Extrait "Le Goût du crime"

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le goût du crime

Enquête sur le pouvoir d’attraction des affaires criminelles

EMMANUEL ROUX MATHIAS ROUX ACTES SUD
questions de société

DES MÊMES AUTEURS

Emmanuel Roux

MACHIAVEL, LA VIE LIBRE, Raisons d’agir, 2013

GEORGES ORWELL, LA POLITIQUE DE L’ÉCRIVAIN, Michalon, 2015

MICHÉA L’INACTUEL. UNE CRITIQUE DE LA CIVILISATION LIBÉRALE (avec M. Roux), Le Bord de l’Eau, 2017

LA CITÉ ÉVANOUIE. AU- DELÀ DU POPULISME ET DU PROGRESSISME, L’escargot, 2019

GUY DEBORD. ABOLIR LE SPECTACLE, Michalon, 2022

Mathias Roux

SOCRATE EN CRAMPONS, UNE INITIATION SPORTIVE À LA PHILOSOPHIE, Flammarion 2010, Prix de la rédaction de l’Express

J’AI DEMANDÉ UN RAPPORT. LA POLITIQUE EST-ELLE UNE AFFAIRE D’EXPERTS ?, Flammarion 2011

S’ESTIMER SOI-MÊME AVEC DESCARTES, Eyrolles, 2016

MICHÉA L’INACTUEL. UNE CRITIQUE DE LA CIVILISATION LIBÉRALE (avec E. Roux), Le Bord de l’Eau, 2017

LA DICTATURE DE L’EGO. EN FINIR AVEC LE NARCISSISME DE MASSE, Larousse, 2018

© ACTES SUD, 2023 pour la traduction française

ISBN 978-2-330-17806-2

Emmanuel Roux

Mathias Roux

LE GOÛT DU CRIME Enquête sur le pouvoir d’attraction des affaires criminelles

Pour Florence, Baptiste et Adèle. E. R. À Olivier et Gilles. M. R.

Tout a commencé au début des années 1980, période qui fut le prélude de l’adolescence pour l’un et la sortie de la prime enfance pour l’autre. À cette époque, nous entendions parler des affaires criminelles en écoutant les voix devenues familières des chroniqueurs judiciaires : à la radio, celle de Frédéric Pottecher dont l’éloquence faisait revivre les grands moments des procès d’assises, ou, à la télévision, celle de Paul Lefèvre, intervenant au Journal de 20 heures pour résumer une journée de débats et annoncer les enjeux de l’audience du lendemain. Même si les subtilités de la procédure pénale nous échappaient souvent, l’intérêt des adultes de notre entourage nous encourageait à essayer de les comprendre.

Ensuite, avec la découverte du corps d’un petit garçon de quatre ans dans une rivière des Vosges le 16 octobre 1984 éclatait l’affaire Grégory, le premier cas auquel nous assistions “en direct”. Nous en suivions les péripéties quand, à l’occasion d’une visite chez notre grand-mère ou d’un rendez-vous chez le coiffeur, nous nous jetions sur le Paris Match qui passait par là.

Dans ces années-là, notre père, avocat, nous emmena visiter le palais de justice de Paris où nous découvrîmes que la justice, à quelques rares exceptions près, se rend en public et que n’importe qui peut assister à un procès pénal. Plus tard, nous revînmes souvent le mercredi après-midi suivre les audiences correctionnelles.

INTRODUCTION
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Sans grande originalité, notre intérêt pour les affaires criminelles a donc pris source dans le milieu familial. Il faut dire que, chez nous, le droit et la famille ne font qu’un de longue date : un arrière-grand-père avoué auprès du tribunal civil à Avignon, un autre conseiller d’État, un oncle magistrat, un père avocat, un autre frère également !

En outre, très jeunes, nous avions été impressionnés par le récit de la mort en 1941 de notre arrière-grand-père d’Avignon, Pierre Roux. Alors qu’il menait une conciliation dans le cadre d’un litige entre les frères Fédé, Serge, l’un des deux, avait sorti une arme et tiré sur l’autre. En voulant s’interposer, notre aïeul fut mortellement touché ainsi qu’un dénommé Louis Imbert, présent pour assister l’une des parties. Pierre Roux avait alors soixante-deux ans, treize enfants dont cinq fils mobilisés, prisonniers ou disparus. Parmi eux, notre propre grand-père Paul, lieutenant de carrière, porté disparu sur le front belge depuis mai 1940 et que son père recherchait désespérément au moment où il fut tué… Autant dire que le sort de Fédé fut vite scellé : vingt minutes auront suffi au jury de la cour d’assises pour prononcer une peine de mort dont l’exécution, le 15 décembre 1943 à Carpentras, demeure, à ce jour, la dernière du Vaucluse. Ce meurtre et ses conséquences pénales nous avaient d’autant plus marqués qu’ils ajoutaient de la douleur à une histoire familiale déjà tragique. Disparu en 1941, Pierre Roux n’apprit jamais la triste nouvelle arrivée un an plus tard. Paul, son fils, n’était ni prisonnier ni soigné quelque part comme il l’avait tant espéré. Il avait trouvé la mort le jour même de sa disparition au cours d’une mission de liaison, en Belgique, non loin de Namur, le 15 mai 1940… à l’heure où, à Saumur, naissait son fils unique, notre père donc.

Au début des années 1990, ce sont les articles de faits divers et les comptes rendus d’audience dont Libération s’était fait une spécialité depuis sa création qui achevèrent de transformer notre appétence en véritable centre d’intérêt. La lecture

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des passionnants récits, entre autres plumes, de Patricia Tourancheau et de Florence Aubenas aiguisait notre regard et nous donnait envie d’en apprendre toujours plus.

Grâce à la diffusion à partir de 2000 de Faites entrer l’accusé, notre goût prit une nouvelle dimension. Créée par Christophe Hondelatte, l’émission, devenue culte, réinventait l’évocation de l’affaire criminelle au moyen d’une écriture aussi soignée que celle d’une série et d’une réalisation adaptée aux spécificités du cas traité. Les histoires étaient abordées sous plusieurs angles (policier, juridique, médiatique, médicolégal, psychologique, etc.), de la commission des faits jusqu’à l’issue judiciaire, lorsqu’il y en avait une. Nous attendions avec une avidité jubilatoire l’épisode mensuel qui nous accompagnait des jours durant, à l’instar d’un film marquant. Nous en discutions longuement, reprenant l’enquête un peu à la manière dont on “refait” le dernier match de football. Les années passant, c’est en visionnant et revisionnant des épisodes que nous avons pris conscience de la richesse et de la consistance des affaires criminelles.

Depuis, la vigueur de notre passion – assumons l’expression – n’a pas diminué et notre calendrier intime, la manière propre à chacun d’établir sa chronologie mentale des événements (qu’ils soient personnels et collectifs – naissances ou décès, élections, grandes compétitions sportives, etc.), s’est édifié au fil du temps avec les affaires. Parmi les plus marquantes, citons l’affaire de La Motte-du-Caire (1988), l’affaire Romand (1993), l’affaire de la Josacine empoisonnée (1994), l’affaire du Tueur des trains (1999), l’affaire du Grand-Bornand (2003), etc. Jusqu’à ce que survienne, en avril 2011, celle qui se trouve à l’origine de ce livre : l’assassinat à Nantes de la mère et des quatre enfants de la famille Dupont de Ligonnès dont le père, Xavier, introuvable à ce jour, demeure le principal suspect. Par ses nombreux aspects hors norme (l’imprévisibilité

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totale du passage à l’acte, le mode opératoire, la personnalité du suspect, sa disparition, l’omniprésence médiatique, etc.), cette affaire nous a obsédés au point que nous avons fini par ressentir le besoin d’interroger notre fascination. Non seulement en particulier pour cette affaire mais aussi en général.

Dans le même temps, des indices nous confortaient dans l’idée que notre engouement était de plus en plus partagé. Émissions de télévision et de radio, podcasts, livres, magazines, docufictions : les affaires criminelles sont partout. L’offre est abondante et jamais le grand public ne s’est autant passionné pour elles qu’aujourd’hui. Cet appétit ne date bien sûr pas d’hier, mais il s’est amplifié au cours des dernières années avec la multiplication des formats médiatiques, notamment l’apparition des plateformes de streaming comme Netflix ou Amazon qui, via des séries de true crimes, ont permis à une nouvelle audience de découvrir d’anciennes affaires (Grégory, Guy Georges) ou d’attirer l’attention d’un public de connaisseurs sur des cas jusqu’alors peu connus (Le Serpent, par exemple, sur la vie de Charles Sobhraj, un escroc et tueur en série français qui sévit en Asie dans les années 1970).

Le temps était donc venu de comprendre pourquoi ce type de faits et leurs récits tiennent en haleine le public pendant des années, voire, pour certains, des décennies. Quelle sorte de profondeur l’événement criminel recèle-t-il pour aussi bien alimenter les discussions entre amis qu’inspirer les écrivains ?

Comment les protagonistes de certaines affaires – les Dominici, Raddad, Heaulme et autres Daval – en viennent-ils à figurer au patrimoine culturel des Français au même titre que des personnages historiques et des héros de fiction ?

Avant d’indiquer la méthode mise en œuvre pour répondre à ces questions, précisons un peu ce qu’on entend par “crime”.

Des trois types d’infraction reconnus par le droit pénal français – contravention, délit et crime –, ce dernier est le

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plus sérieux et entraîne les sanctions les plus lourdes. La catégorie juridique désigne principalement des atteintes graves contre des personnes ou des biens. Dans le cas des personnes, il s’agit de l’homicide volontaire non prémédité (meurtre), de l’homicide volontaire prémédité (assassinat), du viol, des actes de torture, de l’empoisonnement, de l’enlèvement, de la séquestration, du trafic de stupéfiants, de la traite d’êtres humains et des attentats. Dans le cas des biens, les atteintes comprennent surtout le vol avec violence et l’extorsion en bande organisée. Dans la réalité, il arrive souvent qu’une seule et même affaire soit l’objet de plusieurs qualifications pénales à la fois : un vol accompagné d’une séquestration et d’actes de torture par exemple.

Le crime se révélant une notion très hétérogène, il n’est en l’occurrence pas possible d’établir a priori une liste spécifique de faits capables de transformer le “tout-venant” pénal en “affaire” remarquable. Par conséquent, enquêter sur le pouvoir d’attraction des affaires criminelles équivaut à se demander aussi, comme le fait Ivan Jablonka à propos de l’affaire Laëtitia Perrais, “comment [on] passe de l’entrefilet, parcouru d’un œil distrait dans le journal du soir, au drame national qui occupe les médias pendant des semaines 1 ?”.

La question est d’autant plus légitime qu’aucun critère objectif n’autorise à repérer par avance l’affaire dont l’espérance de vie semblera infinie, comparée au fait divers ordinaire, à l’existence “aussi frémissante que brève d’un papillon 2”, qui, lui, repartira aussi vite qu’il est venu, avec la prochaine marée de l’actualité. En effet, tout bien considéré, l’intérêt pour une

1. Ivan Jablonka, Laëtitia ou la Fin des hommes, Seuil, Paris, 2016, chap. 14 “Naissance d’un fait divers”. La pagination des éditions numériques changeant selon l’interface de lecture, nous n’indiquons que le chapitre où se trouve l’extrait cité.

2. Didier Decoin, Dictionnaire amoureux des faits divers, Plon, Paris, 2014, article “Affaires”.

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affaire n’est pas proportionnel au nombre de victimes (il n’y en a parfois même pas), à son degré de violence (il est possible de commettre un crime – un vol en bande organisée par exemple – sans exercer de violence directe) et aux spécificités du mode opératoire (le passage à l’acte peut aussi bien être minutieusement prémédité qu’improvisé dans la panique). Pareillement, ni le profil des criminels (dans ce domaine aussi “il faut, comme dit l’expression, de tout pour faire un monde”), ni le niveau de transgression constatée (le crime gratuit n’intéresse ni plus ni moins que la vengeance), ni le degré de complexité de l’enquête (l’équation policière n’équivaut pas forcément à une énigme) ne déterminent par avance l’écho qu’une affaire est susceptible de produire. C’est pourquoi, ajoute à ce propos Jablonka, “dans la plupart des cas, l’affaire naissante n’a l’air de rien [avant qu’elle se mette] à gonfler, à bedonner, à se boursoufler et [qu’il] lui pousse des excroissances [et] des tentacules […] 1”.

L’envergure prise par certaines affaires déborde le périmètre de leur restitution factuelle (les récits auxquels elles donnent lieu) et de leur résolution. Comme si, à travers elles, se jouait autre chose que la reconstitution d’un scénario et l’identification d’un coupable. Par conséquent, l’affaire ne se réduit à aucune de ses nombreuses dimensions : criminologique, policière, judiciaire, médiatique, politique, etc. Elle est à la fois tout cela et plus encore.

Aussi, en l’absence de critères communs aux cas les plus marquants, s’est imposée l’idée que, si nous voulions comprendre pourquoi les affaires nous mobilisent tant, il fallait partir non pas de l’objet “affaire” mais du sujet sur lequel s’exerce l’attirance : le public dont nous-mêmes. Notre conviction fut d’emblée qu’il fallait se situer au plus près des affaires pour identifier les leviers de la fascination qu’elles suscitent et saisir

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1. Ivan Jablonka, op. cit.

leur fonctionnement. Et même ne pas hésiter à nous immerger dans celles qui nous ont marqués pour repérer les ressorts psychologiques, intellectuels et moraux qu’elles activent : affaires célèbres (en plus de celles déjà citées : la disparition du Dr Godard, la tuerie de Chevaline, Guy Georges, les sœurs Papin, etc.) comme moins connues mais tout aussi intrigantes (le charcutier italien du marché Saint-Martin, Sylvie Reviriego, la machination de Jean-Luc Cayez, etc.).

CLIMAX CRIMINEL

EN QUATRE LETTRES : XDDL

La folle nuit de Glasgow

Cette nuit-là, tout le monde y crut car tout le monde voulait y croire. Il y avait de quoi.

Le site du Parisien avait lâché la bombe à 20 h 44 très exactement. Quelques minutes après, une dépêche de l’ AFP (Agence France-Presse) déclarait tenir la nouvelle de cinq sources distinctes. Aussitôt, les chaînes info et les radios mobilisaient le dispositif de gala. D’ordinaire, cette décision ne se prend pas à la légère : quand les indicatifs Breaking news et les bandeaux à l’écran sont de la partie, lorsque les envoyés spéciaux filent à toute allure pour des “directs” dans la nuit, c’est le gage que les journalistes détiennent une nouvelle majeure.

Indéniablement, la dépêche AFP méritait que chaque rédaction parte à la chasse au scoop toute affaire cessante car la première à prendre la photo ou l’image attendue par des millions de téléspectateurs gagnerait le trophée journalistique le plus important de ces dernières décennies, un sésame pour le Hall of Fame du photoreportage, le graal du fait diversifié : la preuve de l’existence d’un mort-vivant, d’un “suicidé en cavale”, suspecté depuis huit ans de l’assassinat des cinq membres de sa famille (de sept si on ajoute les chiens). Preuve de la notoriété de l’homme en question, il n’était déjà

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plus nécessaire de l’appeler par son nom pour le désigner : un surnom, le John List 1 de Nantes, et, plus sûrement, ses initiales suffisaient à identifier l’objet de la conversation : XDDL , pour : Xavier Dupont de Ligonnès.

Ce 11 octobre 2019, à l’aéroport de Glasgow, la police aux frontières écossaise venait de l’arrêter sur la base d’une dénonciation à l’arrivée d’un vol en provenance de Paris. Après vérification, les empreintes digitales de la personne correspondaient à celles du principal suspect de la tuerie de Nantes intervenue entre le 3 et le 6 avril 2011. Il faisait depuis l’objet d’un mandat d’arrêt international sans qu’on ait pu déterminer s’il était encore vivant, l’hypothèse du suicide demeurant aux yeux de beaucoup la plus vraisemblable. Les médias s’en firent immédiatement l’écho et commentèrent l’événement toute la nuit malgré les appels à la prudence concernant l’identification du suspect de la part de la police d’abord, du procureur de la République ensuite et même du célèbre présentateur de Faites entrer l’accusé, Christophe Hondelatte, qu’on sentait, pour le coup, franchement circonspect.

Le lendemain matin, sans parvenir à cacher une déception digne d’un joueur du loto comprenant qu’il a mal lu les numéros qu’il pensait gagnants, déprimés par la descente psychique qui suit fatalement le point culminant d’une phase d’excitation intense, les matinaliers des radios et des chaînes de TV admirent la méprise. Point de XDDL. En lieu et place du fugitif,

1. Le 9 novembre 1971, John List, vendeur en assurance du New Jersey, rentre dans sa villa cossue, tue sa femme, sa mère et deux de ses enfants. Puis il déjeune et part assister au match de son dernier fils, qu’il assassine à leur retour chez eux. Il s’arrange ensuite pour que les corps soient découverts le plus tard possible et disparaît. Retrouvé dix-huit ans après, List, remarié, menait une vie normale sous une nouvelle identité. Il justifia son acte par des problèmes financiers et le souhait d’éviter le déshonneur à sa famille. Le mode opératoire de Xavier Dupont de Ligonnès présente de telles similitudes avec celui de List qu’on s’est demandé s’il ne s’en était pas inspiré, d’autant qu’il résidait aux États-Unis au moment de son arrestation.

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un paisible retraité de soixante-neuf ans, habitant Limay dans les Yvelines, coutumier d’allers-retours entre la France et l’Écosse où il retrouvait son épouse britannique. Guy Joao n’avait absolument aucun rapport, ni de près ni de loin, avec l’homme le plus recherché de France. Pas même le début de la plus petite ressemblance physique.

Rarement les journalistes ne laissèrent autant paraître qu’en cette nuit l’ambiguïté de leur rôle. En théorie diffuseurs de l’information, il leur arrive aussi de devenir malgré eux acteurs du spectacle qu’ils contribuent à créer. À commenter ad libitum les effets de leurs propres commentaires, pris eux-mêmes dans la “circulation circulaire de l’information 1”, les journalistes finissent parfois par prendre leurs désirs pour la réalité. Et nous avec.

Aussi venions-nous de vivre un pur moment de dissonance cognitive collective : plus diminuait objectivement la probabilité qu’il s’agisse bien de XDDL, plus les gens faisaient comme si la confirmation de l’arrestation était imminente. Au cours de la nuit et au petit matin, les voisins de l’individu retenu à Glasgow dont l’identité, à ce stade considérée comme d’emprunt, était maintenant connue avaient beau répéter qu’il était impossible qu’il s’agisse de Xavier Dupont de Ligonnès, les journalistes reprenant l’antenne à la fin de l’interview continuaient leurs spéculations comme si de rien n’était. Tout juste finirent-ils par concéder la nécessité de remettre l’information au conditionnel, sans que diminue d’autant la place accordée à la nouvelle jusque-là.

Comment expliquer cet aveuglement volontaire qui, si l’enjeu en matière d’informations avait été plus important, aurait fait davantage pleurer que sourire ? La réponse tient évidemment à la nature exceptionnelle des faits auxquels le nom du suspect était attaché. L’emballement médiatique confirmait à nouveaux frais que l’affaire XDDL est, depuis l’origine, en tous

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1. Selon l’expression de Pierre Bourdieu dans Sur la télévision, Raisons d’agir, Paris, 1996, p. 22.

points sidérante, au sens premier du mot. Son sens le plus fort et le plus parlant.

Siderare, dérivé de sidus, sideris (“constellation”, “étoile”), signifie, nous apprend le dictionnaire, “subir l’emprise de l’astre”. La sidération était autrefois l’état attribué à l’influence malfaisante des astres. Par extension, elle définit une paralysie des fonctions intellectuelles, une sorte de pétrification émotionnelle face à une situation de danger ou d’une telle nouveauté qu’elle bloque nos capacités de réaction.

L’intérêt du retour aux sources du sens ne s’arrête pas là : dans la langue des augures et des marins, constater l’absence d’un astre signifiait déception, regret. Or, la déception entraînée par la perte du contact avec l’étoile produit fatalement l’envie de le retrouver. Ce qui donne, en latin toujours, une autre forme verbale – desiderare – et, en français… “désirer”. L’étymologie a donc aussi valeur métaphorique : l’être humain désire car il a perdu son étoile.

En raison d’une perte irrémédiable, l’homme est donc marqué par l’incomplétude et cherche sans arrêt à retrouver, pour s’unir à lui, l’objet manquant : telle est sa condition, que Platon a magnifiquement signifiée par le mythe de l’Androgyne dans Le Banquet. C’est pourquoi le désir, en tant que puissance motrice, persiste par-delà la satisfaction, toujours transitoire, de nos désirs et nous porte à l’hubris, à ces aspirations excessives qui, inversant la logique des choses, font que nous prenons souvent nos désirs pour la réalité. Au mépris de l’ordre du monde et aux dépens de la raison, comme en cette nuit insolite d’octobre 2019.

Une affaire labyrinthique

Ainsi l’affaire Dupont de Ligonnès, après nous avoir abasourdis par l’ampleur des faits au moment de leur découverte, continue-t-elle depuis à produire de la sidération à tous les sens du terme. Dût-on un jour en connaître l’épilogue (savoir ce

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qu’il est advenu du suspect éponyme), il n’y a pas de raison que cela cesse car elle représente un paroxysme d’affaire criminelle qui exacerbe et porte à leur comble toutes les caractéristiques qui transforment l’ordinaire pénal en “grande affaire”. À travers elle, on touche au point culminant de l’intensité d’attention et de réflexion que sont capables de produire les énigmes criminelles auprès du grand public. Le meilleur signe en est l’extraordinaire réussite des deux numéros de la revue Society publiés à l’été 2020, relatant, grâce à une écriture aboutie de narrative non fiction, toute la profondeur existentielle et sociale de l’histoire personnelle de XDDL. Tirés à 70 000 exemplaires (contre environ 40 000 en temps ordinaire), ils feront l’objet de 4 réimpressions, parvenant à un total de 400 000 exemplaires vendus. Ce succès, ajouté à celui de livres comme L’Ami impossible de Bruno de Stabenrath, ami d’adolescence de XDDL, témoigne d’un engouement pour l’affaire qui n’est pas étranger à l’hystérie engendrée par la fausse arrestation.

Avec elle, nous atteignons une forme de climax en la matière. Elle est, par excellence, l’affaire des affaires. L’affaire “gigogne”, celle qui contient toutes les autres et qui réunit en une seule les éléments saillants habituellement épars : la famille, le mensonge, le passage à l’acte, la disparition, l’énigme du mobile, le clivage du moi, etc.

En premier lieu, son caractère exceptionnel doit beaucoup à la figure du principal protagoniste de l’affaire. Son profil criminel cumule les traits de plusieurs auteurs ou suspects impliqués dans des affaires très différentes les unes des autres. En Xavier Dupont de Ligonnès, on reconnaîtra à la fois le mythomane

Jean-Claude Romand qui assassine sa famille et ses parents pour qu’ils ne découvrent pas l’échec d’une vie si longtemps dissimulé, le mystérieux Dr Godard 1 dont on ne sait toujours pas

1. Sur la disparition du Dr Godard, voir le chapitre “Apparences de la réalité et réalité des apparences ou qu’est-ce qu’une énigme ?”, p. 121.

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si son expédition en mer avait pour objectif de refaire sa vie ailleurs ou d’en finir, l’impavide Edgar Boulai capable de vivre tranquillement à côté des cadavres de la famille qu’il a trucidée pour lui prendre sa maison, l’illuminé Jean-Marie Von Matt liquidant trois personnes en guise d’exorcisme, ou bien encore le placide Bérenger Brouns 1, père de famille dévoué, artisan travailleur, sans antécédent, qui supprime un jour sa maîtresse et le fils de celle-ci âgé de quatre ans… Des hommes aux parcours, aux mobiles et aux actes bien différents mais avec lesquels XDDL entretient une ressemblance psychologique ou une similarité dans le mode opératoire.

L’affaire fascine également car elle nous entraîne, bien audelà de la stricte dimension policière et judiciaire du drame, dans un labyrinthe de suppositions et d’interprétations. Affaire gigogne où, à défaut de trouver chaque fois un cadavre dans le placard, il reste toujours un tiroir à ouvrir.

Pour en prendre toute la mesure, repartons des faits tels que reconstitués par l’enquête, malgré un doute subsistant sur la date exacte de la mise à mort des victimes.

Le soir du dimanche 3 avril, après avoir été au cinéma puis au restaurant avec sa femme et quatre de leurs cinq enfants, Xavier Dupont de Ligonnès les exécute dans leur sommeil de deux balles dans la tête à leur domicile du 55 boulevard RobertSchuman à Nantes. Le lendemain, il part chercher Thomas, le cinquième, à Angers où il étudie la musicologie, et l’assassine à leur retour à Nantes.

Les jours suivants, il creuse sous l’escalier de la terrasse une fosse dans laquelle il place les corps après les avoir enveloppés dans des couvertures et des sacs plastiques, les recouvre de chaux puis coule une légère chape de ciment par-dessus avant

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1. Sur l’imprévisible passage à l’acte de Bérenger Brouns, voir le chapitre “L’abîme du momentum ou les arcanes du passage à l’acte”, p. 147.

d’ajouter une plaque métallique sur laquelle il entasse un bricà-brac composé de mobilier de jardin, de matériaux et d’outils. Il a pris soin de disposer un objet religieux sur chaque cadavre.

Il poursuit par ailleurs l’entreprise initiée avant son forfait et destinée à brouiller les pistes : résiliation du bail de la maison, clôture des comptes bancaires, envoi d’un solde de tout compte pour l’école des enfants, courrier à l’employeur de sa femme, pour l’avertir qu’elle est malade puis un autre annonçant sa démission à la suite de la mutation professionnelle de son mari en Australie, etc. La boîte aux lettres est démontée, la maison partiellement vidée.

“Coucou tout le monde, Méga surprise : nous sommes partis en urgence aux USA, dans des conditions très particulières que nous vous expliquons ci-dessous…” : tels sont les premiers mots incongrus de la lettre dactylographiée, datée du 8 avril et envoyée à l’ensemble des proches pour les informer d’une impérieuse exfiltration de la famille Dupont de Ligonnès aux États-Unis. Elle est supposée leur révéler que Xavier travaillait depuis longtemps sous couverture pour le compte de la Drug Enforcement Administration (DEA), l’agence fédérale américaine antidrogue, et que, pour sa sécurité et celle des siens, il bénéficie d’un programme de protection de témoins. Il est bien précisé que personne ne pourra les joindre pendant plusieurs années et que la famille, soutenue financièrement par le gouvernement des États-Unis mais contrainte d’adopter une fausse identité, résidera dans un endroit où, surprenant ajout, “il fait chaud la plupart du temps et où il y a de la bonne musique”. Le message recommande même aux destinataires de faire circuler sur les réseaux sociaux la nouvelle d’une mutation en Australie.

Son entreprise de dissimulation terminée, Xavier Dupont de Ligonnès entame une descente de plusieurs jours vers le sud-est qui passe, entre autres lieux, par Blagnac en Gironde et Le Pontet dans le Vaucluse, pour s’achever dans le Var, à Roquebrunesur-Argens où il est, pour la dernière fois, filmé par une caméra

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de vidéosurveillance à 16 h 10 le 15 avril en train de quitter à pied le parking de l’hôtel Formule 1 dans lequel il vient de passer la nuit. Il porte un sac à dos dont dépasse une forme oblongue pouvant correspondre à une arme à feu.

Sans aucune trace du fugitif postérieure à cet instant, imaginer la suite revient à formuler une alternative simple : soit le suicide, soit la cavale vers une autre vie. Chacune des options ouvre une piste qui livre autant de réponses que de questions. Avec leurs partisans et leurs détracteurs. La première se confronte à l’absence d’un corps que les enquêteurs ont pourtant pris soin de chercher en fouillant des cavités du rocher de Roquebrune-sur-Argens (à l’ouest du massif des Maures) et des alentours que le suspect connaissait bien pour avoir habité et sillonné plusieurs années la région lorsqu’il était VRP. Mais le faible nombre de cavités inspectées au regard de la quantité de failles répertoriées n’autorise pas à exclure la piste du suicide. La seconde, formellement possible, nécessiterait des ressources, en priorité financières, dont ne paraissait pas disposer un homme en faillite, acculé par les huissiers et sur le point d’être expulsé de son logement – à moins qu’il n’ait secrètement gardé pardevers lui un pécule provenant des héritages de son épouse… Les meilleurs connaisseurs de l’affaire, y compris au sein de la sphère familiale, restent souvent indécis. Les convictions sont changeantes : un jour Xavier s’est suicidé, le lendemain il vit toujours, loin d’ici. Bruno de Stabenrath, quant à lui, s’affirme convaincu que le polyglotte Xavier, partout à l’aise en société et changeant facilement de look, vit quelque part sur le continent américain…

En tout état de cause et au vu des efforts déployés pour occulter le crime, le principal témoin et suspect avait sans doute l’intention et l’assurance de n’être pas découvert de sitôt, ce qui justifierait qu’il n’ait cherché ni à dissimuler ni à précipiter son ultime voyage connu. À l’appui de ce constat, précisons que la découverte des corps (le 21 avril) est postérieure à

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ses derniers signes de vie et que, jusqu’à ce que l’on reconstitue sa trace, il n’était donc formellement ni en fuite ni en train d’essayer d’échapper à des poursuivants.

Pourtant, s’il avait voulu refaire sa vie en Australie ou en Amérique latine, il aurait, en toute logique, cherché à disparaître dans la foulée des crimes. Là, au contraire, il sillonne la France sans hâte, comme s’il se plaisait à revivre l’époque de La Route des commerciaux, l’entreprise prometteuse qu’il avait créée quelques années auparavant et dont il avait rapidement obéré la réussite par des choix de gestion hasardeux. Au passage, il s’offre même un menu gastronomique dans un hôtel “Relais et châteaux” ! De plus, il ne cherche pas du tout à cacher sa présence puisqu’il se laisse complaisamment filmer par les caméras de surveillance.

Si ces observations accréditent l’hypothèse qu’il n’a pas pris la fuite à l’étranger et s’est en toute vraisemblance suicidé, avait-il alors l’intention que son corps ne fût jamais découvert ? Cela expliquerait peut-être la prétention bien naïve à laisser croire que la famille et lui-même étaient en vie à l’autre bout du monde. À considérer son environnement familial, la supposition gagne une certaine consistance. En effet, bien qu’il ait, comme on l’a su, perdu la foi quelques années auparavant, Xavier Dupont de Ligonnès demeurait d’autant plus fidèle à sa culture chrétienne qu’elle était intimement liée à l’affection qu’il portait à sa mère. Auprès de celle-ci, cheffe illuminée d’un groupe de prière millénariste, petite secte d’affidés voués corps, âmes et biens à cette quasi-gourou qui prétendait recevoir des messages de Dieu, le fils avait longtemps tenu le rôle de l’élu qui aiderait à surmonter l’Apocalypse. Dès lors, soucieux de préserver sa mère d’une nouvelle inacceptable et de respecter son attachement à la sacralité de la vie, n’aurait-il pas tout mis en œuvre pour qu’elle ne sût jamais qu’il s’était donné la mort ? À voir…

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Les affaires criminelles ont un pouvoir d’attraction hors du commun : elles tiennent le public en haleine pendant des mois, parfois des années, voire des décennies. De quoi sont-elles faites pour aimanter si fortement les esprits ? Que se joue-t-il à travers elles ?

Enquête policière, procédure judiciaire, matière à investigation criminologique, événement médiatique : l’affaire criminelle est tout cela et plus encore. Le succès grandissant des émissions, des podcasts, des séries et des livres consacrés à certaines d’entre elles le confirme chaque jour.

Pour enquêter sur les ressorts de cet attrait, qui vire souvent à la fascination, les auteurs se sont immergés dans les histoires qui les ont marqués, des plus récentes – Xavier Dupont de Ligonnès, le quadruple homicide des Troadec, l’énigme de Chevaline, Jonathan Daval, etc. – aux plus anciennes – les sœurs Papin, Violette Nozières –, en passant par celles qui ont jalonné les dernières décennies – l’affaire Villemin, la disparition du Dr Godard, la tuerie du Grand-Bornand, l’affaire Raddad –, mais aussi par des affaires moins connues –Sylvie Reviriego, Bérenger Brouns, ou Jean-Michel Bissonet.

Grâce aux apports de l’anthropologie, de la philosophie, de la psychanalyse et de l’histoire, ils livrent une analyse inédite des arcanes de l’affaire criminelle qui en révèle toute la profondeur et éclaire les passions qu’elle suscite.

Emmanuel Roux , agrégé de philosophie et docteur en philosophie, est haut fonctionnaire. Il a notamment publié Machiavel, la vie libre (Raisons d’agir, 2013) et Guy Debord, abolir le spectacle (Michalon, 2022).

Mathias Roux , agrégé de philosophie, est enseignant à l’université de Bordeaux. Il est l’auteur, entre autres essais, de Socrate en crampons (Flammarion, 2010) et de La Dictature de l’ego. En finir avec le narcissisme de masse (Larousse, 2018).

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ACTES SUD www.actes-sud.fr couverture : Jacques MonoryÉnigme n°18 , 1995huile sur toile, 170 x 340 cm. © ADAGP Paris 2023 D É P. L É G. : MAI 2023 / 23,50 € TTC France ISBN 978-2-330-17806-2 questions de société
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