans

sans fond de l'abîme...

un 210 qui a frappé

du parapet de notre abri terre s'effondre, entraînant

sur la face extérieure ;

un énorme pan de un arbre qui domine


337

LE BOIS-BRULÉ le

talus

l'abri est

;

mottes de parts

;

terre,

à demi comblé

;

les cailloux, les

branches volent de toutes

les

des éclats de fonte passent en sifflant à nos

vont s'enfoncer dans

oreilles et

le

parapet adverse

avec un bruit mat.

un

Je ne suis pas touché. C'est Je regarde l'aspirant; lui atteint

j'écoute

Mais

!

...

ses

lèvres

miracle.

non plus

remuent

n'est pas

parle

il

;

;

:

ime partie de

la reconnaissance

que nous

devons à notre généralissime.

Que me fait

chante-t-il là?

L'épouvante

perdre la tête?... Je lui prends

fixe

dans, les

yeux toujours ce

le

lui a-t-elle

bras

sourire

je le

;

1),

je le

secoue.

— Il

— —

Hé là camarade réveillez-vous me regarde, interloqué semble-t-il Me réveiller? Pourquoi? !

!

— tour —

Mais, fais-je

l'jqué à

mon

votre généralissime?

Ce

serait plutôt

et c'est

moi qui

!

:

suis inter-

que voulez-vous dire avec

A

quoi cela rime-t-il?

à moi de vous demander

si

homme

vous ne dormez pas, riposte

le

avec un franc éclat de

Nous parlons de

rire.

Barrés, Tavez-vous donc oublié?

jeune

Et

je disais

que

Barrés, par la lucidité de son esprit, par son opti22


338

FACE A FACE

misme

raisonné, par les forces latentes qu'il décou-

vre et

met en mouvement dans

sance due à notre généralissime.

rait

le

la

reconnais-

»

un peu

J'écoute la voix posée,

Je regarde

masses pro-

les

fondes du pays, mérite une partie de

même.

lente

sourire qui atténue ce qui pour-

sembler d'un peu affecté dans cette sérénité

sous les obus... Ainsi donc, pendant

le

bouleversement produit

par la terrible marmite, malgré frayant qui serre rant, de sa

même

continuait

la

et maître de lui

le

cœur des plus

voix et de son

L'émotion m'étreint

;

ef-

résolus, l'aspi-

même

sourire,

commencée,

comparaison

comme un

tumulte

le

vieux grognard

l'admiration

me

calme I

trans-

porte. J'ai à la fois envie de pleurer et de rire.

Gomme je l'embrasserais volontiers le gosse le gosse, sonnent maintenant et même ces mots faux à mon oreille, tant l'aspirant a grandi à !

:

mes yeux, grandi

et vieilli

en quelques secondes.

Mais voici deux nouveaux obus,

deux

105.

L'un éclate à 10 mètres de nous, l'autre à 6 mètres.

Nul doute

;

la position est repérée

;

les artilleurs

boches en veulent à nos abris.

— Vite gagnons

!

la

dis-je

en

me

levant.

casemate blindée.

Dehors

!

et


LE

— Vraiment?

339

BOIS-BRULÉ

fait l'aspirant.

Vous croyez que

c'est bien nécessaire?

Le

sourire s'est accentué encore. J'ai l'impression

d'un peu de malice au coin des lèvres.

Ah

çà

!

est-ce

qu'il

de moi, par

ficherait

se

hasard? Aurait-il surpris dans mes yeux ou dans

mes

paroles une ironie pour son

nesse? A-t-il voulu

n'attend pas

le

me montrer que

fermeté, la bravoure

à

la tête

de ses

;

hommes

en a

il

qu'il

le

valeur

la

nombre des années, que,

pas l'expérience d'un chef, la

extrême jeu-

s'il

n'a

sang-froid,

saura se mettre

et mourir,

faut, en

s'il le

souriant, à la française?...

Quoi c'est

qu'il

pensé,

ait

un brave. Une

fois

je lui tends la main. Il surpris. N'a-t-il pas

quoi

qu'il

voulu,

ait

à l'abri dans la casemate,

me

tend

la sienne,

compris ce que

un peu

signifie cette

étreinte?...

Elle signifie,

mon

que de bon

aspirant,

et

grand

cœur, sans arrière-pensée, ni regret, ni amertume, vieux sergent,

le

si fier

pagne, remet, entre

les

de ses cinq mois de cam-

mains du bleu que vous

étiez tout à l'heure encore, l'autorité qu'ont lui

donner sur

ses

hommes, son

âge, ses

blancs et sa bonne volonté.

Vous

êtes son chef. Parlez

:

il

pu

cheveux

vous obéira.


340

FACE A FACE

XI LA VALLEE BLEUE

Ma

compagnie quitta

le

Bois-Brûlé,

dans

la

dernière quinzaine de mars, pour aller se reposer

quelque temps aux abris de l'étang de Ronval.

Un le

heureux hasard, auquel ne fut pas étranger

Ueutenant Jacquemot, qui commandait

pagnie, permit que plusieurs jours de n'eusse à conduire aucune corvée

:

la

com-

suite je

j'en profitai

pour pousser mes promenades autour de l'étang, dans cette vallée pittoresque au fond de laquelle coule le ruisselet de la fontaine.

Sur la prairie d'un vert sombre qui tapisse se reposent délicieusement

fond de la vallée,

le

mes

regards. Quel contraste avec les apocalypses de la forêt d'Apremonfe

:

entonnoirs tumultueux, souches

arrachées, branches éparpillées, végétation d'éclats

d'obus

!

L'étang, bordé de joncs, étale en son miheu une

nappe glauque que

ride le vent de la

Woëvre

et

sur laquelle se glisse parfois, rapide et peureuse,

une

sarcelle.

Des soldats égayent

les rives

de leur


LE

animation

de

et

linge, qu'ils

341

BOIS-BRULÉ

leiirs rires.

Les uns lavent leur

vont ensuite étendre sur

la route. D'autres plongent

les arbres

avec délices dans Teau

froide et transparente leurs torses nus, cirent les

fumées

Le long des

et les

Quand

marient

se

le ciel est

que noir-

boues des tranchées. grimpent

collines

hêtres, les ahziers dont teintés,

de

les

bouquets

en

sans nuages,

chênes, les

diversement

les feuillages,

harmonieux.

quand son azur peut

librement se réfléchir dans les brumes légères qui

montent du sol, la vallée entière semble vêtue d'une robe de gaze bleue.

Tout ici est intime et f amihal; tout

dit le bonheur

de vivre loin de l'agitation et du fraca« des

villes.

Mais pouiquoi nul battement d'ailes n'animet-il le

paysage

et

pourquoi le ciel de la vallée n'est -il

visité que des balles perdues et des éclats

A

balourd s?...

mi-chemin d'un coteau, en bordure de

forêt qui

commence, on a placé

cuisines

c'est le « village

:

nègre

la

l'infirmerie et les

».

Qui n'a pas vu ces quatre cents cahutes, dont pas une ne

émei^ent

se

les

ressemble

;

ces toits pointas d'où

faisceaux de perches; ces tourelies

composées de deux tonneaux superposés

et cou-

ronnés d'un clocheton de paille tressée; cette « villa »

dont qoiatre portes d'armoires, sculptées


342

FACE A FACE

d'un travail délicat, forment la façade ses trois autres pans, a

de coudrier

;

ce

«

château

se »

et qui,

pour

contenter de claies

qui,

un premier

sur

étage de pierres, assemblées et cimentées avec de

//

Tout

la

ici est

boue, s'orne

«

\

/

intime et familial

comme au Louvre

nade de troncs d'arbres l'ingéniosité

(p. 341).

humaine,

;

»

d'une colon-

tous ces monuments de

toutes

ces

architectures

bizarres, issues d'une fantaisie désordonnée, celuilà ignore le sens

du mot

«

pittoresque

».


Les

voisins,

villages

343

BOIS-BRULÉ

LE

par

ruinés

canons

les

ennemis, ont fourni la plupart des matériaux. C'est

de leurs décombres qu'ont été retirés

les

poutres, les treillages, les planches, les boiseries,

meubles, qui ont servi à la construction et à

les

l'ornement des cabanes.

Pas une qui

n'ait

son Christ, sa Vierge de plâtre,

photographies de famille, son vase à

ses

fleurs,

voire son portrait de Félix Faure.

Ainsi des foyers nouveaux se dressent main-

tenant

sur les

débris des

disparus,

foyers

pauvres foyers mélancoliques uniquement peuplés

d'ombres

!

Marbotte ferme une des issues de l'amas

de ses maisons mortes,

la vallée

avec

au-dessus

des-

quelles, seule vivante, la petite église lance vers le ciel

son clocher haut.

Le talus de du

droite l'a protégée, et n'était le coq

clocher, dont une balle a tordu la patte, et qui

pointe la tête en avant,

on

dirait

que

comme

la guerre, prise

petite église, a fait

s'il

allait

plonger,

de respect pour la

un détour pour ne pas troubler

sa quiétude. J'entre, et

m'attend à nouille.

Un

devant

la porte,

la statue

de la Vierge qui

quelques instants je m'age-

regard ensuite autour de moi

:

rien


344

FACE A FACE

n'a changé, depuis la guerre, ni

ks bancs de

tout neuf, ni

chaire, ni la grille

le

chemin de croix

gros chêne poli, ni la

du chœur,

ni l'autel, avec ses

candélabres et ses sculptures naïves.

Cependant et cela

la

lampe du sanctuaire

est éteinte,

veut dire que des événements graves se

sont passés aux alentours et que l'église est aban-

donnée de son pasteur.

A

tout petits pas, je

Comme il fait bon ici... nous élèverons trois est apaisant,

réconforte

comme

«

dirige vers le

Maître,

tentes...

»,

si

vous

comme

le

chœur. voulez,

ce silence

ce spectacle familier apaise et

!

Chaque pas de

me

fait

lever

un souvenir

de campagne où

l'église

j'allais

:

souvenir

accompagner

ma

mère, enfant peureux qu'effrayait l'immensité

de

l'édifice

;

souvenir de première communion,

dans la basihque, tout embrasée de mille toïit

embaumée

souvenirs de la chère église, où

main de

ma main

dans

;

la

l'élue...

Comme Or, sans la droite,

mon

cierges,

d'encens, toute fleurie de roses

elle est loin, la

guerre

!

y prendre garde, je me suis écarté vers du côté du banc d'œuvre, et soudain,

pied trébuche. Je baisse les yeux...

coulé sur la dalle

et,

du sang a

sous une couverture enloques,


BOIS-BRULÉ

LE

deux cadavres sont cadavre

là,

d''un lieutenant

345

attendant la sépulture,

à la tête fracassée, cadavre

d'un soldat coupé en deux par un obus...

CHAPITRE Xn AD/UDAKT

Le séjour à l'étang de Ronval marque pour moi une date mémorable, car ce compagnie et

la 6®

depuis

A

mon

les

fut là

hommes

que

je quittai

avec qui

je vivais

arrivée sur le front.

plusieurs reprises, les

commandants de com-

pagnie qui s'étaient succédé à

une place sur

le

la 6®

m'avaient

tableau d'avancement

toujours

que fût l'insistance montrée.

j'avais refusé, quelle Ici

une parenthèse.

La

guerre

consomme beaucoup de

tion, et tout

:

offert

soldat,

ci»efs

de sec-

doué d'une intelligence et

d'une activité moyennes,

|>eut, sans

montrer une

ambition extrême, rêver aux galons d'adjudant

ou de sous-lieutenant. Qu'on ne voie donc pas, dans ce qui précède

marque

et

dans ce qui va suivre, une

spéciale de vanité, ni la conviction d'une

supériorité sur

mes camarades.


FACE A FACE

346 Je

de

me

rends compte, d'ailleurs, que

mes

me

ne

territorial

ma qualité

nuisait pas dans l'esprit de

chefs immédiats. J'étais, en effet, l'aîné de la

plupart d'entre eux, et je encore avec

le

paraissais davantage

mes cheveux argentés qui me don-

naient un faux air de vétéran.

Ce fut

lieutenant Saury qui se montra

le

ardent à m'entreprendre.

Il était,

avant

plus

le

la guerre,

avocat à Paris et probablement s'amusa-t-il de plaider cette cause, moins par une conviction pas-

sionnée de son sujet que par

triompher dans un art où Qu'il

ma

besoin d'exercer des

me pardonne

si

il

et

le

désir

ses

sa plaidoirie, traduite par

arguments,

essayer de les habiller

de

était passé maître.

bouche, ne garde plus aucune saveur.

reproduis

le

demeurées sans emploi

facultés

mais tout nus,

comme

il

savait

Je

sans

le faire.

Les services que vous rendez en n'étant que

sergent,

me

disait-il,

vous

les

rendrez bien mieux

avec un grade supérieur. L'autorité des galons renforcera votre autorité naturelle. Plus haut vous serez placé et

mieux vous pourrez remplir votre

devoir.

Ce n'est pas

mon

avis, répondais-je. J'étais

sergent dans l'active, je connais possède, et

si

je le

mon

métier, je le

domine un peu, tant mieux


pour ceux que

je

commande. Mais

préparé au rôle d'officier officier, inférieur

à

347

BOIS-BRULÉ

LE

ma

je

;

me

rien ne

tâche et dépaysé

avec des gens ne parlant pas

ma

comme

langue. Je nie,

que l'autorité s'accroisse avec

d'ailleurs,

m'a

sentirais, si j'étais

les galons.

L'autorité véritable ignore les marques extérieures

de respect.

Il

y a parmi

les.

simples soldats des

chefs-nés. Cela se reconnaît à la

promptitude de

la

à la fermeté du caractère, à la façon

décision,

joyeuse d'obéir. Cela se devine à une nuance de la voix, à

une attitude

Vienne une circonstance où

hommes

un

familière, à il

faille

et le chef se révélera et

il

du

pli

entraîner des se fera suivre.

Laissons^de côté les généralités,

lieutenant Saury, parlons de nous. nier que

l'homme

plénitude qu'en

visage.

disait

le

Vous ne pouvez

n'arrive à se réaliser dans sa

établissant

sa personnalité

au-

dessus des personnalités environnantes. Êtes-vous

donc

si

détaché des contingences que

l'offre

commandement^n'amène pas même un

d'un

cillement

à vos^ paupières?

Non

pas, je l'avoue

leux pour cela. Mais

il

:

je suis

y a des

bien trop orgueilsatisfactions d'un

autre ordre et que j'estime supérieures à la satisfaction^de et

commander.

A

mes débuts dans

la vie

tant que la maison choisie par moi ne fut


348

FACE A FACE

pas devenue ainsi que

«

ma

Maison

»,

je

me

suis

toujours efforcé de ne pas dépendre d'un seul

maître afin d'éviter à

mon cou

carcan de

le

la ser-

vitude. J'étais journaliste, mais j'étais professeur, et j'étais placier.

Ce besoin d'indépendance ne

pas atténué avec Page. Je ne veux pas

me

s'est

laisser

prendre dans l'engrenage. Je ne veux pas m'exposer à la tentation de collectionner des grades. Je

veux pouvoir

dire

au chef à qui

«Vous croyez que

plaire:

je

j'aurai cessé de

ne suis pas à

ma

place? remettez-moi simple soldat. Je n'en aurai nulle rancune pour vous ni pour

time.

moi

nulle méses-

»

Ce sont

de beaux sentiments, disait

le

lieutenant Saury....

Mais

une seconde parenthèse

ici

n'est peut-être

pas inutile.

Tout

ce qu'écrit

un peu, sans tament Il

un

qu'il le veuille, l'apparence

:

«Cette lettre que je

Ce chapitre que

dernier?...

Je

d'un tes-

.

pense

elles?

soldat qui se bat prend

l'ai,

fais,

d'autres la suivront-

je dévide, nesera-t-il

pas

le

»

cette impression, en écrivant ces pages,

plus forte que jamais.

Mon

bataillon, lancé en


LE

349

BOIS-BRULÉ

extrême pointe dans une région au

nom

enveloppé de trois côtés par

se trouve

ennemies. Le printemps s'épanouit dans

du

village

et de sa

Tout

tragique,

les

masses

les Jardins

occupée par nous, mais de sa fraîcheur

douceur jouirons-nous cette année? le

long, tout le long

du

jour, les

obus

ennemis martèlent et pétrissent nos décombres. nous faut nous terrer dans

Il

les caves,

en compa-

gnie des rats familiers. Quelle que soit l'ardeur soleil, c'est la

et

éclaire,

du

pâlote lueur des bougies qui nous

quand

parfois nous

nous risquons à

passer nos têtes par les portes basses, nous bat-

tons

paupières à la lumière trop vive, ainsi que

les

des oiseaux de nuit.

Nous ne sortons que

le

soir

quand

l'orage

s'apaise.

Vivre un printemps, la nuit, vous imaginez-vous '

que irs

cela représente?

la plainte

Pas de chants d'oiseaux,

de la chouette sinistre

:

c

Hou

hou,

hou hou! semble dire la chouette ;tu t'en vas parla lais

tu ne reviendras pas.

Dans

hou, hou hou

!

»

y a des fleurs ; nous ne les malgré nos yeux écarquillés, mais

les jardins

voyons pas,

Hou

il

parfois la brise soulève jusqu'à nos narines deS'

nappes odorantes, tissées de violettes et do fleurs de pêcher.


FACE A FACE

350

Des arbustes ils

Mais

rameaux que nous

s'abritent,

murs près

les

couvrent de feuillage.

desquels les

par

hâtifs, chaufîés se

pour sentir

brisons,

sous nos doigts la caresse des

feuilles,

nous sem-

rameaux

blent, avec la grisaille de l'ombre, des

d'automne, des rameaux de

feuilles

mortes.

Ajoutez à ces visions mélancoliques des obus

qui,

menace

la

nous sachant dehors, battent

plaine à notre recherche

;

la

qui nous suivent dans

nos rondes, qui nous guettent dans nos patrouilles et

permettez-moi de m'étendre tout à

puisque

le

sujet m'intéresse et puisque,

bout ce chapitre,

il

le

lieutenant Saury,

Diogène à qui

d'officier

mène au

mes pensées de

guerre...

de beaux sentiments, disait donc

moins de poser pour le

si je

;

aise,

permettra à ceux qui m'aiment

de connaître un peu mieux

— Ce sont

mon

un tantinet le

stoïcien de bronze

suffit

comporte

railleur. Mais,

à

ou pour

son tonneau, la qualité

avantages

certains

qui

ne

sauraient vous laisser indifférent...

Quels avantages? l'argent? je

besoins qui sont modestes

ne payerait pas

la

;

perte de

Le prestige? mes «sardines» (1)

suffis

à

une solde plus

mes forte

ma

liberté d'allures.

(1)

m'en rapportent

Désignation, dans l'argot militaire, des deux larges

galons dorés du sergent d'infanterie.


BOIS-BRULÉ

LE plus que ne

le

vous pas que avec

ma

351

Xe

feraient des galons ùor.

moustache épaisse de gendarme

front dégarni?

Qui

et

mon

dit sous-lieutenant dit saint-

jeunesse. Mais

yrien, polytechnicien,

bonne volonté

voye-z-

en sous-lieutenant

je serais ridicule

si j'ai

la

et l'ardeur de la jeunesse, je n'en

Que m'olîrez-vous encore?

ai plus les apparences.

des satisfactions matérielles? ime cagna moins étroite?

une couche plus confortable? une table

meilleure? mais ce qui justement dans

me

séduit davantage c'est qu'il m'appareille à

hommes. Je

vis avec

à leur gamelle j'ai froid

;

je suis ce

;

front

le

eux nuit

et jour

;

état

mes

mange

je

partage leur paille humide

je

avec eux

en venant sur le

mon

un

:

que

j'ai

vrai poilu.

;

rêvé d'être

Mon

sort est

plus beau et je n'en envie pas d'autre.

J'analyse vos arguments, rétorquait

tenant Saury, je

le lieu-

les dissèque, je les pèse, et

savez-

vous à quelle conclusion j'en arrive? Tout simplement à

vous formalisez pas) que

celle-ci (ne

vous avez peur des responsabilités.

Peur des responsabilités

profondément paraître.

mais

n'en

!

m'écriais- je,

voulant

Peur des responsabilités

ment, au cours de

ma

vie, ai

contraire, combien de fois

!

!

rien

moi qui

mérité

le

vexé

laisser

juste-

reproche

Combien de fois a-t-il dû


352

FACE A FACE

mon

refréner

zèle, le regretté

nos services à l'Havas

«

:

M.

de

Fillion, chef

C'est très bien, Péricard.

d'avoir des idées personnelles.

Il

ne faudrait pas

oublier cependant que la maison n'est pas à vous

Mais

s'agit ici

il

de sujets trop graves

d'enfants dont les mères

me

et,

»

plus encore,

du pays. D'autres sont mieux

salut

!

la vie

regardent, la vie de

pères dont les enfants attendent, le

:

qualifiés

que moi, que ces responsabilités stimulent. Pourquoi donc violenter mes goûts alors que sité

la néces-

ne m'en apparaît pas évidente?

Ainsi vagabondait la conversation de l'un à l'autre et je gardais le dernier mot.

Mais un jour

le

lieutenant Saury

avait dans sa voix

— Vous Il

ne

s'agit

déplacez constamment

le

il

y

:

problème.

mais de votre devoir.

êtes d'un avis, mais vos chefs sont d'un autre.

Et sans

biaiser, ni tergiverser

demande

:

«

Et

davantage, je vous

Avez-vous le droit de vous obstiner dans

votre refus?

»

Le

droit,

vous m'entendez,

cette fois le dernier

mot

devant :

le

chef de bataillon,

le

droit!

fut pour le lieutenant

Saury. Et quelques jours après,

sard

dit, et

pas de vos convenances, ni de vos pré-

férences, ni de votre opinion,

Vous

me

un peu d'impatience

le

je

comparaissais

commandant Fros-


LE

— le

Je vous ai proposé

commandant

les

yeux

Mais

...J'avais

de

BOIS-BRULE

se

il

comme

353 adjudant,

me

dit

Frossard, qui feuilletait des papiers,

baissés, et je suis heureux...

s'arrêta

brusquement. Ses yeux venaient

des souliers en boue, un pantalon en bous

(p. 354).

poser sur moi et une mine dégoûtée se des-

sinait sur ses lèvres. Il

faut dire que, descendu des tranchées la veille,

je n'avais

pas eu

le

temps encore d'enlever

souillures d'un long séjour en première ligne.

cheveux entraient dans mon cou

;

les

Mes

une barbe de 23


354

FACE A FACE

quinze jours hérissait jusqu'à mes yeux une forêt

de poils rêches

que de loin en

raître

mince carré

De quoi ne

le

des

j'avais

;

un pantalon en boue

;

boue ne

la

loin sur

en boue,

souliers

ma

laissait

appa-

capote quelque

d'étoffe jaunie... était-il

heureux,

le

commandant?

Je

saurai jamais sans doute. Je devais lui faire

horreur à lui toujours

si

net et

si

pimpant,

et qui

moyen de marcher dans nos boyaux

trouvait

sans maculer d'une tache

le

vernis de ses bot-

tines.

Je

fus

nommé

pourtant,

et

je

changeai de

bataillon.

comme

Quelques mois après, à Boncourt,

dans

saluais

celui-ci vint à

la

rue

moi

la

commandant

le

me

dit-il; j'ai

série,

appris avec

que vos chefs étaient contents de vous.

Je n'étais pas sans inquiétude (1)

Frossard,

main tendue.

Bonjour, Péricard,

plaisir

Dieu

je

(1)...

La

s'il plaît à suite de ces souvenirs paraîtra dans Pâques Rouges. C'est dans cette deuxième destinée à prendre place immédiatement après

Face à Face, que sera fait le Brùlé au mois d'avril 1915.

récit des

combats du Bois-


.

.

TABLE DES MATIERES

Pkéface

IX

PRE^nÈRE PARTIE

TERRITORIAL.

III.

La doulce mokt TAKTAKtS La ville désekte

IV.

La morgue TErxoNîîE

I.

II.

V. L'ACCOUTrMA>,XE

.

L'csios sackée

...

46

VIL Luttes rsTniEs ... VIII. Le VEXT du LARGE IX. La FOLLE DU LOGIS. X. Sur LE FRO>T

51

\T:.

.

.

.

57 63 69

DEUXIÈME PARTIE

SUR LE FRONT I.

Premières

impres-

sions

il coxsells aux bleus PRESnÈRES ÉMO.

77 83

m.

TIONS rV. L'rSDIFFÉKENCB

Première affaire. Tranchées d'octobre Yil. Le sergent Roger. V. VI.

88 VIII.

AUX

BALLES

Première

IX.

103 112

pa-

trouille 92

98

116 123

La \-isite

TROISIÈME PARTIE

PREMIERS COMBATS I.

II.

La

fraternité ARMES

La

force

DES 131

DE

l'exemple m. Première blessitre. rV. Grandeur et déca-

dence

V. \^.

Une charge

160

Le lieutenant DaVAL

169

Le

lieutenant Portefaix \T:II. a la dérive 151 IX. Premier repos. 138 145

^^I.

.

.

176 187 19i


.

TABLE DES MATIÈRES

356

QUATRIÈME PARTIE

TÊTE A VACHE I.

La guerre de

dé-

cembre

Noël 1914 III. Le caporal Daviet. IV. Je stns nommé géKÉRAL DE BRIII.

GADE V.

La botte de

VI.

paille.

Comme

il

y a dix

MILLE ANS

197

209 VII. Tranchées LE JOUR. 215 VIII. Tranchées la nuit. lieutenant IX. Le

Têtenoire 225 231

X.

237 242 249 254

Le déjeuner champêtre

262

CINQUIÈME PARTIE

LE BOIS-BRULÉ I.

II.

Le Bois-Brulé Le record de

269

la

tranchée

VII.

Le commandant de Laferrière

276 VIII. Le camp Touret. IX. Les hôtes des tran286 chées 291 X. L'aspirant Bi297 ZOUARD XI. La vallée bleue. 302 XII. Adjudant .

m. Cimetières

de campagne IV. Le caporal Hatton.. V. En famille et VI. Officiers

soldats français ....

!6.

— CoRBKiL, Imprimerie

CnÉrÉ.

309 320 325

332 340 345


UBRAIRIE PAYOT & C '^

Paris, 106, boulev.

CAPITAINE

Saint-Germam

Z...

L'ARMÉE DE LA GUERRE 3 50 de l'officier qui est l'auteur de Mais il a écrit, entre ses combats, un L Armée de la Guerre. livre remarquable, plein de feu, de maîtrise etde réalité; un livre qui suffit à classer son homme. Ce livre, je l'ai lu deux fois... ... I.' Armée de la Guerre aura certainement de l'influence sur notre corps d'officiers et sur les générations nouvelles. C'est, en quelque façon, un chef-d'œuvre... Il faut lire et faire lire L'Armée de la Guerre. Léon Daudet. {L'Action française.)

In-16 ...

J'ignore quel est le .

nom

.

STÉPHANE LAUZANNE

FEUILLES DE ROUTE D'UN MOBILISÉ 3 50 Ce livre est un de ceux qui, à distance, donneront le plus fldèlement l'impression de la guerre vécue au jour le jour... C'est par là. que des livres comme celui de M. Stéphane Lauzanne sont précieux ils nous défendront efficacement contre la légende de demain, et c est par eux que les hommes qui n'auront pas vécu le sombre drame comprendront vraiment pour quelle cause nous avons lutté et pour quel idéal nous avons In-16

:

soufifert.

Roland de Mabès. [Les Annales politiques

et littéraires.)

COMMANDANT EMILE VEDEL

NOS MARINS A LA GUERRE SUR MER ET SUR TERRE In-16

3 50

On

s'étonnera que je parle d'un livre, ce que je ne fais jamais, surtout parce que je ne sais pas le faire. Mais ce livre-là, outre qu'il est admirable, est l'unique qui ait été écrit sur nos marins combattant à la mer. La grande épopée funèbre des Dardanelles, encore si peu connue du public français, a été fixée là par l'auteur définitivement, avec une vérité absolue et un relief souverain. Tels qu'il a su les décrire, à l'aide de mots pourtant très simples, les torpillages atroces, les luttes sousmarines dans l'étouffement et les ténèbres, les plongées pour ne plus reojonter jamais, dépassent en beauté et en terreur toutes les images qu'oo en avait données jusqu'à ce jour... Pierre Loti. {Le Petit Parisien.) .


LIBRAIRIE

PAYOT&C ^ Paris,

ANTOINE REDIER

106, boulev. Saint-Germain

(Lieutenant

R...)

MÉDITATIONS DANS LA TRANCHÉE ln-16

8 60

A mes fils, pour qu'ils hommes d'honneur, forts,

soient, quand ils auront grandi, des libres et braves », telle est la dédicace de ce livre de penseur et de soldat, franc et simple, profond et vrai. « Nous y avons trouvé, écrit M. Paul Courcoural dans le Nouvelliste de Bordeaux, de la joie, de la lumière, une âme et une pensée françaises au plus haut point, et, vraiment, c'est un beau livre, un livre puissant... un livre de bon sens, de santé et de vie ». «

ANTOINE DELÉCRAZ

PARIS

PENDANT LA MOBILISATION

1914

8 50

In-16

de M. Antoine Delécraz, Paris pendant la mobilisation, ne plaira pas à ceux-là seuls auxquels il est dédié, « aux Parisiens qui n'ont pas quitté Paris pendant les premières d'abord parce que beaucoup de journées de septembre » Parisiens ont du s'éloigner alors pour des raisons majeures ensuite parce que ce volume constitue justement un recueil de documents intéressants sur la vie civile de la capitale au début de la guerre enfin parce qu'il est écrit avec un pittoresque savoureux, et que les intentions parfois malicieuses de l'auteur s'atténuent d'une bonhomie indulgente et émue. ...

Le

livre

;

;

;

(L'Illustratio?).)

VICTOR BUCAILLE

LETTRES DE PRÊTRES AUX ARMÉES In-16

Uo

3 50

livre dont les multiples auteurs proviennent d'une partie très déterminée de la nation. Et il pousse pourtant notre vision bien au delà de telle catégorie sociale... toutes ses pages vibrent des frémissements de la patrie entière. Il s'agit des Lettres de prêtres aux armées qu'a recueillies M. Victor Bucaille... Pierre de Lescure. {Annales politiques et littéraires.) ...


LIBRAIRIE

PAYOT& C'^ Paris, 106, boulev. Saint-Germain LUIGI BARZINI

SCÈNES DE LA GRANDE GUERRE

1914

Traduction de Jacques Mesnil. 3 50

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EN BELGIQUE ET EN FRANCE

1915

Traduction de Jacques Mesnil. 3 50

In-16

Je n'ai pas souvenance d'avoir lu livre d'impressions de guerre plus vivant ni plus poignant que les Scènes de la Grande Uuerre de Luigi Barzini... Il faut, pour que M. Barzini m'ait à. ce point séduit et bouleversé jusqu'aux moelles, qu'il ait été un témoin étrangement véridique et sincère, ingénu et savant... C'est un merveilleux écrivain, probe et sobre, un visionnaire précis, ardent et réfléchi. Je

prétends ne pas l'écraser sous le poids d'un souvenir trop puissant, lorsque j'affirme qu'il ne se trouve dans tout Tolstoï, ni dans La Guerre et la Paix, ni dans Le Siège de Sébastopol, une page plus angoissante, plus souverainement sensible et belle que celles qui sont ici réunie.-... C'est un livre en vérité entre tous les autres attachant et remarquable... Et j'attends avec impatience qu'il me soit permis d'en connaître les séries à venir, les Scènes de la Grande

Guerre en 1915.

André Foxtainas. [Mercure de France,

!«'

janvier 1916.)

COMTE ALEXIS TOLSTOÏ

LE LIEUTENANT DEMIANOF Traduction de Serge Persky. ln-16

3 50

Les récits du comte Alexis Tolstoï, dont les lecteurs du Temps connaissent le beau talent, méritent la lecture. Ce que je n'ai pu en montrer, c'est la singulière et saisissante ambiance de mystère dans laquelle ils se meuvent... Pierre Mille. [Le Ttmps.)







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