Peter Zumthor
Du lieu à la réalité matérielle Alice Bertin
Alice Bertin
Peter Zumthor, Du lieu à la réalité matérielle
Mémoire Master - Ensa Nantes François Defrain - Directeur d’études Année 2014 - 2015
Sommaire
Avant Propos
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Introduction
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Lieu
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Construire la poésie du lieu Peter Zumthor et le régionalisme critique Différents enjeux liés au(x) contexte(s)
Dispositif architectural et Ambiance
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Méthode de travail Inspiration et philosophie Conception spatiale
Culture constructive et Matière
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Une culture constructive ancrée dans le local Rapport à la matière et méthode de construction De l’idée à la construction
Conclusion
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Médiagraphie
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Avant-Propos
Le travail présenté ici fait état d’une problématique de mémoire
autour du thème de la production architecturale. Les connaissances acquises et les réflexions menées durant ce travail m’ont permis de me confronter à la manière dont l’architecture se pense, se conçoit et se construit. Réalisé en différentes phases, ce mémoire se base sur la lecture et la compréhension de divers ouvrages et théories de l’architecture, ainsi que sur mes expériences personnelles de celle-ci. Afin de réaliser ce travail, je me suis confrontée à un ensemble de savoirs et de données, qu’il a fallu trier et mettre en lien afin de proposer ici ma propre relecture du sujet. J’ai choisi de mener ce travail de mémoire sur l’étude du travail architectural de Peter Zumthor. Le sujet sera d’arriver à restituer, au travers de son oeuvre, une réflexion sur la manière dont on produit l’architecture. En partant de la conception initiale, fictive et narrative, il s’agira surtout de comprendre le processus conférant leur réalité matérielle aux ouvrages de Peter Zumthor.
Je remercie Jean Robein pour m’avoir orientée dans mes recherches, ainsi que François Defrain pour avoir dirigé mes réflexions pour ce travail.
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Biographie
Peter Zumthor est un architecte suisse né à Bâle le 26 avril 1943.
Il possède d’abord une formation d’ébéniste, acquise auprès de son père qui exerçait déjà ce métier. Il étudie ensuite l’architecture d’intérieur à l’école de design de Bâle, avant de partir à New-York, dans les années 60, étudier au Pratt Instute. Il revient quelques années plus tard dans les Grisons, en tant qu’architecte des monuments historiques. Il ouvre son agence à Haldenstein en 1979. Il est élu membre de l’académie des arts de Berlin en 1994, et est professeur à l’école d’architecture de Mendrisio (Italie) depuis 1996. Il a également réalisé des lectures dans de nombreuses universités, notamment aux Etats-Unis. Ses principales réalisations sont la chapelle Saint-Benedict de Sumvitg, l’abri pour vestiges gallo-romains à Coire, les thermes de Vals, le Kunsthaus museum de Bregenz, le pavillon suisse pour l’expo 2000 à Hanovre, le Kolumba museum de Cologne et la chapelle Saint-Nicolas à Mechernich. Il reçoit plusieurs récompenses pour ces bâtiments, dont le prix Mies van der Rohe en 1998 (Europe), le prix Carlsberg en 1998 (Danemark), le Praemium Imperiale en 2008 (Japon) et le fameux Pritzker Price en 2009. Il a publié deux ouvrages notables dans lesquels il revient sur sa vision et sa philosophie de l’architecture : Atmosphères et Penser l’Architecture. D’un point de vue personnel, il est marié à Annalisa Zumthor-Cuorad, avec qui il a eu trois enfants.
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Introduction
Le choix d’étudier l’architecture de Peter Zumthor s’est imposé
lorsque j’ai remarqué la récurrence de cette sensation qui venait à moi lors de la découverte d’un de ses projets pour la première fois. Ce qui m’a interpellée fut que ces architectures inédites arrivaient, de manière systématique, à me renvoyer à un sentiment fort. Je parle ici d’architectures inédites dans le sens ou elles apparaissent comme uniques à mes yeux. L’originalité qu’elles invoquent serait, par définition, sans modèle de même nature. Cette particularité architecturale serait donc le résultat d’une conception inédite d’un volume, quelque chose jamais réalisé de cette manière auparavant. Mais si l’architecture de Peter Zumthor semble spéciale à mes yeux, cela se manifeste par une sensation, différente chaque fois. L’émotion ressentie peut être définie comme une réaction affective transitoire, généralement provoquée par une stimulation venue de l’environnement. C’est donc pourquoi je voudrais mieux comprendre cet environnement, sa composition et la manière dont il est produit.
Je m’intéresserai, au travers de ce mémoire, à déterminer en quoi l’architecture de Peter Zumthor peut être qualifiée de singulière. Si je n’ai pas la prétention de prouver une quelconque supériorité de son œuvre, je souhaiterais cependant essayer de savoir en quoi l’architecture de Peter Zumthor semble se différencier du reste de la production contemporaine. J’essayerai de comprendre l’approche particulière qu’il met en place dans son travail, depuis l’utilisation du lieu, de la conception du projet, jusqu’à la matière finale de la construction. Au travers d’exemples architecturaux concrets, il me faudra tenter de définir quels sont les paramètres qui entrent en jeu dans la conception 11
de l’architecte, comment celui-ci les met en place au sein d’un territoire donné, et comment il tient ces enjeux jusqu’à la réalisation concrète de l’édifice. Ainsi ma question sera : comment Peter Zumthor parvient-il à transformer une réalité matérielle en une sensation architecturale unique, conférant à ses édifices ce caractère particulier ? Autrement dit, comment établit-il ce lien entre la constitution de l’espace matériel et sa mise en œuvre, et quels sont les héritages qui animent cette vision particulière ?
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Lieu
Le rapport de Peter Zumthor avec le territoire est lié à son pays
d’origine, la Suisse. Né à Bale en 1943, l’architecte aujourd’hui connu dans le monde entier reste fidèle à ses racines. Bien qu’il passe quelques années à étudier aux États-Unis dans sa jeunesse, c’est en Suisse qu’il exerce depuis plus de quarante ans. Plus que dans une époque, Peter Zumthor cherche avant tout à ancrer ses bâtiments dans un territoire. Toujours rattaché à son agence du canton des Grisons, dans le petit village de Haldenstein, c’est là-bas qu’il continue de trouver l’inspiration. En tout état de cause, l’architecture amène toujours à une modification du lieu. La question est donc de savoir comment Peter Zumthor vient-il le transformer, de quelle manière et pourquoi ?
Construire la poésie du lieu
S’il est vrai qu’il construit principalement dans son pays natal,
qu’il connait bien, il accorde néanmoins toujours la même importance à l’impact du bâti sur le contexte, d’un endroit à l’autre. Le contexte peut être défini comme l’ensemble des circonstances qui créent l’environnement, le lieu. Loin de n’être qu’une situation spatiale, il est un ensemble de facteurs spécifiques à un endroit. Un lieu porte en lui des données géographiques certes, mais également géologiques, historiques, et sensibles. Il ne peut donc seulement être compris comme un paysage naturel, vierge, puisqu’il inclut aussi le rapport de l’Homme avec le territoire. Pour Peter Zumthor le lieu est avant tout le résultat d’une construction. 15
Comme le définit Bernard Cache dans son ouvrage intitulé « Terre Meuble », « Le génie du lieu, c’est sa capacité de passage, ou de transit d’une identité à l’autre.»(1). Et c’est justement la construction qui vient créer cette identité. Nous parlerons donc ici du lieu comme d’une entité, d’un état considéré comme vérité, dont il faudra rechercher le caractère particulier, spécifique. En effet, si l’entité de départ du lieu est considérée comme vraie, le projet vient influencer son identité. Peter Zumthor cherche donc à tirer parti des spécificités du lieu sans pour autant lui attribuer une identité préconçue. L’identité de quelque chose est l’ensemble des données qui déterminent sa particularité, qui permet de le différencier, et de voir en quoi il est différent. C’est donc tout d’abord en arrivant à capter ce qui fait le lieu que Peter Zumthor peut en modifier l’apparence : « L’oeuvre d’architecture devient alors l’expression de la spécificité du lieu à bâtir. »(2). C’est en cultivant un amour pour la nature et les paysages que l’architecte suisse arrive à percevoir le lieu de manière sensible, en en relevant les forces et les faiblesses, les qualités et les défauts, mais surtout ce qu’il faudra préserver coûte que coûte. C’est seulement après cela qu’il recherche, lentement mais avec conviction, ce que devra être la construction : « I must try to find the right measure, the right quantity, the right size and the right shape for the desired objet in its beloved surroundings. »(3)… sous-entendant qu’il ne peut y avoir qu’une solution possible pour une adéquation parfaite entre construction et paysage. Cette seule « forme » applicable pour Peter Zumthor est une décision tout aussi arbitraire qu’on ne peut pas objectivement penser qu’un lieu ne peut accepter qu’une seule solution architecturale viable. Elle est arbitraire dans le sens où l’architecte ne cherche pas à épuiser les solutions mais se fie plutôt à son instinct pour trouver la forme juste.
CACHE (1997) ZUMTHOR, Penser l’Architecture, (2008). Tiré de la version anglaise : « Je dois essayer de trouver la mesure juste, la quantité juste, la taille juste et la forme juste pour objet désiré dans son environnement chéri. » (1) (2) (3)
Ci-contre : photo de la chapelle Saint-Bénédict, Sumvitg DURISCH, Tome 1, (2014)
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Il ne cherche pas à cacher un bâtiment dans le paysage, mais à trouver sa juste place, sa juste interaction et relation avec celui-ci. Cela passe évidemment par la fonction, la matière, la forme... Au delà des signes et symboles, il faut arriver à porter un regard nouveau sur le paysage qui est déjà là. Celui-ci en sera forcement modifié, mais si le projet est réussi, le tout formera un ensemble cohérent, ou l’ancien et le nouveau auront alors leur place. Et c’est justement à ce moment la que nait la poésie : « [les qualités de l’objet construit] à certains moments particuliers nous font comprendre des choses que nous n’avions jamais pu comprendre ainsi jusqu’alors. »(1). La poésie que Peter Zumthor crée entre l’ouvrage construit et le territoire, nait du ressenti qu’il a de ce lieu et de ce qu’il souhaite y apporter. « Ce qui m’intéresse est de voir comment un bâtiment construit dans un site particulier rayonne et modifie le lieu, comment il amène ce qui a toujours existé à une nouvelle apparence. »(2). Dans ce sens, il aurait pu être cité par Norbert Schultz, dans son ouvrage intitulé « L’art du lieu ». Pour l’auteur, la complexité du lieu réside dans l’articulation de la topologie avec la géométrie, et de la tradition avec le style ou le courant de l’architecte. C’est-à-dire que le lieu, composition entre un état naturel et des modifications faites par l’Homme, serait principalement basé sur l’aspect formel (topologique et géométrique) et temporel, dépendant des époques et des modes.
Peter Zumthor et le régionalisme critique
Ce rapport que Peter Zumthor met en place entre l’ouvrage
architectural et le lieu n’est pas quelque chose de nouveau. En effet, l’architecture du suisse pourrait s’inscrire dans la lignée du « courant » appelé Régionalisme critique. Soulevée par Kenneth Frampton en 1983, cette classification revendique une architecture utilisant la force du contexte. Constatant déjà à cette
(1) (2)
ZUMTHOR, Penser l’Architecture, (2008) LUCAN et MARCHAND (2005)
Ci-contre : photo de la chapelle Saint-Bénédict, Sumvitg DURISCH, Tome 1, (2014)
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époque une généralisation de la production architecturale, le critique et architecte britannique théorise cette pratique qui cherche à tirer parti des éléments du lieu pour concevoir un bâtiment, et l’inscrire durablement dans le territoire. Il ne doit pas être confondu avec le Régionalisme, imitation délibérée du vernaculaire, ou l’architecte prend pour modèle l’architecture locale, et la reproduit artificiellement, en réutilisant des symboles et images dans leur forme primaire. Avec le Régionalisme critique, il ne s’agira donc pas d’imiter la tradition locale, mais de révéler ce qui en fait sa spécificité. Inscrit dans ce courant, Peter Zumthor adapte la nouveauté à l’histoire et à la tradition. Il semble savoir se détacher de la forte identité architecturale locale, pour arriver à faire concorder ses édifices avec le temps et le lieu. Il y trouve une authenticité, c’est-à-dire une vérité, un caractère certain, s’en pour autant renoncer à sa propre vision de l’architecture moderne. Loin de prendre modèle sur les bâtiments traditionnels, il fait de l’histoire du lieu quelque chose de nouveau. De façon concrète, il s’agit de créer des liens entre le paysage et l’architecture. Cela peut être le détournement des matériaux, qui peuvent être réutilisés en leurs donnant un autre aspect, une autre fonction que celle originale. Il peut aussi bien s’agir de méthode constructive ancienne, pouvant être parfaitement adaptée à un bâtiment d’aujourd’hui. D’après Peter Zumthor, pour qu’un territoire contenant une certaine histoire accepte un nouveau bâtiment, il faut s’assurer de l’intégrité et de l’authenticité des matériaux. La chapelle Saint-Bénédict, reconstruite à son emplacement initial dans les hauteurs des Grisons, en Suisse, illustre parfaitement cette notion. Le projet, réalisé entre 1985 et 1988, vient rebâtir une chapelle dans ce village, après que l’ancienne ait été détruite par une avalanche. La nouvelle construction prend la forme d’un éperon, traditionnellement utilisé en montagne pour se protéger des avalanches. L’équilibre de cette réalisation réside dans le rapport qu’ont le lieu et la forme l’un envers l’autre. Accrochée au flanc de la montagne, il n’y a là aucune trace de vitraux ou de clocher d’église, mais seulement une bande
Ci-contre : plan et coupe de la chapelle Saint-Bénédict, Sumvitg DURISCH, Tome 1, (2014)
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de lumière qui semble faire flotter le toit, et la porte d’entrée pour seul élément saillant. Peter Zumthor crée un décalage avec le modèle culturel des chapelles locales traditionnellement en pierre. Le nouvel édifice est en bois, avec une enveloppe composée de petites tuiles de Mélèze. Bien qu’il ne s’agissait pas là de reproduire le symbole des chalets suisses, la matérialité du nouvel édifice utilise pleinement les qualités du bois pour créer cette forme arrondie. La relation entre la forme et le matériau est donc très forte ; le bois renforce l’idée de la courbure. Le bois, exposé aux intempéries, prendra des teintes différentes au fil des années. La coloration aléatoire de la matière, sans contrôle, rend le bâtiment enclin à se modifier, à s’ancrer dans l’histoire du lieu.
Différents enjeux liés au(x) contexte(s)
Bien que le rapport au territoire n’ai été jusqu’à présent évoqué
que pour des environnements ruraux, le lieu inclut aussi, dans sa définition générale, les environnements urbains. Loin de ne considérer que la beauté des paysages naturels suisses, Peter Zumthor s’intéresse également à celle des villes. Tout comme les forêts et montagnes suisses sont des environnements naturels, l’architecture des villes constitue également un environnement qu’il faut savoir lire. Deux constructions de Peter Zumthor, le Kunsthaus de Bregenz (Autriche) et le Kolumba museum de Cologne (Allemenagne), sont inscrits dans un paysage, urbain, et y expriment tout autant de poésie que la chapelle perdue des grisons. La question est alors de savoir comment Peter Zumthor peut-il être aussi pertinent dans un contexte comme dans un autre, rural comme urbain ? Bien qu’il semble évident que l’architecte n’applique pas de « recette » visà-vis de l’inscription de ses bâtiments dans le lieu, il lui faut s’adapter à des environnements différents sur bien des points. A en croire la réalisation des deux bâtiments précédemment cités, Peter Zumthor semble réussir à trouver la juste intégration dans un cas comme dans l’autre. Ci-contre : plan de situation et plan du Kunsthaus museum, Bregenz En haut : source personnelle En bas : DURISCH, Tome 1, (2014)
200 m
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Si je prends l’exemple du Kunsthaus de Bregenz, c’est parce qu’il est bien différent de la chapelle Saint-Benedict (tant par l’échelle que par la nature des matériaux utilisés), mais tout aussi justement lié dans son environnement. Edifié de 1990 à 1997, le musée d’art se joue de sa position urbaine et exprime pleinement sa fonction. Si l’on connait la façade de verre du bâtiment, on ne sait pas toujours que le musée se compose en fait de deux parties : le bâtiment principal, avec les salles d’exposition, et un bâtiment annexe, contenant les bureaux et le café du musée. Le premier, imposant par ses dimensions et par sa façade qui capte les lumières changeantes du ciel, marque les bords du lac par son esthétisme fort et sa grande taille. Au contraire, le petit bâtiment « fonctionnel » s’adapte à la taille plus modeste des constructions du centre ville. Interpellant de sa couleur noire, celui-ci appelle le visiteur vers l’entrée du musée et sert d’intermédiaire entre le contexte traditionnel du centre historique et l’édifice moderne. Le fait même de dissocier la fonction première du musée (l’exposition) et les fonctions annexes en deux constructions différentes souligne la primauté de l’édifice principal. S’il a à cœur de s’inscrire dans cet environnement avec respect et harmonie, Peter Zumthor ne cache pourtant pas son bâtiment. En béton et en verre, il rayonne. Si la lumière extérieure se joue de la façade, le verre dépoli préserve l’intimité interne et crée le mystère. Elle « protège » aussi les visiteurs de l’espace urbain, en limitant les vues vers l’extérieur, redirigeant le regard vers le propre du musée, les oeuvres. Comme je l’ai évoquée précédemment, la vision sensible qu’il pose sur le territoire lui permet dans tirer les spécificités, qui seront ensuite de futurs points d’accroche du projet dans le lieu. Mais si à priori, les villes, comme les contexte ruraux, contiennent une histoire et une culture données, l’époque de l’étalement urbain et de la mondialisation souligne, pour Peter Zumthor, une perte progressive de leurs spécificités. A l’époque actuelle, on retrouve aussi des similitudes dans le travail de certains architectes. Leur mode opératoire, linéaire, se base sur une conception sans accroche au territoire. Les architectures produites reflètent plus un esthétisme, un style, ou une philosophie architecturale applicable partout, qu’un travail adapté à un territoire, une culture, une population. Plus radicalement, beaucoup sont aujourd’hui plus enclin à faire valoir
Ci-contre : photo du Kunsthaus museum, Bregenz DURISCH, Tome 1, (2014)
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l’égo du client ou du maitre d’oeuvre, qu’à valoriser l’environnement urbain commun. Cette généralisation de la production architecturale nous montre une déconnexion de la construction avec son environnement, produisant un tissu urbain généralisé. Cette non-relation est, pour Peter Zumthor, une « perte de paysage ». Cette « ville générique »
(1)
conceptualisée par Rem Koolhaas, mettait
en perspective ce que serait la ville de demain ; sans repères spatiotemporels, la ville mondialisée s’organise autour des flux, et positionne l’objet architectural comme un élément de consommation, obsolète aussitôt que la demande évolue. Ce rapport spatio-temporel du bâtiment au lieu me permet de revenir à une autre époque de l’histoire architecturale ; celle de la production industrielle, en série, où la matière devient standardisée. L’idée de la modernité renvoyait à la mécanisation de la ville et aux grandes avancées techniques avec l’utilisation de l’acier et du fer comme matériau de construction. La logique de production qui en découlait était basée sur la production en série d’éléments répétitifs. Assemblés entre eux, ils forment alors une architecture rentable, au formes souvent utilitaires, où la masse disparaît au profit de l’espace. Cela a fortement modifié les espaces architecturaux des villes, mais aussi toute sa logique de construction. Le lien entre le lieu et la production s’est rompu, impactant les logiques de développement du territoire : on ne construit plus en utilisant les ressources voisines ou les savoir-faire locaux, mais en achetant des éléments standardisés fabriqués partout dans le monde. La matière devient moins importante que le flux. Face à cette délocalisation effrénée, à la baisse des coûts de production, l’artisanat ne s’y retrouve plus. Pourtant, en Suisse, en Autriche ou dans les pays Scandinaves, l’artisanat est une richesse emblématique de la société. Les menuisiers, serruriers, ferronniers, tapissiers, ou d’autres métiers du bâtiment y sont considérés comme des artisanats de grande qualité. Ces microcosmes locaux sont le résultat d’une mise en valeur des savoir-faire et d’une revalorisation du local. C’est une forme de société Concept théorisé par Rem Koolhaas dans les années 90 dans son livre Junkspace. Payot, janvier 2011. (1)
idéalisée à laquelle renvoie l’artisanat ; elle se distingue de la société industrielle par l’accumulation de savoir-faire anciens, constituant un passé architectural source de références. La pérennité de valeurs culturelles locales associées à l’artisanat semble être aujourd’hui valorisés face à l’image capitaliste de l’industrialisation. Pour conclure, cette sensibilité que Peter Zumthor porte pour la relation entre la construction et son environnement est une partie importante de son travail. Pour lui, les constructions modifiant le paysage doivent être capables de bien vieillir. Cette intemporalité que l’architecte cherche à créer, définit des projets singuliers, mais ancrés dans le territoire.
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Dispositif architectural et Ambiance
Après avoir exposé la relation de la construction avec son
environnement, il me faut maintenant essayer de comprendre quels sont les paramètres qui entrent en compte dans la conception de ces espaces singuliers. L’approche de Peter Zumthor se reflète dans son mode de fonctionnement au sein de son agence, mais aussi dans sa philosophie architecturale.
Méthode de travail
Malgré une notoriété mondiale incontestable, Peter Zumthor
continue de vivre et de travailler dans le village suisse d’Haldenstein, à une centaine de kilomètres de Zurich. L’agence se compose de deux bâtiments ; un atelier en bois datant de 1981 et le studio-habitation en béton, achevé en 2003, qui se situe quelques mètres plus bas. Tel un travailleur acharné, cette proximité professionnelle et privée reflète le mode de vie de Peter Zumthor. Loin des grandes firmes multinationales des « star-architectes », l’agence suisse ne compte qu’une dizaine d’employés. Organisé de manière classique, le travail est distribué entre lui, quelques architectes, des stagiaires et des dessinateurs. Peter Zumthor le dit lui-même : s’il souhaite tout contrôler dans ses bâtiments, il a besoin de temps pour tout parfaire, temps qui nécessite de l’ordre et de la rigueur. Cela est surement la raison pour laquelle l’agence ne s’est pas transformée au fil des années. Il continue de prendre chaque décision lui-même, en échangeant avec les autres membres de l’agence, mais ne délègue pas les projets à ses équipes. Avec une trentaine de réalisations (seulement), l’architecte suisse est exclusif. Ci-contre : photo de l’atelier Peter Zumthor, Haldenstein DURISCH, Tome 1, (2014)
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Les stagiaires travaillent de manière traditionnelle, avec papier blanc et crayon de bois, et produisent beaucoup de maquettes. Ces modèles sont utilisés pour tester fidèlement les qualités spatiales des projets, ainsi que les différents matériaux. Elles serviront ensuite à passer en revue chaque détail jusqu’à ce que la conception soit parfaite. En tant qu’étudiants, nous ne sommes pas sans savoir que les places de stagiaires sont chères au sein du studio suisse. À deux heures de la ville la plus proche, ils n’ont d’autres choix que d’adopter la patience et la rigueur du « maître », et de se concentrer sur le travail. Dans son livre intitulé « Penser l’architecture », Peter Zumthor parle de la manière d’apprendre l’architecture selon lui. Enseignant à l’école d’architecture de Mendrisio, en Italie, il ne s’intéresse pas aux concepts esthétisés et pleins de couleurs ; pour lui, toute l’expression de l’architecture doit passer par les plans, coupes, et élévations, et pour la 3D par les maquettes. Des dessinateurs produisent ensuite les plans informatisés, mais cette étape reste la dernière phase, puisque Peter Zumthor ne considère pas l’informatique comme un outil de conception adapté à son architecture. L’agence produit ses propres plans d’exécution, et refuse de sous-traiter ses chantiers ; Peter Zumthor ne laisse rien au hasard. Cette précision qui le caractérise, requérant un temps certain, explique sans doute la beauté des édifices finis, et pose la question de la valeur d’autres réalisations actuelles, qui doivent être effectuées toujours plus rapidement. Face à la frénésie internationale, l’architecte Peter Zumthor prend son temps. Le terme de « Slow Architecture » définit cette méthode architecturale qui consiste à faire évoluer le projet petit à petit, sans brûler les étapes, et en n’hésitant pas à revenir sur chaque points jusqu’à ce que tout soit adéquat. C’est ce que fait l’architecte suisse, en établissant des projets sans compromis, c’est à dire sans concessions. Il ne cherche pas à négocier, à faire au mieux, mais, au contraire, à garder son idée intacte. Ce sont surtout les maquettes réalisées qui servent à travailler l’adéquation entre l’idée souhaitée par Peter Zumthor et le résultat architectural projeté. Pour chaque espace, pièce ou élément du projet, l’architecte remet en cause la véracité de ce qu’il exprime afin d’arriver au propos escompté. La
conception en « Slow Architecture » prend donc du temps, mais il semble que cela soit pleinement assumé par Peter Zumthor comme un gage de qualité du bâtiment par la suite. Cependant, il ne faut pas nier que Peter Zumthor peut se permettre le « luxe » d’avoir le temps. Les maîtres d’ouvrage avec qui il travaille sont souvent prêts, eux aussi, à attendre (et à payer) pour obtenir l’objet de leur désir. Peter Zumthor le dit lui-même, il ne peut réaliser des édifices comme cela sans que les commanditaires ne soient en accord avec la philosophie et le travail de l’architecte. En effet, on ne peut pas nier qu’au delà d’une culture ou de moyens financiers favorables, le travail des architectes ne peut aboutir à un résultat convainquant sans dialogue entre tous les acteurs du projet. Ils travaillent ensemble, petit à petit, en revoyant chaque demande afin d’arriver à la conception la plus juste possible.
Inspiration et philosophie
L’idée que Peter Zumthor met en œuvre dans la conception d’un
édifice est basée sur des images. Néanmoins, à l’époque de la culture exacerbée de l’image, ses bâtiments n’ont pas vocation à renvoyer à une quelconque figure architecturale, ni même à un symbole ; c’est une atmosphère que l’architecte recherche. On peut définir une image comme la représentation, le symbole physique d’une réalité invisible ou abstraite. Mais, utiliser une image, peut aussi correspondre à une analogie avec un domaine autre que celui auquel elle s’applique, de façon plus ou moins explicite. Pour l’autodidacte suisse, ce sont les souvenirs de son enfance - comme lorsqu’il décrit la cuisine de sa tante, tout à fait ordinaire, mais dont il a gardé chaque détail dans sa mémoire - ou encore les expériences constructives étant ébéniste de formation - qui lui servent de références. Il explique, dans son livre « Penser l’architecture », comment il se remémore les souvenirs des odeurs, des textures, des sons, des lieux où il a passé du temps. Cet apprentissage instinctif développé avec les années est sans doute ce qui explique aujourd’hui sa conception de l’architecture : sensible et lente. Les émotions qu’il ressentait à cette époque sont toujours présentes, et il les 31
utilise et les développe aujourd’hui pour faire apparaître des sentiments dans ses bâtiments. Cette atmosphère qu’il voit dans les images, empreint son œuvre de sens. L’atmosphère d’un milieu est considérée par rapport à l’influence qu’il exerce sur les êtres qui y vivent ; c’est l’ambiance particulière qui y règne. Pour Peter Zumthor, la valeur de l’acte construit se tient dans ce qu’elle crée entre la personne et le lieu, dans le rapport émotionnel qu’elle engage. Outre la chapelle Saint-Benedict déjà évoquée, le Mémorial de Steilneset, en Norvège, illustre parfaitement cette notion d’atmosphère. Le bâtiment fut commandé pour commémorer la mémoire des victimes de la chasse aux sorcières ayant eu lieu dans cette partie du pays. Il se matérialise par une galerie de 125 mètres de long, qui ne se veut en aucun cas un symbole ; « Je n’aime ni les monuments ni les symboles. Je considère avoir réussi, car lorsqu’on entre dans le mémorial, on se prend à sentir la présence de ces femmes et des larmes vous viennent aux yeux. ». (1) La mise en scène y est très impressionnante : une fenêtre est créée pour chaque femme ayant été condamnée et brûlée pour ces faits de sorcellerie, et on peut lire en-dessous la biographie et les aveux de chacune d’entre elles. La lumière est tamisée ; seule une ampoule est suspendue audessus de chaque fenêtre (91 au total), afin d’évoquer les lampes visibles à travers les fenêtres sans rideaux de la région. La structure, formée d’une soixantaine de portiques de bois, supporte un tissu de fibre de verre haubané entre chaque élément. Le tissu tendu renvoie à la forme d’un cocon. Il n’y a qu’une entrée et qu’une sortie possible, grâce aux deux portes situées à chaque extrémité de la galerie. A l’intérieur, le visiteur parcourt une passerelle de bois longue de 100 mètres, pour à peine 1,5 mètre de large. Cette étroitesse ainsi que la sensation de la toile agitée par les vents venant de la mer, confèrent une sensation étrange à l’espace intérieur. La lumière y tient également son rôle, jouant avec la pénombre et la noirceur intérieure quand le soleil est bas. (1)
ZUMTHOR, Penser l’Architecture, (2008)
Ci-contre : photos du mémorial de Steilneset DURISCH, Tome 4, (2014)
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Cette émotion que Peter Zumthor cherche à transmettre est représentative de l’idée de phénoménologie de l’espace bâti. Cette notion architecturale base la conception spatiale sur l’idée de perception. En architecture, cela revient à travailler sur la « perception du sujet […] dans l’espace »(1), qui joue sur le déplacement, les émotions du visiteur... Au 20ème siècle, lorsque le mouvement moderne s’essouffle, cette philosophie apparaît comme un questionnement nouveau de l’architecture. En se tournant vers la philosophie, certains tentent de traduire ce qui se manifeste autour d’eux, de manière subjective, comme des sentiments. Ces réflexions se poursuivent autour de la relation du corps dans l’expérience, de la recherche d’une essence des choses, d’une authenticité. Cette « vérité » poursuivie par les philosophes du siècle passé a évoluée : Peter Zumthor ne recherche pas une « vérité » mais plusieurs, il crée des scénarios. Pour Peter Zumthor, la singularité qu’il insuffle dans ces constructions, réside dans sa capacité à donner au lieu une dimension quasi-sacrée, où la limite physique des choses est dépassée par le trouble ressenti par le sujet quand il fait l’expérience d’entrer dans le bâtiment. Peter Zumthor crée des ambiances fortes, ciblées, qui vont amener le visiteur à une perception spécifique de l’espace suivant où il se trouve. Tout en contrôle, sa conception vise à fixer la perception du sujet, tout en restant très implicite. Là où certains édifices possèdent un sens de visite clairement affiché, ceux de Zumthor restent discrets. Il définit luimême son rôle comme étant de « chorégraphier l’expérience de traverser ou de faire le tour d’un bâtiment »(2). En organisant le déplacement du visiteur, il le met en condition, afin qu’il reçoive la perception qu’il a conçue à priori. Comme le faisait déjà Le Corbusier avec l’idée de la promenade architecturale, Peter Zumthor fait alors découvrir son œuvre de la façon dont il la crée. Dans cette interaction entre le lieu et le visiteur, le bâtiment devient un sujet. Comme d’une tierce personne entre le concepteur et le visiteur, l’édifice vit au travers du regard de ce dernier : « Un bâtiment qui existe en lui-même,
(1) (2)
ZUMTHOR, Atmosphères, (2008) BORNE, (2011)
Ci-contre : photo du mémorial de Steilneset DURISCH, Tome 4, (2014)
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qui est un bâtiment, qui ne représente rien, qui est, simplement.» (1).
Conception spatiale
Ces espaces que Peter Zumthor conçoit, basés sur l’expression
d’une atmosphère, ont pour but de donner du sens à son architecture. Cette notion peut être entendue de deux façons : soit comme la signification d’une chose, soit comme les fonctions par lesquelles un organisme reçoit des informations sur les éléments physiques qui l’entourent (vue, ouïe, toucher, odorat). Dans le cas de l’architecture de Peter Zumthor, les deux définitions s’appliquent à ses réalisations. Peter Zumthor travaille avec les sens humains (l’ouïe, le toucher,..) pour concevoir ses bâtiments. En effet, le corps joue un rôle essentiel dans l’expérience de la perception, l’interaction entre le bâtiment et la personne passant par ces sens. Les principaux moyens qu’il utilise pour arriver à cela sont les qualités de base de l’architecture : la matière, la lumière, le volume,...mais aussi la sonorité d’un matériau, son contact au toucher. Les jeux de lumière, alternances entre expositions directes ou diffuses, sont souvent utilisés par Peter Zumthor. En changeant les ambiances lumineuses d’un espace à l’autre, il provoque une modification de la perception pour le visiteur. Il peut utiliser la lumière directe pour créer un contraste entre zones claires et sombres, ou il peut établir une ambiance plus douce avec une lumière diffuse. L’expression des volumes évolue entre intimité et monumentalité. Les espaces centraux sont souvent ouverts avec une grande hauteur sous plafond, alors que d’autres sont plus clos, comme des boites à l’intérieur du bâtiment. Ces derniers remplissent souvent une fonction plus ciblée avec une ambiance également plus forte, ce sont des espaces unitaires. Ils sont liés entre-eux par un espace central, commun, et plus dynamique. La conception spatiale de Peter Zumthor se fait par de constants allerretours entre l’intérieur et l’extérieur. Si les points de vue sur le paysage sont toujours bien choisis, ils ne s’inscrivent pas dans un contact direct
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LUCAN et MARCHAND (2005)
avec l’environnement, mais visent plutôt le lointain. En gardant cette distance depuis l’intérieur vers l’extérieur, Peter Zumthor conserve le caractère de son bâtiment intact. Ayant une grande connaissance des matériaux et de leur mise en œuvre, il les utilise pour ce qu’ils sont, et de manière à leur donner vie, et à mettre en valeur leur richesse. Leur agencement, la manière dont ils accrochent la lumière, le son qu’ils dégagent, sont autant de mises en scène qui apportent cette résonance particulière aux lieux. Le musée Kunsthaus de Bregenz, déjà évoqué, en est un très bel exemple ; ce prisme de panneaux de verre, véritable catalyseur de lumière, exprime la pureté du matériau, son authenticité et sa richesse architecturale. Cette réflexion autour de la mise en œuvre de la matière, soulève la question du beau en architecture. Cette notion abstraite qu’est la beauté, peut être définie comme la caractéristique d’une chose qui, au travers d’une expérience sensorielle (donc de perception), procure une sensation de plaisir. Il relèverait donc de la forme, de la matière, ou de tout autre paramètre relevant des sens humains de procurer un tel sentiment. Cette définition signifierait donc qu’il appartiendrait à l’architecte de savoir créer cet effet. Si l’aspect visuel d’un bâtiment a toujours un impact différent sur un public ou un autre, il ne peut néanmoins être nié que cette notion de beauté reste subjective. Alors, l’idée de la percevoir comme expérience sensorielle pourrait peut-être être ce qui rend l’architecture de Peter Zumthor si différente. Bien plus que l’aspect esthétique, c’est le sens de la matière que Peter Zumthor cherche à révéler : « Sense emerges when I succeed in bringing out the specific meanings of certains materials in my buildings, meanings that can only be perceived in just this way in this one building. »(1). Ce rapport émotionnel engagé entre la construction, l’agencement matériel et l’expression d’un bâtiment se réfère à la pensée tectonique.
ZUMTHOR, Penser l’Architecture, (2008). Tiré de la version anglaise : « La sensation apparaît quand je réussis à révéler les sens spécifique de certaines matières dans mes bâtiments, significations qui peuvent seulement être perçues de cette façon dans ce bâtiment.»
(1)
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L’expression et le sens sont les deux caractères que la matière peut exprimer et qui la définisse comme tectonique. C’est la dualité entre l’architecture objective, que l’on peut toucher et dont le corps matériel est réel, et l’expérience sensorielle de cette même construction. C’est une poésie de la construction, comme la nomme Kenneth Frampton, qui apparaît lorsque l’articulation du construit et du ressenti est réussie : « La poésie se manifeste lorsque l’on dépasse le domaine utilitaire, de la clarté de sens et de la correction de la syntaxe, pour ne percevoir que la forme et le contenu du poème. Par analogie, il y a poésie en architecture lorsque l’on dépasse la vérité constructive pour ne percevoir que l’objet architectural.»(1). La tectonique est donc un principe spatial de conception et de construction, dont Peter Zumthor semble maitriser la logique. Après m’être intéressée aux dimensions conceptuelles de son œuvre, il faudra maintenant comprendre comment il les met en place de manière construite.
(1)
LAVERNHE (2006)
Ci-contre : photo des thermes de Vals DURISCH, Tome 2, (2014)
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Culture constructive et Matière
Peter Zumthor semble faire preuve d’une grande maîtrise
concernant la mise en œuvre des matériaux. Ses projets présentent tous des univers constructifs très marqués. Si on liste les matériaux de ses différentes constructions, on obtient un large éventail : la pierre des termes de Vals, le verre du Kunsthaus de Bregenz, le béton de la chapelle SaintNicolas, le bois de celle de Saint-Benedict ou du pavillon de Hanovre, la toile tendue du Steilneset mémorial, et la brique du Kolumba museum de Cologne. Bien que possédant des caractéristiques fondamentalement différentes, ces matériaux sont toujours mis en œuvre de manière spéciale. Comme le corps humain, un bâtiment de Peter Zumthor est une ossature complexe, à l’image du dessin technique qu’il requière, mais qui, une fois terminé, porte une apparente simplicité. L’enveloppe intérieure et extérieure d’un bâtiment n’est pas une surface mais bien une section. Cette épaisseur reflète l’apparence donnée à l’édifice et contient sa réalité constructive : elle est tectonique. Peter Zumthor s’intéresse donc à la matière autant qu’à sa mise en œuvre, puisque c’est celle-ci qui sera en mesure de lui conférer un caractère sensible particulier.
Une culture constructive en héritage
Bien qu’acclamé comme un « prodige » de l’architecture, Peter
Zumthor n’en reste pas moins le descendant de ceux qui l’ont précédé.
Ci-dessus : les matériaux de construction utilisés par Peter Zumthor De haut en bas, et de gauche à droite : Kunstaus museum, Serpentine pavillon, Pavillon Suisse de Hanovre, Chapelle Sainte-Benedict, Kolumba museum, Atelier Zumthor, Thermes de Vals, Chapelle Saint-Nicolas, Steilneset mémorial. 41
Au milieu du 19ème siècle, deux théoriciens se sont souvent rapprochés : Eugène Viollet-le-Duc et Gottfried Semper. Les deux hommes recherchent les fondements de l’architecture dans l’évolution d’un modèle à travers les époques. Pour eux, les oeuvres de l’homme ne serait donc qu’une succession de transformations appliquées à une même base, définissant différents styles. La différence qui réside dans leur philosophie est l’origine de ce modèle : Viollet-le-Duc recherche sa source dans la société du Moyen Age, alors que Semper regarde du côté de la civilisation grecque. Comme d’autres architectes suisses, Peter Zumthor semble être le descendant de la pensée de Gottfried Semper et de la tradition germanique. Ce grand théoricien allemand du 19ème siècle était très intéressé par les formes de constructions historiques nées des civilisations antiques : romaine, grecque, ou encore égyptienne. Son œuvre majeure, l’ouvrage « Der Stil »(1), est publiée en 1860, et retrace l’histoire des styles architecturaux. Il met en lien l’évolution des techniques et des formes de pensées qui pour lui expliquerait ces variations de style. En appui sur des cultures plus anciennes, Gottfried Semper refonde la tradition moderne allemande sur l’alliance des aspects techniques et artistiques. Pour lui, l’un et l’autre sont indissociables. En allemand, le terme « mur » est composé de deux mots : « mauer » et « wand ». Le premier terme définit le mur comme la structure porteuse, initialement un mur de maçonnerie. Le deuxième signifie l’expression de la paroi, son caractère sensible, et peut aussi être utilisé de manière figurative. Cette double réalité physique du mur reflète la considération de cet élément comme une structure, tout autant que comme support d’expression. Le mur est interne et externe ; il supporte et témoigne de la réalité constructive du bâtiment. Pour Gottfried Semper, le mur interne a pour fonction majeure le support de l’édifice, et plus encore la délimitation de l’espace par la création d’un intérieur et d’un extérieur. Mais c’est la paroi qui donne le sens de l’édifice : « Une notion d’espace architectonique non pas suscitée par le mur en temps que tel mais par son revêtement. »(2). Il compare le mur à un élément tissé, grossièrement puis de plus en plus (1) (2)
SEMPER, (2007)
finement à mesure de l’on arrive vers la couche externe de celui-ci. Les qualités de l’ouvrage se retrouve alors exposées en surface, exprimant ses caractéristiques visuelles, tactiles ou thermiques. D’après Gottfried Semper, le décor ne doit donc pas être un élément plaqué sur une structure mais bien être une partie inhérente de l’ensemble. Cela revient à traiter le matériau de manière « sincère », en toute connaissance de ses caractéristiques techniques et sensorielles. Il image son propos par une métaphore selon laquelle l’architecture est corps qui doit être vêtu. Ce revêtement peut être perçu de deux manières : soit comme le tissage du matériau pur, soit comme l’habillement du mur porteur. Dans le premier cas, les fonctions structurelles et ornementales sont intimement liées, alors que dans le deuxième cas le mur interne n’a pas de fonction spatiale autre que celle du support. Comme le dit Gottfried Semper : « Le principe de revêtement n’a de sens que lorsqu’est opératoire cette opposition du Wand et du Mauer, de la paroi qu’on fabrique tout en ornant […], et le mur qui sert à soutenir, à donner de la solidité, mais auquel ne revient pas le privilège de créer l’espace ».(1). Outre l’héritage moderne laissé par Semper, Peter Zumthor est aussi un descendant du regard de Kenneth Frampton sur le Régionalisme Critique. Si j’ai déjà évoqué ce courant dans la première partie de ce mémoire, je voudrais souligner ici l’interaction d’un savoir-faire constructif local avec la forme architecturale. Dans cette pensée, la forme d’une construction est le résultat d’un transformation, ou d’une transposition, d’un lieu et d’une histoire, et « l’architecture est alors dans le prolongement du paysage ou, au contraire, entre en conflit avec lui. »(2). Cette idée, transposée au domaine constructif, engage une relation spécifique avec la matière. Elle n’est plus un simple produit avec lequel on pourrait construire partout, mais une solution adaptée à un lieu précis. Le rapport de la matière au territoire est basé sur un savoir-faire local, un artisanat et plus largement à une économie. S’il ne s’agit pas pour Peter Zumthor de répéter les modes constructifs ancestraux, il peut cependant en adopter certains principes adaptables à un bâtiment moderne.
(1) (2)
SEMPER, (2007) FRAMPTON, CHUPIN et SIMMONET, (2005) 43
Comme Mies Van der Rohe, Peter Zumthor est un architecte dont les principes sont issus de la modernité mais qui s’articulent avec le vernaculaire. Cet alimentation de l’architecture au travers d’un savoirfaire constructif régional ou national est ce qui donne cette richesse aux œuvres de Peter Zumthor.
Rapport à la matière et méthode de construction
L’univers constructif de Peter Zumthor est concret, et comme je
l’ai introduit plus tôt, il est aussi très éclectique. Il utilise une palette de matériaux qu’il semble manipuler de manière spécifique. Il choisit une matière en fonction de ses caractéristiques et de la correspondance de celles-ci avec le sens qu’il souhaite apporter à la construction. Ce choix déterminera aussi une mise en œuvre, puisque ce qui intéresse Peter Zumthor dans la matière, c’est d’utiliser toutes ses valeurs : structurelle, sensorielle, visuelle, tactile... Une fois qu’il a choisi le sens qu’il veut apporter à la matière, il considère les qualités et les défauts de celle-ci, et juge de ce que devra être sa mise en œuvre, afin de servir au mieux possible l’architecture du bâtiment. Le travail qu’il réalise se situe au niveau de l’épaisseur de la construction, de la section construite. Cette culture du mur, héritage de la théorie de Gottfried Semper, est l’essence même du travail de l’architecte, car c’est lui qui vient créer l’espace, créant un intérieur et un extérieur. A travers l’exemple du Kolumba museum de Bregenz, cette notion de travail du mur s’exprime pleinement. Le bâtiment, massif depuis l’extérieur, se décompose en une succession d’espaces ouverts ou fermés à l’intérieur. Le mur est le composant de cette spatialité, jouant de l’épaisseur et du vide qu’il procure. J’ai donc choisi cet exemple pour comprendre et illustrer la manière dont Peter Zumthor construit son architecture. Situé à Cologne, en Allemagne, le Kolumba museum (1997-2007) est une commande de l’archidiocèse de la ville. Le programme a en effet un lien
Ci-contre : photo extérieure du Kolumba museum, Cologne, source personnelle
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Ci-dessus : maquette et coupe transversale du Kolumba museum, Atelier Zumthor DURISCH, Tome 2, (2014) Ci-contre : plans des diffĂŠrents niveaux du Kolumba museum DURISCH, Tome 2, (2014)
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avec la religion : d’une part sa fonction, et d’autre part la particularité du lieu sur lequel on trouve les ruines d’une ancienne église. Le musée d’art consiste à rassembler dans un même lieu des reliques sacrés, biens de l’église, et des œuvres d’artistes contemporains. Détruite par des bombes pendant la seconde guerre mondiale, la chapelle romane, puis gothique, est protégée par le nouvel édifice et sa visite constitue une autre fonction du musée. Au delà du contenu muséographique, le patrimoine bâti de la ville est mis en valeur. Le bâtiment est une véritable fusion entre les ruines de l’ancienne chapelle et un musée à l’architecture moderne et minimaliste. Forte de la simplicité des formes, couleurs et matières, cette réalisation semble unir parfaitement ancien et nouveau : Peter Zumthor souhaitait créer une harmonie entre ces deux parties. Les autres propositions faites au jury du concours proposaient des constructions légères de verre ou d’acier, contrastant avec les ruines. Ils ont finalement retenu la proposition de Peter Zumthor, qui respectait l’ancien monument sans effacer le nouveau du paysage urbain. L’emprise volumétrique du bâtiment se base sur celle de la chapelle et se prolonge au nord-ouest de la parcelle, formant un L le long des rues adjacentes. Le parcours muséal proposé par Peter Zumthor commence une fois passé la massivité de la façade : après un retournement, on découvre l’intérieur de l’espace, ouvert sur une cours extérieure. Depuis le sol et les fouilles historiques, le visiteur s’élève ensuite de salles en salles jusqu’à un espace central situé au-dessus de l’ancienne chapelle. Plus on monte et plus les espaces s’élargissent. Le deuxième étage est intime et sombre, alors qu’au dernier niveau des baies apparaissent, conférant une lumière diffuse aux espaces d’expositions. Les visiteurs peuvent alors regarder la ville.
Le choix de Peter Zumthor d’utiliser la brique comme matériau
principal pour cette construction vient de sa présence antérieure sur le site. Elle était déjà utilisée pour les premières réparations de l’église après les démolitions, et c’est également une tradition constructive de la région. La brique permet de construire directement sur les anciens murs
Ci-contre : photo extérieure du Kolumba museum, Cologne source personnelle
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en ruines, et de réaliser facilement la jonction avec les nervures de la maçonnerie gothique. Ce rapport direct du mur avec les anciennes pierres de la chapelle exprime la franchise de l’architecte vis-à-vis de la matière construite. Au fil du temps, la tradition de la maçonnerie a évoluée et prise différentes formes : le matériau utilisé, la mise en œuvre, le type d’appareillage ou la taille des modules sont autant de paramètres qui ont petit à petit modifié le mur maçonné. Dans la tradition romaine ou grecque la brique était structurelle, alors que chez les allemands ou les hollandais, la maçonnerie avait pour seule fonction le remplissage entre l’ossature. L’utilisation de la brique varie donc aussi en fonction des cultures constructives locales. Mais je n’ai pas choisi ces deux expressions constructives de la brique au hasard. En effet, nous verrons qu’en temps qu’héritier des pensées de Semper, Peter Zumthor semble aussi être inspiré par la culture méditerranéenne. Pour ce projet, Peter Zumthor imagine un mur fait de briquettes spécialement conçues pour le Kolumba museum. L’entreprise Petersen Tegl, basée au Danemark, et l’architecte suisse ont collaboré pour créer cette brique. Artisanalement produites, elles sont « fabriquées dans le respect de traditions artisanales centenaires »
(1)
, et aujourd’hui
commercialisées sous le nom de « Kolumba TM». Peter Zumthor voulait des briques fines qui pourraient épouser les contours des ruines, sans besoin de rajouter trop de mortier. Ce format, plat et long, n’est pas sans évoquer les références « Semperiennes » : « Le format de la « brique Kolumba », comme elle s’appelle aujourd’hui, rappelle celui de la brique romaine. »(2).
Avec cette brique, Peter Zumthor crée deux types de murs :
une maçonnerie « filtre » en double épaisseur, et une autre maçonnerie opaque et pleine.
Site internet du fabriquant Petersen Tegl [http://fr.petersen-tegl.dk] DURISCH, Tome 2, (2014) Ci-contre : photo du Kolumba museum, Cologne DURISCH, Tome 2, (2014) (1) (2)
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La première mise en œuvre est située autour des ruines de l’ancienne chapelle. Il fallait que celles-ci puissent être protégées des intempéries, tout en permettant à l’air de circuler pour leur bonne conservation. La maçonnerie « filtre » que Peter Zumthor conçoit est en fait une double rangée de briquettes de 16 cm d’épaisseur, disposées en quinconce. Une brique sur deux, un vide de ventilation est créé. Le mur fini fait 62 cm d’épaisseur. Des ancres horizontales permettent de stabiliser l’ensemble du nouveau mur. Quant au deuxième mur de brique, il prend la force d’une maçonnerie monolithique, mais pas massive. En effet, les murs pleins qui séparent l’extérieur des salles d’expositions sont composés de deux types de briques. Les briquettes Kolumba sont toujours visibles en façade, mais pour respecter les conditions thermiques nécessaires aux espaces intérieurs, Peter Zumthor devait créer un mur d’une épaisseur suffisante afin de gagner en inertie. Il a donc combiné les briquettes apparentes avec des briques perforées. Ces modules de remplissage ont aussi été créés spécialement pour le musée Kolumba, afin de correspondre parfaitement aux modules des briquettes Kolumba. Trois modules de briquettes de 37 mm d’épaisseur, avec 17 mm de joint, correspondent donc à un module de remplissage de 151 mm avec 11 mm de joint. Le calepinage de la façade est basé sur le décalage de trois briquettes de 9 cm d’épaisseur et de trois autres de 21 cm d’épaisseur. Les briques de remplissage font donc elles aussi deux largeurs différentes. Après avoir réalisé des tests sur des murs types, Peter Zumthor a obtenu l’autorisation et le brevet pour cette maçonnerie. Composé de deux couches de briques, le mur du Kolumba se réfère une fois de plus à une tradition ancienne : « Ce principe de calepinage pour un mur de façade de représentation et un remplissage était déjà connu dans les «Emplekton» grecs et décrit par Vitruve dans le deuxième tome de son manuel sur l’art de bâtir. Ce type d’appareillage n’existe pas dans la tradition allemande. » (1). La dualité entre la vérité sensorielle, exprimée par la pierre, et la vérité constructive, exprimée par la rangée interne de brique, fait état de la tectonique matérielle appliquée par Peter Zumthor. Il a déclaré à KALTENBACH, (2009) Ci-contre : photo d’une salle d’exposition, Kolumba museum, Cologne source personnelle (1)
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l’entreprise Petersen Tegl « qu’il ne voulait construire qu’une fois en brique mais exploiter au maximum tous les potentiels du matériau. »(1). Il fut nécessaire d’ancrer la partie haute des ruines afin que les briques puissent venir se poser sur des appuis solides. Avec l’aide d’un ingénieur, Peter Zumthor réussit à ce que les charges de son bâtiment soient partiellement supportées par les anciens murs. Si les murs apparaissent comme des voiles porteurs, la structure réelle du bâtiment est avant tout composée par une ossature d’acier. En plus des ancrages en béton armé, des poteaux de 30 cm de diamètre sont insérés dans les anciens murs de la chapelle, et fondés en profondeur par des micro-pieux. Ces poteaux sont invisibles, sauf dans la grande salle des ruines où on peut les apercevoir au travers de la maçonnerie « filtre ». Cette association de matériaux, entre la brique et l’acier, est inévitable. La maçonnerie massive sans ossature n’est plus d’actualité : aujourd’hui les constructions sont mixtes. Si l’on prend le projet de la chapelle SaintBenedict, le bois est allié à une structure métallique par exemple. Construit sans joints de dilatation afin de conserver le caractère monolithique du bâtiment, des dalles en béton porteur auraient été trop lourdes. Les planchers sont donc composés d’une armature en acier, à laquelle s’ajoute du terrazzo blanc pour le sol et une sous face en mortier liquide pour les plafonds. La briquette Kolumba a une teinte gris pâle, parfois comparable à celle du mortier. La couleur de cette brique, spécialement conçue pour le Kolumba museum, est le résultat d’un accident. En effet, Peter Zumthor souhaitait une teinte particulière, en accord avec celle des ruines de Cologne et avec la lumière du lieu, que l’entreprise Petersen ne réussissait pas à obtenir. Une erreur de cuisson à accidentellement créé cette couleur. Paramètre inhérent du processus de création, l’accident peut parfois se révéler salvateur. La surface interne des murs est recouverte d’un enduit gris, de la même teinte que celle des briques. Associé au terrazzo et au mortier des
KALTENBACH, (2009) Ci-contre : plan de situation et plan du Kunsthaus museum, Bregenz En haut : source personnelle En bas : DURISCH, Tome 1, (2014) (1)
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620 mm
Briquette Kolumba 37x160x500mm
Ancrage horizontale Poteau acier 300mm diamètre
Ancrage béton
500 mm
LA MAÇONNERIE “FILTRE”
620 mm
Module de remplissage Kolumba 151x490x300mm
Module de remplissage Kolumba 151x370x300mm Joint de mortier 11mm
Briquette Kolumba 37x90x500mm Briquette Kolumba 37x210x500mm Joint de mortier 17mm
Enduit gris
LA MAÇONNERIE MONOLITHIQUE
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plafonds, l’homogénéité des couleurs de ces différentes surfaces renvoie une sensation de pureté aux espaces intérieurs. Le finesse de la texture contrebalance avec la massivité générale de la construction, lui conférant un caractère de légèreté, singulier pour un bâtiment en maçonnerie. Le joint et la manière dont il est perçu relève aussi d’une histoire ancienne: il était déjà utilisé chez les romains ou les grecs de différentes façons. Si le joint est enfoncé, alors la brique ressort visuellement, alors que s’il est au nu de la façade la matière est plus homogène. La qualité de l’assemblage en maçonnerie définit la perception de la matière, d’où l’enjeu du joint. De la même manière, l’articulation entre un matériau et un autre, entre un mur et une baie, donnera une certaine perception de l’espace. Dans l’architecture de Peter Zumthor, les détails sont poussés à leur maximum, et rien n’est laissé au hasard. C’est le sens qu’il porte pour le détail, la précision, qui montre la beauté du matériau et de son assemblage. Si l’on prend l’exemple des immenses baies du deuxième niveau qui, à cause de leur dimension, ont nécessité un effort structurel conséquent, on devine l’importance de ces assemblages. Peter Zumthor à choisi de les détacher de la façade afin de camoufler leur épaisseur. Cela renvoie une impression de légèreté en façade, et un panorama étourdissant depuis l’intérieur du bâtiment. Outre le gros œuvre, tous les éléments du Kolumba museum semblent être parfaitement conçus pour le bâtiment : les portes, les boîtiers de ventilation, le lambris et le mobilier en bois, les rideaux de cuir et de soie sont autant de détails et de précisions qui donnent sa richesse à l’ensemble. Dans tous ce long processus de la fabrication du bâtiment, Peter Zumthor travaille avec des entreprises locales, expertes dans leur domaine, et qui lui permettent de créer des éléments uniques. Sans en être certaine, il semblerait qu’il n’utilise pas, ou très peu, de produits manufacturés. Le côté artisanal qu’il retrouve en travaillant avec ces entreprises, lui permet de concevoir un certain nombre d’éléments secondaires de ses bâtiments. Il a par exemple lui-même dessiné les mains-courantes en bois des escaliers du Kolumba museum. Ci-contre : photos de détails, Kolumba museum, Cologne source personnelle
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Nous serions tentés de dire que le soucis du détail peut facilement être mis en place pour de petites constructions, mais il semble que Peter Zumthor y arrive aussi sur des chantiers plus grands : le Kolumba museum faisant 1 800 m2 ou les fameuses thermes de Vals.
De l’idée à la construction
Cet intérêt pour la proximité et le travail local avec les entreprises
lui permettent de maitriser la production complète du bâtiment. En effet, si l’architecture de Peter Zumthor est si contrôlée, c’est qu’il souhaite que la construction finale soit fidèle à l’idée de départ. Le travail des espaces ne se limite pas à la phase de conception mais engage aussi toute la phase technique et constructive du projet. L’aller-retour entre le sens global de l’édifice et le soucis du détail, est ce qui permet à Peter Zumthor de ne pas perdre son idée de base. Son but est clair : « Find a way to build something as it was designed » (1). L’architecture de Peter Zumthor est généralement représentée par de belles photographies ou par des croquis d’ambiance. Il est très difficile de trouver des détails techniques concernant ses bâtiments, et les seules coupes disponibles sont elles-aussi très épurées. C’est bien sur une stratégie de communication qui permet de faire planer le mystère sur l’architecte suisse et ses constructions. Cela pourrait supposer que ce qui est « caché » à l’intérieur n’est pas à voir, mais il n’y a pas de grand secret : il est en fait possible d’arriver à lire les composantes du bâtiment. Nous avons vu précédemment que la massivité renvoyée par le Kolumba museum était en fait constituée d’une ossature métallique alliée à de la maçonnerie. S’il est tentant de dire qu’il ne restitue donc pas toute la vérité du matériau en le combinant avec un autre, il va sans dire que le raisonnement n’est pas si simpliste. En effet, tout n’est pas vrai, mais ce n’est pas faux non plus. La dialectique visuelle donnée par la tectonique de la matière n’est pas un décor, c’est un travail de conception basé sur la ZUMTHOR, Penser l’Architecture, (2008). Tiré de la version anglaise : « Trouver un moyen de construire quelque chose comme il a été conçu. » Ci-contre : photo de la salle de lecture, Kolumba museum, Cologne source personnelle (1)
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perception. Il y a une différence entre la vérité constructive et la tectonique de l’architecture : « L’art de la tectonique se défini dans cette habileté et exigence de réaliser un bâtiment honnêtement pour en permettre la lisibilité. »(1). Ce qui lui permet de fabriquer des projets particuliers tient dans sa capacité à restituer de la masse par la ruse. L’impression première du mur maçonné est respectée, et le fait de lui avoir ajouté une structure en métal n’est pas une tromperie, puisqu’il est toujours possible de lire la construction du bâtiment. Si la nécessité structurelle n’est pas directement apparente, elle n’est pas cachée non plus. Il s’avère finalement que la qualité de son architecture soit plutôt le fruit d’une gestion totale de la production que seulement l’oeuvre d’un « poèteconstructeur ». La poursuite d’un idéal conceptuel est ce qui motive les choix de Peter Zumthor tout au long du processus de production du bâtiment. Il tient les extrémités du projet durant toute sa durée, et recherche à maitriser l’écart entre elles. Pour cela, les moyens qu’il emploie changent : depuis les aller-retours de conception en maquette, au travail des détails techniques, ou le choix des matériaux et leur production maitrisée, toutes les étapes du processus sont étudiées avec autant de soin. Si l’idée de base a son importance dans l’expression du projet, et dans le choix de l’architecte lors d’un concours d’idée, la méthode de production en a aussi : pour Peter Zumthor « ce n’est que lorsque quelque chose devient physique que l’on peut vérifier si ce qui a été pensé à l’avance de manière abstraite fonctionne aussi concrètement.».(2).
PENA, (2008) DURISCH, Tome 2, (2014) Ci-contre : photo extérieure du Kolumba museum, Cologne source personnelle (1) (2)
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Conclusion
Si les bâtiments de Peter Zumthor suscitent toujours une vive
attention, il me semblait nécessaire de tenter de mieux cerner le processus de production de l’architecte suisse. Sa manière de concevoir est ce qui, à priori, lui permet d’inventer cette architecture singulière. Caractérisée par un travail pointilleux sur la matière, les ambiances, et le lieu, l’architecture de Peter Zumthor semblerait presque religieuse. Elle apparait comme une architecture intemporelle, qui ne varierait pas avec le temps, les courants, les modes. Ses espaces, créés pour être vécus, portent une atmosphère, une poésie que l’on retrouve aussi dans la vision de l’architecte cubain Ricardo Porro: «L’architecture est la création d’un cadre poétique à l’action de l’homme». Cette philosophie que Peter Zumthor illustre dans son œuvre propose une architecture pleine d’émotions et de sens, soucieuse de l’usage, mais dans laquelle la poésie reste le but premier. S’il se défait de toute vision intellectuelle de l’architecture, il semble néanmoins que ses écrits portent également cette base poétique qui caractérise son travail. Or, si la mise en œuvre est aussi un élément inhérent du processus de conception, c’est elle qui semble être la clé du mystère. Peter Zumthor est un architecte proche de son œuvre, qui a su conserver le caractère artisanal de son travail, par la dimension réduite de son agence, et grâce à son grand savoir faire constructif. Il possède l’esprit bricoleur de l’architecte qui assemble, c’est-à-dire qu’il part de la conception pour produire une construction, en ayant pour fil rouge de garder l’idée de base intacte. Au contraire d’un ingénieur qui, par exemple, va chercher à assembler ce qu’il connait déjà afin de construire l’espace, Peter Zumthor cherche des solutions techniques pour produire ce qu’il veut. Le lien privilégié de l’architecture du suisse avec la matière est indéniable, 65
de part le poids local du travail artisanal, et le temps accordé à chaque projet. La ruse dont fait preuve Peter Zumthor, et qu’il utilise en même temps de manière sincère, est ce qui lui permet de créer des espaces particuliers qui portent une vraie atmosphère. À l’heure où beaucoup d’architecte rusent pour tromper l’oeil du visiteur sur la nature du bâtiment, Peter Zumthor conserve cette justesse caractéristique de son travail, se différenciant du reste de la production actuelle.
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Alice Bertin Mémoire Master - Ensa Nantes François Defrain - Directeur d’études Année 2014 - 2015