FRANÇOIS SARANO
FRANÇOIS SARANO
AU NOM DES REQUINS
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PRÉFACE DE
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ACTES SUD
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ACTES SUD Dép. lég. : février 2022 21 € TTC France www.actes-sud.fr
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ISBN : 978-2-330-16034-0
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Docteur en océanographie et plongeur professionnel, conseiller scientifique du commandant Cousteau et de Jacques Perrin, François Sarano est également cofondateur de l’association Longitude 181 dont l’objectif est la protection des océans. Il a écrit et coréalisé une douzaine de documentaires télévisés sur l’univers marin et est notamment l’auteur du Retour de Moby Dick (Actes Sud, 2017) et de Réconcilier l’homme avec la vie sauvage (Actes Sud, 2020).
PRÉFACE DE SANDRA BESSUDO
AU NOM DES REQUINS
ingt mètres de profondeur. L’eau bleu SANDRA BESSUDO sombre est peuplée de plancton. Face à moi, Lady Mystery, une énorme femelle requin blanc, sœur des « Dents de la mer » : 5,5 mètres, une tonne et demie. Puissance extrême que rien ne peut arrêter. Scientifique, je ne me laisse pas distraire : je consigne profondeur, heure, sexe et taille. Et soudain, à quelques mètres de l’œil qui me fixe, je réalise le dérisoire de ces informations, si réductrices qu’elles trahissent la créature indomptée que je cherche à connaître. Comment raconter cette élégance sauvage ? Comment traduire ce que ses sens, profondément différents des nôtres, lui disent de cette rencontre et de l’océan qui nous entoure ? Je me coule contre son flanc. Nous nageons épaule contre nageoire. La distance qui nous sépare ne se mesure pas en centimètre, elle se mesure en confiance réciproque. Minute d’éternité. Nous ne faisons qu’un corps. Je suis en paix. Rencontre authentique, sans calcul, qui procure la joie profonde de communier avec la vie.
Pour une nouvelle alliance
ACTES SUD
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SOMMAIRE Préface, par Sandra Bessudo – p. 8
INTRODUCTION – P. 12
DONNER UNE VOIX AUX “SANS-VOIX”
CHAPITRE 1. – P. 16
HISTOIRE D’UN MALENTENDU : DE PLINE À DISNEY
CHAPITRE 2. – P. 42
REQUIN ? QUEL REQUIN ?
CHAPITRE 3. – P. 78
DONNER LA VIE
CHAPITRE 4. – P. 92
DANS LA TÊTE DU REQUIN
CHAPITRE 5. – P. 112
SUR LA ROUTE DE LA PERSONNALITÉ
CHAPITRE 6. – P. 132
LE REQUIN, À SA JUSTE PLACE
CHAPITRE 7. – P. 168
L’OCÉAN EST SON JARDIN
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CHAPITRE 8. – P. 192
DES SILHOUETTES QUI S’ESTOMPENT
CHAPITRE 9. – P. 208
LA CONFRONTATION
CHAPITRE 10. – P. 242
RÉCONCILIATION
Notes – p. 260
Bibliographie complémentaire – p. 288
Remerciements – p. 290
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PRÉFACE
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L’océanographe François Sarano qui a eu la chance d’explorer les océans du monde à bord de la fameuse Calypso du commandant Cousteau a la même passion que moi : connaître et protéger les créatures vivantes qui peuplent nos océans. Parmi elles, les requins, sans doute les plus emblématiques, fascinent la plupart d’entre nous. Certains peuples les vénèrent même comme des dieux depuis les temps les plus anciens. Cependant, leur mauvaise réputation et la peur provoquée par des films comme Les Dents de la mer ont favorisé leur élimination. Surpêche, pour leur chair et leurs ailerons, captures accidentelles par des engins de pêche qui ne leur sont pas destinés, ont provoqué l’effondrement de la plupart des populations. Le coup de grâce est porté par la demande insatiable en ailerons de requins d’un marché asiatique toujours croissant. Pas plus tard que ce mois de septembre 2021, les douanes colombiennes saisissaient plusieurs milliers d’ailerons en partance pour Hong Kong. Un carnage pour rien ! Requin-marteau (Sphyrna lewini), requin soyeux, requin-renard, et bien d’autres encore, si abondants il y a quelques années, risquent de disparaître. Nos études scientifiques montrent que tous sont de grands migrateurs qui traversent les océans, d’île en île, d’un continent à l’autre, ignorant nos frontières artificielles. Cela peut être un malheur ou une chance ! Un malheur, si ces requins, protégés dans un pays, sont massacrés dans les eaux internationales qu’ils traversent et dans le pays où ils se rendent pour se reproduire. Mais cela peut être une opportunité formidable d’unir des pays, des gouvernements, des hommes, dans un même élan pour protéger les requins et les océans, le bien commun de nos enfants et de leurs descendants. C’est cela que nous espérons en œuvrant à la création d’un corridor marin protégé qui unirait la Colombie, l’Équateur, le Panamá et le Costa Rica, tous des pays que visitent 9
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chaque année les requins-marteaux de notre archipel colombien Malpelo. Avec son livre, Au nom des requins, François Sarano, à qui j’ai fait goûter le bonheur des immersions dans les eaux exubérantes, poissonneuses et sauvages de Malpelo, nous entraîne à son tour dans un tourbillon de plongées, “les yeux dans les yeux”, avec nos amis les squales. De ces plongées, parfois surprenantes, toujours émouvantes, il tire une connaissance des comportements et des relations que les requins tissent avec les autres espèces. Il démontre l’importance des requins non seulement pour les écosystèmes océaniques, mais pour nous, les humains. François dit à quel point nous avons besoin de respecter les requins pour nous construire nous-mêmes. Puisse ce livre nous faire comprendre toute la richesse de nos interdépendances. Puisse ce livre être le plaidoyer qui change les consciences et nous pousse à protéger cette biodiversité enchanteresse. Puisse ce texte s’ajouter aux témoignages d’autres scientifiques pour nous convaincre de ne pas être la cause de l’extinction des requins qui ont survécu à tant d’extinctions géologiques. Merci, François, pour ce livre qui nous enseigne sur les requins pour nous les faire aimer, et qui nous invite à mesurer la chance de vivre à leurs côtés. Merci, au nom des requins ! Sandra Bessudo, Naturaliste, Ancienne ministre de l’Environnement, ex-présidente et conseillère du vice-président colombien de la Commission colombienne des océans, fondatrice de la Fondation Malpelo et autres écosystèmes marins, Instigatrice et première directrice du Sanctuaire de faune et de flore de Malpelo, inscrit au Patrimoine de l’humanité en 2006.
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INTRODUCTION
DONNER UNE VOIX AUX “SANS-VOIX”
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Ce livre m’a été suggéré par Lady Mystery, lors du têteà-tête exceptionnel qu’elle a bien voulu m’accorder le 12 novembre 2006 au large des côtes mexicaines… Cinq mètres de muscles, une tonne d’élégance, Lady Mystery est un grand requin blanc femelle, Carcharodon carcharias, sœur de ceux des Dents de la mer de Steven Spielberg1. À l’occasion du tournage du film Océans2, nous avons nagé sereinement côte à côte, épaule contre nageoire, œil dans œil, à quelques centimètres l’un de l’autre. Deux minutes de plénitude et de paix, une éternité de bonheur ! Pour mes camarades de plongée incrédules, comme pour Jacques Perrin et Jacques Cluzaud, les réalisateurs du film, ce moment d’harmonie a été l’occasion d’un changement de regard radical sur cette bête tant redoutée. Cette rencontre, magnifiquement filmée par David Reichert et Didier Noirot, a fait le tour du monde. Elle a transformé l’opinion de millions de spectateurs. Malgré tout, la plupart des humains, surtout ceux qui n’auront jamais l’occasion d’approcher des requins, restent convaincus qu’ils sont des mangeurs d’hommes et que leur élimination est une bonne chose. En revanche, pour ceux qui, comme moi, ont partagé un moment avec eux, dans leur territoire, cette peur est incompréhensible, tant elle relève du fantasme. Plus grave, l’effondrement dramatique de toutes les espèces de requins et la quasi-disparition de certaines d’entre elles dans l’indifférence générale sont inacceptables. Ce livre est donc un plaidoyer pour Lady Mystery, pour tous les requins, pour tous les sauvages qui n’auront jamais la parole, pour tous ceux qui sont différents et dont on a peur parce qu’on les méconnaît. Mais il s’agit aussi d’une supplique pour nous-mêmes, car nous pressentons que, comme l’aurait si bien écrit Romain Gary dans sa “lettre à l’éléphant3”, c’est notre 13
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Humanité que nous massacrons quand nous effaçons la liberté sauvage de Lady Mystery. Pour bien plaider, il faut bien connaître. Il faut entrer dans la tête de ceux que l’on défend. Il faut accepter de se perdre dans le monde de l’autre à travers ses sens, tenter d’approcher son Umwelt*. Au-delà des centaines de plongées que j’ai pu faire avec toutes sortes de requins, dans toutes les mers du monde, ce livre fait le point sur les recherches scientifiques les plus récentes, sur leur biologie et sur leur système sensoriel exceptionnel. Il s’intéresse plus particulièrement aux découvertes en éthologie et en neurobiologie qui, si incroyable que cela puisse paraître, mettent en évidence la personnalité de chaque requin ! Ce livre s’intéresse également aux femmes et aux hommes qui plongent avec des requins et s’engagent à les défendre. Il montre comment ils ont brisé le tabou pour découvrir, sans a priori, la vraie nature des requins. Il souhaite ainsi entraîner le lecteur dans la même démarche pour que chacun se fasse une opinion personnelle et ne se soumette plus aux idées reçues qui, inlassablement répétées par des gens qui n’ont jamais vu de requins, se sont imposées comme des paradigmes que l’on ne questionne plus. Car à la fin, alors que chaque jour, nous, les humains, colonisons un peu plus le territoire des autres, sans nous soucier des règles de leurs écosystèmes, en méprisant leur existence et leurs codes, multipliant ainsi les risques * Défini par le biologiste Jakob von Uexküll dans son ouvrage Milieu animal et Milieu humain, Payot et Rivages, 2010. Il s’agit non seulement de l’environnement tel que nos sens nous permettent de le ressentir, mais aussi de la construction dialectique entre notre perception et nos actions en retour sur le milieu. Chaque créature vivante construit donc en permanence son monde propre, son Umwelt, sa singularité. 14
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de confrontations dramatiques, il s’agit bien de trouver une diplomatie, comme l’appelle Baptiste Morizot4, qui nous permette de vivre en paix. Consacré à nos cousins de l’océan, ce livre est aussi une réflexion sur notre relation au monde et à l’altérité : le requin, comme symbole du “sauvage” qui échappe à nos règles, qui nous fait peur parce que nous le méconnaissons, symbole de tous les inutiles et tous les encombrants… de tous ceux qui sont différents par leurs manières de vivre, leurs traditions, leurs religions, leurs cultures. En ce sens, apprendre à connaître l’animal sauvage pour tenter de trouver une diplomatie avec lui pourrait être une belle école de vie en société. La découverte de la singularité de chaque requin force à nous interroger sur son statut de personne non humaine, par conséquent sur son droit d’existence… et à repenser globalement notre place au cœur de l’écosystème mondial, aux côtés de nos colocataires sauvages : planète, bien commun à tous les vivants.
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CHAPITRE 1
HISTOIRE D’UN MALENTENDU : DE PLINE À DISNEY
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La hache s’abat sur le corps qui se contorsionne. Elle frappe encore et encore. Violence inouïe qui semble exprimer toute l’aversion de l’humanité envers la bête immonde : le requin ! Nous sommes en 1954, en plein océan Indien, sur le pont de la Calypso, le navire du commandant Cousteau, lequel conclut d’un lapidaire : “Tous les marins du monde détestent les requins… Pour nous, plongeurs, le requin, c’est l’ennemi mortel1.” Trente-cinq ans plus tard, à bord de la même Calypso, dans le même océan Indien, nous mettons le cap, hors des routes maritimes, sur le mystérieux archipel des Andaman. Nous allons effectuer l’inventaire de la faune marine de cette région où personne n’a jamais plongé et qui, en 1989, échappe encore à la pêche industrielle. Mais notre secret espoir, après avoir parcouru la mer des Caraïbes, après avoir fouillé l’océan Pacifique, des îles Marquises à la Grande Barrière de corail, est de trouver enfin un écosystème vierge, riche de ses communautés de requins ! Un lieu où les squales foisonnent, un lieu si fameux que Jules Verne lui-même y fait référence dans Vingt Mille Lieues sous les mers : “Je sais bien que dans certains pays, aux îles Andamènes particulièrement, les Nègres n’hésitent pas à attaquer le requin, un poignard dans une main et un lacet dans l’autre, mais je sais aussi que beaucoup de ceux qui affrontent ces formidables animaux ne reviennent pas vivants2.” En 1989, le monde a définitivement changé*. L’exploitation des “ressources marines” est à son maximum : plus * La prise de conscience de l’altération de l’écosystème mondial sort définitivement des cercles de spécialistes et touche le grand public avec la une du magazine Times du 2 janvier 1989, qui choisit la “Terre en danger” comme personnalité de l’année. Cette année-là, la date du dépassement des ressources renouvelables de la planète était le 11 octobre 1989. En 2021, c’était le 29 juillet, www.overshootday.org/newsroom/dates-jour-depassementmondial. 17
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de 90 millions de tonnes de poissons sont débarquées dans le monde, seuil critique que l’on n’atteindra plus jamais3. Le requin n’est plus l’ennemi, il est en danger. Et Cousteau, que l’exploration du monde marin a converti en défenseur de l’environnement, veut alerter sur sa disparition rapide et massive. Peut-être, intérieurement, veut-il réparer les torts que son film Le Monde du silence a causés aux requins ?
Les requins des îles Andaman Le 4 avril 1989, nous ancrons donc Calypso par 11° 8’ de latitude nord, 93° 31’ de longitude est, sur Flat Rock, Invisible Bank. Cinq heures du matin. Caméra, ardoise à relevés, tubes à échantillons, tout est prêt pour la première plongée de reconnaissance. L’aube peine à naître. Le ciel et la mer se fondent dans une uniformité grisâtre. Le “Banc invisible” pointe au ras de l’eau un crâne de roche volcanique couronné d’écume : c’est marée basse. Nous basculons sous la surface. Pas le temps de nous retourner, de prendre notre première inspiration, trois requins à marges blanches (Carcharhinus albimarginatus) et deux gros requins de Wheeler (Carcharhinus wheeleri) montent fermement vers nous. Comment les ai-je identifiés sans les voir vraiment ? Les corps se dessinent à peine. Seules les bordures immaculées des nageoires dansent dans l’obscure profondeur. Flammes opalescentes qui cerclent tranquillement dans le lointain, puis virent et soudain fusent. La mer semble alors accoucher. Le requin venir au monde : d’abord le croissant noir de la bouche qui contraste avec la pâleur du museau, puis la rondeur puissante du corps, ancré dans l’épaisseur liquide par les nageoires pectorales et dorsale. L’œil parfaitement rond. Iris doré, barré d’une pupille verticale, anthracite. Il fixe et ne lâche plus. Les cinq fentes branchiales, comme des points d’exclamation. Puis les muscles 18
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qui jouent sous la peau tout à la fois grenue et soyeuse. Énergie considérable, contenue, prête à exploser. Puissance souveraine. Enfin, le fouet caudal, comme une bannière blanche qui laisse étourdi. Nous atteignons le fond. Nous nous calons entre un massif corallien et une gorgone rouge. Le plus gros requin vient nous aborder. C’est une femelle de Wheeler pleine. Elle mesure au moins 2,80 mètres, peut-être 3 mètres, une géante pour son espèce, dont les gros individus dépassent rarement 2,50 mètres. C’est un signe qui ne trompe pas : ici, il n’y a pas de pêche. L’écosystème est vierge. En effet, ces géants âgés, peu nombreux, sont les premiers à disparaître, dès le début de l’exploitation. Et ils ne sont plus jamais remplacés, car le rythme des prélèvements est tel que les jeunes n’ont plus le temps de vieillir ni de grossir. Cette matriarche exhibe de profondes morsures sur les flancs et une large déchirure à l’aileron gauche, traces de ses nombreux accouplements. À elle seule, cette femelle couturée raconte l’histoire du monde, celle de cette Terre d’avant, peuplée de seigneurs sauvages, d’êtres monstrueusement gigantesques d’avoir vieilli en paix. J’en oublie mes notes griffonnées sur mon ardoise et j’en perds mes échantillons. Il y a des impressions que l’aridité des chiffres et des mots ne traduira jamais…
Cousteau et seigneur Longimanus4 Au retour de ce repérage, décision est prise d’utiliser la cage de protection, compte tenu de l’abondance des gros requins. Dans ces parages inexplorés, Cousteau ne souhaite prendre aucun risque. Il reste prudent depuis sa mésaventure avec un grand requin longimane (Carcharhinus logimanus), en 1948, au large des îles du Cap-Vert. L’histoire ne s’efface pas si facilement. Celle-ci l’a profondément marqué, au point que lui, si 19
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discret sur ses aventures passées, nous l’a maintes fois racontée à la table de Calypso et l’a décrite dans plusieurs ouvrages, avec des variantes que le temps embellissait : “Dès notre mise à l’eau, par 5 ou 6 mètres de profondeur, Dumas et moi aperçûmes seigneur Longimanus. Il ne ressemblait à aucune de nos connaissances antérieures. Trop confiants en nous-mêmes, nous lâchâmes la ligne qui nous reliait au bateau [l’Élie-Monnier]. Sa silhouette trapue, gris-beige se détachait avec netteté dans l’eau très bleue. Sa tête était très ronde, très large, ses nageoires pectorales immenses et sa nageoire dorsale était arrondie. […] Il nous fallut un temps assez long, beaucoup trop long, pour nous rendre compte que le seigneur aux longs bras nous entraînait au loin, mais n’éprouvait aucune crainte à notre approche. Dès que nous comprîmes cela, nous fûmes saisis d’une peur insidieuse et voulûmes rentrer. Il était trop tard. […] Deux requins bleus, très grands mais classiques, vinrent se joindre à notre Longimanus. Et les trois squales se mirent à décrire autour de nous une ronde qui se resserrait peu à peu. Pendant vingt longues minutes qui nous parurent interminables, les trois requins, avec prudence mais résolution, tentèrent de nous mordre chaque fois que nous leur tournions le dos ou chaque fois que l’un de nous remontait en surface pour faire signe à l’Élie-Monnier. […] Peu avant notre sauvetage d’une mort imminente, j’en étais à cogner sur le nez du requin à longs bras avec ma caméra pour éviter une attaque et gagner un peu de temps5.”
L’ultime sortie de la cage anti-requins Même si nous n’étions pas dans la même situation – il n’y avait pas 3 kilomètres d’eau sous nos palmes, mais 15 mètres seulement –, nous ne voulions pas discuter les ordres de J.-Y. C. (Jacques-Yves Cousteau) ni, par arrogance, nous mettre dans une situation difficile. 20
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À 9 h 30 donc, la cage anti-requins était suspendue au bout de la grue à l’arrière de Calypso. Je la regardais un peu comme l’un de ces pendus en carton-pâte de mardi gras que l’on va brûler en place publique pour marquer la fin de l’hiver. Impression trouble. Ces barreaux d’acier, méticuleusement peints en jaune, derrière lesquels les pionniers de l’exploration sous-marine se réfugiaient dans les eaux “infestées” de requins, paraissaient bien inutiles à cet instant. Car la multiplication de nos rencontres avec les squales avait déjà changé notre regard sur ces mal-aimés. En même temps, cette cage qui a fait rêver des générations de plongeurs, des millions de téléspectateurs, et qui avait bercé mon enfance, me reliait fraternellement à mes prédécesseurs, héros merveilleux de l’odyssée de la Calypso. Solennellement descendue dans le Zodiac, la cage est basculée à la mer sur le site de plongée, quelques centaines de mètres plus loin. Et ce que chacun pressentait arriva : les grands requins à marges blanches gardèrent leurs distances, laissant place à la foultitude de fretin bariolé qui insuffle son âme au récif. Seuls quelques requins corail (Triaenodon obesus) et un requin-nourrice (Nebrius ferrugineus) se sont approchés jusqu’à heurter la caméra de Didier Noirot. Pas de quoi se réfugier derrière des barreaux ! Ce fut la dernière sortie de la cage anti-requins. Démontée et rangée avant la fin de la journée, elle n’a plus jamais apporté son éclat jaune dans les films Cousteau ; cette teinte si particulière, ce petit rien qui faisait de nous les intrépides hommes-grenouilles de la Calypso. Une page de l’histoire de notre relation avec les requins venait de se tourner. double page suivante : L’ultime immersion de la cage anti-requins aux îles Andaman comme nous l’avions rêvé : cernée par les requins à marges blanches. 21
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ACTES SUD Dép. lég. : février 2022 21 € TTC France www.actes-sud.fr
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Docteur en océanographie et plongeur professionnel, conseiller scientifique du commandant Cousteau et de Jacques Perrin, François Sarano est également cofondateur de l’association Longitude 181 dont l’objectif est la protection des océans. Il a écrit et coréalisé une douzaine de documentaires télévisés sur l’univers marin et est notamment l’auteur du Retour de Moby Dick (Actes Sud, 2017) et de Réconcilier l’homme avec la vie sauvage (Actes Sud, 2020).
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ingt mètres de profondeur. L’eau bleu SANDRA BESSUDO sombre est peuplée de plancton. Face à moi, Lady Mystery, une énorme femelle requin blanc, sœur des « Dents de la mer » : 5,5 mètres, une tonne et demie. Puissance extrême que rien ne peut arrêter. Scientifique, je ne me laisse pas distraire : je consigne profondeur, heure, sexe et taille. Et soudain, à quelques mètres de l’œil qui me fixe, je réalise le dérisoire de ces informations, si réductrices qu’elles trahissent la créature indomptée que je cherche à connaître. Comment raconter cette élégance sauvage ? Comment traduire ce que ses sens, profondément différents des nôtres, lui disent de cette rencontre et de l’océan qui nous entoure ? Je me coule contre son flanc. Nous nageons épaule contre nageoire. La distance qui nous sépare ne se mesure pas en centimètre, elle se mesure en confiance réciproque. Minute d’éternité. Nous ne faisons qu’un corps. Je suis en paix. Rencontre authentique, sans calcul, qui procure la joie profonde de communier avec la vie.
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