Hugh Howey a quarante-cinq ans. AprĂšs avoir Ă©tĂ© capitaine de yacht, couvreur et libraire, il se lance dans lâĂ©criture. Son projet : Ă©crire le roman quâil aurait envie de trouver au rayon SF de sa librairie. Ce sera la trilogie Silo, best-seller mondial. Actes Sud a Ă©galement publiĂ© Phare 23 et Outresable. Roman traduit de lâanglais (Ătats-Unis) par AurĂ©lie Tronchet Illustration de couverture : © Depositphotos, 2020
ISBN 978-2-330-14090-8
DĂP. LĂG. : OCT. 2020 22 ⏠TTC France www.actes-sud.fr
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HUGH HOWEY
Un groupe de cinq cents humains a Ă©tĂ© envoyĂ© dans lâespace pour coloniser une autre planĂšte. Dans un Ă©tat de semi-conscience, ils reçoivent une Ă©ducation dispensĂ©e sous forme de stimulations par une intelligence artificielle. Ils doivent se rĂ©veiller Ă trente ans, parfaitement formĂ©s pour apprĂ©hender leur nouveau monde. Mais aprĂšs quinze annĂ©es, une explosion Ă bord du vaisseau tue la majoritĂ© dâentre eux et dĂ©truit la plus grande partie de leurs vivres. Pire, les soixante jeunes rescapĂ©s qui se rĂ©veillent nâont pas terminĂ© leur apprentissage et ne possĂšdent que les connaissances les moins utiles Ă leur survie. Nus, terrifiĂ©s, les adolescents tentent dâutiliser lâIA pour mettre sur pied leur colonie, mais les luttes de domination font bientĂŽt leur apparition, et ils dĂ©couvrent que leur pire ennemi nâest ni lâenvironnement hostile, ni lâIA, ni lâexplosion qui a failli les tuer, mais le reste du groupe. Dans ce roman haletant, lâun des premiers de son auteur, on trouve dĂ©jĂ lâimagination fertile et le sens du suspense qui feront la rĂ©ussite de la saga Silo.
UNE COLONIE
LE POINT DE VUE DES ĂDITEURS
HUGH HOWEY UNE COLONIE 07/09/2020 14:04
0 CE QUI AURAIT DĂ SE PASSER
JâĂ©tais un blastocyste, autrefois. Un simple magma de cellules accrochĂ©es les unes aux autres. Un Ćuf fĂ©condĂ©. Bien sĂ»r, on a tous connu ce stade Ă un moment de notre vie, mais jây ai excellĂ© comme vous nâavez pu le faire. Jâai passĂ© plus de temps dans cette condition quâen tant que personne. Des centaines dâannĂ©es de plus, en rĂ©alitĂ©. Jâaime encore mâimaginer ainsiâŻ: une forme sans forme, frĂ©missante, mĂ»re et pleine de potentiel. Je prĂ©serve cette image dans ma tĂȘte et câest comme si je nâĂ©tais pas encore nĂ©, comme si nous pouvions laisser les choses se dĂ©rouler encore une fois et atteindre une destination diffĂ©rente. Ăa mĂšnerait peut-ĂȘtre Ă un nouveau moi, plus complet. Mais rĂ©pĂ©ter le passĂ©, câest aussi impossible que voyager plus vite que la lumiĂšre et envisager lâarrĂȘt temporaire des fonctions vitales ââŻĂ§a relĂšve de lâimagination. Ce sont des idĂ©es merveilleuses, mais aucune dâelles nâap partient au champ des possibles. DâaprĂšs ce quâon en sait, en tout cas. DâoĂč ces Ćufs frĂ©missants de potentiel, mes camarades colons et moi-mĂȘme. Quelle meilleure façon pour ensemencer les Ă©toiles du cadeau de lâhumanitĂ©âŻ? Imaginez sinon les vaisseaux des 13
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colonsâŻ: ils seraient de la taille de petites lunes, bourrĂ©s Ă craquer dâhumains en vie, mangeant, respirant et dĂ©fĂ©quant. De telles arches ne seraient pas pratiques, mĂȘme si ces colons Ă©taient capables de survivre Ă la dĂ©mence inhĂ©rente au voyage interstellaire, aux centaines dâannĂ©es dâennui, de reproduction et de luttes intestines se manifestant le temps du lent cheminement vers un rocher lointain. Et quâarriveraitâil si ce rocher se rĂ©vĂ©lait inhabitableâŻ? Ăvidemment, un systĂšme grĂące auquel des blastocystes comme moi sont lancĂ©s dans lâespace en compagnie dâune poignĂ©e de machines pour les Ă©lever est bien plus judicieux. Surtout quand on considĂšre un taux dâĂ©chec de colonisation dâenviron cinquante pour cent. Chaque vaisseau de colonisation qui atterrit nâest rien de plus quâune piĂšce lancĂ©e en lâair, scintillant dans lâespace, le mot âviableâ imprimĂ© sur un flanc, ânon viableâ tamponnĂ© sur lâautre. Le jeu ââŻvotre jeuâŻâ consiste Ă voir oĂč cette piĂšce atterrit. Quand on sait que chaque vaisseau coĂ»te neuf cents milliards, on peut se demander pour quelles raisons une nation prendrait de tels risques. Alors jâimagine ce que la possession dâune planĂšte entiĂšre reprĂ©senterait pour un simple paysâŻ: toutes ces ressources, cette prĂ©cieuse terre habitable, un tremplin pour Ă©tendre encore plus loin son territoire. Ce serait comme une Ăźle acquĂ©rant un continent. De plus, si vous ne le faites pas, quelquâun dâautre le fera, nonâŻ? Ce qui veut dire que vous devez le faire. Les compensations peuvent ĂȘtre Ă©normes. Un seul brevet sur une sĂ©quence gĂ©nĂ©tique extraterrestre utile pourrait financer plusieurs autres colonies ââŻet bien que lâentreprise soit un immense pari, câen est une dont le potentiel peut se rĂ©vĂ©ler extrĂȘmement lucratif. Pour les pays les plus riches, voilĂ une façon supplĂ©mentaire de 14
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prĂ©server leur richesse. Comme une machine Ă sous distribuant un jackpot tous les deux jetons. Câest ce que âviableâ signifieâŻ: une planĂšte offrant plus de compensation que de risque. Un jackpot. Pas pour les aspirants colons, bien sĂ»r, mais certainement pour le pays qui les a envoyĂ©s. Je parie que tout ça implique des formules bien trop complexes pour que quelquâun comme moi les comprenne. Ătant donnĂ© la profession que vous mâavez choisie, jâai bien plus de chances de saisir les caprices du cerveau humain. Mais je peux imaginer que lâatmosphĂšre de notre nouvelle destination doit indiquer telles et telles parties par million. La masse de la planĂšte envisagĂ©e doit sans doute rĂ©pondre Ă certains paramĂštres. Et de toute Ă©vidence, elle ne peut ĂȘtre peuplĂ©e de hordes de prĂ©dateurs im possibles Ă maĂźtriser. Il existe des millions de variables, jâen suis certain mais, par quelque concours de circonstances, la moitiĂ© des planĂštes cochent toutes les cases ââŻla moitiĂ© dâentre elles se rĂ©vĂšlent viables et, nous, petits blastocystes, sommes en consĂ©quence rĂ©compensĂ©s par un dĂ©tonateur chimique, un simple mĂ©lange qui enclenche la reprise de notre division cellulaire comme si nous nous trouvions dans le ventre de notre mĂšre. Puis, nourris par le biais du mĂȘme liquide amniotique que nous respirons, nous sommes lentement transformĂ©s en bĂ©bĂ©s potelĂ©s, en enfants obĂ©issants, puis finalement en adultes complĂštement formĂ©s. Pendant tout ce temps, les programmes de formation que vous avez rĂ©digĂ©s nous enseignent ce quâil nous faut savoir. Pour moi, ce serait apprendre Ă rĂ©pondre aux besoins psychologiques de mes camarades colons ââŻen gros, garder les piĂšces de chair de vos moteurs bien huilĂ©es, rĂ©assembler les engrenages qui cassent. 15
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Le processus de croissance prend normalement trente ans. Trois dĂ©cennies passĂ©es dans des cuves nous procurant une alimentation parfaite, nos muscles stimulĂ©s Ă©lectriquement pour devenir forts. Et une fois que nous Ă©mergeons, les cinq cents que nous sommes, chacun de nous spĂ©cialiste dans son domaine, nous devons entamer la tĂąche ardue de conquĂ©rir notre nouveau monde. Nous serons la premiĂšre gĂ©nĂ©ration des centaines peut-ĂȘtre nĂ©cessaires pour mettre une planĂšte entiĂšre Ă genoux, pour en extraire les ressources, pour en dĂ©voiler les secrets, et pour rentrer dans les frais de lancement engagĂ©s pour nous, et bien plus encore, par quelque vieille nation sur quelque vieux rocher lointain. Pendant ce temps, nous Ă©conomiserons pour une nouvelle vague dâexpansion. Le pouce rejetĂ© en arriĂšre, nous serons prĂȘts Ă lancer une nouvelle piĂšce dans lâespace. Durant ces trente annĂ©es de gestation, notre vaisseau colonisateur sâactivera Ă prĂ©parer notre nouveau cheznous. Ă notre rĂ©veil, nous dĂ©couvrirons que lâappareil sâest agrandi et sâest divisĂ©. Des tracteurs ayant voyagĂ© des milliards de miles dĂ©marreront et se mettront Ă labourer la terre, la prĂ©parer Ă nos besoins. Des machines dâextraction miniĂšre tireront des tonnes de minerai de la croĂ»te de la planĂšte afin dâalimenter les machines de fonderie qui, Ă leur tour, transformeront ces minerais en alliage afin que les machines dâusinage puissent fabriquer, eh bien⊠de nouvelles machines. Certains dâentre nous sâinterrogeront probablement sur notre utilitĂ©. Mais nous ferons ce pour quoi nous avons Ă©tĂ© formĂ©s ââŻpeut-ĂȘtre mĂȘme nous satisferonsnous de ne pas savoir ni mĂȘme de dĂ©sirer quoi que ce soit dâautre. Il se peut quâun jour, tout comme vous, nous ayons vĂ©ritablement soif de nous Ă©tendre et de conquĂ©rir de nouveaux mondes, parce que le vĂ©ritable butin 16
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dĂ©passera la valeur des informations que nous vous transmettrons par satellite. Il Ă©clipsera mĂȘme la valeur des cargaisons de minerai, transportĂ©es par les vaisseaux de marchandises aux allures de paresseux. Non, le vĂ©ritable attrait de cette sale procĂ©dure, câest lâimmortalitĂ©. LâallĂ©geance aux gĂšnes communs et aux frontiĂšres imaginaires sâĂ©tirant aisĂ©ment Ă travers les annĂ©es-lumiĂšre. La satisfaction de savoir que vos enfants sont lĂ -bas, quâils survivent Ă lâĂ©toile rĂ©chauffant la planĂšte sur laquelle ils ont Ă©tĂ© conçus, que vos petits-enfants survivront Ă cette nouvelle Ă©toile, et ainsi de suite. Tant de richesses et dâimmortalitĂ©, rien quâen lançant une piĂšce en lâair. Bien sĂ»r, câest ce qui aurait dĂ» se passer. Il reste lâautre moitiĂ© des colonies, celles dont le sort est vite rĂ©glĂ©. Dans ces colonies, lâIA mastique ces formules complexes, et les rĂ©sultats font dĂ©faut ââŻqui sait pour quelle raison et pour quel Ă©cart. ToxicitĂ© atmosphĂ©rique, gravitĂ© Ă©crasante, orbites imparfaites et changements saisonniers erratiques, frĂ©quents impacteurs dâextinction⊠nâimporte lequel de ces Ă©lĂ©ments signe la mort dâune colonie, et aucun de ces paramĂštres ne peut ĂȘtre dĂ©duit avec fiabilitĂ© Ă des centaines dâannĂ©es-lumiĂšre de distance. Vos spectrographes stellaires et leurs tables actuarielles ne peuvent au mieux que formuler des hypothĂšses et pointer dans un sens ou dans lâautre, mais ça reste un jeu de hasard. Non viable. Câest ce que lâIA estimera. Et au lieu du dĂ©clencheur molĂ©culaire provoquant ma division cellulaire, les machines produiront des munitions chimiques qui me liquĂ©fieront ainsi que mes camarades colons. Un ingĂ©nieur a rĂ©ellement baptisĂ© cette procĂ©dure, âSĂ©quence avortementâ. Cinq cents humains potentiels dĂ©truits dans un bain acide, la colonie entiĂšre incendiĂ©e 17
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et rĂ©duite en scories, suivi dâexplosions nuclĂ©aires afin de sâassurer que pas mĂȘme les cendres nây survivent. On pourrait penser que cet ingĂ©nieur avait un bien piĂštre sens de lâhumour ââŻet, Ă©tant lâun de ces blastocystes presque avortĂ©s, jâai moi-mĂȘme Ă©tĂ© un brin Ă©cĆurĂ©. MĂȘme en connaissant lâĂ©tymologie du terme, jâidentifie bien lĂ une de ces cruelles coĂŻncidences qui ponctuent lâexistence humaine. Ă lâorigine utilisĂ© pour dĂ©crire lâinterruption dâune grossesse non dĂ©sirĂ©e, puis rĂ©cupĂ©rĂ© par lâindustrie aĂ©ronautique pour qualifier tout essai annulĂ©, ce mot a Ă©trangement retrouvĂ© son usage initial grĂące Ă la cruautĂ© de la colonisation planĂ©taire. Pourquoi la sĂ©quence avortementâŻ? pourraitâon se de mander. Pourquoi rĂ©duire Ă lâĂ©tat de lave un tel investissement financier avant de dĂ©clencher des bombes thermonuclĂ©airesâŻ? AprĂšs avoir longuement rĂ©flĂ©chi, nous avons compris que le savoir avait gagnĂ© en valeur, et que, dans la guerre opposant les nations dans la domination de tant de nouveaux territoires, les idĂ©es sâĂ©taient transformĂ©es en une nouvelle monnaie, identifiable par tous et immĂ©diatement transmissible. Les droits de propriĂ©tĂ© intellectuelle font dorĂ©navant office dâor Ă©phĂ©mĂšre, sans poids et invisible, des objets anciens inestimables quâon peut glisser dans les replis dâun cerveau et faire passer clandestinement nâimporte oĂč, indĂ©tectables. Ces pĂ©pites peuvent ĂȘtre ensuite Ă©changĂ©es contre de rĂ©elles richesses par des personnes rouĂ©es, ou bien propagĂ©es telle une maladie par ceux qui ne savent pas tenir leur langue. Des donnĂ©es. Nos donnĂ©es. Lâinformation et les brevets sont aujourdâhui vĂ©nĂ©rĂ©s par tous. De toutes les donnĂ©es, il nâen existe peut-ĂȘtre aucune dâaussi protĂ©gĂ©e que lâIA de notre colonie qui est, au mĂȘme titre que nous, un clone de nos ancĂȘtres. DâoĂč les munitions chimiques, les systĂšmes Ă incendie et les 18
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bombes nuclĂ©aires qui nous ont accompagnĂ©s dans le lent voyage Ă travers les siĂšcles ââŻtout ça est peu coĂ»teux Ă transporter et assez sympa pour ne pas chier, respirer et se reproduire. VoilĂ quels sont les calculs. Vos calculs. Viable ou Ă avorter. Une piĂšce jetĂ©e en lâair. Marche ou arrĂȘt. Un ou zĂ©ro. Une dichotomie que les ingĂ©nieurs et les scientifiques adorent. Le facteur dĂ©cisif qui, dans leurs recherches intellectuelles, leur octroie la capacitĂ© Ă tailler dans les donnĂ©es dans le but dâatteindre la vĂ©ritĂ©. Pour moi qui suis psychologue, membre des sciences âhumainesâ, ce type de rationalitĂ© nette me remplit de jalousie. MĂȘme les physiciens quantiques possĂšdent leur concept de rĂ©duction du paquet dâondesâŻ; ils transforment tout ce flou en chiffres aussi prĂ©cis et tangibles que nâimporte quel autre domaine rationnel de recherche. Le problĂšme, cependant, câest que le choix nâest pas vraiment dichotomique. Mais vous ne le saviez pas, nâest-ce pasâŻ? Vous nâavez pas envisagĂ© une troisiĂšme possibilitĂ©, tellement imprĂ©visible que vous Ă©tiez incapables de lâimaginer. En laissant le choix de la viabilitĂ© ou de la non-viabilitĂ© Ă une intelligence artificielle ââŻune conscience conçue pour modĂ©liser notre propre pensĂ©eâŻâ, vos ingĂ©nieurs ont crĂ©Ă© un problĂšme qui relĂšve de mon champ de compĂ©tence en qualitĂ© de psychologue. Quelque chose dâhumain. Deux options, viable et non viable, toutes deux soigneusement planifiĂ©es. Sauf quâĂ force de jouer Ă pile ou face, Ă force de lancer des piĂšces en lâair, quelque chose dâautre peut se produire, une sorte de miracle, pourtant statistiquement inĂ©vitable. Ă force dâenvoyer des milliers, des dizaines de milliers, des centaines de milliers de vaisseaux colons ââŻchacun dâeux une piĂšce tournoyant dans lâairâŻâ, lâun dâentre eux finira par vous surprendre. 19
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Lâune de ces piĂšces finira par atterrir sur la tranche et par rester lĂ , en Ă©quilibre chancelant, pleine dâun horrible et impressionnant potentiel. Ce ne sera ni pile ni face, mais autre chose. Ce qui suit est le rĂ©cit dâune de ces rares piĂšces. Câest lâhistoire de lâendroit oĂč je vis.
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PREMIĂRE PARTIE
SORTIR DE LA CUVE
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1 SĂQUENCE AVORTEMENT
Quand jâai ouvert les yeux pour la premiĂšre fois, jâavais quinze ans. Quinze. Pas encore vraiment un adulte ââŻĂ mi-chemin entre un enfant et un homme. Avant cet instant, tout ce que jâavais appris provenait de visions directement implantĂ©es dans mon cerveau. Jâavais Ă©tĂ© gavĂ© de leçons virtuelles et dâexpĂ©riences de vie pendant que mon corps grandissait Ă lâintĂ©rieur dâune cuve. Les programmes de formation avec lesquels jâavais grandi Ă©taient une sorte de papillonnage routinier, sans ordre prĂ©cis et irrĂ©guliers. CâĂ©tait souvent juste moi et lâIA de la colonie sous diverses apparences, parfois peutĂȘtre quelques Ă©lĂšves virtuels faisant office dâexemples ou pour mâempĂȘcher de devenir fou. Je me promenais dans les bois en Ă©coutant une confĂ©rence de Colony et, la minute suivante, jâanimais une consultation de thĂ©rapie entre deux colons virtuels qui ne sâentendaient pas. Ces bousculades de ma conscience me paraissaient absolument normales. Je nâavais jamais rien connu dâautre. Puis je me suis rĂ©veillĂ©. Jâai vu le monde rĂ©el, solide et inĂ©branlable, et il Ă©tait bien moins cohĂ©rent. Jâai ouvert les yeux dans une colonne carrĂ©e de verre. La premiĂšre chose que jâai remarquĂ©e, câĂ©tait une fille en train de se rĂ©veiller dans la grande cuve voisine de la mienne. Nos corps nus dĂ©goulinaient dâun liquide 23
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amniotique Ă©pais dont le niveau baissait dans un gargouillis de canalisation Ă mes pieds. Des bulles remontaient en flottant Ă la surface de la bonde oĂč elles Ă©clataient. Jâai vomi deux poumons pleins dâune substance gluante bleutĂ©e, jâavais des haut-le-cĆur, je crachais, toussais ââŻmon corps, qui savait naturellement ce quâil fallait faire, sâest mis Ă respirer pour la premiĂšre fois. Jâai frĂ©mi, le souffle sonore, lâair autour de moi Ă©tait froid mais il me brĂ»lait les poumons, mâembrasant et me frigorifiant Ă la fois. Mes yeux me piquaient, je les ai essuyĂ©sâŻ; mes sens Ă©taient submergĂ©s et confus. On venait juste de mâenseigner la thĂ©rapie rĂ©gressive et voilĂ que je me retrouvais, nu ââŻmais pas seulâŻâ, dans un endroit Ă©trange. Lâinversion ironique des rĂȘves quâon mâavait appris Ă interprĂ©terâŻmâĂ©chappaitâŻ: se rĂ©veiller en public sans vĂȘtements. La fille dans la cuve voisine sâest effondrĂ©e, lâĂ©paule aplatie contre le verre, tendant le cou alors quâelle toussait et sâessuyait les yeux. Nous venions tous les deux au monde dans les spasmes et avec lâĂ©lĂ©gance du suppliciĂ© mis Ă mort. Un cĂŽtĂ© de ma cuve sâest ouvert en glissant et une cacophonie a assailli mes oreilles vierges. Comme pour la vue, jâavais âentenduâ pendant quinze ans, mais uniquement par stimulation directe des centres auditifs de mon cerveau. Et jamais avec une telle violence physique, intime, acoustique. Du bruit qui presse la chair. Du bruit comme un autre cĆur qui bat. Du bruit quâon peut sentir jusque dans ses os. Des cris. Des gens qui hurlent. Le crĂ©pitement des⊠flammesâŻ? DerriĂšre tout ce vacarme, une voix Ă©trangement sereine appelait de partoutâŻ: âRestez calmes. Dirigez-vous vers la sortie.â 24
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Mais rien dans la situation nâĂ©tait calme. Et il nây avait aucune sortie visible. Si je nâavais pas eu les jambes vacillantes, jâaurais pensĂ© Ă un exercice dâurgence. Dans tous mes modules de formation, cependant, mon corps avait su comment trouver lâĂ©quilibre. Ce nâĂ©tait plus le cas. MĂȘme si mes jambes avaient Ă©tĂ© stimulĂ©es artificiellement pour rester fortes, je peinais Ă les contrĂŽler. Mâagrippant au bord de lâouverture de ma cuve, jâai franchi le montant pour rejoindre le flot serrĂ© des autres colons, nus et dĂ©sorientĂ©s. EntassĂ©s dans lâĂ©troit passage entre les chambres vides, nous Ă©tions comme des animaux progressant sur une rampe vers lâabattoir. Des corps glissants entraient en contact avec le mien, submergeant davantage mes sens dâune Ă©trange nouveautĂ©. Au loin, quelquâun a hurlĂ© âAu feuâŻ!â et lâespace dĂ©jĂ compact sâest transformĂ© en une horrible cohue de folie humaine, de coudes, de genoux et de coups. Des inconnus braillaient Ă pleins poumons. Nous Ă©tions alors une masse tremblante de peur et de confusion. Les corps, pareils Ă des cellules, formaient un nouveau blastocyste au potentiel terrible. Jâai essayĂ© de garder la fille prĂšs de moi. Nous nous accrochions lâun Ă lâautre, tels des poussins se ruant pour se blottir contre la premiĂšre chose que nous avions vue aprĂšs lâĂ©closion. Autour de nous, la colonne de chair piĂ©gĂ©e entre les cuves sâĂ©coulait lentement dans une seule direction. Jâai eu lâintuition quâil fallait aller dans le sens opposĂ©, vers la lumiĂšre vive vacillante au-delĂ de la foule qui sâempressait. La moitiĂ© dâentre nous paraissait Ćuvrer contre le reste, les uns annulant les autres dans une dĂ©monstration macabre du mouvement brownien. Ce nâest que lorsque les tourbillons de fumĂ©e Ă©paisse se sont rapprochĂ©s que 25
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ceux qui poussaient vers la lumiĂšre ont reconnu que câĂ©tait lĂ le danger que nous Ă©tions censĂ©s Ă©viter. Une vibration de panique a parcouru la foule en dĂ©sordre, passant de peau Ă peau telle une Ă©tincelle, tandis que les cris de ceux qui brĂ»laient vifs nous parvenaient, prĂ©cĂ©dant lâĂ©pouvantable puanteur. Jâai dĂ» lĂącher la fille quand quelquâun a forcĂ© le passage entre nous. Son visage a disparu ââŻpuis sa main tendue. La bousculade mâa emportĂ© vers une issue invisible. Jâai parcouru le passage Ă©troit en sens inverseâŻ; jetant des regards derriĂšre moi Ă la recherche de la fille, jâai vu la lueur des flammes sâaviver, se reflĂ©tant sur les murs de verre mouillĂ© de chaque cĂŽtĂ©. Tandis que la foule mâemportait vers un endroit sĂ»r, une partie de mon esprit sâest mise Ă penser Ă la thĂ©rapie dont les survivants allaient avoir besoinâŻ: lâaccompagnement du deuil, les sĂ©ances de groupe, pour traiter lâextrĂȘme probabilitĂ© dâun grave Ă©tat de stress post-traumatique. Jâai franchi la sortie en tombant Ă la renverse ââŻdans la boue piĂ©tinĂ©e et la nuit pluvieuse. Frissonnant, jâai progressĂ© petit Ă petit dans un enchevĂȘtrement de corps sales qui fuyaient. Et au milieu de la panique, je me suis surpris Ă rĂ©flĂ©chir Ă mes annĂ©es de formation, Ă ce quâon attendait de moi, Ă ce que jâallais devoir faire pour arranger la situation. Mon boulot est dâaider les gens Ă guĂ©rir de tragĂ©dies, jâai pensĂ©. Mais oĂč Ă©taient ceux dont le boulot Ă©tait dâĂ©viter ces tragĂ©diesâŻ? Nous Ă©tions assaillis par lâair glacĂ© de la nuit et de la pluie, et les flammes qui les dĂ©fiaient, sâĂ©levant tout au tour de nous, paraissaient magiques. Des feux chimiques 26
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semblaient se renforcer en lĂ©chant le froid et lâhumide. Ils devenaient plus fĂ©roces et plus terrifiants. Les derniers survivants sortaient en titubant dans la boue. Ils nous dĂ©passaient en nous Ă©claboussant, chancelants, les bras ouverts pour garder lâĂ©quilibre et les yeux Ă©carquillĂ©s par le choc. DerriĂšre, les cris de ceux qui ne nous rejoindraient jamais rĂ©sonnaient dans le module des cuves. Ils appelaient Ă lâaide, mais nous Ă©tions trop occupĂ©s Ă essayer dâassimiler notre nouvelle existence pour prendre le risque de sauver la leur. Jâavais lâimpression que trĂšs peu dâentre nous Ă©taient parvenus Ă sortir. Cinquante tout au plus ââŻet tous des gamins, Ă©videmment. Nus, couverts de boue, nous faisions lâexpĂ©rience de la respiration en toussant. Alors que la plupart sâefforçaient de sâĂ©loigner du module, je me suis mis Ă ramper vers lui, me faufilant dans le flot des colons fuyant dans la direction opposĂ©e. Jâai cherchĂ© dans la foule qui me dĂ©passait, guettant le visage de ma voisine de cuve, jâavais besoin de trouver un Ă©lĂ©ment familier dans cette nouvelle existence. Elle Ă©tait blottie prĂšs de la sortie, frissonnante et couverte de saletĂ©. Nos regards se sont croisĂ©s. Ses yeux Ă©carquillĂ©s et blancs Ă©taient de petits globes de perplexitĂ©. Ă leur surface, le film de larmes protectrices Ă©tincelait tout en captant puis libĂ©rant la lueur des flammes. Sans un mot, nous nous sommes effondrĂ©s en nous agrippant, le menton posĂ© sur lâĂ©paule de lâautre, nos corps tremblant de froid et de peur. âLe module de commandeâŻ!â a criĂ© quelquâun. On a entendu des pieds claquer dans la boue quand des camarades colons se sont prĂ©cipitĂ©s pour sauver la chose mourante qui nous avait donnĂ© la vie. La fille sâest Ă©cartĂ©e de moi pour les regarder sâĂ©loigner, puis elle sâest tournĂ©e et a suivi mon regard dirigĂ© vers lâallĂ©e des cuves 27
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et le brasier grandissant au-delĂ . Les hurlements dans les flammes sâĂ©taient changĂ©s en grognements dâagonie. Des centaines mouraient ou Ă©taient dĂ©jĂ morts. âOn ne peut pas les sauverâ, elle a dit dâune voix rendue rauque par la toux et le fait de nâavoir pas servi. Me tournant vers elle, jâai regardĂ© son cou dĂ©licat se contracter alors quâelle se forçait Ă dĂ©glutir. Sous les Ă©claboussures de boue, une boule a remontĂ© sa gorge comme Ă dessein avant de redescendre. âIl faut quâon sauve Colonyâ, elle a murmurĂ©. Jâai acquiescĂ©, mais mon attention Ă©tait de nouveau attirĂ©e par les flammes. Une forme sombre se dĂ©plaçait dans le feu, agitant les bras, la silhouette Ă la chair dĂ©goulinante pareille Ă une chose se dĂ©barrassant de son ombre. Un mur de verre a explosĂ© sous la chaleur, et la fumĂ©e a rapidement englouti la forme. On nâa plus entendu alors que des gĂ©missements poussĂ©s par un nouveau-nĂ© proche de lâĂąge adulte qui nâaurait plus jamais lâoccasion dâĂ©mettre autre chose que ces quelques sons. La fille sâest levĂ©e. Je me suis tournĂ© vers elle en mĂȘme temps que je me dĂ©tournais de celui qui mourait. Les grosses gouttes de pluie qui frappaient la boue maculant la poitrine de la fille rĂ©vĂ©laient des taches de chair rose. Elle mâa aidĂ© Ă me relever et mâa tirĂ©, chancelant, loin des cuves. Nous tenant maladroitement lâun Ă lâautre, quatre jambes se rĂ©vĂ©lant plus stables que deux, nous nous sommes joints Ă ceux qui couraient. Qui couraient pour survivre.
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HUGH HOWEY
Un groupe de cinq cents humains a Ă©tĂ© envoyĂ© dans lâespace pour coloniser une autre planĂšte. Dans un Ă©tat de semi-conscience, ils reçoivent une Ă©ducation dispensĂ©e sous forme de stimulations par une intelligence artificielle. Ils doivent se rĂ©veiller Ă trente ans, parfaitement formĂ©s pour apprĂ©hender leur nouveau monde. Mais aprĂšs quinze annĂ©es, une explosion Ă bord du vaisseau tue la majoritĂ© dâentre eux et dĂ©truit la plus grande partie de leurs vivres. Pire, les soixante jeunes rescapĂ©s qui se rĂ©veillent nâont pas terminĂ© leur apprentissage et ne possĂšdent que les connaissances les moins utiles Ă leur survie. Nus, terrifiĂ©s, les adolescents tentent dâutiliser lâIA pour mettre sur pied leur colonie, mais les luttes de domination font bientĂŽt leur apparition, et ils dĂ©couvrent que leur pire ennemi nâest ni lâenvironnement hostile, ni lâIA, ni lâexplosion qui a failli les tuer, mais le reste du groupe. Dans ce roman haletant, lâun des premiers de son auteur, on trouve dĂ©jĂ lâimagination fertile et le sens du suspense qui feront la rĂ©ussite de la saga Silo.
UNE COLONIE
LE POINT DE VUE DES ĂDITEURS
HUGH HOWEY UNE COLONIE 07/09/2020 14:04