UN THÉÂTRE CARDIAQUE
CAROLINE GUIELA NGUYEN Avec la complicité d’AURÉLIE CHARON![](https://assets.isu.pub/document-structure/230117143500-68768caa7aae9598b8cfc5fcc8ac7452/v1/7327d5736a42a5b76ed434f49957c593.jpeg)
![](https://assets.isu.pub/document-structure/230117143500-68768caa7aae9598b8cfc5fcc8ac7452/v1/83e93de481828e2f50dd4f9589973270.jpeg)
![](https://assets.isu.pub/document-structure/230117143500-68768caa7aae9598b8cfc5fcc8ac7452/v1/d3729504ef3f878a162e5d4c92c759d7.jpeg)
![](https://assets.isu.pub/document-structure/230117143500-68768caa7aae9598b8cfc5fcc8ac7452/v1/e855d6c10696f0049518f93f26d496a3.jpeg)
![](https://assets.isu.pub/document-structure/230117143500-68768caa7aae9598b8cfc5fcc8ac7452/v1/2c1cb3cf5b21205c84a2c2fae8ada0b3.jpeg)
![](https://assets.isu.pub/document-structure/230117143500-68768caa7aae9598b8cfc5fcc8ac7452/v1/3a32e0366fbfd6183187923cc87ffb1e.jpeg)
![](https://assets.isu.pub/document-structure/230117143500-68768caa7aae9598b8cfc5fcc8ac7452/v1/15c94f2853d288588fc3369fb0e0dd0c.jpeg)
![](https://assets.isu.pub/document-structure/230117143500-68768caa7aae9598b8cfc5fcc8ac7452/v1/ef7917da0c7d368c604d5d64abe1ef82.jpeg)
![](https://assets.isu.pub/document-structure/230117143500-68768caa7aae9598b8cfc5fcc8ac7452/v1/2d8dc4a882a697eca2040f48a8be6d39.jpeg)
![](https://assets.isu.pub/document-structure/230117143500-68768caa7aae9598b8cfc5fcc8ac7452/v1/44204e86d9b2cc0eb0bfc942f12c6a1d.jpeg)
![](https://assets.isu.pub/document-structure/230117143500-68768caa7aae9598b8cfc5fcc8ac7452/v1/d3eb32cd558b441be6caca0a574a6109.jpeg)
Mais quelle idée, faire du théâtre ! Pourquoi ? Caroline Guiela Nguyen semble se poser la question chaque jour. Ce ne sera jamais une évidence. À tel point qu’on aimerait parfois trouver une réponse pour la soulager. Qu’elle puisse souffler. Pourtant, on sait qu’y répondre définitivement serait impossible et mortifère. Caroline a un amour du théâtre à la hauteur de ce qu’elle attend de lui. Comme si le théâtre faisait des promesses et qu’il fallait sans cesse vérifier qu’il les tienne. Il ne faudrait pas qu’il démérite de la vie. On lui en voudrait à tout jamais. Elle est amoureuse – et vigie. Une de ses obsessions est les mots justes. On a longtemps cherché comment écrire ce livre pour les viser au plus près. Un mot qu’on malmène ou mal placé, c’est du mal fait à soi-même et aux autres, elle le sait. J’ai envoyé des listes de questions. Elle s’est mise à y rêver. Et puis on s’est donné rendez-vous là où d’autres cœurs battent, place de la République, à Paris. En parallèle de nos échanges sur le théâtre, il y avait la vie à vue. Souvent, on a essayé de déchiffrer les pancartes des manifestations qui passaient. En parallèle de nos discussions, en 2022, il y a eu une élection présidentielle en France. L’Ukraine a été envahie par la Russie. Chaque fois, il fallait se discipliner pour se mettre à parler du travail parce qu’on parlait trop du monde, avant de retrouver, toujours, le monde dans le travail. Au moment où l’on se parlait, Caroline écrivait pour la Schaubühne à Berlin et travaillait sur l’adoption internationale. Le titre est là depuis le départ : Un théâtre cardiaque. Dans le travail de Caroline Guiela Nguyen, d’autres cœurs battent et être là est une question de vie ou de mort. L’été 2017 à Avignon, la phrase qui clôt saigon ne laisse pas indemnes nos cœurs à nous : “C’est ainsi qu’on raconte les histoires au Viêtnam… avec beaucoup de larmes.” On aura compris qu’on entre au pays des larmes, celles qui ont manquées, celles qu’on a empêchées. Attention, ce n’est ni triste, ni facile, ni sentimental. C’est beaucoup plus grand. Tendre, subversif et politique. Caroline place son théâtre dans ce pays qui mesure chaque fois la distance entre un être et son cœur – son écriture témoigne toujours d’un exil, une séparation avec des êtres aimés ou avec un lieu que l’on a dû quitter. Quelque chose ne reviendra jamais. Le pays des larmes prend soin de tous nos exils forcés.
C’est dans un studio de radio que l’on se rencontre la première fois. J’invite Caroline dans l’émission que je présente sur France Culture en 2016. À l’époque, elle prépare le spectacle saigon et revient d’un voyage au Viêtnam. On avait commencé par écouter une chanson des années 1970 de l’album Saigon Rock and Soul (Vietnamese Classic Tracks 1968-1974). Je lui demandais où elle se télétransportait en pensée : à l’hôtel Majestic à Hô Chi Minh-Ville, dans un karaoké aux chansons d’amour françaises. Au Viêtnam, on est obligés de chanter. Caroline, au Majestic, avait choisi Je suis malade, version Dalida. Elle s’était promis de ne pas oublier l’émotion de Saigon et ce trajet de larmes beaucoup plus rapide au Viêtnam qu’en France. En studio, elle avait invité son cousin Valentin pour l’aider à coller tous les morceaux. Pour que rien ne manque de l’histoire de la petite fille qui a grandi dans le Var, avec une géographie familiale qui s’étend du Viêtnam à l’Inde, en passant par l’Algérie. Au cours d’une autre émission de radio, nous avions écouté la voix de George Steiner : “Quelle est la plus grande invention de l’homme ? Les futurs de nos verbes”, disait-il. L’homme invente des mondes avec la grammaire, le subjonctif, le conditionnel, le futur. Caroline Guiela Nguyen va plus loin : elle invente un nouveau monde avec des univers, des langues, des grammaires, des futurs qui ne se ressemblent pas. Sur le plateau de fraternité, Conte fantastique, treize comédiens parlent le bambara, le tamoul, l’arabe, le vietnamien, l’anglais ou le français. Certains jouent sur un plateau de théâtre pour la première fois. Comment se faire à l’idée qu’il y a des absents ? Dans la vie et sur les plateaux de théâtre. Il manque des gens et ils nous manquent. Elle le remarque dès ses études au Théâtre national de Strasbourg (tns), dans les années 2000. Il manque des récits, des visages, des corps. Caroline Guiela Nguyen met un point d’honneur à ne jamais s’y faire. Des gens n’auront pas été racontés. Des silences auront été admis de tous. Elle est prête à abandonner le théâtre si celui-ci continue à abandonner des gens. Son écriture oppose à l’oubli des possibilités de fiction. Caroline Guiela Nguyen croit au pouvoir de l’imaginaire comme lieu démocratique où se retrouver, toutes et tous. L’écriture permet que tout tienne ensemble. La sienne, à l’écoute du monde et des langues, du battement spécifique de chacun, prouve qu’on n’a pas besoin de se ressembler pour partager une histoire. Notre histoire nous attend ailleurs que chez nous. Cela semble faire partie de ses certitudes. Là où l’on n’est jamais allé, on peut se trouver. On peut sentir dans un lieu inconnu de la tendresse et du manque. Les visages des comédiens, leurs corps, sont déjà des récits. Son écriture crée du commun sans effacer personne.
Caroline Guiela Nguyen, dans ses spectacles, occupe des espaces : une chambre dans Se souvenir de Violetta, un appartement dans Mon Grand Amour, une salle des fêtes dans Le Bal d’Emma, un restaurant dans saigon, un centre de soins et de consolation dans fraternité, Conte fantastique. Le lieu fait parler puis écrire. Elle aime particulièrement la salle de bal, elle y revient souvent. C’est la possibilité de la rencontre imprévue et ce sont les chansons sur lesquelles on fait défiler sa vie, sur lesquelles on a eu envie de prendre de grandes décisions. Car depuis quand les hommes ne pleurent-ils plus ? Le corps se tient bien comme si on économisait nos mouvements. Son théâtre n’économise rien, ressemble à un plaidoyer contre l’aridité. Aucune sensiblerie mais quelques couteaux dans le cœur. Devant un spectacle de Caroline, il faut accepter d’être un temps désarmé. De baisser les armes. Il n’y aura aucune place pour le cynisme ou l’ironie. Ceux qui ricanent et défont le monde sont battus. Je repense à la phrase de Vincent Macaigne : “se battre contre les tristes”. Cette petite mission qui semble archaïque. Et à celle de l’auteure Faïza Guène : “Ceux qui espèrent ont toujours une longueur d’avance*.” Dans le théâtre de Caroline, on ne pourra pas tout réparer mais on aura sauvé les sentiments.
J’ai aimé quand Duc Duy Nguyen, son traducteur vietnamien, m’a glissé, en parlant du projet de saigon, “c’était hors de mon imagination !” : il n’y croyait pas. Quand la rappeuse Nanii** me dit “la science-fiction dans ma vie, ça n’existe pas !”, perplexe quand Caroline lui parle de l’histoire de la vague qui a emporté la moitié de l’humanité dans fraternité, Conte fantastique. Son travail est aussi un combat pour l’imaginaire, le lieu où l’on peut avoir une place. Elle ne laissera jamais les gens cloués où ils sont. Ce qui est hors de l’imagination ou de la vie y entre. C’est aussi vite dit et écrit que long à réaliser.
Au fil de nos rendez-vous, j’avais la sensation de retrouver Caroline – et beaucoup d’autres. Une foule s’est formée. Des visages du Viêtnam, de Marseille, de New York, d’Alger, d’Allemagne, de Haïti, etc. Tout s’est mis à exister. Toujours, elle insistera pour parler des membres de sa compagnie, Les Hommes Approximatifs, la plupart rencontrés à l’école du tns et avec qui elle compose depuis plus de dix ans le paysage de chaque création ; scénographie, son, lumières, costumes. Elle en parle comme ceux qui savent que les révolutions se mènent grâce aux amitiés.
* Faïza Guène, Millénium Blues, Fayard, Paris, 2018.
** Nom de scène.
Dans fraternité, Conte fantastique, une employée de la Nasa surveille les battements de cœur de ceux qui ont survécu à la grande vague et qui espèrent le retour de leurs disparus. Il a été évident d’inclure dans le livre les pulsations d’autres cœurs qui font partie de sa galaxie – proches de la vie ou du travail de Caroline. Jean Ruimi, ancien détenu et comédien, Nanii et Saaphyra*, rappeuses et comédiennes, Dan Artus, comédien, Valentin Nguyen, son cousin, Duc Duy Nguyen, son traducteur vietnamien, la mère de Mahia Zrouki, comédienne, Maïmouna Keita, comédienne, et des membres de la compagnie Les Hommes Approximatifs. Inévitablement, il y a un moment où l’on réalise que l’on doit beaucoup, si ce n’est la vie, à ceux et celles qui nous ont rendu nos larmes. Ce théâtre-là nous donne un peu plus de temps de vie. C’est sûrement pour cette raison que j’attends les futurs spectacles avec impatience et que je lirai les prochains livres de Caroline. Pour entendre d’autres cœurs battre et le mien aussi ; le plus longtemps possible.
aurélie charon Journaliste et productrice à France Culture Juillet 2022
* Nom de scène.
Photographie issue de la bible de fraternité, Conte fantastique.
À mon frère, à qui je ne raconte jamais.
![](https://assets.isu.pub/document-structure/230117143500-68768caa7aae9598b8cfc5fcc8ac7452/v1/e93a4c7c3913d7f9490e4299a57e9f96.jpeg)
Un théâtre intense et acharné en quête de voix et de récits manquants, un théâtre d’émotion qui s’affirme comme tel, un théâtre populaire qui se doit de représenter des pans entiers du monde absents des plateaux, ainsi s’exprime le théâtre cardiaque de Caroline Guiela Nguyen, où s’intriquent parcours intime et poids historique, deuil et fraternité, amour et exil, fiction et réel.
Fille d’une Vietnamienne et d’un pied-noir, Caroline Guiela Nguyen fait le pari de régénérer le théâtre et signe, avec ce livre, son manifeste artistique. Avec la complicité d’Aurélie Charon et en donnant la parole à ses équipes artistiques, l’auteure fait entendre avec force les pulsations qui font battre ses mises en scène et son écriture.
Ses pièces, Kindheitsarchive, FRATERNITÉ, Conte fantastique, SAIGON…, sont jouées dans plus de quinze pays dans le monde.
978-2-330-15343-4 26 €