IMPRESSIONS DE GUERRE. T2 -1917

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IMPRESSIONS DE GUERRE DE

PRÊTRES SOLDATS


ETUDES Fondées en 1856, paraissant deux fois chaque mois en grand in-8% la Revue comporte, avec des articles de fond et des variétés, une recension sérieuse des livres nouveaux. Recueil de haute vulgarisation avant tout religieuse, les Études font la première place à des sujets que leur importance maintient à l'ordre du jour, et auxquels l'intérêt passionné des hommes intelligents assure en notre temps livraisons de 144 pages

un

surcroît d'actualité.

Les Etudes ont publié, depuis septembre 1914, et continuent de publier, parallèlement à leurs Impressions de guerre, divers articles sur les questions de morale, de philo-

sophie et de psychologie soulevées par la présente guerre.

Les abonnements partent du 5 janvier, du 5 mars, du 5 juillet ou du 5 octobre.

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sur demande.

S'adresser à l'Administrateur des Études, 12,

rue Oudinot, Paris

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16 fr.


IMPRESSIONS DE GUERRE DE

PRETRES SOLDATS RECUEILLIES PAR

Léonce de

GRANDMAISON

IMAGES DE LA GR.U'DE GUERRE

DE BRUXELLES A SALONIQUE

PARIS

LIBRAIRIE PLON PLON-NOUIIRIT ET C", IMPRLMEUKS-ÉDIÏEURS 8, RUK GARANCIÈRE — 6" 1917 Tous droils réserves


Nihil obstat. A. d'Alès. iO

décembre 1916.

Imprimatur Parisiis, die 16»

decembris 1916. H. Odelix, V- g-

Droits de reproduction el de traduction réservés pour tous pays.


AVANT-PROPOS

Un

petit

si

livre

ne souffre pas de

massif. C'est la raison qui

m'empêche de pré-

senter ce second volume d'Impressions

un

Recueil

du

militaire français de la

pour

servir

titre

à f histoire

et

à

comme

la psychologie

grande guerre.

Aumôniers, combattants, brancardiers,

les

prêtres-soldats qui ont bien voulu nous confier leurs souvenirs furent en contact étroit et continuel avec l'âme

du

soldat.

Sans y chercher un

sujet d'étude, appliqués entièrement à leur mi-

nistère sacerdotal et à leurs devoirs professionnels,

ils

n'ont pas laissé de bénéficier de la juste

confiance faite à leur caractère et à leur discrète sagesse. Peut-être n'ont-ils pas

que d'autres beaucoup

les

— encore que

la

mieux raconté

haute culture de

mît déjà hors pair parmi les chro-


IMPRESSIONS DE GUERRE

II

niqueurs du front

;

ils

ont sûrement vu mieux,

plus juste et plus au fond que la plupart de leurs émules,

touche au moral, aux

ce qui

croyances, aux sentiments, aux habitudes d'es-

bon accueil

prit des combattants. C'est, avec le

première série de ces Impressions de

fait à la

guerre des Études,

qui nous

ce

encourage à

publier celle-ci.

Quelques-uns des morceaux qui sent

:

Dans

Deux marsouins fournaise

la

moment ici,

ont retenu, au

qu'ils furent publiés, l'attention

large partie

vera

Verdun,

compo-

exemple, ou

de 1915, par

de

la

du public

français.

On

d'une

les retrou-

joints à d'autres récits d'une tonalité

plus grise, d'un intérêt peut-être moins poi-

gnant, mais donnant à merveille le sentiment

de cette longue guerre d'endurance guerre de

détail, d'attente et d'affût,

et invincible patience, et

primesautier de

excellé

l'offensive

et d'usure,

dans laquelle

la

à l'admiration et

la

de tenace

le

génie vif

France n'a pas moins

du monde

— que dans

guerre de mouvements.

Tahure à Troyon,

et

de Bruxelles à Salonique,

avec de longs arrêts dans ces

où nous promena

si

De

«

environs d'Arras

longtemps

la

»

prose réti-


m

AVANT-PROPOS

cente des Communiqués, et dans les champs,

désormais sacrés, des Hauts-de-Meuso

Verdun, nos souvenirs

se trouvent

et

de

former une

chaîne suivie. Mais, plus que dans cette continuité géographique, l'unité profonde réside

dans

l'esprit religieux qui

de ces pages où

anime

l'œil distrait

celles

ne verrait d'abord

puissamment rendues. Divers par l'attitude,

soudre section,

et

penché sur

le

consoler,

ou affermissant

le

mourant pour

entraînant le

fonction

la

moral de ceux qui le

soldat reste, dans ces récits sincères la réalité

messager

l'ab-

au feu sa

ont à subir l'assaut rageur des obus,

dans

même

sobrement notés, qu'émotions

que paysages

ou

ici

prêtre-

comme

de l'action, l'homme de Dieu,

et le bon sergenl

du Christ

Jésus.

Léonce de Grandmaison, Directeur des Études.

i" septembre 191G.

le



LIVRE PREMIER IMAGES DE LA GRANDE GUERRE



.

IMPRESSIOiNS DE GUERRE DE

PRETRES SOLDATS

EN CHAMPAGNE

1.

— Relève

de blessés à la Butte de

Tahure

{Champagne pouilleuse)

Mercredi 13 octobre 1915.

Hier au

soir,

au

coucher, on m'avertit que je devrais aller aujour-

d'hui aux blessés. Enfin, on va travailler sérieu-

sement! La nuit a été mouvementée; on a marmite notre bois; beaucoup d'entonnoirs dans

champ

le

à côté, quelques brandies d'arbres cassées;

pas d'autre dégât; mais les éclats au-dessus de nos abris

dormir dans une tombe.

:

sifflaient

ferme

j'avais l'impression de


IMPRESSIONS DE GUERRE

4

on nous donne un quart de café chaud, un morceau de fromage et du pain; puis on s'attelle deux à deux à une poussette, et

Dans

le petit jour,

en route. (La poussette est constituée essentielle-

ment par deux roues

assez hautes et légères, entre

un brancard. L'ensemble commode.) assez

lesquelles est suspendu est léger et

Nous

allons directement vers les tranchées, en

suivant la route de Perthes à Hurlus. Cette route a été

bien marmitée qu'il n'en reste plus grand'-

si

On en a fait une autre à quelques centaines de

chose.

mètres

;

On marche

à la queue leu leu, sans parler;

sergent.

dans

il

y a

donc douze hommes, un caporal

six poussettes,

un

route qui va vers Tahure.

elle aboutit à la

Nous suivons

la route

:

le jour est

le brouillard et le contraste est

et

rose

frappant de

ce calme et des horreurs que nous traversons.

A

une tombe d'Allemands a été retournée par une marmite c'est une sépulture de l'an dernier un crâne déjà desséché est sur le bord de l'entonnoir. Un peu plus loin, un obus est tombé, cette nuit, sur une cuisine roulante qui apportait la soupe aux combattants. Conducteur, côté de la route,

;

:

cuisinier, chevaux, tout a été horriblement déchi-

queté.

De

la cuisine,

il

reste quelques tôles tor-

dues, une ou deux tiges,

un robinet de cuivre

tout le bois a été consumé. C'est effrayant destruction. Il

;

comme

:

y a des débris informes mêlés à de

la terre

;


IMAGES DE LA GRANDE GUERRE ce sont les restes de deux

sont à côté

5

hommes. Les chevaux

l'un est décapité, l'autre a l'épaule

;

ouverte.

Une

pauvres

liéros

prière,

en passant, pour

les

deux

inconnus dont on ne parlera pas,

et

on continue. Nous arrivons au carrefour de la route de Perthes à Tahure. Le canon recommence à tonner. D'abord, une batterie de 75 qui tire derrière nous les obus doivent passer très peu liaut par-dessus nous on a une invincible envie de courber la tête et les épaules à chacun de ces Dumm... qui nous rasent. Puis, d'autres batteries s'y mêlent un peu plus loin, puis l'ennemi riposte. Nous avançons quand même. Les boyaux d'accès sont trop étroits pour laisser passer nos poussettes :

;

et

il

faut aller en terrain découvert en suivant la

Nous sommes obligés de contourner trois trous de marmite qui ont défoncé la chaussée. route.

Quelques

petits sapins

pés à hauteur

bordent

la route, tous

cou-

d'homme parles obus.

.En contre-bas, voilà un endroit ravagé, noirci, brillé...,

des bouts d'étoffe calcinés, des débris de

un entonnoir énorme, criblé de trous plus petits. C'est un dépôt de munitions boclies, qu'ils avaient abandonné là; un de leurs obus l'a fait

cuivre,

qui était

y a eu grand ravage tout ce inflammable, à 50 mètres à la ronde, a

flambé

poussettes, musettes, équipements, bois

sauter avant-hier,

de

:

fusil,

sapins.

plus triste

:

il

Un peu

;

plus loin, c'est encore

presque au milieu de

la

ciiaussée.


IMPRESSIONS DE GUERRE

6

quatre casques, trois énormes flaques de sang

avec quelques débris indiscernables; sur la haie, à côté, des cartouchières toutes neuves, avec leurs courroies jaunes. C'était,

hommes

qui se reposaient.

me

Un obus

Nous suivons encore

tous quatre...

milieu de débris de toutes sortes à côté,

dit-on, quatre

un boyau

circule,

;

les la

dans

on voit des

a tués

route au le

champ

têtes de fan-

y passent. Nous sommes au plus mauvais endroit, bien visibles, sur la route bien repérée tassins qui

par l'ennemi. Enfin, nous arrivons au poste de

On

secours où l'on doit nous amener les blessés.

de la route. Je

laisse les poussettes sur le côté

n'arrive pas à décrocher sette, la hâte

me

ma

bricole de la pous-

rend maladroit

mes camarades

;

sont déjà dans le boyau et m'appellent; j'essaye

de

me raisonner,

mais je sens, je l'avoue humble-

On ne

ment, une peur insensée m'envahir...

que moi, tout

me

Enfin, je

seul,

sur

cette route

décroche. Ouf

1...

blanche...

juste au

moment, une commotion me secoue;

voit

même

est-ce

un

vent violent, ou le bruit de la détonation, je ne sais

;

ma

tête rentre

qui se courbent

et,

d'elle-même dans

mes épaules

sans trop savoir ce que je

je dégringole dans le boyau. C'est

fais,

un obus de 305

qui a passé à 2 mètres environ au-dessus de moi, et a éclaté

100 mètres plus loin. Allons,

gardien veille sur moi

Le poste de secours

mon ange

!

est tout

simplement

le des-


IMAGES DE LA GRANDE GUERRE SOUS de

route

la

de tôle et de

:

un pont fait de rondins couverts y a peu de place et les bran-

terre. Il

cardiers n'y séjournent pas

blessés arrivent,

boyau

ils

:

en attendant que

Dans

les

côtés

de

creusés des trous, sortes de

les

un tronçon de

se mettent dans

de 100 à 200 mètres, parallèle à

long-

route.

7

cette

tranchée

loculii

où un

la

sont

homme

peut s'étendre. Ainsi on ne gêne pas la circulation dans

le

boyau,

éclats d'obus.

Il

et

on

peu près, des un obus tombe

est à l'abri, à

n'y a danger que

si

juste dans le boyau; alors on est enseveli.

Nous prenons chacun possession d'un trou attendons.

Il

et

y a encore, entre nous et les Alle-

mands, d'abord un terrain découvert, sans boyaux, de 1 500 mètres environ, coupé d'une ligne de tranchées

;

puis trois lignes de trancliées dans

un

le village

de

espace de 600^mètres environ; puis

puis Tahure occupé par nos tout avant-postes sommes nous L'endroit où mètres. l'ennemi à 300 ;

est

un des plus mauvais, car

rosent perpétuellement de

d'empêcher

les

munitions

« tirs

les

Prussiens

de barrage

l'ar-

», afin

et le ravitaillement d'ar-

river aux combattants de tranchées.

Et de

fait,

heures) que

sommes-nous là (il est sept marmitage commence; par rafales

à peine le

de quatre, de huit, de dix, les grosses marmites tombent. Elles s'annoncent de très loin par un

ululement qui s'approche, devient décliirant, puis éclatent en faisant une énorme colonne de fumée

"


IMPRESSIONS DE GUERRE

8

noire, de poussière, de débris... Les éclats vont retomber au loin en faisant chacun leur petite

musique.

On

se rencoigne dans son trou et

on attend en

supputant, de trou à trou, sur l'éclatement plus

ou moins proche de Il

marmite.

telle et telle

n'y a pas attaque aujourd'hui aux tranchées,

aussi les blessés sont rares, j'ai le temps de réfléchir dans si

mon

loculus.

Ce coin

oii

nous sommes,

horriblement bouleversé, coupé par les boyaux,

taraudé par les obus, remué, saccagé... C'est bien

sang

cette terre pétrie de

de ferraille dont on a

et

parlé dans les Études. L'impression est horrible-

ment

désolée, écrasante.

On

sent la puissance de

mort qui plane là. Une odeur douceâtre imprègne tout, odeur que je retrouverai plus tard la

sur les cadavres

:

celle

du sang desséché, cette

craie de Marne en est imbibée. C'est aussi l'odeur humaine pourrie, odeur d'excréments qui souillent

tous les tournants de boyaux, le réalisme

le

plus

abject à côté de l'horreur et de l'héroïsme; c'est

une odeur qui s'attache aux vêtements, à

la barbe,

qui reste en vous avec cette poussière pénétrante et

tenace... C'est ça, la guerre;

nous y sommes

en plein.

Le

bruit

du canon

est tel

que d'un côté à l'autre

du boyau on ne s'entend pas; je suis obligé de me faire entendre de l'homme couché à un mètre en face de moi. Un éclat d'obus gros

hurler pour


IMAGES DE LA GRANDE GUERRE

comme

la

premier de

main tombe entre nous deux journée; et

la

est cliargé de

fumée,

il

fait cliaud,

le ciel

:

9

c'est le

lourd,

semble tout

l'air

l)as

sur

nos tètes et toujours les marmites qui hurlent; il

est vrai

et ils

que

les 75,

en font, un

d'artillerie »

de tous côtés, y répondent, C'est le « duel acharné

raffiil!

que vous avez lu dans

les

commu-

niqués.

Le

sergent qui était resté dans

cours passe en se courbant dans blessé vient d'arriver.

A

Je sors du boyau avec sur la route.

Un

tète

le

«

Un

»

en se trouvant de

On ne

et seuls.

d'Iiommc dans cette plaine

battants.

:

coéquipier et monte

petit frisson

nouveau à découvert

boyau

le

votre tour!

mon

poste de se-

le

voit pas

une

remplie de com-

si

Les brancardiers régimentaires ont posé

brancard sur

par les boyaux.

le

bord de

Le

la

route et sont repartis

blessé est

là,

couché, en plein

sous les marmites qui passent...

Mon

Dieu,

j'ai

bien vu des l)lcssés à iMontauban, et {)Ourtant qu'était-ce à côté de

cela?...

On

n'a

même

pas

a malheureux en la jambe droite coupée au-dessus du genou, on voit les deux bouts d'os dans une bouillie rou-

pansé

le

:

vaut-il la peine?...

Il

jambe gauche broyée au til)ia; le [)ied gauche a été coupé en deux presque longitudinalement; une section assez nette qui laisse voir les bords du soulier emprisonnant une tranche de geàtre, la

quelque chose qui ressemble à du haciiis de porc.


IMPRESSIONS DE GUERRE

10

La

section, en biseau,

va de

la

base du petit doigt,

qui seul reste, à la clieville interne

terre.

c'est hor-

:

Les habits sont noircis de poudre

rible!..

Le

de

et

masque

visage entièrement couvert d'un

de sang- coagulé, à travers lequel fdtrent deux de

regards

comme

il

écrasé.

Il

ment

bête

peut, que c'est

explique,

une marmite qui

est resté huit

n'est-il

L'homme

blessée...

l'a ainsi

heures enseveli...

sont colles au sang de sa lèvre inférieure.

comme

au travers

il

peut.

Son aspect

nous restons abasourdis, malgré Puis

prend

Il

parle

que

est tel

danger.

le

sentiment de la réalité nous revient; on

le le

Com-

pas mort? Les poils de sa moustache

brancard, on le suspend à la poussette,

puis bricole à l'épaule, et en route.

On

sur cette route défoncée!

l'homme ne

se plaint pas

:

fait

«

Que de cahots

attention,

mais

Allez, vite, vite, »

Après 200 mètres, plus de route; une

répète-t-il.

marmite, depuis notre passage de ce matin, défoncée.

Il

faut descendre dans le

champ

l'a

(si

on

peut appeler cela un champ), puis, à force de

coups d'épaule, remonter

on

étouffe,

le

le talus.

casque pèse

entend un chant continuel,

Nous

haletons,

On

horriblement... srar

une note

jolie,

presque mélancolique... Je n'ai analysé que plus

Ce sont les obus de 75 qui passent sur nous et les éclats d'obus boches, en tard ce que c'était.

nombre basse est

qui pleuvent partout la par les éclatements de marmites à

incalculable, faite

:


IMAGES DE LA GRANDE GUERRE tout instant, et cela devient fait

si

11

continuel qu'on n'y

plus attention, on va tète basse, tirant de tout

son poids,

aliuri, abruti

par ce bruit, endormi par

On ne raisonne on n'a plus peur, on marche la gorge pleine de poussière je récite machinalement un acte de contrition que je recommence indéfiniment, sans trop savoir ce que je dis. Pourtant, je n'ai pas la cette note chantante des obus.

rien,

:

sensation d'avoir peur,

comme

tout à l'heure.

Derrière nous, le blessé se plaint;

demande

si

on n'a

})as

Un

arrêter. C'est dangereux... et ça

y

est.

On

arrête

il

a froid,

une couverture. effort

mon

il

faut

de volonté,

en pleine route.

n'avons pas de couverture, j'étends

Il

ma

Nous

pèlerine

m'a envoyée et qui fait pour la seconde fois la campagne) sur les jambes en bouillie du malheureux. Puis on repart. Enfin, voilà le relais de voitures. Un peu de calme. Le blessé est posé dans une tranchée tandis de caoutchouc (celle que

frère

qu'on charge d'autres brancards.

Le pauvre homme

s'est

confessé et a reçu

rextrôme-onction déjà, d'un prêtre soldat qui a aidé à le déterrer... Je lui renouvelle l'absolutionIl

est mort, m'a-t-on dit,

dans

la voiture, après

même

route, reprendre

2 kilomètres.

Nous revenons, par

la

au poste de secours et on attend. Les marmites sont un peu moins nombreuses, c'est-àdire qu'il n'y en a plus qu'une toutes les deux ou notre

[»lace


IMPRESSIONS DE GUERRE

12

minutes. D'autres équipes partent,

trois

emme-

nant chacune leur blessé... Je mets un peu de poussière de craie sur à

mon

sang qui est resté attaché

le

caoutchouc. Dans

de moi, un

l'abri, à côté

brancardier lime paisiblement un coupe-papier

du cuivre d'une ceinture d'obus. tout cela.

Je

Il

me

autre,

un

hommes

un peu dans

lève et circule

écrit...

est habitué à

est sur le front depuis le 10 août 1914.

homme

chaque trou a son qui

Il

fait

On en

le

boyau;

qui dort, qui

mange,

vient à se rassurer.

De temps

à

détachement de quinze à vingt

petit

vont vers les tranchées de première ligne

ou en viennent. Ils

passent à la queue leu )eu, surchargés de

leur sac et outils, pioches, pelles.

Ils

sont blancs

de poussière de craie, hâves, sales indescriptible-

ment. Plus de couleur à leurs habits, tout est gris; il

semble

qu'ils n'ont plus

de sourcils, que leurs

moustaches ont disparu; une couche de craie de sueur cache leur peau; leurs yeux brillent dedans;

ils

défilent

sans

parler,

et là

automatiques,

sans vous regarder. Pauvres gens; voilà quatorze

ou quinze jours

qu'ils

couchant par terre

ment, attendant

peu

et froid.

On

la

sont dans

l'incessant

bombarde-

à tout instant,

mangeant

sous

mort

tranchées,

les

leur porte la soupe de 2 kilomètres

à l'arrière, dans des seaux en

toile.

Elle arrive

couverte d'une couche de poussière de craie, et froide; et puis

ils

ont du

«

singe »; pas de vin, pas


.

IMAGES DE LA GRANDE GUERRE

13

d'eau ou presque... Ah! ceux qui se plaignent à l'arrière

Un

!

.

petit

groupe se forme au bout du Ijoyau. Le

sergent parle avec un Il

s'ag-it

homme

chercher

d'aller là-bas,

tombés devant Tahure sans passer sous

le

qui vient de Tahure.

et qu'on

deux blessés

ne peut aborder

feu d'une mitrailleuse boclie...

faut amener des poussettes pour les rapporter; on demande des hommes de bonne volonté, ce

Il

Nous partons à quatre, traînant deux poussettes, avec un sergent, gros pépère sera dangereux.

placide, calme et brave.

à Tahure,

On

la route directe, d'ici 1

200 mètres, mais

en enfilade par le feu des tranchées on interdit d'y passer, ce serait folie.

elle est prise

ennemies,

Par

y aurait à peine

il

et

un détour de 2 kilomètres. Il n'y a pas de boyau. Nous descendons de la chaussée; d'abord, un champ de terre rougeàtre avec quelques trous d'obus; puis nous contournons un petit bois au fait

:

tournant, quatre carcasses de ciievaux qu'il faut

enjamber

et

sur lesquelles faire passer les pous-

settes. C'est liideux!..

bois

s'élargit

passe sur

le

:

c'est

Le

petit défdé entre

deux

maintenant une piste qui

côté d'un

petit

clianip,

gorge de

30 à 40 mètres entre deux bois. Les deux bois sont remplis de nos soldats dans les trancliées;

ils

nous font signe de nous liàter en liocliant la tète. je regarde, il y a làIls lèvent les yeux en l'air bas, au bout (\u délilé, un ballon-saucisse boche :


n

IMPRESSIONS DE GUERRE

qui ne peut pas ne pas nous voir.

Nous formons

avec nos deux poussettes un groupe trop compact.

On va pas;

manque

certainement nous repérer. Ça ne

un obus de 77 tombe dans

qui est criblé de trous, déjà.

Il

champ

le

à côté,

n'éclate pas...

Nous

nous séparons.

mon compagnon. Un

Je prends de l'avance avec

obus tombe sur

la piste

derrière nous,

l'autre poussette, et éclate

retombe sur nous en d'arrière

pluie,

sonne sous un

devant

fort bien... La terre un casque du groupe

éclat d'obus...

Rien! pas

de blessés, c'est miraculeux. Nous prenons

le trot

en conservant nos distances.

Les poussettes bondissent par-dessus les entonnoirs. D'autres obus tombent dans le champ à côté... Les uns éclatent, les autres non, on n'y fait plus attention, on trotte. Le défilé s'allonge entre les bois.

Mon

Dieu!

comme

c'est long!

Implaca-

blement, les obus nous suivent et éclatent à notre liauteur,

mais à gauche... Décidément

» y voit de travers. Enfin voilà le bout du défilé;

la «

sau-

cisse

triste spectacle

tournant, à 4 mètres sur la gauche

:

au

un cadavre de

deux poings fermés, ©n distingue sa mâchoire crispée, ses deux poings menaçant le ciel. Il faut passer. Pauvre homme Qui est-ce? Qui le pleurera là-bas, en France?... soldat. Il est sur le dos, les

1

Un peu

plus loin,

un

autre, puis

deux ou

trois

autres en groupe, couchés sur le côté ou sur le


IMAGES DE LA GRANDE GUERRE

15

ventre, les bras étendus. Pauvres morts!.. Mais

nous sommes presque arrivés; tourné à angle droit et

là tout

la petite vallée

a

près on distingue à

300 mètres des j)ans de murs dans des arbres hachés, sur un monticule. C'est Taliure, dont on a tant parlé... Sur la droite, adossés à la colline,

protégés par un repli de la vallée, on distingue des

cahutes en bois très bien construites. Devant, des

hommes «

vont, viennent.

Écuries allemandes

».

Ce sont

les

l'hiver et s'étaient installés. L'offensive

tembre

les a chassés.

de secours... Les

anciennes

sont restés là tout

Ils

du 25 sep-

Maintenant, c'est un poste

hommes

qui sont là nous font

vivement signe de nous mettre sur

le côté

de la

vallée.

En

effet,

dans

le milieu,

mitrailleuse qui, par

on

est sous le feu d'une

une dépression do

la butte,

Et nous entendons soudain des dzinn^ dzimi, significatifs. Nous sautons de côté, et, après fauclie tout.

avoir passé par-dessus une tranchée, pleine de poilus, qui barre la vallée,

nous voilà en sûreté

aux Écuries boclies. Voici, sur une cinquantaine de mètres, à moitié creusées dans la colline, à moitié construites,

des écuries pour les

chevaux, des

hommes, un salon pour des officiers. Devant, une pompe bien cimentée. J'y vais prendre un peu d'eau, elle est fraîdie, excellente, je remplis mon bidon. Ce sont les Allemands habitations pour les

qui ont

fait

creuser ce puits, très profond,

paraît-il.


16

IMPRESSIONS DE GUERRE

Tout cela

est

organisé solidement, proprement,

durable, bien à

Nos deux blessés sont

l'abri.

là;

tombés au milieu de la vallée à 30 mètres ils à peine (là où nous sommes passés) en voulant aller directement de la tranchée aux Écuries, sans passer par le boyau. Ils sont restés quelque temps étaient

au milieu;

aller les

sûrement:

ils

chercher eût été se faire tuer

ont réussi à se traîner jusqu'à l'abri

des Ecuries. Blessures relativement légères dans les

jambes.

On

un peu; on en

souffle

pour

profite

regarder Tahure. Cette butte dont on a tant parlé, objectif qui a coûté

si

cher... J'y suis

presque

:

200 mètres à peine. Et qu'est-ce? Presque rien; petite butte, une taupinière; que de sang

une

Les obus français ont inondé pendant soixante heures tout le coin où nous sommes. On en a tiré, paraît-il, plus de deux millions et nous

versé

!

î

qui,

après deux cents ou trois cents marmites,

étions dans

un

d'énervement

état

!

A

quel degré

d'abrutissement n'ont pas dû arriver ceux

qui

étaient là, dans ces écuries bien propres, dans ce «

Voir

tant je suis ravi d'être

venu

salon bien coquet... J'ai envie de dire

Tahure

et

mourir!

»

jusque-là. Je pense au

tainement passé par

commandant

ici;

à

mon

:

H... qui a cer-

frère, dont cette

butte a été l'objectif pendant longtemps... Mainte-

nant ça y

est,

giner ce que,

elle est à ici,

ce

pensées, d'idées tristes

nous.

nom et

On ne

peut s'ima-

de Tahure évoque de

glorieuses à la fois

!..


IMAGES DE LA GRANDE GUERRE

17

Je veux essayer d'aller au village, dans lequel

il

une ligne de tranchées des nôtres. C'est interdit. J'aurais peut-ctre, au cimetière, s'il existe encore, trouvé quelques traces, une tombe... Il y a

faut repartir.

poussette. souffrent

chercher chir

:

le

Nous chargeons nos blessés sur

Ils

heureux

sont

pour nous si loin... Il

et

plaindre

oublient

qu'ils

venus

d'être

la

les

y aura un mauvais pas à fran-

milieu de la vallée, là où la mitrailleuse

donne. Nous y sommes passés sans défiance tout à l'heure maintenant, un petit frisson Allons, un acte ;

.

d'abandon à Dieu, un signe de croix au grand

Nous

voilà à

au beau milieu de

l'endroit le plus critique, petite gorge, pas loin

on se lance

et

trot, tirant les poussettes...

la

du groupe de cadavres qui

ont été étendus là par la mitrailleuse. Allons-nous être

dans

comme eux dans un instant?.. Mes idées filent mon esprit avec une rapidité vertigineuse :

je remar([ue presque simultanément notre petit sergent qui trotte

gros

de toutes ses forces, tout

suant, son ventre secoué

comme un

panier à sa-

remarque que les poilus de la tranchée, sur laquelle nous repassons, sont propres et

lade, et puis je

ont

l'air

doute...

content. L'eau de la

Ahl

les bienfaits

à Madagascar...

Si les

pompe

boclie, sans

de l'eau!... Puis je pense élèves

du collège nous

voyaient tramant cette poussette!.. Et puis, tout d'un coup, une vive douleur au talon

avec ledit talon n.

la

roue de

:

la poussette

j'ai

calé

lancée à 2


IMPRESSIONS DE GUERRE

18

toute vitesse sur

que, mais je

ment

me

une

petite pente; je

relève

mon talon me

;

tombe presfait

violem-

mal... Mais, dzin, dzin, dzinn... voilà la note

chantante des balles. Clopin-clopant, mais sans

diminuer

nous trottons, nous

la vitesse,

Nous dépassons

les cadavres

:

je

trottons...

remarque leurs

molletières, bien sanglées, couvertes de boue...

Et enfin,

le

tournant, la vallée où les obus nous

accompagnaient; nous sommes hors du champ de mitrailleuse.

la

n'y a plus

Il

que

obus

les

à

craindre, c'est relativement peu.

Nous allons au pas on est haletant, époumonné, notre blessé rit de tout son cœur Nous ;

refranchissons les cadavres de chevaux, comptons les trous

d'obus tout en marchant, nous rions,

nous sommes gais d'avoir échappé au danger et sauvé deux braves gars une fervente prière de remerciement. Et nous voici au poste de secours. :

Ce

n'est plus qu'un jeu

mais tout

il

:

y a encore du danger,

est relatif.

— Je

Jeudi 14 octobre.

passe la journée, assez

calme, à mettre en ordre affaires et souvenirs. Ce matin, un cheval a été tué dans le

champ

à

gauche

de notre cantonnement par un éclat, ou une balle perdue. Je le vois

d'ici,

noire au milieu du

promener à hier.

A

faisant

champ

une grosse bosse

grisâtre. J'ai été

me

cette place, en toute sécurité, avant-

sept heures du soir, on appelle les

hommes


IMAGES DE LA GRANDE GUERRE

ma

de

section; on craint

breux blessés, dans

comme

une attaque

de

et

Nous partons,

la nuit.

19

nom-

étjuipés

à l'ordinaire, mais sans musette ni bidon.

Je n'emporte que

mon

fidèle caoutcliouc.

Nous reprenons la même route connue; mais un dédale, un enchevêtrement, un fouillis

c'est

viennent

inextricable de cuisines roulantes qui

porter la soupe et le café aux combattants. Elles s'arrêtent en

hommes

lile

interminable sur la route et des

avec des seaux de

toile distribuent

la

pitance dans les tranchées... les Allemands connaissent certainement cette affluence de ravitaille-

ment,

connaissent aussi la route

ils

;

ils

ont assez

vécu dans ces parages, tout est repéré. Cependant, par une sorte de convention tacite, les canons se taisent à ce moment et, dans la nuit, la soupe va en paix vers

les poilus.

Pourtant quelquefois un

obus inattendu arrive en plein sur les

équipages enclievétrés,

fait

la route,

parmi

sauter cinq ou six

chevaux, autant d'hommes, une ou deux cuisines roulantes...

masse

et puis

le silence

les débris des morts,

se rétablit,

on écarte

éventrés et les cuisines serrent la primal)le, l'insouciance

monde

a par

de

la

les

file...

on

ra-

chevaux

C'est inex-

mort que tout ce

ici.

Comme

nous arrivons en cet endroit (l'embranchement des deux routes), traînant avec peine nos poussettes au milieu de cet enchevêtrement de

chevaux

et

de cuisines, je sens mes yeux

me


IMPRESSIONS DE GUERRE

20

une envie de fermer les yeux, de pleurer... Mes camarades connaissent déjà cela. » Vite, les lunettes bien « Des gaz lacrymogènes

picoter ferme, puis

!

assujetties sur le nez... Quelle tête devons-nous

avoir

!

Mais ce n'est pas assez, cinq ou

éclatent

pas

sourdement à quelque distance.

comme

on vous ser-

si

rait à la gorge... puis la respiration

nible

:

devant

«

Des gaz suffocants

le

!

obus

ne font

presque aussitôt, une

le bruit ordinaire... Et,

sensation d'étranglement,

six

Ils

»

On

devient pé-

adapte

le

masque

nez et la bouche, on serre vigoureuse-

ment, on est à moitié

nous entendons

les

étouffé.

Derrière

nous,

chevaux qui renâclent, qui

s'ébrouent; puis, une à une, les cuisines font tête-

à-queue

au plus vite en ferraillant.

et s'éloignent

Les poilus

auront-ils leur

soupe ce

continuons à marcher, à tâtons, car les lunettes

jaunes enlèvent

le

soir?... il

fait

Nous

nuit et

peu de lueur qui

Les yeux me piquent horriblement, par suite du gaz que j'ai emprisonné dedans on étouffe sous le bâillon du tampon-masque, et

reste...

;

pourtant c'est

le salut

:

il

faut les laisser.

L'impression de ces gaz est abominablement démoralisante. la

On

merci de tout;

se sent pris, sans rémission, à

c'est l'air respirable, la vie et la

vue qui manquent à la fois. Fuir... où? dans quelle direction ne s'étendent-ils pas? Ils couvrent toute la plaine; et cela

devrait

en plein

manquer de

air, là

où jamais on ne abominable

cet airl Quelle


IMAGES DE LA GRANDE GUERRE angoisse! Ah! les misérables! le seul

moyen de

Ils

faire reculer les

Avec un violent

effort

21

ont bien trouvé

Français

!

de volonté, en tenant la

mon

poussette qui est devant moi et que

coéqui-

marcher je ne sais comment, j'avance à tâtons, me demandant avec une certaine angoisse comment cela va finir... Je sens la peur m'envaliir de nouveau! et puis cela se dissipe peu à peu. La confiance me revient, aveuglé

pier,

aussi, fait

lui

mon masque

peut-être est-ce, tout simplement, que

fonctionne bien.

Nous Il fait

revoilà au poste de secours de ce matin.

noir

blessés;

il

cette nuit. bilisés là

comme

dans un four.

Il

n'y a pas de

n'y aura probablement pas d'attaque

Nous

pour

voilà vingt-deux

la nuit

croupit par terre sous

iiommes immo-

sans aucun travail.

le

pont de

la route, le

On

aux genoux. Défense d'allumer quoi que ce défense de causer trop

fort...

Et les

s'ac-

menton soit;

hommes com-

mencent à se traîner. Mon compagnon a une montre à cadran pliosphorescent, ce qui permet le raffinement du supplice de voir s'écouler trop lentement les heures. Neuf heures du soir... dix heures... Ouf! mes jambes recroquevillées me font un mal horrible. Je propose à mon voisin d'en face (car nous les

autres

comme

sommes

entassés les uns sur

des harengs dans une caque)

d'étendre une de ses jambes entre les miennes,

pour que je puisse en

faire autant de

son côté.

Il


IMPRESSIONS DE GUERRE

22

avec reconnaissance. Nous

accepte

amis pour

la vie. C'est horrible

voilà

bons

de rester replié

sur soi-même sans rien faire toute une nuit.

commence

On

à faire froid.

grelotte;

des changements de jambe... Enfin, on l'ordre

Quel

d'enlever les masques et les

De

bienfait!

l'air

pur!

par les deux bouts du pont,

Le temps

comme

fait

d'air frais

:

passer

lunettes...

est clair et

par des ouver-

tures de tunnel, on voit briller les étoiles...

gave

Il

on essaye

On

se

pendant ce temps, on ne pense

incommode

des jambes. Mais jambes recroquevillées vous rappellent durement à la réalité. Ce dessous plus à la position

tout passe, et bientôt les

de pont doit être

on s'étend faite, Dieu tant l'un

sale, ignoble.

On

n'y voit rien,

dedans, dans une boue douteuse,

de quoil...

sait

un coude

On

se repose en met-

dedans, puis l'autre.

contre l'autre; on grogne!

Il

On

s'accote

n'est qu'une

heure du matin encore quatre heures de supplice. :

Je n'y tiens plus, je sors

dans

le

et vais

me promener

boyau. Le bombardement recommence

:

ce sont des 77, dont beaucoup n'éclatent pas, heu-

reusement, car

la terre est ameublie... J'ai froid

aux pieds cruellement; je trotte dans le boyau. A côté de moi, quelques énormes rats, si gros que je les prends d'abord pour des chats, passent, disparaissent dans les trous où nous étions ce matin I

Quelle horreur!

Je dis

mon

De quoi

sont-ils nourris,

ceux-là?

chapelet, je fredonne, je pense

à


IMAGES DE LA GRANDE GUERRE Madagascar, à mes parents, je passe avec une lenteur!...

Il

23

le temps deux heures et

prie...

est

demie du matin; presque plus de canon. Seuls des 75, par petites raffiJes brutales qui déchirent le silence,

envoient des obus vers les Allemands,

puis tout redevient silencieux, pour

minutes plus

dix

Ils

recommencer

tard.

sont crispants, agagants, ces 75...

sont pas tus de toute la nuit;

ont

ils

l'air

ne se

Ils

de dormir

puis tout d'un coup, vlan, vlan... une rafale

et

rageuse montre qu'ils veillent.

Le sommeil m'accable...

tant pis

je m'enroule les pieds dans

mon

pour

les rats!...

caoutchouc, et je

m'étends dans les trous-abris d'hier. Le sol en est fait

de petits morceaux de craie,

loux concassés

:

c'est

comme

des

atrocement dur, ça

cailsalit

plus que la boue; ça entre dans les chairs... Ah! les

beaux habits bleu horizon! à quelle sauce on

même à moitié... Je rêve que les rats mangent mon caoutchouc et que je suis devant mon frère, penaud, m'excusant

les

met! Et je m'assoupis tout de

de n'avoir pas pris plus de soin de ce précieux

vêtement. Vendredi 15 octobre.

— Ouh!

là! je

engourdi, meurtri, roué de coups. Je peine, sors de

engourdis

mon

aussi,

me réveille, me lève avec

trou... D'autres brancardiers,

sortent

de

dessous

boueux, ignobles; je dois être

comme

le

pont;

eux. Je


IMPRESSIONS DE GUERRE

24

sens que

ma

barbe est pleine de

craie... Il est six

heures du matin. Nous repartons pour

nement,

et j'y dis

ma messe

tranchée relativement sûre

Que

le

bon Dieu

le

canton-

avec délices dans et

ma

presque propre 1...

est boni...

Paul DE LA

D...,

ancien missionnaire à Madagascar, brancardier à la N° division.

2.

— Leux marsouins

Fred... Frédéric sans doute. lui

connaissaient d'autre

nom

de 1915.

Les camarades ne que ce sobriquet

d'outre-Manche. Lui, pourtant, n'avait rien de britannique. C'était l'apache montmartrois dans toute la

pureté de la race, sans croisement aucun

:

m. 80 de haut, maigre, nerveux, la peau basanée par la fumée des bouges, les yeux noirs, vrillants 1

dans

l'orbite creusé

par les nuits de crime, parais-

sant plus noirs et plus mauvais encore sous les

cheveux de regard,

pour mieux dissimuler

le

descendaient jusqu'au bas du front;

le

jais

qui,

visage imberbe, malgré

ses

vingt-huit

ans; la

lèvre carminée par des années d'alcool et pen-

dante sous un bout de cigarette toujours éteint; les épaules voûtées, des bras et,

aux biceps d'athlète pour commencer tous les gestes, un mouve-


IMAGES DE LA GRANDE GUERRE ment de

main

la

Quand

poing fermé, où l'on

droite,

croyait encore voir le

«

surin

».

arriva sur le front, au mois de décem-

il

bre, instinctivement, les voisins

25

«

se garèrent

»,

d'autant qu'il n'était pas dans son escouade

deux

depuis

heures que l'on

savait

anciennes accointances avec Bonnot dernières

condamnations, à

déjà

ses

et ses trois

l'une pour vol,

lui,

deux autres pour meurtre.

On

distribuait ce matin-là des paquets de car-

touches. Fred prit les siennes des mains du gradé.

Attends un peu que je mette à part celle des gé-

néraux

», traîna-t-il

avec son accent faubourien...

Tous avaient entendu. Pas un

n'avait

souri;

dans ce régiment d'infanterie coloniale, où les ditions étaient particulièrement glorieuses,

chefs aimaient passionnément leurs

les

heures

difficiles,

hommes,

téressaient à chacun, vivaient de leur vie

tra-

et,

les

s'in-

dans

ne leur commandaient qu'une

chose, de les suivre, les complots antimilitaristes

Le mot de Fred était commandée

n'avaient pas cours. Or, l'escouade

jeune de tous. Petit-Pierre

comme on

ou

«

fit

scandale.

par le

le

plus

gosse

»,

l'appelait avant qu'il n'ait conquis ses

galons rouges. * *

De son

*

père, de sa mère, de son enfance, Petit-

Pierre ne savait rien. Ses souvenirs ne remontaient


IMPRESSIONS DE GUERRE

26

pas au delà d'un voyage en Amérique, avec une troupe de musiciens dont, à sept ans,

il

était le

violoniste prodige et l'attraction la plus lucrative. avait couru le

Depuis

lors,

monde

», disait-il

des grandes

En gent

il

monde,

le «

grand

voulait dire les musics-halls

villes.

août 1914,

il

:

car,

avait dix-huit ans, pas d'ar-

il

gagnait gros,

s'il

il

dépensait plus

— et

un ravissant minois blondin, qui lui une aventures romanesques et, tout fraîchement encore, une « peine de cœur », Celle-ci, beaucoup plus que l'idée de patrie, l'avait encore,

avait valu mille et

décidé à s'engager pour la durée de la guerre.

Je

fis

sa connaissance au début de l'hiver, dans

les tranchées de Massiges. la table rase

:

il

En fait de

religion, c'était

ignoraitjusqu'aunomde Notre Sei-

gneur Jésus-Christ, jamais entendu.

Il

c'était, croyait-il,

qu'il

ne se rappelait pas avoir

avait bien vu des crucifix, mais un épouvantail pour menacer

de pendaison les enfants pas sages. Dieu fut

vinement bon pour n'avait rité.

même

cette

âme

di-

à qui personne

essayé de donner un rayon de vé-

En quelques

jours la grâce l'illumina tout

entière.

Affiné par

l'art,

peut-être aussi par des hérédités

ignorées, Petit-Pierre goûtait de véritables jouis-

sances à s'entendre exposer les merveilleuses har-

monies du catholicisme. L'incarnation,

la

rédemp-

tion, l'eucharistie, la sainte Vierge, autant d'aperçus


IMAGES DE LA GRANDE GUERRE nouveaux qui

le ravissaient, qui satisfaisaient enfin

les aspirations

de sa belle nature.

Le baptême ne les ruines

22

tarda pas. Je le lui conférai dans

de Massiges, au matin d'une journée qui

ma

s'annonçait dure. Puis, sortant de petite hostie, je lui

custode une

donnai ce Dieu près duquel

il

avait passé dix-lmit ans durant, en inconnu, et qu'il aimait déjà

en ami, avec toute sa naïve

déli-

catesse dartistc. J'attendais, je l'avoue, avec une certaine curiosité, les premiers

quand

il

mots de cet enfant

se relèverait de son colloque intime avec

Jésus, la première pensée éclose de cette première

communion. Le moment venu de rejoindre son poste, il rouvrit les yeux et, m'embrassant doucement « Père, je vous les amènerai tous. » Dès cette première heure où il tenait son idéal, :

Petit-Pierre sentait le besoin, le devoir de le révéler

à d'autres. sig"ne

Ceux qui auront

eu,

comme

moi,

l'in-

bonlieur d'assister, durant la guerre, à la ré-

demption des âmes de soldats

et, chez bon nombre une sanctification rapide, précipitée, événements semblaient forcer la grâce à

d'entre elles, à

les

condenser en quelques jours son travail ordinaire

de longues années, auront remarqué que tout converti, si égoïste, si

timide

fût-il,

devenait, à dater

de son premier contact avec le corps du foyer rayonnant de vie divine,

Deux jours trois

après,

camarades,

o

«

Vous

le

un

gosse

Ciirist,

un

apôtre. »

les aiderez

amené un peu, Père:

m'avait


IMPRESSIONS DE GUERRE

28

comme

sont

ils

sur le bon Dieu.

j'étais;

Tout naturellement se

n'en savent pas long-

ils

»

aussi,

une transformation

dans son caractère, mais lente, très lente.

fit

Avant d'atteindre

la

fermeté du chrétien, sa nature

sensitive eut à subir des chocs douloureux. Et puis les habitudes

de toujours étaient

là, et la

situation

près des camarades, et les contre-attaques du

faite

démon, furieux d'une

si

belle prise de la grâce.

Contre tout, Petit-Pierre eut vite trouvé vatif

cliaque jour, où que nous fussions,

:

geait

il

«

exi-

sainte eucharistie.

» la

Que de ment, je

préser-

le

le

quand nous étions au cantonnetrouvai, le matin, rôdant aux alentours

fois,

de son abri! Assailli la veille au soir par les

solli-

citations criminelles de voisins de paille, incapable

de résister par la force, là,

toute la nuit,

il

s'était

enfui au dehors et

— ces nuits glaciales d'hiver, —

il

avait battu la semelle en récitant son chapelet.

Quand

je paraissais alors,

je vais enfin l'avoir!

malgré tout dait-ii, tant

vie,

a

Ne vous

que j'aurai

Et

il

radieux

était

comme

à Jésus

un

pour racheter

:

«

Ah!

je le grondais

inquiétez pas,

me

répon-

ma communion quotidienne,

marchera. Et puis, je suis

le reste d'ofi"rir

:

»

petit sacrifice

ma pureté.

si

heureux

pour expier

ma

»

La grâce résistait

le portait visiblement. Avec elle, il aux quolibets, muet d'abord et gauche,

bientôt gai, presque crâne. Lui, l'artiste rêveur,


IMAGES DE LA GRANDE GUERRE

29

nerveux, susceptible, craintif de toute gène tout danger, d'alléger ses

il

fit

de

serviable, toujours préoccupé

camarades

— pour

leurs;

se

et

— môme

vaincre la peur,

surtout les

rail-

se proposait à

il

toutes les patrouilles de volontaires; au créneau, il

regardait longuement par l'ouverture, défiant le

fusil

braqué en face, à 20 mètres, parfois moins.

Un beurcux coup allemand, où

gradé le

qu'il

il

de main sur

accompagnait, acheva de

respect des camarades

quand

le

et,

lui

«

:

Aujourd'hui,

donner à Jésus.

»

Il

galonnées de rouge.

escouade

et lui

hommes.

»

«

me

conquérir

un matin de décembre,

je lui apportai la sainte hostie,

radieux

petit poste

tua trois Boches et sauva la vie du

j'ai

un

petit

il

me

dit,

cadeau à

montrait ses manches

Je vais lui consacrer

promettre de

lui

mon

gagner tous mes

Et c'est pourquoi, sans doute, huit jours à peine après qu'il avait été

nommé

caporal, Notre Sei-

gneur amenait Fred dans l'escouade.

* *

Petit-Pierre avait tressailli au scandaleux propos

du nouveau venu.

Comme

éclair de pensée, la gravité

nait infailliblement

chef,

il

entrevit

entrevit, en

un

et ce qu'entraî-

— que d'autres de\oir; — comme

son intervention

auraient d'emblée jugée son apôtre,

il

du cas

une manière beaucoup plus


IMPRESSIONS DE GUERRE

30

haute de remplir ce devoir

Dieu Il

et,

:

même, donner un soldat à

par là

âme

sauver une la

à

France.

sembla n'avoir rien entendu. Mais, quand la nuit fut venue, tandis qu'on

veil-

aux créneaux, doucement il s'approcha de Sous la capote du petit caporal, le cœur battait à tout rompre cette première tentative pou-

lait

Fred...

:

vait tout

prière

gagner ou tout perdre. Quelle fervente

il fit

avant de parler!...

D'abord,

il

bon truc » pour l'ouverture du créneau

enseigna un

lui

masquer, tout en visant,

«

qui se détachait sur le clair de lune. Puis, accou-

dés sur les sacs à terre, tout bas, on causa de

choses €t

— des Boches qui

et d'autres,

qu'on entendait tousser,

dentes,

de

la

guettaient là

— des attaques précé-

guerre, pour la maudire, mais

aussi pour reconnaître qu'il fallait bien nous dé-

fendre et défendre les autres... Méfiant aux pre-

miers mots, Fred

s'était

peu à peu détendu. L'on

en vint tout naturellement, tout amicalement, à la plaisanterie malheureuse. Fred, de nouveau, se mit

en garde. Mais douce,

cœur durci qu'il

la

voix de l'enfant se faisait

elle allait si délicate

les

si

toucher au fond du

quelques fibres encore sensibles,

en fut tout remué.

Il

surtout parce qu'elle avait

regretta la parole dite, fait

de la peine au

petit,

peut-être aussi parce qu'il en sentait déjà la honte,

sans en comprendre encore l'erreur. Petit-Pierre, après avoir serré la

Et

main de

quand «

son


IMAGES DE LA GRANDE GUERRE

homme

»,

quitta le créneau,

les tranchées,

une

il

31

aperçut, par delà

au

étoile qui se levait

ciel

du

bon Dieu...

Le lendemain,

les jours suivants,

tâche, activement, hai)ilement Mais

à forte partie

Quand

me

de

ger.

Il

»

continua sa avait aflaire

l'apache tenait bon.

m'en

parla, je lui répondis

l'amener.

qu'il est,

rien.

il

:

il il

vous n'en ferez

n'y a que le

:

rien,

Tâchez tel

personne n'en fera

bon Jésus qui peut

Je ne pensai pas alors qu'il disait

Noël

«

Je tâcherai, Père. Mais,

le clian-

si vrai.

approciiait. C'était l'occasion rêvée. Petit-

Pierre se promettait d'amener Fred à la messe de

minuit que nous préparions dans une grange à moitié détruite, près des tranchées. Hélas! Fred, lui aussi, avait

organisé sa nuit de Noël et

lon dans son trou, à deux mètres sous

passa toute la nuit, ivre-mort... Malgré

le réveil-

terre. Il le

y

décor de

notre étahlc où naissait l'Enfant Jésus, malgré le Minuit, chrétiens, le Noël de Paix et toute la joie,

toute l'espérance de cette fête, quand Petit-Pierre s'agenouilla sur le foin pour

communier, je

vis

dans ses yeux des larmes de douleur. * * *

Un mois

après,

comme nous

étions au repos,

Fred, pour faire plaisir à son petit ami, accepta enfin de le suivre à l'église. C'était à C..., dans


IMPRESSIONS DE GUERRE

32

cette petite église

aux vitraux brisés par

les obus,

au bénitier ignoblement souillé par les Allemands sacrilèges, mais où la Vierge prit sa revanche en

ramenant à son

En rales,

Fils tant

d'âmes de coloniaux.

ce matin de dimanche, nef, chapelles laté-

chœur jusque

bien avant

derrière l'autel, toute l'église,

l'-heure, était

bondée de

soldats.

Sur

la

place, des flots de retardataires battaient la porte.

Fred, qui n'avait jamais franchi le seuil d'une église depuis près

pas.

Dominant

de quinze ans, n'en revenait de sa haute

la foule

taille, il

voyait

ces centaines de marsouins faire ce qu'il croyait

indigne d'un

homme

:

Tandis que, gagné

prier.

déjà par l'ambiance du recueillement,

cherchait

il

à se remémorer quelque bout de prière, on en-

tonna

les cantiques

:

Pitiés

mon

Dieu... Credo...

Ave, ave Maria..., des chants qu'il croyait bien avoir

entendus quelque part^ avoir chantés lui-même.

Avec ces vieux sentiments

ne

airs lui revenait

quelque chose des

qu'ils avaient jadis éveillés

sais quoi qui

en

lui,

je

montait du tréfonds de son être,

ohl de très, très loin, et qui était doux au cœur...

Les

refrains

scandés, puissants,

s'enlevaient,

dans l'accord des voix mâles de réservistes, qui chevrotaient sur les

couplets du

voix presque enfantines des

comme

foyer,

petits 15

»

et

des

sonnant

des clairons de charge. Dans ce cri de

toutes les poitrines passait si

«

un

tel

acte de foi,

ardente supplication, que Fred crut sentir

une une


IMAGES DE LA GRANDE GUERRE

33

larme perler au bord de ses yeux. Du revers de sa main droite, la main du surin, il effaça rapi-

dement, honteux.

On

sonnait le Domine, von sum dignm. Apres communié, je me retournai pour adresser quelques mots à cette foule Nous devions remonter aux tranchées le lendemain. Sur les liommes qui m'écoutaient, combien, avant le dimanche suivant, auraient déjà dû répondre à l'appel du Maître et Juge de là-haut? Cinavoir

quante au moins, avait attaque,

s'il

n'y avait pas attaque;

s'il

y deux cents, cinq cents peut-être. Et

combien avaient

la possibilité

de se confesser entre

corvées ou exercices presque ininterrompus

les

du cantonnement? Combien, dans de

la

la

promiscuité

tranchée? La plupart, cependant, voulaient

leur réconciliation avec Dieu; les autres étaient

près de la vouloir; et tous n'avaient-ils pas, en ce

danger de mort imminent,

le droit

— et

le

devoir

àmc par le divin viati(jue? Aussi, commenté l'Évangile du jour, (jui

de réconforter leur après leur avoir disait

la

prédilection du Pasteur pour

brebis

la

égarée, blessée aux ronces des mauvais chemins, je leur (lu

fis

faire l'acte

de contrition, l'acte do désir

retour au bercail, avec la promesse de la confes-

sion

quand

elle serait possible, et,

comme

toujours

en pareil cas, je leur donnai l'absolution générale.

mot d'un de mes amis, communion ».

Alors, suivant le « la

ruée à II.

la

ce fut

3


IMPRESSIONS DE GUERRE

34

yeux

Petit-Pierre, les

mains jointes

baissés, les

en prière sur son képi blanc de boue, vint à son tour.

n'avait pas regardé

Il

paupières closes, tout

Fred

mais sous ses

;

regard de l'àme

le

allait

à

lui, et toute la prière aussi.

Fred

hésita. Il se retourna.

ne bougeaient pas, mais

il

Quelques camarades

ne

les connaissait pas.

Son cœur se mit à battre. Pourquoi? il ne le savait Quelque chose l'attirait là oii le prêtre avait dit d'aller, là où les camarades allaient presque tous, là où Petit-Pierre allait avec tant de joie et trop.

de beauté sur

me

c'est lui qui

front. «

le

détailla

Après tout, se

me

Aurait-il pu Évidemment,

buer le

et c'est

quelque chose

mettra bien avec le bon Dieu.

grand pas décidé,

il

dire

»

Et, de

son

s'avança...

au juste ce

l'hostie

ronde

qu'il allait faire?

voyait distri-

qu'il

pas du pain ordinaire, on venait de

n'était

dire;

il

dans la suite ce drame

intime, — ça ne coûte rien qui

dit-il,

même

avait

compris

bon Dieu qu'on recevait

là.

que

c'était

Et, là-dessus,

le

de

vagues réminiscences de sa première communion lui passaient dans l'esprit, vagues,

oh!

très

quelques mots du catéchisme, des mots vidés

fleurs,

rouge que

le

— des

images d'autel couvert de de brassard blanc, de cierge à poignée

de leur sens,

et franges d'or,

de dispute à

père avait trouvé que

penses pour rien,

la

maison parce

c'était

bien des dé

— mais aucun souvenir de cœur.


IMAGES DE LA GRANDE GUERRE

35

aucune impression clirélienne qui subsistât, car aucune n'avait trouvé place dans ce cœur de onze ans déjà gâté, déjà plein d'idoles grossières, quand

Jésus y

était

venu pour

la

première

fois.

Cette seconde rencontre fut tout autre.

fumait encore,

le souffle

et assez puissant

pour

La mèclie

de Jésus fut assez doux

la rallumer.

Tandis que Fred, tout occupé de régler sur

les

voisins l'attitude de ses grandes mains, recevait

Dieu

et revenait

avec Lui près de Petit-Pierre,

doux

quelque chose d'infiniment quelque chose

même

:

Il lui semblait que tout qu'une vie nouvelle commenmalgré lui, il se redisait à lui-

s'en allait,

meilleure,

çait,

l'envahissait,

l'amour, mais l'amour vrai,

jamais connu.

qu'il n'avait

un passé

comme

« Il

et,

faut que tu ailles te confesser. Puisque

tu as

communié,

Va te

confesser.

La messe

c'est

comme

tu l'avais promis.

si

»

finie,

Petit-Pierre

emmena

Fred,

sous le porche, les yeux Immides de joie, serra violemment la

que

main

:

«

l'ajustant

avec

les

un regard

:

«

Oui,

fit-il

d'une voix

basse qui tremblait, presque honteuse,

que

circu-

remettant son képi, et

deux mains comme pour mieux

étouffer sa réponse

crois

et,

lui

C'est bien, Fred, ce

tu as fait là! » L'autre jeta

laire sur les voisins, puis

il

— oui, je

je suis changé. »

Vingt-([uatre heures encore

il

lutta.

lendemain, quelques minutes avant

le

Enfin, le départ,

il


IMPRESSIONS DE GUERRE

36

s'approcha de moi, esquissa

le geste

un salut militaire au garde à vous

me

l'aumônier, je voudrais

du surin, puis

confesser.

Monsieur

«

:

»

une scène toute divine. La grâce était visiblement agissante, donnant à ce criminel à

Ce

...

là,

fut

peine terrassé

repentir

le

et la générosité

d'un

saint.

Quand

il

se releva, de sa capote

tefeuille crasseux.

déchira deux photographies.

glabre d'apache, où s'adoucissaient, je «

sortit

Et, sur

déjà les

un

vis

un por-

plis

il

cette face

de

la

haine

sourire, le premier.

C'est fini », articula-t-il énergiquement.

En échange,

je lui donnai le corps très pur de

Notre Seigneur. Cette connaissance, avec la il

il

Simplement, naturellement,

fois, foi

il

le

reçut en pleine

ardente du néophyte, et

partit radieux.

Devant

la

grange, on

sifflait le

rassemblement.

Fred, en passant devant Petit-Pierre, lui jeta, tout

bas

:

«

Ca m'a

La Il

La

brebis galeuse est retrouvée et lavée.

b.

fait

.

.

route se

pleuvait.

du bien

fit

On

1

»

en silence. La nuit

glissait à

autre, quelque facétie

roulait dans la

tombée.

chaque pas. De temps à

du marsouin qui tourne tout

à la blague, quelque juron

ou

était

d'homme

boue avec sac

qui s'enlisait

et fusil.


IMAGES DE LA GRANDE GUERRE Fred,

37

fécond d'ordinaire en grossières apos-

si

ne disait pas un mot. Petit-Pierre respecce mutisme et, dans son âme débordante de

troplies, tait

joie,

continuait, lui aussi, l'action de grâces, en

il

égrenant son chapelet

et

des mots sans

fin

de

reconnaissance.

La relève faite, chacun veilla aux créneaux. L'ennemi, à qui ne pouvait écliapper ce long vaet-vient dans les

boyaux,

tiraillait

plus que de cou-

tume.

Quand

le

jour se leva, on s'aperçut de part et

d'autre que nul ne songeait à sortir pour attaquer; les fusils se

calmèrent un peu.

on commença

On alluma les pipes,

les causeries, ces interminables et

toujours identiques causeries des tranchées

connaissent que deux thèmes

:

la

(jui

ne

guerre présente

et les plaisirs passés.

A

première grivoiserie, on attendait

la

plique de «

Erreur,

Fred.

Elle

mes amis,

ne vint pas. On fit

la ré-

insista.

l'apache interpellé, vous

avez connu un Fred, vous en connaîtrez un autre.

Et ce fut autre.

vrai.

Tenue,

A

dater de ce matin, Fred fut

»

un

discipline, langage, préoccupation,

tout cliangé, méconnaissable, du jour au lende-

main, avec une violence de volonté extraordinaire.

Cependant, volonté, ils

il

ne

comme

s'il

se défiait encore de cette

quittait plus le caporal.

causaient des heures entières

aîné,

mais pour ce qui est de

:

«

Ensemble, Je suis ton

la religion, je suis


IMPRESSIONS DE GUERRE

38

ton bleu,

il

faut

que tu m'instruises.

»

Et Petit-

Pierre instruisait.

Sa première leçon sur la

avait,

comme

communion quotidienne

:

de juste, porté

désormais, ce fut

chaque pour eux deux que je dus chaque jour prêtaient du moins circonstances fois que les s'y

ouvrir

ma

custode en passant. J'avais pro-

posé à Petit-Pierre de suggérer à Fred quelques actes d'action de grâces. lui parlera

Non, Père,

«

mieux que moi.

Petit-Pierre^ depuis quelque

quait l'examen particulier

:

le

bon Jésus

»

il

temps

déjà, prati-

se reprochait,

comme

une grosse indélicatesse envers Notre Seigneur, de s'impatienter contre ses hommes. Il réclama une petite feuille pour Fred, lui expliqua le mécanisme et en détermina la matière. Ensemble, le matin, on se rappelait le défaut à combattre et l'on invoquait l'aide du bon Dieu et de la sainte Vierge ensemble, tout au long du jour, on s'avertissait; ensemble, le soir, on s'examinait, on marquait, ;

l'un contrôlant l'autre, et l'on se punissait aussi il

y avait un

tarif,

qui portait sur les

«

:

toujours fixé par Petit-Pierre,

douceurs

les misérables extras

». Ils

appelaient ainsi

qu'une bonne aubaine leur

permettait parfois de joindre au misérable ordinaire.

Le

soir était l'heure des plus délicieuses confi-

dences. Accoudés au créneau

— ou, quand on

au cantonnement, couchés l'un près de

était

l'autre,


IMAGES DE LA GRANDE GUERRE ils

commençaient par

ensemble

dire

persévérance à tous les

A

le cliapelet.

une inten« Pour notre toujours deux. » Puis on causait,

chaque dizaine, Petit-Pierre tion et la dernière était

39

spéciliait :

peu du passé, davantage de l'avenir

de ce que

et

du présent,

l'on ferait après la guerre, plus encore

des joies et des peines, des difficultés morales, de

Notre Seigneur surtout drais arriver,

me

de son amour.

et

«

Je vou-

confiait le catéchiste, à bien le

convaincre que cette vie n'est rien à côté de l'autre. »

Puis on choisissait une intention pour la

communion du lendemain et, toujours ensemble, on faisait un bout de prière, que Petit-Pierre terminait par cette demande « ... Et si nous devions :

plus tard mal tourner, faites-nous tuer maintenant.

»

D'abord Fred avait éncrgiquement protesté contre

mais

cette addition;

expli(juée qu'il s^était

l'autre

la

rendu

et,

lui

avait

puis,

murer

«

:

En me disait

Oui.

signe de croix

un

instant,

final,

mur-

»

parlant de ces causeries, Petit-Pierre

un jour

ciel... »

bien

presque toujours,

Petit-Pierre le voyait alors se recueillir

en faisant son

si

:

«

Je

commence mon

me

bonheur du

Et c'était aux tranchées, à quelques mètres

des fusils boches toujours en éveil, sous les incessantes rafales de

toujours

l'artillerie,

prêtes à sauter,

au-dessus de ruines

ou bien dans

granges ouvertes au froid, sur

la paille

les

nauséa-

bonde, peuplée de ce qui fut un des supplices

les


IMPRESSIONS DE GUERRE

40

plus durs de notre hiver

son bonheur du

:

l'apôtre

«

commençait

ciel »

En même temps

qu'il

façonnait le chrétien,

il

s'appliquait aussi à former le soldat. Habilement, il

avait dosé les difficultés, faisant appel à l'amour-

propre renaissant pour

lui confier des

périlleuses, lui faire prendre

missions

conscience de son

courage, lui faire rendre des services militaires

dignes d'être signalés aux chefs.

Très à ses

vite,

Fred

prit

communions

:

goût au métier. Je

lui aussi,

il

quotidien, mais parce que, disait-il,

donne la force de bien L'escouade

n'était

faire

pas

le sentais

réclamait son pain «

c'est lui qui

mon devoir

me

de soldat

sans bénéficier

».

de la

A eux deux, ils eurent tôt fait de donner aux conversations un ton nouveau, de bonifier, plus ou moins, chacun des camarades. transformation.

Aussi bien, Fred n'absorbait pas Petit-Pierre au point de lui faire oublier sa promesse à Jésus-

Hostie

:

«

Je

lui

gagnerai tous

mes hommes.

»

Bientôt il n'en restait plus que deux à décider. Fred avait dit « Ceux-là, c'est de mon monde, je m'en charge. » Mais, lui, il y allait à grands coups de voix. C'étaient des discussions violentes, aux arguments étranges, d'autant plus affirmatifs qu'ils ne valaient rien. Il ne s'en tenait pas là, heureuse:

ment. Avec un sens chrétien qui me surprit, il imagina de « se chiner un peu », comme il disait,

traduisez

:

de faire des sacrifices,

— pour

les


IMAGES DE LA GRANDE GUERRE âmes

qu'il voulait

semaines,

il

sauver. Et, pendant plusieurs

cessa de fumer, lui qu'on avait tou-

jours vu le mégot à la bouche; à dater du jour,

chine

«

41

»

plus sensible encore,

il

môme

abandonna

aux camarades ses rations de tafia... Un matin de mai nous avions alors

quitté le

secteur de Massiges pour le fortin de Bcauséjour

— nous le soir

:

reçûmes

nous tenir prêts pour

l'ordre de

des renseignements de prisonniers annon-

une attaque à dix-huit heures. Le temps était affreux. Pluie fine, pénétrante, qui ne cessait pas depuis trois jours. Les bovaux étaient rempHs d'eau. Durant plus d'un kilomètre, il fallait se dépêtrer d'une boue gluante, où l'on çaient

enfonçait jusqu'à mi-cuisse. pas, les

hommes

Y

trébuchant

à

chaque

étaient littéralement enduits de

marne blanche, vêtements

et

peau, depuis la chaus-

sure jusqu'au képi. Plusieurs, la nuit précédente, s'étaient enlisés,

si

bien qu'on avait dû les faire

dégager par une équipe armée de

pelles. D'autres,

blessés par les obus qui ne cessaient, eux aussi,

de pleuvoir, étaient tombés,

et la

les avait noyés. J'en recueillis un,

boue profonde dont rien, à

la

surface gélatineuse, ne décelait la présence, mais

mon

pied avait butté contre le cadavre.

Il

venait

sans doute de tomber là quelques instants avant

Dans ce bloc informe, je cherchai quchjue ap[)arence de chair pour y appliquer les que je

n'arrive.

saintes huiles...


IMPRESSIONS DE GUERRE

42

Comme

toujours depuis des mois dans ce fortin,

l'odeur des cadavres nous prenait à la gorge. Plus

de deux mille hommes, Français tués sur le

agonies,

et

Allemands,

coup ou morts après d'inimaginables en décomposition, jusqu'en

étaient là,

bordure des parapets. Impossible de

les

enlever

sans être visé à coup sûr par les mitrailleuses.

Impossible aussi de creuser fallait

pourtant bien

davres,

et,

la terre

ce qu'il

— sans piocher dans des on

tout au long des tranchées,

ca-

frôlait

membres suintants, des crânes ouverts... Quand je débouchai de l'escouade, les deux

des

inséparables étaient blottis l'un contre l'autre, les pieds dans la boue jusqu'au mollet, la tête sous la

de tente déjà traversée.

toile

Fred

astiquait son fusil, sa

avec amour.

Ahl le

je

«

commence

à vivre

Parce

»

1

pays, risquer la mort,

lui, le

main

C'est- il vrai qu'ils

il

caressait l'arme

vont attaquer? qu'il allait,

commençait à vieille

enveloppe

mâchonnée déjà par la pluie, une chanson. « Père, écoutez. Mais vous retournée,

franchement votre choisir

un autre

Et puis tout

Et

avis. »

d'une chanson ignoble...

si joli!

vivre,

viveur et l'antimilitariste d'hier!

Quant à Petit-Pierre, sur une

pu

pour

air...

le

il

Mon

il

rimait

me

entonna, sur

direz l'air

petit,

vous auriez

— Oh! Père,

celui-là est

«

monde

le

connaît et ça fera

que les soldats qui l'aiment auront dessus une bonne chanson au lieu d'une mauvaise. » Sa


IMAGES DE LA GRANDE GUERRE bonne chanson », dont il au Bulletin des Armées^ disait «

nial.

me

Je ne

du refrain

43

projetait déjà l'envoi les gloires

rappelle que

les

du N* colo-

derniers vers

:

Nous lutterons jusqu'au

trépas,

Mais les Boch' ne passeront pas.

La communion de

ce jour-là, dans l'expectative

d'une attaque, fut particulièrement fervente, énergique.

peuvent venir, maintenant,

» dit

Fret!

Or, dans l'après-midi, bien avant l'heure

dite.,

«

ïls

en remettant son képi.

une formidable explosion bouleversa notre première ligne. Trois mines allemandes venaient de sauter, ensevelissant une demi-section et creusant, sur une longueur de près de 50 mètres, un entonnoir dont

l'ennemi voulait

ment, une rafale d'obus chées. Mais, en l'autre côté, le

un

profiter.

Simultané-

s'abattait sur

instant, avant

commandement

nos tran-

même

que, do

de sortir fût donné,

nos marsouins, d'un bond, avaient franchi

le

para-

pet et sauté dans l'entonnoir. Spontanément, do ces héros courant à la mort, repris aussitôt par tous

un chant avait

jailli,'

:

Allons, enfants de la patrie...

En taient.

face, à

De

">

mètres, les fusils allemands crépi-

droite et de gauche, les mitrailleuses

balayaient les abords du trou, et

le siflleinent stri-


IMPRESSIONS DE GUERRE

44

dent de leur va-et-vient fauchait les renforts. Mais

mourants se vacarme des obus. Le canon-

et le bruit des balles et les cris des

perdaient dans

le

revolver rugissait, presque à bout portant; les lourds 105 ronflaient, puis éclataient

comme

des

tonnerres, soulevant des colonnes de terre et de

fumée

noire, pendant que

geurs par-dessus nos têtes

les et,

75

passaient ra-

avec une précision

hommes Un nuage

effrayante, craquaient là, à 20 mètres des

On

qu'ils protégeaient.

n'y voyait plus.

opaque, brûlant, à l'odeur acre, empoisonnante, couvrait le fortin.

Dans

cette nuit subite, l'écla-

tement des grenades jetait des lueurs rougeàtres, illuminant une mêlée monstrueuse de corps renversés, de baïonnettes, d'écrasements à coups de

Pour comble d'horreur,

crosse, à coups de pied.

chaque obus, frappant des cadavres,

faisait gicler

sur les vivants des lambeaux de chair humaine, fraîche ou pourrie... Et,

du fond du gouffre, à

vers ce fracas de mort,

monter,

alerte,

tra-

on entendait toujours

rythmée, enthousiaste,

la

Mar-

seillaise...

Petit-Pierre, été pris sous le

au

moment

un bloc de

premier étourdissement,

ramassant son

fusil,

de n'y être pas entré avait ner.

trempé dans

la

il

de l'explosion, avait

terre éboulé. il

Quand, après

put enfin se dégager,

courut à l'entonnoir, désolé

le premier...

boue

Hélas! son

et refusait

Le commandant de compagnie

arme

de fonction-

était là. «

Mon


IMAGES DE LA GRANDE GUERRE

45

mon fusil qui ne marclie plus! » 11 comme un bébé. On lui en trouva un qui

lieutenant, pleurait

marchait.

poussa un

Il

chœur qui

faiblissait,

cri

de joie

le

parce que les héros tom-

baient les uns après les autres, vibrante, où pas

soutenant

et,

reprit de sa voix

il

une note ne tremblait

Le jour de gloire

:

est arrivé...

Un obus éclata, l'abattit raide. Je le crus mort. Non une seule blessure, peu profonde, à ja tète, :

il

avait perdu connaissance, mais on le sauverait.

Hélas

fallait

il

!

l'abandonner aux brancardiers,

aux ambulances, à

Dans

l'arrière

pour quelque temps...

désordre de l'explosion, Fred m'avait

le

échappé. Mais d'autres l'avaient vu.

de courage, d'entrain. il

était

rade

nium

Il

fut

citait

fusée cerclée d'alumi-

— éclatait au-dessus de

battaient

l'entonnoir où

ils

se

Veine, alors! Ce qu'on en fera, des

«

:

Un cama-

de lui ce mot, tandis qu'une salve

les shrapnells à

bagues, tu

superbe

ce jeu du corps à corps,

depuis longtemps passé maître.

me

de 77

A

parles

deux cartouches,

il

!

»

Et,

avait

tranquillement,

ramassé

et

entre

mis en poche

l'une des fusées encore brûlante.

Quelques jours après, en revue

la

vant Fred

:

compagnie, «

comme

le

colonel passait

le lieutenant s'arrêta de-

Celui-ci, c'est

un brave.

» Il

fut cité

à l'ordre du régiment.

Un

malin,

il

m'arriva plus droit, plus grand que


IMPRESSIONS DE GUERRE

46

jamais.

Monsieur l'aumônier, tenez.

«

jours avec

de guerre.

me

allez ïiier

geste du surin,

le

La main

la bénir,

il

me

Et, tou-

»

tendit sa croix

Vous commu-

tremblait d'émotion.

me

«

l'attacher, je vais

avec, et vous demanderez au

sois toujours digne de la porter.

Puis, dans la journée,

il

bon Dieu que

je

»

détacha du ruban de

soie quelques fibres vertes et rouges et les encadra

dans une

ma

lettre à Petit-Pierre. « J'ai offert ce

belle croix

au bon Dieu, je

puisque c'est à vous deux que je

La même ris-toi vite

:

lettre portait

En

la dois. »

en post-scriptum

depuis que tu n'es plus

ça va moins bien. effet, la

matin

te l'offre aussi,

là, je

:

«

Gué-

sens que

»

ferveur, que n'entretenait plus la

présence constante de l'apôtre, diminuait notablement.

Il

lettres,

venait encore quelquefois m'apporter des

timbrées de Paris, cachetées

:

«

Tenez, je

reconnais l'écriture, faites-en ce que vous voudrez, je ne veux pas les texte, tantôt sous

paçaient. tait

La

lire. »

un

feuille

Mais, tantôt sous un pré-

autre, les

d'examen

communions

s'es-

particulier ne por-

plus aucun chiffre depuis le jour de l'attaque.

Il s'était

remis à fumer

et à boire

:

«

puisqu'ils ne veulent pas se convertir.

A

quoi boni

»

Nous causions de temps en temps, mais sans


IMAGES DE LA GRANDE GUERRE l'entrain

des semaines

47

précédentes, sans

cette

volonté qu'il montrait alors de se travailler, de

devenir meilleur. Ce qui lui manquait, c'étaient

bonnes causeries du

les

soir, les prières

sous

la

dictée de l'ami. Il

une

recevait bien, presque chaque jour,

lettre

de Petit-Pierre. Que je regrette de n'avoir pas transcrit en entier cette

me

donnait à

lire,

correspondance que Fred

ces pages de la plus fraîche et

chrétienne amitié Je n'en !

«

Ne

t'en fais pas,

mon

ai

gardé que des bribes.

cher Fred, ne t'inquiète

pas de moi, je souffre beaucoup de notre séparation,

mais peu de

ma blessure.

»

« Ici, les

sœurs

nous soignent très bien, elles sont aux petits soins pour nous, on ne manque de

rien,

on

a

même

tout

mieux manger du singe avec toi, près des Boches, que du poulet « Ce qui me manque, c'est la communion. ici. » Tu communieras pour moi, n'est-ce pas"? Tu diras au bon Jésus tout ce que je voudrais lui dire. « « Mon lit me fait mal, quand je pense à toi, dans la tranchée. Au moins, as-tu retrouvé une toile de ce qu'on veut. Mais jaimerais

tente depuis l'attaque? Cette

rêvais que

Que tu

voir le

me

suis

la fièvre.

Je

tu étais au créneau, sous la pluie, et

que tu n'avais pas encore de «

nuit, je

en sursaut, tout trempé par

réveillé

toile

de tente.

»

es heureux de pouvoir tous les jours rece-

bon Jésus!

suis bien sûr qu'il

moyen. Oh! je voudrait venir à moi et II sait

Ici, il

n'y a pas


IMPRESSIONS DE GUERRE

48

bien que je ne désire que Lui, mais personne pour « Aujourme l'apporter. J'ai faim, pourtant »

I

pour

d'hui, je suis sorti

la

première

dans le

fois

Tu

jardin. J'ai cueilli quelques fleurs.

les porteras

sur l'autel de la sainte Vierge, quand tu descen-

deman-

dras au repos. Elles seront fanées, mais tu

mon âme ne

deras à la sainte Vierge que

jamais fanée,

soit

non plus. peu près guéri, il se

et la tienne

»

lit prêter un d'hôpital. compagnons violon, pour Son talent fit sensation. Les concerts de la ville le réclamèrent. Ce lui fut une source de revenus qui, tous, prirent le chemin de l'ami, sous forme de

Quand

il

fut à

distraire ses

« petits

mon

colis ».

«

Mon

grand Fred,

encore

c'est

violon qui t'envoie des conserves, des confi-

tures et du tabac pour la tranchée. Je voudrais tant adoucir

un peu

blancs, tant de fais

tes souffrances, quand, moi,

mon lit me border, que la sœur vient

je retrouve tous les

soirs

bas, et j'ai honte d'être

souhai-

si

bien,

quand

le cafard,

me

me donnera

tu es

il

où on se bat pour écrivait à la

la

même

violon, je puis sortir à

ne

si

mal,

réveille toule

enfin la grâce de reprendre

toi, là

Et, à moi,

jusqu'au jour où

je

toujours là-

te vois

camarades. Aussi je

et tous les

jours avec

mon

en me

beaux rêves. Non, je t'assure que

pas de beaux rêves, car je

près de

mes draps

et

bon Jésus

ma

France. date

:

«

place

»

Grâce à

peu près quand je

veux. Aussi chaque matin je vais communier à


IMAGES DE LA GRANDE GUERRE

49

messe des sœurs est troj) 1(M. Je revis. le bon Jésus est bon! et comme il me manquait! Mais est-ce que Fred continue à communier tous les jours? Il ne me répond pas làl'église, car ici la

Que

dessus. J'ai pour.

»

* * *

En juillet, nous fumes envoyés au repos dans une séduisante petite ville, qui ne manquait pas de distractions mauvaises, bien entendu pour

des soldats privés depuis près d'un an de tout contact

avec

la civilisation.

Par malheur, dans un régiment qui cantonnait là

comme

nous, Fred retrouva deux anciens de sa

bande montmartroise. Lui qui, depuis plusieurs jours, par sa faute, n'avait pas reçu la force dont il

avait besoin plus que

personne,

leur révéler sa conversion.

rencontre «

arroser

sur le zinc

« » la

On

il

n'osa pas

l'entraîna fêter la

on but encore pour

»,

croix de guerre

— dont on se moqua

bien un peu, mais déjà Fred avait trop capitulé

pour protester contre cette nouvelle insulte, finalement, quand

il

sortit

du café, à moitié

était leur cliose. Ils l'entraînèrent plus loin... le

et,

ivre,

il

Tout

bel édifice de Petit-Pierre était écroulé.

Averti par des amis, je tentai de ramener

pauvre brebis encore une ronces. n.

Ce

fut

fois

perdue dans

la

les

en vain. Des camarades, des con4


IMPRESSIONS DE GUERRE

50

vertis qu'il avait gagnés, lui, essayèrent également.

Peine perdue. Le respect humain, plaisirs, la

des

le relent

honte d'elle-même avaient, d'un seul

coup, rejeté très loin de Dieu cette nature violente

beaucoup plus qu'énergique. * * *

De

jour en jour j'attendais

le

retour de l'ami.

Lui seul saurait relever, pierre par pierre, ce avait une première fois construit avec tant de Il

tact.

ne nous revint qu'au mois d'août.

Je

le vois

encore accourir un soir à

se jeter dans arrivé,

il

mes

s'était

ma

bras en sanglotant.

cagna

et,

et

Aussitôt

rendu à son escouade, que

tenant tenait à lui restituer, il

qu'il

le lieu-

du premier regard,

mesuré le désastre, dont mes lettres et de Fred ne laissaient soupçonner qu'une

avait

celles partie.

Dès

lors,

l'âme de Petit-Pierre, que je retrouvai

aussi pure, aussi ardente qu'avant le départ, fut

toute à la supplication douloureuse.

Quinze jours se passèrent sans résultat. n'obtiendrai plus rien, résisté à la grâce. » dis-je «

un

me

«

disait-il désolé. Il

»

quand

il

fut

comment Fred

voulait sauver des

Faites-vous des sacrifices pour

Ce

Je

Petit-Pierre, lui répon-

jour, vous rappelez-vous

se chinait

«

a trop

lui,

âmes?

vous aussi?

»

une révélation pour son âme généreuse.


IMAGES DE LA GRANDE GUERRE Dès

on

lors,

corvées

5i

vit cet enfant, si frêle, à l'afrûf

pour

prenant

des

que caporal, tout ce qu'il y avait de plus rude dans la tâche de l'escouade, aussi ingénieux à mettre à pénibles,

bien

lui,

chaleurs de septembre que d'autres à

profit les

s'en garantir, se refusant tout rafraîchissement, tout

repos;

moyen

de

sur «

nuit de travail,

il

même,

l'ordinaire

gagner

»

(juelque

trouvait

il

chose; après la

sommeil du

se refusait le

Je dus intervenir pour modérer. Mais

le

jour.

cœur de

Notre Seigneur avait été touché.

Nous approchions du 25 septembre, tous nous pressentions marquée pour la nos armes, pour

la

date que gloire de

mort aussi d'un bon nombre

d'entre nous.

Le régiment, revenu dans son ancien

secteur de

Massiges, se trouvait morcelé, aux tranchées de

première ligne, aux tranchées-abris, au bivouac.

Dans certaines compagnies, tout le loisir de se préparer.

les

En

âmes avaient eu

ces quinze derniers

jours, j'eus la consolation, l'une des plus grandes

de

ma

tagée

de

la

de distribuer cinq mille communions. compagnie des deux amis était désavan-

vie,

Mais :

la

impossible de la réunir de jour. Je décidai

rassembler, elle et ses deux voisines, pour

une messe de

nuit.

Le matin, Petit-Pierre tenta un suprême effort. La conversation fut aussi habile, aussi douce, aussi efficace que celle de la première nuit, au


IMPRESSIONS DE GUERRE

52

créneau. Fred, à qui la grâce n'avait jamais cessé

de parler

et qui,

contre

elle, avait

dû se violenter

deux mois durant, vaincu enfin par son ami, se laissa subitement détendre. Assis près de Petit-

Pierre,

il

pleura longuement.

Il

avoua

tout, ses

fautes, ses remords, le besoin qu'il avait toujours

chemin, l'image du

senti de revenir dans le droit

bon Pasteur «

et

de

la brebis blessée, qui le hantait.

Et puis, Petit-Pierre,

te

faim.

Eh bien! moi

nion

me

aussi, j'avais faim.

Nous nous vîmes dans

Le

:

J'ai

La commu-

manquait. Jamais je n'avais aussi bien

compris que je ne pouvais pas

était

mot

rappelles-tu ce

d'une lettre que tu m'écrivais de l'hôpital

complet,

me

passer

l'après-midi.

d'elle. »

Le retour

définitif.

où le bombardement se faisait moins intense, nous dressâmes un autel dans le haut du ravin, au pied de l'échancrure que nous soir, à l'heure

appelions le Faux-Col de V... et par où, dans quel-

ques heures,

allait

passer tout le régiment pour

s'élancer à la mort.

L'échancrure, derrière laquelle veillaient les sentinelles allemandes, faisait, à quelques mètres

de l'autel, la toile de fond. A droite, une tombe que nous venions de fermer sur un de nos plus braves, un engagé de dix-sept ans image des :


IMAGES DE LA GRANDE GUERRE

53

morts à venger, des milliers de victimes, camarades aimés, tombés glorieusement comme rançon de la victoire

et qui,

de là-haut, allaient demain

A

nous porter secours. les cagnas, évocatrices

gauche,

les tranciiées et

de toute une année d'indi-

cibles souffrances, qu'on

ne voulait pas, qu'on ne

pouvait pas revivre. L'autel était dressé sur la petite table de fortune qui, durant le

combat, porterait

décisions de

état-major. Au-dessus, seule déco-

les cartes et les

notre drapeau du Sacré-Cœur, claquant

ration,

dans

l'

la nuit.

Un

Sur

falot éclairait le missel.

le

reste, la lune jetait sa lueur pâle.

Au-dessous de

hommes

l'autel,

dans

de l'ennemi interdisait les dait

que

tous les

le ravin,

La proximité cantiques. On n'enten-

des compagnies présentes.

la prière

du prêtre

et le

passaient en sifflant, semblant

canon. Les obus raser

tètes

les

droites, et s'en allaient éclater bien au delà.

Mais quelle sup[)lication muette montait de tous ces

cœurs, où

se

formulaient, à

cette

heure

les plus beaux actes de sacrifice (ju'un liomme puisse jamais faire sacrifice enthousiaste de l'engagé, (jui rêve de tomber pour la France en

suprême,

:

pleine tranchée conquise; sacrifice réfléciii, conscient,

presque

froid,

du père de

famille, qui sait

bien quelles seront, là-bas, lui disparu, les gènes et

les

inconsolables douleurs, mais qui, pour la

France, fera son devoir jusqu'au bout

et

s'en


IMPRESSIONS DE GUERRE

54

remet à Dieu de tout

le reste;

chez tous, sacrifice

total, résolu, fier.

Au moment

de la communion, tous, pêle-mêle,

genoux

se pressèrent autour de l'autel, mendiant à le

pain des forts. Officiers et soldats,

confondus dans le sacrifice,

la prière

comme

ils

dans

étaient là,

devoir et

le

sans distinctions de galons, sans autre

ordre que celui qui, peut-être, les alignerait demain sur la crête au fur et à mesure qu'ils seraient

fauchés par les mitrailleuses. Mais, devant leurs cadavres, je pourrais, du moins, rappeler à JésusChrist sa solennelle et infaillible promesse

qui

mange ma

citerai

la

ment...;

:

— acte d'ado-

maître du monde, maître de la vie

«

mon

de la mort,

je lus, à haute voix, des

aux circonstances

actes appropriés

et

Celui

»

communion,

ration à Jésus

«

chair a la vie en lui et je le ressus-

au dernier jour.

Après

:

— acte

maître... »; acte de remercie-

d'offrande

:

« ...

Disposez de moi

selon qu'il vous plaira. Je sais que tout ce que

vous gardez est bien gardé. Puisque je m'abandonne à vous, je sais que tout ce qui m' arrivera sera pour le fiance

mieux

et j'accepte

Sacré de Jésus,

de demande

:

j'ai

Cœur

confiance en vous »;

— acte

patience

famille; lumière

d'avance avec con-

quelle qu'elle soit.

votre volonté,

pour

et

consolation

les chefs;

pour

pour

les

la

cama-

rades, courage, fidélité au devoir, salut du corps,

de l'àme surtout;

«

...

à moi, Seigneur Jésus,


IMAGES DE LA GRANDE GUERRE donnez avec cette vaillance,

la

grâce aussi de

revenir sain et sauf. Mais ce que je vous

demande

mon àme

par-dessus tout, c'est le salut de

vous promets de vous rester toujours si

55

:

je

mais

fidèle,

vous prévoyiez que je dusse un jour manquer à

ma

parole et perdre le ciel pour l'enfer, je vous

demande de me prendre maintenant. sais

que reprendre

Quand

la

soir, tandis

»

— Je ne

fai-

la belle prière

de Petit-Pierre.

messe

fut achevée, à

neuf heures du

qu'on

allait

prendre un peu de repos

avant les dures journées qui venaient, les deux amis, très émus, se tenant par la main, s'approchèrent de l'autel que je repliais.

«

Avec

dit Petit-Pierre, je suis prêt à aller

— Moi, repartit Fred, le sens.

c'est

au

ciel

le

bon Jésus,

n'importe où.

que je

vais, je

Et ça vaut mieux, n'est-ce pas, monsieur f... de faire un ciirétien bon Dieu de méprendre demandé au

l'aumônier? Je ne suis pas qui dure,

j'ai

tout de suite.

»

* *

Le 23 septembre,

*

à neuf heures quinze, sous

un

feu d'artillerie intense, la première vague monta,

au pas.

Des jeunes, ardents, débordèrent. « Halte cria un officier. A droite, alignement! » Au miheu des t

éclatements d'obus, repartit au pas,

la ligne

comme

Petit-Pierre avait

se redressa et l'on

à l'exercice.

mis Fred à sa gauciie.

Ils


IMPRESSIONS DE GUERRE

56

n'avaient pas

50 mètres, que la mitrailleuse

fait

qui nous prenait de flanc, par la droite, atteignit l'enfant au ventre.

Il

mon

Fredl...

«

tomba comme une masse. Jésus!... Et dire

que je ne

verrai pas la victoire!... Fred, embrasse-moi... Va,

Oh! je

fais ton devoir.

t'en supplie, tâche de

rejoindre là-haut près du bon Jésus.

Après une dernière

me

»

rage au vague qui

étreinte. Fred, la

cœur, courut reprendre sa place dans

la

montait toujours.

On

atteignit les

premières tranchées allemandes,

bouleversées par notre

artillerie.

Les

balles sifflaient tout

On

les franchit.

temps de se

Mais l'ennemi avait eu le

au long de

ressaisir.

la crête, et ce

fut bientôt la lutte affolante des grenades.

Fred se trouvait en tête de l'escouade. « En avant! en avant! » répétait-il furieusement. Mais, au moment où, de sa main droite renversée en un dernier geste qui rachetait tous les autres, jeter

une grenade, une

trine. Il chancela,

ser. « Il

Laisse-moi, je suis

tout, la

f

!

.

.

Mais je vais au

pan-

ciel.

. .

»

:

il

le

en avant Vive de sang.

.

le

recueillir

France vaut bien

son casque,

flot

balle lui traversa la poi-

un instant. Puis, s'arc-boupoignets, il grommela encore « Après

sembla se

tant sur ses

allait

essaya de se redresser, glissa

Son voisin s'empressa pour

sur le parapet.

il

ça. »

Et alors, saisissant

Camarades, retomba, dans un

brandit en hurlant

la

France

!

»

Et

il

:

«


IMAGES DE LA GRANDE GUERRE

A

la

même

seconde, j'aime à

Pierre expirait aussi

:

57

le croire, Petit-

encore guidé par

lui,

achevait de monter vers Dieu et leurs deux entraient

ensemble dans

(jUcUes

béatitude

la

Fred

âmes

avaient ensemble conquise, où les attendait Jésus, le divin

Ami

de l'Hostie.

Louis Aumônier de

3.

La

la

h....

N' division coloniale.

Confession du Juif.

Cette histoire-là, je n'en fus ni acteur, ni témoin.

Mais Jean, qui

me

l'a

contée, est digne de

foi.

Jean est caporal. C'est un de mes amis, des plus braves. Sa frimousse de fillette porte à peine quinze ans. Aussi pose-t-il, très sérieusement, au «

paternel

vieux barbons de son

envers les

»

escouade.

Parmi ses

«

— se trouvait su

le vrai

plus

enfants le

nom

loin qu'on

»

comme

fameux Youp, dont :

pauvre

jamais

reconnaissai»lo du

juif,

apercevait son

sous sa capote crasseuse dont

les appelle

il

je n'ai

le

profil,

pitovable

bleu liorizon tour-

nait au vert boche, semblant toujours

demander

grâce au passant, tant on l'avait accoutumé aux horions.

En

vertu de ses devoirs de

«

père

»,

Jean

s'était


IMPRESSIONS DE GUERRE

58

Tous les

constitué le défenseur de l'opprimé. faisait acte d'autorité

il

ou

en arrêtant

jours,

quolibets

les

les vilains tours.

Youp

n'était pas d'une tribu riche

pour

colis

lui.

:

jamais de

Et les copains, sans méchanceté,

sans réflexion, se figuraient que la zone de camaraderie aux armées,

si

vaste pourtant, ne pouvait

dédom-

pas comprendre les fds d'Israël. Jean

le

mageait en

meilleure,

lui

abandonnant, sinon

la

du moins la plus grosse part des paquets volumineux que, chaque quinzaine, confectionnait la maman. Comme un bon gros chien, Youp ne le quittait plus d'une semelle, ce qui gênait parfois bien un

peu

le fier caporal,

mais, au fond,

le flattait

plus

encore. Et, tout naturellement, à force de protections

et

aimer

le

«

de

colis

partagés, Jean avait

fini

par

pauvre Youp.

Vous devriez entreprendre sa conversion, un jour. Il éclata de rire « Luil mais

lui dis-je

:

» il

ne croit ni à Dieu ni à diable. Il n'est pas plus juif que chrétien ou turc. Quand, des fois, on discute entre nous sur la religion, il se met à rigoler. Et qu'est-ce que vous voulez qu'il ait une croyance? il

n'a pas d'àme.

»

J'eus beau le gronder, le raisonner, fît

:

«

Je vous dis qu'il n'a pas d'âme.

— rien n'y

»

Or, l'autre jour, Jean m'est arrivé, très ému, et voici ce qu'il

m'a conté

:


IMAGES DE LA GRANDE GUERRE « J'étais cette

trois autres.

boche.

nuit en patrouille, avec

Nous avions rencontré une

On leur

avait tiré dessus, et,

ma

5t

Voup

et

patrouille

foi, je

crois

bien qu'on leur en a descendu deux ou trois. Mais

ont

ils

une

amoché mon Youp Le pauvre type

pas à

avait

!

dans

halle

le ventre. Il

le faire taire

1

J'ai dit

gémissait, que j'arrivais

aux deux autres de

filer,

avec Marcel, nous l'avons ramené.

et,

Seulement voilà-t-il pas qu'une mitrailleuse boche nous aperçoit avec les gémissements qu'il «

:

Heureusement qu'il y un trou de marmite on s'y met tous

faisait, fallait s'y attendre.

avait pas loin

:

les trois.

lui

«

:

Jean, qu'il

grave ce que

me

là?

j'ai

dit,

vivre?

»

réponds

Moi, qui voyais :

«

Trente ans,

rhume de cerveau. rien,

moi, Alors

s'il allait il

me

»

que je

confesses.

si

tu n'attrapes pas de

mourir ou pas.

serre encore plus contre lui

— Alors,

que je m'en

comme

que je

qui blagues! C'est pourtant pas tout là-dessus

:

ça.

:

vais,

Faut que

lui dis, c'est toi le

moment,

sur-

tu sais bien que j'aime pas ça. »

Jean, qu'il

Mais pas du

tout,

me

bien réfléchi, y a que la ^Taie

dit, j'ai

oui et

encore à

D'autant que je n'en savais

Jean, blague pas, je sens

me

à

c'est-ii

lui dis, j'ai

tire

qu'il se frappait, je lui

Écoute, je peux pas mourir tu

me

et

dis-moi vrai,

— Oh!

— Combien de temps est-ce que

non.

«

Youp me prend

Alors ce pauvre

«

il

ne blaguait pas.

«

rcli-


IMPRESSIONS DE GUERRE

60

gion qui a pu

mourir dans

te faire

si

bon pour moi; Faut que tu

cette religion-là.

je

veux

me

con-

fesses. »

Ce que j'étais embêté! Qu'est-ce que j'allais Lui refuser? c'était le rendre plus malade... Le confesser? mais je suis pas curé, moil... Vrai, j'aurais mieux aimé que le capitaine m'en«

faire?...

voie prendre la mitrailleuse qui nous

tirait

dessus.

Tout à coup, une idée subite. « Mais, que je lui dis, tu peux pas te confesser, puisque tu n'es ça ne compterait pas. Eh bienl pas baptisé alors, qu'il me répond tout de suite, baptise«

:

moi. «

»

Ça, oui, je crois que je pouvais

tement

là,

j'ai pris

je ne sais pas trop faisait nuit;

mais,

si

elle

comme

fait rien, il n'était

était propre,

c'était

et je l'ai baptisé... C'est-il

mule, soyez tranquille,

« Il

I

vu

qu'il

pour Youp, ça ne

pas regardant à ces choses-là, ça qu'il

monsieur l'aumônier?... Oh! chisme

le faire, n'est-

de leau qu'il y avait jusdans notre trou de marmite, dame

ce pas?... Alors

j'ai

fallait faire,

oui, je sais la for-

bien appris

mon

caté-

autrefois...

Mais ça ne

lui a

pas

suffi,

à ce pauvre Youp.

voulait absolument que je le confesse.

Ce que

embêté Enfin je me suis dit qu'il valait mieux ne pas le chagriner, que je ferais semblant,

j'étais

et puis «

1

que je vous en parlerais après.

J'ai dit à

Marcel de se boucher

les oreilles,

vu


IMAGES DE LA GRANDE GUERRE qu'il

fil

ne pouvait pas bouger, rapport à la mitrailque j'ai dit à Youp « Vas-y, maintenant

leuse, et,

:

que tu es chrétien, ça peut marcher. » « Alors, il m'a sorti tout son fourbi. Ce qu'y en avait Je comprends que ça lui pesait sur le cœur, !

le

pauvre type

après; alors

Moi, je ne savais pas quoi

1

j'ai récité

un

«

Notre Père dans

lui ai dit d'avoir bien confiance

»

le

lui dire

et puis je

bon Dieu,

qui est tout ce qu'il y a de meilleur.

Ah! ce qu'il était heureux, ce pauvre Youp! Il m'a embrassé sur les deux joues, et je crois qu'il pleurait. Moi, je me tenais à quatre pour ne pas en «

faire autant. «

Nous avons attendu quelque temps encore

pour tromper

même

dame,

en traînant Youp. Mais

avons regardé

m'a

fait

comme «

...

nous avons tout de

la mitrailleuse et

pu, avec Marcel, ramper jusqu'à la tranchée

le

pauvre type,

un coup! Je

si c'était

mon

Mais d'abord,

suis

là, il

quand nous mort. Ça

était

encore tout

cliose,

frère qui était mort... dites, qu'est-ce qu'il faut

j'en fasse, de ses péchés

?

que

»

Louis Aumônier de

L...,

la N' division coloniale.


II

EN ARTOIS

i.

Au

Une Saint-Martin mouvementée.

des

cours

mois de février

et

de mars,

plusieurs églises de Paris ont retenti des accents

éloquents de

Mgr

l'évêque d'Arras

des Conférences s'est

honorée en

:

et la Société

l'invitant à retracer,

devant un public de choix, le martyre de sa métropole

(i).

Dans toutes

ces circonstances, l'ora-

teur a dû s'en tenir aux grandes lignes, négligeant

nécessairement une multitude de détails qui pourtant ont leur prix. C'est

un ou deux de

ces détails

que je voudrais rappeler aujourd'hui. J'avais

connu Mgr Lobbedey quand

il

était

évêque de Moulins. Revue hebdomadaire du 11 mars 1916. L'intérêt de si émouvante déjà par elle-même, se trouve doublé, quand on la lit avec, sous les yeux, l'album d'art publié par l'abbé Foulon et intitulé Arras sous les obus, chez Bloud, (1)

Cf. la

sette conférence,

:

éditeur.


IMAGES DE LA GRANDE GUERRE

La première

que

fois

j'eus,

au cours de

«3

cam-

la

pagne, l'occasion de pénétrer dans Arras,

novembre 1014,

6

apparaissait déjà

il

le

comme

devant être l'une des grandes figures épiscopales de cette guerre. Je n'eus rien de plus pressé que d'aller lui présenter

mes hommages

et,

comme

je

prévoyais pour moi un long séjour dans son diocèse, de

me

mettre filialement sous son obédience.

Depuis un mois, les obus ne cessaient de détruire.

pour

De

la cathédrale,

messe

j'avais célébré la

rue des

les soldats, jusqu'à la petite

F...,

un boulevard, pas une place qui fût indemne. Partout flottait une odeur d'incendie. Çà et là, de grands pans de murs où

habitait l'évéque, pas

s'étaient effondrés déjà, livrant

aux regards

indis-

crets toute l'intimité des salons de famille,

de

et,

loin*en loin, dans les rues entièrement désertes, les éclatements continuaient plus

ou moins pro-

ches.

Monseigneur

me

reçut

avec cette

cordialité

flamande que connaissent bien ses visiteurs. Rien n'avait été

changé à ses habitudes

son bureau, travaillant,

était là à

ne pus m'empècher d'en

un moment où tout caves...

déjà

mais songez à

je

dit,

le

et

d'autrefois. il

souriait.

remarque

faire la

monde

mes

En

me

l'a

perte de temps!* Et puis,

ne pourrais transporter

livres, toutes

«

vivait dans les

Oui, je sais, répliqua-t-il, on la

:

Il

Je

en bas tous mes

notes. D'ailleurs

pour

travailler


IMPRESSIONS DE GUERRE

64

n'a-t-on pas besoin de cette belle lumière?

Et en

»

parlant ainsi, son regard plongeait par deux baies

un

vitrées sur

causé par

la

malgré l'abandon

petit jardin où,

guerre, l'été de la Saint-Martin s'an-

nonçait radieux.

me

L'évêque

conta quelques événements du

mois écoulé et notamment les tristesses de la semaine précédente, lorsque au matin du 30 octobre, deux obus s'abattant ensemble sur l'iiôpital Saint-Jean, firent plus de trente victimes et

un

plus grand nombre de blessés. « Dès que ce fut possible, je m'y rendis. Mais quel spectacle d'horreur, et grandiose aussi!

partiment de

exposé

;

la cave^

Dans

le

devant l'ostensoir,

et,

le plus vaste

com-

sacrement

était

saint les

sœurs plus âgées

priaient à haute voix, les blessés gémissaient et les plus valides continuaient d'aider leur vaillant

aumônier, l'abbé de laF...-D..., à descendre dans cette chapelle ardente les restes mutilés des vic-

times, lambeaux

anonymes pour

la plupart. »

J'appris aussi que, le jour de l'inhumation,

matin de

la

Toussaint, je crois,

personne ne cimetière.

s'était

Tous

présenté pour

le transfert

les véhicules et les

avaient été réquisitionnés pour le plus

— le

— à l'heure prévue, au

conducteurs

emmener en

grand nombre de vivants loin de

hâte

la cité

de

mort. Trente-cinq cadavres attendaient et je n'ai

pas besoin de dire qu'on n'avait pas eu

le

temps

de confectionner pour eux trente-cinq cercueils...


IMAGES DE LA GRANDE GUERRE L'aumônier

s'était

mis en

(juôte, avait fini

découvrir un tombereau et un su,

par

clic\ al l)oileux, avait

obus qui recommeng aient à pleuarracher à leurs caves deux iiommcs de

malgré

voir,

65

les

bonne volonté

et,

dans ses bras, de

presque seul, la

cave à

trente-cinq cadavres, puis,

au cimetière,

avait entrepris

il

rue, le transport des

la

presque seul encore

les descendait et les

il

mettait en

terre (i).

M

justement à déjeuner ce matin notre

J'ai

jeune brave. Restez avec nous... retiens.

Vous

Si, si

ferez connaissance.

Je m'attendais à voir un colosse

morts entre fallut fois

I

:

trente-cinq

les bras... et à trois reprises!

en rabattre;

c'était

presque

de plus je compris qu'une

je vous

»

Mais

le contraire.

il

Une

àme vigoureuse

est

capable de décupler les forces d'un corps fragile.

où se trouvait alors ma formation, j'appris du curé ([ue le dimanche suivant, 15 noRentré à

D...,

vembre, tombait la

Saint-Martin.

populaire,

un

la fête patronale

Une

de sa paroisse,

pareille solennité,

soldat, qui

saint si

en Gaule, tout près

aux portes d'Amiens, avait accompli rité illustré

un

l'acte

d'ici,

de cha-

par tant d'artistes! Le fêter ainsi dans

un cadre de guerre, au milieu des troupes sans

(1)

Tou3

ces détails

ont été depuis sanctionnés par une

{glo-

rieuse citation à l'ordre du jour, que l'Illustration du 17 mars a reproduite en dessous de la photographie du valeureux prêtre.


IMPRESSIONS DE GUERRE

66

cesse en cantonnement d'alerte, qui prenaient à

peine le temps de déposer leurs armes pour entrer à l'église et

communier; qui

n'aurait pas vibré en

face d'une telle perspective?

Resté seul,

la cordiale réception

du matin

me

revient en mémoire. Si nous invitions Monsei-

gneur? pensai-je. Mais aussitôt girent si

:

peu de

seul;

cliose...

un dessous,

serait

Bahl

tent. «

les objections sur-

n'était-ce pas indiscret?... le déranger pour

M.

le

s'il

Et puis, et

M.

le

y a un

s'il

n'acceptait pas, ce

curé no serait pas con-

dessous,

il

sera pour

moi

curé n'en saura rien; je ne l'avertirai

si Monseigneur accepte... » Monseigneur accepta ex intimo corde, avec une

qu'après,

clause cependant, dictée par les circonstances

:

Si l'autorité militaire n'y voyait pas d'inconvé-

«

nients...

»

D'inconvénients?... et le

mot

était

au

lesquels? Je savais que dans le pays,

pluriel;

certaines

gens prêtaient aux espions une puissance occulte considérable. Était-ce cela? J'allai confier

mes doutes à l'autorité militaire la « Aucun inconvénient, me

plus élevée du secteur.

répondit-on, au contraire. déjà l'évêque d'Arras,

ils

Nos

soldats connaissent

seront flattés de le voir au

milieu d'eux et puiseront dans ses paroles un nou-

veau motif de mieux faire encore tout leur devoir. » J'objectai timidement tous les bruits qui couraient. «

Oh pour I

cela,

monsieur l'aumônier, soyez tran-


IMAGES DE LA GRANDE GUERRE quille,

C7

nous y avons l'œil... n'est-ce pas, L...? » chargé des dossiers du conseil

L... était l'officier

de guerre.

Mais ce qui

«

rumeur publique

me

fait

a fortement exagéré

croire que la

— oh!

il

y a

beaucoup d'autres indices! mais enfin, en voici un, c'est que nous avons des batteries à N... et

N.

. .

,

par

des choses assez mal dissimulées,

la force

en position depuis plus de cinq semaines n'ont pas encore été repérées. Or, était aussi bien

organisé qu'on

première chose qu'il

le

si

et qui

rcsj)ionnage

prétend, c'est la

irait révéler. Il faut être

sur

évidemment; et cela c'est notre affaire surtout, l'affaire du commandement. Mais c'est rendre un mauvais service aux troupes et diminuer ses gardes,

leur confiance que de laisser s'accréditer de pareils bruits. »

C'était bien le

langage d'un chef. Je

tout heureux, en songeant qu'en effet lait tenir

compte de toutes

me

retirai

s'il lui fal-

les suggestions,

un per-

sonnage important, général ou autre, ne devrait jamais plus se déplacer, ni présider de réunion

dans

Au

la

zone battue par les obus.

reste,

convenu avec M. le curé que venue de Monque, par un surcroît de précaution, il

fut

l'on n'annoncerait pas à l'avance la

seigneur

et

nous changerions ce jour-là l'heure des vêpres. Seulement, comme pour les fêtes de la Toussaint, le grand nombre des soldats assistant aux offices avaient, en occupant les chaises des paroissiens.


IMPRESSIONS DE GUERRE

68

une émeute (!), M. le curé voulut remettre les choses au point; et le petit discours suivant, dont je ne puis donner malheureusement qu'un hien terne résumé, fut presque toute la préparation de la fête patronale. Pour lui rendre un susciter

failli

peu de saveur,

il

faut le lire, ainsi qu'il fut pro-

noncé, sur un ton tranchant

comme une lame

d'épée. «

hien chers frères, puisque à la Tous-

Mes

saint,

en raison de l'affluence des soldats, plusieurs

pu se confesser, dimanche

d'entre vous n'ont pas

prochain, à l'occasion de la fête de saint Martin,

nous leur procurerons toutes saires.

les facilités néces-

Et à ce propos, je tiens à vous

faire

remar-

quer qu'aux vaillants soldats qui viennent nous édifier et

sachions

nous défendre, il est bien juste que nous offrir dans notre église une place très

large, et aussi confortable que possible. C'est grâce

à eux que nous la possédons encore, cette église, où nous venons chanter et prier. Ils no7it pas dechaises, eux, dans la boue de leurs tranchées; c'est bien le moins que vous leur offriez les vôtres ici.

Voyez aux environs, M.

le

à Ficheux, Mercatel... (et

curé énumérait des noms de communes

occupées par l'ennemi), les

les églises sont détruites,

temples du Seigneur sont muets

clocher s'élève encore fièrement,

et si notre

cher

nos

sol-

c'est à

devons. Nous sommes, rappelez-

dats que

nous

vous-le

bien, en

le

;

temps de guerre, donc en un


IMAGES DK LA GRANDE GUEUHE

69

temps OÙ chacun doit savoir se [rôner of au Itosoin assister inèuic à une messe, debout. Ils en font bien d'autres, eux qui donnent pour nous leurs forces,

leur sang- et leur vie!... Et puis

c'était

un

et

puis que Rossuet n'eût pcut-rtre pas sio;né, mais

qui valait toutes les transitions du puis, j'aimerais

bien

que

les

monde

I),..ois

et

prennent

exemple sur ces braves soldats, qui viennent ainsi nous édifier chaque jour par leurs communions et leurs chants. Cela vaudrait mieux (pie de se plaindre de chaises occupées... cluait-il, je

D'ailleurs, con-

connais assez la générosité de

mes

chers paroissiens pour savoir qu'ils accepteront de

bon cœur ce léger sacrifice, en faveur de ceux qui si généreusement pour la France, jiour

combattent

la justice et

Ah

!

le

pour Dieu...

»

brave curé je suis bien sur que, malgré !

l'orage des amours-propres, ce petit discours ne lui

perdre les sympathies d'aucun de ses parois-

lit

Quant aux troupiers, leurs yeux

siens.

de joie et j'en vis plusieurs, à

la (in

du

brillaient

salut, venir,

en signe de reconnaissance, écraser silencieuse-

ment

les robustes

mains du curé, qui

le leur rendit

bien.

Ainsi jtréparée

«

à la

militaire »,

rommcnt

la

Saint-Martin n'eût-elle pas réussi?

Notre église, ayant

un

])li

la cliance

de se trouver dans

de terrain, ne pouvait être suspecte de ser-

vir d'observatoire et n'olfrait pas de cible à l'artil-


IMPRESSIONS DE GUERRE

70

lerie

ennemie; de temps à autre seulement

obus

lui faisaient

un

les

arc-en-ciels allant chercher

plus loin de plus hautes victimes. Or, dans cette

matinée du 15 novembre, malgré une limpidité d'atmosphère qui favorisait merveilleusement tir,

les

plète

:

l'église,

un

le

Allemands nous laissèrent une paix comet les

cinq messes purent se succéder à

avec chants et orchestre.

Il

y eut

même

du Conservatoire!

solo de violon d'un prix

le moindre arc-en-ciel siffleur. Retenu durant la matinée dans sa ville épisco pale, Monseigneur ne devait présider que l'office

sans

du

soir.

Vers onze heures

et

demie,

arrivait,

il

conduit dans une automobile de la division,

demi-heure plus tard, général lui-même était

fidèle là,

une

et,

au rendez-vous,

heureux,

le

de

disait-il,

pouvoir, au moins durant quelques instants, faire trêve à ses travaux et fêter avec le prélat français, qui réunissait les

deux

titres

un

saint

de soldat

et

d'évêque.

De

fait,

cette réunion

au presbytère

fut

charme, trop court seulement, car vers

un

vrai

la fin

du

déjeuner, le général devait déjà repartir, rappelé

par ses occupations. L'église n'était séparée de la cure que par l'an-

cien cimetière, un rectangle de 20 mètres de large,

une municipalité bienveillante avait autorisé, un coin de libre, l'inhumation des iiéros morts pour la France. Ainsi, c'était les yeux

oïl

tant qu'il y eut


IMAGES DK LA (JUANDr: GUERRE et le

cœur

plein de leur souvenir (ju'on francliis-

sait le seuil

de

maison de Dieu.

la

cérémonie approchant, M. tout un dernier cou[) d'œil.

Pour

71

le

L'Iieui-e

de place, on avait eu

faire plus

de la

curé alla jeter sur

le soin,

sauf en faveur de quelques personnes plus âgées,

d'empiler dans

fond toutes les chaises

le

pauvres paroissiens, réduits cette de

la stricte égalité

!

aimablement je

me

«

:

—ô

au régime

— Pourtant l'église était déjcà

pleine, et de divers côtés de

arrivaient encore.

fois

nombreux groupes

Monsieur l'aumônier,

le curé,

vous prendrez

la

me

dit

chape; moi

chargerai de placer la foule, je connais

mieux

les coins

de monde

de

mon

église, j'y ferai tenir plus

(juc vous. »

Lorsque, revêtu des ornements de drap d'or qui brillaient au soleil et

précédé de deux belles ran-

gées de clergeons rouges, je revins au presbytère

chercher Monseigneur dis-je;

:

« Il

n'y a [)lus do place, lui

Votre Grandeur ne pourra pas entrer.

se mit à rire

:

«

vous verrez qu'un évèque a toujours

parmi son peuple.

De

fait, sitôt

et la réception

» II

Tant mieux, tant mieux! Mais sa place

»

l'encens béni à la porte d'entrée,

accomplie selon

Comme

les rites,

il

fallut

un caoutchouc ipii se comprime, la masse humaine se resserrait un instant pour nous permettre de passer; puis, automali(pi(.'ment, elle se distendait à nouveau sans

jouer des coudes.


IMPRESSIONS DE GUERRE

72

laisser

aucune trace du

de notre cortège.

sillage

Monseigneur montait en chaire. Le bref éloge qu'il fit d'abord du pasteur de la paroisse fut émouvant; les soldats y apprirent que, durant les deux derniers mois, parmi les Quelques psaumes,

et

horreurs de l'invasion

et

sous

le

d'Arras, ce prêtre qu'ils voyaient

bombardement

si

attentif à leurs

besoins avait vu successivement mourir son père et sa

mère, sans que l'àme eût en rien

été détournée de son

ment. Félix nomine, son texte

:

ou

ait

disait l'évêque, felicior virtute.

Puis un grand signe de croix çait

faibli,

dangereux poste de dévoue-

« Scmctijîcate

et l'orateur

bellum

:

énon-

sanctifiez la

guerre, messieurs, d'abord en respectant l'autorité

dont la force vient de Dieu même. Au-dessus du gouvernement qui vous mobilise, au-dessus des chefs qui vous commandent, sachez voir Celui qui, ayant créé les patries, veut aussi qu'on les défende contre un injuste agresseur... Sanctifiez la guerre ensuite, en assouplissant vos qui, par ses

âmes à

la discipline

exigences, peut nous aider à mater

des instincts mauvais et nous impose des sacrifices quotidiens dont les ascètes n'avaient l'idée.

même

pas

Enfin, sanctifiez la guerre en pratiquant la

belle vaillance...

»

Monseigneur en était là de son développement quand je crus remarquer autour de moi qu'on ne prêtait plus à l'orateur l'attention du début; des têtes se tournaient et certains regards,

au lieu de


IMAGES DK LA GRANDE GUERRE continuer à fixer la

cliaire,

semblaient se porter

alternativement vers la voûte et dans

du porche. « tendre

73

Serait-ce?... » Je n'eus pas

la direction

louglcmps à

Là-haut, tout là-haut, des sifllcnionts

l'oreille.

passaient, prolongés, qui allaient se terminer... [)as très loin,

\)av

un

«

halahôô

caractéristique.

»

Et Monseigneur continuait, donnant très tranquillement à tous l'exemple du calme en

temps que

le

précepte

« l']n

:

pratiquant

la vaillance,

secouant

continuait-il, cette vertu si française, qui

en nous devant les

met en

le

danger

même

les meilleures énergies,

pleine valeur,

et,

par une sorte de

magnétisme, communique à notre entourage une part de leur vertu...

Cependant rageurs

sifflements

les

et les

»

se

faisaient

plus

éclatements plus proches. Dans

le

fond de l'église, on distinguait des chuchotements à voix basse et des piétinements de souliers ferrés

se dirigeant vers les portes. L'évéque avait inter-

rompu son

discours, puis, de nouveau, sa voix

s'éleva très calme

pas; ce la

:

«

Mes

n'est (ju'un petit

frères,

ne vous

bombardement.

bouche de quelqu'un

(|ui

»

troui)lez

Tombant de

savait à quoi s'en tenir,

en ayant depuis six semaines subi bien d autres, ces paroles eurent

le

don de produire un apaisement,

ce qui permit à quelques ofliciers d'entreprendre

avec métliode un sage «

mouvement

d'évacuation.

Laissez d'abord sortir les femmes!

»

cria-l-on.

Cet ordre venait à peine d'être lancé qu'une


IMPRESSIONS DE GUERRE

74 «

arrivée

nouvelle

»

à 50 mètres

produisit

se

tout au plus, éclatante, sèche,

accompagnée d'un

écroulement de maison; on ne Tavait pas entendu venir, mais

nous en reçûmes tous la commotion. long, un peu trop à gauche

C'était

encore un coup

et trop

sud-ouest; mais visiblement le clocher ser-

vait de point de mire.

y eut quelques

Il

cris

de femmes. Impassible,

toujours dans la chaire, Monseigneur dominait le

tumulte, le visage tourné vers teries

ennemies.

«

l'est,

Mes bien chers

face aux bat-

frères, conservez

tout votre calme; je vais vous donner la bénédic-

du bon Dieu. » il entonna d'une voix

tion

Et

— Adjutorrum nostrum

in

forte

Du chœur, nous répondîmes

— Qui

fecit

cœlum

et

:

nomine Domini. à

poumons

pleins

:

terram.

— Sit nomen Domini henedictum. Alors,

ce

fut

impressionnant

entière, je n'oublierai ce spectacle

et, :

de

cet

ma

vie

évéque en

crosse et mitre, donnant la suprême bénédiction à cette foule

la

mort

allait

vraisemblablement,

dans quelques secondes, se choisir des victimes.

— Benedicat

vos omnipotens Deus, Pater et Filius...

Soudain, un fracas épouvantable... Monseigneur n'eut pas le temps d'achever, ou du

des paroles se perdit dans

le bruit.

moins Parmi

le reste

les plus

braves, instinctivement, plusieurs, dont le front était déjà

penché sous

la

bénédiction, s'étaient


IMAGES DE LA (iRANDE GUERRE

75

courbés plus bas, chercliant à protéger leur tête contre un écroulement de la voûte. Puis on s'était

étonné de voir

relevé, tout

n'étaient pas en

que

les

miettes et que la

encore là-baut. Seule,

la

verrières

voûte

était

maison contiguë au pres-

ou 20 mètres, venait d'être écrasée; nous n'avions reru dans les vitraux que des

bytère, à 13 et

débris de tuiles et de briques.

Les

clîoristes

eurent un admirable sang-froid. Je

ne sais de qui vint l'impulsion; mais dès que

les

furent redressées, instantanément,

un

tètes

se

immense

mon

Pitié,

«

Dieu!

»

retentit sous ces

voûtes ébranlées, repris avec confiance par des centaines de vibrait

Une

poitrines.

tension de prières

dans toutes ces voix. Vingt mètres plus long

20 mètres, c'est-à-dire une iiaussc impercep-

tible,

un

moins

souffle de vent

fort!

chain ol)us, entrant à plein par un

et le pro-

vitrail,

ne tom-

pas au beau milieu de cette foule"? Et

berait-il

alors?

Un lui

de

seul sentiment m'occupait et m'écrasait

ma

responsabilité, car enfin c'était

J'eus en ce

moment

ma

:

ce-

faute.

l'impression très vive et dont

je ressens encore, en fixant ces souvenirs, toute l'acuité

une catastrophe se indemne, je deviendrais fou

douloureuse, que,

produisait

me

à l'instant

même.

laissant

Kt, toujours sous la cliape dorée,

je priais et disais à

résolu de

me

si

Dieu

reprendre

:

«

la

Seigneur,

si

vous avez

raison, vous en avez


IMPRESSIONS DE GUERRE

76

le

moyen,

c'est facile

cependant,

:

s'il

est possible,

sauvez ce peuple qui a confiance en Vous!

Tout à coup, je

»

Monseigneur devant moi des-

vis

cendre de chaire où son rôle prochait du tabernacle, la

transmise par l'évêque,

il

était

achevé;

il

s'ap-

demeure du Maître;

me

sembla que

que nous continuions de chanter

et,

la prière

serait plus puis-

sante que l'artillerie adverse. Dieu de clémence, Dieu Protecteur, Sauvez, sauvez la France

Par votre Sacré-Cœur!

La

France, en ce moment-là, pour nous,

de

de cette

D..., c'était surtout l'enceinte

Et de

à quelques kilomètres de

fait,

allemande,

la batterie

satisfait

tir.

»

église...

là, le

chef de

sans doute de son

œuvre, dut dire à ses servants arrêtez le

c'était

de l'Artois, c'était ce cantonnement

le petit coin

:

«

C'est assez

L'obus qui avait écrasé

la

;

maison

voisine fut le dernier de la série.

Mais nous, nous ne savions pas alors que ce rait le dernier; et

nous poursuivions notre

J'en fus tiré par

un

se-

prière.

petit clergeon qui, s'étant

sagement évadé pendant l'alerte, s'en venait maintenant fureter dans les bancs du

prestement

chœur le

et

à la recherche de sa casquette perdue.

voir,

cela

me

fit

De

songer à ceux du dehors,

blessés, agonisants peut-être, qui pouvaient avoir


IMAGES

mon

besoin de

LA (IRANDi;

l)K

fi IJ i; Il

"7

UK

ministère; et je partis en hâte pour

tournée des postes de secours

faire la

Sonniie toute, les pertes étaient hicn inférieures il

ce qu'on aurait pu craindre. Seul, le premier

projectile, le

lon^

[tius

«

dans un délachement

même

», a\;iit

fiiit

deux morts,

moment

arrivait en ce

(jui

du dépôt. Les blessés étaient au nombre de compris une femme, tenanci^rc d'un esta-

sept, y

minet, atteint par l'avant-dernier obus, à 50 mètres

du clocher.

lintérieur de l'église, rien,

à

xAIais,

pas une g^outte de sang, pas une égralignure. Lors(ju'on a été secoué par de fortes émotions,

on aime d'instinct à se serrer davantage autour de ses chefs,

quand ce ne

(ju'ils

pensent.

tente,

comme

coup dune

On

que pour savoir ce

serait

éprouve, à ce contact, une dé-

si les

nerfs étaient déchargés tout à

électricité

mauvaise, lourdement accu-

mulée. Aussi, je ne fus pas long à franchir les

deux kilomt'tres lui faire

mon

(|ui

me

séparaient du général, pour

rapport. Mais le téléphone avait été

plus rapide; on était déjà là-haut très au courant.

Yovant sans doute mon émoi, d'état-major que je rencontrai plus aimable

:

«

le

premier

me

du ton

dit

a

.Mais

phiisanterie

II

devina

non: sérieu.sement

hommes

le

Une fameuse chance, monsieur

l'aumônier, que votre réunion à l'église! à une

officier

!

mon

»

Je crus

in(|uiétude

:

sans celte réunion, les

auraient erré dans

le

caiiloiuieinent et

nous aurions eu beaucoup plus

de

casse...

Kt


IMPRESSIONS DE GUERRE

78

sûrement, au cabaret, times que

la

gérante

!

il

»

Quant au général, dès devants

pour résoudre

qu'il lisait

y aurait eu d'autres vicqu'il

il

prit les

point d'interrogation

le

dans mes yeux.

croire que la présence

m'aperçut,

Surtout, n'allez pas

«

de l'évéque

ce bombardement. Pas Les Allemands ont tiré ce

ait

été

pour

moins du

rien dans

le

monde

soir systéma-

!

tiquement sur plusieurs églises d'Arras

et

des envi-

rons; le dimanche est leur jour préféré.

Ils

ont

envoyé des obus incendiaires sur Saint-Jean-Baptiste,

qui est en train de flamber. Et Monseigneur

n'y était pas pourtant. D'ailleurs, plus amples renseignements.

Une

j'ai

demandé de

»

sonnerie, et le général était appelé au télé-

phone. « C'est la réponse, me dit-il en revenant, réponse qui confirme pleinement mes prévisions et

les précise. Il paraît

que

la division

marocaine,

notre voisine, avait eu vent ce matin, chez les

Bavarois d'en face, d'un gros rassemblement en train de se former;

on a prévenu toutes

les pièces

qui pouvaient battre ce point; puis, le rassemble-

ment achevé, fois; ils

on leur a

toutes les batteries ont craché à la fait

du mal naturellement. Ce soir, tir de représailles, mais à

ont voulu faire un

leur manière, sur les églises...

Une

autre fois, ce

sera sur les ambulances. Inutile de ciiercher plus loin; c'est toute la loyauté de ces gens-là. »


IMAGES DK LA GRANUK GUERRE «

me

Et puis,

révè(jue

!

me

<'ii

auront appris (juun l)onii)ard('ment

Ils

souvent plus de bruit que de mal,

tout cas on ne

garderont Il

officier,

pour nos hommes,

le dîner,

superbe leçon de crànerie que l'allitude de

(juelle

fait

un autre

disait

raccompagnant après

79

en

le

gagne jamais en

qu'en

rien à s'affoler. Ils en

souvenir, vous verrez.

fut ainsi,

et

»

maintes

elfet, j'eus

fois l'occa-

sion de m'cMi apercevoir au cours des six mois que je passai

Quand

encore

du X' d'infanterie,

majeure partie de

l'auditoire ce jour-

i|ui

formait

«

:

dans cette héroïque division.

je rencontrais des soldats la

Vous vous rappelez

deD...,

»

demandais-je.

Et l'un d'eux pelle!

dame

me

Ils s'en

une

dit

novembre, à

le lo

fois

:

«

dame non

!

Et c'est pounjuoi, saint Martin,

m'en

Si je

raj)-

oui! le jour où l'évéque a arrêté

obus avec sa bénédiction... En voilà un pas peur,

l'église

souvenaient tous.

un

n'avait

»

somme

du haut du

gine, d'être trop

(jui

ciel,

toute, Mi;r l'évéque

n'eut pas lieu, j'ima-

mécontent de sa

fête guerrière...

un peu mouvementée cependant. Georges

(i...,

.\unu^llier luiiiluire

nu

.N*

liRlaillon de chasseurs à pied.


IMPRESSIONS DE GUERRE

80

2.

— Au

24 mai 1915.

seuil de la terre natale.

Décidément, nous liquidons

Voici nos successeurs. Depuis nous piétinons sur place. Nos

Ça

ragaillardis.

semaines. Le

cafard

«

plus

août, septembre

s'ennuyaient ».

on

On

avait

avril;

s'était

est de la réserve,

part. Qu'est-il

advenu de

escompté

mais

les

»

toujours

Pensez donc, depuis

ou octobre 1914, pas une nouvelle

de là-bas. Savait-on ce qui autres,

sont tout dernières

ces

poussait à boire, et le vin

»

ils «

après leur famille

«

12 septembre,

hommes

guère,

n'allait

troublait les tètes, et

le

I

la

la

passé? Et, nous

mariés pour

femme

et

la plu-

des mioches?

délivrance pour mars ou

longs mois d'hiver avaient

amené

des mois de printemps encore plus longs...

« Ces quand c'est-y donc qu'on les décollera de chez nous? » En ce soir de mai, l'ardente espérance ressuscite au cœur de tous. Ça y esi, nous partons. Ça chaufl'e déjà du côté de chez nous. Si cette fois, on pouvait les avoir! Des perspectives radieuses s'entr'ouvrent dans

sales Boches,

:

la

maisonnette, la petite famille, délivrée du poing

de fer

et

de

la

famine organisée, renaît à

facteur lui apporte lit

une

lettre, la

à travers des larmes,

que

la joie; le

première, qu'on

l'on porte

en toute


IMAGES DE LA GRANDE aux amis

liàlc

et voisins la plus

bins retrouvent

le lait (jui

le

«

coron

81

Oul)liée, la

».

dure de toutes

dure privation, Bientôt

de

GUEKItl.

!

Les bam-

leur manquait peut-être.

vaguemestre ramènera de

poste divi-

la

sionnaire une précieuse enveloppe contenant leurs pbotos, y compris celle du nouveau bébé attendu

Le

l'an dernier.

voir sur le bras de sa

Des ombres surgissent. On

riante!...

mère sou-

les refoule.

L'heure est aux espoirs. QH tjui

juai.

n'en

La

finit plus.

mais dans

tesse,

nuit, sac

Tous

au dos, sur une route

se taisent.

Aucune

tris-

les tètes s'agitent les conjectures

des derniers jours

:

«

Bien sûr, on va s'embarquer,

Peut-être pour l'Italie? ou l'Alsace?

Un

très haut

voyage « beau et long ». Tourfusées lumineuses qui jalonnent

gradt' a parlé d'un

nant

le

dos au.x

de leurs étoiles fugitives

la ligne

des tranchées,

Nous logeons dans un village voisin, fourbus, mais le cœur soulevé par des espérances plus ou moins confuses. Toute la nous marchons vers

division se

E...

rassemi)le

en ces parages. Plus de

doute.

La gare. Tous en gaieté. Un bataillon 28 mai. est déjà embanjué, prêt à partir. Quelle direction? Pantin. Paris? Bah! Tout le monde [)asse par Paris. Ça n'apprend pas grand'ciiose, ça 11 y

a bien des lignes, bien des II.

fils

qui divergent du 6


IMPRESSIONS DE GUERRE

82

En

centre de notre toile d'araignée.

On

voiture.

on s'amuse avec insouciance, se laissant con-

rit,

duire par le mécanicien, l'état-major et la Provi-

dence.

Des réseaux de fil de fer barbelé. Camp retranché de Paris. Des faubourgs, des femmes à tous les étages qui agitent des mouchoirs, la France désarmée pour qui nous allons au feu, la France sauvée en septembre dernier de

la terrible inva-

France pour qui nos provinces souffrent long martyre... Et des larmes viennent aux

sion, la

un

si

paupières. Qui ne se rappelle alors les

femmes

et

nous saluaient de la main, lorsqu'un train pareil à celui-ci nous emportait en août 1914 vers l'inconnu? Mais encore on pense à d'autres

les enfants qui

aux êtres chers que

villes, à d'autres rues,

quittés

Ce

l'on a

parmi des sanglots.

Voyez Tour Eiffel;

n'est qu'un éclair de tristesse.

silhouette

brumeuse de

cette vieille

:

la et

puis blanche, aérienne, la basilique de Montmartre.

Tous

se pressent

aux portes grandes ouvertes des

fourgons. Les regards se tendent avidement.

Pantin N'?

alors

un

Arrêt-jus. «

Vous avez vu passer

nous remontons vers

brin d'émotion.

Le les

:

— Oui. — Quelle direction? — On

train s'engage,

commentaires de

S... -D...

le...l »

le

—Mais

Surprise, avec

n'ose conjecturer encore.

en

effet,

jaillir.

sur la ligne du... Et

On

avait parlé de tout,

sauf de çat Et les cœurs de battre, saisis plus que


IMAGES DE LA GRANDE GUERRE jamais par l'attraction du

nous

allions

la fois trop

sol. Est-il

possible que

en plein pays d'origine? Ce serait à

de bonheur et de tristesse.

Les âmes se sont

Les

recueillies.

alourdies par les veilles, les corps

chaleur accable.

fatigue, la

83

On

se

t(Hes

sont

rompus par

tait,

la

on s'endort.

Trop énervé pour m'assoupir, je regarde. Le train va droit son chemin sur la grande ligne. Nous allons sûrement à... Nous en approchons toujours, et les l'autre.

aller

Mais au

«

poilus

fait,

»

se réveillent l'un après

de A..., nous pouvons encore

ou plus bas ou plus haut que

le

pays.

Le nom

d'une rivière fameuse est prononcé.

Le train est aiguillé sur la gare S...-R... Tiens Une ligne à une seule voie, champêtre, entre des! haies. Ah! mais pour le coup, je pousse un -cri, un « Ligne de D... Je m'en vais presque cri du cœur :

tout droit vers chez nous! » Caliin-caha. les deux machines essoufflées m'en rapprochent pénible-

ment. L'abrutissement de

la

fatigue

l'emporte

mendors, accroupi. Demisommeil fort agité... Rêve ou réalité? Tout le monde descend! En effet, c'est bien la gare de D. Des hommes passent avec des torclies, dont la vue appelle de vagues réminiscences classifjues. Avec le temps et la fraîcheur de la nuit, la pensée se ranime un peu. 11 me souffle au visage comme une bouiïée de l'air natal. J'en suis tout réveillé et remué. Dire qu'à 2G kilomètres d'ici enfin sur l'émotion. Je

.

.


IMPRESSIONS DE GUERRE

84

— une étape — mes être,

dans

parents sont encore

cher viUage envahi,

le

B...,

peut-

là,

par delà la

me

barrière infranchie jusqu'à ce jour. Et pour

rendre à qu'à

filer

B..., n'était

cette

barrière, je n'aurais

droit vers l'est, j'y serais

aux premières

heures du jour...

29 mai. Logés à 5 kilomètres de D... Après un court sommeil, vite en chasse. N'y aurait-il pas ici des réfugiés de B...?De fait, je trouve un jeune homme et une veuve avec sa fille. Ces dernières me reçoivent, comme si j'étais le messager de la délivrance, dans leur modeste logis; pour sièges, des caisses. Et tout de suite on questionne sur les chosics de là-bas. Ces femmes se sont enfuies le 3 octobre, veille de l'entrée des elles

me

Allemands à

B...;

disent leurs terreurs, les obus qui pleu-

maisons démolies,

vaient, les

les

victimes con-

nues, et leur odyssée de village en village.

Ils

sont

rares, ceux qui se sont échappés. Se rappelant la

conduite correcte des Allemands à leurs passages antérieurs, confiants d'ailleurs que les nôtres tien-

draient la voie ferrée, la plupart sont restés à B..., et

le

4 au matin, sous

un bombardement encom-

intense, alors que nos troupes en retraite

braient les chemins, la fuite se trouva

dangereuse. est

parmi

A

les

part les mobilisés, toute «

envahis

apprendre, c'est que

le 4

».

Ce que

difficile et

ma j'en

famiUe ai

pu

octobre au malin, tous


IMAGES DE LA GRANDE GUERRE

Un

étaient encore sains et saufs.

capés avait vu

mon

sous les obus;

le reste

l'abri

85

des derniers res-

père tranquille et plaisantant

de la famille

s'était

mis k

dans une cave voisine avec bon nombre

d'autres personnes.

La maison

n'avait été visitée

que par un obus, dégâts inconnus. Aux alentours, une vingtaine de civils

rien que des ruines, et

avaient été tués. L'un d'eux aurait été atteint en

Mon

passant devant la maison.

entendu

beau-frère avait

maisons voisines de

la

sienne avaient été évcntrées par les marmites.

Le

dire

que des

bruit courait d'une jeune

lille

morte victime des

Allemands, d'une autre qui aurait succombé à la fièvre typhoïde.

Une grande

enlevée aux liabitants

:

M.

consolation avait été

Doyen, deux

le

fois cité

devant une sorte de conseil de guerre, avait été

emmené

par les Allemands, et les douze cents

envahis étaient restés sans prêtre. Bien des racontars avaient circulé, et

démentis par

la suite

:

un tel fusillés [)ar les Allemands. Les communiqués officiels avaient parlé

un

tel

à plu-

sieurs reprises des exploits et méfaits de l'artillerie

en notre région.

H...,

à 4 ou

îi

kilomètres des tran-

chées de première ligne, résidence probable d'un état-major ennemi, n'avait-il pas été saccagé par

nos propres obus? tiraient, paraît-il,

II

est vrai

que nos

artilleurs

ne

qu'avec une extrême réserve sur

les villages. Loiscju'ils avaient

dû abattre

le

clo-

cher d'un village voisin, qui servait aux Allemands


IMPRESSIONS DE GUERRE

86

d'observatoire,

l'avaient démoli en

ils

coups bien calculés

et

quelques

étonnamment justes... Mais

encore? il y eut l'hiver, les privations, les émoPapa avait besoin de bien des ménagements. Et ma bonne grand'mère, si usée et accablée d'infirmités, à cause de qui peut-être on n'avait pas voulu fuir? Et ma chère maman, et mes deux sœurs, et mes petits neveux? Tous les moyens de correspondance ont été essayés. Au plus, pouvons-nous espérer qu'un mot est arrivé à B..., pour calmer les inquiétudes ressenties à notre sujet. Mais rien n'est venu d'eux, rien ne nous a parlé d'eux. Toujours le

Et puis,

tions.

même

terrible point d'interrogation, le

douloureux

mystère.

30 mai.

— Mon

oncle et

ma

tante de S... sont

réfugiés, pas tellement loin d'ici;

je courais jus-

si

qu'à eux? L'occasion est unique.

Surprise inexprimable pour giés.

Mon

me

suis

Eh

quoi? Toi par

«

me

nommé. Ma tante

lorsque je

loquée

:

mes pauvres

oncle sur la route ne

seulement d'entretien.

La

icil »

tante en larmes

pour

ma

famille.

jeune sœur ne

Il

me

dit

est toute inter-

Un

quart d'heure

joie de se revoir

d'égale que la tristesse avivée par

Ma

combien

ma

n'a

présence.

elle s'inquiète

peu que ma partie avec eux et venue

s'en est fallu de si

soit

réfu-

reconnaît que


IMAGES DE LA GRANDE GUERRE

comme eux

en lieu sûr! Elle avait une

des Prussiens,

«

telle

surtout lorsqu'ils ont bu

nouvelles d'un

(le

fils

87

».

peur

Et pas

resté quelque part vers la

Tout abandonné et tout perdu, sauf un cheval et la voiture que l'on garde pour le retour. Leur liabitation, à un kilomètre de la ligne de feu, n'existe sans doute plus; les Allemands auront frontière.

pillé

ce qui avait échappé aux obus et aux incen-

Le dur liiver qu'ils ont passé, dans la maison « Nous ne sonmics pas ici chez nous. » Et moi de répéter le nécessaire refrain courage

(Hes.

d'autrui!

:

conliance! Des

et

région.

Il

troupes se

n'est bruit

massent dans

la

que d'une vigoureuse ofTen-

sive.

31 mai.

— Tambours

un régiment de jeunes.

battant, clairons sonnant, Ali!

ça va chauffer! Les

préparatifs sont énormes, à ce que l'on raconte. dit

que

le

Grand-Père est

là,

cette route. L'attaque est

On

que son auto passe sur

imminente. Les soldats

se recueillent dans l'attente

du

sacrifice.

Les réfu-

giés, impatients de voir se réaliser leurs désirs, se

font lédio de bruits naïfs et venus on ne sait d'où

nos

troupes

auraient

seraient parvenues aux

qu'en octobre

et

déjà

repris

un

:

village,

haies de B... C'est ainsi

novembre

dernier, la délivrance

avait été plusieurs fois annoncée. Et les pauvres

gens se mettaient en marche aussitôt vers leur village. Illusions suivies

de déceptions cruelles.

Un


IMPRESSIONS DE GUERRE

88

fermier était

allé

jusqu'aux premières

trois fois

lignes, jusqu'aux balles, afin de voir «

si

vraiment

sa terre était encore aux mains des Boches

— Enfin, départ

»

!

une heure du matin. donc là que va donner la division? Mon pauvre beau-frère Vers la fin de notre séjour en Champagne, il s'était un peu rasséréné, et commençait à porter avec moins 7

juin.

Nous

à

allons droit vers B...! C'est

I

d'abattement sa lourde épreuve. Mais de se trouver si

près de sa

aux volées de

femme

de son enfant, de penser

et

tombent de

mitraille qui

l'autre côté,

et de se sentir à la veille peut-être de risquer sa vie

à

si faible

distance d'eux

Vers six heures, table

halte.

canonnade dont

en viatique.

A

peine

!

On

le

en remontant

la vallée

détour,

les

paraissent en

B...

un

nuages meurtriers

qui

C'est la zone

Halte au cimetière lamentable percutants

homme du

éclatent

pays

me

Marche au canon,

encaissée. Soudain, à

petits

l'air.

dru dit

Communié

temps de prendre une tasse

de café chez des réfugiés de voici

entend une épouvan-

la terre tremble.

que

d'

de...

derrière les

«

la

arrosage

Fusants crête.

».

et

Un

Allemands bombar-

dent la ferme qui a servi de base à notre attaque

de ce matin. Dans la vallée à gauche, concert de grosses pièces avec réplique de grosses marmites.

Combien

Q je

de fois

familiers tous ces

mon

noms de

villages!

cher papa les a parcourus

!


IMAGKS DE LA GRANDli: GUERRE

Une

sorte de bois en face de nous.

pas H...?

me

que je

faut

Il

Ne

89

serait-ce

rende compte. Je

grimpe sur un arbre. C'est bien

cela. H... est là,

enfoui <lans son épais manteau de grands arbres. Il

est

occupé par nous. Derrière

seulement plus

yeux du dedans

au cœur, B.

et

H..., à 5 kilomètres

mais

loin, invisible,

.

.

si

présent aux

est là, entouré, lui

avec les deux longues maison natale peut-être on ruines,

aussi, de prés et d'arbres,

rues, avec la

En

peut-être encore habitée.

tout, (pic la volonté

du Seigneur soit faite... Nos régiments sont aux tranchées, mais en deuxième ligne seulement. C'est le N' corps qui a attaqué ce malin, avec un élan magnifie jue. Plein succès.

mencée

La reconquête du :

un

sol nalal est bien

com-

fortin et plusieurs lignes de tranchées

ont été pris en quelques minutes. Ce terrain, l)Ouleversé, émictlé par les pics, les pelles et les obus, c'est

du

nous! Doublement sacré, par

sol de ciiez

sueur des ancêtres,

10 juin. de...

et le

la

sang des braves tombés.

— Arrivés de bonne heure

à la Ràperie

J'en avais vu jadis la cheminée bien des fois,

lorsque je venais à

S...

chez

mes

grands-parents.

Et cette route ne m'est pas inconnue. Je vie, tout

jeune encore,

Maintenant, de

la

tronçon informe, balles.

me

cheminée, et la

l'ai

sui-

rendant au marché. il

ne subsiste qu'un

route est balayée par les


IMPRESSIONS DE GUERRE

90

Deux de nos régiments cinq heures du matin.

sont prêts à attaquer dès

Il fait

une brume

En

atten-

deux

côtés.

L'attaque est retardée d'heure en heure. dant, arrosage intensif, formidable, des

épaisse.

Canons, obusiers, mortiers, lance-bombes,

cra-

chent leur mitraille.

Et les blessés sont nombreux. cote 163, lorsque la

de

les arbres

brume

C'est le

S...

En revenant de

s'est levée, je vois

hameau

qui est

quelque sorte l'objectif de nos attaques.

La deuxième

en entrant,

c'est là

sa jeunesse.

en

S... n'est

qu'à 3 kilomètres de la Ràperie, et c'est le natal de papa!

la

bien

hameau

habitation à gauche

que papa a vécu son enfance

Nous y fîmes de

et

bons séjours

si

durant les vacances, jouant au pied du Calvaire et

dans

les prés

où pendaient tant de fruits... A prédécombres et désolation.

sent, tout est là-bas

L'attaque se déclenche à cinq heures du

Nos hommes mènent farouche.

Ils

ger. Et puis, Ils

l'assaut avec

soir.

une résolution

ont des injures personnelles à venil

faut en finir avec tant de misères.

ont conscience de travailler à la délivrance.

Ils

viennent à bout de la tâche assignée pour ce jourlà. Les gains précédents ont été élargis. Des tombés, la plupart

sont morts, à la lettre, pour la

délivrance de leur terre et de leurs bien-aimés...

11 juin. allemands.

— Interrogé

des prisonniers et blessés

Ceux-ci ne connaissent

pas du tout


IMAGES DE LA GRANDE GUERRE mais affirment aussi

B...,

bre

à P...

(le civils

Mes parents sont Si près et

d'ici.

Il

91

bon nom-

qu'il est reste

faut se rendre à la vérité.

aussi dans la fournaise, tout près

Entre nous,

loin!

si

bien

c'est

magnum.

chaos

12

juin.

— Rencontré

la 22'

dans

le

Mon ami, le sous-lieutenant me voit, appelle en souriant le

(ju'il

boyau de

R. V..., dès

relève.

sergent A...

Regards croisés, une poignée de main, un court bonjour, (juc de cboscs senties doit attaquer nette,

demain;

en pareil lieu

timent

«

:

Tu

A...

Il

va marcher à

verras, c'est

ici

répondre"?

«

Et

que

échappé tant de

fois à la

providentielle,

pour

«

Ce

je tomberai!

Allons, bon courage...

mon

:

confie son pressen-

offrande

Seigneur, mais plutôt moi.

lui,

baïon-

la

remet de l'argent

me

»

répète intérieurement

si

me il

sera moins exposé.

Que

!

La compagnie

!

»

:

»

»

Et je

Non pas

«

Aurait-il déjà

mort,

même

livrer

son

d'une fa(;on

sang

et

sa

dépouille à cette terre?

Anniversaire de notre première com13 juin. munion, la mienne, celle de ma sœur, de mon beau-frère, de deux cousins. Dès la pointe du jour, formidable lutte d'artillerie

et

arrosage

des tranchées.

A

cinq

attaque. A... en est. Et j'en prends aussi part.

Car

les

lieures,

ma

Allemands exécutent un violent

petite tir

de


IMPRESSIONS DE GUERRE

92

barrage sur les carrefours de

Ça dégrin-

cote.

la

gole, percutants, gros fusants noirs.

Un homme

est blessé à l'entrée de notre abri précaire. Trois

quarts d'heure entre la vie fiée

et la

mort, l'àme paci-

dans un abandon tranquille. Les obus français

de gros calibre s'abattent peut-être aussi en rafales sur ce qui reste de B...

au loin dans

A

l'Est, toute

part

mon

frère, qui est ici

au

minimum

de

notre famille est

feu.

L'attaque a bien réussi, avec pertes.

Mais

que

devient-il"?

le

Toute

la

journée,

ceux qui reviennent, blessés, corvées.

j'interroge

La

A...,

section d'A... n'a pas attaqué. Mais elle est

cruellement éprouvée par

le

bombardement. Le

sous-lieutenant R. V... a été écharpé par un obus.

Bonnes nouvelles d'A... Les sergents l'un après mis hors de combat. Il reste indemne. Grande joie. Serais-je exaucé? Quelques lettres d'adieux aux amis.

l'autre sont

15

juin.

Rapporté un blessé de

la

première

boyaux interminables, peut-être à mon oncle. Ce sera un

ligne par des

travers des propriétés de travail

énorme de combler plus

de tranchées et

et

de reprendre

En première l'énervement,

que

les

tard ces labyrinthes

de boyaux, de rebâtir les maisons le

métier d'autrefois.

ligne j'étais

la fatigue,

impressions

si

près de B...! Avec

l'accoutumance, je sens

s'atténuent

et

tendent à


IMAGES DE LA GRANDE GUERRE une

dans

s'évanouir

toute

vie

93

mécanique

et

inconsciente. Et c'est une horrible souflrance de sentir (ju'on devient insensible en do telles con-

jonctures

:

Le temps, ce ravisseur de toute joie humaine, Nous prend jusqu'à nos pleurs, tant Dieu veut nous

Nouvelle subite

:

éloignons. C'est la

la division se retire.

du cauchemar. Mais reste dans ses

n'est

S...

Nous nous

On

sort

pas délivré.

B...

de l'ouragan de

fin

sevrer...

fer.

brumes d'angoisse. Nous n'avons

reconquis que des parcelles du sol natal. Cette aiïaire,

que

imaginations, les espoirs avaient

les

démesurément grossie à l'avance, s'est réduite à une simple diversion, à une modeste rectification de front.

Nous retournons

à l'arrière, au lieu de

Les pays envahis restent envahis. La barrière demeure infranchie. Les âmes soulevées dans une attente ardente retommarclier de

bent.

l'avant.

Espoirs

mon âme,

ajournés, jusqu'à quand? Allons,

reprenons

la croi.x. Patience,- et,

malgré

tout, confiance.

10 juin-18

juillet.

— Repos

dans une délicieuse

placidité champêtre.

Bruit sensalioinu'l

:

permis.sions accordées au.x

soldats du front. El de fait des Ustcs sont dressées.

iront les sans-famille?

dix, huit sont de

Dans

pays envahi.

mon

escouade, sur


IMPRESSIONS DE GUERRE

94

C'est donc vrai, la mobilisation industrielle bat

On

son plein.

rappelle dans les usines

bon nombre

d'ouvriers-soldats.

Avec

désenchantement

prolongement de », revu et augmenté, chez plusieurs. Cependant, nous sommes loin d'être larmoyants. On rit, on plaisante, on le

l'attente, résurrection

s'amuse,

comme

du

et le

cafard

«

des enfants parfois.

La

gaieté

règne toujours, mais plutôt collective qu'individuelle.

Dans

l'intimité,

ou

seul avec

soi-même,

les

pensées vont aux absents.

22

août.

— Nos

cet avantage de

allées et

venues ont du moins

me ramener vers mon

vais le surprendre

une seconde

à 10 kilomètres de B...

On

ami

fois, et

dirait

M... Je

reviens

ici

que nous tour-

noyons, hésitant à quitter ces parages que

la divi-

sion a ensanglantés et glorifiés pour sa part.

25

août.

Indices sérieux que

nous allons

réoccuper un secteur un peu plus haut, mais encore assez près deB...

Nous

de nos régiments

fixer

en cette région! Deux

seraient en plein

district

de

recrutement.

26

août.

tion.

Demi

tour et départ définitif. Grand'halle au-

Non. Changement brusque de direc-

près du village où nous avons logé le 29 mai, à la

descente du train.


IMAGES DH LA GRANDE GUERRE

95

Ainsi donc nous bouclons la boucle, nous fer-

mons

le cercle de ces trois mois passés dans l'atmospbère du pays. Trois mois au seuil de la terre

natale...

Terre qu'appellent en vain nos espoirs

mêlés de craintes.

douleurs, nos

En

avoir été

si

prières

traversées

près, et en rester

si

de

loin,

combien de temps encore? Adieu à ma terre, à et à mes vivants; à quand le revoir?... allons, Debout, pour la France! Et que Dieu très grand et très bon ait pitié de nous!

mes morts

L. C. .., N' régiment d'infanterie.

3.

Ma

batterie

24 septembre 1915. n'est

pendant

— Etre

l'offensive.

bombardé en

« d'être l'objectif »...

se vivent; c'est

Pourtant ces bcures cruelles

moins extraordinaire

comme

sen-

une

bat-

sation qu'on ne le croirait à voir de loin terie

bombardée. Au fond

est impuissant à réaliser

A

ville

absolument rien auprès de cette impression

(et

lieureusement) on

pleinement

la situation.

partir d'une certaine intensité de sensation, notre

sensibilité, pas faite

pour ces doses-là, n'enregistre

plus; on ressent une vague et générale borreur de la

situation, et l'on

continue d'être impression-


IMPRESSIONS DE GUERRE

96

nable aux

menus

bombardé,

je

me rappelle m'être préoccupé de ne sur mon stylo dans ma poche, de peur

pas appuyer

de le casser. Après

ma

partout

une

par exemple, dans l'abri

faits;

le

bombardement, je cherchai

capote que j'avais laissée deliors, et

véritable angoisse m'étreignait à ne pas la

retrouver.

A

d'éclats

Heureusement que

dans!

:

me dit-on. me fit rire beaucoup

»

Cela

d'ailleurs là...

«

la fm, je la retrouvai, toute

on

riait

percée

tu n'étais pas de-

de la retrouver ainsi;

de pas grand' chose à ce moment-

L'équilibre ne s'était pas encore rétabli dans

la cervelle. le civil,

Ce

même

soir,

un servant qui

fut,

dans

typographe, socialiste, voire candidat à la

députation, ne voulait-il pas m'entraîner dans une

une discussion mondiale », disait -il, pendant que nous mangions, dehors, entre deux trous de marmites, attendant les prochaines. Le thème de son monocar ce fut un monologue était « guerre logue à la guerre »! Or, ce brave socialiste est un excelvaste discussion politico-religieuse,

«

lent canonnier, qui ne renâcle jamais à tirer sous le feu;

seulement, à cette heure, il jurait ses grands

dieux que les obus envoyés lui faisaient autant de peine que les obus reçus

coup nos Savoyards Ai-je déjà noté

que

reconnues pour des

une soixantaine en

:

cette idée

amusa beau-

!

«

nos

»

marmites ont été

210? — Nous

tout.

en avons reçu


IMAGES DE LA GRANDE GUERRE

— Hier, cette

25 septembre 1915.

nuit, ce matin,

journée tranquille pour nous... pas pour

mands. Rien en recevoir,

(ju'à

97

les Alle-

entendre ce qui part, sans njômc

y a de quoi devenir fou. Certainement l'imagination la plus folle n'eût jamais rêvé pareille

il

débauche d'obus

et,

môme

en y assistant,

on demeure impuissant à pleinement réaliser ce qui se passe.

Les

quelques

civils,

du moins,

civils

pu se résigner à s'en

n'ont

tiers,

aller.

les cafe-

Je n'aurais

jamais imaginé qu'au cours d'une lutte pareille on pût aller bien paisiblement

«

boire un verre

».

Cette journée du 24 et la nuit suivante étaient

mes

vingt-quatre heures de repos.

j'en ai joui,

me

lant sur la paille,

en un mot

me

Ah! comme

débarl)Ouillant longuement, m'éta-

baguenaudant, causant, fumant,

reposant copieusement... J'admire

que revêtent en ce moment toutes ces sensations animales je suis comme un bon sau-

la fraîcheur

:

vage.

une course jusqu'auprès de l'aumônier divisionnaire. Pendant que je roulais, brusquement, comme pour une répétition de Sur

le tard, j'allais faire

l'assaut linal, se déclencha le plus furieux orage

probablement été ouï depuis que monde. Cela dura dix minutes 75 à

d'artillerie qui ait le

monde

est

:

toute allure et toute

la

grosse

:

c'était

surhumain,

tellement inouï de puissance déchaînée ijue cela passait les limites

du beau.


IMPRESSIONS DE GUERRE

98

Pendant ce temps, je

me

confessais. Oh! que

ma

conscience m'était claire, vide de tout nuage, de tout scrupule, et presque d'orgueil.

Dans l'après-midi, j'ai essayé de faire un peu de piano. Quoique aucune pièce ne tirât très près, on s'entendait à peine en jouant fortissimo. J'ai joué

du Wagner, mais l'accompagnement nons français, exclusivement. Depuis

était

trois jours,

hors les rares accalmies, on se crie à ce que

de ca-

l'oreille

l'on veut se dire.

Ce matin, quelques hommes viennent de l'écheIls sont beaucoup plus émus amusant de voir la tête d'ailleurs c'est que nous de nos conducteurs de passage, quand on les

lon nous renforcer. ;

amène devant longe un peu

la batterie dévastée. Si l'on pro-

la

causerie, on

s'aperçoit qu'ils

écoutent distraitement et repartiraient volontiers.

Nous ne sommes pas plus braves qu'eux, mais nous sommes « baptisés ». Étrange chose que la peur ou le courage. Deux, parmi nos servants les plus dévoués,

les

plus braves gens, sont, quoi qu'ils fassent, absolu-

ment paralysés par l'épouvante physique. lent

quand

même

bras-le-corps

servir la pièce,

ils

un camarade pour un

S'ils

veu-

empoignent à levier, renver-

sant les obus sur le terre-plein, prennent pour sifflement boche la plainte aiguë d'une

qui se détache. Finalement,

malades

:

«

ils

un

ceinture

sont malades, très

diarrhée des combattants

»,

indiges-


IMAGES DE LA GRANDE GUERRE

9a

lion, troubles cardiaques, toutes sortes de vraies

soufl'rances les envahissent

:

il

n'y a plus qu'à les

soigner.

De môme tempérament, mais plus

intellec-

«

Un

simple

ouvrier des villes, plus habitué à vivre par

l'intel-

tuels »,

ils

pourraient peut-être réagir.

ligence, vécût-il, d'ailleurs, de

manderait mieux. Ceux de trop

«

nature

». Ils

mais leur volonté,

la

mensonges, se comcampagne, eux, sont

veulent tous faire leur devoir,

très instinctive elle-même, n'ar-

rive pas toujours à faire ployer l'instinct.

^ la totalité de nos près

hommes

— à cette exception au devoir,

est aussi tranquillement

c'est

que, chez eux, l'instinct ne crie pas par trop fort;

mais cela ne veut pas dire mérite.

Un mot

ultime motif de courage

pour tirer, on moindre pose dit-il, il

qu'ils n'aient

pas de

de l'un d'entre eux livre leur

lui dit

:

et tout

«

:

comme

il

quittait l'abri

Mais ça tombe!

en sortant

:

«

»

Que

Sans

la

veux-tu,

faut bien faire son devoir. »

Et je crois que cette simple remarque permet de se rendre

compte de

la différence entre le

courage

de l'Iiornme, courage véritable, à base de devoir,

mais à demi inconscient, cier

:

celui-ci

ni plus méritoire;

à

ses

et le

courage de

l'offi-

ne sera pas plus grand peut-être, seulement, beaucoup plus clair

propres yeux, beaucoup plus domini' par

rintolligence,

il

sera mieux en garde contre les

terribles retours de l'instinct

:

il

pourra se garder


IMPRESSIONS

100

lui-même

et «

encadrer

DP:

GUERRE

courage de l'homme.

» le

une aristocratie, pas nécessairement de naissance, mais toujours une aristocratie de l'intelligence, de l'éducation, de la fortune même, ou tout simplement du grade... car, il n'y a pas à dire, le monsieur pour Et cela impose

à l'armée d'être

;

qui l'on réquisitionne

un

lit

son ordonnance, a plus de

gneux

et qui se fait cirer facilité

que

le

par

beso-

deuxième classe pour rester ou non pas un citoyen, mais un soldat « conslibre de son intelligence, c'est-à-dire un

soldat de

devenir, cient », chef.

Onze heures allé

manger

la

et

demie.

— Des

soupe, on

a,

cuisines,

j'étais

vers onze heures, rap-

hommes aux pièces. On se chuchote fameuse heure H, l'heure initiale, d'où

pelé tous les

que

la

datent toutes les opérations de l'assaut

aujourd'hui midi. Je ne sais car le temps est détestable

si c'est :

final, serait

bien exact,

nuageux, pluvieux,

brumeux. Il ne faudrait pourtant pas que cela tarde trop, car cette lutte finit par épuiser les nerfs des artilleurs

eux-mêmes

comme nous

et

même

en ayant

le

dessus,

l'avons.

Onze heures cinquante.

— Le

tir

est toujours fu-

rieux, quoique ce ne soit pas encore le grand

déclenchement.


IMAGES DE LA GRANDE GUKRIU: Midi

cinq.

— La batterie

commence

101

à faire feu

des quatre {)ièces. C'est bien l'assaut

Tout

final.

ce qui a bouclie de canon tire de toute sa vitesse

sur l'ennemi

c'est

:

le plus infernal

«

clialiut

»

Le bruit court d'une victoire Ceux qui auront perdu cette occasion

qu'on puisse rêver. anglaise...

de devenir fous, fous d'enthousiasme

ne

le

A

et

de bruit,

deviendront jamais. la 3° pièce, P..., le sous-officier, crie

voyez!

»

comme

le cuisinier C..., et

:

«

En-

l'obus allongé

s'envole avec ses 12 kilogrammes de mélinite.

Midi vingt-cinq.

ché

et

que

le

— Je croyais que

vacarme ne pouvait

c'était

être dépassé;

mais non, voici seulement que commence

déclenchement du 75 à toute

déclen-

le

grand

allure.

C'est fou! Je n'ai plus d'expression. Suis-je de

ce monde, ou d'un autre, infernal ou divin?

ne

— On

sait plus.

Midi trente-cinq.

— Je viens de

sortir; j'ai

donné

à quelques-uns du coton pour se mettre dans les oreilles.

On

dit

qu'en Champagne, on aurait déjà,

à onze heures, avancé de

Là-haut

1

500 mètres...

— aux pièces — on parle par gestes ou

bien on se liurlc dans l'oreille; Ihori/on est gris, les arbres gris, tout vacille et

fumée que des machines

vibrations et la rien

:

il

tremblote dans les

n'y a plus

(jui les

d'hommes,

asservissent et les


IMPRESSIONS DE GUERRE

102

font se

démener

long

le

d'elles,

trempés de sueur,

pleins de poussière, demi-vêtus. «

», me dit P... comme d'un ouragan,

Plus d'un coup par minute

Il y a des demi-accalmies, puis, brusquement, sur tout

béte,

le front

de l'immense

un sursaut plus désespéré, un hurlement

plus fort qu'avant.

Une heure quinze. «

tournée

»

On

de rhum; j'y

fait,

aux pièces, une

ai droit, paraît-il, et je

m'administre un demi-quart, sans

Le major Deux heures. Danse effrayante. Deux

heures cinq.

me

visite les

faire prier.

batteries.

— Le lieutenant arrive

:

«

Nous

sommes dans B... Les Boches ne tirent plus sur nos tranchées que quelques coups qui semblent venir de très loin.

»

Un taube a le toupet de venir Deux heures dix. « Abritez-vous. » Tout s'arrête. nous survoler Sur tout le front, calme étrange. Les chevaux doivent, paraît-il, être garnis pour :

six heures.

L'enragée canonnade reprend. Trois heures.

prisonniers

:

— Passage d'un

petit

groupe de

jeunes et beaux gars; ce sont des


IMAGES DE LA GRANDE GUERRE chasseurs à pied, pris devant

pas encore h nous.

ma

103

B..., car B... n'est

bon

air et je

ne

puis qu'admirer l'allure militaire avec laquelle

ils

Ils ont,

foi,

partent, reviennent, font demi-tour au

commande-

ment de leur sous-officier. Le 75 près de l'autre

batterie

a eu un

accident de pièce; autre accident à notre droite,

mais pas un liomme de touché. Quatre heures

trente.

de roue a sauté à la

— Un élément de

2° pièce;

il

l'obturateur; pas étonnant, après

moment,

répare en ce

dans

et

C'était tout de

sion,

tir pareil.

tirent toujours.

Huit heures dix du matiu.

même

une

vieilles

On

minutes, on

belle et grandiose vi-

notre batterie au travail, une vision

m'évoquait ces

un

cin((

recommencera. Les autres pièces 27 septembre.

ceinture

avait fallu changer

qui

gravures de guerre navale,

l'on voit des canonniers dépoitraillés et

mus-

culeux, ficelés

d'une ceinture en désordie, se démener, mouchoir au cou, cheveux au vent, autour des caronades. Il

aurait valu la peine

bonshommes la culotte

:

aux iianches,

la

grand mouchoir bleu dans

comme un chaude.

d'en

croquer, de nos

par exemple ce petit ciiargeur

diable sur

le

ciiemise

\if,

ouverte, un

dos, qui se démenait

un marchepied, à sa culasse


IMPRESSIONS DE GUERRE

104

Mon

un jeune voyageur bien planté dans un bleu

ex-brigadier infirmier,

de comniôi'ce, crâne et

campait à sa pièce^ en belle

horizon neuf, se allure, le képi

un peu sur

l'oreille,

comme

si

toute

une galerie féminine eût pu l'admirer. A la pièce voisine. P..., le benjamin des sous-offs, rose et florissant, « envoyait » avec un sourire, pendant qu'à côté de lui, le bon M..., placide, faisait sa distribution sans y mettre aucune méchanceté. Deux pas plus loin, émergeaient du terre-plein la tête reposée eL les moustaches gauloises de M. J.-L. R..., bon propriétaire savoyard, qui alignait ses angles successifs, comme il eût fait pour une enchère de bestiaux ou de grains. Oh! la peu féroce batterie que la mienne et combien française, brave, tranquille et gaie; et pourtant quel

Cette idée

mal nous avons dû faire à l'ennemi! me frappe brusquement au moment où

passe derrière

les

pièces le capitaine, attentif,

calme, soucieux de ses

hommes,

l'air très

bon, et

peu féroce, lui aussi! « Tu vois cet homme, dis-je au sous-chef, eh bien, il en a des morts sur la conscience !» Et le sous-chef, qui aime à taquiner si

«

«

dis. «

:

Dis donc, B...,

tue pourtant des catholiques? »

il

Qu'est-ce que ça fait? »

Le

envoi

»

Il

les envoie

en para-

qu'à cette heure, j'accepte cet

fait est

de nos frères d'en face avec beaucoup

de désinvolture

et

pourtant sans aucune haine.

Noire sous-chef C'est ce 1

qu'il

y a de plus beau


IMAGES DE LA GRANDE GUERRE ilans la batterie

grammes,

au travail

ce colosse de 12*i kilo-

une clieune pipe triple-

velu, tranquille, débonnaire,

mise noirâtre sur

ment

:

105

culottée, se

au

le dos;

promène

l)ec,

tout le jour d'une pièce

tomber

à l'autre, occupé, pas allairé, et laissant

de sa voix flamande quelque appréciation savoureuse

Et

et traînante

sur les gens de là-bas.

lavage des pièces, entre deux coups, pour

le

de guerre! Le cbef

les refroidir, typique tableau

de pièce empoigne l'éponge,

lance à la tète

la

d'un servant, qui, les mancbes retroussées, suant et rapide,

plonge dans

lu Ijaille.

inonde

la

culasse

brûlante, toute noire, pendant que les autres sautent sur le gros écouvillon poilu et ruisselant, le

repassent dans

passent et

lo

à présent,

comme trempée

Tout

à

de sueur,

elle

aussi...

avant-hier que je l'admirais.

cela, c'est

Hier, j'étais relevé

reposer

qui dégoutte

la pièce,

aux pièces

200 mètres de

là,

et

comptais

me

près des cuisines, au

cantonnement. C'est

H

dimanche

est ex(juis

et

Le

rapide.

comme

de voir

eidin ses ofliciiM's.

mal

messe

:

la batterie

apprécie

ca[)itaine, (ju'on connaissait

(piun se ligurait un peu distant, a mainte-

nant une cote énorme.

On

courageux, oublieux de

l'a

lui,

vu calme, prudent,

passionnément sou-

cieux de ses liommes; sa très grande bonté s'est enfin épanouie en quelques il

est maître

de

la

mots heureux;

situation,

et

par

le

bref

dedans.


IMPRESSIONS DE GUERRE

106

Le

parmi

lieutenant, lui, jette

les

hommes une

note d'entrain jeune, de courage insouciant, qui

semble s'amuser des obus;

sait faire rire

il

pour

qu'on n'ait pas peur.

Quant à l'adjudant

chef, sérieux, paternel, rece-

humeur

vant les marmites avec une bonne

hommes

nique, les

iro-

ont dès longtemps deviné sa

d'àme sous des dehors un peu bourrus.

qualité

Tous

les chefs de pièce ont été à hauteur; leurs

hommes

sont contents d'eux.

Ils

sont contents

aussi de leurs majors, qui ne les ont pas quittés

d'une semelle;

aiment

ils

courage un peu fan-

le

tasque et parfois trop luxueux du major

rage modeste, calme et Bref,

auxiliaire.

sûr de

si

batterie

la

lui,

le

cou-

du médecin

cimentée

sous cet

orage forme vraiment un bloc d'une seule coulée, d'un

même

grain, inentamable.

L^union sacrée,

«

marmites

I

Et

»

comme

qu'elle est facile sous les

alors

on

la

comprend

et

pratique droitement, sans abdication ni vexations.

Ce

soir

parmi était

— au

les

mon

café,

où je

faisais ces réflexions

quelques-uns qui trinquions ensemble, socialiste discuteur d'avant-hier

:

avec

quelle aisance entière nous causions et nous sentions amis, plus

âme

que cela

rendait bien le

même

:

frères, et

comme

son que les autres

son :

un

son français! L. B..., Brigadier au groupe 155 du N' d'artillerie.


IMAGES DE LA GRANDk: GUERRE

4.

J'ai

mettre

Sur

107

pentes de Notre-Dame-de-Lorette.

les

F.TTRKS

A

I

1.

eu

la joie très vive,

I.

il

NOTRE-DAME. y a quelque mois, de

main sur une poignée de documents où

la

se révèle an vif la piété de nos combattants. C'était

Notrc-Dame-de-

au nord du famou.x éperon de Lorette, sur

la lisière

Le dimanche

du bois de

N...

ma messe

4 juillet, après

au milieu d'une clairière ensoleillée, dant de F... m'aborde et

me

dit

:

«

le

célébrée

comman-

Monsieur

l'au-

inônier, coimaissez-vous, sous les liètrcs là-haut,

chapcdlc

la petite l'i^-^norais

derrière la statue prières,

domine nos batteries'? Je « Nous avons découvert tout un monceau d'e.x-voto, de

(jui

»>

entièrement.

— connncnt dire cela? — de

billets adres-

sés à la sainte Vierge par nos soldats de passage. Ils

sont

si

touchants que, par crainte d'une profa-

nation, nous n'avons pas osé les enlever. Et pourtant, trois

si

on

les laisse, ils

semaines,

le tas

en

vont se perdre; depuis

est déjà bien

diminué;

il

y a les allants et venants, et puis cela s'envole,

(juand on nettoie ou qu'il vente...

»

Tout en causant, nous arrivions. toire

l\»rt

tv\ii;u,

mesurant au

C'était

jtUis

un ora-

S inètrcs sur


IMPRESSIONS DE GUERRE

108

S mètres, mais élégant, élancé, de style ogival et entièrement construit d'une belle pierre sculptée.

Le temps de Madone

cieux

courrier

«

main

glisser la

surmontait l'autel et le

derrière la statue qui

la boîte

aux

commandant me

lettres de

la

remettait le pré-

»

C'était la plus étrange liasse de bouts de papier

qui se puisse voir, de tout format et de toute cou-

Ah!

leur. rie

ils

ne sortaient pas d'une élégante

librai-

de boulevard. Avant de servir de messagers

célestes,

avaient traîné dans les poches ou les

ils

sacs, tachés

de graisse, de sueur

cartes postales, revers lettres,

dans

la

môme

de boue

:

d'enveloppes, résidus de

fragments détachés des

reçus du pays, ou

et

«

petits

paquets

»

simples bandes découpées

marge d'un journal... Et sur

ces lambeaux,

toutes les orthographes, toutes les encres, tous les

genres de crayon, toutes les calligraphies,

et

toutes les supplications. Suivant l'expression du

commandant, chacun la sainte

Vierge

».

Il

constituait bien

un

« billet

à

y en avait près d'une cen-

taine.

Je les parcourus avec avidité, muet de surprise,

debout devant

la Vierge, à qui je répétais les

mes-

sages. Après seulement, je m'aperçus que j'aurais

dû les

Un ment et

lire à

genoux.

des suppliants, C. W..., implorait simultané«

Notre-Dame de Lourdes, de la Delmande ». (1" juin 191S.) Les autres se con-

de Lorette


IMAGES DK LA GRANDE GUERKE tentaient,

pour

la

d'une

d'ordinaire,

seule

10»

adresse;

et,

plupart, c'est vers la vierge de Massahielle

qu'ils se

tournaient

soit qu'il eût passé

:

dans ce

hois plusieurs régiments des Basses-Pyrénées, soit

simplement

tout

que

parce

le

de

sanctuaire

Lourdes est pour toute àme française — peut-être même pour toute àme catholique — plus popule

du monde

laire

entier.

Quel(iues-uns bref

se

contentaient

mot

très

— M.

V...,

d'un

:

Merci à Notre-Dame de Lourdes.

«

ingénieur A. M., N' d'infanterie. L'a échappé belle le

12 octobre 1914. «

»

Notre-Dame de Lourdes,

votre protection. gnie.

je

vous remercie de

N' territorial,

L...,

compa-

»

Un bon nombre, raient entre

d'un

eux que par

libellé le

uniforme, ne

diffé-

plus ou moins d'appli-

cation dans les jambages. Ainsi ce texte, répété cinq ou six fois «

:

Remerciements jusqu'à ce

santé et courage ainsi qu'à

tégez-moi jusqu'à la N..., le

pagnie.

Ou

28 avril 1915.

lin

ma

jour.

Donnez-moi

ciière famille.

Pro-

de cette maudite guerre.

B...,

adjudant au

N%

1"

com

»

bien, avec quelques variantes

Notre-Dame de Lourdes,

:

priez pour

moi

et

ma


IMPRESSIONS DE GUERRE

dlO

petite famille.

«

Donnez-moi bon

sort et courage

de cette guerre.

L..., sergent. »

Notre-Dame de Lourdes,

je

dépose ce simple

jusqu'à la

fin

pour vous prier de

billet

me

tenir sous votre pro-

tection pendant toute la durée de la guerre, pro-

mettant de vous rester toujours

ma

toute

ment

vie.

à pied.

Ailleurs,

destinatrice

de l'àme

fidèle

pendant

30 mars 1915. B. M..., N° régi-

»

une clausule discrète rappelait à la un contrat intime passé jadis au fond

:

Remerciement à Notre-Dame de Lourdes, priez pour moi et pour tous mes parents qui sont à la guerre et faites que nous puissions rentrer dans notre famille... Je suis toujours fidèle. C..., du «

Nv

»

Je soulevais une feuille toute maculée une invocation plus pressante encore

et c'était

:

«

Aix-Noulette, 18 avril 1915.

Mère de Dieu... et genoux que je vous demande la continuation de votre haute protection pour moi, votre très humble fils, pour ma famille et pour mes cama«

Je vous remercie, sainte

c'est à

rades. Ainsi

Ou

soit-il.

celle-ci,

que l'on

jauni d'un ménestrel

:

D..., sapeur,

croirait

N' génie.

»

tombée du psautier


IMAGES DE LA GRANDE GUERRE

Madame

« «

la Vierge,

Je viens à vous pour vous demander

d'avoir pitié de moi, de

mon

d'assurer

et

111

me protéger de

retour auprès

de

la

grâce

tout danger

mes bons

parents et de celle à qui je pense. «

Que

votre volonté

comme au Et dans « «

— L...

ciel.

le

même

soit

faite

sur

la

terre

»

genre, pour lui faire pendant

:

Monseigneur Jésus-Christ,

Tenez compte de mes prières, pardonnez-moi

bien vite

mes

oifenses, ayez pitié de

moi

et proté-

gez-moi beaucoup de tout danger en m'accordant

un procbain retour auprès de mes bons parents de celle à qui je pense. Veni Creator,

vous pour

me

si

loin de moi.

Au nom du

et

n'y a que

sauver et m'accorder une vie heu-

reuse. Protégez-moi ainsi que

sont

il

Que

mes

chers frères qui

votre volonté soit

faite.

Père, du Fils, du Saint-Esprit. Ainsi

soit-il. »

Deux

autres, encore plus simples, dont l'écriture

très irrégulière,

grands «

me

mais

très appliquée, (jénotait de

elForts.

Remerciements à Notre-Dame de Lourdes de me donner du courage comme

protéger et


IMPRESSIONS DE GUERRE

112

VOUS avez donné jusqu'à ce jour

et

de santé.

au N' territorial, le 20 mai 1915. » Notre-Dame de Lourdes, je m'adresse à vous pour que vous me donniez la grâce de revenir un M..

,

«

jour voir

mon

petit foyer

famille que je suis

avec toute

éloignée

si

(sic).

ma

petite

Préservez-moi

contre les malheurs que je risque chaque jour et je vous en supplie faites arrêter le plus possible

carnage qui

vite ce terrible

Priez

et levez

les

tant de cadavres.

bras pour arrêter tout ça. Je

serai reconnaissant toute

Pyrénées.

fait

ma

vie.

L...,

vous

Basses-

»

Tout naturellement nos hommes n'oubliaient pas de prier pour

de ce genre

la victoire.

Et les supplications

— supplications nationales — se

fai-

saient volontiers collectives.

« «

A

Notre-Dame de

L...,

Humblement prosterné devant vous,

supplie de bénir la France et ses armées

que

la victoire

vienne récompenser les

je :

vous faites

efforts

de

ses enfants en flottant dans les plis de son drapeau et

que je revienne auprès de ceux qui espèrent en

mon «

retour.

G... »

Marie, Vierge très pure et Mère de Dieu, nous

voici prosternés à vos pieds pour vous offrir nos

prières fdiales et donner à votre patrie.

Sergent

L..,,

N%

cœur notre chère

11°

compagnie; L.


IMAGES DE LA GRANDE GUERRE

N% U' compagnie; D..., N% R. ,N% M"; B. C ..,N% M'.

P.

«

compagnie;

11"

J...,

Souvenir de notre passage à N.-D. de

17 juin 101 0.

113

L..., le

»

Des cavaliers aussi sont venus à

l'oratoire,

mais

à pied sans aucun doute, en attendant qu'ils y reviennent et le dépassent bientôt au galop de leurs montures. «

Remerciements

Notre-Dame de Lourdes.

à

Qu'elle nous préserve jusqu'à

maudite guerre,

comme

elle

la

de

lin

cette

nous a préservés jus-

qu'à ce jour. Veillez sur nous.

T... Julien, cavalier; T...

Emile, sous-officier, natifs des Vosges. «

N' régiment de chasseurs à cheval,

cembre 1914.

le

30 dé-

»

Je restai longtemps sous les hêtres, poursuivant

ma

lecture...

Que l'idée

faire

no

d'un pareil trésor? Pas un instant

me

vint de

m'en

propriétaire. Et cependant

con.sidérer il

fallait le

comme

le

soustraire

au gaspillage. Je levai les yeux.

A

travers les troncs d'arbres

se profilait la crête de Notre-Dame-de-Lorette, et,

par liniagination, je

me

représentai

là,

tout à la

pointe de l'éperon, l'imposante basilique qui, très

certainement II.

et d'ici

peu, serait construite sur cet 8


IMPRESSIONS DE GUERRE

114

immense

ossuaire, à la place de l'ancienne cha-

pelle, invitant d'un geste incessant à prier

milliers de braves

tombés

ici

pour

la

pour

les

France. Sans

conteste, c'est là-haut que se trouvait le titre de propriété, et

mon

devoir très net était de conserver

ces reliques pour les archives de ce futur sanctuaire.

En

attendant, j'en ferais dresser plusieurs

copies, dont l'une serait l'intrépide

Ainsi fut

évêque de

immédiatement remise à Mgr Lobbedey.

l'Artois,

fait (1),

Et maintenant, pour

les

suis séparé des originaux

mettre en sûreté, je ;

je n'ai plus

qu'une de ces copies. Je viens de faut-il

me

avec moi

la relire.

Mais

avouer que, dans ces lignes calligraphiées

d'une main très sûre, je n'ai presque rien retrouvé de l'intense émotion qui m'avait saisi en face des chiffons sales et déchirés, dont la détresse évo-

quait

aux yeux

l'aspect

même

des

«

poilus

»

sup-

pliants qui les avaient rédigés ?

Et qui

sait si,

après la guerre, les signataires de

ces billets ou leur famille ne seront pas heureux

de venir baiser ces souvenirs, en reconnaissant,

dans

l'acte

de

foi

qui les inspira, soit la cause de

Bien m'en prit d'avoir retiré ces ex-voto. Dix jours plus un obus, arrivant de plein fouet sur l'un des montants du portique, épanouissait sa nappe de fer à l'intérieur de la chapelle, descellait les vitraux, brisait en partie la statue et, sous les yeux du capitaine L..., qui restait indemne, criblait d'éclats et tuait un de ses lieutenants. Quand j'y retournai quelque temps après, ce n'était plus qu'une ruine. (1)

tard,


IMAGES DE LA GRANDE GUERRE

un motif d'espérance pour

leur préservation, soit

larmes

adoucir les

115

de

versées sur

chers

dis-

parus?

I

Ceux qui

LEURS PAROLES

prient ainsi savent souiïrir en chré-

tiens et, (juand

Que de

2.

fois,

le faut,

il

admirahlcment mourir.

à l'aube d'une nuit passée auprès

des blessés et des mourants,

pouvoir

me

blimes, par lesquels «

pour

la

si

regretté de ne

simples,

avaient accueilli

ils

suprêmes consolations

n'est

j'ai

rappeler les mots

»,

si

su-

l'offre

des

du cœur où rien

cris

parade, et livrant dans leur sponta-

néité toute fraîclie le fond le plus réel des intimes

pensées. Dans ces moments, on n'a pas le temps

de

s'étudier », pas le

«

leurs y sonj,^e-t-on?

temps de

— L'âme

s'attifer,

laisse jaillir

d'ail-

en une

plu'ase son trésor le plus caché. Et c'est si beau,

que

Dieu

je

me

suis

surpris souvent à bénir

et à exalter

la

mère ou

le prêtre

devant dont les

enseig^noments avaient jadis formé les premiers

germes de ces richesses vivantes. Et pourtant, quand j'essayais do me rappeler ces paroles, la mémoire était rebelle, ou si j'arrivais à les reproduire, je

me

trouvais seulement en

face de mots secs et décharnés, ou bien au con-


IMPRESSIONS DE GUERRE

116

traire

rhétorique

de

soufflés

repartie,

et toujours

humaine

et le

amené

la

sublime

y manquait l'expression

il

son de

oublié le

j'avais

;

question qui avait

contexte, la

Dans l'immense

la voix...

chaos, pourtant, quelques-uns ont surnagé.

Voici un brancard sur lequel on achève de panser

un bombardier;

visage disparaît presque

le

entièrement sous l'ouate se penche à

mon

oreille

:

et les «

bandages

;

le

major

Affreuses blessures par

un œil arraché, l'autre presque sûrement perdu. » Des vingt camarades présents, pas un ne parle. Bien qu'habitués à de pareils specgrenades

tacles, pitié

ment

:

on

les

devine encore saisis d'horreur

de

Com-

ma

visite,

ce

malheureux

va-t-il accueillir

monde? Je m'in-

surtout en public, devant tant de

un genou en

cline

et

par la plaie qu'ils viennent de voir.

terre, bien près

du pauvre

vi-

sage.

C'est l'aumônier,

mon

petit,

qui vient te dire

bonjour. merveille! je vois les deux mains inertes qui se cherchent l'une l'autre, se joignent dans

un

geste de prière, et se lèvent vers moi.

— — —

Oh! monsieur l'aumônier, que je suis con-

tent!

Tu

beaucoup ? Je n'y pense pas. Et prenant les mains qu'il souffres

me

proche plus près encore de son

tendait, je

oreille

:

m'ap-


IMAGES DE LA GRANDE GUERRE

117

Est-ce que tu as pensé à faire ta prière de-

puis que tu es blessé?

Oli

oui, allez, et

!

même

que j'ai bien remercié

le

bon Dieu.

Je ne sus que répondre. Remercier, dans une circonstance où tant d'autres auraient eu peine à réprimer une plainte, peut-être

phème

même un

blas-

!

C'était

un Lyonnais de suite, il se mit à me Les yeux morts semblaient ;

parler de Fourvières.

en contemplation devant

la sainte colline et la basi-

lique de là-iiaut. Touciianle coïncidence!

voulus voir

le

nom

çus que, sauf une tait le il

fut

même nom

inscrit à

lettre, ce fils fidèle

que sa

heureux quand

Durant

je lui

quand

lAIère

en

fis

du la

de Marie por-

ciel; et

comme

remarque

!

la nuit qui suivit la terrible attaque

IG juin, je

me

je

son poignet, je m'aper-

du

trouvai seul par une obscurité pro-

fonde, au milieu d'un carrefour de tranchées ré-

cemment conquises, en compagnie de trois mourants. Deux n'avaient déjà presque plus la force de parler. Quand je me tournai vers le troisième, j'entendis ses lèvres qui remuaient.

— —

C'est l'aumônier, petit.

Quelle chance justement, je priais. Je souflVe !

tant! Je voudçais trop

mourir; est-ce

(|ue c'est

un

péché, dites?

Quel genre de blessé avais-je devant moi? Vite,


IMPRESSIONS DE GUERRE

118

un coup de lampe nous

électrique, rapide,

faire repérer,

paume de

la

pour ne pas

en formant abat-jour avec la

main. Pauvre amil ce n'était plus

qu'un tronçon d'homme; une jambe l'autre pendait,

était partie,

paquet de drap sanglant

et terreux

enveloppant des os broyés.

Sous

le

même

un de

c'était

regardé

éclair, j'avais

le

nom;

noms bretons dont la sonorité mot d'Armor pour qu'on les oublie

ces

rappelle trop le

jamais.

Le cher

enfant avait remarqué

— Monsieur puisse vivre? — Mon

petit, tu sais,

decin.

Il

mon examen. que je

l'aumônier, croyez-vous

moi

je ne suis pas

faut toujours espérer,

mais

s'il

mé-

te fallait

mourir, cela t'ennuierait-il?

— non, au — Tu voir bon Dieu. y eut un — Comme ça? Tout de suite? Ohl non. — Et pourquoi pas? — Oh monsieur l'aumônier, ne mérite — Comment, n'as-tu pas ton de\ — autant que pu, mais comme pas mieux. — Et maintenant, souffrance^ que tu acceptes? — Oh! toutes. contraire.

Ob',

iras

le

silence.

Il

je

1

le

pas.

fait

Si,

oir?

les

j'ai

si,

autres,

tes

les

oui,

est-ce


IMAGES DE LA GRANDE GUERRE

H9

— Pour l'expiation de fautes — Oui. — Pour France? — Oui, pour France. — Pour parents? — Oui, pour — En union aux souffrances de Notre-Seigneur. — Oh! les

?

la

la

tes

tous.

ouil

Et en disant

cela,

de quel cœur

il

pressait sur

ses lèvres le crucifix que je lui tendais!

Mais alors,

pas aller au

mon

pelit,

pourquoi ne veux-tu

ciel tout droit?

Je ne sais pas... Si vite! Je ne croyais pas

qu'on pouvait. Alors, peut-être dans quelques mi-

nutes?

— —

Peut-être...

En

de pareils moments, je ne sais quel désir

Oh! que je suis content!... Et pour endormir sa souffrance, il se remit à prier, tandis que je procédais sur ses cliers memhres meurtris aux suprêmes onctions.

vous prend qu'un obus vienne

d'accompagner

celui

qu'accroché à une

et

vous broie,

que l'on console.

âme

Il

afin

semble

aussi belle, on monterait

plus vite et plus droit. Illusions peut-être; là surtout,

A

il

faudrait être digne.

côté de ces admirables sentiments, bien pâle

apparaîtra, (juoiquej'en aie été sur

le

coup extrême-


IMPRESSIONS DE GUERRE

120

ment touché, cette supplication rimée que je recueillis' un soir sur les lèvres mourantes d'un artilleur. Il venait

de recevoir, en pleine connais-

sance, les derniers sacrements. sentais le crucifix

veur en

le

«

Oh!

»

soupira-t-il

baisant; et distinctement,

une prière dont nette,

:

Comme

l'originalité,

et la

il

je lui

pré-

avec

fer-

murmura

cadence très

m'aidèrent à retenir du moins quelques-

unes des premières assonances

:

mon Jésus mignon, Venez avant que ce soit long! Si je ne gagne plus mon pain, Qui donc le donnera aux miens?

Dans une circonstance analogue, mais au fond d'une cagna. un petit chasseur grièvement atteint

me

confia qu'il n'était pas baptise.

— Comment — On me toujours — Tu as d'autres — Oui. — Baptisés? — Pas plus que moi. — Pourquoi? — Le père pas temps. qu'on — Et maintenant, voudrais? — Oh! ça va vous déranger. — Penses-tu! Et que religion? — Ce que vous le sais-tu?

dit.

l'a

frères?

n'avait

disait

le

tu

oui, mais...

qu'est-ce

la

disiez à l'église.

tu

sais

de


IMAGES

Tu

I)K

LA grandi: GUE RRK

121

y venais?

— Tous — Mais

les soirs.

alors,

pourquoi ne m'as-tu pas domando

plus tôt?

— Je n'osais pas, j'avais honte. L'instruction fut vite coniplét^e, je lui

fis

renou-

veler devant témoin son désir du baptême. Mais

mains du jeune séminariste que je chargeai de projeter sur le front du néophyte, pour me guider, les faisceaux d'une petite lampe! Et je ne tremblais sans doute pas tremblement dans

«juel

moins

(|ue lui,

les

en répandant sur ce front illuminé

l'eau régénératrice.

Comment

dire enfin l'émotion qui

vous

saisit,

lorsqu'on trouve parmi les reliques d'un de ces petits

("liers

une

lettre

comme

famille m'autorise à publier

«

La personne

(jui

l'envoyez à

mes

plait «

celle-ci,

que

la

:

trouvera cette lettre

s'il

vous

parents.

Cher papa ciière sœur et cher frère Depuis le que je combat pour le salut de la France

10 août et

de

me

la patrie j'ai

conduire

parfait h

me

comme

il

fait

donner

me

le

mon

possible, pour

faut jai été et ne suis pas

mais priant Dieu matin

lion Dieu «

toujours

et soir

pour m'aider

courage nécessaire j'espère que

le

pardonnera.

Tomber au champ d'honneur

je

reconcilhant avec Dieu et le prie de

meurt en

me

me donner

le


IMPRESSIONS DE GUERRE

122

courage de supporter l'agonie

et

ma

dernière pen-

sée est pour vous tous chers parents oncles tantes

cousins et cousines dont je vous envoie

mon

der-

nier adieu.

moi je Bon Dieu

Priez pour

«

vous, c'est le

vera tous au Paradis «

Lucien, votre

Encore une

fils

fois,

prie

pour vous consolez-

qui le veut, on se retrou-

où on aura

qui

tombe en

le

bonheur.

chrétien.

»

bénies soient les mères dont la

formation a su faire germer dans l'âme de leur des sentiments d'une

haute valeur morale

!

l'abbé JOSEPH RÉGAT, SAVOYARD

3.

Il

si

fils

faut

se

borner. Je

terminerai par la

fin

héroïque d'un jeune sous-lieutenant savoyard, qui

ne passa pas même quinze jours sur le front et sut en si peu de temps conquérir l'admiration de tous. D'apparence malingre, l'abbé Régat avait été

exempté après quelques mois de service militaire. Récupéré d'iiier, il avait voulu, « pour mieux servir », devinant la pénurie d'officiers où

jadis

la

France

allait

se trouver, suivre les cours des

E. 0. R. Et c'est en cette qualité qu'il nous arrivait

au

bataillon

de

chasseurs,

après

les

furieuses attaques des 25, 26 et 27 septembre, où


IMAGES DE LA GRANDE GUERRE tant de

chefs,

en

effet,

123

avaient jalonné de leur

corps la légère trouée faite dans les lignes alle-

mandes. Très réservé, timide à l'excès,

il

n'avait rien de

ce qui inspire de prime abord la confiance au soldat.

On

m'avait prévenu que, parmi les nouveaux

arrivés, se trouvait

un

prêtre, et j'allais plein de joie

à sa rcclierclie; un prêtre! quelle bonne aubaine! le

premier que

Quand

nous envoyait.

Providence

la

je le rencontrai, faut-il dire, à

(lue j'eus

comme un

(juiélude"?

La

pières avaient

ma

honte,

instant de déception et d'in-

parole était hésitante et les

pau-

un battement nerveux qui donnait

au regard une indécision pénible; quelle figure allait-il

entrait?

faire

au milieu du corps

Fou que

j'étais!

d'élite où il Heureusement, un

hommes au

autre, plus habitué à juger les

mier coup d'œil,

Ayant

allait

à peine fait

mieux

pre-

l'apprécier.

quelques mois de service, Ré-

gat était en droit d'espérer poursuivre sa formation,

comme

second ou troisième de compagnie, sous

les ordres

de chefs expérimentés. Mais de ceux-là,

depuis les attaques de restait pas assez

la

semaine précédente,

pour en fournir

chaque compagnie. Et par

quand après

trois jours

la

de repos

même

il

ne

un seul à

force des choses,

— de

rej)Os'?

il

le 4 octobre, remonter en première fameux bois en Hache, le sous-lieutenant Régat, vicaire aux Allinges quehiues mois encore

nous

fallut,

ligne au


IMPRESSIONS DE GUERRE

iU

auparavant, se trouvait commandant de compa-

un

gnie dans

cité à l'ordre

bataillon de

du jour depuis

campagne. Et pour

la

pas un seul

lui

chasseurs deux fois le

commencement de

seconder

le

n'avait avec

il

point d'adjudant, mais en

officier,

tout et pour tout quatre sergents, dont deux nouveaux venus. Dans ces conditions, et vu l'insécurité du secteur, il ne pouvait guère songer à la

consolation de célébrer la sainte messe.

Aussi,

tous les jours je m'efforçai de lui porter, matin ou soir, la sainte

communion.

Il

en

fut ainsi le o, le

G et le 7.

Or, le 10,

de nouveau j'appris

que

un dimanche, le

alors

que

le bataillon,

éprouvé, comptait sur la relève,

fort

lendemain soir une attaque devait

avoir lieu et que, parmi les deux compagnies dési-

gnées pour marcher en

tête, se trouvait la

6%

celle

du lieutenant Régat.

Le

service dominical dans les

soutien

»

avait

empêché

le

matin

«

tranchées de

ma

visite quoti-

dienne. De suite après déjeuner, je partis avec commandant de l'autre compagnie d'attaque

1"

— qui Le

allait

précédents.

Le

vent avaient asséché les boyaux

les pluies torrentielles des jours ciel était

admirablement limpide^

un terrible à coup. Les Allé-

tellement que vers quatorze heures

bombardement

la

faire sa reconnaissance.

soleil et le

détrempés par

le

se déclencha tout


IMAGt;s DE LA

GRANDE GUERRE

125

mands redoutaient-ils une attaque pour ce soir-là? En tout cas, ils étendaient un tir de barrage en règle sur tous les boyaux d'accès. il

A

plusieurs reprises,

nous garer pour laisser passer

fallut

le

gros des

rafales et n'avait été celui qui attendait là-bas la

jamais osé enfreindre

visite divine, je n'aurais

consigne formelle de

la

la

brigade, ordonnant de se

murer systémati(|uement sous terre au cours des bombardements. La compagnie de Régat avait changé d'emplacement.

chercher

fallut la

Il

sonne pour

me

et

naturellement per-

Au

carrefour, là où le

:

renseigner.

boyau débouche dans un chemin creux formant tranchée de deuxième ligne, à côté d'un entonnoir qu'un obus vient de creuser, un chasseur est étendu de tout son long sur arrivé, sans doute,

malgré

sortir,

(l).

gents de la

6'.

sans son casfjue; un

pénétrer au-dessus de sa tempe

me

penche

:

C(i>ur

il

un des quatre

c'est

ser-

Allons! Régat n'en aura plus que

demain pour mener son

trois

son

Je

Nouvel

conmiis l'imprudence de

a

les ordres, et

vient de

éclat

gauche

il

le visage.

aura

le «

alTairo;

Roi des sergents

mais dans », (juc

je lui

amène.

Le fi)

lieutenant était dans son gourbi; pour y

Transporté de suite par

cardiers, le sergent

bulance de après.

H...,

H

..

mais,

les soins

de nos dévoués bran-

étail trépané le soir

hélas!

même

à l'am-

y succombait deux jours


IMPRESSIONS DE GUERRE

126

trouver place, je dus attendre dans

son ordonnance se

fût,

trou de renard.

était très

Il

le

boyau que

à quatre pattes, tiré de ce

calme

et lisait

avec

soin de longues feuilles polycopiées à l'encre vio-

lette

son ordre d'attaque du lendemain évi-

demment.

Il

me

voulus déposer

salua joyeusement et lorsque je le saint

Sacrement sur une plan-

me

chette qui formait saillie, je crois

commença par

qu'il

glisser sur le bois

souvenir

rugueux ces

papiers, qui, parce qu'ils lui dictaient son devoir,

apparaissaient nettement à

comme

ses

yeux de prêtre

porteurs de la volonté de Dieu. Ce serait

une première nappe pour la sainte custode, plus précieuse au cœur du Maître que les plus fines batistes; et quel symbole du pacte passé entre Jésus

Ce

et

son prêtre

qu'il

me

I

dit alors, je n'ai

pas

le droit

de

le

répéter; mais je sais très bien que, lorsque j'eus

achevé

— je

ma

confession,

reçus de

lui,

— car je

la fis à

relativement à

mes

dans ce milieu militaire où je l'aurais cru

mon

tour,

fonctions si

novice,

des conseils empreints de la plus haute maturité.

L'attaque était fixée pour

heures quinze. Dès le

lendemain à seize matin, Régat va trouver le le

capitaine D..., chargé de conduire toute l'affaire. «

Vous me

dans

le métier.

personne, ce «

connaissez,

Quel

soir,

est

dit-il,

je suis

mon devoir

que dois-je faire?

Tout d'abord,

me

tout neuf

précis?

De ma

»

raconta depuis le capi-


IMAGES DE LA GRANDFil GUERRE

127

taine D..., de qui je tiens tous ces détails, je ne lui

— ce

dissimulai pas redit

que

peu de temps avant

très difficile.

commandant m'avait

le

— que l'opération

était

Puis j'ajoutai Vous êtes seul officier; :

partir en tète, c'est laisser la moitié de vos chas-

seurs sans

commandement. Votre devoir

de lancer la première vague

— car sinon ce

serait inutile,

est

donc

et si elle progresse,

:

— vous partirez avec

la seconde.

A

ces mots je vis Régat réfléchir

un instant, uniquement soucieux du meilleur succès et comme s'il n'eût pas été lui-même en cause; puis très calme, il répondit « Mon capitaine, je ne crois pas. Précisément parce que je suis seul officier, si je ne pars pas avec la première vague, ça ne décol«

:

lera pas. Si vous voulez, je partirai en tète, cela

vaudra mieux. «

»

J'admirai celte belle crànerie

çais! et sachant l'état des cadres

:

— je ne crus pas devoir m'opposer mais

c'est lui (jui le voulut.

avait raison; peut-être

entraîner le reste...

Son

attacjue

mitrailleuses.

c'était si fran-

trois sergents!

à sa décision;

Et probablement

fallait-il

cet

il

exemple pour

»

devait partir de la tranchée des

Longtemps

à

l'avance,

Régat

s'y

trouvait, réglant les derniers dispositifs, plaçant

chacun, indi(iuant l'objectif à atteindre, disant à tous

le petit

mot d'encouragement

voir, cette fois, ça

va marcher.

Ils

:

ne

«

Vous

allez

s'v attendent


IMPRESSIONS DE GUERRE

128

pas,

En

vont être surpris.

ils

cinq minutes on y

Tout comme aurait fait le père K..., » un vieux cliasseur, évoquant le souvenir

sera... » «

me

disait

de l'un des capitaines les plus populaires de la

compagnie, qui avait eu

6"

lors des

même pu

rait

offensives

fait

mieux que ce que

faire; très

qui le désiraient,

poitrine défoncée

la

du 16 juin. Le prêtre avait père K...

« le

au-

il

avait offert et procuré le béné-

d'une dernière absolution.

fice

Le chronomètre en main,

il

attendait

heures dix; plus que cinq minutes quinze

un

houp

:

signe,

1

il

est le

sans un

et...

intermédiaire; très maître de sait.

sionnant

s'était

seize

le

parapet, fait

ça décolle merveilatteignait la sape lui,

La seconde vague partait à son

les mitrailleuses

:

onze, treize,...

:

premier sur

mot

leusement! D'un bond, l'on

fils

»

simplement, à tous ses chasseurs

allemandes dont

Régat l'organitour

et,

le tac-tac

malgré impres-

subitement déclenché, malgré les

barbelés, au milieu des chicots d'arbres, parmi

les troncs déracinés, les trous d'obus, les

cadavres

des jours précédents, un enchevêtrement de ronces

inexprimable, nos chasseurs pénétraient dans la trancliée convoitée, en chassaient l'ennemi et s'y

maintenaient.

Mais

le lieutenant n'était

plus

là.

Tué? Blessé?

Des bruits contradictoires circulaient. En tout on l'avait vu tomber mais oii?Le comman-

cas,

:

dant de l'autre compagnie, sous-lieutenant aussi,


IMAGES DE LA GRANDE GUERRE venait d'être également frappé.

129

Son regard

vif à

l'ordinaire et ardent de fièvre avait encore brillé cette soirée-Lî d'une lueur particulière. Quatre fois

on

l'avait vu,

sur un autre point que Rogat, aller et

venir de la tranchée conquise à l'arrière, enchaî-

nant chaque

fois

de flamme.

A

de nouveaux renforts à ses yeux

la

quatrième,

il

avait été tué, et

maintenant on rapportait son corps.

Au

poste de secours delà trancliée des Saules où

confluaient les blessés des différents secteurs, j'appris la disparition de Régat.

De notre

droite,

N° d'infanterie avait, presque sans perte, très

lamment

le

bril-

participé au combat, j'avais la certitude

qu'on n'amènerait plus de blessés graves, je pouvais

donc

aller; et,

en prenant pour monter au bois

boyau régulièrement affecté à la descente^ j'auchance de croiser tous les convois et de ne manquer aucun blessé qui aurait besoin de mon le

rais

ministère.

compté sans un autre convoi, (jue l'on malheureusement pas habitué à rencontrer

J'avais n'est

tous les soirs de bataille... Par cente,

le boyau de desune longue colonne de prisonniers alle-

mands, de

fait descendait et

m'empècliait de monter.

Embouteillé dans un garage, je fus contraint de les

regarder passer.

Ils

étaient iinbillés de neuf;

à la lueur pâle de la lune, je distinguai, sur leur patte d'épaule, l'une des inscriptions de la garde

impériale II-

:

1.

A. entrelacés. Je sus depuis qu'on 9


IMPRESSIONS DE GUERRE

130

sur plusieurs une proclamation de

avait trouvé

Mackensen, Pologne

en

qui,

les

arrachant aux marais de

se trouvaient encore la semaine

011 ils

précédente, les conviait à aller moissonner sur le front occidental de

nouveaux

lauriers.

Le défilé me parut interminable. En réalité, il n'y en avait pas plus de deux mais à chaque nouveau je songeais Régat?

garde, dominant tous

un

cents,

Que devient

la défaite,

même

à tomber,

eu

»

;

la tête, très

conserve

même

sous la fine bruine qui com-

une

belle allure très fière.

moins grands

petits chasseurs sont « ils l'ont

capitaine de la

de

les autres

haut, d'une forte carrure, qui

mence

«

»

Enfin, voici le dernier, c'est

dans

:

et

Nos

cependant

ce n'est pas toujours le colossal

qui triomphe. Derrière, ce sont nos blessés, les vainqueurs de la soirée, blessés légers qui se

voix les incidents du combat. terroge sur Régat. Quelqu'un

racontent à haute

En

les croisant, j'in-

me

répond

:

— Où? — Ahî dame,

tombé à côté de moi.

« Il

est

c'était

un trou d'obus, derDes arbres, des trous d'obus, des ronces barbelées,. cela manquait de précision.

là-haut, près d'un arbre, dans rière les

fils

de

fer. »

.

.

Nous approchions. Émergeant de trous

noirs,

on devinait de petits groupes se partageant hâtive-


IMAGES ment, à nuais

des

fusil,

mes

«

même

avait cherché;

perçois

pelle

incertitude. Et cependant

un caporal

l'obscurité,

Ah!

«

:

Régat

de patates. Je conti-

»

c'est

est là-bas, le

ai serré la

on

un sergent avaient

et

spécialement dans ce but

Dans

131

interrogations, mais sans plus de suc-

cès; toujours

fait

LA GRANDE GUERRE

fortune de la cuiller, et sans pcrtlre de

la

vue leur

Di:

le tour

des lignes.

soudain, une voix

m'inter-

vous, monsieur l'aumônier.

genou

brisé.

Je

vu, je lui

l'ai

main dans son trou dobus.

splendide, vous savez.

Il

a été

»

commandant.

C'était le

Je ne voudrais froisser l'amour-propre d'au-

cune autre arme, mais

me

semble qu'il comprendre tout ce que renferme de vertu magique, réconfortante, enfin,

il

faut avoir été chasseur, pour

ce

mot « le commandant ». De savoir que le commandant :

calme se

lit

a\ait vu Kégat, le

subitement en moi,

j'allais

sûrement

être renseigné, et de façon précise.

— Pour

le

commaiulant,

— D...,

Le il

retrouver à coup sûr

vite,

mon

plus simple;

allez

trouver

le cajjitaine

vous donnera un agent de liaison pour

vous conduire aux pionniers de raccord; c'est à

et

(juc faire?

là,

(jui

creusent

la

sape

vous demanderez au chef d'é(|uipe;

quelques mètres à gauche.


IMPRESSIONS DE GUERRE

132

Cinq

mon

minutes après, précédé de

lidèle

séminariste, j'étais au milieu des pionniers. Escalader le parapet fut chose aisée,

encore à Iiauteur de

ne venait pas

il

Mais

la ceinture.

sitôt

au-

dessus, quel fouillis inextricable! le pied s'enfonçait

dans un sol mou, fraîchement remué par la

pioche,

— ou

par l'obus,

— puis

se heurtait à

il

un chicot de chêne fortement enraciné, à des chevaux de frise, à des armes brisées; on butait et la main s'écorchait à un hérisson rouillé, ou s'appuyait à un cadavre ancien. Heureusement,

moins pour

sinon pour les risques, du

la rapidité

était parfait.

vaient,

A

de l'entreprise, l'éclairage

chaque instant des fusées

faisant jaillir

leur

«

pchchî

nant à quelques mètres de nous,

»

s'éle-

impression-

soit

en avant

chez l'ennemi, soit en arrière. Nulle interruption entre elles,

si

bien que sur tout

le taillis

s'épandait

une lueur crue, assez semblable à celle d'une lampe à arc, mais lueur ambulante, qui faisait se mouvoir les troncs déchiquetés et leur donnait un aspect de vivants en marche.

Le

lieutenant Régat était bien

pente d'un petit entonnoir.

là,

Comme

étendu sur il

la

était pâle et

Dans un regard voir. Mais ce nous toute joie de sa il sut mettre une contren'était pas le moment de causer

comme

son visage

était contracté

1

:


IMAGES DE LA GRANDE GUERRE attaque était

à craindre.

Hélas! point

de

l'emporter...

fallait

Il

brancard;

l'on

et

133

ne

pouvait

attondro. « Prenez une toile de tonte, dis-je, au moins jusqu'à la sape, c'est le seul moyen. » On le lit; mais lorsqu'on dut toucher au g^enou brisé déjà raidi, le pauvre blessé ne put retenir un gémissement et ses traits se crispèrent davantage. «

C'est le

moment de

— Oui, oui, tout ce fort

A

souflrir, lui dis-je à l'oreille. qu'il faudra,

mais

c'est plus

que moi, n'en tenez pas compte.

moment, on

ce

vint

mavertir

mètres en avant, un agonisant l'aumônier, au bord du trou où

un mouchoir

(jue

quelques

râlait. «

Monsieur

il

est, j'ai accrociié

une ronce pour vous guider... et puis, (juand on s'arrête, on l'entend respirer. » Charmant petit, je n'ai jamais su le nom de celui qui m'avait ainsi prévenu; mais ce sont des services que Dieu lui-même se charge de récompenser. J'y ritains

à

allai

achever

bien vite, laissant les bons

auprès de

Sama-

Régat leur délicate

besogne.

Dans

la

tranchée conquise, se trouvaient aussi

des mourants. Je m'y glissai en suivant

la

sape

amorcée, enjambant à chaque pas des dormeurs qui, sans lâcher leur outil, prenaient à terre

un

quart d'heure de sommeil, en attendant leur tour

de piocher. Des blessés que je nistrer, quatre

vis là et

pus

atlnii-

au moins ne devaient pas être rap-


IMPRESSIONS DE GUERRE

134

portés vivants au poste de secours. Mais chez les vivants, quelle bonne humeur! Et quelle ardeur pour organiser, sous la direction du sous-lieute-

nant

H...,

la

conquête de

la

soirée.

Encore un

jeune, ce sous-lieutenant que les événements ame-

naient à vingt ans

tances!

à faire

et

dans quelles circons-

provisoirement fonction de chef

de compagnie.

Ce

fut lui qui

me

valut de revoir, dès le len-

demain, Régat à l'ambulance. Vers

la pointe

du

jour, tandis qu'il profitait des premières lueurs

pour examiner en tête de sape de sa situation, nade.

La

il

les « possibilités »

reçut au crâne

aussitôt l'usage de la parole très

d'appuyer sa pauvre seurs,

il

éclat de gre-

difficile.

Impos-

coucher sur un brancard, ni

sible surtout de le

boyaux

un

plaie était pénétrante et rendit presque

tête.

Soutenu par deux chas-

voulut faire à pied les 6 kilomètres de et

de sentiers qui nous séparaient des

autos d'évacuation; et

là,

je fus

admis à monter à

ses côtés, pour lui servir d'oreiller, jusqu'à l'am-

bulance de H... J'eus la joie d'y retrouver le lieutenant Régat extrêmement faible et souffrant beaucoup. Arrivé au milieu de la nuit, il avait eu de suite le genou

nettoyé à fond par les chirurgiens de garde et soi-

gneusement pansé

:

on espérait sauver

la

jambe.


IMAGES

LA GRANDK GUIiRRK

DI-:

Quarante-huit heures plus tard, à cet espoir.

Quand

il

fallait

135

renoncer

je le revis dans la soirée

du

15 octobre, l'amputation avait étë faite et l'avait laissé tellement aHaibli que, et les

pas

brûlures occasionnées par la plaie, on n'osait

mettre sur un brancard pour refaire son

le

Mais

malgré ses souffrances

moral

le

saumure

»,

me

restait

indemne

disait-il

:

lit.

Je suis dans la

«

en essayant de sourire.

Lorsqu'on sut que je revenais de voir Uégat,

beaucoup

mer de

me

tirera,

moi pour

se pressèrent autour de

ses nouvelles. dit

Vous

«

un capitaine;

somme

très bien... Et,

toute,

même

s'en tirera

il il

récla-

verrez qu'il s'en

aura eu

la

plus

belle des carrières qu'on puisse rêver dans cette

guerre.

n'en a pas subi les horreurs, avec les

Il

piétinements dans l'eau et les cantonnements malsains.

Il

n'a pas vu de retraite. :

victoire...

Tout

le

chée, vous savez,

monde

même

voulez-vous de plus?...

La

il

aura

la croix, la

sur une jambe de bois! songez,

croi.\

Ce

ciwé

le

Que

jand)e, oui, c'est vrai;

tard, à l'influence

sera

connu

n'a pas pris une tran-

pour plus rez ça...

n'a pas

après (juinze mois.

mais ça se remplace. Et puis, palme. La

Il

dès son premier engagement, c'est une

l'insuccès

le

que cela

lui

donnera.

plus colé du diocèse, vous ver-

»

Mêlas! c'est seulement du paradis que Uégat devait être ce curé. été trop violent.

La

Le

choc opératoire

avait

nature, déjà peu vigoureuse


IMPRESSIONS DE GUERRE

136

par elle-même, n'avait pas eu la force de réagir.

Vers

le

20 octobre, assisté du doyen de H... et

des quelques confrères infirmiers, qui avaient tout

essayé pour adoucir

mal,

le

généreux prêtre

le

achevait de souffrir. Je n'étais pas nuits de repos, le bataillon était

meux

là.

Après quatre

remonté au

fa-

bois en Hache, reprendre son poste d'avant-

garde. Et nul de ceux qui gravirent derrière ce

corps mutilé la colline abrupte où se trouvent l'église

et

cimetière

le

de

H...

ne connut

la

leçon d'héroïsme donnée par ce vaillant, quand il

avait dit

mieux! » Avant la

Je partirai en

«

:

commandant

fin toutefois, le

la joie d'aller épingier, sur la le

ruban dont

la

du pays pour

vaudra

tête, cela

avait eu

chemise du mourant,

couleur signifie la reconnaissance

le

sang versé, accompagné de

la

croix de guerre avec palme, l'un et l'autre motivés

par

la citation

suivante

:

LÉGION d'honneur Pour (f

chevalier

:

M. Régat Joseph, sous-lieutenant à

titre

poraire au N' bataillon de chasseurs à pied «

Officier d'une

preuve, le 11

haute élévation morale.

octobre

d'une abnégation

1915,

admirables.

la cuisse

gauche.

»

A

fait

d'une bravoure et

Très

grièvement

blessé en entraînant sa compagnie, a été

de

tem-

:

amputé


IMAGES DE LA GRANDE GUERRE Mais

plus bel éloge

le

du lieutenant

ait été fait

jour à table, à

encore

le

(jui,

la

ma

à

137

connaissance,

Uég^at, je l'entendis

popote,

alors

qu'on

un

espérait

sauver. J'ai encore dans l'oreille ces

phrases courtes

martelées

et

:

Monsieur l'aumô-

«

vous savez, épatant...

nier, Réjj^at a été épatant,

Il

ne connaissait pourtant rien du métier militaire..., ah!

si! le

devoir

c'était

:

un

prêtre...

c'est leur alFaire, ça, le ilevoir

J'en connais deu.x qui ont

fait

;

ils

leur

prêchent...

demande

venir au bataillon; cela n'a pas abouti

mage.

Les prêtres,

le

:

c'est

[)Our

dom-

»

Paroles que les confrères de Régat ne peuvent enregistrer sans rougir. Elles c.\j)riment tellement

moins ce qu'ils sont que ce qu'ils doivent élre, et ce que le peuple chrétien attend qu'ils soient, toujours! * *

Au

reste,

pour toutes

les catégories

de combat-

tants, quelles qu'elles soient, les résultats de l'ob-

servation sont les

Quand ou

mêmes.

jn'm'lrc

au fond dva âmes, on

s'aj)er<;oit

beaucoup, durant cette guerre, ont trouvé

que dans leur croyance

mée

et

dans

la

— parfois reconquise, ou raniprati(jU("

religieuse, la furcc de

mifu^v accomplir leur di'voir. Prier, soullrir, rir

:

triple

moudu

ascension, pour elles, sur la roule

sacrilice austère.


IMPRESSIONS DE GUERRE

138

Un vénérable

me

ouvrières,

religieux, très entendu en

œuvres

récemment avoir

joint à

racontait

tous les petits

paquets de Noël destinés à ses

jeunes gens mobilisés, un Enfant Jésus de cire;

dans leurs tranchées boueuses, cette fraîche apparition avait délicieusement réveillé

en eux leurs

impressions d'enfance, avec ses souvenirs de la crèche, de la

messe de minuit

et

des arbres de

Noël. Or, arrivant en permission quelque temps après, l'un d'eux lui avait avoué, triste et bien

penaud, qu'

venu

«

un

accident de marmite était sur-

là-bas, qui avait tout brisé

son petit Jésus

».

Mais, ajoutait-il vivement, en tirant de sa poche

une enveloppe de pansement

individuel^ « voyez,

j'en ai conservé là dedans tous les

En

morceaux.

écoutant l'autre jour cette histoire^

si

»

digne

s'est

un nouveau chapitre de la Légende dorée, n'est-ce pas un symbole de ce qui passé pour beaucoup de nos chers soldats?

Eux

aussi avaient reçu dans leur enfance, de leurs

d'inspirer

je songeais

:

mères ou de leurs prêtres, non pas seulement entre leurs mains, mais gravée au plus intime de leur âme, l'image du Clirist, par le baptême et l'éducation chrétienne. Et puis, des accidents sont

survenus

:

ambiance, fréquentations, lectures, à

l'école, à l'atelier, qui ont brisé cette

image. Or,

bien souvent, au cours de cette horrible guerre,

ces

morceaux se

il

âmes de bonne volonté, sont rejoints et mieux encore

est arrivé que, chez les


IMAGES DE LA GRANDE GUERRE

13»

que, SOUS l'influence de la grâce divine,

ont

ils

une vie nouvelle. L'image de Jésus-Clirist y a reparu, compagne de route pour la rude étape.

repris

Et c'est de cette merveille qu'on est l'iicureux

témoin quand on pénètre au fond des âmes.

Georges Aumônier

G...,

militaire au N* bataillon de chasseurs.

5.

Le boyau de

Le prisonnier.

notre poste d'écoute serpentait

Celui de l'ennemi

sous bois.

d'une prairie jusqu'à

montait la pente

la lisière.

Ces deux vipères

liumaines, aux replis gonflés de plusieurs sortes

de mort, avaient posé leurs tètes plates à quarante pas l'une de l'autre, dans les buissons de leurs réseaux, et leurs yeux invisibles s'épiaient nuit et

nous avions reçu

jour. Jusqu'à minuit, pilles,

deur d'un seau à cliarbon;

ment, attendent faisant

(jui

le

(il

de

et

un

des torla

gran-

tombent gaucbeéclatent

petit îrou. Ils

en en

sont mieux.

dcu.x beures

grincer

elles

trois secondes, puis

beaucoup de bruit

ont d'aulres

A

de ces torpilles qui ont la forme et

du malin, un guetteur entendit

fer, et vit

cria d'une voix forte

:

«

une ombre

Halte

là!

Qui

le francbir. Il

vive?...

Aux


IMPRESSIONS DE GUERRE

140

L'ombre s'aplatit. Elle n'était pas enles deux postes, mais en arrière du nôtre. C'était dangereux de tirer, car évidemment tous les guetteurs en alerte dépassaient du buste le parapet. Le caporal suivit donc le boyau jusarmes!

»

tre

qu'à se trouver en face de l'ombre,

lança trois grenades. tres ratèrent.

La première

et,

au jugé,

éclata, les au-

Après l'explosion, on n'entendit plus

rien.

Au

bout d'une demi-heure, une sorte de plainte

arrivait de l'autre côté des

fils

de fer

— un gémis-

sement qui fit tressaillir les chasseurs. Leur gibier, blessé, était là, à portée, caché par la nuit.

L'effort de repasser le réseau avait

faire s'évanouir. Il

sa patrouille fût à plat ventre autour de d'ailleurs sous les

le

y avait des chances pour que lui. Il était

grenades du poste allemand.

Crânement, deux sergents

caporal enjambè-

et le

rent le réseau.

Au

fait par un obus lourd une forme. En les voyant, elle fit un cri. Tu vas te taire, ou je te zigouille », dit l'un

fond d'un cratère

gisait «

qui

fit

voir

un

large couteau.

«

Ouste, enlevez-

Les trois hommes empoignèrent bras et pieds du blessé qui n'était pas lourd, sans oublier la grenade qu'il tenait et le poignard qu'il avait »

le.

jeté.

On

se passa le corps par-dessus le

ronces, et l'on sauta dans le boyau.

Le

champ de plus sur-


IMAGES j)renant est fut «

Dli

que

LA GRAN'DK GUERRE

141

poste ennemi n'ait pas bougé.

le

Il

au-dessous de tout. Je suis un feld\vel)el

yeux

d'abord. IHiis, les

douleur qui

Au

avait dit le prisonnier

»,

iernn^s,

il

s'isola

dans sa

arracbait des plaintes.

lui

matin, on

le

porta jusqu'au poste de secours,

qui se tenait dans

une cave;

et le docteur,

avec

des gestes adoucis, se mit à couper ses vêtements.

Au

fur et à

pour

mesure, on se

palper.

les

les passait

Sa tenue

était

au dehors,

judicieuse

:

ni

tunique, ni papiers, ni rien qui pût être un indice.

Ses bottes étaient de cuir souple

gant,

son

gilet

de peau

cagoule parfilée de villes.

Dans

rouge

et noir,

monnaie

Du la

les

lils

comme un

de daim, une longue

verts descendait

aux che-

poches, une petite glace à l'aigle une montre quelconque, un porte-

usé.

de

iiaut

l'escalier,

on voyait, au fond de

cave, le corps étendu sur une table, entouré

d'infirmiers

(jui

tanqjonnaient les blessures.

Il

y avait un trou rouge au genou gauche, trois sur la jambe droite, un au flanc droit. Il parlait

un français pur, en cherchant ses mots.

Il

disait

:

merci.

Quand il tut vtMu de bandelettes, ainsi qu'une momie, et cpi'on eût tendu sur lui sa cagoule, le capitaine descendit les marches et se penciia sur ce visage que les

Les joues

yeux fermés ne défendaient

pas.

étaient maigres, les lèvres minces, la


IMPRESSIONS DE GUERRE

i42

sculpture du front, délicate, le tout blanc

comme

La main

qui bat-

du marbre

il

:

avait dix-huit ans.

Sans doute un étudiant qui,

tait l'air était fragile.

de son français,

fier

s'était

proposé pour venir sur-

prendre nos paroles.

— Souffrez- vous beaucoup? La

figure muette

avant-hier, est-il

signe que oui.

mort ou

— Oui, répondit — Blessé? — Non,

fit

— Quel Des

La

fit

Notre soldat, reprit

encore la tête aux yeux

est le

qui est sorti

Mort?

la tête.

clos.

numéro de ton régiment?

plaintes reprirent.

question est répétée en allemand.

Alors, des lèvres tirées, sif

l'officier,

blessé?...

filtra

ce présent expres-

:

— Ich sag

es nicht.

Je ne

le dis pas.

Le capitaine ne se sentit pas l'àme assez basse pour tourmenter un mourant. D'ailleurs, l' étatmajor qui, à coups répétés de téléphone, réclamait le blessé, pourrait l'interroger. Sur une civière, le long du marais où caquetaient les poules d'eau

dans

les

premières feuilles des saules, on l'em-

porta.

Opéré à

l'hôpital,

il

mourut après

trois jours.

L'éclat de grenade avait perforé trois fois l'intestin.

Sa plaque

d'identité portait

Th..., rue Elisabeth.

Gérard

D...

de


IMAGES DE LA GRANDE GUERRE

143

Il avait du cran, dirent les chasseurs. Sa jeunesse et son courage méritent que sa mère apprenne, un jour, qu'il est mort noble-

ment. Frédéric de

B...,

Capitaine au N* bataillon de chasseurs à pied.


III

DANS LA FOURNAISE DE VERDUN

1.

— La

Le 26

dernière barrière (26-29 février 1916).

février 1916, dans la soirée, l'anxiété était

grande au nord de Verdun. Sous un déluge d'obus, les

le

Allemands avaient écrasé, durant

régiment qui défendait

La

la

la

journée,

croupe d'Haudromont.

nuit venue, les misérables débris de cette belle

troupe avaient dû évacuer la position. était faite, la route

Ce même

La trouée

de Verdun ouverte.

jour, d'autre

part,

les

Allemands

un peu plus à l'est, aux débris du fort de Douaumont. Dans la soirée, escomptant sa double victoire, l'empereur, par le télégramme étaient parvenus,

lyrique que l'on

chute imminente

sait,

annonçait à ses sujets la

de l'imprenable

forteresse

et

allumait dans leurs cœurs un enthousiasme immense, avec des espoirs sans bornes. Chez nos chefs, l'anxiété était grande pour nous, modestes troupiers, nous étions dans une :

ignorance complète de

la situation réelle, et

nous


IMAGES DE LA (IRANDE GUERRE

145

avions passé la journée dans une sorte d'indiflé-

même

rence, et

dans une certaine

Amenés avant

tran(|uillité.

pointe du jour dans un bois

la

nous formions (nous

situé sur le liane d'un vallon,

l'avons appris depuis) la réserve des troupes qui luttaient ce jour-là.

dant

moment

le

Nous n'avions donc, en

atten-

d'intervenir, qu'à contempler le

spectacle. Il

vraiment intéressant

lut

et, poiu*

nolie premier

jour de guerre vraie, d'une guerre de

à

mouvements

seulement de positions, nous fûmes servis

et plus

Un régiment

souhait.

en

aligné

plein

air

tout entier de 73

derrière la crête (|ue nous

avions devant nous. Dès

mirent

à

était

matin, les canons se

le

donner avec entrain. Dans quel

liut

précis

rageurs formant, au-

se multipliaient ces coups

dessus de nos têtes, un grondement ininterrompu? Tir de barrage? Tir de démolition? Tir contre l'infanterie?

Nous

le

sûmes jamais,

nous ne cberciiàmes pas à pas curieu.x!

En

mands,

bientôt

drues.

car

le

savoir

tout cas, ce

leurs

Nous entendions

le

tir

:

et, le

du

reste,

soldat n'est

gênait les Alle-

marmites arrivèrent sifllement avertisseur,

lent d'abord, puis s'accélérant rapidement, et, lors-

que

sifllement était encore au-dessus de nos

le

têtes,

nous

apercevions

soudain,

sur

le

flanc

opposé, un sursaut, une flamme, un gros nuage noir et ensuite, longtemps après, nous parvenait

une secousse formidable. Nous vîmes M.

ainsi 40

les


IMPRESSIONS DE GUERRE

146

obus

fouiller la croupe, avancer, reculer, battre à

droite, à gauche,

mais sans parvenir jamais à

l'en-

droit où nous savions être les 75. Et toujours ceuxci,

acharnés, de leur voix rauque de dogues im-

patients, ripostaient

aux longs abois des grosses

pièces de l'ennemi. Constatant leur insuccès, les

Allemands envoyèrent à cinq reprises des avions tir. Leurs obus se rapprochaient un peu, mais jamais ils n'atteignirent nos

pour redresser leur artilleurs.

Nous passâmes

ainsi la journée à

compter

et à

apprécier les coups. Sans deux obus qui s'égare rent dans nos rangs et y firent quelques victimes,

nous eussions

Le tion,

été plutôt divertis par le spectacle.

soir vient.

bientôt

Que

bivouac pour garder sur la Meuse.

va-t-on faire? Grave ques-

Nous

résolue.

allons

coucher

au

passage d'un ravin donnant

le

La mesure

nous n'y entendîmes rien. A part une section qui

était significative,

doit veiller,

sons donc nos tentes sous les sapins,

endormons dans une quiétude

mais

nous dres-

et

nous nous Brusque-

parfaite.

ment, à neuf heures, branle-bas et ordre de départ. Il paraît que l'on va « occuper » ou « creuser » des tranchées, on ne sait au juste. Je recueille bien, du

commandant Gaby,

ce

allons relever le N"...,

mot énigmatique

ou

dément mon intelligence prends pas.

les

Boches

»;

:

«

Nous

mais déci-

est fermée, je

ne com-


IMAGES DK LA GRANDI: GUERRE

147

Nous marchons. Étape interminable et lugubre! Nous sinuons dans des vallons, à travers champs, dans des ravins; nous longeons des voies de che-

min de

fer;

nous trébuchons sur des corps de che-

vaux morts, nous tombons dans des trous de le canon bien proche! Ses obus ont l'air de nous chercher. Ils éclatent à droite, à gauche de la route. Heureusement ils n'ont garde de tomber juste. Un réflecteur, là-bas, sur notre droite, fouille la nuit. Pourvu i|ue son pinceau ne s'arrête pas sur nous! Jamais encore je n'avais vécu nuit aussi sinistre. Les cœurs sont marmites. Mais voici

serrés.

Enfm nous

ma

nomme. «

arrivons à une ferme.

Un homme me

compagnie, originaire des environs,

réahse

Je »

me

donc

souviens l'avoir vuesur

la carte.

la situation et je vois enfin à

de la

Je

peu

près où nous allons.

La marche

continue,

morne

et lente.

Nous nous

engageons dans un ravin aux bords escarpés boisés.

Là nous devons

indienne, fatigue! taillis,

Il

le

déhler un à un, à la

et lile

long d'un sentier improvisé. Quelle

faut

monter, descendre, se dépêtrer des

se hâter pour ne pas perdre la

lile.

Il

faut


IMPRESSIONS DE GUERRE

148

se garer des branches qui

nous cinglent

le visage,

de Feau qui gicle sous nos lourds souliers. L'obscurité est complète.

Nos yeux,

fatigués par trois

nuits sans sommeil, cherchent en vain à la sonder. Ils

perçoivent quelques vagues linéaments et aus-

sitôt ils

tiques.

«

construisent

»

les objets les plus fantas-

Pour mon compte, je vois des maisons, des

animaux, des hommes, qui s'évanouissent lorsque j'en approche.

A chaque

instant des fusées s'élèvent, jettent

subitement leur s'éteignent,

clair

éphémère, puis

de lune

nous laissant dans une obscurité plus

complète. Sans discontinuer, le canon tonne sour-

dement, à tous

points de l'horizon. Devant

les

nous, à courte distance, de nombreux départs. Des

marmites viennent éclater sur

les lèvres

Sommes-nous protégés par

pentes abruptes, ou

bien les

Allemands

les

du ravin.

simplement mala-

sont-ils

droits?

Mais une odeur étrange nous prend à

On

dirait l'odeur

de cadavres.

la gorge.

Où sommes-nous

donc? Et que sont ces taches étranges, indécises,

que je vois les

là,

yeux, qui

effort

sur le bord du sentier? J'écarquille «

construisent

pour ne voir que

dirait d'un

homme

un cadavre! Un

le

»

toujours. Je fais

réel.

J'approche.

étendu, les jambes écartées

frisson d'horreur parcourt

corps. Et cette tache-là? Tiens, elle a

un

On

blessé, couché sur

:

mon

remué! C'est

un brancard, recouvert d'une


IMAGES DE LA GRANDE GUERRE toile

de tente.

En

voici encore un, encore un, et

encore d'autres. Que ont

commencé

Pourquoi les pas avec eux? Sans doute

font-ils

brancardiers ne sont-ils ils

Brancardiers

«

:

là".'

leur tâche et vont revenir. Sou-

dain, de la profondeur du bois table

149

monte un

brancardiers

!

!

»

cri

lamen-

L'horreur

est intense. Je voudrais courir

au secours de ces

me

hâter pour ne pas

malheureux, mais je dois perdre

la (ile.

Le cœur

Nous reprenons en

luttant contre

serré, je m'éloig-ne.

marche et de nouveau, tout un sommeil do plomb, écrasant, la

insurmontable, nous iieurtons

le sac

de notre de-

nous butons, nous pataugeons. Enfin nous voici dans une large clairière. Les compavancier,

gnies qui nous précédaient s'y sont massées et

déjà tout

Avant je

monde

le

tout,

dort.

Il

gèle; peu importe.

dormir! Je m'étends et instantanément

tombe endormi. Bien

vite pourtant je

veille, trlacé juscju'aux moelles.

pas pour

me

réchauller,

[)uis,

Je

fais

me

ré-

(|uel(iuos

de nouveau, dormir!

Quatre heures du matin. Debout! J'entends

commandant

(|ui

indiipie à

mon

capitaine les

placements à prendre. Que va-t-on

Nous

partons.

le

em-

faire'.*

Nous débouchons dans un

autre

beaucoup plus large, perpendiculaire au A la bonne heure! Nous en avons assez de marcher sous bois. La compa-

ravin,

premier. Voici une route.

gnie prend

la

route; je la précède. Bientôt le capi-


IMPRESSIONS DE GUERRE

150

taine

me donne

l'ordre de rassembler les agents

de liaison et de l'attendre à un endroit déterminé,

pendant

qu'il

J'ai ainsi

va diriger

les sections.

un moment de

répit. J'en profite

inspecter la position. Voilà devant

de

la

cuper

moi

la

pour

croupe

ferme d'Haudromont où nous devons « oc» des tranchées. C'est une croupe massive,

bien arrondie, une de ces croupes qui font le désespoir du soldat. à dix pas, et puis

en voit devant

Il il

lui la crête,

la voit s'éloigner à

mesure

qu'il monte. La forme de cette crête devait plus tard nous sauver, en nous mettant à l'abri des coups de l'artillerie; mais alors je ne soupçon-

nais pas cet avantage.

Par

ailleurs, cette

croupe est bien mal entourée.

Elle est bordée par des ravins profonds au sud, à l'est et

à l'ouest, et pour accéder à cette position,

en venant du sud, il n'y a que deux autres ravins. L'ennemi pourra donc couper nos communications, quand il le voudra. Spontanément, se présente à

mon

mot fameux d'un des géné-

esprit le

raux qui présidaient à notre désastre à Sedan,

où nous devions nous faire bien pis, c'est une souricièrçt

lorsqu'il vit l'entonnoir

encercler.

« Ici,

c'est

Si l'ennemi est audacieux et intelligent,

il

fera de

nous ce qu'il voudra. » Je ne m'attarde pas, bien entendu, à ces pensées déprimantes. Du reste, je n'ai pas de temps à perdre en rêves.

J'ai

rassemblé mes agents de


IMAGES DE LA GRANDE GUERRE liaison; à {)résent, je dois retrouver

hommes

Je laisse mes la

mon

151

capitaine.

à leur poste et j'avance sur

A

roule vers l'ouest.

travers la demi-clarté de

un spectacle navrant s'offre moi les signes maniprécipitée voitures abandon-

l'aube encore lointaine,

à

mes

regards. J'ai devant

festes d'urkç retraite

:

nées, gros mortiers, affûts, caisses de projectiles,

un cheval mort. Plus mobile sur

le

désespéré. J'en Il

un cheval

loin,

bord de

ai pitit', je

vivant, im-

route, l'œil

la

flatte, je

le

morne le

et

caresse.

reste insensible. Je i)rends la corde de son licol

pour l'emmener; résiste. J'use

de

refuse de bouger. Je

il

la force,

suasion. Rien n'y

fait.

tire,

il

des menaces, de la per-

Découragé, je l'abandonne

à son malheureu.x sort et je m'éloigne.

Quelques pas plus vres

:

bute sur des cada-

loin, je

immédiatement, dans

la

demi-obscurité,

ou j'en devine une trentaine.

j'en vois

sont

Ils

étendus, rai<los et grimaçants, dans toutes les positions. J'inspecte les

numéros

:

il

y en a de quatre

ou cinq régiments. Que signifie ce mélange? Soudain j'entends un cri étouffé, lointain. « Qui est là? » Longtemps après, un autre cri. Cette fois, je devine

reprend

:

«

:

«

A boire! A boire!

— Où »

présumée, mais ne vois «

étes-vous?

»

La

ète.s-vous?

J'avance dans rien.

La voix

De nouveau j'appelle

voi.x, cette fois,

de terre. Je cherche au hasard des gourbis creusés dans

»

la direction

semble

et bientôt je

le flanc

de

la

:

sortir

trouve

croupe. J'y


IMPRESSIONS DE GUERRE

152

découvre une vingtaine de blessés.

Ils

étaient là

depuis trois jours, laissés aux soins d'un brancardier, qui s'était

spectacle était

dévoué pour rester avec eux. Ce navrant que les larmes me mon-

si

eux

tent aux yeux. Je partage entre

d'eau

et,

mon

bidon

après quelques paroles d'encouragement,

après avoir promis de leur envoyer les brancardiers

mon

de

régiment, je continue

mon

Pas de capitaine. Sans doute,

il

exploration.

est

monté sur

la

croupe. Je grimpe donc la côte. Je montais péni-

blement, poursuivant la crête toujours fuyante, lorsque deux fusées vertes s'élancèrent dans ciel «

Tiens lies Allemands

sais-je; et

soudain

les

Boches,

»

machinerie!

et leur

le voile se déchira.

commandant Gaby ou

le

au-dessus d'un bois à 200 mètres en avant.

:

«

Nous :

pen-

allons relever le N*

se présenta à

vis clairement la situation

»

La parole du

il

mon

esprit, et je

n'y avait plus per-

sonne devant nous. Nous sommes en immédiat avec l'ennemi. La lutte avait

contact été hor-

rible les jours précédents, et aujourd'hui c'était à

nous à en supporter tout

Le moment

le poids.

était sérieux;

il

n'y avait pas de

temps à perdre. Rejoignons au plus taine, qui doit avoir besoin de

Pendant que

j'étais à la

mes

tôt notre capi-

services.

recherche de

ma com-

pagnie, celle-ci avait gravi la pente. Elle marchait


IMAGES DE LA GRANDE GUERRE

153

en sections déployées, chaque section précédée à distance i)ar une patrouille. Bien vite, le contact

Le

avait été pris sur toute la ligne.

chait avec la patrouille

du centre.

gravité de la situation et pourtant

une indiirérence superbe, l'étui.

un Allemand

lui crie

Sur

Il

grantées, le

d

en poussant une

un bond de

fait

un

française,

instant

côté.

La

interloquée,

n'y a plus rien.

la gauciie, le

patrouille.

avançait avec

Halte là! Rentez-fous!

«

:

exclamation énergique,

s'élance.

il

mains

les

lieu de se rendre, le capitaine,

patrouille

coiuiaissait la

Soudain, de derrière un arbre,

revolver dans

Au

capitaine mar-

Il

sergent G... commandait la

Sans se douter de

rien,

il

tombe, avec

une trentaine d'AUoinands, ou reconnaissance. Mais son allure est

ses quatre lioinmes, sur petit po.>ite si

décidée,

«

Allons, les

il

commande d'une

Germains sont

peur

pris de

jambes. C'est alors que lancées. Sans

voix

si

tonitruante

gars, foncez là-dessus!

les

aucun doute

et

que

»

:

les

détalent à toutes

fusées vertes furent elles

annonceraient la

présence de l'ennemi. Aussitôt

la

fusillade

se

déclenobe. Les nôtres

continuent rourageusement à progresser, malgré le

crépitement des balles, jusqu'à

un peu en deyà de

la crête.

la ligne

fixée,

Nos hommes, d'abord

surpris de ce contact rapide, se remettent vite de leur émotion. Aussitôt arrivés à leur em[)lacemenl, ils

se constituent en

équipes do deux

:

pendant


IMPRESSIONS DE GUERRE

154

que l'un creuse hâtivement un trou pour se mettre à l'abri, l'autre épie l'ennemi avec le sérieux et

calme du chasseur

mouvement, Guidé par

qui, aussitôt

le

un

vise et tire. les

coups de feu

outils? j'ai vite fait

taine, à

qu'il perçoit

grincement des

et le

de rejoindre

poste du capi-

le

une cinquantaine de mètres en

me

service

la ligne. Aussitôt le

arrière de

prend

:

faut

il

reconnaître l'emplacement des sections, faire rectifier la ligne,

Deux du

transmettre des ordres de détail.

fusées rouges

renfort.

En

:

les

Allemands demandent

attendant, de-ci

de-là,

ils

nous

envoient quelques coups de feu, auxquels nous

répondons copieusement. tentent

même

d'avancer

A :

plusieurs reprises,

ils

on entend alors toute

une série de grognements, « de vrais cris d'animaux, » me diront les hommes, et en s'encourageant ainsi bruyamment, ils s'élancent. Nos tireurs calment vite cette ardeur, et ils retournent un à un à leur premier emplacement en s' effaçant, d'arbre en arbre. Plus d'un est abattu en route.

Leur

infanterie est impuissante

alors de la partie.

Malheureusement,

coups tombent juste en face, à nos

hommes

le

:

qui rient de bon

la

77 se met

les

premiers

grande gaieté de

cœur

et

décochent à

leurs vis-à-vis des plaisanteries salées.

Deux

fusées blanches

:

invitation

à prendre garde et d'allonger le

ques instants après,

les

aux

En

artilleurs

effet,

quel-

obus tombent plus

loin,

tir.


IMAGES DK LA GRANDK CUKRRK beaucoup plus courbe

loin.

terrain.

(lu

15$

Nous sommes protégés par la Lo 77 ne pourra rien contre

nous.

Une

lieuio environ se passe,

variés.

A

subitement

réveillée,

se sont

mises de

et

crachent à

tètes, à

nos côtés,

la vitesse

les balles

un

tinta-

à l'infini par l'écho des

(jui le renvoient en vagues Les renforts ennemis venaient

dos ravins

assourdissantes. d'arriver et

mais ce

Les milrailleuses

i)Ourdonnent, ricochent! C'est

marre infernal, multiplié bois

grêle.

la partie et

ma.xima Au-dessus des sifflent,

devient violente,

la fusillade

im crépitement de

(l'est

coupée d'épisodes

sept heures trente, notre attention est

ils

donnaient.

(jui était

titude des

Je fus

Le

spectacle était beau,

beau par-dessus

tout, c'était l'at-

hommes.

saisi

immédiatement par

celle beauté et

porté très liaul, bien au-dessus des misères de la

moi que je un des grands moments de ma vie, un moment d'épopée, où l'on sort pour tout île bon de l'égoïsme et du terre à terre, au service des grandes causes. Dans mon exaltation, je n'en continuais pas moins à observer, à admirer mes vie quotidienne. Je sentais au fond de

vivais

hommes. une

Qu'ils étaient beaux! Ils se trouvaient à

lioure des plus critiques, avec, en face d'eux,

un ennemi en outillé, et ils

force,

sûr

de

lui,

puissamment

demeuraient dans un calme complet.

Je les voyais devant moi tirer avec assurance, un


IMPRESSIONS DE GUERRE

156

peu vivement, sans doute, mais sans Ils

précipitation.

causaient entre eux, se passaient les indications

même. On

plaisantaient

utiles,

se

serait

l'exercice, à part cette noble élévation de

que

ne retrouve qu'au

l'on

Beaux

cru à

lame

feu.

aussi, les gradés, et vraiment l'âme de

ce corps multiple. Ils étaient tous debout, derrière leurs

hommes

fait les

couchés.

Le brave adjudant

S...

cent pas derrière sa section, sans paraître

entendre les balles qui

un jeune de

le frôlent; l'aspirant L...,

la classe 15, reçoit le

baptême du

mais ne perd rien de sa jeune gaieté;

feu,

le sergent

donne, du haut de

V... plaisante gaillardement et

son insouciance du danger, des conseils de prudence;

sergent L... garde sa bonhomie savou-

le

reuse. J'étais

confondu. Ces héros qui jouaient avec la

mort, c'étaient ces

hommes que le comme de bien

tran-tran

de

braves gens,

la vie

m'avait révélés

sans

doute, mais que je n'eusse jamais pensé

d'un

capables j'avais telle

même

ou

tel

heure, une

patriotisme, déploré du

comme La

ils

Parfois,

cru constater, chez l'un ou l'autre, à

telle

Comme

matérielles.

d'eux-mêmes.

oubli

certaine

langueur de

moins des aspirations trop

je

appréciais

les

se connaissaient peu

fusillade continue.

Bien

mal,

et

!

vite,

de mauvaises

nouvelles nous parviennent. Les ravitailleurs nous

annoncent

:

«

Un

tel est tué,

un

tel est

blessé », et


IMAGES DK LA (JRAMJK GUKRRL:

157

un serrcnient de cœur

«loulou-

cliiKiiie

fois, c'est

reux.

Puis un niomont passer en première lution

(l'acralniio. J'en

aux mourants,

et

les blessés.

Le

soldat Les-

s'est affaissé

Il

du ton d'une simple constatation il

est mort.

d'une balle à Il

a

le criine

»

traversé.

piers

;

» et il

tombe

Je circule eà et les rangs.

refroidit

est atteint oii

il

Il

:

«

Mon

lieutenant, je

porte-monnaie

et

mes

pa-

raide. là.

Les morts sont encore dans

Mais leur présence n'épouvante pas, ne

même

insensibles

!

pas les

hommes. Non

Je vois bien

;i

qu'ils soient

leurs paroles qu'ils

souffrent de perdre leurs camarades, mais

emj)Ortés par la grande pensée de

défendre

visait.

se lève, accourt vers son

compte

mon

en criant,

Na, Lescroart,

moment

au

l'œil g-aucbe

mort! Prenez

-uis

«

:

Le caporal Wartel

lieutenant, lui rend

pour

de réconforter

J'y recueille des détails épiques.

(Toart vieii( d'être tué.

profile

de donner une abso-

alin

li{j;ne,

Ils

la

sont

ils

France à

sont tout entiers à l'action. Les uns

pansent leurs camarades blessés

;

d'autres appro-

fondissent hâtivement un rudiment de tranchée.

Dautres guettent l'ennemi,

et

ils

sont vraiment

intéressants. Ils ont organisé des concours de

tir.

cin(|, six ou sept, Tout à coup, l'un grimpé dans un arbre.

Associés par petits groupes de ils

observent attentivement.

d'eux a ajteryu un .\lleinand

Aussitôt, le guetteur est signalé à l'attention gêné-


IMPRESSIONS DE GUERRE

158

raie

«

:

Ravise

là!

— Tu vois? —

Laisse, c'est à

moi de tirer! » L'homme vise lentement et tire. Manqué! « A moi, maintenant, » s'écrie un autre, et

il

vise à son tour. Pan! l'observateur dégringole,

la tête la première.

moins. Vive

Et

parmi

P...!

le sifflement

poursuis

ma

»

le

un

et

son côté

tournée est

longtemps. et

un brancardier un faux brancardier, il a

tournée. Je trouve c'est

Ma

A

un revolver dans sa

finie.

«

huit heures, déchaînement soudain

concours de

§0 mètres

poche...

Je respire un peu, pas

bien plus brutal encore que

sergent L..., chef de la le

té-

jeu tragique continue,

des balles qui nous frôlent. Je

allemand tué, mais fusil à

Bravo, s'écrient les

«

en

tir

»,

précédent.

le

4' section,

Le

en épiant pour

à travers les arbres,

à

vu l'ennemi s'avancer en colonnes par quatre. Les Allemands marchent fièrement, avec la morgue de YUebermensch. Us poussent de nouveau leurs grognements et leurs cris. Un officier, sans doute pour u Paonnette au nous effrayer, crie en français ganonl » Le sergent, sans perdre la tête, pousse le cri d'alarme et en même temps l'on voit débouavant,

soudain,

a

:

cher d'autres colonnes massives, sans

queue se perd derrière

Le

spectacle est effrayant.

secoue

les

fin,

Un

frisson affreux

corps, mais immédiatement,

mues par un

déclic, les

dont la

la crête.

âmes

comme

se haussent, se font


IMAGES ol)»''ir, f't

nous vivons une heure

nément, sans commandement, tous levrs, et je les

mince cordon que

GUERRE

159

d'^popf^'e.

Sponta-

LA (iRANDK

DI-:

la furie

les

Iiommes

se sont

devant moi, debout,

vois

teutonne va emporter,

ce semble, en un clin d'œil. Mais |)as un n'hésite

ne tourne

et

la tète

en arrière pour mesurer, à

chemin de la fuite. jambes écartées, ils «

l'avance, le

sur les et font taires,

campes

Droits, bien tirent

dans

le tas

«

mouvements réglemenconnne au stand, à part la vitesse. La correctement

cible est

si

proche

les

(|u'il

est inutile d'ajuster les

coups.

La

fusillade fait rage.

De nouveau,

les mitrail-

leuses se sont mises en branle et les bois nous

renvoient leurs

siasme a gagné chercher

la

tic-tac furieux.

l'arrière.

pli

hommes

arrivent en ligne,

capitaine envoie

du

tendu en avant, ;

L'onde d'enthou-

compagnie de renfort «|ui attendait terrain. Elle monte de suite et les

dans un

sérieux

Mon

le

la baïonnette

quelques-uns

même

sables. Jusqu'à présent,

ils

leur i)remier contact avec

dos courbé,

menaçante.

le

Ils

cou sont

halètent, bien excu-

étaient à l'abri et c'est la

mort. Mais

ils

sont

ardents, décidés; on le voit au brillant de leurs

yeux. Et quels beaux officiers

Le

B.

..,

ils

ont!

un saint-cyrien imijcrbe de

Le

lieutenant

la

promotion

do Montniiiail, arrive en plaisantant gèrent,

ils

exagèrent!

»

:

et cela est dit

«

Ils

exa-

d'un ton

tellement jovial, tellement moqueur, (jue

moi.


IMPRESSIONS DE GUERRE

160

homme

me

de l'avant, je

sens ragaillardi par cet

« arrière ».

Tout

le

monde

se tient prêt à bondir,

la ligne fléchissait.

hommes, ont avant

un

pris

nerveusement.

Tous,

Ils

fusil, qu'ils

jamais

serrent

effort

les

un peu

n'attendent que le cri

pour se précipiter dans un

»

si

comme

les officiers

En

«

suprême.

L'on sent monter, à cette minute, en soi, et comme courir à fleur de peau, les grands sentiments qui

en temps ordinaire dorment assoupis au fond de

Les anciens se rappellent avec colère le bois où un épisode malheureux a failli jeter, combien à tort! le discrédit, pendant quelques

l'âme.

d'Ailly

jours,

sur le brave rég-iment que nos généraux

appelaient

«

la

Vieille

Garde

». Ils

sentent que

l'heure est arrivée de maintenir au régiment sa

réputation de leurs

g-loire.

Beaucoup aussi pensent à

familles, isolées

mandes,

là-bas, dans le

derrière les

Nord,

lignes

et ils sont

alle-

heureux

de faire payer à l'envahisseur ces longs mois d'inquiétude tout cela! trés,

et

de douleur. Tous revoient

— ces évacués, ces

«

en longs cortèges de misère, sur

Verdun,

et

ceux qui ne

ils

— ah

réfugiés

»,

I

sur-

rencon-

la route

les ont

pas encore connues.

Cependant, l'attente se prolonge. Fil ténu d'apparence

de

jurent d'épargner ces horreurs à

frêle,

mais

fait

et

d'un infrangible métal,

notre cordon reste inviolé. Pas un Allemand n'ar-


IMAGKS DE LA liKANUK GUEHRK rive jusqu'à nous.

Ils

(liaient

fiers

si

161

(juand

ils

débouchaient, confiants dans leur élan, conscients

de leur force,

par leur masse Mais

et faisant bélier

cette assurance dura peu.

!

Les

fusils, les mitrail-

On

leuses, bientôt le 75, se mirent de la partie. alors la bêle

innombrable hésiter,

éléments épars, sous

les

vit

flotter; [)uis, ses

comme

coups redoublés,

font les fourmis devant le danger, se serrèrent, se

tassèrent les uns contre les autres, pour reprendre

En

haleine.

vain

:

à

chaque

rafale, ils

par écailles; à cha(jue coup de 75,

coupée d'une large trouée. Peu à peu,

sembla se

s'émiett.a,

tombaient

colonne

la

était

masse

la

volatiliser; les vivants se dis-

persèrent à travers les arbres.

Il

ne resta plus sur

place que des jonchées de cadavres et de blessés.

L'orage

était passé. Aussitôt, la vie «

de reprendre, et d'apparaître

du

travail.

normale

»

savante division

la

Les téléphonistes achèvent

et perfec-

tionnent leurs installations; les patrouilleurs se portent en avant, en quête de renseignements; les ravilailleurs, (|ui avaient déjà travaillé

tourmente, se hâtent de compléter

nements en munitions; portent au

[)lus vite les

les

les

brancardiers

le

plus

trans-

blessés. Ainsi se passe la

matinée dans une activité bienfaisante bel

en pleine

approvision-

entrain, l'ordre,

la

:

partout

meilleure bonne

volonté.

A onze

heures, grande distraction

(Wtrémement M.

violente

éclate

sur

:

une fusillade notre

droite. 11


IMPRESSIONS DE GUERRE

162

N'ayant pu nous entamer de front, l'ennemi emploie sa tactique habituelle;

ment tournant.

il

essaye un mouve-

C'est également en pure perte.

laisse sur le terrain de

nombreux cadavres

Il

et doit

reculer bien vite.

Vers

la

parvient.

même heure, une sinistre nouvelle nous Un homme de liaison aborde le capitaine

de la compagnie de renfort dit

:

Mon

«

et,

capitaine, vous

d'un ton êtes

officiel, lui

désigné pour

commandement du bataillon, en remplacement du commandant Gaby, tué par un éclat

prendre

le

d'obus.

»

Aucune catastrophe Le commanavec nous depuis un mois seule-

Le commandant Gaby

tuél

n'aurait causé plus de consternation.

dant Gaby

était

ment, mais par son calme, sa bonté paternelle, par le cœur des non seulement le res-

quelques actes simples qui enlèvent

hommes, pect,

il

mais

s'était acquis,

l'affection, je pourrais dire l'adoration

La nouvelle de sa mort est pour un coup terrible et nous sommes dans la stu-

de son bataillon. tous

peur. le

mes-

Non,

Après un instant de trouble, j'interroge « Le commandant est mort? sager :

mais

il

est sans

connaissance!

»

Mon

devoir de

prêtre m'appelle là-bas. Je descends la croupe à toutes jambes et j'arrive au poste de

ment. J'y trouve tout m'adresse à l'adjudant

le :

«

commande-

personnel en larmes. Je

est le

commandant? »


IMA(ii:S 11

GRANDE

LA

rrpond pas

ino

iH'

pèclient

I)i:

nie le

il

(l«'si!?nc

d'un geste. et le

Le

et

affreuse

respire

Il

profondément.

spectacle est pitoyable; de suite je sens les

me

sanglots

soulever

la poitrine.

commandant! Entendez-vous? la G'f

Je

soulève

vois assis, la

blessure et macule son bel uniforme.

lentement

Je,

Le sang coule lentement d'une

tête handre.

103

sanglots l'en cni-

les

couvre

la toile (le lente (jui le

(iUF.RRi:

me

»

reste insensible.

Il

recueille donc

tant, je récite la

«

:

Mon

C'est le fourrier de

est inutile d'insister.

un instant

et,

tout en sanglo-

formule de l'absolution. Pendant

bommes

ce temps, tous les s'étaient

Il

J'appelle

présents, spontanément

rassemblés en demi-cercle devant leur

commandant

et,

à genoux, la tête découverte,

ils

priaient et pleuraient.

Je

(juelques instants pour cet

jiriai

admirable,

si

bon,

gnai mon poste. Mon capitaine,

si

généreux,

bommc

et aussitôt je

rega-

craignant d'attrister sa troupe

en jdeine action, avait voulu leur cacber la nouvelle.

A mon

avait déjà

retour, la

filtré.

Tout

rumeur, mvstérieusement,

le

long de

la

ligne,

on se

la

cbucbotait et aprè^ son passage, les visages restaient assombris.

Les iiommes sentaient

avaient perdu un père.

qu'ils


IMPRESSIONS DE GUERRE

464

II

Midi.

— La

différent.

bataille allait

prendre un tour bien

Jusque-là, nous avions lutté, soulevés

par l'enthousiasme, entraînés par la fièvre de tion.

l'ac-

Désormais, nous allions être laissés à nous-

mêmes, en

proie à une furie aveugle et fatale, en

apparence,

comme

Le matin,

les

celle des éléments.

Allemands croyaient n'avoir en

face d'eux que des troupes démoralisées par les

combats des premiers jours, d'infanterie

trompés.

Ils

suffirait

et

qu'un bon assaut

refouler.

à

Ils

s'étaient

donc reprendre contre nous

allaient

la tactique qui leur avait si bien réussi contre les

Russes, contre les Serbes et contre nous-mêmes, faire le vide devant eux par Leurs fantassins n'auraient plus

les jours précédents

un déluge de

fer.

:

ensuite qu'à occuper le terrain déblayé.

A

douze heures

précises, les

jusqu'alors nous avaient

visités

marmites, qui

avec une certaine

discrétion, subitement, multiplièrent leur souffle

puissant.

Peu

à peu, la cadence s'accéléra et la

situation devint terrible.

Les

artilleurs

méthodiquement

le terrain;

bientôt en plein dans la

fournaise.

battaient

lorsque les éclatements

ennemis

nous fûmes

Au

avaient lieu à

début,

500 ou


IMAGES DE LA (iKANDE GUERRE 600 mètres de nous, férents,

mais quand

chèrent,

ils

nous laissaient assez

les points

nous

tout autour de

et

indif-

de chute se rappro-

cra(|uomcnt de l'explosion

le

105

en nous;

et

('-hranlait

chaque

fois

une secousse douloureuse pour les nerfs. Lorsque nous percevions le souffle dans le loin-

(•"était

tain,

corps

le

résister

tout

entier

contractait

se

pour

aux vihrations trop amples de l'explo-

chaque reprise, c'était un nouvel assaut, une nouvelle fatijrue, une nouvelle souffrance. A

sion, et à

ce régime, les nerfs les plus solides ne peuvent résister longtemps; le

sang monte à

la tête,

moment

arrive vite où le

la lièvre brûle le

corps

et

deviennent incapables de réagir.

les nerfs, usés,

La meilleure comparaison serait peut-être celle du mal de mer, mais d'un mal de mer « agressif » produit par la morsure incessante des lames balayant

naufragés sur leur radeau.

des

s'abandonne

alors, l'on n'a

même

L'on

plus la force de

se couvrir de son sac pour se proléger des éclats, et c'est à peine si l'on

peut encore se recommander

à Dieu. 11

secondes

est des

— des

siècles

— épouvanta-

bles; entre toutes, celles où les arrivées se sont

rapprochées

du

tir,

(Ml!

que

alors,

et

les

l'on pressent, d'après la

coups prochains vont être pour nous.

(pielle

poindre dans

méthode

le

subitement l'on

horreur, lorscjue l'on

entend

lointain le souffle ténu, lent, et pcrt;oit les

que

nuances spéciales de


IMPRESSIONS DE GUERRE

166

l'obus

«

personnel

»,

l'accélération

extrêmement

rapide, le crescendo brutal du sifflement. Alors, l'on est crispé depuis la pointe des clieveux jusqu'à la

plante des pieds, et l'on attend, dans une sorte d'agonie, en élevant

une dernière fois son cœur à une brûlure, un choc

Dieu, le coup suprême

:

épouvantable, la dislocation

puis plus rien!

et

Lorsque la marmite éclate à quelques mètres, c'est une secousse affreuse, puis une confusion indescriptible

:

de la fumée, de la terre, des

cail-

loux, des branchages, et trop souvent, hélas! des

membres, de la chair, une pluie de sang. Aussitôt s'élève un concert épouvantable ce sont les cris :

des blessés qui semblent répandre leur àme. L'on est

submergé d'une horreur intense qui vous pos-

sède quelques secondes

une détente

et cède, très vite après, à

bienfaisante.

La

crise est passée; l'on

peut respirer quelques instants; l'on se reprend à vivre.

Est-ce la peur de la mort qui donne cette sensa-

tion?Non. Le matin, j'avais été exposé aux balles; je n'avais rien ressenti de pareil. C'était

une hor-

reur toute physique; c'est la chair qui se cabre

devant le traitement infligé être

;

c'est la révolte

de notre

nerveux contre des chocs qui dépassent sa

force de réceptivité, mais c'est surtout l'horreur

du

néant

«

»

— je

ne saurais dire autrement

de la dislocation. Mourir d'une balle semble n'être rien

:

les parties

de notre être restent intactes

;


IMAGES mais

L'trc

LA (IRANDK GUKRRK

l)K

167

disloqué, écarlelé, réduit en l)Ouillie,

une appréhension (jue porter et qui est au fond de

la chair

voilà

la

ne peut sup-

grande soulFrance

du hombardement. Ce supplice dura sans interruption de midi à

deux heures;

il

bombardement et,

fut intense, surtout à la fin, car le était

malgré notre

devenu extrêmement rapide mental, nous

anéantissement

pressenlions que nous toucliions à une crise.

En

effet,

à deux heures, silence subit et quelques

instants après, fusillade éclate

comme une

toile qui se déchire, la

brusquement sur notre gauche. La

du débordement {)ar les ailes continuait. Depuis plusieurs heures déjà, le lieutenant T....

tacli(iuc

préposé avec sa section à

la

garde du ravin ouest,

avait deviné que quelque chose se préparait de son

un à un au pas de course à travers un espace découvert, pour se masser dans un pli, à l'abri de nos cou{)s. Pendant côté.

11

avait

vu

ce temps, ses

organisé leur tirer ils

au

gîte,

tiraient

au

les

Allemands

hommes «

s'étaient divertis. Ils avaient

concours de

comme

défiler

tir »,

mais au lieu de

leurs camarades de droite,

vol.

Le mouvement

cessa.

On

lut

alors dans

tente inquiète qui précède les grands coups. fut pas long.

Une colonne par

coup du

et

pli

l'at-

Ce ne

(juatre surgit tout à

s'avancja rapidement, menaçante.

Elle n'avança pas longtemps. la fusillade et le martelasse

Le déchirement de

des mitrailleuses éclata

:


IMPRESSIONS DE GUERRE

168 la

colonne s'écroula. C'était

s'enfuirent

à toutes

jambes

Les survivants

fini.

sur la pente, à la

grande joie de nos poilus qui leur adressaient, avec des coups de

des épithètes homériques.

fusil,

L'attaque avait échoué.

dans la

c'est

bombardement supplice

se

de la

loi

«

11

pendant

heures encore. Nous attendions

:

ennemie. Le

que jamais,

reprit plus furieux

poursuivit

»

venger

se

fallait

mentalité

la

et le

longues

trois fin,

inertes,

usés.

Cinq heures.

— Calme soudain. Nous hésitons un

peu, ne sachant que penser,

et,

comme

le lièvre

après le passage du chasseur, nous dressons la tête et inspectons l'horizon.

Décidément

c'est fini.

Nous sortons de notre trou avec l'impression d'un damné sortant de l'enfer; nous nous dégourdissons les membres. Qu'il

fait

bon vivre!

Aussitôt on s'égaille, la fourmilière s'agite. Des

hommes, entourés d'une carapace de cendent au ravin le Il

:

bombardement; faut aussi des

nuit

bidons, des-

la

troupe a été altérée pendant

il

faut de l'eau en abondance.

monceaux de cartouches pour

heureusement nous avons trouvé dans

:

ravin des fourgons pleins, abandonnés.

soires Il

le

faut des

des hommes s'en vont au lieu de distribumais reviennent avec des provisions déri-

vivres tion,

Il

la

:

:

le

ravitaillement est presque impossible.

y a de nouveaux blessés; les brancardiers les


IMAGES DE LA GRANHE GUERRE descendent au mvin sur notre

tallée

lirlas! ils

:

Une

leur luire tVanciiir.

169

ne pourront

le

mitrailleuse ennemie, ins-

<lroite,

commande

le

passage

et

fauche tout ce qui se présente. Plusieurs brancardiers et plusieurs blessés ont

tentant le passage.

Il

faut

déjà été

tués, en

donc attendre

la nuit.

Certains blessés sont là depuis le matin. Quelquesuns, pris par la fièvre, sont morts avant l'arrivée

des soins. Les morts sont encore sur

le terrain.

portent au cimetière improvisé, au

croupe.

Il

aussi

faut

reconstituer les

faire

cadres.

s'impose, urgent fondie.

Il

de les ramasser. Des équij)es les trans-

est urL^ent

la

:

bas

de

la

des appels sérieux,

Enfin

le

grand travail

tranchée doit être appro-

Demain matin, nous devons

être installés,

à l'abri, pour défier tout nouvel assaut.

Tout

le

profitant c'est

monde se met courageusement àTceuvre, de

demi-obscurité de la brume,

la

dans une activité

presque

heureuse

s'écoulent les dernières heures d'un jour

28

février.

si

et

que

pi-niblo.

Nuit calme. De temps à autre une

vive fusillade, très courte, et tout rentre dans

le

silence.

Un

seul incident

suis réveillé par

:

vers une heure du matin, je

un blessé qui me demande de

jiaiiscr

Tout en nouant son bandage,

causer.

Il

était

je

le

le

fais

en sentinelle aver un camarade, en

avant de notre ligne. Soudain, un bruit se produit


IMPRESSIONS DE GUERRE

170

du côté ennemi. Sur notre ligne, un homme apeuré crie « Voilà les Boches! » et aussitôt tous les fusils partent. Les Allemands répondent :

:

Notre sentinelle n'y comprend

fusillade générale.

rien et n'y voit goutte. «

Il

Les Boches viennent,

nier!

»

ne pense qu'à une chose vais

je

:

être fait prison-

Et pour éviter ce malheur, que

les lâches

désirent tant, malgré les balles qui se croisent au-

dessus de

une

lui, il

regagne notre ligne en rampant;

balle lui traverse le bras.

plus qu'une idée

bien savoir

gent? »

s'il

:

Mon

est revenu.

— Elles sont

âmes de nos

«

A

présent,

il

n'a

camarade, je voudrais

Vous ne savez

belles,

petits soldats

pas, ser-

dans leur simplicité, les

Le

I

reste de la nuit a

Enfoncé dans mon trou, malgré une position des plus incommodes, et les crampes été tranquille.

qui

me torturent les

jambes,

j'ai

dormi d'un som-

meil de plomb.

A

six heures, je

disposition

:

me

réveille

dans une étrange

calme, l'énergie ont disparu; je

le

sens du trouble, une inquiétude vague. Hier, au

moment

le plus affreux, j'ai

au tréfonds de

conservé, sans lacune,

mon être, une

assurance sereine

:

je

ne devais pas mourir. Aujourd'hui, cette assurance m'a abandonné je vois la mort devant moi. Bien que l'air soit calme, je crains les obus, « mon :

obus

».

Je passe ainsi quelque temps en proie au ma-

rasme. Puis, machinalement, je grignote un bis-


IMAGES DE LA GRANDE GUKHRE cuit, et soiiflaiii je liaiu'c est

me

revenue,

retrouve moi-iiH'ine

171

:

la

con-

de nouveau je nie remets

et

avec sérënité, sinon a\ec indillércnce, entre

les

mains de Dieu.

111

La matinée

passe. Quclcjucs petites

des coups de feu isolés

Allemands ont renoncé à Verdun? allons faire

une

fu.<^illades,

et c'est tout. Est-ce

que

— Hélas!

les

Nous

expérience de l'opiniâtreté

terrible

teutonne.

A en

dix heures précises, alerte! des souflles sont

l'air.

Vite dans les trous! car nous ne connais-

sons pas encore

la

méthode de

tir

adoptée.

Il

faut

éviter les sur[)rises.

Les marmites tombent en plein dans sud. Elles ont l'air tout rai)ord d"y aller

ment

:

le

ravin

prudem-

hésitantes, rares, elles étudient le terrain.

Puis, tout d'un coup, les artilleurs ont sans doute les

éléments voulus

toute sa violence. ils

:

la

tempête se déchaîne dans

Les gros obus se suivent serrés;

éclatent simultanément dans toutes les parties

du ravin sud

et aussi

bien loin dans

Ferme de Thiaumont. dresse de\ant nous;

L'ennemi nous riés

:

(|uel(jucs

sert

Ils

le

ravin de la

fouillent la pente (jui se

montent juscpi'ii nous. un assortiment des plus vails

maigres 77,

(jui

semblent se perdre


IMPRESSIONS DE GUERRE

172

dans cette mêlée, des lOo, des 150, mites

»

;

les 210, les «

maous pépères

»

les « ;

mar-

les 30b, les

380, qui ébranlent la terre jusque dans ses fonde-

ments et répandent d'énormes nuages noirs. L'Allemand recherche la destruction, mais aussi la teril aime l'effet. De gros fusants lancent en reur :

leurs

l'air

pétarades

assourdies

nuages tout ronds; puis voici quatre, six

et

crèvent en

les « trains »

:

trois,

obus qui arrivent ensemble, précédés

par un vent de marée, et éclatent avec une rage de titans.

Les coups se succèdent à une cadence plus ou moins rapide, mais toujours très rapprochée. Parc'est une rafale inferfois la cadence s'accélère :

une explosion n'est pas apaisée qu'une autre un bruit continu de craquements secs ou lourds, amplifiés à l'infini par l'immense écho des bois. C'est un ébranlement gigantesque; on croirait assister à l'écroulement d'un monde. Et par-dessus tout flotte un épais nuage de belle fumée bleue, voile opaque qui semble vouloir déronale

:

la prolonge. C'est

ber au

dans

ciel les

horreurs qui se déroulent là-bas.

le fond.

De nouveau nos que

nerfs sont au supplice. Plus vite

la veille, ils ont

atteint le

paroxysme de

la

fatigue; et alors nous attendons dans l'hébétement,

sans plus penser, que le concert meurtrier prenne fin.

Pourtant, dans notre demi-conscience voilée,


IMAGES

LA GRANDK (JUKRRK

Dt:

173

monte insidieusement un sentiment Lien pénible nous sommes abandonnés! Au-dessus de nos

:

tètes,

nous entendons bien passer

les sifflements aigus,

coléreux dos 75, mais c'est

le seul bruit frant;ais.

Oîi donc est la « lourde »? Nous ne percevons aucun muiîissement! Le 75 est très bon, mais il faudrait de la lourde pour museler un peu lénorme

bétc décbainée

;

et

du

reste, ces

malbeureux

75,

sans défense contre un ennemi posté trop loin, seront vite bors de combat.

Puis les aéros allemands sont constamment au-

dessus de nos tètes. raissent, reviennent.

puis cinq

quatre,

;

Ils

Ils

vont, viennent,

dispa-

sont d'abord deux, puis

bientôt douze

croiseront

si-

multanément. Où sont donc nos aviateurs fran«;ais

[[)!

Et toujours siste à la

le

bombardement

s'amplifie. J'as-

genèse de ces sentiments incobérenls

préparent les défaites.

nous a jetés dans

la

«

(|ui

Nous sommes perdus! On

fournaise, sans vivres, prestjue

sans munitions. Nous étions

la

dernière ressource

:

on nous a sacrifiés. Nous sommes perdus! Nous avons lutté bravement, mais notre sacrifice sera vain. et

»

Ces pensées déprimantes pesaient sur nous,

cependant personne ne bougeait, tant

(liez ces

braves

le

était fort

sentiment du devoir!

Ces notations Jocrivuiit iino piiase de la bataille coniinonon sait si, liepiiis, nos aviatt-iirs ont pris iine belle revanche et reron<iuis. Je haute lutte, l.i maîtrise de l'air. (1)

cailla (i8 f<vrior);


IMPRESSIONS DE GUERRE

*74

A

heureuse diversion.

trois heures,

assourdissant se

fait

Un

silence

soudain, et de suite, une fusil-

lade éclate sur la gauche. L'ennemi s'obstinait à

nous tourner. Il s'était même avancé bien loin à la faveur du bombardement. Heureusement nos mitrailleuses et nos fusils lui font faire demitour.

Reprise du supplice,

et cette fois

sans interrup

tion.

Enfin, à cinq heures, calme soudain.

dement

est

Jamais

fini.

pareille chose

:

ils

Le bombar-

les anciens n'avaient

vu

en demeurent ébaubisl

Nous avions atrocement

souffert.

Et pourtant

à la périphérie de la

nous étions presque nous avons eu surtout arrosée :

zone

la souffrance

morale. Quelle a donc été la situation des malheu-

reux qui se trouvaient dans

miheu de de

me

la fournaise?

rendre compte.

Une

Mon

les ravins,

en plein

occasion se présente

capitaine m'envoie por-

renseignements au commandant. Je m'empresse de descendre la croupe et, ma mission rem-

ter des

plie, j'inspecte.

Spectacle terrifiant.

sages lunaires

béants de toutes les lées et brûlées. il

Le

sol fait

penser aux pay

une succession de cratères grandeurs, aux parois fendil-

c'est

:

Les

taillis

sont fracassés, hacliés

n'en reste que des débris. Les arbres sont

tilés.

Un

certain

nombre ont

été

:

mu-

coupés net à des


IMAGES DE LA GRANDE GUERRE liauleurs variables.

La cime

est

tombée

175

droite à

côté du stipe étété.

Mais ce n'est

le sol est tapissé tilés!

En

le

décor d'une scène atroce

voici

un qui

lui,

:

de cadavres. Pauvres corps mu-

Quelles profanations odieuses

l'arbre a été

sur

que

était

coupé

abrité

et le tronc est

en l'écrasant contre

tétc aplatie, sans blessure,

ont subies.

ils

un arbre; tombé d'aplomb

derrière

Cet autre a

le sol.

comme

si

elle

la

eût été

en carton.

o.-^^^' Et partout

une mixture atroce de cliair et de sang d'où s'élève une vapeur à l'odeur fade, écœurante. Une liorrour indicible mélreint à cette vue, mais aussi quelle pitié je ressens pour ces malbeu-

c'est

reiix!

Comme j'implore

Dieu de mettre

fin

à ces

ignominies. Jamais je n'ai prié avec tant de cœur. Quelles scènes ont

dii

se passer

ici

pendant

le

bombardement! Cependant, ces braves gens sont restés justju'au bout au poste que leur assignait le

devoir. Admirable force de la discijdine militaire! Il

est vrai (jue la discipline coûte

reçoit de baut les beau.x

eux.

A quelques

pas,

ils

peu

exemples qui

lorscpio l'on .s'ollraicnt à

voyaient se profiler

la sil-


IMPRESSIONS DE GUERRE

176

houette d'un médecin-major, en manteau leur et en képi.

Il

d'artil-

avait eu son poste de secours

retourné par les marmites, un médecin aide-major,

un médecin

auxiliaire, plusieurs infirmiers et

officiers tués à ses côtés.

Il

était

breux cadavres qui avaient expiré

entouré de nomlà,

de mourants,

de blessés qui gémissaient pitoyablement. Rien de cela n'avait ébranlé son courage

;

il

toujours, sous les marmites, avec la rité

que dans une

même

dexté-

salle d'opérations.

Us avaient au milieu d'eux

commandant

se dévouait

régiment.

le

le lieutenant-colonel

Celui-ci

n'avait

pas

un Keu plus hommes, pour parmi ses voulu être il avait sûr prêcher d'exemple. Et quel exemple! Le colonel s'abritait (était-ce une ironie héroïque?) sous une cherché, pour y établir son poste, :

toile de tente.

Sous

cet abri superbe, entouré de

son

état-major, qui se modelait sur son attitude,

comme au Les hommes

il

était indifférent, tranquille,

jour d'une

revue. Exempla trahunt!

pouvaient-

ils s'affoler

en face de

tels

chefs?

J'admire cette prodigalité d'héroïsme; mais finalement, le sentiment qui domine en moi c'est une colère intense, et

qui ont déchiré

accès de

comme mes

implacable, contre ceux

frères. Je sens

monter un

rage contre ceux, personne, parti ou

peuple qui, en voulant

la

guerre, consciemment,

ont voulu ces atrocités. Je vois devant moi la face

de ces officiers que les caricatures de Zislin et


m

IMAGES m: LA grandp: guerre Hansi ont rendue populaire, cation, je

me

et,

devant cette évo-

possède à peine. Je pleure d'impuis-

sance et d'indignation.

29

février.

Nuit calme. Dans la matinée, les

Allemands tentent encore un la tactique

nombre,

effort.

C'est toujours

d'encerclement que permet leur grand

Les miLeur tentative est vaine. fini. L'ennemi est convaincu de

talent encore notre gauciie.

ils

trailleuses veillent.

Désormais

c'est

ils nous laisseront en paix. La roule Verdun est barrée, du moins provisoirement, en ce qui nous concerne.

notre force; de

Dans

la

journée, un bruit se répand

relève ce soir.

Comme

on

la désire!

il

:

y a

Nous sommes

vraiment exténués. Depuis huit jours, depuis que

nous avons été enlevés en autos, ininterrompue de fatigues

avons

pas.sé

cincj

et

c'est

une

série

de privations. Nous

nuits consécutives à peu près

sans sommeil, huit jours sans nourriture récon-

une diète presque complète. bombardements, livré pendant trois jour.s des combats acbainés. Quelle force de résistance n'offre pas la nature humaine il n'y pas eu un seul malade parmi nousl Mais la fatigue est grande. Sous des S(iuames de saleté, on aperçoit des traits tirés, des yeux enfoncés, des visages fortante, quatre dans

Nous avons

subi trois

:

extraordinairement amaigris. n.

iS


IMPRESSIONS DE GUERRE

178

Un

grand réconfort vient nous remonter dans

On fait circuler dans les rangs un message du chef de corps. Il nous communique une lettre du colonel commandant la brigade, ainsi conçue

l'après-midi.

:

«

Mon

«

Vous

«

au «

cher R...,

le

Général m'écrit ce qui

adresserez tous

N%

particulièrement au N".

:

et

»

Je viens d'envoyer un second message en

disant que le N' a été héroïque. tenir

comme

faire relever. «

suit

mes compliments au N'

En

tous,

Il

faut continuer à

des teignes. Je ne tarderai pas à vous

L...

portant cette note à la connaissance de

le

commandant

lieutenant- colonel

adresse ses remerciements. tion sera maintenue,

malgré

Il

pense que

le

N'

la posi-

les souffrances et les

privations qui ne sont ignorées de personne.

R... »

Nos chefs savent aller droit au cœur de leurs hommes. Ils ne nous ont envoyé que quelques lignes très simples, et pourtant, lorsque nous les lisons, elles

nous font

l'effet

d'un baume.

Instantanément tout est oublié et, nouveler

l'effort,

s'il fallait

re-

on marcherait de bon cœur. Le

lieutenant-colonel avait déclaré, paraît-il, que le N"

mort il ne s'était pas trompé. A minuit, le régiment de relève arrive c'est un régiment d'élite. Nous sommes heureux de lui

tiendrait jusqu'à la

:

:


IMAGES DE LA CRANDE GUERRE remettre

conquis;

terrain

le

il

sera

1)1011

179 ganl«''.

Nous partons contents, fiers du devoir accompli courageusement; nous ne regrettons rien. Mais en descendant la croupe, tout le monde a le cœur serré. Dans le grand silence qui plane au-dessus de nous, on sent que chacun reste étroitement uni, par la pensée et la prière, aux

dorment tion.

camarades qui montant leur dernière facen leur adressant un souvenir ému

tout près,

là,

Et c'est

que nous nous enfonçons, sans mot

dire,

dans

la

nuit i)leuàtre des ravins.

2.

— En

réserve sous

les

obus.

Dans la nuit du 29 février au 1" mars 1016, nous (juittions la croupe d'Haudromont, que nous avions coD(|uise et ensuite conservée, en dépit des ellorts

acharnés de l'ennemi. Cependant notre rôle

dans la bataille de Verdun n'était pas encore

nous devions à présent constituer Iroupos faisait

<|ui

la

venaient de nous relever. Si

moins âpre, nous

beaucoup, plus

allions

fini

:

réserve des la lutte se

soullrir

encore, sous certains

encore

rapports,

qu'en première ligne.

Nous nous rendîmes dans une caserne de Verdun, comptant bien y prendre un repos réparateur. A notre arrivée, une grande joie nous était


IMPRESSIONS DE GUERRE

180

réservée notre «

«

:

dissimulé derrière le

torpilleur »,

mur

de clôture,

entouré des sympathiques

cuistots » et de la fig-ure chafouine

du légendaire

caporal d'ordinaire, nous attendait au milieu d'un nuage de vapeur, chargé de chaudes promesses. Ce véhicule, lourd et disgracieux, prit dans notre esprit la valeur d'un symbole de vie calme et heureuse.

Ce sentiment de quiétude n'eut que d'un éclair.

La cour de

durée

la

offrit un encombrée disposées dans un

la caserne

nous

spectacle moins réconfortant. Elle était

de voitures de toutes sortes, ordre plutôt vague

:

aux roues étaient attachés

les

chevaux, qui paraissaient en proie au plus morne

Nous apprîmes bientôt que la caserne était bombardée; et nous pûmes d'ailleurs le constater ennui.

:

la

cour

était constellée

de trous d'obus; Jes ca-

davres de chevaux gisaient, déchiquetés, auprès des brancards; aux toits béaient des ouvertures.

C'en fut

fait

de notre repos

rité disparut;

:

le

sentiment de sécu-

nous étions derechef dans

l'attente

anxieuse des obus.

Nous nous

installâmes

calme indifférence dans ci

cependant

avec

une

Ceuxdans ses

les vastes bâtiments.

étaient bien beaux, mais l'architecte,

devis, n'avait pas prévu de

bombardement

:

murs

peu épais, toits minces. Il eût été à peu près aussi avantageux de camper sous la tente. Après avoir remonté notre volonté d'un vigou-


IMAGES DE LA GRANDE GUERRE reux élan, nous prîmes nos places sur

un

monde dormait

clin d'iril, tout le

181

le sol et,

à

[)oin{:^s

en

fer-

més, sans plus se soucier des obus qui pouvaient

nous

réveiller

Durant

la

dans

l'éternité.

matinée,

sèrent tranijuilles.

les

Allemands nous

lais-

envoyèrent quelques rares

Ils

dans

projectiles, qui éclatèrent

les

cours sans trou-

bler notre sommeil. Mais l'après-midi ce fut autre

chose. Les aviateurs avaient-ils signalé la présence

des nombreux é(juipages; avaient-ils été avertis de notre présence par quelques veillés, qui avaient l'air?

Toujours

réveillés

éprouvé

hommes, le

trop tôt ré-

besoin de prendre

que, vers midi, nous fûmes

est-il

brutalement

par

des

explosions

proches. Aussitôt, émoi intense. Tout

mur

se jette contre

le

dans l'angoisse

(jue la

très

monde

le

prolecteur, et l'on attend

sérénade prenne

fin.

Heureusement les Allemands avaient un tir très précis. Sans doute aussi la Providence pre-

peu

nait-elle soin de nous.

L'on est tenté, en

reconnaître son action en face de

énorme d'obus

inutiles.

Il

la

eiïet,

de

proportion

n'y eut ce jour-là que

quebjues rares accidents; nous en filmes quittes,

en somme,

[)Our

Nuit calme.

une

forte émotion.

Quelques

coups

seulement, que

nous entendîmes vaguement du fond de notre lourd sommeil.

Le 2 mars, par Du matin jus(ju'a

contre, fut la nuit

une journée

terrible.

tombée, nous filmes sous


IMPRESSIONS DE GUERRE

182

le feu et, cette fois, l'arrosage fut

A

dense

et précis.

chaque instant, nous devions nous jeter contre mur, et attendre des heures entières que les

le

ennemis prissent quelque repos. Les

artilleurs

pertes furent assez fortes. Des obus éventrèrent

des chevaux; d'autres, affreusement blessés, restaient étendus sur le sol,

au milieu d'une flaque

énorme de sang. Les pauvres de

leur état, faisaient

se relever.

Les

bêtes, inconscientes

des efforts désespérés pour

tètes se dressaient

farouchement

et tentaient d'entraîner le corps. Parfois le corps

se soulevait à demi, mais l'arrière-train, mutilé,

un soubresaut de douun clapotis de sang-,

refusait de suivre et, avec

leur, la bète s'écroulait, dans

sous

le

regard inintelligent de ses voisins, en-

core indemnes. Ceux-ci, surexcités, dressaient les oreilles, lâchaient, dès

qu'un sifflement

des ruades gigantesques était

et,

arrivait,

lorsque l'explosion

proche, s'emportaient dans une frénésie infer-

nale.

Des voitures en désordre, du carnage de chevaux tués et blessés, de la folie des autres, de la cour jonchée de débris, montait un sentiment de tristesse et d'horreur qui pesait sur nous.

Pourtant notre

pitié.

caserne

et,

des

objets plus

dig^nes

sollicitaient

Quelques excités avaient croyant se mettre à

réfugiés dans

un ravin peu

quitté

la

l'abri, ils s'étaient

éloigné.

Les obus

les

avaient poursuivis, encerclés dans cet entonnoir


IMAGES DE LA GRANDE GUEHKE et

183

finalement massacrés. Des promeneurs témé-

raires s'étaient fait surprendre dans la cour; leurs

cadavres pantelants gisaient çà

tombés sur

étaient

aucune protection planches feuille

les :

et

de papier, sous

d'ardoise, de

cracjuaient,

ils

le

Des obus

là.

Ceux-ci n'oiïraient

mince surface

de plâtras,

et

toits.

comme une

choc de l'explosion,

et les

pauvres habitants étaient criblés d'éclats et de dé-

Pour ceux du dehors c'était, temps que l'explosion, un s'ouvrait, un nuage de fumée qui

bris de toutes sortes.

subitement, en trou béant

(jui

même

montait. Kt aussitôt se posait l'angoissante question

:

«

Qu'y

a-l-il là

dedans"?

Oh

!

les

malheureux.

]*our ceux du dedans, c'était atroce.

Le

»

frêle abri

des toits leur donnait, malgré tout, une impression

— ne

de sécurité; lièvres

croient le danger passé dès

(pii

voient plus?

cœur

sommes-nous pas comme

Ils

laissaient

serré, certes, sans

coup, choc formidable,

(ju'ils

donc tomber

les

ne

le

l'averse, le

peur cependant. Et tout à

toit

crevé, salle remplie de

débris et de fumée. Avant que personne fût revenu

de sa stupeur, s'élèvent les clameurs lamentables des blessés secours!

»

:

«

.Mon Dieu,

mon

Dieu, oh, oh!

Au

l'explosion a éi)ranlé les nerfs des sur-

vivants; aussi les cris montant du sein du brouillard

nous saisissent d'horreur;

il

faut se maîtriser,

avant d'aller vers les malheureux.

On

alors en présence d'un dur spectacle livides,

se trouve :

des corps

couverts de débris, des figures reflétant un


IMPRESSIONS DE GUERRE

184

effroi indicible et les souffrances liorribles

de ces

pauvres membres déchirés, meurtris, parfois déchiquetés. Notre

cœur saigne au contact de

tant de

misère, et nous ne souffrons guère moins que les blessés.

Ces terribles scènes se sont gravées dans nos mémoires; elles y vivent désormais avec la force et le relief

d'un souvenir d'enfance.

Cependant

les pertes de la

journée avaient été

sérieuses; la situation était intenable. Les autorités décidèrent

de nous porter plus près des lignes,

dans un ravin

;

nous y serions protégés par

pente du terrain,

et

la

l'ennemi, ignorant notre pré-

sence, nous laisserait en paix.

Vers

trois

émotions de

vrier. fois,

heures du matin, l'ordre du départ

donné. Nous alUons revivre à peu près les

était

la

marche nocturne du 26 au 21

allions-nous?

nous n'en savions

Même Ça

doit aller mal, là-bas

le

fé-

première

Une impression

!

et,

»

ce-

nous peu à peu Nous nous attendions

et s'imposait à

donc à marcher au feu dans

cette

rien. Qu'allions-nous faire?

point d'interrogation.

pendant dominait «

Comme

:

avant de nous hausser

plan de la résignation

nos soldats ne

sont pas héros par nature, mais par volonté

nous étions vaguement troublés. Vite cependant le

calme, l'insouciance revinrent.

la grille

En

franchissant

de la caserne, nous étions résolus, presque


IMAGES DK LA (inANDK GUERHK heureux de

faire

quelque cliose,

d'aller

18o

donner une

aux Boches. Marche à l'aveuglette dans l'obscurité épaisse, par des chemins inouïs. De nouveau nous trébuchons, nous pataugeons, nous choppons, nous dégringolons. La situation avait-eUe changé? Dans

nouvelle

le

« pile »

lointain,

allemands,

mêmes

lueurs sinistres des départs

même grondement

continu du canon;

plus ])rès, craquement presque ininterrompu des

explosions, lueurs blafardes des fusées qui montent

De

sur la plaine, défaillent, s'étalent et meurent.

temps

à autre

une courte

fusillade,

un déchirement

de mitrailleuse. Plus près encore, les aboiements des braves petits 75, la grosse voix de quelques pièces de lourde.

De nouveau nous sommes em-

poignés par une horreur intense, pas celle de peur, mais l'horreur sacrée la

grandeur, c'est-à-dire,

tions

(jui

s'impose devant

la

mort. Nous sen-

ici,

que nous entrions chez

et,

ou moins

elle; plus

consciemment, nous rendions jesté

la

hommage

à sa

ma-

graves, nous avancions silencieusement,

courageusement, religieusement.

Vers cinq heures, pendiculairement

le

colonel nous

la j)ente

fait

gravir per-

du ravin que nous

vions déjà depuis longtemps, et

fait

sui-

dis[)0ser les com-

pagnies, en lignes déployées, à différentes hauteurs, il

grandes distances. Que signifie cette disposition?

\ en juger par

les fusillades,

nous sommes encore

loin des lignes. Pour(|uoi celle formation dispersée?


IMPRESSIONS DE GUERRE

186

Un

ordre vient nous

fixer.

«

Prenez vos

portatifs et creusez devant cliaque section

chée-abri.

allons

»

Nous sommes donc en

nous constituer des

outils

une

tran-

réserve et nous

bien que

abris, tant

mal, en prévision des événements.

Les cœurs se détendent

ce n'est pas pour

:

aujourd'hui! Et l'on respire plus à

l'aise.

sont tirés de leurs étuis et l'on se

met

L'on

immense

d'une

dirait

Les

outils

à l'œuvre.

carrière, exploitée par

des ouvriers au courage féroce. C'est qu'il faut se hâter! L'expérience des jours précédents nous a

appris qu'il

fait

bon sous

vaillent fébrilement.

des pics frappant

Le

terre.

Nos hommes

tra-

ravin retentit du bruit sec

du grincement pénible des Sur toutes les lignes, l'on

le roc,

pelles fouillant le sol.

entend des conversations animées, à voix basse, émaillées de bel esprit.

Çà

et là, l'on

surprend une

chanson débitée en sourdine. L'ardeur est grande, mais

le travail

n'avance

guère. Les outils portatifs mordent peu et le sol est si dur. Voici le plein jour arrivé;

hâter.

Le

ciel est

clair

:

les taubes

tarder à nous survoler et nous serons à l'immobilité absolue. Vite, une partie

il

faut se

ne vont pas

condamnés des liommes

s'égaillent dans le bois, à la recherche de poutres,

de rondins. Heureusement l'ennemi a travaillé

pour nous.

Un peu

bois à foison;

il

à l'écart, les obus ont coupé

n'y a qu'à prendre. Les

du

hommes

reviennent, porteurs de charges incroyables. Les


IMA(ii:S

DE LA (iRANDK GUERRt:

187

sections disposent les rondins en avant de leur

suriUèvcnt ainsi

al)ii et

parapet. HàtivonienljCes

le

rondins sont recouverts de terre bien tassée; puis le

tout est dissimulé sous des !)ranchag'es plantés

dans un savant désordre. Enfin

raliii est

mais

liélas!

terminé.

c'est la guerre,

guère profond,

n'est

Il

nous savons nous

plier

aux circonstances. Nous nous reposons donc bien contents

et,

pour essayer notre

terrier,

nous nous

y étendons. Nous ne nous doutions guère que cet abri, dont

nous étions dont

comme

beureux

fiers et

des entants,

transformer en un lieu de souffrances,

allait se

souvenir marquerait tristement dans notre

le

mémoire.

sommes

Brutalement, nous

tude, et ra|)pelés à la réalité. «le

grosse

artillerie venait

tirés

Une

de notre

série de départs

d'ébranler la crête devant

nous.

«

Ab! mais, qu'est-ce que cela?

nage!

»

Telle fut la [)remièrxî réflexion.

nous avions un

(juié-

fort à (juelques

(icbu voisi-

En

efTet,

centaines de mètres

de nous.

Pendant (Ir

(jue

nous supputons

les consécjuences

cette découverte, voici qu'éclatent derrière nous,

sur

la

Pour

crête opposée, les glapissements des 75. le

coup, c'était trop. Nous étions donc dans

une région

«

trullée!

cette constatation

«

Quebjue consolante que

pour

la

fût

défense de Verdun, elle


IMPRESSIONS DE GUERRE

188

ne nous charma nullement. Notre esprit s'arrêta sur cette seule pensée

par derrière!

artillerie

beaux draps!

:

«

Artillerie par devant,

Nous sommes dans de

»

Bien vite nous eûmes un avant-goût de nos

Nous

misères.

étions

condamnés à une

passivité

absolue. Constituant la réserve, nous devions être prêts à partir à tout instant

de rester sur place.

:

Il fallait,

force nous était donc

pas surcroît, prendre

garde d'éveiller l'attention des avions ennemis,

donc se tenir

Nous

cois.

étions rivés. Cette immobilisation devait

être la cause de bien des souffrances lier,

elle

nous exposait à un froid

;

en particu-

glacial,

sans

réaction possible.

Le

jour, le

mal

était

encore anodin. Nous étions

sans doute réduits, parfois pendant des heures entières, à rester figés sur place.

Le

froid piquait

alors, mais au moins nous avions un peu de répit.

Quand

le ciel était libre et

que

les

marmites

n'ar-

rivaient pas, nous pouvions sortir de notre terrier et faire les

l'immobilité

cent pas. Mais la nuit! C'était alors absolue.

L'obscurité

était

impéné-

moindre faux pas risquait de nous faire dégringoler jusqu'au fond du ravin. Nous étions trable; le

trop épuisés pour

rester debout,

il

fallait

dor-

mir. Malgré notre répugnance, nous devions donc

nous coucher. Nous nous étendons sur

l'isolateur


IMAGES DK LA GRANDE GUERRi;

1

vt

branchages, qui bientôt nous rentrent dans les

(le

membres Pour

et

nous font

soulîrir à l'égal

résister au froid,

uns contre

formant un

nous nous

comme

les autres, serrés

banc

«

».

En

vain.

la protec-

et le contact

nous sommes bientôt glacés.

voisins,

des harengs

Malgré

maigre couverture

tion do notre

de l)lessurcs.

blottissons les

Il

des

faut pour-

tant rester là, des heures et des heures, à claquer lies

dents

:

c'est

encore

le

moindre mal.

Dures nuits! Les poètes antiques ont inventé toutes sortes de supplices compliqués, à l'usage

dos suppliciés de leur enfer.

Ils

ont cherché trop

loin.

Dures

mais surtout atroces réveils

nuits,

nom

peut appeler de ce

énervé

à

une

veille

le

(si

l'on

passage d'un sommeil

comateuse). Quel moment! La

couverture osl blanche de givre, parfois de neige, corps glacé et endolori, les pieds insensibles,

le

les

membres

prit est

raides.

comme

l'e.',-

ankylosé, l'intelligence assoupie,

pensée absente. rieur de

Dans ce corps engourdi,

Il

la

ne nous reste que ce degré infé-

conscience, sans idée, dans lecjuel sur-

nage une seule impression

La volonté

:

«

Oh, que

j'ai

mal!

est inerte, elle aussi écrasée par

m

une

sensation d'épuisement.

Cependant, l

es[)rit

revient

le le

réveil s'accentue et,

premier à

peu

la réalité. 11

à peu,

revoit la

situation et, devant les dangers qui s'annoncent la

\uluntt' ii';i\aMt pas

encore repris

les

rênes —

— il


IMPRESSIONS DE GUERRE

d90

une détresse

plongé, sans réaction, dans

reste

sans bornes.

Les hommes flottent ainsi dans le brouillard, heureusement pas longtemps. Ils sortent de leurs trous.

Aux premiers

pas,

ils

d'hommes

font l'effet

ivres et titubent, brouillés avec l'équilibre; puis,

de l'esprit s'affirmant un peu plus, ils marchent avec des gestes désordonnés de pantins aux membres raides et mal articulés. Enfin, ils la maîtrise

essayent clopin-clopant un tour de pieds

sont

tellement

endoloris

manège

qu'ils

:

les

refusent,

longtemps encore, obéissance. Cependant, avec chaleur

et,

avec

le

mouvement

elle, la force.

est

revenue

la

L'intelligence rede-

vient lucide, la volonté se ressaisit. Les conversations s'engagent;

joyeux, fuse.

Du

quise, paisibles,

bonne humeur, en

la

rires

haut de notre indifférence recon-

nous attendons

les

événements.

Les quatre jours que nous passâmes dans ce ravin nous parurent d'une longueur interminable. Ils

s'écoulaient,

comme

au compte-goutte, sous

poids de deux obsessions énormes le

:

le

les aéroplanes,

bombardement. Vingt

coup de tout

le

fois, trente sifflet

monde

fois

strident

par jour, retentissait un :

Aéroplanes! Aussitôt,

se jetait dans l'abri,

Nous percevions bientôt

le

immobile.

bourdonnement du

hanneton monstrueux, puis de deux, de

trois,


IMAGES DE LA (iHANDE GUERRK parfois de plus encore

Nous tournions

un concert de

:

la tète

dans

191

soir do mai.

la direction

i)résumée

aprrs des rechcrclies parfois longues, à travers

et,

nous découvrions loi-

brancliaiios dénudés,

les

seau de mort. l'épervier, les

comme

Fascinés,

yeux

liés

l'alouette

nous

à lui,

le

par

suivions

Nous voit-il? » Parfois au-dessus de montait au paroxysme

dans ses évolutions l'angoisse

:

«

:

nous, l'avion lâchait une fusée,

ou bien, virant

l)rus(]ucmonl,

vers les lignes

à tire d'ailes

filait

allemandes. Alors pesait sur les esprits avec le poi<ls «

d'une chape de plomb cette lourde pensée

Ça y

nous sommes repérés!

est;

:

Et guettant,

»

dressée, les souffles annonciateurs, tous

l'oreille

se tenaient prêts à faire

«

carapace

sous l'averse

»

attendue. Grâce à Dieu, nos craintes ne se réalisèrent pas

:

nous ne fûmes jamais

«

l'objectif ».

Pourtant, à plusieurs reprises, nous devions être vus. Entre autres,

Du

il

me

reste

un souvenir aigu.

côté des lignes, croisaient quatre ou cinq aéro-

planes, dont nous ne pouvions distinguer la nationalité,

lîionlôt l'un d'eux

Celait un

fran(;ais,

vol imposant, inégal

11

un

un peu

était à

sembla

se

rap{)rocher.

biplan qui s'avançait d'un lent.

Il

fuyait

un combat

présent au-dessus de nos tôtes,

Nous vécûmes un(> minute douloureuse. lOn arrière, un peu plus haut, fonçait, l'air menaçant, avec une vitesse d'autour, un avion de très bas.

chasse allemand.

Il

gagnait rapidement du terrain


IMPRESSIONS DE GUERRE

192 et

soudain, brutalement, sa mitrailleuse se mit à

cracher. Accusant le coup, le français s'inclina,

Une sueur

tournoya, piqua.

heureusement ce presque à

la

n'était

nous couvrit;

froide

qu'une

hauteur des arbres,

il

feinte.

Arrivé

se redressait et,

majestueusement, continuait sa route, pendant

que

l'autre,

faire

emporté par son élan,

s'efforçait

de

demi-tour.

Notre avion nait critique

descendu

était

sauvé, mais la situation deve-

pour nous. Le boche, en

très bas, lui aussi;

100 mètres de nous. Nous étions

ne remuant souffle.

môme

virant, était

était à

il

moins de

blottis, serrés,

pas la tète, retenant notre

Comment ne nous

pas? Sans doute,

vit-il

dégrisé par la disparition soudaine de son adversaire,

ne songeait-il qu'à échapper aux mitrail-

leuses et aux 75 qui commençaient à le chercher.

Ohl ces aéroplanes. Et pourtant, par eux-mêmes,

ils

étaient

dangereux. Ce que nous redoutions surtout, le

de

bombardement nos

canons,

prendre part à

:

c'était

par suite du fâcheux voisinage

nous la

peu

fête,

devions

nécessairement

et revivre les

terribles

heures de bombardement des 21 et 28 février. Tristes jours passés dans l'attente des obusl

Nous

étions cette fois laissés à

tion, sans rien

une entière inac-

pour nous distraire du danger. Les

impressions ressenties alors se sont enfoncées

profondément dans

ma mémoire

si

que je puis encore


IMAGES DE LA GRANDE GUERRE les dérouler, à volonté,

comme un

193

film de cinéma.

J'cnlends encore nos canons envoyer leurs pre-

miers obus

quelques minutes après,

cl,

la

pre-

mière rafale ennemie déferler. Elle éclate là-haut sur lu crête devant nous. Bah! c'est pour

pensons-nous,

nous restons bien

et

le fort,

trancjuilles à

continuer notre manège. Quelques minutes après, deuxième rafale les obus éclatent plus bas. Un soupçon d'inquiétude est-ce que ça va descendre sur nous? Quelques minules de calme. Tout à :

:

coup, sur

c'est

dans

le plateau,

faibles souffles.

le

pour nous! D'instinct,

quelcjLics

lointain, quelques

Nous dressons

hommes,

l'oreille.

Horreur!

dos se voûtent;

les

plus im[)ressionnables,

s'a[ila-

Les obus éclatent à une centaine de mètres. Nous sommes avertis. Rentrons dans nos tisscnt.

trous et étudions le

Une

autre

tir.

rafale

souflles brulau.v

survient.

nous donnent

De nouveau, la

les

sensation de la

marmites éclatent dans à Dieu, entre deux tranchées. Nous en sommes quittes pour un clioc intense et une bonne émuliun. catastrophe

finale.

Les

notre position, mais, grâce

Ut

le

tir

continue, lent, intermittent. Les Alle-

mands arrosent méthodicjuement

le

ravin; leurs

obus montent, descendent, s'écartent sur reviennent.

Ils

s'élè\ent

au-dessus

les côtés,

des

cimes,

s'abaissent jusqu'au sol (piils rasent, en nous iiap-

pant dans leur souffle brutal. n

Du

fond de nos trous, IS


IMPRESSIONS DE GUERRE

194

serrés frénétiquement contre le parapet, courbant

nous-mêmes, nous

l'échiné et pelotonnés sur

vons avec une attention déjà fatiguée

sui-

les péripé-

ties du bombardement. Comme bercés par un rythme de vague, nous voyons les arrivées s'éloigner, se rapprocher et nous passons, à intervalles

réguliers, de la détente joyeuse à l'horreur affolante. J'ai

encore dans les oreilles les bruits sinistres

de ces secondes interminables lointain,

mais

le

qui, dès le

nous savons

pacifique,

souffle

là-bas,

:

premier instant, glace

pour nous! Puis

qu'il est

s'accentue, s'amplifie

et, le

dans

le

timide, dirait-on, d'effroi

:

le souffle

temps de s'en remettre

à la bonté de Dieu, les quatre craquements formidables, au milieu de nous, ébranlent le sol, nous

couvrent de terre

et

de débris.

Souvent, nous ne souffrons aucun dommage.

Mais de temps à autre, la catastrophe tant redoutée se produit un, deux obus tombent dans un abri ou dans son voisinage immédiat. C'est alors pour les :

voisins table.

une secousse physique

Le

et

morale épouvan-

plus douloureux, c'est la suite, ce sont

les cris pitoyables des blessés, distingués

au milieu

des morts, à travers la fumée et la poussière. J'ai

encore, très nette, la vision d'une de ces

séries, la plus atroce

que

j'aie vue.

Un obus

venait

de tomber au milieu d'un groupe. Aussitôt des cris

nous font dresser

les

cheveux. Nous levons la


IMAGES DE LA GRANDE GUERRE {Me

cherchons à percer

et

Nous approclions; nous;

le sol (Hait

le

mystère du nuage.

l'horrible tableau s'étale

devant jonché de débris humains; deux

cadavres étaient étendus

et,

entre eux, un pauvre

blessé dressé sur son séant. D'un tinctif,

s'eiïorçait,

il

et les avant-bras pendaient. le

mouvement

comme pour

secours, de lever les bras; mais

de blessures d'où

195

La

ils

appeler

ins-

au

étaient cassés

tétc était criblée

sang découlait sur

le

visage,

Les yeux étaient perdus, tournés vers le ciel, comme pour im{)lorer l'aide suprême, et la bouche entr'ouverte poussait des « au seen

stries rouges.

cours

»

profonds, terrifiés, qui nous prenaient aux

entrailles.

Jamais

les peintres n'ont

aussi pitoyable. reculer,

de

me

me

Ce

imaginé (VEcce Homo

fut plus fort

que moi. Je dus

détourner, l'espace d'un instant, avant

maîtriser et d'aller au blessé.

Telle fut notre vie pendant (juatre jours.

hommes

t

taient

épuisés.

malgré

Pourtant,

Les les

dangers qui planaient sur eux, leur courage restait indomptable. Sans doute, durant les bombardements, sans fanfaronnade

Cependant

ils

inutile, ils se terraient.

conservaient leur calme, l'on pour-

Leur angoisse intérieure un aurait pu s'v tromper. Les con-

rait dire leur indifférence.

se manifestait par une certaine gravité, mais esprit inatlcntif

même

versations continuaient leur train et loustics lançaient, sur le com[)le des

obus

et

les

des


IMPRESSIONS DE GUERRE

196

Boches, des

les visages et

monter

les rires. Il

moments de

fois des

dérider

traits d'esprit qui faisaient se

y avait bien par-

silence lourd, lorsque l'on

entendait arriver la rafale dangereuse.

Une

fois

ou

y eut quelques instants de trouble un obus venait de tomber dans l'abri. L'émotion du

l'autre,

il

:

premier instant lard, les

aussitôt :

«

ailleurs!

Dans

le brouil-

corps s'agitaient, couraient de-ci de-là,

affolés, à la

gique

était trop violente.

recherche d'un refuge plus sûr. Mais

une voix de gradé

crevait le silence tra-

Restez à vos places! Ça n'ira pas mieux »

Et sans hésitation, tout rentrait dans

l'ordre.

Patiemment,

l'on attendait.

Le bombardement

moins pour trous, une cer-

cessait enfin, au

quelque temps. Bientôt, dans les

taine impatience se manifestait. Si l'on

sortait?

Quelques-uns, plus pressés, se redressaient, passaient la tête

prudemment, inspectaient

:

tout est

calme. Bientôt l'enquête recommençait; c'est bien fini,

on n'entend plus

La

de souffles. rait.

rien.

Plus de départs, plus

troupe sortait, se répandait, cou-

Nous nous dégourdissions

volupté, tranquilles

comme au

les

membres avec le champ

repos sur

de manœuvres, jusqu'à la prochaine

alerte.

Ces jours sombres eurent enfin un terme. Il était temps physiquement, nous n'étions plus que des loques. Ces jours avaient été sans doute moins dangereux que ceux passés en première ligne; :


IMAGES

D1-:

LA GRANDK

GUliRRl-:

197

nous n'avions pas eu à supporter d'assauts; le bombardement avait été beaucoup moins intense. Pourtant leur lot de souffrances nous semblait plus lourd. Nous avions eu à lutter contre l'obsession lancinante des aéroplanes, des obus. L'intermit-

tence du

tir

nous avait forcés, à maintes

et

maintes

aux circonstances notre système nerveux, par un rétablissement éjjuisant. reprises, à adapter

Nous avions

aussi soullcrt d'un froid

vif,

presque

sans arrêt. Notre pitance avait été parfois insuffisante. Surtout, devant cette avalancbe de misères,

nous n'avions eu aucun dérivatif

:

nous étions

face à face avec elles, à les considérer dans leur

horreur.

Nous

étions donc usés jusqu'à la corde.

traits étaient tirés, les llottait.

signe

Mais l'àme

plainte.

était nécessaire; s'il

était intacte.

Jamais

Les

ceinturon

le

moindre

Nous savions que notre présence nous ne demandions rien de plus,

avait fallu marclier encore, malgré notre

accablement, personne n'eût Il

le

de mécontentement, de lléchissement, la

moindre et

yeux enfoncés;

liésité.

y a (picbpics semaines, les

journaux ont rap-

Le président Poincaré, à l'issue d'une revue, demandait à un général son appréciation sur l'attitude de ses hommes. Celuici avait répondu « C'est à se mettre à genoux devant eu.\. » Le Président, très ému, n'avait rien pu répliquer. A nous qui avons été témoins, cette porté un

trait

toucbant.

:


198

IMPRESSIONS DE GUERRE

scène nous apparaît d'une vérité saisissante. Devant

nos braves,

il

n'y a qu'une

attitude

:

celle

du

général; qu'un sentiment: celui du Président, l'ad-

miration muette.

Notre rôle

était fini. L'état-major, se

rendant

compte de notre usure, avait donné l'ordre de nous renvoyer à

l'arrière,

pour de bon cette

7 mars, de très grand matin,

fois.

Le

nous quittions donc

l'arnous nous dirigions à pas lents vers une caserne de riéré de fatigue était grand

le ravin et

Verdun.

De nouveau, torpilleur » il

;

joie

immense de retrouver notre

à lui seul, pendant quelques minutes,

absorbe toutes les puissances de notre

être.

Nous

nous installons dans un hangar à fourrage enfouis sous la paille, nous

dormons toute

et,

la

matinée.

Vers midi, réveil. La soupe nous attend. Nous mangeons avec délices, comme jamais gourmet ne l'a fait chez Durand ou Prunier. Puis nous jouissons du calme, encore passablement hébétés. Peu à peu, les exigences animales de notre être étant

nous sortons de nous-mêmes et de nouveau considérons le monde. C'est pour retomber sous le sentiment d'insécurité. Les aéroplanes satisfaites,

ennemis nous survolent. Ils ont même lâché quelques bombes, mal ajustées, il est vrai. Notre caserne est un peu plus éloignée des lignes, mais


IMAGES DK LA GRANDE GUERRE

199

hors do portée du canon? Des obus sont

est-elle

tombés,

les jours prëcédents, à

quelques centaines

de mètres. Étaient-ils à bout de course ou bien

mal

diriirés? C'est la question.

dans rattente, éprouvant caractéristique; mais

Nous sommes donc serrement de cœur

le

nous restons toujours calmes

et gais.

5.

Retour de

Le lendemain matin,

8

Verdun.

mars, irrande nouvelle

nous nous en)barquons en autos, à quelques mètres, à

la limite

de

la

:

kilo-

zone dangereuse.

Les sacs sont montés allègrement, les faisceaux alignés, les compagnies tenues sur le qui- vive.

Nous attendons

l'ordre de départ avec impatience.

Mais voilà des aéros, là-bas! Sont-ce des boches? « Rentrez sous les hangars. » La cour grouille

de troupiers;

il

faut faire le vide, sinon la proie

serait trop belle. Vite,

nous nous précipitons,

et,

cachés sous l'ombre, immobiles, nous suivons les t'volutions des

grands oiseau.v.

Ce sont des allemands! restons

là,

Il

nous

faut attendre, et

anxieux, des heures et des heures

:

les

aéros persistent. Impossible de bouger. Enfin

au vol

«

le ciel s'est éclairci.

L'occasion est

sai.sie

Par bataillon, en avant, colonne par quatre,

ordre normal.

»

Ce comuiandement nous inonde


IMPRESSIONS DE GUERRE

200

de

joie.

Le

sac est hissé avec enthousiasme;

il

ne

pèsera pas lourd durant cette marche! Des hangars sortent lentement, l'une après l'autre, les

longues chenilles qui, sur

la route,

déroulent leurs

lourds anneaux.

Nous arrivons au

d'embarquement. Les

lieu

On ronchonne un peu. Mais énormes voitures surgissent, pareilles à des monstres menaçants. Elles s'arrêtent en tête de la colonne et se massent en ordre serré leur suite constitue une rangée imposante. L'embarquement commence. Opération longue et compliquée. L'on maugrée, tant l'on a hâte de autos se font attendre.

voici le convoi; les

:

quitter ces lieux funestes.

Enfin notre bataillon est casé, le convoi s'ébranle.

Tout C'est

le

monde pousse un

fini,

«

ouf

»

de satisfaction.

plus d'obus. Les cœurs se desserrent

pour de bon

et

une

joie

débridée épanouit les

visages. Elle s'exprime par des chants

:

Marche

la

Montagnards, que tout le

du 8% Sainbre-et-Meiise,

les

monde chante

poumons, surtout à

à pleins

versée des villages, bondés de troupes, n'ont pas encore simplicité,

nous

la tra-

qui

marché (du moins, dans notre le

supposons).

Il

s'agit

montrer que nous revenons de Verdun nous sommes prêts à y retourner Les cahots des lourdes voitures,

de leur et

que

1

le

ronflement

des moteurs, les vapeurs d'essence ont tôt

fait

d'user le peu de forces récupérées depuis la veille.


IMAGi:S DK LA

Le

monte

sanjr

GRAND K

à la tête, les

GUKR R

201

F.

idées deviennent

pénibles, rares, la conscience se voile. Bientôt la

cargaison humaine soinl)re dans un lourd sommeil

et,

au bruit monotone des moteurs, nous rou-

lons, bercés, le

un peu brusquement, par

le roulis et

tangage du vaisseau de route.

Nous roulons, nous roulons, des heures et des heures. Soudain un arrêt brus(juc nous fait basculer en avant et nous réveille en sursaut

nuit

:

Où sommes-nous? Personne ne le sait et au fond, peu importe. Ne sommes-nous pas des vagabonds? Un commandement « Tout le monde en noire.

:

bas

»,

répété le long du convoi.

Serions-nous

arrivés? Oui, car l'on appelle les fourriers à grands cris.

Je jette fusil et

mon

sac sur le dos, j'empoigne

m'élance dans

la

nuit

il

:

mon

ne s'agit pas

d'arriver le dernier, sinon je j)ourrais servir de

déversoir à l'adjudant, qui doit être de mauvaise

humeur! Je me \

glisse le long des

erse en bolide les grou[)es

(|ui

camions; je

débarcjuent, et

tra-

me

chargent d'imprécations; je lieurteles peaux d'ours des conducteurs magnifiques, peu habitués à une telle précipitation.

ajirés

et,

mille

Je trébuche sur

avenlurt\s.

la

comme

neige foulée sortant d'un

rapide de fleuve africain, jarrivc au but. Il

s'agit à

présent de faire

rapidement encore

!

le

cantonnement,

Car là-bas [)ersonne

et

n'est dis-

posé à attendre. Besogne compli(|uée, plus que


IMPRESSIONS DE GUERRE

202

jamais.

Il

faut d'abord réveiller le

«

bourgeois

»,

Je m'y applique de mon. mieux, non sans quelque

malice

:

il

est

naturel

en voyant émerger

au soldat de

s'amuser

soudain d'une fenêtre

casque qui n'a rien d'une bourguignotte

et

un

vous

accueille plutôt sans enthousiasme. Je prends alors

une

tête

de circonstance; je plains les pauvres

obligés de se lever par une nuit si froide. Sur mes bons sentiments, l'accord se fait bientôt; civils,

j'inspecte les granges, les greniers. Je rassure les

braves gens sur

la qualité

de leurs hôtes

leur donner ce qu'il y a de et je

:

je vais

mieux au régiment!

passe plus loin, où la séance continue.

La compagnie est installée, mes officiers Tout le monde s'endort sans hésitation. De

ce premier cantonnement de repos,

un grand

souvenir émerge dans un passé confus d'une immense

sensation

logés.

:

celui

de fatigue, d'épuise-

ment.

A mon

premier

réveil, j'étais

rompu. Durant

la

nuit, la détente s'était produite, complète; le sys-

tème nerveux, jusque-là serré par une main de fer, s'est littéralement écroulé, abandonnant le pauvre corps aux suites des fatigues et des misères accumulées. Une faiblesse extrême s'appesantit; les membres sont mous, flasques la poitrine ;

vide, la respiration profonde, toujours insuffisante le

cerveau

comme

anéanti

:

;

plus de mémoire, plus


IMAGKS DE LA (iRANDE GUERRE d'attention

;

impossil)lc de lier

deux

idées.

103

La senPour

sation de faim s'impose aussi avec acuité.

comble de malheur, arrivée.

Il

la

un

faim était loin

contraire.

L'estomac

engourdissement

et

vrai repas de fauves;

calmée, bien au

d'être

réveillé de

s'était

il

était

impossible de les

tendance n'avait pu fournir que et

le

ravitaillement privé

procurer

première

fois

vaient réunis,

même

talilo.

Le

que

les

était

gnante,

Notre

pas.

au désespoir. aussi! C'était

sous-officiers

cercle formé,

se

trou-

:

une émotion dou-

les vides creusés par

mort apparaissaient dans leur et la

l'in-

depuis la tragédie, autour d'une

loureuse pesa sur les cœurs la

:

la ration ordinaire,

Ce premier repas, quel souvenir la

subie.

dicte

la

lui

n'existait

pauvre chef de popote en

son long

impérieusement

réclamait

d'énormes compensations pour Mais

pas

n'était

faut attendre. Notre premier repas fut

pris avec avidité; ce fut

mais

distribution

la

tristesse

comparaison du passé avec

le

poi-

présent

Nous avions été si heureux dans notre popote! Le brave adjudant Seiller, en accablait les esprits.

vrai père, avait su si bien

nous unir, adoucissant

avec une patience inlassal)le les lieurts de

la vie

comnume, cahnant les compétitions, les rivalités. Un véritable esprit de famille régnait parmi nous; nous étions plus que des camarades, des

frères.

Quelles bonnes soirées nous avions passées dans notre intimité, plus heureux que i)eaucoup d'au-


IMPRESSIONS DE GUERRE

204

très obligés,

par des discussions aiguës, de cher-

cher ailleurs, dans le vin, des distractions qu'ils

ne pouvaient trouver dans leur milieu troublé. Quelles bonnes fêtes innocentes nous avions connues, étroitement groupés autour de notre table

de popote

t

Les vides nous obsédaient

:

là,

au milieu de la Et en

table, n'était-ce pas la place de l'adjudant?

face, ces

vides? c'était l'aspirant

Lecœuvre

à la

doux

et si

délicieuse gaieté, le sergent Leclercq,

si

délicat. Il était fini, le

tation, lait,

beau passé! Devant

nous restions écrasés

comme un

et le

cette consta-

repas se dérou-

dîner d'enterrement, sous

un lourd

silence.

Une semaine se passa dans une vie presque purement animale manger et dormir! Toute oc:

cupation plus relevée nous semblait interdite.

Ce pied.

délai écoulé, Il

ne

restait

nous étions de nouveau sur de l'épreuve que de légères

Nous étions prêts à répondre à l'appel de nos chefs. Cet appel ne se

traces; le passé était oublié.

fit

pas attendre et vint,

l'eau

Le étape

pierre dans

dormante, troubler notre quiétude. 13 mars, nous partions pour Nicey. Cette

nous rapprochait du

donc rentrer dans était

comme une

la

front.

Allions-nous

fournaise? Cette perspective

peu rassurante; aussi nous relevâmes notre


IMAGLS

âmo

LA GRANDK tiUKRRK

I)K

20.ï

à la hauteur de la situation nouvelle. Cle fut

en pure perte

:

nous nous jjrrparions

nous ne devions connaître

à riu''roïsnie;

du

(juc les vulgarités

repos à l'arrière, les détails fastidieux du service intérieur et la vie

monotone

d'exercice.

Cette vie vulgaire épaissit de nouveau l'atmosphère.

En quchjucs jours,

moral

le

était

redescendu

au niveau

commun

avaient

place à d'autres, beaucoup plus

destes.

fait

La

:

L'enthousiasme patriotique

combattu derechef par

ombres cliancolantes volonté,

si

erraient

retentissaient.

éraiilés

générale et

si

terrain, laissait place, ici

au régiment,

« l'esprit

était

la lassitude, le scepticisme.

moralité se relâchait aussi

chants

mo-

j)auvre nature liumaine s'aflaissait dans

le terre à terre.

La

sentiments surélevés

les

:

le soir;

quelques

par les rues

Surtout

la

;

des

bonne

complète, là-bas, sur

ou

là,

le

à ce qu'on appelle,

de carotte

»

;

les loustics

de

nouveau déployaient leur astuce. Voulez-vous un tableau de genre? Le soldat D... s'était fait

tude superbe

:

remarquer à Verdun par son c'était un lion. Il était monté à

saut avec une rage qui étonnait chez territorial;

durant

la lutte,

tireurs les plus acharnés.

il

11

atti-

l'as-

un vieux

avait été l'un des

était l'un

des héros

vers les((uels les yeux se tournaient

Mais

D.:. était

un

loustic. Célibataire endurci,

aimait peu la contrainte;

«

j'ni'cn

lichiste

»,

il il


IMPRESSIONS DE GUERRE

206

prenait

peu de choses au sérieux;

très

croyait pas

!

Par

l'homme de tous

était

dévouements,

les

tum de son escouade. Mais n'était pas à la

la vie

il

n'y

généreux,

ailleurs, caractère

il

le facto-

de cantonnement

hauteur de son activité; les cor-

vées, l'exercice étaient indignes de

Malin,

lui.

il

savait toujours se tirer d'affaire.

Aussi dès le premier jour, notre tait

un

à la visite.

Il

comique pour ceux qui connais-

air misérable,

saient leur (D... était

bonhomme.

une

vieille

Qu'est-ce que tu

Y

présen-

D... se

avait revêtu pour la circonstance

«

Eh bien,

c'est toi, D...?

connaissance pour

as?

le

major.)

Rien, m'sieu l'major.

veul't m'faire aller à l'exercice; j'su fatigueîe;

j'voudro bin m'arposer!

Sans se

Le major

»

faire illusion sur la

octroyait à D...

a

gravité

bon cœur. du cas, il

un repos d'une journée.

«

Mon

vieux D..., repose-toi aujourd'hui; mais demain, il

faudra

Et

le

aller à l'exercice

lendemain

encore plus pitoyable. toi,

!

»

D... se présentait «

Eh

bien, c'est encore

D...? Qu'est-ce que tu as?

l'major. J'ai

mal aux

avec une tête

— Rien,

m'sieu

pieds, et pi j'su viu, vous

savez; j'peu pas marcher!

»

De nouveau

le

major

se laissait attendrir. D... sortait d'un air

Dans

le

malheureux.

courant de l'après-midi,

si,

là-bas sur la

une silhouette enflée par d'innombrables bidons, marchant d'un pas allègre, le dos crête, se défilait


IMAGKS DE LA GRANDE GUERRE courbé SOUS

cliarge,

la

le

bâton classique à

main, l'on pouvait être certain

(jue

KnlVeignant toutes les consignes, travers

champs vers

Pour

c'était

pinard

«

être complet,

s'en allait à

il

il

».

faut ajouter (]u'un beau

prendre en flagrant

fit

la

D...

les villages voisins, à la re-

cherche du précieux jour, D... se

207

commandant en personne.

D...,

délit

sommé

par

le

de fournir

des explications, leva sur son supérieur un regard

chien battu, chargé de tant de crainte et

(le

«l'innocence, l'histoire qu'il raconta avec candeur

que

fut si claire,

le

commandant ne

put rester

inflexible.

Tel

était l'état d'esprit

débattre les

Grandeur venus des

contre lequel devaient se

malheureux sergents

et

décadence

gaillards.

pas définitive,

et,

:

et

caporaux.

nos héros étaient de-

Heureusement

la

chute n'était

tout en contemplant ces malins

d'un sourire amusé, je les aimai.s bien encore et

de tout

mon cœur.

Durant ce séjour, une grande joie nous réservée le

:

un matin

régiment est

le

rapport nuus annonce que

cité à l'ordre

plus appréciée, que

le

était

de l'armée,

et,

faveur

général Jolfre viendra épin-

gler la croix de guerre à notre drapeau.

Le grand jour La division tout

se

lit

attendre, mais enlin

il

\int.

massée en colonnes profondes des deux côtés de la roule. Le spectacle entière s'était


IMPRESSIONS DE GUERRE

208

de cette moisson de tètes casquées

était

magni-

une impression de force s'en dégageait qui enlevait les âmes nous étions replongés dans fique;

:

l'atmosphère des grands jours.

Nous attendîmes longtemps, pataugeant dans boue, glacés par

la

Cependant nous n'en

vent.

le

voulions pas trop au général de se faire attendre;

ne si

faut-il

pas payer les honneurs, et nos chefs sont

occupés! Enfin les guetteurs donnent

le signal

arrivent là-bas dans le lointain, sous gris. L'attention

endormie se

réveille.

:

les autos

un nuage Des ordres

rapides, brefs, descendent le long de la hiérarchie l'on

rectifie

pour

la

n%

et

;

enfin dernière fois,

l'alignement; chacun, d'un brusque coup de main,

tenue; les armes sont présentées d'un

rectifie la

magnifique mouvement d'ensemble

et, raide, l'on

attend.

Les autos cifiquement

de quatre

s'arrêtent. et

Le

s'avance,

général descend paescorté

modestement

officiers d'état-major. Instinctivement,

je pense à la

pompe

qui doit se dérouler, là-

bas, de l'autre côté, en de telles

circonstances.

Je ne regrette pas pourtant ce déploiement théâtral.

La

simplicité

du

plus captivante que la

grand-père

est

bien

morgue hautaine d'un

Guil-

«

»

laume.

Le général passe devant nos d'un regard

rangs, nous fixant

attentif, attendri, croirait-on.

Puis

il


IMAGES DK LA se dirige vers le

GHAN

IJ

K

GUKRRK

groupe des décorés

(1;,

20'J

où notre

drapeau a pris place au premier rang.

Nous voyons lever les

le

l)ras, et,

drapeau s'abaisser,

deux symboles de enlacés

:

le

général

pendant queUpies instants, la patrie

les

restent étroitement

l'émotion est intense; tous, blasés et

comme les autres, sont empoignés par un sentiment de noble fierté (2). Nous menons, depuis trois semaines, la vie scepti(jues

d'exercices, lors(ju'un bruit circule dans deux jours :

nous nous embarquons en chemin de fer à Lignyen-Barrois. Mais on ne donne pas notre destination. C'est

un mvstère! Va-t-on nous conduire en

Alsace, en Artois?

deux tots,

Il

paraît que

<;a

chaufFe aux

du moins le ravitaillement et les cuismystérieusement, raldrment. Nous ne pouailes,

Notre collahorateiir omet de diie iiuf, dans co groupe, il de très beaux i-oniidéraiils. (2) M. -Maurice Bariôs, dans un rtcent discours, a attribué au XX' corps, dont nous ne jalousons pas la légendaire bravoure, la gloire d'avoir arrêté k- flot germain, les il et 28 février, à l'ouest de Uounuinont. Ses paroles li.-rpient de consarror une confusion. La Censure, qui a autorisé la diffusion de cette erreur partielle, nous pirinetlr;i sans doute de la rectilicr. L'assertion de Maurice liarris est d'ailleurs en paiiie exacte. Le XX« Corps, h celte date, occupait bien le secteur indicpié, mais il avait ù sa dis{)ositiun une division < invitée >. la nùU'O. Les lecteurs voiidronl bien so reporter au cliajjitro précédent • I.,a dernicie barrière ». Ils y trouveront les exploits rapportéa par le grand crrivain. Ces exploits ont été accomplis par une division n-- comptant pas un seul L)rrain à son elTectif. Le XX' corjïs est assez riche do gloire jjour no pas entreprendre sur celle des • invités • i|ui l'ont, ces jours-là, fraler» nellemenl aidé, de tout leur etrort, de tout leur sang. (1)

(igurail liii-mt^mc nvet-

:

II.

14


IMPRESSIONS DE GUERRE

210

vons rien démêler à l'énigme

de guerre lasse,

et,

nous nous en remettons à la discrétion de l'étatmajor, comme à une bonne Providence. A la date et à l'heure dites, nous partons.

Marche

très

longue

nous étouffons sur

sive;

C'est la pre-

et très pénible.

mière journée de printemps;

la chaleur est excesla

poudreuse;

route

pourtant nous plaignons les malheureux forts », qui

«

ren-

ne sont pas encore aguerris.

Écrasés de fatigue,

congestionnée, nous

la tête

arrivons à la gare et nous alignons le long de notre train.

Son aspect

est austère

à bestiaux. Mais nous ne

sommes

Nous ne voyons qu'une chose pour

les

ce sont des

:

:

c'est

pas

wagons

difficiles.

de l'économie

jambes.

Notre installation est

tôt faite

:

il

,n'y

a pas de

bancs, tout simplement une légère couche de paille déjà bien aplatie par de

nombreux prédécesseurs.

Nous nous alignons donc prestement cloisons

;

nous déposons notre charge

le

long des

et

nous res-

pirons.

La grande

question de nouveau se pose

:

où va-

t-on? Tout à coup une forte secousse nous bouscule.

Nous

partons. Ah! bravo! c'est la direction

de Bar-le-Duc

;

donc nous allons en Artois, vers

chez nous. Tout le

Nous

monde

est heureux.

nous sentons rouler avec délices

:

il

y a

longtemps que nous n'avons plus voyagé en chemin de fer, que nous menons la vie primitive si


IMAGRS DE LA fiRANDK (le

l'homme des

expédition. enfin,

ce le

Nous en éprouvons une

hois!

comme un bambin

enfantine,

nous

Verdun,

joie

faisant sa première

Une autre impression (jiiittons

2H

GUKRRIi:

la

dilate les

cœurs:

région terrible. Et

mot de Verdun, par un cfïet magique, évoque passé. Avec la vivacité d'une hallucination,

nous revoyons funèbre,

« le

la

croupe d'Haudromont,

ravin de la Mort

pelons, les tombes

»

le

ravin

comme nous

l'ap-

de nos chers disparus. Ces

souvenirs, dans leur cortège, ramènent par bouffées les

vagues d'enthousiasme de

là-bas.

Les

C(rurs se remplissent d'énergie, de vaillance; se soulèvent, et tout à coup, d'un fait,

ils

ils

ensemble par-

explosent en un chant qui nous paraît

magnififpie

:

C'est le Fluitièm' qui déOl'

devant vous;

C'est le FTuitit'm', tous ces petits pioupious: lis

marcli'nt,

Tant

ils

C'est

le

Ils

vont sans

s'fair'

sont sOrs d'être les Ihiitii-ni'

de

Itilc,

j)his lialMles.

qui passe tout jojeux.

C'est le Iluitièin', la gloire de nos aïeux!

Salucz-le d'une façon très grave. Saluez-le. car ce sont tous des braves

Un

!

sceptique aurait peut-être souri d'entendre

ces braves chanter eux-mêmes naïvement leurs

hauts

monté geais

faits, et,

le

sur ses lèvres, sans doute, serait

miles (jlonosus.

leur

état

rythme largo

d'.àme,

Quant

à moi, (jui parta-

j'écoutais

ce

chant

et j)uissant porter bien loin

dans

au la


IMPRESSIONS DE GUERRE

212

plaine l'affirmation de leur vaillance. J'étais sous le

charme de

cette force superbe, et ravi je

me

laissais bercer, soulevé d'admiration et de respect.

à la portière des wagons,

Nous roulons. Assis

comme

des enfants, nous nous intéressons aux

Nous suivons des yeux les fils télégraphiques qui alternativement montent et descendent, nous saisissons au vol un disque qui brusquement défile. Nous comptons les trains rencontrés passant en coup de vent. Nous voyons des mille détails du voyage.

villages qui tournent là-bas sur la ligne d'horizon.

Nous admirons

cette

belle terre

de France que

nous avons préservée de la souillure teutonne d'où monte un grand calme qui nous pénètre.

Nous suivons des yeux un long nuage blanc

et

qui

une route, parcourue sans doute par un convoi de camions. Tout à coup, la route semble vouloir se coller à nous. Sous la tonnelle de poussière, nous distinguons alors les masdécoupe

todontes

la plaine. C'est

emportés d'un mouvement furieux.

l'arrière des voitures,

A

sous la bâche entr'ouverte,

apparaissent des soldats qui nous regardent cu-

rieusement

.

s'étreint à la

Ils

s'en

vont là-bas!

pensée de ce qui

Notre

les attend.

cœur Nous

leur envoyons nos souhaits par des saluts cor-

diaux qu'ils nous rendent de bon cœur; le

convoi, en

un

le train et

clin d'œil, se fleurissent

de

mou-

choirs multicolores qui s'agitent frénétiquement.

Voici

un

village

que nous allons traverser.

1


IMAGES

I)i:

LA GRANDE GUERRE

Qu'est-ce Jonc? Les enfants, les

femmes

213

se met-

tent sur le j)as des portes, accourent vers nous.

Les mouchoirs hravo!

»

flottent; les voix crient

:

«

Hravo,

Ces braves gens avaient reconnu en nous

des défenseurs de Verdun

et, de tout leur cœur, ils nous manifestaient leur reconnaissance, leur admi-

ration.

-de

Ce premier salut de la France fit jaillir les larmes nos yeux. Nous étions si peu préparés à cette

manifestation de sympathie. Quehjues permissionnaires, en effet, racontaient à leur retour, en une sombre litanie, qu'à larrière on se moquait pas mal de nous, que le pays avait assez à s'occuper de ses plaisirs. Nous nous étions habitués à vivre repliés sur nous-mêmes, à faire notre devoir, le vœur navré, pour des gens qui n'en étaient pas

tous dignes; et voici que tout à coup nos préjugés,

vommc un

voile, tombaient.

Nous avions en

instant la sensation, très vive, de la

tournée amoureusement vers nous

cet

France entière

et suivant,

d'un

regard attendri, nos souffrances et nos misères.

Nous

étions confondus et ravis.

Cette

impression,

encore bien plus <le

nous

forte.

allions

Nous

la

ressentir

arrivions en gare

IJar-lc-Duc et notre convoi venait

juste en face d'un train international.

se ranger

Au premier

abord ces wagons monstres nous remplirent d'une <iainte respectueuse. N'était-ce pas la civilisation

qui surgissait soudainement à nos yeux dans

le près-


IMPRESSIONS DE GUERRE

214

tige de sa supériorité, à

que ron wagons

transportait,

nous

les

comme

à bestiaux? Puis

pauvres sauvages

des colis, dans des

tout naturellement la

comparaison des deux trains s'imposa. Elle piquante.

était

D'un côté des hommes vigoureux,

le

trésor de la France, des braves qui avaient re-

noncé à tout et à eux-mêmes, pour les autres. Et en face?... Qu'étaient ces gens qui, sur toute la longueur du

train,

accoudés aux portières, nous

dévisageaient curieusement?

Nous

les

étudiâmes quelque temps dans un froid

silence. N'était-ce pas la fine fleur de cet

tant exécré? Cette cargaison, de quoi

composée? De jouisseurs peut-être qui

«

arrière »

était-eUe

profilaient,

pour se donner du bon temps, de nos peines et de notre sang. Ces gros bourgeois? N'étaient-ils pas de ces fournisseurs sans conscience qui s'engraissaient à nos dépens? Ces ventres dorés? N'étaient-ils

pas de ces financiers éhontés qui spéculent sur notre vie? Et surtout, ces figures à l'insignifiance

importante, n'étaient-elles pas celles de ces politiciens, les grands

tèges

ennemis du

au six-centième de

de cabinet, répliques

Gambetta, qui enrayent

les

soldat, de ces stra-

mouvements oppor-

tuns et décident les offensives désastreuses?

Sous hostilité

l'influence de

ces pensées,

montait en nous.

Le

moindre incident poudéchaîner Forage. L'incident se produisit en

çant, la tension extrême; le vait

une sourde mena-

silence était


IMAGES DE LA GRANDE GUERRE

il5

comme sous l'cfTet d'une mise à la nuage soudain se déchargea. Un soldat avait travers») le quai. Il s'arrêtait devant une porsens inverse

:

terre, le

tière,

et,

levant

tète,

la

d'un air timide,

il

ile-

manda: « Vous n'avez pas un journal, monsieur? » Le voyageur se jeta dans son compartiment et, avec

l'instant d'après, re[)araissait

le

plus gracieux

sourire, portant

une brassée de papier. Alors ce

comme une

traînée de poudre. Sur toute la

fut

longueur de l'International, les bustes disparurent derrière l'éclat des vitres et aussitôt à toutes les

portières des journaux apparurent. L'elFet lut

gique.

De notre

hommes

train,

bondirent sur

de le

ma-

tous les wagons, les quai, d'un saut traver-

sèrent les voies et assiégèrent les portières. Les

journaux s'éparpillèrent. De tions s'engagèrent

Qu'avez-vous

fait?

:

Ou

«

suite, les

conversa-

Vous venez de Verdun?

éliez-vous? C'était terrible?

»

Les voyageurs étaient d'une avidité insatiable. Cependant cette avidité se calma peu à peu et, à mesure cpie le calme descendait, l'union des cœurs s'aflirmait. De nouveau la distribution générale Par

reprenait.

portières passaient, en

les

ordre

serré, les provisions de voyage, les gâteaux, les fruits, les cigares, les cigarettes.

dépouillé

n'avaient

et,

les

Le

train fut vite

mains vides, ces braves gens

j)lus à ofl'rir {|ue

leur

cœur

et leurs

sou-

rires.

Du haut

d(!

mon

marchepied, j'admirais celte


IMPRESSIONS DE GUERRE

216

scène émouvante, par une force

le

cœur

supérieure

étreint. J'étais ;

j'avais

le

d'une présence auguste, maternelle, et

dominé

sentiment si

grande

!

L'àme de la France planait au-dessus de nous, et ce sourire qu'elle nous adressait n'était qu'un faible

symbole de l'immense amour

qu'elle

nous

portait.

Un

coup de corne retentit. Il fallut nous arracher au charme et regagner notre lit de paille. Le train s'ébranla. Assis aux portes, nous nous laissâmes rouler, délicieusement pénétrés par la

douceur du paysage lorrain

par le calme du

et

soir qui tombait.

Le sommeil s'était Nous rentrâmes pour nous

Bientôt ce fut nuit noire.

appesanti

sur nous.

étendre sur notre couche rude,

et,

heurtés par les

durs cahots des lourdes voitures, nous nous endormîmes, bercés par la caresse reçue de la douce

France, dont l'image,

tel

un doux

rêve, flottait sur

nos esprits charmés.

Le 27 mai 1916.

Paul

D...,

Sergent-fourrier [depuis, sous-lieutenantj

au N' de

ligne.


IV I.

i.

Verdun

GUEnUE DE DETAIL

A

Le cadre

est loin

Le Uain

!

In rie.

et

(jui

nous emmenait

vers l'Ouest ne nous a pas transportés jusqu'en Artois, ainsi qu'à la fois,

craignions.

Il

nous l'espérions

et le

est allé bien loin, cependant, jusqu'à

une vallre fameuse où, en septembre l'.Mi, notre elFort s'était buté contre un plateau escarpé.

Verdun

est

loin

!

C'est le [tassé déjà reculé,

A

presque disparu sous l'borizon.

présent, nos

esprits sont tournés avec confiance, avec curiosité

aussi, vers le secteur (jue

nous allons occuper.

Ce secteur nous a été présenté sous un jour c'est un secteur de tout repos, un sec-

favorable teur

«

:

pt'père

»

!

Pensez donc,

nous relevons sont restées place.

Le

lieu n'est

les

troupes que

di.x-buit

donc pas bien

ces régiments, ayant devant eux

mois sur

terrible. la

Et puis

persj)ective

d'un séjour indéfini, ont sans doute organisé par-


IMPRESSIONS DE GUERRE

218

faitement leurs positions

nous allons trouver des

:

tranchées solides, des réseaux parfaits; nous vi-

vrons en pleine sécurité. aussi du confortable et

nous, heureux

:

Ils

nos abris seront superbes,

comme

des princes!

Nous avançons d'un pas rêves d'espérance.

sournoisement

Un

se seront préoccupés

allègre, bercés par ces

autre sentiment cependant,

dans nos esprits. Fautdonc avouer une ombre de jalousie? Nous pensons à ces heureuses troupes stationnées, presque s'est coulé

il

depuis le début, dans une douce semi-quiétude,

nous prenions part à des actions terribles. Leur bonheur nous serait-il amer? Pauvre humanité, petite et mesquine tandis que nous,

I

Travaillés par ce ver rongeur, nous rencontrons

quelques détachements avant-coureurs

des par-

Avec ébahissement, nous voyons les sacs ornés de piquets de tente. Chez nous, il y a beaux jours que, au cours de nos pérégrinations multiples, nous avons semé sur la route ces accessoires gênants et peu utiles. Heureux de saisir une tants.

preuve tangible de longue immobilité, d'un air narquois, nous lançons

dépôt? ironie tour!

» :

»

La malice

:

«

Eh

s'en mêle.

bien, on vient du Nous crions avec

« Vous allez à Verdun ? C'est bien votre Le détachement défile en nous renvoyant,

coup pour coup, quelques gasconnades,

et

chacun

continue son ciiemin.

Nous approchons.

Là-bas,

à

quelques

kilo-


IMAGES DE LA GRANDE GUERRE mètres,

triste

l'borizon

:

et

dénudé,

le

219

plateau abrupt barre

une gigantesque muraille de Chine! Sur

les pentes courent

de longues levées de terre

si-

nueuses, semblables aux galeries de taupes dans

nos prairies. Ce sont les boyaux. Des tranchées,

nous ne voyons rien encore. Le premier aspect de notre nouveau séjour calme un peu notre enthou-

siasme

les

:

pentes sont bien raides pour nous,

habitués aux étendues plates du Nord; est bien

nu

;

pas un arbre

I

le

plateau

faudra se terrer sans

II

répit.

Encore un petit effort, et nous voici à domicile. Le boyau s'ouvre devant nous. Impression excel-

Large comme jamais nous n'en avons vu de pareil; le fond est pavé de caillebottis qui, par mauvais temps, doivent faciliter les lignes singulièrement les allées et venues lente.

Il

est superbe!

;

téléphoni(jues sont parfaites

:

isolateurs en porce-

laine i)lanche et [)arallélisme impeccable

!

Ahuris de ce confort, nous nous avançons saisis de crainte

et

de respect.

Comme

le

parent pauvre,

le

vestibule magnifique du cousin

millionnaire, nous

sommes gênés nous craignons

pénétrant dans

:

nous nous posons cette « Que signifie donc ce luxe? » question Depuis, j'ai eu la clef de l'énigme. Lors de mon premier voyage au village tout proche, des habide casser, de

salir,

et

:

tants

me

renseignèrent.

Le

secteur, peu de se-

maines auparavant, avait eu l'honneur d'une

visite


IMPRESSIONS DE GUERRE

220

d'hommes politiques du plus haut rang, qui étaient venus s'y faire une compétence. L'autorité avait choisi à cet effet un secteur modèle, se prêtant aisément aux évolutions des puissants personnages.

Mon

interlocuteur ajouta une anecdote savou-

reuse. L'autorité consentait bien à se prêter au désir

des nobles visiteurs, mais elle entendait les

mener

pas plus loin. On s'y prit de jolie Au moment voulu, des grenades sont lancées

elle voulait et

façon.

aux Allemands; ceux-ci, mécontents, répondent. Bientôt le 75 intervient dans le débat;

adverse en

l'artillerie

autant, et en quelques minutes,

fait

un

concert peu rassurant ébranlait la position.

Les

illustres

dèrent-ils

:

«

s'arrêtèrent, interdits,

visiteurs

dressèrent la tête.

«

demanLes Boches veulent nous

Qu'est-ce que cela?

Oh! rien!

ennuyer; nous allons les faire

nous n'irons pas jusque-là Rassuré,

le

!

taire.

»

Au

reste,

»

cortège reprit sa marche jusqu'à la

on s'arrêta dans la première tranchée de la deuxième position pour examiner le paysage. La vue était splendide. La tranchée commandait un ravin large et profond. Sur la pente opposée,

limite fixée

tout

:

en haut, à des bandes grises se devinaient

des lignes de tranchées. Mais quelle était leur nationalité? Rien ne le révélait à des

rimentés.

donner

Les visiteurs pouvaient

la fière illusion

yeux inexpétrès

bien se

de se trouver en première


IMAGKS DE LA GRANDE GUERRE iig;ne,

221

face à l'ennemi, et de barrer, de leur poitrine,

à l'envahisseur, le chemin de Paris.

Leur suggéra-t-on narrateur ne

me

cette enivrante illusion?

le dit pas,

mais que

alors do n'avoir pas assisté à la

nos

précédents

mainte

ro[)risc',

secteurs,

Mon

j'ai regretté

comédie! Dans

j'avais

rencontré,

à

des curieux de l'arrière, cavaliers,

automobilistes, C. 0. A., inlirmiers en cours de

tournée, qui se risquaient jusqu'à nous pour son-

der

le

mystère de

la tranchée. Ils

avançaient l'œil

inquiet, courbant le dos, et leur attitude parfois

incertaine excitait notre malice de

vétérans.

chaque pas, des iiommes charitables leur saient à l'oreille ces avis touchants

ce boyau est

:

«

Attention,

d'enfdade par une mitrailleuse.

[)ris

Attention, ce carrefour est balayé!

sages se rembrunissaient reflétaient

un peu

et,

»

hommes

le

«

vi-

quelques secondes,

la

s'aplalissant, passait à la course l'endroit

prodiguant des

Les

d'indécision. Puis, voulant être

bravo devant les vulgaires fantassin.s, reux. Les

A

glis-

les laissaient défiler

gare à vous

»,

troupe,

dangeen leur

pleins d'intérêt et,

dernier disparu au tournant, les rires explo-

saient.

Mais je m'égare à

Reprenons notre

la suite

des grands iiommcs.

fil.

Long dédale de boyaux nous nous engageons dans une série interminable de tranchées, suivant :


IMPRESSIONS DE GUERRE

222

à l'aveuglette notre guide.

La marche

est pénible

:

nous avons déjà parcouru pas mal de kilomètres, escaladé des pentes raides qui nous ont brisé les

jambes

et

fatigué les

poumons; nous sommes

écrasés par notre charge de portefaix et surtout

nous étouffons dans l'air stagnant des boyaux, où le soleil déverse inexorablement sa moite chaleur. L'esprit, anéanti, n'a plus devant lui

idée

:

«

Sommes-nous

que cette

bientôt au bout?

»

Enfin

nous débouchons dans la tranchée qui fut le terminus des fameux visiteurs et de là nous jetons un rapide coup d'œil sur la position. Le site est superbe à la vérité, mais nos puissances admiratives sommeillent. Le guide nous montre, accroché sur la pente d'en face, à mi-hauteur,

du

bataillon. C'est notre but, cela

nous

le P. C. (1) suffit.

Hyp-

notisés par cette idée du terme, nous descendons le ravin,

puis entreprenons la nouvelle et dernière

poumons fonctionnent mal: tous ou 5 mètres, nous nous arrêtons pour comprimer les soubresauts désordonnés du cœur, et ascension. Les

les 4

respirer à traits profonds.

Enfin, nous y

sommes. Nous laissons tomber

notre sac; nous déposons notre équipement en-

€ombrant, notre lourde capote,

et

nous soufflons.

Bientôt nos facultés sont revenues et nous nous intéressons à notre

(1)

nouveau

Poste de commandenieat.

séjour.

Spectacle


IMAGES DE LA GRANDE GUERRE encliantcur.

A nos

223

pieds s'étend un ravin aux

courbes gracieuses.

A

gauclie,

se ferme avec

il

l'éléganco d'une carène de navire, tandis ijue, de l'autre côte,

il

s'évase et débouche dans une molle

vallée, sur laquelle

il

ouvre une large perspective

se perdant à l'infini des lointains. ravin, des buissons isolés; dans le fond,

perte de

vue, s'étend

Sur

un sur

tapis

arbres à

moutonnant de

lesquelles

le

premier

un manteau de tendre verdure.

étendue tranquille,

celtu

du

flancs

là-bas dans la vallée,

et

cimes innombrables, printeinjis a jeté

Aux

sont accrochés, dus

le soleil

verse avec

sérénité sa douce lumière. Saisis de cette splen-

deur

et

de cette immensité, nous admirons et nous

méditons. Quelle vie calme

et

heureuse nous

mener dans ces beaux lieux! Rien ne manque à notre bonheur

al-

lons

est ravissant;

:

le

paysage

notre abri est solide, les Hoches

sont calmes. C'est bien

le

secteur rêvé.

Le jour de l'arrivée, fatigué par une longue marche et de pénibles ascensions, je n'étais pas monté aux tranchées. Du reste, j'en avais déjà tant vues,

même

de première ligne, que je n'avais

plus les curiosités des maraitouts de l'arrière.

Le lendemain matin, une occasion se présente; pour rendre visite à mes amis. J'enfile

j'en profite le

boyau.

lier.

11

n'est guère

commode

J'avance quelque peu,

voici au P. C. de

mon

j)uis

:

c'est

tout à

un escacoup

capitaine. Quoi, déjà?

me

Dans


IMPRESSIONS DE GUERRE

224

€6 cas>

les lignes sont loin?

Non, à quelques cen-

Que l'ennemi nous donne un coup de coude et nous tombons au fond du ravin. Au moins cette situation

taines de mètres. Mais c'est effrayant

1

détestable est compensée, sans doute, par des tra-

vaux parfaits? Je pousse

ma

mon

compagnie

le front

exploration à travers

de

une impres-

et partout je recueille

mes camarades fond « Que vaut

sion fâcheuse. Je rencontre l'un de

qui connaît déjà la position à

notre secteur?

Voyez

les

Boches!

Rien; ils

:

est très

il

dangereux!

nous dominent de partout;

rien ne leur échappe. Et de notre côté, quelle

pauvre organisation! nous n'avons pas de poste de guetteurs, pas

même

de créneaux. Nos senti-

nelles sont forcées de rester au fond de la tranchée et d'observer

par

l'oreille. Si

jamais elles passaient

une grêle de balles. Ce un blessé dans ces conavons déjà eu matin nous

un

œil, elles recevraient

ditions et depuis personne n'ose plus lever la tête.

Nous sommes aveugles! Et pour comble, nous ne

sommes pas pas

;

protégés. Pas de réseaux, ou presque

les lignes étant trop rapprocliées,

nos prédé-

cesseurs n'ont pas osé en placer. Mais voyez ceux

des Boches

!

»

Je passe en deuxième ligne.

«

La

terre des

Etes-vous bien installés?

boyaux

et

Même

impression.

— Ah oui! regardez!

des tranchées forme des

levées tellement hautes que nous n'avons aucun


IMAGKS DK LA GRANDE GUERRE

champ

(le

tir!

— Oui,

abris?

profonds, et

rennemi

— Au ils

la

moins, vous avez

sont

<i

bons

fie

toute épreuve, mais trop

Que

plupart n'ont qu'une issue.

fasse irruption et

des lapins au gîte

nous serons pris

comme

!

Attendons (juebjuos jours; que

«

22o

le colonel

ou

un général passe l'inspection, et nous aurons du travail

:

création de réseaux, installation de cré-

neaux, d'abris de guetteurs, arasage des talus, ouverture

mer

des

Nous

abris.

pas

n'allons

chô-

»

!

Mon ami

à cette conclusien d'ordre

s'arrête

pratique, et c'est bien naturel.

Quant à moi, moins

mon

intéressé dans la question, je redescends à

poste frappé par la complexité de la guerre, surtout de la guerre de tranchées.

On ne

considère

la

jamais que sous un angle. Nous y voyons bien, nous, la résistance, mais encore et surtout le plus

grand

tort

possible

fait

à l'ennemi. D'autres,

contraire, envisagent de préférence férent

:

la

à limiter.

mais

les

un aspect

au

dif-

défensive, le risque à éviter, les pertes

Chez eux,

les abris seront inviolables,

travaux défectueux, et

les

amorces

d'at-

taques moins poussées. Il

semble que cette dernière conception

ait

pré-

^alu dans notre région. N'en eussions-nous pas d'autres preuves, nous en serions avertis par les

nombreuses plaques

installées partout

absolument défendu de II.

:

«

Il

est

toucher aux obus non 15


IMPRESSIONS DE GUERRE

226

Ces rectangles de bois sont un signe révélateur, l'enseigne de la maison. éclatés.

»

Nous prenons possession de notre

secteur, do-

minés par cette impression d'insécurité qui nous oppresse. Mais peu importe. On nous l'a confié; nous ne tromperons pas la confiance de nos chefs. La position est fâcheuse; nous compenserons déficits par un peu plus de courage, une bonne volonté plus grande, et tout ira bien.

donc ses

Partagés entre ces sentiments d'inquiétude et de décision, nous entrons résolument dans notre vie nouvelle

— vie de calme

et

de monotonie.

Le

temps s'écoule lentement, toujours pareil à luià une bande uniforme qui se

même, semblable

déroule sans arrêts, sans points de repère

:

plus

de jours, plus de semaines, plus de quantième,

presque plus de mois. Ce n'est plus celé, divisé; c'est

mieux,

comme

presque

le

l'éternité

temps mor-

immobile, ou

disent les philosophes scolastiques,

Yaevum.

Nous commençons la guerre de détail, de petit détail. En haut, sur le plateau, c'est l'immobilité absolue, mais vigilante. Les guetteurs sont à leur

une attention constante les moindres mouvements de l'ennemi. Malheur à celui qui se révèle passe-t-il la tête au-dessus du poste, épiant avec

:

un rarement, un

parapet, obscurcit-il le trou clair d'un créneau,

coup de

fusil retentit et parfois, trop


IMAGK.S fl

a-ia-iaïe »

Di:

LA GRANDK (iUKHRE

éperdu s'élève de

la

iil

tranchée d'en face.

— Toujours

un de moins, pensent nos hommes

en cho'ur.

d'un!

l']t

I']t

reprend, aiyui».

la vigilance

L'insensihle course du temps est brisée, çà et là,

par des incidents qui reposent un instant

tention. Tantôt

un Boche audacieux

l'at-

paraît sur le

parapet, (juclques instants, là-has dans le lointain. Inutile de

tirer,

est troj)

il

loin!

Tantôt, des

tranchées et des boyaux ennemis, surgissent des pelletées de terre qui planent lent sur les talus.

Les

«

autres

un instant

et s'éta-

» travaillent.

Vite,

un coup de téléphone à l'artillerie « terre remuée, boyau Ilindonhurg! » Quelques instants après, :

retentissent les départs, puis voici en arrière, bien loin,

des sifflements qui se pressent furieux et

passent rapides au-dessus de nos tètes.

En même

temps, en avant, au milieu des pelletées de terre surprises,

jaillit

soudain une

monte un nuage rond et strident. Les coups ques instants, puis

se succèdent pendant quel-

le silence et

solus cette fois, se rétablissent.

casse là-bas? Mystère!

ment

retentit

en

flamme fugitive, un choc sec

et enfin éclate

l'air.

l'immobilité, ab-

Y

— Parfois

a-t-il

eu de

la

un bourdonne-

Aéroplane!

Ne bougeons

plus! Et l'on observe attentivement. Est-il fran-

Les yeux exercés ont vite résolu le problème. C'est un allemand! Oh, le voleur, comme il est bas; il nous nargue. Attends un peu; çais? allemand?

et aussitôt sur le passage de l'oiseau, les fusils


IMPRESSIONS DE GUERRE

228

partent; les mitrailleuses, tour à tour, du fond de

leur gîte, étendent sur

route

sa

leurs

volutes

d'acier et remplissent le ravin de leurs crépite-

ments qui roulent par vagues immenses vers lointain. L'artillerie arrive enfin

des sifflements plaintifs; qui piquètent le

ciel,

immobiles dans

:

et voici

le

des coups sourds, des points blancs

poursuivent l'aéro, et restent

l'azur

comme pour

jalonner son

passage. Les fantassins fascinés suivent la poursuite.

Trop long!

hasard,

donc au hasard, ces

Ils tirent

Ah, très bon!

artilleurs? Meilleur.

murmure un

— Oui, coup de

disparaître derrière la hauteur. Touché!

en a! Les cœurs se dilatent

Il

nous

ment reprend

et

et là-bas,

reprend son essor

au

va Touché! il

pendant que nous

du bon coup, soudain

félicitons

mo-

sceptique! Pourtant le

teur s'est tu; l'oiseau descend rapidement;

le

loin, l'aéro,

ronronne-

moqueur,

et s'éloigne.

D'autres distractions sont moins agréables.

Un

de nos guetteurs se montre; une balle le salue.

Ce

n'est rien.

fait a

Il

rigodon

»

Un homme, en

met son casque au bout du pour

se rendant au poste d'écoute,

che sans prudence

Un

et fait

Allemand, averti,

nemi

fusil et

nique au Boche.

faire la

sonner

lui lance

mar-

les caillebotis.

une grenade. L'enun coin

a cru deviner des travailleurs dans

de boyau.

Il

leur envoie

un

«

seau à charbon

»,

qui éclate avec une furie indescriptible, mais lieu-

reusement ne

fait

aucun mal.


IMAGES DK LA GRANDE GUERRi: Tels sont les très loin,

menus incidents (jui, <le loin en la morne hanalitt' du guet. Un

rompent

instant l'esprit se distrait et bien vite le

poids de

La

229

la

retombe sous

lourde atonie.

nuit est plus agitée

des ténè-

le voile épais

:

permet toutes les aules Allemands vont daces. La vigilance redouble peut-être travailler à leurs réseaux, ou môme favorise l'activité et

itres

:

envoyer des patrouilles; nos cbevaux de l'ont dtjîi fait elles

frise,

elles tenteront

nos sphères,

de voler

comme

elles

s'agit

donc

— ce qui est bien vexant! — ou bien

essayeront un nouveau coup.

Il

de percer les ténèbres, de deviner des ombres à

une

sim{)le

nuance de

encore plus, de les

noir. Vigilance de

l'oreille.

De temps

lonl

et,

à autre, dans

réseaux ennemis, un grincement, des chocs se

produisent. Les guetteurs écarquillent les yeux. «

Ah, gredins! Attendez

là, si je

vous vois!

»

Un

une fusée qui prend son vol en dessinant sa trajectoire par une traînée de feu. Parvenue au sommet de sa course, elle s'allume soudain et [)lane, entraînée doucement Iffou elFrayant retentit; c'est

par

le vent, tandis qu'elle

Le guetteur scrute rats

sans

doute

!

la

verse sa pâle lumière.

région suspecte

La

:

Rien

!

Des

fusée s'éteint, l'obscurité

retombe. Quelques instants après, les Boches sont rassurés et les grincements reprennent. Les refiards se tendent

Le guetteur

avec

effort.

Ah!

aper(;oit trois, quatre

enfin, les voilà!

masses grises


IMPRESSIONS DE GUERRE

230

qui s'agitent dans le noir. Justement les voilà qui se groupent.

braque son

La

fusil,

cible est trop belle.

face lui répond et bientôt, de

Le guetteur

Un râle en nouveau un silence

vise au jugé et

tire.

d'horreur pèse sur le plateau. Il

ne

pas de veiller;

suffît

énorme

besogne

est

ennuyer

les travailleurs

:

il

faut agir aussi, et la

passer les

fils

de fer pour

ennemis, surprendre les

patrouilles, éventer les ruses, obtenir des rensei-

gnements. Dès que

la nuit

épaissie, trois,

s'est

quatre ombres escaladent le parapet et se glissent

sans bruit dans la section tortueuse du réseau. Les voici en terrain libre.

La

situation' est délicate

;

la

moindre imprudence, une légère témérité peuvent causer un désastre.

La

patrouille se déploie et en

rampant, prudemment, à travers

les

herbes hautes,

Il

n'est pas bien

s'avance vers l'objectif désigné.

temps pour y parvenir! On avance pas à pas, évitant le moindre heurt, le moindre souffle. Il faut inspecter à chaque pas, éloigné, mais que de

surprendre les bruits, les interpréter. Les jours sont revenus des trappeurs et des Mohicans. Si

jamais une patrouille boche allait

se jeter sur la

était à l'affût

gueule des

attendre, laisser à l'ennemi,

s'il

est là, le

déceler sa présence, puis l'encercler le

massacrer.

Mais, rien!

fusils

En

I

1

Si l'on

Donc,

temps de

et, s'il résiste,

avant! Encore

quelques mètres. Tout à coup, une lueur blafarde

de

clair

de lune

:

une fusée. Vite à

plat ventre.


IMAGES DK LA GRANDE GUERRE sinon

va balayer

la mitrailleuse

trouille figée, le

que l'ombre

la

le terrain.

231

La

pa-

nez dans la terre, attend anxieuse

protège. C'est

fini.

Le

cbef, mettant

à profit la clarté, à travers les licrbes, a reconnu l'objectif

inspecté le chemin.

et

hommes rampent voici au but;

achevé son

ils

En avant! Les

s'avancent peu à peu. Les

et

sont renseignés

travail; ses

:

l'ennemi n'a pas

réseaux sont encore

— C'est déjà bien; mais nos

loqués.

dis-

chasseurs ne

veulent pas rentrer bredouille. Voici justement, à quatre mètres, le

débouché d'une

Bociies viennent travailler, serait trop

beau

!

La

sortie. Si les

passeront par

ils

là.

Ce

patrouille se range à grands

intervalles devant la sortie et, patiente d'une pa-

animale de braconnier, épie durant des

tience

heures, sans un mouvement, sans un souffle.

La

nuit, ce n'est pas

seulement

chasse; c'est avant tout

brume

est

descendue,

le

le

le

travail.

guet ou la

Dès que

la

plateau désert sort de sa

De la profondeur des gourbis, des ombres surgissent et, affairées, circulent. De l'ar-

léthargie.

rière, par les

boyaux,

les

corvées en longues

arrivent, portant le matériel.

nades, fusées,

courber

le

pelotes de

énormes

Dos munitions

torpilles

qui

dos; du matériel de défense fil

de

fer, splièrcs,

:

font :

files

grese

piquets,

gigantesques che-

vaux défrise (jui avancent à contre-cœur dans les boyaux tortueux. Les travailleurs montent aussi.


IMPRESSIONS DE GUERRE

232

nombreux. La tâche

immense

est

les réseaux, ouverts par les «

exigent des réparations. sont trop faibles;

La

il

En

et

pressante

seaux à charbon

quelques endroits,

:

», ils

faut les élargir et les épaissir.

corvée franchit donc

le parapet,

avec un cer-

tain frisson, sans hésitation pourtant, et, protégée

par une patrouille couchée à quelques mètres lignes sont

si

rapprochées que l'on ne peut

(les

aller

commence. Travail de mystère, dans l'ombre et le silence. Les piquets à vis s'enfoncent lentement, sans un coup, sans un choc; les fils de fer se déroulent et s'accrochent avec circonspection. Parfois un grincement. Le maladroit se fait rabrouer d'une exclaplus loin), elle se déploie et le travail

mation énergique, bien qu'étouffée, ou d'un coup de poing amical et vigoureux. Voilà une fusée la :

corvée raît

s'aplatit

solitaire,

dans

la

luzerne et

le

plateau appa-

innocent, sinistre. Puis, le travail

reprend, entrecoupé çà et

de

menus

incidents,

obstiné toujours.

Pendant ce temps, un peu en arrière, la terre Une équipe achève la construction d'abris

s'agite.

de guetteurs; une autre redresse dans les tranchées et couloirs les parois écroulées; une

troi-

sième approfondit les passages dangereux.

La

nuit s'écoule dans

mais dès qu'un

rais

une

activité

de lumière révèle

les choses, toute vie disparaît.

fiévreuse, les êtres et

Les habitants des

tranchées s'enfoncent dans leurs gourbis; les cor-


IMAGES DE LA GRANUK GUERRE vées réintègrent

les

radieux se lève,

dénudé,

morne

boyaux

il

n'est pas générale

immobile plane, mais dans

silence

se sont

Du

terriers.

surgir un à

plateau

En

haut

le ravin,

une

hommes,

fourmilière s'agite et se démène. Les (jui

soleil

le

(|u'uii

et désertique.

La mort, cependant, le

(juand

et,

n'éclaire plus

233

reposés la nuit, sont sortis de leurs iiaut

de

un de

ma

terrasse, je les ai vus

leurs trous noirs, s'assembler

(juelques instants, prendre des ordres, puis se dis-

perser.

Kn quehpies minutes, une

cité

s'est constituée; les ateliers se sont

ouvrière

groupés

et

chacun, utilisant ses talents, son expérience, se

met à l'œuvre. L'intéressante confrérie des

cuisi-

niers grouille autour de ses marmites; les ordon-

nances vaquent aux soins de leur ménage; l)ionniers

creusent, les

charpentiers

Voici des ateliers plus importants

:

les

martèlent.

une compagnie

tout entière travaille le hl de fer. Elle j)réj>are le

matériel de défense

aux tranchées

chevaux de

:

les

(jui, le

soir, sera transporté

uns dressent

frise; d'autres

et habillent les

enroulent des pelotes;

i

d'autres construisent des sphères. []n autre groupe dé[)ose, on tas bien ordonnés, le gros matériel, les

rondins, les traverses, les poutres, les planches (jui, la

nuit prociiaine, iront s'engloutir là-iiaut.

s])cctacle de

ce

jietit

monde,

se

Du

dégage une im-

pression de vie et de gaieté, aussi dilatante (|ue solitude alfectée

du plateau est impressionnante.

la


IMPRESSIONS DE GUERRE

834

C'est la vie de tranchées

surveillance immobile

:

d'une part, de l'autre, activité laborieuse. Bien

que

un

deux genres de vie ont ressemblance; tous deux sont

différents, ces

très

point d'étroite

même

dominés par un

sentiment

monotonie.

la

:

l'on soit sur le plateau ou dans le ravin,

Que

chaque jour

est la répétition

heure un décalque de nant

si,

avec un

saveur, et

si

tel

le

tristesse,

la veille,

chaque

Quoi d'étonvie perd de sa

la

hommes

s'ennuient?

grand ennemi

n'épargne personne.

peu de

régime,

parfois les

L'ennui est

de

la précédente.

En

général,

qui, finalement, il

est

bénin

un peu de vague à l'âme; ce

comme

pas dangereux. Cependant,

:

un

n'est

toute maladie

chronique, l'ennui a ses crises. Elles s'appellent le «

cafard

ronge

»

;

comme

alors

du

la bète

profondément

même nom,

l'ennui

désastres sont

et ses

immenses.

un mal étrange, aux origines mystoujours il naît sans cause Presque térieuses. apparente. Le matin, le malade s'éveille en mau-

Le

cafard est

vaises dispositions.

Le corps

mou,

est

l'énergie

absente; un poids pèse sur le cœur, un voile assombrit l'esprit. Un vague malaise oppresse, dont

on est à peine conscient. L'homme irascible. les

Son

front est barré

camarades se disent

:

«

et,

est

mécontent,

à ce

symptôme,

Laissons

le vieux tran-

quille. »

Dans

cet état d'âme, le

malade commence sa


IMAGES

DI::

LA GRANDE GUERRE

journée sans pensée, Il

se traîne.

noyé dans le va^c. cœur à l'ouvraj^e. o Eh demande un copain. Je

l'esprit

n'a pas

Il

le

bien, ça ne va pas? lui

ne

que

sais pas ce

Ce

Un

j'ai. »

a? C'est

qu'il

23S

mal du pays qui

le

petit incident fera éclater l'accès;

l'écrase.

nom

un

pro-

noncé tout près et qui réveille les souvenirs endormis, un visage qui en rappelle un autre de

un commandement un peu brusque qui, par contraste, fait penser au doux régime de la

là-bas,

famille.

Et voilà que tout à coup

déchire.

Le malheureux

homme

a

voile se

le

mirage

le

:

il

voit son intérieur, les êtres aimés, sa terre, le clo-

cher, loui ce

de

(jui

séparation

la

a fait sa vie jusqu'au jour cruel

sur ce tableau d'amour

et

plane l'atroce pressentiment plus. C'est fini à jamais

Une

détresse

mallieureux;

:

«

Tu ne

immense envahit son n'a

il

les reverras

o

I

c(pur.

Il

est

il

est

se traîne, ne sachant

que

raison de vivre;

plus

désespéré. Locjue lamentable,

il

«levenir et lorsque enfin libre, il

il

s'écarte

il

trouve un

— toute société

A

rien.

Il

ne pense

odieuse

lui est

s'assied et, la tête dans ses mains,

quoi?

moment

même

Il

rêve

A

pas aux siens;

leur .^^ouvenir lui est trop douloureux;

avec violence.

songe.

il

de

il

:

Pauvre oiseau perdu dans la bruine Sur le ludt d'un vaisseau perdu...

l'écarté


IMPRESSIONS DE GUERRE

236

L'amour enfin l'emporte. Il se redresse, tire de un portefeuille, y prend un carton et longuement le contemple. Les larmes montent à ses yeux et, comme un enfant, il pleure. Émus, les sa poche

camarades s'approchent en silence son épaule, saisis de

pitié, ils

jolis petits qui,

semblent dire tout bas

rire forcé,

dras-tu bientôt?

»

Et de nouveau

sentiment dans son cœur tinte

par-dessus

aperçoivent sur la

pauvre carte un groupe charmant

mère entourée de

et

:

une jeune

dans leur sou«

Papa! revien-

le

sombre pres-

:

le glas.

Ces crises aiguës sont rares, du moins chez

les

caractères trempés. Quant à l'ennui normal, chro-

nique, son influence n'est pas néfaste. Semblable à l'huile qui, autour du vaisseau ballotté, calme la

tempête,

il

assoupit plutôt les

ardeurs

tumul-

tueuses d'une gaieté trop vive. L'âme est moins agitée, elle n'en est

Et en

effet,

que plus ferme.

l'impression dominante qui se dégage

du spectacle de nos hommes

est celle d'un cou-

rage inusable.

Ce courage, selon son

objet, revêt divers aspects.

bonne volonté sans restriction. Évidemment, la vague d'enthousiasme de Verdun est loin, mais loin aussi est le laisseraller, l'esprit de « carotte » des cantonnements de repos. Tous sentent que la tâche actuelle est nécesDevant

le service, c'est la

saire, et ils l'accomplissent

soient aux

créneaux ou

avec conscience. Qu'ils qu'ils

exécutent

une


IMAGES corvée,

LA GRA^DK GUERRE

DI-:

ne connaissent

ils

ému

de fois n'ai-je pas été

Que

l'ordre vcru.

(juc

par

237

le spectacle

de ces

braves supportant les fatigues sans un murmure, de ces jeunes, encore ignorants dos soulFrances y a

idanchis

il

mois, mais surl(jut de ces l>ons vieux,

(jU('l([U('.s

rigueurs de la campagne,

les

[)ar

marchent graves,

dos voûté, plus ciiargés de

le

leurs soucis (jue de leur fardeau.

lourde certes, et

(jui

La

situation est

pourtant jamais une plainte ne

sort de leurs lèvres.

Devant la

le

régime rigoureux,

forme de

la

(ju'elle s'ignore.

Sans doute

ils

le

courage affecte

résignation parfaite,

si

parfaite

Et pourtant quelle vie est la leur!

ne supportent plus les horreurs du

premier hiver de tranchées. Mais avez-vous estimé le lot

veilles

de fatigues (jue leur imposent les longues les

et

innombrables corvées? Avez-vous

savouré l'austérité de leur existence?

souvent sur

la

Ils

couchent

dure, toujours sans confort. Leur

nourriture, suflisante, est sans délicatesse. Et la

plupart sont pauvres;

ils

ne peuvent donc

corder aucune compensation. Ajoutez [)erj)<'tuel

de

la vie

de

la discipline et, (jui

conunune.

billon de la vie

Il

jdus

s'ac-

l'empire

e.st, le

{)oids

faut se rendre réel le tour-

dans un gourbi encombré. Voulez-

vous reposer un peu? Quelques voisins, inattentifs ou

imléliciits,

ne se priveront pas de faire tajiage.

Recherchez-vous l'isolement pour écrire un mot en poix ou

lire, afin

d'oublier? Les causeries, les


238

IMPRESSIONS DE GUERRE

chants, le

vacarme

s'y opposent.

Et

par une

si,

volonté tendue, vous parvenez à vous écarter dans

un

coin solitaire et à vous abstraire du milieu, des

fâcheux viendront vous harceler de leurs conversations insipides. faire faits

Vous vous

efforcerez de leur

comprendre votre désir d'être seul eux, peu aux nuances, ne saisiront pas. Dans ce milieu :

l'homme a perdu tout droit de propriété sur luimême; il est devenu un bien banal à l'usage du passant.

Le renoncement est

absolu, en de telles conditions,

une vertu de rigueur. Tous, presque

professent

et,

ce qui est plus beau,

tous, le

n'agissent

ils

pas ainsi sous l'influence de réflexions profondes,

mais en suivant sité naturelle.

la

pente de leur âme, leur généro-

Et ce sacrifice est parfait

:

dans leur

dénûment, dans leur perte d'eux-mêmes, gais.

De

la

ils

gaieté insouciante des jeunes

sont à la

bonhomie grave des vieux s'étend une gamme où tous les tons figurent. Les tranchées sont loin d'être un séjour maussade de condamnés; la bonne chants, humeur éclate sous toutes ses formes plaisanteries, bons mots, farces, rien n'y manque. A part quelques notes graves qui, de temps à autre, marquent un temps d'arrêt, l'on croirait se trouver :

en présence d'une humanité nouvelle, oublieuse d'elle-même.

Les dangers courus mettent également en relief un courage magnifique. Devant eux, cette vertu


IMAGKS DE LA GRANDK GUKRRE revêt

forme

sa

croyez pas (|ue

de

La

là.

J'ai

supérieure

jo veuille

:

dire inscnsibilil»';.

Loin

chair parle encore et très haut jiarfois.

mémo

rcmar(jué que depuis Verdun hien des

plus facilement

ravin, les

et vibraient

qu'un semblant de bombarde-

:

ment s'annonce, que deux ou le

No

l'indifrérence.

systèmes nerveux restaient ébranlés,

dans

Ï39

trois

cœurs palpitent

obus éclatent

et les

membres

tremblotent. Mais la volonté reste aussi ferme que

jamais

et

peuvent

commande

souffler, les

sans défaillance. Les obus

marmites mugir,

les torpilles

Les dos se courbent d'instinct un instant; braves marchent droit leur chemin sans un

hululer. les

regard en arriére

:

leur consigne est sacrée

!

Ils

obéissent sans doute un peu à l'amour-propre, et

craignent avant tout de passer pour Lâches. L'habi-

tude a aussi sa part dans cette bravoure côtoyé

la

mort

si

:

ils

souvent que son horreur

ont s'est

usée au contact. Le fatalisme, chez les moins cultivés,

joue également son rôle. Mais ce qui domine

en eux, ce qui tient

les coule, et

dans cette attitude,

sant, encore être. Ils

savent

l'esprit, ils

réalité,

que confus et,

par

et

le

sentent (jue

finalement les main-

c'est

un sentiment puis-

vague

(jui

remplit leur

cœur bien plus que par

la patrie

est

une grande

an prix de huiuelle les individus sont des

êtres subordonnés, infimes, et

comme

sans valeur.

Sous l'empire de ce sentiment, auquel gieuse prête, ciiez

la

la foi reli-

plupart, (juchpic chose de


IMPRESSIONS DE GUERRE

240

son caractère sacré et de sa fermeté inébranlable, les

pensées égoïstes sont refoulées, les intérêts per-

sonnels éliminés, pour un temps, du tuel de leurs pensées.

encore

:

la

Une

champ

habi-

seule chose compte

France, la victoire,

le

devoir!

Un

et cette perspective fait malheur peut arriver mais peu importe. Animés monter un frisson de cet esprit de sacrifice, ils ont donc accepté la situation, et l'adaptation a été si parfaite que dé-

sormais

l'effort violent

est inutile

et

l'héroïsme

simple.

Les exigences du service, les rigueurs de la vie, grandeur du danger, tout glissera sur ces dans ce hommes, ils sont taillés dans le marbre la

marbre éclatant

et

pur d'où sortent,

ailées, les Vic-

toires.

2.

Le temps désert.

Les actions militaires.

se déroulait uniforme sur le plateau

Sa monotonie cependant devait

être

coupée

à plusieurs reprises par des faits de guerre d'une certaine importance.

Il

est indispensable de s'y

arrêter quelques instants, si l'on veut se rendre réelle la guerre de détail.

Nos prédécesseurs nous avaient vanté leur secteur de tout repos. Nous les avions écoutés avec un sourire sceptique « Les secteurs de tout repos, :


iMAGi:s

pensions-nous, nn son! pas

faits

241

pour nous,

et,

par liasard on nous les donne, nous les

(|uan(I

gâtons. Attendez que voir

guerre

la ghandI':

Dr:

le

21" arrive (1), et

vous

allez

»

!

Nos

pressentiments

iHaient

justes.

A peine

étions-nous installés depuis deux jours que

le ra-

vin, autrefois silencieux, retentissait, h intervalles

variés,

du fracas des obus, des prenades, des tor-

Les Allemands furent peu satisfaits de ce nouveau régime et, comme il menaçait de se pro-

j)illes.

indéfiniment,

lonf^^er

imposer, de nous

ils

décidèrent

dresser

«

»,

île

nous en

selon lexpression

technique.

La

fête fut fixée

au jour de Pâques.

l"]lle

ne

fut

Dans

la

matinée, un bruit étrange avait circulé dans

la

pas pour nous une surprise complrfc.

troupe

«

:

tin!

Itoches

Vous

savez, le baudet a chaulé ce

Quoi? Quel i)audet? !

— Le

Le baudet des

baudet des Boches! Qu'est-ce que

vous racontez là^

Eh

baudet et lorsqu'il ciiante

oui, les le

Boches ont un

matin,

il

y a bombar-

dement le soir. C'est le N' (|ui nous l'a Nous atlenilîmes donc, (juelque peu l'effet

Le

de

la

ma-

dit! »

scepli(pies,

prédiction.

soir, vers cinq

heures et demie, nous jouis-

sions eu paix de la douceur

dun beau

jour de prin-

temjis, lors(pie tout à couj) au-dessus de nos têtes

(1)

Lo rÔKinient M.

d'artillerie alTectt^ à notre division.

18


IMPRESSIONS DE GUERRE

242

plane un souffle de locomotive haletante qui,

l'ins-

tant d'après, piquait droit devant nous dans le

fond du ravin et éclatait avec un bruit de pétard.

un

C'était

tuyau de poêle

«

», la

dernière invention

du génie germanique. Cet incident revêtit de suite une grande importance

était

il

:

nous avaient, en que en «

effet,

passé cette consigne

Boches bombardent,

les

même

un présage. Nos prédécesseurs lorsla

répétition; leur imagination tactique est,

peu développée.

effet,

tuyaux de poêle

»,

envoient

Ils

tombent

là-bas,

ici

quelques

espérant sans doute nous

surprendre dans une douce quiétude pilles

:

toujours

c'est

à droite,

;

et

puis les tor-

ensuite les

explosions se propagent vers la gauche.

Et de cette

fait

fois

bombes

ce fut bien le bombardement, réglé,

encore, sur le

même

scénario.

Les

se mirent à fouiller notre creux de leurs

pétarades inoffensives, et pendant que nous nous divertissions de ce spectacle nouveau, soudain le

plateau s'ébranla, disloqué d'éclater.

:

une

torpille venait

Aussitôt d'autres suivirent

;

nos

artil-

leurs se mirent de la partie avec vigueur et bientôt la

hauteur ne fut plus qu'une ligne de cratères

d'où jaillissaient soudain des éclairs immenses, puis d'énormes nuages noirs qui montaient lente-

ment, tandis qu'un tremblement de terre se propageait au loin.

Nous

étions postés à 200 ou 300 mètres du lieu


f

IMAGES DE LA GRANDR GUERRE (les

243

explosions; nous pouvions donc contempler à

loisir

un tableau superbe. De nos

[lillcs s'«''lan<;aionl

le ciel

avec

la

lignes, les tor-

vivement, s'élevaient droit dans

légèreté de l'alouette, puis arrivées

à leur zénith s'inclinaient par une série d'ondulations gracieuses, souples Kilos hésitaient d'ai)ord, ^

iclinies, et ensuite, à

comme un vol d'oiseau. comme cherchant leurs

une vitesse effrayante, fon-

•aient sur leur proie. Elles disparaissaient enfin

sous

la ligne

du plateau

flamme

et la

jaillissait.

Ces oiseaux gracieux croisaient dans leur course lies

i)Ourdons énormes et lourds

charbon

»

:

les

«

de nos vis-à-vis. Leur vue

seaux à

était

gro-

une grâce de rustaud, en roulant sur eux-mêmes, comme dépourvus du sens de l'écjuilibre, et retombaient tesque. Ils montaient péniblement, avec

bourdonnement énorme et produisaient une explosion de tonnerre, un cataclysme. La vue de ce déchaînement de furie était ensuite, massifs, au milieu d'un

agréable, bien qu'émotionnante, à distance; dans les tranchées,

sous cette avalanche,

était terrifiante.

abris et,

La garnison

la situation

est rentrée

dans un silence accablant,

dans

elle

les

laisse

passer l'orage. Mais les guetteurs? Pour eux, c'est la lutte

Une

angoissante de

la souris

seule tacti(jue possible

:

contre l'aigle

t

sur[)rendre l'oiseau

dans sa course, suivre ses évolutions,

et lorscju'il

fonce sur eux, se dérober adroitement,

ils

sont


IMPRESSIONS DE GUERRE

244

donc tout yeux

et surtout tout oreilles.

un coup de pétard sourd tion! Voilà le bolide qui

:

c'est

un

face^

départ. Atten-

monte.

En

va-t-il7 Ils le

suivent anxieusement, le voient hésiter. Tout à

coup

il

hommes

boum

!

c'est

!

se jettent derrière

foncent dans «

pour nous Les un pare-éclat ou s'envestibule d'un abri. Aussitôt un

Horreur

s'abat.

»

le

sonore retentit; quelques instants se

passent, longs

comme

oscille, la terre

des siècles, et puis le sol

semble s'ouvrir

et

une explosion

effroyable les heurte de son souffle, brutal

un coup de massue. Dans les périodes normales,

le

comme

danger n'est pa»

pressant; avec de l'attention, du sang-froid et

peu

d'agilité,

tres.

il

est possible d'échapper

Mais quand

le

bombardement en

un

aux monsest à

son

point de crise, la lutte devient inutile. Les torpilles et les «

seaux à charbon

retombent en rait

»

s'entre-croisent dans l'air,

pluie. Inutile alors

de se garer; ce se-

pour tomber de Gharybde en Scylla, et du reste

cet eff"ort n'est plus possible; les nerfs épuisés

une tension excessive, disloqués par sont à bout;

ils

ne réagissent plus.

Il

par

les chocs,

n'y a plus

qu'à attendre, dans l'hébétude, le coup atroce et le

déchirement horrible.

Ce

jour-là, l'un des nôtres, le soldat Hot, fut tué

dans ces circonstantes, victime de sa vaillance. la porte de Il

son abri,

il

De

observait le bombardement.

aperçut à quelques pas de lui l'un de ses cama-


IMAGES DK LA GHANUK GUFIRHK rades on faction, paie

— Rentre, je rien.

fait

Kt

»

il

l'averse terrilianle. <•(>

impossible;

fui

:

Il

«

J'ai

peur,

W'^*-

d'Iior-

lui

essaya d'user de tactique;

le tir «'tait

trop dense.

Pendant

d'un seau, une torpille percutante

qu'il se garait

tomba

mort,

avoua son prends ta place; moi, ça ne me prit bravement la garde sous

reur. Ilot s'informa

ami.

comme un

245

Le malretrouvé en lambeaux sous un amon-

à ses pieds et éclata sur le coup.

beureu.v

fut

cellement de terre.

La

situation

braves

était

épouvantable. Pourtant nos

dominaient de leur grandeur. Ces

la

notés parmi beaucouj) d'autres en feront

Le

traits

foi.

soldat D... guettait, insensible en apparence

au danger, absorbé par sa mission. Le moment criti(pie était arrivé la nuit commençait à tomber et l'irruption des Bocbes était à craindre. D .. :

redouiilait était

vue.

sur

do vigilance. Mais

dorii-

grande; des herbes hautes Il

le

eut bientôt trouvé la solution

le

monte donc dos courbé,

:

monterait

le

remuée,

cou tendu,

observe,

», le

l'cril lixe,

il

mort qui l'entoure.

l'arrivée des

envahi

il

à genoux, dans la terre

Une lourde obsession a

il

ne comptait plus! Sans hésitation

el,

indiiïérent à la

prits

:

parapet; le danger serait extrême, mais

verrait; le reste il

difliculté

la

coupaient la

lui

pesait alors sur les es-

ennemis. Le caporal

L...,

un

ccuur débordant de rage, les atten-

dait. Il se tenait

à la porte de son abri,

le fusil à la


IMPRESSIONS DE GUERRE

246

main le

droite,

une grenade dans

la g'auche.

Il

dos courbé, les jambes repliées; son front

barré d'un

pli féroce, ses

yeux

avait était

injectés de colère

:

un taureau en arrêt, n'attendant que l'ennemi pour bondir. Lui non plus n'avait pas peur, et pour lui non plus, la mort ne comptait pas.

La

hiérarchie, à tous les

degrés,

veillait.

Le

sergent C..., étant de service, devait s'assurer, par des rondes fréquentes, que les guetteurs étaient à

promenades étaient assurément peu agréables, mais il les accomplissait avec flegme; il n'eût pas fait un tour de boulevard avec

leur poste. Ces

plus de calme.

Au

cours d'une de ces rondes,

il

entra dans l'abri de sa demi-section, afin de constater si tout le

monde

sible. Il aperçut, blotti

hommes.

C'était

pour

était prêt

il

une mauvaise

avait répété

il

était arrivé.

tissait et C... avait

se tourna

:

«

n'avait

A

«

Oui, tu les verras

Le bombardement

besoin d'un

donc vers notre

Venez avec moi!

loqué.

preuve

:

On

les

!

homme

pour sa prochaine tournée. D'un «

repos,

aux tranchées » C..., sous n'avait pas sourcillé, mais intérieure-

l'insulte,

moment

Au

faire

tête.

s'était écrié derrière C...

verra, les serg-ents,

ment

pos-

dans un coin, l'un de ses

quelques semaines auparavant, pour de bel esprit,

l'alerte

»

Le

I

»

Ce

se ralen-

de liaison

air indifférent,

forte tête et lui dit

il :

soldat se redressa, inter-

l'attitude du serg-ent, il comprit qu'il aucune échappatoire. Il se leva en gro-


IMAGES DK LA GRANDE GUERRE

monta l'escalier.

gênant et, à la suite de son sergent, C...

247

niurclui sans se presser, imperturbable, puis

revint à l'abri.

Eb

«

bien, lança-t-il à son

compa-

gnon (le ronde, on les a vus, les sergents? » L'boinmc était maté. Tremi)lant des fortes émotions subies, bonteux sous le regard mofjueur de

ses camarades,

se jeta dans son coin et garda

il

un

silence morose.

Nous attendîmes en

vain; les Allemands étaient

sortis sur notre droite.

Voulant se renseigner sur

troupes qui les ennuyaient tant, et

les nouvelles

dans reur,

le

but

au.ssi

de leur inspirer une saine

avaient organisé un cou[) de main.

ils

nuit noire,

ils

ter-

A

la

bondissaient de leurs trous, et par

une brècbe de nos réseau.x

dislocjués, sautaient

dans notre trancbée. Une sentinelle tout à coup vit surgir

des ombres

qu'elle ait

pu jeter

et,

le cri

en

même

temps, avant

d'alarme, elle s'afFaissait,

frappée d'un coup mortel. Aussitôt les assaillants

passent par cette trouée, se divisent en groupes et s'enfoncent

dans nos lignes. Heureusement,

sentinelle voisine a

doimés qui s'agitent dans l'ombre. Elle devine danger

crie

et

répand dans s'organise

;

:

«

la

vu des mouvements désor-

Les Bocbcs

le (juartier et la

!

»

le

L'alarme se

résistance faroucbe

boyaux

un

combat

faits

qui s'accomplirent alors mérite-

de

s'engage,

acbarné.

Les bauts


IMPRESSIONS DE GUERRE

Î48

raient

un rapport

roïsme

détaillé, tant ils sont

beaux d'hé-

et d'abnégation. facile, les

Allemands

devaient s'emparer d'un poste d'écoute.

Un groupe

Pour

un retour

s'assurer

se dirige donc vers ce poste par la sape, le prenant à revers, pendant que d'autres, restés en avant,

Le caporal Ch... occuposte avec deux hommes. Tout à coup, il

s'approchaient de leur côté. pait le

se voit assailli, entouré. Admirable de sang-froid, il

charge ses

l'avant, Il

hommes

pendant

de contenir les Boches de

qu'il refoulera

ceux de

l'arrière.

s'arme donc de grenades, s'avance de quelques

pas

et les

lance aux assaillants qui, ahuris de cette

Le

résistance inattendue, reculent en désordre.

moment d'hésitation, un barrage au moyen de sacs

caporal, mettant à profit ce

improvise à de terre

la hâte

qu'il

arrache au parapet, puis, derrière ce

mur, il attend. Les assaillants, remis de leur déconvenue et encouragés par le revolver menaçant de leur gradé, reviennent à la charge.

nouveau,

ils

sont accueillis vigoureusement

grenades éclatent au milieu de leur

file.

:

Plusieurs,

blessés, s'éloignent en hurlant; bientôt, de sept huit, ils

ne sont plus que

trois.

De les

ou

Alors le caporal

renouvelle sa provision de grenades, enjambe son

barrage éperdus..

et

fusil et les

Le

poursuit ses ennemis qui s'enfuient

La sape

est libre; en avant, les

grenades ont écarté

poste d'écoute est dégagé.

les

coups de

assaillants.

Le caporal reprend


IMAGES DK LA (iRANDK GUKRRK

24'J

sa place et, l'œil au guet, le doigt sur la dt-tcnte,

attend (jue les Boches délilent.

En même temps, boyaux, aveugle

la lutte se

poursuivait dans les

Au

et hoirihle.

signal d'alerte,

la

troupe s'était précipitée de ses abris et courait à

Le

ses postes de combat.

en

sergent Patou marchait

de la section de droite, entraînant ses

tète

hommes. A un tournant du bovau, il se heurte à un énorme Teuton. Celui-ci tire un coup de revolver;

serjjent

le

s'affaisse,

Son énergie cependant

mortellement

reste intacte

:

il

atteint.

se dresse

sur les genoux, prend une grenade, l'amorce et

d'un geste défaillant

la huice

en pleine

[toitrinc

de

son agresseur. La grenade éclate, couchant l'agresseur,

mais

retombé,

ne l'entend plus.

sergent

le

la face

contre terre, et

il

râle.

est

Il

Galvanisés

par cet exemple d'énergie surhumaine, les soldats tour des grenades et s'avancent.

jettent à leur

L'ennemi est refoulé. Sur la gauche, un drame semblable se

La

vaillante troupe se précipitait de

jouait.

même

et se

Le soldat Borel, sans attendre ses camarades, a couru au danger. II aper«;oit l'ennemi et aussitôt, sans abri, fait le coup heurtait aux

Allemands.

de feu

jus(ju';i

couche.

A

gent

ce

F..., le

et l'abat.

ce

qu'une balle

moment,

la

premier, voit

Les autres,

tion s'avance et

«le

revolver

section arrivait. le

la

ser-

chef de hle interdit,

terriliés, s'enfuient.

occupe

Le

le

tranchée.

La

sec-


IMPRESSIONS DE GUERRE

S50

Surpris par cette riposte soudaine, les assaillants se sont ralliés

disparaissent dans leurs

et déjà

réseaux. Malheureusement,

quelques isolés qu'ils

ont

ils

fait

emmènent dans

prisonniers

leurs lignes.

L'un de ces prisonniers, confié aux soins de deux kamerads, grâce à la confusion du départ précipité, était resté en arrière de la bande. Lorsque le trio fut parvenu sur le terre-plein, l'un des Allemands fut atteint par

un

douleur,

s'enfuit vers sa tranchée sans plus s'oc-

il

éclat de 75; hurlant de surprise et de

cuper de sa mission. L'autre cependant conserve soigneusement sa capture; mais comprenant que

désormais il

la

prodigue

persuasion vaut mieux que la force,

les attentions touchantes. Il

chemin avec des gestes s'allume,

il

fait

amicale, puis le

délicats

coucher son fait

;

homme

relever de

indique

le

dès qu'une fusée

même.

d'une tape Inais notre

Français n'est pas séduit par ces bons procédés; la captivité

ne

lui sourit

nullement.

Il

étudie la situa-

tion et cherche un moyen rapide de fausser poliment compagnie à son tendre gardien. Tout à

coup, une nouvelle fusée éclaire le plateau les herbes, à

quelques pas devant

un énorme trou

d'obus.

Son plan

lui, il

;

entre

aperçoit

est vite mûri.

Au signal du kamerad, il se lève, se met en marche et, au moment où son compagnon passe sur le bord de l'entonnoir,

midable dans

du

trou.

lui lance

un coup de

la poitrine et l'envoie rouler

Le Boche

tête for-

au fond

furieux se relève péniblement


IMAGF.S DK LA

du revolver

et

celui-ci

t'tait

(;UI:RRE

(iRANI)l':

Franrais.

l'ingrat

clierclio

D»'jà

rentré chez nous. L'ordre est rctaldi.

Les hommes occupent la liizno des visages sont redevenus calmes, et tent leur rythme accoutumé.

Deux

251

tranciiées.

Les

cœurs

bat-

les

jours après, les Allemands, peu satisfaits

sans doute de leur j»remier essai, rccommenraient et le

bombardement

même

Cette

rite.

re[)renait

résultat insigniliant

:

il

encore

l'ennemi

fois,

selon

le

n'obtint qu'un

enlève à notre droite un

seul isolé, mais, par contre, laisse entre nos mains

cadavre de

le

qui dirig-cait l'attaijue. Cet

l'officier

insuccès était dû à une vigilance plus étroite de notre part. Instruits par la première affaire, nous

pour é\iter

a\ ions pris les dispositions nécessaires la surprise.

les

Dès

hommes

(jue le

moment

critique lut arrivé,

sortirent et occupèrent leurs postes

de combat. Cette mesure

était terrible,

mais

elle

s'imposait: nos défenses n'étaient pas encore suffisantes,

et,

par ailleurs,

les risques <lu

il

était préférable

bombardement que de s'exposer

être massacrés, sans défense,

Cette

de courir

au fond d'un

à

abri.

précaution nous évita une catastrophe;

cUe nous coûta cher cependant.

tombèrent en

jtlein

Deivv"

torpilles

milieu de l'une de nos tran-

chées; elles nous tuèrent cinq

hommes

et

en bles-

sèrent plusieurs autres.

Vers dix heures,

le

bombardement

s'espa\;a et,


IMPRESSIONS DE GUERRE

252

peu à peu,

le

:

Dans

rétablit.

se détendirent et

nerfs

la nuit, les

plat

calme se

le silence

de

tombèrent à

nous étions usés. Nous dormîmes d'un lourd

sommeiJ, indifférents à

tout.

Le lendemain, nous ne reprîmes conscience que pour sentir douloureusement

parmi nous

:

le

veille encore,

la

grand vide creusé

moins de douze

heures auparavant, nos camarades vivaient dans

une heureuse tranquillité, à cent lieues de penser au sort qui les attendait. Et tout à coup la mort avait passé parmi nous et nos amis étaient disparus

1

C'était

fini.

La journée comprimait

l'accablement qui

se passa dans

les

esprits

et les

cœurs. Les heures

s'écoulèrent avec une lenteur désespérante,

attendant

le

moment

en

de rendre aux victimes nos

derniers devoirs.

La cérémonie six

était fixée

heures trente, les

pour

hommes

Vers

la soirée.

de service

et les

amis étaient rassemblés au poste de secours, départ,

ils

du

contemplaient les restes sanglants.

Le

triste spectacle!

figés

et

les préparatifs

pendant que s'accomplissaient

Des corps étendus, des membres

dans une dernière contraction, des

ments en lambeaux,

vête-

souillés de terre, et le

sang

coulant par d'horribles blessures! Mais ce qui par-

dessus

tout

pauvres tètes;

absorbait l'attention, c'étaient les visages crispés étaient noirs

les

de


IMAGKS pouilio.

Di:

I.A

(i

HANOI'; G U K R R K

maculés de houe jxHric de

25 J

sangf, les

che-

veux en désordre. Des yeux ouverts, sans reg^ard, roflélaicnt encore l'horreur suprême; des i)ouches héantes scnihlaient proférer encore

dernier

le

cri

d'angoisse éperdue.

Lentement le cort^g^e s'éhranle, encadré par le jiiquet (jui marche le fusil has, la tète hasse aussi. amis, en foule j»ressée, suivent, les fronts

JjCs

courbés, dans un silence poignant,

li\r<'s

sombres pensées. Sous une imj)ression de navrante,

la

funèbre troupe

défile,

dans

le

à

de

tristesse

jour qui

baisse, sur le tortueux sentier qui court au flanc

du ravin

et,

après une marche longue et

mono-

tone, arrive enfin au cimetière. Il

est

grand déjà, ce cimetière! Lentement, jour

par jour, les tombes se sont alignées et peu à peu ont envahi

le

champ

qu'elles recouvrent à présent

de leur glorieuse moisson de croix. Sur les inscriptions,

de

la

nous suivons

la j)rogression

inexorable

mort; voici tout d'abord des Anglais qui,

premiers, ont reconquis ce coin

<le

les

notre France;

leurs croix s'alignent avec cette brève mention X..., dead in the action. le défilé

:

Puis voici les Français, et

des régiments commence. Enfin voici

le

nôtre: déjà nous avons pavé notre tribut. Grand cimetière! Et combien d'autres pareils jalonnent la

longue ligne du front!

Mais bientôt une impression de sérénité monte du cimetière,

et

dépasse les noires pensées. C'est


IMPRESSIONS DE GUERRE

254 qu'il est

Pas de ces monuments encombrants

tière.

bien touchant, dans sa simplicité, ce cime-

s'étale la vanité des survivants,

et laids

pas de chaos

discordant dans lequel se survivent les inégalités

de la

vie.

Les tombes sont toutes

leur rusticité elles sont belles

:

pareilles, et

dans

de pauvres croix

de bois aux inscriptions uniformes, des encadre-

ments modestes, et sur la terre quelques fleurs, dernier témoignage d'un ami vigilant. De cette simplicité, un sentiment intense de paix religieuse se dégage nous sentons que nous sommes entrés dans le champ du repos, sous les yeux de Celui qui fait justice au cœur. Nous avançons, et voici que devant nous s'ouvre un vaste trou béant la tombe commune de nos :

:

Ses dimensions insolites évoquent

cinq braves.

derechef

Les

le

drame dans

brancardiers

sa tragique horreur.

s'approchent, déposent

les

corps et les alignent sur le bord de la tombe, pen-

dant que

la foule se

groupe en un morne demi-

cercle. Aussitôt les belles prières

se déroulent

:

les corps sont

commencent

descendus

et

et la der-

nière bénédiction leur est donnée.

Mais ce n'est pas pénétré tout

le

tout.

Les assistants n'ont pas

sens des formules liturgiques;

ils

n'ont pas saisi les touchantes implorations, les

demandes de pardon

et

de paix. Alors

ils

veulent

prier encore, prier à leur manière. Soulager leur

eœur

si

plein d'affection pour leurs pauvres amis

1


IMAGES DK LA GRANDE GUERRE Afin

permettre à co désir

(le

L'ajipel est

entendu

et

hord

biles,

(le

la

remuée,

la terre

sont

et

lomhc, en présence des corps immo-

une pricrc ardente monte vers

cœurs

cliapolct.

accepté avec joie. Aussitôt,

tous se mettent à genoux sur (lu

se satisfaire, je les

île

donc à réciter une dizaine de

invite

255

par

étroinls

Les

le ciel.

spectacle

le

navrant;

l'émotion se communi(iue, grandit, éclate

des

:

sanglots entrecoupent les paroles. Mais chacun se

empreinte d'une

raidit et la pricre se j)0ursuit,

foi

profonde et d'une intense imploration.

La

A

prière est finie.

présent pèse

le

silence

Les esprits se livrent aux pensées dégagent de cette tombe immense. Ils

lourd, tragique.

qui

se

\oient celte belle jeunesse brutal. Ils sentent, plus

fauchée, d'un coup

que jamais,

le

vide irrépa-

rable, les nobles amitiés brisées. Ils

revoient le

passé, les jours atroces supportés dans des souf-

frances

communes,

une douce

les

heures de paix vécues dans

intimité. C'est fini!

Mais surtout,

les

pauvres familles! Les imaginations se transportent au loin, se représentent les fovers atteints

:

vieux parents, é[»ouse entourée de beaux eid'ants,

sœurs

et

demain,

la

fiancées.

puis, pleins de c(dle (|ui

Nous

dernière lettre,

les

uiicbrc besogne.

voyons

la lire

recevoir,

avec amour et

confiance, attendre

ne viendra

Cependant

les

la

suivante,

j)lus...

brancardiers ont

commencé

La

glisse, coule et.

terre

tombe,

leur


IMPRESSIONS DE GUERRE

25C

peu

à peu, recouvre les morts.

la poitrine aussi.

Le

La

tête a disparu,

de terre peu

flux

à

peu

s'avance; le voici aux genoux, puis aux pieds; l'extrémité des brodequins, seule, émerge. Vite,

nous fixons perdre

le

cette

image comme pour ne pas nous adressons aux

dernier contact;

chers défunts un suprême au revoir, et c'est

Nous retournons lentement dans

fini.

calme de

le

la

nuit.

Les hommes étaient mortifiés de ces aventures n'avaient pas cependant des

ils

une

sourde

colère

les

après, cette colère reçut

des nôtres se fils

de fer

et,

agitait.

Quelques jours

un nouvel aliment. L'un

tuer, durant la nuit,

fit

;

âmes de vaincus;

en posant des

sous les rafales de mitrailleuses,

il

ramener dans nos lignes. Le pendant, pauvre haillon, apparut cadavre matin le dans le réseau. Les Allemands le virent aussi, et fut impossible de le

durant toute la journée

ils

s'amusèrent à

le trans-

percer de leurs balles.

Cet outrage indigna

les

hommes;

des désirs de

revanche commencèrent à se manifester. Sur ces entrefaites, parut une note du général de division. Elle prescrivait quelques mesures de précaution, ordonnait de ne laisser aucun répit à l'ennemi, de le harceler sans cesse afin de prendre l'ascendant sur ces termes

:

« Il

lui, et

se terminait à peu près en

est inadmissible

que

les

Boches


IMAGES DE LA GRANDE GUERRE

257

montrent plus de cran que nous Une occasion se présentera sans doute bientôt de leur montrer que les

Français n'ont rien à leur envier sous ce rap-

port.

»

Que

sig^niliaient ces

sonne ne

le

paroles énigmaliques? Per-

savait et les conjectures allaient leur

train.

Bien vite

nous

quelque chose

montaient

travailleurs

d'énormes

trou.s

lots, as.surait la

compte que Chaque nuit, des

rendîmes

nous

préparait.

se

en

ligne

et

des emplacements

:

creusaient île

cra[)0uil-

rumeur. Le doute un beau jour

fit

des

officiers d'artillerie arri-

vèrent, dressèrent leurs

plans et peu après les

place à la certitude

:

Nous allions donc avoir un bombardement, et même un bombardement soigné, à en juger par le nombre de batteries. Bientôt un énorme stock de torpilles, «

crapouillolcur.s

»

installaient leurs cnt;ins.

quinze cents, disait-on, arrivait. Dès il

fallait

amener

le soir

mrme,

ces nmnitions à pied d'œuvre et

une longue théorie montait lentement les escaliers raides. Les hommes étaient courbés sous le fardeau; ils haletaient de l'ascension pénible, mais ils

étaient contents.

«

Que transportez-vous

en écho

Boches!

Nous II.

u, et :

«

» et

aussitôt

Qu'est-ce tout le

»

« Un colis pour U'> une autre voix prolongeait

demandai-je au hasard. Boches!

là?

(ju'ils

monde

vont

prendic, les

riait

n'étions pas au bout do nos surprises. 47

Un


IMPRESSIONS DE GUERRE

258

ma compagnie et me rends au mon sergent-major. « Eh bien,

jour je monte à

l)ureau. J'y trouve

fourrier, quoi de neuf en bas?

rienl

— Rien! — Quoi,

Vous ne savez donc pas?

aurons bientôt concert!

— Oui, mais

ton mystérieux du sergent-major

Oh

nous

si,

après?

était

»

Le

chargé d'in-

connu. Je tentai inutilement de le sonder.

Au

reste, le

mystère devenait bientôt

de polichinelle tenter

le

secret

nous devions tout simplement un coup de main afin de terroriser nos vis-

à-vis et de

:

ramener,

niers. Ainsi

possible, quelques prison-

si

nous aurions

nous serions

la paix et

renseignés.

commençaient

Les préparatifs équipe spéciale

aussitôt.

Une

son dressage

était constituée et

entrepris sans retard.

L'opération avait été prévue dans ses plus petits

au hasard ou à l'improL'armement était conçu en vue de la lutte de boyaux un pistolet automatique, un poignard, des grenades. Le costume était adapté aux détails; rien n'était laissé

visation.

:

circonstances vareuse, ceinturon fortement serré, :

— pas de cravate;

sans cartouchières, la

vareuse ouverte

à l'ennemi.

:

il

La troupe

fallait n'offrir

était divisée

l'agrafe de

aucune prise

en groupes, à

un rôle spécial, simple, bien déterminé occuper un boyau, y établir nettoyer la tranchée sur un parcours un barrage; vider enlever un poste d'écoute; désigné; chacun desquels

attribué

était

:


IMAGKS un

LA GRAND K GUERRE

Des photos d'avion avaient

;il)ri.

aux

DI-:

officiers et ceux-ci,

ment, avaient instruits,

ils

a

259

été remises

grâce à ce précieux docu-

réalisé » la situation. Parfaitement

avaient dirigé sur un polygone d'exer-

cices des répétitions qui avaient fixé les idées de

chacun.

Tous

les acteurs

veille et attendaient

Le grand

possédaient leur rôle à mer-

avec confiance

jour, vers

une heure,

le

jour

la

séance com-

fixé.

mençait. Les 75 arrivaient i)ressés, coupaient leurs sifllements aigus.

(le

l'air

Les gros oiseaux de

tranciiées prenaient leur vol, montaient, fonçaient.

Kn quehiues minutes, craquements

le

sinistres.

J'étais alors enterré

combat du spectacle, mais

dans

bataillon. J'y

férét.

plateau retentissait de

la situation

le

fond du P. C. de

perdais l'avantage du

ne manquait pas

d'in-

vibrations arrivaient jusque dans nos

L<\s

[)rofondi'urs,

les

sons aussi, bien

qu'étouffés

:

un solo de grosse caisse, écrasant par la force des coups et leur martèlement continu. Je suivis ainsi pendant un certain temps, à ma façon, les périj)éties du bombardement, puis tout à coup mon attention fut distraite et ramenée à l'intérieur de notre souterrain par un ton de voix le téléphone parlait. Le bavard! Je nasillarde levai les yeux vers l'appareil. Le commandant était debout et, le o combiné » sur la bouche et

c'était

:

sur

l'oreille,

il

entretenait les quatre coins cardi-


IMPRESSIONS DE GUERRE

260

naux.

«

AUol compagnie ouest! Comment ça

Le bombardement avance? Et la brèche? Le 75 tire trop court! Vous recevez de nos crava-t-il?

pouillots!

Comment

vous des blessés?

Puis de nouveau un

même

cela se fait-il?

Avez-

— Vos tranchées sont abîmées? «

allô

»

»

retentissait et la

conversation reprenait avec la compagnie

est.

Et ce n'était pas tout, hélas!

mandant

Le pauvre com-

n'avait pas seulement à se renseigner;

devait ensuite transmettre les informations

:

il il

devait se débattre successivement avec les états-

majors étages qui tous voulaient s'informer directement.

Qu'ils

étaient

avides

et

qu'ils

étaient

impatients. «Allô! colonel! bataillon nord écoute!

— Allô! brigade! — Allô!

division!

»

mations revenaient à chaque instant

Ces exclaet

chaque

commandant, de son calme imperturbable, comme une leçon, la partie du dialogue que tout à l'heure nous avions devinée aux craquements du diaphragme. Nous avions la sensa-

fois le

répétait,

tion très vive

que de partout

les attentions étaient

tendues vers nous; nous sentions les états-majors, coiffés des oreillères,

au bout de nos

fils,

comme

à l'extrémité d'un nerf.

Pendant ces conversations animées, notre tir avait pris fin et celui des Boches, peu à peu, s'était assoupi. Les résultats nous arrivaient bientôt

:

les

brèches étaient amorcées, loin d'être à point. L'ar-

I


IMAGES

demandait donc un nouveau

lillcrie

afin

261

de ri^glage,

tir

de procc^der avec impeccabilité au grand bom-

hardernont du Il

LA GRANDF: GUKRRE

DI-:

soir.

compagnie que

fallait pr«''vt'nir la

reprendre, alin do Cette mission

me

mettre les

revenait, car

le

lir allait

hommes

à l'abri.

un

message ne

tel

pouvait être confié au lélrphono. parfois indiscret.

me

commandant;

«

Courez,

à

deux heures cinquante

dit le

;

vous avez un quart

d'heure, juste de quoi faire la route. je

me

hàto donc dans

le

reprend

le tir

»

C'était

dédale de boyaux

encombre au souterrain de mon

rive sans

peu;

et j'ar-

capi-

demande

taine. Je lui fais part de la nouvelle et lui le détail

des résultats obtenus. Pour être clair

précis,

veut les donner par

il

s'installe

diger

!

donc à sa

écrit.

Tranquille,

Le temps me

va recommencer!

long. Je

paraissait plutôt

:

«

Le

Kncore cinq minutes!...

Encore deux minutes! Oh! paperasses! PiMidaiit

il

table et je le vois rédiger, ré-

regardais courir la plume, tout en pensant tir

et

«

que je peste intérieurement contre

les

ra|»ports écrits, voici des sifflements qui passent «

Ça

y est;

le

jolie situation

!

tir

est repris! .Me voici

:

dans une

»

Aussitôt, du tac au tac, les Allemands s'étaient

mis h répondie; au bout de

(juel(|ues

jduio d'acier tombait drue.

A

houm d'une

minutes

la

cluujue instant

le

nous parvenait, puis après quelques secondes, écoulées lentement dans une chute


IMPRESSIONS DE GUERRE

262

un déchirement gigantesque

se

produisait. Et chaque fois c'était dans l'abri

un

attente axieuse,

un contre-coup douloureux, un coup de qui nous assommait. Les parois vacillaient,

choc, bélier

se déplaçaient dans le haut de 40 à 50 centimètres,

tantôt à droite, tantôt à gauche; parfois le plafond

nous recevions sur la tête un véricoup de massue. Nous étions dans un vais-

s'abaissait et

table

seau, battu par des vagues furieuses, implacables,

acharnées en meute. Pendant ce déchaînement, l'horreur s'était appesantie sur nous et dans

morne

silence

Enfin, le rapport est terminé. C'est le critique. Je

monte

l'escalier et,

moment

avant de m'enga-

ger dans la fournaise, j'inspecte les abords étaient battus

passer. le tir

et

Au

à chaque instant

;

:

ils

impossible de

reste, le rapport n'était pas pressant et

me

résignai donc,

quelques marches,

attendant une

ne devait pas durer. Je

descendis

éclaircie.

un

nous attendions.

Minutes longues

I

Déjà, à plusieurs reprises, le ciel avait semblé se rasséréner, et chaque fois j'avais été contraint

de rentrer prestement. Enfin, rétablir.

le

calme parut se

Fatigué d'une longue indécision, je

décide à risquer

le

passage. Je monte l'escalier

me et,

au moment où je vais déboucher du vestibule, j'entends à quelques pas, dans le boyau, un bruit mat, une chute. Qu'est-ce? Sans doute un débris,

une motte de terre? Je ne m'émeus pas; pourtant


IMAGliS

une prudence J'attends

mcnt,

LA GRANDE GUKKHli

l)K

instinctive

me

n'y a rien. J'allais

il

fait

reculer d'un pas.

secondes, peut-être

cinq

dans

rejeté, plaqué

émerger

l'escalier

seau à charbon

»

Je

!

:

me

i03

dix.

Dc'îcidé-

lorscjue je suis

bolide était un

le

relève meurtri, les

mend)res tremblants, sufToqué par des battements

ma

de ccrur désordonnés. L'aventure avait calmé

en patience

pense, je

lorsque

et,

Comme

eut cessé, je revins.

l'averse

A

mon mal

Je pris

bàtc.

bien l'on

« fis » vite.

part ((uclques rares obus, jusqu'à sept heures,

l'atmosphère

l'ut

obstinément à

calme. Cependant, nous pensions

camarades

nos

«jui

attendaient

l'heure d'entrer en scène.

En

ce

moment,

de leur donner force

et confiance.

«

gnole

»

Mais

les appétits

du menu

seul le

;

reçurent (jucltiue accueil. C'est

que ces braves depuis et qui oserait leur

cui-

préparé en vue

était

étaient loin d'être à la hauteur café et la

aux

étaient à l'arrière,

ils

où un bon repas leur

sines,

en

le

matin avaient

faire

un bhlme?

le trac

ne

Ils

pensaient à rien, ou plutôt une obsession les assiégeait, aveuglant le

champ mental

encore quatre heures, encore

trois

«

Ça approche; heures!

»

Par-

l'angoisse, changeant de pôle, s'intervertis-

fois sait

:

:

«

ça soit

Mon

Dieu, que c'est long! Vivement, que

fini! »

Angoisse sourde, profonde,

ralysait le cœur.

La

([ui

pa-

tétc était brûlante, des four-

millements dans les doigts,

les jand^es

molles.


IMPRESSIONS DE GUERRE

264

Nos hommes cependant

réagissaient, et superbe-

ment. Les chants résonnaient;

Un

bons mots fusaient.

les

les plaisanteries,

spectateur ignorant se

en présence de joyeux excur-

fût cru, sans doute,

sionnistes.

L'après-midi se passa dans ce lancinement énervant. Enfin, a six heures et demie, la période d'at-

On

marche vers les abris de première ligne, où, en deux groupes distincts, on devait passer la dernière heure de bombardement pour sauter ensuite chez les Boches. Ce que fut cette dernière heure, on le conçoit

tente prenait

aisément

:

fin.

se mettait en

l'angoisse pesait plus lourd, l'inquié-

tude physique

était

au paroxysme. Et

la

pensée

hallucinante s'imposait, plus tyrannique « Encore une demi-heure, encore dix minutes. Mon Dieu, que c'est longl » Pour maîtriser l'émotion, la gaieté s'affichait; quelques acharnés jouaient aux :

cartes.

Sept heures cinquante-cinq. Debout! L'action

mence. Instantanément l'inquiétude calme ses

com-

les quitte; le

est revenu. L'officier inspecte

rapidement

hommes, répète en quelques mots

le rôle

chacun, donne les dernières recommandations

termine par ces mots

Tous vont occuper L'officier

— 20

«

Courage, confiance!

et »

leur poste de départ.

prend sa montre en main

secondes...

Attention!

:

de

30 secondes...

— En avant!

:

7

h. 59...

45... 50... 55...


IMAGES DE LA GRANDE GUERRE

Au même pouillots

J65

instant précis, l'artillerie et les cra-

abandonnent

des-

le terrain d'attaijue et

sinent, on avant et sur les côté des assaillants,

une

barrière protectrice.

Les deux groupes, d'un seul bond, surgissent au-dessus de

à travers l'obscurité fran-

la sape,

cbissont les brèclies et disparaissent dans la trancliée

opposée. Aussitôt

Dans

le

les

fractions se séparent.

groupe de gaucbe, l'une va à gauche à une

cinquantaine de mètres et y établit un barrage; dans le groupe de droite, l'une s'en va à droite remplir

le

même

office

une autre s'enfonce à

;

toute vitesse dans le boyau, en se faisant précéder

de grenades,

et s'installe à

son poste. Pendant ce

temps, de gauche et de droite, deux autres partis s'en viennent à la rencontre l'un de l'autre alin de

nettoyer

la

Iraiichi'o;

néce[)tion

!

On

un

;iutre

inspecte le boyau.

ne trouve rien; pas l'ombre d'un

Boche. Kn tout un

fusil, celui

d'un guetteur qui,

sans doute, à l'apparition de cette troupe de dé-

mons,

s'était

enfui à toutes jambes. L'artillerie

avait trop bien travaillé

:

la Iranciiée et le

étaient bouleversés de fond en (le

comble

;

découvrir un poste d'abri. Çà et

mière ligne, la terre

lies

moyen en pre-

débris de poutres surgissaient de

dans un chaos inexprimable

vestiges de gourbis défoncés

Leurs

s'en trouvait, avaient leur comj)te lieu

pas là,

boyau

;

il

:

c'étaient les

liabitants,

s'il

n'v avait pas

de s'en [>réoccuper. Pour tout butin, un

fusil,


IMPRESSIONS DE GUERRE

266

un périscope, quelques grenades, un manteau de guetteur. Maigre prise! Mais que faire?

ne

Il

pas songer à pousser en deuxième ligne où

fallait

le gibier

ne manquait certes pas. Le cas n'avait pas été prévu; comment improviser en quelques secondes

une nouvelle tactique? Du

reste,

dans

caillebotis résonnaient déjà sous

le

boyau, les

des pas

nom-

breux. L'ennemi s'était ressaisi et arrivait force;

fallait

il

déguerpir au plus

tôt.

en

L'officier

donna un coup de corne; la troupe se rallia et en un clin d'œil disparaissait dans la tranchée d'en face. Le drame était joué. Du fond du poste de commandement, anxieux, nous attendions. d'attente,

du temps

Comme

eux, lors de la période

nous avions mesuré

comme

et,

écoulement

le lent

eux, nous avions senti

l'in-

A chaque intant les montres sortaient des poches. Enfin une voix quiétude physique monter.

s'écrie

:

«

C'est l'heure!

un

» et

silence de

plomb

s'appesantit sur nous. Plus fiévreux, quelques-uns

montent dans

le

boyau, gravissent

le

parapet et

Donc ça va bien! passent, sans un mot. Tout à

écoutent. Rien! Pas de fusillade!

Dix minutes se

coup l'avertisseur du téléphone brise

le silence

de

son grincement énervant. C'est la première ligne qui parle.

Ils

sont rentrés, tous, mais ne ramènent

pas de prisonniers

1

Les cœurs

aussitôt se

dé-

tendent, mais nous restons déçus.

Quelques minutes encore

:

une trombe se pré-


IMAGES DE LA GRANDE GUERRE cipitc

dans noire escalier.

voilât »

Nos braves font

entourent

le

commandant

un peu de calme

et se

Nous

«

irruption,

voilà!

nous

dansent, brandissent le le

qui s'efforce d'imjjoser

fusil,

s'agitent,

ils

élèvent les grenades,

manteau; ceux qui n'ont pas de butin

font tournoyer leurs C'est

une scène

leurs poignards.

pistolets,

diabolicjue,

un

vrai sabbat.

situation est dangereuse, au milieu de ces et

de ces explosifs

travail.

faire

Il

il

un

dérivatif.

n'y faut pas songer

commandant, causer avec

qu'un moyen

La

armes

nous sommes sur un volcan en

;

est urgent de trouver

remonter,

voir le

Nous

assaillent,

défend en vain. Tous parlent

à la fois, l'exaltation est extrême;

déploient

867

:

ils

lui.

Les

veulent Il

n'y a

les faire descendre encore. Le commandant, de toute la force de ses poumons, domine le tumulte « Allons, mes amis, du calme :

:

Je vais voir d'abord votre

et de la patience!

cier; je

vous écouterai ensuite

cette décision,

ils

ment descendent

»

offi-

Médusés par

se laissent pousser et docile-

l'escalier. L'air froid

rain les rafraicbit soudain

:

du souter-

l'exaltation tombe. Ils

ne sont plus qu'énervés, fortement. Nous prolitons de leur sagesse subite pour les désarmer.

Quelque

temps après,

ils

remontaient, rece-

vaient du connnandant un bon

mot de remercie-

ment et, le cœur léger, allaient dormir. Deux jours après, les braves partaient en permission. Le groupe s'éloigna joyeux, mais en


IMPRESSIONS DE GUERRE

268

un caporal marchait en

arrière,

triste, la tête basse. Il était

aucun

doute la permission

silence,

envahi

«

«

On

Qu'est-ce que tu as?

— Oh! — Où — Où vas-tu loger? — Je ne

!

Ce caporal

était

si.

un héros du

de tout esprit d'intrigue, en tout

moins

était étrang-e. », l'appelle

:

que tu n'es pas

dirait

content de partir? Paris

pays

«

l'air

sans

et

souriait

lui

qu'aux autres. Cependant sa tristesse

L'adjudant de bataillon, un

»,

—A

vas-tu? sais pas

devoir.

»

1

Dépourvu

se laissait faire,

il

sans jamais rien chercher, rien demander.

On

lui

une permission, il la prenait. Il n'avait aucun parent, aucun ami dans la France non envahie. Il irait donc à Paris, le refuge des épaves. offrait

Il

n'avait pas

d'argent

comme

plongeur.

hôtel,

la nuit,

:

il

Le

un

se louerait dans

jour,

il

travaillerait, et

pour ne pas dépenser l'argent gagné,

il

coucherait sur un banc de boulevard, sous un pont. N'était-il pas habitué à la dure? Et ainsi,

avec

la

somme

économisée,

jours de vraie permission, à la

Tel et «

était le

que,

pays

sans

il

deux

se payerait

fin.

plan que ce simple avait échafaudé,

aucun

calcul,

il

exposait à

son

».

Celui-ci ne l'entendit pas ainsi.

l'adresse des Réfugiés du Nord, lui

pour vaincre ses résistances, mander un logement.

lui

Il

lui

donna

conseilla et,

ordonna d'y de-

Arrivé à Paris, le caporal suivit cet avis et ce


IMAGES DE LA GRANDK GUERRE fut miracle. nel. Il

L'œuvre

lui

donna

y fut reçu et clioyé

en

269

l'adresse d'un colofils

de la famille.

Il

y vécut sans doute un peu gêné d'un luxe aucjuel il

n'était [)as fait,

mais rassuré par

cette cordialité

sans apprêts, de la part de personnes si

distinguées.

A son

pût y avoir des gens Parisiens au

retour, si

était

il

bons pour

cœur généreux,

si

riches et

confondu

(ju'il

pauvre hère!

lui,

allez

donc quel-

quefois attendre les trains de permissionnaires.

Vous

y trouverez de pauvres épaves qui, malgré

la charité

immense des œuvres, en

dépit de la

sollicitude de leurs chefs, errent perdues,

chant que devenir. Si vous n'êtes pas ouvrir

un

ne sa-

pour

foyer, tel brave qui risque sa vie

lui

pour

vous, vingt fois le jour, sans calcul et sans hésita-

couchera près de votre

lion,

logis, sur

un banc ou

sous une arche de ponl.

L'ennemi

n'était

pas encore suffisamment maté.

Une nouvelle leçon devenait

indispensable.

1" juin, la séance recommençait.

La première

épreuve avait fourni des enseignements, fois

les dispositions

Le

furent modifiées en

et cette

consé-

quence.

La manœuvre

réussit.

Le

tir île

Tarlillerie fut

moins violent et l'enquête, par contre, poussée plus à fond. Les explorateurs trouvèrent donc des abris.

A

la

porte de l'un d'eux,

En réponse, des coups de

ils

crièrent: Ileraus!

feu. Aussitôt «les gre-

nades sont lancées. Les explosions retentissent,


IMPRESSIONS DE GUERRE

270

sourdes, dans les profondeurs.

intense se produit.

A

Un

grouillement

travers la colonne épaisse

qui s'élève, percent des cris atroces. Puis tout s'apaise, et le

panache de fumée monte vers

le ciel

dans un silence de mort.

Un

autre détacliement parvient à une seconde

entrée.

Un Boche

surgit, tire

un coup de

puis décharge son revolver. Affolé,

personne

:

une grenade

le

il

couche par

fusil,

ne touche terre.

Lès

nôtres se précipitent; mais l'homme se relève et

un corps

à corps furieux s'engage. Pendant la

lutte, d'autres soldats

allemand

et des

occupaient l'entrée du réduit

Heraus impératifs, absolus, reten-

Une salve de coups de feu part du fond malheureux ont prononcé leur sentence. Un assortiment de grenades est jeté et, de nouveau, fumée et cris; fumée et silence... Les Allemands arrivaient nombreux. La corne retentit et la troupe regagne son point de départ.

tissaient.

:

les

Un homme

avait disparu dans la

confusion.

devenu? Personne ne le savait. La nuit passa en vaines recherches. Le lendemain, les se guetteurs aperçurent son corps accroché aux réseaux boches. Il faudra aller l'y chercher, mais comment faire? Les ennemis vont sans doute nous tendre une embuscade. La nuit tombée, l'essai est tenté cependant. Qu'était- il

Une

mitrailleuse, installée dans la journée, ac-

cueille

nos hommes. Inutile, hélas

1

d'insister.


IMAGES DE LA GRANDE GUERRE Mais

Boches n'auront pas

les

veulent pas nous rendre!

cadavre

le

Une

27!

qu'ils

ne

mitrailleuse fran-

çaise est aussitôt pointée en face et depuis, dans le silence de la nuit, au-dessus

immobile,

Sur

le

du pauvre cadavre

les adversaires dialoguent.

haut plateau dévasté, la monotonie de

nouveau règne,

et le

temps, minute par minute,

s'égoutle. Domine, ad adjuvandum... festina.

PaulD..., Sergent au N' de ligne.

Écrit sur les flancs du ravin de Trovon, dans

lampe Lorgne, parmi

à la lueur d'une

gourbi et

un trou

noir,

tumulte du sous l'ébranlement des torpilles, le 1" juillet le

d916.

3.

L'eiïeclif de

baisser

:

les

Uîi brave.

notre compagnie

commençait

à

évacuations successives avaient creusé

des vides qui allaient s'élargissant; notre nombre se restreignait et le service pesait lourdement.

Heureusement, ces temps derniers,

la

compa-

gnie reçut un renfort, un singulier renfort qui a

quadruplé sa force. Je

me

trouvais

un beau jour, vers

dix iieures

du


IMPRESSIONS DE GUERRE

2T2

matin, sur la terrasse de notre P. C. Après les pre-

mières courses, en attendant d'autres occupations, je respirais, j'admirais la

déroulait à

mes

pieds, et

calme qui montait de

mon

Soudain,

la

mer de verdure

me

laissais aller

qui se

au grand

nature tranquille.

attention fut attirée par deux

points qui se mouvaient sur le sentier dans le fond

du ravin et semblaient se diriger vers nous. Tout d'abord, je me désintéressai des nouveaux-

Qui

arrivants.

étaient-ils?

Sans doute des agents

de liaison, des liommes de corvée. Peu importait. Je

me

replongeai donc dans

sans plus

me

ma

contemplation,

soucier d'eux.

Quelque temps après cependant, poussé par une curiosité aux abois, en quête du moindre incident, j'inspectai

hommes

nouveau

de

le

sentier

les

:

venaient décidément à nous.

déjà suffisamment rapprochés pour

deux

Ils étaient

quaux

gestes,

à la démarche, nous puissions conje('turer leur

Pendant quelques

identité.

instants,

nous nous

efforçons de déchiffrer l'énigme. Quel est le pre-

mier?

du

ne répond au signalement d'aucun homme

Il

bataillon.

qu'un.

donc,

« il

«

Mais

Voyez,

est

un

Le second,

en capote. Et puis, voyez

Cest

c'est notre

certain, ajoute

»

un

il

autre.

margis, qui revient de chez

colonel et le ramène.

sac.

renfort, » s écrie quel-

a des cuirs jaunes tout neufs; })our sûr,

vient du dépôt!

le

il

c'est

Regardez,

il

porte son


IMAGES DE LA GRANDE GUERRE

273

Dix minutes

Les conjectures étaient justes.

compa-

après, le renfort, suivi de son charitable

gnon, ù quelcjucs centaines de mètres de nous, achevait de grimper la pente raide. Triste renfort!

Bien

de son sac,

qu'allc'gé

il

paraissait à bout

:

il

marches d'un pas lent, fatigué à chaque instant, il s'arrêtait pour souffler, s'efforçait de redresser, mais en vain, sa taille voûtée. escaladait les

:

Dame! murmura quelqu'un,

«

son magasin

!

le

dépôt a vidé

»

Bientôt, l'arrivant débouchait sur notre terrasse et sa

vue nous clouait sur place dans un véritable

ahurissement

:

un

malheureux! Que

vieillard à la tète vient-il

blanche

«

!

parmi nous?

faire

Le »

Telle fut l'unique pensée qui occupa nos esprits.

L'ancien semblait bien fatigué de sa rude montée

:

donc

était

il

appuyé sur son

et,

vague,

mîmes

congestionné,

il

aspirait l'air

fusil,

haletait.

Il

s'arrêta

sans parole, l'œil

Nous

à traits profonds.

ce temps à profit pour l'inspecter.

Il

parais-

mais, par contre, une âme de fer semanimer son corps débile sa figure maigre, à peau flottante, aux rides profondes, laissait

sait

usé

;

blait la

il

:

trans})araîtrc

une énergie indomptable. Un brave

assurément; du reste, cielle

:

il

en portait

la

marque

un galon de sergent rehaussait

offi-

le bleu

de

sa manclic et, sur sa poitrine, se détachaient le

vert d'une croix de guerre et le jaune de la daille militaire. 11.

Mais qui

était ce

brave? 18

mé-


IMPRESSIONS DE GUERRE

274

Pendant que

le

mystère tenait nos esprits en

suspens, le sergent, ayant recouvré son souffle et sa présence d'esprit, avait remarqué, à quelques

pas de

lui, le capitaine,

mandant,

qui,

en l'absence du com-

dirigeait le bataillon et qui, intrigué, le

dévisageait en silence.

Aussitôt l'ancien redressait, autant qu'il le pouvait,

sa taille branlante et présentait les armes

avec une conviction de conscrit, puis, encouragé par

un sourire bienveillant, s'avançait et, avec une bonhomie parfaite, tendait la main à l'officier. « Mon capitaine, dit-il, c'est vous qui commandez le bataillon?

Je suis bien heureux de faire votre

connaissance.

»

Le

geste et la démarche n'étaient

bon vieux était si touchant que le capitaine accepta de bonne grâce ces avances et y répondit par une poignée de main et par quelques franches paroles de cor-

guère conformes au protocole, mais

le

diale bienvenue.

Nous considérions ment amusé, lorsque rompre le charme « :

chota-t-il. Il a

Son père

fusillé, le

gèrent dans

compagnon de route vint C'est un Lorrain nous chu-

le

1

eu son père

vient pour le venger!

la

un étonne-

cette scène avec

fusillé

en 1870,

et

il

»

venger! Ces mots nous pion

stupeur.

En un

clin

d'œil,

les

images, les sentiments se pressèrent et défilèrent

en ordre serré devant notre esprit troublé. Le sombre drame se dressa, comme une féerie, de-


IMAGES DE LA GRANDE GUERRE

275

homme les yeux une rangée de Prussiens, et, une femme, des enfants qui pleu-

vant nos yeux. Nous vîmes un

bandés; devant

lui,

à l'arrière-plan, raient.

Une vague de

immense, mêlée de sourde nous ébranla et nos cœurs se soulevèrent. Puis, nous suivîmes notre Lorrain le long' de sa triste carrière; nous le vîmes quitter son pays, vivre en France, attendre avec impapitié

colère et de révolte,

tience le jour où lui et

lui le

venger

pourrait rentrer en maître chez

Nous parcourûmes avec

long calvaire d'attente

sombres années

défiler les

taient

il

le forfait.

un lambeau

stérile;

une

qui,

d'espoir.

Nous

contre l'abattement grandissant

nous vîmes

k une, le

empor-

vîmes

et, enfin,

lutter

dans les

dernières années, les années de lâche capitulation, j)leurer, la

sa chère

rage au cœur,

Lorraine.

souiïrîines la

gamme

irrémédiable de

la perte

En quelques

instants,

nous

ascendante des douleurs qui,

pendant un demi-siècle, avaient abreuvé ce cœur de leur amertume croissante. Nous étions remplis

soudain d'un profond attendrissement pour cette victime; mais on

même

temps,

la

grandeur de son

geste rélevait bien haut dans nos esprits et un sen-

timent de profond respect nous dominait.

Sous l'empire de ces impressions, nous nous étions approchés et, à notre tour, par des témoi-

gnages de ciiaude sympatiiie, nous nous cH'orcions de

faire sentir

au vieux sergent que son geste

était


IMPRESSIONS DE GUERRE

276

compris, qu'il n'avait parmi nous que des admirateurs; et que, dans notre rég-iment,

plus que des frères, des

fils

il

empressés

trouverait

et

aimants.

Notre entrevue fut de courte durée. Aussitôt remis de son ascension, le sergent n'eut plus qu'une idée

Je dois rejoindre

«

:

ma

— Parfait;

6'.

c'est la

—A — A la

compagnie.

laquelle étes-vous affecté? lui demandai-je.

mienne. Nous aurons donc

le plaisir

de faire ample connaissance au prochain

repos.

Je mis

»

mon nouveau compagnon

il s'enfonça dans le boyau vue pendant quelques jours.

route

;

Au

sur sa

et je le perdis

de

mon vieux Lortable de popote, où j'eus même la son voisin. Comme je l'avais promis

prochain repos, je retrouvai

rain à notre

chance d'être

à notre première entrevue, je nouai une connais-

sance plus intime.

Dans son passé, un épisode entre tous excitait curiosité le terrible drame de 1870. Je crai-

ma

:

gnais,

est vrai,

il

loureux

même,

de réveiller des souvenirs dou-

et j'hésitais à

aborder la question. Lui-

me

mit sur la voie. Je saisis

par hasard,

l'occasion et laissai entrevoir à

mon voisin l'intérêt

que provoquait en moi son

histoire.

grâce,

il

me

la

De bonne La

conta dans tous ses détails.

voici. «

En

1870, nous habitions dans un faubourg de

Metz, où, jusqu'alors, nous avions tranquille et heureuse.

Lorsque

la

mené une

vie

guerre éclata,


IMAGES deux de mes

ma

LA GRANDE GUERRE

Dli

frères s'engagèrent

277

aussitôt;

pour

part, je n'avais que treize ans, j'étais donc

condamné à

être le

témoin passif des horreurs de

l'invasion. Bien vite les terribles nouvelles arri-

vèrent

:

Français, vaincus, reculaient et les

les

Prussiens,

comme un

flot

menaçant, s'avançaient

vers nous. Bientôt Bazaine s'enfermait dans notre ville et,

pendant deux mois, nous vécûmes dans

l'espoir angoissé de la délivrance. Puis ce fut la

honteuse capitulation Allemands.

Ali!

mon

et aussitôt après l'entrée

des

ami! Quelle liorreur que la

lourde marche de ces sinistres soldats noirs! J'entends encore leurs pas marteler

pavé de notre

le

rue, pendant que, pleurant de rage, je les considérais derrière «

nos rideaux

tirés.

Et ce n'était que l'avant-goût des horreurs de

l'invasion!

Dès

le soir,

faisaient irruption chez tallaient

une douzaine de Bavarois nous

et,

sans façons, s'ins-

en maîtres. La paille de

suffisait pas;

il

donc chez nous

leur et

nos

lits.

Ils

ne leur

entrèrent

passèrent l'inspection des cham-

bres. Ils y trouvèrent

au jour un enfant,

fallait

l'étable

ma sœur qui

la veille.

venait de mettre

Sa situation aurait dû

exciter la pitié, sinon le respect de ces

hommes.

Mais ces Allemands étaient des brutes. Sans tenir

aucun compte des réclamations de des plaintes de la malade, ci

de son

ils la

lit

ils

et la traînèrent

ma mère

et

arrachèrent celle-

dans

la cuisine oîi

laissèrent évanouie sur le pavé froid. Puis


IMPRESSIONS DE GUERRE

278

chambres

se partagèrent les

ils

A

«

ce

et s'installèrent.

moment même, mon père rentrait et trou-

vait dans la cuisine sa

femme en

étendue par terre, sa

fille

pleurs essayant de la ranimer

et,

tout

autour, les petits poussant des hurlements d'effroi.

Mon

père s'arrêta interdit sur le pas de la porte.

Subitement, Il

ne

dit

devenu pâle comme un mort. ma mère un

était

il

pas un mot, mais fixa sur

regard interrogateur. Celle-ci tendit les «

chambres

Les Prussiens «

!

de rage;

sortit sans

reparaissait

ce qui

le

bras vers

murmura

:

»

Soudain, les yeux de

éclair

le

d'une voix étouffée

et

mon

père brillèrent d'un

sang empourpra ses joues.

Il

mot dire et quelques instants après, armé d'un gourdin. Nous comprîmes

allait se

passer

nous jetâmes sur reste tranquille,

glacés de terreur, nous

et,

Louis, pour tes enfants,

lui. «

» criait

ma

mère!

«

Papa, papa,

»

implorions-nous tous. Mais aveuglé par la rage, mon père n'entendit rien. D'un pas de somnambule,

il

se dirigea vers les chambres, ouvrit la

porte d'un geste brutal et disparut. «

Comment vous

vantable? L'horreur

raconter cette scène épou-

me

fait

encore dresser les

cheveux au seul souvenir. « Nous étions plongés dans une noire stupeur, dans

l'attente

d'une catastrophe, lorsque, tout à

coup, dans les chambres, ce fut un bruit de lutte,

des chocs, des cris; puis,

comme un

éclair, les


IMAGES DE LA GRANDE GUERRE

279

Bavarois défilèrent devant nous, poursuivis par

mon

père, qui frappait à tour de bras de son ter-

rible gourdin. «

Ils

n'étaient pas sortis tous! Quatre d'entre

eux gisaient dans

Mon

«

les

chambres,

le

crâne fracassé.

père rentra bientôt, jeta

milieu de la cuisine.

encore inanimée

et,

Il

s'assit

son bâton au

en face de sa

fille

sans un mot, plongé dans un

sombre désespoir, la considéra, les yeux fixes. « Ce ne fut pas long. Bientôt des pas cadencés faisaient sonner les pavés de la rue, et, quelques

instants après, des crosses retentissaient à notre porte. C'était la

garde!

Les Bavarois entraient

aussitôt; l'un d'eux, l'un de nos hôtes, désignait

mon

père d'un geste; les soldats se jetaient sur

lui et l'entraînaient

au milieu de nos

cris

de déses-

poir. «

Le lendemain matin,

garde

faisait

vers huit heures, la

de nouveau irruption

ciiez

nous

et,

sans un mot d'explication, nous emmenait tous, laissant la «

A

malade abandonnée.

Et savez-vous où ces monstres nous menaient?

l'exécution de

mon

père! Voyez-vous,

ils

n'ont

pas beaucoup changé depuis quarante-six ans, les

sauvages «

î

Nous fûmes donc conduits, comme des mal-

faiteurs, entre

rues de la

deux rangs de soldats, à travers les Malgré notre effroi, nous pous-

ville.

sions des cris pitoyables qui faisaient pleurer les


IMPRESSIONS DE GUERRE

280

passants la part

et

qui de temps à autre nous valaient, de

de notre escorte, des coups de pied, des

coups de crosse. «

Nous parvînmes

enfin à

une

place.

Des

sol-

dats étaient alignés tout autour; le peloton était

déjà disposé.

Nos gardiens nous conduisirent tout

auprès, afin que rien ne nous fût épargné de l'horrible spectacle.

au mur.

Un

de mort.

Mes

prendre; je

Mon

officier

me

père fut alors

amené

et collé

s'approcha et lut la sentence

sanglots m'empêchèrent de

souviens seulement d'avoir

comsaisi

:

ennemis sans défense! » « Nous voulûmes nous jeter alors sur notre père et l'embrasser une dernière fois, mais les sauvages furent sans pitié ils nous rudoyèrent de coups et nous ne pûmes envoyer en guise d'adieu que des « papa, papa » déchirants. «

hospitalité violée, » et «

;

En même temps, les fusils furent armés, s'abaissèrent; un commandement rauque fut poussé; «

une détonation

retentit et

mon

père

alla frapper

du front les pavés de la place. «

Aussitôt la troupe se retira; notre escorte

nous nous jetâmes sur le corps de notre pauvre père que nous couvrions de baisers nous et

laissa et

de larmes

et que,

dans notre égarement, nous

persistions à appeler de

«

papa

»

désespérés.

de douleur et, pendant quelques m'abandonnai sans résistance, sans réaction, à une immense détresse. Mais mon ef«

J'étais fou

instants, je


IMAGES DE LA GRANDE GUERRE fondrement dura peu je

me

:

j'étais

Lorrain; bien vite,

Ma

cabrai devant le crime.

281

pensée se tourna

vers ces brutes odieuses qui venaient de disparaître.

Mon cœur

bouillonna de colère, de rage. Je

sentais dans toute sa hideur l'infamie de l'assassinat et je

me

moi. Je

ne pouvais rien! Mais l'avenir redressai

devant

et,

le

était à

cadavre de

père, je jurai de le venger, de tuer,

quand

mon je le

pourrais, ces infâmes Prussiens. «

Vous me

oublié ans,

mon

j'ai

fert,

vous voulez, jamais

si

et,

je n'ai

pendant quarante-fjuatre

attendu patiemment roccasioii de l'exé-

Que

cuter.

croirez

serment

mon

ce fut long,

surtout

ces

ami,

et

que

j'ai

souf-

années, lorsque

dernières

la

France aveulie semblait nous avoir abandonnés! Mais enfin, l'heure est venue!

— Votre serment

grande partie; preuve,

il

lui dis-je

»

est déjà rempli, au moins en

me

semble que ceci en

est la

en montrant ses décorations.

Je voulais ainsi l'amener au récit de ses exploits.

Quelques anciens m'avaient

fait

à ce sujet des

allusions pleines de promesses. Je désirais donc

vivement en connaître ment,

si

les

dévoiler ses souffrances, gloire.

détails.

Malheureuse-

notre brave consentait, dans l'intimité, à il

n'aimait pas à étaler sa

Avec douceur, mais avec fermeté,

il

détour-

mes interrogations, mes allusions. Pour arriver à mes fins, j'usai donc de diplomatie. « Mon

nait

cher Chabrier,

lui dis-je, j'ai

besoin de votre livrot


IMPRESSIONS DE GUERRE

282

pour

le

mettre à jour. Pourriez-vous

— Très volontiers me

Je

son

le confier?

aussitôt le vieux sergent document, sans se douter qu'il me

tendit le

livrait

me

» et

!

secret. les

feuilletai

pages d'un

indifférent et

air

bientôt j'arrivai aux états de services et aux citations. J'avais

ma

base d'enquête. Avec

la ténacité

mon

interroga-

d'un juge d'instruction, je poussai

au piège, mon voisin esquissa un sourire bienveillant. « Puisque vous y tenez toire.

tant,

Se voyant

me

militaire

dit-il,

un

pris

allons-y. »

récit

Et

il

me

fit

de son passé

que j'écoutai, rempli d'une pro-

fonde vénération.

Ce

récit est

une épopée de patriotisme

et

de

courage.

Au

début de

la

guerre, Chabrier paraissait peu

appelé à une vie d'aventures. Mécanicien retraité

de

la

Compagnie de

l'Est,

il

jouissait d'une hon-

nête aisance; une belle famille lui donnait tout le

bonheur que l'on peut trouver en le retenait donc chez lui. Mais Chabrier était Lorrain,

terre d'exil.

et

il

Tout

n'avait pas

répudié son serment. Aussi, dès qu'un vent d'invasion souffla sur notre pays,

dans son cœur

la

rage

folle

il

sentit se rallumer

de sa treizième année.

Résistant aux sages conseils de ses anciens chefs qui lui opposaient sa situation et ses cinquantesept ans, brisant les résistances des siens,

il

s'en-

gageait à la mairie de Troyes; et quelques jours


IMAGES DE LA GRANDE GUERRE

hommes du

après, les

283

310° avaient la stupéfaction

de voir parmi eux une tète chenue et un corps hranlant.

de

Cliahrier était favorisé arrivait

pour un jour de

Providence

la

L'on

victoire.

:

il

était alors

à la veille de la hataille de la Marne, et le premier

ordre

entendit lire à sa compagnie fut la pro-

(|u"il

le général Joffre déclarait que l'heure venue de ne plus regarder en arrière.

clamation où était enfin

Regarder en pas.

Il

arrière, Chahrier n'y pensait certes

avait l'âme toute pleine des noirs souvenirs

de l'Année terrihle et surtout vant

lui,

il

voyait toujours de-

sur une place de Metz, contre un mur, un

corps étendu, immohile au milieu d'une

sang fumant.

nemi Il

Il

était

donc prêt à

et à se faire tuer plutôt

ne

que dclàciier pied.

pas réduit à cette extrémité;

fut

mare de

faire face à l'en-

il

eut la

joie délirante demarclier en avant et de tailler des

croupières aux Prussiens

:

il

les

poursuivit à tra-

vers les marais de Saint-Gond et les reconduisit

jusqu'à Reims. Hélas, la

marche en avant

était finie et

son en-

une austère à une longue patience. L'ennemi s'était

tliousiasme faisait hientot place à

énergie et

ressaisi et, solidement établi sur les liauteurs envi-

ronnantes,

il

résistait à

Le régiment de l'ordre de

nos assauts furieux.

Cliabrier, le 4

octobre, reçut

s'emparer de Brimont. Afin d'éviter

surprises, le

les

commandement décida tout d'abord de


IMPRESSIONS DE GUERRE

284

reconnaître le terrain. Chabrier

mission

rilleuse

pour

s'offrit

la pé-

avec quelques cama-

et partit

rades.

De leur hauteur, les Allemands suivaient tous mouvements des nôtres et, avec une prodiga-

les

lité

insensée, arrosaient impitoyablement les en-

droits

ils

découvraient quelque trace de

situation était terrible,

mais

héros était indomptable.

Il

à

un

Tout à coup,

il

vie.

La

courage de notre

courait d'un trou d'obus

autre, passait entre les

avançait.

le

marmites

fut surpris

et

toujours

dans un bond.

Les fantassins boches, qui depuis quelque temps une salve. Trois coups de le frappèrent une balle fouet en pleine chair avait traversé l'épaule, une autre le thorax, une autre le côté. Il se jeta dans un trou, se tàta, vit que rien n'était cassé et, sans calcul, contuma son exploration. Lorsqu'il fut en possession des renseignements attendus par ses chefs, il fit demi-

l'épiaient, lui tirèrent

:

A

tour.

son entrée dans

gouttaient de sang. Il

A

Il

la

tranchée, ses habits dé-

fut évacué.

ne traîna guère dans

les

hôpitaux

et le dépôt.

peine guéri de ses blessures et remis de son

alTaibhssement,

il

demandait à reprendre son

et à rejoindre le front

:

fusil

cette fois ce fut le 8" qui le

reçut.

Chabrier arrivait à point pour la grande offensive,

au printemps de 1915.

Il allait

prendre part aux

combats acharnés de Mesnil-les-Hurlus

et,

par sa


IMAGES DE LA GRANDE GUERRE

285

conduite héroïque, devait exercer une influence considérable autour de

Dès

début,

le

sa crànerie

et,

se

il

fit

lui.

remarquer par son entrain,

bien vite,

eut la joie farouche

il

un Prussien « Vous ne sauriez croire, me soulagement que j'éprouvai en le voyant tomber. Tout d'un coup, la contraction qui avait d'abattre

:

disait-il, le

serré

mon cœur

détendit et

mon pas

père

fini;

vengé

fallait

enfin!

Mais

les jours,

mon

:

rôle n'était

aussi venger la France!

»

comme un lion. Tous

continua donc à se battre

Il

la

était

il

quarante-cinq ans auparavant se

un contentement intense m'inonda

du 21 au 21 février,

il

monta

à l'assaut à

baïonnette et enfila des Boches. Entre toutes, le

27 février

fut sa

cette occasion,

journée de gloire.

une

attestation

mérita, à

Il

officielle

de bra-

voure de son commandant qui voulait, en attendant

la citation et la médaille,

à sa vaillance.

«

Je transcris

le

rendre un

document

hommage :

Sergent Chabrier, engagé volontaire pour la

durée de

mon

bataillon, 1"

du décembre 1914. Par son entrain, sa vaillance extraordinaire, son mépris dvi danger et son adresse, a abattu un Allemand; a exercé la plus iieureuse influence sur le moral de ses camarades pendant les attaques de Champagne. la

guerre

et arrivé à

H' d'infanterie, fin

«

S'est particulièrement distingué à l'attaque au

nord de Mesnil-les-Hurlus,

le

27 février

.


IMPRESSIONS DE GUERRE

286

A

« 1"

neuf heures, ayant aperçu un mouvement

dans un boyau commun, est

sorti

de la tranchée, a

abattu, en trois coups de feu, les trois premiers

grenadiers allemands et mis les autres en fuite,

sauvant ainsi toute sa section.

A

quinze heures quinze, a chargé

démon

comme un

à la tête de ses camarades. Blessé à la tète,

a refusé de se laisser évacuer.

A marché jusqu'au

5 mars, jour où ses forces l'ont trahi. «

Ajoutons que Chabrier est parti en campagne le 310'

avec

« Il

mérite

il

a reçu plusieurs blessures.

la croix

de la Légion d'honneur. «

A. Ebernecht.

De nouveau, Chabrier connut la

la vie insipide et

lourde impatience de l'hôpital et du dépôt. Mais

son énergie il

»

le guérit vite et,

sans perdre de temps,

reprenait sa place sur le front.

La grise

nouvelle étape fut monotone des tranchées.

:

il

Cette existence

mena

la vie

était

trop

lui. Ses dix mois de fatigues, les viocombats auxquels il avait pris part l'avaient épuisé six semaines s'étaient à peine écoulées que

lourde pour lents

:

ses forces l'abandonnaient. Terrassé par la mala-

mort dans Fàme, il devait quitter ses compagnons et croupir à l'intérieur. Cette fois le séjour fut long. Sa santé était déladie,

brée.

de nouveau,

Malgré

la

les soins les plus attentifs à l'hôpital,


IMAGES DE LA GRANDE GUERRE et ensuite

287

au dépôt, en dépit des ménagements de

ses chefs attendris,

restait maladif. Sentait-il,

il

durant quelques jours, un afflux de force, vite

il

courait à l'infirmerie et sollicitait la permission de partir

Monsieur

«

:

redressant sa

homme

taille

major, regardez,

le

voûtée, je suis

de vingt ans!

»

Mais

disait-il

en

comme un jeune

le

major,

saisi

de

« Non, mon vieux Encore un peu de patience! » Pendant presque un an, Chabrier lutta contre

compassion, restait inexorable

:

Ciiabrier.

cette bienveillance et enfin l'emporta.

juin,

il

Au début de

revenait parmi nous, tout heureux de se

retrouver face aux Prussiens exécrés.

et

Ce vieux brave nous arriva auréolé de mallieur de gloire. En dépit de sa pudeur à étaler son

infortune, malgré

sa répugnance à chanter ses

exploits, son passé fut bientôt percé à jour et

tous le

il

martyr de Metz

Ces

pour

ne fut plus, au bout de quelques jours, que

titres lui

et le liéros

de Mesnil.

valurent aussitôt le respect général

une vénération profonde. En outre, il eut bientôt gagné tous les cœurs il était si bon, si dévoué, si paternel; il savait montrer tant d'intérêt à ses et

:

comme

camarades, à ses hommes, à ses enfants, il

disait.

De

plus, sa belle

l)atriotisme et d'énergie

:

il

âme

resplendissait de

suffisait

de

lui

entendre

prononcer quelques mots pour comprendre qu'une seule chose au

monde comptait pour

lui

:

la vie-


IMPRESSIONS DE GUERRE

288

en attendant,

toire et,

sans défaillance et

la lutte

sans merci. Et ce n'était certes pas un bluffeur.

Son

attitude

cérité

pour

aux tranchées

de ses paroles

là,

:

était

garante de la sin-

pas de besogne mesquine

lui; tout était sacré.

Il

ne

payait d'exemple le qui vive, le salut

:

de service, toujours

toujours

il

épiait le

aucune

tolérait

négligence autour de lui; mais, par

contre, il

Boche,

était

il

sur

comme

si

de la France eût dépendu de lui seul.

un vieillard débile hommes au cœur ils l'admi-

Cette bonté, cette ardeur chez

avaient touché les

:

raient, ils l'aimaient, ils l'imitaient.

Drapeau vivant, ce nous, nous avait

vieillard,

amené avec

en venant parmi lui

la force

d'un

bataillon.

PaulD..., Sergent au N" de ligne.

Depuis que ces lignes ont été Chabrier nous a quittés. forces;

Il

écrites, le sergent

avait

en quelques semaines,

présumé de la vie

ses

rude des

tranchées avait vaincu sa superbe énergie. Malade, il

a dû, avec un regret immense, dire adieu à ses

compagnons plus jeunes et plus heureux. Nous avons perdu notre drapeau, mais la grande leçon qu'il a préchée parmi nous reste gravée

dans nos cœurs

et

y porte ses

fruits.


DEUXIÈME PARTIE DE BRUXELLES A SALONIQUE



LA BELGIQUE SU US LE JOUd

zuUen hem

Zij

Den «

Ils

niel (einmen

fieren

vlaamsehen Lcenw.

no

dompteront pas,

le

lier lion

de Flandre!

Lorsque, après de longs mois passés sous

joug allemand,

l'on se retrouve

est étonné des idées fausses et les

huit

amis sur

l'état réel

mois d'occupation.

de

en pays

le

»

libre,

le

on

que se font les neutres la

Belgique après dix-

Si l'on

exagère paifois

la

situation matérielle, nul ne soupt^onne le martyre intérieur.

C'est que les reporters postés à Taffùt des nouvelles, le

long des frontières, n'ont bien souvent à

enregistrer (|ue les bruits fantaisistes colportés par les fuyards

ou

les

jeunes volontciires. Le reporter

neutre obtient-il un passeport, il sentira l'indignation lui

monter au cœur devant

Nieillcs cités... Mjiis

il

les ruines

ne verra pas tout

:

de nos

les lues

ont été déblayées; les nécessités de la vie ont

fait


IMPRESSIONS DE GUERRE

292

La

surgir des reconstructions provisoires. tion en est

Belges

diminuée d'autant. Ce n'est pas par les

qu'il

qui

relle

désola-

aura la vérité complète. Pudeur natu-

empêche de

livrer ses douleurs à

inconnu, hantise de l'espionnage allemand,

ils

un ne

confieront pas à l'étranger le secret de leur cœur.

Bien moins encore

de l'envahisseur.

tions

compter sur

faut-il

les révéla-

Le gouverneur général

avouait que pour lui nous étions une

psychologique terait

donc pour

est rare

elle

»

:

il

le

n'a jamais dit

voyageur

d'assister

la

«

énigme

si vrai...

Res-

mais

chance

à quelque explosion

spontanée du sentiment national. Il verrait alors que notre peuple, soumis pour l'extérieur aux maîtres du moment, a compris le mot d'ordre de son grand cardinal

:

«

A

l'envahisseur vous ne

devez ni ohéissance vraie, ni estime, ni respect

vous ne connaissez qu'un seul lier

1

:

roi, le roi-cheva-

»

Les pages qui suivent ont pour objet de connaître

Tàme

belge pendant

faire

l'occupation.

Le

tableau est imparfait certaines sont peut-être trop :

détaillées, d'autres restent volontairement

incom-

plètes. Il y a des héroïsmes sur lesquels il n'est pas temps encore de faire pleine lumière... Les situa-

tions

décrites

Bruxelles,

oii

s^appliquent plus spécialement

à

d'heureuses circonstances me mirent,

pendant assez longtemps, à

même

de suivre l'évo-

lution des esprits dans les diverses classes de la


1)K

MHUXELLKS

société. Inutile de dire

démarquer certains

A

(ju'il

SALONIQUK

293

a fallu de-ci et de-là

accessoires...

Mais avant détudicr l'àme belge elle-même, faut voir (juelle situation lui est faite.

il

Donc, tout

d'abord, l'Allemand.

Sa

fat^on

résumer

de comprendre roccupaliou

ainsi.

Absence du

tact le plus

j)eut se

élémen-

manie de liarceler la population par des règlements mesquins qui, à la longue, exaspèrent, création d'une atmospbère indéfinissable de malaise et de défiance par un incessant espionnage. Pas l'ombre de psychologie. Ils sont incapables de comprendre que nous ne leur sachions aucun gré de l'Iionneur qu'ils nous ont fait de nous taire,

envahir. et les

Un lait

Pjt cela,

même

chez les plus intelligents

mieux disposés. savant qui, au

moment

de

la

guerre, travail-

depuis des années dans nos vieilles biblio-

thèques, revint l'été dernier et s'empressa d'aller

rendre visite à ses anciens amis.

Au cours de

trevue, très cordiale de sa part,

il

dence

:

«

Avant de revenir,

apporter de bonnes nouvelles ce (pion m'a dit de

fit

l'en-

cette confi-

j'ai

chcrclié à vous

et,

entre nous, voici

bonne source

:

le

gouverne-


IMPRESSIONS DE GUERRE

294

ment allemand gique,

il

est très bien disposé envers la Bel-

consentira à lui pardonner son alliance

avec la France

et l'Angleterre et lui fera

parmi

les

États de l'Union germanique une place meilleure

encore qu'à l'Alsace le roi Albert, folle

et à la

Lorraine. Évidemment,

qui s'est rendu impossible par sa

un prince

intransigeance, sera remplacé par

allemand, mais à part ce détail la Belgique verra combien l'Allemagne ouvrira larges pour elle les bienfaits de la germanisation.

A

la

»

lumière de ces déclarations,

il y a peut-être de concilier les appréciations divergentes

moyen

émises sur le gouverneur général Freiherr von Bissing.

Ceux qui l'approchent de manière

suivie

estiment qu'il pourrait être plus mauvais. D'après eux, son

manque de

bon adorateur de

doigté vient de ce que, en

la Deutschland iiber ailes! disciple

en politique de Nietzsche, credo s'énonce ainsi gique,

comme

:

l'article

premier de son

la raison d'être

de la Bel-

de tout autre État, est de graviter

comme

autour de la Germanie, tout

les

simples

mortels ne servent qu'à mettre en plein relief les qualités deVUebermensch.

Très logiquement dès lors

s'est

opérée la main-

mise sur tous les organes de la vie nationale. Tous nos monuments, nos musées, les chambres législatives, les ministères, le palais du roi, l'hôtel de ville, la

Bourse,

le Palais

de justice, et

même

la

place des Martyrs où reposent les héros de l'Indé-


DE BRUXELLES A SALONIQUE

293

attristé par le drapeau allemand. Partout des sentinelles allemandes, partout, même au cimetière d'E. .., auprès du monument de

pendance, tout est

soldats prussiens morts en 1870!

Au

Palais de justice, la salle d'audience, les

La

cours d'assises et de cassation sont envahies.

magistrature et

dans

le

les petites salles

relég;ués.

sont encore tolérés

barreau

où tous

Quel symbole!

Il

les services ont été

n'est pas rare

que

les

avocats, pour se rendre chez eux, doivent passer

dans

pour

corridor au milieu de soldats alignés...

le

médicale.

la visite

Le parc

est

fermé aux Belges;

chevauchent sur allées, et près

les

les officiers

plates-bandes et

du palais de

la

les

y

les

nation se trouve

grand garage des autobus qui vont

emportant

dans

le

et viennent,

accusés et condamnés politiques

vers les diverses prisons.

Ajoutons cependant que quelque chose a changé dans

l'altitude

des envahisseurs. D'abord

presque plus de

défilés

il

n'y a

de troupes, ni de parade

marsch. Arrivées et départs se font à la dérobée, surtout la nuit.

Non sans

raison

:

les soldats arri-

vent généralement bien dépenaillés, lois,

et les

Bruxel-

gens malins, pourraient se demander d'où

vient leur peu d'entrain à voler vers ces victoires décisives

(jui

se remportent

chaque

communiqvié.s. (Juclipiefois encore, le

bluft'

jour... sur les ils

innocent d'étaler leur butin.

se payent

En un

jour,


IMPRESSIONS DE GUERRE

296 j'ai

rencontré quatre

cortèges de mitrailleuses

montées sur mulets. Cette abondance m'aurait fait impression si, en queue des quatre défilés, je n'avais remarqué le même mulet blanc conduit par

le

même

gros Allemand...

Le même

jeu se

renouvelle parfois avec les cortèges de prisonniers,

mais plus rarement, car invariablement, à chaque

nombre des prisonniers baissait. Les officiers maintenant ont moins de morgue. Ils exigent de leurs hommes plus de tenue. Les trams sont, à ce point de vue, un excellent terrain «

exhibition

)),le

d'observation.

A

Bruxelles, dix soldats ont droit

dans chaque voiture au parcours ils

gratuit.

Quand

sont onze, le receveur n'arrive presque jamais

à percevoir le billet du voyageur supplémentaire, cliacun prétendant ne pas être le

« onzième »... Souvent le receveur juge prudent de ne pas insister. Mais qu'un officier paraisse, et on assiste à un

changement à vue le « onzième » vient spontanément payer son billet. J'étais un soir sur un des derniers trams qui :

vont de la Bourse à

la porte

de Tervueren.

Le

receveur n'avait pu s'opposer au chargement d'un soldat ivre que des

naient à la caserne.

Congrès monte un

kamarades complaisants ameA la hauteur de la colonne du officier, le

receveur expose

cas. L'officier fait aussitôt arrêter le tram,

ordre aux kamarades d'empoigner notre qui est jeté à bas du tram.

Comme

il

le

donne

homme,

ne tenait plus


DE BRUXELLES debout, on sur

le

A

prend à bras

le trottoir

SALONIQUE

S97

on

le traîne

le corps, et

jusqu'au poste de Treurenberg. Les

soldats reviennent, le tram repart, et l'officier, très

digne

Je tiens à ce que nos soldats se condui-

«

:

sent bien!

à

»

On ne saurait s'y méprendre, les chefs obéissent un mot d'ordre supérieur, dont on ne distingue

pas nettement les exploits

Je

mobile. Veulent-ils faire oublier

du début? Sentent-ils

la victoire leur

échapper? ou bien, au contraire, sûrs (subjective-

ment) de

la victoire (1),

veulent-ils préparer les

méthodique de notre

germanisation

civils

à

la

pays?

Il

est difficile de savoir;

mais qu'on ne se

laisse pas tromper parles apparences.

témoin hors

A

X...,

château,

Le

trait sui-

Texactilude m'est garantie

dont

vant,

pair,

rend bien

le

fond de

par

ma

un

pensée

:

un détachement allemand occupe un

le pro[)riétaire

possède des serres splen-

dides, et prie l'ofllcier qu'on veuille ne pas les sac-

cager de

:

les

si

on désire dos raisins,

cueillir

lui-même

ordres en conséquence....

:

il

un plaisir donne des

se fera

l'officier

Deux jours

après,

le

Ceci n'est pas une plaisanterie. Je t^uis persuadé que chez ces automates vivants, qui acliôtent chaque matin, pour 5 ou 10 pl'ennigs. aux aubctles de journau.x, leur nu'ulalitù (juotidionue, rùgin- l'a^surarice subjective du succès final. Le cuntiaire étonnerait quand on voit avec (juelie bonne volonté moutonnière ils avalent les communications .savanuncnt cuisinées par li' W. T, B. (cesl-à-diro, d'après les Anversois : Weinig Te Betrouweu, comme qui dirait Ne vous y liez (1)

l)on

nombre de

:

pas

»).

•<


IMPRESSIONS DE GUERRE

298

un soldat dans la serre, en remarque au feldvvebel, qui fait comparaître pauvre homme, et lui strie la figure de quelques

châtelain, surprenant fait la

le

coups de cravache bien appliqués. Discipline mande!... Après quelques jours,

va quitter

le

château;

proche du châtelain «

le soldat

et

lui

:

si j'ai

maraudeur

j'étais

homme du monde; ma

étonné; sachez ceci

Les Belges ont

saisi le

teutonnes restent

conduite vous aura dévasté votre serre,

qu'un terrain où terie, les frais.

On

trams

;

»

manège. Les politesses A leur grand

sans réponses.

ne sont invités ni

Dans

nulle part.

on

même

reçus

les ignore. Ils n'ont

la

rue,

ils

puissent essayer leur galan-

encore,

en sont pour leurs

ils

refuse de s'asseoir à côté d'eux, ou d'ac-

cepter la place qu'ils cèdent aimablement.

On

brosse ostensiblement quand on les a frôlés. petite scène

monte. «

:

avocat à N...

refus, j'aurais encore été puni davantage.

ils

s'ap-

formel du feldwebel; en cas de

c'est sur l'ordre

étonnement,

alle-

détachement

présente sa carte

Monsieur, en temps de paix

et suis

le

Un

vécue

:

le

tram

est

gros major se lève,

fait

une large place »

me

ferai

:

Là- dessus,

à Bruxelles se lève

aimable, Monsieur l'abbé, je

Une

comble, une dame

Merci, Monsieur, je resterai debout.

un abbé bien connu

se

:

un

«

Bien

plaisir

pour un peu attention à lui, un officier demande du feu à un Belge. Il faut s'exécuter. d'accepter.

»

Parfois, sur les plates-formes,

obtenir qu'on fasse


DK BRUXELLES A SALONIQUE mais lorsque l'Allemand rend on

sourire,

le jette, et

299

avec un

le cigare

gravement on en

un

tire

autre de son étui.

Malgré

désagréments,

ces

Bruxelles, où

ils

plaisent

se

ils

viennent oublier

à

mauvais

les

jours de l'Yser, Brussel, schoene Stadt, répètent-ils.

Pendant ces jours de repos, beaucoup reçoivent la visite de leurs familles; d'autres en grand nombre vont s'engouffrer dans leurs ignobles cafés-concerts, (jui sont arrivés

d'Allemagne avec personnel

complet.

Pour

(jui

saïque contre

rappelle leur indignation

se

phari-

corruption des races latines,

la

il

est

écûHirant de voir l'impudeur affichée qui organise «

les plaisirs des soldats

tions Il

»

voulues.

faut,

avec toutes

précau-

les

On m'excusera de ne pas

préciser.

par contre, rendre justice aux sentiments

profondément religieux des soldats catholiques.

Leur

livre de prières à la

pendant

cueillis ils

main,

les offices, et

passent devant une église,

ques minutes. Ce que c'est que,

même

l'autorité a des

l'on

ils

sont très re-

sipendant ils

la

journée

y entrent quel-

peut noter ce[)er.dant,

dans l'exercice de leur religion,

procédés qui choquent nos idées

les plus

rudimentaires sur

Un jour

j'ai assisté

la liberté

de conscience.

à des confessions militaires à

Sainte-Gudule. Les soldats arrivaient par paquets

d'une trentaine environ et se partageaient entre les six

ou huit aumôniers

militaires.

Dans

la nef.


IMPRESSIONS DE GUERRE

300

un feldwebel

se promenait, et de

tour, d'aller à tel confessionnal

Et

ils

temps en temps

signe à quelques soldats, qui attendaient leur

faisait

moins achalandé.

paraissaient trouver cela tout naturel. *

*

*

Cette esquisse d'ensemble devrait être précisée

sur beaucoup de points. Bornons-nous à quelques traits saillants.

D'abord l'organisation. Elle est admirable.

Qu'on veuille bien ne pas attribuer h cet adjectif un « jugement de valeur ». On peut constater chez des criminels des qualités de sang-froid et de pré-

voyance, sans rien abdiquer de Ihorreur qu'on a

pour

le

crime. Sous ce rapport, certains Belges,

emportés par leur juste indignation, perdent parfois de vue les droits de la vérité, et ne veulent voir dans leurs adversaires que des déficiences.

Pour avoir fait l'éloge de l'organisation allemande, je me suis un jour attiré cette réponse lyrique d'un bourgeois, très calme à l'ordinaire

:

«

Monsieur,

quant à moi, je ne saurais reconnaître aucune qualité

ma

au revolver qui a blessé à mort

mère!

la patrie,

»

Mais précisément,

c'est la perfection

de cette

organisation qui rend inexcusables les excès sans

nom

des premiers mois. Lorsque, en haut lieu,

on eut constaté que

les

cruautés avaient assez


DE BRUXELLES A SALONIQUE duré, on chang-ea le fusil d'épaule

on

enchantement, rouages tout

surgir

vit

{)réparés de leur

et,

301

comme

par

d'Allemagne

les

organisation

cjui

systématiquement, pas à pas, sans dévier d'une teront par

méthodiquement. Ils la compléune réglementation de plus en plus

ahsorhanle,

ils

ligne, se déroule

notre

retendront à toutes les hranches de

activité, à

territoire

:

toutes les

communes de

notre

vrai travail de pieuvre, enserrant pro-

gressivement ses victimes dans ses monstrueux tentacules, les étouffant sans qu'elles aient presque

poussé un

cri.

Nous ne parlons pas

ici

de

la

zone des armées,

Y Etappegebiet (Gand, Bruges, Tournai), mais de la «

Belgique occupée

général, et sous

lui,

».

A

sa tête est le

un gouverneur

gouverneur

civil, les

gou-

verneurs militaires de Bruxelles, du Brabant, des diverses Kommandanturs, assistés

eux-mêmes de

un essaim de Kreischefs, de Pass-centrale, de Pass-bùros, do Mehlamt de tout calibre. Les Meltout

les

bureaux où

devant gardes

civicjues, les

damt sont

milice, etc.,

sents

La

les

étrangers, les ci-

jeunes gens en

doivent à jour

fixe

police bruxelloise est

Lo Meldamt tor

bruxelloise) vatoire.

de

se porter pré-

(1).

restée

en fonctions.

Elle doit saluer les ofliciers allemands...

(1)

àg:e

t

si établi

quand

il

Bruuel (c'eal-&-dirc raR^lomération rue du Méridien, dirriète l'anciin Obser-

(îross


IMPRESSIONS DE GUERRE

302

n'y a pas

moyen de ne

pas les voir. Les vides

causés par la mobilisation ont été comblés par des

un

citoyens de bonne volonté, pas méchants pour sou, la

«

garde bourgeoise

l'arrière-ban de la

«

»,

populaire

garde civique

sont venus d'Allemagne.

Ils

».

Des

comme policiers

portent, suspendue

au cou par une chaîne, une plaque de cuivre avec l'inscription Polizei.

On

les voit

déambuler, graves,

partout où l'animation est plus grande.

Ils

sont

inoffensifs.

Nous n'en disons pas autant des nombreux commissaires généraux groupés autour du gouverneur. Ce sont des hommes mûrs, ayant dépassé l'âge de porter les armes,

qui,

chacun dans sa

branche, ont acquis une réelle compétence.

On

a

ainsi les commissaires des banques, des usines

métallurgiques, des charbonnages, des verreries, etc. Ces comde Allemagne missaires, ayant eux-mêmes en

des grains, des fabriques de cigares,

grands intérêts dans

la partie, sont

ce mandat, qui leur ouvre

enchantés de

— au nom de

la loi

I

toutes les portes chez leurs concurrents belges, leur permettent sous prétexte d'inventaire de pé-

nétrer tous les secrets de fabrication, le

d' «

éclairer »

les mesures les plus pour mettre l'industrie belge en coupe

gouverneur général sur

efficaces

réglée, et la ruiner pour de longues années.

La manière tisme

officiel le

cauteleuse dont s'opère ce bandi-

rend plus cruel encore à nos indus-


DE BRUXELLES A SALONIQUK

303

Les loups s'introduisent dans la bergerie telle bonhomie, alfectant de parler de

triels.

avec une «

communs

nos intérêts

l)ranche, sans paraître

qui accueille leur intrusion

Comment

faire

l'avenir de

»,

remarquer

trés

Un

«

le

Recueil

officiel

Moniteur

C'est alors que M.

génie qui

mondiale

lui :

»

(1).

des

«

chers adminis-

lois, arrêtés,

muniqués... du gouvernement général

remplacé

notre

réserve

parvenir cette réglementation

à outrance à la connaissance des »'/

«

la froide

belge,

»

a bien

mais personne ne

von Bissing

comle

lit.

con(;ut l'idée de

assure dès à présent une notoriété sur

l'affichage

tous

murs de

les

mêlent en un agen-

Tous les genres s'y cement kaléidoscopique; il y en a de toutes Bruxelles.

les

couleurs, de tous les formats, de tous les styles

Condamnations à mort, prix maximum de la farine ou de la viande, règlements sur la fréquentation scolaire, le nettoyage des étahles, le mora-

aussi.

torium, l'échenillage,

le

respect

de

l'occupant,

admonestations paternelles ou philippiques; tout cela pêle-mêle. Et ce n'est j)a8 la variété qui

que.

Par

o.\emi)le, sur

la

circulation

man-

des bicy-

Un iiidusliicl me disait qu'au lours d'une de ces enlrevue;!, conimis8;iire tira tout à coup de son porlefeuiilo une plioto• Ktapliie Ceii vous intéressera, cher colU''giie ma femme et ma petite fille. Dilos! ne les trc'uvez-vous pas gentilles'?. » Et (1)

le

:

:

.

mon ami

« ajoutait Combien volontiers je lui aurais luncc sa |iliologrujihio à la fdfv, mais il fallait me contenir... Ce cambrioleur-lionime du monde aurait pu d'un Irait do plume former mon usine, et mettre mon personnel sur le pavé I... • :


IMPRESSIONS DE GUERRE

304

dettes

:

en dix jours,

j'ai

vu

Premier arrêté

trois fois.

:

le «

règlement changer

A

partir

de demain,

toute circulation de bicyclettes est interdite

deuxième

arrêté

:

«

A

»;

partir d'aujourd'hui, peu-

vent seuls rouler en bicyclette, les ouvriers qui se

rendent à leur travail

»

;

troisième arrêté

:

«

Doré-

navant, personne ne pourra circuler en vélo que

dans un rayon de 6 kilomètres du lieu de son domicile.

»

M. von Bissing sait que le ridicule ne tue pas et donne à cœur joie. Il paraît ignorer parfois que les enfants peuvent lire ses affiches et que, s'en

chez nous, pueris debetur reverentia.

Organisation savante, mais qui n'est pas aussi efficace qu'on le voudrait chez

pour ces bureaux où

les

nos maîtres. Ainsi

gens d'âge militaire de-

vraient se présenter à jour fixe

:

des quantités de

jeunes Belges ont refusé de se soumettre à ces formalités qu'ils jugent déshonorantes, et beau-

coup

même

ont échappé aux lourdes pénalités

auxquelles les expose leur noble attitude. Cet accroc au prestige organisateur des Allemands ne laisse pas de leur être sensible.

Les Allemands n'ignorent pas l'omnipotence de presse, ils en ont fait un levier puissant de prussification. Un coup de cravaciie, et, nouveau

la


DE BRUXELLES A SALONIQUK Moïse,

von

I3issing

fit

couler sur les plaines de

A

Belgifiue les sources de la KuHur...

on compte une dizaine de ces allemands

»

Le ïiruxdlois,

:

Gazet van Brussel, internationale

insérer les

le

(?), etc.

305

la

«

Bruxelles

mares à canards

Belgique,

Quotidien,

le

Messager, l'Écho de

la

Presse

Tous ces journaux doivent

communi(jucs WollT, sans préjudice

des nouvelles qui doivent nous mettre dans la mentalité voulue; les Alliés n'y peuvent remporter

de succès qu'après approbation de dantur; plusieurs de ces journaux Bruxellois

— ont comme

la

Komman-

— leU'immonde

chef de rédaction un

offi-

cier allemand.

Deux circonstances rendent

l'influence de cette

presse particulièrement pernicieuse difficulté vit,

do s'en passer. Dans

le

:

d'abord la

désert où l'on

on peut se contenter des eaux saumàtres

qu'ils

offrent pour étancbcr un peu la soif des nouvelles. et bien rare est celui qui

plus dé[)rimé,

.

ne se sent pas un peu

un peu moins

confiant,

lorsqu'il

replie le journal.

En

outre, plusieurs de ces journaux font preuve

de j)hilantliropie

réelle.

La

Belgique, par

exemple,

a sa chronique (juotitiiennc où chaque infortune

peut solliciter des lecteurs besoin. Sans

le

secours dont

elle

a

aucun doute, ce journal a rendu de

vrais services matériels. iMais les patriotes avertis se déliiMit des intentions...

On

peut passer sous silence les nombreux quo


IMPRESSIONS DE GUERRE

306

tidiens d'outre-Rhin, dont la clientèle est presque

exclusivement allemande; mais

que tant de Belges achètent

faut regretter

les illustrés

surtout Vlllustrierte Kriegskurier.

l'image

il

est alléchant, je le

germains,

Le document par

sais

bien; mais on

oublie que c'est là soutenir l'ennemi, que les documents reproduits sont fort peu objectifs, quand ils ne sont pas honteusement truqués. Mais ils

viennent du pays de Haeckel, l'homme aux cences

scientifiques.

Exemple

:

li-

Kriegskurier

le

reproduisit à quelques mois de distance deux fois le

même

cliché

précipitamment varié

:

le

des mariniers anglais regagnarit

:

rivage.

le

premier échec

L'en-tête était

seul

avait

se passer

censé

près de Zeebrugge, l'autre aux Dardanelles. choix!

Ou

plutôt

non

un patient

:

Au

fureteur, en

parcourant les anciennes collections de

la

revue

allemande Die Woche, y découvrit vers l'année 1908 un article largement illustré sur « les récentes

manœuvres navales en Angleterre

des manœuvres, au

moment où

le parti

».

La fin

vainqueur

oblige les assaillants à une retraite précipitée vers

leurs navires, était illustrée... avec le cliché qui

deviendrait plus tard Zeebrugge et Gallipoli. *

*

Ce

*

qui rend la vie plus pénible encore, c'est la

perfidie de l'espionnage, l'arbitraire de la procé-


DE BRUXELLES A SALONIQUE

307

dure, le mépris de toutes les règles du droit, quand elles n'entrent pas

ûber

dans

Une nuée d'espions ,

sait

les cadres

du Deutschland

ailes.

On

s'est infiltrée partout.

que ces gens-là n'ont égard à rien pour arriver

à leurs

fins, qu'il n'est

naturelle

([u'ils

sentiment sacré d'honnêteté

ne profanent

:

ce point a été mis

assez souvent en lumière pour

Un

me

dispenser d'y

moins connu peut-être est l'heureux hasard qui mit un hon patriote en possession

insister.

détail

d'un groupe photographié!

Une

trentaine d'espions

allemands, dont plusieurs femmes. Inutile de dire

que

précieux document fut reproduit à des cen-

le

taines d'exemplaires, et qu'il a rendu des services

signalés

:

un

homme

La plupart de

averti en vaut deux.

ces espions ont été identifiés, à la

grande fureur de leurs patrons, qui aiment l'ombre plusieurs, hélas,

même,

dit-on,

viendra,

(jui

;

sont des Belges, on y

ou

deux

trois

tout payera!

compte soldats!... Heure

Les Allemands avaient

aussi réussi à corrompre quelques receveurs des

tramways bruxellois

:

ils

épiaient discrètement les

voyageurs, qui ne soupçonnaient rien, et saient

»

«

pas-

ensuite leurs victimes aux détectives alle-

mands. La direclion dos trams a eu vent de l'affaire actuellement, dans le personnel comme :

dans

le

public, presque tout le

numéro dos

monde

connaît

le

brebis galeuses.

Plus répugnante encore est l'action des agents


IMl'RESSIONS DE GUERRE

308

provocateurs, des français

ou

le

hommes

parlant parfaitement le

flamand, qui se mêlent aux groupes,

lient conversation

dans les trams, où

ils

disent pis

que pendre des Allemands. Malheur au naïf bourau premier

geois qui donne dans le panneau

:

arrêt du tram, l'agent provocateur hèle

deux ou

pauvre Belge est arrêté, conduit à Kommandantur, envoyé à Saint-Gilles, où il

trois soldats, le la

attend parfois très longtemps que l'on instruise

son

affaire.

Ce mot tion

instruction a ici

toute

spéciale

:

pour eux une avocats

les

significa-

ne reçoivent

qu'exceptionnellement l'autorisation de voir leurs clients, et

frère

»

encore toujours en présence d'un

teuton. Jamais

ils

arrive

que

«

aux plus

d'audience

surprises

lecture

la

con-

ne reçoivent communi-

cation du dossier, et peuvent s'attendre

invraisemblables

«

»

:

il

de l'acte d'accusation à

l'audience diffère en tous points de ce qui avait

paru

motiver

l'arrestation.

Comment

veut-on

qu'un avocat défende son client ainsi ex abrupto, alors qu'il n'a

pu discuter avec

défense, qu'il ignore et

ne

même

les

lui le

charges précises,

des pièces à conviction tombées

sait rien

entre les mains de la police impériale?

de l'Ordre

système de

Le Conseil

s'est élevé à plusieurs reprises

contre

des atteintes aussi flagrantes à la dignité du bar-

Réponse

M" Théodor, bâtonnier, plusieurs membres des plus éminents du Conseil de l'Ordre, reau.

:


DE BRUXELLES A SALONIQUE

309

ont été envoyés en Allemagne. D'autres avocats

ont reçu défense de se présenter encore à et c'est ainsi, par

n'a

pu défendre

la barre,

exemple, que M' Théodore Braun

la

malheureuse miss Cavell.

II

Tout ce qui précède

n'est guère

qu'une

toile

de

fond, le décor de la scène sur laquelle les Belges

un acte

restés au pays jouent

héroïque

— de

non

moins

le

la terrible tragédie qui se

déroule

en ce moment.

A

l'avant-plan, bien en évidence, se dresse la

noble figure du cardinal Mercier, toute nimbée du respect que tous les Belges, sans distinction d'opinions, lui ont voué. teste le

est actuellement sans con-

Il

premier citoyen de

la

Belgique,

notre auguste souverain, dont

leresque attitude.

On

se sait et se montre

a

il

le reflet

partage

pu dire de

lui

un juge; nulle

:

de

la cfieva-

ce vaincu

faiblesse

ne

paralyse l'indépendance de son verdict, nulle colère n'en altère la majesté. Est-il étonnant

Allemands (juer à sa

<our

le

détestent?

personne

jtontilicale

dont

:

Ils

n'est-il

la

que

les

n'osent pourtant s'atta-

pas prince de cette

diplomatie allemande doit

reconnaître l'inmiense autorité morale? Fortifiés par l'exemple de leur primat,

nos popu-


IMPRESSIONS DE GUERRE

310

lations continuent à porter l'épreuve

avec une

constance héroïque. Ce sentiment se manifeste

au dehors de façons

très variées. D'après les

pays

d'abord un oflicier allemand disait « A Liège, on nous ignore; à Namur, on nous craint à Bruxelles, :

:

;

on se

de nous.

reflux

d'espoir qui

»

Puis, d'après le flux et le

passent sur ces provinces,

d'après les mille autres circonstances qui influent

âmes Quoi qu'il en soit de ces nuances, on peut résumer comme il suit les sentiments des sur les

Belges

«

envahis

»

:

mépris

et

haine de l'envahis-

seur, attitude ferme de résistance passive, confiance inébranlable en

A

une restauration complète.

l'origine surtout le contraste était

nettement

tranché! Allemands et Belges vivaient côte à côte

en s'ignorant. Entre gens

comme

il

faut

il

n'était

pas reçu de s'écrire par l'intermédiaire de la kaiserliclie

deutsche Post; les volets

ou stores restaient

baissés; on ne sortait qu'en toilette sobre et de

couleur foncée; les pâtisseries étaient désertes...

La longueur de

l'épreuve et les nécessités de la

vie ont forcément

dans certaines

amené un

certain fléchissement

manifestations de

cette

réserve

digne, mais cuisante pour les occupants. Cette reprise partielle du tourbillon de la vie a

malheureusement une autre cause le retour au pays, vers le mois de novembre 1914, de cette :

partie frivole de la population qui, en août, avait fui vers la côte,

où sa légèreté insouciante avait


DE BRUXELLES A SALONIQUE

311

indigné nos sol3ats, pendant la retraite sur l'Yser.

Au mois

de mars, la taxe sur les absents

fit

rentrer

également des éléments moins désirables pour dignité nationale.

11

ceux qui sont rentrés

alors,

mais

il

la

blâmer tous

serait injuste de

est hors de

doute

qu'à ces deux époques on a remarqué une diminution dans la

«

mentalité de guerre

».

Comme

les

personnages en question sont très remuants, qu'on les voit le

malin au bois, à midi sur

cafés, l'après-midi

tennis, de

la terrasse

des

aux terrains de football ou de

dans

pour passer

pâtisseries,

les

ensuite leur soirée dans un music-hall quelconque,

on comprendra que

présence de quelques-uns

la

de ces bourdons suffise à modifier défavorablement l'impression que l'étranger rapporte d'une visite

en pays occupé.

Les dignité

«

vrais Belges

porte un des

noms

ont gardé fidèlement

les plus

plus de fleurs sur

riai,

»

de leur attitude. Dans

palmiers dans

le hall

anciens de notre armo-

la table

ou

la

famille, qui

telle

de travail, plus de

les escaliers

;

dans

le jar-

din, les parterres n'ont pas été renouvelés; à table

on a supprimé

le plat

de douceur, sauf les rares

occasions où l'on admet un intime des

«

o'clock

fm joyeux

et

» (1)

;

les

réunions

ont remplacé les Five

mondains;

le

soir,

après

le

Œuvre pour les tout petits jusqu'à trois ans. La discrète materoelle charité des c abeilles » a sauvû des cnfaots par

(1)

et

Petites Abeilles

miliiiTs.


IMPRESSIONS DE GUERRE

312

dîner,

on se rend au

salut,

ou

bien,

comme

vu, on va en famille, bourgeoisement,

je l'ai

humer

l'air

frais au square voisin. C'est la guerre, dit-on,

faut

montrer que

comprend

l'on

il

gravité de

la

l'heure présente.

Dans

les classes populaires, le

se fait jour plus

même

sentiment

spontanément peut-être, en tout

cas avec plus d'exubérance. Passez, le soir, dans la rue

Haute ou

la

rue Blaes, surprenez au passage

vous

les conversations sur le pas des portes, et

serez édifié «

:

il

n'est question que de notre roi

pour un fameux, ça en est une » de nos braves petits

vous!

fois un, savez-

soldats,

d'une

du front reçue par une voisine, d'une victoire nouvelle que les Alliés « auraient » remportée, des dernières « bêtises a des communiqués, lettre

de ce que les Boclies viennent encore d'inventer pour... ennuyer le monde, et de la dernière zivanze (moquerie, farce) par où

L'homme actes.

il

leur a été répondu.

du peuple passe vite des paroles aux

Les Allemands

le

savent; et

si

l'on voit

parfois défiler dans ces quartiers des patrouilles

on nombre, un s'y

«

singulier soldat

»

n'osera jamais

aventurer. (Allusion à une affiche célèbre

:

Défense formelle de se moquer encore non seulement des troupes qui défilent, mais aussi des «

singuliers soldats qui se

Une arrive,

promènent en

ville. »)

venue du front, disions-nous. en effet, et, pour bien des familles,

lettre

Il

en

c'est


DE BRUXELLKS A SALONIQUE rayon de

le seul

soleil qui éclaire la vie.

313

Pendant

des semaines, on ira retirer chaque jour

cieux document de la cachette où

il

le

repose.

pré-

On

le

larmes aux yeux... après avoir hien

relira

les

fermé

la porte; car si les

Malheureusement, un

Allemands

trafic

savaient!...

scandaleux exploite

trop souvent des sentiments aussi respectables, et 3, jusqu'à 5 francs, un mot de l'absent. connu une brave femme oblif^ée de demander ù son mari d'espacer davantage ses correspon-

fait

payer 2,

J'ai

dances, qu'en un mois VA\e avait

payées 35 francs.

elle avait

dû emprunter pour retirer

la

dernière

des mains d'un porteur sans compassion.

lettre

N'est-ce pas à pleurer? Sans doute,

il

organismes

renouent les

qui, par patriotisme pur,

existe des

liens entre les soldats et leurs familles, et leur

<-ourageux dévouement m('rite notre reconnaissance;

mais

la

des porteurs sont des

majorité

gens sans aveu pour qui un paquet de lettres n'est (|u'une marchandise lucrative. Une fois la frontière passée,

ils

la

vendront par

lots

régionaux au plus

oQVant; celui-ci clierclicra à écouler, avec

de bénéfice possible,

comnmne; [)orte

quel

Dans

la

velle s'est

d'avoir

un

stock de cluujue

plus

ville

ou

dernier porteur tiendra la dragée

le

haute devant

le

le

la famille,

j)rix

une

lettre

heureuse de paver n'im-

du cher absent.

bourgeoisie aussi, une mentalité noumanifestée. fils

soldat.

On

est

fier

maintenant

Les parents aiment

à racon-


IMPRESSIONS DE GUERRE

314

ter les actes de vaillance de leurs enfants. Ils les

encouragent dans leurs

lettres à faire tout leur

devoir. Bien rares ceux qui s'opposent à ce que

comme

leurs jeunes gens partent

pourtant

ils

volontaires, et

savent ce qu'une pareille décision

implique de dangers pour leur

de désagré-

fils,

ments possibles pour eux-mêmes. Il est clair que les « embusqués » jouissent d'une réputation plus qu'équivoque.

Le boycottage de

l'allemand est

en honneur, à

tout ce qui sent tel

point que le

Freiherr von Bissing a cru devoir menacer d'une

amende de 10 000 marks

excusez du peul

tous ceux qui chercheraient à enrayer la prospérité

des maisons allemandes.

Parmi les

relations qui sont dues à l'occupation,

notons en passant

les

gens du monde qui ont

fait

connaissance pour avoir passé quelques semaines

ensemble dans

On

finira

pas

fait

les prisons

de la Kommandantur.

par montrer du doigt ceux qui n'y ont

un

petit séjour.

On comprendra

aussi que la crainte continuelle

de l'espion rende la vie insupportable. respirer à l'aise

:

les

murs ont des

On ne peut

oreilles

être continuellement sur ses gardes. Et

que

cette

«

espionnite

»

quos amusants.

Un

cousins le

suivant

billet

donne

:

son

fils,

il

:

qui allait

«

faut

arrive

lieu à des quipro-

jour, je reçois d'un de

Mon

cher,

mes

une aven-

un de mes meilleurs s'engager, a été pris non

ture désagréable arrive à

amis

;

il


DE BRUXELLES loin

frontière.

(le la

La

très

«

tuyauter

SALONIQUE

315

famille est persuadée de la

du Monsieur qui est venu

parfaite honorabilité

chez eux

A

leur

»

(ils,

et qui leur a fait

bonne impression; pour moi,

je

ne puis

me

défendre de l'idée qu'ils ont eu affaire à un vulgaire espion. J'ai promis à la famille de les mettre

en rapport avec une personne de toute confiance,. et je le serais bien obligé

Si tu veux, retrouve-moi

au coin de

telle rue...

là,

je te présenterai à la

les

renseignements...

Heureux de rendre service à mon cousin,

fus exact au rendez-vous. Quelle ne fut pas prise, lorsqu'il

me

.

clair.

demain, à cinq heures,

donnera tous

famille, qui te

De

de tirer l'afTaire au

»

je

ma sur-

conduit dans une maison... où

moi-même quelques jours auparavant me nommer. Là tout s'expliqua dans un for-

j'avais été

sans

midable éclat de

rire

:

l'espion

présumé

n'était

autre que votre serviteur. J'avais, en effet, donné

au jeune

mais

Il

il

homme

avait eu

quelques renseignements

un malheur en cours de

serait intéressant de parler plus

événements

qui,

d'anons

au long des

périodiquement, viennent rallumer

l'enthousiasme populaire ville

utiles,

route.

alliés,

:

l'arrivée au-dessus de la

porteurs de proclamations (1);

(1) Si nos aviateurs gavaient quel réconrort ils apportent aux populations, nul doute ([u'ils ne multiplieraient beaucoup leurs


IMPRESSIONS DE GUERRE

316

du hangar et des zeppelins à Evere ou Mont-Saint-Amand, les magnifiques manifestations, pleines de dignité fîère, du 21 juillet et du

la destruction

4 août, mais cela

me

mènerait trop

loin.

Parlons plutôt de ce qui maintient

ment

moral des Belges; borner au principal. le

Tout d'abord, jamais ses

droits.

la

si

encore,

et, ici

efficaceil

faut se

zwanze bruxelloise ne perd

La

Libre Belgique résumait très

bien la situation dans une caricature

un gros

:

Allemand piétine un pauvre ketje (Bruxellois); le malheureux est écrasé, mais, la mine narquoise, il

lance à son Goliath

me

Je

«

:

....de toi

même! » Quelques exemples à l'appui. Rue Neuve les cuirassiers de la garde :

quand

impériale

s'exhibent en un cortège impeccable. Immédiate-

ment, au fur

et à

mesure que

les passants font demi-tour,

Allemands,

— L'arrêté

cortège s'avance,

dans

et s'absorbent

des vitrines.

le

tournent la

le

dos aux

contemplation

paraît ordonnant d'em-

ployer partout l'heure allemande; on enlève sim-

plement suffira

:

la petite

aiguille. L'aiguille

la diflférence étant

toujours distinguer 11

h.

25

des minutes

d'une Iieure, on saura et

12

h. 25.

Quelle joie de faire insérer dans les journaux vendus aux Allemands, des articles où l'on se moque d'eux, mais bien et dûment approuvés par randonnées en pays occupé. Pour c'est

comme un

trait d'union,

les Belges restés au pays, par-dessus la ligne de feu.


DK BRUXELLES A SALONIQUE la censure!

Par exemple une

po«5sie

317

parfaitement

insignifiante, mais formant acrosticlie,

et Tacros-

comment dire? eût été signé du général Cambronnc. A Anvers on vit se promener (1) pendant toute une après-midi, de l'air le plus sérieux du monde, trois grandes jeunes filles, habillées respectivement de rouge, de jaune et de noir. Les passants saluaient avec gravité... Les autorités

ticiie...

allemandes curent-elles

la jolie

ironie du vieux

gouverneur danois dont parlaient récemment Études

les

{'2)1

Mais voici qui dépasse la portée d'une simple

une place de choix dans l'histoire de la résistance. C'est un épisode qui tient du merveilleux. Pas un hameau perdu zwanze.

(jui

La

n'ait

fJbre Belgique aura

entendu parler du journal fantôme.

j)énètre dans tous les centres;

mense de

lecteurs, car

il

a

un

chaque exeinj)laire passe

par vingt, trente, quarante mains. Quand

lambeaux,

la

province

Il

cercle im-

le

il

est

réclame encore,

et

en il

(1) Sous le litre Chronique économique. Marché aux porcs, un JDurnal gerriianophile pubriail sérieusement à peu près ceci (Nous gazons.) « Le n)arcli6 est très menacé. Au commencement do la guerre, les arrivages itaieut nombreux et do bonne (jualilé. Mais la consommation a dupasse tontes les piévisions... Kn Flandre surtout, on eu a abattu des masses. A ce compte, les réserves des étables seroul bieiilôt épuisées. Actuellement d'ailleurs on les envoie trop jeunes à l'abattoir, etc. » Kt l'impitoyable allégorie se poursuivait durant deux longues colonnes. (i) Une Alsace danoise, le Slesvig du \nrd: Etudes du 20 janvier iKii), p. 252. Un arrête sur la mode serait beaucoup plus :

.

dans

le

goût du jour.


IMPRESSIONS DE GUERRE

318

continue à y faire du bien. Les Belges les mieux renseignés, les plus fins limiers venus de Berlin n'arrivent pas à savoir le secret.

Qui

le

s'imprime-t-il?

La question est sur Une prime de 20 000 marks

rédige?

bouclies...

toutes les a été pro-

mise à qui découvrirait l'imprimeur. Un homme portant soutane s'est informé avec bienveillance en divers couvents. patriote

»

Au

confessionnal,

un

bon

«

a voulu remettre au prêtre 10 000 francs

à faire remettre au directeur du vaillant journal...

Souvent

le bruit

court

:

l'imprimeur est

Mais au bout de quelques jours,

le

mais ardent patriote nargue de nouveau

du

kaiser,

un nouveau numéro

arrêté!...

mystérieux la police

a paru, merveil-

leusement adapté aux nécessités du moment courageant

les

:

en-

déprimés, calmant les ardeurs in-

tempestives, aussi digne que cinglant. *

On

a beaucoup parlé de renouveau religieux.

en penser? Y a-t-il eu vraiment accroissement de sens chrétien? Un profane a ici doublement le droit de se taire les événements sont récents, et ils sont d'ordre intime. Ils échappent à

Que

faut-il

:

la

perception du public. Tout au plus pouvons-

nous enregistrer quelques manifestations extérieures de piété, en y ajoutant des indications qui

en rendront peut-être l'interprétation plus exacte.


DE BRUXELLES A SALONIQUE

En

319

général les offices divins sont suivis avec

beaucoup plus d'assiduité; le noml)rc des communions a beaucoup augmenté. On pourrait citer en

telle cliapelle où,

trois

mois, on en a distribué

autant qu'en une année normale.

On

a multiplié

comme

les

voyages au

les

pieux pèlerinages

:

et,

ne sont guère faisables,

loin

sont

d'églises,

pour

la

madones

les

locales

honorées que jamais. Dans beaucoup

plus il

y a tous les jours

un

salut

l'on prie

Belgi(jue meurtrie. Presque

partout, on messe pour nos

célèbre une fois la semaine une

au champ d'honneur. Mais

héros tombés

c'est

surtout aux services funèbres plus solennels que les églises sont combles.

Ces cérémonies devien-

nent parfois

manifestations nationa-

listes.

pour fusillé

de petites

Tels, par exemple, les le

ràmc de

de

repos

avec miss Cavell, de

Franck;

la foule

trois fois plus

nombreuse que

On

pieux et patriotiques...

se

de

l'office

trouvaient

Baucq,

MM. Bacckclmans

et

obligée de rester dans la rue était

entrer dans l'église.

la fin

services funèbres l'architecte

:

celle qui avait

pu

y distribua des souvenirs

Un moment

d'angoisse à

on savait que dans l'assistance

des

mouchards

de

la

komman-

dantur. Qu'allait faire l'organiste?... L'anxiété ne

dura qu'un

instant...

Tout à coup

les

grands jeux

de l'orgue entonnèrent les premières notes de

la

une foule enthousiaste. Elle pleurait ses héros sans doute, mais non lirabançonue, reprise par


IMPRESSIONS DE GUERRE

320 «

comme un

peuple qui n'a plus d'espérance

Des minutes

pareilles font oublier des

On

d'agonie...

a, je le sais,

».

semaines

cherché à énerver

la

portée de ces manifestalions de foi chrétienne,

on a

dit

:

visites

mondaines, plus de

fêtes

les

:

faire! Plus

de

bals^ de concerts ni

de

que de gens n'ont rien à

cérémonies religieuses sont un passe-

temps, un trompe-l' ennui, qu'on délaissera dès

— Les

églises, ajoute-

t-on, sont les derniers asiles, les

catacombes du

que

la vie

normale renaîtra.

patriotisme opprimé.

A

l'ombre de leurs voûtes,

une parole apostoliquement belge, l'hymne national couronne encore plusieurs de nos cérémonies, et réconforte des cœurs brisés retentit encore

sous l'épreuve. Le clergé, dit-on encore, jouit à

bon

droit

d'une popularité sans précédent. Son

attitude crâne et digne vis-à-vis de l'oppresseur,

son dévouement complet à soulager

la

misère

populaire dans toutes les œuvres d'assistance lui

ont acquis une sympathie qui explique peut-être

un peu

l'assiduité

aux

offices.

Enfin, fait-on

remarquer, que de plaintes, que de murmures ne surprend-on pas sur certaines lèvres soi-disant catholiques

t .

.

.

Quand donc

justice sera-t-elle faite?

N'avons-nous pas assez souffert? Qu'avons-nous fait

pour mériter un

tel

châtiment?

Ces objections prouvent tout au plus, ce

me

semble, que des facteurs naturels ont aidé le renouveau religieux, et, quant au dernier grief.


|{RUXKLLi:S A SALOiMQUfc:

l)K

gardons-nous d'exagérer de ces plaintes

:

trera indulgent

pour un

milieu de

nombre

le

cri

portée

et la

bon Dieu se monde douleur écbappé au

que

je crois

3il

le

dures épreuves. Celui qui connaît

si

notre caractère national sait suffisamment qu'il

ne faut pas prendre au tragique tous nos mur-

mures

et

nos critiques

:

au

moment décisif nous sommes bons

savons nous montrer ce que nous clirétiens et

:

bons patriotes.

III

Assurer

la vie matérielle,

dans

les circonstances

un problème d'une rare complexité. Les pouvoirs publics se sont vus tout à coup

présentes, est

devant des situations inextricables. Presque partout les ressources étaient coupées; le numéraire

manquait,

et

nécessité,

et

même parfois les objets de première même le pain. Ce (jui manquait

encore, c'était, quand on pouvait distribuer des secours, le

moyen de

discerner entre misère et

misère, exploiteurs et vrais malheureux. des situalion.s réduites à

la

si

y a anormales! Des familles aisées

ménages modestes Puis, comment des distributions faites, empê-

mendicité, des

qui n'ont presque pas surveiller l'usage

cher

le II.

Il

souffert.

gaspillage, ou encore raccaparemcnl par

u


IMPRESSIONS DE GUERRE

322

ceux qui ne sont pas dans force a été réalisé, et

il

le

besoin? Ce tour de

l'a été

sous les yeux,

ennemi peu scrupuleux. Il fallait spécialement empêcher que les secours ne fussent, sous une forme déguisée, réquisitionnés pour les besoins des troupes alle-

presque sous le contrôle, d'un

mandes. Telle est la tâche ingrate à laquelle s'est dé-

pensée sous

l'élite

pagne

de

la charité et

de la philanthropie,

haut patronage des ambassadeurs d'Es-

le

des États-Unis. Jamais la Belgique ne

et

sera assez reconnaissante envers ces deux diploïîiates et

envers les gouvernements

qu'ils repré-

sentent. Grâce à eux, notre pays n'a pas été livré

à merci. Les envahisseurs savent qu'il y a sur

place des diplomates de puissances neutres dont le

témoignage pourrait

Grâce à ces concours résolu,

(1)

être aussi

gênant qu'écouté.

éclairés, le

non pas adéquatement

Que penser, par exemple, de

ces

«

problème (1),

indigents

«

fut

c'eût été

qui prennent

chercher la soupe gratuite, ou des cinémas populaires, qui depuis leur réouverture, l'été dernier, font régulièrement salle comble? On ne peut évidemment approuver ces illogismes, et c'est à bon droit que les autorités communales retirent les secours à ceux qui fréquentent habituellement les séances. Mais qu'on ne condamne pas à l'aveugle, et qu'on veuille au moins avoir égard dans son jugement aux circonsl'épreuve est si longue, l'atmosphère en tances atténuantes pays occupé si déprimante, l'esprit sent le besoin d'une diversion à cette obsession qui dure depuis seize mois! Notons aussi que les cinémas font généralement des prix si alléchants, 50 pour 100 du prix de paix... Tout comprendre, c'est beaucoup excuser! le train

pour

aller

:


DE BRUXKLLES A SALONIQUE

impossible,

moins de façon aussi

«la

323 satisfai-

sante (juc possible.

donner une idée densemhle de ce

Tàciiotis de

ravitaillement dans la Belgique jectif est

double

:

«

occupée

».

L'ob-

l'entrée des secours, leur distri-

bution.

Le premier

service est assuré par le C. R. B.

(Commission of Relief for lieUjium),

le

second est

dirigé par le Comité national de secours et d'alimentation,

avec ses quatre miUe comités locaux, autour

desquels gravitent, dans un lien de dépendance

moins

plus ou

l'initiative

étroit, les

communale ou

L'action du C.

ment

œuvres diverses, dues à privée.

U. B. ne

toucbe qu'indirecte-

Bornons-nous à enregistrer

à notre sujet.

magnifique résultat obtenu pendant

année

:

la

le

première

251 navires ont décbargé à Hotterdam

plus de 710 millions de kilos de vivres (1) à desti-

nation de

la

Belgique, ce qui

fait

une

moz/é-n^é?

jour-

nalière d'environ 2 millions de kilos, soit le char-

gement de

1

200 wagons de

Ces

clieniin de fer.

secours proviennent, soit de dons spontanés olFerts

par les États de

moyen la «

des

1

sommes

B('lgi(jue

Union,

soit d'achats

faits

recueillies à l'étranger

martyre

».

Une des

au

pour

tâches les plus

ardues du C. R. B., c'est de faire parvenir ces marlèves, lard, salaisons. On regietto quo se réaliser, permettant l'introduction d'autres

(1) Bl<', riz, niaïa, i»ois,

l'accord n'ait ^irticles.

pu


IMPRESSIONS DE GUERRE

324

cliandises à pied d'œuvre, c'est-à-dire

principaux d'où

la distribution se fera

aux centres par les soins

du Comité national. Les chemins de fer sont presque entièrement affectés aux services militaires; seuls les canaux sont à peu près utilisables, encore faudrait-il en réfectionner un grand nombre. Là s'arrête la tâche du C. R. B. Seul un comité de contrôle parcourt

le

la distribution se fasse

ventions arrêtées de missaires partie

— une

pays pour veiller à ce que réellement d'après les con-

commun

accord. Ces

trentaine environ

com-

sont en

des universitaires américains, qui ont là

une occasion exceptionnelle de

ment

s'initier pratique-

à la vie économique. Détail qui m'a frappé

:

plusieurs parmi eux sont germanophiles, mais cela

n'entrave en rien leur admirable dévouement.

Ils

estiment que la victime de la parole donnée mérite protection et respect, et qu'un ennemi se déshonore, qui ne respecte pas ces titres.

Voilà donc le Comité national en possession des secours.

Comment

les répartir?

Un premier

par-

tage consiste à les distribuer entre les diverses provinces, arrondissements,

communes. Les bases

de cette allocation sont entre autres la population, le

degré des privations

tations causées par la guerre.

le chiffre et

de

des dévas-


DE BRUXELLES A SALONIQUE

3i5

Passons aux organismes créés par les com-

munes

:

commu-

soupes communales, mag^asins

naux, restaurants économitjues. Pour bénéficier <le

ces institutions,

ménage

»

il

fournir aux

une « carte de maison communale, se

faut posséder

délivrée à la

locaux désignés et dans les limites

nombre des personnes

lixécs d'après le

et leur

degré dindigence.

Les

«

soupes

»

sont installées dans les locaux

d'écoles, les tbéàtres, les cercles, etc.

Le matin,

vers onze iicures, on voit aux portes une

pit-

(ilc

toresque de gens de toute condition attendant leur «

tour de soupe

».

La

20 centimes, en coûte

même

est

tuitement aux plus indigents. J'en sieurs fois et la

l'ai

ai

goûté plu-

trouvée excellente. Chaque jour,

composition cliange, mais toujours

(pielques bons

ou donnée gra-

ration, qui revient à 15 5, et

morceaux de viande.

elle

S'il

contient

en est qui

réclament, ce sont généralement

ceux

temps de paix, étaient moins bien

servis.

tains jours fixes, on peut se procurer

endroit diverses autres denrées, sel, café,

A

qui,

au

pommes

A

en cer-

même

de terre,

légumes, à des prix d'aumône déguisée.

côté des

originale des

soupes

« «

»,

fonctionne l'institution

restaurants économiques

»,

dont à

Bruxelles plus de douze mille personnes usent chacpie jour. Ces établissements

— actuellement

au nombre de cinquante-sept dans l'agglomération

bruxelloise

sont des restaurants ou des


IMPRESSIONS DE GUERRE

326

hôtels qui, pour 45

porteurs de cartes

ou 7S centimes,

communales

d'une valeur respective de

1

différence est payée par les

offrent

aux

d'excellents repas

franc et

1

50.

fr.

La

comités d'alimenta-

tion.

Les

«

magasins communaux

autre besoin. nécessité

» répondent à un Beaucoup n'en sont pas réduits à la

d' « aller

à la soupe

Certain respect

».

iiumain, le rang à garder les en empêcherait. Mais tout le

monde

diminuer

tient à

dépenses du ménage.

ment

et la

le plus

Comment

possible les

éviter l'accapare-

maladie chère aux ménagères, la

visionnite?

»

Voici.

«

pro-

Les administrations commu-

nales achètent au Comité national les marchandises

de nécessité courante (café, sucre, sel,

riz,

confiture,

savon, etc..) et créent les magasins

naux, où chaque semaine se procurer à

un

les administrés

commupeuvent

prix abordable les diverses den-

rées en quantité raisonnable, d'après le

personnes constituant l'employé oblitère sur

le

nombre de

ménage. Chaque

ménage

la carte de

fois,

la case

correspondant à l'achat pour la semaine en cours.

On

paye, soit en argent, soit au

émis par

les

communes

et

moyen de

«

bons

»

par les divers comités

de chômage ou d'assistance. Désire-t-on certaines denrées en plus grande quantité, on s'adresse aux

magasins ordinaires. Notons que gasins

communaux ne

les prix des

ma-

sont pas de beaucoup infé-

rieurs à ceux des autres maisons, et par suite ne


DE BRUXELLES

A

SALOMQUE

327

causent pas trop de préjudice au petit commerce, tout en mettant

un

arbitrairo des prix.

frein efficace à

Le produit de

une majoration

léger

— concourt

à alimenter les

vente sert au

la

réapprovisionnement, tandis que

le

gain

très

œuvres commu-

nales de secours.

Quant au pain, on

est rationné;

chaque bou-

langer reçoit sa farine en proportion du nombre de clients

;

des mesures sont prises pour qu'on ne

puisse s'inscrire à la fois chez deux boulangers.

Changer de boulanger constitue, sous le régime allemand, un acte important de la vie civile, que les autorités doivent approuver, qui exige pas mal de formalités et de démarches !... Où est la liberté si chère aux Belges? Le boulanger qui enfreint le règlement se voit supprimer les matières premières.

Dans

munes

les

derniers mois, bon

nombre de com-

ont obtenu de faire venir de Hollande une

provision supplémentaire de pains.

Ils

se vendent

assez cher. Des journaux hollandais ont assuré que d'une seule ville (Maestricht) 2 500 000 pains entraient ainsi chaque semaine en Belgique

donne l'information pour ce

:

je

qu'elle vaut.

«

Un

autre signe des temps, c'est l'utilisation pour

la culture (surtout

des

pommes de

terre)

de

ter-


IMPRESSIONS DE GUERRE

328

rains vagues,

dans

même

le quartier

en pleine

ville.

C'est ainsi que

du Cinquantenaire, à l'avenue de

Tervueren, ou près de l'avenue Louise, tous les espaces non bâtis sont devenus des jardinets. L'ap-

provisionnement des communes a été ainsi aug-

menté dans des proportions grand avantage moral de cette

donné de l'ouvrage aux

mais

variables,

le

initiative est d'avoir

sans-travail, dont la

longue

inaction forcée coûte cher aux

communes, pourrait

créer un jour

la

un danger pour

paix publique, et

préparer pour l'avenir des désœuvrés incorrigibles.

Le problème du chômage est des plus délicats. Le nombre des sans-travail est estimé à sept cent cinquante mille. Le secours ne peut évidemment être refusé à

ceux que

la

guerre prive de leur

gagne-pain, mais doit cesser dès que l'ouvrier

trouve du travail

aussi exige-t-on que le

:

vienne chaque jour se porter présent à

chômeur

la caisse

chômage. Or,

qu'arrive-t-il?

dustrie a par

bonheur un peu de besogne,

Lorsqu'un chef

de

d'inil

ne

trouve qu'à grand'peine des ouvriers qui veuillent

échanger

les

allocations de

salaire qui peut n'être

directeur de fabrique toute

commande

chômage contre un

que de courte durée.

me

disait qu'il devait refuser

pressée, et ne travailler que trois

ou quatre heures par jour

:

ainsi les

ouvriers

avaient continuellement de la besogne, et

lement restaient

Ce

qui rend le

Un

officiel-

chômeurs » problème particulièrement ardu,

«


BRUXELLES

Dli

c'est l'intrusion

SALONIQUE

A

du gouverneur allemand,

prétexte d'enrayer la paresse, vices, olFre de la la confection

329 qui,

mère de tous

les

besogne aux Belges par exemple, :

de sacs, l'entretien des routes,

réparation de locomotives, et défend aux rités

sous

la

auto-

communales de soutenir en quoi que ce soit les

familles

des récalcitrants, parce que

On

vail » volontaires.

et ces réparations.

voit assez

sans-tra-

«

pourquoi ces sacs

Cliaque Belge employé à ces

travaux indispensables permet à un Allemand de

reprendre

le

fusil.

C'est avec

(|u'on enre-

fierté

gistre l'attitude de l'ouvrier belge

en face de cette

brutale mise en demeure.

Les événements de Malines

et

de Luttre ont été

particulièrement suggestifs à cet égard.

A

Malines,

von Bissiiig mit la ville aux arrêts (c "est-à-dire régime de terreur, défense d'entrer et de sortir, etc.) jusqu'à ce que cinq cents ouvriers se soient présentés. La menace fut publiée urbi et orhi sous forme d'afliciies comminatoires. Sic rolo, sic jubeo... En tout et pour tout, trente ouvriers s'inscrivirent, des congédiés en grande partie ou des incapables,

La

situation devenait intenable, et devant l'indi-

gnation [)opulairc

le

gouverneur général dut céder

au bout de six jours. Cela ne l'empccba lancer une

nouvelle proclamation

annon(;ant (ju'un noml)re... »|iio/. le

tour de pbrasc!

«

suffisant

s'était

j)a3

de

triompbante, »

— remar-

présenté et qu'il

levait l'interdit jeté sur la ville archiépiscopale!


IMPRESSIONS DE GUERRE

330

A

Luttre

— de réparations pour — se trouvaient, à date du atelier

les che-

mins de fer la 23 mai, deux cent trente locomotives à réparer. Sur les mille deux cent cinquante ouvriers de l'arsenal, vingt seulement acceptèrent le travail. Les autres refusèrent malgré toutes les réquisitions. Plus de deux cents furent déportés en Allemagne, leurs familles privées de secours, mais cet exemple n'eut pas l'effet escompté, et les Allemands durent renoncer à aller jusqu'au bout. * * *

Ces misères, ce cliômage ont eu pour résultat de mettre en relief l'a dit

la charité

avec justesse

:

des classes aisées.

On

jamais les pauvres n'ont été

mieux secourus que pendant

la

guerre, tant la

charité officielle et privée s'est ingéniée à atténuer

tous leurs besoins. Et entre temps, les riches

— en

n'ont pas hésité à payer courageusement de leurs personnes. A Bruxelles, il n'est pas rare de voir en rue deux dames ou demoiselles du grand monde, un panier sous le particulier la noblesse

bras, mendiant de porte en porte pour l'œuvre des

pauvres honteux, ou

les « Petites Abeilles ».

Et

lorsque les dames quêteuses ploient sous l'abon-

dance des dons, quelque passant inconnu, souvent

un homme du monde, le

s'offre à les aider. Il porte

fardeau jusqu'au local de l'œuvre, où les dames


DE BRUXELLES A SALONFQUE

33t

roffice et de la cuisine s'empresseront de pré-

(le

parer

repas des malheureux.

le

Au commencement donné

rosité s'est

Depuis

lors, le

les largesses.

existe

1'

particuliers

guerre l'élan de géné-

la

libre cours,

besoin s'est

un peu

à l'aveugle.

sentir de canaliser

fait

Actuellement, dans chaque quartier

Œuvre

«

de

du sou

»

qui recueille chez les

une cotisation mensuelle, à charge de du quartier la meilleure

faire entre les nécessiteux

répartition

Aussi voit-on

possible.

sur

presque

une petite affiche « Les habitants sont affiliés à l'Œuvre du sou; inutile de mendier. » Les secours en espèces sont donnés sous forme de bons d'une valeur variable, avec lesquels les pauvres peuvent acheter dans les mafoutes les portes

gasins

:

communaux

de première néces-

les objets

sité.

On dans

le

les

voit, la

grands centres, n'est

que d'aucuns se l'imaginent, ger est toujours

moins pas aussi mauvaise

situation matérielle, au

:

et

pourtant

que l'Amérique

raison ou pour une autre

le

dan-

— pour une

vienne

;i

suspen-

dre sa généreuse mission, et c'est la famine. s'en aper(;oit parfois, lorscjue le stock

daire n'arrive pas à

temps pendant quelques jours :

on est privé de pain, on se contente de de

terre.

On

hebdoma-

pommes


IMPRESSIONS DE GUERRE

332

Et les magasins, demandera-t-on, Impossible

donner

de

le

une

ici

commerce?

appréciation

unique. Certaines branches n'ont jamais connu de meilleurs temps, tels les charcutiers et les'autres

marchands de

«

delikatessen

», g-ràce

à leur nou-

velle clientèle, dont l'appétit est proverbial.

Les

lampes à acétylène également font

leur

lumière économique remplace

furie

:

le pétrole qui est

hors de prix. D'autres ont souffert du calme plat pendant les

premiers mois de

la guerre,

mais ont vu revenir

leur clientèle sous l'étreinte de la nécessité, tels les

magasins de blanc, d'aunages,

cordonniers, etc.

;

les tailleurs, les

on peut user jusqu'à

corde des

la

vêtements, qui, en des temps meilleurs, auraient été déclassés depuis longtemps on peut faire ressemeler une ou deux fois de plus ses vieilles paires de ;

souliers

:

un jour

arrive

robe sont épuisées,

il

où les réserves de la garde-

faut acheter

marcliand de chaussures sujet

que

le

me

Un grand

du neuf.

faisait

remarquer à ce

gain ne correspondait pas à la recru-

descence du commerce. Les gens n'achètent que de la camelote à bon marché. Résultat

minime pour

la

se souviendra lité et

:

maison, sans compter que

que

l'article était

oubliera qu'il

l'a

bénéfice le client

de mauvaise qua-

payé un prix dérisoire.


DE BRUXELLES

Pour

d'autres, c'est, ce sera

qu'à la

fin

aflaircs

:

terie,

SALONIQUE

A

(le

la

tels les

il

probablement jus-

guerre, la cessation de toutes

magasins de dentelles, de bijou-

d'ameublement, en g'énéral tous

de luxe. C'est non seulement car

333

l'arrôt,

les articles

mais

le recul,

faut continuer à faire face à des frais géné-

raux considérables.

A

côté de tout cela, les

«

métiers de guerre

»

ont surgi, et sans parler de tous les magasins qui «

retapent

»

les objets

usagés (par exemple, tein-

ture et remise à neuf de vêtements défraîcliis, re-

tournage de vieux habits, stoppage et mise de pièces invisibles),

on ne peut laisser sans mention

j)ullulement des gagne-petits.

Un

jour, j'ai

le

compté

plus de vingt-cinq camelots autour de la porte centrale.

Quel savoureux passe-temps que

d'aller

flâner devant ces charrettes à bras chargées de

fonds de boutique ou d'inventions sensationnelles

poudre

;i

;

enlever les taches de graisse, crayon

pour reproduire instan-la-nément. Messieurs

Dames! n'importe quel imprimé,

et

attache-col inu-

sable, parapluies incassables, la guérison par les

plantes de n'importe (juelle maladie,... j'en oublie, et

des plus intéressants. Les boniments de ces

brocanteurs

et

charlatans

étaient

souvent des

clicfs-d'œuvre, et la séance était agrémentée parfois

de tours originaux par des professionnels de

cirque, actuellement sans ouvrage.

Et l'on voit quelle

contre-vérité

énonçait

le


IMPRESSIONS DE GUERRE

3;U

chancelier de l'Empire, quanti

gique

la vie

économique

était

il

disait

qu'en Bel-

normale. Cela n'est

pas et ne saurait être tant que la situation ne

changera pas

:

le

numéraire manque

tout payer comptant;

et l'on doit

les meilleurs ouvriers sont

ceux qui restent préfèrent chômer; que

partis, et

d'usines doivent arrêter, par suite du

matières premières

!

Ajoutez-y

manque de

l'arbitraire

et

la

mutabilité voulue de tous les arrêtés, avis et décisions du nir

gouvernement général, au point de deve-

un écheveau

inextricable; en fin de compte,

on est si obsédé de ces formalités et perpétuels changements, qu'on renonce plutôt à faire des affaires sous un tel gouvernement. N'oublions pas que

le

blocus anglais pèse par

contre-coup sur notre pays aussi durement que sur l'Allemagne. Importations et exportations sont

impossibles

;

nos industriels ne peuvent disposer

de leurs dépôts bancaires en Angleterre ou en France. Avec une rare abnégation, notre population a compris la nécessité de ces sacrifices. Mais

tous ceux qui portent la responsabilité de l'avenir et notre gouvernement en premier vu qu'une pareille situation ne pouvait durer, qu'un épuisement trop complet briserait pour de bon les ressorts économiques et moraux

de notre patrie, lieu, ont

de r

«

héroïque petite Belgique

».

A

tout prix,

il

faut une solution qui permette — moyennant des garanties raisonnables — l'importation de ma-


DE BRUXELLES A SALONIQUE lières

335

premières, Texportalion de produits manu-

Ce sera une solution partielle de l'angoissant problème du chômage les secours seront la facturés.

:

rétribution du travail.

que en cours sont en voie d'aboutir. paraît

Il

les pourparlers

*

*

Une

dernière

*

question, les transports et

les

bagages.

Quand on difficiles

dit

que

les

déplacements sont devenus

en Belgique, on s'imagine parfois que

les

passeports en sont la cause. C'est une erreur

depuis des mois

qu'on

ait

la circulation

:

pourvu

sur soi sa carte d'identité, visée par

l'autorité allemande,

restrictions suivantes ijehiet

est libre,

(zone des

sous réserve cependant des :

rester en dehors de VElappe-

armées)

et

du réseau-frontière

(une bande de 5 à 10 kilomètres

le

long de

la fron-

tière hollandaise), et n'être pas soumis au contrôle

du Meldamt. Aux jeunes gens en âge de porter armes,

il

est interdit

les

de s'éloigner de plus de

5 kilomètres de leur résidence;

et,

obtiennent-ils

un passeport, par exemple de Charleroi à Bruxelles, ils doivent, pendant leur absence, se présenter à intervalles rapprochés au

nière

Meldamt de cette der-

ville.

Une des grandes entraves au sence

de

trafic, c'est l'ab-

communications rapides. Les

trains


IMPRESSIONS DE GUERRE

336

allemands sont boycottés, non seulement par pro testation patriotique,

Le

élevés.

autant qu'auparavant tour en seconde

mais aussi à cause des prix

simple Bruxelles-Anvers coûte

trajet

(1).

le

même

Puis

le

trajet aller et re-

service est extrême-

ment restreint. L'indicateur tient en quatre pages. De Bruxelles partent pour Tournai, Mons, Charleroi, Namur, Liège, Anvers et Gand un total de vingt-deux trains. La cause? Freiherr von Bissingdonnée dans une affiche demeurée célèbre Les Belges doivent s'en prendre à leur propre gouvernement, qui a osé emporter en France

l'a

:

plusieurs milliers des meilleures locomotives, et

refuse de les céder

pour

les

besoins du pays

occupé.

Les

sont extrêmement demie de Bruxelles à Anvers.

voyages

heure

et

lents

:

une

y a des formalités, les visites « corpoon est toujours exposé, surtout à Anvers. Dans les gares, aux guichets^ les affiches, Puis,

il

relles » auxquelles

inscriptions, horaires, tout est exclusivement alle-

mand

;

partout on voit l'invitation

:

Soldats, parlez

votre langue! Est-il étonnant que les trains alle-

mands ne contiennent généralement pas

plus de

dix à vingt civils?

Tout

le trafic se fait

par les lignes des trains

vicinaux qui n'ont pas encore été enlevées. Les (1) Par kilomètre, 10 centimes en troisième; 15 centimes en seconde; 20 centimes en première.


DE BRUXELLES A SALONIQUE Compag-nies font des aflaircs

soudé leurs services,

et

d'or.

337

Plusieurs ont

on a maintenant dos

vici-

naux-express avec voitures directes, par exemple Liège-Bruxelles (place

Rouppe)

(place nette,

;

Dailly)

Mons-Bruxelles

;

Charleroi-Nivelles-Petite-Espi-

de là Bruxelles. D'autres services ont

et

combiné leurs horaires, mais n'ont pas établi de services directs. Ainsi, en (juittant Maeseyck le matin vers quatre heures de train à Brée,

Louvain

demie, en changeant

et

Bourg-Léopold, Beeringen, Diest,

Tervueren, vous arrivez

et

vers douze heures et demie...

Pour remplacer

le

«

Bloc

Un

vrai

»

(train

Bruxelles

charme

I

rapide de

Bruxelles à Anvers), voici ce que l'on recom-

mande

:

de Bruxelles à Vilvorde, en train élec-

trique; de là, en voiture jusqu'à xMalines, près

pont sur

du

Nethe, détruit lors du siège d'Anvers

le

en face du pont, un autre conduit via

Boom,

train attend et

;

vous

Aertsclaer, jusqu'à Anvers-Kiel,

où passe une ligne de tramways anversois. La durée totale de l'équipée est de heures, et

le prix,

Partout où rail,

de 3 à 3

fr.

trois à

quatre

23.

y a un hiatus entre les lignes sur on a vu surgir des services de voitures qui il

rappellent les diHgences.

Vieux véhicules

de chevaux poussifs refusés à l'armée.

mencement,

le

attelés

Xu com-

métier était rémunérateur, les gens

payaient volontiers, les bêtes étaient en bon

Maintenant, u.

elles sont

état.

surmenées coûte que coûte, :

a


IMPRESSIONS DE GUERRE

338

pourtant,

il

faut qu'elles rapportent de quoi assurer

leur nourriture. Or, l'avoine est hors de prix.

Il

évidemment pas question de vendre ces

n'est

haridelles.

Actuellement,

le

prix par personne, dans

voiture à quatre places, est de

pour

En qui

le trajet

au

fil

montaient au cœur, j'en

l'imperfection.

L'on

m'assure

telles quelles, ces notes

faire connaître et

mais reste

fière.

des souvenirs ai

senti toute

cependant

que,

seront les bien venues.

Je les livre au public. Puisse

buer à

50 ou 2 francs

1 fr.

Vilvorde-Malines, 13 kilomètres.

relisant ce croquis, tracé

me

une

mon

travail contri-

aimer la patrie qui souffre,

Puissent ces lignes encourager

tous ceux qui luttent pour l'indépendance de la

Belgique

!

Léo

l" janvier 1916.

Belgicus.


II

AVEC LES ANGLAIS DANS LES FLANDRES

Lettres d'un interprète

aux Forces de S. M. Britannique

Mardi 28 mars 1916.

— Je ne

sais si

vous aime-

ma vie. S'il ne fallait qu'un miracle pour vous attirer auprès de moi, j'en serais capable. Et je vous recevrais dignement cette semaine-ci,

riez à partager

:

mon

installation

votre

àme

est ravissante, elle agréerait à

un quar-

pacifique et rêveuse. Imaginez

tier silencieux

dans une petite

de province,

ville

blottie sous des toits ronds et moussus, une maison blanche entourée de jardinets et penchée

au-dessus d'un canal sinueux et rapide là.

En

face de moi,

et par derrière,

l'hôtel

Puis un

de

lac

j'habite

une écluse à demi vermoulue, îlot, un vieux moulin à

dans un

vent, à eau et à main.

de

:

ville et le

Au second

plan, le belfroi

clocher grêle d'un couvent.

inmiense produit par

la

crue de deux

eaux se rejoignent à quelques futaies qui émergent

rivières parallèles, dont les

travers les haies, et encore... Ajoutez

un bon

lit,

un bon

feu,

un peu


IMPRESSIONS DE GUERRE

340

de

loisir...

Et dites

si je

les

moments de

loisir, je

mon aise. me manque. Dan»

ne suis pas à

Pourtant vous devinez ce qui

un

sens plus que jamais

l'absence d'amis, que leurs

vide,

tueuses n'arrivent pas à remplacer.

lettres Il

affec-

y a dix-huit

mois que je vous ai dit adieu dix-huit longs mois de voyage et d'aventure, de pluie et de boue, de vent et de soleil, de faim parfois, de soif, et de :

nuits à la belle étoile, d'obus et de balles

de souvenirs où vers

ma

terre

mais où je suis

mon

famille, dans le ciel elle

diminue

elle

augmente, sur

n'est pas complet, parce

que

seul.

Je viens de regarder sur des lieux où

— mois délicieux en somme,

mon bonheur

un peu

— mois

esprit se reporte sans cesse

j'ai

mon agenda

la liste

séjourné, des personnes avec qui

La liste est longue; mais combien de maisons où j'ai chaudement dormi ne sont plus qu'un pan de mur entre des plâtras. Et combien d'officiers sous qui j'ai servi sont tombés, quand le régiment laissait sur le chemin une traînée de cadavres... depuis la Marne Presque tous les villages inscrits jusqu'à l'Yser. j'ai fait

connaissance.

hélas!

sur j'ai

mon

calepin, sauf les premiers en date, dont

quelquefois des nouvelles par les

qués, portent un

nom

communi-

qui sonne flamand, bourré

de werch, houck, ghem. Et les officiers sont tous Anglais

:

des désinences en wood, smith, bridge.


DE BRUXELLES A SALONIQUE

341

Vous voyez que mon expérience est fort rr Juite. Je ne connais guère qu'un champ de bataille, la Flandre;

qu'une armée,

et

naire britanni(juc

».

En

le «

Corps expédition-

revanche, je crois

les

con-

naître à fond.

Et à force d'être familiarisé avec eux,

La

par les aimer.

mitée par sa

comme

plaine où

je vis

me

j'ai fini

plaît. Illi-

que

l'océan, et plus bienfaisante

fertilité

lui

qui la transforme, mélancolique en

brume

germant au printemps une multitude de couleurs on dominent le verl et l'or, éblouissante et parfumée quand la grande hiver sous

la

grise,

chaleur mûrit les blés, baignant alors de l'aurore

au

soir dans le soleil

qu'aucune colline ne cache,

regardant miroiter l'innombrable

réseau de ses canaux

et

nonchalant

et rivières, taclietée

par des

bosquets, des chaumières et des églises plantées

au hasard

un peu partout, l'étendue flamande

exhale une j)oésie forte

que d'autres

la

et tranquille. Il est vrai

trouvent banale,

et j'en

ai

médit

et vous en êtes moi-môme; mais un pliilosophe s'étonnera point, et ne bâtira une théorie un

avec ces divergences.

Il

expliquera que

la

ne tient pas aux clioses, mais à l'âme qui

poésie l'y

pro-

jette et l'y retrouve; et, par conséquent, rien ici-

bas n'est pourvu ou dépourvu de poésie, car l'imagination, suivant son caprice, peut enluminer ou déflorer tout objet.

Et puis cette étendue est habitée par une race


IMPRESSIONS DE GUERRE

342

franchement sympathique; des corps robustes, des visages épais, mais resplendissants de santé, des

nombreuses

familles

âmes saines à

des

l'égal

des corps, que la civilisation actuelle n'a pas encore le bon sens et la foi sont enraLes passions du paysan sont puissantes,

corrompues, où cinés.

et par-dessus tout domine l'amour du lopin sur lequel sa ferme est bâtie, et

mais calmes,

du

sol,

dont

la fertilité

mystérieuse

le

frappe de respect. Païen,

11

est énergique, et

ne

le nourrit, l'étonné et

il

eût divinisé la terre.

marchande aucun

lui

soin.

Depuis deux ans, tous les jeunes gens sont partis, il

ne reste que des femmes

cependant

champs sont

et des vieillards, et

cultivés,

jusque sous

J'admire ces femmes qui se lèvent au

les obus. petit

les

jour

et

France leur

ne quittent

le

labour qu'à la nuit

:

la

doit tant de reconnaissance! C'est de

leur sang que sont nés les soldats, c'est de leurs

greniers pleins que s'acheminent les convois qui

nourrissent l'armée.

Mes hôtes

ont aussi leurs défauts, et c'est heu-

Leur esprit est juste, mais étroit ils ne comprennent pas les habitudes étrangères. Leur opiniâtreté virile confine souvent à l'entêtereux après

ment,

tout.

et rivalise

:

sans difficulté avec la ténacité

fameuse des Anglais quels

ils

qu'ils

se disputent de

hébergent, et avec les-

temps à

autre. Ils sont

âpres au gain, un peu ladres, capables pourtant de sacrifices

:

beaucoup fournissent l'aumône

et le


DE BRUXELLES A SALONIQUE

343

logement à des évacués. Et j'en ai vu, mainte fois, (levant leurs maisons bombardées, leurs toits béants, leurs meules en flammes, essuyer quelques

larmes

et refuser les

ples mots,

vous?

condoléances avec ces sim-

banals aujourd'imi

si

c'est la guerre.

punit nos pccliés.

»

»

Car

ils

ombre de

curé

et

fréquentent

le

Que voulezLe bon Dieu

:

ils

sont pieux,

superstition. Ils aiment le

l'église. Ils

les routes les cbapelles

toutes les fermes ont

«

:

ont une qualité qui

couvre une multitude de fautes dévots, sans

«

:

Et encore

une

ont multiplié sur

et les crucifix.

Presque

statuette encastrée dans

mur.

Vous croyez que plaisir i)ar ici?

je n'ai

Comme

jamais eu de grand

vous vous trompez! Je

bien des amis. Et quelles exquises

suis acquis

veillées d'iiiver j'ai passées,

gens, autour du

pendant que

au milieu des braves

fourneau rond, buvant

la pluie cinglait les

vitres, et

fermière en venait aux conlidenccs, lettres

par

du

fils

la prière

me

et

du mari... La

en commun,

coloriées dont les litliograj)liies

me

le

café

que

la

tendait les

veillée se terminait

— devant une des images

murs sont couverts,

— chromo-

importées de Malines, où les saints

trop vigoureux et trop joufflus sont dus au pinceau

d'un Hubens sans talent (encore qu'ils vaillent artistiipiement

mieux que

telles

de nos statues soi-

disant de Paris, aussi terrestres iju'étriquécs, que

l'anémie ne sauve pas de la vulgarité).


IMPRESSIONS DE GUERRE

344

Mais où vais-je m'égarer? C'est de la guerre que vous désirez entendre parler! Vous me pardonnerez d'avoir songé en premier lieu aux malheureux qui habitent aux abords de Ils

ont tant de droits à la

sonne ne s'intéresse à eux. C'est pouvoir, par

ma

la ligne

de feu.

pitié, à l'estime; et

per-

mon bonheur

situation, leur rendre

de

beaucoup

de services. Et puis une causerie

sur la guerre ne vous

offrira rien d'inédit, j'aurai

beau

faire,

vous avez

déjà trouvé mieux autre part, peut-être dans les

journaux, sûrement dans les lettres d'amis

:

com-

placés que moi, plus dange-

battants plus haut

reusement aussi, plus glorieusement. Ah! que nos aumôniers et nos frères-soldats continuent d'écrire! Elle forme un album sans précédent, la collection de leurs

lettres, si

souvent sanglantes, et dont l'àme

militaire de saint Ignace doit tressaillir de fierté.

La ici

vie à laquelle

est

qu'on

nous sommes accoutumés par

exactement semblable, je suppose, à

mène

ailleurs, le

long de 600 kilomètres,

depuis Nieuport jusqu'à la Suisse

:

quatre ou cinq

jours dans les dug-outs (en français on les gourbis) et quatre

dans

les

celle

dit,

je crois,

ou cinq jours en réserve, et les tentes. Pour dis-

maisons démolies

traction les obus, les

mines dont l'explosion ouvre

de larges cratères, les

petites expéditions noc-

turnes dans le voisinage des Boches, ou autres


DE BRUXELLES A SALONIQUE

même

intermèdes de

dans un

l'arrière,

345

agrément. Parfois, repos à

villag^e

moins endommagé, où

l'on s'ennuierait terriblement, sans l'exercice et soir, les jeux,

Les

Folies, c'est le

transporte

nom

toire suffisant,

matin

le ballon, et les Folies.

du théâtre que

la division

dans ses nombreux bagages,

comprend un et

notamment

qui

et

nombre de décors, un réperpas mal d'acteurs, quelques actrices,

certain

un phonograplie.

La nature du

terrain sur lequel les troupes an-

impose quelques

glaises livrent bataille leur cultés spéciales.

lument défilés

à

Le

découvert

diffl-

terrain étant plat, on est abso-

pas un de ces petits sentiers

:

que nous avions connus dans l'Aisne, de ces

jolis villages abrités contre le

vent du nord et les

Allemands. Pour comble,

terrain étant aqua-

tique, liiver,

il

le

est malaisé d'y creuser des tranchées.

l'inondation noyait

fossés, tranchées et

lils

la.

de

campagne, routes

fer,

En et

sous une surface

immense, uniformément jaune. Vêtus de longs pantalons en caoutchouc, emportant dans leur sac

malheureux fantassins deux jours. Et durant deux boue du reste du monde,

leurs provisions froides, les se relayaient tous les jours, séparés [>ar la

des nouvelles et de toute civilisation, ces demiscaphandriers, trempés, glacés, malades, pouilleux, héroïques, défendaient la ligne. I^icore

l'ennemi avait ralenti

le feu

Noël un bruvant réveillon

!

:

il

si

nous réservait pour


IMPRESSIONS DE GUERRE

346

Un

élément comique égayait nos misères

:

des

éclats

de rire se mêlaient aux éclaboussements

d'eau,

quand tous, à tour de rôle, y compris les plus une chute dans les

élevés en grade, nous faisions

trous ou les ronces, cachés par la crue.

changer les méthodes de

la

Il

a fallu

première heure; les

tranchées nouvelles ne sont pas enfoncées dans sol,

naire

mais

:

elles

fournissent une cible à

l'artillerie,

y vivent

les officiers, les troupiers et les rats

à sec.

ou

le

mais surélevées au-dessus du niveau ordi-

Le

plus désagréable en est parfois l'entrée

la sortie.

A

2 000 mètres de la ligne, on entend

les balles siffler, et le trajet

il

n'est pas rare qu'on ait à faire

en plein champ, sans un arbre, sans une

motte de terre pour protection. Quand on revient de permission, la promenade est de nouveau assez

émotionnante.

Du moins

les

Allemands

sont-ils

calmes, en

comparaison des jours d'antan, je veux dire de l'automne 1914. Quel tintamarre, quand rent de se frayer

un chemin vers

engins capables de faire

énormes

du

how^itzers jusqu'aux

ils

Calais!

bruit,

essayè-

Tous

depuis

fusils,

les

les les

aéro-

planes, les crapouillots, les mitrailleuses, les torpilles s'en

donnaient à cœur joie toute

la nuit.

Et

une féerie sinistre, quand, les oreilles assourdies par le mugissement et le crépitement, on avait le loisir de contempler, dans un firmament c'était

noir, sans lune, le tracé phosphorescent des

obus


(jui

DE BRUXELLES A SALONIQUE

347

s'entre-croisaient par-dessus nos têtes et le

sil-

lage

(les

fusées lumineuses.

Aux

alentours, des

maisons flambaient. Dans un cabaret voisin, choisi pour ambulance, les blessés et les mourants dormaient ou râlaient sur

le

parquet, sali de vin, de

bière, de crachats, de sang,

pendant qu'un chirur-

gien coupait des chairs à la lueur d'une bougie. J'ai

eu l'occasion plusieurs

fois

d'introduire

un

prêtre dans ces lieux d'agonie et de misère.

J'ai encore changé de 30 mars 1916. local. J'ai retrouvé un logement plus conforme à mon ordinaire, un peu trop près des trous d'obus une vieille cuisine, aux vitres brisées, mais pourvue d'un fourneau qui fume et tient d'autant plus cliaud, de vieux fils télégraphiques où pendent mes habits mouillés, et d'un solide carrelage où je partage ma paille avec un lieutenant, un chien adoptif et des souris. Je fais bon ménage avec nous nous disputons et nous ledit lieutenant

Jeudi

:

:

entr' aidons,

jouons aux échecs avec des cartou-

ches en guise de personnages et ne nous quittons guère. Je vous le présente

:

haut, maigre, capri-

cieux, en théorie anglican, réduisant en pratique

sa religion, pour autant que j'en puis juger, à

quelques préjugés contre

père.

le

pape; honnête

recevant des lettres magnifiques

leurs,

(|ui

duquel

il

est converti, fervent, et

porte presque en vedette

d'ail-

de son

pour l'amour

un Sacré-Cœur


IMPRESSIONS DE GUERRE

348

sur sa vareuse; sans

fierté,

sans méchanceté; con-

aimé

tent de peu, serviable, poli, fort brouillon,

des soldats, raffolant des chevaux, des jeux de

hasard

et

de ses

fillettes.

Pour se faire une idée exacte de l'officier anglais, il

faut le fréquenter assidûment, car

pas vite; l'étudier à deux

dans il

la tranchée,

il

il

moments

est à la peine;

ne se

livre

différents

:

au mess, où

se détend. J'ai

trouvé les définitions qu'on donne générale-

ment du caractère britannique, les jugements qu'on

comme

colporte

vérité, voire

des axiomes, fort éloignés de la

du bon sens. Je

dirais,

avec un peu

d'exagération, que toute la différence de Yinsulaire

au

côté de la

aime ces deux mots de l'autre Manche) tient à la cuisine et aussi à la

manière

de

continental (on

mais à glais la

Vu

ressemble au Français

même

âme. La

d'avoir produit

ne

aux habitudes extérieures,

saluer,

la cuisine surtout.

doit

:

par l'intime, l'An-

l'homme a partout

Grande-Bretagne

un tempérament

confondre avec aucun autre

oppositions sont

complexes,

si

se

vante

national, qu'on

si

:

mais

les

imprécises,

si

inattendues, qu'on en doute parfois. Et, par exemple, les

soldats

de

S.

M. George

V

n'ont ni le

flegme, ni la froideur qu'on leur prête. traire, il

un Anglais

l'est

l'école à

à

l'excès

masquer

es :

t

Au

con-

d'ordinaire

un sentimental,

seulement,

il

apprend dès

ses émotions. Et lorsqu'on dit


DE BRUXKLLKS A SALONIQUK

349

on se trompe. Les tranchées anglaises sont moins confortables que les qu'il reclierclie ses aises,

nôtres. L'officier anglais est

raidc, blond avec des

siasme, mais

il

en jargon de soldat, du

rabiot).

montre très strict sur le serune besogne qui lui est confiée sera remexactement. Sa bravoure, très admirée,

très

est faite d'un

tures,

a de l'enthou-

Il

est-il qu'il se

vice, et plie

yeux bleus.

n'aime pas faire du surérogatoire

(ce qui s'appelle,

Encore

généralement grand, sec,

amour spontané du

comme

risque, des aven-

aussi de son insouciance. Car l'in-

souciance est une des pièces maîtresses de sa nature

:

parti-pris

ou impuissance,

il

ne s'inquiète

pas de l'avenir. C'est la raison pour laquelle

il

ne

jamais économiser. Les soldats anglais gas-

sait

pillent à l'envi leur argent et l'argent

du gouver-

nement, au scandale des paysannes. L'Anglais ne pèche pas par excès d'iinagination; on

le

voudrait

plus ingénieux, plus fécond en expédients. lent à prendre

une décision. En revanche,

Il

est

il

est

sage, avisé. Qu'il s'agisse de stratégie ou d'habil-

lement, de

«

il

préfère le solide au brillant.

réaliser

»

Il

a le don

parfaitement les événements, les

donnent rare-

situations, car les apparences lui

ment le change. Il est tenace, mais uniquement quand il juge à propos de l'être sinon, il est accommodant. Quand il rencontre un étranger, il fait peu d'avances; il est simple pourtant, bon :


IMPRESSIONS DE GUERRE

3S0

garçon, se laissant traiter d'égal à égal par le pre-

mier venu.

manquer

tient

Il

personnellement à ne jamais

à l'étiquette, propre, ciré, rasé,

tocolaire;

mais

hommes.

Il sait

s'en passer.

Il

il

— pro-

n'exige pas l'étiquette des autres

également jouir du confortable,

et

emporte une réserve inépuisable de

bonne humeur, et d'iiumour même, plus causmoins joyeux que notre verve gauloise.

tique,

(Voyez dans

le

journal illustré

le

Bystander^ la

curieuse collection de croquis Fragments de France^ :

par

le

capitaine Bruce Bairnfather; la guerre a

improvisé caricaturiste ce soldat de métier,

et l'on

ne trouve peut-être nulle part plus de gaieté

et

plus de vérité.) Par-dessus tout, l'officier anglais est fier

de son pays, déteste les Allemands et croit

à la victoire.

Son grand défaut

est d'être trop

souvent païen,

au sens négatif du mot. L'anglicanisme

est

pour

beaucoup une pure formalité extérieure, qui ne perce pas jusqu'à l'âme.

Mes

officiers

n'éprouvent

aucun amour comme aucune haine pour leur reliet leur mort gion. Mais leur conversation prouve souvent qu'ils ont toujours vécu en dehors d'elle. Et si tel ou tel pèche contre les commande-

ments,

il le fait,

j'allais dire

sans malice, du moins

avec une spontanéité étrange, avec

l'air

naturel

d'un enfant dont la conscience n'est pas encore clairement éveillée.

L'Anglais est d'humeur indépendante;

il

ne se


DE BRUXELLES A SALONIQUE soucie guère des

«

qu'en dira-t-on?

anglaise compte-t-elle bon

nombre

»

Aussi l'armée

d'originaux. Je

vous citerais mille cas. Un major, dont

ment

j'ai juste-

fait connaissance avant-bier, emporte par-

tout dans sa sacoclie sa défunte première

laquelle

un

B5!

incinérer par

il lit

joli flacon

amour

et

femme,

enfermer dans

d argent.

Je rends cette justice à

mon

bataillon

que par-

tout où nous avons logé, les fermiers ont été satisfaits

yeux

de nous. Nous n'avons qu'un tort à leurs :

nous avons relevé

les Hindous...

Or

les vil-

lageois placent les Hindous

à cent piques au-

dessus de toute autre division.

Ils

ne se consolent

pas d'avoir perdu ces grands diables noirs, dont leurs enfants raffolaient

— non pas

les

Gourkbas,

qui sont des manières de Cbinois aux yeux cq

mais les Sigbs, amande, au visage jaune et rond au grand turban, aux traits fins, à la peau de bronze, aux yeux étonnés, au caractère très doux, très souriant, très complaisant,

En

ce

cbevaux;

moment, et

nous allons, pour

nous mettre en route vers parle

même

tent.

les

la

centième

mêmes

fois,

trancbées,

cbemin.

Vendredi 31 mars.

revenu sain

un peu mou.

j'entends qu'on barnaclie les

et sauf

:

Une

fois

de plus, je suis

ce dont je ne suis pas mécon-

Voici les cboses que je vois

cbaque jour durant

ma

et

petite expédition.

entends


IMPRESSIONS DE GUERRE

352

Le chemin contourne

d'abord l'église, dont les

ruines sont déjà tachées de mousse, et dont cimetière bouleversé laisse voir,

le

au fond des trous

où l'eau croupit, des bouts de squelette. On dit encore la messe dans cette désolation, parce qu'on la dit n'importe oii, même en plein air, même dans des chambres misérables, où les peignes, savons et habits, traînent sur le

lit

qui n'est pas

fait.

La

Providence n'épargne pas (sur terre) les paroisses où l'on pririt le mieux. Mais la piété des fidèles

un refuge

survit à l'autel démoli. Ils ont construit

au saint Sacrement, une hutte en terre sèche et en chaume, comme toutes les maisons des pauvres en cette région, propre, dant pour encore.

La

le petit

étroite, assez vaste

nombre

d'habitants qui restent

plupart, surtout les riches, ont définiti-

vement émigré. Quelques-uns nent selon les accalmies, et désert, redevient vivant.

données tallés

:

et qui s'effritent,

s'en vont et revienle village,

Dans

les

morne

et

maisons aban-

des réfugiés se sont ins-

pauvres femmes sans foyer, sans argent,

sans meubles, séparées de leurs maris

grands garçons que l'armée,

mands

cepen-

la

et

de leurs

mort ou

les Alle-

retiennent au loin; pas trop bien vues de

leurs voisins, pour qui elles sont très étrangères,

soupçonnées par

les autorités, elles

vrir sans patente

une

du chocolat, des bagues, de pleurent en cachette, des œufs

soldats et

essayent d'ou-

petite boutique,

vendent aux la brillantine

et guettent le


DE BRUXELLES A SALONIQUK facteur.

On

les voyait jadis, et

353

on en voit encore,

errer au iiasard des grandes routes, traînant

une

brouette, leur marmaille, et deux ou trois vaches

sauvées de l'incendie... obstinées à demeurer

le

plus près possible de la terre natale.

Les cabarets sont

très

achalandés

:

et c'est

un

spectacle triste de voir, au milieu des décombres,

une échoppe rafistolée tant bien que mal avec du papier, où les lumières sont tamisées par ordre supérieur, où l'on boit, où l'on chante, et où l'on oublie qu'on peut être surpris d'un instant à l'autre

— et

par un obus

le

jugement de Dieu. Hélas,

les

cantonnements ne sont pas des lieux toujours édifiants. La guerre a fait du bien dans les âmes, et du mal;

elle

avive toutes les énergies, toutes les

passions, les plus nobles et les plus viles; l'amour

du pays, de

de Dieu,

la famille,

comme

aussi l'ava-

rice et la sensualité...

A commencer

chandes en tout genre,

fruitières, mercières, char-

cutières, qui ne sont pas de (jui

ont décolleté leurs

tèle.

filles

par les mar-

méchantes femmes, et pour amorcer la clien-

Mais passons. Dans un groupe de maisonnettes

minuscules

et toutes

tionne encore

ouvrières

comme

il

le

:

semblables, une usine fonc-

charité d'un patron qui fournit auK.

logement

et le travail

y en a tant dans

admirablement son devoir

le

;

patron chrétien,

Nord, rem{)lissaiit

social.

Les alentours du village sont encon^ cultivés,

mais des tombes sont éparses au milieu des II.

i3

sil-


IMPRESSIONS DE GUERRE

3o4

Les laboureurs

Ions.

fleurissent parfois. et les

..

les respectent toujours, les

Plus on avance, plus la culture

maisons encore habitées se font

rares.

entre dans la zone déserte des terres en friche

tombes

se multiplient, avec l'inscription

un inconnu.

»

Elles sont

:

«

;

On les

Ci-gît

souvent groupées main-

tenant par l'administration en petits cimetières, proprets, verts, gentils

Les grands vieux

comme un

cottage du Kent.

calvaires, érigés

aux carrefours,

veillent sur les morts. J'aime follement à chevau-

cher sans

compagnon dans

ces espaces solitaires,

sur les routes silencieuses... (Le cheval

quera après

la guerre,

il

me

choses)... et j'en ai profité

ment Il

et prier,

pour méditer longue-

l'automne dernier.

un second

faut traverser

ment

me man-

console de bien des

village,

mais absolu-

vide. Pénètre qui veut dans les logis sans

porte; on y aperçoit encore quelques bibelots, des

photographies pendues au mur, un jouet d'enfant,

un de ces curieux berceaux flamands sur lesquels une Vierge est sculptée... assez pour évoquer une scène paisible d'intérieur, rappeler qu^ici on s'aimait, une famille vivait heureuse, une mère priait

en souriant à son bambin. Sur

la

grand'-

place, le crucifix est intact; quelques mètres plus loin,

un

comme un mât, dernier tombée comme un capitaine au

dresse

pilier se

vestige de

l'église,

champ d'honneur. Hier et les silhouettes

soir,

il

faisait clair

de lune,

des toits écroulés, des pans de


DE BRUXELLES

mur

SALONIQUE

A

3o5

avaient un aspect fantastique. J'ai lu beau-

le décor conviendrait à coup de Sliakespcare souhait pour ses revenants... En tout cas, la lune est notre amie. Le soleil nous dénoncerait aux :

Allemands qui ont posté des distances.

La lune nous

Sans

on hute sur

elle

les

les haies,

elle

trahir.

qui met un peu de les

campagnes

trèfle, et les

hourg-eons

fait luire

premières pousses de

dans

nous

décomhres, on tombe

les

dans un trou d'obus. C'est poésie sur les ruines,

tireurs et repéré les

éclaire sans

dans

endort un rayon blanc sur les ruis-

seaux, et argenté

même

malpropres.

les flaques

que chantent les oiseaux du soir, et que résonnent allègrement les sabots de nos cheC'est pour elle

vaux sur

horribles; j'en ai

même

tinguais

Les nuils sans lune sont subi de pluvieuses où je ne dis-

le sol durci...

sement,

ma

pas les oreilles de

avancer quand

fallait

mémo au

grand

monture.

trot

:

Il

heureu-

ma bête a incontestablement plus dinstinct

que moi,

et se garait

soudain fort à propos par un

brusque écart d'un arbre renversé ou d'une ambulance silencieuse.

Nos camions versaient de temps

on temps dans les fossés. Je les imités.

Avec

le

ai

quelqucO^is

printemps, l'approche des tran-

chées deviendra plus aisée.

Sur (ior,

la ligne

de fou, vous

chaque maison, un

objet immobile a reçu

le

savez, cIukjuo sen-

puits,

un nom

une borne, tout :

souvenir d'un


IMPRESSIONS DE GUERRE

356

événement, jeu de mots ou

du Cheval

tué,

d'esprit

:

Carrefour

Hyde Park, Buckingham

palace..

L'utilité de ces désignations est incontestable, et les

poteaux indicateurs sont multipliés à profusion.

On nous

a fixé un rendez-vous^, et nous y ren-

controns les

on la

hommes

La boue

aide.

de corvée venus à notre

est épaisse et haute,

on patauge,

on se bouscule dans l'obscurité sans avoir

crie,

permission d'allumer une lampe électrique; on

décharge

les

camions sur des

petites charrettes à

et, de nouveau, en avant. Plus de route, un chemin de terre gluante et d'ornières; de temps en temps un pont trop étroit, simples planches

bras;

jetées en travers d'un ruisseau.

mais

le

temps les

le

On y

culbuterait

:

scintillement obscur de l'eau décèle à

danger.

On

passe

la carriole,

on

g-lisse;

roues s'enfoncent et s'arrêtent; on les déterre

à la lueur rapide des canons, ou des fusées lumi-

neuses, dont les Allemands sont prodigues. Brus-

quement, on

est surpris par

mitrailleuse, des obus. et le

On

un projecteur, une

se jette à plat ventre,

danger passé on repart. La charrette s'em-

bourbe encore, et la mitrailleuse, à l'affût d'une .si bonne aubaine, tire follement. On se démène pour se dégager... Oh! c'est alors que j'excuse les hommes de jurer un peu. On rit tout de même. deux (11 y a des incidents presque comiques ambulanciers portaient un blessé, sans connais:

sance, sans

mouvement; quelques

balles sifflent.


DE BHLfXKLLKS A SALOiMQUK

357

nos bons samaritains de déguerj)ir, en laissant

et

Quand

leur fardeau en place. j)lus

malade. Les balles

(le

forces, et, à son tour,

lui

ils

sont revenus,

avaient rendu des

s'était caclié.

il

Les deux

brancardiers en colère cberchaient partout, et de-

mandaient

On

arrive

à tout

venant

:

«

»)

état, et

en

L'avez-vous vu?

malgré tout; mais dans quel

quel lieu! Les trancbées sont des ruisseaux dégoû-

où on est à

tants,

l'étroit

contents quand le

parapet ne s'est pas effondré sous

la

pluie...

Je

un des heureux de ce monde. Je laisse mes pauvres compagnons barbotter, se gêner l'un suis

l'autre, et

crotté,

achever

la répartition

cours

je

grelottant,

des denrées; et

au Head-Quarters'

un trou un peu moins sale que les autres gourbis; et le whisky and soda, le café,

mess qui

est

les cigarettes, le rire

Au

retour,

mômes

Vendredi 7

durant

épître

(itril.

me

réchauffent.

incidents; nos brouettes...

sont pas toujours vides.

On emporte quelques

le

cimetière voisin. Les iniirmiers

les livrent

dûment empaquetés dans une

cadavres vers

nous

dû abandonner cette

J'ai

une semaine... Nos brouettes ne

toile grise, et

il

n'y a qu'à les déposer auprès des

trous, creusés d'avance. J'aide à la besogne, parce (jue c'est

je suis

une des sept œuvres de miséricorde,

probablement

s'ac(|uittent do la

le seul à prier.

corvée en

.silence,

Mes

et

voisins

avec respect.


IMPRESSIONS DE GUERRE

358

mais avec indifférence. Je songe à

la

pauvre mère,

la

veuve, qui écrit peut-être encore une

lettre; je

songe à l'àme surtout qui paraît devant

ou

à

Dieu. Les derniers indices, les papiers trouvés

dans

poche du mort ne permettent pas toujours

la

d'espérer fermement pour lui le repos éternel.

Mais qui

quand parfois

ils

à vos élèves,

se réveillent au dortoir, la nuit,

de songer à ceux qui n'ont pas de sous

bonté

sait à quelles limites s'arrête la

divine? Vous avez sûrement conseillé

tremblent

et

Jit

le froid, la pluie et les balles;

vous leur avez

spécialement recommandé les agonisants. Demandez-leur de vouloir bien réciter parfois

une oraison

jaculatoire pour les moribonds anglais baptisés, le

culte

ont été

ils

:

mais combien n'ont jamais appris, dans protestant, à aimer

quelque droit à notre

pitié

Dieu.

Ils

quand leur

ont bien

sang- coule

auprès du nôtre sur la terre de France. Serai -je

emmené

inconnue? Je et les

comme

un jour moi-même, l'ig-nore.

Heureux

les

jeunes prêtres

jeunes religieux qui sont tués, car

l'éternelle joie; et

heureuse

se sont sacrifiés

:

car

ils

pour laquelle expient ses fautes. Et

comme vous

autre poste, celui de la prière la victoire.

pas-

la patrie

heureux ceux que Dieu a désignés pour un nous donneront

ils

champs dans

sent d'un seul bond de la boue des

ils

eux,

par une nuit obscure dans une tombe

Quant

:

car

ils

à moi, empri-


BRUXELLES

Dli

SALONIQUE

une fonction sans

sonnt' dans

gloire, et parfois

de

même

tout de

utilité, j'ai

quel point j'aimais la France. le

359

une consolaLa guerre ne m'a pas seulement révélé à

médiocre tion.

A

Le

face à face avec

danger, qui nous guette partout, et avec

péché,

s'étale partout,

(|ui

mes

aussi, (ju'en dépit de

hommes

m'a

comprendre que les

fautes, celles

connaissent, et celles

j'aimais le

fait

le

qu'ils

ignorent,

bon Dieu. Et sous rinflucnce de

cette

pensée, je pourrai, à l'occasion, mourir en paix, et,

après avoir eu

le

cœur assez mesquin pour

re-

chigner devant les petits sacrifices quotidiens, du

moins,

si

chander

Dieu veut

ma

la

prendre, ne pas lui mar-

vie.

Souvenez-vous de moi quand vous êtes à genoux devant

le saint

Sacrement. Je vous embrasse très

affectueusement.

Georges

C...,

Interprète aux Forces de S. M. britannique.

P. -S.

A propos

de boue.

l'état-major anglais a créé tout

français)

le

principale

est de

dessécher

le

Savez-vous que

un corps spécial

Labour Corps, dont drainer les

la

(et

fonction

cours d'eau pour

pays? Pittoresques régiments, sans

uniformes, sans autres armes (jue des pelles et des faux, où se sont ennMés pour 3 à 4 francs par

jour tous les individus dont l'armée n'a pas besoin, les enfants, et les vieillards, et les éclopés. Ils ont


IMPRESSIONS DE GUERRE

360 fait,

je crois, de leur mieux, sans toutefois se fati-

guer outre mesure,

et,

en tout cas, sans donner

de grands résultats. Que faire quand jours,

quand une averse

il

pleut tou-

est assez puissante

pour

entraîner les sacs de sable, niveler les tranchées,

démolir les abris, tuer et ensevelir des soldats

sous les éboulements?


m LETTRES

1.

Toulon,

Eu

route fers la Serbie.

27 octobre 1914.

pris quel({ues jours

veau

U ORIF.NT

;

Notre division

a

pour se préparer à son nou-

rôle. Elle a laissé

lourdes voitures

dans un

dépcjt

du Midi ses

seules, des charrettes

roues pourront affronter

à

deux

les cliemins serbes, des

mulets en grand nombre sont venus renforcer ou

remplacer notre cavalerie. Tous ces préparatifs terminés, les troupes sont conduites vers différents ports; c'est à

Toulon que nous nous ren-

dons.

Le long des quais «rembarquement, et tran.sports

sont alignés.

Un coup

pa(|uebots

d'œil sur les

pavillons et l'entente entre les alliés s'affirme.

Le

l>remicr vapeur qui partira avec les soldats fran(;ais il

.son

bord sera ce grand navire italien qui emporte

un bataillon de cliasseurs à pied et qui larguera ses amarres aux sons de la Marseillaise et de la Sidi-Brahim. Suivra le paquebot français, iialiilu»'


IMPRESSIONS DE GUERRE

362

des courses entre le Havre et

New-York

et qui

porte le général de notre division.

démarre doucement, en silence, la nuit venue, comme un grand fantôme, tous feux éteints. Celui-ci

Seules trois lumières colorées brillent encore, ac-

crochées aux autre,

filins

du màt

d'arrière, tandis

qu'une

suspendue au màt d'avant, semble une étoile

descendue

marche du

très bas sur les

eaux pour guider

la

navire.

Notre formation est embarquée sur un bâtiment de la Cunard Company, aux dimensions déjà imposantes.

un habitué de

C'est aussi

l'océan, que

Liverpool a cédé momentanément à Toulon et qui a déjà effectué quatre fois le voyage des Dardanelles, pour y transporter des troupes britan-

niques.

Au

début de

la guerre,

il

a servi également

de prison flottante aux captifs allemands détenus

en Angleterre. C'est une geôle dont on peut s'ac-

commoder. Nos

troupiers, en trouvant les quinze

cents couchettes qui les attendent à bord de YAscania,

sont ravis d'aise

:

il

y a beau temps qu'ils A peine embar-

n'ont plus connu pareil confort. qués,

ils

roulent, de leur pas de

les différents ponts

été établie,

ils

promenade, sur

où nulle consigne n'a encore

examinent, par les hublots, l'ameu-

blement des cabines

du salon.

y a des fauteuils, des canapés, un piano... un luxe inouï pour et

Il

des gens qui, depuis tant de mois, ont surtout

connu

le

sommaire aménagement des tranchées.


Dic

i;ruxi;lli;s a

36 j

un peu en peine de savoir

D'ailleurs on serait les

saloniquë

impressions exactes de tous ces parlants. Sont-

ils fort

reux

émus do

ou plutôt heu-

quitter la France,

d'éclianger

monotone

vie

la

et

la

lutte

immobilisée contre une existence peut-être plus pittoresque et plus toutes ces

péraments «

cafard

les

»,

mouvementée? Y

âmes aux

cultures

à

beaucoup de victimes de ce du mal complexe qui sévit parfois dans tranciiées a, dès longtemps,

résignation

plusieurs la

d'autres n'ont retenu de ses leçons

qu'un certain fatalisme

même

parmi

variés,

si

camps? Lécole des

appris

si

a-t-il,

diverses, aux tem-

autlientique;

mal comprises

d'autres ne disent rien,

;

en pensent davantage.

s'ils

Dans

l'en-

semble, on chercherait en vain des manifestations

d'enthousiasme;

n'entend guère de récri-

si l'on

minations, la perspective d'un beau voyage ne suffit

pas à séduire ces voyageurs malgré eux qui,

depuis quatorze mois, ont quitté leur vie généra-

lement sédentaire. Et puis

le

terme

est incertain,

car chacun se rappelle plus ou moins explicite-

ment

le

proverbe

demande, en partant,

et se

si

l'on est parti à point. Pourtant l'on s'embarque,

sans tristesse apparente, puisque la consigne est d'aller là-bas.

Le bateau

a démarré

si

doucement,

à l'heure

du

dîner, (jue les paris s'engagent à table pour savoir si,

oui ou non, nous bougeons. Mais quand les

convives remontent sur

le

pont, les lumières du


IMPRESSIONS DE GUERRE

364

port forment un cordon déjà lointain,

un remor-

queur, aux flancs du navire, l'entraîne dans une

marche

lente

et silencieuse

que seul dévoile

le

d'écume de l'arrière. Puis brusquement remorqueur vire de bord et s'éloigne, cette fois

tourbillon le

à toute vitesse. Et YAscania toute sombre, car la crainte

du sous-marin

fait

voiler les lumières,

marchant décidément vers

g-agne la pleine mer,

l'inconnu.

Le lendemain, au

réveil, les côtes de la

Corse

sont en vue, sur notre droite, puis c'est une série d'îles

dont

l'île

d'Elbe est la principale. Chang'e-

ment des temps vant l'ancien

de

et

lief

En

la politique.

passant de-

de celui qui fut d'abord maître

de l'Europe, ensuite prisonnier de Sainte-Hélène,

un des

officiers

du bord, Anglais

fort courtois et

prévenant ainsi que ses collègues,

mieux pour

tout irait peut-être

léon

était

encore à leur

tête.

me

confie que

les alliés si

Puis

il

Napo-

ajoute

ce

truisme que les méthodes de guerre ont beaucoup varié depuis

un

siècle; le génie

échouer devant des mitrailleuses en face d'un réseau de

Nous marchons est

formée de

bateaux chargés de troupes,

torpilleur.

les routes ordinaires,

mauvaises rencontres, pas

le rite

de fer barbelés.

à lente allure, notre expédition

trois

convoyés par un

fils

militaire peut

et se désorienter

Le voyage ne

où pourraient se et

suit

pas

faire les

nous n'accomplissons

habituel qui consiste à saluer l'Etna, le


DE BRUXELLES A SALONIQUE roi

Une

bande de terre tout ce que nous apercevons de

des volcans.

l'horizon, c'est

lonj^uc

pour des lieures

Sicile, puis,

385

et

même

h la

des jours,

plus rien que l'eau, l'eau bleue, d'un bleu de saphir,

que l'on

opaque

recouverte d'un vernis

dirait parfois

que marbrent seulement,

et

navire, les veines blanclics

d:^

le

l'écume.

long du

Un

matin,

cependant, nous nous réveillerons devant Malle que nous saluerons sans entrer, et de nouveau l'immensité sans repère jusqu'à ce que la Grèce

vienne en vue (rancienne

avec les

îles

nouvelle Cythèrcj

et la

de son promontoire,

et

que nous

entrions définitivement dans l'archipel de la

mer

Egée. D'ailleurs, Teau bleue nous est clémente

nous

sans rudesse; une seule fois

traite

demi-jour

ot

pour un

et

nous secoue avec vigueur, juste

elle

assez pour nous montrer de ([uoi elle serait ca-

pable

moins débonnaire

si elle était

tomacs jugèrent

même

excessive la

nombre d'esbrève démons:

tration.

Et pendant que succèdent les

l'hélice

tourne

et

que

les

heures

au.\ heures, les troupiers, allongés sui-

planches du pont, goûtent les charmes de

manille aux enchères ou bien regardent sans la

mer sans

ligne

bornes. Rien n'apparaît inscrit sur

d'horizon

(juc

tous les

la fin

la

yeux interrogent.

l'avenir est à Dieu.

Le passé de se

le

lui

appartient aussi, et c'est

le

moment

rappeler en ces jours du début de novembre


IMPRESSIONS DE GUERRE

366

commémoration des défunts. Le octobre, les lundi 1" novembre et

OÙ se célèbre

la

dimanche 31 2, un office religieux groupe presque tous

mardi

les soldats

îieure

dans

la prière et le souvenir.

deux messes sont

A la même

dites, l'une sur l'avant-

pont, l'autre à l'arrière, pour les divers éléments

de troupes qui y sont logés. Et gravement, pieusement, les soldats de l'expédition serbe prient

camarades tombés en Artois, en Belgique, en Argonne. Requiescant in pace.

pour tous

les

Qu'ils reposent dans la paix, la paix plus complète

encore

et

meilleure que celle poursuivie sur tous

les théâtres

de guerre, celle qui recule, décevante,

plus loin, toujours plus loin.

2.

Cinq jours quille

— Salonique.

et six nuits

de cette navigation tran-

nous ont amenés à destination. Les sous-

marins n'ont point paru. Seules

les précautions

prises, l'escorte qui

nous accompagne,

du commandant sur

la passerelle

leur désagréable souvenir.

Deux

l'assiduité

nous rappellent

fois aussi,

durant

un signal convenu, les troupes doivent monter sur le pont, munies de la ceinture

la traversée, sur

de sauvetage,

et se

grouper par fractions en face

de la barque qui deviendra leur refuge

si

paraît la


DE BRUXELLES A SALONIQUE fâcheuse

367

Mais nous en restons, sur ce

torpille.

point, à la théorie.

Et maintenant, voici Saloniijue, voitée

« la ville

»,

De

laquelle se hraquent toutes les jumelles. elle

con-

qui apparaît au fond de son golfe et sur loin,

présente un amas confus de maisons carrées

que dominent

et hariolécs

les aiguilles

de nom-

hreux minarets. Lentement on avance, jetant sonde, car

le

fonçant sur

rames,

des

Vardar comhle peu à peu le navire,

harques

de toute la force de leurs s'approchent, lancent

amarre au hout de laquelle pend un panier, aussitôt les mercantis «

commencent

Tahac, cigarettes, figues, mettez

comme

Les soldats achètent,

leur la

Un aux

une

et tout

œuvre

monnaie.

:

»

toujours, et payent

des prix fabuleux ces produits de l'Orient

quement

la

le port. Et,

si

brus-

Champagne

offert

offerts.

dernier déjeuner à bord, le

officiers anglais

pour

cordialité constante et

eux-mêmes

les

remercier de leur

du repas dont

ils

ont tenu

à régaler leurs hôtes en cours de route.

Los chefs échangent des vœux, de cliaudes paroles malheureusement un peu refroidies par le canal il'une traduction nécessaire, car l'entente cordiale

a besoin, pour s'affirmer dans l'occurrence, d'un interprète, d'ailleurs fidèle. Et puis l'on descend

dans

les

remorqueurs aux couleurs franraises qui

ont accosté YAscania et qui rapidement nous conduisent à terre.

La

terre

d'Orient!

La

terre de


IMPRESSIONS DE GUERRE

368

Grèce! Tout à l'heure nous avons passé tout près

du mont Olympe que

l'on aperçoit encore, et les

jeunes g-ens se remémorent leurs souvenirs classiques.

un

Avouons qu'en

cette fin d'après-midi,

terrain quelconque, en attendant qu'on

dans

nous

chemin du camp voisin, la terre d'Orient n'offre pas un aspect particulièrement enchanteur ni un ahord très hospitalier. Les gens qui nous entourent sont fort dépenaillés, civils ou militaires ils nous regardent sans curiosité, car nos prédé-

indique

le

:

cesseurs les ont hahitués à pareil spectacle. Et de notre C(Hé, nous avons entendu des descriptions si

copieuses sur les oripeaux pittoresques, sur les

ânes minuscules et surchargés, sur tout ce mou-

vement multicolore

et

empoussiéré, qu'en l'aper-

cevant pour la première la

fois,

nous avons presque

sensation du déjà vu. D'ailleurs la lumière

manque ou

décline, cette

lumière indispensable à tous les mirages, et les préoccupations Est-il loin, ce

pratiques

absorbent

l'attention.

camp où nous devons nous

établir à

notre tour et quel abri nous offrira-t-il ? Enfin

le

envoyé en reconnaissance revient pour nous servir de guide et, dans la nuit tombée, nous nous engageons sur le chemin de Zeïtenlik, dont kilomètres nous séparent encore. Ce soir-là, nous ne verrons de la ville que quelques façades, des cafés où les consommateurs sont assis prè.s cycliste

des barriques qui les abreuvent. Nous ne voyon.s


DE BRUXELLES A SALONIQUK guère

309

rue elle-même, qui se continue par une

la

route, nous

en savons seulement

fondrières

les

par les dangers qu'elles font courir à notre équi-

nous en absorbons

libre et

la

poussière soulevée

par les convois. Anglais sur leurs montures de race,

indigènes

sur leurs poneys ou sur leurs

ânes, soldats, êtres de tout liabit et d'allures multiples, c'est

çonnons

nos

;

même

la variété,

au milieu de

la nuit qui

Une grande caserne grecque borde

la cache.

chemin

déjà un grouillement dont nous soup-

plus loin à droite, voici l'un des

alliés

le

camps de

britanniques, avec leurs tentes pointues

et blanches.

Nous tournons

à gauche, traversons

des baraquements où des mercantis nous saluent

comme

des cHents probables. Et nous arrivons,

après plusieurs recherciies, à notre emplacement.

On

y dresse quelques tentes, on y

vagues conserves

et puis,

verture, on s'endort

si

mange quelques

enroulé dans une coul'on peut

terre dont le premier contact est

sur cette

décidément un

peu dur.

Le lendemain, presque au

réveil, c'est la

douche

violente que le ciel d'Orient nous déverse. Et dans l'installation à

un

abri

peine ébauchée, chacun cherche

pour sa propre personne ou bien s'étudie,

par des rigoles hâtivement creusées, à sauver do l'inondation les bagages restés sur

bout d'une heure cependant soleil tant vanté, et 11

nous

lui

le

h' lorrain.

Au

soleil revient, le

savons un gré spécial 24


IMPRESSIONS DE GUERRE

370

de joinidre pour nous

Le

cfiiand

sommes

visite.

est

une vaste région

domine Salonique, à

droite de la ville

cajup où nous

inculte qui

de nous

l'utile à l'agréable et

sécher rapidement dans sa première

on se tourne vers

la

mer. Pas un arbre

n'apparaît sur toute cette étendue, sinon là-bas

une

sorte de bosquet

formé par

les vergers qui

entourent les établissements des Sœurs de charité et des

Pères lazaristes français. C'est un peu une

oasis dans le désert que

grands

édifices, sur lesquels flotte notre

national, et c'est aussi d'uiie.

ces

constituent

un

deux

drapeau

réconfort, au milieu

population dont la sympathie vraie est au

moiûs douteuse, de recevoir un

si

cordi£d accueil

chez les religieux de France. L'une de leurs maisons,, celle des

la

Sœurs, abrite quelques bureaux

et

demeure d^n général; l'autre, celle des Pères un ancien séminaire bulgare, vide

lazaristes,

aujourdhui de ses étudiants, a propriétaires

été offert par ses

pour servir d'hôpital aux soldats

français blessés ou malades.

Les Sœurs de

charité

y jouent naturellement leur rôle béni d'infirmières, coiniRe elles le font encore, dans la ville même, en leur maison de

la

«

rue Franque

»

également

occupée par nos soldats souffrants.

Quand on retourne au désert, c'est-à-dire quand on remonte vers le camp, on ne laisse pas que d'avoir un coup d'œil assez pittoresque, car le désert est, à l'heure actuelle, fort peuplé,

si le sol,


DE BRUXKLLKS par

la faulc

des

A SALOiNIQUF,

hommes, y demeure

371

stérile.

Sur

le

terrain rocailleux, vallonné, coupé par ses tor-

rents réduits aujourd'hui à de simples les

troupes, à

mesure

filets

d'eau,

qu'elles déharquenf, vien-

nent séjourner quelques jours. Elles y dressent leurs petites tentes, basses et oblongues, de couleur jaune, dont chacune peut abriter six habitants

couchés. Les cuisines fument, les lessives sèchent.

On

dirait

qu'une immense tribu de Romanicliels

s'est abattue sur

ce terrain vague où jusque-là

foisonnaient surtout les lézards, où se promenaient

lentement quelques rares tortues, où serpentaient quelques vipères heureusement plus rares encore.

D'innombrables bandes de corbeaux tournent audessus de ces hôtes insolites et parfois lorsque,

dans une chevauchée matinale, on s'aventure jusqu'au fond de

la plaine,

quelques vautours, au cou

dénudé, regardent sans

efTroi

passer les prome-

neurs.

Autour du camp, une ligne de collines partant ville s'en va, dans un demi-cercle, vers la

de la

vallée aussi,

du Vardar. Au sud, Salonique apparaît et dans une éciiancrure, la mer avec quelques

cuirassés alliés ou navires-hôpitaux qui dorment

sur leurs ancres.

Nous avons

refait plusieurs

courue dans l'obscurité,

le

fois la route par-

premier

soir.

Nous

l'avons refaite, en sens inverse, pour des excur-

sions dans Salonique

même. Le chemin

qui

mène


IMPRESSIONS DE GUERRE

372

vers la cité bruyante

de nécropoles.

commence par longer nombre

y a le cimetière catholique, le cimetière grec, entourés de murs et plantés d'ar-

A

bustes.

Il

gauche, ces pierres tombales, incrustées

d'inscriptions dorées,

marquent

les sépultures

à l'islamisme. Et toutes ces

juifs passés

des

stèles

lamentables, dispersées dans un terrain à demi

abandonné où stationnent

les

bêtes

de somme,

représentent le cimetière turc. Cette complexité des tombes rencontrées par le

marche vers Salonique ne lui donne encore qu'une vague idée du mélange des vivants

touriste en

dans

la

variées

ville. :

désigne

Ici

cohabitent les races les plus

nous sommes en Macédoine, dont le nom assemblages ^disparates, et Salonique

les

elle-même n'appartient à ans.

Par

le

nombre

prédominent le

et les

la

Grèce que depuis

trois

commerce,

les Juifs

emplettes deviennent

difficiles

et

par

le

samedi, car les magasins ferment en raison du

sabbat.

Les

fils

d'Israël sont discernables

pour un

observateur exercé; on rencontre dans les rues de

Salonique des types aux longues barbes, au nez arqué, qui ont figuré dans les tableaux de la Passion; les rabbins se

fourrure.

A

doxes, aux

promènent en robes au

col

de

côté d'eux passent les prêtres ortho-

abondants

cheveux surmontés

bonnet cylindrique. Puis

du

y a des Turcs, les anciens maîtres de céans, et parmi eux, ici ou là, il

quelque saint de l'Islam, porteur du turban vert.


DK BRUXELLES A SALONIQUI-: en signe Propliète.

373

«lu

pèlerinage accompli au tombeau du

Il

y a surtout des mercantis, de race et

de provenance incertaines, Grecs, Maltais, Espagnols, Italiens... qui tous s'accordent en l'univer-

Dans toute cette un fort continL'armée possède un uni-

selle exploitation de l'étranger.

foule bigarrée circule aujourd'lmi

gent de soldats grecs.

forme marron souvent défraîchi; quelques régi-

ments (ce sont, paraît-il, des corps d'élite) sont munis de hauts-de-chausse et bas blancs, ainsi que de souliers découverts dont la pointe porte un large pompon noir. Ces troupiers déambulent à travers les rues de Salonique, s'arrêtent, pour de

longues

et fréquentes stations, chez les

marchands

de liquides. Les documents nous manquent pour dire ce qu'ils y absorbent et

nous ignorons

si l'au-

provenance des boisNous savons seulement

torité militaire veille sur la

sons offertes aux soldats. qu'à l'élément

civil,

l'absinthe ou,

breuvage qui porte ce nom,

est

du moins, un

proposée pour un

prix dérisoire, tandis qu'une composition appelée «

» doit réaliser l'un des derniers mots de d'accommoder les produits frelatés. Quant aux soldats grecs en service, nous avons

mastic

l'art

aperçu souvent

devant eux

les

la file

presque sous

les

hommes

de corvée poussant

de leurs ânes qui disparaissent

deux

balles de foin dont

ils

sont

chargés, ou bien quehjues cavaliers chevauchant leurs très petites montures. I'en<lant notre séjour


IMPRESSIONS DE GUERRE

374

à Salonique, le prince héritier de Grèce est venu

passer en revue ses guerriers, mais, dans les

constances actuelles,

il

est difficile

aux

sister à ces exhibitions militaires et

donc pu juger de

l'attitude plus

cir-

alliés d'as-

nous n'avons

ou moins martiale

des troupes hellènes sous les armes. Salonique, la ville qui sert de cadre à cette population cosmopolite et à tous ces hôtes d'occasion,

une longue

a déjà eu

volumes érudits s'y mêlent,

et

comme

histoire

que racontent des

compacts. Tous

les

souvenirs

aujourd'hui se mêlent dans ses

rues toutes les races, et les gloires les plus loin-

y rejoignent les plus modernes illustrations. Le rectangle qui forme la ville est coupé de deux lignes médianes, perpendiculaires. L'une se nomme taines

la

nom

rue Jgnatia, d'un

vieux âges, l'autre popularité d'un tuelle. Ici

:

la

homme

qui remonte à de très

rue Venizelos, célèbre la fort

mêlé à

se dressent, en pleine

l'histoire ac-

ville, les

restes

d'un arc de triomphe qui date du règne d'Alexandre le

Grand, roi de Macédoine,

loin,

et,

quelques pas plus

une colonne commémore l'entrée des Grecs il y a trois ans. Les églises, témoins

à Salonique,

ordinaires des lointaines époques, racontent aussi, à leur manière, l'histoire de la ville qui les compte

en grand nombre.

On

n'y retrouve plus la trace

de la chambre où saint Paul devait réunir les fidèles

de Thessalonique, mais plusieurs édifices

datent des premiers siècles. Ces temples ont subi


DE BRUXliLLKS

A

SALONIQUH

ST.-i

divers avatars, par suilc de la religion des maîtres successifs de Salonique.

Aujourd'hui subsistent

encore des mosquées et des synagogues, mais l'ancienne calliédrale, Sainte-Sophie, a vu dég-ag-er

récemment

ses belles mosaujues

que

les

Turcs

avaient recouvertes, et dans la plupart des égii-ses,

ou diacres grecs psalmodient, chaque jour, dans leur langue nationale, tandis que l'offiles prêtres

ciant balance son encensoir à clochettes et qu-e les

rares lidèlcs, plutôt passants qu'assistants, s'incli-

nent devant

les icônes dorées,

être le tabernacle de l'autel.

ne compte (ju'une paroisse, ristes qui se dresse

La

en oubliant peut-

religion catholique

celle des

Pères laza-

au milieu du quartier français,

à côté de l'hospice des

Sœurs de

charité,

du grand établissement des Frères de

non

loin

Doctrine

la

chrétienne.

En dehors

de quelques églises, Salonique ne

possède guère de monuments remanjuables.

que cette

ville

beaucoup de ses rues sont assez larges a de ces

Ce

a de spécial en Orient, c'est que ;

ce qu'elle

commun avec ses sœurs ou rivales, c'est que mêmes rues sont mal pavées et mal entrete-

nues. Sur tout

un

ville, la saleté

règne sans conteste

quartier juif, le plus haut de la et les

vieilles

façades ornées de miradors ne dissimulent pas la

misère

des intérieurs qui prolonge celle de

chaussée. Ailleurs pourtant, (jui

il

la

y a des magasin.^

ne dépareraient pas nos grandes

villes et, spé-


IMPRESSIONS DE GUERRE

376

cialement

que

suit

long du port, en bordure d'un quai

le

un tramway

électrique, des

maisons de

meilleure apparence s'en vont rejoindre

neuf du boulevard Constantin

tier

et les

quar-

le

immeubles

de la colonie européenne.

On un

beaucoup français à Salonique. C'est voyagé

parle

résultat constaté par tous ceux qui ont

en Orient

et

un bénéfice pour lequel

c'est

voyageurs impartiaux saluent de France. ajouter

ici

l'Institut

Cette

même

les

les

missionnaires

nous

impartialité

fait

qu'en dehors des écoles catholiques de

commercial tenu par les Frères de

la

Doctrine chrétienne, l'usage de notre langue est

encore propagé par

la

Mission laïque et l'Alliance

israélite.

Mais nous nous sommes assez attardés dans ville.

la

Voici trois semaines bientôt que nous avons

débarqué

camp de

et

notre tente est toujours plantée au

Zeïtealik.

Le

soleil a brillé

chaud dans l'après-midi pour nous

sur

elle,

faire

assez

éprouver

parfois, dans la nuit suivante, de brusques des-

centes de 2o degrés.

La

pluie est aussi

venue

mettre à l'épreuve l'imperméabilité de nos toiles et le vent, soufflant le

lent

que son collègue

long du Vardar, aussi viole

mistral du

Rhône, a

furieusement agité nos éphémères demeures, dont plusieurs se sont effondrées sur leurs habitants.

Des détachements ont campé auprès de nous, puis sont partis pour le front serbe, des zouaves


DE BRUXELLES

A

SALONIQUE

377

errent par le camp, dans leur costume kaki, arrivés parfois des Dardanelles

ou expédiés de France pour

renforcer leurs régiments déjà engagés. Dans ce

sommes immobiles, et, pour notre commence à nous peser. ici en touristes et Salonique sommes pas ne Nous va-et-vient nous

part, cette immobilité

a épuisé les cbarmes de linconnu. Notre division a déjà combattu là-bas

et,

de ces engagements,

nous voyons revenir (juebjues blessés, nous entendons quelques écbos. Mais nous pourrions oublier, en ce qui partie

dune

nous concerne, que nous faisons Le canon ne

expédition guerrière.

s'entend plus, sinon pour saluer l'arrivée du dia-

doque ou

celle

encore de M. Denys Cocbin dans

sa mission problémati(juc. Enfin, notre tour survient avec l'ordre d'embar(|ucr sur la voie ferrée

grecque qui remonte théâtre de la

la vallée

du Vardar vers

le

guerre actuelle. Notre destination est

Krivolak, l'un des points les plus rapprochés des

Bulgares,

et, le

samedi 20 novembre, notre convoi

s'ébranle vers la Serbie.

.9.

En

Serbie.

Le train qui nous emporte vers le front serbe commence par traverser les terrains bas le long de la mer, adroite de Saloniuue, vers

la vallée

du Vardar.


IMPRESSIONS DE GUERRE

378

Jusqu'ici nous avons le fleuve

soupçonné plutôt qu'aperçu

désormais célèbre qui fermait notre hori-

zon par son ruban

brillant.

Ce matin, nous

le pas-

sons sur un pont sans parapet au-dessous duquel il

roule ses eaux jaunes et rapides.

monte maintenant

La

voie re-

à angle droit de sa direction

première, suivant presque constamment

la rive,

vers la frontière gréco-serbe que nous atteignons à Guevgueli. Là, une alerte; le commissaire de

gare nous arrête, tantes, et

peu

il paraît que les troupes combatdonc notre division, doivent évacuer sous

le territoire qu'elles

occupent;

est-il

bien utile

de nous envoyer les rejoindre pour un

mouvement

On va demander

des ordres

de repli imminent?

complémentaires par téléphone; en attendant nous

descendons de wagon

et nous avançons quelque peu dans la cité frontière. Un boulevard planté d'arbres en fait le plus bel ornement; le long de cette voie, des maisons d'aspect presque confortable. Nous stationnons en face d'un vaste bâti-

ment

à plusieurs étages, c'est

construction récente

actuellement s'est installée

un hôpital serbe de

et chère,

sur lequel

flotte

drapeau de

la Croix-Rouge et où une ambulance française. Nous cau-

le

sons avec quelques blessés convalescents, mais,

pour arrêt

ma

part,

une crainte

me

hante, celle d'un

à Guevgueli, avec l'inaction qui déjà fut

notre lot trop prolongé à Salonique. Était-ce la

peine d'être venu de

si

loin

pour piétiner sur


BRUXELLLIS A SALON IQUIi

DI-:

place? Mieux valaient, à ce compte, les

cantonnements de Ciiampagnc

dans

la

séjour dans

et les

tournées

tranchée crayeuse. Heureusement on nous

rappelle à la gare, les ordres ils

le

371

concluent pour

la

demandés sont venus,

prolongation de notre voyage.

Et nous voilà repartis vers Krivolak, notre pre-

Le soir tombe malheureusemesure ({ue la vallée se resserre il fait à peu près sombre lor.scjue nous passons les défilés de Demir-Kapou, où les hauteurs surplombent le fleuve pour ne lui laisser qu'un couloir assez étroit. Il fait tout à fait nuit lorsque nous atteignons le terme et que nous avons installé rapidement notre tente dans un terrain proche de la gare. Lors(jue le jour se lève, le lendemain, on aper(joit de l'autre côté du Vardar une agglomération de maisons rouges et une tour extrêmement efmière

ment

fdée

destination.

à

:

;

c'est

Krivolak avec son minaret.

Une

cein-

ture de collines arrête la vue et dérobe assez vite le

cours ultérieur du lleuve; ce sont les hauteurs

occupées par

les Bulgares, d'où ils

bombardent,

cha(jue jour, avec des obus de petit calibre, la gare et les trains

en manœuvre.

Ils

bombardent,

du moins l'intention qu'on leur suppose, réalité, ils n'ont jusiju'ici

c'est

car,

en

jamais atteint ce but et

se contentent d'envoyer leurs munitions dans les [)arages,

spécialement dans une iiauleur voisine.

Plus tard nous constaterons et nous entendrons dire par des témoins autorisés

que

l'artillerie bul-


IMPRESSIONS DE GUERRE

380

gare possède des pointeurs fort experts; le

bom-

bardement platonique de Krivolak-gare reste une énigme, peuf-être

les

canons ennemis avaient-ils

un autre objectif inconnu. Nous sommes au dimanche bre en plein

air,

et la

messe

se célè-

sur une modeste table, à mi-hau-

teur de la colline qui nous dérobe à la vue de nos adversaires. Puis on se

déjeuner

le sifflement

met

à table et pendant le

connu, mais à demi oublié

depuis six grandes semaines, se

fait

de nouveau

entendre; les Bulgares envoient à quelques centaines de mètres de notre salle à

pêtre leur ration

manger chamTous les

quotidienne d'obus.

projectiles n'éclatent pas; cette petite sérénade n'a

rien

évidemment des grands concerts habituels

aux régions d'occident. L'après-midi, on se remet en marche, notre

convoi refait en sens inverse,

et cette fois

route,

une minime

veille,

puis s'en éloigne vers l'ouest.

en

effet, aller

partie

par la

du chemin parcouru,

la

Nous devons,

rejoindre notre division groupée à

une douzaine de kilomètres, autour de Kavadar. Pour nous y rendre, nous traversons Négotin, un gros bourg dont la tour carrée, en briques, fait mais de loin seulement presque figure de loin

d'un de nos tier,

beff"rois

du Nord,

et

dont tout un quar-

démoli par les précédentes guerres, nous

rappelle les villages ruinés des environs de Ver-

dun.


DE BRUXELLES

A

SALONIQUE

381

Kavadar, où nous arrivons vers le soir, pour son voisinage immédiat, occupe

camper dans

assez exactement le foyer d'un arc d'ellipse plus

ou moins régulière, arc qui serait dessiné par la le Vardar lui-

Cerna, affluent du Yardar, et par

même. Les Bulgares occupent presque contour de cet arc, puisque à

dans

la

borde part,

l'est ils

tout le

se trouvent

région haute, voisine de leur frontière, qui

le

cours du g:rand fleuve, et que, d'autre

au nord

et à l'ouest, après avoir

territoire serbe transversalement,

de Monastir,

ils

dans

pénétré

le

la direction

se sont rabattus sur la rive

gauche

de la Cerna qui sépare ainsi les deux adversaires. Les troupes françaises, si elles doivent se replier, ne pourront donc le faire que par le sud, par la vallée du Vardar, et elles devront le faire aussi par échelons, afin de résister toujours à la pression

ennemie sur les parois de ce couloir nécessaire. Pendant que les éléments les plus avancés se retireront,

les

autres,

recule jusqu'à la la sécurité la

de

espacés depuis

le

front

qui

frontière grecque, maintiendront

la retraite

en faisant, pour ainsi

dire,

haie sur le passage, mais la haie face à l'en-

nemi. Ainsi qu'on nous l'avait

fait

de

pressentir à Guev-

gueli, c'est bien

en

(juestion lorsque

nous rejoignons notre division

efTet

la retraite (ju'il est

placée en extrême pointe sur la rive droite de la

Cerna.

Le

front actuel, ainsi limité

[)ar la rivière,


IMPRESSIONS DE GUERRE

382

date seulement de quelques jours

;

auparavant nos

troupes s'étaient avancées à 10 ou 12 kilomètres plus au nord; elles ont dû céder du terrain devant

Nous

des forces très supérieures.

recueillons, à

notre arrivée, les échos de ces combats récents où

nos soldats ont pris un premier contact avec

les

Bulgares. Ceux-ci sont des guerriers montagnards qui gravissent en courant les glissent dans les ravins

hauteurs, qui se

pour tourner

occupées par leur adversaire.

Ils

les crêtes

vont sans autre

chargement que leur fusil et leur ceinture de cartouches ils montent, avec un réel courage, parfois sous le feu de nos mitrailleuses, et quand ils ont occupé l'une des cimes convoitées, ils entonnent un chant de triomphe impressionnant. Prodigues ;

de leurs munitions, au moins en ce qui concerne les balles de leurs fusils bruyants, ils

donnent à

la

venant en foule,

guerre une physionomie différente

de celle qu'elle garde souvent sur le théâtre occidental.

Et nos soldats, habitués au silence fréquent

de la tranchée française, à

la

cohésion des troupes

chargées de la défendre, avouent être de prime

abord un peu désorientés lorsque, dispersés dans la

montagne par

tourmenté,

petits groupes,

difficile

à fouiller,

avec un horizon ils

voient surgir

masse d'uniformes couleur kaki qui représente une colonne d'assaillants. Les assaillants cette

ont, d'ailleurs,

pertes en

largement souffert, alors que nos

hommes

sont relativement faibles. Et la


DE BRUXELLES A SALONIQUE

383

conclusion de tous les discours est qu'il serait

de poursuivre l'ofTcnsive,

lacile

disproportion du

nombre

était

seulement

si

la

un peu moins écra-

sante en faveur de l'adversaire. Ceci doit être éga-

lement lavis des Bulgares eux-mêmes, car depuis ont atteint la rive gauche de la Cerna,

qu'ils

n'ont point

semaine,

delà.

Pendant une

repli se

continue tran-

nous inquiéter au

rivière et

le

ils

sérieux pour traverser la

fait d'elTort

mouvement de

qu'un rideau de troupes reste pour

quille, tandis

contenir l'ennemi.

Nous restons

pendant

aussi,

ces huit jours, aux environs inmiédiats de Kavadar.

La

ville, si

on peut l'appeler de ce nom,

n'a rien d'attrayant ni de pittoresque.

jours les les

mûmes maisons

murs de

terre, les toits

flèches de minarets.

âmes, les

La

offre toujours le

tou-

en

tuiles, les

mômes

population, cinq à six mille

même assemblage

plus disparates. Quelles pensées

derrière ces fronts

Ce sont

carrées, souvent basses,

sombres

et

des races

se cachent

ces physionomies

cuivrées? Les Serbes authentiques ne sont peutêtre pas très

nombreux en

quol(jues-uns,

ces })arages; on en verra

à l'annonoo

du

troupes

repli des

françaises, charger leur pauvre mobilier sur

chariot attelé de

bœufs

un

et s'en aller vers des ré-

gions moins exposées. iMais

il y a ici beaucoup de Turcs, qui possèdent un (juartier s])écial même

dans et,

les petits villages voisins.

plusieurs

fois

Il

y a des Bulgares

dans cette semaine,

il

faudra


IMPRESSIONS DE GUERRE

384

fusiller des comitadjis

venus sous un déguisement

pour des desseins plutôt mauvais. Si les g-ens ont ici l'aspect farouche, la terre qui les porte est morne, désolée. Nous sommes dans une plaine vallonnée, entourée de collines, plus hautes surtout du côté de la Cerna. Pas d'arbres, sinon quelques arbustes rabougris marquant le

cours de la Vética, petite rivière qui serpente et traverse Kavadar. Pas de végétation, surtout à cette époque. Certains

tivés et

Ton

champs sont pourtant

cul-

aperçoit de-ci de-là quelques charrues

non équarries et d'un soc en fer. Des petits bœufs gris tirent cet instrument d'une culture peu intensive, le laboureur porte une large ceinture souvent rouge et autour de la tête un mouchoir de même teinte. primitives formées de poutres

Mais en dépit de ces quelques travaux, l'ensemble de la plaine, avec ses gros galets de granit

et ses

vastes espaces inhabités, ressemble encore à

un

désert.

La

neige, au milieu de notre séjour, étendit sur

toute la région son tapis

d'une blancheur uni-

forme. Pendant trois jours, nous avons éprouvé les

charmes réfrigérants d'un campement d'hiver

bien réel, où la toile de tente qui vous recouvre se double d'une couche de glace, où le vent fait

pénétrer dans votre domicile précaire plus d'un flocon indiscret, où la cuisine a bien des luttes à soutenir contre les éléments pour servir une


DE BRUXELLES A SALONIQUE

385

soupe vaguement chaude. Hélas! l'épreuve devait ôtrc

fatale

M. l'abbé le

mon

à

collègue de

la

N" division,

V... Est-ce le froid qui réveilla chez lui

genne d'une maladie ancienne? Toujours

est-il

que, renvoyé vers Salonique, avec une très forte fièvre,

succomber quinze jours plus

devait y

Et cependant, nos

tard.

vite

il

abrégées par

l'abri

misères climatériques,

d'une maison abandonnée,

ne peuvent se comparer avec qui, chargés de garder le

celles des soldats

passage de

restèrent, huit jours durant, en de

dans

Cerna,

neige, l'œil au guet et le ventre trop sou-

la

vent creux, par suite du ravitaillement

Cependant, se

la

mauvais trous

les

difficile.

troupes se retirent et

le silence

peu à peu dans cette région tout h l'heure

fait

encore

si

mouvementée.

Il

d'après-midi où nous nous

nous souvient d'une

sommes avancés

route de Kavadar jusqu'au pont

troupes

— de

la

cette route était,

silence spécial

— détruit par nos

Cerna. Quelques jours plus

campements

et

français.

la solitude, c'est le silence, ce

aux temps de neige, avec

particulières à ces journées d'hiver. oii glisse

tôt,

sur une bonne partie de son

parcours, bordée par les

Maintenant, c'est

fin

sur la

patauge

mon

les teintes

Sur

cheval, on

la

route

n'aperçoit

(ju'un convoi de muletiers porteurs de provisions

pour nos derniers

défenseurs; dans

la

plaine,

quelques chiens errants. Et là-bas, de l'autre côté de

la

Cerna, les hauteurs occupées par les BulII.

25


IMPRESSIONS DE GUERRE

386

gares, hauteurs dont la taille s'exagère aujourd'hui, par suite de leurs névés

éphémères,

tompent dans un brouillard mauve. Notre tour est venu de nous en

s'es-

aller aussi et

nous repartons vers Krivolak, la gare où nous sommes arrivés, celle par où nous avons à nous

Oh

rembarquer.

!

la triste journée,

commencée

dès l'aube, sur le chemin souvent transformé en patinoire glissante,

où nos mulets

et

chevaux,

pourtant ferrés à glace, ont quelque peine à progresser! Puis c'est l'attente pendant de longues

heures, dans la boue que

le

dégel

amène

et

que

aux abords de la gare. L'obscurité vient et nous patientons toujours, errant dans le même marécage. Les Bulgares

malaxent

les

convois

envoient quelques salves

et

avec

l'ineffi-

dans cette région. Et nos

cacité propre à leur tir

chevaux

d'artillerie,

nos voitures sont enfin embarqués,

difficilement,

dans

la

nuit à peine

éclairée de

quelques lanternes, par des équipes de soldats

Le train s'ébranle pour redesdu Vardar; nous n'avons guère plus de 30 kilomètres à faire et cependant, le matin est déjà venu quand nous sommes à destinatransis et fatigués.

cendre

la vallée

tion.

Stroumitza, où nous

nous arrêtons, marque

où notre division devra tenir quelques jours, en attendant que d'autres troupes redesl'étape

cendent à leur tour.

A

la gare,

un vénérable adju-


Dli

BRUXELLES

m'aborde, en voyant

darit

une barbe superbe

et sa

SALONIQUE

ma

soutane.

physionomie

d'un soldat ordinaire.

celle

que

A

En

.187

Il

porte

n'est point

causant, j'apprends

devant moi un Père assomptionniste, de-

j'ai

puis vingt-six ans missionnaire en ces parages,

pendant la première guerre balkanique, fut lui-môme aumônier dans l'armée serbe et qui,

(jui,

présentement, sert d'interprète au corps expéditionnaire.

Bulgares.

me

dit-il,

donne d'intéressants détails sur les actuelle ne suscite chez eux, aucun enthousiasme, le peuple marche Il

La guerre

volontiers contre les Serbes, parce qu'il y a entre les

deux nations des

mais

il

iiaines vivaces et anciennes,

n'a point d'animosité spéciale contre les

Français. paraît-il,

Quant aux Russes, on a

été

obligé,

de faire appel à des divisions turques

pour garnir

la

frontière du

côté

où pourraient

venir les soldats slaves, car les Bulgares n'auraient point consenti à combattre ceux qu'ils regardent

toujours

comme

leurs libérateurs.

Le Père me

ra-

conte encore qu'appelé tout récemment par ses fonctions à interroger un sous-lieutenant bulgare blessé,

il

n'a pas été

peu surpris de se trouver en

face d'un de ses anciens élèves de Philippoj)oh,

qui lui-même ne cachait ni son émotion de revoir

son professeur, ni sa satisfaction d'en avoir lini personnellement avec une guerre déplaisante. Une transformation heureuse nous attendait à Slrou-

mitza

:

le soleil s'y

montre radieux, séchant capotes


IMPRESSIONS DE GUERRE

388

et chaussures, dissipant

presque

souvenir des

le

camp

Notre

mauvaises heures récentes.

a

un

aspect joyeux, au milieu de mûriers, entouré de collines couvertes de houx.

mais

Un

village le domine,^

population elle-même est beaucoup plus

la

sympathique que

les

demi-sauvages des régions-

parcourues jusqu'ici. Nous

sommes

toujours en

Macédoine, mais ces gens sont de race serbe. Peu

d'hommes sont restés, parce que la guerre les a réclamés. Les femmes portent des robes claires et une large ceinture rayée, d'étoffe voyante, dont un large pan retombe presque jusqu'aux pieds. Nous coulons là deux ou trois jours heureux et sans histoire. Mais, un soir, quelques soldats blessés d'un des régiments qui nous flanquent à l'ouest, arrivent

Un

avec d'assez mauvaises nouvelles.

bataillon a été surpris, à l'heure de la soupe,

dans un village de

la

montagne;

s'est

il

retiré

précipitamment, éprouvant quelques pertes. Par ailleurs,

au nord, vers Demir-Kapou, l'ennemi

s'avance.

temps d'accélérer un peu la represque tous les éléments qui campent

traite et

Il

est

avec nous reçoivent l'ordre de se replier, dans la nuit

même. Comme on nous

signale des blessés

qui seraient restés dans la montagne, au poste de

secours du bataillon un peu bousculé tout à l'heure,

un groupe de brancardiers

part avec quelques

mulets dans cette direction; je convoi.

Un homme

du pays nous

me

joins à leur

sert

de guide, à


DE BRUXELLES

A

SALONIQUE

389

nous et à une compagnie de chasseurs à pied qui monte là-liaut, avec d'autres renforts, en vue des combats probables pour le lendemain. Sans lumière et presque en silence, nous nous en allons par

un sentier où

les

mulets ont cent

fois

l'occasion de mériter leur réputation de grimpeurs,

les piétons trouvent autant

cueillir des entorses.

à pied s'arrêtent un et nous

A

de dangers de re-

mi-cliemin, les chasseurs

moment, nos mulets

les imitent

continuons, à quatre, toujours sous la

direction de notre montagnard.

Un

torrent à tra-

verser sur quelques pierres, une colline à contourner,

et

nous

arrivons

à

quelques

taclies

blanches étendues sur la terre. Ces taches représentent le médecin et les brancardiers que nous

recherchons sur

et qui

dorment, plutôt mal que bien,

le sol liumide. Ils

blessés

avant notre arrivée plète

nous apprennent que leurs

ont pu être reconduits jusqu'au village et

même

avant

la

chute com-

du jour. Tant mieux; nos mulets, dans la jamais réaUsé la gymnastique du

nuit, n'auraient

retour sans risquer d'achever les patients aventurés sur leur dos.

Pourtant,

ma

tête

comme je

n'ai plus de tente oîi

reposer

tous nos bagages sont partis tout à

l'heure avec les convois en retraite

et

comme

une journée mouvementée, je demeure à errer longtemps sur le sentier, tout lier de

je prévois

pouvoir

utiliser

mes connaissances fraîchement


IMPRESSIONS DE GUERRE

390

acquises et de guider,

un

tel

vrai

nouveaux renforts qui surviennent

montagnard, les et qui cherchent

leur voie.

Tous ces renforts

étaient à leur

mitrailleuses garnissaient les

place et les

crêtes,

quand

les

Bulgares attaquèrent, d'ailleurs assez mollement, quelques heures plus tard. Leur but principal semblait être, ce jour-là, de partie

gagner plus

vite la vallée

le

filer

du front défendu par

les

long d'une

Français pour

du Vardar

et troubler la

retraite des éléments qui continuaient à se replier.

Pourtant, dans l'après-midi,

ils

essayèrent de dé-

border l'une de nos sections établie sur une crête; le

mouvement, enrayé en temps voulu, n'eut pas

de suites et la nuit vint calmant les ardeurs

queuses de l'ennemi. Mais au jour suivant taque fut plus vive, plus nombreux les

bellil'at

effectifs

lancés contre nos compagnies. Les balles sifflaient, plus méchantes, petite

montagne

un peu dans tous les replis de la et même, dans un recul momen-

tané de nos soldats, le seul sentier de retraite,

exactement repéré par de shrapnells, des

sitôt

mitrailleurs.

l'artillerie,

se voyait arrosé

qu'y paraissaient les mulets

Le

vint,

soir

on

avait

cédé

quelque terrain, perdu un peu de monde, mais on avait tenu les positions essentielles pendant les

heures nécessaires où l'on

Et ce

fut

encore

la

était

de faction.

consigne toujours observée

des jours qui suivirent.

A mesure que

les troupes


DE BRUXELLES A SALONIQUE

391

françaises se rapprocliaicnt de la Grèce, les Bul-

gares devenaient plus pressants, on peut

demander

si

dans

heures

les dernières

même

ils

se

étaient

n'avaient point reçu

encore seuls et surtout

s'ils

de leurs puissants

du matériel de guerre. On

alliés

vit reparaître alors

les

dans

ment des

classi(jucs

«

de Macédoine

les plaines

nuages noirs qui inarquent,

ailleurs, l'éclate-

marmites

».

Un

jour, dès

l'aube et jusqu'à midi, en dépit d'un brouillard intense, les mitrailleuses, des

deux

côtés, n'arrê-

Ce jour-là, les évidemment plus nombreux chez

tèrent guère leur tic tac meurtrier.

blessés furent

nous que d'ordinaire, si les pertes des gros bataillons ennemis furent considérables. Presque tous les

régiments engagés connurent des moments

difdciles

;

des

compagnies entières se crurent

cernées et prises, mais réussirent pourtant à se

dégager

et à rejoindre.

Ce

fut

une

retraite

mou-

vementée pour tous, pour quelques-uns tragique, mais rien ne ressembla moins à une déroute que cette marche de la petite armée emportant son matériel à peu près intact, et toujours assez forte pour contenir un adversaire numériquement très supérieur.

venu

si

De

dire

pourtant

ce

qui

serait

ad-

l'unique piste, coupée de gués fréquents,

avait été déjà détériorée par les pluies abondantes

qui

tombèrent quelques jours plus tard, nous la mission ni la compétence; mais le

n'avons ni ciel

nous

fut

clément

et

la

terre

macédonienne


IMPRESSIONS DE GUERRE

392

ne garda aucun des nombreux convois qui

la fou

1èr ent.

Lorsque notre convoi personnel cembre, ce

trois

même

atteignit à pied

grecque, au soir du samedi 11 dé-

la frontière

semaines après l'avoir franchie en

point dans notre marche en avant, l'obs-

curité était déjà venue.

Après avoir traversé

la

voie du chemin de fer, nous nous arrêtâmes un moment. Déjà les dépendances de la gare de Guevgueli flambaient dans la nuit.

dans quelques heures.

mait progressivement, toiture,

importait de ne

aux Bulgares qui seraient

laisser rien d'utilisable là

Il

le

Un

vaste bâtiment s'allu-

feu couvait le long de sa

semblant de loin enflammer les cordons de

gaz d'un palais en

fête.

L'expédition serbe, tout

au moins l'un de ses chapitres, se fermait

ment sur

cette vision d'incendie. Alors

triste-

nous avons

passé le Vardar sur

le

magnifique pont de fer déjà

miné par

et

qui sauterait le lendemain

le

génie

sommes en territoire grec où nous avançons toute la nuit. Les Bulgares passeront-ils cette même fron-

matin. Désormais nous

tière? Telle était la question qui se posait diate et l'on s'est encore retourné faire face.

Nul n'a rien vu venir

ditionnaire a opéré

Désormais

immé-

pour attendre et le

et

corps expé-

une nouvelle concentration.

c'est la période d'arrêt, après

quelques

étapes faites sous la pluie torrentielle, c'est l'arrêt

dans

la

boue qui ne nous

laisse rien à envier à

nos


DE BRUXELLES A SALONIQUE frères

des trancliées françaises.

393

Et revenus de

l'expédition où les nouvelles ne nous atteignaient

guère, nous avons lu quelques journaux locaux,

nous en avons reçu d'autres en nos courriers plus ou moins tardifs. Nous avons vu que là-bas on iliscutait

notre cas et notre avenir, nous n'avons

pas encore bien démêlé quel serait notre sort. Ver-

événements ultérieurs ou bien resterons-nous l'arme au pied, en laissant faire le temps, à défaut d'une vaillance réelle mais

rons-nous de graves

inégale à la tâche

noncent, rôle

et

?

Que

responsables pro-

les

que Dieu bénisse leurs desseins. Le

du narrateur se termine

ici.

Henri du Aumônier de

P...,

la N' division.

Janvier 1915.

4.

Sur

la frontière grecque.

NE VOlS-TU RIEN VENIR.'

Au

bas du village dont les murs d'argile rouge

se détachent sur le tapis vert du sol, sur le fond

souvent violet des montagnes proches,

il

est

un

ravin où poussent les mûriers et les vignes rede-

venues sauvages. Deux

lilets

d'eau s'y précipitent,


IMPRESSIONS DE GUERRE

394

affectant des allures de torrents sur des cascades

en miniature. Autour d'une petite place, posée dans un élargissement du fossé, des tentes recouvertes de feuillage, des

tonnelles,

un pont rus-

Quelques chevaux, quelques mulets sont

tique.

attachés aux arbres,

une poule avec sa couvée de

poussins cherchant sa pitance. Est-ce un village suisse

comme on

en montre parfois aux exposi-

Non, nous sommes en Macé-

tions parisiennes?

doine grecque, les ruisselets déversent leurs eaux

dans le Vardar qui coule au bas de la pente,

campement

le

nomades par régions lointaines pour com-

est celui des Français,

devoir, venus en ces battre les Barbares.

Pourquoi ces combattants en expectative

ont-ils

dans ce ravin peut-être

planté leur tente

pitto-

resque, mais sûrement inconfortable, où présente-

ment

la pluie les

les grille?

Ce

inonde à moins que

le soleil

ne

n'est point affaire de goûts bucoli-

ques maintenus queuses, mais

il

même

au milieu des heures

belli-

est à cette résidence plus d'une

raison valable. D'abord le village voisin est en

piteux état,

comme

cette région

presque tous ses semblables de

macédonienne. Les guerres

d'il

y a

trois ans n'ont pas eu besoin d'engins perfectionnés

pour jeter bas nombre des mauvaises masures qui formaient les agglomérations campagnardes. Aujourd'hui, toutes ces petites localités sont aux trois

quarts en ruines.

Il

en est une, par exemple, non


DE BRUXELLES loin d'ici,

SALONIQUE

A

395

où l'on chercherait en vain une toiture

en place, seuls des pans de murs délimitent encore la

surface des maisons d'autrefois. Les habitants

ont fui ces demeures trop incomplètes pour être

encore hospitalières, mais d'autres habitués du village n'ont point voulu céder la place.

gnes ont bâti leurs nids dans la petite rivière

un

bordent

placides et familières, elles ac-

;

cueillent dans leur

D'ailleurs

Les cigo-

les arbres qui

domaine

troupier émigré.

le

au moins de leurs

trait

mœurs

s'ac-

corde, de façon fortuite, avec le cadre de guerre

:

rien ne ressemble au bruit de la mitrailleuse homi-

cide

comme

oiseaux de

le

claquement de bec habituel à ces

la paix.

Mais revenons à notre

village,

lage qui pourrait être nôtre étions écartés.

Chez

lui

si

ou plutôt au vilnous ne nous en

quelques maisons subsis-

tent encore, capables d'offrir

un

abri, surtout à des

gens qui n'ont plus connu, depuis six mois,

le

luxe

d'une bâtisse à peu près stable.

Seulement

villages sont endroits malsains

les

dans ce pays où ne passent point seulement

les

cigognes en un grand vol plané. D'autres oiseaux,

d'humeur plus farouche, circulent fréquemment, de jour et

même

de nuit. Icare, l'ancêtre des avia-

teurs eut, dit-on, en cette région, des expériences

malheureuses qui

finirent par

un plongeon dans

une mer voisine. Ses descendants,

les

hommes

volants d'aujourd'hui, passent et repassent,

au


IMPRESSIONS DE GUERRE

396

contraire, sous le ciel de la Grèce et jettent

coup

un

inquisiteur sur la région qu'ils domi-

(l'œil

nent. C'est pourquoi

mieux vaut

se tapir pour ne

point faciliter les choses à l'artillerie d'en face, ni servir d'objectif à quelques

bombes descendues du

ciel bleu.

D'ailleurs

même

les

indigènes ont abandonné la

place et se sont retirés,

pour

en des

la plupart,

zones plus calmes que celles des armées. Nous

avons assisté à leur exode pitoyable comme celui des fugitifs de France devant l'invasion des premiers mois. Eux aussi, les partants de Macédoine^ avaient entassé leurs trésors hétéroclites sur leurs charrettes de culture. Mais les charrettes étaient

seulement de forme plus mérovingienne etl' attelage des petits bœufs gris s'en

allait

lentement,

comme

à regret, conduit par leur guide aux haillons bariolés.

Ces partants n'avaient point pourtant

taches bien profondes dans le pays

seulement

trois

ans,

quand

les

même.

d'at-

Il

Grecs se

y a

firent

adjuger cette portion de terre macédonienne, X..., le petit village qui

domine notre

ravin, était habité

de Turcs et de Bulgares. Soit qu'ils aient

fui,

esprit de retour, lors des luttes qui ont

eu leurs

vallons pour théâtre, soit que les tres leur aient signifié

un

définitif

sans

nouveaux maîcongé, tous ces

indigènes ont disparu. Alors la Grèce

fit

appel,

pour repeupler son nouveau domaine, à des élé-

ments de race hellénique qui avaient

quitté la

mère


DE BRUXELLES patrie. Elle leur

fît

A

SALONIQUE

397

sans doute un tableau st'^duisant

des provinces offertes à leur zèle colonisateur. Les

émigrés revinrent,

ils

revinrent de Thrace, d'Asie

Mineure, des régions caucasiennes; pendant

trois

ans, ils s'applaudirent (encore n'est-ce pas très sûr)

dans

d'être entrés

la terre

promise. Mais aujour-

un nouveau départ s'impose à ces déracinés Les Français ne sont pourtant pas les seuls à d'hui

occuper actuellement cette région frontière, le bleu horizon

et le

ments qui

kaki n'ont pas

le

monopole des

vête-

Toute une phalange d'ouvriers a été recrutée pour la confection des routes et quand ces cantonniers partent au travail, la pelle

ou

la

se portent

ici.

pioche sur l'épaule, c'est une variété de cos-

tumes qui

défilent

les

fez

ou

les

bizarres et la

demanderait tout cela

le bataillon. Les larges immenses fonds de culottes,

avec

ceintures rouges, les

bonnets, les sandales, les gilets

peau des visages tannés, tout cela nuances d'une palette assortie et

les

désespère nos photographes dont les

plaques se refusent à enregistrer les couleurs.

Ces travailleurs

sont,

étrangers au pays. Dans

le

nous l'avons village à

dit,

des

peu près vide

de ses habitants normaux, un peu à l'écart et en contre-bas, l'église est

demeurée

intacte, si les pa-

une naguère

roissiens et le pasteur se sont éloignés. C'est église bulgare,

puisque

le

pays

était

encore partiellement occupé par des Bulgares, tandis

que

les

Turcs avaient, sur

la j)lace

même

du


IMPRESSIONS DE GUERRE

398

village, leur

mosquée restée maintenant sans

Mais depuis

tation.

doxes installés à

X

pour leur

l'église

..

affec-

Grecs ortho-

les

avaient naturellement utilisé

culte.

On y

n'y a rien à dire. ordinaire,

trois ans,

Du temple lui-même,

il

retrouve la disposition

beaucoup de bariolage sur les piliers de Dans le bas, séparé du reste par

bois et le plafond.

une cloison à claire-voie, se trouve l'espace réservé aux femmes, espace surmonté lui-même d'une tribune. Le chœur est évidemment séparé aussi de la nef par la paroi de l'iconostase qui

porte toutes les figures de saints devant lesquelles brûlent de nombreuses lampes.

Au

centre de cette

un espace libre permet d'apercevoir l'autel, mais un voile cache cet autel, suivant la coutume paroi

grecque, au

le plus

solennel de la messe.

nous y avons installé une bien en évidence, au milieu de la nef, devant

L'église table,

moment

était

vide

;

l'iconostase.

C'est là que, le jour de

un

pêtres, la cité

Pâques notamment, sur fleurs cham-

autel garni de feuillages et de

messe a

que veulent

été célébrée,

avec cette simpli-

les circonstances,

mais qui ne

détruit pas la solennité religieuse. Et tous les pa-

roissiens d'un jour de cette paroisse d'occasion,

par cette matinée radieuse et chaude, songeaient, sans doute, aux cloches de Pâques qui sonnaient,

dans leurs clochers de France

malgré

la tristesse,

et qui,

de loin, leur donnaient rendez-vous pour


DE BRUXELLES A SALONIQUE l'ail

89»

procliain à pareille date... au plus tard. Celte

cérémonie presque régulière, dans une église véritable, n'était pas uni(jue Ici,

pour

la

région.

plus que partout ailleurs, c'est l'exception

qui devient la règle, la voftte du ciel est à peu près la seule que connaissent nos cérémonies religieuses,

à moins qu'une atteintes directes

soleil

toujours fidèle à nos fêtes,

heureusement presque du vent qui soufUe les

Pâques surtout

lumières.

ne protège des

de tente

toile

du

vit

s'improviser plus

d'un autel, au creux des rociiers, dans

nombre de

ravins, et

soldats vinrent

s

le

fond des

agenouiller

sur le sol pour recevoir leur Dieu.

Mais en

guerre,

la

sont les

oîi est-elle

manifestations?

évidemment

en tout ceci

La guerre

et quelles

n'est pas ici

Les Allemands sont devant nous, pas très loin, flanqués de leurs amis les Bulgares. On sait (jue même ils sont en Grèce, puiscju'en ces derniers temps ils ont franchi la à

l'état

aigu.

frontière qu'ils avaient respectée trois mois, après la

conquête de

la

Macédoine serbe

l'armée française. Maintenant

quelques kilomètres

sommes

et

c'est

ils

et la retraite

de

ont pénétré de

peut-être (nous ne

pas dans les secrets stratégiques) pour

empêcher

le

progrès de cette marche en avant que

nos troupes sont en partie venues du camp relranciié

de Salonique occuper des positions aussi plus

avancées.

Depuis que

les adversaires se sont ainsi rappro-


IMPRESSIONS DE GUERRE

400

chés,

il

définir

même

y a ce que nos communiqués pourraient activité moyenne de l'artillerie ». 11 y a une activité intense de nos avions. Les

«

nous réaccompagner jusqu'à

autres, ceux de l'ennemi, viennent bien aussi

rendre visite et se

font

leurs lignes par des obus souvent fort bien pointés.

C'est tout

un

art, et

un

art difficile

que

le tir

à

l'aéroplane. Les artilleurs avouent y rencontrer des problèmes ardus et ne disposent souvent, pour les résoudre, (et,

que de moyens de fortune. Mais

ici

sans doute, ailleurs) se trouvent des spécia-

listes et

des instruments spéciaux.

La poursuite de

l'ennemi dans les airs devient un spectacle qu'on admire d'en bas, en oubliant, plus ou moins volon-

que malgré tout l'ennemi est un nombre de semaines, alors même Depuis homme. que les troupes françaises étaient toutes encore

tairement,

retranchées dans leur camp, les avions, de part et d'autre, firent leur besogne.

quelquefois, en bandes,

comme

teurs, et les échos lointains

bruit des

bombes

Les nôtres partaient des oiseaux migra-

nous apportaient

lancées sur les

le

campements de

Les Allemands rendaient la politesse, mais avec moins d'envergure. Les journaux, même l'adversaire.

français, ont signalé leurs raids sur Salonique et les environs,

Une ciel

avec accompagnement de zeppelins.

nuit, l'une de ces lourdes

machines, par un

assez nuageux, vint ronronner autour de notre

campement

personnel.

On

entendait très distinc-


DE BRUXELLES tement

le

A

SALONIQUE

401

moteur, on ne pouvait distinguer l'appa-

lui-même. Les bombes dont

il gratifia la campagne eurent moins d'effets meurtriers que celles dont ses congénères arrosèrent la ville en d'autres circonstances. Seul, un pauvre canonnier suc-

reil

comba, au moins indirectement, sous leurs coups, par l'éboulement

écrasé

(ju'un

projectile

avait

provo({ué.

Ces expéditions aériennes amènent des combats entre avions. Les nôtres comptent plus de victimes à leur actif

(|u'ils

n'ont subi de

l'heure nous exagérions tout de

pertes.

même

la

Tout à supério-

des temps nouveaux sur l'antiquité, quand nous parlions des progrès accomplis depuis le vol d'Icare. Par deux fois, les légers appareils, l'un rité

français, l'autre allemand, vinrent s'abattre, aussi,

dans

les

eaux d'un

passagers dans leur cimtc. les

deux

lac,

est vrai que,

Il

eux

tuant, hélas! les

cas, l'adversaire leur avait, plus

dans

ou moins

directement, brisé les ailes.

Tout ne se passe plus en

l'air,

maintenant que les

lignes sont en face l'une de l'autre.

ment réciproque

l'un des adversaires aperçoit

un

Le bombarde-

a conunencé,il se continue

objectif de choix.

ou

Et parfois

quand

croit apercevoir les lourdes

mites arrivent, hurlantes, pour

s'écraser

maravec

fracas. Parfois aussi, dans la nuit, les patrouilles

avancées en viennent aux mains, y laissent qucl(jues-uns des leurs ou ramènent quelques-uns des II.

28


IMPRESSIONS DE GUERRE

402

autres. Notre petit cimetière à X... contient

une

douzaine de tombes fraîches, marquées, sur le tertre

même,

d'une croix de cailloux blancs,

de gazon.

Une

celui qui est

bordées

et

autre croix de bois porte le

venu jusqu'ici tomber pour

nom

de

la patrie

lointaine.

Ces épisodes de guerre,

nous rappelleraient,

s'il

tristes

en

ou mouvementés,

était besoin, le

grand

drame où nous jouons un rôle momentanément effacé. Durant trois mois, au camp retranché de Salonique, la guerre active nous apparaissait plus lointaine encore et les soldats maniaient la pelle

beaucoup plus souvent que le fusil. Les fossés se creusaient dans un enchevêtrement calculé, les uns parallèles à ce grand fossé plein d'eau, Vardar,

la dernière

s'en allant en zigzags multiples, le tout

ment muni de rébarbatives, le

fils

le

des lignes défensives, les autres

de

fer.

camp dans l'immense

lonnée s'aménageait presque pour

y creusait des puits, on

y

abondam-

Derrière ces enceintes plaine val-

le confort.

On

délimitait des jardins

où déjà poussaient les radis roses, où les salades donnaient bon espoir. Plus d'un soldat

même

avait

armes pour la houlette et quelques bergers bleu horizon promenaient par la plaine le troupeau de leur régiment. Les habitations affectaient toutes les formes, tentes oblongues ou ma-

abandonné

les

rabouts ronds et pointus, cabanes de roseaux,


DR BRUXF.LLRS

A

en terre, cavernes

huttes

maisons

quelcjues

môme

SALONIQUR au liane

d'un ravin,

en vrai ciment, en pierres

Un Decau ville

autlientiques.

403

ment ordinaire des unités

aidait

plus

au

ravitaille-

lointaines,

en

attendant de servir au ravitaillement éventuel de la

grosse

artillerie. Il avait fallu travailler

pour mener

la

ferme

guerre

et,

de

loisirs.

Maintenant

veilles ont

seurs le

la plupart

la citadelle

des auteurs de ces mer-

laisser derrière

fruit

comme nous mer en

travaux de

troupier d'Orient n'a pas connu beau-

la paix, le

coup de

à bien ces

eux

de leur travail

l'avons

dit.

;

Le camp

et

à des succes-

ils

ont

apparaît

avancé,

comme

formidable où l'on reviendrait s'enfer-

cas de besoin. Mais l'on songe plutôt à

partir plus

en avant encore. L'on songe surtout,

sans regret pour cette

terre,

étrangère remuée au

prix d'un constant labeur, à l'autre terre quittée

depuis six mois et vers laquelle se tendent

pensée ici, le

et les

vœux. Périodiquement

bruit du retour en France, et les

la

circule, par

moins

naïfs

mal de s'y laisser prendre, parce qu'on est toujours un peu dupe de ses propres désirs. Quand le courrier se fait attendre, la poste recueille une ample moisson de malédictions et Verdun nous intéresse plus que tous les hameaux se défendent

grecs de la région frontière. Presque tous les soldats d'ici ont

connu

le

front français ou celui des

Dardanelles; dans l'attente d'un avenir incertain.


IMPRESSIONS DE GUERRE

404 ils

s'amusent, un instant, du spectacle exotique

que

les hasards de la guerre leur ont

montré. Mais monotone, les comparaisons concluent à l'avantage du vieux pays que l'on aspire

le spectacle est

à retrouver. L'herbe verdoie, les pistes poudroient et l'on

ne voit rien venir, tandis que

monte plus chaud ou

être? la

les

le

soleil

à l'horizon. Les Serbes peut-

Russes encore? Pâques

est passé,

si l'on grogne marcher toujours, par le ignore, qui sera bon dès lors qu'il

Trinité s'approche. N'importe,

parfois, l'on est prêt à

chemin que

mène

l'on

à la victoire.

Henri du Aumônier de

Mai 1916.

FIN

la

P...,

N* division.


TABLE DES MATIÈRES

Avant-propos.

LIVRE PREMIER IMAGES DE LA GRANDE GUERRE I.

En Cliampagne

— — —

1.

2.

3.

IL

En

3

Rolèvc de blesses à la Butte (13-15 octobre 1915) DouK marsouins de 1915. La confession du Juif. .

de Taliure 3 24 57

.

Artois

1.

2.

— —

3.

4.

62

Une Saint-Martin inouvementée vembre 1915)

Au Ma

seuil

de

(11

no-

la terre natale (mai-avril 1915).

batterie pondant l'offensive {H-21 septembre 1915) Sur les pentes de Notre-Dame-de-Loretle

(juillet-septembre 1915) 8 1. I 2. 5 3. 5.

III.

Dans 1.

2.

3.

— — —

Lettres à

Le prisonnier

107 115 122 139

de Verdun (février-mars 1916)..

La dernière barrière

En réserve sous les obus Retour de Verdun

95

107

Notre-Dame

Leurs paroles L'abbé Jose(>b Régal, Savoyard

la fournai!^e

62 80

(26-29 février 1916)...

(l"-8

mars

j916).

144 144 17» 199


IMPRESSIONS DE GUERRE

406 IV.

-

La guerre de 1

2. 3.

— — —

détail (avril-juin 1916)

LIVRE

217 217 240

Le cadre Les actions militaires Un brave et la vie

271

II

DE BRUXELLES A SALONIQUE I.

II.

— La Belgique sous joug (191 — Avec les Anglais dans les Flandres (septembre 1914le

avril

III.

S)

1916)

Lettres d'Orient (octobre 1914-mai 1916) 1

2. 3.

4.

— En route vers la Serbie — Salonique — En Serbie — Sur la frontière grecque

Table pes matières

291

339 361 361

366 377 393

40&


PARIS TYPOGRAPHIE PLON-NOURRIT KT S,

rue Garancière,

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