THOM VAN DOOREN
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artout où il y a des humains, il y a des corneilles et des corbeaux. Des îles tropicales aux forêts boréales, des campagnes et des montagnes jusqu’au cœur des plus grandes cités. Faisant preuve d’une incroyable intelligence et d’une extraordinaire capacité d’adaptation, certaines espèces prospèrent, n’en déplaise parfois à leurs voisins humains qui les pourchassent sans relâche. Mais d’autres espèces, au contraire, sont en grand danger d’extinction et les hommes déploient, cette fois, des trésors d’imagination pour les protéger. Thom van Dooren explore les relations complexes et ambiguës, positives ou négatives, que les corvidés tissent avec les humains et s’interroge sur la façon de cohabiter sereinement avec les corbeaux dans un monde en plein bouleversement. En racontant cinq histoires provenant de différents endroits de la planète, l’auteur démontre combien il est encore possible d’imaginer et de mettre en pratique une éthique multispécifique sur une planète abîmée.
Philosophe spécialiste des relations que les humains tissent avec les animaux, Thom van Dooren est professeur associé à l’université de Sydney. Auteur de plusieurs ouvrages en langue anglaise, son premier titre traduit en français a paru aux éditions Wildproject, En plein vol, 2021.
THOM VAN DOOREN
SUIVI D’UNE NOUVELLE DE VINCIANE DESPRET
SUIVI D’UNE NOUVELLE DE VINCIANE DESPRET
DANS LE SILLAGE DES CORBEAUX
DANS LE SILLAGE DES CORBEAUX
DANS LE SILLAGE DES
CORBEAUX Pour une éthique multispécifique
Suivi d’une nouvelle de Vinciane Despret, Récits d’espoir par provision.
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couv sillage corbeaux en entier BAT.indd 1
ACTES SUD
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ACTES SUD Dép. lég. : février 2022 22 € TTC France www.actes-sud.fr
S SAUV
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ISBN : 978-2-330-16033-3
DE
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Traduit de l’anglais par Amanda Prat-Giral.
Pour une nouvelle alliance
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SOMMAIRE Remerciements – p. 10
INTRODUCTION – P. 14
FAIRE DES MONDES AVEC LES CORBEAUX
EXPÉRIMENTER. – P. 48 CHAPITRE 1. – P. 54
INTERVENTIONS DE CORBEAUX : CONSTITUER DES COMMUNAUTÉS MULTISPÉCIFIQUES
VOLER. – P. 102 CHAPITRE 2. – P. 110
CORNEILLES SPECTRALES : LA CONSERVATION ET LE TRAVAIL D’HÉRITAGE
COOPÉRER. – P. 140 CHAPITRE 3. – P. 150
CORNEILLES INDÉSIRABLES : L’HOSPITALITÉ À L’ANTHROPOCÈNE
FUMIGER. – P. 184 CHAPITRE 4. – P. 190
RECONNAISSANCE DE CORBEAUX : DEVENIR SUJET L’UN POUR L’AUTRE
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OFFRIR. – P. 236 CHAPITRE 5. – P. 242
PROVISIONS DE CORNEILLES : CULTIVER LES ÉCOLOGIES DE L’ESPOIR
POSTFACE – P. 288
DANS LE SILLAGE DES TYPHONS
RÉCITS D’ESPOIR PAR PROVISION – P. 294 Une nouvelle de Vinciane Despret
Notes – p. 320
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À Deb, enseignante passionnante et amie chère à mon cœur.
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REMERCIEMENTS
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Voilà environ six ans que cet ouvrage est le point central de ma réflexion et de mon travail d’écriture. Au cours de cette période, je suis allé sur le terrain dans différentes régions du monde, j’ai été rattaché à deux universités et j’ai eu le privilège d’être invité à enseigner et à présenter ce travail dans un certain nombre d’autres universités. Nombreuses sont les personnes à avoir apporté d’importantes contributions à ce projet et au livre qu’il est devenu. Je remercie sincèrement mes confrères et consœurs qui ont pris le temps de lire et de commenter les premières versions des chapitres. Leurs observations ont été précieuses et ont, dans une large mesure, donné forme à mon raisonnement. Je suis tout particulièrement reconnaissant à Michelle Bastian, Etienne Benson, Brad Bolman, Veit Braun, Brett Buchanan, Matthew Chrulew, Thibault De Meyer, Vinciane Despret, David Farrier, Franklin Ginn, Margret Grebowicz, Donna Haraway, Matthew Kearnes, Lindsay Kelley, Eben Kirksey, Jean Langford, Jamie Lorimer, Stephen Muecke, Ursula Münster, Astrida Neimanis, Emily O’Gorman, Craig Santos Perez, Hugo Reinert, Harriet Ritvo, Deborah Bird Rose, Isabelle Stengers et Anna Tsing. Je tiens également à remercier les nombreux doctorants et les étudiants chercheurs avec qui j’ai travaillé pendant la rédaction de ce livre. Nos discussions m’ont souvent entraîné sur de nouvelles voies productives, et vos passionnants travaux m’ont beaucoup apporté : Hélène Ahlberger Le Deunff, Emily Crawford, Kate Judith, Laura McLauchlan, Jamie Wang et Sam Widin. Cet ouvrage est en grande partie le fruit du temps que j’ai passé au sein du groupe des Environmental Humanities de l’université de Nouvelle-Galles du Sud, en Australie. Mes formidables collègues du groupe m’ont incité à me dépasser et ont stimulé ma réflexion ; ils m’ont exposé de nouvelles idées et ont approfondi la connaissance que j’avais de notions plus anciennes. Vers la fin de mon travail sur ce projet, je suis parti à l’université de Sydney, où mes nouveaux collègues, et notamment les chercheurs et chercheuses du département des études de genre et des études culturelles et du Sydney 11
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Environment Institute, m’accueillant à bras ouverts, m’ont apporté leur soutien et m’ont donné un nouvel élan dans les dernières étapes de la rédaction du présent ouvrage. Au cours de cette période de recherche (2013‑2018), j’ai également eu la chance de séjourner comme chercheur au centre Rachel-Carson pour l’environnement et la société à Munich (2014‑2016, par intermittence), au laboratoire de sciences humaines de l’environnement KTH à Stockholm (2014), au département d’anthropologie du MIT (2018), et au Centre d’étude sur les îles du Pacifique de l’université des Hawai‘i à Mānoa (2018). Je remercie mes hôtes, Christof Mauch, Sverker Sörlin, Stefan Helmreich et Heather Paxson, et Alex Mawyer, et leurs nombreux collègues : nos conversations, groupes de lecture et débats ont enrichi mon travail à bien des égards. Ce livre a également bénéficié des conversations et des présentations de ses premières versions, qui ont eu lieu à l’occasion de séjours plus courts (de quelques jours à quelques semaines) dans de nombreuses universités et autres institutions dans le monde, souvent en parallèle de mon travail de terrain ou sur la route. Je souhaite remercier notamment mes hôtes de l’université d’Aarhus, de l’American Museum of Natural History, de l’université Columbia, Curtin University, de l’École normale supérieure de Paris, de l’université de Californie à Los Angeles (UCLA), de l’université de Californie à Santa Cruz (UC Santa Cruz), de l’université d’Édimbourg, de l’université de Leeds, de l’université libre de Bruxelles, de l’université d’Oxford et de l’université de Pennsylvanie. Le travail de terrain qui nourrit ce livre m’a entraîné aux quatre coins du globe, où j’ai eu l’occasion d’échanger avec des personnes fascinantes. Je n’aurai pas la prétention de toutes les nommer ici mais je tiens à adresser mes remerciements à certaines d’entre elles, qui se sont dévouées pour me faire visiter les environs, me raconter leurs histoires ou m’aider d’innombrables autres manières : à Brisbane : Darryl Jones, Trixie Benbrook, Kristen Dangerfield et Matt Brown ; aux Hawai‘i : Hannah Kihalani Springer, Mike Hadfield, 12
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Sheila Conant, Donna Ball, Paul Banko, Sam ‘Ohu Gon III, Rich Switzer, Alan Lieberman, Nohea Ka‘awa, John Replogle et Shalan Crysdale ; à Hoek van Holland : Sabine Rietkerk, Harm Niesen et Colin Ryall ; dans les Mojaves : Tim Shields, Bill Boarman et Roy Averill-Murray ; sur Rota : Stan Taisacan, Thomas Mendiola, Sarah Faegre, Phil Hannon, Beth Chagnon, Dacia Wiitala, Doug Page et Earl Camp bell. Enfin, Nicola Clayton et Thomas Bugnyar ont trouvé le temps, et plus d’une fois, dans leur emploi du temps surchargé, pour s’entretenir avec moi au sujet de la recherche comportementale chez les corvidés. Merci à toutes et tous. Les missions de terrain et les séjours en qualité de chercheur invité qui ont fourni la matière du présent livre n’auraient pas été possibles sans les généreux financements de l’Australian Research Council (DP150103232) et de la Fondation Alexander von Humboldt, en Allemagne. Le formidable personnel de Columbia University Press a su, comme toujours, rendre fluide le processus de publication. Je souhaite remercier Wendy Lochner pour son aide et ses conseils ainsi que Lowell Frye, Michael Haskell et Robert Fellman pour leur appui et leur implacable rigueur. Enfin, je veux remercier Emily O’Gorman, ma femme, pour son soutien sans faille et nos nombreuses conversations stimulantes, qui ont guidé mes pas.
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INTRODUCTION
FAIRE DES MONDES AVEC LES CORBEAUX
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Je ne sais pas quand j’ai pris conscience, pour la première fois, du regard que les corbeaux posaient sur moi. Ou plutôt du fait que, alors que je les observais, ils me rendaient mon regard. J’ai passé mon enfance et la plus grande partie de ma vie d’adulte dans des lieux où dominait une espèce de corbeau, celle qu’on appelle “corbeau d’Australie” (Corvus coronoides). Ici, et tout au long de cet ouvrage, j’utilise le terme “corbeau” pour parler du genre Corvus, soit un groupe qui comprend les oiseaux qu’on désigne, selon les espèces, sous le nom de corneilles, choucas, freux et corbeaux. Les cinq espèces de corvidés australiens ne se sont pas nettement réparti le territoire (c’est-à-dire que, si on regarde une cartographie des populations, on trouve dans la plupart des régions du pays deux ou trois espèces différentes), mais sur le terrain (et dans les airs), chaque grande ville australienne est généralement dominée par l’une d’entre elles1, qui n’est pas la même partout. Chaque commune semble ainsi être devenue le territoire quasi exclusif d’une espèce. Dans les grandes villes où j’ai vécu, Canberra et Sydney, il s’agissait du corbeau d’Australie, majoritaire dans le pays. Sans doute sont-ce ses représentants qui m’ont les premiers mis en contact avec les corvidés, et sans doute était-ce sous leurs yeux vigilants que j’ai, pour la première fois, éprouvé ce sentiment parfois déconcertant, toujours intrigant, d’être observé par une étrange intelligence. À mon sens, cette expérience nous invite à être attentifs à un “monde en éveil2”, un monde où coexistent différentes formes de présence consciente et créative, des êtres ayant leur vision et leurs désirs propres, leur manière d’interroger le monde et d’en être les acteurs. En somme, une invitation à entrer dans ce que Val Plumwood appelait “la nature à la voix active3”. Bien sûr, pour peu que nous tendions l’oreille, tous les êtres vivants lancent une invitation, sous une forme ou une autre, tout comme nombre d’entités et de processus non vivants4. Mais il m’a toujours semblé que chez les 15
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corbeaux, cette invitation est flagrante, théâtrale même. C’est en analysant plus en détail leur attitude vigilante que les choses deviennent intéressantes. Pour un corbeau, le fait de regarder n’est pas une activité passive. Selon des études récentes, les corvidés ne se contentent pas de prendre acte de notre présence ; ils nous observent attentivement et agissent en fonction des données qu’ils recueillent : ils font des calculs, nous toisent, adaptent leur comportement, et sont même capables de se rappeler notre visage et de se communiquer les informations qu’ils ont relevées sur nous personnellement5. Qui plus est, ils suivent notre regard, c’est-à-dire qu’ils sont attentifs à ce que nous regardons, même lorsqu’ils ne sont pas eux-mêmes l’objet de cette attention6 : l’observation est ici le signe de tout un monde de réceptivité créatrice et attentive. En présence d’un corbeau, il est incroyablement ardu de se comporter comme si on habitait un monde dans lequel tout ce qui n’est pas nous était la toile de fond ornementale des vies et des drames de l’être humain. Si nous leur accordons ne serait-ce qu’un tant soit peu d’attention, les corbeaux font éclater notre bulle anthropocentrique avec un certain panache.
Dans le sillage des corbeaux Cet ouvrage est une réflexion sur les manières de bien vivre et de bien mourir avec d’autres êtres (qu’ils soient ou non humains) dans un monde toujours plus instable. Les enjeux de notre époque revêtent différentes formes : du réchauffement climatique à la colonisation, de l’extinction de masse à la consommation de masse, de l’accumulation de toxines dans les écosystèmes et les organismes à l’aggravation des disparités entre les riches et les pauvres. Alors qu’on avait pour habitude de répartir ces questions dans la sphère écologique d’un côté et dans le domaine du social de l’autre (et c’est 16
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encore souvent le cas aujourd’hui), notre époque se démarque des précédentes par l’idée de plus en plus répandue que cette division n’est plus possible (ce que beaucoup savent depuis toujours). Nous vivons sur une “planète malmenée7”. Certains modes de vie humains ont, sur les possibilités terrestres, un effet tel que notre époque contemporaine en vient à être désignée sous le nom d’Anthropocène : l’ère de l’humanité (le chapitre 3 approfondira cette idée). Mais les effets et la faute sont si inégalement distribués, et les causes de ce phénomène si enracinées dans des formes particulières de la vie économique et sociale, que d’autres ont proposé, non sans raison, d’appeler notre situation actuelle le “Capitalocène” ou encore le “Plantationocène”, arguant qu’il s’agissait là d’une nomenclature plus pertinente8. Le présent ouvrage est une interprétation très particulière des enjeux inextricables de notre temps, dans laquelle les corbeaux font office de boussole. Il prend la forme d’une série de cinq récits, chacun situé dans une région du monde différente, chacun ancré dans une configuration particulière des relations entre humains et corvidés. Ces histoires entremêlent mes voyages, mes entretiens et mes observations et les diverses propositions avancées par les sciences humaines et les sciences de la vie afin de réfléchir aux formes qu’empruntent la vie et la mort dans ces endroits donnés et, dans chaque cas, de s’interroger sur ce qui pourrait être. Fondamentalement, ce livre est une tentative d’imaginer et de mettre en pratique une éthique multispécifique, capable de relever les défis monumentaux de notre époque en s’attachant précisément à certains corbeaux et aux êtres humains qui les accompagnent. Il propose ainsi une vision possible de l’éthique qui prend au sérieux les corbeaux : en se posant la question non seulement de ce dont ils ont besoin, mais aussi de ce qu’ils sont capables de faire. Autrement dit, en considérant les corbeaux non seulement comme de simples objets de 17
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notre considération éthique, mais également comme des êtres qui façonnent eux aussi, très directement, les mondes que nous partageons. Les corbeaux sont, à plus d’un égard, des guides idéaux. Présents sur la quasi-totalité de la planète (des paysages de l’Arctique aux étendues désertiques, des îles minuscules aux plus grands continents, dans des milieux urbains, ruraux et “sauvages”), ils proposent une diversité remarquable de sites instructifs, propices à la réflexion. En effet, on trouve des corbeaux d’une espèce ou d’une autre sur la plupart des continents (les seules exceptions étant l’Amérique du Sud et l’Antarctique) et sur un grand nombre de petites îles9. Mais leur vie s’enchevêtre aussi avec la nôtre, de bien des façons. Les corbeaux que nous connaissons le mieux appartiennent aux espèces qui se nourrissent de nos déchets et qui ont élu domicile dans les villes et sur les exploitations agricoles. Rares sont les autres animaux qui ont su, aussi bien que les corbeaux, tirer leur épingle du jeu dans des environnements dominés par l’être humain. Mais s’épanouir dans ces “écologies émergentes10”, bien s’en sortir dans ce contexte, revient souvent à se voir associer une ribambelle d’images négatives : partout dans le monde, on accable les corbeaux de reproches, à tort ou à raison, et on les persécute en invoquant les effets de leur présence sur les autres espèces, ou sur la vie et les moyens d’existence des êtres humains. Si l’on connaît plutôt bien ces histoires, on parle beaucoup moins des populations de corvidés (notamment des espèces insulaires, forestières et frugivores) conduites au seuil de l’extinction du fait des activités humaines (et dans certains cas, à l’extinction pure et simple). C’est ainsi que nous rencontrons, dans le monde et au fil de ces pages, des corbeaux entretenant avec leurs voisins humains divers types de rapports : tantôt aimés et protégés avec ferveur (comme disséminateurs essentiels de graines dans les forêts menacées), tantôt perçus avant tout comme des parasites, des charognards se 18
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nourrissant de déchets humains, et peut-être même comme des agents d’extinction du fait des effets, réels ou supposés, de leur ascendance sur d’autres espèces. Tous, cependant, sont menacés, d’une manière ou d’une autre – individuellement et parfois à l’échelle de l’espèce. On verra que les histoires de corbeaux présentées ici appartiennent, en substance, à deux groupes. D’un côté, les espèces en danger critique d’extinction ; de l’autre, les corbeaux vus (du moins par certains) comme pléthoriques ou importuns, et qui en tant que tels font l’objet de diverses pratiques de contrôle, d’abattage, voire d’extermination11. Si les récits que je livre dans cet ouvrage commencent tous par les corbeaux et ne cessent d’y revenir, ils sont dans le même temps une réflexion sur la mondialisation et sur l’empreinte croissante du commerce international, sur le changement climatique, sur la colonisation et les luttes qui l’accompagnent en faveur de la souveraineté des peuples autochtones et de l’autonomie locale, sur les modèles bien établis d’urbanisation et de développement économique marqués par les inégalités, et sur les militarismes et leurs effets pluriels sur les populations et les lieux. Ils racontent des vies partagées qui traversent les partitions imaginées entre ce qui relève de l’écologie et ce qui appartient à la sphère sociale. Certains lecteurs seront sans doute d’avis que les corbeaux occupent une place trop importante dans ce livre. D’autres y verront trop d’êtres humains. La seule réponse que je puisse apporter est que cet ouvrage s’ancre dans la conviction que, pour relever les défis de notre temps, il nous faut des modes de pensée et d’attention qui fonctionnent au-delà de ce type de divisions et reconnaissent la richesse et la complexité des trames qui s’entremêlent. En choisissant d’aborder ainsi ces questions, cet essai en vient à examiner la manière dont les questions vitales de justice, d’inégalité de positionnement et d’exposition sont inextricablement prises et enchevêtrées dans les relations multispécifiques. Il ne 19
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fait aucun doute que les corbeaux, mais aussi de nombreux humains, vivent et meurent, s’épanouissent ou dépérissent dans le cadre de ces relations. S’attachant tout particulièrement à cinq sites, avec quelques détours mineurs dans plusieurs autres, le présent livre étudie un pan de la diversité des rapports contemporains entre humains et corbeaux. Le premier chapitre porte sur le corbeau de Torres (Corvus orru) à Brisbane, en Australie, présence tantôt appréciée, tantôt rejetée par les habitants. Les pratiques adoptées par plusieurs écologistes urbains et une soigneuse animalière particulièrement investie tracent les contours d’une cohabitation possible. Le deuxième chapitre s’intéresse aux formes complexes et entremêlées que prend l’absence, par l’entremise de la corneille de Hawai‘i (Corvus hawaiiensis), en danger critique d’extinction, dans les forêts de l’île de Hawai‘i*. Là, l’accent est mis sur les différends opposant les défenseurs de l’environnement aux chasseurs de sangliers, dans lesquels interviennent sur plusieurs plans les Kānaka Maoli (peuples autochtones de l’île). Dans le chapitre suivant, nous étudierons le cas de la petite ville côtière de Hoek van Holland, aux Pays-Bas, où la municipalité s’emploie avec zèle à éradiquer une petite colonie de corneilles d’Inde (Corvus splendens), sans doute arrivées dans la région à bord de l’un des nombreux cargos à destination du port de Rotterdam sur lesquels elles auraient embarqué clandestinement. Il s’agit là de raconter les répercussions du commerce international, de l’industrialisme et de la consommation de masse dans des lieux précis. Le quatrième chapitre, lui, fait le point sur certains projets liés à la haute technologie ayant pour but d’empêcher le grand corbeau (Corvus corax) de manger des tortues menacées dans le désert des Mojaves, aux États-Unis. Après des décennies d’expansion urbaine, le paysage a * Sur la graphie des termes hawaïens adoptée dans le présent livre, voir la note p. 111. [NdT] 20
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changé du tout au tout pour ses habitants, altérant spectaculairement les possibilités de survie. Enfin, le dernier chapitre nous emmène sur l’île de Rota, où nous nous interrogerons sur le débat qui fait rage quant à l’avenir d’un autre corvidé des îles du Pacifique menacé d’extinction, la corneille de Guam (Corvus kubaryi). C’est le récit des relations changeantes entre les corvidés, les arbres, le peuple chamorro et les écologistes venus d’ailleurs, dans lequel sont en jeu les droits des peuples à s’épanouir sur leurs terres ancestrales. D’un site à l’autre, les corbeaux que nous rencontrons mènent des vies très différentes. Ils ne mangent pas la même chose, leurs environnements divergent, leur statut de conservation varie, et leur destinée ne sera sans doute pas identique. Mais à bien d’autres égards, ils sont remarquablement semblables. Les oiseaux que je désigne sous le nom de “corbeaux” dans le présent livre appartiennent au genre Corvus (corneilles, choucas, freux et corbeaux). Ce sont des espèces voisines ; dans la plupart des cas, le nom commun sous lequel on les désigne est le fruit d’un hasard de l’histoire plus que d’une réflexion poussée sur les divergences taxonomiques. Ainsi, un peu partout, les espèces qu’on appelle “corbeaux” (par opposition à “corneilles”) sont souvent parmi les plus grandes du genre, mais elles ne sont pas forcément plus proches entre elles qu’avec les autres corvidés. Si les corbeaux sont principalement noirs, un quart des espèces qui existent dans le monde se parent aussi de plumes grises ou blanches. Ce sont des oiseaux omnivores, bien qu’on observe chez certaines espèces (et certains individus) d’autres régimes alimentaires12. Partout dans le monde, ces oiseaux ont aussi en commun le fait qu’ils partagent bon nombre des mêmes capacités cognitives, émotionnelles et sociales complexes bien que, comme nous le verrons, il s’agisse, plus que de capacités statiques, de “potentialités”, chacune naissant dans un milieu relationnel spécifique13. Pour 21
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le dire simplement, les corbeaux sont des oiseaux très astucieux, du moins à l’aune des normes auxquelles a recours la science contemporaine pour mesurer ce genre de choses. On les considère d’ailleurs aujourd’hui comme l’un des groupes d’animaux les plus intelligents au monde14, en grande partie du fait des études cognitives et comportementales qui ont pris leur essor dans les trente dernières années, et qui s’intéressent à des domaines aussi divers que l’utilisation et la fabrication d’outils, la “théorie de l’esprit”, l’insight* et l’élaboration de scénarios mentaux, la réflexion prospective et le sens de l’équité. Ces capacités remarquables sont un aspect crucial des récits que je livre ici. Elles nous aident à juger de l’ingéniosité et de la créativité dont les corbeaux font preuve pour interpréter et habiter leurs mondes. Ces histoires visent à tordre le cou à l’association simpliste et unique, par trop fréquente, des corbeaux avec la mort et les charognes : ils sont, nous le verrons, beaucoup de choses, qui plus est simultanément. Mais réfléchir ainsi aux capacités des corvidés nous permet aussi de comprendre pourquoi ces oiseaux peuvent se révéler être des voisins si difficiles, et comment il reste possible, pour leur entourage humain, de trouver des possibilités de cohabitation plus viables15. Au bout du compte, la tâche opérée par le présent livre consiste à réfléchir en détail à la complexité de notre époque transformatrice. Il ne s’agit pas cependant de débattre théoriquement des problèmes et des solutions qui se présentent à l’échelle planétaire. Il ne s’agit pas non plus d’appeler à la relocalisation, à la recherche de problèmes et de solutions à plus petite échelle. Je m’attache plutôt à saboter l’échelle, à porter une attention accrue à certains sites très spécifiques, à * En psychologie cognitive, on appelle insight (“intuition”, “discernement”) le moment de découverte soudaine d’une solution à un problème après une reconfiguration des éléments du problème, d’après les travaux de Wolfgang Köhler. On utilise en français le terme anglais. [NdT] 22
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leurs habitants, et à leurs corbeaux, de sorte à ancrer et à comprendre des processus et des problèmes qui souvent nous sidèrent par leur immensité, pour y répondre de manière responsable. Cet ouvrage propose une série d’histoires particulières propres à des lieux particuliers, et les corbeaux, nous le verrons, sont des créatures tout à fait particulières. Il s’agit ici de se confronter à des questions sensibles tout en refusant l’abstraction, de cultiver des idées, des approches et des modes d’attention avec les autres d’une manière qui nous permette de voir autrement, d’être autrement (voir le chapitre 1). Ainsi, loin des interventions grandiloquentes, ce livre travaille à la recherche de modes de compréhension timides, collaboratifs et humbles, qui ne vont jamais au-delà de l’échelle absolument nécessaire. Comme le remarque Donna Haraway, nous avons “besoin d’histoires (et de théories) juste assez grandes pour pouvoir rassembler la complexité, tout en gardant leurs limites ouvertes et en restant avides de connexions nouvelles ou anciennes, mais toujours surprenantes16”. Par le truchement de ces histoires, ce livre cherche à emmener ses lecteurs dans le sillage (wake*) des corbeaux. En employant le mot wake, j’ai en tête de saisir trois processus ou possibilités corrélés. D’une façon ou d’une autre, l’ensemble des récits livrés ici porte sur l’abattage des corbeaux – extinction, extirpation, extermination. Dans ce contexte, wake, dans le sens de “veillée funèbre”, est un moment de rassemblement, un temps suspendu au cours duquel on se recueille en présence de la mort. C’est une occasion de faire son deuil et d’en tirer des leçons, comme semblent d’ailleurs le faire les corbeaux lorsqu’ils sont confrontés à la mort de leurs congénères17. Il convient toutefois de différencier * L’auteur, qui a intitulé son ouvrage The Wake of Crows, joue ici sur trois sens que peut revêtir le mot wake en anglais ; on peut le comprendre, selon le contexte, comme le “sillage” ou la “suite” ; la “veillée funèbre” ; ou encore l’état d’“éveil”. [NdT] 23
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artout où il y a des humains, il y a des corneilles et des corbeaux. Des îles tropicales aux forêts boréales, des campagnes et des montagnes jusqu’au cœur des plus grandes cités. Faisant preuve d’une incroyable intelligence et d’une extraordinaire capacité d’adaptation, certaines espèces prospèrent, n’en déplaise parfois à leurs voisins humains qui les pourchassent sans relâche. Mais d’autres espèces, au contraire, sont en grand danger d’extinction et les hommes déploient, cette fois, des trésors d’imagination pour les protéger. Thom van Dooren explore les relations complexes et ambiguës, positives ou négatives, que les corvidés tissent avec les humains et s’interroge sur la façon de cohabiter sereinement avec les corbeaux dans un monde en plein bouleversement. En racontant cinq histoires provenant de différents endroits de la planète, l’auteur démontre combien il est encore possible d’imaginer et de mettre en pratique une éthique multispécifique sur une planète abîmée.
Philosophe spécialiste des relations que les humains tissent avec les animaux, Thom van Dooren est professeur associé à l’université de Sydney. Auteur de plusieurs ouvrages en langue anglaise, son premier titre traduit en français a paru aux éditions Wildproject, En plein vol, 2021.
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