L’ANNEE 1951 EN INDOCHINE
TONK 51-52 R10 Des enfants défilent avec le drapeau vietnamien, lors de la visite du général de Lattre de Tassigny et de Son Excellence Malcolm Mac Donald, commissaire général de Grande-Bretagne pour le Sud-Est asiatique, en secteur maritime, Tonkin, avril 1951. Avril 1951, Photographe SPI
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SOMMAIRE
I-
Médiatiser la guerre : la révolution de Lattre
II-
Les opérations militaires de l’année 1951 au Tonkin 1- La bataille de Vinh Yen : 14 - 17 Janvier 2- La bataille de Mao Khé : 29 - 31 mars 3- La bataille du Day : 29 mai - 7 juin 4- La bataille de Nghia Lo : 2 - 6 octobre 5- Hoah Binh : novembre-décembre 1951
III-
Consacrer l’indépendance du Vietnam 1- Les gestes politiques 2- La mise en place d’une Armée nationale vietnamienne Conclusion Bibliographie
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I - Médiatiser la guerre : la révolution de Lattre L’essor du SPI et du SCA1 en Indochine Dès le début de la guerre en Indochine en 1945, un service photographique et cinématographique est dépêché sur le territoire indochinois pour couvrir le conflit. Il dépend des organismes chargés de l’information qui prennent différentes appellations durant le conflit reflétant l’évolution de leur organisation. Les services d’information sont dès 1945 organisés en Camp de presse, rattachés à un détachement de propagande et destinés à alimenter la radio indochinoise, les troupes coloniales et la presse française. À partir du 1er juillet 1948, le SPPI (Service presse propagande information) exerce ses activités pour l’ensemble des forces armées et se trouve rattaché au commandant en chef par l’intermédiaire de son Cabinet, les services de presse et de propagande restant toujours liés. Le 20 novembre 1948, il devient SMI (Service moral information), puis Service militaire d’information le 1er Février 1950 sous les réformes du général Carpentier, alors commandant en chef en Indochine. Organisé en double structure, le SMI comprend un « Bureau Presse-information » à l’échelon central et des bureaux à l’échelon du territoire. Cette structure opère une rupture entre les services d’information et les services de propagande mais, reste toutefois marquée par la conception archaïque de l’information du général Carpentier. L’information écrite reste le médium de référence alors que l’image est cantonnée au stade d’illustration, toujours source de méfiance. Le contrôle de la presse écrite et la censure des télégrammes à destination de la métropole demeurent une activité prioritaire. En juin 1950, le SMI disparaît au profit du SPI (Service presse information). La section Indochine du SCA (Service cinématographique des armées) est quant à elle rattachée au SPI. Ces structures successives ont pour mission la surveillance du moral des troupes et l’information des populations en Indochine et en métropole. Leurs productions sur le territoire indochinois, la revue hebdomadaire Caravelle (éditée en français et en vietnamien) et Radio-Hirondelle et, se doivent d’informer, de distraire les troupes du Corps expéditionnaire français en Extrême-Orient (CEFEO) et d’assurer la couverture des opérations militaires. Mais une des principales préoccupations de ces structures est le contrôle des correspondants de presse présents en Indochine.
F 51-82 R17
Répondant aux questions des journalistes et cerné de photographes lors du 14 juillet 1951 à Hanoï, le général de Lattre maîtrise à la perfection son image et les « médias » de l’époque. 14 juillet 1951, photographe SPI
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SPI : Service presse information ; SCA : Service cinématographique des armées. Ce chapitre est rédigé d’après les travaux universitaires de Pascal Pinoteau (voir bibliographie).
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Le véritable essor du SPI est dû à l’arrivée du général de Lattre de Tassigny, le 17 décembre 1950, aux fonctions de commandant en chef et de haut-commissaire de France en Indochine, dans un contexte d’internationalisation de la guerre. De Lattre envisage l’Indochine sous sa dimension stratégique, militaire et médiatique. Il comprend que les enjeux du conflit sont d’une part, de rallier les populations indochinoises et, d’autre part, de mobiliser l’opinion métropolitaine et internationale pour obtenir une augmentation des moyens2. Dès son arrivée, le général de Lattre réorganise les services d’information. Il opère une véritable purge parmi le personnel et rapproche les services civils et militaires d’information. Mis en commun sous la direction de Jean-Pierre Dannaud, directeur du SFI (Service français d’information), les services civils et militaires d’Information - le SFI et le SPI – vont collaborer. Michel Frois, un ancien du SMI, obtient carte blanche pour reconstruire le SPI. L’entente des deux hommes permet alors aux services d’information civils et militaires d’œuvrer de manière très étroite et efficace. Jean-Pierre Dannaud se charge de la presse écrite tandis que Michel Frois dirige la partie audiovisuelle. Ainsi, le SPI participe à la rédaction du magazine du SFI, Indochine Sud-Est asiatique alors que le SFI dispose d’un droit de regard sur le journal Caravelle. Disposant au départ d’effectifs et de moyens restreints, Michel Frois met en place son service avec les photographes du SPI et du SFI, auxquels s’ajoute la section Indochine du SCA. Le général de Lattre donne la priorité à la photographie dont il supervise la diffusion3. Tous les soirs, les photographes rentraient d’opération vers 22h. Développées, les photos étaient sélectionnées et légendées par le capitaine Frois, qui, vers minuit-une heure, les soumettait au choix définitif du général de Lattre4. Normalien, Jean-Pierre Dannaud fait la campagne du Laos au cours de laquelle il dirige un commando avant d’être blessé et rapatrié. Il reprend ses études (agrégation de philosophie) en France avant d’être appelé par Pierre Messmer, directeur du Cabinet du hautcommissaire, qui lui propose le poste d’attaché culturel en Indochine. Fin 1950, il prend la direction du SFI, fonction dans laquelle le général de Lattre le maintient. Parallèlement, il occupe à la direction de l’information, les fonctions de conseiller particulier du général de Lattre. Sa présence sur de nombreuses photographies du fonds Indochine témoigne du rôle de premier plan qui lui est confié. TONK 51-52 R46 Son Excellence Malcolm Mac Donald, commissaire général de Grande-Bretagne pour le Sud-Est asiatique et le général de Lattre lors d’une visite en secteur maritime au Tonkin. Au premier plan, Jean-Pierre Dannaud. Avril 1951, photographe SPI
Après des années marquées par une politique de fermeture en termes d’information et de communication, le général de Lattre impulse une politique d’ouverture qui se trouve néanmoins tout à fait contrôlée. Outre la réforme interne du SPI, le général de Lattre entreprend de jouer le jeu de la confiance et entreprend une véritable « opération de séduction » à destination des correspondants de presse. 2 La décolonisation française au prisme du cinéma militaire 1945-1962, Pascal Pinoteau, Mémoire de DEA, Université François Rabelais, 2000, p.257 3 L’avantage donné à la photographie par rapport au cinéma dépend de questions matérielles (effectifs, circuits de diffusion simplifiés), mais est surtout lié aux infrastructures de diffusion en métropole. La demande de la presse était supérieure à celle des maisons d’actualité filmée. 4 Ibidem p.71
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Il les convoque quasi quotidiennement, organise des conférences de presse, autorise certains journalistes à l’accompagner lors de ses déplacements. Son ambition n’est pas de faire sa propre publicité mais plutôt que les journalistes donnent une répercussion et intéressent enfin la métropole, la population et le monde entier à la guerre d’Indochine. Qu’ils lui donnent les moyens de gagner cette guerre. D’aucuns critiqueront son autoritarisme, son goût de la mise en scène, sa mégalomanie : qu’importe, ces aspects de sa personnalité servent sa cause. « À quoi bon remporter des victoires si l’univers les ignore » explique un jour le général de Lattre à Lucien Bodard, correspondant de presse en Indochine pour France-soir. « Tout ce qui se passe en n’importe quel point du monde est désormais dégusté par des centaines de millions d’hommes. Les journalistes sont les entremetteurs. Ils sont plus que ça : ils créent l’évènement. Un évènement n’existe pas tant qu’il ne flamboie pas dans les journaux… Le point capital : fournir [aux journalistes] une matière première qui leur convient […], satisfaire le gigantesque marché mondial des nouvelles. » . S 51-29 R1 Le général de Lattre recevant M. Lucien Bodard, correspondant de presse. 1951, photographe SPI
TONK 51-218 L2 Lors d’une visite, Graham Greene discute avec des parachutistes lors de combats dans le secteur de Phat Diem. Auteur dramatique, journaliste et romancier anglais, Graham Greene collabora au Times comme correspondant de guerre sur de nombreux fronts. Décembre 1951, Marcel Georges
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La mise en place d’un service audiovisuel compétant en 1951 se reflète dans le fonds Indochine de l’ECPAD sur le plan quantitatif et qualitatif. En effet, la production photographique du SPI explose en 1951. 742 reportages sont produits en 1951 en Indochine, alors que l’année 1950 n’en comptait que 299. Ce record de production pour l’année 1951 sera inégalé sur toute la durée de la guerre. Parmi ces reportages, 84 sont consacrés à l’action du général de Lattre (reportages où il apparaît en personne). La section Indochine du SCA augmente parallèlement sa production de films ; son accroissement est toutefois moins spectaculaire que celui de la production photographique. Evolution du nombre de reportages 1950-1951 300
Reportage
250 200 1950
150
1951
100 50
La os
An na m
Ca m bo dg Co e PA ch in (P c hi ris ne es d' ar m es ) Sa ig on PO T (P on or ki tra n PE it o R ffi (P cie er l) so nn al it é )
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Série
Cette évolution de la production s’accompagne d’un changement de nature des images produites (photographies et films). La conception « moderne » de l’information envisagée par le général de Lattre et ses conseillers a un impact sur les thèmes représentés à l’image. Alors qu’on s’évertuait jusqu’alors à montrer principalement les actions de pacification et les évènements protocolaires (arrivée, départ d’autorités militaires, remises de décoration, cérémonies militaires), le sujet de l’image se recentre sur la stature du chef, sur les « opérations » militaires et sur l’action des soldats. Il s’agit de magnifier l’action des troupes françaises sous l’autorité du général ce Lattre. Pour ce faire, les nouveaux reporters sont formés. Prenant pour modèle les reporters-photographes de magazines tels que Life, et exerçant plus près des troupes et des combats, les reporters appréhendent une nouvelle forme de guerre et produisent des images fortes, qui font appel à la sensibilité du public, à l’ « émotivité de l’image ». Dans sa biographie, L’impériale de Van Su, comment je suis entré dans le cinéma en dégustant une soupe chinoise, Raoul Coutard témoigne de son expérience comme photographe pour le SPI. Effectuant son deuxième séjour en Indochine fin septembre 1950, il couvre l’arrivée du général de Lattre à Saïgon avec le caméraman Georges Kowal. « Jusqu’à présent, les opérations militaires étaient photographiées et filmées en reconstitution. Les photographes et cinéastes étaient convoqués dans une unité - pas forcément celle dont il était question - et on mettait pour eux quelques phases de l’engagement. De Lattre, lui, voulait du réel. Il a décidé que les reporters iraient en opération avec, bien-sûr, le contrôle de la censure. »5. « On nous demandait que les soldats soient beaux », rappelle-t-il dans un témoignage.6
5 L’impériale de Van Su, Raoul Coutard, Editions Ramsay, p.22 6 Témoignage de Raoul Coutard, 2007 TO 23, Archives orales, Service historique de la Défense.
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Les reporters se trouvent donc dorénavant là où l’action se situe. Le graphique ci-dessous atteste de cette nouvelle tendance : le nombre de reportages réalisés au Tonkin est le plus important. C’est en effet la région clé de l’année 1951, où se déroulent nombre de batailles que le Corps expéditionnaire remporte. Répartition des reportages 1951 par série
Annam 3%
6%
5%
1%
Cambodge
6% 12%
Cochinchine PA (Prises d'armes) Saigon
34%
11%
Tonkin PO (Portrait officiel)
22%
PER (Personnalité) Laos
La « mise en scène » de l’action politique et militaire du général de Lattre est une véritable stratégie : il souhaite toucher l’opinion française qui se désintéresse de la guerre d’Indochine ainsi que l’opinion internationale, en particulier les États-Unis, afin d’obtenir des moyens (matériels et humains) qui font cruellement défaut au Corps expéditionnaire français en Extrême-Orient depuis le début de la guerre.
Tonk 51-4 G1 Visite du général de Lattre de Tassigny au Fort chinois, poste situé au nord de Hanoï, au Tonkin. Janvier 1951, photographe SPI
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Raoul Coutard
PERS 337 Raoul Coutard posant avec son Leica en Indochine. Date inconnue, photographe SPI
Né en 1924 à Paris, Raoul Coutard interrompt ses études d’ingénieur chimiste pour s’engager en Indochine en 1945. Lors d’un deuxième séjour, il est nommé reporter photographe pour le SPI de 1950 à 1954. À partir de 1953, il devient chef de la section photo du magazine Indochine Sud-Est asiatique, et correspondant de presse pour Life ou Match. Ses photographies préfigurent le grand opérateur de cinéma qu’il deviendra. La composition du cadre, la maîtrise de la lumière et la vivacité de ses clichés, lorsqu’il saisit une scène de combat ou brosse le portrait de minorités ethniques dans les Hauts-Plateaux, témoignent d’un véritable souci artistique et humain. Sa rencontre avec Pierre Schœndœrffer en Indochine, alors caméraman au SCA, est déterminante. De retour en métropole, il entame une longue collaboration avec ce dernier et signe la photographie de La passe du diable, Ramuntcho, La 317e section, Le crabe-tambour. Sa collaboration avec Jean-Luc Godard et François Truffaut fait de lui le chef opérateur de la Nouvelle vague. Il témoigne de la guerre d’Indochine dans le film Hoa Binh, qu’il réalise en 1970. L’ECPAD conserve 138 reportages photographiques qu’il effectue en Annam, en Cochinchine et au Laos, des rushes qu’il réalise pendant la guerre d’Indochine ainsi que des films qu’il réalise ultérieurement (Le défilé du 14 juillet 1977, La légion saute sur Kolwezi, Assistance militaire technique).
COC 51-41 R28 Arrestation d’un partisan du Viêt-minh camouflé dans les marécages lors de l’opération « Tourbillon 2 » en Plaine des Joncs, Cochinchine. Mai-juin 1951, Raoul Coutard
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II - Les opérations militaires de l’année 1951 au Tonkin
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Faire du Tonkin le « verrou du Sud-Est asiatique contre l’expansion communiste » L’arrivée du général de Lattre de Tassigny, qui cumule les plus hautes fonctions civiles et militaires, est un véritable électrochoc pour les troupes françaises et pour la métropole. Celui qui succède au général Carpentier et à Léon Pignon fait une entrée fulgurante à Saïgon le 17 décembre 1950 et s’attache à frapper les esprits. Il met très vite en place les directives gouvernementales qui lui laissent toutefois un grande liberté d’action. Première priorité : redresser la situation militaire chaotique et relever le moral des troupes qui est au plus bas depuis le désastre de Cao Bang8, qui a laissé de nombreux traumatismes et séquelles chez les militaires. Sur le terrain, il décide de porter toute son action sur le Tonkin, contrairement à certaines directives du gouvernement qui donnaient la priorité à la Cochinchine et prônaient l’évacuation des postes du Tonkin. Il décide que les troupes se battront au Tonkin, ne cèderont pas le terrain, et par ce fait barreront la route à l’expansion du communisme chinois. Évacuer le Tonkin aurait été faire preuve de résignation et aurait préfiguré l’abandon de toute l’Indochine. Pour ce faire, le général de Lattre est arrivé avec ses officiers, qui vont remplacer ceux qu’il renvoie en métropole : des anciens de la 1e armée, comme le général Salan à qui il confie le commandement des FTNV (Forces terrestres du Nord Vietnam) et qui possède une grande connaissance des affaires indochinoises. Il réussit à galvaniser les troupes en s’adressant aux officiers et sous-officiers en ces termes : « C’est pour vous, les lieutenants et les capitaines, que je suis venu, vous qui supportez le poids de cette guerre et y jouez un rôle si important ». […] « Je vous garantis, messieurs les militaires et messieurs les civils, que désormais vous serez commandés ». L’année 1951 est marquée par plusieurs batailles que remportent les troupes françaises, face à un corps de bataille Viêt-minh qui se renforce et qui expérimente les techniques de bataille « classique ».
7 Carte extraite de l’Atlas des guerres d’Indochine 1940-1990, Hugues Tertrais, Collection Atlas/Mémoires, Editions autrement, p.27 8 Voir le dossier documentaire consacré à l’année 1950 en Indochine sur le site internet de l’ECPAD.
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1. La bataille de Vinh Yen : 14 - 17 Janvier 1951 Après la défaite cuisante des troupes françaises lors des combats de la RC4 (Route coloniale n° 4) face au corps de bataille Viêt-minh, le général Giap, grisé, avait promis à ses troupes d’entrer dans Hanoï, le bastion du Tonkin, avant le Têt9 et ainsi briser la défense française du delta du Tonkin. Vinh Yen est une des premières batailles à laquelle le général de Lattre de Tassigny doit faire face. Il s’agit par ailleurs de la première offensive « classique » pour le Viêt-minh, qui menait jusqu’alors une guerre de guérilla, basée sur une attitude défensive. Pour certains, il s’agit du début de la contre-offensive générale menée par le général Giap. Deux divisions Viêt-minh (les divisions 308 et 312) attaquent Vinh Yen, situé à une cinquantaine de kilomètres au nord-ouest de Hanoï, du 13 au 18 janvier 1951. Le général de Lattre de Tassigny riposte en mobilisant tous les moyens disponibles et en surprenant l’ennemi par des bombardements au napalm, nouveau produit incendiaire très puissant remis par les Américains. La « 308 sera clouée au sol par ces bombardements nouveaux, terrifiants et efficaces10 ». -
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14 janvier : l’offensive Viêt-minh se déclenche dans la nuit à 1h30 combinant attaque frontale des postes Bao Chuc (à 11 km au nord-ouest de Vinh Yen), bousculant le GM3 (Groupement mobile n° 3) du lieutenant-colonel Vanuxem qui se replie sur Vinh Yen. 15-16 janvier : Contre-attaque du général de Lattre qui prélève le GM2 (lieutenant-colonel de Castries) de Luc Nam et demande au colonel Allard de faire acheminer le plus de moyens possibles en les prenant en Cochinchine et en Annam. Il ordonne à l’armée de l’air d’utiliser pour la première fois le napalm. Nuit du 16 au 17 janvier : Deuxième attaque violente du Viêt-minh contre les bataillons installés sur les hauteurs. Au bout de trois jours les divisions Viêt-minh refluent dans la montagne du Tam Dao.
Le général de Lattre se rend à Vinh Yen à bord de son avion Morane Saulnier, accompagné du général Salan, en pleine bataille. Il y apostrophe le colonel Redon de cette phrase restée célèbre « Alors Redon, ce n’est pas encore fini cet incident ? »
TONK 51-38G R19 Le général d'armée de Lattre de Tassigny, le colonel de Castries (commandant le GM2) et des officiers (dont le colonel Erulin commandant le GM1 et le colonel Allard) en train d'étudier une carte à Vinh Yen pendant la bataille. 13-17 janvier 1951, Photographe SPI
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9 Fête du nouvel an vietnamien, le Têt se déroule le 1 jour du 1 mois du calendrier lunaire (fin janvier/début février). 10 Après la surprise à Vinh Yen, les troupes du Viêt-minh sauront réagir face au napalm. Chaque homme creusera un trou étroit et profond recouvert d’un couvercle de branchages, lui permettant de se mettre à l’abri. Si la chaleur n’était pas trop intense, les hommes pouvaient survivre. C’est ainsi qu’on verra des combattants sortir après d’intenses bombardements au napalm et repartir à l’assaut des positions françaises.
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TONK 51-11 R17 Blessés muongs appartenant au GM3 du lieutenant-colonel Vanuxem transportés et soignés par les troupes françaises dans la région de Vinh Yen. 15-16 janvier 1951, Guy Defives
TONK 51-13 R31 Progression des tirailleurs algériens du er 1 RTA dans le village d'Ap Van Long, situé entre Huong Khanh et Vinh Yen, d'où se sont enfuis les soldats du Viêtminh dans la nuit. 15-18 janvier 1951, photographe SPI
Les pertes du Viêt-minh sont lourdes : environ 1 500 tués, 480 prisonniers et des milliers de blessés. Du côté français, on compte environ 700 hommes tués, disparus ou blessés. Sur le terrain de Vinh Yen, l’armée française avait retrouvé son avantage grâce à sa puissance matérielle et sa logistique.
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2. La bataille de Mao Khé : 29 - 31 mars 1951 Début mars, le Viêt-minh reprend son offensive. Des renseignements attestent que les deux divisions 308 et 312 et deux régiments de la 316 se trouvent concentrés dans le massif de Dong Trieu. Dans la nuit du 29 mars, les troupes du Viêt-minh, en formations massives, montent à l'assaut du poste de Mao Khé-mines, situé 2 km de Mao Khé-village, défendu par une compagnie de partisans thôs sous les ordres du lieutenant Nghiem Xuan Toan. Au matin du 30 mars, la compagnie de partisans thôs tient toujours. En début d'après-midi, le 6e BPC (Bataillon de parachutistes coloniaux) arrive de Sept Pagodes en renfort, en avant-garde du groupement Sizaire. Le lieutenant Toan fait évacuer le poste et se replie dans le village de Mao Khé sur lequel le Viêt-minh reporte son effort. À 2 heures du matin, Giap lâche sur Mao Khé ses deux meilleurs régiments, les TD 36 et 209. Les parachutistes du 6e BPC résistent. À l'aube, le groupement Sizaire lance ses deux bataillons à la contre-attaque en débordant Mao Khé par le nord. Les troupes du Viêt-minh se replient dans la jungle, laissant derrière eux 400 cadavres.
TONK 51-37D R33 Au poste de Mao Khé, accueil des premiers éléments du groupement "Sizaire" arrivés au matin. Mars-avril 1951, attribué à Guy Defives ou Paul Corcuff
TONK 51-37D R24 Après les combats, l’église en ruine du poste de Mao Khé-village. Mars-avril 1951, attribué à Guy Defives ou Paul Corcuff
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TONK 51-38K R4 Mao Khé après les combats. 29-31 mars 1951, photographe SPI
D96-455 A Mao Khé le 31 mars1951, après la bataille. 31 mars 1951, Don Henri Mauchamp
Cette photographie est entrée dans les fonds de l’ECPAD par donation de M. Henri Mauchamp. Infirmier dans les parachutistes coloniaux, ce dernier prend cette photographie alors qu’il sert au sein du 6e BCCP (Bataillon colonial de commandos parachutistes) qui vient porter renfort au poste de Mao Khé. Après les combats qui ont fait rage toute la nuit, lui et ses camarades découvrent de toute part des automitrailleuses détruites, des douilles de canons de 57 sans recul jonchant le sol, des blessés et des morts. Féru de photographie, Henri Mauchamp empoigne son appareil photographique Dehel et immortalise ce moment macabre avant même que les reporters du SPI ne soient sur place.
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3. La bataille du Day : 29 mai - 7 juin 1951
TONK 51-72 R98 Le drapeau français est hissé au sommet du rocher de Ninh Binh qui vient d’être reconquis. 30 mai 1951, attribué à Georges Liron ou Guy Defives
La bataille du Day est la troisième offensive de Giap pour conquérir le cœur du Tonkin. Elle se déroule à l’opposé des régions montagneuses, dans la partie inondée du delta, sur le Song Day11. Le plan d’attaque du Viêt-minh consiste à occuper les postes de Phu Ly et Ninh Binh pour ensuite porter ses efforts sur l’évêché catholique de Phat Diem afin d’anéantir le pouvoir catholique de ces secteurs. Un autre objectif est de s’emparer de la récolte du riz cultivé dans le delta et nécessaire à son économie et au ravitaillement de ses troupes. L’attaque débute par surprise dans la nuit du 28 au 29 mai par un assaut frontal de la division 308 sur les postes de Ninh Binh et des postes de milices catholiques. Depuis Hanoï, le haut-commandement réagit rapidement. Les routes vers le sud étant coupées, on achemine des renforts par voie fluviale et aérienne : 3 Groupements mobiles (GM1 du colonel Edon, GM4 du colonel Erulin, Groupement Jèze), un sousgroupement blindé, 4 groupes d’artillerie, 2 bataillons parachutistes, les 7e BPC et 2e BPC et la Dinassaut 3 qui transporte le Bataillon de marche du 1er régiment de chasseurs et deux commandos de marine. Débarquées, les troupes prennent position sur les calcaires qui dominent le Day. Les combats font rage dans la nuit du 29 au 30 mai. Les troupes du Viêt-minh se retirent finalement vers les calcaires en abandonnant une centaine de morts et autant de prisonniers.
TONK 51-84 R18 Récolte du riz dans le delta tonkinois. 18 juin 1951, Georges Liron
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Le Day est une rivière (Song) au sud du delta tonkinois. C’est un défluent du fleuve Rouge.
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TONK 51-71 L16 Tir d'un blindé M4 Sherman sur un objectif proche du rocher de Ninh Binh. 29 mai 1951, photographe SPI
TONK 51-72 R14 er Les éléments du 1 RTA (Régiment de tirailleurs algériens) passent à l'attaque. 30 mai 1951, attribué à Georges Liron ou Guy Defives
Lors de l'offensive du Day, les troupes de Giap attaquent seulement la nuit et se camouflent le jour : c’est une bataille moins classique que Vinh Yen. Cette tentative de Giap est un échec. Ce dernier doit faire son autocritique et concéder que l'offensive générale décisive n'est pas pour l'immédiat : dans le delta, les Français proches de leurs bases peuvent faire jouer à plein la supériorité de leurs moyens matériels (notamment les chars et l'aviation). C’est au cours de cette bataille que le fils du général de Lattre,
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Bernard de Lattre, meurt au combat. Le général de Lattre ramène le corps de son fils en France, laissant au général de Linarès le soin d’assurer la victoire.
TONK 51-73 L7 er Près du poste de Ninh Binh, des hommes du 1 régiment de chasseurs procèdent à l'enlèvement des corps. 30 mai 1951, Gérard Py
Après une accalmie de quelques jours, les combats reprennent le 4 juin, visant les évêchés. La division 308 attaque la ceinture des postes de Phat Diem en portant son effort sur Yen Cu Ha, fortin en briques et ciment tenu par le commando Romany qui résiste avec acharnement aux assauts dans la nuit du 4 au 5 juin, avant d’être dégagés au matin par la Dinassaut 3 et le 7e BPC. Les assauts du Viêt-minh reprennent dans la nuit du 6 et 7, atteignant leur paroxysme. Les troupes se replient finalement, laissant une centaine de morts aux abords du poste.
TONK 51-80 R33 e e Laau 13cours compagnie du 7du BPC (Bataillon de la nuit 6 au de parachutistes coloniaux) arrive au poste de Yen Cu Ha. 5 juin 1951, photographe SPI
F 51-71 G13RET Après les violentes attaques de la nuit sur le poste de Yen Cu Ha, de nombreux morts Viêtminh sont retrouvés sur les défenses du poste. 6-7 juin 1951, photographe SPI
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4. La bataille de Nghia Lo : 2 - 6 octobre 1951 Ces trois revers successifs prouvent au Viêt-minh la difficulté d’obtenir un succès décisif par de grandes batailles menées en une zone où les troupes françaises, proches de leurs bases, peuvent faire jouer la suprématie des moyens matériels. À l’automne, le Viêt-minh décide d’orienter ses efforts sur le nordouest du Tonkin en pays thaï afin d’y attirer les réserves mobiles des FTNV (Forces terrestres du Nord Vietnam). Dans cette région montagneuse dépourvue de routes, le Viêt-minh souhaite limiter les mouvements des groupements mobiles et le déploiement de logistique. Informé des préparatifs des mouvements de l’adversaire, le général Salan décide de défendre Nghia Lo. Il laisse les régiments Viêt-minh s’installer autour du poste et le 2 octobre fait parachuter le 8e BPC (Bataillon de parachutistes coloniaux) sur Gia Hoï (à 20 km au nord-ouest de Nghia Lo) afin de prendre à revers la division 312. Le Viêt-minh déclenche une attaque contre Nghia Lo dans la nuit du 2 au 3 octobre et met le 8e BPC en position critique. Dès lors, le général Salan engage le 2e BEP (Bataillon étranger de parachutistes) qui arrive à Gia Hoï le 4 octobre aux côtés du 8e BPC, aggravant la menace sur la division 312. Le général Giap qui veut anéantir Nghia Lo coûte que coûte, lance à nouveau le régiment 141 dans la nuit du 4 au 5, qui subit de lourdes pertes. Un troisième bataillon de parachutistes, le 10e BPCP, vient renforcer Nghia Lo, consolidant la victoire côté français. Le fonds Indochine ne dispose pas de reportage photographique consacré à la bataille proprement dite. Des paramètres logistiques, techniques ou politiques peuvent expliquer l’absence d’images sur de nombreux combats. En effet, les reporters étaient parfois absents du lieu où se déroulait la bataille, le commandement ne les ayant pas dépêchés sur place, ou trop tardivement, ou bien ayant sous-estimé l’évènement. Une bataille survenant par surprise, par manque de renseignements de l’état-major n’était souvent pas couverte. Parfois, les conditions techniques empêchaient la prise de vue, la nuit par exemple. Un reportage consacré à la progression du 8e BPC et 2e BEP dans la région de Nghia Lo replace le contexte de la bataille de Nghia Lo. De plus, ce reportage est emblématique de l’évolution du SPI et de l’avènement du reporter de guerre en Indochine.
TONK 51-163 R24 Franchissement de la rivière Nam Nim par des éléments e du 2 BEP progressant vers Nghia Lo. Octobre 1951, photographe SPI
Photographiant les parachutistes et légionnaires dans une nature à la fois hostile et grandiose, le photographe magnifie son sujet. Supprimant toute distance, il immortalise la geste du soldat dans son quotidien, dans ses souffrances, exprimant une dimension humaine et tragique. Cette évolution
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artistique des photographes en Indochine fait écho aux réformes du SPI initiées par le général de Lattre. Ce reportage sous forme d’hommage aux parachutistes et légionnaires - troupes d’élite - semble aussi vouloir répondre aux critiques essuyées par les troupes du CEFEO, notamment envers les légionnaires, composés de nombreux Allemands, en réhabilitant leur image.
TONK 51-163 R29 e Pause café entre légionnaires du 2 BEP. Octobre 1951, photographe SPI
TONK 51-163 R104 Le légionnaire Johan Vessel prenant son repas en compagnie d'un supplétif thaï qui sert d'agent de liaison. Octobre 1951, photographe SPI
TONK 51-163 R47 Le légionnaire Fernand Navarro déposant un casque sur la tombe d’un parachutiste tombé lors des combats des 3 et 6 octobre 1951. Octobre 1951, photographe SPI
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5. Hoah Binh : novembre - décembre 1951
TONK 51-173 R83 Progression sur le blindé "Angoulème" lors de l’opération er « Tulipe » avec des éléments du 1 BEP devant être parachutés à Cho Ben. 11 novembre 1951, Guy Defives
À la mi-novembre, rompant avec l’attitude défensive qui avait caractérisé les précédentes batailles de l’année 1951, le général de Lattre décide de provoquer le corps de bataille Viêt-minh chez lui, en pays muong. Après la bataille de Nghia Lo, tout semblait montrer que le Viêt-minh était décidé à mener une guerre de mouvement en haute région au cours de l’hiver. Le général de Lattre décide donc de prendre les devants. Du point de vue politique, il a besoin d’une victoire rapide et spectaculaire : en effet, le parlement doit voter le budget consacré à l’Indochine fin décembre. De plus, cela permettrait d’encourager l’aide financière et matérielle des États-Unis. Le général de Lattre planifie donc de couper la zone Viêt-minh en réoccupant Hoa Binh, position charnière et nœud de communications fluviales (rivière Noire) et terrestres (RC6)12 entre le Thanh Hoa et le pays thaï. Bien que cette région offre un champ de bataille difficile, couvert de jungle et parsemé de calcaires, elle a l’avantage d’être située près du delta, offre des voies de communication et se trouve à courte-portée des interventions de l’aviation (Hanoï est à 60 km). L’occupation du pays muong ne pose pas de difficulté particulière puisque le territoire est tenu par quelques éléments régionaux Viêt-minh dispersés. En outre, l’ethnie muong peuplant ce pays est favorable aux Français.
TONK 51-193 R17 Un soldat muong présentant sa famille à ses compagnons français. 02 décembre 1951, Francis Jauréguy
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Route coloniale n° 6.
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TONK 51-175 R167 Légionnaires observant un parachutage sur Hoa Binh. 14-19 novembre 1951, attribué à Guy Defives ou Francis Jauréguy
Montée par les généraux Salan et de Linarès, la manœuvre comprend deux phases : - l’opération « Tulipe », destinée à occuper la trouée de Cho Ben, principal point de passage des unités Viêt-minh pour infiltrer le delta. Elle est menée le 10 novembre mettant en œuvre une douzaine de bataillons et 5 groupes d’artillerie. - L’opération « Lotus » vise à occuper Hoa Binh en mettant en œuvre 16 bataillons, 8 groupes d’artillerie, 2 bataillons du génie, 2 escadrons de chars, une dinassaut et d’importants moyens aériens.
TONK 51-190 R31 Occupation d'un camp Viêt-minh au pied des monts de Bavi. 15 novembre 1951, Guy Defives
Le 14 novembre, 3 bataillons de parachutistes sautent sur Hoa Binh. Le 15, le pays muong est occupé sans aucune réaction de l’adversaire. Hoa Binh est alors aménagé en camp retranché, commandé par le colonel Clément. La réaction du général Giap est alors immédiate : il regroupe 3 régiments réguliers (304, 308 et 312), des éléments de DCA et du génie et lance l’offensive dès le 9 décembre sur les positions françaises, avec pour objectif les voies de communication (RC6, rivière Noire). Des combats très durs se déroulent pendant un mois, notamment au Mont Bavi, à Tu Vu, au Rocher Notre-Dame avec des pertes françaises sérieuses. Après le décès du général de Lattre le 11 janvier 1952, le général Salan, nommé commandant en chef, décidera d’abandonner Hoa Binh mais les affrontements continueront sur la RC 6 en janvier 1952 sous la forme d’une guerre d’usure. Fin février, les hommes engagés à Hoa Binh se replieront dans le delta, à nouveau menacé.
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TONK 52-21 R18 Le poste de Tu Vu après l'assaut du 10 décembre 1951. 12-15 décembre 1951, attribué à Guy Defives ou Raymond Varoqui
TONK 51-210 R46 er Progression du 1 BEP sur la route de Yen Cu à Ap Da Chong après une embuscade. 12-15 décembre 1951, attribué à Guy Defives ou Raymond Varoqui
TONK 52-9 R70 Avion survolant le centre de résistance de Hoa Binh, au bord de la rivière Noire. 10 janvier 1952, Raymond Varoqui
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III - Consacrer l’indépendance du Vietnam
PA 51-28 R25 La foule assistant au défilé du 14 juillet 1951 à Saïgon. Photographe SPI
1. Les gestes politiques Ministre chargé des relations avec les États associés (Cambodge, Laos, Vietnam), investi en novembre 1950 d’une délégation des pouvoirs du président du Conseil, Jean Letourneau est responsable de la politique indochinoise et remet ses directives au général de Lattre, chargé de les mettre en œuvre. Ainsi, le 27 décembre 1950, il déclare : « Toute votre action, sera fondée sur le principe : rendre l’indépendance des États associés aussi effective que possible, sans rien négliger de ce qui pourra être nécessaire à la conduite d’une guerre difficile »13. L’action du général de Lattre doit donc permettre de sortir les États associés de leur « attentisme » en leur donnant la volonté et les moyens de lutter contre le Viêt-minh. Les gouvernements des États associés14 doivent réellement gouverner et s’engager dans la guerre qui doit devenir leur guerre, la tâche prioritaire étant la mise en place d’armées nationales15 : une Armée nationale vietnamienne (ANV), la plus importante, une Armée laotienne et une Armée cambodgienne.
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Histoire de la Guerre d’Indochine, Yves Gras, Editions Denoël, 1992, p. 371 En 1949, les États du Vietnam, du Cambodge et du Laos sont reconnus États indépendants dans le cadre de l’Union française. Cette indépendance affirmée est toutefois limitée par le cadre de l’Union française, par l’existence de services communs à toute l’Indochine et par la situation de guerre. Ces États, taxés de fantoches par les opposants politiques, vont toutefois s’employer à développer leur souveraineté. 15 L’armée française souffre du manque d’effectifs pendant toute la guerre d’Indochine. Le « jaunissement » des troupes, puis la mise en place d’armées nationales doit aussi permettre de résorber les effectifs français engagés en Indochine. 14
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Le général de Lattre veut alors jouer le jeu de l’indépendance en s’appuyant sur le chef de l’Etat du Vietnam Bao Daï et son gouvernement, à qui le maximum de souveraineté devra être transféré, conformément aux conclusions de la conférence de Pau16. L’affaire n’est pas simple puisque Bao Daï se montre très réticent à collaborer et à s’engager dans la voie de la vietnamisation aux côtés du général de Lattre. « Je ne serai pas le toutou du général » 17 aurait déclaré le chef de l’état vietnamien. Le haut-commissaire fait face à une crise lors de la recomposition du gouvernement vietnamien en début d’année. Pour revigorer le Cabinet Tran Van Huu, chef du gouvernement, et dans l’optique du front tonkinois, le général de Lattre propose d’introduire Nguyen Huu Tri, le gouverneur du Nord-Vietnam. Après de nombreuses manœuvres et intrigues, la tentative de rapprochement entre le cochinchinois Tran Van Huu et le tonkinois Nguyen Huu Tri se solde par un échec. Le 3 mars, Bao Daï préside à Saïgon la cérémonie officielle d’investiture du « premier gouvernement de l’indépendance » dont les changements espérés pour réaliser une union véritable sont absents.
TONK 51-48 R1 Poignée de main entre le général de Lattre de Tassigny et le président Tran Van Huu, chef du gouvernement. À Vinh Yen, le général de Lattre consacre l’indépendance du Vietnam. 15 avril 1951, photographe SPI
F 51-82 R27 Le général de Lattre et Bao Daï assistant au défilé du 14 juillet à Hanoï. Sorti de sa réserve, Bao Daï accepte d’apparaître aux côtés du général de Lattre. 14 juillet 1951, photographe SPI
Après la bataille de Vinh Yen, le général de Lattre et le gouvernement vietnamien se rendent à Vinh Yen trois mois après la bataille. À l’issue du repas, le général de Lattre prononce un discours politique où il consacre l’indépendance du Vietnam, proclame la loyauté de la France et affirme son engagement aux côtés de la nation nouvelle : "La protection de nos armes n'a de sens que parce qu'elle donne au Vietnam, qui grandit dans l'indépendance, le temps et les moyens pour se sauver lui-même, pour rassembler ses énergies... Je suis venu ici pour accomplir votre indépendance, non pour la limiter." En réponse, il obtient du président du conseil Tran Van Huu la déclaration de guerre totale au Viêt-minh, désigné pour la première fois comme l'ennemi18.
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Consécutif à la déclaration d’indépendance des Etats associés en 1949, s’ouvre en juin 1950 une conférence inter-États à Pau, afin de régler les questions juridiques et techniques en suspens dans la réalisation des transferts de souveraineté. 17 D’après Lucien Bodard, L’aventure (la guerre d’Indochine IV). 18 Histoire de la Guerre d’Indochine, Yves Gras, Editions Denoël, 1992, p.405
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Souhaitant faire entériner par le chef du gouvernement cette politique de lutte commune contre le Viêt-minh annoncée par Tran Van Huu, le général de Lattre rencontre Bao Daï les 5 et 7 mai en baie de Nha Trang. À l’issue des discussions, ils affirment leur « parfait accord sur la nécessité d’activer la mise sur pied de l’armée vietnamienne ».
ANN 51-6 R19 Entrevue de Sa Majesté Bao Daï et du le haut-commissaire de Lattre de Tassigny en baie de Nha Trang. 7 mai 1951, photographe SPI
Le général de Lattre rétablit la situation au Tonkin et redonne confiance. Cependant, il a été impressionné par la volonté acharnée et l’intérêt secondaire porté aux pertes humaines par le commandement adverse. Il en conclut qu’il est impossible dans l’état actuel de ses moyens, d’emporter la décision. Son plan d’action repose donc sur la vietnamisation et sur l’édification d’un système dit de « béton » au Tonkin, là où se joue, selon lui, le sort de l’Indochine. Il fait construire une ligne fortifiée autour du delta tonkinois (la « ligne de Lattre ») qui devrait compter environ 900 ouvrages pour parer aux futurs assauts. Mais cette ceinture fortifiée n’aurait d’utilité que si l’intérieur était assaini, ce qui demandait des renforts en hommes, en attendant que l’armée vietnamienne ne s’en charge. Le général de Lattre décide de se rendre à Paris pour y plaider la cause du renforcement du Corps expéditionnaire par l’envoi de renforts19. Attendant la résolution de crises gouvernementales20, il prépare le terrain en donnant à sa victoire de Vinh Yen un retentissement mondial par le biais des reporters de guerre et des correspondants de presse. Il peut se rendre à Paris en mars mais fait face à de nombreuses réticences, voire à de l’indifférence. En effet, l’Indochine passe au second plan, la priorité étant donnée à la défense et au réarmement de l’Europe. Après avoir plaidé devant le Comité de défense nationale, le général de Lattre se voit accorder 15 000 hommes à prélever en Afrique du Nord (sur les 20 000 demandés), à condition qu’ils soient rapatriés avant le 1er juillet 1952. En décembre 1951, les forces terrestres en Extrême-Orient atteindront leur effectif maximum avec 129.034 soldats, autochtones non compris.
S 51-13 R5 Le général de Lattre de Tassigny quitte Saïgon pour Paris avec son épouse. 14 mars 1951, photographe SPI
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La problématique des effectifs est récurrente pendant toute la guerre d’Indochine et on assiste à une course entre les moyens souhaités, les moyens demandés et les moyens accordés. 20 Crise du gouvernement vietnamien et crise du gouvernement français : après la démission de Pleven, il n’y a plus de gouvernement à Paris à partir du 28 février. Il faut attendre dix jours pour que Queille n’en reforme un.
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Cet effort de vietnamisation s’accompagne d’une demande d’assistance faite aux États-Unis pour équiper l’armée vietnamienne et une partie du Corps expéditionnaire. La conférence de Singapour, du 15 au 18 mai 1951, donne à de Lattre la possibilité d’exposer ses vues aux Anglais et aux Américains en matière de coopération militaire et sur la nécessité de conserver à tout prix le Tonkin, « verrou du Sud-Est asiatique ».
S 51-32BIS R20 Le général de Lattre accompagné du général Cogny à la Conférence de Singapour sur la défense de l’Asie du Sud-Est. 15-18 mai 1951, photographe SPI
S 51-16 R18 Arrivée du porte-avions américain "Sitkobay" à Saïgon, venant livrer des avions de chasse Bearcat. 13 mars 1951, photographe SPI
En septembre, le général se rend aux États-Unis pour plaider la cause d’un Vietnam libre et indépendant, rempart contre l’expansion du communisme en Extrême-Orient, et qui, à ce titre, a besoin du soutien des États-Unis. Il est reçu par le président Truman et le secrétaire d’État Dean Acheson, et accorde de nombreuses interviews pour gagner l’opinion et vendre sa guerre. Sa stratégie se révèle payante car les Américains décident de poursuivre et d’intensifier leur aide matérielle au CEFEO et aux États associés.
TONK 51-169 L87 Le général de Lattre, le général Lawton Collins, représentant extraordinaire des États-Unis au Vietnam, et M. Heath, ambassadeur des États-Unis en Indochine, au salut sur le podium d'honneur, lors du retour du général de Lattre à Hanoï. 23 octobre 1951, photographe SPI
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2. La mise en place d’une armée vietnamienne Aux côtés des forces régulières du Corps expéditionnaire, de nombreux autochtones nommés « partisans » ou « supplétifs » combattent depuis le début de la guerre. Ces hommes qui pouvaient être recrutés facilement (et licenciés sans préavis), de gestion plus simple et d’un coût moindre qu’un régulier, permettent au commandement de suppléer en partie le manque d’effectifs et pallient les pertes du Corps expéditionnaire. Leur connaissance du terrain, des mœurs, de la langue, des méthodes vietnamiennes, permet aux troupes françaises une meilleure adaptation au terrain. Parmi ces autochtones, on distingue les auxiliaires (volontaires ou non, employés comme main d’œuvre, interprètes, gardes) des supplétifs. Ces derniers acceptent de participer au maintien ou au rétablissement de l’ordre dans leur région d’origine et ne sont utilisés que dans leur région de levée. Ces auxiliaires ou supplétifs sont recrutés parmi les minorités ethniques (les Hmonh, Méo, Thaï, Nung, Thô, Man…) hostiles au Viêt-minh et qui ont établi des liens étroits avec l’administration coloniale française. L’armée française recrute également parmi les groupes religieux (milices catholiques) et politiques, les sectes (les forces armées Hoa Hao, caodaïstes et Binh Xuyen en Cochinchine), les PIM (Prisonniers internés militaires) ralliés ou plus simplement les vietnamiens hostiles au Viêt-minh. Par ailleurs, le commandement décide d’intégrer aux bataillons, des engagés réguliers recrutés localement : il s’agit du « jaunissement » du Corps expéditionnaire. Les réguliers, recrutés pour des raisons similaires que les supplétifs, sont en revanche soumis à des règles plus strictes (engagement, instruction militaire, armement…) qui doivent permettre une plus grande efficacité. Facilitant une meilleure adaptation au terrain, l’emploi de réguliers et le jaunissement des troupes modifient considérablement la vie interne des unités sur le plan de la valeur, du matériel et des relations humaines.21 Les unités jaunies vont constituer l’ossature de la future ANV. Elles conservent un encadrement européen en attendant que les cadres vietnamiens ne soient formés.
TONK 51-130 R158 Un partisan ou supplétif avec sa famille. Servant dans leur région de levée, les partisans vivaient souvent avec leur famille. Août 1951, Gérard Py
Dans le cadre de la « vietnamisation » de la guerre d’Indochine, la mise sur pied d’une armée vietnamienne devient une priorité politique et militaire. Le général de Lattre lui donne un véritable essor : sa constitution permettrait de gagner la bataille des effectifs mais démontrerait aussi que le Vietnam prend en charge la défense de sa liberté. À terme, l’armée vietnamienne est destinée à relever les TFEO (Troupes françaises d’Extrême-Orient) du territoire. Au 1er janvier 1951, l’armée vietnamienne ne se composait « que » de 11 bataillons d’infanterie, intégrés au Corps expéditionnaire dans le cadre du jaunissement de ce dernier, ce qui avait conduit à l’adoption 21
La France et ses soldats 1945-1954, Michel Bodin, L’Harmattan, 1996.
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d’un programme accéléré à Dalat, le 5 mars 1951 ; le général de Lattre mettait ainsi sur pied 25 bataillons d’infanterie, 4 escadrons blindés et 8 batteries d’artillerie ainsi que diverses unités de commandement et de soutien : l’ANV allait passer dans l’année de 70.000 hommes à 134.000. Le général Spillman, à la tête d’une mission militaire, et le chef du gouvernement Tran Van Huu allaient se charger de cette mission.
PER 51-12 Le général Spillman, chef de la mission militaire française auprès des États associés. 1951, photographe SPI
Le décret de mobilisation générale (« conscription ») est prononcé le 15 juillet par Bao Daï, avec l’incorporation de cadres et de techniciens. Parallèlement, des cadres français sont détachés pour l’encadrement et la formation et, la métropole octroie des crédits supplémentaires. Lors d’une distribution des prix au lycée Chasseloup-Laubat de Saïgon le 11 juillet 1951, le général de Lattre prononce un vibrant appel à la jeunesse vietnamienne et précise sans équivoque la position française : « Soyez des hommes, c'est-à-dire si vous êtes communistes, rejoignez le Vietminh ; il y a làbas des individus qui se battent bien pour une cause mauvaise. Mais si vous êtes des patriotes, combattez pour votre patrie, car cette guerre est la vôtre. Elle ne concerne plus la France que dans la limite des promesses envers le Vietnam et de la part qu’elle doit prendre à la défense de l’univers libre… Vous, la jeunesse intellectuelle du Vietnam, vous devez revendiquer la première place au combat… L’armée nationale est l’expression même de l’indépendance du Vietnam. Or, son développement est essentiellement conditionné par la multiplication des cadres que vous seuls pouvez fournir… ». S 51-56 R44 Distribution des prix au lycée Chasseloup Laubat de Saïgon. 11 juillet 1951, Raoul Coutard
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Le gouvernement vietnamien quant à lui, s’engage à consacrer 40% de son budget à la défense nationale. Simultanément, une démarche est entreprise auprès des États-Unis pour obtenir armement et équipements. Le voyage du général de Lattre aux États-Unis finit de convaincre les Américains qui accélèrent les livraisons et qui, malgré leur engagement dans la guerre de Corée, se montrent favorables à la formation d’une ANV, rempart contre l’expansion du communisme en Extrême-Orient. Lors du défilé du 14 juillet suivant, les premiers bataillons vietnamiens de l'armée vietnamienne défilent et sont acclamés. Cette cérémonie grandiose marque certainement l'apogée du général de Lattre qui parvient à réunir autour de lui dans une même ferveur ses troupes victorieuses et l'armée vietnamienne naissante.
F 51-82 R8 Défilé d’un bataillon de l’ANV le 14 juillet à Hanoï. 14 juillet 1951, photographe SPI
F 51-82 R77 A Hanoï, la foule est rassemblée pour assister au défilé du 14 juillet. 14 juillet 1951, photographe SPI
En une année, les effectifs de l’armée vietnamienne doublent : fin 1951, elle compte 128 000 hommes répartis entre 54 000 réguliers, 59 000 supplétifs et 15 000 appelés, s’articulant en 35 bataillons. L’armée de terre de l’ANV est organisée en unités d’artillerie, d’infanterie, du génie, du train, des transmissions et de cavalerie blindée. L’aviation vietnamienne est créée par une ordonnance du 25 juin 1951. Une école de l’air est créée à Nha-Trang (Annam). Un effort est porté sur l’encadrement et la formation des cadres vietnamiens car le manque de formation est l’un des principaux freins au développement de l’ANV. Des écoles de cadres ouvrent leurs portes : l’Ecole militaire interarmes de Dalat (EMIAD) forme les officiers d’active sur le modèle des écoles françaises avec enseignement en français (on la surnomme le « Coëtquidan vietnamien »). Les écoles de Huê, Nha Trang, Nam Dinh, Thu Duc forment les officiers de réserve. En 1951, 800 officiers vietnamiens rejoignent l’ANV.
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COC 51-84 R63 Instruction des élèves sur mortier à l’école des cadres de Biên Hoa. Octobre 1951, photographe SPI
TONK 51-67 R9 Un élève dans la salle de cours de l’école des cadres du e e 21 RIC (Régiment d'infanterie coloniale), 3 bataillon, au poste de Luc Nam. Mai 1951, Jacques Oxenar
ANN 51-37 R2 Baptême de promotion à l'école des cadres de Dalat. 2 décembre 1951, Robert Bouvet
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Conclusion Epuisé par son combat, affecté par la mort de son fils Bernard et miné par un cancer qui le fait souffrir, le général de Lattre quitte l’Indochine à la fin de l’année 1951 et décède le 11 janvier 1952. En une année, l’action du général de Lattre, placée sous le signe de l’autorité et du rayonnement, parvient à relancer la guerre d’Indochine en lui donnant un sens. La guerre d’Indochine sort définitivement du carcan colonial en prenant une dimension internationale de conflit est/ouest et de « lutte pour un monde libre ». Il réussit à impliquer des acteurs indispensables, tentant de sortir Bao Daï de sa réserve pour la défense d’un Vietnam libre et indépendant et, en s’assurant du soutien américain qui ne fera que croître pendant les années qui suivent. En 1952, les États-Unis supportent la moitié des dépenses de guerre et leur présence augmente sur le territoire indochinois. Aspirant à une indépendance totale, les États associés se rapprochent des Américains, préfigurant l’éviction française et son remplacement par les États-Unis dans une nouvelle guerre. Le général Salan, qui a secondé le général de Lattre jusqu’alors, prend les fonctions de commandant en chef et Jean Letourneau celles de haut-commissaire. Reprenant les directives du général de Lattre, Salan remporte des succès militaires. Mais l’élan qu’avait suscité de Lattre est brisé et réapparaissent bientôt les incertitudes et contradictions du gouvernement français quant à la politique à mener. En métropole et à l’international, l’opinion publique commence elle aussi à se manifester contre la guerre, tandis que les armées du Viêt-minh se renforcent, avec le soutien croissant de la Chine.
Bibliographie - Dictionnaire de la guerre d’Indochine, Jacques Dalloz, Armand Colin, 2006 - Historical dictionary of the Indochina war, Christopher E. Goscha, Nias Press, 2011 - Histoire de la Guerre d’Indochine, Yves Gras, Editions Denoël, 1992 - La guerre d’Indochine, Les dossiers Historia, Editions Tallandier, 1999 - Une guerre de trente-cinq ans, Indochine-Vietnam, Raymond Toinet, Editions Lavauzelle, 1998 - La guerre d’Indochine en photos, EPA Editions, 1989 - La France et ses soldats, Indochine 1945-1954, Michel Bodin, Editions L’Harmattan, 1996 - L’impériale de Van Su, Raoul Coutard, Editions Ramsay, 2007 - Cinéma d’une armée en guerre, Indochine 1945-1954, Pascal Pinoteau, Mémoire de maîtrise, Université François Rabelais, 1986-1987 - La décolonisation française au prisme du cinéma militaire 1945-1962, Pascal Pinoteau, Mémoire de DEA, Université François Rabelais, 2000 Sur internet : - L’armée nationale vietnamienne et le recours aux formations supplétives, Cahier de la recherche doctrinale, juillet 2009 http://www.cdef.terre.defense.gouv.fr/publications/cahiers_drex/les_cahiers_recherche.htm - Association nationale des anciens et amis de l’Indochine et du souvenir indochinois http://www.anai.org/ Autres dossiers documentaires consacrés à l’Indochine sur le site de l’ECPAD : - Jean de Lattre de Tassigny - La bataille de Diên Biên Phu, un combat pour l’impossible - L’année 1950 en Indochine, le désastre de Cao Bang Prochain dossier thématique en novembre 2012 : La bataille de Na San Dossier réalisé par Marina Berthier Documentaliste fonds Indochine, ECPAD
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