Moi, légionnaire et marsouin - 1932

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Luc Dangy. Moi, légionnaire et marsouin. Algérie, Nouvelle-Calédonie. Nouvelles-Hébrides. 19021913

Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France


Dangy, Luc. Luc Dangy. Moi, légionnaire et marsouin. Algérie, Nouvelle-Calédonie. Nouvelles-Hébrides. 1902-1913. 1932. 1/ Les contenus accessibles sur le site Gallica sont pour la plupart des reproductions numériques d'oeuvres tombées dans le domaine public provenant des collections de la BnF. Leur réutilisation s'inscrit dans le cadre de la loi n°78-753 du 17 juillet 1978 : - La réutilisation non commerciale de ces contenus est libre et gratuite dans le respect de la législation en vigueur et notamment du maintien de la mention de source. - La réutilisation commerciale de ces contenus est payante et fait l'objet d'une licence. Est entendue par réutilisation commerciale la revente de contenus sous forme de produits élaborés ou de fourniture de service. CLIQUER ICI POUR ACCÉDER AUX TARIFS ET À LA LICENCE 2/ Les contenus de Gallica sont la propriété de la BnF au sens de l'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis à un régime de réutilisation particulier. Il s'agit : - des reproductions de documents protégés par un droit d'auteur appartenant à un tiers. Ces documents ne peuvent être réutilisés, sauf dans le cadre de la copie privée, sans l'autorisation préalable du titulaire des droits. - des reproductions de documents conservés dans les bibliothèques ou autres institutions partenaires. Ceux-ci sont signalés par la mention Source gallica.BnF.fr / Bibliothèque municipale de ... (ou autre partenaire). L'utilisateur est invité à s'informer auprès de ces bibliothèques de leurs conditions de réutilisation. 4/ Gallica constitue une base de données, dont la BnF est le producteur, protégée au sens des articles L341-1 et suivants du code de la propriété intellectuelle. 5/ Les présentes conditions d'utilisation des contenus de Gallica sont régies par la loi française. En cas de réutilisation prévue dans un autre pays, il appartient à chaque utilisateur de vérifier la conformité de son projet avec le droit de ce pays. 6/ L'utilisateur s'engage à respecter les présentes conditions d'utilisation ainsi que la législation en vigueur, notamment en matière de propriété intellectuelle. En cas de non respect de ces dispositions, il est notamment passible d'une amende prévue par la loi du 17 juillet 1978. 7/ Pour obtenir un document de Gallica en haute définition, contacter utilisationcommerciale@bnf.fr.










LUC DANGY

Algérie Nouvelle-Calédonie — Nouvelles-Hébrides

1902 - 1913

J.t!ENSEiG.NEoil OEUXFiGU!ER&

PARIS ÉDITIONS EUGÈNE FIGUIÈRE 166, BOULEVARD MONTPARNASSE





MOI,

Légionnaire et Marsouin



LUC

DANGY

Algérie Nouvelle-Calédonie - Nouvelles-Hébrides

1902-1913 Ãt!ENSEiG.NEo" DEUXFiGUiERIC

PARIS ÉDITIONS EUGÈNE FIGUIÈRE 166, BOULEVARD MONTPARNASSE


Tous droits réservés.

Copyright 1932 by Luc

DANGY.


L'HISTOIRE CE LIVRE N'EST PAS UN ROMAN, C'EST DE VÉCUE. CE N'EST QUE LA VÉRITÉ NUE SUR LE LÉGIONNAIRE, LE SOLDAT OU LE COLONIAL D'AVANT 1914. VOUS POURRIEZ EN RETROUVER LES ACTEURS, A MOINS QU'ILS NE REPOSENT SOUS UNE DES INNOMBRABLES CROIX DE BOIS PLANTÉES ENTRE LA MER DU ÉGÉE ET LA NORD ET LES VOSGES, ENTRE LA MER MER IONNIENNE OU ENCORE AILLEURS.



FORT SAINT^JEAN

Tous nous connaissons Marseille, pour l'avoir vue Olive et Marius, connaissons nous que ou parce Titin. Té, mes bons, la Cannebière, le Prado, la Joliette, le cours Belsunce, les allées de Noailles, quoi de plus joli, quoi de plus beau, quoi de mieux! Et Notre Dame de la Garde, notre Bonne mère; et notre port, notre Jolliette; et notre soleil; et notre c'est Çà, Paris! à cela n'avez bagasse, pas vous mer; le Marseillais qui parle, sa ville est le summum de la beauté et de l'élégance, elle est incomparable. Il exagère, il exagère toujours le pôvre. Marseille, mon vieux, c'est malpropre, sale, dégoûtant, crasseux, pouilleux, hideux; une ville; un port! Non, un tas d'immondices grouillant de tous les résidus humains du monde. C'est le soleil qui fait Marseille, le soleil et la mer. Le soleil qui met de l'or et d ela gaîté jusque sur la pourriture, et la pestila chassant air donne qui pur en son mer lence. Supprimez le soleil et la mer, vous n'avez plus de Marseille. Çà, c'est l'autre qui parle; l'autre, c'est tous ceux qui sont allés à Marseille et qui n'en sont pas. Ils exagèrent, ils exagèrent aussi. La vérité est dans un juste milieu. Un côté infect, Massilia, la vieille ville, le vieux port; un beau côté,


la ville neuve, le grand port. Mais je n'ai ni l'intention, ni la prétention de décrire Marseille, d'autres et des maîtres, l'ont déjà fait, bien mieux que je ne le saurais faire. Et puis du reste vous la connaissez, la belle ville comme la vilaine, la Jolliette comme le vieux port; le château d'If;: la rue Boutry, Longchamps, le Pont Transbordeur; mais... connaissezvous Fort Saint-Jean? Non loin de cet assemblage de ferraille qu'on appelle Pont transbordeur, se dresse, après un ponceau de pierre à garde fous de fer rond, un grand mur gris, très haut et bien assis. Il est percé d'une énorme porte'à deux battants rarement ouverte. Ne croyez pas que ce mur à l'aspect rébarbatif est celui d'un couvent, il ne cache pas non plus un paradis perdu, ni un lieu de pèlerinage pour Madeleines repenties. Non, ce tas de pierres imposant, cet édifice de maçonnerie bien alignée, bâti sur un amas -de rochers qui se perdent dans la mer, c'est Fort Saint-Jean. Du moins c'est ce qu'en voit celui qui n'a absolument rien à faire derrière ce mur et sa vaste porte. Le touriste est déçu, çà un fort, mais où sont poternes, redoutes, glacis, casemates, redans qui donnent cette impression de puissance terrible et qu'on appelle communément un fort? Vraiment les Marseillais sont hâbleurs, pas la plus petite meurtrière, pas le moindre machicoulis, rien que ce mur affreux et n'était la sentinelle qui se promène de long en large, on se croirait devant n'importe quelle clôture de n'importe quelle propriété. Au temps des Phocéens ou de l'évêque Belsunce, Fort Saint-Jean méritait sans doute son nom; mais maintenant... Mais maintenant pour le touriste ou le passant, ce n'est qu'un vague établissement militaire, dans lequel

"


ils n'entreront jamais, avec lequel ils n'ont rien à voir et duquel ils se détournent sans penser. Tandis n'est la porte, franchissent ce qui d'autres que pour étape première la c'est mais fort, plus un pas non d'une vie difficile, pénible, extrêmement dure, souvent désirée et toujours acceptée. Quels sont ces hommes, d'où viennent-il, où vontils? Ce sont ou des révoltés ou des audacieux, ou des aventuriers, ou simplement des curieux. D'aucuns les soupçonnent d'être des criminels, des bandits; non, oh! ils n'ont pas tous la conscience très nette, du moins selon le jugement de la société qu'ils fuient. Mais s'ils cherchent parfois l'oubli, c'est surtout parce que les chaînes de la vie ordinaire leur pèsent, c'est parce qu'ils rentrent en eux-mêmes et ne veulent plus des liens qui les retiennent aux autres hommes. Certains sont attirés par la légende, ou bien y sont poussés par leurs instincts ou leur éducation première. Tous sont des lutteurs, que leur tempérament entraîne à demander du nouveau, de ce à quoi ils aspirent et qu'ils n'ont pas trouvé là où ils étaient. Quels que soient leurs appétits, leurs raisons ou leurs antécédents, ce sont des hommes qui veulent vivre leur vie, telle qu'ils la conçoivent, rompant avec celle d'hier pour utiliser au maximum, ce qui peut paraître paradoxal, leur individualité. D'où viennent-ils? Ils viennent de partout et de nulle part, cela importe peu. Qu'ils soient Anglais, Allemands, Belges, Italiens, Français, la belle affaire, ce ne sont que des hommes. Où vont-ils? A la Légion — Oui, à la Légion. — Là est le paradoxe. Utiliser leur individualité. Parfaitement. Car à la Légion l'homme seul compte, en tant qu'individu. Il y déploie sa force, son courage, son énergie, sa volonté. Il y vit de lui-même, pour lui-


même,

seul but : Soldat ; ce seul titre : Légionnaire. Nier la souffrance et la sentimentalité, renier l'amitié et même la sympathie, n'avoir de camarade que pour le service ou le combat, tel doit être son fait. En un mot appliquer la formule en honneur à la Légion: Chacun pour soi, Dieu pour tous. De ces hommes, par une superbe après-midi d'arrière saison comme seule en connaît la Provence, une cinquantaine en rangs serrés se présentent à la porte du Fort. De ces cinquante, je suis le dernier. Je serai le dernier à voir le soleil et le serai aussi à le revoir. Car la porte s'est ouverte sur un vaste trou d'ombre, et ce trou nous aspire tous. Il semble une énorme gueule noire qui avale notre troupeau. La porte franchie, une indéfinissable impression de malaise nous saisit. La voûte sous laquelle nous cheminons pèse sur nos têtes et paraît vouloir nous écraser. Subitement le bruit s'est comme éteint, et instinctivement à mon voisin je parle bas. Dans cette atmosphère moite de cave, où le pavé gluant feutre les pas, une légère angoisse m'étreint et quand j'entendis la porte qui se refermait, j'eus l'idée très nette d'être dans un tombeau. Pourtant, à un coude de la voûte qui continue encore un peu de clarté blafarde apparaît. Qu'y a-t-il là où se découpe cette trouée blanche? Allons-nous dans une crypte ou au grand jour, sera-ce une prison ou la lumière. Nous courons presque, tant nous sommes pressés de quitter ce souterrain, bien plus que de savoir ce qui nous attend au bout. C'est l'air libre que nous retrou /ons. J'en suis ébloui, et le vent du large chasse 11 sinistre emprise de l'entrée. Le pan de lumière blanche qui limitait la voûte s'est précisé. C'est le mur d'une caserne, gros bâtiment à plusieurs étages, qui tient avec

ce


tout le fond d'une très grande terrasse d'aplomb sur la mer. Oh! Ce n'est pas joli, joli, ça n'est vraiment pas un lieu de délices, mais comparé à la vision première, c'est au moins rassurant. Nous sommes rassemblés sur la terrasse et j'observe quelques-uns de mes silencieux compagnons. Avec leurs vêtements de travail fripés et poussiéreux, leurs coiffures pitoyables, leurs légers paquets, ces émigrants ne paient pas de mine. Jeunes, tous le sont, mais la fatigue ou les privations, la tristesse ou l'ennui, ont tiré leurs traits et courbé leurs dos comme à de vieux hommes. J'ai tout à fait l'air de m'être fourvoyé parmi eux. Mon costume d'adolescent endimanché, mon faux-col, ma cravate, ma chemise blanche, mon canotier, font que je détonne en ce milieu. soufflé-je à On je suis visite ici, dirait en que — mon voisin qui me sourit. C'est qu'il y a quarante-huit heures à peine, quelqu'un m'aurait dit que le 20 octobre 1902, je serais à Fort Saint-Jean de Marseille en partance pour l'Algérie, j'aurais traité ce quelqu'un de loufoque. Et pourtant depuis, j'ai rencontré ce mince camarade à face chlorotique sous sa casquette inclinée sur l'oreille, avec ses habits de malheureux ouvrier et avec lui je suis venu ici. Un aboiement rauque nous tire de notre quasi prostration : — Aux Patates! Et le sergent aboyeur nous entraîne à l'allu-e d'un zèbre vers un réduit d'où sort une espèce de gnôme en pantalon rouge. Vu de plus près, ce gnôme se révèle soldat et son bourgeron qui fut sans doute blanc, mais qui est noir de crasse; et son pantalon


-dont le rouge est marbré de tâches graisseuses qu'y ont laissé les doigts essuyés, indiquent qu'il est cuisinier. Avec une dextérité d'artiste, due certainement à quelques années de pratique, il attrape le sac de pommes de terre par les cornes du fond et

pivotant sur lui-même, envoie rouler les tubercules en cercle autour de lui; ce qui arrache à mon voisin un sifflement d'admiration. Le noble travail des peluches commence et me donne un avant goût de la vie future. Quelques-uns d'entre nous sont déjà des as, mais beaucoup sont novices, ce qui nécessite une intervention de l'aboyeur sergent. — Magnez-vous le train, y a les couvertes à toucher. Les ardeurs sont ainsi stimulées et dix minutes après, nous revenons au pas de charge, une couverture sur l'épaule. — Direction des piaules suivez-moi, hurle le sergent. Comme un seul homme la troupe fait un à-droite suit le gradé avec une docilité de brebis et s'engouffre avec lui dans les couloirs. Une cavalcade désordonnée dans un escalier inégal aux murs larmoyants, nous amène dans une grande salle assez bien éclairée, mais sentant la moisissure. Deux lignes de paillasses à même le parquet et une planche scellée au mur à deux mètres de hauteur composent tout l'ameublement. Drôle Palace, de dis-je à mon camarade. — — Parc à punaises, répond-il dans un gros rire. Chacun se colle où bon lui semble, il n'y a pas à choisir, la paillasse est aussi peu épaisse à une place qu'à une autre, le plancher aussi élastique. Près de la porte je contemple mon installation, quand un


sergent qui entre en coup de vent me lance dans la figure : ici faire mon pageot. viens môme, Eh le par — Cette arrivée tumultueuse et ce « Môme » me surprennent et me vexent. Avec mes dix-huit ans, ma figure poupine et rose, mon air juvénile, je suis un gosse; mais je croyais m'être haussé au niveau d'un homme du fait même que je suis ici. Mon hésitation et sans doute ma mine ébaubie, étonnent mon interlocuteur qui s'exclame : pionces? tu petit ben, Eh gars, mon — Je souris en fais-ant non de la tête et le suis dans sa chambre. balai là-dedans, fais le lit et de Donne coup un — dit-il cruche, dans cette flotte de la chercher va me en sortant. Je m'exécute et prends goût à ce dérivatif. Par la fenêtre ouverte au-dessus des cuisines, une odeur assez particulière de popote vient me chatouiller les narines. Ce fumet dans lequel prime le haricot, n'en sent pas moins la graisse rance et une vague, mais très vague idée, un soupçon de saveur de mouton et encore je me demande si elle ne m'est pas restée dans le nez depuis la semaine dernière. C'est beaucoup moins que succulent, mais mon ventre affamé en fera son profit, à condition toutefois que mon gosier veuille bien laisser passer. Le cri de « Au pain m'arrache à mes réflexions, je dégringole quatre à quatre les escaliers en entendant mes compagnons faire de même. J'avais à peine commencé de grignoter pour tromper mon attente, que le lutin rouge et noir sort sur le seuil de son antre et jette d'une voix de rogome : — A la soupe f A la file, nous passons devant une table, où sous


l'œil vigilant et ironique du cuistot qui chantonne: C'est pas de la soupe, c'est du rata C'est pas de la merde, mais çà viendra. Chacun de nous prend une gamelle de fayots et une cuiller et va s'accroupir dehors le long du mur. Une attaque acharnée se dessine et on n'entend bientôt plus que le bruit des mâchoires joint à celui des cuillers. Mon appréciation. de tout à l'heure se trouve confirmée par l'absence totale de viande; le mouton a dû passer assez près de la marmite, mais n'y a pas séjourné. J'avale tout quand même et vais laver ma gamelle dans un baquet d'eau froide, recouvert intérieurement d'une couche de graisse qu'on essuie de temps en temps avec de l'herbe. Nous sommes tous repus; nous errons maintenant à l'aventure, sans toutefois nous approcher de la voûte qui nous reste antipathique, ni de la cantine attenante, parce que les poches sont à sec. Je m'accoude à la terrasse au bord de la mer et les embruns me fouettent le visage. Le bruit de la houle couvre la rumeur de la ville. Et mes compagnons du silence, comme moi fixent le large en mâchant leurs pensées. La nuit est venue et à la lueur terne et tremblottante de lampes à huile, je regarde la rangée de corps allongés sous la couverture. Des ronflements sonores

s'élèvent déjà que je suis encore éveillé. — T'as pas l'air heureux, savez-vous, me dit doucement mon voisin qui se penche vers moi. — Si, si, dors mon vieux, t'en as besoin. Et je me tourne sans pouvoir trouver le sommeil. C'est que ma pensée dont je ne peux me défendre, est bien loin dans le Nord. Je me retrouve à Avesnes, dans l'estaminet où je fis connaissance de ce camarade.


Sous le coup d'une admonestation paternelle, bru-

talement signifiée, j'allais prendre une chope pour me remettre quand je fus attiré par cet unique consommateur absorbé dans la contemplation de son verre. — Salut vieux, à ta santé. tienne. Bonjour, à la — — Beau temps hein, mais l'hiver approche. m'en l'hiver, Beau, oui, longtemps, et car pour — fous, je pars en Afrique. dis-je stupéfait, qu'est-ce Afrique, En que tu vas — faire là-bas ? étrangère. Légion à Soldat la — Ces simples mots m'ont ouvert soudain des horizons nouveaux. La mercuriale paternelle me revient à l'esprit spontanément et sans réfléchir aux conséquences de mon acte, je décide d'aller moi aussi en Afrique. — Je fous le camp avec toi mon vieux. dit-il surprise, c'est affaire Chouette, sans une — que vous veniez avec moi sais-tu. — T'es donc Belge, fils? — Oui et toi Français hein? Pour t'engager, il ne faudra pas le dire, tu es maintenant Belge et tu n'as pas de papiers d'identité. Tu comprends, ainsi ils te prendront, autrement rien à faire. C'est ce que je n'oubliai pas le lendemain au recrutement de Valenciennes, devant un scribe bougon qui me dévisage et m'interroge. — Vos noms et prénoms? — Baptiste Désiré-Gaston. — Date et lieu de naissance ? — 14 octobre 1884, Bruxelles, 23, rue Basse, mes parents y sont encore.


J'ai dit cela d'une seule traite, sans savoir si Bruxelles a vraiment une rue basse. province? Quelle — plaît? S'il vous — Je vous demande dans quelle province est — Bruxelles.

J'en tremble encore. On peut vouloir aller en Afrique, sans pour cela être très calé en géographie. J'étais, pris de court, quand je distingue dans un souffle « Brabant ». Fièrement je répète tout haut regard de reconnaissance 4: Brabant ». en lançant un à mon copain. C'eût été vraiment extraordinaire d'ignorer la province où j'étais sensé être né. Je croyais en être quitte quand une nouvelle question m'est posée : — D'où venez-vous? Alors froidement parce que sûr de mai, je-réponds. à cheval de Tournai. Chasseurs Des — Déserteur alors. — — Oui. Il m'a fallu concentrer toute ma volonté pour ne pas éclater de rire. Tout cela était une belle farce qui se continue dès l'entrée du Major à quatre galons et du Commandant de recrutement. Ceux-ci me lorgnent des pieds à la tête en demandant au secrétaire : Qu'est-ce c'est? que — — Engagement Légion. Et pendant que je me déshabille pour la visite,, il donne lecture de mes déclarations. Examen médical sommaire et satisfaisant qui provoque chez le médecin, des remarques désopilantes pour moi : — C'est quand même malheureux de mettre un homme comme ça dans l'infanterie. Pas comme ici, ils ont le chic de l'autre côté pour choisir leurs


jambes des souple, nerléger, petit, Râblé, recrues. veuses, ça tient à cheval çà. Il en a de bonnes, ce vieux morticole, je n'ai jamais touché un cheval de ma vie. Et c est ainsi de route feuille d'une nantis Valenciennes, de que, et de 2 francs 50 d'indemnité, nous sommes venus échouer sur ces paillasses, dans cette chambre à l'autre bout de la France. Je me retourne sur ma couche et mes pensées roulent toujours, sans que le sommeil vienne les chasser. Voyons maintenant, faisons le point : Quand on a eu une instruction et une éducation scolaires pleines d'enseignements patriotiques et héroïques, corroborés à la maison par une mère aux sentiments élevés; Quand un père beaucoup moins imbu de tels principes, mais combien plus pratique, vous a montré tous les avantages et les beautés de la situation militaire, les mettant plus en relief par une comparaison ad-hoc avec la sienne d'ouvrier besogneux mais d'ave-

nir incertain;

Quand malgré des théories humanitaires souvent professées par lui, il insiste tout de même sur la valeur de la carrière des armes accessible à tous; Quand le cœur aigri par toute une vie de ce labeur insensé et trop pénible des filatures du Nord, choisir de forcer à colère le grande vous pousse sa le fusil plutôt que le marteau. Quand une famille composée d'un consul, d'un professeur, d'un ingénieur, d'une mère supérieure, de propriétaires, vous tient vous le fils de l'ouvrier, pour un être parfaitement négligeable et indésirable; Quand pour toute affection cette famille n'a que

mépris;

Est-ce un acte vraiment fou ou irréfléchi que celui


que j'ai accompli. Je dis non. La semence a germé sous cet engrais et m'a conduit ici. Je n'ai plus à me chercher d'excuses, elles sont dans ce que je viens de penser. Mon seul regret fut de partir sans adieu à ma mère. Et je suis soulagé entièrement de savoir que maintenant elle est rassurée sur mon compte par une lettre partie de Lyon. Je suis en règle avec ma conscience, rien ne sert de revenir en arrière, le vin est tiré, il faut le boire, je me sens de taille à l'avaler jusqu'au bout qu'importe sa saveur. Et je m'endors avec la vision de ma situation future, grades, distinctions, etc... qui me permettront de prendre ma revanche sur ce tas de pédants qui composent ma famille. Ah! jeune présomptueux que je suis, ce ne sera que beaucoup plus tard, que je m'apercevrai combien je me suis leurré dans cette nuit d'insomnie. Je suis tiré de mon sommeil agité par des bruits insolites. Une vingtaine de types, aux uniformes bigarrés de zouaves, tirailleurs, légionnaires, piétinent dans la chambre, cherchant des paillasses sans souci des dormeurs. La voix gouailleuse d'un Parisien

m'apprend qu'ils viennent de débarquer. harengs, Mince de ramedame dans la mare aux — elle aurait pu attendre deux jours de plus cette saleté de tempête. Ça chahutait dur dans le golfe du Lion. Et ce vieux rafiau qui nous amène avec cinq plombes de retard, n'avançait plus cette péniche. Eh dis donc Toto, t'étais plutôt pâle des genoux, c'que t'as pu aller au refile mon vieux, j'croyais que t'allais recracher tes tripes. — J'ai jamais dégueulé comme ça, répond l'autre, c'est la première fois. venir T'en fais fait place de la et en ça pour pas — perme y a rien de mieux. Dire qu'il est une heure du


matin, ronchonne le Parigot, on devrait être dans le dur, en route pour Paname, fouterie de sort, je paume un jour de perme dans ce tournant-là . J'entends encore avec le fracas de la mer en furie, le glouglou d'une bouteille et le grincement de maxillaires qui travaillent ferme, puis je me rendors dans ce calme très relatif.


DE MARSEILLE A ORAN

Sur le pont de la « Russie » fin navire à bord duquel nous allons en Algérie, chacun a pris Diace à de cordages paquets énormes les dans convenance sa qui forment d'excellents abris. Nous avons repassé la voûte avec moins de gêne et avons quitté fort Saint-Jean sans un regard en ar-

rière.

Les emplacements qui nous sont dévolus sur le bâteau sont à fond de cale, dans la batterie. Ceux qui connaissent ces sortes de voyages, savent combien est peu enviable cette partie des navires. Etant à mon premier passage et curieux de mon naturel, je descendis par l'échelle de fer droite et raide. Mais lorsque j'arrivai dans cette ambiance méphitique et nauséabonde j'eus immédiatement envie de remonter. Placée en-dessous de la ligne de flottaison, ne recevant de ce fait le jour par aucun hublot, cette chambre de tôle est constamment pleine d'ombre, car les quelques lampes avares de leur lumière, qu'on a placées sur une seule ligne, sont impuissantes à l'éclairer. Je suffoque et je sens que si je reste là, je vais être malade. Avec quel soulagement je retrouve le pont, qui malgré le vent le chahut et les lames, est de beaucoup'


préférable. Quoique la tempête soit calmée; la mer est encore forte, le bâteau roule et tangue d'une façon inquiétante. Les vagues hautes se brisent sur la proue, qui plonge dans le creux "our se redresser ensuite. De courtes nuées courent dans le ciel, mais le vent a nettoyé l'horizon magnifiquement bleu où le soleil brille. Après une traversée sans histoire, nous arrivons à Oran où je suis émerveillé de la profusion de blancheur, de verdure et de lumière. Les hautes falaises rocheuses qui entourent la ville lui font une ceinture violâtre. Avec ses rues spacieuses, ses vastes places, ses grands immeubles, ses beaux jardins, Oran semble plutôt une ville européenne qu'Africaine. Il faut aller plus loin en deçà des falaises, pour trouver dans le quartier indigène, ce qu'il y a de vraiment arabe ici. A peine accosté, le bâteau est envahi par une foule de Bicots en gandourah de blancheur douteuse. On dirait qu'ils montent à l'assaut. Les uns sont des commissionnaires pacifiques dont les glapissements massacrent le tympan : — Porter valise, m'siou, porter valise. Les autres sont des gamins malpropres qui dans un sabir savoureux débitent à jet continu: — Ciri comme glice, ciri comme glice... A la caserne avec moi, tu ferais peut-être des affaires, mon petit bonhomme, tu aurais de quoi utiliser à fond tes connaissances. Mais ici, chaussures cirées comme glace, pour la cérémonie qui nous attend, ce n'est pas d'une utilité primordiale. Je n'ai pas posé le pied sur le quai, que je suis harponné et jeté sur le côté par un sergent qui me lance en manière d'excuse :


Légion, par ici, mets-toi là sur les rangs, tu bayeras plus tard. Le procédé n'est guère délicat, mais mes regards sont immédiatement attirés par le spectacle de force arabes portefaix les donnent d'adresse et que me déchargeant des balles de farine. Ils dressent sur le sol leur sac, s'accroupissent puis d'un coup de rein enlèvent ces cent kilos comme une plume. Ce qui mais souplesse, leur tant n'est stupéfie, pas ce me c'est de voir que leurs jambes de hérons, maigres et sèches comme des triques ne se cassent pas sous i'effort et résistent à la charge. Perdu d'admiration devant ces grands corps musclés, je suis tout à coup bousculé par un « A droite, droite. En avant marche », encore plus sec que des jambes d'Arabe. Par de.s ruelles rocailleuses et montantes, nous cheminons sous un soleil ardent. Notre troupe toujours silencieuse, a l'air harassé, littéralement, nous traînons les pattes. Cette marche de condamnés, nous amène enfin devant un pont-levis qui commande l'entrée de Fort Sainte-Thérèse. Du style Marseille ce fort, il n'a pour toute force que son nom. Vrai, les saints des deux sexes n'ont pas de quoi être fiers. Soixante mètres de cour au carré, enceinte de murs à droite un casernement, à gauche des bureaux, c'est là toute la forteresse; c'est trop peu et vétusté. Un « Section halte » vibrant nous arrête net au milieu de la cour en plein soleil. Il est vrai que l'ombre coûte cher dans ce pays. le sergent attendez, dit d'ici bougez Ne et pas — Il est à remarquer que tous les ordres ou commandements sont invariablement compris de tous les hommes qui sont pour la plupart étrangers et ne


parlent pas un mot de français. L'exécution n'est pas immédiate, du moins l'hésitation est-elle brève et notre troupe internationale met le minimum de temps à faire ce qu'on lui demande. L'attente se prolonge et je commence d'être en nage. Assis à terre je me sers de mon chapeau comme d'un éventail; si je ne réussis pas à me rafraîchir, je chasse tout de même les mouches voraces dont la ronde agaçante nous entoure. Un nom crié à pleine voix de la porte du bureau, nous sort de notre somnolence. Nous nous avançons tous et l'interrogatoire du recrutement recommence. Sans aucune erreur, je récite mon nouvel état-civM sous l'œil scrutateur d'un vieux briscard de sergent» La longue habitude des hommes l'a rendu physionomiste à l'excès. C'est avec un sourire sceptique qu'il me congédie sur ces mots : — Belge, tu l'es autant que je suis évêque, tu n'as pas pour longtemps de la Légion mon lieux. Il paraît que nous sommes ici pour deux jours et que nous ne serons expédiés sur les portions centrales qu'après ce laps de temps. Les heures s'écoulent monotones, à faire la sieste, ce qui n'est pas du luxe dans ce coin, où la chaleur torride, très peu atténuée par la brise de mer, coupe bras et jambes. Quelques corvées de nettoyage, nécessaires pour éviter la rouille des muscles, alternent avec le repos. Mais ce n'est pas là une distraction; je tente de m'approcher des groupes, pour essayer de connaître quelques-uns de ces hommes, avec qui je suis depuis une semaine et qui affectent toujours un mutisme désolant. Je sais qu'il y en a, des rengagés, qui sont déjà venus ici. Ce sont ceux-là qui m'intriguent et m'intéressent. Je n'ose leur parler, et je voudrais pourtant


savoir une foule de choses. Je les écoute et je suis déçu, leurs conversations sont rares et rapides, dénuées surtout de ce que je désire connaître. Ils parlent de mangeaille, agapes, franches lippées, bordées et autres choses semblables, qui en elles-mêmes sont appréciables, mais ne constituent pas pour moi une nouveauté. Il est tout de même question de l'ordinaire, quelque part en Indo-Chine, ordinaire composé de poulets, salades de tomates, riz au cari. Ehl Eh! L'eau m'en vient à la bouche, et si les cuisines de ma compagnie me fournissent cette nourriture, la vie sera belle. Un dialogue me fait dresser l'oreille. coin, pote, riche Haïphong, j'étais à Oui, mon un « on était pourri de piastres là-bas. Ça suivait les cours du change, ça montait et ça descendait, mais ça ne faisait rien, un peu plus un peu moins. A remuer à la pelle je te dis. Alors j'avais un boy à mon compte, il cirait mes pompes et brossait mes fringues, me servait ma croûte et surveillait ma flème en chassant les moustiques. J'y foutais de temps en temps un coup de pied au cul pour l'apprendre à obéir, alors il filochait droit. Et puis j'allais me balader en pousse-pousse, t'sais ces brouettes à deux rou-es avec un niakoué qui galope dans les brancards. Je faisais mon petit caïd. Diégo-Suarez, on gagnait à moi, C'est comme — pas lerche à Madagascar, mais on se la coulait douce. Je marchais pas souvent, je me faisais porter en filanzane, c'est des espèces de chaises posées sur les épaules de quatre Babaos. Je roalais pas sur l'or, mais j'avais une Ramatou maousse, mon vieux, elle était bien balancée cette négresse, elle me faisait tout mon fourbi pour rien, je la nourrissais et je l'habillais, oh! pas grand'chose comme entretien,


deux mètres de calicot de temps à autre et un foulard pour son crâne. Quand je suis parti, elle a trouvé moyen de me refiler du pèze, des économies qu'elle avait faites pour moi sur ma solde, avait des petites pareil, n'était Ah! moi y pas ce — congaïes, des chouettes petites mômes avec des hibiscus dans les cheveux. Mais tu parles de rapaces; fallait pas leur en promettre, fallait leur en donner; et si tu leur en donnais, y en avait jamais assez, des gouffres à pognon ces femelles du diable. Ça ne fait rien, ça valait tout de même mieux que de bouffer du sable sur la piste de Timissao. — Ben, pourquoi que tu y reviens? Ah!... — Et sur un geste qui a l'air de chasser quelque chose, la conversation s'arrête là. Ces paroles m'ont ouvert les yeux sur des merveilles insoupçonnées, dans des lieux que je crois être des Edens pour Légionnaires. Mon sommeil était peuplé de songes délicieux et je coulais des jours heureux dans les bras d'une princesse magnifique, sur les bords de je ne sais quel fleuve bleu ou jaune, quand je fus réveillé en sursaut par une altercation tragique. Une voix courroucée suffoquait : — Salaud, salaud, je vais te foutre les tripes au soleil, je vais te crever la panse, ordure. Je distinguai une ombre menaçante, dressée sur le bat-flanc. L'homme incriminé se tenait coi, il n'avait garde de prononcer un mot. L'autre descendit, tira sa couverture et alla ailleurs finir sa nuit, sans que nous sachions de quoi il retournait. Je me rendormis en pensant que si la vie pouvait paraître rose parfois, elle a aussi ses noirceurs. Et des cauchemars atroces hantèrent mon cerveau.


J'eus le lendemain le mot de l'énigme, en entendant la victime demander : Où qu'il le salopard qui est me faisait secouer — son gland? Il s'agissait donc d'une de ces pratiques onanis-

tiques, digne de Sodome ou Gomorrhe et qui satisfont parfois aux colonies, des désirs inassouvis, faute d'élément féminin. Le rassemblement se fait en désordre et lentement. vite puis allez la Allons plus et ça, vous que — boucler vous autres là-bas. Après vous, vous savez, ne vous gênez pas! Important le chef se redresse et continue : — Ceux que je vais appeler se rangeront à gauche et formeront le détachement pour le premier étranger; les autres à droite iront au deuxième. Je suis séparé de mon camarade d'engagement qui part au premier. Nous nous quittons sur une simple poignée de main et je constate que nous sommes pris Fun et l'autre, par notre nouvelle vie. Pas de paroles mutiles, pas de sensiblerie, nous ne nous connaissons qu'à peine. C'est bizarre, mais cela est. Même si nous étions restés ensemble, notre camaraderie ne serait pas allée jusqu'à l'amitié, car jamais cet homme ne m'aurait rien révélé de lui-même, et jamais je ne lui aurais rien demandé.


SAIDA

!

Ah! Les chemins de fer algériens de 1902 Je ne sais ce qu'ils sont maintenant, mais à cette époque, les lignes allant dans le Sud étaient de vulgaires tortillards de province à voie étroite. Non pas que les wagons fussent mal aménagés mais les petites locomotives haletantes, poussives et constamment enrhumées, avaient une peine inouïe, à toute vapeur, à traîner le train à plus de trente kilomètres à l'heure. A Perregaux, où nous fûmes obligés de descendre, pour aller à une autre gare prendre la direction de Saïda, je connus alors le vrai visage de l'Algérie. Des palmiers gigantesques, bordent certaines rues, dont les maisons de terre battue à terrasse, n'ont que de petites ouvertures qui les font ressembler à des redoutes. D'autres rues étroites et sales, serpentent dans des souks où des marchands arabes, sont assis au milieu de leur éventaire multicolore et débordant. Des indigènes passent nonchalants, des femmes voilées trottinent deux à deux, des gosses sordides se chamaillent en jouant à la marelle et des vieillards étiques fument lentement, accroupis le long des murs, semblables à des paquets de hardes oubliés là.


L'inévitable soleil nous cuit la peau. Malgré tout, j'ai tenu à porter le sac d'un vieux Légionnaire qui consent à m'abandonner son chargement. Je plie sous le faix de cet énorme échafaudage, mais je me sens assez fier de constater que mes reins sont solides et que mon pas ne se ralentit pas. Le vieux ne me remercie pas, mais mon plaisir est extrême de l'entendre dire : feras fameux gamin, tiens Tu le tu un coup, — troupier. Devant la gare de Saïda, un adjudant et une dizaine d'hommes prennent possession du détachement et nous encadrent. En rangs par quatre nous démarrons au son des clairons et tambours, qui, à notre tête, font un tapage assourdissant. Nous traversons la ville qui est une réédition de Perregaux en plus mal, et par la porte de Mascara où se trouve la prison des exclus et disciplinaires de passage, nous côtoyons le quartier juif à droite. A gauche, l'hôpital militaire, suivi des jardins devant lesquels nous entrons. dans la caserne tambours battants. Nous étions impatiemment attendus, car à peine arrêtés dans la cour, qu'une bande de Légionnaires nous assiège. Je pense que nous sommes les animaux rares d'un jardin. zoologique extraordinaire, à la façon dont nous sommes dévisagés. Mais je comprends de suite que tous nos admirateurs viennent chercher d'anciennes connaissances, ou bien un type du pays qui leur donnera des nouvelles qui ne les intéressent guère au fond, mais qui leur seront agréables quand même. Deux se sont reconnus. — Tiens, tu reviens! — Oui, je n'ai pas pu m'y recoller à c'te putain de vie civile, j'avais besoin d'être ici, alors un jour que


cinq repris ai j'en pour plus j'en ai eu que marre, piges, que veux-tu on ne se refait pas. Bien sûr, t'as eu raison. J'entends près de moi marmotter à voix presque haute : j'en connais pas un, j'en connais pas un... Et je vois s'éloigner d'un air las, celui qui, chaque arriparmi les nouveaux chercher là viendra jeudi vants, l'homme qui calmera enfin sa nostalgie du moment. Le clairon de garde a rassemblé les caporaux de déappellent, nous main listes nous semaine qui en signant nos unités et nos matricules. Je suis le numéro 11.200 affecté à la 269 compagnie, 119 escouade. Où est-ce que ça se trouve, mystère? Le caporal à qui je le demande me répond : Démerdes-toi. — Un homme que j'agrippe au passage me dit laconiquement : — A droite. Enfin un troisième me prend en pitié. T'as l'air perdu, qu'est-ce que tu cherches? La 11" escouade de la 26" compagnie. je vais te conduire. moi Viens avec — Je le suis comme un chien. Du poste de police, à côté des locaux disciplinaires, j'avais eu une vue d'ensemble de l'immense cour, dont trois grands à bien C'est côtés. trois limitent bâtiments de corps droite que se trouve mon casernement. A gauche, je l'ai su ensuite, loge, avec l'infirmerie et les cuisines, le bataillon de marche; au fond la 251. Mon guide me pousse dans un escalier en me disant : à droite sur le palier. haut, porte là C'est en — je monte rapidement. merci, Merci, et —


Devant la porte, je m'arrête hésitant, un peu étourdi. J'entends des éclats de voix. Je frappe timidement, lè bruit continue. Je frappe plus fort, les voix s'arrêtent, mais on ne me répond pas. Je refrappe, tou jours pas de réponse. Je m'enhardis et tourne lentement la poignée en poussant doucement la porte. Mon chapeau à la main, je passe la tête et suis ahuri en me voyant le point de mire d'une quarantaine de paires d'yeux qui me regardent étonnés. J'entre et sans malice je balbutie : — Bonjour, messieurs. Cette politesse suffit à déchaîner un grand énergumene debout près de moi, qui de son bras tendu me secoue comme un prunier en me criant : — Ici, il n'y a pas de messieurs, t'entends, pas de messieurs. Voilà une façon de me mettre à mon aise, qui manque de civilité, mais qui est fort goûtée de tous les spectateurs présents riant à gorge déployée. J avise tout à coup deux galons de laine rouge en travers du bourgeron de mon bourreau et je trouve assez d'aplomb pour articuler : — Bien caporal. Ce qui provoque immédiatement l'arrêt de la comédie que je commençais à trouver saumâtre. D'un ton bourru il me dit en désignant une couchette : * — Tu coucheras là. — Oui, caporal. Je m assieds pour rerouver complètement mon équilibre et j'observe mes nouveaux compagnons, qui sans plus s'occuper de moi, retournent à leurs affaires et leurs discussions. L 'un d 'eux, une espèce d'échalas maigre et anguleux et qui était planté au milieu de la pièce lors

-


de mon entrée, les mains derrière le dos, marche d'un pas égal, silencieusement, dans toute la longueur de l'allée centrale. Quand il se dirige vers moi, je distingue ses yeux gris et fixes, son nez d'aigle, sa figure sèche et tannée plantée sur un grand cou décharné de vautour. Légèrement penché vers le sol, les épaules bombées, il ne fait attention à personne ni à rien, il est ailleurs, et je me demande si sa marche automatique est faite pour calmer une souffrance ou pour donner libre cours à ses pensées. Il me semble bizarre, mais plus bizarre encore est son accoutrement. Vêtu d'un pantalon de toile blanche, d'une courte veste qui laisse bouffer la chemise à la ceinture, les pieds nus dans des sabots, il est coiffé d'un bonnet de coton, ce qui fait de lui le plus hétéroclite des individus. Dire son âge serait malaisé, sa maigreur et son faciès lui donnent l'aspect d'un vieillard, et tel, il pourrait paraître mon père. J'en suis là de mes observations quand le caporal radouci me

demande

:

— As-tu faim? Je n'en sais rien, mais je dis oui pour être honnête. — Simonetti, va lui chercher une gamelle de soupe. L'automate sans s'arrêter grogne quelque chose et de son même pas pesant sort et revient cinq minutes après, poser devant moi, sans un mot, une gamelle, puis reprend sa promenade hallucinante. J'en reste tellement épaté, que je le suis des yeux, sans regarder ce qu'il m'apporte. — Eh bien! bouffe donc, me dit le cabot. Ma gamelle est pleine d'une espèce de colle, dans laquelle ma cuiller toute droite est plantée. C'est de la soupe panade il paraît. Je ne m'en serais jamais douté en voyant les macaronis qui reposent le sur dessus. Enlevant la cuiller, je ramène à la surface du


riz, des haricots, des pommes de terre, des bouts de biscuits, mais rien qui puisse déceler la panade. Je me rends compte qu'ici, les recettes culinaires ne sont pas tout à fait les mêmes qu'en France et que les poulets du Tonkin n'ont pas cours à Saïda. j'essaie d'ingurgiter cette macédoine qui sent le graillon, mais mon estomac se rebelle et j'arrête mon expérience de peur d'en vomir. J'aurais bien -v-oulu pourtant devant le caporal qui ne me quitte pas des yeux, avaler tout, mais impossible. t'y bah! tu délicat, l'estomac t'as Ça pas, ne va — feras. Je cherche à m'excuser, je n'ai pas grand' mais sûr, Bien savez, vous —

faim. mieux, Ditter, descendra litre, boire Viens ça un — Simonetti allez hop! à la cantine. Il y a foule chez le cantinier, la chaleur y est lourde et l'air est infecté d'une odeur âcre, mélange de sueur, de fumée de tabac et de vinasse. Il faut crier pour se faire entendre, tant les conversations se font sur un thème élevé. On parle toutes les langues dans cette Babel de caserne, mais on n'y parle que du métier. Assis à une table, il me faut me présenter à mes trois camarades qui ont tiré leurs quarts de leurs poches. rouquin litre de et loufiat! Un Eh un verre, — hurle le cabot. Puis, se tournant vers moi : — Quand t'auras un quart tu feras comme nous, faut toujours être prêt à boire un coup n'importe où tu te trouves. Après avoir versé un liquide épais, il reprend : — Alors t'es français, ça va, moi je suis lorrain, je


m'appelle Detz. Faut pas t'en faire je te décraperai en vitesse, ça ne sera pas long parce que t'as pas l'air nouille. Y a des drôles de cocos ici, si y en a un qui te court sur l'haricot, t'as qu'à me le dire, j'y dresserai le poil. Et montrant l'escogriffe à bonnet de nuit, assis en face de moi. Corse, bon Simonetti, c'est girafe-là, Cette un — gnass toujours dans la lune, tu peux lui demander un conseil, il te le donnera et toujours bon; invite-le à becqueter ou à boire, il viendra, s'il y a à se bagarrer, il en sera, mais en dehors de ça, il est muet comme une carpe, il dort. Celui-là est Ditter, il vient de l'artillerie coloniale, c'est le dernier mammouth costaud comme il est, il extermine tous les Bicots qui l'emmerdent, et même les autres, mais il ne ferait pas de mal à une mouche. Le bon géant rit aux anges et avale d'un trait son quart de vin. J'ai voulu l'imiter, mais je me figure avaler une râpe. C'est du vitriol ce pinard-là. — T'en fais une gueule ricane Ditter, il est raide l'aramon, hein! — Nom d'une pipe oui, dis-je, j'avais l'habitude de boire de la bière, ça me change. — Quand ça t'aura brûlé la boyasse, tu boiras ça comme du petit lait. Et Detz d'ajouter : — Je ne sais pas ce que ça fait dans les boyaux, mais ça nettoie bougrement bien le zinc des tables; vise plutôt. Il renverse une goutte qui devient noire comme de l'encre, mais essuyée, on trouve le zinc beaucoup plus net qu'à côté. L'appel nous surprend encore attablés et nous cavalons pour ne pas être portés manquants.


ASSIMILATION

treillis, deux pantalons, deux pantalon, Un un — chemises, un caleçon, un képi, deux paires de godasses, une bretelle de fusil... Le garde-mites énumère ce qu'il me donne en le jetant sur une toile de tente étalée par terre. Je regarde non sans appréhension monter le tas de linge, de vêtements, de cuirs et de ferraille qui doit m'appartenir. Le magasinier continue. à Detz, y en a encore! dis-je Flûte alors, — représente barda ah! le petit, Oui, tout .ça mon — quelque chose, mais quand c'est bien plié, ça ne tient pas bezeff de place. Après une visite médicale où je fus reconnu bon, je suis depuis un bon quart d'heure au magasin. Je m'en reviens enfin cassé en deux, mon ballot sur l'épaule, cognant à droite, cognant à gauche, titubant comme un homme ivre. — Ça pèse son poids tout ce fourbi, dis-je, en m'affalant sur ma paillasse. Detz dit regarde-moi faire, Planques-toi là et — qui avec une habileté digne d'éloges, plie, ' tasse, arrange toutes choses et finit par me présenter un paquetage soigneusement ordonnancé. Tout est en place et la ribambelle de cuirs accrochés à la tête


du lit. Jamais je n'oserai y toucher, car il me semble que je ne pourrais pas le remettre ainsi. « Au rapport, au rapport » et tout le monde dévale les marches pour se mettre en carré dans la cour et écouter dans une immobilité absolue, la lecture de la décision avec laquelle je fais connaissance. Je ne comprends pas grand'chose à tous ces laïus, et ce n'est que l'annonce des punitions qui me paraît clair comme de l'eau de roche. Ça a l'air de tomber dru ici, les jours de salle de police et de prison, et pour des vétilles encore, il faudra faire attention je crois. Le clairon sonnant la soupe, coupe net les commentaires de l'adjudant qui n'en est pas fâché et nous dit de rompre les rangs. En rentrant, Detz me dit en riant : — Voilà ce que sera la vie de chaque jour, avec les marches, l'exercice, les colonnes, les corvées, la soupe, les sorties, les permes, le rapport et la tôle, tu as fait le tour de la vie de soldat. Ça te plaît? — Faute de mieux, je saurai m'en contenter. — Quand tu seras dans le bled, t'en baveras, tu verras; mais on s'y fait, on se fait à tout, l'essentiel, c'est de s'en foutre. Je cherche à sonder la pensée de ce philosophe, qui commence à menacer l'équilibre de toutes les belles théories qu'on m'a inculquées. Les hommes de soupe arrivent, tenant chacun l'extrémité d'une claie de bois sur laquelle reposent les gamelles. C'est une ruée de la part de mes camarades, au point que j'ai peur qu'ils ne flanquent tout par terre. Mais ils savent s'arrêter à temps, chacun repère le fricot qui lui semble le mieux fourni en viande et l'emporte jalousement. Dorénavant je me débrouillerai ainsi, car cela paraît tout naturel et ne soulève aucune protestation. Les porteurs sont sou-


lagés de la presque totalité de leur chargement, et quand ils arrivent à la table, il ne reste plus guère qu'une dizaine de gamelles sur les cinquante-trois destinées à l'escouade. Detz qui m'a fait asseoir à côté de lui, m'apprend qu'il y a marche militaire cet après-midi pour la compagnie et que j'y prends part. Je m'étonne, on ne perd vraiment pas de temps ici, arrivé d'hier, et encore en civil, je ferais une marche aujourd'hui! Ceci provoque chez le caporal des remarques judicieuses. — La Légion est un réservoir d'hommes pour le Sud. Il faut que les hommes soient prêts dans le minimum de temps. Beaucoup ont déjà été soldats, cela simplifie la chose. Tous reçoivent une instruction théorique limitée. Le reste s'apprend tout seul. Le meilleur est de les assimiler immédiatement. Il faut des types très résistants, sinon très ferrés sur la théorie; c'est pourquoi on ne s'embarrasse guère de tous les préjugés qu'on trouve dans les formations métropolitaines. Une marche de vingt kilomètres sera plus utile que dix heures d'exercice. J'abonde dans ce sens, mais j'aurais mieux aimé ne marcher que demain. La table débarrassée en cinq sec, Detz, descend mon paquetage et me dit : — Mets-toi en tenue, je vais faire ton sac. J'enlève mon veston, mon gilet et ma chemise. J'enfile la liquette de grosse toile blanche, raide d'apprêt. Je troque mon pantalon civil contre une culotte de toile bise et passe la capote. — Tu n'es pas mal ficelé, dit Detz, le garde-mago

t'a bien servi.

Et il commence de monter le sac cé qui représente pour moi un travail de Titan; car je ne vois pas très bien comment toutes mes affaires tiendront dans


cette espèce de boîte de si peu de volume. Mais Detz est passé maître dans le genre, le tout est enfermé, serré, assemblé jusqu'à former un ensemble compact assez lourd, mais pas trop encombrant. Je déplore mon paquetage si bien dressé et qu'il me faudra refaire, mais j'ai pris deux leçons de choses dont je tirerai profit. A midi, je suis sur les rangs, en tenue de campagne, l'arme au pied. Comme à mes camarades, mon col de capote est dégrafé, les manches retroussées sur le poignet, la ceinture bleue enroulée autour de la taille, le ceinturon bouclé dessus. Je n'ai pas trop chaud seul mon sac me tire les épaules, je le remonte d'un cran. Je ne me sens tout de même pas à mon aise. Allons giron défais ton pantalon Tiens voilà du boudin voilà du boudin... La clique a entonné la marche de la Légion que je reconnais pour être celle entendue à mon arrivée à Saïda. La cadence est moins vive qu'en France. En colonne par quatre nous sortons de la caserne, l'arme sur l'épaule et je m'efforce de marcher au pas, ce qui n'est pas si facile que je le supposais. Je me rends compte que le pas est plus long que dans les autres troupes, il suit le rythme de la musique. Nous n'entrons pas en ville, les clairons se taisent. Nous marchons au pas de route, et je sens mon sac peser de plus en plus lourd. Le fusil à la bretelle me bat le flanc, la chaleur commence d'être insupportable. Pour comble de malchance, la route caillouteuse que nous suivons grimpe et raide. Mes compagnons marchent en silence, pourtant de temps en temps on entend un juron d'homme qui glisse ou qui bute. Mon voisin dit : « C'est le crève-cœur c'te


route. » Je ne réponds pas accablé. Les diamants de mes chaussures dérapent soudain et je vais donner du nez dans le sac de l'homme qui me précède. Nom d'un chien, je ne tombe pas, mais il s'en faut de peu. La sueur m'inonde le visage et m'entre dans les yeux. Je halète aussi poussif que les locomotives d'Algérie. Mes camarades soufflent aussi comme des phoques, et les coups de reins pour remonter le sac qui descend continuellement se précipitent. Eh bien! ce n'est pas gai une marche dans de telles conditions. Il me faut faire appel à toute mon énergie pour ne pas céder à l'envie de plus en plus lancinante d'aller me coucher sur le bord du fossé. Enfin la route débouche sur un plateau, je soupire de soulagement et ne suis pas le seul. Une petite brise vient nous rafraîchir, ce qui est délicieux. La fatigue commence à me saisir, et c'est avec amertume que je me demande combien il me faudra exécuter de marches semblables pour avoir l'entraînement nécessaire. Au retour, Detz m'attend au poste et me regarde un peu narquois. Alors je me redresse pour répondre à son sourire. Mes épaules endolories me font bien mal, mes jarrets sont en capilotade, mes jambes sont douloureuses, mais je suis content de moi quand le caporal me serre vigoureusement la main en ajou-

tant

:

— Ça va, mon tiot, c'est bien, tu es sacré Légionnaire, foi de Lorrain, je n'aurais pas cru que tu tiennes si bien le coup. Dans la chambre, je reste abasourdi, en voyant la table chargée de victuailles. Je me délivre de mon fourniment et m'approche les yeux ronds. Je ne rêve pas, un superbe plat de boudin trône au milieu, agrémenté de quelques appétissants cervelas. Une demidouzaine de litres de vin montent la garde attendant


les assaillants. Je suis alléché et je sifflote la marche de la Légion Tiens voilà du boudin, en esquissant un pas de gigue. Aïe... j'en avais oublié mes douleurs, qui malheureusement, elles, ne m'oublient pas. Simonetti qui se promène encore de long en large n'a même pas levé les yeux. Je voudrais bien l'interroger, mais me répondra-t-il? Detz qui arrive, me tire de ma perplexité et satisfait in-petto à ma cu-

riosité.

la panse, hein, travaille Ça te —

t'en auras, t'en

fais pas. balthazar? honneur quel mais Oui, ce en — Y a pas d'honneur là-dedans, je vais t'expliquer. — Tes frusques de civelot, tu ne pouvais pas les garder. Alors avec Ditter et Simonetti on est allé les bazarder chez Sarah. Comme on a pensé que tu aurais la dent en revenant de marche, et que nous on ne pouvait pas te regarder briffer tout seul, on a acheté un petit peu de camelotte pour améliorer l'ordinaire. Je suis interloqué, et je regrette un peu mes effets, mais au fond il a raison. Je me tais et comme qui ne dit mot consent, Detz continue. — Tu ne la connais pas Sarah, c'est une bath poule, une juive pépère, on ira la voir ce soir après la bectance, hein. Et puis, voilà trente-cinq sous, c'est ce qui reste de la petite opération, ça te revient. Je le remercie de sa probité, et je voudrais bien lui dire que j'aimerais mieux me reposer que d'aller voir toutes les Sarahs des environs, si belles soientelles, mais mon amour-propre me retient. Je fais contre mauvaise fortune, bon cœur et je m'assieds, non sans précaution, à la table où Detz a réuni quelques camarades qu'il a jugés dignes d'assister au festin. Cinq heures, nous sommes dehors en direction du


ghetto de la Juive. Mes douleurs engourdies par une longue station assise se réveillent et l'épais sang de bœuf que je distille ajoute son effet à celui de la route. J'ai des jambes de flanelle qui fonctionnent au ralenti. Et je suis heureux de m'asseoir sur un banc chez Sarah, autant que je le serais en temps normal dans le meilleur fauteuil. Le domaine de la Juive ne manque pas de pittoresque. C'est aussi bien une épicerie qu'une quincaillerie, itn débit de vins qu'un musée. Autour de quelques tables, où déjà des Légionnaires consomment, s'étale une masse de marchandises, dont le plus petit atôme, est de première nécessité pour le soldat. Les murs sont tapissés d'un bric-à-brac d'effets et d'équipements militaires, où les ceintures bleues dominent. Detz me renseigne : — Tu gaffes les ceintures, mon tiot, elles représentent le prix de ce qu'ont acheté un tas de mecs fauchés. Les Espagnols en sont friands, c'est de la bonne monnaie d'échange pour Sarah. Evidemment, y a le conseil de guerre, mais y a aussi le système D. qui le remplace avantageusement, pour nous du moins. Ça te servira aussi. Sarah... Eh, Sarah! Une femme qui ne manque pas de pureté dans les traits, grands yeux vifs et noirs, chevelure d'ébène abondante, teint bistré, entre en riant. Son envergure exagérée démolit son esthétique. Beaucoup moins grasse, elle serait appétissante, telle quelle, elle ne peut que faire office de bon matelas. Detz, qui paraît très, très intime avec elle commande à boire. Du vin bien entendu, on ne boit que cela à la Légion, cela et de l'eau dans le bled, rarement de l'alcool. Il va falloir encore que je me tienne à la table pour avaler cette mixture. Avec force coups d'oeil suggestifs, Detz interpelle :


— Giron, le petit copain, hein Sarab; tu voudrais bien te l'envoyer. Elle rit de toutes ses dents superbes et me regarde

sans répondre. — Doucement, dis-je, quand elle se fut éloignée, je nage très mal. Pour ne pas partir sur une patte, selon l'expression de Detz, nous remettons ça, cette fois ce sera le coup de grâce. Je paie la somme fantastique de six sous (ah! heureux temps), pour le tout, et Ditter qui n'aime pas stagner longtemps au même endroit propose : — Si on allait au claque. Je chancelle un peu, la tête lourde en descendant une sorte de ruelle mal éclairée, aux gourbis sombres, auxquels de petites lucarnes grillées donnent un aspect de prisons. Vers le bas, un fanal rouge scintille et marque l'endroit de nos désirs. Ditter dont les gestes sont toujours violents, envoie un formidable coup de poing dans la pesante porte et appelle Eh! les gerces, vous allez ouvrir. — Cela produit son petit effet, mais pas instantanément. Dès notre entrée un orchestre disparate attaque : Travadja la moukère Travadja bono Ce qui déclanche le déhanchement de quelques femmes en costume arabe promenant à droite et à gauche leur ventre nu avec une souplesse remarquable et un mouvement de plus en plus accéléré. D'un coup de rein non moins remarquable, elles essaient d'exciter notre virilité. Pendant que je me laisse choir sur une banquette complètement flapi, Detz commande à boire et Ditter se pend au cou d'une bayadère et l'entraîne à danser.


Tiens, mais Simonetti l'imite, il se dégèle, il ne parle pas, mais il remue, non seulement les jambes, mais les mains qui exécutent un travail de pétrissage savant dans les chairs flasques de la mauresque. Sa régularité en matière de mouvement n'est que fictive, il sait varier et avec une telle virtuosité qu'il déchaîne les protestations de la patiente qui s'échappe en criant comme une possédée; ce qui n'est pas très indiqué en ce milieu. Un des musiciens espagnols se croit autorisé de défendre la dignité froissée de la pensionnaire et s'avance en jargonnant véhémentement. Mais il se heurte à Ditter qui pour toute réponse, d'un revers de son battoir d'hercule, envoie ce fils de la péninsule ibérique, plonger dans les décors knockout. Je reste médusé devant cette baffe magistrale si bien appliquée et deviens inquiet de la tournure des événements. L'intervention intempestive de Ditter soulève un toile général parmi les musicos qui se lèvent menaçants. Godfordamit. Heraùs, — C'est Detz qui entre en lice, et exécute de terribles moulinets avec un tabouret qu'il a ramassé en un clin d'œil. Simonetti qui était resté à l'écart, les mains dans les poches, s'avance aussi, et l'ardeur combattive des quatre pygmées se trouve soudain calmée par l'allure peu rassurante de mes trois gigantesques copains. Tout ceci s'est passé en moins de temps qu'il n'en faut pour l'écrire. Les femmes la force reviennent mais éclipsées, avec sont en se patronne qui baragouine je ne sais quelles injures, prenant Detz à partie. sorcière, garde ta barvieille ferme Ça ça, va, — baque à Bicots si on ne peut plus la tripoter, combien qu'on te doit, qu'on se tire?


Simonetti, toujours calme et qui ne perd jamais la notion des choses sérieuses, nous dit : l'appel. n'est temps heures, Huit pour que — Et je suis dans la rue suivi des camarades sans trop savoir si nous avons payé. Nous débouchons sur la place déserte de l'hôtel de ville. Nous hâtons le pas, quand nous trouvons sur notre chemin un Arabe qui vient à notre rencontre. Ditter, à qui un reste d'exaspération travaille encore les biceps, ceinture l'indigène et cherche à le renverser. Mais l'autre résiste et cela dégénère en pugilat qui promet de s'éterniser. Detz, excédé, trouve une solution immédiate au problème. Il prend dans un tas servant à la réfection de la route, un gros pavé, et s'en servant comme pilon, éprouve au choc la résistance de la tête de l'Arabe, faisant par trois fois comprendre à celui-ci que nous sommes excessivement pressés. Mohammed s'écroule assommé et nous continuons silencieusement notre course à l'appel. Tout en activant, je pense qu'il faut que je me mette au diapason de mes compagnons. Les principes mis à exécution par eux, ne sont pas du tout ceux auxquels je suis habitué. Et la morale qu'on m'a apprise est fausse en ce sens, qu'elle serait trop difficile à appliquer ici. La violence règne en maîtresse et si elle n'est pas toujours nécessaire, elle est toutefois très utile. Je ne renie pas entièrement mon éducation primitive, mais elle comporte des lacunes qu'il me faudra combler au plus vite. Je romprai donc avec certaines convictions étroites et m'inspirerai d'autres moins belles, mais plus commodes. L'appel passé sans accroc, nous finissons à la cantine notre équipée, où malgré mon écœurement du vin et le peu de propension que j'éprouve à cette boisson, je bois au succès de mes comparses.


INSTRUCTION

Sur une espèce d'esplanade plantée de deux rangées de palmiers, le long du mur d'enceinte de la porte de Mascara, sans arme, en tenue d'exercice, nous attendons sur une seule file les enseignements de notre instructeur. Celui-ci, un soldat de première classe d'origine allemande, d'une tenue impeccable, le visage encadré d'une belle barbe blonde, parle français très correctement et sans accent. Doucement, sans brusquerie, il détaille les mouvements consciencieusement et avec méthode. Sans impatience d'aucune sorte, il répète autant qu'il le faut, en français, en allemand, ses explications ou ses observations. Ses commandements sont fermes et d'une parfaite limpidité. Aucun geste de mauvaise humeur, aucune parole désobligeante, des démonstrations précises, ce qui fait que sans difficulté, en très peu de temps, tout le monde a compris et chacun exécute parfaitement ce qu'il vient d'apprendre. Et ce sera ainsi tous les jours, pour les classes d'armes comme pour la théorie, sans heurt ni complication. Je conçois fort bien les réflexions de Detz et me


rends compte que cette façon particulière d'éduquer les recrues porte ses fruits plus rapidement que dans les autres corps de troupe. Les règlements ne sont pas ressassés éternellement, on ne prend d'eux que le nécessaire. Les chefs comptent sur l'initiative de leurs hommes et sur l'expérience des vieux pour parfaire les connaissances acquises, se plier aux circonstances et s'adapter par la pratique à la rudesse de la vie des camps et du désert. Joint à cela l'entraînement quotidien à la fatigue, véritable initiation à la résistance physique et morale, s'adressant à une élite d'hommes, élite en tant que cran, énergie, volonté, il est tout naturel qu'au bout de cinquante jours, chacun de nous soit un bon soldat. La consécration au titre de Légionnaire est donnée par le colonel lui-même, en présence des officiers et des instructeurs. J'ai passé avec succès ce petit examen technique. C'est sur un exercice d'escrime à la baïonnette, tel qu'on le pratiquait en ce temps-là, que je fus reconnu apte à partir au Tonkin, à Madagascar ou ailleurs, prendre part aux éventuelles batailles. J'étais dorénavant un tueur patenté, et aussi un apprenti cadavre, ce à quoi je ne pensais aucunement du reste.


DE VIRIS

Selon la décision du colonel, je fus donc affecté à la 21 Compagnie du 1er Bataillon. Detz me tuyaute. tombes dans la meiltiot, tu bien, Ça mon va — leure compagnie. Le capitaine Forest qui la commande est un vieux brave, pas sévère, juste, qui a la manière. Ils sont tous à peu près pareils remarque, mais lui c'est la crème. Les lieutenants Claudot et Lorence, bons types aussi, calqués sur le pitaine. Fameux bledards sur qui on peut compter. Et puis, comme juteux, tu as Trippenbach. Ah! Trippenbach, fabriqué exprès pour la Légion, lui. A participé à toutes les affaires et toutes les échauffourées depuis vingt-cinq ans. Tu l'entendras gueuler comme un âne. Il a toujours l'air de vouloir te bouffer; c'est justement pour cela qu'il n'est pas dangereux. Vieux Légionnaire, il connaît toutes les ficelles, toutes les roublardises. Oh, il te foutra dedans si t'es dégueulasse, mais s'il apprend que tu as réussi un coup de maître, une bonne rigolade, tu monteras d'un échelon dans son estime. Après ce discours dithyrambique de Detz, je fus insouciant du changement de compagnie. Et cela contribua beaucoup à diminuer les regrets que je


moins du escouade, 118 la quitter de avoir pouvais et Simonetti Detz, ces trois excellents garçons : Ditter. J'ai voué une reconnaissance sans bornes au preprodigua protection et me prit sous sa mier qui me deux Aux compétence. haute de conseils sa les de l'inanité prémes entrevoir firent qui autres me tout d'avoir compris dois je à C'est jugés. eux que seule la prendre, devais je attitude de suite quelle bonne ici. Ma psychologie ne serait pas parvenue situation telle la envisager à rapidité de autant avec la de dégrossissage si Mais présentait. ce qu'elle se appréfait m'avait moi, importance pour haute plus décelé au&si m'avait il Légion, la bon cier ce qu'a de ses tares. néentraîne tous, Dieu soi, chacun pour Le pour cessairement la défense de l'individu contre son semblable. Toutefois, il ne faut pas perdre de vue aide au jamais refusent Légionnaires les se ne que dehors. Qu'il s'agisse d'une rixe avec des gens quelindides contre bataille d'une rangée conques, ou gènes insoumis; que ce soit dans la rue en permission, ou dans le bled en colonne, toujours le Légionnaire en péril peut faire appel à ses camarades; s 'il s'en trouve là; il sera secouru. Leur solidarité est solide et à toute épreuve. Mais il y a une autre défense, c'est celle obligatoire de Légionnaire contre Légionnaire. Dans cette réunion d'individus de toutes sortes, la pusillanimité est une défaite et met l'homme à la merci de son compagnon. Il faut s'imposer, ne jamais reculer, faire front continuellement, donner la preuve qu'on vaut au moins les autres, cela seul vous fait respecter. Devant le géant aux muscles d'acier, le petit Espagnol, par exemple, doit se redresser. Il utilisera la


ruse pour compenser sa faiblesse physique, mais il ne cèdera en rien. Cette philosophie de la force s'arrête là où commence la brutalité. Les hommes ne sont pas foncièrement méchants ni cruels. Leurs manifestations sont pour ainsi dire irraisonnées, parce que spontanées, parce qu'aussi, l'habitude devenant une seconde nature, la crainte, la peur du prochain les a abandonnés, seule la raison d'être fort subsiste. Pourquoi ces principes? Parce que la démonstration de leur vigueur physique leur permet de rester seuls avec leur conscience et leur âme. Presque tous ont à cacher un instant de leur vie, qu'ils ne peuvent ou ne veulent divulguer. Que ce soit une bénignité, un acte grave ou répréhensible, un délit politique ou de droit commun, une faute de jeunesse ou un dégoût quelconque, ils ne sauraient trahir le pourquoi ils sont venus échouer là. Objets d'un ostracisme injuste, victimes de leurs instincts, esclaves de leurs idées, bafoués par une femme, bannis par une famille, essuyant l'opprobe de la société, ils sont venus ici cachant leur nom et leurs motifs, sachant qu'on ne leur demanderait rien de justificatif. Trop fiers pour chercher une excuse ou une consolation dans le cœur d'un ami, ils aiment mieux vivre farouchement seuls, et l'école du silence est celle de la force concentrée, qu'ils déploient pour défendre leur secret. Quelquefois, l'un d'eux lâche des bribes de sa vie, et on arrive à deviner plutôt qu'à discerner quelle a pu être sa faute ou son erreur, mais cela ne se produit que dans les moments d abandon dus à l'ivresse. Autrement, en pleine possession de son intellect, l'homme ne dira rien, et si vous interrogez il sera muet, si vous insistez, il frappera.


faire doit pas force la de apologie ne Mais cette des luttes, des conflits, des constamment croire que est elle Non, Légionnaires. les bagarres éclatent entre les mais soit, pour force, cette néce,ssaire, utile, seules raisons indiquées ci-dessus et ces mêmes raiCe remède c'est le sipalliatif. le apportent sons à semblable voisin, son étant homme Chaque lence. cherchant incognito, ne aucun même le vivant sous à savoir plus de ses compagnons que ce que ceuxci ont dévoilé eux-mêmes, il en résulte un calme que l'organisation des fractions d'unités décuple. La force globale de la Légion ne se trouve donc pas diminuée par les querelles intestines, et si des différends surgissent parfois, ils sont peu fréquents, les dire ainsi étant effets à pour relations de cause dégénère discussion en qu'une arrive Il inexistantes. généd'ordre considérations des bataille, mais pour ral. consécutives à l'atavisme de race ou de place. danles calme le dans avec facilement Tout rentre service le simplement extérieurs ou communs gers normal. Les jeunes Légionnaires sont plus enclins à en venir aux mains, par manque d'expérience, leur impétuosité ne sait pas encore se freiner, leur sang bouillonne, mais avec les ans vient la sagesse, le métier les marque et il temporise leur nervosité. L'ivresse aussi détermine les coups, mais cela n est les pourtant ici c'est Légionnaires, spécial aux pas après horions; de d'échange nombreux plus les cas

boire. Il n'y a pas de haine, mais pas d'amour non plus. La condescendance d'un ancien pour une jeune recrue, devient par hasard de la camaraderie aux liens plus serrés que de coutume, mais cela existe


peu dans le présent, et ne se révèle que plus tard au gré des souvenirs. Ce qui annihile les haines, c'est que le nationalisme intégral n'existe plus. Comme je le dis plus haut, il se peut qu'une discussion s'élève, mais cela est rare et ne dure pas. Ethniquement parlant, les individus sont Allemands, Autrichiens, Russes, etc... Mais ici, ils ont vendu leur énergie, pour un peu d'argent et de nourriture, ils se croient donc redevables pour cela à la France qui les entretient et qui leur assure l'impunité pour le passé. Malgré tout, ils ne font pas de sentiment. Le drapeau pour lequel ils donnent parfois leur sang, ils le respectent, mais ils respecteraient n'importe quel torchon pour les mêmes avantages. Detz, qui ne manquait pas d'esprit d'observation, dans son langage imagé, argot de soldat et non de voyou comme on pourrait le penser, expliquait : — Que veux-tu que ça leur fasse les affaires de la France à ces mecs-là? Ils sont soldats bien sûr, mais rien que ça. Ils se bigornent ici avec des Bicots, mais demain il faudrait attaquer les Engliches, les Chinois ou les Peaux-Rouges, çà serait kif-kif. De tout ce qui n est pas leur buffet et leurs poches, ils s'en foutent. Quand ils ne seront plus contents de la boustifaille, ni du prêt, tu les verras en jouer un air, ils iront voir si on bouffe mieux chez Ménélik, ou à la Légion espagnole. C est pour cela que dans des escouades où sont mélangés huit Allemands, deux Hongrois, un Russe, trois Espagnols, deux Italiens, deux Belges et six Français, la vie est possible et les relations simplifiées. La fierté native ou étudiée qui pousse tous ces hommes à conserver pour eux leur véritable identité,


les pousse aussi à la crêperie en tout; noblesse oblige, à la Légion comme ailleurs. Et chacun cherche à se créer une individualité particulière quoique menteuse, pour remplacer celle qu'il a effacée. Un continuel besoin de n'être pas comme les autres, de susciter l'admiration, une ostentation outrée, les pousse à des attitudes, à des gestes, à des poses, à des fantaisies dans la tenue qui sont une fois originales, mais trop souvent tristes. Car pour qui les connaît, il est facile de se rendre compte qu'ils veulent s'étourdir pour ne pas penser, pour ne pas réfléchir, ou bien qu'ils essaient de paraître ce qu'ils ne sont pas, de devenir ce qu'ils ne peuvent être. Sous l'épaulette verte aux franges rouges, cherchez l'homme de bien ou le bandit, vous ne trouvez que

l'énigme vivante. Un facteur considérable modifie pourtant provisoirement le caractère de ces hommes. Il est souvent la cause d'actes irréfléchis, dont les conséquences ne se font pas attendre. Ce mal est à l'état endémique, la surexcitation qui en résulte, éclate tout à coup comme une bombe. Pour des motifs quelconques, les hommes toujours retranchés derrière leurs pensées, deviennent plus sombres, plus distants, ils se replient sur eux-mêmes, lentement les rancœurs s'accumulent, et quand la mesure est comble, elle déborde en coup de foudre, sans qu'il soit possible d'enrayer le flux. Cette terrible épidémie, c'est le cafard, le fameux coup de bambou des coloniaux, le coup de masse des civils, qui change les hommes jusqu'à ce qu'ils en perdent la notion de leurs idées. Ils n'ont plus le contrôle d'eux-mêmes, ils sont entièrement sous l'emprise, et tout ce qu'ils accomplissent en ces moments est étranger à leur volonté. Ils n'analysent


plus, ne réfléchissent plus, et font un geste anormal inhérent à leur état; geste qui les soulagera entièrement quels qu'en soient les résultats. Dans cette sorte d'irrascibilité ou de colère, il n'y a pas de calcul, pas de préméditation, c'est l'extériorisation de leur mentalité déformée. Il semble aussi quelquefois qu'une puissance occulte leur souffle un astucieux machiavélisme qui se termine en plaisanterie pas toujours macabre. On se demande s'ils ne sont pas fous, si leur cerveau n'est pas déséquilibré. Non, mais eux pour qui la force est la seule raison d'être, se trouvent désarmés et ne peuvent réagir contre le virus morbifique qui les envahit. Ils ne connaissent qu'un seul moyen de s'en débarrasser, du moins momentanément, c'est de laisser faire jusqu'à l'irrémédiable aboutissement. Un soir, nous étions quatre paisiblement attablés, dans notre chambre. Antoine, le caporal, en face de moi écrivait; mes deux camarades et moi lisions. Derrière nous, étendu sur son lit, Leroux sommeillait. Son corps tressautait, animé de frissons qui faisaient craquer les planches de sa couchette. Je sentais que les nerfs de ce camarade étaient à fleur de peau depuis quelque. temps, j'avais remarqué son humeur assombrie. Ce pauvre type, originaire de Bretagne, était ouvrier d'arsenal, quand un jour de libations exagérées, ayant perdu sa lucidité dans l'ivresse, il démolit une devanture et molesta quelques personnes. Il erre toute la nuit, puis le matin, les fumées de l'alcool étant dissipées, il se souvient, prend peur, arrive au bureau du recrutement, s'engage pour la Légion et s'en va, laissant une femme et trois gosses. Ce soir, il est la proie de ses souvenirs qui lui font broyer du noir, il est au paroxysme de sa nervosité.


Brusquement, il se dresse sur son séant, se lève, attrape sa baïonnette, la tire du fourreau, et, la prenant par la pointe, les yeux exorbités et fixes, sans une parole, la jette à toute volée au milieu de nous. L'arme décrit une orbe dans l'espace et vient se planter violemment dans la table, à quelques centimètres de la poitrine du caporal. Nous sommes figés sous le coup de la surprise, puis le moment d'émotion passé, nous nous sommes regardés; Antoine hausse les épaules d'un air résigné. Nous reprenons nos occupations pendant que Leroux se couche débarrassé sans doute de son obsession. Deux doigts de plus et c'était le meurtre infâme, selon la formule du conseil de guerre qui, certainement, n'aurait pas admis les circonstances atténuantes du ca-

fard.

Quelque temps après, Antoine, notre caporal, ancien maréchal des logis de cuirassiers, est pris aussi. Mais, chez lui, cela se guérit par une grivèlerie au détriment du capitaine Forest. Etant allé chez celui-ci porter des pièces à signer, subitement une idée jaillit en son esprit tourmenté. Il entre au cercle des officiers. — Garçon, à ma botte. désirez, caporal. Vous — — Le menu. Il élucubre un gueuleton pharamineux, largement arrosé du meilleur crû, l'ingère et pour solder, fait mettre la note salée sur le compte du capitaine. Pour que la farce soit complète, il arrache ses galons, les met sous enveloppe à l'adresse du colonel qui ne peut qu'accepter cette reddition si bien appuyée. Antoine rentre ensuite, heureux, satisfait, content de lui, joyeux de se sentir libéré de tous ses soucis.


Je rencontrai Pérat, natif de mon pays, un jour près du marché arabe. — Tiens, bonjour, dit-il, entrons ici, je paie un

litre.

Et nous nous attablons dans le premier café venu, nous causons de choses et d'autres, quand Pérat me

dit à brûle-pourpoint : — Nous allons nous taper la cloche, je t'offre à croûter, ça te va, alors attends-moi, je reviens dans un instant. Effectivement, en peu de temps il est de retour, ayant fait l'emplette de deux superbes beefteacks et fie quelques pieds de laitue. — Patron, s'il vous plaît, faites-nous donc cuire cette viande, préparez la salade, et apportez deux litres de vin pour faire couler. On va toujours se mettre ça sous la dent mon pote, après on verra. Le patron nous sert. — Ça fera combien tout çà? Et Pérat paie ce qu'on lui demande sans barguigner, puis pendant que le cafetier retourne à sa cuisine, il se lève sans un mot, prend la porte et s'en va. Je me souciai fort peu de ce qu'il pouvait faire, et pris le repas, sauf le vin, auquel je ne peux décidément pas m'habituer. Ce n'est que le soir que je le rencontrai de nouveau, il ne fit aucune allusion à son départ précipité et je me gardai bien de lui demander quoi que ce fût. La vérité, c'est qu'il avait le coup de bambou, sans qu'il y puisse rien. Quand le Légionnaire est vieux, cela tourne à l'idée fixe. Là, il y a un commencement d'amnésie, une sorte d'abrutissement ou de bestialité dans lesquels le raisonnement n'a plus que de vagues lueurs. Le soir à l'appel, et ce qui va suivre s'est souvent renouvelé, un homme de l'escouade se met en tenue


de prisonnier. Il n'est pourtant pas puni, mais en bourgeron et bonnet de police, il découvre son lit, prend son couvre-pieds et attend droit comme un pieu, le sergent de semaine. Garde à vous, silence à l'appel, manque per-

sonne?

sergent. Personne — Alors une voix s'élève, basse, confuse, implorant presque : S'il vous plaît, sergent, je voudrais aller coucher à la boîte. C'est notre homme, c'est là son idée fixe, consétient il pourquoi dire saurait cafard. Il du ne quence à ne pas coucher dans son lit, ce n'est pas lui qui demande, c'est le somnambule qu'il est devenu. Il faut qu'il aille en prison, cela lui sera salutaire. Le sergent le regarde, il le connaît, il sait qu'un refus lui ferait mal et peut-être lui ferait faire le mal. Il acquiesce. dire sergent de vieux, Entendu, au va mon — garde qu'il te mette à la salle de police. Et sur un « Merci, sergent » dans lequel il y a de la gratitude, le prisonnier volontaire s'en va. Cela est le cafard, cette plaie incurable, dans ses manifestations les plus typiques, violence chez Leroux, facétie chez Antoine, apathie chez Pérat, passivité chez l'autre. Il faut ajouter à cette calamité qui transforme les meilleurs, les vices d'éducation primaire chez certains, qui sont des dévoyés dont les instincts se réveillent de temps à autre et créent des scandales, voire même des infamies. Il est des faits comiques qui dénotent des mentalités d'aigrefins ou d'escrocs. L'ordonnance de notre capitaine est partie un ma-

-


tin emportant les décorations et les armes de son chef. Ceci n'aurait été qu'une plaisanterie de mauvais goût, si cette ordonnance n'avait eu vraiment un esprit déplorable. Après plusieurs jours d'absence, l'homme rentre, mais de médailles, d'armes, point. Il avait bazardé toute la batterie de cuisine et le revolver à un quelconque marchand juif, pour payer ses beuveries et proroger sa noce. Cette indélicatesse est bien le fait d'un être crapuleux, dont ce n'était pas là le coup

d'essai. Le vol et le crime ont aussi leurs représentants dont les forfaits sont ceux de véritables professionnels insoupçonnés jusqu'au moment de leurs ignominies. Ainsi, en pleine nuit, le planton de garde au bureau du capitaine trésorier, fut réveillé par des coups sourds, mais caractéristiques. S'armant en hâte, il sort avec précaution et réussit à mettre en fuite deux Légionnaires qui consciencieusement installés, perçait un mur pour atteindre le coffre-fort que sans nul doute ils auraient cambriolé s'ils n'avaient été dérangés en pleins travaux d'approche. L'affaire la plus tragique fut pourtant chez Sarah l'assassinat de son père et de sa bonne. Il était à peine dix heures du soir, et nous étions tous au lit, quand un sergent portant un falot, accompagné de quatre hommes armés, fit irruption dans la chambre. — Contre-appel. L'un après l'autre nous sommes dévisagés, sans que nous sachions pourquoi. Des galopades dans les couloirs, des portes qui claquent, il n'en faut pas plus pour que tout le monde soit debout.


camarade branle-bas, dit voilà qui En un un — entre. — Qu'est-ce qui se passe, questionne un autre. Un sergent qui arrive effaré nous dit : — On a assassiné chez Sarah et on accuse deux

Légionnaires. Dans la nuit nouveau contre-appel sans résultat. Le lendemain seulement nous apprenons que les deux assassins sont sous les verrous, au secret, en cellule. Pour voler la somme infime de dix-sept francs, ils n'ont pas hésité à supprimer deux vies humaines. On a retrouvé l'argent et le coffret qui le contenait, cachés sous la voûte du pont du camp des chasseurs. Les meurtriers furent cernés et pris par le poste de garde, lorsqu'ils lavaient leurs effets souillés de sang. Il ne faut pas conclure que les coquins sont nombreux ici, et de tels criminels ne doivent pas imposer une opinion définitive sur la Légion, en la classant comme le plus beau spécimen d'ensemble de la lie de la société. Je l'ai déjà dit, la plupart des hommes ne sont pas cela, et il en est parmi eux dont l'intégrité est incontestable et incontestée. N'y a-t-il pas, soldat de lre classe, garde-magasin à la 269 Compagnie, le fils d'un général. Un autre fils de général n'est-il pas sergent à la 25e. Il y a même dans mon unité, un comte authentique, un de ces hommes à l'éducation raffinée comme la noblesse seule se targuait d'en posséder. Le comte de Tèves, ingénieur à l'esprit supérieur,

l'instruction profonde, était élève-clairon. A dire vrai, il s'occupait surtout de travaux publics et avait à charge la construction de ponts, routes et tous ouvrages que les autorités demandaient à ses larges connaissances. D'une très belle prestance, impresà


sionnant par ses façons de grand seigneur, il était ici, pour je ne sais quelles histoires de femme, apprécié et admiré. Il avait fait la colonne de Timimoun et en avait rapporté une citation avec médaille, accompagnée de varices qui lui faisaient tirer douloureusement la jambe droite. Il avait cependant un grand défaut; défaut de caste : il aimait la bonne chère et les bons vins. Sa situation était loin d'être précaire; il se permettait des écarts de sobriété qui le conduisaient à une ivresse spéciale, dans laquelle sa dignité semblait se renforcer de l'appui qu'il lui donnait. A une revue de détail, passée exceptionnellement par le capitaine, de Tèves qui avait bien déjeuné et encore mieux bu, ne présenta sur son lit que son [ivret et sa médaille. Il n'aimait pas les revues, il n'aimait rien de toutes les tracasseries militaires qui n'ont qu'une utilité secondaire. Le capitaine bonhomme interroge : — Alors de Tèves, il ne vous faut rien, que vous manque-t-il. Cette question était suffisante pour rendre de Tèves hargneux. Ce qu'il me manque, mon capitaine, c'est qu'on ute flanque la paix, c'est cela seul que je demande. Et emporté tout à coup, il prend livret et médaille et les jette aux pieds de l'officier en saccadant : — Oui la paix je désire. Je suis le comte de Tèves, de Tèves, vous entendez, pas autre chose, rien que comte et de Tèves. Le capitaine connaissant l'homme, passa outre et n'ajouta rien. De Tèves était un type extraordinaire, et certainement l'âme la plus droite qui fut. S'il était exas-


péré parfois, il n'en était pas moins un de ceux de qui la Légion, à bon droit, pouvait être fière. Dans tout ce chapitre, il n'y a pas d'antilogie. Ce sont là les hommes de toutes les espèces, admirables ou blâmables, issus des hautes sphères ou de la basse pègre, ils ont leurs caractères, parfois apaches, souvent têtes brûlées, ils ne font pas exception dans l'humanité, seulement leur vie rentrée et leur vie extérieure sont antithétiques, ce qui accuse fortement leurs traits. Beaucoup qui les jugent sévèrement, les jugent étroitement, ne valent pas mieux qu'eux, et seraient peut-être pires si le destin les conduisait ici.


BIZARRERIES

Après le rapport toute la compagnie rassemblée, le vaguemestre procède à la distribution du courrier. — Van den Brouck. — Présent. — Desmutter. — Présent. — Muller. — Muller, Hans Muller. Toujours pas de réponse. là n'est Muller, Hans Dieu, Sacré de pas nom — cet oiseau-là? Mais se calmant, le vaguemestre sourit et ajoute : 7009. Matricule oublié qui Encore son nom. a un — — Présent. L'homme se retrouve aussitôt, son matricule, il ne l'oublie jamais, son nom véritable, il le sait encore; mais son nom d'emprunt, il ne s'en souvient pas

toujours. Quelquefois, après le courrier le sergent-major passe sur les rangs, montrant à chacun une photographie. déjà Connaissez-vous type-là. L'avez-vous ce — vu : est-ce que quelqu'un s'en rappelle.


C'est une enquête de police, le portrait est parfois accompagné de vêtements civils. A qui appartiennent-ils, jamais on ne le saura, du moins parmi chaque cela demander chef peut Le Légionnaires. les n'obtiendra il entière, pas année pendant jour, une savent, ils ne diront qui est s'il Même indice. en un rien. L'homme ne se trahit pas lui-même, mais ne trahit pas non plus les autres. La parole est d 'argent, le silence est d'or, chacun sait cela à la Légion, plus que partout ailleurs. Aujourd'hui, jour de revue du général Bertrand, les hommes sont rangés dans la cour en tenue de campagne. Mais cette tenue a une particularité qui en France vaudrait une semonce de premier ordre. Ici les hommes ouvrent le col de leur capote et la chemise largement échancrée, laisse le cou entièrement réglementaire, dire admis, Ceci est pas ne pour nu. il faut de l'aise et éviter les strangulations, aussi chaparfait, serait Ce à conforme-t-il cet usage. cun se sans les tatouages qui sont une manière de blason pour les coloniaux. On y trouve des dessins admirables, des allégories subtiles, et aussi des professions de foi dont la saveur est pour le moins douteuse. Un de mes voisins possède un chef-d'œuvre dans ce dernier genre. N'a-t-il pas inscrit en lettres majuscules, autour de la gorge « Tête pour Deibler ». Le général dont l'œil vif et exercé fouille les rangs et détaille les hommes, ne manque pas d'être étonné par cette épigraphe. Il s'approche pour mieux en saisir le sens, puis, doucement au capitaine, il dit : énormité, disparaître cette faire Il vous faut — ferez tatouer par-dessus une couronne de roses. C'est ainsi que la tête promise à la guillotine fut vouée aux fleurs. La méfiance qu'à juste titre, chacun a envers son


collègue, me permit de faire prendre à mes camarades Detz, Simonetti et Ditter, une pinte de bon sang, comme depuis longtemps il ne leur était

arrivé.

Par inadvertance, j'étais entré en relation avec ce

qu'on appelle à la Légion, un musicien. Ce n'est pas précisément un mélomane, mais c'est un type qui joue tout de même d'un certain flageolet. Connaître la musique, veut dire ici, avoir certaines pratiques immorales, contre nature, c'est-à-dire être homosexuel. Un de ces sodomites que je flairai de suiteme proposa donc : — Gaston, nous sortons ensemble ce soir. — Oui, dis-je; car j'avais promptement résolu de me payer la tête de ce triste sire. — Nous sortirons à cinq heures, pas la peine d'attendre la soupe, nous dinerons en ville. Après plusieurs apéritifs et un repas copieux et choisi, offert par mon compagnon, nous sommes entrés dans une pâtisserie et dans plusieurs cafés. Il démasque ses batteries en me disant : — Tiens, prends donc cet argent, je ne veux pas toujours payer. Et il me glissa une poignée de pièces blanches. C'était l'heure de prendre une décision, l'appel approchant, il me fallait échafauder une comédie pour me gausser de mon pédéraste. Bien avant la caserne, la route bifurque à gauche et un sentier va vers la droite. J'hésitai, toutefois je fis quelques pas dans le chemin et m'arrêtai pour uriner. Mon compagnon fit de même, mais quand je le vis s'approcher trop près, je dégainai brusquement ma baïonnette et la pointe sur son ventre, montrant la route : — Je m'en vais par là, toi par le sentier, et tu vas


le crève je quoi te tenante, sans séance te barrer bidon. , . , car il Je devais avoir une apparence déterminée, Lestedisparut. fois et deux dire fit pas ne se le ment, je bondis sur la route, et au pas de course à la sautai je champ, le Sur lui. avant arrivai bien 26

du fric . Aile?, ouste, les zèbres, à la cantine, j'ai et une bomie rigolade à raconter. Je revis mon olibrius, il apparut à la cantine au moment où je narrais son aventure. C est quolibets, de que et rires de avalanche sous une tout penaud, il battit en retraite sans insister. •

Nous discutions, un camarade et moi, sur l'entrée 1870, quand HerBourbaki l'armée de Suisse en en devoir crut Suisse-Allemand nous jeune mann, un

faire remarquer : T'a été pien gondent qu'on t'a laissé endrer en Suisse sans çà qu'est-ce que tu brenais sur ton boire. Ma tête chaude à l'époque ne prit pas cela du bon côté et j'enrageai : S'il n'y avait que des morpions comme toi pour m'empêcher de passer, ils ne pèseraient pas lourd. foui, Kapout Franzoze. vieux, Foui, mon — Exacerbé, je prends mon fusil. seringue et des cartouches, prends Fainéant, ta — descends un peu que je te fasse danser. Mais le caporal allemand qui ne m'a pas en grande estime, phénomène réciproque du reste, intervient : je vous porte lepaix, la Foutez-nous ou vous, — motif. Je me tais, mais ma colère rentrée rumine unevengeance. Pas sur Hermann à qui je ne tiens pas grief, mais sur ce sale cabot qui se sâoule comme une grive et veut m'en imposer. Il y a trop longtemps


qu'il me tape sur les nerfs. La revue de casernement du samedi me donne l'occasion de l'exécuter. Ce charmant garçon arrive à une heure et demie, ivre comme à l'habitude. Il commence à éructer : — Archùng... Aùf stehen... Ich will... Et ainsi de suite jusqu'à ce que nos camarades allemands ayant reçu les ordres concernant leur part de travail, se mettent à nettoyer Le caporal, ne s'occupant pas plus de nous autres, Français, que d'une chiffe, est allé s'écrouler sur son lit. Seulement l'absorption de boisson avait été trop grande, il avait y excédent de saturation et cela se traduisit des par hoquets épouvantables qui s'épanouirent le plansur cher. Ce saligaud-là, dans un soubresaut plus violent, dégringole de son lit et vautré dans sa fange, s'endort. Ecœuré, mais tenant ma revanche, je me précipite -chez notre sergent. Sergent, je tiens à vous prévenir, que nous ne pouvons absolument pas être prêts pour la revue de ce tantôt. Notre caporal a donné ses ordres en allemand, sans se soucier des Français ni des Espagnols. Il nous faut attendre que nos camarades aient fini pour savoir ce qui reste à faire. — C'est bien, je vais voir cela. Devant le spectacle du porc qui ronfle toujours, il ne s'étonne pas. — Ah bien! je comprends. Et nous fûmes débarrassés du dégoûtant personnage qui était assez mal supporté de ses compatriotes, avec lesquels il était grossier et brutal.


OFFICIERS ET SOUS-OFFICIERS

offides faut il hommes, tels de à commander Pour Aussi indéniable. axiome c'est spéciaux, un ciers sont-ils choisis; pas d'attitudes hautaines, pas de brimades, de pas injuste, sévérité de pas morgue, pas d'excès. Dans le service, ils se reposent sur les sousofficiers pour les menues besognes, mais n'en conservent pas moins leur autorité complète et se réservent des relations avec les hommes qu'ils interrogent paternellement et qu'ils connaissent tous. Certains atteignent à la glorieuse popularité auprès de leurs soldats et sont connus de toute la Légion, tel le capitaine adjudant-major Brandsot qui frisait la légende, D'une témérité qui avait fait ses preuves, d'un courage exceptionnel, il avait gagné le cœur de tous les hommes et ç'aurait été l'officier le plus en renom, s'il n'avait eu la phobie des punis de prison, ce qui lui avait valu le surnom de « Soupe grasse ». A l'heure de la soupe des détenus, les gamelles étant posées devant la porte des cellules, il arrive à cheval, descend de sa monture et approche cravache en main. Pliant sur ses genoux, il inspecte ces gamelles, non pas de l'œil, comme on pourrait supposer, mais du bout de sa cravache. Il promène celle-ci dans le rata, tourne, et dès qu'il aperçoit un morceau


d'os, de gras ou de peau, d'un geste sec il le projette à terre dans le sable. Il est évident que les punis de prison n'ont pas droit à la viande, mais la commisération de leurs camarades cuisiniers, outrepasse les règlements. Seulement il y a le capitaine qui se charge de rétablir la situation en conformité avec les édits. Chaque fois que cela se représente, il ne manque pas de répéter au sergent de garde comme un leit-motiv : — Nom de Dieu, sergent, pas de viande là-dedans, m 'entendez; faites mettre du sel à la place, beaucoup de sel, c'est çà qui fait une bonne soupe grasse. Et il part satisfait d'avoir accompli son devoir, envers les punis de prison qu'il abhorre. Un autre type légendaire est le lieutenant de la 25e compagnie. Celui-là est Anglais, pas snob, fleg matique, plein d'humour, il est très chic avec tout le monde. Mais il a une dialectique à lui. La "açon dont il articule les commandements ou qu'il donne des ordres, lui a acquis sa notoriété. — Aoh yes! remettez le petite baïonnette. Ce qui fait sourire les hommes, car il ne dit rien sans mitiger ses paroles françaises d'expressions anglaises et appelle ses subalternes « old fellow » ou « old pig » selon qu'il est joyeux ou mécontent. Les sous-offs sont à l'image des officiers, ils paraissent plus sévères, plus durs, mais c'est parce qu'eux s occupent presque exclusivement de la discipline. Au fond ils sont obligeants, aident les hommes de leurs conseils, donnent suite aux réclamations, causent volontiers et montrent constamment un esprit d'équité en toutes choses. Je fis plus ample connaissance, un jour de guigne, avec l'adjudant Trippenbach que Detz m'avait dé-

peint.


limité minimum strict réduit au Mon budget étant généreuse envers toujours France la prêt seul que au lavais je mon parcimonieusement, alloue lui soldat le rien de l'air n'a travail petit Ce moi-même. linge est coller, s'y faut il c quand mais autres, les fait par satisfacla moins du On laborieux. a beaucoup plus tion de contempler son ouvrage et de lui trouver qu'à à soi. n'accorde personne qu'on perfection, cette donné m'étais Je Légion. la à sauf oui, N'importe où, tordre et rincer brosser, à un mal inouï savonner, abanavais les Je bourgerons. deux et pantalons deux donnés au soleil pour les sécher, quand j'eus la désavolatis'étaient qu'ils constater surprise de gréable de tout mais l'eau, pompé bien avait soleil lisés. Le je larcin, de Furieux l'étoffe. mangé ce même pas résolus d'en référer à l'adjudant qui me reçut avec peu d'aménité.

? C'qu'y a — Mon adjudant, on m'a subtilisé deux treillis au séchoir. Ce fut jeter de l'huile sur du feu, le juteux de rouge qu'il était, devint écarlate, les yeux furibond, il fulmine : Espèce d'andouille, espèce de con, viens me faire suer avec tes foutaises. Je vais te foutre à la boîte, sacramente, à la boîte t'entends. J'étais estomaqué par cette façon de rendre la justice; le coupable absout et moi puni, c'est par trop excessif. Je n'ai pas le temps de placer une réplique, que l'adjudant continue. Si dans cinq minutes, tu ne m'apportes pas deux pantalons et deux bourgerons, je te fous quatre jours de tôle. Verstehen, allez, heraùs. Je retrouve assez d'esprit pour protester mollement :

-


Mais mon adjudant, je ne peux pourtant pas en

voler ! Je dois reconnaître que, comme paroles d'apaisement, c'était plutôt mal venu. En voler, est-ce que je te parle de voler, moi. Je te dis de te démerder. La lumière se fait dans mon cerveau. Ah! bien, très bien, j'ai compris, mon adjudant. En trois secondes je suis au séchoir, je décroche les deux premiers treillis qui se présentent, ce sont les bons; et de nouveau, je suis devant Trippenbach. — Voilà, mon adjudant, j'ai ce qu'il me faut. Un ineffable sourire se dessine sur ses lèvres et me donnant une tape amicale : — Bon çà, mon cochon, va me chercher la boîte à matricules. Et de sa propre main, il établit mon droit sur les deux treillis que je viens de dérober. Cela n'est pas étonnant; les effets, de cette manière, changent souvent de propriétaire, c'est le débrouillage, et on n'entend jamais parler de rien, car chacun trouve moyen de toujours posséder à peu près tout ce qui lui est nécessaire.


LE KREIDER

Préle Excellence 1903, grâce de son En cet an l'insigne fit française, République nous la de sident honneur de venir jusqu'à nous. Pour répondre à cette haute bienveillance, la Légion a décidé de faire une partie du chemin en sens inverse et d'aller à sa renet admiration respectueuse présenter, lui sa contre, protester de son entier dévouement. Ceci est bien, c'est la politesse la plus élémentaire Mais attend. qu'on celui de devant d'aller au que encore faudrait-il que, les voyages ayant un but comSeumêmes. les soient locomotion de les moyen mun, lement, tandis qu'on paie au Président et à sa suite, sleeping et cabine de luxe, pour nous autres, le cum pedibus jambis est seul autorisé. Ce n'est pas d une célérité excessive, mais c'est réglementaire, le fantassin étant fait pour marcher, il ne faut jamais râ.ter une occasion de le lui rappeler. La veille du départ s'est passée à préparer les de heure, tenue première à la matin en le et sacs; campagne, le barda arrimé sur les épaules, nous quittons Saïda. On aurait pu nous mettre en tenue de parade, mais la Légion ne serait plus elle-même.


Seule, la tenue de guerre sied aux hommes qui ont l'allure martiale, tandis qu'autrement, ils auraient l'air de soldats de carton, gauches et malhabiles. Et puis la route est longue et le campement d'étapes manque de confort. Musique en tête, nous abordons le raidillon traditionnel qui nous coupe les jambes aux premiers moments de la marche. Puis, ensuite, c'est la plaine. Notre bataillon s'étire sur le chemin sans cadence. Le soleil faisant trève, la chaleur étant supportable, une chanson s'élève. A

le gombagnie mondée

Youpadi, Youpada On n'a rien à pouloder l'oupadi, Youpada

Elle vient de l'avant, là où sont les géants, ceux dont les guibolles immenses, arpentent la route au grand dam des petits de l'arrière qui trottent et s'esquintent. Ceci est une juste réflexion de soldat car pour rien au monde, il ne faudrait changer l'ordonnance établie depuis un temps immémorial. A la Légion cela s'arrange tout seul, et on peut scinder de l'œil, à quelques exceptions nrès, en deux races distinctes, le bataillon en marche. En tête, les Germains, tous grands; en queue, les Latins, petits et trapus. Point n'est besoin de chercher à distinguer les physionomies ou les signes particuliers, sous le même accoutrement, ces deux catégories se décèlent toutes seules. Les avaleurs de kilomètres ralentissent bientot, et les anémiques de la fin, en profitent pour faire écho à la chanson qui subit l'influence de race et l'on entend :


Je cherche fortune Autour du chat noir Au clair de la lune A Montmartre le soir. les où sont exAïn-el-Adjard traversé Après avoir notre installons et l'étape à nous arrivons clus, nous Ferme la de mètres de « centaines quelques camp à de France, cantonnement le n'est Ah ! pas noire ». ce les même voire remises des dans la paille des granges le tente; mur, la c'est maison, la Ici, draps de lits. La sol. le lit le et sable le c'est paille, c'est la toile; la épaules les et d'être, raison tenue de campagne a sa couche tout l'on puisque porte-manteau, servent de habillé. vient coin, le connaît et vieux qui est Pérat un copains. quelques chercher avec me laver ferme 'a à t'emmène bleusaille, Eh! on ton gosier, t'en es ? matinée, et la toute sable avalé du j'ai suis, j'en Si netpetit faire de superflu un du que ce ne sera pas noyage interne. de la dans renversé, cour d'un tonneau fond Sur le épais éternellement vin de litres métairie, les ce la voisinent plaire, à qui me mais acide, commence et copains préles santé de tous la A quarts. avec nos Président le oublions crois je mais nous que sents, à qui nous devons pourtant ce plaisir, nous buvons de qu'en bien si peu et Tant rasades. rasades sur qui est Montagnards ce les », braillons « temps, nous toujours l'indice d'une ébriété avancée. Pérat nous rassemble en criant : Direction des guitounes, en avant marche. L'air est pur, mais la route pas assez large et la marche plutôt chaloupée. Pour rétablir notre équi-


libre instable, nous nous étayons l'un l'autre et bras dessus, bras dessous, nous hurlons notre joie de vivre en hoquetant : Soldats de la Légion, La Légion Etrangère N'ayant pas de nation La France est notre mère Couac... le couplet est coupé net. En contournant le mur de la ferme, nous nous trouvons face à face avec le commandant et les autres officiers du bataillon. C'est la seule rencontre que nous n'aurions pas dû faire; le Bon Dieu n'est pas juste de nous flanquer dans les jambes du commandant avec une cuite pareille. En soldats bien stylés, nous arrêtons pile, rectifions la position tant bien que mal, et nous nous redressons dans une raideur flageolante, en portant la main au képi. Le chef nous enveloppe d'un seul regard qui juge la situation. Bon signe, il sourit. — Quel est le plus ancien de vous tous?

Pérat s'avance

:

— Moi, mon commandant. — Ton nom? — Pé...Pérat, mon commandant. Un court silence, puis d'une voix plus forte: — C'est bien mes enfants, je compte sur vous pour entrer les premiers au Figuig. D'un accent farouche, tous en chœur, sans comprendre, nous répondons: — Oui, mon commandant. Les officiers s'éloignent en riant, nous repartons heureux d'en être quittes à si bon compe et intéressés par ce que nous venons d'apprendre. Pérat ne se sent pas de joie et exécute une embardée qui menace sa sustentation.


Et Ravadja, je commençais à en avoir classe de Saïda. Une virée dans le Sud ça me botte. T'es à la coule de ça, toi Pérat? Oui, paraît que les Bicots se remuent. Y a des convois qu'ont été attaqués et puis les postes du bled sont pas assez costauds. Alors on fera une colonne, çà c'est chouette. la caserne? mieux C'est donc que — A qui que tu le dis, cul d'âne, c'est pas du tout pareil, on vit au moins, à la caserne on étouffe. Malgré que je ne connaisse rien des Arabes ni du désert, je me réjouis et j'ai une lueur d'espoir en pensant que je puis très bien partir aussi. Au camp où déjà des hommes savent, la confirmation de Ja nouvelle apporte du contentement qui se lit sur toutes les figures. L" lendemain nous dressons les tentes dans la ijl,-iii( de Mosba. Nous avions marché dans une chnleur lourde et moite. des vapeurs couvraient l'horidans vitesse à toute fuyaient déjà des et nuages zon le ciel. A peine le dernier piquet de tente enfoncé, que le vent s'élève en tornade, soufflant si violemment que des abris mal amarrés s'envolent, emportant à leur suite toutes sortes d'effets. Chacun court après son petit linge qui voltige en tourbillonnant. Pour compléter la déveine, une pluie torrentielle descend en cataractes, et c'est dans un hourvari indescriptible, tous sacrant et jurant, que nous rétablissons de l'ordre dans toute cette pagaïe. Je me souviendrai du camp de Mosba et j'approuve un ancien qui ronchonne : Kif, chaque du toujours c'est coin, Saleté de — fois de la flotte comme vache qui pisse. Que d'arias nous apporte cette tempête, il faut établir des rigoles pour éviter l'envahissement par les


eaux que le sable ne peut absorber. Nous devons rester sous la tente, recroquevillés dans une humidité chaude qui nous gêne et nous ennuie. Nous marchons haletants, accablés, entre "e soleil qui tape sur nos têtes et la blancheur aveuglante de cette espèce de ciment que nous piétinons depuis le matin. Pas le moindre zéphyr, il semble que l'air soit raréfié. Une chaleur intense règne, et l'atmosphère paraît bouillir dans les poumons quand nous respirons. La bouche grande ouverte, la langue pendante et sèche, j'avance par secousses, en silence, n'ayant plus que l'habitude de mettre un pied devant l'autre. Certains de mes camarades sucent un caillou, ou mâchent du papier pour activer la salive. C'est qu'il ne faut pas boire, car alors pire est le besoin de se désaltérer. Et puis nous n'avons pas d'eau à gâcher. Nous en recevons le matin deux litres et cela doit aller jusqu'au lendemain à la même heure. De ces deux litres le caporal exige une part pour faire la soupe, une autre pour le café, avec le reste il nous faut nous laver et boire. Celui qui boit tout ne mange pas; car il n'est jamais certain qu'à l'étape, on trouve un puits abondant. C'est peut-être barbare comme procédé, mais sans cette discipline, les hommes souffriraient beaucoup plus. Quand je parle de soupe, il n'est nullement question de pain trempé, c'est uniquement le riz et le macaroni qui composent constamment le menu en colonne. Du riz et du macaroni en soupe grasse; beaucoup de sel pour la sauce, çà ne remplace pas à proprement parler, la sauce tomate ni le fromage de gruyère, mais c'est beaucoup plus sain, du moins au dire des chefs. L'eau étant en quantité insuffisante, nous mangeons le plus souvent, une espèce de colle qui tient au ventre, et comme elle n'excite pas


l'appétit, les dépenses ne sont pas exagérées. Pour faire cuire ces aliments, il faut des quantités considérables d'alfa, car de bois, pas la peine de chercher, il n'y en a nulle part. A chaque repas, il faut courir avec la couverture ramasser le plus possible de cette herbe longue et fibreuse qui toujours sèche brûle comme de la paille. C'est la première fois que je suis initié à ce genre de vie, et ma foi, j'avoue que cela ne m'emballe guère. Nous continuons toujours de notre pas traînant, de râcler le ciment de la route. Cette fois, pas de chants, les têtes courbées regardent le sol et ne voient rien. Toutefois de temps à autre, un loustic essaie d'égayer la colonne, en poussant des braiments de bourriquot. C'est Martinot de la compagnie montée, plutôt un pauvre d'esprit qui ne connaît plus pour toute galéjade, que les Hi-Hans prolongés de ses anciens camarades les mulets. On lui demande: guerre! de Martinot, cri le — Et il envoie, content de lui, ses âneries, sans réussir à secouer ni les rires ni les volontés. Je suis éreinté, la lassitude m'envahit, et les kilomètres s'ajoutent aux kilomètres sans que j'appréhende la fin. Quelle différence de température en ce moment avec la nuit. A partir de minuit, il fait un froid de canard, et quand le coup de clairon du réveil sonne, nous sommes engourdis au point que les mains crispées ont de la peine à boucler le havresac. Le jour, on rôtit dans sa peau, la nuit on gèle, une juste proportion serait plus agréable. Depuis longtemps, j'aperçois distinctement devant moi, à l'horizon, une haute tour blanche. Je crois toujours m'en rapprocher, mais la batisse s'éloigne en même temps que j'avance. Est-ce le mirage, estce une illusion d'optique du fait de l'étendue sans


limite de la vaste plaine. Je ne sais pas, mais je marche à cette tour comme à une étoile, et dans mon espèce d'anesthésie due à la fatigue, je ne pense plus qu'à cette masse blanche qui jaillit du sol au loin. Tout-à-coup elle disparaît, derrière une dune sans doute, et je ne vois plus qu'un brouillard. J'avais l'espérance d'arriver bientôt au but, et je retombe dans ma souffrance. — Le Kreider, le Kreider... ce nom jeté joyeusement par l'avant-garde fouette mon abattement. Je me redresse et comme tout le monde, j'ai l'impression que la fatigue me quitte avec le profond soupir que j'exhale à l'instant. Enfin, le repos; le courage revient, la confiance renaît et avec eux les rires et les chansons. Halte! Le camp est aussitôt installé et après quelques moments de travail, nous sommes libres. Pérat vient me chercher. agite? Alors, les on — — Ah! flûte, mon vieux, attends un peu, j'ai ma claque. — C'est que je n'ai plus de perlot, et toi? bezeff Pas plus. non — Nous partons en vadrouille, et nous errons dans ce que sur la carte, on nomme le Kreider, village ou ville. C'est au plus un hameau de quelques maisons de terre, devant la caserne des Bataillons d'Afrique, quelques arbres, une gare fortifiée, le tout entouré par la steppe au sable blanc et fin. — Pas grand'chose à foutre ici, dit Pérat. Tiens un Bat d'Af. Un Bataillonnaire s'avance seul. — Eh vieux Charles! T'as pas une chique, — Mais si la Légion. Et il sort de sa vareuse un superbe paquet de tabac -


Armées de terre et de mer » objet de nos convoitises actuelles. Pérat sourit, prend une bonne mesure, emplit sa bouche et me tend le paquet; je fais de même, puis avec désinvolture, il le fourre dans sa poche, en disant au Bat. d'Af. ébahi : — Merci, mon pote, et en route Gaston, maintenant nous sommes parés. Nous rions de bon cœur devant l'autre suffoqué qui ne trouve rien à répliquer. De retour au camp, nous apprenons que l""s zouaves sont arrivés par le train. — Comme des gonzesses, ces salauds-là, en chemin de fer, non mais tu te rends compte, des fois que les cailloux leur foutent des cors aux pieds. — T'es marrant toi, t'as déjà vu des zouaves marcher! C'est pas des griffetons, c'est des modistes avec leurs jupons et leurs boléros. — Ah! les tantes, ils sont venus par le rapide, mais tu parles d'une réception. Les Tirailleurs qui se sont payés la route à pinces comme nous, les ont reçus à coups de piquets de tente sur la gueule, çà faisait vilain y paraît. C'est alors une approbation générale et des regrets. — Bravo les Bicots, dommage qu'on n'était pas là, qu'est-ce qu'ils auraient dérouillé sans çà, les petits mômes qu'ont les pieds plats. — Ces messieurs de la garde d'honneur, je t'en foutrais du tacot! Qu'ils viennent avec nous dans le Sud, au Figuig, on leur apprendra à poser les pieds des

«

par terre.

Les Zouaves ne sont pas aimés, parce que jamais ils n'évoluent que dans une certaine zône et pour la frime. On les ménage peut-être, parce que dans le


temps ils ont fait du bon travail, et que depuis ils se reposent sur leurs lauriers. En l'honneur du Président nous allons exécuter une parade monstre. Sur le terrain, sont rassemblés, Légionnaires, Tirailleurs, Spahis, Goumiers. Plus loin les harkas de partisans, les tribus d'Arabes aux grands burnous blancs, aux armes antiques et longues, constellées de dorures et de pierreries. Les grandes selles damasquinées brillent au soleil sur les petits chevaux ardents dont la croupe est recouverte de peaux d'hyènes magnifiques. En face du front des troupes, de grandes tentes sont dressées, et la tribune présidentielle regorge de sommités françaises et arabes, administrateurs, préfets, caïds, gouverneurs, chefs de tribus, toute une société choisie et chamarrée qui attend sans doute avec indifférence le spectacle que nous allons lui donner. Les cliques battent la charge et les musiques militaires jouent la Marseillaise. Chargez! En avant... — Comme une marée montante, les bataillons s'élancent à l'attaque d'un ennemi imaginaire. Un nuage de sable s'élève et roule jusqu'à ce que nous ne voyions plus rien devant nous. !... répété à la cantonnade, nous Halte Halte... — arrête devant la tribune des officiels et nous inclinons vers la droite, pour laisser le champ libre à la cavalerie dont l'élan est donné. La grande fantasia commence. Précédés d'un officier des renseignements, les escadrons de spahis, goumiers et partisans arrivent au triple galop. Debout sur les étriers, la carabine ou le long raïfle tournoyant en l'air, les cavaliers hurlent et tirent des salves pour saluer les autorités. Puis ils simulent l'attaque d'un convoi représenté par des chameaux


portant des tapis aux éclatantes couleurs, sur lesquels sont assis les méharistes. C'est la fin de la revue du Kreider dans laquelle j'ai été un acteur de tout dernier plan et un spectateur non enthousiaste, parce

que mal placé. En attendant la dislocation, chacun cherche à se distraire, moi je recherche à manger, c'est un divertissement comme un autre. Je suis rassasié du riz et du macaroni, je voudrais varier un peu, ne serait-ce qu'une fois. Mon odorat subtil hume une odeur de viande grillée qui me remue les entrailles. Je me pourlèche à l'avance et prenant le vent, j'aboutis auprès des cuisines des Arabes où des moutons entiers rôtissent à la broche. Le feu est en ignition, je guette à droite, je guigne à gauche, personne. Mon Dieu que les bêtes sont bien dorées! C'est trop tentateur, un dernier coup d'œil, je sors mon couteau et dans tranche je mains, brûler les crainte de me sans le vif, ou plutôt dans le mort et m'en sauve avec un énorme morceau. J'ai réussi à gagner le large sans anicroche. Je jouis de mon aubaine; sur une assiette de pain de munition que nous devons à la libéralité des manutentions du Kreider, je commence de savourer un délicieux repas. Mon estomac et ma pensée ne font qu'un; aussi suis-je absorbé àtel point que levant les yeux comme sentant une présence indiscrète, je vois en face de moi, le général Bertrand, suivi de son état-major, qui me regarde baffrer. Ramassant dans une seule main tout mon couvert, de l'autre je salue dignement mon supérieur. ? petit, Alors va ça — général. Oui, mon — bonne croûte. l'appétit, tu marche Ça une casses — général. Oui, mon —


Puis de plus près, il regarde mon couteau avec insistance. — Tiens, tiens, tiens, mais où as-tu déniché ce coutelas? Tu l'as carotté à la presse du régiment, hein mon gaillard. nc^mon général, je l'ai Oh! ne pas carotté. — Le fait est que je serais bien en peine de dire d'où il vient ou de qui je le tiens. Le général sourit ironiquement, il ne me croit pas et sarcastique se tournant vers ses officiers : L'innocence personnifiée, regardez Messieurs, c'est très rare. Ils continuent leur visite, et moi mon -epas interrompu. Je suis vexé un peu que le général se soit trompé, non pas sur mon compte, mais sur le corps de délit.


RETOUR A SAïDA

Après un jour de repos, nous reprenons nos pérégrinations à travers les sables. Il ne me reste pas le plus petit bout de toile pour envelopper mes pieds. Bah, les mouchoirs et les serviettes sont là pour un coup. On verra à utiliser le système D. pour les récupérer plus tard. J'ai l'impression que la marche est moins dure et que je supporte la fatigue et la chaleur. C'est probablement que le métier m'est entré dans le corps. Aujourd'hui, dernier campement avant la caserne. Je me rappelle les conseils de Detz. faire faut étape, il dernière à la Quand est on — gafe au matériel. Tous les types se débrouillent et si t'es pas marle, t'es têtard pour aligner ton fourbi. J'apprécie la sagesse de ce vétéran, et pour n'être pas pris de court, je me couche à côté de la sortie de la guitoune. De cette façon, je pourrai attraper mon compte de piquets, mètres de toile et cordeau. Le matin le coup de langue du clairon me réveille, je bondis hors de la tente, agrippe la corde de tirage et... ma main glisse sur quelque chose de visqueux, si bien que dans mon effort, je manque de me ficher par terre. Je lâche un « merde » retentissant et renifle ma main. Effectivement c'en est. La matière


fécale ne doit pas m'empêcher de rentrer en possession de mes accessoires et je roule piquets, cordes et toile en maugréant mais en faisant vite. Quel peut bien être le dégueulasse qui prend ma ficelle pour un pot de chambre. La marche que nous avons reprise me l'apprend. Un de mes camarades sort plusieurs fois des rangs pour satisfaire un besoin pressant. Le malheureux est coupé en deux par une dysenterie tenace, et c'est lui qui dans la nuit, pressé par la colique, n'a pas pu aller plus loin que le seuil de l'abri et a préféré arroser mes engins plutôt que de lâcher ça dans sa culotte. Phebus est mauvais aujourd'hui, il darde ses rayons avec une telle intensité que le chef de bataillon soucieux de notre bien-être, ordonne la pause. Ça c'est gentil, comme Achille nous nous retirons sous la tente, mais qu'a'lons-nous faire? La chaleur est atroce, les insectes sans pitié, impossible de dormir. Si je pouvais fumer seulement. Je cherche dans les recoins de mes poches quelques parcelles de tabac, mais rien, pas la moindre miette, qu'un peu de poussière noirâtre, mélangée à beaucoup de sable blanc. Quelle poisse, je m'adresse à mon voisin. — N'as-tu pas une cigarette à me donner, vieux

frère?

— Pas un seul bout de mégot depuis hier. — Zut, on se barbe, et pas même fumer. — Finish tobacco, macache aussi nous autres, dit un homme j'ai fouillé jusque dans mes croquenots, mais nib de nib, pas de perlot. — On peut pourtant pas griller de l'alfa î — T'en fais pas les officiers en ont dans leurs cantines du tabac; et du fin, ils n'arrêtent pas de gazer depuis le Kreider. Je vais voir à côté. Il revient aussitôt.


les franaussi Bernique, les nous gars, que secs — gins, et ils râlent. On entend plus loin, une voix qui demande sur l'air des lampions : — Du tabac, du tabac. du tabac... Cela s'enfle de gourbi en gourbi, puis le silence retombe, les hommes revenant à leur torpeur dans cette fournaise incandescente. A l'heure du départ le sergent de jour passe. — Première tente à l'appel. Sans bouger les hommes répondent : Du tabac. — Le sergent ne s'émeut pas et s'adresse ailleurs — Deuxième tente à l'appel. — Du tabac, du tabac... Il n'insiste plus et se dirige vers le marabout du capitaine. Conseil des officiers, conciliabules, nous restons invisibles. Enfin après quelques minutes de palabre, les cantines s'ouvrent, la distribution s'effectue. Joyeux d'avoir gagné, la cigarette aux lèvres, nous bouclons nos sacs et reprenons la route. Bataillon... Halte! — Nous sommes dans la cour de la caserne, fourbus et sales mais rendus au port. Présentez... armes! — Le colonel nous salue à côté du drapeau. — Soldats du 2e Etranger, je vous remercie. Rompez vos rangs. Et c'est l'envolée vers les chambres.


VERS LE SUD

Les nouvelles du sud sont de plus en plus alarmantes, nous attendons vainement l'ordre qui nous enjoindra de partir pour secourir les postes en difficulté. Cette attente nous énerve et les bribes de renseignements plus ou moins amplifiés qui parviennent jusqu'à nous excitent nos tempéraments belliqueux. Nous ne nous occupons plus que de l'éventualité de notre intervention et je suis un de ceux qui désirent le plus prendre part à l'action. — Ça y est les poteaux, un bataillon de tirailleurs s'est fait poirer par les Marocains au Figuig, c'est décidé, on y va. L'homme qui vient d'entrer en coup de vent dans la chambre, a lancé sa phrase d'une voix claironnante, mais nous sommes incrédules. bataillon où cherres, Tu de as-tu un crouyas, — appris ça? Trippenbach discutait le burlingue, Au avec — chef. Y sont sur les dents les scribouillards. D'abord, vous le saurez tout à l'heure au rapport. En effet, un détachement de tirailleurs algériens a été encerclé et décimé à Ksar-el-Adjoug. Le Ier bataillon du 2" Etranger est désigné pour renforcer la colonne de secours.


Jamais un rapport ne s'est passé avec aussi peu de tumulte. Tous nous écoutons avec une attention soutenue les paroles du chef. Pas de discordance, les physionomies reflètent les sentiments au fur et à mesure de la lecture de la décision. Aussi, au moment où nous apprenons que tout l'effectif ne partira pas et que seuls les appelés seront les élus, les mines s'allongent, les traits sont tout de suite renfrognés. La joie qui se tenait dans tous les yeux, fait place à une morne anxiété. Les visages se détendent de ceux, qui, leur nom énoncé, sont maintenant certains de ne pas rester là. J'attends toujours, que c'est long. Je voudrais que cela aille vite, très vite, tant il me presse de savoir. C'en est fait de mes désirs, je ne suis pas nommé, et je quitte les rangs, sans me préoccuper si l'ordre en a été donné. Je suis atterré et me demande pourquoi je suis évincé. J'aurais tant aimé aller vers le danger de ces combats dont mes camarades sont avides. Je me sens plein de toute l'ardeur de ma jeunesse et l'épopée de la conquête de l'Algérie m'étant chère, je serais heureux moi aussi de chercher un peu de la gloire que mes aînés ont conquise. Mais tout n est pas perdu, il n'est que dix heures. Le départ précipité à trois heures, me laisse encore le temps de trouver ou de provoquer l'occasion de

partir.

Dans la chambre, c'est un tohu-bohu inimaginable. Tout est en désordre, les camarades se préparent hâtivement emportant tout leur attirail qu'ils serrent dans leur sac ou plient autour. Les interpellations fusent de toutes parts et dans ce charivari, j'entends les lazzi à mon adresse. Assis sur mon lit, je fais grise mine et Monnet qui crie le plus fort, m'exaspère en me disant.


Eh mignard, tu garderas la porte de Mascara, il n'y a que les vieux durs à cui-e qui sont bons pour le bled. Ce n'est pas l'envie de répliquer qui me manque, mais à quoi bon se chamailler. D'ailleurs Monnet en tant que broussard est mon maître et tout désigné pour la colonne. Toutefois ce sacré gueulard-là est aussi expert en ivrognerie, ce qui entre parenthèse ne lui enlève pas son courage; car au Tonkin étant de garde dans une gare et fortement éméché, il a «énétré dans la cage d'un tigre qu'on expédiait en Europe. Je reste bientôt seul, les autres sont sortis faire leurs adieux ou arroser le départ. Le temps passe trop vite à mon gré et chaque minute m'enlève un peu de l'espoir qui me restait. La porte s'ouvre avec fracas, et une masse s'écroule sur le plancher. C'est Monnet. Eh bien, il est frais le état-là, il si dans cet outre, plein une comme coco, est capable de partir tout à l'heure, je veux bien être pendu. Je le traine jusqu'à son lit, je le hisse dessus où il ne tarde pas à ronfler. Je regarde cette loque abjecte et devant son incapacité à se tenir debout, je pense soudain que je pourrais le remplacer. Je tiens l'occasion que je cherchais, je ne la lâche plus. Ma décision est vite prise, mon sac fait, ma tenue de guerre enfilée, je cours chez notre sergent. Sergent, je voudrais sortir du quartier pour parler au capitaine. — Que lui veux-tu? à la place de Monnet qu'est partir Demander à — saoul. d'adieu, vin il militaire, cercle Bon, un y a va au — le capitaine y est. Au pas gymnastique, j'arrive au cercle. Le capi-


taine Forest qui m'aperçoit, de sa voix flûtée m'interpelle. — Où vas-tu? — Mon capitaine, je n'ai pas été désigné pour la colonne, mais Monnet est ivre-mort et je vous demande la permission de prendre sa place. Il me toise de haut en bas : — Tu es fin prêt ? — Oui, mon capitaine. — Bien, prends les cartouches de Monnet. Mais attention, hein, promets-moi de me suivre partout. Je vous le promets et vous remercie, mon capitaine. Trois heures, la colonne de secours s'ébranle, mais que de vent dans les voiles, ce n'est pas un bataillon, c est une houle, car le tangage et le roulis provoquent des ondulations comme si la terre se dérobait. Tous . ont liquidé ou liquéfié ce qui les retenait ici et le train qui nous emporte est un convoi de tonneaux de vin plutôt que de soldats. Nous sommes veinards cette fois, nous avons droit au chemin de fer, mais ce n est pas pour nos petites promenades hygiéniques comme ces messieurs les zouaves, c'est à cause du caractère d'urgence de notre mission. Quelques braillements, vite éteints, car le vin se cuve mieux en silence. Nous roulons à travers la steppe et retrouvons le Kreider avec ses chotts et son sable scintillant de sel. Nous passons à Méchéria, toujours dans les sables. Le spectacle est désolant; la plaine aride et nue, avec ses touffes d'alfa et ses arbustes rabougris, éclatante de lumière, fait peine à voir. Quelques oasis de place en place, jettent une note gaie dans ces landes sinistres. A Ain Sefra, nous cotoyons l'Atlas, dont les sommets abrupts changent complètement la physio-


nomie géologique du terrain. Le poste télégraphique à bras est un anachronisme dans ces bouquets d'arbres exotiques. Puis c'est Djenan-Bou-Rezg, au lavoir sous les palmiers. Nous entrons dans l'Atlas, et par un couloir étroit et interminable entre des roches rougeâtres, nous atteignons Duveyrier, dernier poste fortifié avant Beni-Ounif.


BENI-OUNIF

Le train stoppe, je cherche la gare, rien qu'une petite bicoque carrée aux murs percés de meurtrières. La voie ne va pas plus loin, elle est coupée par un tas de grosses pierres qui doit être le buttoir.

Erreur, c'est la sépulture d'un Légionnaire qui, préposé à la garde d'un wagon de vivres, eut la tête tranchée, la nuit par un pillard Beraber. Là-bas la redoute, quadrilatère de boue pétrie, contenant les baraquements de la section composant la garnison. A gauche à deux cents mètres, le Ksar, village de quelques maisons grises entourées de maigres palmiers et dattiers; on dirait un cimetière. Un peu au nord de la redoute, s'étend une forêt toute verte, c'est la palmeraie du Figuig, qui cache les villages et qui est le domaine des Arabes. Si près du poste, je ne croyais pas trouver l'ennemi. C'est pourtant là qu'est la dissidence, dans cette vaste oasis où il doit faire bon vivre, comparativement à la désolation du lieu où nous sommes. Je constate que notre colonne est une véritable expédition et que nous venons compléter un bataillon du 1er Etranger, un bataillon de Tirailleurs et un escadron de Goumiers. La compagnie montée ellemême a abandonné ses randonnées sahariennes, pour


concentrer avec nous. Des centaines de chameaux sont parqués, avec tous les chargements de matériel, munitions et vivres. Ce n'est donc pas un coup de main, c'est une opération de grande envergure qui va se dessiner autour du Figuig; et les indigènes de El Habib, Zenaga, Oudaghir ou ailleurs, qui forment le district, seront bientôt rendus à la raison. La Légion établit son camp par bataillon en carré, une compagnie sur chaque face, le ravitaillement au centre. Cette disposition du camp est la même que celle de la marche sur les pistes; les attaques de maraudeurs étant toujours à redouter, il faut que la défense soit immédiate et efficace sur tous les points se

à la fois.

L'installation terminée, je pars en tournée d'information et suis heureux de retrouver mon vieux Detz à la compagnie montée. — Ah! mon tiot, t'es là aussi ! — Oui, je me suis débrouillé.. et je raconte mon départ ce qui amuse mon copain. — Alors, t'es devenu chevalier errant? — Charries pas, c'est de bonnes bêtes nos mulets, plus résistantes que nous autres. Bien sûr, on n'a pas l'air conquérant sur ces tréteaux à longues esgourdes; mais pour parcourir le désert, faire la piste, tenir dans la chaleur du jour et la froidure de la nuit, ils valent mieux que les chameaux qu'on leur préfère généralement. Regarde, comme ils sont en bonne santé! Hue-là! toi, bourrique. Il passe sa main sur le poil lustré de l'animal qui agite ses babines. — Ils n'ont pas l'air de jeûner en nourrice. — Penses-tu, et pas difficiles à contenter, tu vas voir. Il ramasse un morceau de toile séchée par le


soleil, raide comme s'il était frigorifié et le présente au mulet. — Ils ne bouffent tout de même pas des chaussettes russes, dis-je en riant. — Non, c'est un rêve, c'est sans doute parce que ça sent le gruyère qu'ils en raffolent, en tout cas, ils se tapent ça mieux que de l'avoine. Deux longs fils de bave coulent de la bouche de l'animal qui a saisi la chaussette et déguste cet aliment nouveau genre. Je recommande cela aux personnes qui ont des mulets et des chaussettes usagées, ce doit être économique. Toujours est-il que les bêtes les adorent, car la nôtre approche sa tête, flairant de ci, de là comme pour en demander encore.


NUIT NOSTALGIQUE

Le soleil au déclin, a disparu très vite dans un horizon aux tons de cuivre. Le soir brusquement est venu, après une courte transition crépusculaire violacée, nous sommes en pleine nuit. Nuit lumineuse, claire, nuit du désert où l'ombre est tellement bleue et pâle qu'on croirait à un éclairage artificiel de scène. La chaleur est lourde encore, des insectes luisants volent en bruissant de leurs élytres. Le camp est calme, de temps à autre le cri d'un mulet ou d'un chameau, et toujours la rumeur incertaine des hommes accroupis sous la tente. Assis dans le sable qui fait un moelleux tapis tiède, caressé par les souffles frais qui viennent du Ksour, je regarde en rêvant la voûte céleste et constellée d'une myriade d'étoiles brillantes. La lune, amie des âmes solitaires n'est pas encore levée et Véga comme Arcturus ou la Polaire scintillent de tous leurs feux. Je m'abandonne à la douce mélancolie qui me gagne, je reste hypnotisé par la beauté et la grandeur du soir de ces vastes steppes et j'oublie entièrement

notre profane présence. Une lante mélopée s'élève et s'épanouit en un chœur grave et puissant. La rumeur du camp en est couverte. Arraché à mes pensées, j'écoute soudain


pris par les accents tristes de cette cantilène. La musique en est sobre, mais combien en harmonie avec le lieu. Non loin de moi, je vois des hommes en cercle, ce sont eux les choristes. Ces Allemands se sont réunis et de toute leur âme, ils chantent leur nostalgie des bords de la Sprée ou de la Weser, ils chantent les verts sapins et les prairies en fleurs; les neiges diaphanes et les forêts parfumées; ils chantent le pays lointain de leur jeunesse et de leurs amours. Envahi par le calme du soir, leur cœur s'est ouvert et le passé les a repris pour un instant; le lied les rapproche et de leur esprit, le souvenir de ce qu'il y eut de plus pur dans leur vie, passe dans leurs voix qui ont quelque chose de surhumain. La douceur qui vient des strophes, dont peu m'importent les paroles, m'enveloppe tout entier et une émotion vraie m'étreint. Je ne suis pas seul, presque tous les camarades se sont tus, et les regards fixes, les corps sans mouvement, sont tendus vers le suave cantique qui remue au tréfond des êtres, des sen-

timents endormis. Le chœur s'est éteint, mais il semble que l'air vibre encore, car les pensées ne se sont pas arrêtées avec la musique. La paix sereine de cet endroit sauvage, s'est accrue du brusque silence et le trouble des hommes les fait se retirer lentement comme pour ne pas briser les visions éphémères qui les ont visités. J'essaie de secouer mon agitation, mais ne le puis. Rentré sous la tente, je fume à côté de mes camarades plus heureux qui dorment déjà. Je songe, quand, déchirant la nuit, un cri m'enlève à ma rêverie. — Qui vive! Je tressaille et prends mon fusil. Je tends l'oreille attentivement dans la direction de l'alerte. De nouveau l'injonction impérative.


suivie de : vive!... Qui — feu. fais je Halte-là ou — Toute la tente est éveillée et anxieux, nous attendons le coup de feu qui nous précipitera dehors. Mais plus rien, tout redevient silencieux. Les autres j'attache faire rendorment et comme eux, pour se mon fusil à mon poignet selon l'ordre reçu, pour parer aux incursions des voleurs.


NUIT DE VEILLE

dis-je ici, barber royalement à On commence se —

à mes compagnons qui

tournent comme des fauves

en cage dans une complète oisiveté. — Si on exécutait une petite reconnaissance pour notre propre compte dans la palmeraie, ça me paraît rider ce coin-là. ajoutai-je. Cette proposition reçoit tous les suffrages et le fusil en bandoulière, nous partons en virée. Quel contraste nous attend. De l'eau partout; des irrigations, des canaux, des petites rivières circulent en tous sens, des nappes claires s'étendent au milieu des palmiers gigantesques dont l'ombre donne une fraîcheur inconnue à Beni-Ounif. De petits murs de terre ocre limitent les jardins et découpent les plantations en rectangles irréguliers. Nos yeux habitués aux décors désertiques et morts ne peuvent plus croire à cette nature vivace. Tout invite à la vie agreste et sage, et je me demande si nous avons bien raison de venir en force guerroyer en ces lieux qui sont si paisibles. Nous


— Pourquoi qu'on ne monte pas les guitounes sous •ces arbres, c'est là qu'on serait peinard. — Et puis toute cette flotte, et des dattes à becqueter. Faut quand même être ballot pour aller se fourrer sous Mahomet qui nous grille la cabèche, <iuand il y a à côté tout ce qu'il faut pour être bien. Nous revenons en renâclant, obsédés par la pensée de cette merveilleuse oasis et mécontents de rentrer dans l'aridité du bled. On nous distribue des casques de liège et quatrevingts cartouches supplémentaires, ce qui porte leur nombre à deux cents. L'esprit mal disposé par notre balade, nous rouspétons contre cette augmentation de poids appréciable et aussi contre la façon dont on nous sert la soupe. Ce n'est pas déjà teilemeni bon, et il faut encore que ce soit plein de sable. Les deux cents gamelles béantes sont alignées par terre et cela juste au moment où le vent du Sud souffle assez fort pour les emplir en un quart d'heure. Le cuistot passe avec sa cuiller à pot et tant que tout n'est pas fini il faut attendre. Il arrive inévitablement que ce sable maudit poudroie notre fricot et crisse constamment sous les dents. Notre section est de garde cette nuit. — Je suis de veille avec toi, Leroux. — Oui, mon vieux, de minuit à deux heures. Nous approvisionnons le magasin et mettons une cartouche dans le canon du fusil toujours attaché au poignet. Je m'allonge sur le sable et m'assoupis. Une claque de Leroux me remet sur pieds. — C'est à nous, mon vieux, à propos, as-tu pris ta cuiller. J'écarquille les yeux : — Ma cuiller? J'm'en gourrais, ben oui, ta cuiller, si t'en as — pas, macache pour faire marcher ta seringue, pleine


mieux vaut elle pas elle est, ne cartouches comme de qu'un manche à balai. regardant l'index de en front le frappe Je me Leroux. Tu déménages, ma vieille branche? culasse. la d'ouvrir essaie toi, de fous J'me pas — Je saisis le levier de manœuvre et de toutes mes grippé. est fait, tout de rien mais tire, je forces C'est de la chouette mécanique pour tirer à la cible, mais pour se bigorner, ça ne vaut que peau. Le sable, toujours le sable, il s'insinue partout, qui ne sont les s'agglutine armes et enraye colle, se pas protégées. Tu piges le coup de la cuiller, tu la passes en arrière, tires tu à deux en chien, pognes du travers fonctionne. arquebuse ton est, hop, déclic, y ça un SEulement faut remettre ça chaque fois. Nous prenons position en petit poste avancé. Enfouis jusqu'au menton dans une fosse circulaire, le haut de notre tête émerge seul de la mer de sable. La lune s'est levée et le froid tombe sur les épaules le reste Malgré cela glacée. rosée de sorte en une du corps ressent la chaleur de la terre. Deux heures de veille à scruter dans la nuit, à la ronde autour de notre trou. Dis donc, Leroux, tu pourrais peut-être pioncer pendant une heure tu me reprendras après. tout seul. trop te si raison, T'as tu pas rases ne — heure de sommeil chacun. fils, Non, une aura on — Il se recroqueville au fond du trou et ne tarde pas à s'endormir. J'entends sa respiration forte monter jusqu'à moi et je commence mon observation, l'oreille aux aguets. Je reste un temps infini dans ce calme profond, quand soudain une galopade effrénée troue le silence juste devant le poste. Je dirige mon regard


vers un nuage que, dans la nuit claire, j'aperçois au loin. Ma pensée ne fait qu'un tour, qu'est-ce que c'est que ça? Je m'énerve, je sens que mon courage est à l'épreuve, j'essaie cependant de m'imposer du sangfroid. La galopade approche, de plus en plus nette, mais toujours derrière le rideau de sable qui barre l'horizon. Je ne voudrais pas réveiller Leroux sans savoir. Indécis, j'ouvre plus grands mes yeux, mais sans pouvoir percer le nuage. Tout d'un coup, arrêt; le silence règne de nouveau. Je ne quitte pas du regard l endroit d'où sont venus les galops; mais peine perdue, je ne distingue pas mieux. Brusquement cela reprend, plus fort ou plus près, je ne sais. Plus aucune assurance, désorienté, je n'y tiens plus, sans hésiter, je donne un coup de pied à Leroux. — Acrêt, vieux, des cavaliers, vite debout. Il se lève sans maugréer, le doigt sur la détente, côte à côte nous attendons. Mon cœur bat la chamade, tant je suis ému. Ses battements sont comme ceux d'un marteau qui frappe à coups précipités. Encore une fois la galopade cesse, et je n'entends que le bruit de mon coeur tumultueux qui résonne en mon cerveau et qui semble emplir la nuit. Tudieu, ceux d'en face vont l'entendre! Que ces secondes sont donc interminables, comme je voudrais voir et savoir quel est l'ennemi qui nous nargue. Leroux ne bouge pas, mais un imperceptible tremblement agite le canon de son fusil. Lui aussi est nerveux, lui aussi ne voudrait pas alerter le camp pour une bévue. La galopade furibonde reprend, nous ajustons fermement et nous allons tirer, retrouvant notre sangfroid devant l'imminence du danger, quand des cris aigus et plaintifs s'élèvent. Nous nous tournons d'un bloc l'un vers l'autre et partons d'un furieux éclat de


rire. Jamais des cris affreux ne nous ont paru si doux. Ce ne sont que des chacals qui se disputent les restes d'une carcasse de chameau. Ah! les saloperies de bestioles, dit Leroux, je leur balancerais bien un pruneau, pour leur apprendre à nous foutre la paix. N'empêche que l'alerte a été chaude, et qu'il faut joliment du courage pour résister à la peur qui vous J^aserre.


L'AFFAIRE DU FIGUIG

Trente punis de la compagnie de discipline de Djenan sont venus en qualité d'artilleurs volontaires, accompagnés de quatre canons de 90. C'est la première fois que le Sud voit des moukalas de ce calibre. Il ne manquait que cela pour que l'orchestre

fut complet. Une compagnie de la Légion s'étant aventurée au col de Zénaga, fut surprise par des indigènes en embuscade sur les crêtes de chaque côté de la passe. Les hommes faillirent bien trouver là leurs Thermopyles. Dix-sept d'entre eux restèrent sur le carreau. Cette échauffourée précipite les événements. Le capitaine nous réunit et avec un calme saisissant, la parole incisive nous dit : — Légionnaires de la 2", demain matin à cinq heures nous attaquons. Souvenez-vous que vous avez cent quatre-vingt-dix-neuf cartouches pour les Bicots et la dernière pour vous. Tous nous avons compris que les pires atrocités attendent les prisonniers et que mieux vaut se donner la mort soi-même, que tomber entre les mains des féroces Arabes. Les hommes que tant de différences écartent d'habitude, se rapprochent maintenant dans la commune attente de l'action. Leurs qua-


lités de mercenaires se retrouvent et ils ne désirent qui ennemi dans fond à un engagement qu'un plus ne fuit pas. Cinq heures. Le camp est levé, les chameaux chargés et nous attendons le coup de canon à blanc, signal de l'attaque. Baoum... la décharge se répercute dans les rochers qui défendent le Figuig. Le colonel appelle notre lieutenant et lui donne des ordres. Le grand lieutenant Claudot notre chef est superbe d'allure aujourd'hui, il revient, l'air décidé, à grands pas. désignée pour garnir la crête à section est La — gauche du col et assurer le passage. Baïonnette au canon, suivez-moi, les enfants. Au pas de course, nous abordons l'obstacle et grimlieutefoulée du la dans de rester m'efforce Je pons. nant, qui sans se préoccuper si nous sommes derrière, monte froidement revolver au poing. Nous le connaissons tous, avec un tel homme, nous irons loin et lui, sûr de nous, sait pertinemment que nous nous accrochons à ses pas. Noas parvenons heureusement de feu. colline coup la un de essuyer haut sans au Pourtant si quelques hommes bien décidés s'étaient mis en position au sommet, les assaillants que nous sommes seraient dégringolés en vitesse. Trop absorbés à voir où nous mettons nos pieds, dans ç-,e cahot d< roches dentelées, nous ne pouvons regarder au-dessus de nous. Nous suivons la ligne de faite, en bas dans le cirque des montagnes, s'étend la palmeraie avant les ksars. A huit cents mètres, à l'orée des jardins, Zénaga, principal repaire des brigands. Le lieutenant commande : cartouches de halte. tirailleurs, Feu quatre En — dans la palmeraie. Les quatre salves déchirent l'air et voyagent jusque dans les palmiers qui peuvent être garnis de défen-


seurs. Pas un coup de fusil ne répond, mais du village des « You-You » stridents se font entendre, les tambourins font du tapage, et nous voyons comme des fourmis, des formes humaines s'agiter en tous sens. Je crois qu'on s'apprête à nous recevoir. Un goumier à bride abattue arrive vers nous. Il monte comme un singe l'escarpement et apporte un pli au lieutenant. Ça, c'est une sale blague, les enfants, nous avons tapé dans les Tirailleurs. Zut alors, ils auraient pu nous prévenir plus tôt. Des flocons de fumée noire montent du mur du village. Nous entendons au-dessus de nos têtes, un petit bruit d'abeilles singulier. J'écoute cherchant l'insecte, mais ce sont les premières balles, qui du reste passent très haut. Notre curiosité est avivée, notre position couchée étant inconfortable, nous nous levons et les échanges d'impressions vont leur train. Le lieutenant nous rappelle à l'ordre, quelques-uns s exécutent mollement. Intéressé, je continue debout, à observer la progression enveloppante de nos troupes. Elles prennent les villages comme dans une tenaille ouverte encore à l'ouest où reste le seul chemin libre. A notre gauche la compagnie montée à droite les Tirailleurs qui ont traversé le col de la Juive, au centre la Légion, qui s'est avancée sans coup férir, jusqu'à la sortie du col de Zénaga. Le déploiement des bataillons est parfait et le spectacle neuf pour moi est grandiose. — Nom de Dieu, Baptiste, veux-tu te coucher, ou je te fous dedans. J'obtempère, le lieutenant n'est guère sociable, il baisse d'une once dans mon estime. Nous avons pourtant un fameux observatoire. Toutefois à plat ventre, la visibilité n'est guère restreinte. Ordre de placer


devant nous des monticules de pierres pour garantir nos têtes, alors je suis bon pour le torticolis. Nous n'avons pas encore répondu au feu des assiégés que l'ankylose me prend au bout de quelque temps de cette station allongée, la tête cambrée en arrière. Un hullulement prolongé me fait frémir et un Sproum formidable fait s'écrouler au loin les murs de Zénaga. Ça y est, l'artillerie en met, ça va barder. Des hurlements parviennent jusqu'ici, les dégâts ne sont donc pas purement matériels. Les obus tombent maintenant régulièrement à l'intérieur des remparts et c'est vraiment curieux de voir sauter en l'air des débris de toutes sortes au milieu de la fumée des explosions. Ça devient très sérieux. Entre les coups de canon, nous entendons les « You-You » moins nourris mais plus aigus des femmes et le roulement saccadé des tams-tams qui battent un tocsin endiablé. Des rassemblements d'indigènes sont plusieurs fois dispersés par les bombes qui doivent faire un drôle de carnage. — Vise s'ils jouent rip, les crouyas, tu parles d'une danse du ventre! Y a un charognard qu'est planqué dans le coin du mur, y a un bout de temps que je le repère, il tire toujours cette crapule-là, ils y foutront donc pas une pastèque sur la gueule les artiflots. — Ah! la vache, il en met le frère, y voient que pouic les artilleurs. Au même instant, un obus de plein fouet démolit le mur et le bonhomme. Applaudissements. — Ça y est, il est parti retrouver Mahomet, à un autre. Tous ne sont pas occupés par le combat. Des appétits divers se font jour. J'entends : — Je voudrais savoir où ils cachent leurs douros.

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— Quand c'est qu'on va attaquer, je voudrais bien entrer, dans les baraques faire une razzia. — C'est dans le capuchon de leurs burnous qu'ils planquent leur pèze. — Ou dans des business en peàu de chameau sous leurs ceintures. — Oui et puis les bracelets et les colliers des fatmas, c'est de l'argent. Pour pas qu'elles gueulent, tu commences par leur faire une boutonnière dans le ventre. — Y en aura une ripaille après! — Vingt Dieux, ils se caltent, les Arbis. Toutes les attentions sont ramenées sur le village. Les indigènes s'étant aperçus que la Mosquée et ses alentours étaient épargnés, par instinct de conservation, sont tous courus vers cet endroit. Des femmes, des enfants et des hommes en masses, entrent dans l'édifice, croyant y trouver un abri inviolable et sacré. C'était tomber de Charybde en Scylla? — A notre tour maintenant, c'est marre de l'artillerie, ils sont foutus les Bicots. Une réponse nette et catégorique arrive. Quatre éclatements simultanés; et la mosquée encaisse, enveloppée d'un nuage de fumée et de terre pulvérisée. Presqu'aussitôt une nouvelle bordée. Des hurlements de terreur jaillissent là-bas. Ce ne sont plus des cris de guerre, et dans la fumée qui se dissipe, nous voyons des êtres humains sortir, affolés, talonnés par l'épouvante, de l'église, dans laquelle ils s'étaient enfournés. Des pans de murs sont écroulés, des corps gisent étalés, des blessés se cramponnent aux soubassements et se traînent à terre. Rran, Rran... les obus arrosent encore le lieu de carnage. C'est affreux. Les Arabes courent en tous sens ayant perdu la raison, beaucoup s'affalent, fauchés par les éclats


leurs de sable le voit gratter les shrapnells, on et les mains crispées et retomber lourdement. Des femmes, des enfants sont étendus. De la mosquée le flot des occupants s'écoule toujours dans un complet désarroi. Une autre salve arrive dans cette panique et ajoute au charnier. Les obus se succèdent, et de la mosquée, il ne restera bientôt plus que des décombres pleins de cadavres en lambeaux dans des mares de sang. Les réflexions saugrenues ou drolatiques se sont éteintes; les hommes ne comprennent pas cette guerre et leurs regards expriment un étonnement voisin de la stupeur. Quoi donc alors; nous sommes là pour nous battre loyalement contre des adversaires qui acceptent le combat, d'homme à homme, avec

hardiesse, ruse, intelligence; mais non pour frapper des aveugles et des innocents en restant à l'abri derrière des pièces de canon. Qu'est-ce que c'est que cette façon de soumettre les gens? Il faut donc tuer, rien que tuer affreusement, implacablement des femmes, des enfants, des vieillards plus encore que des hommes. Quelle est cette civilisation qui commande de tels procédés; ce n'est certes pas la mienne. Je comprends que se battre, c'est tuer, mais, des hommes conscients du péril comme de leur force. Que nous ont fait ces pauvres êtres qui crient et qui meurent là-bas autour de leur temple? Et ces hommes, ces beaux types marocains, qu'on veut coloniser et qui sans nous voir au bout de leurs fusils, tombent comme des mouches sous les bombes. Ils ont pillé, volé, assassiné, oui, mais on ne juge pas à coups de canons qui atteignent n'importe qui, n'importe où. On m'a donc menti, quand on m'a parlé éducation morale, on ne m'a pas dit la vérité. Je sens que ce


n'est qu'une façade postiche que toutes ces belles

maximes qu'on m'a enseignées et commentées. Derrière cela, je vois le crime organisé, la brutalité raisonnée. Mais que deviennent les commandements de Christ, que valent ses enseignements? Je revois de chez moi, le vieux petit clocher que les boulets espagnols avaient frappé. Pour perpétuer le souvenir de ce viol, le clergé les a fait sceller, témoins de l 'infamie. Et que vois-je ici, cette mosquée autre lieu sacré, réduite en poussière, par ces mêmes chrétiens ou se recommandant tels. Où est la différence; la religion ou les hommes? Mon éducation est à refaire, ou plutôt à modifier je comprends mal ou je ne comprends pas, je ne sais plus. Mais je sens bien que maintenant je serai mon seul éducateur, car les autres, les non bénévoles, n'inculquent que l'erreur; la fourberie ou l'hypocrisie. Encore une fois mes convictions sont ébranlées, il me faudra analyser cela dans le calme et essayer de voir clair dans toutes ces contradictions. Le bombardement continue. Nom de Dieu de Nom de Dieu, mais qu'est-ce qu'on est venu foutre ici, nous autres. Cette élocution résume l'opinion générale, jusque maintenant nous n'avons rien fait que mitrailler les tirailleurs. La préparation d'artillerie cesse enfin; mais le village est mort, plus de vie, plus de bruit. Cette fois, c est à nous, attente fébrile, instants d'énergie contenue qui va déborder. Le clairon sonne... Quoi... la charge? — Ah! merde! la retraite. Nous sommes stupéfiés et découragés à la fois. Adieu combat, douros, femmes, gloire, nous sommes venus pour la figuration et pour des prunes. Désa-


husés, nous revenons sans entrain, traînant les fusils comme des outils inutiles. Avant de reprendre nos emplacements respectifs à tient Tirailleurs d'Eu des colonel pasle camp, au ser sur le front des troupes. Son inspection terminée, solennellement, il commande « Au Drapeau ». La garde du drapeau des tirailleurs sort des rangs et se présente face aux bataillons déployés. Celle de la Légion reste en place. Devant cette entorse au règlement, le colonel d'Eu interpelle acrimonieusement notre colonel. Et les paroles sèches nous parviennent comme autant de coups de fouet. Ah! esprit de corps. Les hommes murmurent, mécontents de leur inaction, ils le sont plus encore de l'affront essuyé par leur colonel. Celui-ci pâle se tourne vers nous et de sa voix de stentor où vibre une pointe de colère : — Légionnaires... Présentez armes. Les armes droites sautent dans un geste brusque, et il ne faudrait qu'un mot pour que les hommes bandés comme des ressorts se détendent au pas de charge sur les Tirailleurs. disent Bicots, faire leur On roter aux en va — des camarades en rejoignant le camp. Résultat, la garde au puits étant assurée à tour de rôle, c'est aussi à tour de rôle que Tirailleurs et Légionnaires se passent d'eau en supplément de leur

ration quotidienne.


REPOS ET EXCURSIONS

De service au parc à fourrage, sous un ciel de plomb, je m'endors complètement vanné. Un souffle humide me réveille. Je trouve ma figure auprès de la tête baveuse d'un chameau. Drôle de voisinage, sacré nom, il n'est pas seul, une bande de ses congénères est en train de se payer un surplus d'ordinaire. J'ai un mal de chien à chasser mes voleurs qui trouvaient cette récréation à leur goût. Pérat

s'amène. — Ça va, t'en as encore pour longtemps? quelle relevé heures, je à Non, suis quatre —

heure qui se fait? — J'en sais rien, j'ai pas de tocante. J'avise un lieutenant de goumiers, la Légion d'honneur sur le burnou, et à sa ceinture une chaîne d'or. — Tiens, le frère a l'heure, là-bas, attends-moi, j'y vais.

m'arrête, et après un salut réglementaire, je demande à l'indigène avec une politesse que je crois être exquise : — Pardon, mon lieutenant, seriez-vous assez aimable pour m'indiquer l'heure. D'un regard méprisant et dominateur, il m'inspecte des pieds à la tête plusieurs fois sans articuler A six pas, je


une parole. Conscient de mon ridicule et que je ne tirerai rien d'autre de cette effigie, je fais demi-tour et m'en vais profondément blessé. — J'ai compris, mon vieux Pérat, l'heure, sais pas, mais ce que j'ai appris à l'instant, c'est que le véritable ennemi, ce n'est pas celui qu'on a bousillé hier, ce n'est pas ces pauvres types à pattes d'autruches, c'est ces hommes-là, ces caïds décorés bardés de galons, d'honneurs et de distinctions, pourris de prétentions, qui de haut, sont montés plus haut encore et pour qui nous ne sommes et ne serons jamais que des chiens de roumis. — La corvée d'eau, rassemblement. Le sergent qui s'égosille, voit sortir un à un des hommes nonchalants, ayant si peu d'empressement que cela lui semble louche. Il compte les hommes

présents. — Il en manque là-dedans, où sont les autres? Un vieux Légionnaire répond : — Pas la peine de chercher, Sergent; nous ne faisons plus cette corvée.

— Quoi, qu'est-ce que vous... — Nous ne marchons plus. C'est assez, le sergent court chez le capitaine. Les hommes de corvée sont là. Ils discutent les raisons de leur refus. — A la gare! Aller chercher de la flotte à cinq cents mètres dans des tonnelets, sur notre dos, pendant que les mulets se reposent, merci bien. Et tout çà, pour voir les ordonnances des officiers arrbser les tentes de ces messieurs; il leur faut de la fraîcheur, eh bien, qu'ils aillent en chercher eux-mêmes. Avec leur saleté de tonneau de cinquante litres, y a même pas moyen de carotter sur la charge. Bons


pour la croûte et la boisson, oui; mais pour la foutre en l'air, cette flotte, non. Le capitaine Forest arrive. marcher? plus Alors, veut ne on — l'eau. capitaine, Non, pour pas mon — Tas de courroucé... puis, bien... très Bien, — — charognards, pas de flotte vous dites, eh bien, moi, je dis, pas de soupe Et en s'en allant il répète : « Pas de soupe, pas de soupe ».

Dire qu'il croit nous faire énormément de peine! Les hommes se couchent le soir sans rata, mais le lendemain les bâ.ts de mulets sont chargés de barils, et la corvée se fait sans nous. Deux compagnies partent pour attaquer Ben-Zireg. Le reste de la colonne est en soutien. La marche dans le sable de la piste est écœurante et fastidieuse. Cette piste est limitée par les squelettes de chameaux. et ceux-ci ont tellement l'air fossiles, qu'on se croirait dans des terrains essentiellement enzoïques. Les compagnies d'assaut sont entrées dans le village. Nous n'entendons pas un coup de fusil, pas un cri, pas de tam-tam, rien. Silence inquiétant, nous nous tenons sur nos gardes. Longue pause, puis un feu de peloton; un autre encore, plus rapide, et de nouveau le calme. Nos camarades reviennent; ils n'ont pas l'air de s'amuser. s'est-il passé, qu'y a-t-il eu? Que — Un Allemand me répond. — Ah! mon vieux, mon vieux. Il est hagard et bafouille presque. — Ben quoi, Fritz, accouche. Sans me regarder, tristement et comme honteux, il parle.


— Ah! les femmes, mon vieux, les petits, les malades, les grands-pères, tous kapouts, tous. — Qu'est-ce que tu racontes. ceux-là resfusillés, à bout portant, Quarante — tés, les autres partis, foutus camp hier. Encore! L'autre jour la Mosquée, aujourd'hui, le poteau d'exécution, et toujours des malheureux impuissants, ceux dont l'âge ou le sexe constituent une garantie sacrée. Mais quels sont-ils les gens qui de leurs cabinets ou de leurs bureaux commandent de tels massacres. Nous exécutons des trottes de droite et de gauche pour réduire quelques foyers de résistance présumés. C'est plutôt pour battre l'estrade et provoquer les indigènes qui pourraient se trouver dans les villages. Mais nous rentrons toujours bredouilles. Tout est désert dans Zénaga en ruine; pas un chat. Nous ne pouvons même pas savoir le nombre des victimes du copieux arrosage de l'autre fois. Tout ce qu'il y avait de vivant s'est enfui au Maroc et les quelques morts qui restent visibles pourrissent au soleil, attendant le chacal ou la hyène, fossoyeurs du désert. Au poste de Zousfana pas plus grand que BeniOunif, je vis un homme sac au dos, en plein midi, tourner une ronde ininterrompue autour de l'enceinte fortifiée. C'était un puni qui faisait la pelote, le malheureux, victime sans doute du cafard, subissait là un traitement des plus inhumains. Comme nous sommes pleins de poux, des beaux gros avec des croix noires, nous profitons d'une mare auprès du bordj, pour prendre un bain dont nous avons un réel besoin. Des sentinelles veillent sur nos ébats aquatiques. Cette baignade semble bonne, elle fait beaucoup de bien. Ça a tout de même son petit inconvénient. En jouant un camarade me


plonge la tête sous leau. Bouche ouverte, j'avale une pleine goulée. Pouah! Que c'est amer, l'eau est salée, c'est infect. Nous étions dans un de ces chotts, espèces de mers intérieures où la salinité est souvent plus grande que dans certains océans. De garde au puits après le bain, je suis heureux de passer quelques heures à l'ombre sous les palmiers, assis sur les pierres au frais près de l'eau. Ces rares endroits sont de vrais délices quand on reste constamment entre le sable et le soleil. Un tirailleur s'approche; attention, pas de liquide pour toi mal blanchi. — Dis camerade Ligion, oune bidon di wara, ci por li sargent. — Allez, allez, fissa baleck, macache wara. — Ci por li sargent, il a li fièvre. — Macache, allez fissa. Le Tirailleur connaît la consigne, il croyait me fléchir en parlant de sergent, mais je ne suis pas dupe, il peut se fouiller, pas de flotte pour lui. Leurs peaux de bouc à l'épaule, des moukères viennent en balançant des hanches, suivies d'un goumier. Maigres et juvéniles ce sont des gamines plutôt que des femmes. Leurs outres emplies sous l'œil indifférent du jeune goumier, elles chargent leur dos. Mais c'est lourd pour leur faiblesse et elles s'embarrassent dans leurs vêtements. J'interpelle l'Arabe qui, les bras croisés, ne fait pas un geste pour les aider. — Espèce de fainéant, tu ne peux pas te remuer un peu! C'est à peine s'il tourne les yeux vers moi. Il

m'exaspère, ce crétin-là. — Faut-il que je te foute mon pied quelque part? Il reste distant. En colère, je gesticule et vais pour


m'approcher des femmes, quand celles-ci, toutes ensemble, jacassant comme des pies, m'inondent d'un flot de paroles desquelles je ne retiens que le ton acerbe. Eh là, je recule, le goumier ricane. La galanterie française n'est pas de mode ici, toutes les conventions de notre civilisation ne peuvent être acceptées de ces gens qui ont leurs us et coutumes et n'en veulent pas démordre. L'Arabe respecte la femme, peut-être plus que nous, mais pas dans le même genre; celle-ci ne s'en porte pas plus mal. Après un bobard de forte taille qui nous apprenait qu'un parti de six mille indigènes marchait contre nous, ce qui nous a mis en révolution pendant vingtquatre heures; nous reprenons le chemin de Saïda. Les volontaires artilleurs, les seuls vainqueurs du Figuig, de par leur belle conduite au feu sont graciés.


FINIS LEGIO

J'ai demandé à devenir élève-prévôt. Tenté par la veste blanche, la ceinture tricolore et la tranquillité des escrimeurs du régiment, j'ai posé ma candidature

qui a été acceptée d'emblée. Réaffecté à la 25e Compagnie de dépôt, je commence mon entraînement. L'adjudant maître d'armes a le physique de l'emploi. Avec sa moustache en crocs et sa barbiche, on dirait un vieux bretteur de mousquetaire. Comme tranquillité, c'est plutôt relatif. Sur la planche depuis une heure, je suis moulu, brisé pis qu'après une marche dans le bled. — Assis sur les jambes — Allons plus de souplesse — Allongez le bras — Plus vite — Fendez-vous — En garde — Fendez-vous — En garde — Fendezvous... — Oh! la, la, la, la, la, la! Je cramponne la rampe d'escalier, les membres raides, les reins en marmelade. Eh bien, ce n'est pas précisément gai l'escrime. Le moniteur dit bien que c'est l'affaire de quelques jours d'accord, mais bon dieu, que ça fait mal! Detz, mon bon vieux Detz, qu'es-tu devenu? En réponse à notre colonne, à peine sommes-nous rentrés du Sud, que la compagnie Maoulem est surprise


à El-Moughar. Sur cent vingt hommes il n'y a que trente-trois survivants. La bataille a duré plus de douze heures et ce n'est que le soir qu'un poste voisin les a dégagés. Et moi qui avais l'intention de permuter à cette compagnie quand nous étions à Colon-Béchar, je l'ai échappé belle. J'apprends enfin que mon copain est le seul gradé survivant et cela m'enlève un poids. En y réfléchissant, je dois avouer que nous ne possédons pas positivement l'Algérie. Evidemment, quand nous faisons une incursion en force, avec armes et bagages, la résistance est insignifiante, pas de combats homériques, telle l'affaire du Figuig, et devant les nombreuses baïonnettes, il n'y a guère que le vide. Mais lorsque le gros des colonnes est remonté au Nord, qu'il ne reste plus que les garnisons des postes ainsi que les éléments de police, les indigènes reviennent attaquer, tuer et piller, c'est leur façon de se défendre et c'est compréhensible, pour moi du moins. Ce ne .sont que des représailles et je suis persuadé que ce n'est pas en assassinant leurs femmes et leurs enfants que nous obtiendrons les cœurs de ces gens-là. Je sais bien que nos chefs les considèrent comme des brigands pillards et sans s'crupules; c'est là leur seul point de vue. Ne se battent-ils pas plutôt avec leurs seuls moyens, pour leur liberté et pour un idéal? La salle d'armes me vaut des sueurs continuelles, il telle enseigne que j'attrape froid et qu'un matin, ma gorge sèche est enflammée. Je me fais porter malade. A la visite où je me présente pour la première fois, le docteur brutal m'envoie promener. Avec une figure comme la tienne, on n'est pas malade. Allez, rompez, à un autre. Et voilà, pour diagnostiquer une maladie, ce n'est


pas plus difficile que cela.. Bonne mine, tout va bien, même si c'est la fièvre qui donne des couleurs. Au rapport je n'y coupe pas de quatre jours de salle de police. « Visite non motivée ». Ça, par exemple, ce n'était pas prévu. Je suis cependant bien malade \ impossible d'avaler Tuoi que ce soit. Je tire ainsi quatre jours et mon mal augmente d'intensité. Ma salive elle-même a une grosse difficulté à passer. Je reste une nuit dehors, couché sur les marches de l'escalier pour mieux respirer. Va à la visite mon vieux, ne reste pas comme çà, me disent mes camarades. Je fais signe que non, je ne veux plus de médecins, ce sont des ânes. J'entends distinctement ce qui se passe; l'ouïe est d'une acuité extraordinaire, peine à vois je troubles, sont contre yeux mes par et ne puis plus bouger. L'ataraxie m'a pris tout entier. Le doyen de l'escouade, un Hollandais, je reconnais sa voix, cause avec le caporal. de l'emmener à l'hôpital, grand temps Il est — j'étais médecin dans le civil, et je sais que ce n est qu'une question de minutes, il peut trépasser. l'adjudant. prévenir vais Je — L'adjudant lui-même me prend sous les bras, et à l'infirmed'urgence m'emporte camarades, des avec rie. Sans prévenir, ils entrent, et le major bondit. à l'hôpital, tout de suite, nom d'un suite de Tout — tonnerre il ne va pas claquer! Bien entendu, il faut avoir un pied dans la tombe rien puis je brutes, Tas de intéressant. être ne pour dire, mais je me sens une rancune profonde pour ce toubib de malheur. Dans la salle de l'hôpital, le docteur chef passe la visite. Il se retourne à mon entrée et interroge : bulletin. lit a-t-il?... il Qu'y mon —


— Ouvre la bouche, petit. Il m'inspecte une seconde pendant que je fais « Ah! ahL » et donne des ordres aux infirmiers affairés qui apportent des tas de fioles et des instruments sur un plateau. — Ouvre la bouche. Le médecin a saisi une lame et deux fois de la paume de la main donne un coup sec. Je n'ai rien senti, mais la lête inclinée sur une cuvette, je crache du pus aussi amer que l'eau des chotts et de toutes les couleurs de l'arc-en-ciel. Je me gargarise, ma respiration redevient normale, je souffre beaucoup moins. Ce n'est pas encore cette fois que je dois aller dans le royaume des taupes. Sitôt guéri, je reprends mes exercices et vais passer mon brevet de prévôt quand, un jour; un planton vient me chercher : — C'est toi Baptiste, tout de suite au bureau du chef. Je suis perplexe, mon aventure avec le médecin m'a rendu méfiant. Quelle tuile va donc m'arriver? Le chef m'attend et, goguenard : — Baptiste, né à Avesnes, dans le Nord, n'est-ce pas? Interloqué, je réponds oui, comme j'aurais dit autre chose. Où a-t-il pu dénicher mon identité exacte? — Tiens, lis ça, le ministre te réclame, descends ton paquetage au magasin, tu pars ce soir pour la

France.

— Mais je ne demande pas à quitter la Légion. Je n ?en doute.pas, mon vieux, seulement l'ordre est formel, tu dois partir. Alors, fini l'Algérie, je le regrette, mais au fond je suis satisfait de ce que j'y ai vu et appris, j'ai un certain plaisir à retourner en France. Quelques adieux sans effusion, et habillé d'une va-


coiffé d'un foncé, gris coton de pantalon d'un reuse, béret avec deux francs cinquante en poche, pour frais de voyage, je suis dans le train pour Oran. Dans mon compartiment, une dame et un garçonnoir, feutre de chapeau gamin le assis, un a net sont bien trop grand pour sa petite tête. Je vais faire un troc. Madame, voulez-vous que j'échange mon béret contre le chapeau de votre petit? Les yeux du gosse brillent d'envie, et avant que sa mère réponde, il enlève son chapeau, me le tend et prend mon béret.


RETOUR EN FRANCE

La mer est forte et la « Russie » est transformée en navire-hôpital. De tout le contingent de soldats qui se-trouvent à bord, nous sommes deux, un maréchal des logis d'artillerie et moi à être bien portants. Les autres dégobillent à qui mieux mieux; partout on rencontre des hommes défaits, morts plus qu'à-moitié, appuyés aux rambardes et aux cloisons et qui font des efforts stomachiques pour rejeter ce que depuis longtemps ils n'ont plus dans le corps. Sur le pont, le margis et moi faisons toutes les corvées d'alimentation. La 'cruche de pinard et celle de café entre nous deux, nous ingurgitons la totalité de ce qui est est destiné aux valétudinaires des sous-sols, cela au grand émerveillement des officiers de marine qui applaudissent à notre appétit de Gargantuas. A Marseille, je repasse à Fort-Saint-Jean, trop tard à la soupe. Je dois transformer cinquante centimes en lentilles. Il me faut être avare de mon argent, j'en ai peu et ne suis pas encore rendu. Bureau de recrutement d'Avesnes, j'attends le major. Il arrive et je me représente dans le costume


médecin le de à déranger, nez, Sans vue d'Adam. se déclare d'un ton péremptoire : Alpins. Chasseurs Bon, — Il va un peu fort, je ne me sens aucune prédisposition pour patauger dans les neiges après m'être consumé dans les sables du désert. le Major, je reviens d'Algérie. Monsieur Mais, — Il tranche sèchement : les jambes et les genoux alpin, chasseur dis Je — faits pour cela. Décidément les toubibs sont de drôles de types. Lepremier que j'ai vu m'a jugé fameusement bâti pour faire un cavalier; le deuxième m'a gratifié de quatre jours de salle de police pour soigner un abcès dans la gorge et celui-ci me trouve parfait pour jouer au chamois dans les Alpes. Mes jambes depuis deux ans n'ont pas tant évolué, que de cavalières elles soient devenues sauteuses et grimpeuses. Je ne suis toujours pas emballé de l'avis du médecin; mais le commandant du recrutement vient à mon secours. Si ce jeune homme veut contracter un engagement, il peut choisir son régiment. C'est la planche de salut, le docteur acquiesce, tout alpin chasseur, ou idée, veut il à tenant me son en autre, pourvu que ce ne soit pas à cheval. Une liste à la main, je lis tout haut : 26" Bataillon de Chasseurs à pied, Vincennes. Ça n'a pas l'air de plaire aux deux officiers; à moi ça me va, et je signe mon engagement.

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CHASSEUR

Ah! c'est vous l'engagé, allez au camp de SaintMaur, 6e Compagnie, dans les baraques. Le laconisme des indications militaires qui n ont qu'une apparence de limpidité, m'oblige à arrêter un lieutenant de chasseurs. 6" Compagnie, mon lieutenant, je suis enLa — gagé volontaire.

— Suivez-moi, dit-il sans tiquer. Il me conduit au bureau du sergent-major, où je me rends à l'évidence que, par hasard, j'ai rencontré mon propre lieutenant qui me fouille du regard. Je laisse le chef se débrouiller avec mes papiers et tirant une lettre de ma poche, je la tends à l'officier. — Vous permettez, mon lieutenant? Cette lettre est mon certificat de bonne conduite, mes références de Légionnaire. Je dois ce satisfecit à la bonté du colonel Desorthès, commandant le 2* Etranger, qui me l'a remise à mon départ en me souhaitant bonne chance. — Tu donneras ceci à ton chef de corps en France. Le visage du lieutenant se déride, sa sévérité fait place à l'étonnement, puis à un contentement miplaisant, mi-sérieux.


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d'escouade, chef il Sergent-major, un manque — n'est-ce pas. — Oui, à la 10e. — Le voici, vous inscrirez Baptiste, fonctionnaire caporal. Le chef éberlué par cette nomination instantanée d'un civil, promène son œil atone du lieutenant à mon humble personne et de mon humble personne au lieutenant. Celui-ci jugeant sans doute l'ébahissement du doublard suffisant, apporte des précisions. — Ah! ah! chef, ça vous épate, regardez bien cette recrue, c'est un vieux soldat, un Légionnaire qui s'est battu au Sahara, qui a fait colonne dans le désert, croyez pas qu'il peut commander une escouade? Lisez ceci, c'est son éloge par son ancien chef. Eh! mais, ça commence bien, pourvu que cela dure. Il me va le lieutenant Savourey; c'est ainsi que vient de le nommer l'homme qui me conduit à mon unité. Dans la baraque, des chasseurs astiquent des cuirs, d'autres sont assis en rond autour de l'unique poêle anémique dressé au milieu de la pièce. Mon entrée est très remarquée, mais je ne dis rien du rôle qui m'a été dévolu. J'observe mes nouveaux compagnons II"t je constate déjà une grande différence de genre avec ceux de la Légion. Jht groupe qui a accaparé le poêle partent des plaisanteries dont un séminariste fait les frais. Il se complote quelque chose, il se monte une cabale; je m'approche pour mieux entendre, mais suis objet de défiance, et les acolytes restant sur la réserve, je ne saisis rien. La porte s'ouvre et laisse passage à un pauvre bleu qui a l'air bien maladroit. Aux clins d'yeux qui


s'échangent je suppose que voilà l'apprenti curé. Un des gaillards frileux prend la parole : briqués? cuirs sont bleu, Hé le et tes pas ne — Qui se fera engueuler demain, c'est mézig, c'est pas toi. T'as pas eu le temps tu dis, mais t'as bien le temps de sortir en ville et sans la permission de ton ancien. Je comprends que ce jeune soldat est la tête de turc de la chambrée. Je suis curieux de voir quelle tournure va prendre la comédie. Sentencieusement l'ancien se tourne vers ses camarades. à quoi punition, mérite Voyons les gars, une ça — qu'on le condamne? Les exigences sont diverses, mais tous tombent définitivement d'accord sur une proposition idiote, c'est sûrement pour cela qu'elle agrée à tout le monde. —• Qu'il foute des coups de tête sur la planche à pain jusqu'à ce qu'il ne reste plus un bout de bricheton dessus. — Et à poils il faut qu'il soit à poils. Jusqu'à l'extinction des feux, le malheureux type, qui n'élève aucune protestation, exécute son navrant exercice, au milieu des rires de la., meute qui s'acharne après lui. Ce sont là des pratiques inconnues à la Légion; cela me choque. Je n'interviens pas parce que je suis encore en civil, mais attendons à demain, je remettrai les choses au point. Je suis habillé comme chez le bon faiseur, avec un uniforme choisi. Vrai, on mè soigne, l'impression favorable persiste. Je jouis de la stupidité de mes camarades de chambre quand au rapport, ils apprennent que je suis leur chef direct. Cela devient de l'hébétude quand l'adjudant lisant la décision ajoute :


— Le chasseur Baptiste sera présenté demain au chef de corps. Ma nouvelle autorité se fait sentir le soir même. Les jeunes sont encore occupés dans les zones tempérées à astiquer leur fourniment. Tandis que les autres autour du poêle se chargent de toutes les calories dégagées. Assis sur mon lit, je fourbis toutes mes affaires pour apprendre à ces soldats d'occs. )ion, ce qu'à la Légion on appelle être propre. Des coupb de tisonnier sur le tuyau de la cloche, me font lever la tête. Les bleus lâchent leur travail se ruant vers le cénacle des anciens où ils restent au garde à vous. — Toi mets du charbon là-dedans! Ça pour du culot, c'est un record. Je me dresse d'un bond, bouscule les hommes, et dans la figure de l'ancien ahuri, je clame : — C'est toi qui vas mettre du charbon dans ce poêle, et tout de suite, sans quoi gare à tes os. Un murmure réprobateur s'élève; cela ne me plaît pas. — Quoi, de la rouspétance! Sachez que je viens d'un régiment où la valeur d'un soldat n'est pas faite du temps passé sous les drapeaux. Pas de bleus ni d'anciens. Dorénavant, dans mon escouade, il en sera ainsi. Et s'il en est un qui bronche, il sera soigné. Compris hein. Au fond de moi-même, je riais des figures déconfites des vieux et des faces soulagées des jeunes. J'avais acquis l'admiration de ceux-ci, par contre ceux-là ne m'auront pas en odeur de sainteté. Toujours est-il que la carrée n'a connu depuis longtemps un calme aussi plat. Je suis obligé de convenir que ce n'est pas du tout la même chose qu'à la Légion. Les hommes font les


procédés, la dissemblance d'individus entraîne des façons nettement opposées. Mais je n'ai pas fini de sentir les différences de plus en plus flagrantes pour moi, et qui feront que ne perdant pas mes habitudes de Légionnaire, je me heurterai à un tas d'institutions et coutumes qui cumulées me dégouteront à jamais des troupes métropolitaines. Comme un phénomène, j'ai été présenté au commandant et à tous les officiers du bataillon. Le commandant très chic, me donne une cordiale poignée de main. Il engage une conversation enjouée sur la Légion, les Arabes, le Figuig. Pour clore le dialogue, il s'adresse à mon lieutenant. — Monsieur Savourey, Baptiste est inscrit au tableau d'avancement pour le grade de caporal. Il me congédie sur un « Au revoir » qui me promet sa mansuétude. Pour l'instant, ça ne va pas mal, on s'occupe de moi, peut-être un peu trop à mon gré, car je suis modeste. En sortant de la salle d'honneur, un capitaine que je n'avais pas remarqué, s'avance vers moi, main tendue. — Comment ça va mon vieux? Ah! mince alors, le capitaine Bonnot, ancien tréso-

rier du

2e.

— Mais très bien mon capitaine, je vous remercie. — Quoi de neuf là-bas? — Ça barde toujours dans le sud, c'est vrai vous êtes parti avant Figuig. — Ah sacrés pirates, vous en faisiez de rudes crapules. — Oh mon capitaine, pas tant que cela. — Non pas tant, mais assez comme ça. — Vous n'avez sans doute pas digéré l'affaire du coffre fort! — Ça et puis le reste. Ici, il ne faut pas te bercer !


d'illusions, ce ne sera pas pareil, tu sais, d'autres que toi y sont passés et n'ont pu s'y faire. Attention, mon vieux, attention. Il s'éloigne suivi des autres officiers arrêtés et dont ce petit entretien dépasse l'entendement. Je ne fus pas long à apprécier la justesse des paroles du capitaine Bonnot. Nommé caporal, comme tel dans un déplacement du bataillon, je fus chargé de l'ordinaire de la compagnie. Avec deux types débrouillards, nous nous sommes tirés à notre avantage de nos fonctions et les hommes satisfaits, ne tarissaient pas en louanges sur notre compte. Tout était l argent m'avait donné content chef le mieux, le pour pour payer les fournisseurs. moi, s'il y a quelque Eh les avec gars, venez — chose à licher, vous en profiterez. Le marchand de légumes nous reçut à table. Monsieur, dis-je, de vous Vous excuserez, nous — déranger en plein déjeuner. contraire, vous brave, du tout, Mais au mon pas — allez prendre place avec nous. Je protestai mollement tant le poulet rôti était avenant. Notre hôte insista, comme je l'escomptais et nous fîmes un excellent repas largement humecté. Au retour, le capitaine Ollivier m'attendait. venez-vous? D'où — capitaine. dépenses, solder De mon nos — — Vous y avez mis le temps. Croyant que d'avoir accepté de déjeuner avec le maraicher était chose toute naturelle, que cela était une aubaine permise, je ne le celai pas au capitaine, persuadé qu'il m'en féliciterait. Ah bien ouiche! ce que j'étais candide et comme ma franchise me servait mal. Le capitaine pâlit, rougit, verdit, entre dans une violente colère.


— Comment, vous n'avez pas refusé de manger avec un fournisseur, mais vous êtes de connivence

avec lui, mais c'est une prime, une ristourne que vous avez touchée. Il y a corruption de fonctionnaire, ça vaut la prison ça, le conseil de guerre. Ça ne va pa; en rester là, je vais vous punir, huit jours de prison, vous les avez. Qu'est-ce qui m'a fichu des procédés pareils, veux pas de ça moi. Transi par cette douche, je le regarde s'éloigner, fouettant ses bottes de sa cravache. Ah! elle est forte celle-là par exemple; je ne l'ai pourtant pas écorniflé ce dîner. Et puis j'ai rempli mes fonctions avec zèle, avec probité puisque j'ai réalisé des économies. J'ai fait les exercices comme les autres, ce matin encore j'ai trimé plus que tout le monde, mes camarades se reposaient depuis trois heures que moi je liquidais encore mes comptes et voilà la récompense. J'ai pris une petite collation qu'on m'a offerte, eh bien où est le délit? Est-ce que je n'ai pas droit à un léger supplément, puisque tous les autres sont repus et que ce n'est pas sur leurs rations que j'ai mon bénéfice. Le conseil de guerre, la prison, non mais alors, je ne suis tout de même pas un criminel. Irrité, je parcours les cuisines en soliloquant hargneusement. — Ça va mal, caporal, me dit un cuistot. — Oui, et je ne suis plus étonné qu'il y en ait qui passent en Belgique. Ma réponse est partie sans que je l'aie préparée; sonore comme un coup de cloche. Elle est à peine articulée qu'une main se pose sur moi. — Qu'est-ce que vous dites Baptiste? L'adjudant est devant moi, ceci est mauvais. — Moi, rien mon adjudant. — Si, si, répétez ce que vous venez de dire. Excédé, de plus en plus mécontent, je réponds:


— J'ai dit qu'il ne m'étonnait plus que des soldats français s'échappassent en Belgique. Ça vous plaît? Le Légionnaire reprend le dessus, tous ces gens-là me font suer et si l'adjudant réplique, ça va tourner au vinaigre. Mais il se dirige sans répondre vers les logis du commandant, ce qui me donne à réfléchir et m'apaise un peu. — Ah et puis Barka, je m'en fous après tout. Le lendemain, en marche, j'entends le capitaine geindre dans le gilet du commandant. — Malheureux, un si bon troupier, ce Baptiste, excellent soldat, mais pas moyen de faire bon ménage avec lui. Voyez donc l'innocent, est-ce que c'est moi qui lui ai demandé d'en faire tout un roman avec ce malencontreux déjeuner. Il n'a qu'à agir comme mon excapitaine de la Légion ce sera parfait. En tout cas, il se dégonfle, il sent qu'il a été un peu dur. Je vais lui prouver que je suis plus intelligent que lui. A la halte, le café prêt, je prends deux quarts et vais vers les deux officiers qui bavardent à l'écart. — Mon commandant, un quart de jus, et vous mon capitaine, il est bon vous savez, c'est du café de Brie-Comte-Robert. Ils me regardent d'un œil terne, mais acceptent en me lâchant un « Merci caporal » qui en dit long. Sitôt arrivé à Vincennes, je suis dans le bureau du capitaine Ollivier. Je vais subir un savonnage en règle, mais ne sui, pas décidé à remettre la discussion sur le tapis. — Baptiste, tu as quinze jours de salle de police ordre du commandant, je tiens à te faire remarquer que c'est de la prison que tu mérites et que... Je brise irrévérencieusement toute velléité de con-

tinuation.


voilà de la prison. çà Bon assez, en ça va, va, — Il se lève fou furieux. — En voilà assez, en voilà assez, jamais on n'a osé me dire cela. — Ça se peut, mais moi je vous le dis. — En prison, tout de suite, la garde, sergent, mettez-le en prison, que je ne le vois plus. On m'enferme dans le donjon avec tout mon fourniment. Ma cellule est spacieuse, et de ma fenêtre, j'ai vue sur les avenues du bois. Une idée diabolique me traverse l'esprit, pour me distraire, je vais ameuter les passants. Je charge mon fusil à blanc et Pan, je tire. Des promeneurs se sont arrêtés, ils cherchent alentour. Je remets cela, ce jeu m'amuse c'est l'essentiel, car pour le reste, je m'en moque. Oui, mais le lendemain c'est dimanche, je ne veux pas rester cloîtré toute la journée. A l'heure de la soupe, le clairon de garde un bon copain apparaît. Appartenant à mon escouade, je puis me fier à lui. — Dis donc Charlot, tout à l'heure, tu m'apporteras la clé de la boîte, j'ai envie d'aller faire un tour, t'as

rien à craindre. — Entendu, Baptiste, mais où remettras-tu la clé? — T'en fais pas, en douce, tu la reprendras sous la porte. Qui fut dit, fut fait et à midi, je suis dehors. Seulement à une heure du matin, il faut passer au corps de garde pour rentrer. Le sergent du poste devient soudain bègue à ma vue. — C'est... c'est... vous... Je m'esclaffe : — Ben oui, c'est moi, ça vous la coupe, sergent, bien sûr, ce. matin, j'étais en tole, mais cet aprèsmidi, j'étais en perme. En somme j'avais bien manœuvré, et le résultat


souhaité ne se fit pas attendre. Objet d'une enquête et d 'un interrogatoire serrés, je ne me départis pas de ma sérénité et le conseil de discipline put me voir parfaitement indifférent quand il m'apprit que le caporal Baptiste était cassé de son grade, remis soldat de deuxième classe ledit jour, pour raisons spéciales changé de corps et autres figures de la rhétorique militaire dont je n'avais cure.


BiFFIN

allez-vous? Où — Un adjudant m'arrête à la porte de la caserne du 138e de ligne à Saint-Germain. dis-je cassé 26, j'ar-ive, C'est cabot du moi le —

avec un sourire engageant. Ah ! vous arrivez, mais dites donc ça fait deux — jours que je vous attends, qu'avez-vous fabriqué depuis quarante-huit heures ? Vous vous expliquerez avec le lieutenant, mon garçon, il va vous arranger ça aux petit oignons. Il m'emmène au sergent-major qui lui aussi me chante : — Ça va péter sec, le lieutenant Lagrange n'est pas commode qu'est-ce qu'il va vous passer. Ça promet d'être gentil, enfin je vais voir le matador qui fouine en ce moment au magasin. Il surgit de derrière des piles de gamelles et de bidons, et gronde aussitôt en avalanche: — Ah! vous voilà, ce n'est pas trop tôt, qu'est-ce que c'est que ce moineau-là; deux jours de retard, je vais vous dresser moi, mon ami, vous briser, vous mater, m'entendez, vous ne ferez pas le polichinelle ici, rien à faire. J'affecte une indifférence calculée, prenant un vif


intérêt à ce qui m'entoure, regardant de ci, de là,. sans me préoccuper de la diatribe du lieutenant, Celui-ci, voyant l'effet négatif de ses paroles, se rendant compte qu'il déclame dans le vide, s'adoucit. garçon? tête bon ami, forte Voyons, ou mon — façon de lieutenant, cette Ah nous mon — pouvons causer, il suffit de savoir me prendre. de jours deux mais entendu, Bon c'est tu as — retard et je dois te punir. dois je lieutenant, d'accord, Entièrement mon — payer mon absence illégale. salle mais jours de de police, Alors, tu quatre as — au flan, tu ne les feras pas et tu seras fonctionnaire caporal. J'avais amadoué le dompteur, une fois de plus j'étais gradé par intérim, combien de temps cela durer a-t-il? Ce ne fut pas long à devenir caporal, mais moins long encore à ne plus l'être. J'eus la déveine de perdre ma baïonnette dans des circonstances baroques et dans un endroit peu reluisant. Permissionnaire de minuit, j'étais avec un jeune homme, quand j'éprouvai un besoin urgent de m'isoler. J'entrai au chalet du marché de Saint-Germain. Débouclant mon ceinturon, je ne fis pas attention que la patte retenant le porte-épée n'était plus maintenue L'e baissant» j'entendis un bruit de ferraille et n'eus que le temps de voir disparaître ma baïonnette dans la lunette. Ce n'était pas drôle cette aventure, et je voulais me garantir un peu en racontant mon avatar à un agent !

de police. — Ne vous en faites pas me dit-il, on videra la fosse d'ici à trois jours, et vous rentrerez en possession de votre outil. Tout s'arrange et je fus rassuré sur l'issue future


de cette histoire. Je demandai à l'agent de bien vouloir tenir ma rapière à la disposition de mon compagnon qui me la ferait parvenir; ce qui fut convenu. Je m'acheminai vers le quartier, non sans maquiller ma tenue pour prévenir toute question indiscrète. Trois jours après, le sergent-major annonce en me

regardant.

— Tous les hommes se présenteront au rapport avec leurs armes. Puis il me tend ostensiblement une carte postale sur laquelle je lis : « Ai ta baïonnette, t'attends ce soir ». Je comprends le coup de jarnac du chef, je suis brûlé. Cet animal de copain aurait pu s'arranger pour qu'aucun autre que moi ne lise sa prose. Réflexion faite, je ne suis guère coupah'e, ce n'est pas ma faute ce qui m'arrive. Sergent-major, adjudant, lieutenant, capitaine m'interrogent et je répète quatre fois l'odyssée de ma baïonnette dans le dédale des conduits de la fosse d'aisance. Cela n'a pas le don de dilater la rate de mes interlocuteurs, qui ne trouvent pas l'histoire cocasse du tout. Le capitaine qui est peut-être un bon moraliste, mais un fort mauvais juge me fait tout un discours qui n'est rien moins qu'un acte d'accusation, un véritable réquisitoire. J'entends encore prison, conseil de guerre répétés sur tous les tons, puis il finit par où il aurait dû commencer, c'est-à-dire en m'envoyant reprendre mon bien. Vous dire le temps passé, la quantité de produits détersifs employés et le mal que j'ai eu pour nettoyer mon coupe-papier, c'est inutile, vous vous en doutez. Je fus écœuré de la matière et du 138e d'infanterie. Sans attendre la suite logique de mon affaire, et pour obvier à une nouvelle humiliation, je rendis mes galons pour rengager dans la coloniale. A la caserne Lourcine, il y eut un Marsouin de plus.


DE MES DEBOIRES ET DE LEURS CAUSES

dire vrai depuis mon départ de la Légion, je ne connus que déboires et mortifications. Bien sûr, mes débuts aux Chasseurs furent heureux, -mais cela ne fut qu'un feu de paille. La principale cause de mes échecs vint de ce que j'avais été Légionnaire. Habitué à une certaine licence dans une organisation toute spéciale, qui bannissait les petits tracas, les petits ennuis, les petites bétises du métier militaire, je ne pus les accepter en France où on les exploite sur une grande échelle. Je fus dépaysé, les règlements appliqués avant Ja lettre ici, me furent indigestes. Cela ne m'entra pas dans le sang. De plus les officiers ne me comprirent pas, manquèrent de tact et m'imposèrent une discipline déprimante. Elle s'attachait à des riens, des futilités auxquels je ne pouvais me résoudre. Moi qui avais été un bon Légionnaire, qui en deux ans n'avais eu que quatre jours de punition, je devins un mauvais soldat, quittant la consigne pour la prison et la prison pour la salle de police. — Chasseur, on ne, met pas les mains dans les poches. Voilà, on garnit de poches les vêtements, mais ce n'est pas pour y réchauffer ses mains; par ce froid A


de loup, il faut avoir les bras ballants, les doigts gourds, c'est réglementaire. Seulement le capitaine qui me fait cette remarque, possède de superbes gants fourrés, qui me sont interdits à moi simple trouffion. Eh bien à la Légion, on pouvait mettre les mains dans les poches, même quand la chaleur dépassait 35° à l'ombre. caporal, cet homme jours, quatre Vous aurez —

boite. En revenant de marche, tout type atteint de claudication momentanée, vaut une punition à son chef d'escouade. Celui-ci doit être pédicure et graisser, jusqu'à ce que sueur s'ensuive, les pieds de ses hommes avec de la chandelle. Sinon autant de pieds mal en point autant de prison. J'en ai fait l'expérience, moi qui avais marché dans le bled comme un forcené et (fui sans me masser ni me suiffer, avalais des kilomètres, les pieds enveloppés de chaussettes russes. chaussures, clou Manque serez vos sous un — puni. Après chaque promenade, le commandant inspecte les semelles, et pas quarante-et-un clous, ni trenteneuf, qu'il faut, c'est quarante, bien alignés. Jamais je n'avais vu ça. Ceci incite les hommes à une hypocrisie de tous les instants. Chacun a dans sa poche un bouchon garni de diamants pour le cas échéant, opérer des remplacements immédiats. — Vous fumiez pendant la relève de la garde, aurez huit jours. Ceci c'est plus raide. En tant que caporal de pose, je dois passer les consignes, l'arme sur l'épaule, au garde à vous, et avec ça je fume. Oui, c'est un civil à monocle qui a vu ça à travers son carreau vissé dans l'orbite. Je proteste mes camarades témoignent


que je n'ai pas fumé, que je ne le pouvais pas, rien n'y fait. Ce monsieur trouve à me dire — Si vous n'avez pas la cigarette aux lèvres, vous l'avez à l'oreille; si elle n'est pas sur l'oreille, c'est que vous lavez jetée. C'est catégorique, qu'y a-t-il à répondre à cela. J'ai beau me débattre devant mon capitaine, celui-ci tem:

porise.

— Tu comprends, c'est un officier du bureau de la place, on ne peut aller à l'encontre de sa décision. Tu as ta punition, mais tu ne la feras pas. C est charmant, mais les pages de mon livret matricule se noircissent d'une foule de motifs plus ou moins idiots dont les chiffres font un total déjà res-

pectable. — Ah, ah! je vous y prends à manger du beefteack, détournements d'aliments, mon ami, ça coûte cher ça. Le lieutenant fait demi-tour et l'affaire est lancée. Vous comprenez, je suis caporal d'ordinaire, que je mange mon morceau de viande grillé ou à la sauce, cela n'a aucune importance, puisque de toute façon je ne mangerai que ma part, et non trente-six rations. Eh bien c'est faux comme raisonnement, je suis un voleur. Cela est défendu et puni quelque part dans le règlement. J'en passe et des meilleures peut-être, un volume entier n'y suffirait pas. Autant je me suis vite adapté à la Légion, autant ici, je sens que jamais je ne pourrai concevoir les méthodes appliquées. Elles sont un contre-sens. Toutes ces manières reposent sur un seul motif : la discipline. Mais il ne me semble pas que dans l'esprit de ceux qui ont institué la réglementation militaire, tout devait se réduire à des mièvreries qui ne sont que les continuelles manifesta-


tions de la mauvaise humeur des gradés, plus ou moins détraqués, plus ou moins ronchons et dont les manies ne tiennent qu'à une chose, faire acte d'autorité, constamment, avec une marotte personnelle et abstraite, comme le faisaient les fous du moyen âge avec leur sceptre à grelots. Discipline, que de petites saletés se commettent en ton nom! Tu rends le soldat méchant, menteur, méfiant, hypocrite, fourbe et malheureux. Tu l'abêtis, tu l'abrutis, tu l'assommes parce que ceux que tu autorises, font de toi leur excuse pour expliquer leur mauvaise foi. En fait, les officiers agissent avec nous, comme des pions sur des collégiens. Les gamins que nous sommes pour eux ne doivent pas plus mettre leurs mains dans leurs poches que les gosses de l'école, leurs doigts dans leurs nez. Parce qu'un règlement dit quelque chose d'approchant, il faut sévir contre ces actes graves d'indiscipline. A la Légion, nous étions des hommes et les officiers d'autres hommes, quelques ficelles marquaient la différence mais il existait un courant sympathique, issu des dangers communs, de la vie semblable, des largesses de vue et d'esprit. Un grand bon sens présidait à l'autorité des chefs, qui ne s'arrêtaient pas aux mesquineries et conservaient néanmoins leur ascendant. Ici, l'officier est un fonctionnaire despotique, qui spécule sur son irresponsabilité matérielle, pour répliquer une morale à lui, basée uniquement sur le mépris du subalterne, sur qui il fait peser à chaque seconde sa supériorité légale plus que réelle. On sent qu'il y a collusion entre tous ces officiers et qu'ils ne sont que les exécuteurs aveugles, nantis d'un pouvoir discrétionnaire, d'une foule d'inepties qu'eux


seuls ont inventées. C'est à croire qu'ils recherchent toutes les combinaisons susceptibles d'embêter le soldat. Ils manquent totalement de doigté. Avec moi en particulier, ils se sont montrés bien au-dessous de la qualité que je leur accordais avant de les connaître. Je ne me serais jamais imaginé qu'ils fussent d'aussi étrange complexion. Ce que je regrette, c'est que c'est à mes dépens que j'ai appris ce qu'ils sont. Je me suis heurté à leurs pérogatives et je me suis buté dans mes idées; ce qui fit que ne pliant pas et ne pouvant pas passer outre leur volonté, je me suis effacé. Quelquefois, ils descendent jusqu'aux hommes, en affectant une familiarité qu'ils croient de bon aloi, ce en quoi ils se trompent. Tels quelques lieutenants' qui ne m'appelaient plus que « l'apache ». Oh! évidemment avec un sourire complice et protecteur, mais cela me froissa. Je dus les éviter le plus possible, pour ne plus entendre ce vocable infamant que je ne méritais pas. Le lieutenant Lagrange, ce grand criard, avait les allures d 'un chef débonnaire, genre capitaine Hur« luret »... Képi à visière cassée, carrure de lutteur, brimbalement des épaules, la parole haute et grasse, le geste canaille, au fond il était pire que tous. Le capitaine soignait notre nourriture, mais s'absentait souvent. Lagrange qui le remplaçait, savait nous remettre au pas en se campant au milieu de nous, avec une démonstration adéquate. — C'est moi Lagrange, le capitaine, ah, ah, mes agneaux, finis les petits plats, finis les gâteaux, les confitures; des grandes gamelles de fayots et de patates comme ça; des morceaux de barbaque comme ça; plein la gueule, jusqu'aux trous de nez. Et puis ça


va ronfler, non mais des fois des régimes de faveur, vous allez voir. Et la danse commençait. — Inscrivez fourrier ; quatre jours à celui-ci ; quatre jours à celui-là manque un bouton; et l'autre pas ciré, quatre jours; et celui-là encore, mal peigné, quatre jours et cet autre mal lavé... Jusqu'à ce qu'il y ait une bonne fournée de punis de salle de police, effet salutaire selon lui, distribution gratuite et nécessaire, maximum de satisfaction, puisqu'il sifflote en s'en allant Son dada, c'est les bretelles. Il ne peut souffrir les ceintures et punit quiconque en porte. Un jour pourtant, il ouvrait la bouche pour articuler sa phrase sacramentelle: « Inscrivez, fourrier, quatre jours à celui-ci qui porte une ceinture »; quand un jeune sous-lieutenant, nouvellement arrivé et qui avait une fois déjà assisté à la petite représentation s'avance vers lui tunique ouverte. — Punissez-moi aussi Monsieur, car j'ai une cein-

ture. Lagrange encaissa la sévère leçon, mais ne sourcilla pas. Il devient entièrement « Hurluret » quand nous jouons au foot-ball. Je ne rate pas l'occasion de le bloquer durement, je vais jusqu'à lui faire mordre la poussière. Alors il rage, ce ne sont plus des jours de prison qu'il promet, ce sont des coups de pied dans le derrière. Car rien ne le met plus hors de ses gonds que de se voir souffler la balle ou bousculer sur le terrain en présence des camarades. J'eus la preuve un jour qu'il pouvait avoir une certaine clémence. C'était en manœuvres, nous étions cantonnés dans une école, mais Gille, un copain de l'escouade, vient me trouver:


— Hé, Baptiste, j'ai dégotté un plumard. — Chouette, mon vieux, où est-ce? — La maison en face, rien que la place à traver-

ser.

Avec tout notre équipement, nous sommes dans une belle chambre, ça semble bon. Beaux draps bien blancs, lit excellent et même un frais minois de jeune fille qui s'inquiète de nos besoins. Pareille sinécure devait nous être fatale; car le lendemain nous n'entendîmes pas le réveil et c'est tout juste si nous avons pu rejoindre la compagnie assemblée. Le lieutenant nous a vus et nous reçoit comme il con-

vient. — Ah! mes lascars, je vous y prends, inscrivez adjudant, quatre jours. Ça fallait s:y attendre, je vais contre-attaquer tout à l'heure. Je connais trop bien mon homme pour ne pas user de mon seul moyen dilatoire. A côté de moi, il arpente la route et j'en profite pour déclencher l'offensive sans plus tarder. — Hé Gille, on a quatre crans, mais une donzelle -comme celle de cette nuit, ça vaut bien ça. Ce disant je donne un coup de coude à mon copain qui cligne de l'œil. — J'aurais tout de même pas cru que tu puisses passer par la fenêtre. Ma tactique réussit, le lieutenant écoute et insensiblement se rapproche. — Elle était bien bâtie la mâtine, elle savait y faire, mince de coup de rein! — Qu'est-ce que tu racontes? Y avait une poule où tu as couché et tu... tu... hein... Il mord à l'hameçon, je le ferre à fond. — Oui, on ne s'est pas embêté, nous avons fait


des folies de notre corps, mon lieutenant, y a longtemps que ce ne nous était pas arrivé. Renseigné, il laisse tomber la conversation. Mais comme il est chaud de tempérament, de temps à autre il laisse échapper un soupir et nous l'entendons ronchonner « Veinards », « Salopards », « Tas de

maquereaux ». Je suis certain maintenant de notre absolution. Aussi quand l'adjudant m'apprend narquoisement que j'ai quatre crans j'en réfère au lieutenant qui s'emporte. — Nom de Dieu, adjudant, c'est moi qui commande ici, qui vous a dit de punir Baptiste. Tâchez d'enlever ça tout de suite. L'adjudant n'y comprend goutte, mais obtempère, sachant qu'il se rattrapera sur moi plus tard. En fin de compte ce sacré Lagrange est un peu braque, son métier l'a marqué. En abrutissant les autres, il s'est pris à son propre jeu. Si j'insiste sur sa personne et ne cite que lui, c'est qu'il est en quelque sorte un prototype et réunit à lui seul toutes les qualités requises pour servir d'exemple. Il était assez écervelé pour avoir des élans patriotiques sans rimes ni raisons. Un jour il apostropha les civils sur la place de la gare en nous montrant : — Regardez, Messieurs, regardez-les ces gamins, c'est avec eux que nous administrerons des ratatouilles aux Boches; un quart de casse-poitrine à travers la gueule et ça brise tout. Il eut fait, avec ses pantalonnades, un excellent sujet pour le très regretté Courteline, qui y eut déployé sa verve intarissable. Mais si Lagrange pouvait prétendre à la satire, d'autres étaient mûrs pour le pamphlet. Car tous ces officiers de salons, qui dépouillés de leur uniforme sont quelconques, en tenue,


deviennent des matamores dangereux pour le troupier, toujours doublés de types pas très bien axés. L'un d'eux me le prouva un jour d'exercice. Il m'avait désigné comme chef de patrouille. Je réunis mes hommes, puis il me demande :

— Baptiste, vous êtes tué, que faites-vous? Je fronce les sourcils : — Si je suis tué, mon lieutenant, dans ces conditions ie tombe par terre. — Mais non, mais non; votre mission qu'en faites-

vous?

mission! je ne comprends qu'une chose: je suis mort. Quant à ma mission, de ce fait, elle est terminée. Me voyant incompétent l'officier m'appren-i avec importance: — Vous devez passer les ordres et le commandement de la patrouille à l'homme le plus intelliMa

gent.

J'étais trop estomaqué pour rire. Ça c'était une trouvaille, j'avoue mon infériorité, jamais je n'aurais eu cette idée. Et si je suis tué un jour en pareille circonstance, je saurai me rappeler cet avis. Toutefois, la palme revient à Savourey. Je ne sais s'il était anormal, mais il avait des sorties extrava gantes. Face à nous, sur le polygone, il nous regardait raide sur son cheval, comme pétrifié. Le sabre au port d'arme, il allait lancer un commandement, quand sa jument ignorante sans doute des instants d'attention dus à l'art militaire, ouvrit ses écluses et arrosa le gazon. Elle méconnaissait Savourey certainement; mais celui-ci la rappela au respect. — Cheval, on ne pisse pas à l'exercice. en lui assénant un coup de plat de sabre sur la tête. Affirmer que tous les officiers sont ainsi, je ne le puis. Mais ce qu'on ne peut me contester, c'est que


tous ceux que j'ai connus dans les troupes métropolitaines, avaient l'esprit tâtillon, maniaque, tracassier, rancunier, qui fit que j'en eus vite assez d'eux, de leurs actes et de leurs régiments.


MARSOUIN

De la caserne Lourcine, je fus expédié sur le fort de Palaiseau. Sous la vareuse bleu sombre, aux boutons de cuivres gravés d'ancres de marine, je respire enfin. Je sens revivre en moi les bonnes heures de la Légion. Je revois les mêmes chambrées, lits

alignés aux arêtes vives, paquetages montés au fil à plomb, cuirs noirs, brillants de la couche de cire, patiemment étendue. Plus de cris, de braillements des sergents ou caporaux, plus d'entrées intempestives d'officiers bougons, plus d'exactions, plus de brimades, plus rien de cette discipline décevante. Comme à la Légion, nous vivons pour nous, entre nous, loin des chefs que nous connaissons peu et que nous voyons rarement. Pourtant en écoutant les anciens, j'apprends qu'il y a quelque chose de cassé dans la vieille mécanique coloniale. Un malaise dont les hommes souffrent a rapidement gagné les jeunes, qui venus les derniers souffrent bientôt comme les autres. Deux causes sont à l'origine de cette inquiétude : le manque de départs aux colonies et le manque d'avancement. La première est la plus néfaste. Qu'ils ne montent pas au plus vite en grade dans la hiérarchie militaire, cela les ennuie; mais qu'ils soient obligés de stagner en


France, dans une inaction morbide, cela les tue. Eux, ne sont pas des adolescents contraints au service obligatoire. Ils sont soldats par goût et ne désirent rien tant que voyager dans les mers lointaines, se battre dans des pays exotiques, pour lesquels ils ont une prédilection innée. Ils ne décolèrent pas contre ceux qui les retiennent ici et ne cessent de regretter le bon temps de l'infanterie de marine; quand au gré des embarquements et des débarquements, on allait dans des pays inconnus, à l'aventure, chercher de la vie active et toujours nouvelle. De vieux renards clairvoyants et qui ne manquent pas d'être psychologues, incriminent leurs officiers et les rendent responsables de la carence actuelle. Tel, celui-ci qui me parle et fit campagne au Tonkin, tient grief à son ancien capitaine à qui il reproche sa trop grande activité. Son argumentation est du reste solide, il vitupère : — Tu comprends, le Ministre le charge de former un bataillon de tirailleurs rvec les indigènes du Haut-Tonkin. Alors, il a recruté des Niakoués, c'est pas dur, il s'amène dans un village, me faut tant d'hommes qu'il dit au chef du patelin, ça suffit, il les a. Puis, il a fait un rapport épatant, disant que les chinetocs tenaient bien en l'air, et s'envoyaient des quarante kilomètres dans la brousse sans débrider. Que pas un Européen ne pouvait leur faire concurrence sans y laisser ses os. Non mais chez qui, des bonzes épais comme des harengs, j"es connais moi, c'est pas foutu de se tenir debout tout seul. Seulement tu piges l'astuce, quand il a eu réuni trois ou quatre cents singes, qu'il les a équipés, ça faisait un bataillon. Pour un bataillon, il faut un commandant, alors comme c'est lui qui a censément fait le travail, on ne peut pas en prendre un autre. De pitaine en


moins de deux, il obtient le quatrième galon. C'est rien que pour ça que les Tirailleurs tonkinois, c'est des mecs épatants et nous de la roupie de sansonnet. Un autre surenchérit. — Bien sûr, quand c'est pour eux, y se démerdent. A Madago le gouverneur voulait que ça ne compte que campagne simple. Ça c'était un sale coup pour la fanfare, mais t'en fais pas. les officiers ont tout de suite trouvé un village à occuper. Un matin on est parti avec une compagnie de Sénégalais. On a fait un peu de raffut, on est entré dans les cases, y a eu un rapport comme toujours et la campagne double est restée. Avec tout ça, on fabrique des bataillons de malgaches, tonkinois, sénégalais et autres, et nous, on nous laisse tomber. — Depuis qu'on est rattachés au Ministère de la Guerre c'est comme ça. En plus y a des tas de types qui sont venus des autres armes avec leurs galons de sous-offs, et nous on reste en rade, plus mèche pour agrafer une sardine. C'est de la faute aussi à c'te saloperie de campagne de Chine. Quand ils ont créé tous ces nouveaux régiments, tu te rappelles les affiches? Tu parles d'un bluff. Qui qui veut s'engager, vous aurez des primes, un bath uniforme, un chouette voyage. Alors, il en est venu des chiées, y avait pas épais de boulot dans ce temps-là. Pour les encadrer. ils ont pris des hommes dans les vieux de chez nous, pour en faire des cabots; et puis des cabots pour en faire des sergents. Oui, mais quand ça a été fini cette expédition; les hommes ils les ont foutus à la porte, seulement les gradés sont restés. C'est pourquoi, il y avait pléthore de galonnés et comme les campagnes étaient rares, rares aussi étaient les vacances. Les hommes avaient fait un marché de dupes, alléchés par les placards gouver-


nementaux, où par des couleurs éclatantes, avec des dessins suggestifs, on prône la vie des coloniaux, au milieu des palmiers, devant la grande bleue, sous le soleil; ils se sont engagés. Ils attendent maintenant dans une caserne morne, dans un milieu insipide, l'heure tout à fait problématique, où ils partiront enfin vers des cieux moins maussades. Pour rompre la monotonie de leur existence, ils s'adonnent au jeu. Ce fléau fait des ravages profonds. Comme nous avons des loisirs immenses, que seules quelques gardes, quelques promenades forment le plus gros du travail, les cartes font le reste et comblent les jours d'oisiveté. Partout les hommes jouent, et ils jouent tout ce qu'ils ont. La nuit, le jour, ce ne sont que pokers, banques, petits paquets, qui prennent jusqu'au dernier sou, jusqu'à la dernière chemise. Tout y passe, un de nous, Sapène, ne possède plus rien que ce qu'il a sur le dos. Heureusement que les jours de revue, il se débrouille et même très bien. Je retrouve ici tous les défauts des Légionnaires, ce sont ceux de tous les militaires de carrière. Le vin, les cartes, les femmes, les rixes, les bagarres sont de règle. Detz et Ditter démolissaient les Arabes et les Espagnols, ici nous nous mesurons avec la jeunesse de Palaiseau. Il y a une nuance, en ce sens que les indigènes du coin, le plus souvent nous provoquent; tandis qu'en Algérie, les torts étaient toujours de notre côté, à de rares exceptions près. Enfin, le résultat est le même, antipathie réciproque et constante, relations sanglantes. Un grand quotidien de Paris, a cru devoir prendre cela comme prétexte et jeter l'anathème sur le-s. coloniaux. Nous sommes le sujet d'articles virulents qui nous calomnient et nous habillent d'épithètes


diffamatoires; critiquant le recrutement, les usages, l'organisation, dénigrant les hommes et allant jusqu'à nier notre utilité. Je ne sais le but que cette presse vénale poursuivait, mais j'ai pensé longtemps que ce pouvait être un essai de revanche du grand étatmajor métropolitain qui tenant pour zéro les troupes coloniales et leur endurance, avait envoyé en 1895 à Madagascar, le 200e de ligne et le 40e bataillon de chasseurs à pied. Il s'agissait de prouver que n'importe quelle troupe était capable, au pied levé, de faire d'aussi bonne besogne sous les tropiques qu'ailleurs. Le résultat fut désastreux, et les innombrables tombes de ces pauvres jeunes gens, qui bordent la route de Majunga à Tananarive, en font foi. Non acclimatés, ils furent tous fauchés par la dysenterie, la fièvre typhoïde et autres maladies. Cela n'a pas incité ces messieurs du conseil supérieur à plus de circonspection. Ils se confinent dans leurs erreurs. Toujours est-il que nous étions fatigués de ces assertions insidieuses; nous résolûmes d'aller en force protester au journal. La peur pour les plumitifs, fut le commencement de la sagesse et leur éloquence

soyions même avant nous que net coupée tout fut intervenus.


UN ÉMULE DE TRIPPENBACH

Puisque nos officiers ne s'intéressaient que rarement à nous, il nous fallait avoir recours à un chef, celui-ci était l'adjudant Colomer. Inutile d'établir un parallèle entre lui et Trippenbach le Légionnaire, point de dissimilitude. Colomer a bourlingué dans toutes les colonies, sous toutes les latitudes et possède au plus haut degré, l'esprit colonial. Loin de lui l'idée de faire du service, pourvu que nous soyions propres et bien mis, c'est tout ce qu'il demande. Il ne s'irrite que lorsque l'un d'entre nous n'a pas réussi dans ses bordées du dimanche. Le lundi matin, il est en faction au poste de police et dévisage les permissionnaires de la nuit. Si quelque réminiscence d'ivresse se manifeste, il ne dit rien; mais si par malheur quelqu'un porte des traces de traumatisme ou d'ecchymose, il entre en fureur. — Eh, toi, qu'est-ce que c'est que cette gueule que tu as? Tu t'es fait foutre une purge hein? Tu tâcheras de les retrouver ces pékins-là, sinon, tu auras affaire à moi. Si on lui raconte une bonne frottée infligée aux civils, il exulte.


Nom de Dieu, c'est bien les gars, l'Infanterie de marine sera toujours l'Infanterie de marine. Il nous aimait comme ses enfants du moment que nous lui donnions satisfaction. Il revivait en nous sa Jeunesse orageuse et indépendante. Il nous emmenait parfois faire une marche, ce qu'il appelait une bonne balade, car d'exercice, point n'était besoin, nous étions tous hors classe. Dans ces promenades, nous retrouvions notre homogénéité et avec elle notre répertoire choisi de quolibets, lazzis ou chansons à l'adresse des badauds. Colomer en l'occurrence prenait un plaisir extrême à nous entendre et étàit souvent le premier à nous entraîner. Un jour que rions croisions deux gendarmes à cheval, fiers comme des paons, un homme entama une scie habituelle. la tête. leur allons Nous couper — Aussitôt de plusieurs points de la colonne une de-

mande part. — A qui ? Et tous en chœur de crier : gendarmes. Aux — Cela était sorti avec tant de joyeuse ardeur, que le margis invectiva Colomer qui riait aux éclats en se tenant les côtes. Le pandore vexé, multiplia ses apostrophes, mais l'adjudant l'envoya paitre. faites un rapport. n'êtes content, Si pas vous — Et pour prouver son mépris, à la mode arabe, il eracha; non sans mettre le mégot de son cigare dans sa bouche. Malheureusement notre brave Colomer nous quitta subitement après une algarade avec un lieutenant venu par protection de la ligne. Ce monsieur, voulanl nous reprendre en mains passa revues sur revues. Lors de la dernière de ces inspections il tomba en


arrêt devant la lampe de cuivre à moitié aplatie qui ornait notre chambre. — Voyez donc, adjudant, ils agissent comme des vandales pour démolir à ce point les instruments qu'on leur confie. Colomer ne l'entendait pas ainsi. Oh, vous savez, ce n'est guère la peine de faire une histoire, il n'y a qu'à la remplacer cette lampes elle est aussi vieille que le fort. Indigné, l'officier dauba l'adjudant. — Ah, vous trouvez cela tout naturel, évidemment, car vous avez votre part de responsabilité, vous aurez quatre jours d'arrêt. Colomer, cinglé par cette punition, se redressa. Vous n aurez pas l'honneur de me punir, mon lieutenant, je donne m'a démission. J'ai quarante-huit ans d'âge et trente -et un ans de service, je ne suis pas un bleu à qui on colle quatre crans. L'officier comprit mais un peu tard qu'il s'était fourvoyé. Nous perdîmes Colomer, et nous n'entendîmes plus parler de revues.


MANŒUVRES ET EXERCICES

Je ne sais quels enseignements les officiers peuvent tirer des manœuvres, mais pour moi personnellement, je trouve que c'est une belle fichais.:, comparé à ce que j'avais vu en Algérie. Le soldat, lui, n'y obtient qu'un seul gain, le changement d'air et de vie. C'est un faible avantage, étant donné que la discipline sévit avec autant de rigueur. Nous ne pouvons jouir de la vie de camp à notre guise, exténués que nous sommes souvent par les marches, contremarches, assauts dans les champs ou dans les bois; travail éreintant pour nous et pas même positif pour les officiers. Lorsque j'étais biffin, je fis les grandes manœuvres du Nord qui se déroulaient toujours sur un thème connu de la dernière guerre (1870). Il m'avait été donné une section à commander, sous les ordres de mon ami Lagrange. Nous faisons partie des troupes de défense et devons résister à la poussée de l'envahisseur en plus grand nombre que nous. Le capitaine, qui a réuni les chefs de sections, m'ordonne en me montrant la carte d'aller défendre un moulin sis dans une petite vallée. replierez lorsque Vous vous aurez que vous ne — obligé l'ennemi à se déployer.


n'est guère difficultueuse et allègrement nous arrivons dans le secteur. L'endroit est riant, une petite rivière claire coule au fond de la combe, entre deux pentes de terrain dont la déclivité est telle, qu'à cent mètres de part et d'autre, la crête des talus limite l'horizon. Je juge utile de traverser le rû et de porter ma ligne de tirailleurs en avant sur le plateau. Je dissimule mes hommes en étendant mon front le plus possible, pour tromper l'adversaire, lui faisant croire à la présence d'un groupe puissant. Car pour la première fois que je prends part aux manœuvres, je joue mon rôle sérieusement. Je fais approvisionner le magasin pour que le feu soit nourri. J'aperçois bientôt des silhouettes d'éclaireurs et immédiatement derrière des éléments compacts qui avancent l'arme à la bretelle. Je commande le feu à l'aile droite. L'adversaire surpris flotte un instant, cherchant la direction des coups; puis continue son chemin en formations serrées. J'ordonne un feu roulant par une demi-section. Alors, sortent des bois, d'autres unités qui viennent en colonnes de compagnie. J'engage tout mon effectif, en assurant un tir sans solution de continuité. Les autres en face avancent toujours en masses épaisses et ne sont plus qu'à deux ou trois cents mètres. Eh bien! si ce n était pour rire, ce qu'il en tomberait des hommes. Enfin ils se déploient en tirailleurs et l arme à la main continuent leur progression sans toutefois tirer un seul coup de fusil. En arrière les gars, chacun pour soi, rassemblement au moulin. Nous dévalons la pente à fond de train. En quelques secondes, nous sommes en bas et pas une tête d'ennemi n'est apparue sur le faîte que nous venons de quitter. Nous remontons la pente opposée bien Ma mission


avant d'entendre les premiers coups de feu. Je fais marquer un temps d'arrêt, pour répondre par quelques salves et obliger l'assailant à manœuvrer. Je suppose que notre régiment a dû disposer ses forces derrière nous. En me retournant, je vois en effet une ligne de soldats à plat ventre à l'orée d'un bois. làarbres les repliez-vous les Allez potes, sur — bas, nous allons prolonger la ligne de tirailleurs. J'aperçois un officier à cheval qui se tient en arrière du front de bandière. Il porte l'uniforme des chasseurs à pied et crie je ne sais quoi en agitant ses bras comme des palettes de sémaphore. Voyons, je n'ai pas la berlue, cette voix, ces gestes, sont bien ceux de mon ex-capitaine du 26e. Il va en faire une tirelire en me reconnaissant. Je ne peux me dispenser d'une certaine joie en plaçant mes hommes et en allant vers lui. déj'ai chef de section, Mon capitaine, comme — fendu un passage qui se trouve à cinq cents mètres à votre gauche, Obligé de battre en retraite, devant un gros de plusieurs compagnies, je suis venu prolonger votre front et suis à vos ordres contré la menace de votre flanc gauche. Du haut de son fringant dextrier, il laisse glisser son regard dont l'étonnement n'a pas de bornes. — Comment Baptiste, c'est vous, me dit-il en me fendant la main, c'est bien mon ami, c'est très bien, riief de section, c'est parfait. Mais dites-moi, il me faudra bientôt des sous-officiers, voulez-vous revenir avec moi? — Je vous remercie mon capitaine, mais... — Oui, oui, nous ne nous sommes pas très bien compris, c'est certain... L'arrivée de l'ennemi coupe notre entretien, très heureusement pour moi, car je ne m'en ressens pas


du tout pour retomber sous la coupe du petit père Ollivier. Je m'esbigne un peu plus tard, la manœuvre terminée, à la recherche de mon unité. Un dragon qui arrive au trot m'interpelle : — Caporal Baptiste, n'est-ce pas! — Oui, mon vieux. — Un pli pour vous. C'est Lagrange qui ne m'oublie pas et m'indique le lieu de cantonnement. A quelques jours de là, le capitaine me convoque. Baptiste, vous allez prendre une escouade et à neuf heures du soir, vous ferez une patrouille, jusqu aux abords du village. Nous avons besoin de connaître quels sont les éléments que nous avons devant nous. Au crépuscule, je m'avance seul, délimiter les pour emplacements des sentinelles ennemies. J'aperçois les vedettes exécutant la liaison. La nuit tombée, silencieusement, nous nous acheminons vers le village. Sans rencontrer d'obstacle nous franchissons les lignes. Je résolus de contourner 1 agglomération et de pénétrer par les derrières. Longeant les jardins dans l'ombre la plus noire, nous arrivons à la première batisse. Une fenêtre éclairée je risque un œil et vois à l'intérieur soldats et habitants qui ripaillent en discutant. L'arme à la main, j entre brusquement : Salut à tous, quel régiment les gars? Tous se lèvent effarés. Sur les écussons je lis les numéros et j'ajoute : Vous pouvez continuer, seulement hein, pas un

Ils n'ont pas l'air de comprendre, c'est mieux ainsi. Nous pourrions nous retirer maintenant, mais j'ai


titre à expérience, loin plus mon de envie pousser documentaire. Je rassemble mes hommes et à voix basse

:

On va suivre les murs du côté sombre, jusqu'à la place et pas de pétard surtout. A la file indienne, nous rasons les maisons et arrisont voitures les Toutes régimentaire. vons au parc rangées et les chevaux à la corde. Une seule sentinelle assise sur un timon, le fusil entre les jambes, rêve. Un peu plus loin le corps de garde. Deux hommes paralysent le veilleur, tandis que les autres Seuls des le poste. dans irruption font suivant me ronflements nous reçoivent. Je secoue le sergent. Eh là! vous êtes prisonniers, où est le logement du colonel? dit-il, d'une voix pâteuse. de la bout Au rue, — aller le réveiller; dis-je, Bien, pas va ne on — mais si c'était la guerre, le feu serait déjà un peu partout et le poste de commandement du colon saccagé. Il me riboule des yeux stupides et nous nous en allons. Je suis sincère dans l'exécution de ce que l'on m'a confié. Je ne puis que penser, combien serait néfaste une telle façon de se protéger en temps d'hostilités. Au retour, je me méfie plus qu'à l'aller, plus lentement, je repère mon chemin pour éviter les embûches et ne pas tomber hors de nos lignes. Je rends compte au capitaine et vais dormir non sans m'entendre affirmer que je suis allé trop loin et qu'on

ne m'en demandait pas tant. Avant de partir en grandes manœuvres, j'avais participé à des essais concernant la valeur combattive de la cavalerie. Ma compagnie s'était placée sur un rang, les hommes espacés de deux mètres. On lança sur nous un escadron de cuirassiers pour


voir quelle était sa force de pénétration. Celle-ci se révéla négative. Les fantassins tiraient un feu d'enfer. Quand les chevaux furent à peu de distance, la fusillade leur pétant au nez, ils se cabrèrent refusant d'aller plus avant, malgré les cavaliers qui les excitaient, ils firent demi-tour et repartirent au galop. —De ces mêmes cuirassiers, nous transformâmes les cuirasses en écumoires, par un tir à balles réelles, à quatre cents mètres sur des mannequins. Comme moyen de protection, néant. Malgré ces épreuves concluantes, les cuirassiers continuent d'exister avec leurs armures. Pour une question d'esthétique, de prestige, de panache, ceux qui ordonnent ces expériences n 'en continuent pas moins à persévérer dans leurs fausses doctrines. On vit encore aux manœuvres, les cavaliers, suer sang et eau dans leurs carapaces inutiles; plutôt nuisibles car elles représentaient des cibles merveilleuses,, qui comme le pantalon rouge décelaient de loin leurs propriétaires. Combien de fois à cette époque, ai-je pensé, que des réformes s'imposaient, dans la tenue comme ailleurs, mais c'était là le moindre souci des chefs entichés d'idées rétrogrades. Aux grandes manœuvres du Nord, où j'étais biffin, nous avions fait la petite guerre, à peu près comme les soldats de Louis XV avaient dû faire la grande. A celles du Centre, alors marsouin, je la fis comme ceux de Napoléon. L'artillerie qui est devenue la reine des batailles, ne fait que de courtes apparitions dans ces leçons techniques. Pourtant, au Figuig, je m'étais rendu compte quelle arme terrible elle était, comment elle emportait la décision. Eh bien dans nos grandes manœuvres de France, elle n'existait pas, tout se passait entre l infanterie et la cavalerie. On m'ob-


jectera que c'est très difficile de faire intervenir les canons, entendu, mais alors est-il besoin de lancer les uns contre les autres des régiments d'infanterie pour ne rien prouver du tout quand on sait que quelques pièces bien placées, démolissent en peu de temps la tactique la mieux étudiée. Mon bataillon se déplaçant savamment et rapidement, car nous étions nous des soldats avertis ayant plus ou moins bataillé déjà, nous cernâmes une compagnie de zouaves. Ils étaient comme dans une souricière, mais n'en continuaient pas moins à se défendre, avec l'énergie des gens qui ne risquent rien. combat, crie êtes hors de notre Vous comman— dant au capitaine de zouaves. C'était logique, puisque nous leur étions six à sept fois supérieurs en nombre. Mais l'autre ne l'entend pas de cette oreille. Comme s'il avait été à Waterloo ou à Bazeilles, majestueux, il répond : — Les zouaves meurent, mais ne se rendent pas. Il fallut nous incliner devant ce héros magnifique, qui n'était en tout qu'un parfait imbécile. Il est vrai que le lendemain, je réussis un exploit peu ordinaire. Avec une quinzaine d'hommes, je pris position sous bois, pour prévenir l'infiltration de l'ennemi vers un village qu'occupe notre bataillon. Sous la futaie, hors de vue des maisons, il fait frais. En ce mois d'août, il fait bon fuir le soleil, et l'endroit est choisi pour fainéantiser, tout nous y invite. Je ne résiste pas. — Moi j'en ai plein le dos de leur fourbi, comme on est bien planqué ici, on va se la couler douce. Tous les équipements tombent, nous nous mettons à l'aise et nous couchons sur la mousse. — Si on se tapait la cloche? Evidemment, que faire sinon boire ou manger.


Nous avions eu la précaution de bien garnir musettes et bidons. Avec cela un de ces petits vins, je ne vous dis que ça. Il influe sur notre paresse et nous oublions notre situation, quand un trouble-fête en la personne d'un lieutenant du parti adverse nous

surprend.

— Qu'est-ce que vous faites-là? — Nous déjeunons, mon lieutenant, dis-je imperturbable. — Je le vois bien, mais vous êtes prisonniers. — Bien mon lieutenant. Il nous laisse; diantre, il s'agit de jouer au plus fin pour éviter les complications. Dites donc vous deux, bagottez jusqu'au patelin, -— démerdez-vous pour prévenir le commandant le plus vite possible. Pendant ce temps, les autres s'égaient sous bois. L'attente n'est pas longue. Mes coureurs sont arrivés à temps, les bifins redescendent en désordre. C'est lemoment, baïonnette au canon, nous emboîtons le pas à l'adversaire. Je colle sur les traces d'un fantassin qui à bout portant me lâche un coup de fusil. Malgré la charge légère, il aurait pu me blesser avec la bourre. — Salaud, fumier, tu vas voir ta gueule! Il n 'a rien vu du tout, ou plutôt, il m'a vu plonger la tête la première dans les fougères. Mon pied s'est accroché dans un fil de fer à ras du sol, et m'a fait ramasser une bûche de belle taille. Je peste en entendant l autre idiot libéré de mon ardeur s'écrier 4: C est bien fait, c'est bien fait ». J'aurais du rester prisonnier et ne pas me mêler de jouer à l'évadé. Notre division d'Infanterie de marine, figure l'armée de la Loire. Nous devons nous opposer à l'avance du parti blanc représentant l'armée alle-


mande. Notre général a voulu prendre l'offensive et gagner de vitesse l'adversaire. Pour ce nous avons abandonné le surplus de notre charge au train régimentaire et plus légers à cinq heures du matin, nous partons à marche forcée. Pas de pauses, pas d'arrêts, notre course nous conduit à proximité de l'ennemi après avoir évité les routes et exécuté un crosscountry à travers bois et champs. Sans bruit, nous sommes rassemblés, nous nous jetons dans une tranchée naturelle. A l'improviste nous tombons sur les régiments blancs qui attendent au pied des faisceaux. Nous ouvrons le feu, la confusion en face est extrême. C'est une panique dont nous profitons pour partir à l'arme blanche. Nous sommes si excités par ce semblant de bataille, que nous hurlons comme des aliénés. Le général lui-même, entouré de son escorte nous stimule. — Allez mes braves, bouffez-les. Tant et si bien que ses dragons prennent le galop de charge, sabre au clair. Les officiers adverses -essaient de regrouper leurs hommes en criant à notre adresse : c Laissez-nous nous replier. » Mais rien de fait, la charge arrive sur les positions et c'est une bousculade inouïe, pire peut-être que si c'était réellement la guerre. Je ne sais pas comment il se fait qu'il n'y ait pas de blessés. Enfin notre attaque étant imprévue au programme du grand étatmajor, on nous arrête à grand renfort de sonneries de clairons. Il nous faut attendre que ces messieurs d'en face aient reformé leurs unités. Car ils ne peuvent s'avouer vaincus, voyons ce n'est pas possible, ils vont contre-attaquer, pour nous prouver, à nous petits coloniaux, la supériorité de la tactique métropolitaine. Je pense bien, nous sommes quatre régiments,


nous ne pouvons prétendre écraser un corps d'armée complet. Musique en tête, les divisions débouchent en masses, c'était sans doute comme cela à la bataille de Jemmapes. Les musiques jouent la Marseillaise, les cliques sonnent la charge et les régiments, drapeau déployé, attaquent en formations au pas de course, à la baïonnette. Ah! la furia francese, j'en ai le fou-rire. Mais je ne ris plus sitôt que les autres sont devant nous. Vexés sans doute de la surprise du matin, ils ont un tel entrain, que pour un peu, ils nous embrocheraient. Il faut que nous nous dégagions à coups de pieds et coups de crosses, chacun se défend comme dans un tournoi de boxe et savate. C'est du joli. Nous battons en retraite, non sans lâcher décharges sur décharges pour ralentir tant bien que mal l'élan de ces forcenés. Nous atteignons ainsi les bois et le capitaine Henry qui nous commande, doué d'un rare bon sens, nous entraîne à l'abri de ces turpitudes semi-guerrières et ridicules. Dans une clairière nous faisons halte et nous reprenons haleine autour de notre capitaine qui bourre sa pipe absorbé. Il ne tarde pas à traduire sa pensée : — Vous y comprenez quelque chose à tout ça vous autres? Non, n'est-ce pas, eh bien moi non plus; alors ne nous creusons pas la cervelle et fumons, cela vaut mieux. Après cette journée mémorable, où me fut prouvée une fois de plus la vanité des manœuvres et le manque de corrélation avec la guerre telle que je l'ai vue, je faillis faire une gaffe colossale. Le régiment avait fait halte à la sortie d'un village. Toujours rempli de bonne volonté quand il est question de cuisine, j'avais creusé dans le talus la saignée nécessaire au feu, pour faire le café. J'allume, l'eau ronronne, je prépare ma chaussette et vais


fabriquer un de ces cahouas dont j'ai le secret. Je souffle sur les braises, je m'actionne en renâclant parce que l'eau ne bout pas assez vite, en me retournant je me trouve nez-à-nez avec un quidam bedonnant, un petit bonhomme rondouillard à face de pleine lune, coiffé d'un melon verdâtre, en veston, l'allure bonasse d'un paysan en rupture de labour ou d'un rond-de-cuir retraité. café, vous bon votre ami, il est Alors, mon — n'avez pas à vous plaindre de votre nourriture aux manœuvres? J'ai bien envie d'envoyer au bain mon interrogateur, mais un regain de politesse me retint, bieji m'en prit. qu'à la cameilleur bon, jus le est Mais oui, — serne. Moins préoccupé par mon feu qui charbonnait, j'aurais remarqué un colonel de dragons observant à distance, et cela m'eut mis en éveil. Mais ne voyant que ce petit père replet, je dis au copain : pèquenot-là. patelin maire du être doit le Ça ce — Je le suis tout de même des yeux et le vois diriger son ventre vers nos officiers groupés sur la route. — Vise, dit le copain, c'est une huile, une grosse légume, ils le saluent tous. Tous nos officiers sont immobiles au garde-àvous, raides comme des passe-lacets. Le capitaine rapplique agité : Guerre, Ministre de la C C'est M. le que — vous a-t-il demandé? — Si le jus était bon. — Et vous avez répondu? je croyais qu'à la Qu'il meilleur était caserne, — que c'était un cul-terreux du village


C'est tout juste s'il ne me réprimande pas et s'éloigne mécontent. — Ben merde, alors, dis-je à mon aide, c'est le Ministre de la Guerre, tu l'aurais deviné toi? Je ne me le figurais pas comme cela du tout, moi, le grand chef. Tu trouves qu'il représente, ce petit gros tranquille, je l'aurais cru plus imposant le Ministre. — Ben, moi aussi, c'est drôle tout de même qu'on se fait des idées si fausses que ça. C'est sur cette réflexion que se terminent les manœuvres qui eurent au moins pour résultat de m'apprendre qu'un Ministre de la Guerre n'est pas forcément un paladin. J'eus le plaisir de récolter une fois de plus quinze jours de salle de police, pour avoir fait montre d'initiative. On a l'habitude d'encenser le soldat en lui répétant à tout bout de champ qu'il est débrouillard. C'est réel, mais son instinct de se tirer d'affaire n'est pas toujours prisé et souvent mal récompensé. Quoique j'en eusse déjà fait l'expérience, je me laissai

prendre encore. Investi de l ordinaire pour notre déplacement au camp de Mailly, j'avais conçu le projet de m'adresser à une grosse maison d'alimentation de Paris. Dans le but d'assurer le ravitaillement quotidien de ma compagnie, j'étais allé moi-même m'entendre avec le Directeur de cette maison. Lui donnant la liste de mes besoins du premier au dernier jour, lui versant des arrhes au titre d'avance sur les prochaines livraisons, il alerta de son côté les gérants de ses succursales sises sur notre route. Cette façon inédite de ravitailler une troupe eut un succès foudroyant. A la première étape, avec mes hommes de corvée, je n 'ai qu 'à prendre à la gare, la caisse à mon nom et qui contient tout le nécessaire pour le menu du


jour. Nous n'avons plus qu'à attendre le régiment, libres de tout souci. Pendant ce temps nos collègues courent un peu partout et se disputent les victuailles. Notre distribution terminée, je vais à la filiale, on me prépare des colis pour le lendemain, de nouveau à la gare, billets quart de place, caisses .aux bagages et en route pour le prochain cantonnement. Et cela pendant vingt-trois jours sans anicroche. A la dernière étape du retour je manquai de flair par exemple. Au lieu d'attendre le régiment et de me remettre dans le rang, il me prit fantaisie de rentrer en chemin de fer à Paris. Cette aberration devait m'être funeste. Un jour en avance sur l'horaire prévu, j'étais frais et dispos quand la compagnie arriva au quartier, mais je l'étais bien plus pour la salle de police. — Dites donc, où étiez-vous passé? Voici trois semaines que je ne vous ai vu, me dit le capitaine. — Mais, mon capitaine, répondis-je en cherchant à détourner l'orage, j'ai fait l'échelon précurseur et je crois que personne n'a eu à se plaindre. — Non, au contraire, c'est la première fois que l'ordinaire est fait aussi parfaitement et je vous en félicite. Mais là n'est pas ma question, je vous demande où vous êtes disparu depuis le départ? Je reste bouche cousue et me vois congédié avec quinze jours à la clé. Je souhaite aux jeunes gens qui me liront de méditer ce passage et je leur conseille de n'utiliser qu'au minimum leurs facultés intellectuelles.


ATTENTE

L'existence tant monotone me pèse. Il faut des hommes pour former un bataillon du génie spécialement attaché à la ville de Paris. Il est nécessaire d'avoir sous la main, en cas de grève, des éléments susceptibles de s'adapter sans délai aux services publics. Je suis volontaire et détaché en subsistances à l'Ecole Militaire. Je suis là comme dans un moulin. 'Je vois une porte, j'entre; un couloir, je l'enfile; une salle, je la visite; puis une autre et encore jusqu'au moment où complètement perdu, je ne retrouve plus mon chemin dans ce labyrinthe. Parmi les officiers qui me croisent j'avise un capitaine de zouave. Je n'hésite pas à l'arrêter. — Vous m'excuserez, mon capitaine, je suis. entré ici sans savoir, et ne trouve plus la sortie. — Suis-moi, mon vieux, me dit-il sans se formaliser. Il pousse l'amabilité jusqu'à m'indiquer les services qui m'intéressent. Je me confonds en remerciements et suis bientôt au milieu de marsouins et de soldats de toutes armes qui comme moi veulent devenir hommes de génie. Pour l'instant nous sommes toute une bande à ne rien faire que quelques corvées. Gueules fines que nous sommes nous autres de


la coloniale, nous accaparons l'ordinaire, car le vin est un facteur de premier ordre dans notre raison de vivre. Le jeudi, deux jours après mon arrivée, nous sommes réunis dans le bureau du capitaine du génie, attendant, de sa bonne volonté, nos permissions réglementaires dans la coloniale. Le capitaine en civil griffonne, dos tourné à notre file debout contre le mur. En face, un scribe en manchettes de lustrine, nous regarde, inactif. Las de faire le pied de grue, je commence une pantomime expressive, menaçant du poing le capitaine, faisant le geste de lui tordre le cou, non sans interroger du regard le secrétaire qui paraît s'amuser. C'est à ce moment que le capitaine s'apercevant de notre présence demande : — Que voulez-vous les coloniaux. permissions. Nos — permission de minuit, mercredi seulement Le — le jeudi, rien. Pardon, mon capitaine, dis-je, il y a un décret qui nous octroie une permission le jeudi, c'est donc un droit, non une faveur. Il ramasse alors le paquet de papiers et les donne au scribouillard. paix. flanquent Tenez, signez, qu'ils la et me — Sa griffe apposée, le secrétaire se lève, enlève ses manches noires et je vois deux galons d'or. Ah! zut, c'est un lieutenant; il est ironique en me donnant ma perme, mais n'ajoute rien. Notre stage s'écourta sur une question de prêt, on nous renvoya purement et simplement comme des indésirables. On voulait nous payer un sou par jour au lieu de notre solde de marsouins. Nous ne fûmes pas d'accord et le fîmes bien voir.

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apprendre juste compagnie, pour la rentrai à Je qu'il y avait un départ. Remue-ménage, branle-bas, cela crée une tellement que chose rare, c'est car

effervescence inaccoutumée. Ce ne sont que propooù bureau du nous alentour marchandages sitions et nous sommes précipités. Je donne deux cents francs à qui me cède sa place. Si c'est pour le Tonkin, cent balles à celui qui veut rester là. On ne sait pas encore pour où le versement? Les cous sont tendus vers la porte et chacun le planton, Enfin, ouvre-toi Sésame, ». pense : « toutes les voix demandent à la fois, avides : d'hommes? Combien — Quarante pour la Nouvelle et vingt pour la Cochinchine. C'est pas bézeff, mais c'est mieux que rien. Le brouhaha des conversations continue, quand le chef paraît. Silence d'office religieux, la voix du chef est comme celle d'un prédicateur, écoutée avec une grande attention. la relève en Cochinchine... désignés Sont pour — (suivent les noms)... Sont désignés pour la relève à la Nouvelle-Calédonie... Baptiste.., etc... Départ de Marseille le 18 octobre 1908. Ces hommes ont droit à une permission de trente jours. Je sauterais de joie, ça c'est une vraie chance qui d'un seul coup efface les jours sombres passés sous l'ardillon du métier en France.

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EN ROUTE

Equipés entièrement avec les effets spéciaux des colonies et le casque de liège, nous sommes dans la cour de Lourcine. Le colonel demande : — Rien à réclamer, personne? Ah! non, pas de réclamations qui retarderaient ce départ tant désiré. Gare de Lyon, train, soleil, gaîté, tout a pour nous un air de fête car nous croyons respirer le grand air de la liberté. Adieu vie ingrate, voguons vers l'inconnu, ô combien meilleur. De nouveau Marseille, point d'impact de tous les acheminements coloniaux. A nous les cafés, le vin, les femmes, ultime orgie, car nous partons demain. Le départ n'est pas glorieux, nous sommes assemblés, c'est-à-dire affalés, couchés sur les quais devant le « Yara », long-courrier dés Messageries Maritimes. Nous sommes sans forces et nous embarquons sans nous bien rendre compte de ce que nous faisons. Heureusement la brise du large ramène la santé des esprits en chassant les vestiges de l'ivresse. A bord, c'est le débrouillage, le soldat qui n'est ni passager de troisième classe, ni passager de quatrième, empiète sur les prérogatives de ceux-ci et de ceux-là et finit par être maître du pont avant. C'est là que nous logeons, près du gaillard de proue


où sont la cambuse et le poste d'équipage. Notre celles-ci, mais outre cuisines, jusqu'aux va royaume cloison étanche, ce sont les passagers de haut bord. Nous occuperons le pont jour et nuit, couchés parmi les cordages, ou sur les fauteuils, ou même sur le plancher. Nous profitons ainsi d 'un réveille-matin des le pont lavent qui avec marins Les banal. peu fauberts et des lances, s'y prennent de bonne heure et mettent fin à notre sommeil en braillant : manche. la Attention — Juste à l'instant précis où, ouvrant les yeux, nous déguerd'eau, jet le visage plein nous recevons en pissons, mais trop tard. Quand je dis chacun se débrouille, il faut entendre, chacun recherche une occupation plus ou moins rémunératrice tant en nature qu'en espèces. Moi, qui sans adorer mon ventre concède volontiers à mon estomac, je jette mon dévolu sur le pâtissier qui m'embauche pour piler du sucre. Ce n'est pas à ce labeur que j'attraperai une méningite et pourtant on m'offre du reconstituant, « ave l'assent ». pitchoun! pernod, béHé un — — Avec plaisir, mon vieux. carabiné. Ah vai, et un — Je sirote dévotement mon apéritif, quand je vois le pâtissier ouvrir un hublot, prêt à balancer dans la mer une douzaine de babas abimés. bons tes cherres, ils là! Marius, sont Eh tu — gâteaux. alors, mange-les. Hé, les aimes, tu — J'en fais mes délices; malgré ces bonnes choses et la perspective de leur renouvellement, j'abandonne le pâtissier. Ecraser du sucre, va bien; pour cela manger des babas et boire l'absinthe, parfait; mais gratter la peinture comme on me le demande,


je sens que c'est au-dessus de mes aptitudes et laisse à un autre mieux doué le soin de me remplacer. Il ne me reste qu'à faire le lézard et je préfère contempler le paysage car les côtes sont en vue. La mer est forte, elle nous oblige à suivre la route abritée. Le bateau double le phare des Sanguinaires, de sinistre mémoire, et suit la ligne des rochers de la Corse. L'île de beauté resplendit de lumière. Les rocs à pic découpent le rivage, leurs rudes dentelles s'écartent en grottes et excavations profondes, qu'on croit être, de loin, les repaires des fameux bandits. Cap sur le détroit de Bonifacio, à droite la Sardaigne, sœur de la Corse, mais moins antipathique d'aspect quoique plus nue. La mer plus calme est aussi plus bleue, et les champ d'écume sur la côte sarde ont disparu. La Sicile est en vue, le -bateau file vers le détroit. Nous apercevons les rivages italiens que cache une vapeur rosée de chaleur ou de soleil. Le Stromboli est endormi; mais un panache s'élève de l'Etna qui fume et dont la colère récente n'est pas encore entièrement apaisée. Des baraquements en bois au bord de l'eau, sont la nouvelle Messine, et l'on distingue les ruines sous les coulées de lave, de ce qu'était l'ancienne ville avant la catastrophe. Le « Yara » file grand largue et abandonne les côtes, gagnant la pleine mer. Je reporte mon intérêt sur ce qui se passe à bord et constate non sans mélancolie que les distractions sont maigres. Je m'étends sur le pont à côté de Morin, un caporal, qui s'est résigné déjà à n'être plus qu'un lazarpne. — Regarde-moi ces cocos-là, quelle touche ils ont, me dit-il en désignant un groupe de Romanis, passagers de quatrième qui, comme des momies, ne bougent pas d'une ligne. Assis en rond, à la turque, leurs visages au teint


cuivré fixes, encadrés de longues tresses brunes, ils suivent leur rêve sans un mot, sans un geste. Affublés d'oripeaux multicolores et sales, coiffés de chapeaux informes, ces saltimbanques, ces gitans de grands chemins ne sont certes pas à leur place sur ce navire. Ils le sentent sans doute et ont l'air de vouloir se faire oublier. De larges anneaux d'argent pendent à leurs oreilles; leur physionomie a une certaine beauté aristocratique, mais le regard noir, dur, méchant, fait frissonner, et on sent que ces orientaux ont en eux l'héritage de férocité de leurs sectes. nuit dans la voudrais les rencontrer, Je pas ne — un coin perdu, dis-je, je ne serais pas faraud. qui Bicot tiens, plus; Moi va aux un non — chiottes. — A quoi vois-tu ça? remarqué. n'as boîte, petite à tu Ben, leur pas — Arabe qu'un fois chaque Si, bien j'ai que, vu — va aux poulaines, il tient à la main une vieille boîte de conserves mais ne sais pas pourquoi. — C'est pour se nettoyer le popotin. Du papier c'est trop sale pour eux, alors ils emportent de l'eau dans une gamelle. — Sans blague! et leur serviette, dis-je. doigts. font serviettes! Ils leurs Leurs avec ça — hygiéc'est procédé, éminemment plus Comme — nique, du moins pour le postérieur, mais tu les vois souvent se laver les mains, toi? — Ma foi, non, elles sont même assez crasseuses leurs pattes. — Alors? vidanc'est kif-kif les alors, vieux, Ben mon — geurs. Nous nous levons et, accotés au bastingage, nous


contemplons l'infini bleu de la mer qui se confond avec le ciel. Les vagues sont courtes maintenant et impriment au bateau un mouvement continu de nalancement bref. — Tiens, une terre dit Morin en m'indiquant une ligne blanchâtre à l'horizon. C'est Crète sans doute ou une île grecque ou turque de la Méditerranée. Elle disparaît très vite, nous devons être loin des côtes, car pas une voile ni une

fumée. Un incident comique nous ramène au navire. D'un énorme paquet de cordages, des marins extirpent un jeune homme qui gigote, mine penaude. — Ah! fada, qu'est-ce que tu fiches là-dedans? Le maître d'équipage, qui dans une tournée vient de dénicher le délinquant, l'interroge sévère. L'autre se lance dans des explications captieuses et incohérentes, d'où il ressort en définitive qu'il n'a pas payé son passage et s'est embarqué clandestinement. Ce ballot-là, dit un camarade, il ronflait comme une toupie, il aurait pu faire attention, puisque nous lui portions à manger. Juste le boscot passe au moment où il en donnait plein gaz, tu parles s'il l'a repéré. Faut être nouille quand même. En sûreté et surveillé jusqu'à la première escale, il sera déposé à terre à Port-Saïd sans autre forme de procès. Le temps s'écoule à jouer aux cartes, à boire et dormir sans que rien autre ne vienne nous distraire. Un vol d oiseaux de mer, quelques barques innous diquent un matin que la terre est proche. La chaleur devient plus intense et on nous ordonne de coiffer les casques de liège. Eh les gars, crie Morin, tout le monde le sur pont, v'là la terre.


Nous touchons Port-Saïd, cinq jours que nous sommes partis, ce n'est vraiment pas dommage. La côte approche graduellement et nous distinguons un paysage aride et dénudé comme une steppe. Quelques bâtisses à gauche d'une baie, plus loin une agglomération, c'est Port-Saïd à l'entrée du canal de Suez. A droite dans le lointain, la côte d'Egypte, de laquelle on ne distingue rien. L'eau devient glauque, d'un vert foncé, des débris amorphes flottent à la surface. Lentement le navire glisse dans le port et actionne sa sirène. Quelques barques dansent autour, des tartanes à voiles rouges sont arrêtées, nous accostons le long d'une jetée dont l'estacade en bois est vermoulue. Des monceaux de marchandises emplissent le quai d'où s'élève un tumulte de cris et d'appels intempestifs. Une cohue d'individus aux bigarrures si diverses qu'on se croirait au carnaval, se bouscule en suivant notre navire qui laisse filer

l'ancre.

— En v'là une armée, dit Morin, quelle bande de braillards. — Oui, et que racontent-ils ceux-là qui crient plus fort que les autres? Par-dessus tout le bruit, on entend « Ratakou, Ratakou », répété sur le mode aigu. Les passerelles descendent et le bateau est envahi par des Arabes en sandales, couverts de haillons, un éventaire accroché au cou, reprenant de plus belle « Ratakou, ratakou 2>. — Ça m'intrigue leur ratakou dis-je à Morin en

m'approchant. Dans une boîte ouverte, nous voyons une espèce de pâte de jujube rouge enroulée en spirales. — C'est appétissant leur truc, on va y goûter, hein?


Nous mâchons sans conviction une matière caoutchouteuse qui n'a aucune saveur, sinon qu'elle e;¡t effroyablement sucrée. — Ils nous ont eus avec leur saleté, dit Morin, tu parles d'une pépie que ça va nous donner. En attendant l'heure de poser le pied sur le plancher des vaches, nous observons le déchargement des marchandises. Par les sabords grands ouverts, des portefaix minables et étriqués passent et repassent à un rythme accéléré. — Ils ne sont pas bien gras les macaques, dit Morin, ils ont l'air d'en baver. — Ah! mince, vise l'autre grande carne avec sa trique, il leur caresse les côtelettes, en voilà une

brute. — Faut pas trop y trouver à redire, ce n'est peutêtre que comme cela qu'ils travaillent ces flemmards-là. Peut-être, mais ce sont des hommes et ces façons de stimuler leur ardeur, bonnes pour les bourriquots qui ont le cuir dur, me paraissent pénibles. Ces contremaîtres bien habillés, bien gras, qui ne fichent rien autre que lever leur bâton de temps à autre pour l'abattre sur les épaules de ces esclaves, mériteraient de passer à la schlague eux aussi. Nous allons faire du charbon et des chalands chargés à couler bas accostent. — Ça va être le moment d'en jouer un air, dit Morin, car tout à l'heure on va être transformé en ramoneur. Le vacarme continue et aussi les coups de trique sur les forçats portefaix. Le soleil tape dur, chaleur- et poussière rendent l'air difficilement respirable. Eh ! les Marsouins, vous avez trois heures pour descendre à terre, nous appareillerons tantôt. ce


Inutile de nous le répéter, nous nous envolons vers Ta ville qui à cette époque ne paraît guère développée. Immédiatement ce qui frappe la vue, et que nous avons observé de la mer en arrivant, c'est la statue de Ferdinand de Lesseps. C'est à peu près la seule beauté de la ville. Pour le reste, des bâtisses affreuses, des rues infectes, hormis le port où se concentrent quelques établissements bordant le boulevard principal. Nous poussons dans l'embrouillamini des ruelles et sommes bientôt las des baraques lépreuses et des indigènes crasseux. Un cabaret genre lupanar nous tend les bras, nous y échouons comme en un hâvre de grâce. Une espèce d'orgue de barbarie fonctionne à notre entrée et de:-, ouled-naïls maquillées nous invitent à leurs trémoussements. Cette boîte à matelots est notre élément, nous nous sentons de suite à l'aise. Un certain vin de Chypre capiteux à souhait nous met si bien en verve, qu'au bout de peu de temps, nous braillons en lutinant les femmes. Reproches amers, échange de paroles aigre-douces avec le patron qui m'invective et m'agace de son jargon. — Eh! vieux -jeton, fous-nous la paix avec ta tête de pipe ou on bousille ta vaisselle, dit Morin. — Ta bouche, bébé, mets-y une frite, crie une voix féminine. Nous nous retournons pour voir une mauresque appuyée au chambranle de la porte, riant à plein gosier. Cette diversion nous apaise, et nous quittons le boui-boui désillusionnés sur la véracité des productions exotiques. Le « Yara » quitte Port-Saïd et s'engage dans le canal de Suez. Je ne suis pas du tout émerveillé. — C'est tout ça le canal de Suez, dis-je au camarade.


— Ben, faut croire, mon vieux, que veux-tu de plus? — Je m'étais imaginé un ouvrage formidable. C'est vrai, d'après les descriptions qu'on m'en avait faites, les louanges à l'auteur, l'emphase des commentaires de ceux qui m'en avaient parlé, je m'étais fait une idée d'une mer rectiligne, creusée par l'homme, profonde, immense, large, bordée le murailles de pierres, de murs de soutènement, de piliers. En place de cela une rivière sinueuse, dont les méandres s'étirent entre deux rives sèches de sable blanc croulant. Une cinquantaine de mètres de largeur, en leur milieu, un chenal navigable, aS3ez profond pour permettre le passage des gros paquebots. Je reconnais que cela représente un gros effort, un grand travail, une forte ténacité, mais ce n'est p.*s une merveille inimitable. L'idée du percement de l'isthme, en elle-même est admirable, mais l'exécution, à mon sens, laisse à désirer. Continuellement des dragues manœuvrent leurs racloirs et leurs godets pour désensabler les fonds de la passe de navigabilité. Car le sable gagne toujours par ses éboulis ou son avance constante sur l'eau. De loin en loin des sémaphores commandent l'entrée des gares ou bien indiquent la liberté de passage du canal. Car deux navires ne peuvent se croiser, à moins qu'ils 'le soient de faible tonnage; il faut que dans des ports aménagés à cet effet, l'un vienne se ranger pour laisser le champ libre à l'autre qui, en sens inverse,

attend. Sur les deux berges, aucune arborescence, que par place des plantes rabougries et malingres. Les garages seuls exhibent quelques cactus ou palmiers transplantés là pour garnir les parterres et qui, noyés chaque jour par l'arrosoir, conservent une certaine


verdure maladive. Du côté de l'Egypte le sable et les dunes, dans lesquelles on voit parfois, se découpant sur le ciel, une caravane de chameaux, cheminer cahin-caha vers le Caire; du côté de l'Arabie, quelques collines, quelques accidents de terrain, mais dans le lointain. Le paquebot avance tellement lentement que des Arabes le suivent à la course et nous hèlent en sollicitant notre charité. — Di sous, Missié, di sous. — Attends, on va se marrer, dit Morin qui lance deux sous dans la direction d'un gamin dépenaillé, avec tant d'adresse que la pièce tombe dans le canal. Le gosse n'hésite pas une seconde, plonge rapidement et réapparaît une minute après. Il nage à la rive, joyeux, il nous montre l'aumône en courant plus vite pour nous rattraper. — Ah! la petite rosse, dit Morin... qui recommence avec succès pour l'Arabe qui insiste. Morin, vexé que son stratagème ne réussisse pas, lui crie : — Eh! Mohammed, ça suffit, je ne suis pas millionnaire. Après Ismaïlia, nous abordons les lacs Amers, vastes marécages où pourrissent des restes innommables. Le chenal est tracé à l'aide de pieux dépassant le niveau des eaux d'un demi-mètre environ. C'est rudimentaire, la nuit des lanternes repèrent cette voie tortueuse qui sillonne la lagune morte. Cet éclairage vénitien est tout juste suffisant pour éviter au navire le danger d'ensablement. Un marin résume notre opinion : — C'est moche ce coin-là, heureusement que demain nous serons dans la mer Rouge. — Tu trouves, alors tu peux y rester dans la mer


Rouge, si tu veux une place de garde-champêtre, dit un vieux matelot en souriant. — Q'est-ce que tu rabâches, Olive, demandai-je, des garde-champêtres dans la mer Rouge? — Non, mon vieux, mais tu peux y laisser ta peau, tu verras les insolations. Je comprends la métaphore, les décès sont nombreux, et garde-champêtre veut dire macchabé de marque, car la mer Rouge est un champ de cadavres. Suez, l'ancienne Arsinoé, érige ses maisons au bord de la mer. Sœur de Port-Saïd, Suez n'est pas plus jolie. Le « Yara » prend de la vitesse, nous sommes en pleine mer, laquelle n'est pas rouge du tout. Il se peut que le plankton (trichodesmium erythraeum) la colore à certaines époques, mais c'est là une explication de savants océanographes. Quant à moi, je l'ai vue comme les autres, de cette couleur foncée indéfinissable. La chaleur est en effet accablante, quoique nous soyons déjà fin octobre. Nous ne quittons plus le casque de liège. — Ah! merde, des piafs, s'exclame un camarade non loin de nous, désignant un vol d'animaux. ^ — T'es cinglé, t'as reçu un coup de soleil, mon

vieux.

— J'te dis que c'est des piafs, regarde-les voler.

Tiens, ils entrent dans l'eau! — C'est des poissons volants. En effet, d'autres exocets viennent de surgir d'une lame tout près, et leurs nageoires horizontales, raides, ils planent haut jusqu'à la lame prochaine qui les engloutit. — Eh! les gars, un sous-marin, crie Morin en montrant une traînée blanche d'écume qui fonce vers nous.


La ligne blanche s'incurve et nous côtoie, pour

nous dépasser. — Encore d'autres, c'est des marsouins. —• Ah! mince, des copains, dit Morin, ils sont mastars les frangins. Nous allons à l'avant sur le toit de la cambuse, et nous voyons les gros cétacés passer et repasser devant l'étrave comme se jouant d'elle. A tout instant, nous pensons que l'un d'eux va se faire couper, mais pas du tout, avec une adresse et une agilité sans pareilles, ils filent et reviennent dans le travers, sans ralentir leur rapidité. Le soir tombe et leurs ébats gracieux ne sont plus décelés que par une bande phosphorescente qui précède le navire. — On n'est pas si laids qu'eux, ils ne nous ressemblent pas du tout, pourquoi qu'on s'appellent pareils, dit Morin, ça fait rien, ils en jettent un coup pour nager. La chaleur lourde plus suffocante que le jour ne nous invite pas à dormir. Réunis à la proue, sur le poste, d'équipage, auprès de la cloche d'annonce des feux de route au timonnier, nous devisons avec 1,1 vigie de quart avant. Cet homme nous raconte qu'il était chauffeur de taxi à Marseille; car nous avons un équipage de fortune, venu de tous les corps de métiers, sauf de celui de marin. Les matelots au départ étaient en grève, ils ont refusé de s'embarquer, et on a recruté tous les sans-travails du port, qui pour une traversée, se contentent de ce qu'on leur propose. Soudain, notre veilleur frappe sur la cloche de bronze, un coup, feu en vue à l'avant, nous scrutons le large et... nous voyons une étoile quitter l'horizon et monter lentement au zénith, d'autres s'allument et confirment l'erreur du marin improvisé.


prends les étoiles pour Marius, nenœil tu T'es —des loupiotes, quand tu verras un phare, tu diras que c'est le soleil. L'officier de quart est venu voir ce qui se passait. Il interroge son subordonné, qui, confus, s'excuse. L'hilarité est générale, l'officier y participe, non sans recommander plus de perspicacité. Les côtes se resserrent et nous pourrions distinguer les deux rivages à la fois si le soleil moins ardent n'élevait des brouillards sur la mer. C'est que nous quittons la mer Rouge pour le Bab-el-Mandeb. La côte se hérisse, des falaises remplacent les plages de sable. Devant nous se dresse tout à coup le majestueux et insolent rocher rouge d'Aden. Abrupt sur la mer, on aperçoit à son flanc les batteries codera et les ouvrages militaires, sur lesquels flotte le pavillon britannique. Quelques voiliers nous croisent et Giforteresse, de la approchons Nous saluent. nous braltar de l'Orient, et je constate que c'est une position inexpugnable. Nous stoppons au large, nous hissons la flamme jaune de la santé et la vedette amène le médecin. Salamalecs entre les toubibs, saluts, trois paroles, invitation courtoise à trinquer, souhaits, et les malades, s'il en est, peuvent dormir tranquilles. Je remarque qu'un boulevard maritime contourne le rocher et accède à une rade bien abritée qui nous est cachée nous n'irons pas jusqu'aux appontements, n'arrêtant que quelques heures, je ne pourrai donc rien voir de la ville, dont quelques maisons percent dans les arbres que dissimulent en partie les roches de la presqu'île d'Aden. Dans la mer d'Oman, la Mousson souffle et le navire est tant bousculé que le pont est abandonné par la plupart des voyageurs. ITous autres, que la fournaise intérieure refoule, restons à l'air libre, sous


les rafales de vent et d'eau qui ont du moins l'avantage de nous rafraîchir légèrement. La mer s'apaise peu à peu, et des voiles fines glissent près de nous; nous approchons des Indes. Nous jetons l'ancre à quelque quatre cents mètres des quais de Bombay. Notre arrivée n? passe pas inaperçue, je ne nous croyais pas si intéressants, un nombre incalculable de barques de toutes formes et de toutes grandeurs nous entoure. C'est un miracle qu'il n'y ait pas d'abordages dans cette ruée. Chargée de fruits ou vide, chacune porte un homme qui baragouine en proposant sa marchandise ou ses services. — S'ils criaient moins fort, on pourrait comprendre, dis-je. — Tiens, regarde, en v'là un qui plonge. Nu, ne portant qu'une ceiture d'étoffe, un pan serré entre ses jambes grêles, un indigène se jette à la mer à la grande joie d'une passagère qui vient de lui jeter une obole. Il a happé la pièce dans l'eau pt revient à la surface en la tenant entre ses dents. — Il en a une santé le bounyoul, constate Morin. Si on becquetait des ananas. Eh! Toto ananas, combien, dit-il en montrant les fruits? — One roupie, répond le marchand. C est pas de la roupie, c'est des ananas qu'on te demande. Allez, envoie. L'Hindou jette avec dextérité une corde double tout en conservant un bout dans sa main. Nous hâlons un panier de rafia contenant quatre ou cinq beaux fruits. Morin, prestement, sort son couteau et coupe la corde qui retombe à l'eau. Nous nous sauvons à babord avec notre larcin, non sans renvoyer le corbillon vide à son propriétaire et en entendant les cris d'orfraie de l'indigène.


C

se tord.

est vache ce que t'as fait dis-je à Morin qui

— De la roupie qu'il disait ce zigotto-là, dis-donc, tu ne vas pas payer de la roupie de singe, non. Ça sent la poire tu trouves ces ananas. Nous ne pouvons qu'en rire. Nous allons descendre à terre pour trois heures. Ah! l'Inde, l'Inde mystérieuse, l'Inde de Sivah, Wichnou, des Etrangleurs et des Rajahs des souvenirs de contes apocalyptiques me reviennent à l'esprit et j'ai hâte de fouler ce sol, de voir ce qui a tant frappé mon imagination. Je cherche un passeur. — Ho de la péniche. Heha, fils des forêts, à terre, combien dis-je en indiquant les quais et les trois copains autour de moi. — One roupie, répond le nautonier. Encore de la roupie, dit Morin, comprendrai jamais rien de ce que disent ces mecs-là. — Ils te réclament une roupie pour t'emmener, ça fait trente-trois sous, nous apprend un marin. Pendant que Morin rit de son ignorance, je fais la collecte et réunis l'argent. Nous descendons dans la nacelle qui tient l'eau parce que c'est la mode. Morin chante avec des gestes emphatiques qui menacent la stabilité de la barque : Vers la rive fleurie...

— La ferme, eh fourneau, tu vas retourner la gondole. Avant d'arriver aux appontements, le lâche rameur ses avirons et tendant la main : — Mi.ssié, monnaie. De la dextre, je lui intime l'ordre de continuer en faisant sonner les sous dans ma poche; il s'exécute.

I ?

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Un choc, notre passeur saute lestement en retenant

l'embarcation d'une main, l'autre tendue. Je mets dedans celle-ci les trente-trois sous et nous nous éloignons chacun de son côté selon son goût. Je n'ai pas fait cinquante pas, que j'entends galoper derrière moi et une voix crier : good monnay. bon, Missié, no pas a y — C'est mon batelier qui n'est pas content de l'argent français que je lui ai donné. Je ne réponds pas et continue mon chemin. Il se colle à moi comme une sangsue en ânonnant des « Y a pas bon; y a pas bon.». Comment vais-je me débarrasser de ce parasite. Voilà mon affaire, un Hindou à lunettes, coiffé d'un turban, mais vêtu d'une redingote noire, trône derrière une petite table où s'alignent des piles de piécettes. Ce doit être un changeur, il y a bien un tableau noirci d'un grimoire hiéroglyphique, mais je n'y comprends rien. Prenant la monnaie d'une main et de l'autre une pièce d'argent sur une pile, je les montre au binoclard.

— Ça et ça, même chose. . — Y a pas bon répond-il d'un air de se ficher du monde. Je harponne alors en colère le passeur et le secouant en montrant les trente-trois sous. — Y a bon ou y a pas bon, hein? — Y a bon missié, y a bon. Il était temps, sans quoi, je fourrais l'argent dans ma poche et pour tout paiement je lui aurais jeté ma main sur la figure. Le quartier où je me trouve est vraiment bien, mais n'a rien d'hindou : belles rues, belles places, grands immeubles, maisons de commerce, établissements de crédit. L'avenue que je suis, qui part du port, est ombragée et des tramways circulent au milieu d'une


grande animation. C'est le quartier européen, d'une propreté méticuleuse; ici on ne rencontre guère d'indigènes sauf quelques cipayes dont la caserne très blanche est au bout de l'avenue. Tout cela n'a rien de mystérieux, et je regarde les magasins, non plus en pensant aux rajahs, mais en comparant avec nos boulevards parisiens. Un bruit de sonnettes me fait tourner la tête et je suis éberlué de voir un Hindou, les jambes croisées derrière la tête, marcher sur les mains sans difficulté aucune en récitant une psalmodie. Ça, ce n'est plus parisien, mais très couleur locale, ainsi que ces autres fakirs, disséminés autour de cette place que je traverse, figures ascétiques, nus avec seulement un pagne, assis en tailleur sur des pointes ou sur des débris de verre. Ce sont plus je crois des charlatans qui attendent le badaud, pour faire quelque tour de prestidigitation, car je vois à côté de chacun une sébile contenant quelques sous.

Après un pont franchissant le lit d'une rivière desséchée, la ville change d'aspect, je suis en plein quartier indigène et ne rencontre plus d'Européens. Quelle différence avec ce que je viens de voir. Ici, des ruelles tortueuses bordées d'habitations sordides, un ruisseau fangeux coule au milieu, des ordures et des débris de toute part, on marche sur un tapis de pourriture et on respire un air vicié, une odeur excrémentielle qui prend à la gorge. Des hommes squelettiques, noirs de crasse, sont vautrés à terre, inertes, il faut les enjamber parfois. Ils sont tellement décharnés que je me demande s'ils dorment ou s'ils agonisent. Leur impassibilité m'inquiète. Je me représente vraiment ce qu'est cette famine latente des Indes, dont on parle tant chez nous. Ces gens ne travaillent pas, et pour cause, leur acratie, leur


débilité, ne leur permettent pas de faire un effort. Ils s'aveulissent et traînent leur existence animale jusqu'à complet épuisement. Des gosses faméliques piaillent en demandant des sous. Ils sont repoussants de puanteur et de saleté. Le corps couvert de croûtes, d'escarres et de vermine, ils se grattent jusqu'au sang. Leur ventre gonflé, indique que eux aussi jeûnent ou tout au moins ne mangent que des épluchures et détritus ramassés çà et là. Ces petits gueux mendient en toutes langues et je les crois dressés uniquement à cela. En tout cas ils sont assez polyglottes pour arrêter l'Européen, lui imposer leur penchant élémosinaire, avec tant d'insistance et d'impudeur, qu'il faut s'exécuter pour s'en séparer, Des vaches et des cochons noirs, des poules et des dindons sont pêle-mêle avec les gens dans la rue, ils se repaissent en fouillant dans les immondices, marchant entre les dormeurs qu'ils dérangent parfois. Je voudrais fumer et cherche parmi les masures une boutique quelconque où je puisse trouver du papier à cigarettes. C'est assez difficile, car les commerçants sont rares et ne doivent pas faire fortune dans ces lieux de misère. Voici pourtant un étalage où voisinent des aliments, des épices, des ustensiles, des outils, des vêtements, un bric-à-brac sans nom. Tenant une feuille à la main, je la présente au boutiquier en disant : » Même chose ». Il fouille dans une boîte contenant une foule d'objets et finit par me surtir un cahier de papier. Je dépose un sou sur le comptoir, l'Hindou le ramasse et fait signe de l'index « encore », je redonne un sou; resigne, un autre sou. les mêmes gestes du doigt et de la main; je repaie de nouveau, une fois de plus le doigt s'agite. — Ah! flûte, mon vieux, je ne vais pas te payer


au poids de l'or, merci bien et au revoir, quatre sous c'est déjà trois de trop pour ta sale bobine. Je disparais, et rencontre mes camarades. viens ville, ici, C'est rupin, rentre en on pas — avec nous, il commence à faire soif, on va se gargariser quelque part. Y a pas de mastroquet dans ce coin-ci, c'est pas assez gandin. Nous revoyons les fakirs dans leurs. poses extatiques et pénétrons dans un établissement qui tient du café, du restaurant et de la pharmacie, car de grands bocaux, bleus, verts, rouges et jaunes reposent sur une étagère au fond de la salle. On nous apporte de la bière sans que nous ne commandions rien. Toujours de même, un garçon en turban, à tunique blanche, vient avec un plateau chargé de nourriture et le dépose devant nous. — Au moins ceux-ci nous comprennent, dit Morin, à nous la boustifaille. Il prend d'une espèce de pâté de volaille. — Humph, c'est pas mauvais, mais il faudrait un bout de pain. — C'est plutôt fade, on dirait du mou de veau. Un autre qui a choisi un morceau de charcuterie quelconque pousse des gloussements : — Ça m'emporte la gueule cette mixture-là, nom rte Dieu, qu'est-ce qu'ils ont fourré comme piment

là-dedans. Nos verres vides sont renouvelés et silencieusement, le serveur remplace la viande par de la pâtisserie. — Ça va, ça va, on remet ça, c'est du miel rouge qu'il y a là-dessus, pas mauvais, et ça c'est rien dur. — C'est de la galette de ciment armé, c'est quand même pas fameux comme cuistance. Un autre plat de confiserie fait suite, mais nous


n'y touchons pas; nous avons beaucoup plus soif qu'en entrant et le copain n'a pu éteindre son feu intérieur. Pour payer, Morin sort une pièce de cinq francs en argent qui est subrepticement escamotée. * La monnaie ne vient pas, nous réclamons, car la note nous semble salée. Mais allez donc vous faire comprendre de gens qui ne vous entendent même pas, nous parlons fort et nous allons faire de l'esclandre, quand un policeman anglais de son bâton blanc nous indique la rue. C'est la meilleure solution, déamnous bulons à nouveau vers le port. Cinq heures sonnent quelque part; c'est l'heure dé rejoindre le navire. Seulement nous avons le désagrément de constater que nous sommes perdus. Je m'adresse à un agent de police hindou qui me répond : — One roupie. —Va te faire voir eh mendigot, il est culotté celuilà. Heureusement nous apercevons des vergues audessus d'une maison basse; c'est la coursé à la mer et nous déboulons à temps dans la baleinière mise à notre disposition pour le retour. De larges chalands à fond plat sont amarrés contre la coque du Yara. Ils ont amené des caisses de dattes que des dokers hindous transportent par le sabord dans la cale du navire. Comme leurs frères que j'ai vus dans les faubourgs de Bombay, ils sont maigres à. faire peur et péniblement soutiennent la charge sur leurs épaules. Dans leur regard noir, une flamme d intelligence brille, on sent que ce ne sont pas là des bêtes brutes. Ils supportent leurs mauvais traitements passivement, soutenus par leurs religions et par l espérance qu'un jour ils se libéreront de leurs entraves et chasseront John Bull qu'ils exècrent. Des surveillants en blouses blanches, tarbouche sur la


tête, comptent en anglais les colis qui défilent. Gras à lard, ceux-là, ce sont les bourreaux de leurs compatriotes. A la solde des Anglais et défendus par eux, ils en profitent pour commettre des cruautés et des sévices graves, ainsi ce coup de pied à un homme qui trébuche. J'ai bien envie de flanquer. une ratatouille à ce profiteur, mais je pense qu'il vaut mieux aider les porteurs. Apitoyés à une dizaine nous prenons leurs places, et faisons la chaîne de l'accon jusque dans la soute, sous l'œil mauvais des contrôleurs qui n'osent toutefois rien dire. Les Hindous ne savent comment nous remercier et leurs regards sont pleins de gratitude. L'un d'eux arrive à me faire comprendre qu'ils gagnent un demi shilling par jour pour faire ces rudes travaux; qu'on ne leur donne qu'une jatte de brouet de riz et quatre cigarettes de mauvais tabac. Et encore ne travaillent-ils qu'autant qu'il y a des navires au port, sinon ils vont renforcer le nombre des dormeurs qui gisent dans les faubourgs. En définitive, je n'ai rien vu de mystérieux à Bombay; mais ce qui n'est plus un mystère pour moi, c'est que les indigènes y sont malheureux comme des pierres, exploités comme des serfs et que les Anglais ne sont guère humains de ne pas faire mieux pour ces hommes. C'est concevable qu'ils se révoltent de temps à autre. Si leurs trois cent millions d'âmes savaient coordonner leurs efforts et leurs volontés, ils bouteraient hors l'Anglais qui ne l'aurait pas volé. Entre les Laquedives et les Maldives, nous naviguons vers Ceylan. En vue de Colombo, nous dépassons un croiseur-cuirassé allemand mouillé au large, qui nous salue du pavillon. Trois fois, notre pavillon de France s'abaisse et s'élève. Tous sur le pont

*


nous détaillons le navire de guerre, quand les marins allemands, massés à babord agitent leurs bérets dans notre direction. Ils ont reconnu des soldats et poussent des « Hourrah-rah-rah » frénétiques. Nous répondons immédiatement à cette sympathie et à l'anglaise. Hurrah. Hip, Hip, Hip, — Les chaînes grincent dans les écubiers, l'ancre coule, nous stoppons. Toujours le même envahissement du navire par les marchands. Quelques-uns apportent des caisses longues comme des cercueils. Elles contiennent une telle foison de griffes de tigres que j'en reste stupéfait. coin-là, tuerie dans font bien! Eh ils ce une en — il ne doit plus guère en rester de félins dans les environs. fabrivient c'est Paris tout de Penses-tu, ça, ça -rqué avec des vieilles cornes de vaches. C'est comme les éléphants d'ivoire et d'ébène, tu ne crois pas que ce sont les Hindous qui les façonnent, c'est fait en série dans des usines exprès en France et en Angle-

terre. Depuis un instant j'observe un grand Cinghalais, en longue robe blanche et ceinture bleue, qui se promène une tablette accrochée au cou avec sur le côté une petite boîte. celui-là ? qu'il vend Qu'est-ce — A la main il tient une sorte de flûte arabe, mince de col et légèrement évasée. Morin dit brune, valse jouer la Il nous va — attends voir. Mais sur sa tablette, je lis en français une réclame pour l'extraction des cors aux pieds. Justement il a vu, car à bord nous sommes toujours nu-pieds, que Morin possède un superbe échantillon su- un orteil.


— Monsieur, dit-il, enlever tout de suite. — Vas-y, mon vieux, vas-y il y a assez longtemps qu'il me barbe, j'en ai usé des camelotes pour le faire partir, mais il est resté, enfin si ça t'amuse, tu peux

toujours essayer. Ce disant il pose le pied sur une caisse. L'opérateur prend dans sa boîte une pommade et en enduit le cor du copain qui attend. — Tu crois qu'il va se barrer tout seul? L'autre sourit, pose l'embouchure de son instrument sur le durillon, met l'autre extrémité dans sa bouche et aspire lentement. Ses joues se creusent, il se relève, montrant à Morin qui n'en revient pas son cor entier duquel pendent des racines. Sceptiques, nous nous baissons et notre regard va du praticien au trou béant sur l'orteil de Morin, qui devient soudain respectueux. Monsieur, ça m'en bouche un coin, si vous étiez à Paris vous seriez bientôt riche, car il y en a des petites femmes qui en ont des cors aux pieds et qui donneraient une fortune pour les voir partir sans douleurs. Combien vous dois-je, Monsieur. — Non, non, pour montrer seulement. Du reste les clients le demandent et il va plus loin faire sa prodigieuse opération. — Il a bien fait de ne rien me demander, dit Morin, je n'ai plus un rond. Et plus de tabac non plus. — Oui, les fonds sont en baisse et on n'a plus de perlot. — Si tu as un vieux pantalon ou une vareuse, c'est monnaie courante ici, tu auras plus facilement quelque chose avec ça qu'avec tes sous .français, m'informe un marin. Conseil excellent, nous nous précipiton3 au barda et sortons qui un pantalon usagé, qui une tunique dé-

-


fraichie et appelons les marchands. je secoue une culotte de toile bleue.

A

bout de bras

— Eh, moco, Toubac, Cigarettes. On me montre quatre paquets de tabac, adjugé, je lâche ^ le pantalon en recevant la marchandise. C'est donc toujours et partout le même système. Colombo est un port sale. La mer ballote dans la rade, des bouchons, des planches, des tonneaux, des animaux crevés, des restes de chaloupes, des chiffons en un mot, tout ce qui peut flotter se choque et s entrechoque au gré des houles et des remous. Aucune ordonnance dans la disposition des navires, placés dans n'importe quel sens, c'est un fouillis de matures et de haubans qu'on voit de loin et qui cache la ville. Des entours de celle-ci, je crois à une forêt, puisque tout n'est que frondaisons verdoyantes. Nous partons et ne ferons plus escale qu'en Australie. Nous traversons les calmes équatoriaux en laissant à gauche les îles de la Sonde. Il fait toujours très chaud, mais la brise créée par le déplacement du navire permet de trouver sur le pont un certain bien-être. L'Océan est tranquille, un léger tangage, c'est tout. Aussi le pont ne nous appartient-il plus. Nous sommes repoussés par l'invasion des passagères de troisième classe qui viennent se prélasser et faire la sieste au grand'air. Femmes et filles de fonctionnaires, élles installent des toilettes tapageuses en caquetant sans arrêt. Et patati, et patata, et mon mari par ci, et mon frère par là; et nous avons ceci, et nous avons cela. Leur prétention éclate elles se pâment à tout moment, c'est à qui éclipsera sa voisine. — Le poulailler est ouvert, dit Morin, écoute ça si elles gloussent, tout à l'heure, faudra aller voir si elles ont l'œuf.


— Oui, il n'y a seulement plus moyen de bouger, quand tu passes à côté d'elles, elles écartent leurs jupes d 'un petit air pincé, comme si à notre contact, elles allaient se salir. — Ah elles font leurs pimbèches parce que nous sommes griffetons, et puis elles crânent parce que la mer est bonne. On ne les voyait pas tant dans la Mé-

diterranée. Cette nuit, nous marchons de conserve pendant un certain temps, avec un paquebot anglais qui nous fait les signaux de reconnaissance optique. Il continue de causer avec ses feux, nous apprenons qu'à son bord, il y a bal, concert, soirée, enfin de tout ce que nous n'avons pas quoi. Heureux chançards ; quand les Messageries Maritimes seront-elles à la page du progrès. Sur les fauteuils transatlantiques, les femmes se balancent et recommencent de pérorer. Mais nous avons quitté l'Equateur, sans avoir fêté le passage de la ligne, et sommes dans l'hémisphère austral. Les Alizés du sud-est soufflent maintenant et des lames courtes et dures secouent le navire qui roule et tangue. Cela devient même sérieux, au point que ces dames pâlissent, ayant de moins en moins d'assurance. A la dérobée, quelques-unes quittent la place d'un pas hésitant. Le roulis s'accentue et aussi les défections féminines. — Tiens, la volaille a mal au cœur, à nous la plage alors. Il nous faut soutenir une de ces dames, qui défaite, allège son estomac sur sa belle toilette. Elle se laisse aider; elle hoquètte des « Merci Messieurs » qu'elle Saurait pas articulés il y a seulement une dizaine d'heures. Le steamer roule bord sur bord et nous nous amu-


à. bastingage d'un qui fauteuils des la de course sons l'autre vont et viennent avec un temps d'arrêt dans le milieu. matave! vise le dis donc Oh — Un marin chargé d'un grand plat de pois-chiches, prend son élan pour traverser un espace où il ne pourrait trouver de point d'appui. Vlaouf ! Il perd l'équilibre et s'étale au milieu de ses légumes. chaud, crie Morin petits pois, Pigeon servez au — qui n'a vraiment pas de cœur. Pour moi, je descends servir aux troisièmes classes.*C'est le moment, avec un tel roulis, il n'y j'aucuisine, la d'amateurs beaucoup pour pas aura rai donc du rabiot en masse. — Hé Marius, tends les violons, me dit le maître d'hôtel. Je raidis les cordes qui empêcheront la vaisselled'aller pirouetter sur le plancher. Je rapporte tout le vin que j'ai pu râffler et dec la nourriture en quantité, car selon mes prévisions, jen'eus que trois clients sur une trentaine. La côte'd'Australie apparaît un après-midi, et nous naviguons parallèlement au rivage. Passage à Perth puis au cap Frémentle, nous continuons jusqu'à Melbourne où est notre avant-dernière escale. Nous arborons le pavillon jaune, visite médicale et douanière. Les scellés sont posés sur la cambuse, dans les eaux autraliennes, il est formellement interdit de. consommer d'autres produits que ceux du pays. C'est de la tyrannie commerciale, mais nous devons obéir ou reprendre le large. Le navire doit faire du charbon, mais c'est samedi tantôt; et le samedi aprèsmidi, on ne travaille pas en Australie. C'est pourquoi le port ne présente que peu d'animation. Malgré l'offre alléchante de double salaire, malgré une dé-


marche auprès des autorités, les dokers refusent dé travailler avant lundi. Force nous est imposée d'attendre, en savourant les beautés de la semaine anglaise et l'intransigeance des dokers qui font nous perdre trente-six heures. C'est un des nombreux moyens d'assurer la prospérité de l'Australie. Accoudé au bastingage, je regarde le port. Il est grand et de nombreux bateaux y sont ancrés. Toutefois à cette époque les appontements et les quais sont encore en bois. Morin qui depuis instant un fixe les pilotis, me dit. — Je ne rêve pas, c'est bien des moules tes machins noirs qui sont collés après la pierre. — Oui dis-je, je crois. On va en chercher tout de suite, magnons-nous. Nous faisons une ample récolte de mollusques, sous l'œil étonné des Australiens présents. Produit australien, dit Morin en riant, consommez des produits australiens. En revenant à bord, nous assistons à un pénible incident. Des policemans malmènent un passager qui s'explique en anglais. C'est un métis, qui descendu à terre est ramené rudement, la loi australienne défendant aux « coloured-mans » de mettre le pied surun territoire britannique sans autorisation spéciale. Cela est absurde, inhumain, antisocial; ces puritains d Anglais n "en font jamais d'autre. Les policiers ne veulent pas s'en aller avant que leur prisonnier ne soit enfermé dans une chambre de sûreté du bord et telle est la puissance de ces gens-là qu'ils obtiennent gain de cause. Mais nous sommes indignés et protestons véhémentement, quand .nous lisons la pancarte accrochée aux barreaux de la cage où est détenu le métis. « Docteur médecin, diplômé de la faculté de Paris ».


Nom de Dieu, s'ils nous emmerdent à terre, on fout tout en l'air, dit Morin. C'est dans cet état d'esprit que nous explorons Melbourne. La plupart des maisons sont en bois, gentils chalets très bien faits, présentant tous la même architecture. Vastes vérandahs où se passe toute la vie des habitants, même dormir. Tout cela ne présente qu'une mince distraction et nous entrons au café. La salle est comble, nous trouvons tout de même une place. Peu après notre entrée, cinq marins anglais de la marine de guerre, se sont levés et sur une file, entonnent un chant scandé, en frappant les ancres de marine brodées sur leurs manches. De prime abord, nous ne fîmes guère attention, mais nous crûmes nous apercevoir que les Anglais nous

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fixaient. enflés-là, dit Morin. de foutent Ils ces nous se — provoquent. dis-je, ils Parfaitement nous — j'ai mon répond autre, faites Vous un pas, en — pétard, s'il y en a un qui bouge, je le bousille. chanter, non mais aller aussi Nous va y on — sans blagues, on va pas se laisser mettre en boîte. Sitôt leur chanson finie, les marins reprennent leurs places, assises. A notre tour nous marchons décidés jusqu'à l'endroit où ils se tenaient. Tournés vers eux, sans nous être concertés, nous braillons la Marseillaise. Oui, nous braillons, nous hurlons, car ce n'est pas un chant, ce n'est pas un hymne qui sort de notre bouche, c'est un vacarme injurieux sous des paroles patrotiques. Nous aussi nous montrons nos ancres brodées, nous aussi nous frappons notre bras provocants et furieux. Nous hurlons de plus belle au refrain. Aux armes, citoyens


Il se produit alors un effet inattendu. Lentement tous les consommateurs se lèvent et se découvrent, les marins eux-mêmes sont debout, béret à la main, rigides, au garde à vous. Tous écoutent recueillis,

l'hymne révolutionnaire. Notre diapason a notablement baissé de ton, nous sommes désorientés. L'oreille basse, nous rejoignons nos verres. Je te laisse à juger, lecteur, de notre imbécillité. Nous pouvions créer un conflit, parce que, idiots que nous sommes, pris d'une susceptibilité sans motif, puisqu'aucun de nous ne comprend l'Anglais, nous avions cru être insultés par des marins qui saluent la Marseillaise. — Faut-il que nous soyons cruches, dit Morin, flûte alors on leur aurait rentré dedans sans ça. Nous sommes assagis et visitons les quais. — Eh les Français! Montez donc à bord. Une charmante tête de femme encadrée dans un hublot nous sourit d'un paquebot allemand. Nous nous rendons à la gracieuse invitation. Nous constatons qu'on a prévenu de notre visite car un marin nous reçoit à la coupée. Correct et amical, il nous fait explorer le navire où tout brille, reluit, peintures immaculées, tout est d'une netteté sans reproche. Il faut dire qu'on ne rencontre pas de ces superfluités décoratives comme sur les paquebots français ; la ligne droite le plus possible, pas de moulures compliquées, pas de sculptures qui sont autant de nids à poussière; de plus ils ne chargent pas le charbon par le pont; mais par des compartiments qui s'ouvrent dans les flancs. Tout est confortable et disposé avec un grand souci d'hygiène et de commodité. — On pourrait en prendre de la graine, avec nos raffiaux qui datent du déluge, dit Morin qui est enthousiasmé.


Quelques autres matelots allemands se sont joints attaoù bar nous entraînent nous au Ils à nous. nous blons. Ils savent se conduire, c'est des chics types, reprend Morin, pour qui l'offre d'une consommation est un maximum de politesse. Un grand blond montre le cor de chasse d'or que j'ai sur la manche. Les mains l'une derrière l'autre devant sa bouche, il remue les doigts en imitant le piston. Pouh, pouh, pouh.... il me donne une tape en fusil. d'épauler signe fais un et dis Je riant. non Pan... , plié , a coude le Ya... et Ya, l'index. lève il Alors hauteur de l'épaule, imite le cor de chasse. Je répète premier musicien et non veut il mais geste, me mon tireur, ne le contrarions pas. Nous prenons congé,les matelots ne nous ménagent pas les poignées de mains. wiedersehen... Gùt nacht. Auf — revoir... Bonne nuit. revoir, Au au — Dommage qu'on se comprenne pas mieux, les et entendre, nous faits nous pour nous sommes

Fridolins De notre tournée sur le port, je dois conclure qu'avec nos longs-courriers, nous faisons figure de possèAllemands Anglais comme parents pauvres. dent des navires de plus gros tonnage, plus longs, plus larges, d'accastillage tellement haut, qu'on a l'impression qu'ils sont doubles des nôtres. L'aménagement ne souffre point de comparaison. Nos bateaux paraissent de vieilles chaumières à côté d'immeubles ultra-modernes. Nous n'obtenons la première place qu'en 'ce qui là à suppléent autres mais les cuisine, la concerne leur infériorité, en instituant à bord de- jeux, des fêtes, des concerts, des galas, des bals.


Sydney est une grande et belle ville. C'est une vraie capitale, rien n'y manque. Neuve, conçue avec les dernières nouveautés en matière d'urbanisme comme d 'architecture, elle rivalise avec les plus grandes villes du monde. Mais comme toute forte agglomération, elle a sa banlieue lépreuse, ses terrains vagues, ses faubourgs miteux, ses milieux interlopes, sa boue à côté de l'or. Et si on y trouve la richesse dans ses quartiers d'affaires, on y rencontre aussi la misère la plus noire. Bonjour le Marsouin! On s'en va à la Nouvelle? Je sursautai à cette demande faite en excellent français d'un monsieur bien mis qui souriait. — Bonjour monsieur, dis-je, oui je vais à Nouméa. — Nous sommes compatriotes, mon ami, et je suis heureux de vous serrer la main. Venez donc chez moi, vous avez le temps et nous n'en sommes pas loin; nous causerons plus à l'aise. Je suis marchand de fauves, d'animaux sauvages, vous verrez tout-àl'heure, j'en ai de très beaux. Sur le trottoir, nous marchons côte à côte, je constate que la circulation n'a lieu que dans un seul sens. Cela évite les embarras, et quand on veut s'arrêter pour tailler une bavette, '1 faut descendre sur la chaussée. Nous sommes très vite dans une petite propriété à l'australienne, jardin, vérandah, larges baies. Attenants, les magasins où s'ai;gnent les cages. — Quelles charmantes petites bêtes vous avez là, dis-je à mon hôte en admirant des sarigues. — En effet, dit-il, elles ne sont pas méchantes, s'apprivoisent facilement et si je les enferme, c'est que je ne tiens pas à les perdre; sans quoi, elles sont inoffensives. Je n'en dirai pas autant de ces maudits perroquets, qui me donnent des coups de leur bec acéré quand je veux les prendre.


Je regarde de grands kangouroos, des singes, même servir fait hôte une ornythorinque et me mon un collation en m'offrant de me reconduire. Une foule considérable peuple la rue. dis-je, on pourrait se croire monde, de Que — sur les grands boulevards, à Paris. c'est que nous guide, dit N'est-ce mon me pas, — sommes à l'heure de sortie des services publics comme des établissements privés. Voyez à droite, l'Hôtel des postes, plus loin, le bâtiment des ministères et puis encore cet autre est l'hôtel de ville. Remarquez comme cette foule est policée, voyez comme docilement les gens suivent les voies dans le sens qui leur est seul permis. Oh! ils n'ont pas notre caractère et s'accomodent fort bien de toutes sortes d'obligations que nous trouvons superflues nous autres. Vous savez que les premiers habitants de l'Australie furent des convicts et leurs gardiens. Ce sont eux les pionniers de cette nouvelle nation. Depuis la découverte de l'or et la soif qui s'en suivit, il vint d'autres gens, d'autres Anglais surtout qui recherchèrent les gisements et exploitèrent les claims. Ça a été la grande époque de Sydney qui fut construite, les tous mais prospecteurs, par les non pas par intermédiaires sollicitors, banquiers, marchands, constables et fonctionnaires de toutes espèces qui affluèrent pour vivre de cet or que d'autres s'épuisaient à trouver. C'était le coup de fortune et l origine de ce pays riche. Il en est résulté une telle force, que les habitants devinrent australiens tout en admettant de rester anglais pour la forme. Il fallut que le gouvernement de Sa Majesté traitât de pair à compaautonomie à droit cette eurent ils et gnon avec eux spéciale qui est celle de certains dominions britanniques. Le Français, ici est apprécié, mais trouve peu


à s'employer à cause de la proximité du bagne, on se méfie de lui en tant qu'ouvrier. Quant à ceux qui comme moi, ont une situation indépendante, quelques capitaux, ils sont très considérés. Des Kanaks, il n'en reste guère, ils ont été massacrés en partie et le reste parqué vers le désert de Gibson d'où la négrophobie anglaise leur interdit de sortir. L'existence est douce ici, le climat sain et les mœurs paisibles. Vous pouvez satisfaire tous les besoins de votre vie .à bon marché, il est même de la nourriture que vous obtenez gratuitement. Entrons là, dit-il en désignant un café. Le prix des consommations peut vous paraître exagéré, mais sachez que vous pouvez vous restaur-er sans qu'il vous en coûte un centime de plus. Voyez cette table couverte de victuailles, prenez ce qui vous plaît, si le cœur vous en dit, nous ne paierons pas

plus cher. — C'est une coutume appréciable, dis-je, que ne l'applique-ton en France. Je vous remercie infiniment, monsieur, de votre amabilité, et suis confus d'en avoir abusé. — Mon ami, c'est un réel bonheur pour moi que de rencontrer un compatriote en qui je puis avoir toute confiance. Vous comprenez quels mécomptes peuvent nous valoir les évadés de l'île Nou. Il me reste à vous souhaiter bonne chance et au plaisir de vous revoir peut-être. Sur quelques fermes shake-and, nous nous quittâmes et je rejoins le bord où Morin me reçoit comme un chien. — Ah te v'là! Monsieur consent à revenir, qu'estce que tu fous depuis ce matin? N'est que temps que tu arrives, on déménage, prends ton matériel et au trot, on passe sur le Pacifique. Beaucoup plus petit que le Yara, mais dans le


les entre navette la fait Pacifique le même genre, îles françaises de la Mélanésie et l'Australit..

Tiens des Babaos, dit Morin en désignant des nègres qui vont et viennent sur le pont. Ce sont là les premiers autochtones que nous jours, quarante-huit nous de périple Après un voyons. sommes enfin au port.


NOUVELLE-CALÉDONIE

Le « Pacifique » évite la ligne des récifs qui devant l'île Nou où se trouve le pénitentier, met sur la

mer une large frange d'écume, puis entre dans la passe entre Nou et la Grande-Terre. Nous accostons dans le port de Nouméa. Comme dans toutes les colonies, adjudant, clairons et en colonne sac au dos, nous allons vers la caserne. Cet établissement militaire, n'a rien de commun avec ceux de France. C'est un vaste quadrilatère ayant sur ses quatre faces des bâtiments sans étage, toutes chambres en rez-dechaussée surélevé avec préau. Dans ces dortoirs bien aérés, pas de paquetage; chacun sa valise sous la couchette ornée d'une moustiquaire, ce qui donne l'aspect ou d'un grand berceau d'enfant ou d'un lit d'hôpital. Le lendemain, je fus réveillé par un cri : Ka-gou.., Ka-gou.... étrange et prolongé. — Une drôle de façon de sonner le réveil, dit Morin. — Oui, qu'est qu'c'est qu'ça? — Ça, c'est le cagou, nous apprend un camarade, c'est une espèce de poulet sauvage, qui n'est pas méchant et se laisse domestiquer. Ya aussi le notou, un gros pigeon que tu dirais un dindon, mais lui ne


crie pas comme ça, c'est comme un chien qui gronde, pour un peu t'aurais la trouille. Nous touchons le rappel de traversée, c'est l'argent de prêt et d'indemnité de tout le voyage. Il était temps, nous n'avions plus un maravédis. — Ça c'est bienvenu, dit Morin, ça fait déjà longtemps que les toiles se touchent. Allez ouste, on part en exploration. Nous descendons l'avenue de la caserne plantée de flamboyants qui fleurent bon. L'avenue aboutit à la baie de la Moselle, anse fangeuse, immonde, ou pourrit une ancienne corvette. c'est le Ça Morin, parole, fouette ici, dit ma — dépotoir du patelin là-dedans. A gauche un bâtiment de pierre, la Direction d'artillerie sur la hauteur. A droite la ville, le port. Pour toutes maisons il n'y a que des baraques de bois ou de tôle; peu de maçonnerie. Nouméa se réduit à la place des cocotiers, ancienne colline nivelée par les bagnards, n'ayant pour tout monument qu'un kiosque à musique. Alentour de cette place, des masures. En face, vers le port, les magasins de deux maisons de commerce, Barrault et Balande. Sur le port, les hangars, les quais, les magasins, la station de transportation des forçats; de commerçants, peu; à cette époque, il y a surtout des cafés et des restaurants. De la place des Cocotiers, sauf dans la direction de la mer, de quelque côté que l'on se tourne, il faut grimper. C'est sur ces pentes boisées que sont construites les habitations des fonctionnaires, c'est là que sont le gouverneur et les services administratifs. C'est le coin de la haute société, tout à fait à l'écart, évitant de se mélanger avec le reste des habitants. La mairie est sur la place même, non loin de l'Intendance et de l'hôpital.


En peu de temps nous avons fait le tour du pro-

priétaire.

— Eh bien, mon vieux Baptiste, c'est rien tarte ici, dit Morin, j'ai dans l'idée qu'on va s'*' raser dans les grandes largeurs. — Quand on est dans notre cas, on ne s'amuse nulle part. Ou plutôt on trouve toujours les mêmes distractions; on aurait pu tomber plus mal, l'avenir seul nous le dira. — On n'attrapera toujours pas de rhume de cerveau, bon Dieu qu'il fait chaud. On est sous les tropiques, ça se sent. Baoum, un coup de canon nous fait sursauter. Modit v'ia Anglais Ça les qui attaquent est y — rin. Qu'est-ce que c'est que ce canon qui vient d'éternuer? demande-t-il à un passant. cinq heures, Il l'horloge forçats. C'est des sonne — heure de rentrée à la transportation. — Où qu'il est cet obusier? — Sur la colline de la baie de la Moselle, c'est un vieux tousseur de bronze; et quand les artilleurs sont un peu mûrs, ils enlèvent les chapeaux de paliers; chargent le tube jusqu'à la gueule. Alors, au moment du départ, il fait un saut de carpe sur la route. Ça les distrait. Franchement on s'ennuie ici, mais pour les militaires, c'est une sinécure. Nous faisons tout juste assez d'exercice et de maniement d'armes pour permettre l'instruction des recrues natives de la colonie qui ne font que huit mois de service. A part cela et les corvées nécessaires, le temps coule à faire la sieste; repos complet. Aussi les hommes cherchentils à utiliser leurs aptitudes au profit des habitants. Chacun a un emploi quelconque, aux mines de Nickel, à l'Intendance, à l'hôpital ou ailleurs. Il en est même


qui travaillant à leur compte sont coiffeurs ou repasseurs; ce sont ceux-là qui gagnent le plus d'argentNous montons tout de même la garde dans les. principaux centres militaires. La première faction que-je pris fut au poste de la Coulée. C'est de la Coulée douce que l'on devrait dire. Nous sommes là une dizaine commandés par un sergent. Tous nous prenons une grande licence dans la tenue. Nous nous promenons en manches de chemise, débraillés, quant aux fusils ils restent au. râtelier. Notre sergent, un Corse un peu simple, se permettait même, oh sans le vouloir, de nous divertir. Il s'essayait à déchiffrer et surtout comprendre le cahier de rapport où un précédent chef de postefarceur avait écrit des réflexions de son crû. « Balai atteint de calvitie, aurait besoin de lotion Saint-Louis ». « Il y aurait intérêt à attacher les paillasses, qui par la volonté des hémiptères qui les habitent, ont tendance à s'en aller » et autres périphrases plus ou moins incorrectes mais cocasses, quele sergent épèle sourcils froncés. Sonnerie de téléphone, le commandant réclame l'ombrelle que sa femme a pu oublier ici dimanche. Le sergent sous le coup de l'émotion, attrape l'instrument et le montrant devant l'appareil : cellecommandant, bien Allo. allo, est-ce mon — ci. Textuellement véridique, nous en avons fait des gorges chaudes. Ceci fait partie du lot de nos distractions, dont la principale est le passage mensuel du steamer qui fait la tournée des Iles. Les Néo-Calédoniens, non pas les indigènes, mais tous ceux qui sont venus ici de gré ou de force et qui y ont fait souche, fonctionnaires mis à part, seraient gens très paisibles s'ils ne s'adonnaient à la politique


corps et âme. Sur ce terrain, ils sont partagés en trois groupes seulement, mais dont les militants sont aussi passionnés les uns que les autres. Les autonomistes, en minorité, qui ne comptent guère, ne sont pas les moins acharnés. Toutefois, ils se rendent à l'évidence, que livrés à eux-mêmes, ils ne peuvent rien; il leur faut rester dans le giron d'une grande nation. C'est ce que comprend la majorité qui se divise en partisans de l'influence anglaise et adeptes de l'influence française. Le voisinage de l'Australie, qui s'est développée très vite, qui a pris figure d'état organisé, de pays européanisé, a prouvé aux premiers la puissance constructive anglaise, l'esprit entreprenant, le goût du progrès et du confort, de l'utile et de l'agréable des Anglais. Ils les ont admirés d'abord, puis ont désiré leur suzeraineté et sont tout prêts à l'accepter, voire même à la provoquer. Car dans leur île, il n'y a rien, ni routes, ni canaux, ni ponts, ni chemins de fer, ni même de villes. Nouméa et le tacot à voie étroite de vingt-cinq kilomètres comptent pour zéro à leurs yeux. Les seconds ont des raisons identiques, mais ne renient pas la France, lui restent fidèles, conservant l'espoir qu'on ne les oublie pas. Ceux-là ont la haine du fonctionnaire, leur bête noire, qui les méprise cordialement et affecte de ne pas les connaître. Aussi lui reprochent-ils à ce fontionnaire son impéritie, son inactivité, son imprévoyance. Ils ne comprennent pas pourquoi, lorsqu'il y avait cinq ou six. mille bagnards disponibles, lors des premières années de la colonie, on n'a pas employé cette main-d'œuvre bon marché à créer, à produire, plutôt qu'à transporter des matériaux de droite et de gauche sans aucune utilité. Ils voudraient bien aussi, que la vénalité des


.

fonctionnaires ne leur soit pas une gêne à eux; que la société anglaise le Nickel, n'ait pas cette prépondérance qui la fait la première propriétaire de l'île par ses hauts-fourneaux, ses usines, ses mines, ses terrains, au détriment de tous les colons; qu'elle n'ait pas cette priorité dans les concessions; qu'elle n'use pas de sa puissance d'argent sur l'administration et partant sur les habitants; quelle n'impose pas sa volonté aux gouvernants. Ils souhaiteraient n'être plus sous la domination de la maison Balande pour tout ce qu'ils ont besoin, car pas un colon, pas un, habitant qui ne lui soit débiteur, qui ne lui paie au prix fort la plus petite denrée. Tous sont astreints d'en passer par elle qui détient tous les éléments de colonisation, produits et numéraire, plus un ascendant une pression sur les autorités. Commerçant et usurier, Balande est le seul à s'enrichir; rares sont ceux qui échappent à ses griffes et encore faut-il qu'ils aient les reins bien solides. Les Anglais, administrateurs du Nickel, maîtres de l'industrie; Balande, maître du commerce, sont les magnats des îles et ces Néo-Calédoniens restés Français, ne peuvent souffrir cela quand eux demeurent négligés. Ils font porter tout le poids de leur ressentiment aux fonctionnaires, qui jouent avec eux aux roitelets administratifs, tout en étant les courtisans de Balande et consort. Ces fonctionnaires, on ne les voit jamais. Ils restent confinés dans leur quartier, ne frayent pas avec la population, n'ont que des relations entre eux. Ils se tiennent à distance, se considérant d'une essence supérieure, d'une situation sociale tellement élevée, qu'ils n'entretiennent même pas de rapports avec les soldats. Le menu fretin, les plus petits écrivassiers, regardent de très haut le sous-officier duquel ils ne


sont pourtant que les égaux et il est impossible à celui-ci de fréquenter les familles françaises autres que celles établies dans l'île à titre privé. Tous ces fonctionnaires plébéiens, roturiers, forment ici une aristocratie prétentieuse, dont le pédantisme n'a d'égal que leur sottise, ce qui n'est pas peu dire. Je ne nierai pas que leurs mœurs ne soient libertines, que le luxe dont ils font étalage, n'a pas comme corollaire la luxure, mais je ne veux pas calomnier en m'instituant pornographe, ou en colligeant les ondits des Calédoniens. Ces fonctionnaires, ont des domestiques indigènes des deux sexes, et il est avéré qu'ils favorisent les concubinages entre les négresses leurs servantes, et les soldats. Ils encouragent ces faux-ménages qui folâtrent et s'accouplent chez eux. C'est sans doute pour servir de leçons à leurs filles, pour leur faire la morale sur ces militaires qui n'hésitent pas à se commettre avec des canaques; pour éviter la promiscuité de leurs proches avec ces hommes qui se ravalent au niveau des sauvages. En ce sens, ils rendent service au soldat. La popinée étant fille sérieuse et serviable, elle prend en considération les intérêts de son amant de passage, s'occupant de tout ce qui lui appartient et remettant toujours à celui-ci, lors de son départ, l'épargne, qu'en ménagère économe elle a faite sur sa solde. Le fonctionnaire aussi politicaille à jet continu; mais pour son bien et non pour celui de la colonie. Le clan dominant, c'est la franc-maçonnerie. Les frères trois points sont en nombre imposant, est-ce bien, est-ce mal, je n'en sais rien. Seulement il arrive inévitablement que les gouverneurs ne peuvent plaire à tout le monde et que le jeu des opinions les met toujours sur la balance. Leurs séjours sont de courte durée, on en change presque comme de chemise,


ce qui n'arrange pas les choses et est désastreux pour les finances de la colonie. Ce qui est bizarre, c'est que la plupart des jeunes Calédoniens aspirent aux fonctions administratives. Très peu apprennent un métier, ils préfèrent une douce fainéantise et la misère dorée. Car ils restent longtemps de vagues surnuméraires, tirés * quatre épingles certes, mais dont les traitements sont dérisoires. Est-ce par mollesse, par jalousie ou par calcul qu'ils sont ainsi? Veulent-ils arriver à supplanter les titulaires venant de France? J'ai dit qu'on ne voyait pas les fonctionnaires; ils passent leur temps en réceptions continuelles entre eux. Jour de madame Unetelle, gala chez le Gouverneur, thés, garden party, invitations intérieures de leur cercle. Toutefois les jours de fête nationale, d'anniversaire de la colonie, de courses hippiques, le pavé de Nouméa fleurit soudain de toutes ces belles dames d'habitude cloîtrées. Les courses à la Dambéa, où est l'hippodrome, sont la grande réunion mondaine, mais elles n'ont lieu qu'une fois l'an. Pas un fonctionnaire n'omet d'aller s'exhiber avec sa famille et le plus ignare des gratte-papiers fait figure de crésus. C'est le Grand-Prix de la NouvelleCalédonie; rien n'y manque, toilettes, ragots, potins, dandys qui se donnent des allures de turfistes avertis, enfin étalage de snobisme assez mal placé car cela n'épate personne. Les stockmans qui s'affrontent sur la piste, ne sont pas là pour la galerie, mais pour le sport; les nègres s'occupent trop de leur élégance, pour admirer celle des autres; les Néo-Calédoniens méprisent trop les fonctionnaires pour seulement les regarder; et les soldats ne s'intéressent de rien, sinon de s'amuser entre eux aux dépens des autres.


Je vis pour la première fois tout le dessus du panier de Nouméa, à une kermesse de bienfaisance au profit des inondés de France. Pas un fonctionnaire qui n'ait tenu d'assister à cette fête, le gouverneur en ayant la haute présidence. En l'occurrence, nous autres soldats qui à l'accoutumée, n'étions qu'à peine bons à jeter en pâture aux requins, nous fîmes les frais de la représentation. C'est à notre initiative qu'on s'adressa pour monter de toutes pièces les baraques foraines et les spectacles. Nous étions Morin et moi à baguenauder sans emploi, quand nous vîmes arriver une procession de messieurs bien mis et de dames empanachées que nous n'avions jamais remarqués. — En voilà du linge, me dit Morin, c'est les artistes? — Penses-tu, c'est l'administration qui se déplace, ça ne fait rien, je me demande d'où ils sortent; quelle bande de femmes, je n'aurais jamais cru qu'il y en eut tant à Nouméa. Moi non plus, et surtout de celles-là. Regardemoi ces robes de bal masqué, ce n'est pas de la petite bière ce monde-là; enfoncées les petites femmes de la place des Cocotiers. Dis donc, tu ne sens rien? — — Si, ça empoisonne le chypre, c'est pas des femmes, c'est des échantillons de parfumerie. L air est empesté de tous les parfums fabriqués. qu'il soit possible de trouver. Point discrets ces parfums, mais employés en doses massives, l'opopanax, le musc et autres. Pas discrètes non plus les toilettes ; des couleurs criardes, voyantes, qui font mal aux yeux, des falbalas et des fanfreluches dans tous les sens et en quantités industrielles; les chapeaux, des pots de fleurs, que dis-je, des parterres de jardins..


Ainsi affublées et fardées, on croirait voir défiler un bataillon

d'hétaïres.

— Vive le mardi-grajs, vive la mi-carême, crie Morin qui perd toute retenue; on va se marrer, en quoi qu on se déguise pour bouffer des crêpes. Nous devons nous éloigner, car des regards acerbes se tournent vers nous. — Elles n'avaient pas l'air contentes, les femelles, on n'a pas idée de se fringuer comme ça tout de même. Ah mince, une baraque de sauvage! c'est plutôt violent de montrer ça aux nègres. En effet sur l'estrade, deux camarades s'escriment, . l'un noir de la tête aux pieds, enchaîné; l'autre un sabre à la main fait du boniment. Devant lui les nègres en cercle, mais vêtus à l'européenne ont un sourire réjoui qui leur fend la figure jusqu'aux oreilles. Venez voir, venez voir, le célèbre anthropoïde des forêts tropicales du centre afrique, qui mange du verre pilé. -Et il donne à l'homme entravé qui rugit, des cristaux scintillants qui sont aussitôt broyés et avalés. Faut qu'on tire ça au clair, dit Morin, amènetoi. Nous allons derrière la tente et sommes édifiés, car nous entendons le camarade simili-sauvage dire à son protagoniste : Ton sucre cristallisé, ça me donne soif une terrible, t'as pas quelque chose à boire? — Veux-tu un pernod, je n'ai que ça. — Donne, je n'en peux plus. Le soir, nous rencontrons nos deux hommes, l'un le sabre sous le bras, traînant l'autre par sa chaîne toujours rivée au cou. Ivres tous deux comme des grives, ils rentrent à la caserna passé dix heures, ^


dans cet équipage pour récolter chacun huit jours de prison. Pour en revenir aux fonctionnaires, avec leur esprit de luxe par compromission, leur snobisme les aveugle. Il est certain qu'avec leur vie dispendieuse, l'échelon social où ils veulent se maintenir, ils ne peuvent assez améliorer leur situation financière, et quand ils rentrent en France, s'ils ne sont pas endettés, du moins leur portefeuille doit-il être plat. I


BAGNARDS

Sur les quais, la guillotine est dressée. Seule au milieu d'une esplanade, elle élève ses grands bras et sa silhouette sinistre donne la chair de poule. Les bois de justice ont été montés hier, et ce matin, à six heures, un arabe du bagne, condamné à mort pour meurtre, sera exécuté. De l'île Nou, une chaloupe se détache, suivie d'une autre, c'est le condamné qu'on amène. Du moment où il quitte le pénitentier, jusqu'à ce qu'il touche le port, assis dans la barque, face à la guillotine, il aura constamment les yeux braqués sur l'instrument de supplice que rien ne peut lui dérober aux regards. Cette torture morale doit être épouvantable, car la chaloupe avance lentement et il semble qu'on fasse durer cette marche à l'échafaud. Moi j'en tremblerais, mais pour ces âmes trempées dans toute la boue du bagne, c'est la fin normale qui ne les émeut pas. Le bourreau est un forçat, une brute au faciès cruel; pour une ration supplémentaire de nourriture meilleure, il exerce ses fonctions avec une indifférence qui le conduit à se débarrasser de sa besogne plutôt qu'à l'accomplir. Sitôt sur l'estrade, l'Arabe est attaché sur la planche et basculé tellement vite, que la tête n'est pas entièrement engagée


dans le trou. Sans se soucier de cela, l'exécuteur appuie sur le bouton de manœuvre et la lourde lame descendant fait au supplicié une opération du trécrâniehne boître de la dessus Le ordinaire. pan peu soit cérébrale matière la toutefois sauté que sans a atteinte, une calotte chevelue est tombée dans le panier. Un cri d'horreur a jailli de la foule des spectateurs. Sans s'émotionner, le bourreau relève le couteau, puis l'homme sur la bascule. Le médecin s'est précipité, car l'exécution manquée annulerait la peine, mais il hoche la tête devant ce trou béant où la pulpe cervicale vit encore. Le condamné dans le coma, est rejeté sur la bascule et cette fois, la tête entièrement dans l'orifice, est tranchée au grand soulagement des assistants. Le bagne mot tragique qui évoque des choses monstrueuses est bien calme maintenant à l 'île Nou. Là est le pénitentier mais on peut voir tous les et librement forçats les pr-omener à terre, se jours desneuf cents Huit occupations. à à leurs vaquer cendent chaque matin à la transportation pour travailler en ville, manœuvres, ouvriers d'art ou intellectuels, dans toutes les maisons qui leur demandent d'utiliser leurs connaissances ou seulement leur bonne volonté. La discipline n'est pas sévère, ils ne sont plus maltraités. Mais quand ils commettent un délit ou un crime, le tribunal du bagne les juge sommairement et vite en les condamnant à la peine capitale ou tout au moins à des années supplémentaires de détention. Seule l'alimentation est franchement mauvaise, déliquescente et peu nutritive. Elle laisse aux bagnards des teints jaunes de gastralgiques et des corps décharnés. A l'époque déjà Cayenne avait rouvert ses portes; très peu de déportations à Nouméa aussi les détenus étaient-ils assez âgés et


tranquilles. 9Du reste, ils ne peuvent s'évader : non pas que quitter le bagne soit impossible, mais où aller? l'Australie est trop loin, il faut trop de circonstances fortuites pour y atteindre et toutes les îles d'alentour sont trop désertés et trop inhospitalières. Quelques-uns font des fugues, on ne les recherche pas, on sait qu'ils se sont enfoncés à l'intérieur de la Grande-Terre, pour travailler aux mines de Nickel, et ce n'est qu'un éclat ou une rixe qui les fait réintégrer le pénitentier où on les condamne à nouveau en resserrant la surveillance. Lorsque je fus affecté à l'Intendance, je dus remplacer un forçat qui remplissait l'emploi de chef de bureau, et devait être libéré. Je restai un mois avec lui, il me mit au courant du, travail. Cet homme avait été un relégué, c'est-à-dire un condamné pour vol ou escroquerie. Je ne lui demandai jamais quelle avait été sa faute; car inévitablement il m'aurait répondu que, sergent-major, il avait mangé la caisse de la compagnie. C'est à ce seul aveu de délit que se résolvent tous les gredins de la cambriole et ils y mettent un point d'honneur. Cet ancien bagnard chef de service, me fut tout de suite sympathique. Très intelligent, l'esprit avide de nouveauté, l'imagination fertile, Jupille, c'était son nom, m'interrogeait sur toutes choses et en particulier sur l'aviation qui prenait son essor. Nous discutâmes sur des cartes postales, il acheta des magazines, des opuscules, des notices traitant la matière; nous fîmes des croquis, des schémas, ils se documanta à t point qu'un jour il me dit : — Monsieur Baptiste, je vais construire un appareil. Il s'était créé un foyer où il vivait très calmement. Il me dit adieu et je ne le vis plus. Mais je fus


stupéfait de le retrouver quelques mois après dans une boutique de Nouméa, louée par lui où il exposait un aéroplane réduit de deux mètres d'envergure parfaitement exécuté. Il eut un. succès fou, l'entrée de son magasin étant payante, il réalisa donc un joli bénéfice. je Baptiste, Monsieur Avec argent, cet cons— truirai un avion grandeur, capable de voler, ma formule ne m'a pas trompé, celui-ci déjà s'est enlevé de terre. Je souhaitai bonne chance à cet homme qui par son labeur incessant tentait de se relever en se rendant utile. Sous mes ordres, j'avais Laurent, autre relégué, mais toujours au bagne celui-là. Il était secrétaire, instruit et excellent dessinateur, il enluminait des cahiers de chansons qu'il revendait ensuite. Lui était resté coquin, non pas de la pire espèce, mais de ces chevaliers d'industrie malins et jovials pour qui leurs méfaits sont toujours de bonnes plaisanteries. Dans son bureau était une bibliothèque contenant tous les codes de législation, civil, pénal, maritime, de commerce, etc... Il les avait potassés à fond et me disait goguenard et navré à la fois en montrant les

recueils

:

qu'il Baptiste, j'avais si Ah monsieur connu ce — y a là-dedans, j'en aurais fait dix fois plus et je

ne serais jamais venu ici. Rigolage était un vieux bien propre, un peu innocent, très poli, mais hypocrite à l'excès. A lui, on ne pouvait se fier. C'était un cleptomane comme beaucoup de ses confrères. Tout ce qui traînait était à lui, tout tiroir ouvert était visité. Interrogé, il niait avec candeur, pris sur le fait, il avait tou-


jours une bonne excuse à donner. C'était pour lui péché véniel que s'approprier le bien d'autrui. Tout autre était le père Gilbert actuellement chef des magasins de l'Intendance. Il a gardé le coffrefort, pendant douze années, sans qu'on ait un reproche à lui adresser et maintenant il a sous sa responsabilité, toutes les marchandises entreposées, tant vivres que matériel. Menuisier de son état, il fait en plus toutes sortes d'ouvrages artistiques qui lui valent considération et estime. Il ne retourne plus au pénitentier, son h-ome est à l'Intendance, il veille mieux que ne le ferait un chien sur tout ce qui lui est confié. Condamné à mort, sa peine a été commuée en travaux forcés à perpétuité; il pourrait avoir, de par sa conduite exemplaire, une réduction de peine, s'il la demandait, mais il ne le veut pas. Jamais il n'a essayé de s'évader ni de se révolter, sa résignation est faite de sagesse. Baptiste, voudriez-vous que Monsieur Pourquoi, — je demande ma libération, me disait-il quand j'essayais de le sermonner; que ferais-je seul, où irais-je, quel serait mon sort? Non voyez-vous, je resterai au bagne, j'y ai tout ce qu'il me faut, on ne m'ennuie pas à mon âge je ne réclame plus rien autre que mourir tranquille Me réhabiliter dites-vous, ceux qui ne me connaissent pas ne le voudront pas, et je ne puis affronter leurs sarcasmes ni leur mépris, car pour eux, je ne serai toujours qu'un forçat. Ici. je suis connu et peut-être apprécié, pour vous je ne suis pas un bandit, et cela me suffit. Il était moralement retiré du bagne, dont sa répulsion était grande. Lui seul m'a raconté sa pauvre histoire, sans forfanterie, mais avec des regrets sincères pour sa victime. — Monsieur Baptiste, j'ai commis une grave faute


dans ma vie, mais je l'ai payée durement. J'avais 23 ans, c'était en 1871, pendant la Commune. Sans travail, sans argent, je n'avais pas mangé depuis deux jours. Il faisait froid, il faisait sombre; je cherchais où passer la nuit, car je n'avais pas non plus de logis. Je grelottais et ma crampe d'estomac me serrait les entrailles. Devant moi, je vis un homme, instinctivement, je le suivis, un vertige me saisit, je ne réfléchis pas, et sauvagement je lui plantai mon couteau entre les deux épaules. Quand je le vis tomber, la raison me revint, trop tard, j'entendais le pas cadencé d'une patrouille, je ne me sauvai pas, on me prit. Voyez-vous, on n'aurait pas dû me condamner si jeune, il y avait les circonstances atténuantes de la faim, de l'irréflexion, mais on n'en tint pas compte. Quarante années que je suis ici à expier, Monsieur, ça a été dur, et je me suis souvent demandé si la mort n'aurait pas été meilleure. Nous avions comme cuisinier Laruine, plus vieux que Gilbert, mais combien différent. Criminel de tempérament, il avait tué sciemment, sans qu'il me l'ait dit, car avare de paroles, il n'avait de loquacité que lorsqu'il avait bu; et encore était-elle grossière. Il ne rapinait qu'en cette occasion seulement. Toute liqueur à sa portée était aussitôt ingérée. Quand ic m'en apercevais, je lui disais : n'en jamais pareil, tu toujours Laruine, Eh bien, — sortiras. Monsieur Bapchier fais merde, Merde, tu me — tiste, deux fois condamné à mort, cent vingt ans de rabiot à faire, comment veux-tu que j'en sorte? Au demeurant très bon cuisinier sachant satisfaire notre gourmandise. Il avait comme garçon de service Marie-Louise. Scélérat celui-là, infâme gredin réunissant à lui seul


tous les défauts, tous les vices. Fier d'être bagnard, il devait avoir la conscience noire de tous les crimes. Je l'ai tout de même sauvé de la mort, un jour que, ayant voulu me voler, il fut pris par Laruine et un autre. Ceux-ci lui avaient plongé la tête dans un baquet plein d'eau et le noyaient, quand j'arrivai pour mettre fin au supplice. Il en voulut toujours à Laruine, et essaya de lui nuire par des délations auprès des surveillants, mais ce fut lui qui fut réenfermé. A côté des forçats en exercice, si je puis parler ainsi, il y a les libérés, qui, interdits de séjour ailleurs, ne peuvent résider que dans la colonie. On les reconnaît, quoique vêtus comme tout le monde à une certaine façon de tirer la jambe; ce tic est ce qui leur reste de l'habitude de traîner le boulet. Ils ne font généralement plus parler d'eux, mais il en est malgré tout qui n'ont pas perdu leur ancienne personnalité et reprennent la suite de leurs exploits, quoique cette fois mieux parés. Ils ne donnent plus prise à la justice du bagne, car ils savent se cou-

vrir. L'un d'eux qui avant sa condamnation avait mené la grande vie, possédait encore en France une certaine fortune. Sitôt élargi, il entre en possession de

son bien, achète la Daumont du gouverneur et recommence son existence à grandes guides jusqu'à épuisement complet du capital. Durant sa magnificence il fit venir de France, un bateau complet de vin. Au port, il refuse la cargaison sous un prétexte quelconque. Sur l'ordre du fournisseur, le vin est vendu sur place, à l'encan. Alors notre homme achète par l'intermédiaire d'un tiers la totalité du fret avec 50 % de rabais. Lorsqu'il fut dans la purée, il réussit à se procurer un emploi de comptable. Il arrangea


tellement bien sa comptabilité, et sa caisse, qu'on ne put faire la preuve des malversations qu'il avait opérées. On était sûr de ses détournements, mais il sut si bien s'y prendre, que sa culpabilité ne pouvant être prouvée, il ne fut pas déféré devant le tribunal. Ce rastaquouère, avait même dans sa dèche la plus complète, une intelligence constamment en éveil. Ses manières étaient celles d'un homme du monde, qui conservait un vocabulaire de choix, un maintien supérieur, malgré les chaussures éculées et les vêtements en lambeaux. Mon attention fut attirée pendant un certain temps par un bagnard très élégant. Il portait le même costume que les autres, mais combien plus soigné, plus propre; pli au pantalon, chaussures fines, chapeau de paille de riz et non de jonc. Toujours rasé de frais, la démarche souple, le port de tête majestueux, on sentait en lui, un homme racé. Circulant librement, seul, sans jamais de compagnon, il m'intriguait. J'avais pris pension chez Madame Evain, tenancière d'une épicerie-buvette sise près de la baie de la Moselle. Le premier matin je fus interloqué par la vue de ce forçat déjeûnant chez mon hôtesse. A mon entrée, il se leva et très poliment me salua. Je m'assieds à une table et observe ses gestes. D'une parfaite distinction, ses mains fines et blanches avaient les mouvements recherchés d'un homme bien né. Quand il eut terminé, il se leva, me resalua et partit. — Monsieur, me dit LIadame Evain, cela vous gêne-t-il de déjeuner en compagnie d'un bagnard? — Mais pas le moins du monde, Madame, je n'ai pas de ces préjugés idiots et peu m'importe que telle ou telle personne prenne ses repas dans la même salle que moi.


Monsieur, du reste Monsieur remercie, Je vous — Robert est un homme bien élevé et ne saurait vous être désagréable. Pendant quelques jours, il me salua, je lui rendis son salut. Puis nous échangeâmes quelques paroles sur la pluie et le beau temps. Enfin, un matin, tant par curiosité que parce qu'il me pesait de déjeuner seul, j'allai vers lui et lui demandai : à votre place je Permettez-vous prenne que — table? jamais je ne honoré, suis je Monsieur, trop Oh, — vous aurais demandé cette grâce. Je fus étonné de la joie non dissimulée qui perçait dans ses paroles. Nous causâmes et devînmes bons amis. mise si avoir cette donc faites-vous Que pour — soignée et cette si entière liberté? fonctiondécorateur. les Tous peintre Je suis et — naires ont recours à mes talents très modestes, pour préparer leurs réceptions, leurs fêtes. J'orne les salons, je dispose les tentures, les meubles, les tapis, les éclairages, les plantes, les fleurs, je fais des panneaux décoratifs. Et je ne chôme pas, croyez-moi. — Mais pourquoi êtes-vous ici? raide On croirez-vous? tant Monsieur, a me — sons d'être sceptique sur les assertions d'hommes tels que moi. de l'injure de douter faire à Je n'ai vous pas — vous; je n'ai pas d'opinions préconçues et mon estime vous est acquise déjà. — Eh bien, Monsieur, voici. J'étais militaire et je rencontrai lors d'une permission un jeune homme qui m'invita à passer la journée avec lui. Il me donna des louis d'or pour payer. Les louis étaient faux. Je ne le savais pas d'abord, mais je m'en rendis


compte ensuite. Je ne sais pourquoi, je continuai d'écouler cette fausse monnaie. Cet homme fut arrêté et moi-même inculpé et condamné. J'étais de bonne famille, le chagrin de mes parents me fut atroce. Je m'entendant qu'en faute de l'étendue ma ne connus condamner à quinze années de travaux. Un après-midi, je le vois en veston, ayant quitté hésimoi et s'avance Il infamante. vers défroque sa tant me demande : la main? voulez-vous Monsieur, serrer me — Mais volontiers, mon cher ami, je suis content terminé. soit calvaire votre que vous pour dire tout reconnaissant, suis Je vous en vous — le bien que vous me faites, je ne le puis. J'ai eu libre, suis Je cinq peine de de réduction ans. une mais je doute des autres sinon de moi-même et j'ai méprivoir joie de grande me bien vous ne que une sez pas. dis-je avec effusion, nous lui contraire, Bien au — allons fêter cet heureux événement. Madame Evain arrosé. délicatement balthazar préparer un va nous Après notre festin, l'excellente femme qu'est Madame Evain, veuve d'un capitaine au petit cabotage, vint prendre place à notre table et nous parla de l'ancien bagne. de ce que c'était il y doutez Vous pas vous ne — ici de J'ai vingt-cinq seulement yeux mes vu ans. a même dans ce petit établissement, des garde-chiourmes, jouer aux cartes la vie d'un des bagnards qui faisaient la corvée. Ceux-ci arrêtés sous le soleil, à cinq ou six autour de la voiture à bras surchargée de pierres, attendaient le bon vouloir de ces messieurs les surveillants militaires. Sitôt sortis, le gagnant de ces derniers tirait son revolver et froidement abattait l'homme dont la vie s'était jouée sur un

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coup de cartes. C'était au moment où on nivelait la colline derrière Balande. Dans ce chantier, il y avait journellement trois ou quatre morts. Qui avait le malheur de se relever pour reprendre haleine,. qui s'arrêtait un instant en détendant son corps, retombait raide descendu par la balle d'un gardien. C'était un martyrologe quotidien, les condamnés étaient comme des bêtes traquées perpétuellement, dans une terreur constante. Beaucoup se sont mutilés, se sont crevés les yeux, pour échapper à la mort. C'est alors qu'on créa le camp Brun, du nom du chef du pénitencier. Vaste enceinte circulaire sans ombre aucune, close d'une haute palissade, elle ne contenait qu'un baraquement de bois. On y enferma les aveugles qui, un sac de terre attaché sur le dos, toute la journée tournaient une ronde infernale en tâtonnant la clôture pour se guider. C'était épouvantable, on les entendait gémir et se plaindre tout le long du jour comme des animaux blessés. Les garde-chiourmes étaient des tortionnaires plus cruels que ceux de Torquemada, car leurs victimes n'avaient aucun moyen de défense. Je me rappelle que vingt-six détenus s'étaient évadés, ils avaient réussi à s'emparer d'une barque. On en retrouva sept en mer épuisés. Ils furent fusillés sur place, sans jugement. Rien ne peut décrire la férocité des surveillants militaires. Ce fut une hécatombe de condamnés parmi lesquels nombre d'innocents qu'une erreur d'un instant avait amenés là. Plus de ceux-là que d'autres, car les véritables bandits étaient trop fourbes pour se laisser prendre en défaut. Trop craints aussi, car leur solidarité qui ne s'étendait pas aux autres, avait formé des associations cachées qui savaient frapper à leur heure par représaille. — C'est dégoûtant de tels procédés de coercition


de la part des gardiens. Il fallait qu'ils fussent euxmêmes de bien basses gens pour agir ainsi, dis-je. Madame Evain ne répondit pas, elle songeait, plongée dans le souvenir des horreurs dont elle avait été témoin. Je respectai ce silence qu'elle rompit elle-même. — Que pensez-vous de moi, Monsieur Baptiste, de la façon dont j'ai élevé mes enfants? — Elle est toute à votre honneur, Madame, seule depuis longtemps, vous leur avez donné une éducation de premier ordre, et vous avez sacrifié grandement à leur instruction. Je ne puis que vous féliciter et vous admirer. — Eh bien, Monsieur, je vous dois une confidence. Mon mari, était un bagnard, condamné à 20 ans comme incendiaire. Je suis venue le retrouver et il m'a donné quatre fils et une fille. Je n'ai jamais voulu le réprouver, c'était un caractère, il a résisté à tout. Quand il fut grâcié, il étudia pour devenir capitaine au cabotage, poste auquel il est mort réhabilité aux yeux de tous j'espère. Au moins ses enfants peuvent en être fiers, porter la tête haute, et je les ai élevés à ne pas rougir de la tache que le monde pourrait voir à leur nom. — Madame, je ne retire pas ce que j'ai dit, vous avez ma sympathie entière et ce que j'apprends ne peut détruire l'excellente opinion que j'ai de vous et de vos enfants. — Mon grand chagrin vient de ce que mon petit cadet est à l'Ile-aux-Chèvres. Il est devenu lépreux depuis un an déjà et savoir que je ne le reverrai jamais me fend le cœur. — Vous connaissiez Raoul le bagnard, cet acrobate virtuose qui pieds et poings liés jouait du piano avec son nez, chez Henry le cafetier. Vous saviez


qu'il était libéré et qu'il faisait des récitals de mubien, Eh nasal. appendice classique sique avec son à la visite, le médecin s'est aperçu qu'il avait une petite marque noire au mollet, indice de la lèpre, il l'a expédié voici quatre jours à la maladrerie. Oh, il y en a beaucoup de ces malheureux. Chaque année au conseil de révision des jeunes gens de la colonie, un, deux, quelquefois trois sont reconhospitalisés chez les fléau et frappés ce par nus Dieu, mieux existence Quelle mon l'île. de sœurs vaudrait à mon sens être sain et forçat. Songez qu ils vie, misérable leur de le reste là enfermés pour sont bateau d'évasion, aucun n'ont ils moyen aucun car la pétrodans n'aborde parages que ni croise ces ne lette du médecin visiteur. Quel doit être le réveil de ceux qu'on emmène à la lèproserie, à qui on ne dit rien et qui se trouvent tout-à-coup là où ils ont toujours eu peur d'aller. On dit qu'ils se marient entre eux, mais j'en doute, les sœurs seules le savent, mais elles non plus ne reviennent plus. s'en guérir, car on peut qu'on pire est Le ne — Sa maladie. de cette bacille le combattre peut ne longue incubation qui provoque une révélation tardive est le principal motif de l'inefficacité de la médication. Malgré toutes les recherches scientifipréventif, ni traitement de n'a trouver pu ques, on ni curatif. Rien n'aboutit, on a fait des essais en se servant des palétuviers, on a cru un instant que le mal se résorbait, mais il est revenu. Pas de prophylaxie possible et le malade reconnu est irrémédiablement perdu. Comme la fièvre dengue, c'est un produit de la Chine ou de l'Indo-Chine qui vous fut apporté par les navires et la Nouvelle-Calédonie paie chaque année son tribut à cette calamité.


NOUVELLES HÉBRIDES

En sortant de l'Intendance, je rencontrai le lieutenant 0... qui avait été mon professeur aux cours de perfectionnement de sous-officier auquel j'assistais par exception. Nous avions souvent engagé ensemble des polémiques courtoises sur les méthodes militaires et il m'en avait conservé une certaine considération. Il me reconnut de suite. — Très heureux de te revoir Baptiste, me dit-il en me serrant cordialement la main, que fais-tu de bon ici, est-ce que tu analyses toujours la stratégie ? — Non mon lieutenant, pour l'instant, je discute la comptabilité de monsieur l'Intendant. — Cela est plutôt fastidieux pour toi, tel que je te connais, il te faut du mouvement; veux-tu venir avec moi? En deux mots voici : nous sommes chargés d'établir la carte des Nouvelles-Hébrides et pour ce faire, nous relèverons tous les terrains et éléments qui nous sont nécessaires. Nous avons besoin de quelques types intelligents, veux-tu en être? — Mon lieutenant, je ne demande pas mieux, mais c'est que de topographie, cartographie, géodésie et géométrie, je ne connais pas le moindre mot. — Ça ne fait rien, on te mettra à la page, on te *


donnera les seuls rudiments de toutes ces sciences qui te seront utiles. Je vais parler de toi au capitaine R... chef des travaux. Je vais m'occuper de toi et te ferai part des résultats de mes démarches. Sur ce, à bientôt. — Au revoir, mon lieutenant. Si c'est aussi simple que le dit le lieutenant, je marche, mais s'il faut que je me fourre dans la -tête des mathématiques spéciales, je ne suis pas bon. Je fus convoqué à la Direction d'artillerie pour passer un petit examen. Le capitaine R... de l'artillerie coloniale me donna à calquer un bout de carte et je m'en tirai avec mention honorable. qui capitaine B... Très bien, très bien, dit le — n'a pas l'air mauvais garçon, pour le dessin ça colle. Quant au reste Hengoat et Gall vous l'apprendront. Je vais vous donner quatre cents francs pour acheter votre équipement : vêtements, chaussures, linge, enfin tout ce dont vous aurez besoin personnellement pour une couple de mois. Je dois vous dire que quoique militaires, nous travaillons pour le compte des civils, donc tenue de flanelle blanche sans attributs. Je ne compris rien de cette parenthèse, militairecivil c'est un nouvel état auquel je ne m'attendais guère, mais j'avais vingt louis à dépenser, cela était clair. Je fis l'acquisition de chaussures de chasse, solides et bien ferrées, que les coraux et l'eau de mer me rongèrent en un jour; une paire de bottes superbes eut le même sort; quant à mes beaux habits blancs, la brousse se chargea de les réduire à néant dans le minimum de temps. Mes deux mentors Hengoat et Gall, tous deux Bretons et sergents, firent en vingt jours du néophyte que j'étais, un praticien de moyenne force. Gonio-


mètre, mire, lecture des échelles, visées à la lunette d'alidade, tachéomètre, boussole n'eurent plus de secret pour moi, mais les logarithmes et la trigonométrie restèrent des nébuleuses amorphes totalement impondérables. Autrement dit, nanti de cette instruction pratique, j'étais fort capable de lever la terre entière, mais je n'aurais eu qu'une utilisation restreinte de mes observations. Le France, cargo de petit tonnage qui ressemble bien plus à un côtre qu'à un navire de commerce, doit transporter jusqu'à l'île Vaté, nos bagages et le gros de l'expédition. Nous sommes six, le capitaine R... chef; le sergent Thévenet, gros père bon enfant, recruteur; Gall, déjà nommé calculateur émérite, André, un camarade aussi faible que moi en mathématiques, mais aussi fort en gueule; Boggio, Australien de parents corses, crâneur et flémard, pris pour sa connaissance de l'anglais et moi. Lorsque je mis le pied sur le bateau, j'eus l'impression que j'allais le faire chavirer. Chargé au ras des écoutilles et jusque sur le pont, la ligne de flottaison était tellement haute, qu'à l'arrière il ne restait qu'un demi-mètre hors de l'eau qu'on pouvait toucher de la main. A l'avant des vaches étaient entravées; des caisses pêle-mêle avec tout l'attirail du bord ne laissaient que peu de place. André, dis-je à croire, m'en Si tu nous veux — allons nous placer à la poupe et nous n'en bougerons pas. mal, serions et raison, ailleurs Tu nous nous as — gênerions la manœuvre. Ce sabot-là est plein à couler bas, heureusement que la mer est bonne. Le soir, à la tombée de la nuit, nous quittâmes Nouméa. Tant que nous naviguâmes dans les eaux tranquilles et abritées, tout alla bien; mais quand


abordâmes phare et dépassé le eûmes nous que nous les champs d'écume des récifs, où la houle déferle sans arrêt, nous fûmes de suite en tragique posture. Le bateau trop chargé ne roulait pas, il tanguait à peine, mais chose plus grave, il entrait carrément de la proue dans la lame. Le pont avant était submergé. En arrière toute, hurla le capitaine qui montait sur la passerelle. Docile le navire fit marche arrière. Des matelots escaladaient la mâture, d'autres s'égayaient sur le pont à babord et tribord, la vigie avant s'attacha à la proue. Dans le nid de pie, un homme cria : babord. Récif à — aussitôt revenir Le navire incline à droite pour sur l'annonce de : tribord. à Récif — Le maître d'équipage qui galope, passe près de

nous. demandai-je. a-t-il? lui Qu'y — embarquons et nous mal, vieux, Mon nous va ça — sommes dans les rochers. Je ne sais pas si nous pourrons nous en tirer. Il y a de grandes chances pour qu'on aille au fond. André me regarde, non sans trouble. dis-je, fais ton âme à Dieu, Recommande ton — mea-culpa, nous sommes frits. court-bouillon. Il n'y plutôt Frits! un sera ce — a qu'un you-you comme barque de sauvetage, quant à nager, ça pullule de requins; eh bien! nous sommes dans de beaux draps. Nous entendons les beuglements des bestiaux, que les manœuvres successives jettent les uns sur les autres. La passerelle est envahie, notre capitaine s'y est installé auprès du timonier et du commandant


du bord. Nous nous approchons pour suivre de plus près la tragédie dont nous serons peut-être les acteurs de premier rôle. Les commandements du capitaine alternent avec les cris des guetteurs. C'est alors que s'élève une discussion entre le fondé de pouvoir de l'armateur et le commandant. — Monsieur, je me vois dans l'obligation de jeter une partie de la cargaison à la mer, c'est nécessaire pour nous sauver, chaque fois que nous avançons, nous risquons le naufrage; êtes-vous d'accord. — Commandant, si telle est la seule façon de nous sortir de ce mauvais pas, faites; mais consignez sur le livre de bord, la qualité et la quantité de fret que vous sacrifiez. — Monsieur, il s'agit de vies humaines, c'est un cas de force majeure, je ne puis endosser la responsabilité pécuniaire d'un chargement contre lequel j'avais protesté au départ. — Soit, mais alors, je m'oppose formellement à votre suggestion, car nous pouvons tenter d'éviter une perte quelconque. — Ou tout perdre, Monsieur, ce n'est même pas un cas de conscience pour vous, vous en parlez tout à votre aise, et le pis est que maître à mon bord, je doive m'incliner devant votre volonté. — Pas nécessairement, je n'ai voix au chapitre que pour la cargaison, dit encore le subrécargue. — En effet, et du reste, vous vous moquez. C'est bien, Monsieur, j'essaierai de nous sauver, mais si nous sombrons, vous l'aurez voulu. Après cet échange d'acrimonies, nous attendons le jour impatiemment en louvoyant constamment sans pouvoir virer de bord. De l'arrière où nous sommes retournés, je regarde danser les lumières et je fixe parfois les crêtes


d'écume qui scintillent à la clarté blafarde de la lune. Car la nuit est belle, douce, la Croix du Sud brille au firmament, et ce serait une volupté que nàviguer sous ces cieux clairs, sans cette aventure. Le timonier fait exécuter à la barre des mouvements in extremis, car maintes fois, j'ai vu les sombres rochers à fleur d'eau, si près que nous les frôlions; j'en avais des sueurs froides. On va aller s'éventrer là-dessus tout à l'heure, dis-je à André. Mon vieux, j'ouvre la bouche et je j'aime foutu, encore foutu couler, laisse pour me mieux être asphyxié que boulotté vivant par les squales. La machine halète, pourvu qu'elle ne flanche pas. Enfin l'aube paraît, le sang-froid de l'équipage et du capitaine, avait évité le naufrage et nous serions perdus corps et biens sans leur vigilance et leur habileté. Une telle angoisse compte, nous revenons de loin; un peu de vent, une mer forte et nous étions fichus. Nous rentrons à Nouméa, on décharge une partie des marchandises. Nous repartons cette fois correctement lestés. Nous passons près des Loyaltys; Maré et Lifou, où on devait transférer les forçats de l'île Nou. Puis des l'archipel de politique l'île Vaté, touchons nous Nouvelles-Hébrides. La France entre à Port-Villa, siège du gouvernement des îles. Un seul chemin de fondrières parallèle à la mer, quelques maisonnettes, de.s cases, des plantations, le wharf de bois, c'est là toute la ville. A droite, sur une colline, une sorte de camp retranché, caserne entourée de murs défensifs. C'est là que vingt-cinq soldats français composant la garnison de l'île, furent alertés un matin préambule autre qui anglais croiseur sans par un


qu'un coup de canon, débarqua des troupes et intima l'ordre aux marsouins de débarrasser la place le plus vite possible. C'est de ce coup de force que date le condominium. Français et Anglais gouvernent en commun et cette souveraineé partagée relève de l'arbitrage d'un Espagnol ,placé là, parce que sans doute l'Espagne, quoique étant avec Queiros la première occupante, n'a plus que de moindres intérêts dans l'affaire. Cette société de deux nations contrôlées par une troisième, ne fonctionne pas mal. Elle a pour faire respecter ses lois et décrets, du côté Anglais, trente Hébridais, du côté français trente Loyaltiens armés de fusils et formant la milice; laquelle possède évidemment deux capitaines, un Anglais et un Français. Tout est en deux exemplaires dans cette administration, les avis aussi, mais on tombe toujours d'accord, parce que les sujets sont très souples et les différends réglés à l'amiable. Le Pacifique qui fait la tournée des îles, nous prend à son bord et vingt nègres se joignent à nous en qualité de porteurs. J'ai le plaisir d'admirer la milice en armes; elle embarque avec nous pour rechercher un canaque meurtrier. Il a tué deux colons qui l'ont fait travailler six mois pour je ne sais quel salaire et qui l'ont renvoyé sans lui rien donner. Le capitaine R... qui connaît la brousse s'inquiète de ce déploiement de police et s'entretient avec le capitaine français de la milice. — Voyons, est-ce bien nécessaire de vous déplacer à cinquante pour arrêter un homme? Vous connaissez la brousse et vous savez que c'est chercher une épingle dans un tas de foin qu'essayer d'y retrouver un canaque. Nous allons là-bas, nous serons obligés de pénétrer très avant dans les terres, nous pouvons


rencontrer votre assassin, nous l'embaucherons côte à la livrerons le sans et porteur vous comme esclandre. Cela demandera un mois peut-être, mais vous serez certain de le capturer sans risques. Vous êtes trop aimable, et je vous remercie, seulement, il faut frapper l'imagination des indigènes, leur faire sentir notre autorité en leur faisant apprécier notre force. Trop souvent ils se permettent d'assouvir leurs vengeances ou leurs haines, il faut que cela cesse par des exemples. En ce qui vous concerne, vous avez raison, mais nous devons séjourner longtemps à EspirituSanto, il nous faudra aller au cœur de l'île, dans des villages ignorés et nous pourrions bien pâtir de vos démonstrations disciplinaires. de n'est intention crainte, notre Soyez pas sans — mettre tout à feu et à sang, mais seulement d'arrêter

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un sauvage. L'opération fut infructueuse, les Loyaltiens de la milice étant assez couards, n'ont pas voulu s'aventurer chez les Néo-Hébridais, même à la suite d'un blanc; et c'est heureux, car ils auraient été reçus à coups de sagaies lancées par des ennemis invisibles. Ce fiasco complet eut du moins pour conséquence de nous rassurer sur nos rapports futurs avec les habitants ,dont les esprits n'eussent pas manqué d'être excités par cette expédition armée. Après avoir longé Malicolo, la deuxième des îles, aride, volcanique et sinistre d'aspect comme de réputation, nous entrâmes dang le canal Segond au Sud d'Espiritu-Santo, la terre la plus nordique du groupe des Nouvelles-Hébrides. Toutes ces îles entourées de récifs et de rochers sont difficilement abordables, mais le canal Segond forme un port naturel magnifique, très accessible et supérieurement


abrité. Long d'une vingtaine de kilomètres, large de deux ou trois, il est encaissé entre deux îlots et la côte sud d'Espiritu-Santo. En obstruant la partie la moins profonde, on aurait là une rade capable de recevoir une flotte considérable. Le Pacifique stoppe à Luganville et nous débarquons avec nos bagages. De Luganville, Ville est de trop, car il n'y a que quelques cases entourées d'une plantation de cocotiers, d'un champ de maïs vivace aux épis lourds. Un terrain marécageux où grouillent des crabes de terre, sépare les cultures de la forêt vierge dont les premiers grands arbres s'élèvent à peu de distance du rivage. Nous lions connaissance avec les colons peu nombreux. Le capitaine R... est déjà venu ici et il nous désigne l'habitation qui nous attend. La chaleur est lourde et humide, plus nous nous éloignons de la rive, André et moi, plus nous sentons qu'il fait chaud. — Je crois que nous n'aurons pas froid ici, dis-je à André. Nous allons toujours faire une récolte de crabes, qu'en dis-tu, cela nous fera un excellent horsd'œuvre. Nous ramassons donc des crustacés dont quelquesuns sont de belle taille. — Baptiste! Le capitaine R... qui m'appelle me dit : — Vous allez surveiller l'entreposition des colis, il s'agit de les rentrer dans la cabane, ensuite nous aviserons. Nos boys parlent bichlamar, c'est un anglais déformé, vous ne comprendrez pas, mais vous apprendrez vite. Ecoutez-lez et répétez comme eux, avec un peu de patience, vous réussirez à parler. Si vous voulez étendre vos connaissances dans ce langage, ce qui vous sera nécessaire, interrogez-les en désignant les choses « Ouanem nem sem timia », ce


qui vent dire approximativement : « Quel est le nom de cette chose-là. » (1) — Bien, mon capitaine . Je rejoins les canaques, en mâchonnant la formule cabalistique qui doit me donner accès au bichlamar. — Masta, y carem bocaise Ion haouse, me dit un noir en désignant une caisse. — Oui, oui, mon vieux ,je ne sais pas si c'est le carême, mais prends toujours la caisse. Je-ne comprends pas sa demande, il n'entend pas ma réponse, mais comme il se dirige vers la case avec la caisse sur ses épaules, j'en conclus qu'il vient de me dire :« Porter la caisse à la maison >P. Et allez donc, je répète : « Y carem bocaise Ion haouse » jusqu'à ce que ce soit définitivement placé dans un compartiment de mon cerveau. Les nègres sans plus m'adresser la parole, continuent à ranger et entasser les choses dans la maisonnette qui sera la base de ravitaillement et de ralliement. Ils n'ont pas besoin de mes conseils et travaillent intelligemment sans que j'intervienne. Ils ont fini,, je me promène sur la plage de sable, pensant que là, il fera bon se reposer, c'est une station balnéaire très bien située dans cette passe où la brise fraîche atténue la chaleur. — Masta, you come blon my falla, I cacaye Ion haouse. — Hein, qu'est-ce que tu racontes? Je m'exerce à demander : « Ouanem nem sem

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(1) Le Bichlamar étant un langage sans orthographe,

nous nous sommes appliqués à écrire les expressions telles que les nègres les prononcent. Car par euphonisme, ils ont adapté l'Anglais pur, que les missionnaires leur ont enseigné, à leurs facultés de prononciation.


timia ». Il me regarde en écarquillant les yeux, éclate de rire et répète : — I cacaye, Masta, comen... en me tirant et faisant signe manger. — Ah! compris, mon vieux, dis-je enchanté. 1 come, Ion my falla, Ion haouse. — Yes, Masta, y es. Ça y est, dans huit jours, j'inscris sur mes cartes de visite « Professeur de bichlamar. » Nous sommes tous les six et nous dînons de bon cœur sous la présidence du capitaine. Nos crabes sont délicieux, du bœuf et du riz constituent le principal qui sera du reste renouvelé quotidiennement jusqu'à la fin de notre séjour. Après le repos, le capitaine, pour fêter notr.e installation et aussi notre dislocation, car les départs dans différentes directions sont proches, me dit : — Baptiste, allez donc chercher deux bouteilles de Champagne. Pif, paf, les bouchons sautent et je verse à boire. — A notre santé et au succès de l'expédition. Nous vidons les coupes et les remplissons. — Eh, t'en as plus que moi goinfre, tu charries, dit André en comparant son verre avec le mien. — Ah! flûte, dis donc, il te faut un garçon, ça se paie, lâche-moi le pourboire. — Allez, Baptiste, chercher deux autres bouteilles, me dit le capitaine... Au fait apportez donc une caisse complète, me crie-t-il au moment où j'entre dans la case. Je ne me fais pas prier, les douze bouteilles sont vidées qu'une douce ébriété nous gagne et le capitaine lui-même entonne un chant d'allégresse. Nous reprenons en chœur. — Ça donne soif, constate Gall.


Th'-îvenet. dit pernod, bien boirais Je un — sommelier, dit le capitaine, rendezle Allons — vous aux ordres de ces messieurs, servez-nous l'apé-

ritif.

Le pernod succède au Champagne, le gin et le whisky remplacent le pernod et nous avalons tou-

jours en bafouillant de plus en plus. Soudain, le capitaine se lève et crie : « Aux armes ». En un tour de main, nous sommes équipes. Arme sur l'épaule... à Garde Canonniers... vous. — droite. Nous nous exécutons docilement marche En avant, — Vers les bois en rangs flottants, nous avançons. à volonté. Feu Halte. Canonniers... — Une pétarade éclate dans la nuit et va réveiller les échos de la sylve endormie. Nous réussissons à mettre sur pieds tous les colons des environs, qui éclairés de torches, arrivent armés et alarmés demandant : a? Vous êtes attaqués? qu'il Qu'est-ce y — Le capitaine attrape un colon par le cou. vieux, venez donc mais Mais mon non non, — trinquer à vos amours. Nous recommençons nos libations avec les colons. Nos nègres sont debout et nous entourent. Le capitaine magnanime me crie : vin, et distribuez aux de barrique la Sortez — nègres, puis vous les ferez danser. Avec André, nous roulons le fût et enfonçons une cannelle. mais s'ils n'en veulent babaos, saouler les On va — pas, on se l'enfonce le pinari. déjà son André qui acquiesce Et comment, a — compte. J'emplis une dame-jeanne et appelle.


— Eh boy, you come. Ouvre ta gueule! Le boy s'accroupit, la bouche grande ouverte, nous transvasons la dame-jeanne qui coule à gros bouillons, en même temps nous aspergeons le nègre. — Good... — Yes, fait-il en faisant claquer sa langue. Moi qui croyais l es canaques abstèmes, je suis vexé. Tous y passent et sont satisfaits. — Sing-Sing, crie le capitaine R... Les boys se groupent et commencent de danser en poussant des « Cheu. Cheu. Cheu », auxquels je joins les miens. C'est une danse semi-guerrière, toute de mouvements d'attaque et de défense, dont un chorège dirige les mesures et le rythme. D'autres torches trouent la nuit et des voix de femmes ap-

pellent. — Par ici, par ici. Les femmes des planteurs viennent nous rejoindre avec des domestiques. Le capitaine fait des ronds de jambe et des grâces qui le renvoient choir sur son siège. La bacchanale continue, corsée par les présences féminines. Du coup, je vais avec les babaos. Avisant une négresse, je l'entraîne et m'assieds avec elle au milieu de nos canaques qui eux aussi sont égayés. Les autres braillent je ne sais quoi, je finis par m'assoupir au pied d'un cocotier, appuyé sur la popinée qui me tient lieu d'oreiller. La fraîcheur de l'aube me ranime. La bouche pâteuse, la tête lourde, j'inspecte le champ de bataille. De nombreux cadavres de bouteilles gisent épars, des corps sont affalés et je reconnais le capitaine endormi, tenant sur son bras la femme d'un colon. Vautrés à terre ou écrasés sur la table, mes camarades ronflent à poings fermés. Les babaos, moins ivres mais non moins fatigués sont étendus en vrac comme


des bêtes. Je me lève, j'ai des nausées; en passant près des bouteilles, je les rassemble et tire dessus une couverture, tant leur vue me dégoûte. Pour chasser ma migraine, je vais au bord de la mer, chercher un peu de brise en me promenant. Thévenet et moi, pour opérer un rattachement, partons à la recherche d'un piquet placé par nos prédécesseurs. C'est mon premier contact avec la brousse, Thévenet pour qui le pays n'est pas nouveau, est indifférent à ce qui l'entoure. Nous marchons dans une sente qui à travers les lianes et les arbres nous conduit à Bélérou, un grand et beau village non loin de la mer. On sent ici, l'influence des blancs. — Good morning, Masta.

Thévenet serre la main d'un canaque souriant. — Tu as des relations ici, dis-je. celui-là, à c'est chic Parfaitement, type, et un — la page. Il loue sa femme et en tire le maximum de rendement. — Comment, dis-je, jusqu'ici, on trouve cela. — Tu le verras à Luganville demain, puisqu'il sait que nous sommes là, il y viendra. Effectivement, le lendemain, je vois ce souteneur noir amener son épouse, saluant à la cantonnade d'un « Good morning » hilare. Thévenet est le premier client, je suis intéressé par la conversation. — You ouend salem ouoman, blon my falla (veuxtu me vendre ta femme). — A mach (combien)... répond le canaque. shilling, Thévenet, One dit en tendant la pièce. — — Ail right, good, thank you, dit le babao en empochant l'argent. Le marché conclu, l'acte se passe dans le séchoir aux coprahs. Le proxénète s'asseoit à la porte et savoure une bonne pipe en attendant la fin du duo.


Voilà un exemple de notre civilisation, ce nègre qui est certes plus malin que la < Terreur de la place Maube » ou d'ailleurs. Il réalise un joli pécule à ne rien faire. Tous les deux jours il sera ici, ce vieux birbe, car il n'est pas jeune; mais heureusement que sa femme Test, elle. Thévenet accompagné d'une quinzaine de boys quitte Luganville, et par la côte joint la baie de Tasmaloun pour installer une autre base, construire un village et un dépôt. Il essaiera aussi de recruter des Hébridais pour nous servir de porteurs. Ne sachant que faire, je vais en excursion du côté de la plantation, qui se trouve sur la rive opposée de la Sarakata qui se jette dans la mer à Luganville. — Eh! Louis, you corne, dis-je à un boy. Tous deux, nous avançons dans la brousse, mais notre chemin est coupé par la rivière assez profonde en ces endroits. Je mesure du regard la largeur du fleuve et constate que, ne sachant pas nager, je ne puis m'aventurer dans l'eau dont le courant est rapide. En face, .sur l'autre rive, il y a bien une pirogue attachée, mais comment la faire venir jusqu'à moi? Louis de son coupe-coupe abat des bambous de quatre à cinq mètres de long. Qu'est-ce qu'il va bien pouvoir faire avec ces cannes à pêche? Chargé d'une douzaine de perches, il descend la berge, entre dans l'eau et enfourchant ses bambous les serre entre ses jambes. Hop, Masta, you come. — — No, no good, dis-je. Ahî non, je ne marche pas pour être pris en croupe sur ce radeau et je lui fais signe de ramener la pirogue. Il comprend un bâton à la main pour se diriger, il se lance obliquement, avec rapidité, il aborde près de la barque et revient en godillant.


Eh! bien, ils en connaissent des trucs ces sauvages. Le capitaine R... est parti sur la côte ouest pour finir une levée commencée. Gall et André se sont dirigés ailleurs. J'étais resté en instance de départ amène Pacifique le quand Thévenet rejoindre pour à Luganville, le lieutenant Lavalette et Hengoat. Tout de suite Lavalette m'est antipathique, poseur, sec dans ses ordres, il a un petit air dégoûté qui ne me plaît pas. En l'absence du capitaine, il prend le commandement. En revenant un après-midi, d'une promenade dans les terres, il me désigne un navire au mouillage dans la baie. visite au commandant, rendre allions Si nous — c'est un navire français, la NormciTidiel cela nous délassera un peu. des nouvelles, rédonnera Volontiers, il nous —

pondisse. Notre baleinière accoste le navire marchand. Un canaque pur sang nous reçoit à la coupée, en costume très sommaire et en excellent français.

désirez? lieutenant, Monsieur, vous. mon — Lavalette, dédaigneux de répondre au bonjour du nègre, demande d'un petit air protecteur : le voudrions navire, Commandant du Le nous — saluer. capitaine mais le lieutenant, Je regrette, mon — est absent. — L'officier en second, alors. Un temps d'arrêt assez court, le regard du canaque glisse entre ses paupières vers le lieutenant. moi. c'est second, L'officier en — Lavalette a un haut-le-corps, et moi, j'ai bien envie de lui rire au nez. Je me doutais bien un peu qu'un nègre parlant avec une telle perfection ne pouvait être un balayeur. Il frappe dans ses mains.


.

— Hello boy! dit-il à un matelot qui paraît, une table, des chaises, des verres et du rhum. — Vous êtes sans doute de Nouméa, Monsieur, demande Lavalette qui perd de sa morgue. — Pas du tout, mon lieutenant, je suis néo-hébridais de Vaté, mais j'ai voyagé énormément et j'ai eu de bons professeurs, dit-il, en riant. Veuillez vous asseoir, Messieurs. Mais vous-mêmes, que faites-vous donc par ici? Son regard en coulisse se pose sur Lavalette. — Heu... nous venons relever les terrains que nous avons achetés aux indigènes, nous allons prendre possession de nos propriétés. — Oui... c'est-à-dire que vous profitez de la naïveté de ces gens-là pour vous imposer chez eux. — Non, non, nous avons des actes de vente dressés en bonne et due forme et signés des contractants. — Oh! Oh! que voilà de bien grands mots. Dites plutôt des papiers quelconques, sur lesquels une croix entre deux signatures de marins, confirme une spoliation. Car vous ne pouvez pas dire acheté, quand pour un fusil ou un vieil uniforme, vous avez acquis de gré ou de force des milliers d'hectares de terre, — Je vous assure que... — Quoi donc? Que la bêtise des naturels est extrême, que vous les avez bernés, joués, volés. Non, n'est-ce pas; mais enfin, avouez que vous n'avez pas agi très, très honnêtement, et que maintenant vous vous rendez compte que vos papiers sont inutiles parce que vos propres acquisitions ont été vendues à d'autres. Les indigènes à votre école se sont émancipés et vous voudriez bien les brider. J'étais aux anges, Lavalette en bâillait d'étonnement. Tout ceci était dit sur un ton badin que le second nous confirma par son complet détachement.


m'intéresse guère, dit-il; je cela Au reste, ne —

reconnais que vous avez raison d'importer ici votre progrès, mais pas entièrement votre civilisation, croyez-moi, ce sera là le mal. Et toujours correct et souriant, il nous souhaita bonne chance. Lavalette réfléchissait, quelque chose était fêlé dans l'édifice de ses conceptions et je crois qu'il regrette sa visite à la Normandie. Le soir même, Lavalette m'ordonne de partir le lendemain porter des vivres à Thévenet. — Vous prendrez la baleinière et la chargerez de riz. navigué je n'ai jamais Mais, lieutenant, mon — ainsi, objectai-je. matinée demain C'est la de facile, vous avez — pour apprendre à manier la barre, cela doit vous

suffire. Je me suis exercé, et, en effet, c'est simple. Quatre boys aux rames, moi au gouvernail, des sacs de riz et des boîtes de conserves au fond de la chaloupe et nous partons. Tant que nous fûmes dans le canal Segond, la nage fut parfaite, mes canaques tiraient sur les avirons avec un rythme régulier. Mais après la passe de la Saone, quand nous eûmes doublé la pointe extrême de l'île Malo, des rafales de vent et de pluie, nous prirent de plein fouet et la barque dériva dans les lamés. Les nègres s'arc-boutaient ferme, luttant contre une forte houle. A force de dériver, nous nous trouvâmes dans une zone plus calme, mais ce fut pour râcler de la coque et nous échouer sur un banc de coraux. A quarante centimètres de la surface, je puis admirer une arborescence aux diaprures scintillantes, tout un monde d'émaux magnifiques et de


perles chatoyantes. Cette contemplation si intéress-ante qu'elle fut, ne remettait pas la baleinière à Slot. J'enlevai mes chaussures et sautai sur le corail pour repousser la barque. Quelle drôle d'idée ai-je eu là, nom d'un chien, j'avais posé les pieds sur des aiguilles. Mes canaques riaient de mon ignorance et du cake-walke que je dansais pour remonter dans la yole. De leurs rames, ils nous dégagèrent. Eux connaissaient les polypiers et leurs inconvénients; aussi ne s'aventuraient-ils pas, malgré le centimètre de corne qu'ils ont sous la plante des pieds. A la hauteur de l'île Tongoa, où est la mission presbytérienne, la pluie cessa, mais le vent soufflant de terre nous rabattait au large et entravait notre marche. Mes rameurs épuisés n'en pouvaient plus. Je résolus de faire une voile. Mon poncho de toile cirée ne m'étant plus nécessaire, je le fixai à une mât dressai Je souliers. de mon des lacets rame avec improvisé et tendis la voile en l'attachant à un bord de la barque. L'effet fut instantané, le vent gonfla la toile et nous filâmes à la grande joie des canaques qui se reposèrent. Seulement l'aquilon nous entraîne en pleine mer; je crois que nous allons bientôt tourner le dos à notre but. J'essaie d'un coup de barre, de faut il s'en roulis, le dans prends mal m'y et je très peu que nous chavirions. J'y vais plus doucement et bordées sur bordées, nous nous rapprochons de la baie de Tasmaloun qui est en vue. Comme nous nous écartons encore, je calcule mon coup et hop! le gouvernail à droite, nous nous couchons littéralement et le mât s'envole, casse les ficelles, disparaît, pendant qu'éperdu, je rattrape au vol mon waterproof. Ah! je n'ai rien du vieux loup de mer, mes canaques me faisaient signe d'aller plus loin, j'aurais dû les écouter. Nous voici maintenant avec trois


avirons dans les rouleaux des récifs; de plus la nuit tombe. Il n'y a pas, il faut aborder. — AU right, boys, you poull. A trois sur deux rames, ils tirent et nous approchons lentement; Je scande la manœuvre de la voix, tout en criant fort pour être entendu de Thévenet. La barque est ballottée comme un bouchon. Les babaos appellent avec moi. — Heha... heha... heha. Enfin, un fanal éclaire la nuit de sa lumière jaune, nous n'en sommes pas loin Un feu s'allume plus près. Bon, nous avons une ligne d'atterrissage, allons-y.,

le cap dessus. ;— Ho... boys, poull; one, tow; one, tow. J'ai profité de la lame, en peu de temps nous touchons la rive, quel soupir, avec mes hautes qualités de navigateur je ne croyais pas en sortir. — T'as travaillé comme un ange, mon vieux Thévenet, dis-je, le lendemain. Je suis émerveillé du village qu'il a construit. Une grande maison de bambous, avec chambres, bureaux, réfectoires, cuisines et feuillées même des portes et des fenêtres, des cases pour les nègres où il leur a fabriqué des couchettes s'érigent sur la plage où il n'y avait rien. — C est confortable hein, me dit Thévenet, et purs j'ai trouvé des babaos, des chies types de Youélapa et Tanori, des patelins à côté. J'ai monté une station climatique, il fait bon ici, tu ne trouves pas? Eh boy! banner. Un canaque sort un drapeau, l'attache, tire sur la drisse. L'oriflamme monte le long du bambou et claque au vent. — Qu'est-ce que tu dis de ça, vieille noix, c'est le 14 juillet demain, il nous fallait bien pavoiser.


Ah! mince je n'y songeais pas; la revue -à Longchamps vieux pote, la foire sur les boulevards. Oui, dit Thévenet rêveur, et on n'a même pas un litre de pinard pour arroser la commémoration de la prise de la Bastille... Attends, une idée. Il prend un papier et rédige quelque chose. John, you knaou Masta Beaujeu? (tu connais

maître Beaujeu).

— Yes, Masta. (va porter ce papier). take You paper go — (oui, maître, detou Masta, Yes, morrow yes — main) . — No no tout de suite. Le nègre file. Je l'envoie chercher du vin chez Beaujeu le colon. moins quatre-vingts kilofait mal, Tu au ça vas —

mètres. Penses-tu, une cinquantaine au plus, il sera de retour demain dans l'après-midi, ça trotte bien un canaque. Nous achetons un porcelet que le.s indigènes nous font cuire et le 14 juillet se passe à attendre notre boisson. Il est quatre heures du soir, que nous n'en connaissons pas encore la couleur. Nous interrogeons l'horizon, enfin une forme humaine se dessine, c'est notre babao, qui, un litre sous chaque bras, revient du même pas égal avec lequel il est parti. Après dégustation, je constate : cinfait tirer avoir lui malheureux de C'est — quante kilomètres pour une pareille saloperie. mieux que de mais vaut avis, de suis Je ton ça — l'eau. Pas de bon repas sans vin. Après quelques jours de repos, je retourne à Lugan-

-


ville, dans la baleinière; voyage moins difficultueux

qu'à l'aller. — Mon lieutenant, dis-je à Lavalette, tout est prêt à Tasmaloun, Thévenet nous a édifié une installation

de toute beauté. — Bien, alors, prenez quinze boys avec leur chargement et menez-les par terre jusque là-bas, je vous suivrai plus tard. J'aime beaucoup mieux ça que de prendre la voie maritime; au moins je me sens en sécurité. En suivant la côte, nous nous acheminons, moi en tête. Je passe à la plantation Beaujeu, qui ne respire pas la richesse, mais a une certaine aisance. Beaujeu est officier de l'état-civil pour le district, je crois que c'est là un titre honorifique. Sous le soleil, nous avançons, j'essaierais bien de passer sous les arbres, dans la forêt proche, mais j'ai peur de n'avoir pas de sentier et de perdre mon temps en difficultés insurmontables. Je préfère l'aridité de la plage à l'ombre traitresse des bois, j'aime mieux les galets et le sable que l'humus, les mousses et fougères. Nous suivons les falaises et traversons à gué la rivière Belchiff dont les eaux paresseuses coulent entre des roches détritiques, les unes friables, les autres dures Je rencontre un Européen famélique, il n'a plus de chaussures, sa tête est hirsute et ses vêtements en haillons. C'est un Français sans un sou, il vit avec une négresse dans une taupinière canaque sale et enfumée, comme un sauvage. Il ne fait rien, mange des taros et des ignames sans autre nourriture. Il m'apprend avec preuve à l'appui, qu'il était ingénieur des chemins de fer, venu ici avec son frère dans l'intention de faire fortune, mais celui-ci s'étant noyé accidentellement, lui perdit tout courage et se laissa aller à un complet abandon de soi-même. Je


n'essayai pas de lui remonter le moral et j'appris plus tard qu'une branche d'arbre le tua un jour d'ouragan. Après une autre concession en friches, où un employé du métropolitain, sa femme et son enfant attendaient avec vingt-sept francs en poche, un effet de la providence divine, nous contournâmes les lagons Bellemoule que je soupçonne être le repaire de nombreux crustacés. La côte du reste est semée de ces lagunes que la mer laisse en se retirant et que le flux ne recouvre pas toujours. J'aperçois l'île Tongoa et en face une admirable plantation. qui a colon moins voilà Oh! oh! dis-je, un au — su faire des affaires... Ouanem nem sem timia, demandai-je à un boy. English. Plantation Masta Watson, — Je comprends, ce ne pouvait être qu'un Anglais. Je résolus de monter la tente ici pour la nuit et je me disposais à présenter mes civilités au colon anglais, quand celui-ci parut. — Good morning sir, me dit-il. répondis-je, mais sir, morning Good mes con— naissances de la langue anglaise s'arrêtent là, je ne sais pas encore assez de bichlamar pour engager conversation, aussi est-ce pas le truchement d'un canaque parlant un peu de français que j'apprends que le planteur m'invite à dîner. Chouette, je vais pouvoir me délecter; je vais donc faire toilette pour honorer mon hôte. Rasé de près, Têtu de flanelle blanche, ciré, brossé, ma vareuse sur l'épaule, je me présente devant la belle habitation anglaise, le ventre creux et bien décidé à jouer des crocs le plus possible. On m'introduisit dans une spacieuse salle à manger, où une réunion de jeunes gens et jeunes filles,


me reçoit; saluts, courbette; le maître de céans se lève et tous les assistants avec lui récitent la prière du soir. La table est bien garnie de tartines et de beurre. Des petites tasses et un grand samovar me laissent à penser, mais il se peut que le thé soit la seule boisson utilisée. On me présente les tartines, je prends; le beurre, j'en prends on me verse du thé, je le bois, comme les autres, je mange les tartines. On me représente les toasts, je remets cela; tout en lorgnant du côté de la cuisine, voir si rien autre ne franchit la porte. Celle-ci reste close. J'ai déjà engouffré six tartines et pas mal de beurre, j'ai bu quatre tasses de thé, et je finirais bien tout ce qui reste sur la table, faute d'autre chose, si on ne m'observait pas. Ah. le beau, le bon, le fin dîner, je dévale, très léger, la pente qui me sépare de ma tente et je bouscule un boy. — Tom, vite, one caise corned beef. Je dévore la boîte entière et plusieurs biscuits avant d'être rassasié. Malheur, le lendemain à cinq heures, je vais faire mes adieux, que ne vois-je pas, la table d'hier garnie d'un superbe poisson, de côtelettes de porc grillées, de charcuterie, d'un cake, que sais-je. Je m'asseois bien à table, mais comme figurant, que voulez-vous que je mange de si bon matin? Je n'ai pas l'habitude et ne puis faire honneur a tant de bonnes choses qu'hier j'aurais ingérées entièrement à moi seul. Nous traversons la rivière Atsonné qui est plutôt un torrent rocailleux peu large. Nous passons l'estuaire de la rivière Hatchia près du village de Youëlapa, construit tout au bord de la mer, et nous


arrivons à notre camp de Tasmaloun où Hengoat et Lavalette sont déjà installés. Avec Hengoat et une dizaine de boys, nous partons vers l'intérieur. De la côte nous suivons un chemin montant qui s'enfonce dans la brousse et se perd au milieu des arbres. L'ombre est épaisse, l'air est chaud et humide. Nous devons débrousser un peu pour passer. Enfin, un autre sentier nous amène au village de Founapavoura; quelques huttes dans une clairière et personne dedans. Pourtant une case fume, il y a donc des habitants. Dans les pentes toujours boisées et qui montent insensiblement, la sente serpente. Une vapeur moite nous entoure, et une pluie diluvienne comme il en tombe tant sous les tropiques, s'abat sur nos épaules, nous transperçant jusqu'aux os. Quand trouverons-nous un abri? Un village se présente à nous, c'est Volciciné, quelques habitations autour d'un énorme banian. Hengoat à genoux parlemente à l'entrée d'une case sans

succès. — Il faut attendre, dit-il, il y a un big falla cacaye, un grand dîner, alors nous ne pouvons déranger ces Messieurs. Le banian nous offre un pare-pluie temporaire, mais son feuillage ne tarde pas à dégoutter en ruissellements sur nos têtes. L'attente se prolonge. — Ils se paient notre tête, ces animaux-là, dit Hengoat qui en a assez. Viens et fais pareil que moi. Nous prenons nos couchettes, toiles roulées autour de deux longerons et l'une après l'autre nous les faisons glisser à toute volée à l'intérieur de la case, au milieu des babaos qui sautent sur leurs pieds. Revolver au poing, sans attendre nous faisons irruption à quatre pattes dans la carrée. Les nègres


surpris reculent, frôlent la claie de bambous et un à un quittent la place. Hulo boys, comen. Nos porteurs entrent avec nous et nous installons notre campement pour la nuit. Nous dormons tout de même avec nos revolvers et nos carabines à portée de la main pour parer à

toute éventualité. Le lendemain il fait soleil, et nous voyons sa lumière se jouer à travers les frondaisons de la forêt qui s 'éclaircit. Près de Tavoa, notre chemin tombe dans une rivière cascadante, roulant dans des rapides peu profonds? Sur la rive opposée, une falaise à pic barre la vue. Il y a au moins trente mètres à escalader. Hengoat grimpe le premier et s'accrochant aux saillies, monte en force. Je le suis et reprenant haleine dans un redan, j'entends un fracas de pierres qui tombent, je me recule, je pense tout de suite qu'Hengoat est descendu au fond d'une hauteur de quinze- mètres. Un merde caté« » gorique venant d'en haut me confirme le contraire. Le roc où il avait posé son pied a cédé, mais ses mains tenaient bon et il continue son ascension. Sur le plateau qui termine la falaise, c'est jungle une épaisse de hautes fougères et d'herbes inconnues. Impossible d'y pénétrer, nous suivons la crête et. redescendons en reprenant le chemin du retour. Pour exécuter une reconnaissance dans région une inexplorée, André avait demandé guide à Youéun lapa. Un gamin de Tanori, qui justement retourne vers ses pénates, accepte pour la modique somme de un shilling d'être notre cicérone. Nous ne sommes pas volés. Le gosse nous amène exactement au point désiré par un sentier parfaitement praticable. Je lui donne son salaire et en plus j'ajoute, en témoignage de satisfaction, un penny traînant dans ma poche.


village. dans raconté son le sais a gosse Je ne ce que mais dix minutes après, il revient avec un babao empannaché qui brandit la pièce en me disant d 'un air courroucé : No good monnay, no good... accompagné d'un flot de paroles incompréhensibles. Qu'est-ce que c'est que cette histoire et ce charabia? Je comprends quand il me tend la pièce de bronze en me réclamant un shilling. Qu'est-ce que tu dis de ça, toi André? n'avons fait nous qu'il que dis suer, Je nous — rien à faire ici, et que le mieux est de ramasser nos cliques et nos claques et de mettre les- voiles. Sitôt dit, sitôt fait, nous évacuons les lieux en activant le plus possible, nos nègres devant, nous deux fermant la marche. Oui, mais le village est alerté par le rouspéteur, et nous avons à nos trousses sagaies. et portant guerriers de arcs quinzaine une cretins-là André, à dis-je mal, ces Ça tourne sont capables de nous assassiner pour deux sous. Je crois que nous aurions mieux fait de leur donner un autre shilling. Ah non, après un ils en auraient demandé deux, il n'y avait aucune raison que ça finisse. Non, tâchons de nous défendre. Oui, je vais faire demi-tour et je les attendrai, pendant ce temps, tu courras un 'peu en arrière, tu t'arrêteras et tu protégeras ma retraite, au moindre geste, on en descend un. Pendant une heure, à tour de rôle, nous faisons volte-face et sous la menace des mousquetons, nous contenons les indigènes. Ils se fatiguent avant nous et nous laissent échapper. Nous avons risqué gros, c'est franchement bête, mais si ces gens sont devenus cupides, à qui la faute? Si les blancs n 'étaient pas

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venus à eux, ils n'auraient pas connu l'argent ni les défauts qu'il implique. Boggio qui ne fait pas grand'chose, passe son temps à critiquer les canaques. Rien de ce qu'ils font n'est bien, rien de ce qu'ils ont n'est beau, à - l'entendre ce sont des brutes, des êtres inintelligents. Leur force, fadaise; leurs armes, foutaises; leur connaissance de la brousse et de son utilisation, ineptie. Un indigène se fabrique un arc avec une tige de châtaignier. Pour sa corde, il prend une lanière d'écorce de bourayou, la roule sur sa cuisse et l'attache solidement après sa monture. —Baptiste, regarde ces armes préhistoriques, que veux-tu qu'ils en fassent dans la brousse, ça n'a aucune précision, aucune puissance, ça s'accroche partout, avec nos fusils, nous sommes beaucoup plus

terribles,

— Oui, mon vieux, tu crois ça, dans la brousse, nos flingots qui portent à douze cents mètres et puis rien c'est la même chose; sauf dans les chemins où on voit à peu près clair. Eux avec leurs flèches et leur habitude de la forêt, sont beaucoup plus à

craindre. — Allons donc. — Tu vas voir. Eh boy you choute, dis-je en montrant un cocotier gros comme une cuisse d'homme, planté à cinquante mètres. D'un geste mécanique, sans viser, de toute la détente de son corps puissant, il envoie sa flèche qui se fiche profondément au milieu du tronc. — Eh bien Boggio, qu'est-ce que tu en dis, iras-tu te placer devant lui, maintenant? Il est interloqué et essaie de retirer la flèche sans réussir. Il a compris, je crois. En suivant le lit de la Navaka, André et moi nous


allons pour identifier Papaï. Ce village est porté sur un acte de vente datant des calendes ou plutôt de Louis XV. On doit voir une grande montagne qui limite le terrain acquis, le village est au pied de ce mont. Une montagne! Sitôt que nous quittons la mer, ça monte, et plus nous avançons, plus le terrain " s'élève, mais tout est boisé, où est la montagne? Une source coule en cascade qui chute dans la Navaka, sortant d'un énorme rocher rouge. Est-ce là? Point de village, nous tournons autour du bloc géant- de granit, sans rien trouver. André, grimpe dit être plus loin, doit Ça ça — encore par là. village. mais de montagne, Tiens pas encore une — Enfin, en voici un, les indigènes que nous interrogeons, répondent Batouï, ce n'est donc pas cela. Je vois un vieux chenu et adipeux assis sur des feuillages, je lui cause, il se rappelle lui. — Papaï, Papaï, yes, oh old; finish, tead mans (oh vieux, hommes morts). Il nous indique l'est en nous disant de marcher encore. — Tiens, dis-je à André après avoir cheminé pendant trois heures; ce doit être là Papaï. Nous sommes dans une clairière circulaire, où la végétation est rare, cet emplacement peut bien être celui d'un ancien village. André C'est qui inutile d'aller dit plus avant, — m'attire, tiens regarde, la montagne c'est celle-là que nous cherchons. C'est celle-là ou une autre, je crois que nous pourrions continuer longtemps, que nous rencontrerions toujours -les clairières et des montagnes. Nous voulons faire un relevé au retour, mais nous manquons de vivres.


André, dit boys, tu me Pars quatre me avec — rejoindras ici. Je me mets en route vers Tasmaloun, mais au bord de la Navaka, nous constatons que des pluies récentes dans la montagne, ont tellement grossi le fleuve que celui-ci est un torrent aux eaux limoneuses et hautes. (pleine eau). plainty Masta, ouater masta, — Et mes nègres ne veulent pas traverser. Pour leur donner l'exemple, je m'engage dans l'eau après avoir roulé et enfilé ma veste dans ma chemise. Le flot me monte aux genoux, puis à la ceinture, mais quand il touche mes aisselles, je perds soudain pied, le courant me soulève et m'entraîne comme un morceau de bois, la tête la première. Je vais si vite, que je reste à moitié hors de l'onde, toutefois, je pense à mon crâne qui pourrait se fracasser sur une roche et cherche un moyen d'arrêter ma course rapide, quand mes fesses rabottent un fond. Je lance mes mains et réussis à m'agripper à une souche d'arbre. Les babaos qui ont suivi les péripéties de ma noyade ont couru aussi vite qu'ils ont pu le long de la berge et me lancent une liane pour me ramener au bord que je touche après avoir perdu ma montre. Pour franchir l'obstacle, nous coupons une liane et de deux mètres, en deux mètres, tous les cinq, nous passons l'eau sans accident. A Tasmaloun, Thévenet me reçoit. — Tiens te voilà, et André, resté dans la brousse? — Oui, mais tu es seul? — Oui, Lavalette est parti sans tambours ni trompettes. Tu sais, il prenait des bains deux fois par jour, il était malade, la fièvre, il a profité d'un bateau de passage, il a pris sa valise et adieu, il s'est barré.


-Quand je suis revenu hier soir de chez Watson, il

était loin.

En voilà jean-foutre, dis-je. fièvre, eh La un — bien je l'ai depuis que je suis ici; il n'a jamais mis les pieds dans la brousse lui; ah bien, il ménage ses os, au fait, c'est mieux ainsi, pour ce qu'il faisait, ça ne change rien. Donne-moi des vivres, je retourne vers André. Nous avons fini nos levers en suivant la lit de la rivière Navaka. Prenant un sentier dans la vallée de la Bayalo dont le delta s'étire dans la baie de Tasmaloun je remonte vers Papaïe. La route est hérissée de difficultés et nous mettons un temps infini à parcourir un kilomètre. La nuit tombe nous devons monter la tente en pleine forêt, sur un plateau surplombant la. rivière. Des nuées de moustiques nous attaquent, une chaleur d'orage pèse sur les bois; je ne puis dormir. Mes indigènes sous leur bâche sont énervés, je m'en rends compte au bruit qu'ils font. Tout à coup, l'un d'eux m'appelle : Masta, Masta. — Qu'est-ce qu'il me veut celui-là? Est-ce qu'il serait malade? Pour qu'il ne se dérange pas, il faut qu'il y ait quelque chose d'inusité. Le ton se fait plaintif : — Masta, ah Masta. — Ouot boy! — Masta you corne. Il faut que j'y aille, sans quoi je n'aurai pas la paix. Ils sont à l'entrée de leur tente, un me prend le bras, il a l'air hagard, aff olé, il frissonne. — Masta, ha Masta, Devel, devel i stopp ia (Diable, diable sarrête là). — Ouer Devel? (où le diable).


— Lon haoude, Ion tri, dit-il en montrant un jaquier (à l'arbre). — My not loucke (je ne vois pas). — Masta, you not loucke, narset Ion haoude, you not loucke (Maître, tu ne vois pas, derrière l'arbre, tu ne vois pas?) — No my not loucke (non, je ne vois pas). Pour les rassurer, je vais jusqu'à l'arbre, en fais le tour et reviens. Mais ils tiennent à leur hallucination, le diable est là et moi homme blanc, je ne puis. le voir. Comme j'ai besoin de sommeil, je leur remets. mon fusil chargé, — My guive maskett blon my falla, you louckedevel, you chout (Je donne mon fusil, si tu vois lediable ,tire-le). Il faut croire que le diable n'est pas revenu, car je n'entendis pas de coup de feu et me reposai tranquillement. Au retour une chèvre échappée d'une plantation se jeta dans nos jambes. Les canaques la rabattirentsur moi en l'entourant et je la capturai. Pour regorger, je m'y pris si mal, que la malheureuse bête souffrit martyr avant que de rendre l'âme. Mes boysne pensaient plus au diable, et sautaient de plaisir à l'idée de l'excellent repas qu'ils allaient faire. Sur la plage, je leur abandonnai le cadavre; ils l'écorchèrent. D'autres creusèrent un trou carré profond ils y empilèrent du bois, puis l'allumèrent et le couvrirent de galets. Prenant de grandes feuilles de bananier, ils en entortillèrent le corps de la bête. Les galets chauffés à blanc furent écartés à l'aide de baguettes de bois fendues pour servir de pincettes à l'occasion. La viande fut posée sur la cendre et le bois en ignition. Elle fut complètement cachée parune couche de caillons brûlants. Ensuite les boys.


tassèrent sur le tout de la terre et du sable. Après trois heures de cette cuisson à l'étouffé, nous eûmes la satisfaction de mordre dans une chair savoureuse, cuite à point d'un goût si fin, que je puis dire que je n'en ai jamais mangé de semblable. Comme la nuit descend et que nous sommes encore à quinze kilomètres du camp, je préfère gîter là où nous sommes, plutôt que de rejoindre ce soir. Je choisis un endroit près de la falaise où je suis sûr que la marée ne montera pas et nous préparons le campement. La chaleur est tombée, la brise de mer souffle doucement et seule la forêt murmure dans ce grand calme. Je me repose sur une roche en contemplant la mer sombre et le ciel largement étoilé. Mais que font mes zèbres ce soir, je ne les entends pas. Assez loin de moi, je vois une masse brune dans l'ombre, ce ne peut être qu'eux, que font-ils? Je m'approche et en effet je distingue un point rouge à terre, le brasier. Autour, assis en rond, le visage reflétant de temps à autre le rougeoiement de la flamme, mes nègres dans une immobilité absolue, écoutent une psalmodie traînante que chantent trois d'entre eux à genoux au milieu du cercle. Avec précaution je continue. Je crois assister à je ne sais, quel nocturne sabbat, quelle méphistophélique assemblée. Mes boys ont l'air démoniaques dans leurs rigides attitudes et ces reflets écarlates ne sont-ils pas ceux du feu des enfers! La vision est unique sur ce fond noir de solitude; mais les trois thaumaturges qui chantonnent ne m'inspirent pas confiance. C'est encore quelque maléfice de sorciers. Avant d'intervenir, j'écoute la lente mélopée, c'est du canaque pur, je ne comprends pas, quoique les paroles toujours les mêmes restent gravées dans mon esprit.


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lo massa loma lo massa loma Lo massé véré vé la yao

Couréré, couréré nemao vé

Les trois officiants ont entre les mains un morceau de bois de fer placé debout. Ne serait-ce pas là des disciples de Mesmer, est-ce qu'ils ne s'essaient pas à une séance de spiritisme? Je pousse un boy du genou et bas je lui dis. — Ouanem iâî Il lève la tête un doigt sur la bouche et dans un souffle : — Cho, Masta, bymbaïe devel i come Ion haoude (Chut, maître, tout à l'heure le diable viendra dans le

bois). Ah bien je ne me trompais pas, il y a du Méphisto

là-dessous, et c'est l'invocation au diable cette litanie. J'attends, je regarde, le bâton de bois de fer s'agite et monte de bas en haut, ça c'est le spiritisme. — Masta, you loucke, Devel i stopp ia. (Maître le diable est là). C'est assez de cette pantomine, je saute par dessus les spectateurs et arrache le gourdin des mains des trois opérateurs en leur disant : — Oouanem; mans, i not gat devel, you foull? (Le diable n'est pas, vous êtes fous). Une protestation confuse s'élève; je reprends : — You louck, my sinsing. (Regardez, je chante). Je prends la place d'un babao et chante comme eux. Après un quart d'heure de ce cantique, le diable ne manifeste plus sa présence. Ce qu'un Canaque explique de suite. — Masta, i not gat devel blon whiteman.


Bien sûr, il n'y a pas de diable pour les hommes blancs. Il paraît aussi que cet appel au démon est très dangereux, que lui qui me parle a vu des hommes, ayant persisté à chanter quand Satan était là, être entraînés à la mer. Il a même fallu pour les sauver, puisqu'ils ne pouvaient plus quitter le morceau de bois, couper leurs poignets, oui Masta. Rien que ça. Donc j'ai bien fait de les arrêter, pour eux comme pour moi qui désire être tranquille. Rassemblement de tout l'effectif disponible de la mission à Luganville,- pour prendre des vivres avant de joindre le capitaine sur la côte ouest. Quatre détonations successives nous arrêtent. C'est trop clair pour être une secousse sismique et nous ne ressentons rien. De la brousse, des Canaques déboulent en riant aux éclats; arrivant à notre hauteur, ils nous

annoncent

:

— Masta, boum, boum, manoar. i crinkett, i foull (Maître, navire de guerre est malade, fou). C'est un navire de guerre français qui, pour impressionner les naturels, lance quelques obus au hasard dans la brousse sans dommage pour les habitants. Cela arrache quelques arbres, dérange la faune sylvestre et amuse les nègres qui trouvent très drôle cette colère des blancs. Dans le canal Segond, nous trouvons le Kersaint à l'ancre. Ce triste représentant de la grande marine nationale, est un navire hybride, tenant du croiseur et de la canonnière, ne donnant pas une haute idée ni de la technique, ni de la puissance française. Reprenant possession de notre base, nous hissons le pavillon. — 0 du croiseur, crions-nous en faisant des signes

d'appel.


Une baleinière se détache du bateau et amène quelques officiers; explications, félicitations, congratulations. Le docteur du bord veut ausculter nos boys aux fins de documentation scientifique. Il reviendra demain. Nettoyage du casernement, leçon à nos nègres qui, faisant la haie, au garde à vous, saluent militairement le médecin qui arrive. Celui-ci sonde les poumons, fait respirer, tousser, écoute, tape et conclut après avoir appliqué son oreille sur toutes les parois dorsales et thoraciques. Tuberculeux, tous, c'est normal avec une telle vie. Pardon, Monsieur le docteur, dit Thévenet, il jours quelques depuis ne malade, un nous. avons Voulez-vous fiévreux. couché reste et mange pas

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l'examiner? Mais bien sûr, si je puis quelque chose, je le ferai. Nous l'amenons vers Tom, qui étendu sur une

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tôle ondulée dans une cabane, grelotte et claque des dents malgré les couvertures et la chaleur ambiante. Le docteur observe. face cette inutile, intervention est Mon voyez — ravagée, ces yeux glauques, ces oreilles décollées, tuberculose, il est dans la dernière phase, il peut durer huit jours, quinze peut-être, mais c'est tout. Enfin, vous avez une pharmacie, je vais vous faire une ordonnance pour le prolonger. Quand il fut parti, Thévenet juge en se tournant vers moi : n'y qu'à le laisser claquer Dis il donc, ce a — n'est pas nécessaire de gâcher les médicaments. Nous ne lui donnons même plus à manger. Quelle ne fut pas notre stupéfaction, quelques jours plus


tard, en voyant Tom assis au soleil, dehors, étirant ses membres en fumant une cigarette.

— Eh bien Tom, y a bon. — Yes Masta, y es best. (Oui, maître, oui meilleur). Encore un toubib rigolo, dis-je à Thévenet, j'aurais dû m'en douter, j'en ai déjà tant vu. Tom reprit son labeur et se porta comme un

charme. Les matelots du Jiersaint profitèrent de leur repos pour jeter leurs filets et parfaire leur ordinaire. Entre deux chaloupes nageant à la côte, la sennè prend dans ses mailles tout ce qui n'est pas trop petit pour échapper. Au moment de la relever, il se produit un si fort remous que tout faillit être emporté. Une énorme tortue était prisonnière. " — J'croyons qu'c'étions un requchin, dit un marin dont le pays natal n'est pas loin de la campagne. Vite mis sur le dos, le chélonien bat son ventre de ses nageoires. Sa bouche s'ouvre et se ferme avec vélocité. Je lui présente un morceau de bois, il le casse net comme une allumette. Je pense à mon doigt, s'il avait été là; il aurait été réduit en bouillie. Un marin pratique une saignée et la bête se vide en rougissant le sable alentour. Le Jversaint lève l'ancre et nous laisse à nos travaux. Moi aussi j'ai envie de pêcher la tortue. Je demande aux nègres où il y en a beaucoup et si elles sont faciles à capturer. Affirmation catégorique, dont l'unique objet était de changer d'air. Il y en a des quantités, mais les nègres refusent d'aller les cher cher. Je tire bien quelques coups de fusil, seulement les animaux effrayés se sauvent sans que je puisse en tuer un seul. A défaut des tortues, je trouvai leurs œufs. Réputation surfaite, cette gélatine insipide,


à ce n'est pas avec cela qu'on peut faire des œufs

la neige. Le yacht mis à la disposition de la mission par le gouverneur de la Nouvelle-Calédonie nous amène à-Woussy, sur la côte ouest, où nous mouillons. Avec une dizaine de boys, par les villages d'Ounatovou et Kovtoro, j'opère un débroussé pour préparer le travail à Hengoat qui me rejoindra avec des appareils. J'étais en pleine brousse à n'y pas voir à dix pas, je relevais mes. observations sur mon carnet, mes boys continuant un abattis à sept ou huit cents mètres, quand j'entendis des frôlements et des bruissements de branchages. Juste comme je lève la tête, un nègre au crâne orné de plumes, me prend par la manche, dansant et riant. Il m'entraîne. Que me veut-il, ce niakoué-là. Je ne résiste pas, je ris aussi, c'est une joyeuse rencontre, suivons-la. Il m'amène jusque dans un village assez éloigné de mon passage, me plante devant deux vieillards accroupis sur des feuilles à l'entrée de la première case et disparaît. — Good morning, dis-je aux deux bonzes immobiles..

Ils ne me répondent que par un battement des paupières, sans quitter leur rigidité. Ils ne sont pas causants et je me sens ridicule. Essayons d'autre chose, il faut que je leur- fasse voir que je ne les crains pas. Sortant mon étui à cigarettes, j'en prends une et en donne une à chacun des indigènes qui acceptent sans desserrer les dents. Je bats le briquet et leur offre du feu, un cillement de paupières me dit merci, c'est tout. Nous faisons de la fumée en chœur, mais pas de discours. Je commence à me demander ce que je fais là, toutefois je ne veux pas m'en aller, car je sens qu'il y va de ma peau. Autre

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essai, je leur fais signe en clapant de la langue et tenant ma gorge, que j 'ai soif. Enfin, ils ne sont pas muets. L 'un d 'eux, d'une voix basse et chevrotante, a ânonné quelque chose vers la case. Une belle jeune fille sort avec un long bambou et me le donne. Je bois, mais les deux vieux sont retombés dans leur apathie. Soudain j'entends répété plusieurs fois : « Tamaoudi, tamaoudi, tamaou-i-di ». Oh oh; ceci est pour moi, pensai-je aussitôt. Je ne me trompais pas, car de tous les coins des hommes paraissent et viennent se grouper autour de nous. Un des derniers arrivants vient droit sur moi et me tendant la main : — Bonjour Monsieur, dit-il. Je sens quelque chose qui se dégonfle en moi, quel soupir mes amis. — Ah au moins tu parles français toi, bonjour, ça va bien? — Oui, moi connais Nouméa, travaillé là-bas longtemps. Quoi tu fais ici? Il faut détourner cette trop directe question. Puisque tu connais Nouméa, tu as vu les routes hein; eh bien, je prépare une route. — C'est vrai? — Si c'est vrai, tiens regarde, et je lui montre le tracé de mon carnet. Tu as de la chance, tu vois ton village est ici, et la route passe tout près. Il est convaincu et explique à ses. compagnons. C'est comme une envolée de moineaux, tous entrent dans les cases et ressortent qui avec un coupe-coupe, qui avec une hache. Travailler avec toi, me dit l'interprète. Sur cinq mètres de front ils abattent tout, si bien que je n'emploie mes boys qu'à déblayer. Mes ouvriers bénévoles travaillent comme des nègres, c'est —


le cas de dire, sans même que je leur donne à manger. Hengoat qui arrive n'en croit pas ses yeux. Je le mets au courant. dommage qu'ils ne viennent dit-il, colle, Ça —

pas avec nous jusqu'au bout. Pendant huit jours ils nous serviront ainsi. Tu sais, nous pas pouvoir aller plus loin, me dit l'homme qui a vu Nouméa. tiens voilà pour toi. vieux, merci, Merci, mon -Et je lui donne une couronne (5 shillings). Il ne verra jamais sa route, mais je lui dois une flère chandelle, car sans lui, j'aurais passé un sale quart-d'heure. Un arrachement de cinquante mètres au pied duquel coule une rivière, nous arrête devant un glacis en pente raide, lisse comme un miroir. Le schiste s'est fendu dans la montagne et forme une muraille inclinée sans aspérités. Hengoat et moi, côte à côte attaquons la rampe à quatre pattes. Hengoat qui a juste dit glisse, Dieu, de Nom ça — le temps de s'aplatir pour ne pas descendre dans le bas. — Je retire mes tartines, dis-je, ça ira mieux. Nous nous retournons sur le dos, quel travail pour enlever nos chaussures. Sitôt que nous levons une jambe, hop, nous descendons d'une coudée. seulement si sortirons n'en Nous nous pas, — avions des ventouses aux fesses. L'homme est décidément l'animal le plus mal fait. Pour en finir, nous retenant l'un l'autre, nous montons à reculons sur les mains et sur le derrière. Nous retrouvons en haut un sentier, car ici les chemins sont sur les crêtes. Les chaînes de montagnes étant perpendiculaires aux rivages, les dénivellations dans ce sens sont minimes et les Canaques ont choisi les sommets pour établir leurs communica-

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tions. Tandis que dans le travers, il y a combes, vaux, monts et rivières difficiles à franchir et que les inondations fréquentes, la végétation plus épaisse rendent impraticables les vallées. A Woussy, le capitaine nous attend, il m'envoie avec Boggio, pousser une reconnaissance vers la baie Saint-Philippe. — Vous mettrez huit jours environ, prenez des vivres pour ce temps. En plus je vais vous donner une petite caisse de conserve, ce sera votre réserve au cas où des imprévus retarderaient votre avance. Par Valaé-Mavoli, nous partons. A l'étape de midi, nous nous installons sous le couvert près de la Poualapa. — Allez boys, y ou couk raïs (allez, faites cuire le riz). Je verse dedans le plat une boîte de singe et face .à face Boggio et moi déjeunons. C'est le menu de chaque jour, matin et soir. Mais cette fois, il y a les vivres de réserve et Boggio manque d'appétit. — Eh Baptiste, la petite caisse, dit-il de son accent australien lymphatique. — Attends, mon vieux, pas tout de suite. Quelques minutes après désignant le colis : — Eh Baptiste, les confitures. — Plus tard, plus tard, nous avons le temps de les manger. Le soir au dîner, même convoitise; te le houspille. — Ah non, mon garçon, tu ne vas pas me barber avec cela tous les jours. Ces vivres-là, nous ne les mangerons qu'à toute extrémité, et si nous n'en avens pas besoin, nous les rapporterons à Woussy. Si on bouffe tout au début, il n'y en aura plus, ensuite nous serons verts. Non, non, du riz et du singe, la confiture ne moisit pas en attendant.


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Il a boudé tout le long du chemin, à l'aller comme au retour, sans travailler, se contentant de suivre la colonne, les mains dans les poches et d'émettre des avis contraires aux miens. Sans mal, dans le temps calculé, nous atteignons la baie en suivant la rivière Tavoli. Je rapporte intacte la petite caisse à Woussy, que nous rejoignons par le même chemin. Boggio qui m'en veut de plus en plus, me fit bien voir sa rancune quelques jours après. Pour lever toute une portion de rivage, le capitaine m'avait dit: seize visées de devant je Baptiste, par pars — cents mètres, je ferai le travail grosso-modo, en me suivant, vous lèverez les détails. Boggio vous donnera six points de départ qu'il est en train de fixer. Au revoir et à ce soir. Il s'éloigne avec les boys à grandes enjambées. Je vais voir Boggio qui tripote sa lunette non loin de là. — Eh Boggio, donne-moi les points que je démarre. Il ne me répond pas et continue à manœuvrer les curseurs. de suite entends? Donne-moi Dis donc, tout tu — tes points que je suive la capitaine. — Attends, je travaille, plus tard tu les auras. Je reste à l'observer, il" tourne, vire posément, sans hâte, s'applique, cherche la petite bête et surtout cherche à m'agacer. Un temps assez long se passe sans qu'il ait daigné me parler. Il se venge de la petite caisse en faisant exprès d'être lent. non? Enfin Boggio, renseigner oui vas-tu me ou — — Eh, tu n'es pas patient, attends que j'aie fini, je travaille. — Mais moi aussi, je dois travailler, voilà plus d'une heure que je fais le poireau à t'admirer, tu te fous de moi.


— Eh non, si tu es pressé, marche devant, dit-il

nonchalant.

Sacrée tête de lard, il me fait attendre et le capitaine a depuis longtemps disparu. Il me faut courir tout en opérant. De plus j'aurais pu profiter de la marée descendante pour commencer mes travaux, sans ce fâcheux contretemps. Tandis qu'à l'heure où je pars, c'est l'étal de basse mer et le flux me prendra de court avant que j'aie fini; avec les falaises à pic, comment m'en sortirai-je? Pour gagner du temps, je ne mange qu'un ananas. La chaleur est atroce, j'ai une soif terrible, je cherche dans le sable un peu d'eau. Je rafraîchis ma bouche, mais cela me donne soif, car l'eau est salée. J'active mon travail et suis assez veinard pour finir avant la marée montante et la nuit. J'ai soif et faim, mais je n'en parle pas au capitaine de peur d'essuyer ses sarcasmes. — Allons demander l'hospitalité dans cette plantation, dit-il. Un colon anglais nous reçoit aimablement et nous offre table et chambre. Il disparaît jusqu'au moment du repas où il ne fait qu'une fugitive apparition, suffisante tout de même pour nous faire voir qu'il est ivre comme dix portefaix et nous faire comprendre que notre société est beaucoup moins intéressante que celle de la dive bouteille. Je mange de bon appétit et pour cause, d'une soupe au riz dans laquelle on a découpé des sardines. A la moue de capitaine, je crois que ce mets n'est pas mirifique comme cuisine, mais je ne fais pas ma lippe étant atteint de boulimie passagère; je mastique sans ap-

préhension.

Seul avec quelques boys, je vais en reconnaissance dans une région où nous n'avons pas encore pénétré.


Comme à l'habitude, j'emporte la valise de comrencontré, village premier le Taptsoum, Dans merce. j'installe mon éventaire; la clientèle afflue. You not salem one calicot? (Tu ne vends pas.

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un calicot?) — Yes. (combien). mach Aa — — One shilling. falla (donne-m'en un blon Guive my one my — pour moi). Cela fait un manou dont la mesure est une longueur de bras plus une largeur de poitrine. Je déchire en travers et voilà, au suivant. De marchand de nouveautés, je passe quincaillier. Je vends des couteaux, haches, tomahawks; puis buraliste, pipes, tabac, allumettes. Mais avec la camelote, s'épuise la clientèle. Alors un vieux s'approche. docteur, inapothicaire, voici Takata... et me — firmier, plutôt. Car je ne donne rien pour l'intérieur, tout pour l'usage externe. Il faut éviter la responsabilité d'une mort. Pas même un clystère, et il faut que ce soit un de mes boys pour que je risque un ipéca. Permanganate, teinture d'iode, pansements sont seuls employés, mais alors sans lésiner. Justement on m'apporte une femme bien mal en point. Si elle n'était noire, on verrait le jour au travers, elle n'a que la peau et les os. Qu'y puis-je? rien. Toutefois pour ne pas refuser et esquiver une insistance nuisible à ma personne, je dis au chef en montrant la moribonde : bien). good? (elle I mange cacaye — 1 not cacaye (elle ne mange pas). — — 1 drinck (elle boit). pas). drinck (boit Not — — I shlip good (elle dort bien).


— I not shlip (elle ne dort pas). Alors d'un air important, vraiment d'octoral : — Man, suppose you not cacaye, not drinck, not shlip, bimbaye you tead. (Homme, suppose que tu ne manges pas, ne boives pas, ne dormes pas, tout à l'heure tu es mort). — Yes. You spick ouoman (parle à la femme). — Ils s'en vont en dodelinant de la tête et moi je vais travailler dans les environs. Au retour j'apprends que la femme est décédée. Si je lui avais donné quoi que ce soit à avaler son trépas m'était imputable dans l'esprit des indigènes. Je passe mes levers au lavis avant de repartir. Mes godets de couleur sont devant moi, une femme s'approche. — Masta, head blon my, i not good. (Maître, ma tête elle n'est pas bonne). Il n'y a que la foi qui sauve, allons-y, comme je n'ai rien à lui donner, je prends un bouchon et le trempe dans le vermillon. Sur son front j'applique ce cachet qui n'a rien d'aspirine; puis avec du jaune et du vert, je réitère sur les joues et le menton. Très sérieusement j'opère et lui dis : — You go, i finish (allez, j'ai fini). Pour me remercier, elle me fait une révérence d'au-

tant plus comique, qu'elle a l'air d'un clown. Le capitaine me prend à part. — Baptiste, il faut absolument que vous cherchiez chicane au missionnaire anglais. Vous entrerez chez lui, vous provoquerez une querelle sous un prétexte quelconque et vous le frapperez. Je ne vous demande pas de le tuer, mais flanquez-lui une gif fle pour créer des embarras. Je serai obligé de vous punir, car il est évident que vous ne serez pas considéré comme étant en service commandé, je vous octroierai donc


trente jours de prison pour apporter un apaisement au conflit.

Je reste perplexe, c'est une combinaison qui ne me sourit guère. — Mon capitaine, ceci demande réflexion, je vous rendrai réponse demain. S'il s'agit de flanquer une râclée au pasteur, c'est simple; mais s'il me reçoit à coups de fusil, ça se complique. Je ne vais pas risquer ma vie pour d'aussi obscurs desseins. Au surplus en France comment prendront-ils mes trente jours de prison; c'est quej'ai déjà un relevé qui se pose là. La nuit portant conseil, je me récuse. — C'est dommage, me dit le capitaine, il s'est installé sur nos terrains, il a balancé une borne à la mer et supprimé nos délimitations. — Bien sûr, mais ce sont là des affaires pour lesquelles je pourrais recevoir un pruneau, non mon capitaine, je ne puis faire cela. Pour remplacer mon action personnelle, nous sommes allés parader sur la place du village dépendant de l'Anglais; mais sans résultat, nous ne pûmes provoquer d'incident. Nous déménageons pour Tassematte. C'est de ce village au bord de la mer que je me mets en route pour traverser l'île et chercher un chemin propre à relier la baie Saint-Philippe au cap Malotona à la pointe duquel est bâti Tassematte. Après quatre heures de marche, un de mes boys, malade, tombe sur le chemin. Je partage sa charge aux autres et pendant une heure encore il avance avec nous. Il tombe à nouveau, épuisé, impossible de le remettre sur pieds. Je lui dis de se reposer et de retourner en arrière. Car il est impossible de lemporter, c'est


ennuyeux de le laisser là sans soins, mais je ne puis faire autrement. Sur un plateau aride, garni d'une brousse sèche, nous suivons un sentier qui prend la direction de la boussole. Puis. nous entrons dans une région boisée ou la sente continue. Nous traversons un ruisseau et grimpons sur une plateforme de roc où je fais faire la pause. Mes porteurs s'asseoient. — Allez boys, you go water, to couk raïs (à l'eau pour cuire le riz). Aucun ne bouge. Je répète, même passivité. Je frappe sur l'épaule de Souroro le plus près, mais- il me répond en français : — Pourquoi ne vas-tu pas toi chercher l'eau? Je lui envoie une claque formidable. Tous sont debout en un clin d'œil, j'attrape ma carabine, les couche en joue et désignant trois d'entre eux :

— You go. Effrayés ils s'exécutent. Le repas pris je commande en route. Souroro reste assis, c'est le frère de celui que j'ai laissé dans la brousse, il le regrette sans doute son barata, mais il m'en veut plus de la

claque reçue tout à l'heure. — Eh bien .Souroro? Il se tait. Je le touche, il reste là, je le pousse un peu, il ne se lève pas; plus fort, il bondit et tire son couteau de sa gaine. Je le menace de mon fusil. — Allez, ouste, en route sinon gare à toi. Je me tiens sur mes gardes, c'est la première mutinerie. Il y a là-dessous quelque chose d'anormal, il faudra que je sache d'où viennent ces révoltes. Le calme renaît et je n'aurai plus à me méfier jusqu'au terme du voyage. Le sentier tombe dans une rivière peu abondante. J'envoie deux nègres sur l'autre berge chercher lar


route, mais ils ne trouvent plus rien; du reste la brousse est impénétrable en face. En suivant le sens du courant, je constate qu'il va sensiblement vers l'endroit qui m'a été assigné, je résolus donc d'entrer dans le lit du fleuve et de m'en servir comme chemin. Des pierres glissantes, coupantes, branlantes forment le sol, nous ne progressons que lentement. Nous devons contourner des cascades en manquant nous rompre le cou. Enfin la vallée s'élargit, la rivière se sépare en plusieurs bras et nous cheminons plus facilement. A une hutte isolée, on me dit qu'il y a un whiteman dans le secteur. C'est un missionnaire français vivant misérablement dans une case où pour tout meuble, il n'a que de vieilles caisses d'emballage. Je m'étonne de sa pauvreté, il me dit qu'il ne lui est alloué que 600 francs par an, tandis que les missionnaires anglais ont 6.000 francs, ce qui leur permet de commercer et d'être plus pour leurs catéchumènes, des pourvoyeurs mercantiles que des éducateurs religieux. Tandis que lui vit comme un anachorète, eux ont de superbes plantations où ils s'enrichissent. Au village de Tapounamalo, on me vend des taros et des ignames. J'ai le don d'intéresser le chef du village, qui entouré de ses sujets me détaille des pieds à la tête. Avisant le revolver pendu à ma ceinture, il dit : — Smoll masquet (petit fusil). louck. dis-je, masquet, Smoll you — Prenant le pistolet non chargé en main, je presse sur la détente en montrant à la ronde : — One, tow, three, for, five, six, seven, etc... Jusqu'à quinze ou seize, le barillet tourne toujours et on entend le déclic. — Finish, you tead (Fini, morts).


L'étonnement de l'assistance est à son comble, le chef regarde le revolver en faisant des « Tsst, tsst » d'admiration. Voulant frapper plus leur imagination, j'épaule mon mousqueton, et visant un cocotier : (attenje tire chef dis-je et Louk aout au man, — tion. Homme). La balle a traversé l'arbre de part en part; le nègre en fait le tour, colle l'œil à l'orifice et revient vivement impressionné. Je lui mets le fusil en main . recul lui le viser et Il tire choute... You sans — renvoie un coup de crosse dans la figure. la frottant dit-il mache, 0 i tou strong en se — joue. (Oh il est beaucoup fort). Le révérend français m'indique une piste qui évite en grande partie la rivière. Je la prends et je retombe assez près du lieu où je puis me mettre sur le sentier qui mène à Tassematte. Des canaques m'apprennent que le frère de Souroro est mort et enterré. De mes boys, je finis par savoir que la rébellion du début a pour motif une perfidie d'André. Il leur avait dit que j'étais un petit chef et qu'il ne fallait pas m'obéir. Il n'en faut pas plus pour que les nègres usent de leur indépendance ce qui peut avoir des conséquences graves. Je repars pour Tapounainalo avec le capitaine qui rouspète en arrivant à la Bellapa. dit-il. ici, passé n'êtes Vous me par pas — même capitaine, et Mais si, avons nous mon — suivi le cours d'eau jusqu'à la mer. d'appeler ça une du toupet Eh bien vous avez — route! Il faut franchir une cataracte, la plus forte chute, sur un muret de trente centimètres de largeur, en granit moussu et glissant; d'un côté le gouffre de dix mètres, de l'autre deux toises d'eau. Je prends


la tête. Malédiction, le boy du capitaine portant la pharmacie, perd l'équilibre et choit dans le précipice. Oh! là là quelle musique pendant que les autres porteurs vont repêcher l'accidenté. — C'est inoui, c'est inimaginable, il faut être fou, pour choisir une telle voie. A quoi pensiez-vous donc? — Choisir? je prends ce qui se trouve. Et puis ioù je passe, des babaos peuvent passer. Je n'ai pas d'aptitudes spéciales pour franchir les rivières, eux plus que moi peuvent le faire. Il n'y a pas de routes carrossables par ici, vous le savez bien. — Vous avez toujours raison, vous ne me ferez pas croire que c'est là un chemin facile. Il se calme en voyant revenir son boy ruisselant et en empruntant le sentier qui va à la mer par Tanogani. Dans une case de ce village où nous entrons le capitaine et moi, nous voyons appuyées à la cloison deux jambes de canaque coupées à micuisse. — Tiens, i cacaye man; me dit le capitaine, je voudrais bien voir cela. C'est dans ce village que nous retrouvons l'assassin que les miliciens de Vaté avaient la prétention d'arrêter. Il travaille quelques jours avec nous; mais nous n'avons garde de mettre la main dessus. A Tapounamalo, le yacht est à l'ancre; le reste de l'équipe a pris possession d'une maisonnette de bambou. Dans les palétuviers je découvre des huîtres. Nous en pêchons une grosse quantité et nous nous régalons de ce mollusque; ce qui provoque chez tout le monde une recrudescence de fièvre paludéenne. Il faut porter à André qui est dans la brousse des vivres et je suis désigné. La godiche me travaille, je marche


comme un somnambule, et plus je m'enfonce, plus il me semble que le mal s'intensifie. Abattu, je -ne puis plus continuer, je m'arrête dans un village et dis aux boys : You go Masta André, to take rais. (Allez, porter

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le riz).

Je sais qu'il n'est plus éloigné et j'entre dans une case vide, m'étends sur des nattes de jonc et m'endors. Tout l'après-midi et toute la nuit, je reste plongé dans un sommeil réparateur, sans qu'on vienne me déranger. Je reviens sur mes pas la fièvre apaisée. Retour à Tassematte avec le capitaine, les autres contourneront la presqu'île Cumberland et nous rejoindront plus tard je ne sais où. Nous remontons de Tassematte à Vassalea. Nous nous arrêtons dans la vraisemblablement où passerons nous une case nuit. Un bateau de commerce anglais est mouillé dans la baie. Le Capitaine me dit : Nous n'avons pas grand'chose à boire, Baptiste, allez donc chercher une caisse de bière. Dans une pirogue à balancier, j'accoste le navire. Pour une guinée, on m'apporte une longue boîte sur laquelle je lis 54 bouteilles. Eh bien voilà de quoi étancher la soif du capitaine; quarante litres de liquide à deux, ce sera sûrement suffisant. J'ai eu vent que le capitaine voulait me passer un les~feabaos. fait de voies à suite sur mes savon comme Je crois l'heure venue, car cette prodigalité est un indice. Le capitaine va essayer de me griser, sachant que j'ai la tête chaude, il préfère ne pas aborder la question quand je suis à jeun. à la nôtre, cette bière est Baptiste, Eh! bien, — fraîche et bonne, c'est un plaisir que nous n'avons pas eu depuis longtemps. Buvez donc, mon vieux.


— Après vous, mon capitaine. Je le force à trinquer et à boire; s'il boit autant que moi, il sera dans le même état que moi, donc à armes égales. Voyant que la bière ne produit pas d'effet, il propose : — Si nous prenions un pernod? capitaine. voudrez Comme mon vous — Nous dégustons la purée verte et remettons ça. Quand il lève son verre, je lève le mien, quand il boit, je bois; quand il trinque, je trinque, .c suis tous ses mouvements. Au troisième apéritif, il devient prolixe, au quatrième, lyrique; au cinquième, trivial et grivois; au sixième, il bafouille. Cela fait trois fois que je jette sous la table le contenu de mon verre. Je gagne la partie avec du whisky, il est passé minuit Alors, j'attaque. à me dire, Je sais quelque chose vous avez que — mais vous n'osez pas. Je ne veux rien préciser, je ne veux citer personne, je tiens seulement à ce que vous sachiez, que comme toujours j'ai eu raison, que moi seul ai raison. — Heu... mon vieux... oui, oui... je.- tu, tu... comprends... discipline, service... — Ça va bien, nous reparlerons de cela plus tard, si vous y tenez. Maintenant, on pourrait dormir. — J'ai soif. Nous reprenons de la bière et à l'aube nous godailIons toujours. — Boire le café... à Valouna. — A Valouna? — Voui... les autres... y sont. Ah! bien, je ne savais pas qu'hier soir nous ne pouvions faire un kilomètre. Il ne fallait pas de témoins à la prise de becs, ça devait se passer en douceur.


dis-je. route, Alors, en — Bras dessus, bras dessous, nous arrivons au campement. Le café est servi sur la table; André et Boggio sont penauds. Le capitaine trébuche, voulant se retenir à la table, il n'attrape que la serviette tenant lieu de nappe et répand tout sur lui. sale, dégoûtant... suis Baptiste, — Je nage dans la béatitude . Oui, t'es dégueulasse, que veux-tu, un falzar, une liquette où qu'elle est ta malouze? Là... Je lui donne des vêtements propres et le couche. Sur le cahier de marche on peut lire ce jour-là : empêche plage la soleil du réverbération sur La « tout travail ». Et celle de l'alcool sur le cerveau alors? L'histoire n'eut pas d'autre fin. Je fais le dernier cheminement avec le capitaine. Nous avions escompté un temps trop court et il nous fallut envoyer quatre boys chercher des vivres. Le soir ils n'étaient pas de retour. Les autres commencent à grogner. Je leur donne une leçon d'abnégation en leur expliquant que parfois il faut faire des sacrifices, travailler d'abord, manger si on peut, l'abstinence est nécessaire, il faut savoir se résigner. Cette morale chrétienne de notre civilisation n'a aucun succès. Souroro qui est certes le moins docile me dit : boulouk? prends-tu donc, Dis un pour me — (bœuf). Le capitaine en quête d'aliments revient avec quelques taros, c'est tout ce qu'il a pu se procurer au village. Nous en gardons un pour nous et donnons les autres aux nègres qui murmurent. Avec nos armes, nous grimpons sur le toit d'une cabane à cochons pour grignoter notre racine. La situation est critique. Enfin, des lueurs paraissent dans la brousse.


Ce sont nos ravitailleurs qui se sont dévoués et ont tenu à nous rejoindre malgré l'obscurité. Nous leur

donnons double ration et servons les autres. Les travaux finis, nous mettons le cap sur Luganville, le yacht et l'équipe nous attendent. Le capitaine est satisfait et croit devoir me complimenter. — Baptiste, je vous remercie, c'est bien, vous avez montré un courage exemplaire dans les dernières étapes et un dévouement dont je me souviendrai; je vous félicite devant vos camarades. Ça va mieux qu'à Vassalea, le baromètre de l'estime remonte. C'est un type supérieur par son cerveau, ce capitaine, mais à cause de cela, il est lunatique; ce qui est parfait aujourd'hui n'a guère de chance de l'être demain. C'est bien un chef militaire, il en a la décision, l'énergie, la volonté, la clarté dans l'élaboration, la fermeté dans l'exécution, autant de qualités malheureusement accompagnées de gros défauts. — Voyons, les enfants, est-ce que nous attendons le Tratra pour retourner à Vaté, ou bien prenonsnous notre yacht. Le Tratra ne passera ici que dans une semaine. Avec le yacht, nous nous acheminerons tranquillement. — A mon avis, il vaut mieux se reposer ici, et attendre le Tratra, que nous baguenauder sur ce sabot qui roule bord sur bord, dis-je. — Et vous autres, qu'en pensez-vous. Les autres à l'unanimité préfèrent le yacht, évidemment, le contraire m'eut étonné. Force reste à la majorité et je suis dans une humeur massacrante. Il y a à peine une heure que nous avons laissé Luganville, quand le commandant du côtre nous dit : — La pression atmosphérique descend considérablement, un cyclone approche, si vous m'en croyez, nous nous réfugierons à Malo.


répond le capivoudrez, Faites vous comme — taine R... La mer était d'huile pourtant et le soleil déclinant était vif. La brise chaude soufflait doucement, partout le calme et le silence. Vers l'ouest le ciel devint ocre, des vapeurs rousses semblaient monter de la mer dont l'eau noircit. La brise fraîchit et comme nous passions le canal Wawa, le vent s'éleva soulevant des vagues courtes frisées d'écume. Le côtre accrut sa vitesse, la toile qui faseyait fut tendue, toutes voiles dehors, nous filâmes droit sur la vague qui grossissait avec le vent. Sodain le ciel s'assombrit, le soleil disparut derrière un énorme cumuJus aux franges cuivrées tenant tout l'horizon. Avec furie, le vent tomba sur nous, soulevant des lames si hautes que je ne vis plus l'île où nous allons aborder. Nous entrâmes dans la baie et de suite jetâmes l'ancre. Tous à la manœuvre, nous carguons les voiles, enlevons les têtes de mâts, fermons les écoutilles et descendons à terre. L'ouragan fait rage, des nuages de sable tourbillonnent sur la plage. La mer offre un spectacle tragique, des vagues monstrueuses montent à l'assaut des rochers où elles se brisent et déferlent dans un tumulte de coups de canons. On dirait d'une immense bataille d'artillerie. Il fait si sombre sous ce ciel fuligineux, que nous avons peine à voir une habitation où nous nous dirigeons. La tempête couche les arbres qui font entendre des craquements sinistres, mêlés aux hullulements du vent dans les branches. C'est la plus forte tempête à laquelle il m'ait été donné d'assister et je me réjouis d'être sur la terre ferme. Un éclair fantastique illumine la pénombre, suivi d'un formidable coup de tonnerre qui couvre le bruit de la mer et des arbres. Les nuages crèvent, la pluie tombe en avalanche,


pluie chaude des tropiques, qui forme une buée sur le sol, ajoutant à l'ombre. Deux jours et trois nuits dura ce cyclone, pluie, vent, orage ne cessèrent pas; il tenait toutes les îles. J'étais dans une humeur exécrable, exaspéré par cette réclusion forcée dans cette case, énervé par les décharges électriques de l'atmosphère et par C'e mauvais phonographe du colon qui nous serinait des airs vieux de dix ans. Le matin du troisième jour, le soleil brille dans un ciel pur, le calme est revenu et nous descendons vers Malicolo. Notre curiosité nous incite à aborder. Des rochers et des falaises bordent le rivage des Sman. nambas, la végétation est rare, du moins au bord de la mer. Seuls quelques arbres autour d'un premier village, portent en guise de fruits, un nombre incalculablè de crânes humains. Nous sommes chez les plus féroces anthropophages, selon les dires, car pour ce qui est de nous, ils ne nous mangèrent pas. Nous sommes restés avec eux trois jours, nous leur avons parlé, nous avons bu, mangé, dormi dans leurs cases, sans qu'ils nous cherchent noise. Oh! ils ne sont pas très sympathiques, mais en cela comme leurs frères des autres îles, nègres ils sont, et leurs visages aux traits durs inspirent plutôt la répugnance que la confiance. Laissant Malicolo, nous passâmes près d'Ambrym. Ambrym est une île volcanique par excellence, la montagne crache toujours des vapeurs et le feu intérieur en activité, éclate parfois en éruptions. La lave coule et s'ajoute en refroidissant aux basaltes qui forment les rochers d'Ambrym. On en voit très * bien les coulées récentes, peu de végétaux en cette île et les quelques habitants y trouvent juste de quoi ne pas mourir de faim. Nous cotoyons Api plus riante


que la précédente et longeons Vaté où nous réabordons à Port-Villa. Tous les habitants se sont empressés vers nous. — Où étiez-vous pendant le cyclone? Vous êtes le premier bateau que nous voyons depuis huit jours. Le Tratra a sombré, il n'y a que quelques survivants. Onze autres bateaux ont fait naufrage, c'est un désastre, les plantations au nord sont ravagées, ici nous avons eu la fin et peu de mal. C'est sur ces tristes nouvelles que nous prenons nos quartiers de repos. Tous mes camarades sont rongés de fièvre. Seuls le capitaine et moi pouvons faire figure de bien portants. Quelques jours de farniente et de quinine auront raison des plus malades.


VATÉ N.,us

sommes logés à une vingtaine de kilomètres de Port-Villa dans un pavillon superbe que nous devons à la générosité de Tom, métis et colon. Sa plantation est magnifique, cotonniers, caféiers, cocotiers, bananiers, maïs, croissent en quantité et avec succès. Il est vrai que quatre cents nègres travaillent là. Tom est un riche planteur, d'esprit large, aussi a-t-il fait construire pour ses serviteurs un grand village, aux cases bien agencées. Lui-même a une très grande maison coloniale, belle villa qu'entourent les jardins et communs, étables, écuries, séchoirs, granges, remises et autres installations du plus bel aspect. Le soir de notre établissement chez Tom, nous fîmes connaissance d'un Allemand, établi dans l'île. Il avait fait partie de la mission de délimitation allemande, qui avait abandonné ses travaux à cause du climat tropical auquel les Allemands ne purent résister. Il se présente lui-même : Lieutenant Muller, et tout de suite s'adressant au capitaine : Mon capitaine, vous avez de fameux soldats, petits et secs comme ils sont, ils ont une enduranc extraordinaire, un si grand courage, que je les ad-


mire, et du travail qu'ils ont accompli, je les félicite vivement. Je salue ici le lieutenant Muller, c'était un homme affable, d'éducation délicate, d'esprit subtil, d'un tact parfait. Il nous appelait ses petits soldats, il affichait avec nous une courtoise familiarité. Quand je dis qu'il avait du tact, cela peut paraître bizarre pour un Allemand, du moins le dit-on, pourtant pour lui c'était vrai. Bâti comme il éfait, avec ses grandes jambes, chaque soir, venant prendre l'apéritif, d'un seul saut, il franchissait les cinq marches de l'entrée de la maison. Cela agaçait le capitaine R... qui croyait que Muller nous lançait un défi. Aussi nous dît-il : — Il faut lui faire voir que vous aussi vous êtes capables de sauter cinq marches. Nous nous essayâmes, et un soir prenant de l'élan, tous l'un après l'autre, nous bondissons à la file. Ce que voyant, Muller allume une cigarette, et lentement sans ostentation, monte les degrés un à un. — Nous ne serons jamais que des crétins avec notre orgueil imbécile, soufflai-je à André qui m'approuva. Muller était là en observateur, pour défendre sua tempore les intérêts de son pays, les mêmes que les nôtres bien entendu. Lui n'était pas en uniforme, mais on pouvait voir dans la plantation des canaques coiffés du petit béret à bande rouge, vêtus de la tunique noire à brandebourgs et du pantalon bleu, qui étaient la tenue de paix du soldat allemand. Le capitaine R..., lorrain et revanchard, ne pouvait souffrir les Germains. Muller s'en rendit compte, mais n'y faisait aucune allusion. Il estimait le capitaine qui pourtant n'était pas toujours correct et manquait de civilité. Un jour que Muller lui demandait sa pho-


tographie en souvenir de lui, ne lui répondit-il pas sèchement : — Monsieur Muller, vous Allemand, je vous tolère, personnellement, mais en général, vous me dégoûtez. Muller ne sourcilla pas, il se mettait au-dessus de ces contingences, et s'il méprisa ensuite le capitaine, il ne le fit pas voir. Il devait avoir des lettres de créance, car le gouverneur de la Nouvelle-Calédonie étant venu à Vaté, nous fûmes étonnés de voir Muller caracoler à ses côtés, en conversant d'une façon très intime. Ce qui provoqua chez le capitaine cette remarque rageuse : — Il se fourre partout celui-là. Nous allions à leur rencontre et mîmes pied à terre. Le gouverneur charmant fit un speech au capitaine, lui passa de la pommade officielle, enfin la kyrielle de mentions de satisfaction habituelle des autorités. J'étais à l'écart, mais le capitaine daigna me présenter : — Monsieur le Gouverneur, le soldat de première classe Baptiste, excellent garçon... — Enchanté, mon ami, enchanté, me dit-on en me serrant la main. — ... qui se saoule comme une vache, achève le capitaine dans un gros rire. Ça m'a coupé la chique, je me saoule, mais il oublie que si je me suis saoulé à Espiritu-Santo, ce n'est qu'avec lui, et moins que lui encore. En tant qu'homme du monde, il a parfois des façons de palefrenier. Le gouverneur s'en réjouit, c'est bien, mais tout de même. Nous travaillons un peu à corriger nos levers et à mettre de l'ordre dans nos carnets. Nous sommes surtout en convalescence. Nous allons nous promener


de temps à autre dans les plantations. Tom le maître qui chaque jour part en tournée, me dit : — Fais seller un cheval, et viens avec moi, je vais

te faire voir un homme fort. A travers la brousse, nous chevauchons jusqu'à une habitation étrange. Montée sur pilotis quoique n'étant pas dans une région lacustre, une case en bois très bien construite est le home d'un métis. Hercule devrait paraître petit auprès de lui. Jamais je n'ai vu un homme taillé de la sorte. Sa hauteur doit bien atteindre deux mètres, un cou de taureau, une poitrine formidable, une carrure de géant, des bras comme mes cuisses, et des cuisses comme... comme je ne sais quoi tellement elles m'ont semblé énormes, le tout bardé de muscles saillants. — Bonjour, dit Tom, je te présente un ami, Baptiste soldat de la mission; Baptiste, mon camarade Jonnhy Lehman. — Très heureux, Jonnhy me serre la main que je crois prise dans un étau. — Jonnhy, raconte-lui donc ton naufrage. Nous parlions l'autre jour de la traversée de la Manche à la nage. Je lui ai dit que tu étais resté quarante heures dans l'eau, il est incrédule. Le colosse sourit, j'étais tout oreilles, il commença : — Avec François, commandant d'un bateau recruteur dont j'étais le second, nous fûmes pris dans une violente tempête. Malgré nos qualités de marins, notre navire fit naufrage. Je plongeai et revins à flot pour voir non loin de moi, mon capitaine agrippé à une vergue et se maintenant difficilement sur l'eau. Autant que je pus m'en rendre compte, nous étions les deux seuls rescapés. Je soutins donc François et nageant, j'essayai de gagner la côte d'Ambrym, la

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plus rapprochée. Mais la mer était démontée, nousrisquions de nous tuer sur les roches. J'essayai de battre la lame, inutile, sa force était si grande qu'au retour nous étions emportés au large comme fétu. Dix fois je fis cet effort de nager contre le flux, dix fois nous fûmes ramenés. Nous avions dérivé, un courant circulaire créé par le typhon, nous emmena, à une telle vitesse que je ne vis bientôt plus Ambrym, mais Malicolo. J'essayai là aussi d'aborder, mais je ne pus sortir du courant. Je ne nageai plus et me laissai porter par la vague. Trois fois nous fîmes le trajet entre les deux îles. François n'en pouvait plus, je sentais mes forces m'abandonner. Pas un navire en vue par ce temps épouvantable. Heureusement quenous n'avions pas à craindre les requins qui dans. cette mer déchaînée se tenaient dans les fonds. Enfin,le soir du deuxième jour, la tempête se calmait un peu, une lame nous jeta à la côte où nous eûmes lebonheur de choir sur le sable. Nous étions à Ambvym. Complètement épuisé, je m'évanouis. C'est François qui, revenu plus vite à lui, retrouva des forces etme ranima. Ces deux jours furent les plus terrifo^eide mon existence. Ceux-là et celui où je tuai un. matelot, dit-il d'une voix plus basse. Il énergie fallu fantastique, dis-je. a vous une — — Oh! j'ai fait mieux depuis, vous le voyez, puisque je me suis retiré ici où je vis en ermite. Question de prédilection, de convenance, Il hocha la tête. Non, Monsieur, non; ma force qui me fnt. salutaire plus d'une fois me fut aussi fatale. Ivre, dans--un café de Nouméa, j'eus une altercation avec un marin. Inconscient de ma puissance, d'un coup dt poing, je lui démolis le crâne. C'est mon seul re-mords, je n'ai tué que cet homme-là, mais depuis je-

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vis en cénobite, jamais plus je n'ai touché une goutte de ce poison qu'est l'alcool. Je ne sus que répondre, j'admirai la grandeur d'âme de cet homme si fort s'astreignant à cette vie austère. — Baptiste, me dit Tom le colon, nous allons marquer les bœufs, cela t'intéresse-t-il? A cheval avec les stockmans, nous parcourons la brousse. Comme les gauchos des pampas argentines, les stockmans, sur des purs sangs rapides et fougueux, le chef couvert d'un chapeau à larges bords, en manches de chemise, gardent et chassent les troupeaux de bœufs. Sur des selles à pommeau, avec un lasso mais sans bola, un fouet à manche court à la main, ils montent sans chaussures, serrant l'étrier entre les deux plus gros orteils. Des nègres armés d'ustensiles sonores, chaudrons ou casseroles, se sont disséminés dans la jungle. Ils frappent sans discontinuer, rabattant de leur tintamare, toutes les bêtes dans un pacage. Les cavaliers s'éparpillent, poussant les bestiaux de leurs chevaux et de leur fouet, vers un passage étroit, encaissé, où ils s'engagent un par un. Deux hommes surplombent le couloir, tiennent -de longues perches portant à leur extrémité un chiffre chauffé au rouge qu'ils appliquent sur la peau de l 'animal. Parfois au lieu de la marque à chaud, on leur coupe la queue, ce qui est moins facile. Ainsi on sait combien de bêtes viennent dans l'année et aussi combien de têtes comprend le troupeau. Ces animaux vivent en liberté. De temps en temps, on en tue pour les besoins de la plantation, les autres sont vendus. Avec Tom le boy, nous partîmes à la chasse sur lia demande du planteur qui me remit une winchester. — Masta, one boulouk.


Un superbe bœuf paissait tranquillement devant: moi. Je vise, attentivement et lui envoie une balle en, plein front. Lentement, la bête lève la tête, du sang; coule de son crâne, elle roule ses yeux de droite à; gauche et se remet à ruminer. J'en demeurai abasourdi. Je me déplaçai et tirai dans l'oreille, je lecouchai raide. En continuant nos recherches, noustombons .sur un animal s'abreuvant à un ruisseau. tendant dis-je lui choute, lui Allez,. Tom, en you — la carabine. Sans ajuster il envoie une balle dans ledos de la bête. Folle de douleur, celle-ci bondit, re-nifle et la bave aux babines se lance vers nous. J'ar-rachai la carabine à Tom et crevai un œil au bœuf.; Cela brisa son élan; j'en profitai pour l'aveugler.. Alors, à genoux, la tête dans le sol, l'animal griève-ment blessé, tournait sur lui-même grognant et soufflant. Je l'achevai d'une autre balle.


LES CANAQUES

On a beaucoup écrit .sur les Canaques, mais les

-folkloristes ou voyageurs ont déguisé la vérité, ou bien faute de documentation, ont ergoté sur des dissertations erronées. On a même fait des films cinématographiques qui ne sont qu'un vaste bluff. Il -faut dire à la décharge des écrivains et des cinéastes^ qu ils n'ont jamais pénétré à l'intérieur des iles et se sont contentés de planter leur tente sur les côtes aux environs des plantations. Seule, Titayna, la grande voyageuse, a recueilli assez d'éléments véridiques pour donner une idée à peu près exacte de ce qu'est le Canaque Néo-Hébridais. La vie de celui-ci est dictée par l'endroit où elle s'écoule. Il ne recherche pas d'amélioration, il ne se crée ni obligations ni besoins, il se contente du nécessaire que la nature lui procure, sans vouloir de superflu. Le principal de son aliment est composé de taros et ignames, racines farineuses genre tubercules, qui poussent avec rapidité et ne demandent aucun soin. La brousse lui donne des fruits, noix de coco, oranges, citrons, ananas, cannes à sucre, bananes, -goyaves et même de petites tomates pas plus grosses <me des cerises. Les bananes sont de deux sortes dont


Ja plus belle est immangeable, tant son goût est détestable. Les goyaves sont des grosses prunes à chair

jaune et peau grise, dont la saveur forte d'essence de térébenthine disparaît quand on en mange plusieurs. Un arbre, le jaquier ou breadfood, ou arbre à pain, fournit un fruit qui, cuit dans la cendre, donne un -excellent aliment d'aspect semblable à un cake. Le canaque mange les taros et ignames en les faisant cuire à l'étouffée. Ou bien il prépare ce qu'il appelle -du Lape-Lape; râpures de racines crues, tassées dans Tin gros bambou vert qu'il tourne ensuite au-dessus du feu. Au bout d'un certain temps, il sort un boudin rigide, à moitié cuit et fort indigeste. En dehors des espèces nutritives, la flore possède des plantes qui servent au canaque pour son habitat, pour ses armes, pour son vêtement. Le bois des bourayous, manguiers, flamboyants, châtaigniers, aréquiers, bambous, banians, servent aux charpentes, armes, clayonnages, pirogues ou autres choses suivant les lieux. Le fameux bois de fer lui donne les casse-têtes et les manches de haches. Il y a aussi une sorte d'arbre dont les fruits ressemblent à des billes de billard; sphériques comme elles, blancs et de même dimension, ils ont la dureté et l'élasticité de l'ivoire. La plus bizarre des plantes est un genre de drosera ou dionée carnivore qui digère de la -viande comme un estomac et laisse des excréments comme un homme. A côté des phanérogames dont la plupart sont utiles au canaque, il y a toutes les catégories de cryptogames, champignons, fougères. lichens, mousses, prêles tapissant ou encombrant la brousse et le littoral. Le canaque mange peu de viande, car la faune comestible est rare et se réduit à deux individus


qu'il chasse, un mammifère : le cochon noir, sortede sanglier à défenses tournées comme des corner de mouflon; et un oiseau : le notou. L'indigène a un sens inné de la chasse, il y déploie une vigueur, uneadresse, un instinct sans pareils. Il assomme le cochon avec une flèche à masselotte de bois de fer,. avant de l'égorger et pour descendre le notour il prend une flèche très pointue ou bien de la; main avec une pierre coupante il le blesse mortellement sans jamais rater son coup. Le canaque dans la brousse tue rarement d'autres animaux. Je crois même que pour le serpent vivant, il a un respect exagéré, issu de la crainte ou d'une idée religieuse; ce qui ne l'empêchait -pas dele manger quand je le tuais. Il y en a des multitudes, mais inoffensifs, du moins n'en ai-je pas rencontré de venimeux. Jamais aucun ne m'a attaqué, pourtant dans la brousse, combien n'en ai-je pas dérangé de ces ophidiens. En écartant les lianes pour passer, souvent ma main se retirait vivement, par réflexe, èe cause de cette sensation de froid désagréable queprocure le corps du serpent que mes yeux ne distin-guaient pas. Longs de un mètre et demi environ, groscomme l'avant-bras, ils affectent la forme des lianes et en ont la couleur. Parfois aussi sur le chemin, l'un d'eux dormait enroulé en spirales. Mes boys s'arrêtaient : Masta snake (serpent). Ce qui voulait dire aussi (passe devant). De macanne je le tuais en lui brisant les vertèbres; ou bien quand sa tête se dressait, d'un mouvement lent d'être paresseux; avec une mince liane, je l'étranglais, car on peut facilement les supprimer avant qu'ils n'aient pris toute leur vigueur. Si dans la brousse ils étaient gris et sombres, dans les rivières ils étaient d'un

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jaune verdâtre. Au-dessus des cours d'eau, les arbres se rejoignent et forment un dais de verdure où fourmillent ces serpents jaunes. Il n'est pas rare de voir quand on marche sous ces feuillages, sur un court espace, cent têtes qui tirent la langue à ceux qui passent et les réveillent. Avec le coupe-coupe, on tranche le corps de ceux qui trop hardis s'approchent. Une énorme chauve-souris, la roussette, emplit du battement de ses ailes la nuit hébridaise. Ce chéiroptère est invisible le jour, il faut être canaque pour le discerner pendu aux branches. On l'assimile à tort au vampire, il n'attaque pas l'homme, ni les animaux pour sucer leur sang. Mais par contre il se repait d'une quantité considérable d'insectes et il serait à souhaiter que le nombre des roussettes soit centuplé pour exterminer les moustiques. Ah! les moustiques, quelle engeance, même sous la moustiquaire, même au milieu de la fumée de bois vert, quand tombe le soir, on en est entièrement couvert. Leur musique agaçante irrite autant que leur piqûre. Ils sont de telles légions qu'il est impossible de s'en défendre. C'est la plaie des îles et tous les autres insectes réunis sont bien moins à redouter. Toutefois des petits scorpions noirs vous tiennent compagnie sous la couverture et des scolopendres longs de vingt centimètres secrètent un liquide corrosif qui brûle comme un fer rouge. Dans la brousse, d'énormes araignées genre épeire se promènent, soutenant difficilement leur corps gros comme le pouce, avec leurs longues pattes velues. Ces araignées sont hideuses, mais moins encore que les cancrelats qui habitent les cases. Des tiquets, moins gênants que les moustiques parce qu'infiniment moins nombreux, sont tout aussi voraces. Ils enfoncent leur suçoir et


leur tête dans un pore de la peau. Il faut leur fendre le corps pour les extraire entièrement, car si on leS. tire tels quels, la tête renflée se sépare du tronc et reste dans la chair provoquant des flegmons dangereux. Diptères, hémiptères, hyménoptères, aptères, et autres ont leurs représentants moins en vedette,. sauf les lépidoptères, dont le phalène doré, magnifique papillon aux larges ailes ne peut passer inaperçu. Dans les santals citrins de la côte ouest, des colonies de perruches, aux plumages verts et jaunes, ont élu domicile et font un tapage de leurs cris stridents quand on les approche. Si le canaque de l'intérieur est un adroit chasseur, celui des rivages est un fin pêcheur. Il faut dire que pêche et chasse sont deux sports pour lesquels le canaque emploie les mêmes procédés et les mêmes armes, il conserve donc dans l'un comme dans l'autre ses excellentes qualités. Pour atteindre le poisson de sa pirogue ou de la rive, il a une flèche à trois dents qui se fiche dans le corps de l'animal,. lequel tournoie et remonte à la surface où le pêcheur le cueille au passage. Mais depuis l'établissement des blancs sur son territoire, le canaque né malin, préfère les cartouches de dynamite dont il a apprécié le pouvoir destructeur, parfois sur lui-même, car j'en ai vu un se faire déchiqueter les mains par un éclatement prématuré. La faune abyssale et littorale comprend toutes les variétés connues et inconnues de poissons, mollusques et crustacés. Il y a même au dire des indigènes des cétacés qu'ils appellent vache marine ou cochon marin, mais je n'en ai jamais vu. Ce que j'ai pu observer à mon aise, ce sont les requins. Ils viennent effrontément au plus près des. rivages. Les canaques ne s'en effraient pas et il est


extrêmement rare qu'ils en soient victimes. Nageant à l'indienne entre deux eaux, le canaque se baigne «n groupe. Tous les vingt mètres, il sort la tête pour respirer et en profite pour frapper violemment l'eau de ses deux mains. Le bruit tient le squale à distance. Il s'éloigne au fur et à mesure que les canaques avancent. On peut voir son aileron tracer un sillage toujours à une trentaine de mètres des nageurs. A l'embouchure des rivières, on trouve des soles de si grande dimension et de telle couleur, qu'on les confond avec les pierres plates sur lesquelles on pose le pied. Souvent j'ai failli monter sur ce poisson, alors mes nègres me prévenaient : — Masta louck aout; car des nageoires tranchantes font des entailles profondes et douloureuses. Les mollusques à coquilles sont innombrables, et ces çoquillages depuis le plus gros qui est énorme. jusqu'au plus petit qui est minuscule, feraient la joie des conchyliologistes. Les canaques mangent le poisson cuit ou cru. Dans ce dernier cas, ils préparent une marinade faite de jus de noix de coco et de citron mélangés. Ils déposent les poissons tels qu'ils viennent de les pêcher dans cette marinade et pour tous pickles, coupent des citrons en petits cubes. Après quatre heures de cette venaison, ils mangent, ce qui n'est guère bon pour les estomacs délicats. Le canaque néo-hébridais n'ayant pas une alimentation carnée, n'a pas cette apparence de robustesse de ses congénères des Loyaltys. Le Loya1tien est grand, large, tout en muscles, présentant des sujets forts, parfaitement proportionnés, très noirs qui ont le type prognathe, nez épaté, lèvres épaisses, yeux jaunes. Le Néo-Hébridais est plus petit, plus fin, plus élancé; c'est un négroide plus qu'un nègre, son nez


est droit, ses lèvres plus minces, son teint le plus sombre est chocolat mais plus souvent café au lait. Il en est qui ont des taches très blanches; je sais que cela est imputé à une maladie de la membrane noire. Mais j'ai eu avec moi, un canaque entièrementblanc, sans incarnat, aux cheveux blonds et crépus, aux yeux rouges. C'était un albinos, mais pas de cette race d'ilotes qui vit en Afrique, au contraire,, très intelligent, il s'assimilait rapidement. Un village canaque est un ensemble de cases ins-tallées en cercle autour d'une place, à l'entrée de laquelle sont plantés des bambous fendus dans toute leur longueur, sortes de harpes éoliennes et parfois des statues de divinités en bois grossièrement sculpté. Chaque case se compose d'une seule pièce rectangulaire, fermée par un soubassement de terrebattue de quatre-vingts centimètres de hauteur au ras duquel part le toit. Ce toit est identique à nos toits de chaume, composé de bottes d'herbe sèche ou de larges feuilles alignées par recouvrement; il repose sur une charpente de bois. Une unique ouverture aère la pièce, c'est la porte qui est large de cinquante centimètres, il faut s'accroupir pour pénétrer. A l'intérieur, il fait très sombre, et l'atmosphère est empestée de fumée âcre; le sol de terre battue est humide et pour tout meuble, à terre des nattes dejoncs, luxe suprême, ou plus communément des herbes servant de couche. Dans la charpente sont accrochées les armes; arcs, sagaies, flèches, cassetêtes et haches. Les pointes de flèches sont constituées par des os travaillés de crocs acérés. Pour rendre mortelles les blessures, les pointes séjournent un long temps dans de la viande en putréfaction, c'est le seul poison employé. En réalité la mort est provoquéepar le tétanos, communiqué par les saletés adhérant


â l'os. Les lames de sagaies ne sont autre qu'un tibia

fendu, ouvragé de dards aigus, il est enfilé à l'extrémité d'une hampe de bois très lisse. En pénétrant dans la case, on se heurte immédiatement au feu. Le canaque entretient constamment un brasier, tant pour chasser les moustiques que par coutume. Si un étranger s'approche de ce feu •et fait mine de prendre un brandon, le propriétaire du lieu s'interposera en disant : — Tabou; ce qui se traduit par sacré ou défendu. S'il n'a pas eu le temps d'intervenir, pour prévenir un geste sacrilège sans doute, il jettera son feu et en allumera un autre, sans toutefois montrer de colère. Les naturels de la côte se servent d'allumettes que les européens leur "vendent, mais ceux de l'intérieur ont conservé la méthode des premiers âges. Sur une planche de bois demi-dur et pulvérulent, le canaque trace un sillon avec un morceau de bois de fer taillé en spatule étroite; puis dans cette rainure, il frotte rapidement. L'art consiste à accumuler les poussières au même endroit; celles-ci par échauffement dû au frottement s'allument, en soufflant légèrement le feu est avivé et communiqué à des brindilles sèches. Dans une case il y a parfois plusieurs feux. C'est que là habitent plusieurs hommes ayant assez de notoriété pour posséder un brasier particulier. Les canaques, quand ils ne sont pas assez riches pour avoir une femme, vivent en commun et ceux de la même case sont frères, non pas consanguins, mais baratas d'amitié. Quand l'un ceux-là a tué assez de cochons ou d'hommes, il prend un feu à lui, car la supériorité s'affirme en tant que chasseur ou guerrier. C'est par le nombre de dents de cochons exposées à l'extérieur sous un auvent de feuillage, que le canaque monte en grade dans l'esprit de ses congénères? C'est


aussi par le nombre de cochons vivants qu'il possèdequ'est appréciée sa richesse. La femme s'achète, ellevaut un certain nombre de cochons, elle est aussi elle, un indice de fortune. Car il faut être riche pouravoir une femme. Ces femmes, on les voit rarementDans la case, elles sont dans le coin le plus reculé,, avec la marmaille. Dans la brousse, il m'est arriva d'entendre un galop de bête se sauvant, c'était unefemme, effrayée par notre présence, elle lâchait sa charge et disparaissait sans que nous puissions la voir. En plus des enfants dont elle s'occupe, elle cultive sous la surveillance d'un homme les quelques lopins défrichés autour des cases. On peut direqu'elle seule travaille; elle doit obéissance à tous les hommes; un gamin de douze ans dont elle est. la mère, lui devient supérieur et peut lui ordonner. Sa condition est précaire, elle ne compte qu'autant qu'elle a une valeur marchande, elle est un moule à fabriquer des enfants. Pour elle pas d'amour que lecoït charnel, ni même d'estime, aussi les hommes ne la désirent-ils que pour rehausser leur prestige et faire montre de richesse. C'est la seule raison pour laquelle un Canaque volera une femme comme il' vole un cochon. La femme n'inspirant aucun sentiment, peut vivre au milieu de tous les hommes du' village, sans qu'elle soit poussée à l'adultère, elle n'est pas en, butte aux jalousies ni aux désirs. Elle doit se contenter de son mari, souvent caduc, car seuls les hommes âgés sont assez aisés pour se payerune femme; ce qui est une des causes d'extinction de la race. Les mœurs n'étant pas dissolues, les jeunes hommes sains et vigoureux, n'ont aucune préoccupation que chasser et pêcher, ou acquérir assez de porcs pour mériter la considération de leurs semblables. La femme et le cochon sont les seules-:


propriétés auxquelles tienne le Canaque. Pour lui,,, elles représentent une valeur; le reste ne lui appartient pas, sauf toutefois son feu et ses trophées dechasse qui ont un caractère spirituel. Un Canaque n'emploie jamais le possessif, il partage, il donnece qu'il a, c'est pourquoi il ne se dispute jamais; c est pourquoi il n'est pas voleur des choses quelconques. Il peut rencontrer un paquet, une charge abandonnée dans la brousse, il n'y touche pas, surtout s'il y a dessus une branche ou une feuille, il dira alors : Tabou. Mais pour ce qui est de ce qui augmente sa réputation, de ce qui l'élève, il prend. Son caractère est pacifique du moment qu'on respecte sa seule propriété et aussi son territoire. Les villages de l'intérieur .sont assez éloignés les uns des autres et chacun d'eux possède une étendue de terrain dont les limites sont seules connues des indigènes. Cette portion congrue ne peut être violée, sous peine de mort, par un habitant du village voisin. Cette organisation découle de l'institution de propriété, c'est pour la défense des femmes et des cochons. Un blanc n'étant pas de par sa race, soupçonné voleur peut donc pénétrer partout trop sans de crainte. Par contre, un indigène -délinquant, aperçu pourchassant l'un ou l'autre des deux fruits défendus, sera tué. C'est le seul casus belli, car alors un barata du mort prendra ses armes et partira en épiera, guerre, veillera, cherchera jusqu'à ce qu'il tue un homme du village ennemi. Cette sorte de vendetta à courte échéance accomplie, le conflit tombe de lui-même, l'équilibre étant rétabli. On montré les Canaques comme des conquérants armésa jusqu aux dents et partant en campagne en rangs serrés, c'est faux; le"s Canaques ne combattent que un à un. Cet état de fait, n'exclut pas les relations


de village à village. Quand je faisais mes randonnées topographiques, j'ai toujours été étonné que notre caravane soit annoncée, que les indigènes soient prévenus de notre arrivée. Ceci me fut expliqué par mes boys. A notre insu, un homme du village où nous étions, furtivement partait à la frontière, et à l'aide d'un tam-tam ou d'un boubou, gros coquillage en forme de corne dans lequel on souffle, il appelait ses voisins. Sitôt perçu l'appel du village limitrophe, diligemment, un homme se détache et accourt vers le signaleur : Ouanem? — Whitemans i stopp ia. C'est ainsi que de village en village, les nouvelles d'importance sont colportées. Cette division du territoire et le caractère d'inviolabilité qui en résulte, arrêtaient mes boys qui de "loin sentaient les agglomérations. Moi, je n'appréhendais rien; ils me disaient alors : Masta, you go fastem (marche devant). Car pour rien au monde, ils ne seraient entrés les premiers ou seuls. Cet instinct de reconnaissances des lieux habités dans la brous.se est le seul que je leur connaisse. Pour ce qui est de leurs façons de se diriger ou de se retrouver, ils ont des méthodes, mais pas de sens précis. Tout en marchant, ils entaillent machinalement les arbres de leur coupe-coupe; à un croisement de sentiers, ils cueillent des brindilles et les jettent là où ils ne passent pas. C'est pour ces raisons que j'ai pu renvoyer seuls mes porteurs, totalement étrangers à l'île, ils purent me rejoindre. Quand nous arrivions dans un village, jamais nous ne fûmes l'objet d'une curiosité outrée, jamais nous ne fumes entourés par les habitants. On peut penser que c'est parce qu'ils étaient prévenus de notre passage, non, c'est parce que de Son naturel le Canaque n'est pas curieux. En France chaque étranger est un


phénomène, captivant l'intérêt de tout le monde qui le regarde avec une insistance déplacée. Ici, les gens ne se dérangent pas, et ne s'avancent que s'ils y sont conviés. Si leurs yeux sont attirés par quelque chose, ils constatent d'un mot, d'une phrase, mais ne demandent pas d 'informations. Je leur ai montré des cartes postales où Latham, Blériot, Farman évoluaient sur leur appareils. Ils claquaient la langue, signe de la surprise, puis un d'eux disait : Withemans, to fly as piging (Hommes blancs volent comme pigeons). Le Canaque n'est pas craintif, il n'a peur que du diable ou de ses formes, et encore dans une certaine mesure. Cette croyance est un effet religieux, non pas que les missionnaires aient fait des prosélytes de tous les indigènes, mais d'une religion qui date d'avant eux. Je ne sais si le Canaque est polythéiste, il n'a pas de temples, ni de rite, ni de liturgie. Mais à côté du diable, il a son paradis. Un vieux à qui je demandais pourquoi une cartouche de cuivre lui traversait la cloison nasale, me l'a décrit. C'est par le trou de son nez, qu'on passera une ficelle et qu'on l'entraînera jusque dans ce paradis, dans cette belle vallée, m a-t-il expliqué, où coule un frais ruisseau aux rives tapissées de fleurs, au ciel ombragé de verdure, et où une femme superbe, déesse ou fée, reçoit le récipiendaire, le troisième jour de son décès à minuit. Ce ne sont pas les révérends qui ont appris cela à mon informateur. C'est parce qu'il croit à cet Eldorado, que le Canaque ne tremble pas devant la mort et que peut-être il la souhaite. Ce n'est du reste pas un événement triste. Devant la case du défunt, les hommes sont réunis, discutent, rient, blaguent, pendant que l'un d'eux pousse à l'intérieur une cantate aiguë, le pleureur sort et est remplacé par un des rieurs. La mort n'est néfaste que pour


'les conjointes du de cujus qui sont sacrifiées. Le

Canaque possède une telle abnégation devant la mort, un tel courage, que parfois, il se fait enterrer vivant. Quand il se sent trop vieux, perclus, malade, -il se fait envelopper et lier dans des feuilles de bananier. Suspendu en long à une perche, on le porte en terre, il cause avec ses croque-morts, dictant ses dernières volontés. Ce qui est certes le plus étonnant est la mort par autosuggestion. J'ai déjà dit que les Canaques faisaient du spiritisme et j'en ai entendu me dire : Masta, tou morrow morning, my tead. Je n'en croyais rien, eh bien, le lendemain il était décédé. Depuis un certain temps, il était taciturne, -tiépérissait, cela seulement parce qu'il avait l'idée "de mourir, ce à quoi sa volonté est parvenue. La mortalité chez les Canaques est grande. Nu, ne portant pour tout vêtement qu'un peigne de bois dans les cheveux, des plumes, deux feuilles ou un demi-mètre carré d'étoffe retenu à la taille par une ficelle, devant et derrière; il arrache sa peau à toutes les épines et esquilles de bois dans la brousse. Des traumatismes, des blessures forment ulcères purulents, l'éléphantiasis atteint tous les organismes, des «scarres, impétigo.s, erpèzes prouvent qu'ils sont sujets à la diathèse des maladies cutanées et sanieuses. Ils ne se soignent pas et laissent évoluer leurs maladies jusqu'à ce qu'elles les emportent. J'ai voulu avec un bistouri, inciser le pied enflé d'un de mes boys; il s'esquiva. Je le vis tailler une fléchette finement aiguisée et de son arc, l'envbyer dans son pied. Un autre atteint de bronchite, s'était -couché sur le dos se faisant masser à deux genoux par son barata. C'est toute leur thérapeutique. Ils ne sont pas malpropres et se baignent en toute occasion, mais leurs cases sont dans une saleté répu-

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et brousse la de pourriture la à joint qui .gnante, ce plaies. leurs envenime bestioles, des piqûres aux la de fléaux les Canaque, le indiffère la mort Si cyclone, Un froid. parfaitement laissent le nature l'émeuvent volcanique éruption ne tornade, une une J'ai humour. et détachement parle il avec en pas; compté dans une seule journée jusqu'à quatre-vingts sorte ressentait cette nuit la la terre, on de secousses d'arrêt du cœur et de déplacement du sol, mes boys eux me disait : Masta, ground i sick (la terre est malade). Et si le tremblement de terre étant violent, la

fendait : , i brock (la terre se casse), ground Masta, — Il ressort de mes observations que le Canaque n'est ni méchant ni féroce, il ne tue pas par plaisir, ni lois, enfreint qu'on ses mais besoin, a parce par qu'on a violé sa propriété, qu'on l'a spolié, volé, maltraité, abusé. Car s'il n'avait été paisible, doux, il ne m'aurait pas laissé pénétrer chez lui, il ne m'aurait pas laissé coucher dans sa case, il n aurait laissé aurait les boys paas et respecté ne mes pas divaguer et vaquer à nos affaires. Mes boys se sont révoltés une fois, mais parce qu'on les avait trompés prévenants, Autrement Souroro. j'avais battu et que serviables, travailleurs, je n'eus jamais à m'en plaindre. Des habitants de l'île non plus. On leur reproche l'anthropophagie, oui ils sont cannibales, mais pas dans le sens interprété généralement. Ils ne tuent pas l'homme pour le manger; ils le mangent parce qu'ils l'ont tué pour les raisons déjà citées. Cela n'enlève rien à l'horreur du fait, mais atténue tant soit peu la responsabilité du Cal'anthrode idée lui-même cette entretient Il naque. pophagie. Dons un village où j'étais, on me disait :

terre

se


Ouere are you, captain. Je désignais le village suivant : — Ah Masta, me répondait-on d'un air désolé, i cacaye mans. Dans le village suivant on me répétait la même phrase de l'autre plus loin. Je ne disais pas que précédemment c'est ce qu'on m'avait appris de celui-ci. Partout, on mange les hommes, excepté là où on est, selon le dire de l'interlocuteur. Je dois avouer que jamais je n'ai vu manger de l'homme; nous avons trouvé des jambes, une fois à Tapounamalo, nous en avons conclu que le reste avait été consommé, mais sans preuve palpable. Il ne faut pas s'en rapporter aux caricatures montrant les explorateurs ficelés à une broche, les yeux exorbités de frayeur, tournant au-dessus d'un brasier; ceci est une utopie qu'on a tort de généraliser. Si l'homme est mangé, il est cuit au four, ce qui n'est du reste pas une consolation. On a dit aussi que les, cannibales préféraient la chair des blancs, c'est faux; si un blanc est tué, il sera digéré, soit, mais pas de préférence à un noir, ce qui détruit l'assertion par laquelle on apprend que les Canaques tuent les blancs uniquement pour les manger. Ce n'est donc ni par atavisme ni par goût que le Canaque ingère la chair humaine, lui qui plutôt est frugivore ot végétarien. Mais comme l'écrit si bien Titayna, c'est sa cérébralité. Il mange selon ses us et ses idées, son ennemi pour prendre ses qualités, ou par mépris. Car, s'il en était autrement, si les Canaques organisés en guerriers belliqueux, avaient été vraiment sanguinaires, pas un blanc n'eut pu aborder leurs îles. Les Canaques ne tuent les blancs que lorsque ceux-ci agissent mal avec eux. Un soir, mes camarades étaient venus en nombre me chercher dans la brousse. Un colon ayant fait


travailler un nègre pendant six mois, sur la promesse de lui donner un fusil, lui refusa son salaire. Le Canaque mécontent partit en jurant qu'il tuerait le premier blanc rencontré dans la brousse; car sa vengeance s'exercera sur n'importe quel whiteman. Jonnhy Lehmann m'a raconté la mort de François. Celui-ci avait volé une femme. Le chef du village potier lui proposa deux hommes en échange, François refusa. Ce refus signait sa condamnation à mort, on ne le lui cacha pas. François s'entêta et voulut quand même aller à terre. Avant même que son canot ait abordé, une flèche lui perçait le cœur. Les indigènes l'amenèrent à la côte et emportèrent son cadavre sous les yeux de Jonnhy qui n'y pouvait

rien.

Tous les recruteurs sont des gredins qui n'apportent que le mal. L'esclavage est aboli, mais la traite des nègres continue. Oh! soyez tranquilles sous couvert de la légalité. Il existe un office de la maind'œuvre qui centralise toutes les demandes des colons et doit vérifier de visu les sujets engagés. Ceci est en principe, en fait, on se contente de regarder vaguement les contrats de louage et d'apposer le sceau de la République qui sanctionne le recrutement. Les nègres sont enlevés de gré : on les emmène à bord du côtre négrier, puis abreuvés de rhum, on leur fait signer d'une croix un papier; -ou de force : deux chaloupes débarquent des marins qui râflent tout ce qui se trouve d'hommes sur la plage, ce rapt exécuté, on fabrique un contrat et le tour est joué. Ceci ne se passe que quand l'ouvrier se fait rare. Cinq pour cent seulement des Canaques Néo-Hébridais, travaillent pour les blancs et par intermittence pour obtenir un objet dont ils ont absolument besoin; quand ils l'ont, ils s'en vont. Pour


forcer la main de l'ouvrier, on établit des contrats. de trois ans, durant lesquels il est nourri et soidisant payé cinquante centimes par jour. En réalité,, pour toute rémunération, le samedi, le colon lui donne du rhum, représentant à peu près le tiers d& sa solde. On a même institué une pénalité, c'est ni plus ni moins qu'au bagne; un travailleur qui s'évadeest contraint de faire une année de plus s'il est repris. En temps normal, à l'époque où j'étais là-bas, un homme valait quatre cents francs, mais ce tarif changeait selon les fluctuations de l'offre et de la demande, il y avait un véritable marché du bétail humain. A l'expiration du contrat, le bateau recruteur était chargé de ramener à leur village d'origine, ceux des travailleurs qui ne voulaient pas signer un autre engagement. Tout cela n'est pas assez ignoble, il faut encore que les recruteurs ajoutent des actes y de barbarie draconiens. L'un d'eux attacha à lachaîne de l'ancre et noya neuf Canaques qui ne voulaient pas renouveler' leur contrat. Il ne faut donc pas s'étonner si le Canaque aucontact des blancs devient méchant, s'il prend des. vices qu 'il ignorait. Maltraité par les recruteurs, travaillant sous la férule des colons qui le volent, soir caractère s est aigri. Notre fameuse civilisation ne lui apporte pas grand'chose de bon. Les missionnair es réussissent à en maintenir quelques-uns sur les côtes, mais la plupart s'enfoncent dans l'intérieur cherchant les plateaux et les montagnes inhabités.. Car il ne faut pas s y tromper, les villages qui s'érigent encore sur les côtes appartiennent aux missionnaires anglais surtout qui ont enseigné le Bichlamaret des rudiments d'anglicanisme à ceux qui ont bien voulu rester sous leur protection. Depuis Cook, d'Entrecasteaux, Bougainville, Du--


mont d'Urville, la mentalité du Canaque a dû changer. Témoin ces terrains que ces hardis navigateurs avaient achetés. Je dis acheté, parce que j'ai eu entre les mains des actes de vente authentiques aux armes de notre bon roy de France, dûment libellés, paraphés et signés d'une croix pour le vendeur, encadrée de la griffe de plusieurs officiers du bord. A cette époque reculée, le Canaque qui ne parlait pas encore Bichlamar et était analphabète, ne comprenait rien de ce qu'on lui demandait, ni de ce quil signait, ni de sa signature elle-même .Seulement comme il retournait à terre la pirogue chargée de ferblanterie ou de verroterie, il trouvait l'aubaine heureuse. Il devint affairiste, monta la faction sur la plage et appela les navires passant dans ses eaux. C'est ainsi qu'il vendit aux Anglais, aux Allemands ou à d'autres, les mêmes domaines qu'il avait déjà abandonnés aux Français. L'affaire se concluait de la même façon, pour plus de sûreté, les actes étaient antidatés, tant et si bien que nous sommes co-propriétaires, les Anglais, les Allemands et nous, des mêmes territoires ou à peu près. Le but de notre mission a donc été d établir nos droits de premier:-» occupants, en fournissant à l'appui de nos titres de pi opriété, la topographie des lieux par nous acquis, ce que nous avons fait au nom d'une société privée. En résumé, je suis persuadé que c'est au contact du blanc que le Canaque est devenu mauvais. Je me suis enfoncé au cœur de l'île d'Espiritu-Santo, j'ai pénétré dans Malicolo, j'ai parcouru Vaté, j'ai pris terre à Malo, j'ai dormi, mangé, marché, vécu avec les Canaques, je leur ai parlé, je les ai soignés, je leur ai fait voir que je ne les craignais jamais pas, ils ne m'ont attaqué, jamais ils n'ont essayé de me faire mal, mais jamais non plus je ne leur ai rien


fait dont ils puissent se plaindre immédiatement, car l'histoire de la route est toujours en litige. Dans ces îles où le climat est rude pour le blanc, on aurait pu avec l'aide du Canaque et non contre lui, établir des plantations florissantes, immenses, du genre de celles de Tom, où les plantes utiles des Tropiques auraient fourni une richesse fabuleuse. Il aurait ifallu des navires marchands, je sais, mais on aurait dû faire cela. J'ai marché sur du charbon, dans une rivière, j'ai ramassé des échantillons de minerai, de pierres, et je crois que le sous-sol est riche autant que peut l'être la terre arable. Enfin, celui qui a des capitaux, peut faire là une fortune, mais celui qui prétend s'y installer les poches vides, ne peut qu'y crever. Car la force et l'endurance du colon français, très apte à travailler en ces pays ingrats par leur climat, ne lui suffisent pas, il lui faut du nerf, et ce nerf est l'argent.


EN FRANCE-

En novembre 1913, je fus libéré et sans situation. Avant mon congé, j'avais bien demandé un emploi civil, mais toujours victime de l'esprit militaire, je n'avais obtenu que quinze jours de salle de police. Je fus étonné de recevoir du capitaine R..., mon ex-chef de mission, de passage à Paris, une lettre m'invitant à l'aller voir dans un hôtel rue Cadet. Lui qui après nous avoir promis monis et merveilles, nous avait laissé royalement choir, se souvenait enfin de moi. Que me voulait-il? — Un simple bonjour comme entrée en matière et de suite au fond du sujet : J 'ai appris que tu étais libéré, cela m'a paru drôle, car tu vas rengager, j'espère, tu dois être nommé sergent, tu ne vas pas abandonner tes onze années de bons services ainsi? — Je ne tiens pas à rengager, mon capitaine, je suis marié... Mais ça ne fait rien, du reste tu peux compter sur moi pour le grade d'adjudant, tu ne seras pas malheureux. Non, mon capitaine, je ne puis être colonial et marié, ce sont deux états incompatibles, un coureur de brousse marié est un piètre militaire.


revenir dis je tu Ta, te ta, ta, avec vas que — nous. Tu emmèneras ta femme, puisque tu le peux. prise. résolution est capitaine, Non, ma mon — Fébrilement, il fouille ses papiers et tirant une feuille, me la tend. — Si, si, tu dois rengager, tu ne peux nous quitter ainsi, tiens lis cela, je suis mis en congé et ne suis pas seul, je dois parcourir les villages, recruter de jeunes volontaires. Tu comprends ce que cela signifie, la guerre est proche et pour nos recrues, il faut des chefs, des cadres, des hommes de ton acabit, tu comprends maintenant pourquoi j'insiste pour que tu rengages. Bouche bée, je suppute ces paroles mais ne reviens pas sur ma décision. — Mon capitaine, on me retrouvera toujours et toujours le même, mais actuellement, non. rengager? Alors, tu veux pas ne — Je sens sa colère monter, je revois mon capitaine dans ses moments de rage, mais je dis — Non, mon capitaine. Un violent coup de poing sur la table, l'encrier saute et se renverse. La main se tend, l'index pointé vers la porte. — Va-t-en, tu es un lâche. Je sortis vivement impressionné par cette entrevue. Donc, c'est vrai, la guerre est pour demain. Je conçois pourquoi dès le mois de mars 1913, nous avons travaillé à modifier le plan de mobilisation. Je conçois aussi le but et la portée de ces tournées théâtrales qui jouent Cœur de Française et Alsace devant des salles archi-combles, folles d'enthousiasme pour les Alsaciens malheureux et de haine pour les Allemands, nos futurs ennemis. Je vois encore ces dokers de Cherbourg, ces internationalistes, hurler à


la mort .sur les uniformes allemands des acteurs. Je pressens cet échauffement de l'opinion publique, 1 effet de cette campagne de préparation patriotique commandée. Et cette nouvelle répartition des régiments coloniaux sur la frontière italienne, dans le doute où nous sommes de l'attitude de l'Italie en cas de conflit. Le bandeau se déchire, je vois clair. Je vois la grande tragédie, tous les acteurs gonflésqueà pour bloc sont prêts, attendant que le canon frappe les trois coups du lever de rideau.



APPENDICE

De ma situation militaire, je n'avais rien obtenu de tangible. Mes illusions une à une, s'étaient évanouies devant les réalités. Onze années de ma vie

la meilleure s'étaient écoulées, ma santé était ébranlée et j'avais mon bâton de maréchal, avec les galons de caporal. Onze ans pour obtenir cela! Qu'on ne m'objecte pas que c'est ma faute, que j'ai une forte tête, non. Même aurais-je eu le galon blanc à liseré rouge de l'adjudant, que cela ne représentait qu'une maigre distinction, qu'un mince rang dans la société, qu'une infime condition. De mes espoirs déçus, me restaient d'amers regrets de mon temps perdu. Mais compensation appréciable sous un certain sens, j'avais acquis la connaissance des hommes. J'avais côtoyé différentes races, je les avais appréciées. J'avais compris que les hommes étaient faits pour s'entendre. A la Légion, j'avais eu des camarades allemands, j'en avais rencontré d'autres qui ne me célèrent pas leur sympathie. Des Anglais m'avaient accueilli favorablement. Des Espagnols m'avaient considéré comme leur frère. Des Hindous avaient eu pour moi de la gratitude et des Canaques avaient fait de moi leur


ami. Sous n'importe quelle latitude, le premier geste est d'amitié. Les hommes ne deviennent mauvais qu'en se groupant en nations. Mais j'avais vu aussi la famine, la misère, la servitude de peuplades moins douées ou plus attardées, pliées à la volonté des Européens qui n'utilisaient leur supériorité que pour une exploitation intégrale des pauvres peuples qu'ils devraient émanciper. J'ai longuement réfléchi, et je ne puis que conclure que l'humanité blanche est malade, malade ou folle puisque plus tard elle se jettera tète baissée dans la plus formidable des sauvageries, ce drame de 1914, qui ne pouvait être qu'une sotie.

FIN


TABLE DES MATIÈRES Fort Saint-Jean De Marseille à Oran

'

Saïda Assimilation

Instruction De Viris Bizarreries Officiers et sous-officiers T.e Kreider Retour à Saïda

Vers le Sud Beni-Ounif Nuit nostalgique Nuit de Veille L'Affaire du Figuig Hepos et excursions Finis Legio Retour de France Chasseur Biffin De mes déboires et de leurs causes Marsouin

....................................

9

22 29 36 46 48 62 67 71 83 86 9.1

94 97 102 110 116 121 123 133 136 146


151

Un émule de Trippenbach Manoeuvres et exercices Attente .

En route Nouvelle-Calédonie Bagnards Nouvelles Hébrides Vaté

154'

228 285





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