Extrait "Que sommes-nous ?"

Romancière de réputation internationale, Siri Hustvedt est également une essayiste de premier plan. En France, son œuvre est intégralement publiée par Actes Sud. Que sommes-nous ? clôt un cycle de trois recueils d’essais entamé avec Les Mirages de la certitude (2018) puis Une femme regarde les hommes regarder les femmes (2019).

DÉP. LÉG. : NOV. 2021 / 22,50 € TTC France ISBN 978-2-330-15542-1

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SIRI HUSTVEDT QUE SOMMESNOUS ?

Traduit de l’américain par Frédéric Joly

www.actes-sud.fr

SIRI HUSTVEDT

Très jeune, Siri Hustvedt réalise que sa vision et son toucher diffèrent de ceux des autres : lorsqu’elle voit quelqu’un être touché à un endroit du corps, elle ressent en miroir une sensation au même endroit. Si la synesthésie visuo-tactile fascine, c’est parce qu’elle se situe à la frontière entre soi et l’autre. Et l’auteure de La Femme qui tremble lui doit sa vive conscience du fait qu’il n’y a pas de soi sans l’autre.

S’élevant contre la suprématie de l’esprit sur le corps, de la raison sur l’émotion et du masculin sur le féminin, Siri Hustvedt prône une approche non dissociative : la signification naît dans la réalité d’un corps vivant dans le monde et interagissant avec d’autres.

En explorant avec précision et élégance les mystères de l’hystérie, de l’imagination et de la mémoire, en proposant une analyse aussi sensible que pénétrante des ressorts du suicide, ainsi qu’une lecture très personnelle de Kierkegaard, Siri Hustvedt nous invite à arpenter avec elle autant de zones frontières – une géographie du potentiel, de la rêverie, des désirs, des attentes et des peurs, où un soi avide de reconnaissance s’entrelace sans cesse à l’autre.

QUE SOMMES-NOUS ?

QUE SOMMES-NOUS ?

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ESSAIS SUR LA CONDITION HUMAINE

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Zones frontières : aventures à la première, deuxième et troisième personne au croisement des disciplines

Une élucidation complète d’un seul et même objet pourrait nécessiter différents points de vue mettant au défi une description unique, et nous devons en règle générale être préparés à l’accepter.

Niels Bohr, 1929

Toute construction théorique, tout système d’idées, toute carte intellectuelle créée pour expliquer qui sont et ce que sont les êtres humains montre une vulnérabilité certaine au lieu même de l’incision – cet endroit où nous sectionnons une chose pour la séparer d’une autre. Sans de telles opérations de dissection, il ne peut y avoir de pensée formelle, de disciplines à part entière, de formulation claire de l’expérience humaine. Ces séparations permettent de tracer les frontières entre l’intérieur et l’extérieur, entre vous et moi, entre haut et bas, ici et là, entre vrai et faux.

Elles deviennent partie intégrante de toute vie savante.

Cependant, comme dans un casse-tête, les points de suture changent selon l’époque où vous vivez et votre champ de 5

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recherche. Depuis de nombreuses années maintenant, j’ai pu envisager ma vie mentale de très diverses façons pour la simple raison que je me suis plongée dans des disciplines qui n’ont pas seulement des vocabulaires différents mais peuvent aussi s’appuyer sur des paradigmes différents et recourir à des méthodologies différentes, et cela dans le but de comprendre la grande question qui me préoccupe le plus : que sommes-nous ? Cette question change fréquemment de forme et en devient d’autres : qu’est-ce qu’une personne ?

Qu’est-ce qu’un soi (self)* ? Y a-t‑il un soi ? Qu’est-ce qu’un esprit ? Un esprit est‑il différent d’un cerveau ?

Nos taxinomies, nos catégories, nos vérités changent. La vérité objective ou vérité à la troisième personne du neuro­ scientifique n’est pas la vérité subjective à la première personne de l’artiste. L’année dernière, lors d’une conférence, un ami neuroscientifique formalisa cette différence de la manière suivante : les vérités artistiques, dit‑il ce jour-là, sont inévitablement “poreuses” ; la vérité scientifique, au contraire, est rigide, solide, vérifiable et rigoureuse – ce à quoi je répliquai : “et souvent brouillée par des hypothèses épistémologiques douteuses”. Les règles de l’acquisition de la connaissance – comment nous pouvons savoir ce que nous savons – sous-tendent tout édifice que nous appelons discipline. La connaissance dépend de l’adoption d’une perspective, à la première ou à la troisième personne, et tout autant des idées que nous nous faisons du rigide et du malléable. Ce qui est certain, c’est que, si nous voulons * Nous traduisons self en permanence, à une exception près : lorsqu’il est question de la réflexion de D. W. Winnicott. (Toutes les notes de bas de page sont du traducteur.)

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nous adonner à cette sorte de danse qu’est l’interdisciplinarité, nous devons nous déloger nous-mêmes d’une place fixe et nous mettre à sauter par-dessus les frontières et à adopter des points de vue qui nous sont étrangers.

Dans son roman La Vie mode d’emploi, Georges Perec raconte de nombreuses histoires à l’intérieur d’histoires ayant pour protagonistes les habitants d’un immeuble résidentiel parisien. L’une d’elles concerne un anthropologue, Marcel Appenzzell, qui en 1932 part tout seul pour Sumatra afin d’y étudier une peuplade, les Kubus. En dépit de privations parfaitement grotesques qui l’amènent presque à mourir de faim, le très déterminé Appenzzell piste les Kubus des années durant. Bien qu’il soit convaincu de ne pas avoir affaire à un peuple nomade, il les poursuit continuellement, ceux-ci ne cessant de changer de lieu de vie en s’enfonçant toujours plus au cœur de leur île, dans des zones toujours plus inhabitables et infestées de moustiques. À la fin, “l’évidente et cruelle vérité” s’imposera au pauvre chercheur1. C’est lui que les Kubus fuient. À la fois comique et tragique, le récit de Perec est une parabole sur la perception. L’anthropologue ne surplombe pas son champ de recherche comme pourrait le faire un dieu – en baissant le regard sur une réalité déjà donnée. Comme tant de chercheurs, Appenzzell a oublié son propre rôle dans l’histoire, il s’est omis, comme s’il n’avait occupé aucun espace, comme s’il avait été un invisible M. Personne.

Le discours à la troisième personne auquel ont recours de très nombreux universitaires est celui d’un professeur Personne jouant la carte de l’autorité. Nous savons tous qu’il y a quelqu’un ici, mais elle ou il a disparu du texte, si ce n’est pour le signer au singulier ou au pluriel – un nom 7

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ou une liste de noms. La voix venue des nuées est une convention profondément enracinée et tout autant dans le roman, qui adopte la forme du narrateur omniscient ; mais le roman demande au lecteur un acte de foi, ce que l’article scientifique ne demande pas. L’absence du “je” ou du “nous” dans l’écriture académique – que ce soit dans les sciences dures ou dans les sciences humaines – représente une tentative de nettoyer le texte de toute tache de subjectivité, de tout “ramollissement” subjectif. Cette opération de nettoyage est menée à bien non pas en devenant omniscient mais à travers un consensus intersubjectif entre ceux qui connaissent les règles et jouent au même jeu. Dans les sciences “dures”, c’est le “contrôle” qui s’impose. Les termes doivent être définis et être l’objet d’un accord, les méthodes explicitées avec clarté ; et si tout se passe bien, mettons, dans une expérience idéale, les résultats peuvent être encore et toujours reproduits à l’identique. On joue au jeu comme s’il existait une réalité objective pouvant être perçue avec exactitude sans pour autant impliquer celui qui la perçoit. Je ne suis pas en train de plaider contre la méthode scientifique ou contre la perspective de la troisième personne. Le modèle de M. Personne, son stratagème de l’objectivité, nous a apporté, avec ses restrictions, un monde de médicaments et de technologies dont dépendent la plupart d’entre nous. Mais lorsque l’objet d’étude est la subjectivité, que signifie adopter une vision objective ?

Le philosophe anglo-américain David Chalmers – un représentant de la philosophie analytique – est celui qui a forgé l’expression “le problème difficile” dans le champ des études de la conscience. Le problème difficile, c’est le 8

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gouffre séparant l’expérience à la première personne du soi-esprit-cerveau (mind-brain-self ) d’une vision objective à la troisième personne d’un esprit ou d’un cerveau en train de travailler. Pour les “analytiques” (c’est ainsi que je les appelle), la question a trait au problème des qualia, soit l’expérience subjective d’une sensation et d’un sentiment – autrement dit, la question de savoir “ce que cela fait d’être” à l’intérieur d’une personne ou d’une créature particulière. Dans un article scientifique publié en 1989, Chalmers écrivait : “Il est extrêmement difficile de concevoir comment une explication physique de l’architecture cérébrale pourrait résoudre ces problèmes [de l’expérience intérieure, des qualia].” Il en venait alors à distinguer entre les “réductionnistes endurcis”, ceux qui croient que tout ce qui a trait à l’esprit peut au final être expliqué et réduit par une science du cerveau à la troisième personne, et les réductionnistes “softs”, parmi lesquels Chalmers lui-même, qui considèrent qu’une explication supplémentaire s’impose pour comprendre la réalité du for intérieur. “La plupart des réductionnistes endurcis, écrit‑il, perçoivent probablement les tenants d’un réductionnisme « soft » comme des gens insupportablement « mollassons », à peu de chose près comme un athée envisagerait un agnostique.” Pour les farouches partisans de la troisième personne, les défenseurs des qualia à la première personne semblent, écrit Chalmers, “malléables, poreux et mystiques2”.

Il est absolument évident qu’étudier un cerveau-esprit de l’extérieur, ce n’est pas avoir un cerveau-esprit dans son crâne et regarder au-dehors le monde. De l’intérieur, nous sommes totalement inconscients des processus neuronaux, chimiques à l’œuvre dans nos cerveaux ; et, de l’extérieur, 9

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les pensées, les sentiments et les perceptions sont invisibles. Comme le relèvent Georg Northoff et Alexander Heinzel dans un article intitulé “Le soi en philosophie, en neurosciences et en psychiatrie : une approche épistémique”, l’approche à la troisième personne des neuro­ sciences est non phénoménale. Elle demeure en dehors de l’expérience immédiate, du temps subjectif et de l’organisme vécu parce qu’elle ne se fonde pas sur une perspective humaine concrète. Au contraire des visions à la première et à la deuxième personne, il n’y a pas de qualia dans une vision à la troisième personne. Northoff et Heinzel écrivent que “le soi semble à tel point différent selon la perspective adoptée – première, deuxième ou troisième –, qu’il est même permis de dire que nous ne parlons pas de la même chose. On peut alors se demander qui parle du vrai soi. C’est pourquoi, nous semble-t‑il, il est si difficile de combiner et d’intégrer les différentes sciences dans des théories transdisciplinaires”. Les auteurs décident de laisser en suspens la question de l’ontologie – le problème philosophique de l’être – et nous disent alors que “les notions du soi devraient être considérées comme relatives à la perspective chaque fois adoptée”, et qu’il ne devrait donc pas y avoir “supériorité ou infériorité” entre elles3.

Je suis d’accord avec Northoff et Heinzel pour dire qu’une approche impartiale a beaucoup à apporter. Elle reconnaît que les modèles théoriques sont simplement cela – des cadres permettant de voir, qui modifient ce qui est vu. Le problème, c’est qu’il existe une hiérarchie et qu’elle implique des métaphores sous-jacentes du “solide” et du “poreux”. Dans notre monde, les disciplines dites dures se voient accorder une supériorité implicite, sinon explicite.

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Les idées qui attirent telle personne et telle autre ne peuvent être séparées de leurs tempéraments respectifs. Et le tempérament, ajouterais-je, relève du domaine de la sensation. Chacun d’entre nous est attiré par des idées venant confirmer une bonne sensation inspirée par l’ordre des choses environnant, et cette bonne sensation est inévitablement subjective, et non pas objective, parce qu’elle relève d’un corps particulier et de sa réalité. Après tout, les êtres humains ne sont pas nés poètes ou ingénieurs ni professeurs de littérature ou mathématiciens. Ils sont attirés vers un certain type de travail ou par une certaine manière de penser pour des raisons dont, souvent, ils n’ont pas pleinement conscience mais qui ont de fortes significations émotionnelles. Une peur profonde de la malléabilité ou une tolérance à la malléabilité pourrait à coup sûr être considérée comme en faisant partie.

Dans son ouvrage Théorie et pratique, Jürgen Habermas prend à partie, et avec une ironie féroce, la philosophie de la science positiviste, adepte de la troisième personne, cette philosophie qui revendique une parfaite neutralité en termes de valeurs. Dans le passage suivant, il cible tout particulièrement les auteurs qui ont tenté de modifier leur positivisme, mais ses lignes pourraient tout aussi bien être présentées comme une critique de la science dure en général et de sa vision de la subjectivité. Habermas écrit : “Mais le résultat de son travail est en soi suffisamment monstrueux : les impuretés, les eaux polluées de l’émotionalité sont filtrées, séparées du cours de la rationalité et hygiéniquement enfermées dans un bassin de retenue formant une masse imposante de valeurs subjectives4.” Ce trope du filtrage de l’émotionalité permet à Habermas d’identifier un préjugé 11

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occidental qui postule un primat de l’objectivité sur la subjectivité, de l’esprit sur le corps, de la tête sur les entrailles, de la raison sur l’émotion, de l’ordre et de la propreté sur le désordre et la saleté et, bien évidemment, du masculin sur le féminin. C’est dans le cadre de cet héritage intellectuel que nous devons situer la formule frappante de Simone de Beauvoir dans Le Deuxième Sexe, “entre des mains masculines, la logique est souvent violence5”.

Pour Chalmers, la troisième personne est simple et transparente, la première personne trouble et opaque. C’est plutôt fascinant car il ne considère clairement pas sa propre position à la première personne comme une position fiable, susceptible de démontrer quoi que ce soit ; mais c’est parce qu’il est un produit d’une tradition bien spécifique. La plupart des penseurs contemporains ont l’esprit de clocher. Il est rare qu’ils abandonnent les arguments de leurs compatriotes immédiats pour endosser ceux d’étrangers. Échapper à la subjectivité ne va cependant pas sans problèmes.

Comment séparons-nous l’objet dans le monde du sujet qui le perçoit ? Où donc la ligne de démarcation est‑elle tracée ? Une ligne de démarcation peut‑elle même être tracée ? Le problème sujet/objet est un problème ancien et lourd d’enjeux, et nombreux sont les étudiants en philosophie à pouvoir en faire le récit – dont il est permis de dire qu’il débute avec le doute radical de Descartes quant au savoir et quant à lui-même. Ce problème est réduit en miettes par Hume puis reconfiguré par Kant dans sa réponse à Hume. Il fait ensuite son retour, dans une nouvelle forme, dans l’idéalisme allemand avant d’être transformé plus encore dans la phénoménologie, avec l’attention extrême que celle-ci porte à la première personne, et cela 12

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dans l’œuvre de Husserl, qui influença Maurice MerleauPonty mais aussi Heidegger – qui exercera ensuite une influence considérable sur la pensée continentale poststructuraliste, post-humaniste.

Une autre tradition, qui débuta avec Gottlob Frege et qui se métamorphosa en diverses tendances de la philosophie analytique anglo-américaine, s’est montrée en désaccord avec l’idée de Kant selon laquelle “sans la sensibilité nul objet ne nous serait donné6”. Frege ne croyait pas que la logique était un produit du mode de fonctionnement de l’esprit humain. Il croyait plutôt en un domaine de la logique ayant sa propre réalité objective. Dans ce modèle théorique, le je entretient une relation avec un ça extérieur, la logique, et le travail à mener consiste à “tailler” cette réalité en des notions fidèles à la vérité, des notions instaurant de très nettes frontières ou jointures qui, quand bien même seraient‑elles restées inaperçues auparavant, préexistent néanmoins déjà, comme en attente, à toute investigation scientifique.

Le béhaviorisme s’est entièrement débarrassé de la subjectivité en avançant qu’il n’était d’aucun besoin d’étudier la vie intérieure d’une personne ou d’y réfléchir. La seule chose qui s’imposait était d’étudier de l’extérieur le comportement. Le béhaviorisme est désormais passé de mode, bien que la science soit en bonne partie hantée par ses dogmes. Les fondations sous-jacentes de ces idées sont très différentes. La philosophie analytique et une bonne partie des sciences naturelles, pour lesquelles la première personne est une sombre caverne peu sûre, se tiennent à une extrémité du spectre. À l’autre extrémité, où se tiennent la phénoménologie et les arts, la première personne est 13

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considérée comme une réalité prédonnée de toute expérience humaine et qui doit être explorée.

Je ne peux raconter une autre histoire, parallèle mais d’une importance cruciale, qu’en adoptant une grande distance, et cela parce que mon savoir ne s’étend pas audelà ; il débute avec une révolution, la physique newtonienne, et est transformé dans une autre, la physique quantique : un cadre théorique stable envisagé du point de vue de nulle part est remplacé par un autre, moins stable, et qui implique l’observateur dans l’observé. Le point de vue de nulle part devient le point de vue de quelque part.

Il y a ceux qui croient que la théorie quantique est précieuse pour comprendre la fonction cérébrale et il y en a d’autres qui ne le croient pas. Les batailles menées au sujet de ces innombrables positions et de ces frontières mouvantes continuent de faire rage, et vous serez soulagé d’apprendre que je ne vais pas tenter de résoudre ces questions une bonne fois pour toutes. Et si je devais m’y essayer, je me retrouverais, j’en ai peur, aussi perdue que le pauvre Appenzzell dans les zones sauvages de Sumatra, sans aucun espoir de retour. À tout le moins, nous pouvons dire qu’une position pronominale est d’une importance cruciale lorsqu’il est question de ce qui apparaît devant nous – de la chose que nous voyons. Tout en écrivant ces pages, j’ai changé à plusieurs reprises de pronom, passant du “je” au “nous” et tout autant au “elle” et au “il”, et souvent sans l’avoir décidé de façon pleinement consciente. Mon je peut être purement rhétorique ou profondément personnel. En recourant à la première personne, cependant, j’implique toujours la deuxième. Je parle à quelqu’un, là, en face de 14

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moi, à un tu tout à fait général mais à un tu néanmoins.

Le je porte en lui son propre interlocuteur fantomatique.

Au xviiie siècle, Wilhelm von Humboldt (1767-1835) écrivait ceci :

Dans l’essence originaire du langage se trouve un dualisme inaltérable, et la possibilité même de la parole est conditionnée par l’adresse et la réplique. C’est en vertu des aspirations de la seule pensée que l’homme, cet être fondamentalement social, éprouve le besoin d’un tu qui corresponde au je 7.

Écrivant sur le dialogue et ce qu’il appelait “l’entredeux”, qu’il considérait comme une réalité ontologique, Martin Buber réaffirme cette position : “Humboldt savait exactement quel processus permettait d’instaurer le fait du tu dans le je : le je devenant un tu pour un autre je 8.” Dans ses Problèmes de linguistique générale, publiés en 1966, Émile Benveniste réitère une semblable dialectique de la personne. “La conscience de soi, écrit‑il, n’est possible que si elle s’éprouve par contraste. Je n’emploie je qu’en m’adressant à quelqu’un, qui sera dans mon allocution un tu. C’est cette condition de dialogue qui est constitutive de la personne, car elle implique en réciprocité que je deviens tu dans l’allocution de celui qui à son tour se désigne par je 9.” La réciprocité de la personne pourrait être décrite comme une charnière linguistique fondamentale, mais la souplesse requise pour utiliser cet axe du discours est acquise tardivement. Au départ, les très jeunes enfants se réfèrent à eux-mêmes par leurs propres noms, à la troisième personne, ce qui est parfaitement compréhensible du 15

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point de vue du développement humain puisque les noms propres sont statiques et que les pronoms sont mobiles.

Pour Benveniste, la troisième personne est une non-­ personne, parce qu’elle ne peut énoncer. À cette distinction correspond son idée du discours personnel, situé sur l’axe je-tu, à l’opposé de l’histoire à la troisième personne, dans laquelle, écrit‑il, “il n’y a même plus […] de narrateur. […] Personne ne parle ici ; les événements semblent se raconter eux-mêmes10”. La frontière linguistique de Benveniste n’est pas tracée entre le soi et l’autre mais plutôt entre une réalité vécue à la première et à la deuxième personne et ce qui demeure à l’extérieur de cette réalité – la non-personne ou le M. Personne qui raconte du point de vue de nulle part.

Nous sommes inexorablement amenés à nous poser la question fondamentale suivante : en quoi le fait de dire je et tu a-t‑il à voir avec qui nous sommes et ce que nous sommes ? Pour Benveniste, “est « Ego » qui dit « ego »”, et le langage répond de la subjectivité “dans toutes ses parties11”. Voilà qui situe le linguiste dans une tradition continentale propre au xxe siècle qui considère que le sujet est constitué par des signes. Michel Foucault a brillamment élucidé cette position – un mode de pensée qui postule un monde dans lequel le corps est une entité créée par les discours de l’histoire, un corps fait de mots. Cependant, comme le relève Lynda Birke, “le corps, en dépit de la place apparemment centrale qu’il occupe dans l’œuvre de Foucault, disparaît en tant qu’entité matérielle12”. Dans son ouvrage Le Récit de soi, Judith Butler donne expression avec clarté à une position postmoderne : “En effet, lorsque le « je » cherche à donner une définition de lui-même, une 16

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définition qui doive inclure les conditions de sa propre émergence, il doit nécessairement se faire sociologue13.”

Je suis d’accord pour dire avec Butler que le je est profondément façonné par l’époque où nous vivons et par ses conventions sociales, pour dire aussi que nos relations à nos propres corps – et, de façon cruciale, à ce qui a été appelé le genre – sont attachées à des créations culturelles intersubjectives qui, pour le meilleur comme pour le pire, deviennent nous-mêmes. Par exemple, lorsque des métaphores du rigide et du malléable sont appliquées à une personne, une discipline, une théorie ou un texte, nous lions ces personnes, ces disciplines, ces théories et textes dans des significations qui ont une histoire sociale longue et complexe – et le nier semble absurde.

L’idée du soi comme fiction culturelle recoupe celle avancée par Daniel Dennett, un représentant de la philosophie analytique. Dennett ne croit ni aux qualia ni au soi. À ses yeux, nous sommes faits des fictions que nous élaborons ou plutôt qui nous façonnent. Celles-ci créent ce qu’il appelle “un centre de gravité narratif”, l’illusion d’une identité du soi (selfness). Dennett, qui est très influencé par le béhaviorisme, demeure fort éloigné de la tradition de Foucault, Butler, et de la French Theory ; mais, dans son ouvrage La Conscience expliquée, il reconnaît que ses idées ressemblent quelque peu à cette pensée étrangère. Il semble être parvenu à cette conclusion non en lisant les penseurs concernés eux-mêmes mais l’œuvre du romancier britannique David Lodge. Dans son roman Jeu de société, Lodge fait le portrait d’une universitaire, Robyn, une admiratrice de Jacques Derrida et fervente partisane du “matérialisme sémiotique”. Détournant de façon ironique 17

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la célèbre phrase de Heidegger “c’est la langue qui parle et non l’homme”, Lodge formule ainsi la base axiomatique de son “matérialisme sémiotique” : “Vous êtes ce qui vous parle.” Avec un humour évident, Dennett écrit : “Robyn et moi pensons de la même façon – et bien sûr nous sommes tous deux, selon les analyses qui nous sont propres, des personnages de fiction d’un certain genre, bien que d’un genre légèrement différent14.”

Si je considère que le langage joue un rôle tout simplement vital, puisqu’il me permet de définir les contours de mon expérience comme de mes perceptions, et de créer un récit autobiographique de ma propre existence, qui est effectivement une forme de fiction – sans parler de l’importance qu’il revêt dans l’élaboration de mon propre art narratif fictionnel et des personnages qui peuplent mes fictions –, je dois dire que les très flottants sujets postmodernes qui semblent ne jamais poser un pied au sol m’inspirent une forme d’insatisfaction intellectuelle et émotionnelle. Et je ne peux tout autant me satisfaire des abstractions désincarnées générées de l’autre côté de la Manche par les logiciens, dont les gymnastiques rythmiques mentales me laissent souvent plus que perplexe.

Bien que les philosophes analytiques ne cessent de s’opposer au dualisme cartésien – pour qui l’esprit et le corps sont de substances différentes – et s’échinent tous à défendre différentes versions du monisme, parmi lesquelles un physicalisme réductionniste tendance dure et modérée ainsi qu’un matérialisme éliminatif, le rôle du mental et des états mentaux dans cette pensée est aussi éthéré et indéfinissable que les corps socialement construits de Foucault.

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Nous habitons tous organiquement la première personne, et le fait que ce que vous voyez dépende de l’endroit où vous vous trouvez est une vérité phénoménologique.

Une perspective personnelle est d’une importance cruciale pour l’expérience et, fort heureusement, nous ne sommes pas des plantes mais des êtres mobiles explorant notre monde. Nous pouvons littéralement nous mouvoir autour des autres personnes et des objets et les envisager à partir de multiples points de vue. Et ce dynamisme même suppose une ouverture au monde des autres et des choses qui modifie ce que nous faisons et ce que nous sommes.

Pour Merleau-Ponty, le corps qui perçoit est le je, et c’est à travers cette réalité corporelle qu’est faite l’expérience des autres. Il souligne l’existence d’une relation entre le soi et l’autre, dans le cadre de laquelle l’autre est toujours enlacé au soi, bien que les deux ne soient ni identiques ni confondus. “Entre ma conscience et mon corps tel que je le vis, entre ce corps phénoménal et celui d’autrui tel que je le vois du dehors, il existe une relation interne qui fait apparaître autrui comme l’achèvement du système. L’évidence d’autrui est possible parce que je ne suis pas transparent pour moi-même et que ma subjectivité traîne après elle son corps15.” Ni l’autre personne ni moi-même n’est un livre ouvert, et cette opacité des deux côtés est partie intégrante de notre relation. Les protagonistes de ce système s’y impliquent à la fois à la première personne et à la deuxième, et ils ont une conscience à la troisième personne de leurs corps en tant qu’objets dans le monde.

Mais nous pouvons aussi changer de perspective dans nos imaginaires. Je suis ici maintenant en train de m’adresser à vous, et non plus à mon bureau en train d’écrire ce texte.

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Je peux activement m’imaginer au Maroc, où je ne me suis jamais rendue, ou me remémorer consciemment l’époque où j’ai vécu en Thaïlande, en 1975 ; et ces déplacements dans mon activité imaginative ou dans mon passé personnel se produisent en partie à travers le langage, auquel je peux recourir de façon très souple – “si j’étais” et “à l’époque où j’étais” –, mais également à travers les images mentales que je peux “convoquer” de façon volontariste mais qui pourraient tout aussi bien se manifester d’elles-mêmes.

Une majorité de mes souvenirs autobiographiques visuels surviennent à la première personne, mais ils pourraient aussi bien survenir comme des souvenirs d’un observateur.

Il m’arrive de me voir enfant comme s’il s’agissait d’une autre – une petite fille se rendant lentement, de façon plutôt erratique, à l’école maternelle. Des personnes souffrant de migraines ont halluciné leurs propres doubles (on parle alors d’autoscopie) marchant à leurs côtés. Dans les images qui précèdent le sommeil, les hallucinations hypnagogiques involontaires, il m’est arrivé de me voir moi-même. Dans ces expériences qui s’invitent d’elles-mêmes, j’occupe ma propre position subjective dans le ici et maintenant mais en relation avec un second soi ; tout se passe comme si le corps réfléchi, l’image en miroir, s’éloignait pour devenir un objet à la troisième personne, un elle.

La troisième personne, une forme de M. Personne, s’envole parfois en mission de sauvetage dans le but de refouler le sentiment insupportable de l’expérience à la première personne. Dans des situations traumatiques, il n’est pas inhabituel d’avoir le sentiment de sortir de son propre corps. Un enfant meurtri sort de lui-même, pour s’élever jusqu’au plafond, tandis que son père le bat. Pour 20

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recourir aux termes de Benveniste, la non-personne vient faire bouclier à la première. L’observateur flottant dans les airs, au-dessus de la scène, près du plafond, ne ressent pas la douleur. La dissociation traumatique, la dépersonnalisation, l’engourdissement et le détachement sont autant de manières d’échapper aux qualia.

Les personnes souffrant d’un trouble de dépersonnalisation se sentent chroniquement détachées d’elles-mêmes et du monde. L’imagerie cérébrale a permis d’établir un lien entre le sentiment ou plutôt l’absence de sentiment chez ces patients et des structures sous-corticales, limbiques du cerveau associées à l’émotion et qui semblent être inactives, mais aussi avec des zones corticales préfrontales associées à l’inhibition de l’émotion et qui sont actives. Il se constate en ces cas une déconnexion cortico-limbique fonctionnelle16. Il se pourrait que les personnes qui souffrent d’un trouble de dépersonnalisation vivent dans un état de vigilance intensifié mais qu’elles “aient des réactions sélectivement atténuées aux stimuli aversifs17”. Lorsqu’une menace surgit, elles inhibent inconsciemment l’émotion éprouvée.

Ces aperçus entrent en étroite résonance avec les réflexions du philosophe et neurologue français Pierre Janet datant de la fin du xixe siècle et du début du siècle suivant. Janet considérait que la dissociation impliquait une scission ou une déconnexion dans les systèmes psychobiologiques, qui permettait de retirer de la conscience un matériau intolérablement douloureux. “La dissociation, écrit‑il, concerne la fonction qui était en pleine activité au moment où une grande émotion a été éprouvée18.”

Juste après un accident de voiture, je me suis retrouvée comme glacée, incapable de faire le moindre mouvement.

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Romancière de réputation internationale, Siri Hustvedt est également une essayiste de premier plan. En France, son œuvre est intégralement publiée par Actes Sud. Que sommes-nous ? clôt un cycle de trois recueils d’essais entamé avec Les Mirages de la certitude (2018) puis Une femme regarde les hommes regarder les femmes (2019).

DÉP. LÉG. : NOV. 2021 / 22,50 € TTC France ISBN 978-2-330-15542-1

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SIRI HUSTVEDT QUE SOMMESNOUS ?

Traduit de l’américain par Frédéric Joly

www.actes-sud.fr

SIRI HUSTVEDT

Très jeune, Siri Hustvedt réalise que sa vision et son toucher diffèrent de ceux des autres : lorsqu’elle voit quelqu’un être touché à un endroit du corps, elle ressent en miroir une sensation au même endroit. Si la synesthésie visuo-tactile fascine, c’est parce qu’elle se situe à la frontière entre soi et l’autre. Et l’auteure de La Femme qui tremble lui doit sa vive conscience du fait qu’il n’y a pas de soi sans l’autre.

S’élevant contre la suprématie de l’esprit sur le corps, de la raison sur l’émotion et du masculin sur le féminin, Siri Hustvedt prône une approche non dissociative : la signification naît dans la réalité d’un corps vivant dans le monde et interagissant avec d’autres.

En explorant avec précision et élégance les mystères de l’hystérie, de l’imagination et de la mémoire, en proposant une analyse aussi sensible que pénétrante des ressorts du suicide, ainsi qu’une lecture très personnelle de Kierkegaard, Siri Hustvedt nous invite à arpenter avec elle autant de zones frontières – une géographie du potentiel, de la rêverie, des désirs, des attentes et des peurs, où un soi avide de reconnaissance s’entrelace sans cesse à l’autre.

QUE SOMMES-NOUS ?

QUE SOMMES-NOUS ?

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ESSAIS SUR LA CONDITION HUMAINE

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